Le vrai Bateau Ivre

...la révélation cachée d'

Didier Jaffrédo

Il y a un moment pour tout

et un temps pour toute chose sous le ciel.

Un temps pour enfanter,

et un temps pour mourir ;

Un temps pour planter,

Et un temps pour arracher le plant.

Un temps pour tuer,

Et un temps pour guérir ;

Un temps pour détruire,

Et un temps pour bâtir,

Un temps pour pleurer,

Et un temps pour rire ;

Un temps pour gémir,

Et un temps pour danser.

[…]

Un temps pour se taire,

et un temps pour parler.

Qohélès, fils de David, roi de Jérusalem,

Livre de L'Ecclésiaste.

1 2 Préface

Cassiopée, Andromède, Persée, Pégase et La Baleine sont des jalons que les marins connaissent bien. Quand l'horizon se révèle au point de l'aube ou qu'il se laisse encore voir au crépuscule, le navigateur peut alors tracer et recouper les lignes où il se trouve sur une carte. A terre, plus d'horizon, mais ces compagnes se prêtent encore volontiers à la visite et, coquettes, aiment rien mieux qu'être reconnues. Depuis tant, combien de jeunes filles, avec la complicité du velours d'une nuit douce ont laissé un jeune marin leur montrer le ciel, se serrant un peu au chaud, au creux de son épaule : « Regardez, là c'est le nord, la Polaire et ici Cassiopée. La dame se reconnaît à ces cinq étoiles en M que l'on voit à l'opposé de la Grande Ourse. Dans quelques temps, en passant sous la Polaire elle fera un W. On dit pour s'en souvenir que la reine est jetée au bas de son trône avant de se relever quelques heures plus tard »

Laissant la demoiselle rêver un peu, notre marin, son manteau déposé sur les épaules de sa douce, saura lui enseigner qu'elle aussi pourrait être sa reine.

Cassiopée a été cette reine un peu trop coquette, condamnée par les Dieux à tourner autour du Pôle pour être déchue à chaque rotation terrestre, laissant les humains la contempler sans pudeur. Dessinée ou enluminée, elle est représentée hautaine, sur un trône s'admirant dans un miroir. Les astronomes de l'antiquité ont associé cette belle et brutale légende à l'Ethiopie, terre de violente réputation gouvernée par le roi Céphée. Cassiopée, son orgueilleuse et belle reine prétendit qu'elle et sa fille Andromède dépassaient de loin la beauté des Néréïdes, quand bien même elles seraient réunies. Prétention bien vite répétée aux nymphes des eaux, qui s'en plaignirent à leur père Poséïdon. Pour venger ses filles, le jaloux dieu des mers envoya lors Cetus, la baleine monstrueuse, ravager les côtes du royaume éthiopien. Céphée et Cassiopée apprirent peu après d'un oracle que, seul, le sacrifice d'Andromède au monstre pourrait les en délivrer. 3 En patrouille aérienne à dos de Pégase, le beau Persée découvrit ainsi la superbe Andromède enchaînée nue à son rocher. Il pétrifia Cetus grâce à la tête de gorgone qu'il emportait toujours avec lui, au cas où. Le jeune démiurge se fit accorder la main de la belle, parce que bon, la tête de Méduse, certes pratique, n'était pas de tendre compagnie il faut l'avouer.

Cassiopée, Andromède, Persée, Pégase et La Baleine furent placés dans le ciel ; la coupable Andromède fut, elle, condamnée par les dieux à tourner pour l'éternité autour du pôle céleste, douze heures de M, douze heures de W.

Ce coin d'Afrique de l'Est, nommé Aithiopía par les grecs, est violent. Depuis notre brave ancêtre Lucy à « La chute du faucon noir », la mort y est subite et rôde là-bas à la faveur d'une interminable guerre de l'homme contre lui- même.

Pour un marin français c'est un peu différent. Obok, le Golfe de Tadjoura, Djibouti et sa place Ménélik évoquent des images violentes, mais en couleurs, plus sentimentales et sensuelles cette fois. Je sais que, nombreux de la génération de mes parents pensaient dans leur jeune âge que, Sainte Anne était bretonne, et vu sa douceur qu’elle devait sûrement être du pays d’Auray. Ils sont maintenant adultes expérimentés, pourtant je suis certain que, si tant d’âmes et de cœurs bretons furent laissés là-bas, il s’en trouve assez parmi d’anciens boscos ou fusiliers marins à jurer mordicus que Ménélik devait être un homme politique Bigouden, ou du Léon peut-être. Car néophytes, sachez que ces lieux sont mythiques, autant que « Chez Bedef » à Groix, la place Ménélik est célèbre de Quimper jusqu’à Istanbul, dans le grand univers des marins, étroit comme un comptoir et large comme le monde. On ferme les yeux, pour se laisser envahir par la saveur de réglisse du café « tiop’ » avec l’odeur de l’encens qui l’accompagne au bord du lit, assis à l’ombre d’une cour de terre battue. Il revient le souvenir heureux de l’hôtesse qui s’assoit près de vous pour le watt, comme le goût de la tendre galette de sarrasin déchirée et roulée tout au long des agapes.

De l’inimitable parfum poivré du poisson yéménite servi à l’Etoile du Kokeb aux danses étonnantes des mariages coptes, tout y est sensuel.

4 Si une photo vous montre un port poussiéreux écrasé par le soleil et son lot de bidonvilles, une fois sur place il se passe quelque chose entre les senteurs, les sourires et le plaisir à deux balles ; on découvre Musha et Mascali les jolies petites iles jumelles du Golfe, puis en quelques tours de roues ou en boutre on se transporte à Obok dans l’autre monde. Un peu de route et l’on bivouaque au bord du lac Assal ou près du lac Abbé. Nous, trempés, chapeaux de brousse, brelage israélien, chemise F1, ranjos tropicalisées, sacs ergonomiques et 20 litres d’eau par bonhomme et par jour. Eux, short élimé, tongs aux pieds, une kalachnikov et parfois un T-shirt. Ils sont souriants et ne s’arrêtent jamais. En petites foulées ils vont à trente bornes faire une « reco » à cinquante degrés à l’ombre et en reviennent toujours aussi maigres, avec un peu moins de munitions. Où sont-ils allés ? Eux seuls savent. Parfois on trouve des corps, mais c’est rare, là-bas tous ramassent leur morts pour leur rendre leur dignité.

Ce devoir de sépulture, sacré et ultime nous enseigne un élément essentiel : les Danakils sont des guerriers, de redoutables guerriers qui ne connaissent pas la paix. Pour un Afar, la paix c’est l’intervalle de temps qui sépare deux guerres et cela dure depuis les dynasties de l’empire des pharaons. Les généraux égyptiens connaissaient leur existence. S’ils ont pu acheter une forme de coexistence, ils n’ont jamais réussi à enrôler ceux qu’ils nommaient les habitants de Pount.

Le voyageur européen du XIXe qui s’engage dans le triangle Afar entre dans un univers où ses valeurs n’ont pas cours, simplement parce qu’elles n’ont jamais eu cours. Les pointes de ce triangle sont, au sud l’actuelle ville éthiopienne d’Awash, à l’est le port de Djibouti et au nord-est les iles Dah. Le bord ouest de ce territoire suit les contreforts du plateau éthiopien. Cela fait à peu près 150 000 Km2.

Si la langue afare recèle du vocabulaire grec et latin, clin d’œil de l’Histoire à la belle Cassiopée l’éthiopienne, l'influence gréco-latine s'est arrêtée à ces emprunts de circonstance. Pour le reste, c'est minéral et brutal. Pas de bien, pas de mal, simplement tu es soit fort, soit faible.

Ce n'est pas une question d'hostilité à l'égard du visiteur, c'est juste que ce dernier en s'engageant sur une piste de poussière rouge, en plein soleil, passant 5 quelques collines rocheuses, semblable à toutes les autres alentours, entre dans ce qu'un danakil considère comme son domicile.

Un chef de clan est personnellement responsable de ce qui se passe dans sa maison. Si l'on marche chez lui sans lui demander, sans se prêter à une forme d'hommage, on contrevient aux règles fondamentales de l'hospitalité. Et une infraction à ces règles de courtoisies revient à une insulte. Mais cette même infraction peut être considérée comme une provocation coutumière. Ainsi, si le visiteur porte ostensiblement des armes, il est censé rechercher une confrontation politique qui conduit à une autre forme de contact : de manière codifiée, un plénipotentiaire ou un chef se présente pour qu'une évaluation des forces en présence soit faite. Le visiteur est mieux armé, sa troupe est plus nombreuse, plus forte, alors on traite à son avantage une de ses prétentions. A force égale, des combats singuliers sont proposés, mais si le chef local se sent plus fort, un conflit armé débute et les forces en présence sont engagées. Chez les danakils, les comptes se règlent sans état d'âme. Un explorateur avisé et prudent saura, s'il ne l'a lu, s'en rendre compte dès la proximité d'une localité.

Quand on approche un lieu habité par un clan Afar, les premières architectures que le regard accroche sont des monticules dressés à l'écart des habitations. Pour certaines, la forme d'enclos à l'image des sépultures mycéniennes ne laisse aucun doute sur la fonction de dépôt mortuaire de l'ouvrage. Parfois l'enclos, plus sommaire, entoure une colonne cylindrique de pierres sèches d'à peu près un mètre soixante de haut. Cette colonne est fichée au centre d'un monticule hémisphérique un peu plus large. On peut en dénombrer entre cinq et dix par localité. C'est là une clé qu'il ne faut pas rater. On apprend ainsi que lorsqu'un Afar découvre un cadavre dans son périmètre, qu'il soit ou non du clan ou de sa famille, le chef sollicité déclare sur le champ qu'il s’agit d'une mort accidentelle, naturelle ou violente. A la fois témoin, enquêteur, médecin légiste puis juge, ses décisions sont sans appel. Ce raccourci juridique va leur permettre en cas de meurtre ou d'assassinat d'ensevelir la victime debout, jusqu’au bassin, le reste du corps sera inclus dans un dôme de pierres sèches prolongé par une courte colonne cylindrique. Cette structure d'un appareil de pierres semblable à celui des bories, les moellons ajustés à plat. Alors parfois on remarque, enfichées sur 6 le haut de colonne, une, deux, trois pierres dressées telles de petits menhirs. Ces ajouts font mémoire du compte des vengeances accomplies, de la mort du meurtrier à celle des membres de son clan supposés complices.

Comme, bien entendu, un peu comme en Corse, les voisins ont les mêmes traditions, cette occupation entretient des liens sociaux assez éloignés de nos conventions. Il faut ajouter à cela que les clans afars au XIXe sont régulièrement visités par des agents britanniques dépêchés d’Aden de façon à maintenir l’influence française naissante dans la plus grande insécurité.

C’est dans ce nid de frelons qu’un jeune sous-secrétaire d’Etat de 24 ans débarque. Il met pied à terre à peu-près au milieu d’un no-man’s land minéral nommé Obok et planté au bord du Golfe de Tadjoura. S’il est un peu idéaliste, son intelligence et sa vivacité d’esprit ne demandent qu’à s’exercer. Il a déjà été secrétaire particulier du gouverneur de Cochinchine et dirigé le bureau diplomatique du gouverneur général de l’Indochine. Nommé sous-secrétaire d’Etat à la marine et aux colonies un an auparavant, il aura arpenté plus de parquets cirés et de tapis de soie que de chemins poussiéreux. Il est temps pour lui de s’aguerrir. Léonce Lagarde arrive à Obok en 1884 nommé commandant particulier de la place de ce qui aurait pu être son Désert des Tartares. Il dispose d’une garnison de 27 soldats, d’un petit aviso à roues commandé par un premier- maître et armé par 37 marins basé au mouillage d’Obok depuis un an. La situation est paradoxale, si Obok borde la partie nord du Golfe sous influence afare (le protectorat français est négocié depuis 1884 avec le sultan local), sa rive sud est partiellement en territoire Issa qui sera cédé par les clans en 1885. Les issas sont de souche kamite réputée commune avec les danakils afars, mais revendiquent une culture différente. Leurs clans sont fédérés sous l’autorité d’un chef (ougass) en lien politique avec l’Ethiopie. Physiquement les issas se différentie des afars par une influence arabe moins marquée semble-t-il. Mais surtout, Afars et Issas sont des peuples rivaux depuis l’antiquité. Si les afars sont fréquentés par les agents anglais d’Aden, les issas ont été moins approchés. La future Djibouti, comme la plage d’Ambado est située en territoire issa.

7 Notre jeune gouverneur Lagarde, en 1886, est au fait de ces réalités. Cela fait deux ans qu’il négocie en s’appuyant sur la bonne volonté et le sens commercial des sultans des deux peuples. Léonce Lagarde montrera une intelligence politique extraordinaire qui le conduira peu à peu à établir un lien privilégié avec l’Abyssinie. Son empereur, Ménélik et lui seront année après année, étroitement liés à cette épopée mythologique. Ce 19 novembre 1886, nul ne sait véritablement ce qui s’est passé sur la plage d’Ambado. Si Lagarde s’attache à ne pas faire de campagne militaire stérile, il n’est encore qu’à ses débuts de diplomate, il apprend. Peut-être n’est-il pas assez informé des usages au contact des danakils ? Danakils ? Issas ? Un groupe mené par des agents anglais d’Aden ?

Ce jour de novembre, 7 marins de l’aviso à roues « Le pingouin » sont trouvés morts sur la plage, apparemment sans armes, comme ça, en pleine paix. S'ils se déplaçaient sans armes, ils se sont fatalement mis à la merci d’une rencontre avec un groupe d’issas en patrouille ou d’afars en maraude hors de leurs frontières. Cette situation a fait d'eux d’insultants visiteurs sans autorisation ni accord, ou, pire, les a fait passer pour de stupides et imprudents voyageurs. Avec des armes portées à la ceinture, il y aurait eu discussion, et la présence du Pingouin au mouillage et de ses trente marins aurait permis d’éviter cela. Quels étaient les ordres ? Qui a demandé à ces marins de laisser leur mousqueterie à bord ? Y-a-t-il une affaire privée en filigrane ? On ne le saura pas, du fait des effets potentiellement désastreux qu’un tel évènement aurait eu sur l’entreprise d’ensemble. Aujourd’hui, documents et témoignages sont encore moins nombreux.

Ce serait pourtant sans compter sur Didier et Arthur. Arthur Rimbaud et Didier Jaffrédo. Didier a ainsi une intuition, de ces intuitions qui font les grandes enquêtes judiciaires. Il nous cite Rimbaud… à comparaitre. C’est brutal. Oh, pas pour sa tentative maladroite et calamiteuse de trafic d’armes avec les pires associés ; non, cela on le lui pardonne volontiers. C’est bien plus sérieux puisqu’il s’agit de poésie !

8 Didier, tu as raison. Entièrement raison de poser cette question, car elle en vaut la peine. La peine de renouer avec Arthur Rimbaud et de respirer à nouveau le café, l’encens et le parfum entêtant de la naïa qui les brûle.

Avec toute mon amitié.

Christophe Hervé

Lieutenant colonel de la Gendarmerie

Lieutenant de vaisseau de la Marine Nationale

Chevalier de l'Ordre National du Mérite

Chevalier de l'ordre national du mérite maritime

Chief of maritime law enforcement office -

Criminal investigation management

9 10 Introduction

“On aime Rimbaud parce qu'on y a reconnu quelque chose de soi. “ Alain Bardel

Mon intérêt, dirai-je ma passion, pour Arthur Rimbaud est lointain. Il se rattache - mais est-ce vraiment original ? - à mon adolescence. Rimbaud fut un grand frère qui accompagna mes jeunes années. Comment ne pas me retrouver dans ce poète, découvert à l'école, qui me parlait si bien de ses errances (Ma Bohème) et de ses émois (Le Dormeur du Val) ? Initié au collège j'achetai ses œuvres complètes pour, livres en mains, me mettre à scander, dans ma chambre, ses poèmes les plus célèbres. M'assimilant, m'imprégnant, vivant. Ces poèmes reflétaient les tourments de mon cœur et de mon corps, les questions de mon âme, l'aspiration de mes sens par les sons, les images, les sensations, les odeurs, les couleurs si parfaitement décrites. Je fis l'effort - était-ce vraiment un effort ? - d'apprendre par cœur les cent vers du Bateau Ivre, pour mon plaisir d'abord mais aussi, avouons-le, pour " épater " une copine du lycée !

Plus tard entrant dans l’âge adulte avec ses obligations et responsabilités, la confrontation avec la vie réelle, j'abandonnai ses poèmes, j’abandonnai ma propre poésie, me désolant auprès de ma jeune épouse d'avoir perdu ma sensibilité, de ne plus rien éprouver en lisant un recueil de poèmes, mettant en cause ma " vieillesse " de 25 ans ! Je lisais une dernière fois sa biographie, pointant le parallèle de nos existences - sensibilité d'adolescent d’abord puis réalisme de la vie adulte ensuite - lui rendant ainsi une dernière fois hommage et me détournai de ce poète, de toute forme de poésie. Je pensais cet abandon définitif, dans la norme des choses. Un événement sans souffrance alors, ayant fini de m’émouvoir et de m’interroger. Quel ne fut mon étonnement, le temps venu de ma vieillesse, de retrouver ce poète, pour un face à face, qui me força, beaucoup plus qu’hier, à étudier, 11 interroger, rechercher tout ce qui constitua sa vie, ses ambitions, sa personnalité, son ou ses enseignements. Cet abandon n'était donc qu'une illusion ? Un peu d'Arthur Rimbaud avait imprégné mon cerveau de gamin et ne demandait qu'à se réveiller le soir de ma vie.

Les détours de l'existence sont curieux mais s'expliquent toujours en les interrogeant. J'ai passé mes années de maturité en " bon père de famille " soucieux de l'éducation de mes enfants et de l'entretien de ma famille. Libéré de ces nobles obligations, vers mes 60 ans, le goût me vint de satisfaire mes rêves d'enfant en réalisant, comme d'autres, des modèles réduits de bateaux.

Nourris de mes lectures verniennes - Ah, Jules Verne, une autre de mes passions me renvoyant toutes deux au XIXème siècle - je cherchai alors un navire à roues à aubes du monde des merveilles que certains qualifieraient aujourd’hui de " steampunk "1. Mes recherches sur la Toile me livrèrent les plans d'un aviso de la Marine Nationale, le Pingouin, documents gracieusement offerts par le Service Historique de la Défense, un court instant c'est-à-dire avant que des pirates de l'informatique ne contraignent l'Armée à fermer les portes de sa base de données. Je téléchargeai les plans puis ensuite me livrai à une enquête approfondie histoire de mieux connaître " mon " navire et vérifier si son existence, digne d'intérêt, pouvait justifier une résurrection sous la forme d'un modèle réduit.

Gallica m'informa de la tragédie d'Ambado survenue en 1886 au large des côtes de Somalie. Un évènement peu banal qui pouvait, à lui seul, justifier l'évocation du navire. Peu à peu l'image de l'aviso s'imposa, se construisit. Les photos en noir et blanc s'animèrent et j'imagine qu'un coin de mon cerveau, marqué de la vie d'Arthur Rimbaud, m'éveilla de ces mots : " attention ce navire est contemporain dans le temps et l'espace de ton (ex-)poète préféré ". En pleine recherche cette nouvelle piste ne demandait qu'à être explorée et... vous connaissez la suite ou plutôt aller la connaître en lisant les pages qui suivent.

1 Le " Steampunk ", littéralement “mouvement des punks à vapeur”, regroupe des personnes ayant choisies de vivre à l’époque de la révolution industrielle du XIXème siècle ou du moins de la vision qu’ils ont de cette époque, et imagine un univers où l'évolution technologique se serait figée à l'ère de la machine à vapeur. Adieu le pétrole et la matière plastique et que vive le règne du charbon, de l'acier et des engrenages mécaniques complexes. Adieu notre monde de produits à l'obsolescence programmée, vive un univers du durable et du recyclable.... Une vision très romantique des choses. 12 J'ai écrit ces pages afin de défendre une thèse : du poème d'Arthur Rimbaud écrit en 1871 serait le Pingouin, un aviso à roues construit en 1884. Le poète, qui se déclarait lui-même voyant, aurait eu la vision d'un évènement tragique qui interviendra en 1886 en un lieu et un temps qui seront siens quinze années plus tard. Cette prémonition il l'aurait inscrite inconsciemment dans son poème le plus célèbre : le Bateau Ivre. L'étude du poème, mais également la vie et les écrits de Rimbaud commerçant-voyageur, nous en offrent aujourd'hui la démonstration.

Ce livre est une histoire de rencontres, d'opportunités parfois surprenantes. Le créneau brièvement ouvert par le Service Historique de La Défense ; la communication, limitée dans le temps, d'une thèse écrite sur ce navire par une jeune Djiboutienne sous la conduite d'un professeur d'histoire vivant en Bretagne2 ; la lecture des nombreuses publications offertes par Gallica, Wikipédia et Google... Comment aurai-je pu écrire ce livre avant l'invention d'Internet ?

Des rencontres abouties et positives mais, hélas aussi, des rencontres avortées. Ayant rédigé une première et courte version de ma thèse il me vint l'idée de la voir paraitre dans une revue littéraire dédiée au grand Arthur. J'adressai ma copie aux deux revues " sérieuses " défendues par d'éminentes autorités issues du monde universitaire qui la refusèrent.3 Du moins interprétai-je ainsi leur silence, si inélégant, au bout de plusieurs semaines. Comment m'en étonner tant mon texte s'éloigne de leur doxa. Plaisanterie d'un amateur ? Fumisterie d'un rêveur " réaliste fantastique " 4? Rien de bien sérieux digne d'être publié au côté d'experts Rimbaldiens. Mais, avouons-le quand même, surprenant de la part 2 "L'aviso Le Pingouin, un élément du patrimoine maritime de la république de Djibouti" Mémoire de Master 1 Histoire, présenté par Mlle Kadra Abdi Absié sous la direction de MM Philippe Hrodej et Lukian Prijac Université de Bretagne-Sud. Année universitaire 2011-2012. 3 " Les deux revues dévolues à Rimbaud et à son œuvre, Rimbaud vivant et Parade sauvage, ne parviennent pas à se renouveler. Le ronron s’y est installé, entrecoupé de quelques invectives ciblées. " Par André Guyaux auteur de " Rimbaud, Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par André Guyaux. " Éditions Gallimard, bibliothèque de la Pléiade. 1152 p.

4 Le réalisme fantastique est un mouvement de contre-culture des années 1960, relayé par la revue Planète. Il se présente comme un courant de pensée et de recherche à vocation scientifique, ayant pour objet l'étude de domaines considérés comme exclus à tort par la science officielle : phénomènes paranormaux, alchimie, civilisations disparues, etc...

Crédit Wikipédia. 13 d'une revue comme Parade Sauvage qui publia ces dernières années plusieurs articles de l'universitaire Michel Arouimi consacrés à un Rimbaud inspiré par l'Apocalypse ! 5

Cet échec, tout d'abord cuisant, me motiva pour défendre ma thèse dans un ouvrage plus développé que je présentai à une maison d'édition ouverte à ce genre de documents. D'une frustration naissait une œuvre plus aboutie comment ne pas dire " merci " à mes premiers lecteurs aveuglés de leurs œillères ? Un grand merci également à ma maison d’édition qui prit sur elle de publier ma thèse. Sans oublier mon ami Christophe Hervé qui, un temps capitaine d’un navire ayant navigué sur les lieux de mon récit, me fit l’honneur de préfacer mon ouvrage en l’éclairant des lumières de son expérience.

Je terminerai ici avec le plus surprenant : la découverte au moment de la rédaction de ma thèse, sur le site de l'antiquaire Delcampe, lors d'une mise en vente aux enchères publiques et peu de temps avant sa clôture, d'une carte postale. Il s’agissait de la photographie en noir et blanc du Pingouin, ce navire qui, pour moi, est le vrai Bateau Ivre6. Me portant acquéreur j’emportai l’enchère et cette carte orne aujourd'hui, dans son cadre, une étagère de ma bibliothèque. Encore une opportunité avec ce dernier " clin d'œil " du Destin. Une illustration de plus sur l'entrecroisement des fils des histoires, du temps et des hommes, une étrange trajectoire qui se révélera au long de notre récit.

Aviso "Le Pingouin" en 1884

5 Parade Sauvage n°13 de mars 1996 : " L'Apocalypse : une épreuve terminée ".

6 Voir en la prochaine illustration cette photographie. 14 Chapitre 1 : la vie d'Arthur Rimbaud 7

" Quelle vie merveilleuse fut la mienne !

Si seulement je m’en étais rendu compte plus tôt "

Sidonie Gabrielle Colette

Arthur Rimbaud nait le 20 octobre 1854 à Charleville dans les Ardennes. Son père est capitaine d'infanterie et sa mère paysanne. Ce couple aura cinq enfants : deux garçons et trois filles. Arthur est le deuxième né. Le couple se sépare, on ne sait trop pourquoi, le poète ayant 6 ans, il est élevé par une mère rigide et soucieuse de respectabilité. Arthur à l'école se montre brillant. Il collectionne les premiers prix dans de nombreuses disciplines. Il rédige en latin des poèmes et remporte l'épreuve de composition latine du Concours académique, la version provinciale du Concours Général.

A 16 ans il entre en classe de rhétorique et se lie d'amitié avec son professeur. Il commence à écrire ses premiers poèmes Les Etrennes des Orphelins qui paraissent dans La Revue pour tous. Comme tout adolescent, il dévore de nombreux romans dont font partie, très certainement, Le Dernier des Mohicans de Fenimore Cooper, qui a pu influencer la rédaction de son Bateau Ivre.

Arthur, sans hésitation, prend contact avec le grand Théodore de Banville chef de file du mouvement des poètes Parnassiens auquel il remet trois poèmes.8

7 Nombre de biographies ont été écrites sur la vie d'Arthur Rimbaud. En la matière il serait vain d'imaginer faire oeuvre nouvelle. Tout ou presque a déjà été dit sur ce sujet. Pour ma part j'ai repris en trame les informations offertes par Wikipédia, en les résumant et, parfois, les complétant afin de les mettre en évidence au regard de ma thèse. Ces derniers éléments sont soulignés par un retrait dans le corps du texte. 15 Premières fugues

En 1870 il fugue pour se rendre à Paris. Il est contrôlé à la gare du Nord et, en possession d'un titre de transport irrégulier, il est emprisonné. Georges Izambard qu'il a prévenu paye sa dette et le voyage pour se rendre chez lui à Douais en attendant de le voir retrouver son foyer. Izambard raccompagne Arthur à Charleville où , sa mère, l'accueille fort mal.9 Arthur fugue de nouveau, cette fois pour Charleroi en Belgique. Il repart ensuite retrouver son professeur. Le poète quittera Douais et retrouvera son foyer sous l'escorte de gendarmes. Les fugues succèdent aux fugues. En février 1871 il repart pour la capitale avant que ne commencent les évènements de la Commune. De retour à Charleville il s'éloigne du mouvement des parnassiens et écrit le 15 mai 1871 sa célèbre lettre dite "du Voyant" adressée à son ami Paul Demeny. Il y exprime sa vision de la

8Dont Ophélie. Son illustration par le peintre britannique John Everett Millais en 1851-1852 inspirera la création de La Pontivyenne un autre de mes navires radio-commandés. (cf relatioad.free.fr/blog/anton.htm). On est très porté, chez les Parnassiens, sur les poèmes évoquant les navires. José- Maria de Hérédia, dans les Conquérants nous dit quelque chose de vraiment proche du Bateau Ivre (cf L'azur phosphorescent) :

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal, Fatigués de porter leurs misères hautaines, De Palos de Moguer, routiers et capitaines Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines, Et les vents alizés inclinaient leurs antennes Aux bords mystérieux du monde Occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques, L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques Enchantait leur sommeil d'un mirage doré ;

Ou penchés à l'avant des blanches caravelles, Ils regardaient monter en un ciel ignoré Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.

9 Izambard (George). - Rimbaud tel que je l’ai connu. - Mercure de France, 1963, chapitre IV, p. 33-34. - 16 poésie. Il veut se faire voyant, par un " long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ". Cette lettre est à garder en mémoire lorsque nous aborderons ma thèse du Bateau Ivre. Elle peut justifier sa vision anticipée d'un événement futur relaté dans son poème 15 années avant sa réalisation.

La vie d'artiste

1871 est une année importante pour Rimbaud. De retour à la capitale, le 15 septembre, il y retrouve de nombreux poètes, dont Verlaine, qui l'hébergeront tour à tour. Il leur présente son Bateau Ivre son dernier poème écrit à Charleville, un poème qui deviendra vite célèbre. Rimbaud, dans la capitale, se comporte en gamin gâté dont les frasques insupportent ses amis poètes. Sur les conseils de son ami Verlaine, Arthur Rimbaud regagne quelques temps Charleville (1872). C'est de cette période que date la relation entre les deux poètes qui partent vivre à Londres puis Bruxelles. En juillet 1873, dans un hôtel de Bruxelles, ivre tire au pistolet sur Rimbaud qui vient de lui annoncer sa ferme intention de le quitter. Rimbaud n'est que légèrement blessé au poignet mais Verlaine écope de deux ans de prison qu'il purgera à Mons. Rimbaud réintègre la ferme familiale et y rédige Une saison en enfer. Il retourne ensuite à Londres avec son ami Germain Nouveau pour y mettre au clair ses Illuminations.

Abandon de la poésie.

Rimbaud en 1874 a 20 ans. Il est dispensé du service militaire, mais pas de la période d’instruction (à laquelle il se dérobera), car son jeune frère Frédéric est déjà engagé pour 5 ans. En 1875 il étudie l'Allemand et part pour Stuttgart (Allemagne). Quelques mois plus tard il quitte cette ville avec le projet, cette fois, d'apprendre l'Italien.

17 Il traverse la Suisse en train, franchit le Saint-Gothard à pied, est victime d'une insolation et est soigné à Livourne puis est rapatrié à Marseille en juin 1875 sur le vapeur Général Paoli. Il y reste hospitalisé.

Une fois guéri il songe un temps à s'engager en Espagne afin d'y apprendre l'Espagnol. 10 Il traine à Marseille et rentre finalement à Charleville en août. Il envisage de passer le bac de science puis de faire Polytechnique, un indice justifiant son goût pour les sciences appliquées et sa seconde vie 11 mais il a 21 ans et l'âge limite pour concourir est de 20 ans. Le jeune homme se cherche. Il suit des cours de solfège et de piano. Son ami Delahaye remarque au sujet de son ancien statut de poète : " Il y a beau temps que sa verve est à plat. Je crois même qu’il ne se souvient plus du tout d’en avoir fait ". 12 Sa sœur meurt à 17 ans de la tuberculose. 13 Le jour de l'enterrement, les assistants regardent avec étonnement le crâne rasé d'Arthur.

J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal.

Son envie de voyager, de découvrir de nouveaux pays ne se tarie pas. En 1876 il se rend en Autriche. Il est arrêté à Vienne pour vagabondage puis expulsé de ce pays. Il rejoint Charleville.

10 Borer (Alain). - Arthur Rimbaud – Œuvre-vie. - Arléa, 1991, p. 461. -

11 L'abandon de la littérature pour une orientation plus " utile " vers les sciences et les techniques, se retrouve très tôt chez Arthur Rimbaud et ne le quittera jamais si on songe à sa demande d'envoi de livres techniques alors qu'il se trouvait en Afrique.

12Lettre de Delahaye à Verlaine – conservée à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet – publiée par Frédéric Eigeldinger et André Gendre, Delahaye témoin de Rimbaud, éd. La Baconnière, Neuchâtel, 1974, p. 241. Plus tard, en Afrique, Rimbaud confirmera son rejet de la littérature. “Comme son patron Alfred Bardey, informé par le hasard d'une rencontre sur un bateau, se risquait un jour à l'interroger sur ses poèmes, Rimbaud ne cacha pas sa désapprobation " Des rinçures, ce n'étaient que des rinçures " “ cf Lefrère (Jean-Jacques). - Rimbaud le disparu. - Buchet-Chastel, 2004 -

13 Article sur le site L'Union presse.fr [archive] Née le 15 juin 1858, elle meurt à 17 ans et demi. 18 En mai il repart pour Bruxelles et se présente au bureau de recrutement de l'armée coloniale néerlandaise pour s'engager et servir aux colonies. Il signe le 18 mai un contrat d'engagement de 6 ans qui lui permet d'empocher une prime confortable.14 Il s'embarque sur le Prince d'Orange à destination de Java pour y réprimer, avec ses camarades, une révolte indigène. En juillet le navire arrive à Java et Rimbaud déserte. Il se fait enrôler sur le Wandering Chief, un voilier écossais qui appareille le 30 août pour l'Irlande. Le navire essuie une forte tempête en passant le cap de Bonne-Espérance. Rimbaud poursuit ses errances à Cork (Irlande), Liverpool (Grande-Bretagne), Le Havre puis Paris et comme toujours pour finir, chez lui, à Charleville.15 Il quitte sa maison en 1877 pour des errances multiples bien difficiles à suivre. Il s'informe pour s'engager dans la Marine américaine 16 puis se rend à Cologne et Hambourg. Le (encore) jeune Rimbaud " se cherche toujours ". On le signale à Stockholm, Copenhague...17 En septembre il s'embarque à Marseille pour Alexandrie en Egypte mais pris de maux de ventre, lors de la traversée, il débarque en Italie d'où il retournera à Marseille en attendant de retrouver les Ardennes afin d’y passer l'hiver. En 1878, à la ferme familiale, Arthur participe aux moissons auprès de son frère Frédéric, de retour de ses cinq années d’armée. Rimbaud a 24 ans et il repart sur les routes. Nous le retrouvons en Italie à Gênes et le 19 novembre, de nouveau, il s'embarque pour Alexandrie. Sur place, en Egypte, il est en quête de travail et un ingénieur français l'emploie sur un chantier de l'île de Chypre alors anglaise. Il devient le chef de chantier d'une carrière de pierres située près du port de Larnaca. Il y tient les comptes et s'occupe de la paie des ouvriers. 18

14 Jeancolas (Claude). - Les Voyages de Rimbaud. - Balland, 1991, p. 152. -

15 Retranscription de la lettre du 28 janvier 1877, envoyée par à Ernest Millot, pour lui annoncer la " grande nouvelle " du retour de Rimbaud.

16Adam (Antoine). - Rimbaud - Œuvres complètes. - Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1972, version originale : p. 303 - traduction française : p. 1096. -

17 Manuscrit conservé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, feuillet 29 (Frédéric Eigeldinger et André Gendre, Delahaye témoin de Rimbaud, la Baconnière, 1974, p. 257).

18 Lettre à sa famille du 15 février 1879. 19 En 1879 il tombe malade et quitte Chypre. 19 Il revient dans la ferme familiale et apporte son aide aux moissons. Avant l’hiver il se décide pour retourner à Alexandrie mais atteint de nouveau par de fortes fièvres à Marseille il réintègre son foyer familial afin d'y passer l’hiver. Sa santé retrouvée, en mars 1880, il repart pour Alexandrie et n'y trouvant pas d'emploi, revient à Chypre. Il y décroche un travail de surveillant dans un chantier de construction près du mont Olympe20 : la future résidence du gouverneur anglais.21 Il se querelle en juin avec son employeur et rembarque pour Alexandrie sans souhaiter revenir en France.

Rimbaud, l'Africain

Comme Le Pingouin le fera quelques années plus tard, Arthur Rimbaud navigue le long du canal de Suez jusqu'en mer Rouge. Il cherche du travail dans différents ports. 22 Arrivé au Yémen il tombe malade, une fois de plus. Il y rencontre un représentant de commerce d'une agence marseillaise importatrice de café. Ce représentant lui conseille de se rendre à Aden, afin d'y faire le commerce de café pour le compte d'une entreprise anglaise. Rimbaud débarque à Steamer Point, le port franc anglais d'Aden, et après quelques jours d'essai est embauché le 15 août 1880 comme surveillant du tri de café. Ne supportant ni le climat, 23 ni son travail, il envisage de quitter son entreprise qui finit par lui proposer de devenir agent d'un comptoir qu'elle vient d'établir au Harar une région d'Ethiopie colonisée par les Egyptiens et au climat plus clément. Il signe un contrat de 3 ans puis rejoint le Harar dans les jours suivants accompagné d'un employé de sa société.

19 Œuvres complètes de la Pléiade, 1972, p. 310.

20 Le mont Olympe est le point culminant des monts Troodos.

21 Lettre aux siens, du 23 mai 1880.

22 Lettre aux siens, du 17 août 1880.

23 Lettre à sa famille, du 25 août 1880. 20 Séjours au Harar

En Afrique Rimbaud et son compagnon forment une caravane assurant le transport de café. Ils parcourent 350 km et traversent le territoire des belliqueux Issas. Il atteint Harar après 20 jours de cheval dans le désert de Somalie. 24 Comme dans son poste précédent il se plaint de son travail et d'une nouvelle maladie qu'il aurait contractée. Arthur Rimbaud ayant toujours en tête de partir réalise de nouvelles expéditions commerciales à compter de mai. Il effectue des campagnes dans des régions inexplorées pour y troquer des bibelots de toute nature. Il revient épuisé à chaque expédition et, tout l'été, est frappé de fièvre. Il démissionne de son agence le 22 septembre déçu de ne pas avoir été promu directeur mais ne pourra quitter son agence qu'à l'achèvement de son contrat (dans deux années et qui sera renouvelé, en fin de compte, jusqu'à fin 1885.) Rimbaud seconde son patron toute l'année 1882 et envisage de partir pour le Choa en Abyssinie afin de réaliser un ouvrage sur cette contrée inconnue et le soumettre à la Société de géographie de Paris. Ce projet ne verra jamais le jour.

Une rixe l'oppose en début d'année 1883 à un magasinier indigène. Ce dernier porte plainte pour coups et blessures. Rimbaud échappe à la condamnation grâce à l'intervention du vice-consul.25 Son patron se porte garant de son comportement futur.

En Mai 1883 Rimbaud s'interroge sur son avenir. Il se photographie, il songe à se marier, à avoir un fils.26

24 Lettre à sa famille, du 13 décembre 1880.

25Lettre à Monsieur de Gaspary, vice-consul de France à Aden, du 28 janvier 1883.

26Brunel (Pierre). - Rimbaud, Œuvres complètes. - La Pochothèque, 1999, préface de Pierre Brunel, p. 7.

21 Il rédige un rapport intitulé “Rapport sur l’Ogadine, par M. Arthur Rimbaud, agent de MM. Mazeran, Viannay et Bardey, à Harar (Afrique orientale)” qu'il a écrit (en partie) à l'aide de notes prises par un ami dont il s'attribue les mérites sans citer son nom !27

Rimbaud dans l'Harar en 1883

Plusieurs caravanes de marchandises sont organisées au Harar jusqu’au moment où une guerre, menée par les Mahdistes contre les occupants Égyptiens et les Anglais 28 obligent la société de Rimbaud à abandonner le comptoir du Harar.

27 Lefrère (Jean-Jacques). - Arthur Rimbaud. - Fayard, 2001, p. 868-869.

28 “La guerre des Mahdistes ou la guerre du Soudan est un conflit colonial, religieux et politique qui s'est déroulé au Soudan de 1881 à 1899. Il a opposé principalement les Mahdistes soudanais, aussi appelés derviches, désireux d'établir dans la région un émirat fort et indépendant, aux autorités coloniales égyptiennes puis anglo-égyptiennes représentées pendant quelque temps et jusqu'à la chute de Khartoum survenue en 1885, par le personnage emblématique de Gordon Pacha.” Source Wikipedia. Un film Hollywoodien, à grand spectacle, avec Charlton Heston et Laurence Olivier retrace cette guerre en se centrant sur le siège de Khartoum (1966). 22 Finalement la société de Rimbaud fait faillite. Il est licencié et se retrouve sans travail. Pendant cette période de chômage il vit avec Mariam une Ethiopienne chrétienne.29 Il est réengagé du 1er juillet 1883 au 31 décembre 1884 par ses anciens employeurs qui viennent de fonder une nouvelle société. 30 Les mois passent et les affaires de Rimbaud restent médiocres. Il souffre de la chaleur étouffante et éprouve des douleurs gastriques. Il recherche un nouvel emploi.

Le trafiquant d'armes.

En septembre 1885 Rimbaud se découvre une opportunité. Le français Pierre Labatut, établit au Choa, royaume abyssin de Ménélik II, lui propose une association dans un marché de trafic d'armes. L'idée est de vendre de vieux fusils à Ménélik en réalisant un substantiel profit. Arthur démissionne de sa société et renvoie Mariam. Fin novembre, Rimbaud débarque dans le petit port de Tadjourah en Dankalie 31) afin d’y monter une caravane en attendant que les armes soient réceptionnées à Aden par Labatut. Soyons attentif nous approchons ici du moment et nous sommes sur le lieu où l'auteur du Bateau Ivre devrait – normalement - rencontrer son destin. N'oublions pas cette date qui approche : le 19 novembre 1886. Rimbaud, s'il reste sur le golfe de Tadjourah, devrait rencontrer le Bateau Ivre qu'il a évoqué dans son poème il y a 15 années. Mais notre homme ne reste jamais en place. Nous venons de le voir en énonçant toutes ses errances. Et aujourd'hui il n'attend que sa caravane pour partir.

29 La photographie de cette jeune femme, issue de l’album d’Alfred Bardey, est conservée au musée Arthur-Rimbaud de Charleville-Mézières.

30 Lettre du 19 juin 1884.

31 Précision importante pour le reste du récit. La Dankalie est synonyme de " la Corne de l'Afrique ". Ses habitants sont les Afars mais les arabes les appellent Dankali au singulier et Danakil(s) au pluriel. Quant à ces habitants ils se nomment eux-mêmes Apharras. Pour simplifier la lecture tous ces mots seront équivalents et désigneront les habitants de la Corne d'Afrique : Afars, Apharras, Danakil(s), Dankali(s) et parfois... Somaliens !! 23 Rimbaud (homme assis le plus à droite) à Aden devant l'hôtel Univers

En janvier 1886 Labatut arrive avec le chargement d'armes (2040 fusils et 60 000 cartouches). Vont-ils pouvoir enfin quitter Tadjourah ? Le destin semble faire tout son possible pour qu'il reste et affronte son rendez-vous car les obstacles se multiplient : - le sultan impose ses exigences financières et retarde le départ initial ; - mi-avril : une interdiction d'importer des armes vient d'être signée entre Anglais et Français, interdiction levée après intervention du ministre des Affaires étrangères 32 ; - Labatut, l'associé de Rimbaud, est atteint d'un cancer et rentre en France. Rimbaud s'associe alors à un commerçant et explorateur, Paul Soleillet33 - qui, notons-le, fut singulièrement à l'origine de l'affectation du Pingouin dans cette région !34 - afin de joindre sa

32 Labatut et Rimbaud au ministre des Affaires étrangères, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1979, p. 415.

33 Paul Soleillet (1842-1886) est un explorateur français en Afrique. Il serait décédé le 9 ou le 10 septembre 1886 peu de temps avant le massacre des matelots du Pingouin. Nous nous interrogerons plus longuement sur Soleillet en fin de notre livre (cf chapitre 9).

34 "Mais d'où vient l’idée d'avoir affecté Le Pingouin à Obock ? Une seule explication nous est connue et elle est à prendre avec circonspection malgré un fond de vérité. On retrouve cette 24 caravane à la sienne et s'assurer une meilleure sécurité en traversant le territoire des Danakils. - Soleillet meurt d'une embolie le 9 septembre. Si Rimbaud reste encore un peu à Tadjoura, la messe sera dite. Nous pouvons maintenant tout imaginer. Contemporain de la tragédie d'Ambado cet événement pourrait lui faire un choc et provoquer, qui sait, son retour en poésie. Ici les informations sont contradictoires. Pour les uns il est encore sur place en décembre comme l'attesterait une lettre adressée à sa mère 35, pour d'autres il part fin octobre soit un mois avant l'événement.36 Peu importe d'ailleurs qu’ Arthur Rimbaud ne fut pas sur la plage d'Ambado le 19 novembre. L'aurait-il été qu'en toute certitude son aventure se serait ici terminée, victime des assassins de l'équipage du Pingouin. Son destin fut tout autre, toutefois, même avec cet écart minime dans l'espace et le temps, l'aventure est troublante et n'interdit pas la démonstration que le Rimbaud de 1871 fut le voyant qu'il annonçait au monde. Souvenons-nous de la sonde Rosetta qui rencontra en novembre 2014 la comète Churyumov-Gerasimenko, après un voyage de plusieurs milliards de km effectué dans l'espace durant 10 années. La sonde ne se posa pas exactement à l'emplacement prévu par ses concepteurs, mais un peu ailleurs et un peu à une autre date, et ce fut pourtant un succès et une rencontre. Que 15 années après avoir quitté Charleville et fait un voyage de 8500 km Arthur Rimbaud se soit explication dans le livre D'Obock à Djibouti de Jourdain & Dupont (1933) : "Ce bateau (Le Pingouin) qui fut construit en 1885, avec un fond plat, était destiné à remonter les rivières du sud du Sénégal, puis, sur les renseignements hâtifs de M. Soleillet, le Pingouin fut envoyé en 1886 comme stationnaire à Obock ; il devait de temps en temps remonter le cours d'eau découvert par cet explorateur dans une heure d'agréable rêve. Le recul d'une haute marée sur le lit sec de la Moïa, lui avait donné le mirage d'un vaste estuaire aux eaux profondes".

Crédit Absié (Kadra Abdi). - op.cit., Page 28. -

35 De Courtois (Sébastien). - Eloge du voyage. Sur les traces d'Arthur Rimbaud. - Editions NIL, 2013. -

36 Cornu de Lenclos (Jean-Michel). – L’or du Choas. - cornu-de-lenclos.com. - 25 trouvé dans la région de l'affaire d'Ambado ne peut que nous donner matière à réflexion et étayer notre thèse. Cette thèse nous la retrouverons plus loin dans un chapitre suivant. N'anticipons pas et reprenons le cours de la biographie d'Arthur Rimbaud, qui, peut-être sans le savoir, est passé en Novembre “à côté” de son Bateau Ivre (alors que, selon toute vraisemblance... il l'avait déjà rencontré bien avant ! 37) Rimbaud part donc à la tête de sa caravane composée d’une cinquantaine de chameaux et d’une trentaine d’hommes armés. Il met deux mois de marche pour atteindre Ankober.38 Rimbaud y retrouve l'explorateur Jules Borelli qui, lui aussi informé de la tragédie d'Ambado, nous parlera un jour de "l'horrible boucherie du Pingouin. " 39 Avec son nouveau compagnon il se rend à Entoto où se trouve le roi Ménélik. Celui-ci n'a plus besoin d'armes puisqu'il vient de battre ses ennemis et a récupéré des fusils en grande quantité. Il accepte toutefois ceux de Rimbaud mais à un prix bradé. Comble d'infortune le roi n'ayant pas d'argent Rimbaud doit accepter un bon de paiement qui lui sera réglé à Harar par le cousin du roi.

37 Le Pingouin, avant la tragédie d'Ambado, comme sa mission l'exigeait, a constamment navigué dans le golfe de Tadjoura afin d'être vu par la population locale en affirmant la présence de la France. Rimbaud, errant comme une âme en peine dans l'attente de sa caravane, pendant toute une année, ne pouvait que remarquer, de tout point de la côte, ce navire : son Bateau Ivre.

38 Lettre du 22 octobre 1885.

39 "Mauvaises nouvelles de la côte. Les Issah-Somali ont massacré M. Baudet, second maître de marine, commandant le Pingouin , et huit matelots de la flotte. Le gouverneur d'Obock était venu à Ambado il y avait réuni quelques Issah sur la plage, et leur avait offert des cadeaux. M. Baudet et les huit marins étaient descendus à terre, sur la foi du traité qui venait d'être conclu. Ils se dirigeaient vers l'eau douce, au fond du ravin, quand ils ont été attaqués et massacrés a coups de lance. Que s'est-il passé ? Sans doute quelque malentendu suivi d'une rixe et, comme conséquence, à l'horrible boucherie du Pingouin on a tiré quelques coups de canon inutiles. Les obus ont frappé les galets et les Issah n'ont pas reparu."

Borelli (Jules). - Ethiopie méridionale : journal de mon voyage aux pays Amhara, Oromo et Sidama, septembre 1885 à novembre 1888. - P.R.S., 1890 - 26 Pour rejoindre ce cousin Rimbaud et Borelli traversent des régions inexplorées qu'ils décriront dans des notes respectives publiées, du moins pour Rimbaud, par la Société de Géographie 40.

Arrivé à Entoto Rimbaud découvre que le cousin du roi, lui aussi, n'a pas d'argent. Son bon de paiement est remplacé par deux traites payables à Massaouah.

Rimbaud regagne Aden en Juillet et fait un compte-rendu détaillé au vice-consul de France. Notre trafiquant d'armes a perdu 60% de son capital.41

Rimbaud embarque pour Massaouah au début du mois d'août afin d'encaisser ses traites. Il récupère son argent et débarque à Suez pour se rendre par le train jusqu'au Caire où il compte prendre un peu de repos. Il y arrive le 20 août. Il se plaint, une fois encore, de sa santé en localisant des douleurs dans plusieurs parties de son corps.

Au Caire Rimbaud place son argent dans une succursale du Crédit Lyonnais et s'interroge sur sa prochaine destination, son prochain emploi. Il retourne à Aden en octobre.

En décembre 1887 il s'y trouve encore et est toujours sans emploi. Il revient en Afrique en 1888 afin de reformer, en vain, une caravane avec le stock d'armes invendu de Paul Soleillet et le livrer, une fois encore, au roi Ménélik. 42

Dernier séjour au Harar

La route d'Entoto à Harar est ouverte et il est possible de commercer maintenant avec le royaume du Choa. Rimbaud souhaite se consacrer désormais à un commerce plus respectable et moins aléatoire que celui des armes (café, gomme, peaux de bêtes, musc de civette, cotonnade, ivoire, or, ustensiles manufacturés…)

40Lettre à Bardey du 26 août 1887. Cette passion pour la géographie est en contradiction avec l'affirmation de Rimbaud : "Ambado est sans eau". (Ambado, lieu de la tragédie du Pingouin , étant réputé pour sa source d'eau). Elle conforte ainsi ma thèse du déni de Rimbaud. (cf chapitre 4 " Rimbaud le voyant ")

41 Lettre du 30 juillet 1887.

42 Lefrère, op.cit., p. 1035 à 1038. 27 Il noue de nombreux contacts avec des négociants et ces accords conclus, il part édifier un comptoir en mai 1888. Mais Rimbaud s'ennuie. Il se plaint d'être sans famille et sans occupation intellectuelle. Les témoins de passage le décrivent comme un être intelligent, sarcastique, peu causant, ne livrant rien sur sa vie antérieure, vivant très simplement, s’occupant de ses affaires avec précision, honnêteté et fermeté 43 Le poète du Bateau Ivre n'existe plus. Rimbaud fait des affaires avec le conseiller du roi. Ces transactions se poursuivront longtemps à la satisfaction des deux parties. Rimbaud est bien installé dans son rôle de colon. Ne réclame-t-il pas deux esclaves pour son service personnel ? Si la traite est interdite par le roi Ménélik, elle se fait clandestinement et beaucoup d’Européens possèdent des esclaves comme domestiques sans que cela soit blâmable. À la veille de Noël, une caravane est attaquée par une tribu sur la route de Zeilah à Harar. Deux missionnaires et une grande partie des chameliers sont assassinés. À la suite des représailles qui se soldent par des pertes importantes dans les rangs anglais, les routes commerciales sont coupées jusqu'à la mi-mars 1890. Les affaires vont mal et Rimbaud songe alors à se rendre à Aden pour liquider ses affaires puis se rendre en France dans l'espoir de se marier. En 1891 Arthur demande à sa mère de lui faire parvenir un bas à varice car il en souffre à la jambe droite depuis plusieurs semaines. Il lui signale aussi une " douleur rhumatismale " au genou droit. Il en attribue les causes aux " trop grands efforts à cheval, et aussi par des marches fatigantes. " Un médecin, consulté un mois plus tard, lui conseille d’aller se faire soigner en Europe le plus rapidement possible. Bientôt, ne pouvant plus se déplacer, il dirige ses affaires en position allongée. Vu la dégradation rapide de son genou et l’état de raideur de sa jambe, il liquide à la hâte toutes ses marchandises pour quitter le pays. Transporté par des porteurs sur une civière – construite selon ses plans –, la caravane prend le départ au matin du 7 avril. Le voyage est long et Rimbaud souffre énormément. Arrivant à Steamer Point il est hospitalisé et les médecins lui diagnostiquent une synovite (inflammation de la membrane tapissant l'intérieur de la capsule des articulations mobiles) rendue à un point si inquiétant qu’une amputation semble inévitable. Cependant, quelques jours de repos lui

43 Borelli. op.cit. Voir également : la biographe anglaise Enid Starkie, celle de Paterne Berricho, les témoignages d’Armand Savouré à Georges Maurevert et à (Lefrère, op.cit., p. 1047-1048 et 1074). 28 sont accordés pour en mesurer les éventuels bienfaits. Devant le peu d’amélioration, il lui est conseillé de rentrer en France. Le 9 mai il embarque à Aden pour Marseille sur l'Amazone un trois-mâts goélette à vapeur des Messageries Maritimes 44.

Marseille, dernier voyage Arthur Rimbaud est débarqué à Marseille le 20 mai 1891 " Me trouvant par trop faible à l'arrivée ici, et saisi par le froid, j'ai dû entrer ici à l'hôpital de la Conception […]. Je suis très mal, très mal, je suis réduit à l'état de squelette par cette maladie de ma jambe droite, qui est devenue à présent énorme 45 ". Les médecins diagnostiquent un néoplasme (terme utilisé en médecine pour désigner une tumeur ou un cancer) de la cuisse. On lui annonce qu’il va falloir l’amputer. Il envoie immédiatement un télégramme à sa famille pour que sa mère ou sa sœur vienne à Marseille régler ses affaires. Sa mère lui répond aussitôt en lui annonçant son arrivée pour le lendemain au soir. La cicatrisation faite, il ne subsiste qu’une douleur localisée. Rimbaud s'exerce à se déplacer avec des béquilles. Il commande une jambe de bois. Il s'inquiète de sa situation militaire. En juillet Rimbaud ne peut se servir de sa jambe artificielle, car elle enflamme le moignon. Suivant le conseil de son médecin, il quitte l’hôpital et revient dans sa ferme natale. Au lieu de s’améliorer, son état empire. Les insomnies et le manque d’appétit le reprennent. Les douleurs occasionnées par les béquilles, la jambe de bois ou les promenades en carriole le contraignent bientôt à l’inactivité. Le médecin constate une augmentation de volume du moignon et une rigidité du bras droit 46. Il souhaite retourner au Harar et décide, auparavant, de se faire soigner de nouveau à Marseille, ville portuaire en relation avec Aden.47

44 Lefrère, Fayard, op.cit., p. 1129, note 37.

45 Extraits de la lettre adressée à sa mère et à sa sœur. Dans sa détresse, Rimbaud fait des erreurs en datant sa lettre au vendredi 23 mai alors que le cachet de la poste marseillaise porte la date du jeudi 21 mai (“Œuvres complètes”, Bibliothèque de La Pléiade, 1979, p. 665 + note p. 1179.)

46 Rimbaud (Isabelle). - Rimbaud mourant. - Manucius, 2009, p. 82. -

47 Ibid, p. 86. 29 Le 23 août il reprend le train pour Marseille accompagné de sa sœur Isabelle. A son arrivée, très éprouvé par le voyage, il est admis le lendemain soir à l’hospice de la Conception. Isabelle, qui loge en ville, se rend tous les jours à son chevet. Rimbaud a trente- sept ans et, comme bien souvent un être au soir d'une grande épreuve se tourne vers le réconfort de la religion, retrouve la foi catholique. 48 Le cancer progresse. Son bras droit est enflé, le gauche à moitié paralysé, son corps est en proie à de vives douleurs. Il maigrit. Il délire et dicte un message confus le 9 novembre : " M. le Directeur, […] envoyez-moi donc le prix des services d'Aphinar à Suez. Je suis complètement paralysé donc je désire me trouver de bonne heure à bord dites-moi à quelle heure, je dois être transporté à bord. " Il meurt le lendemain, mardi 10 novembre.49 Son corps est ramené à Charleville et ses obsèques se déroulent le 14 novembre dans l’intimité la plus restreinte, Arthur Rimbaud est inhumé dans le caveau familial auprès de son grand-père, Jean Nicolas Cuif et de sa sœur Vitalie. Sa mère, morte en 1907 à l’âge de quatre-vingt-deux ans, les rejoindra. Son frère Frédéric mourra le 2 juillet 1911 à cinquante-huit ans (des suites d’une fracture d’une jambe), sa sœur Isabelle mourra le 20 juin 1917 à cinquante-sept ans (d’un cancer).

48 On a souvent émis des doutes sur cette conversion. Comme d'autres je la crois bien réelle ainsi Jean-Jacques Lefrère, dans son œuvre magistrale Arthur Rimbaud. Fayard, 2001 : " Reste la bouleversante épître d’Isabelle Rimbaud à sa mère, quelques jours avant la mort d’Arthur, sur sa " conversion ". Celui-ci ayant accepté finalement la visite de l’aumônier, au milieu des tortures de sa gangrène généralisée, accompagnées de révoltes et de blasphèmes, elle relate avec des larmes de joie que le prêtre lui dit en sortant, d’un air troublé, d’un air étrange : " Votre frère a la foi, mon enfant. Que nous disiez-vous donc ? Il a la foi, et je n’ai même jamais vu de foi de cette qualité. " Tous les surréalistes et consorts ont essayé de disqualifier cette lettre du 28 octobre 1891, alors qu’Isabelle, à cette époque, ne savait rien de l’œuvre scandaleuse et géniale de son frère.”

49 Berrichon (Paterne). - La vie de Jean-Arthur-Rimbaud. - Mercure de France, 1897, p. 98. - 30 Chapitre 2 - Le massacre de matelots Français

" M. Rimbaud a perçu des rapports mystérieux entre les choses ". Teodor de Wyzewa La Revue indépendante décembre 1886.

Installé depuis avril à Tadjoura 50 Arthur Rimbaud écrit à sa mère en décembre 1885 :

" Je suis ici en train de former ma caravane pour le Choa. Ca ne va pas vite, comme c'est l'habitude ; mais, enfin, je compte me lever d'ici vers la fin de janvier 1886. Je vais bien. […] C'est un petit village dankali avec quelques mosquées et quelques palmiers. Il y a un fort construit jadis par des Egyptiens et où dorment à présent six soldats français sous les ordres d'un sergent, commandant le poste. On a laissé au pays son petit sultan et son administration d'origine. C'est un protectorat. [...] Le climat est excellent; la vie est absolument pour rien; tous les produits de l'Europe poussent; on est bien vu de la population ".51

Le poète va y séjourner de nombreux mois et s'y ennuiera ferme, contraint d'attendre le bon vouloir des chameliers pour former une caravane à destination du Choa, l'Abyssinie voisine, soit l'Ethiopie d'aujourd'hui, un pays alors fermé sur lui-même. 52

Il a hâte de quitter ces " côtes maudites ", une affirmation prémonitoire :

50 Crédit fr.wikipedia.org/wiki/Tadjourah Djibouti

51 Lettre A. Rimbaud à sa famille Hôtel de l'Univers, Aden. Tadjoura, le 3 décembre 1885

52 De Courtois (Sébastien). - op.cit. -

31 "Pendant que Labatut recevait les marchandises à Aden, Rimbaud organisa la caravane à Tadjoura, lieu situé sur la rive nord du golfe du même nom et à l'ouest d'Obock. Il y séjourna en décembre 1885 et pendant la plus grande partie de 1886 (…) Dans un mois ou six semaines, écrivait-il, le 28 février 1886, l'été va recommencer sur ses côtes maudites. "53

Relisons sa biographie (cf chapitre1 : " La vie d’Arthur Rimbaud "), les obstacles se sont accumulés devant lui, jusqu’à mettre en péril le devenir de son entreprise. Mais Rimbaud s’est obstiné, il a surmonté chacun des obstacles et a pris la route, abandonnant le golfe de Tadjoura où l’attendait son destin (cf chapitre 9).

Rimbaud nous décrit une région calme et apaisée qui contraste fortement avec ce que les médias de l'époque nous relatent. Ainsi, pour ne retenir qu'un seul événement qui interviendra le 19 novembre 1886 sur la petite plage d'Ambado de la baie de Tadjoura, peut-on lire :

Un évènement très malheureux

" Le ministre de la marine a reçu du commandant d'Obock une dépêche relatant l'événement très malheureux arrivé à Ambado et dont nous avons parlé hier dans notre dernière heure. Une embarcation du Pingouin qui avait été faire de l'eau douce à la côte, a été attaquée par les Somalis. Le premier maître commandant l'embarcation et six hommes qui n'étaient pas armés ont été massacrés. […] La dépêche d'Aden que nous avons donnée hier contenait une erreur : il n'y a pas d'officier à bord du Pingouin, et elle disait qu'un officier avait été tué. "54

Le commandant d’Obock est Léonce Lagarde et ce sont les anglais d’Aden qui ont rapportés les faits.

" Le Ministre de la Marine a reçu du commandant d'Obock une dépêche relatant la nouvelle que nous avons donnée dès hier, d'après des dépêches anglaises, du

53 Lefrère (Jean-Jacques). - Sur Arthur Rimbaud. Correspondance posthume 1891-1900 - Fayard, 2014. -

54 Journal La Justice N°2506 du 24 novembre 1886.

32 massacre de sept matelots. Une embarcation du Pingouin, qui avait été faire de l'eau à la côte d'Ambado, a été attaquée par les Somalis. "55

Massacre d'une partie de l'équipage du Pingouin par les Somalis, sur la côte d'Obock

L’histoire se précise au fil des heures. Les rumeurs anglaises sont confirmées par les autorités françaises.

" Des dépêches de source anglaise annonçaient récemment qu'un officier et six hommes, appartenant à l'équipage du navire français le Pingouin, avaient été massacrés par les Somalis, à Ambado. On voulut d'abord se refuser à croire à la réalité de ce douloureux événement. Il est cependant confirmé, sauf un détail, (nda : ce n'est pas un officier qui a été massacré mais un premier-maître) par une dépêche que le commandant de notre établissement d'Obock a adressée au ministre de la marine. Voici le fait, d'après la dépêche officielle : une embarcation du Pingouin, qui avait été faire de l'eau douce à la côte, a été attaquée par les Somalis. Le premier maître commandant l'embarcation et six hommes qui n'étaient pas armés ont été massacrés. Ambado est situé sur la côte

55 Journal Le Petit Parisien (Paris) N°3680 du 25 novembre 1886. 33 sud du golfe de Tadjourah, à soixante kilomètres environ au sud-ouest d'Obock, dont il dépend. C'est une tête de ligne des caravanes, qui y trouvent de l'eau douce, ce qui est assez rare sur le littoral du golfe de Tadjourah. Le Pingouin est un aviso de flottille commandé par un premier maître de timonerie. Ce petit bâtiment est aux ordres de M. Lagarde 56, commandant d'Obock. Nous nous demandons comment on a pu envoyer des hommes sur cette côte inhospitalière, sans les mettre en mesure de se défendre contre une attaque toujours possible. Les Somalis sont, comme on le sait, des musulmans fanatiques qui ne respectent les Européens que quand ils savent que ceux-ci sont les plus forts. Il ne faut s'aventurer dans leur pays qu'en troupe, et être toujours prêt à faire usage de ses armes. "57

56 Léonce Lagarde (1860 – 1936) fut un haut fonctionnaire et un diplomate français. En 1883 il est nommé commandant de cercle au Sénégal, affectation qu'il ne rejoint pas, (comme le Pingouin lui même voir chapitre 5 " Le Pingouin : un aviso à roues de 2ème classe ") et est envoyé comme " commissaire extraordinaire en mission pour la reconnaissance et la délimitation du territoire d'Obock " en 1883. Il est nommé commandant d'Obock le 24 juin 1884, gouverneur du Territoire d'Obock le 7 septembre 1887 puis de la Côte française des Somalis dont il occupe le poste jusqu'en mars 1899. Lagarde étend le territoire de la nouvelle colonie vers le sud du golfe de Tadjoura. Il créé la ville portuaire de Djibouti en 1888 et y transfère l'administration depuis Obock vers 1895. Il est ambassadeur de France en Ethiopie de 1897 à 1907. Au début de la Première Guerre mondiale, en 1914, il est chargé des marins blessés ou prisonniers de guerre. Après la guerre, en 1920, il restera en poste au ministère de la Mer en tant que délégué permanent au Service de la liquidation et des produits des prises de mer. Admis à la retraite en 1929 il meurt au Val de Grâce le 15 février 1936.

57 Revue l'Univers Illustré (Paris) № 1654 du 4 décembre 1886. 34 Léonce Lagarde (1860 - 1936)

De nouveaux éléments émergent des récits. On sent que les journalistes cherchent à creuser l’affaire, à comprendre cet événement exceptionnel. D’autres acteurs apparaissent sous leur plume et complètent l’histoire. Antérieurement à la mission des marins qui seront massacrés par des " musulmans fanatiques " il semble que des contacts amicaux furent noués entre les indigènes et l’équipage.

" Un Français qui arrive d'Obock m'a donné sur cette catastrophe les détails les plus émouvants " Nous venons de rendre les derniers devoirs aux malheureuses victimes d'Ambado, quelle chose épouvantable, et cela quand tout semblait nous assurer la sécurité la plus grande. Dans la matinée de cette journée néfaste, le commandant, un médecin de la marine, et M. Henri, interprète, étaient à terre avec quelques matelots. Les chefs indigènes avaient amené des moutons qu'ils avaient offerts au commandant et étaient venus ensuite à bord du Pingouin déjeuner avec lui ".58

Un récit parmi les plus intéressants est celui d’un des matelots resté à bord du navire. Il est écrit quelques jours après le massacre et pour la première fois de nouveaux acteurs apparaissent à côté des marins Français : des indigènes auxiliaires Somalis (Comalis). Une chose étonne : l’évocation de huit victimes alors que les documents officiels en dénombrent sept.

" LE MASSACRE D’EMBADU

Récit d'un témoin - Lettre d'un matelot du Pingouin.

La lettre suivante, relative au massacre des matelots du Pingouin, a été communiquée à la Dépêche de Nancy.

58 Journal Le Temps N°9350 du 9 décembre 1886. 35 Obock, 20 novembre 1886.

Mes chers parents,

Lorsque vous recevrez cette lettre, vous aurez lu sur les journaux ce qui est arrivé ici le 19. Je vais vous le conter en détail.

Le Pingouin, aviso stationnaire d'Obock, était allé faire une tournée à Zeilah, Tadfourrah et Embadu. La première partie du voyage s'était très bien passée, Le Pingouin était mouillé à Embadu le 18. Toute la journée, des noirs (tribu des Issas) vinrent à bord réclamer bacchich (pourboire).

L'équipage était déjà descendu à terre plusieurs fois, des matelots avaient même lavé leur linge à une petite rivière à l'embouchure de laquelle le Pingouin était mouillé, sans avoir été inquiétés. Le 19, à environ onze heures du matin, le capitaine fit descendre un canot pour aller chercher de l'eau avec une pompe portative du bord; six matelots, un quartier maître charpentier et le capitaine prirent place dans l'embarcation, plus six noirs qui appartenaient à l'équipage et qui sont Comalis.

Le chargement d'eau était fait, lorsque un noir qui était au puits (se prit-il de querelle avec un matelot, c'est ce qu'on ignore) flanqua un coup de couteau à un matelot; le coup lui ouvrit le ventre et lui fit sortir le foie. Aussitôt le capitaine d'accourir avec les six autres hommes, mais aucun n'avait d'armes. En un clin d'œil ils furent hachés; le matelot qui a été le premier frappé a vingt-sept coups de lance, le capitaine, pour sa part, en a vingt celui qui a été le moins frappé avait dix-sept coups de lance ou couteau. Les Comalis, aux premiers coups, avaient immédiatement plongé et se sauvaient en nageant entre deux eaux ils ont pu arriver à portée de se faire entendre du Pingouin. Un canot est venu les prendre et vous pouvez juger de la fureur et en même temps de la consternation de l'équipage. Quand les noirs dirent " toute francawi morlo ", tout le monde descendit aussitôt armé, mais il n'y avait plus là un seul noir. Ramasser ces malheureux et les remonter à bord, c'est tout ce qu'ils purent faire, l'équipage était trop peu nombreux (28 hommes) pour pouvoir poursuivre les noirs.

Ils envoyèrent quelques coups de canon aux places où ils en apercevaient et partirent pour Obock où ils arrivèrent à onze heures et demie. On nous fait lever

36 aussitôt pour faire huit cercueils ; l'infanterie se lève et va creuser les fosses; dès qu'il y a quatre cercueils prêts, je vais a bord clouer les couvercles. Quel triste spectacle. Le matin, à cinq heures, a eu lieu l'enterrement. Le commandant, qui était à bord avec le docteur de première classe lorsqu'a eu lieu l'enterrement, a prononcé un discours au cimetière qu'il n'a pu terminer, car il s'est presque trouvé mal ; beaucoup d'entre nous avaient les larmes aux yeux. "59

Le récit le plus complet, le plus vivant - et d’après mes recherches le plus proche de la réalité des faits - nous est conté par la revue de la "Société normande de géographie " Bulletin de l'année 1887 Tome IX. Seule la date du 9 novembre est sujette à caution mais il s’agit sans doute d’une faute de frappe, le massacre ayant eu lieu le 19. Ici interviennent, comme précédemment, de nouveaux acteurs. Mais cette fois ce sont des anglais amis des somalis qui sont pointés du doigt. La visite amicale des indigènes, antérieure au massacre, est confirmée. Le crime est décrit comme prémédité et téléguidé par les anglais, les assassins tirant prétexte d’un fait mineur pour massacrer les marins.

Écoutons-le :

" Ambadô est un mouillage situé au sud du golfe de Tadjourah. Le 9 novembre dernier, le Pingouin, navire de guerre attaché au service de notre établissement d'Obock, vint y faire de l'eau.

M. Lagarde, commandant de la colonie, se trouvait à bord, avec un médecin de la marine, et M. Léon Henry, interprète civil.

A l'arrivée du navire, quelques chefs des environs vinrent, comme d'usage, rendre visite au commandant Lagarde et quelques cadeaux leur furent distribués. On ne remarqua rien d'anormal chez eux.

Nda. L'accueil au début amical des Somalis est rappelé dans plusieurs textes, notamment le célèbre dictionnaire " Larousse " qui instaure ainsi, peut-on dire, la version officielle et définitive des faits 60 :

59 Journal le Matin 1886/12/29 (N° 1039) .

37 " C'est sur son rivage que fut massacrée, au mois de novembre 1886, une partie de l'équipage du Pingouin aviso français mouillé dans ces parages. Rien ne pouvait faire prévoir un si triste événement, car dans la matinée de ce jour on avait fait des échanges tout à fait amicaux avec quelques chefs indigènes. Ils vinrent même déjeuner à bord du Pingouin, et c'est avec eux lorsqu'ils revinrent à terre, qu'un certain nombre de matelots débarquèrent pour aller faire de l'eau, emmenant, pour plus de commodité, la pompe à incendie. Que se passa-t-il à terre ? On ne le saura jamais d'une façon positive. "

Après le déjeuner, une corvée de sept matelots se rendit à terre pour faire la provision d'eau ; avec eux, descendirent le capitaine du Pingouin (nda : le premier-maître Baudet) qui voulait se livrer au plaisir de la pêche, et six noirs, attachés au navire comme chauffeurs, pour se promener.

Au bout de peu de temps on aperçut, du bord, les noirs que des Sômalis poursuivaient et qui, pour échapper aux coups dont ils étaient menacés, se précipitèrent à l'eau pour gagner le navire à la nage.

Aussitôt à portée de la voix, ces hommes firent connaître que les Sômalis égorgeaient nos marins.

Le commandant Lagarde fit mettre de suite à l'eau toutes les embarcations et prit les devants, accompagné de M. Léon Henry. Lorsque ces messieurs abordèrent, il était déjà trop tard ; les Sômalis avaient fui, et l'on ne trouva que les restes de nos malheureux marins, affreusement mutilés par les nombreux coups de lance qu'ils avaient reçus.

D'après le récit des noirs, seuls en position de faire connaître ce qui s'était passé, un certain nombre de naturels, s'approchant d'un air pacifique, avaient peu à peu entourés nos marins, en paraissant examiner curieusement le jeu de leurs pompes. Pendant ce temps, le capitaine pêchait tout en causant amicalement avec un chef. Les noirs, se méfiant des naturels, toujours enclins à les brutaliser, se tenaient à quelque distance.

60Larousse (Pierre). - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle : français, historique, géographique, mythologique, bibliographique. - Administration du grand Dictionnaire universel, T. 17 Suppl. 2, 1866-1877.

38 Le chef Sômali sollicitait un cadeau du capitaine ; celui-ci lui offrit du biscuit dont il était porteur, sachant que les naturels en sont très friands.

" Ce n'est pas du biscuit que je désire, —lui répondit le quémandeur en se fâchant, — les Anglais nous ont offert du riz, des dattes et de l'argent ; toi, qui prends le pays, tu peux bien nous en donner autant. "

" Ce n'est pas mon affaire, dit le capitaine ; mais le commandant d'Obock est à bord, sois certain que je lui transmettrai ta réclamation. "

Il avait à peine fini de parler que son interlocuteur lui lança un coup de lance en pleine poitrine. Il jeta un cri qui devint le signal du massacre.

Entourés par les indigènes, surpris par la soudaineté de l'attaque, nos marins ne purent se défendre. En quelques instants tout était fini.

Au cri du capitaine, les noirs voyant ce qui se passait et déjà poursuivis par des Sômalis, se précipitèrent aussitôt à l'eau.

M. Lagarde ne pouvant plus que venger ses hommes, commença immédiatement une enquête; il découvrit et s'empara du chef des assassins, le Sômali Bôh- Allélé.61

D'après une correspondance d'Obock, il serait démontré que ce fait n'est pas le résultat d'un malentendu fortuit, comme il s'en produit parfois sur les côtes d'Afrique.

Il résulterait, au contraire, des révélations de Bôh-Allélé, ainsi que des faits découverts par notre vice-consul à Zeylah, que les assassins auraient été poussés à leur action par deux naturels de Zeylah à la solde du vice-consulat anglais de cette localité.

L'un, Abdi-Somatare, drogman indigène de ce vice-consulat, déjà condamné plusieurs fois pour vol et meurtre; l'autre, Idris-Omeiche, protégé du vice-

61 " Obock- Bôh-Allélé, le chef des assassins de nos marins à Ambado et le Somali qui aurait donné le signal du massacre en tuant le capitaine du "Pingouin, vient d'être arrêté à Ambado par M. Léon Henry, l'interprète de la colonie". Il a été amené à Obock, où il a fait des révélations très importantes. " Dans le journal " Le Petit Bengali " du 21 février 1887. 39 consul, déjà condamné à mort par le roi Ménélik, du Choa, et sauvé par Abou- Beker-pacha, qui l'avait réclamé comme sujet égyptien.

Notre vice-consul à Zeylah ayant acquis la preuve de la culpabilité de ces hommes, pria son collègue anglais de les maintenir à la disposition des autorités françaises. Ce dernier, loin d'y consentir, les couvrit de sa protection et, de sa propre initiative, les fit changer de résidence. "

La responsabilité des anglais ?

Il ressort clairement du récit que nous venons de lire que la responsabilité anglaise doit être reconnue. Elle ne fait aucun doute pour nos compatriotes.

" Vous avez appris le tragique événement d'Ambado. Les agents anglais porteront toute la responsabilité de ce guet-apens à force de pousser les indigènes contre nous en leur prêchant que nous voulons nous emparer de leur pays ".62

Ou encore :

" Les Anglais doivent porter la responsabilité entière de cet odieux massacre. "63

Mais qu'en disent les anglais ? Leur version des faits est également rapportée : les marins français ont provoqué et brutalisé les indigènes.

"Les personnes intéressées à obscurcir la vérité nous voulons dire les agents anglais ont fourni l'explication suivante. Les matelots ont dû frapper les Somàlis qui, n'ayant jamais vu de pompe à incendie, s'approchaient de très près pour considérer cet appareil et gênaient ainsi la manœuvre, et la responsabilité de l'événement incombe ainsi à ceux-là mêmes qui en furent les victimes. II est bon de faire remarquer à cet égard que nos marins étaient une dizaine environ, n'ayant pas même un bâton pour se défendre, au milieu de près de 200

62 Journal Le Temps N°9364 du 23 décembre 1886 . A rapprocher de l’article de la revue Le XIXe siècle N°5461 du 23 décembre 1886: " Vous avez appris le tragique événement d'Ambado. Des Somalis embarqués sur le Pingouin et qui faisaient partie de l'armement de l'embarcation ont apporté la nouvelle au commandant d'Obock, qui se trouvait sur l'aviso Le Pingouin (...) "

63Journal La Lanterne. N°3534 du 24 décembre 1886. 40 Somâlis bien armés, et qu'il est par conséquent fort hasardé de leur attribuer des provocations invraisemblables". 64

Ces meurtres ne pouvant rester impunis les médias relatent l’arrestation de coupables tout en s'interrogeant sur leur équité :

" L'opinion publique a été tristement frappée de l'assassinat de plusieurs de nos marins près d'Ambado . […] On a livré aussi, parait-il, au commandant d'Obock, l'un des meurtriers de nos marins à Ambado : Mais n'est-il pas à craindre que les plus coupables n'aient échappé et n'aient fait tomber le châtiment sur des hommes moins influents dans la tribu ? "65

Et la conclusion des médias est toujours la même :

" A Ambadô, nous avons à venger le massacre de nos marins par les Sômalis dont la férocité est si facile à éveiller ".66

Somalis et anglais sont co-accusés. Les uns comme acteurs directs et féroces, les autres comme instigateurs malveillant. Nous sommes à deux doigts d'une déflagration avec la possibilité d'une guerre anglo-française dépassant l'éventualité d'une simple expédition punitive contre des indigènes.

Nous étudierons dans un prochain chapitre la conclusion de cette histoire. Mais, pour en revenir au sentiment de Rimbaud exprimé dans sa lettre, interrogeons- nous : Tadjoura un petit village bien calme où “dorment à présent six soldats français sous les ordres d'un sergent”67 ? Où “on est bien vu de la population” ? Une région calme ? Nous en sommes loin.

L'émotion est palpable dans tous ces articles écrits " à chaud " et elle ne s'apaisera pas de suite. Nous en trouvons encore le souvenir dans de nombreux périodiques et ouvrages postérieurs à 1886.

64Larousse (Pierre). - op.cit. -

65 Revue de géographie – Tome XX Janvier – Juin 1887.

66 Société normande de Géographie. Bulletin de l'année 1887.

67 Voir supra la lettre d'A. Rimbaud à sa mère datée de décembre 1886. Notons le parallèle des chiffres entre la garnison de Tadjoura et les marins d’Ambado. 41 Les derniers échos

1894 : " Le dernier soir nous dînâmes à terre, à Ambado, sûr là côte somali, lieu tristement célèbre par le massacre de matelots de l'aviso le Pingouin, il y a peu d'années ".68

1896 : " Une série de tombes avec l'émouvante mention " mort en service commandé" indique la sépulture des braves matelots de l'aviso le Pingouin, massacrés à Ambado par des hordes somalies ".69

Les derniers échos se retrouvent au début du XXème siècle ainsi :

1902 : " Un bâtiment échoué dans la rade, près de la vieille jetée, Le Pingouin, qui eut son heure de triste célébrité, sert de lazaret provisoire pour les quarantaines ".70

Et trente années après le massacre Félix Jousseaume, contemporain de l'affaire, s'en émeut encore :

1914 : " […] je sens que j'irais trop loin, ne m'excitez pas davantage. Tout ce qu'on dirait maintenant serait du reste inutile, puisque le souvenir de ce massacre est déjà effacé. Les morts reposent en paix, loin de leur patrie et il ne reste plus de cette triste affaire que le Pingouin, ce vieux bateau à roues que vous voyez là-bas, amarré dans le port au bout de la jetée ; il a rendu son dernier souffle, il est à sa dernière étape ; sa carcasse, ainsi que les os de nos sept matelots, resteront ici. "71

En 1938 la mémoire se fait lointaine et les chiffres s'écartent logiquement de la réalité même si le souvenir demeure dans certains esprits. On évoque maintenant 11 hommes massacrés, chiffre à rapprocher des 15 hommes énoncés, plus curieusement, dès 1887, par nos députés sans doute pour forcer le trait de l'indignation nationale : "Vous vous rappelez que, tout récemment, les quinze 68 La Revue hebdomadaire. - Plon 1894.

69 Charton (Edouard). Op.cit. p 418. -

70 Angoulvant (G.) et Vignéras (Sylvain). - Djibouti, mer Rouge, Abyssinie. - J. André, 1902. -

71 Jousseaume (Félix). - Impressions de voyage en Apharras : anthropologie, philosophie, morale d'un peuple errant, berger & guerrier. Tome 1 – J.-B. Baillière et fils, 1914. - 42 hommes du Pingouin qui allaient faire de l'eau près d'Obock, ont été massacrés".72

En 1950, si on connait toujours le nom du navire, on n'évoque plus sa tragédie. Sa carcasse est à demi émergée, sans doute moins délabrée qu'aujourd'hui : "En 1892, les travaux étaient assez avancés pour que Lagarde transportât son gouvernement à Djibouti, tout en demeurant encore longtemps à bord de sa canonnière le Pingouin, dont on aperçoit toujours la carcasse à demi immergée au fond de la rade."73

L'épave du Pingouin à Djibouti

Les premières interrogations

72 " Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Chambre des députés 22 janvier 1887 ".

73 " Air-France revue : revue trimestrielle " - Mars 1950. - 43 Une conversation reprise dans le livre Impressions de voyage en Apharras74, entre deux Français contemporains de la tragédie, fait écho à plusieurs questions que nous débattrons dans le prochain chapitre (chapitre 3 - Une affaire bien mystérieuse). Pourquoi les autorités Françaises ne se sont-elles pas engagées dans la voie de la répression afin de châtier les coupables ? Léonce Lagarde était-il sur le lieu du crime ? L’ombre du mystère et du non-dit plane sur ce récit, même si le narrateur, par ses propos, cherche à justifier l’attitude de Lagarde et à apaiser le débat. Ni la guerre avec l’Angleterre, ni de représailles sanglantes contre les somalis n’auront lieu.

Nous écouterons les explications du docteur Félix Jousseaume. Il a longtemps vécu dans la région, connu les acteurs (dont le gouverneur Lagarde) et longuement étudié les indigènes (1300 pages réunies dans les deux tomes de son livre). Il commence par nous décrire la scène en des lignes inquiétantes et nous conte ensuite le massacre.

La scène

La description des lieux, à l’époque de Rimbaud, est incertaine. Elle varie selon les témoignages. On nous parle de ravin (Borelli et maintenant Jousseaume), de anse (Rimbaud 75), de paysage ressemblant aux Pyrénées et parfois uniquement de plage. On peut imaginer une plage au bord d’un escarpement de montagne creusé d’un ravin au fond duquel coule une source d’eau douce. Les illustrations du massacre nous présentent généralement une plage avec la barque des sept matelots sur le sable et éventuellement un horizon montagneux. La source d’eau (que certains décrivent comme une fontaine, une rivière 76etc…) n’est, elle, pas représentée mais évoquée avec la présence d’un seau renversé et des barils d’eau

74 Jousseaume, op.cit.

75" L’Ambado, dont Ménélik ambitionne la possession, est une anse près de Djibouti ". Lettre au directeur du Bosphore Egyptien du 20 août 1887.

76L'association du Pingouin à la rivière est tellement ancré dans l'imaginaire que le Dictionnaire de la flotte de guerre Française annonce aujourd'hui, se trompant sur les lieux et la date : « 1890 : Une de ses embarcations envoyée à l'embouchure de la rivière Ambouli (golfe de Tadjoura) est attaquée par les Somalis et son équipage massacré . » cf Roche (Jean- Michel) LV - Dictionnaire des bâtiments de la flotte de guerre Française de Colbert à nos jours - Imp. Rezotel-Maury Millau, 2005. - 44 abandonnés. Les acteurs du drame sont eux fidèlement décrits qu’ils soient marins ou indigènes. Les matelots sont vêtus de leur vareuse blanche, les danakils de pagne et portent lances et boucliers.

Si vous êtes curieux une simple recherche dans Google Earth avec les mots " Khor Ambado, Djibouti " vous informera que toutes ces interprétations sont bonnes. Ambado se présente comme une large trouée de sable s’étendant Est- Ouest entre deux escarpements. La plage d’Ambado est à l’Ouest, quand à la source, non reprise à ce jour par Google Earth, elle pourrait se situer soit au centre dans un canyon circulaire, soit à l’Est dans une dépression.

La plage de Khor Ambado, localisée par Google Earth

Notons, enfin, ce que nous en dit aujourd'hui l'Office du Tourisme de Djibouti (www.visitdjibouti.dj) : “cette plage constitue une véritable pépite de sables blancs coincée dans un relief volcanique”.

Mais écoutons maintenant le docteur Jousseaume :

45 " J'ai beaucoup voyagé, je n'ai vu nulle part un pareil coupe-gorge. J'ai encore sous les yeux ce sinistre ravin, se déroulant sinueux entre les deux parois de très hauts et sombres rochers qui se dressent à pic, à plus de soixante mètres, comme des murs de rempart rongés par le temps. Dans le fond et sur les bords de ce vaste couloir se dressent au milieu des décombres des arbustes rachitiques, des herbes et des buissons.

La lumière, y pénétrant voilée, répand le mystérieux et la mélancolie sur tout ce qui passe et réside en ce lieu. Le cœur de l'homme a froid dans l'imposant silence de ce lugubre séjour, dont l'entrée est barrée par un tout petit lac, miroir sombre où les nuages, en passant, ne se reflètent pas.

Après un déjeuner, pris gaiement sur le bord de ce petit lac, alimenté à marée haute par les flots de la mer, nous nous enfonçâmes dans l'intérieur de cette large et profonde gorge, en suivant un sentier, longeant l'un de ses bords. A chaque instant, nous étions arrêtés par des éboulis et des blocs de roches énormes. Pour franchir ces obstacles, on grimpait d'un côté et, arrivé au faîte, on sautait de l'autre ; lorsque les touffes d'arbustes étaient impénétrables ou les blocs trop puissants, au lieu de passer à travers l'un ou de sauter par-dessus l'autre, on passait à côté, en les contournant ; enfin avec de la souplesse et de la gymnastique on peut avancer dans cet étroit sentier, tracé par le fréquent passage des Danakils.

Le fusil sur l'épaule, le revolver à la ceinture, nous marchions sur le côté de ce ravin, tantôt groupés, tantôt à la file, tantôt en tirailleurs. Au-dessus de nos têtes, sur la gigantesque paroi du bord que nous suivions, s'élançaient partout, comme de verts fantômes, des arbustes isolés et des touffes de plantes épineuses, sombres d'aspect et grotesques de forme ; les uns, suspendus comme des chauves-souris, rampaient la tête en bas, les autres s'étalaient horizontalement et d'autres inclinaient simplement la tête. Toutes les plantes avaient l'air de convulsées ; elles doivent la nuit, au clair de lune, prendre des formes animales et 1'œil, en les fixant, doit les voir remuer.

— C'est vrai ce que vous dites, docteur, je suis resté deux heures dans ce ravin, j'ai vu toutes ces choses sans y faire attention ; il me semble maintenant les voir beaucoup mieux.

46 — Cela prouve qu'elles vous ont, comme à moi, vivement impressionné, mais qu'en ce moment, quelque chose de plus vif vous préoccupait et absorbait toute votre pensée.

Quant à moi, je n'ai vu dans ce ravin qu'une scène extravagante du spectacle de la nature, se déroulant sous mes yeux ; elle m'absorbait si profondément que, sans m'en apercevoir, nous étions arrivés, après vingt à trente minutes d'une pénible marche, à l'endroit où ce vaste couloir, change brusquement de direction, en obliquant presque perpendiculairement à droite pour pénétrer dans l'intérieur des terres.

Il y eut, à ce moment, un peu d'hésitation et, ce n'est qu'en portant nos regards de tous côtés, que nous vîmes à peu de distance de nous, presque au milieu du ravin, une longue vasque naturelle, bordée de roseaux et de plantes aquatiques, dont l'eau affleurait le sol.

Loin d'égayer ce lieu, cette petite flaque d'eau limpide paraît d'une morne tristesse ; et lorsque debout sur son bord on n'aperçoit ni le fond, ni l'entrée de ce gigantesque couloir, tombant en ruine, et qu'on se trouve plongé dans une ombre mystérieuse où tout est silencieux et reste immobile, la respiration est oppressée, le cœur bat avec crainte et la pensée se noie dans l'anxiété. Ces sensations ne font qu'effleurer l'organisme lorsqu'on voit autour de soi de bons amis, de vigoureux compagnons ; l'homme est en général brave quand il n'est pas seul, quand il est entouré de nombreux soutiens, il devient même très souvent imprudent et téméraire.

Dans ce sinistre lieu, sans souci d'un danger, courant vers l'inconnu, nous allions à la débandade, le fusil à la main, marchant, grimpant, sautant sur le sol disloqué de cette impasse.

Les Danakils, cachés derrière les roches ou dans leurs anfractuosités, pouvaient, sans être vus, nous envoyer leur lance dans la poitrine ; sauter ensuite sur le plateau et s'enfuir dans la plaine.

Nous en aurions peut-être tué ou blessé deux ou trois, mais aucun de nous ne serait sorti vivant de cette impasse.

47 — Eh bien, docteur, dit en m'interrompant mon interlocuteur, le croiriez-vous ? Cet endroit avait été choisi, comme salle de réunion, par notre gouverneur et les chefs danakils pour traiter ensemble des questions d'intérêts communs, et pour s'entendre amicalement.

— Pour traiter pacifiquement une question, on pouvait faire un meilleur choix, mon cher compatriote ; pour un guet-apens, il était impossible de trouver un local plus favorable. "

Le massacre

"- Ne critiquez pas notre cher gouverneur (nda : Lagarde), il se conduit comme tout le monde, et ne fait ni plus ni moins que les autres. Laissez-le en repos faire son chemin et tâchez de faire le vôtre.

C'est en face l'ouverture de ce fameux ravin que l'on jeta l'ancre. Les chefs danakils vinrent à bord trouver le gouverneur ; que se passa-t-il ? Je l'ignore; je le saurais que mon devoir serait de me taire ; ce que je puis vous dire, car on me l'a affirmé, c'est que, comme témoignage d'amitié et pour sceller l'entente, on fit aux Danakils quelques légers cadeaux ; on ne m'a pas dit ce qu'on leur avait donné ! Je ne sais pas non plus si les Danakils ont invité le gouverneur à descendre à terre ; mais, s'ils l'ont fait, le gouverneur a décliné cette invitation.

— Le blâmez-vous d'avoir été prudent?

— Assurément non, car en descendant à terre, on aurait fort bien pu ne pas le rembarquer vivant ; mais, entre nous soit dit, où l'on redoute d'aller, on ne devrait pas envoyer les autres ! Moi, si je prévoyais un danger quelque part, je n'y enverrais pas mon chien sans l'accompagner.

— Je vous approuve, c'est le fait d'un brave et noble cœur ; mais, je vous le répète, laissez donc à chacun le droit d'agir à sa guise ; et contez-moi le massacre de nos malheureux matelots, nous verrons après s'il y a tant à récriminer.

— C'est épouvantable ! Voici le fait : tout s'était bien passé, les Danakils étaient partis, tout était terminé, il n'y avait plus qu'à retourner tranquillement à Obock. Comme le Pingouin n’avait plus une quantité d'eau suffisante pour faire cette

48 courte traversée, le commandant envoya sept matelots puiser de l'eau à la fontaine que vous avez vue ; il n'y avait aucun mal à cela, n'est-ce pas?

— Certainement ! Puisque moi-même, pour la goûter, j'en ai puisé plein la main et n'ai pas cru mal faire.

— C'est justement pourquoi on n'y comprend rien, et que l'on ne saura jamais ce qui s'est passé. On sait cependant que les sept matelots se sont rendus à la fontaine, puisque c'est là qu'on les a trouvés morts.

— Qui les a trouvés?

— Nous, parbleu, leurs camarades ! On attendit longtemps, et ne voyant rien venir, le gouverneur dit au commandant : Vos matelots ne pressent guère leur retour ; est-ce qu'ils auraient déserté ?

— Jamais ! répondit le commandant, un marin ne déserte ! Il lui arrive parfois de courir une bordée, mais on finit toujours par le ramener.

— Alors, comment expliquez-vous une aussi longue absence ?

— Je vais envoyer quelqu'un à leur rencontre, Gouverneur, et nous en aurons l'explication.

- Nous n'aurions pas dû attendre aussi longtemps, dit le gouverneur, nous n'avons plus rien à faire ici, nous devrions déjà être en route ; nous arriverons tard à Obock.

Les matelots, envoyés au devant de leurs camarades, s'enfoncèrent au pas de course dans le ravin, en regardant de tous côtés. Ils ne voient personne ; ils appellent, pas de réponse !

Enfin, arrivés près de la fontaine, ils aperçoivent leurs camarades étendus sur le sol ; ils les croient endormis, ils courent les réveiller et, quand ils sont auprès, ils voient leurs corps baignés dans une mare de sang ; ils vont de l'un à l'autre, les examinent, les retournent, aucun de ces corps ne respirait ; ils comptent les cadavres, pas un de leurs malheureux camarades n'avait échappé au massacre : tous étaient là, étendus morts.

49 Nos matelots, à la vue de cette horrible boucherie, reviennent en courant, et nous apprennent cette effroyable nouvelle. L'alarme est aussitôt donnée ; tous les hommes restés à bord prennent les armes, descendent immédiatement à terre et s'enfoncent au pas de charge dans le ravin. Les fusils partent, les coups se multiplient, les balles fouillent de tous côtés les anfractuosités des rochers, les monticules, les buissons ; enfin, toujours tirant, marchant, courant, ils parcourent le ravin dans toute son étendue; ils montent sur le plateau, ils explorent les environs, ils ne rencontrent, et ne voient âme qui vive.

Les meurtriers et les autres habitants de la localité avaient gagné la plaine, et se trouvaient depuis longtemps en sécurité dans la brousse. Pendant cette infructueuse battue, le gouverneur, resté à bord, réfléchissait; à quoi ? Je n'en sais rien ; au danger peut-être de se trouver en ce moment avec trop peu de monde autour de lui !

Enfin, après avoir bien réfléchi et s'être persuadé qu'il n'y avait plus rien à faire, il donna l'ordre d'embarquer les morts et de partir aussitôt.

Eh bien, Docteur, que dites-vous du résultat de cette pacifique entrevue, et de nos sept marins égorgés sans en connaître la cause ? Vous gardez le silence, vous avez raison.

De retour à Obock, on avait repris ses sens et du sang-froid ; et, pour venger les morts, on leur fit de brillantes funérailles ! Tout le monde se rendit à cet enterrement, et accompagna jusqu'au cimetière les sept cercueils de nos braves marins, portés sur les épaules par leurs camarades marchant à la file.

Je n'ai jamais rien vu d'aussi attristant ; on avait les larmes aux yeux. Nous nous attendions tous à des représailles, à une vigoureuse et terrible vengeance, ce fut en vain : on a laissé les assassins vivre paisiblement au milieu de leurs compatriotes.

Il ne nous reste donc plus une seule goutte de sang français dans les veines pour en agir ainsi ? C’est à s'arracher les cheveux.

— Gardez vos cheveux, cher Monsieur, ainsi que vos nobles et patriotiques sentiments, et faites votre possible pour que le calme et le sang-froid président à tous vos actes : l'exaltation et la colère n'ont jamais réussi qu'à faire bouillonner le sang et à faire perdre la raison. A Ambado, on s'est inconsidérément fourré dans la gueule du loup; ce sauvage animal a serré les mâchoires et s'est gorgé de 50 sang ; si on l'eût poursuivi après son bestial carnage, c'eût été lui offrir de nouvelles victimes, et lui permettre de se donner de nouvelles satisfactions.

— Alors selon vous, monsieur le Docteur, il fallait enterrer ses morts en silence et rester tranquille ? C'est ce que l'on a fait du reste ; et vous trouvez cela bien ?

— Non certes ! C’est malheureux, horrible ; mais on ne pouvait agir autrement, à moins d'être sous l'impression d'une grande folie. On s'est abstenu, on a bien fait : c'est la seule chose sensée qui apparaît dans ce sombre et douloureux drame.

— Vous appelez sensé, se laisser égorger sans rien dire ! C'est trop fort ! Vous ne pouvez pas avoir cette pensée. Oh ! Si j'avais été à la place du gouverneur, on en aurait vu de belles : le diable en personne n'aurait pu m'empêcher de faire pendre ces brigands."

Les assassins

Les indigènes, responsables du massacre, sont à l’occasion qualifiés d’Issas, de Somalis ou de Danakils. Ils nous sont présentés comme des sauvages sanguinaires et cruels. Ecoutons quelques témoignages :

" Les Danakils sont noirs de peau, bien constitués, mais grêles de formes. Chasseurs adroits, pêcheurs habiles, coureurs rapides, ils joignent à ces qualités une cruauté et une fourberie dont ils se vantent tous les premiers. Frapper un ennemi par derrière est digne d'éloge ; le massacrer, un titre de gloire. La mort d'un adversaire vulgaire donne le droit de porter une année durant la plume noire plantée dans la chevelure ; une plume blanche, valable dix ans, est octroyée au vainqueur d'un lion ou d'un Européen. Il est flatteur pour l'Européen d'être traité avec autant de considération que le roi des animaux. La manchette de métal, le bouton d'ivoire au lobe de l'oreille signalent à l'admiration générale les meurtriers les plus éminents.

Ces mœurs sanguinaires s'harmonisent si bien avec le caractère de la race, qu'un homme ne saurait trouver femme s'il n'a prouvé sa valeur par l'assassinat de l'un de ses semblables. Les familles prévoyantes achètent même de vieux nègres affaiblis et les livrent à leurs enfants en bas âge ; les chers bébés peuvent ainsi conquérir la plume noire et satisfaire sans danger à la loi cruelle de la tribu. 51 Leur assimilation avec les lions rend les trois Européens d'Obock fort circonspects. L'année dernière ils n'osaient parcourir la distance de quarante mètres qui sépare leurs maisons. Un des plus vieux colons, M. Arnous, dont les Danakils prétendaient avoir à se plaindre, n'avait-il pas été frappé sur le seuil même de la factorerie? "77

Une opinion négative que résume en une phrase la Société de géographie :

77 Dieulafoy (Jane). - A Suse : journal des fouilles, 1884-1885. - Hachette, 1888. - 52 " Aussi sauvages que les Somalis et aussi traîtres et sanguinaires qu'eux sont les Danakils. "78

Leurs mœurs matrimoniales n'ont rien de réjouissantes :

" Le mariage n'est pas non plus bien gai chez les Danakils, peuplade qui occupe un territoire limité à l'ouest par les montagnes de l'Ethiopie, au nord et à l'est, par le détroit de Bab-el-Mandeb. Ce mariage n'est qu'une acquisition de la femme par le mari ; celui-ci donne en échange à son futur beau-père des chèvres ou des chameaux. Les affaires d'intérêt conclues, on construit une hutte, dans laquelle se place la fiancée, puis on va chercher le futur mari. Il ne porte pas d'armes, mais il tient à la main un fouet. Tous les représentants du sexe fort des deux familles se rangent autour de la hutte et égorgent les animaux destinés au festin ; la première victime abattue doit être une chèvre blanche. Pendant qu'elle saigne encore, on la place toute pantelante au seuil de la cabane et le mari doit marcher par dessus pour aller trouver sa femme. A ce moment, toute la bande se met à hurler et à frapper sur la hutte avec des bâtons. Au tapage répondent les cris de la malheureuse créature battue par son seigneur et maître. Puis ceux du dehors prennent la victime blanche et la jettent au-dessus de la hutte. "79

Tout ceci préfigurant assez bien la future tragédie d'Ambado au gré d'une rencontre :

" Combien as-tu tué d'hommes dans ton pays ? - demandait un chef Danakil à un voyageur français. Ils vous donnent à l'improviste un coup de lance, au moment qu'on y pense le moins.

La guerre est l'état naturel des Danakils et des Somalis. Mais c'est surtout à l'époque de leurs fiançailles qu'ils deviennent redoutables. Chez nous, les plus épris ne mettent pas à cet acte tant d'exaltation, ceux-là y apportent un mysticisme farouche. La chevelure hérissée ; piquée de plumes d'autruche, des

78 Société de géographie (France). - Bulletin de la Société de géographie (Paris). - Société de géographie (Paris), 1822-1899. Page 444 -

79 Coupin (Henri). - Les bizarreries des races humaines. - Vuibert et Nony, 1905. - 53 queues de moutons autour du cou, ils cherchent à tuer. Évitez-les sur votre chemin! Un jeune Français y périt ".80

Le décor, l’action, les victimes, les assassins sont en place. La pièce sera-t-elle un succès ?

Peut-être pas, si nous n’avions un dernier ingrédient à produire : une pointe de mystère qui fait de chaque histoire une aventure inoubliable.

Alors tournons la page et découvrons la suite. Nous ne serons pas déçus car la tragédie d’Ambado, aujourd’hui encore, reste mystérieuse.

80 Charton (Edouard). - Le Tour du monde : nouveau journal des voyages. - Hachette, 1860- 1914. - 54 Chapitre 3 - Une affaire mystérieuse

"J'ai eu, il y a de nombreuses années, à m'occuper d'Arthur Rimbaud" Lettre de Léonce Lagarde à Paul Claudel le 7 septembre 1919.

Quelques marins français, partis à terre pour faire de l'eau, sont attaqués et massacrés par des indigènes somaliens. Après s'être enfuis, les indigènes se rendent ou sont faits prisonniers et, peut-être, versent une somme d'argent comme prix de leur pardon.

Si nous résumons l'histoire en ces quelques mots, l'affaire reste simple et modeste pour un évènement aujourd’hui oublié. Peu de morts (sic), pas de guerre ayant ébranlée le monde comme la déflagration universelle suivant l'attentat de Sarajevo…

Mais lorsque nous nous penchons sur cette histoire, bien des parts d'ombres assombrissent la tragédie d'Ambado qui en font, encore aujourd'hui, une histoire exceptionnelle. Une histoire qui aurait infléchie les " courbes du temps " vers une âme réceptive : celle d'Arthur Rimbaud ? Qui sait...

Car si les faits se résument en quelques mots simples les témoignages de l’époque pointent un certain nombre d’incohérences.

"Sur l'affaire du massacre des marins du Pingouin un grand flou existe. Des documents ont disparu des archives [...] Cela serait-il dû à la politique de Léonce Lagarde qui lui-même garde le plus grand secret sur cette affaire ? Dans ses rapports, il se montre évasif, détourne les réponses, accuse la fatalité et les Anglais. Alors que d'autres, témoins directs ou non, l'accusent, en font le procès, alimentent la rumeur, lui reprochent de ne pas avoir fait respecter les ordres et les consignes et notamment la première d'entre elles qui était de toujours porter une arme sur soi.

55 Mais que s'est-il passé sur la plage d’Ambado ? [...] La version officielle est que sept marins du Pingouin qui effectuaient des relevés hydrographiques [...] sont descendus à terre afin de refaire le plein d'eau. Arrivés sur la plage ils se sont fait attaquer par une bande de guerriers somalis commandités par les agents anglais. C'est du moins ce que conclue l'enquête menée par Léonce Lagarde. Comment connaître la vérité ? [...] Pourquoi les assassins, tout d'abord introuvables se livrèrent-ils finalement d'eux-mêmes, alors même qu'ils disposaient de la protection de la police anglaise, comme l'affirme Léonce Lagarde dans une lettre du 27 décembre 1886 ? Trop d'incohérences rendent cette affaire trouble. A-t-on voulu l'étouffer ? En ce cas qui ? Lagarde ou sa hiérarchie à Paris ?[...] Le fait que les meurtriers, ou désignés comme tels, se soient rendus aussi facilement demeure une énigme. La piste anglaise, donc politique, est-elle la seule valable ? Dans tous les cas elle est la seule qui serve Lagarde. Elle permet au commandant du navire La Lionne, faisant charbon à Obock, de dire : "le sang qui a coulé à Ambaddo constitue désormais pour nous un droit indéniable de possession aux yeux des gens de toute cette contrée".81

Faisant suite aux interrogations de Mlle Absié j'ai assemblé à mon tour une liste de questions, souvent sans réponse, que je vous propose d'étudier pas à pas.

Chacune nous montre que la tragédie d'Ambado, riche d'affects, peut être considérée comme un événement digne d'être inscrit dans un des poèmes les plus célèbres de notre littérature.

Je commencerai avec une question la plus incongrue de toutes tant, a priori, elle ne devrait pas nous interpeler :

Mais qui donc fut assassinés sur la plage d'Ambado ?

La liste officielle recense sept victimes : un chef et six subordonnés. Mais certains témoignages énoncent parfois huit victimes, d'autres parlent d'une dizaine, parfois de onze marins jusqu'à ce chiffre de quinze avancé lors d'un débat parlementaire mais on devine, pour ce dernier chiffre, que le temps "est passé par là" en déformant les données objectives.

81 Absié (Kadra Abdi). - op.cit. -

56 Sur la date, le nombre et la liste des victimes, la source la plus fiable est celle du CAOM (Centre des Archives d'Outre Mer).82 Elle reprend sept noms :

Décès le 19/11/1886, enregistré à Obock, Côte Française des Somalis, de BAUDET Hippolyte Pierre Frédéric, né le 30/10/1850 à St Quay, Côtes du Nord, aujourd'hui Côtes d'Armor, célibataire, Premier Maître de Timonerie de 1ère Classe, Capitaine de l'aviso à roue `'Le Pingouin'' Décédé à terre, à Ambado, Afrique Orientale, Fils de Bazile & LE BRAS Marie Perrine,

Décès le 19/11/1886, enregistré à Obock, Côte Française des Somalis, de TIHERY Jean Louis, né le 01/01/1858 à Ploemeur, Morbihan, dom. Keriado- Ploemeur Quartier Maître Charpentier de 1ère Classe, à bord de l'aviso à roue `'Le Pingouin'' Décédé à terre, à Ambado, Afrique Orientale, Fils de feu Louis Joseph & QUEVAREC Geneviève Marie, Epoux de LE BOHEC Stéphanie,

Décès le 19/11/1886, enregistré à Obock, Côte Française des Somalis, de QUEIROLO Bernard, né le 09/08/1864 à Marseille, B.D.Rh., célibataire, Matelot de 3è Classe, Canonnier breveté à bord de l'aviso à roue `'Le Pingouin'' Décédé à terre, à Ambado, Afrique Orientale, Fils de Jérôme & ARATO Joséphine Colombe,

Décès le 19/11/1886, enregistré à Obock, Côte Française des Somalis, de CAUSSEL Louis, né le 24/07/1867 à Mèze, Hérault, Matelot de 3è Classe à bord de l'aviso à roue `'Le Pingouin'' Décédé à terre, à Ambado, Afrique Orientale, Fils de Antoine & SOUCHARD Pauline,

82 Le CAOM est implanté à Aix-En –Provence et dépend du Ministère de la Culture. Cf archivesnationales.culture.gouv.fr/anom/fr/ 57 Décès le 19/11/1886, enregistré à Obock, Côte Française des Somalis, de LE JUIF Auguste François René, né le 03/07/1865 à Trégaron, Côtes du Nord, aujourd'hui Côtes d'Armor, célibataire, Matelot de 3è Classe à bord de l'aviso à roue `'Le Pingouin'' Décédé à terre, à Ambado, Afrique Orientale, Fils de René & LE JUGE Jeanne,

Décès le 19/11/1886, enregistré à Obock, Côte Française des Somalis, de GOURDIN Jean Marie, né le 01/02/1866 à Lorient, Morbihan, Apprenti marin, fusilier breveté à bord de l'aviso à roue `'Le Pingouin'' Décédé à terre, à Ambado, Afrique Orientale, Fils de Joseph & LE TALLEC Marie Françoise,

Décès le 19/11/1886, enregistré à Obock, Côte Française des Somalis, de MACRON Louis Albert Victor, né le 03/06/1864 à Amiens, Somme, célibataire, Apprenti marin, fusilier breveté à bord de l'aviso à roue `'Le Pingouin'' Décédé à terre, à Ambado, Afrique Orientale, Fils de Frédéric & LHEUREUX Victorine,

Rapprochant cette liste du rôle d'équipage de 1885 83 qu'elle ne fut ma surprise de n'y retrouver, à l'exception de celui de son chef, le premier-maitre Baudet 84... aucun des six noms des matelots !

Certes la liste du rôle de l'équipage date de 1885, l'année précédent le massacre, autrement dit la dernière en notre possession le rôle de 1886 ayant mystérieusement disparu, alors que nous les possédons toutes, de leur origine jusqu'à 1890, l'année du désarmement du navire, mais nous pouvions légitimement espérer y retrouver au moins un ou deux noms tant le "turn-over"

83Réf. SHD-M, Rochefort, 1744, Devis d'armement, 25 février 1885. En droit maritime le " rôle de l'équipage " est un état nominatif du personnel embarqué à bord d'un navire. cf dictionnaire-juridique.com/.

84Et encore, à quelques journées près, cette liste aurait-elle été différente. "Le premier maitre Baudet allait être remplacé dans son commandement" nous dit le journal "la justice" 1886/11/27 (N° 2509).

58 de l’équipage fut faible,85 l'éloignement de la métropole et la durée des engagements pouvant expliquer cette stabilité.

Massacre de l'équipage d'une embarcation du Pingouin

Suspectant la justesse de la liste des sept noms je me décide à la vérifier en consultant d'autres sources. Ainsi les journaux de l'époque et de la région comme le Bosphore Egyptien qui écrit :

" Les matelots français assassinés à Khor-Ambado sont : 85 Mlle Absié le qualifie de : "pas très important. Le changement des équipages n'est pas fréquent " Kadra Abdi Absié, op.cit. p. 29

59 - Baudet, timonier, 25 coups de lance

- Thiberg, quartier-maitre charpentier, 18 blessures

- Nicolas Germain, novice, 6 coups de lance

- Queirole canonnier, 7 blessures

- Cermel, matelot, 9 blessures

- Gourdin, fusilier, 7 blessures

- Le Juif, fusilier marin, 11 blessures

- Macron, fusilier marin, 17 blessures "86

Le Figaro de son côté, reprenant, et peut-être déformant, la liste d’un autre journal, écrit :

" Le Temps nous dit que le détachement se défiait si peu des indigènes qu'il était descendu à terre sans armes. Il donne les noms des victimes de ce guet-apens qui sont :

- Baudet, premier-maître de timonerie, inscrit à Binic

-Tibéry, charpentier, inscrit à Lorient

- Queiralo, canonnier, inscrit à Marseille

- Lejuif, matelot, inscrit à Dinan

- Cauhel, matelot, inscrit à Cette

- Gourdin, fusilier, inscrit à Cherbourg

- Nicolas, matelot, de Lorient."87

86 Journal Le Bosphore Egyptien du 6 janvier 1887 (N° 1540).

87 Journal Le Figaro du 26 novembre 1886 (N° 330).

60 Le Courrier du Finistère précise quant à lui, curieusement dans son numéro du 6 novembre 1886, donc… bien avant le massacre :

" Le 1er maître Baudet, était inscrit à Binic ; Thibery, charpentier, à Lorient ; Nicolas, matelot, à Lorient "88

Ces listes orthographient différemment certains noms, rajoutent au recensement officiel un certain Nicolas, et omettent parfois Victor Macron.

Celui-ci, pourtant, est bien confirmé dans sa rubrique nécrologique :

"Dimanche a eu lieu, au cimetière de la Madeleine, l'inauguration du monument élevé à la mémoire d’un enfant d'Amiens, Victor Macron, matelot â bord du Pingouin, massacré par les Somalis, le 19 novembre dernier, avec sept de ses camarades, en allant faire de l'eau dans la crique de Kho-Ambado (Afrique.) "89

Les listes des quotidiens, reprenant la plupart des mêmes noms, confirment la différence constatée à la lecture du rôle des équipages. A l’exception du premier maître Baudet, aucun des noms écrit dans les journaux ne se retrouve sur le rôle de l’équipage. Qu'en conclure ? Une faute de recopie sur la totalité des noms des matelots ? Combien serait-elle étonnante, alors même que celui du premier-maître est correctement écrit.

88 Journal Le Courrier du Finistère du 6 novembre 1886 (N° 354).

89 Journal La Croix du 29 mai 1887. 61 Marins Français en 1884. A noter la présence du canon Hotchkiss.

Quoi qu'il en soit ici il est quasiment assuré qu'il y avait sur cette plage plus que nos sept marins français. Nombre de récits font état de la présence de "noirs" ou de "Somalis" attachés au navire, autrement dit d’auxiliaires Africains.

"Après le déjeuner, une corvée de sept matelots se rendit à terre pour faire la provision d'eau ; avec eux, descendirent le capitaine du Pingouin, qui voulait se livrer au plaisir de la pêche, et six noirs, attachés au navire comme chauffeurs, pour se promener." 90

Ces Africains, témoins du massacre, furent les premiers à le rapporter comme nous l’indique, par exemple, le journal Le Temps : "Des Somalis embarqués sur le Pingouin et qui faisaient partie de l'armement de l'embarcation ont apporté la nouvelle au commandant d'Obock, qui se trouvait sur l'aviso. Seuls ils ont pu se sauver à la nage et échapper au massacre." 91

9190 SociétéLe témoignage normande du de docteur géographie Jousseaume - Bulletin reprise de l'année dans (1886son livre – 1887). Impressions de voyage en Apharras (cf notre Chapitre 2 "Le massacre de matelots français") va à l’encontre de ces récits où les Affricains dénoncent le crime. " — Qui les a trouvés? — Nous, parbleu, leurs camarades ! On attendit longtemps, et ne voyant rien venir, le gouverneur dit au commandant : Vos matelots ne pressent guère leur retour; est-ce qu'ils auraient déserté?"

62 Ces indigènes, qu'ils fussent noirs, Somalis ou Arabes sont décrits comme des chauffeurs et on retrouve effectivement sur le rôle de l'équipage de 1885 la présence de chauffeurs. De sept chauffeurs, ce qui parait cohérent avec le nombre des auxiliaires sur la plage. 92

Faisons le point. Le rôle de l'équipage, seul document officiel, ayant disparu, les autres listes concordent sur les auxiliaires indigènes et sont discordantes au regard des marins français assassinés. Ce constat est troublant. Si les auxiliaires indigènes peuvent être considérés comme population de peu d’importance, l’existence des matelots Français, avec famille et ayant-droits est une autre histoire. Tout se passe comme si on avait voulu "brouiller les cartes" et peut-être effacer, soit toute trace du nom des Français présents sur la plage d'Ambado, soit certains d'entre eux, en faisant disparaitre les rôles de 1886 et en communiquant aux journaux (ou au CAOM ?) de fausses informations.

Ce trouble est renforcé avec la lecture d'un témoignage anglais 93.

"The boat Pingouin and seven of his crew had been massacred by, according to the French Consul, people belonging to the Arona tribe and informed the British Vice-Consul at Aden that the assassins are in Zaîla. The massacre took place at Khor Ambado. The French landed at Ras Tibirsi [...] between Tibirsi and Ambado. They brought with hem a bag of biscuits, which they gave to some Somalis near the watering place. They did not appreciate the gift and a young boy in the group said : "Is this what you give in exchange for our animals which you carried off ?" and then drove his spear into one of the sailors. His example was immmediately followed by the rest of the group and other who ran up. M. Legarde, M Henri's son, and two Ayal Yunis Somalis employed in the ship escaped by running away and swimming. One of the Ayal Yunis men received a wound from a stone on the back of the head.

92 Mohamed Assein, Ebraïm Almis, Ali fara, Mohamed Abdallah, Salem Ahmed, Ali Jéhéa, Mohamed Ahmed.

93 Osman Omar (Mohamed). - The Scramble in the horn of africa : history of Somalie (1827 – 1977). - Somali Publications, 2015 -

63 The British Vice-consul reported that "some six or seven month ago some of the neighbourhood of Ras Tibirsi came to Zeyla and complained to me that the French had carried off nine of their camels and a large number of sheep in retaliation for the carrying off the camels belonging to the Bremond Barelli (nda : de l'explorateur Borelli ?) Kafila".

Traduisons :

"Le Consul Français a déclaré que sept membres de l'équipage du Pingouin ont été massacrés par des indigènes de la tribu des Arona et informé le Vice-consul Britannique que les assassins sont réfugiés à Zaila. Le massacre s'est passé à Khor-Ambado. Les Français avaient jeté l'ancre dans le Ras Tibirsi entre Tirbirsi et Ambado. Ils avaient emporté avec eux un sac de biscuits qu'ils donnèrent à des Somalis près du point d'eau. Ceux-ci n'apprécièrent pas ce cadeau et un jeune indigène du groupe déclara : “C'est cela que vous nous donnez en échange de nos bêtes que vous avez volées ?” et il donna un coup de sa lance à un des marins. Cet acte fut immédiatement suivi par le reste du groupe et les survivants s'enfuirent. M. Lagarde et le fils de M. Henri (nda : il s'agit de l'interprète qui ne doit pas être confondu avec son homonyme le Vice-consul Français) et deux jeunes Somalis Ayal Yanis employés sur le navire s'échappèrent à la nage. Un des Somalis fut blessé à la tête par le jet d'une pierre. Le Vice-consul Britannique déclare que six ou sept mois auparavant quelques habitants du Ras Tibirsi arrivèrent à Zeyla et se plaignirent que les Français leur avaient pris neuf de leurs chameaux et une grande quantité de moutons en représailles de la prise de chameaux ayant appartenus à la caravane Bremond Barelli".

64 La plage de Khor Ambado aujourd'hui

La présence de M. Henri, lui-même ou son fils, est, tout comme celle de Lagarde, mystérieuse.

Elle est toutefois confirmée par cet article du journal Le Temps :

" Notre correspondant particulier nous écrit d'Aden, le 22 novembre.

Avec les noirs de la côte d'Afrique comme avec tous les sauvages, il faut s'attendre aux catastrophes les plus imprévues, ainsi que cela est si malheureusement arrivé à Ambado. Un Français qui arrive d'Obock m'a donné sur cette catastrophe les détails les plus émouvants :

Nous venons de rendre les derniers devoirs aux malheureuses victimes d'Ambado, quelle chose épouvantable, et cela quand tout semblait nous assurer la sécurité la plus grande. Dans la matinée de cette journée néfaste, le commandant, un médecin de la marine, et M. Henri, interprète, étaient à terre 65 avec quelques matelots. Les chefs indigènes avaient amené des moutons qu'ils avaient offerts au commandant et étaient venus ensuite à bord du Pingouin déjeuner avec lui. Après le déjeuner, les chefs avaient quitté le bord avec des marins qui, sous les ordres d'un quartier-maître, venaient comme d'habitude faire de l'eau; pour plus de facilité ils avaient pris la pompe à incendie. S'en allant avec des chefs, se croyant en toute sûreté, nos malheureux marins ne prirent point d'armes. Quelques instants plus tard ils étaient massacrés à la suite d'une rixe survenue entre eux et des indigènes qui voulaient voir de trop près la pompe qui fonctionnait à leurs yeux pour la première fois et en gênaient ainsi la manœuvre. " 94

Quel fut le rôle du gouverneur Léonce Lagarde ?

Les témoignages sur la présence de Lagarde sont discordants. A de rares exceptions 95la plupart des récits contemporains n'évoquent jamais son nom. Pour eux Lagarde n'eut rien à voir avec cette histoire, n'étant ni sur la plage ni sur le navire. Il nous faut attendre 1936, cinquante ans plus tard, pour que Lagarde, se confiant au journal L'Abeille Brivadoise évoque sa présence sur le Pingouin. "Pour la première fois, on affirme également que Lagarde était sur le Pingouin". 96 Bien qu'un autre journal, plus ancien et avant même Jousseaume ait déjà évoqué cette possibilité :

"Ambadô est un mouillage situé au sud du golfe de Tadjourah. Le 19 novembre dernier, le Pingouin, navire de guerre attaché au service de notre établissement d'Obock, vint y faire de l'eau. M. Lagarde, commandant de la colonie, se trouvait à bord, avec un médecin de la marine, et M. Léon Henry, interprète civil." 97

Lagarde un temps à bord du Pingouin, aurait-il pu être aussi présent sur la plage de la tragédie ? Nous ne le serons sans doute jamais mais pouvons nous interroger. 94 Le Temps du 9 décembre 1886 (N° 9350). 95 " C'est bien, Docteur ! mais cela ne l'a pas empêché de prendre un très mauvais chemin quand il s'est embarqué sur le Pingouin, pour se rendre à Ambado. "

Jousseaume (Félix). - op.cit. -

96 Absié, op.cit., p. 32. 97 Société normande de géographie. Bulletin de l'année. 1886/01 (A8,T9)-1887/12 (A9,T9).

66 Léonce Lagarde faisait-il partie de l'expédition ? Celle-ci étant un échec se serait-il arrangé pour gommer sa responsabilité en faisant disparaitre toute trace de sa présence en effaçant son nom et bien d'autres de ses compagnons ? On le critiquera demain pour avoir laissé ses hommes désarmés, combien la critique aurait été plus grande si le nombre des victimes avaient été plus élevé, si Lagarde lui-même avait été blessé (Quelle imprudence !), s'il s'était enfuis en laissant ses compagnons sans les venger (Quelle faiblesse ! Quelle lâcheté !) Au- delà quel fut le but de cette mission, chercher de l'eau ? Mais pourquoi quitter le navire pour une aussi modeste mission ? Se livrer alors à d'autres trafics, mener une mission secrète auprès des anglais ou des indigènes "à retourner" ?...

Le docteur Félix Jousseaume pointe le rôle actif et mystérieux du gouverneur :

" — Je connais bien vaguement ce que vous appelez le brillant fait d'armes de notre gouverneur ; pourriez-vous me dire comment les choses se sont passées? — Vous m'en demandez trop ; c'est un plat de sa confection, il ne serait pas satisfait de m'en voir propager la recette ; adressez-vous à lui, il vous renseignera beaucoup mieux que je ne pourrais le faire. […] — Vous êtes allé à Ambado ! Ne trouvez-vous pas que cet endroit était bien choisi pour une intrigue diplomatique? "98

Mlle Kadra Abdi Absié, pour expliquer l’affaire, nous dit dans sa thèse : 99

" Comment connaître la vérité ? Ne peut-on imaginer que la cause du drame, en dehors du banditisme dénoncé officiellement, eût pu être une altercation entre les marins et les Somalis au puits, pour des questions de femmes, de razzia de troupeau ou au sujet d’un autre problème ? "

Les causes du drame, ont le voit, sont nombreuses et on y rajoutera, simplement, le... vol de l'eau :

" Chaque goutte qu'on leur prend (aux Danakils) leur cause un préjudice ; ils tiennent à leur eau plus que nos paysans à leur vin et à leur cidre.[...] Quand ils ont vu nos matelots remplir paisiblement leurs tonnelets, ils se seront approchés et auront témoigné leur mécontentement; nos marins, ne comprenant pas ce

98 Jousseaume, op.cit, p.284.

99 Absié, op.cit.p.30. 67 qu'on leur disait et encore moins ce qu'on voulait dire, se seront rebiffés. Vous connaissez la suite. "100

Reconstitution de la scène du massacre, sur la plage d'Ambado

Le comportement scandaleux de l’équipage voire du gouverneur serait-il la cause du massacre ? Un article du Figaro du 2 mai 1886 nous présente un jeune gouverneur pour le moins déroutant. Le récit commence par l’évocation d’une autre affaire.

" TELEGRAMMES & CORRESPONDANCES

A OBOCK

Aux premières nouvelles de la catastrophe Barrai, des secours s'organisèrent à Obock pour M. Chefneux et furent portés à Tadjourali par le Dankali, petit vapeur appartenant à la Société commerciale du dépôt de charbon. De là, des hommes de confiance devaient les conduire à destination avec des chameaux trotteurs. Mais à peine en route, ils se virent arrêter par le sultan Loïtah qui, sous peine de mort, leur défendit de passer outre.

100 Jousseaume, op.cit, p.294. 68 Ce Loïtah s'était montré, jusque-là, moyennant une modique pension, le serviteur le plus actif et le plus dévoué de la France. Peu de jours auparavant, M. le commandant d'Obock venait, on ne sait pourquoi, de lui retirer cette pension et de transformer ainsi un ami puissant en un ennemi redoutable. Ce n'est pas là le système des Anglais. Ce très jeune commandant se trouvait dans le même moment à Tadjourah, avec le Pingouin, aviso de la marine de l'Etat. Il fit enlever une jeune esclave et la transporta à bord. Fureur de la population qui se met à lui courir sus. Il manque même d'être frappé d'un coup de lance et n'a que le temps de se réfugier sur son bateau, qu'il fait chauffer à toute vapeur, abandonnant les Français aux colères des habitants, dont il entendait de tous côtés les cris de " Mort aux Français !"

Heureusement, le Dankali suppléa à l'absence du Pingouin, et put embarquer 21 personnes. L'épilogue, c'est qu'au lieu de retirer des troupes d'Obock, comme il était annoncé, on vient d'embarquer la semaine dernière 80 hommes pour conjurer les effets de la petite révolution provoquée par les agissements de M. le commandant. Ce jeune fonctionnaire est le fils de M. Lagarde, préfet de Seine- et-Marne. " 101

Léonce Lagarde aurait-il eu le sang chaud ? Souhaitait-il s’approprier les charmes et/ou les services d’une indigène ? L’attitude de ce jeune gouverneur est pour le moins ambiguë et rien ne nous prouve qu’en 1886, il ait changé de comportement. Que Lagarde ait un secret à cacher dans l’affaire d’Ambado n’aurait alors rien d’étonnant.

Pour la décharge de Léonce Lagarde, sans l’excuser, l’attribution d’une jeune esclave par un colon n’était peut-être pas si inhabituelle et révoltante comme elle l’est aujourd’hui. Pensons à cette demande d’Arthur Rimbaud – autre parallèle dans notre histoire – souhaitant se faire attribuer deux jeunes esclaves pour le servir (cf chapitre 1).

Sans le comportement non exempt de critiques des marins français et/ou de Lagarde, peut-être n'y aurait-il pas eu d'affaire du Pingouin ?

101 Son père Antoine fut effectivement préfet en région parisienne mais en Haute-Marne puis dans les Bouches-du-Rhône de 1883 à 1886 selon d’autres sources telle Wikipedia. 69 A noter, et nous terminerons sur cet aspect des choses, que la carrière de certains marins du navire est surprenante. " Pourquoi des marins du Pingouin ont-ils plus tard été intégrés dans la future et squelettique administration de Djibouti, encore en 1899 ? " 102

Et comment expliquer l’attribution de primes mirobolantes associée à leur fulgurante carrière ? Lagarde aurait-il fait accorder de fortes primes, favorisé également la carrière de quelques complices et témoins afin d’étouffer un scandale ou le dédouaner de ses responsabilités ? Charles-Michel Côte a gardé la trace de ces primes qui, déjà à l’époque (1900), scandalisèrent plus d’un : "M. Lagarde, gouverneur d'Obock et secrétaire général au ministère des Colonies 30.000 francs.

Manigaud, ex-fourrier de la flotte, administrateur de 1ère classe 12.000 francs

Menguy, ex-matelot sur le Pingouin, administrateur des Colonies 5.000 francs

Pujol, ex-aide-mécanicien sur le Pingouin, administrateur adjoint 5.000 francs "103

La revue Le correspondant précise l’étonnement général : " On reste rêveur en présence de cette liste où la quantité ne saurait compenser la qualité. Sans doute la personnalité de ces braves gens demeure en dehors de toute discussion, mais leurs spécialités professionnelles ne semblaient guère les préparer aux nouvelles fonctions qu'ils étaient appelés à remplir. D'ailleurs on leur interdisait toute initiative; il eût été, convenez en, de la dernière ingratitude

102Absié, op.cit. p. 30. -

103 Côte (Charles-Michel). - Vers Fachoda à la rencontre de la mission Marchand à travers l’Ethiopie. - Plon, 1900. -

Au cours actuel ce serait 115 000€ pour Lagarde et 20 000€ pour Menguy et Pujol. 70 de ne pas se montrer, en toutes circonstances, le dévoué serviteur de M. le Gouverneur, qui les avait gratifiés de situations si inespérées. "104

Que de simples matelots ou aide-mécanicien deviennent un jour administrateur des Colonies est la marque d’une promotion pour le moins étonnante ! Leur silence fut-il acheté ? Combien l’étude de notre navire nous réserve des surprises et soulève nos interrogations…

Quel fut le rôle des Anglais ?

Il a été maintes fois dénoncé la main de l'Angleterre derrière celles des Somalis. On ne peut s'en étonner lorsqu'on connait la rivalité des deux puissances coloniales dans cette partie du monde.

Dès la connaissance du massacre nos journaux pointent les coupables.

Le Bosphore Egyptien se prononce à mots couverts. Les anglais ne sont pas nommés, mais les assassins ont été payés pour leur crime et nul n’est dupe des vrais responsables :

" Nouvelles d’Obock.

Il court dans la population des bruits de la plus haute gravité. Le chef de la bande aurait avoué dans sa tribu avoir reçu de l’argent depuis longtemps et à plusieurs reprises pour tenter le coup. Is farit cui prodest105. La vérité ne saurait, pense-t-on, tarder à faire jour. […]

L’arrestation du chef de bandits qui a présidé au lâche guet-apens dont les marins du Pingouin ont été victimes va jeter une vive lumière sur les circonstances qui ont précédé le crime. Le misérable est entré dans la voie des aveux et nous savons déjà que les assassins avaient de l’or dans leurs poches. "106

104 Le Correspondant : revue mensuelle : religion, philosophie, politique... " - directeur E. Wilson ; gérant V.-A. Waille date d’édition 1843-1933. -

105 Le criminel est celui à qui le crime profite.

106 Le Bosphore Egyptien du 16 janvier 1887 (N° 1548). 71 Le journal Le Temps vise explicitement les anglais :

" OBOCK

Nous extrayons le passage suivant d'une lettre qu'on nous adresse d'Aden.

Aden, le 8 décembre 1886.

Vous avez appris le tragique événement d'Ambado. Les agents anglais porteront toute la responsabilité de ce guet-apens. A force de pousser les indigènes contre nous en leur prêchant que nous voulons nous emparer de leur pays, ils sont arrivés à faire massacrer nos pauvres matelots du Pingouin, qui étaient allés à terre sans armes, sans même un bâton. Et, détail horrible que je tiens de source sûre, les malheureux ont été massacrés debout, des indigènes leur tenant les bras, tandis que d'autres les criblaient de coups de lance dans le dos et sur la poitrine. Des Somalis embarqués sur le Pingouin et qui faisaient partie de l'armement de l'embarcation ont apporté la nouvelle au commandant d'Obock, qui se trouvait sur l'aviso. Seuls ils ont pu se sauver à la nage et échapper au massacre. Aujourd'hui on dit ; pour des raisons faciles à apprécier, que ce sont les matelots qui on dû maltraiter les Somalis. Mais comment des matelots sans armes, pompant de l'eau, ont-ils pu attaquer 100 ou 200 Somalis en armes? Il y a eu guet-apens préparé, et on a commis une grande imprudence en envoyant nos hommes à terre, dans un pays sauvage et non occupé, sans même leur donner un revolver. Conséquence de tout cela, une grande effervescence règne sur la côte, et à Obock même on ne se croit pas en sûreté; chacun craint pour sa vie, prend ses précautions et le soir venu on se barricade chez soi. " 107

La Lanterne affirme la responsabilité anglaise dans le titre même de son article :

"LE MASSACRE D'AMBADO

Les agents anglais à Obock. — Leurs excitations aux indigènes. (D'un correspondant.)

107 Le Temps du 23 décembre 1886 (N° 9364). 72 Aden, 9 décembre. — Les Anglais doivent porter la responsabilité entière de cet odieux massacre. A force d'exciter les indigènes contre les Français en leur déclarant que nous voulions nous emparer de leur pays, ils sont arrivés à faire massacrer nos pauvres matelots du Pingouin, qui étaient allés à terre sans armes, sans même un bâton. Et, détail horrible, les malheureux ont été massacrés debout, des indigènes leur tenant les bras, tandis que d'autres les criblaient de coups de lance dans le dos et sur la poitrine. Des Somalis embarqués sur le Pingouin et qui faisaient partie de l'armement de l'embarcation ont apporté la nouvelle au commandant d'Obock, qui se trouvait sur l'aviso. Seuls ils ont pu se sauver à la nage et échapper au massacre. Il y a donc certainement eu guet-apens préparé et on a commis une grande imprudence en envoyant nos hommes à terre, dans un pays sauvage et non occupé, sans même leur donner un revolver. Conséquence de tout cela, une grande effervescence règne sur la côte, et à Obock même on ne se croit pas en sûreté ; chacun craint pour sa vie, prend ses précautions et le soir venu on se barricade chez soi. " 108

D’autres affaires postérieures au massacre et impliquant les anglais seront l’occasion de rappeler à la mémoire populaire Ambado et la responsabilité du vice-consul Anglais :

" NOS FAUX AMIS

Les dépêches nous signalaient, hier, une agitation inquiétante parmi les peuplades qui entourent notre petite colonie d’Obock où trois soldats d’infanterie de marine viennent d’être assassinés.[…] Les Somalis n’obéissent pas à leur propre impulsion en attaquant notre colonie ; c’est que l’on peut affirmer, sans crainte de se tromper, qu’ils sont des instruments entre les mains peu scrupuleuse des agents placés par le gouvernement anglais sur la côte orientale d’Afrique, avec la mission de nous contrecarrer et de mettre obstacle à toutes nos entreprises dans ces parages.

Il y a plusieurs précédents qui permettent d’avancer sans témérité une pareille hypothèse. Tout récemment l’enquête sur le massacre des marins du Pingouin à Ambado, a jeté une lueur sinistre sur le rôle du vice-consul britannique à Zeilah. La lumière n’est pas totalement faite sur le guet-apens d’Ambado. "109 108 La Lanterne du 24 décembre 1886 (N° 3534). 109 Journal La Tribune – Organe de la Démocratie Radicale de la Région du Rhône - 24 fé- vrier 1887. 73 Avec le recul du temps l'opinion française reste sur cette ligne : ce furent les anglais qui poussèrent les Somalis au massacre de nos marins. Voici ce qui est écrit à la rubrique "Ambado" du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle :

"AMBADO, village de la côte d'Afrique, dans le golfe ne Tadjourah, au S. de la ville de Tadjourah, à l'entrée de la mer Rouge et à peu de distance d'Obock. C'est sur son rivage que fut massacrée, au mois de novembre 1886, une partie de l'équipage du Pingouin aviso français mouillé dans ces parages. Rien ne pouvait faire prévoir un si triste événement, car dans la matinée de ce jour on avait fait des échanges tout à fait amicaux avec quelques chefs indigènes. Ils vinrent même déjeuner à bord du Pingouin, et c'est avec eux lorsqu'ils revinrent à terre, qu'un certain nombre de matelots débarquèrent pour aller faire de l'eau, emmenant, pour plus de commodité, la pompe à incendie. Que se passa-t-il à terre ? On ne le saura jamais d'une façon positive. Les personnes intéressées à obscurcir la vérité nous voulons dire les agents anglais ont fourni l'explication suivante. Les matelots ont dû frapper les Somàlis qui, n'ayant jamais vu de pompe à incendie, s'approchaient de très près pour considérer cet appareil et gênaient ainsi la manœuvre, et la responsabilité de l'événement incombe ainsi à ceux-là mêmes qui en furent les victimes. II est bon de faire remarquer à cet égard que nos marins étaient une dizaine environ, n'ayant pas même un bâton pour se défendre, au milieu de près de 200 Somâlis bien armés, et qu'il est par conséquent fort hasardé de leur attribuer des provocations invraisemblables; que depuis longtemps déjà les agents anglais ne cessaient d'exciter les indigènes contre nous, en leur prêchant que nous voulions nous emparer de leur pays. Peu d'instants après le départ des matelots, un nègre vint à la nage annoncer au commandant du Pingouin qu'ils avaient été massacrés. Celui-ci se rendit aussitôt à terre avec le reste de l'équipage et trouva tous ses hommes morts ou mourants. Ils furent inhumés à Obock. Détail horrible et authentique, qui montre bien que l'affaire d'Ambado a été un guet-apens et non un combat : nos marins ont été massacrés debout, des indigènes leur tenant les bras tandis que d'autres les frappaient dans le dos et dans la poitrine à coups de lance et de couteau." 110

La responsabilité des anglais, avérée ou non, ne fut jamais démontrée. Et le conflit potentiel entre les deux puissances occidentales se régla au final par la voie des traités aboutissant au partage des territoires :

110 Larousse (Pierre). - op.cit. -

74 "En août 1885, nous avons occupé Ambado sur le rivage sud de la baie : les Anglais, qui avaient essayé de nous y devancer, ont élevé une prétention que M. Lagarde écarta au nom du traité de 1882. Les traités de mars 1885, conclus avec les tribus du rivage sud de la baie, nous donnaient tout le littoral depuis le Gubbet-Kharab jusqu'au delà de Zeilah, et nous occupions Dongaretta; mais cette occupation d'un point entre Zeilah et Berberah, deux Ailles (?) au khédive d'Egypte, où s'étaient établis les Anglais, inquiétait ceux-ci.

En 1887 un arrangement fut conclu entre lord Salisbury et M. Flourens, alors ministre des Affaires étrangères. Nous renoncions à Dongaretta; en échange, l'Angleterre nous cédait les îles Mouscha qui dominent la baie de Tadjourah. Enfin en 1888 nous occupions le cap Djiboutil, et alors nouvel arrangement avec l'Angleterre pour arriver à déterminer la limite de nos influences respectives dans le pays somâli : il fut convenu que notre frontière vers l'est partirait du cap Djiboutil et, par Alassouen, Bir-Calouba, Gildessa, Harar, aboutirait au royaume de Choa." 111

Pourquoi la France s'est-elle montrée si clémente ?

Si la France ne pouvait à la légère s'engager dans un conflit ouvert avec la Grande-Bretagne, on peut s'étonner de sa clémence envers les "indigènes".

" Si vous aviez été le gouverneur d'Obock, (Lagarde) vous auriez voulu venger les sept victimes de votre imprévoyance ; vous auriez dévasté un pays, massacré tous les habitants qui vous seraient tombés sous la main, et vous n'auriez peut- être pas atteint un seul des coupables ; coupables à vos yeux d'avoir obéi à l'instinct qui porte tous les hommes à conserver pour eux ce qui est indispensable et même simplement nécessaire à la vie. Si, étant sous mes ordres, vous aviez dans cette circonstance rachetée votre imprévoyance et votre imprudence par de pareils moyens, je ne vous dis pas ce que j'aurais fait. " 112

111 Rambaud (Alfred). - La France coloniale, histoire, géographie, commerce. - A. Colin, 1893. - 112 Jousseaume, op.cit, p.295. 75 La situation n'est pas si simple. Comment s'emparer des coupables ? Les journaux, sont conscients de la difficulté mais exigent une intervention musclée des autorités, au moins par principe :

"Les Somalis, se tenant en dehors de notre rayon d'action d Obock, il ne sera pas facile de les châtier. Néanmoins on ne peut admettre qu'ils restent impunis, cet attentat ayant été commis à proximité de Tadjourah, qui est sous notre protectorat, et où notre influence civilisatrice ne s'était jusqu'ici manifestée que par des relations toutes pacifiques".113

"L'incident malheureux d'Ambado est une leçon, et il est extraordinaire que nous n'ayons pas eu auparavant maille à partir avec les Somalis ou les Danakils. Nous sommes trop confiants, car nous commettons constamment l'imprudence de nous présenter sans armes devant ces nomades. Si les matelots du Pingouin avaient eu seulement un revolver, jamais les Iza-Samolis ne les eussent attaqués et nous n'aurions pas à déplorer la mort de ces braves gens.

Qu'allions-nous faire? Si pareille aventure arrivait aux Anglais, ils expédieraient d'Aden un détachement de cavaliers et lui feraient exécuter une grande razzia dans l'intérieur. Ils emploieraient ainsi un moyen qui leur a réussi plus d'une fois et qui parait excellent pour se faire respecter des Somalis." 114

La référence à nos " amis " anglais s’exprime souvent. Eux, au moins, n’hésiteraient pas :

" Le Pingouin était mouillé non loin d'Ambado, sur la côte Somali. Une embarcation, montée par un premier maître et six hommes, était allée à terre faire de l'eau; aucun d'eux n'était armé. Tout à coup, ils se virent, à l'improviste, entourés par plus de 80 indigènes, et tombèrent tous massacrés.

Et maintenant, quel châtiment infliger à ces sauvages ? Quelle vengeance tirer de ce forfait ? Saurons-nous ouvrir les yeux sur la nécessité d'une manifestation énergique et prompte, qui impose à tous le respect salutaire de notre drapeau ? Nous déciderons-nous à élargir assez le rayon de notre domination, pour qu'elle trouve en elle-même, avec le succès, des éléments suffisants de résistance et de

113 Le Radical le 26 novembre 1886.

114 Le Temps du 9 décembre 1886 (N° 9350). 76 durée, et pour qu'elle offre, à ceux qui l'appellent, une sauvegarde sans mécompte ? Voilà les questions qui se posent.

Les Anglais n'y mettent point tant de façons. A l'extrémité du cap Guardafui se trouve l'île de Socotora, dont la situation avancée surveille la route des Indes. Elle appartient à l'Iman de Mascate, et son autorité n'y a jamais été contestée. Cette position leur a paru bonne à prendre ; aussi, sans plus se préoccuper des droits du souverain légitime que des susceptibilités des autres nations européennes, une décision du gouverneur d'Aden en a tout simplement déclaré l'annexion à l'Empire britannique, et une garnison y a été installée. "115

Indépendamment du souci de vengeance s’exprime le souhait d’une occupation stratégique :

" D'autre part, Ambado paraît être un point important au point de vue indigène, principalement à cause de l'eau douce que l'on y trouve. Nous y avons arboré notre pavillon; peut-être serait-il bon d'y installer un petit poste, si les ressources et la garnison d'Obock le permettaient. " 116

Le gouvernement entend ces messages de l'opinion publique et, au moins pour la forme, ne reste pas totalement inactif. Il se décide à envoyer la canonnière Capricorne.

"Ordre a été donné au commandant de la canonnière Capricorne d'attendre à Aden des instructions en vue de la manifestation à faire sur les cotes d'Ambado pour s'emparer des Somalis qui ont assassiné les marins du Pingouin. Il importe que des mesures soient prises immédiatement car ce crime demande un prompt et exemplaire châtiment.

Si les tribus se retirent dans l'intérieur des terres on pourra en attendant qu'on aille les y pourchasser mettre le blocus sur leur littoral, capturer leur boutres et

115 De Rivoyre (Denis). - op.cit. -

116 Poydenot (G.). - Obock station de ravitaillement pour la marine française (guerre et commerce). - notes et photographies prises au cours d'un voyage d'études à Obock, Djiboutil et Aden. - Impr. de C. Blot, 1893. - 77 retenir à Obock tous les Somalis dont on se saisira. Il ne faut pas laisser un instant supposer que l'insulte sanglante faite au drapeau de la France restera impunie".117

L'opinion, consciente des difficultés de l'affaire, incline toutefois à la prudence :

" Quand il n'y a rien à gagner, le plus sage est de rester tranquille ; aussi j'approuve le gouvernement français de n'avoir pas écouté les avis de ceux, comme vous, qui réclamaient la vengeance des victimes d'Ambado. "118

Et parait se résigner à une simple démonstration militaire :

"OBOCK - Le gouvernement a donné l'ordre à M. le lieutenant de vaisseau Bougrain, commandant la canonnière le Capricorne, d'attendre à Aden des instructions au sujet du guet-apens dont les six matelots et le commandant du Pingouin ont été victimes à Ambado.

Il est décidé, en principe, qu'on fera une démonstration militaire de ce côté afin de tâcher de s'emparer des Somalis qui ont assassiné nos marins.

Il y a lieu de craindre que cette manifestation soit purement platonique, parce que les Somalis, suivant toutes probabilités, ne viendront pas jusqu'à la côte se faire prendre par l'équipage du Capricorne, et comme il nous est assez difficile d'opérer à terre une descente utile, il faudra attendre longtemps pour venger nos marins".119

L'affaire toutefois ne s'arrêtera pas avec cette démonstration de force. Il faudra attendre l'arrestation des assassins pour refermer la page de cette histoire. Un dénouement là aussi plein de mystère.

117 Courrier des alpes, écho de la Savoie et de la Haute Savoie 2 déc 1886.

118 Jousseaume, op.cit, p.297

119 Le Radical du 30 novembre 1886 (N° 334). 78 La cote de Khor Ambado aujourd'hui

Les assassins furent-ils capturés, dénoncés ou se livrèrent-ils ?

Moins d'un mois après le massacre, en dépit des difficultés pressenties, les coupables sont entre nos mains, une annonce faite par Léonce Lagarde lui- même.

"A OBOCK

L'arrestation des coupables

Le ministre de la marine a reçu en ces derniers jours un télégramme de M. le commandant d'Obock annonçant que le chef du guet-apens d'Ambado et un des meurtriers des matelots du Pingouin sont entre ses mains." 120

120 La Lanterne du 1er décembre 1887 (N° 3553). 79 Ce même journal précise deux mois plus tard le nom de ce chef et les conditions de son arrestation.

"A OBOCK

Le massacre d'Ambado. - Arrestation du principal assassin.

(D'un correspondant)

Obock, 4 janvier. — Bôh-Allélé, le chef des assassins de nos marins à Ambado et le Somali qui aurait donné le signal du massacre en tuant le capitaine du Pingouin vient d'être arrêté à Ambado par M. Léon Henry, l'interprète de la colonie. Il a été amené à Obock, où il a fait des révélations très importantes." 121

Avec le recul du temps les choses se précisent. Le rôle de Lagarde devient primordial : il mène l'enquête, découvre le coupable et s'en empare. On ne parle plus de Léon Henry. L'Angleterre se dérobe à ses responsabilités :

"M. Lagarde ne pouvant plus que venger ses hommes, commença immédiatement une enquête ; il découvrit et s'empara du chef des assassins, le Sômali Bôh-Allélé.

D'après une correspondance d'Obock, il serait démontré que ce fait n'est pas le résultat d'un malentendu fortuit, comme il s'en produit parfois sur les côtes d'Afrique.

Il résulterait, au contraire, des révélations de Bôh-Allélé, ainsi que des faits découverts par notre vice-consul à Zeylah, que les assassins auraient été poussés à leur action par deux naturels de Zeylah à la solde du vice-consulat anglais de cette localité.

L'un, Abdi-Somatare, drogman122 indigène de ce vice-consulat, déjà condamné plusieurs fois pour vol et meurtre ; l'autre, Idris-Omeiche, protégé du vice- consul, déjà condamné à mort par le roi Ménélik, du Choa, et sauvé par Abou- Beker-pacha, qui l'avait réclamé comme sujet égyptien.

121 La Lanterne du 30 janvier 1887 (N° 3571).

122 Interprète officiel chargé de seconder les agents diplomatiques et consulaires. 80 Notre vice-consul à Zeylah ayant acquis la preuve de la culpabilité de ces hommes, pria son collègue anglais de les maintenir à la disposition des autorités françaises. Ce dernier, loin d'y consentir, les couvrit de sa protection et, de sa propre initiative, les fit changer de résidence." 123

Par la suite, Léonce Lagarde, affirmera dans une lettre du 27 décembre 1886 124 que les assassins se livrèrent d'eux mêmes. Mais pourquoi donc alors qu'ils bénéficiaient de la protection de l'Angleterre ?

L'opinion publique se résigne au dénouement. Il sera difficile de prendre et condamner les vrais coupables. Mais au moins pourrait-on appliquer une sanction collective visant à frapper les indigènes " au portefeuille ".

"On a livré aussi, paraît-il, au commandant d'Obok, l'un de meurtriers de nos marins à Ambado mais n'est-il pas à craindre que les plus coupables n'aient échappé et n'aient fait tomber le châtiment sur des hommes moins influents dans la tribu?

C'est celle-ci qui doit être rendue responsable collectivement : la punition qui l'atteindrait le plus serait sans doute une forte amende. Elle serait ainsi tout entière intéressée à prévenir le retour de faits aussi déplorables." 125

Le principe d’une amende (ou d’une rançon) comme punition d’un peuple indigène semble un châtiment d’usage courant. L’explorateur Jules Borelli s’en fait l’écho dans son journal, évoquant là encore, au passage, le rôle de prison du Pingouin :

" Il y a trois mois environ, le chef d'une tribu voisine d'Assab était venu avec une troupe armée réclamer au résident d'Obock une partie du territoire français il revendiquait des droits imaginaires. Sa prétention reçut l'accueil qu'elle méritait. Un détachement de troupes se trouvait sur un transport en relâche. Le résident fit appel à son aide, on courut sus aux envahisseurs et on les dispersa. Pour compléter la leçon, on imposa à leur chef une forte rançon et deux prisonniers

123 Société normande de géographie. Bulletin de l'année 1886/01 (A8,T9)-1887/12 (A9,T9). 124 Absié, op.cit. 125 Revue de géographie dirigée par M. Ludovic Drapeyron. Éditeur : E. Thorin (Paris). Éditeur : Institut géographique de Paris (Paris) et Librairie Ch. Delagrave (Paris). Date d'édition : 1877-1924.

81 furent retenus en otage. L'un d'eux s'est évadé ; l'autre est à bord du Pingouin, en station à Obock. Quant à la rançon, elle n'arrivera jamais. " 126

Même pour des affaires d’honneur, où la vertu d‘une femme, suprême valeur pour des musulmans, est en cause, l’amende est une réparation acceptée.

" Un coup de canif dans le contrat est en Apharras le plus répréhensible et le plus dangereux de tous les actes féminins. Un mari outragé a droit de vie et de mort sur son épouse et sur son complice. Il est le seul juge de son déshonneur, il peut tuer les coupables ou les condamner à une amende, lui paraissant suffisante, pour réparer le préjudice causé. "127

Il est donc envisageable que la sanction appliquée, en ce sens où elle pouvait être considérée comme la plus dissuasive envers la population des coupables, fut une amende.

Mais il ne s’agit que d’une hypothèse et, dernière interrogation : que sont devenus les hommes qui se sont livrés, volontairement ou pas, aux Français ? Quel dénouement pour notre histoire : un procès, une amende, une libération, une exécution ?...

Aucun des journaux consultés ni ouvrages traitant du sujet, n’évoquent le sort des prisonniers. Là encore le mystère demeure entier.

***

126Borelli (Jules). - op.cit. -

127 Jousseaume (Félix). Op.cit., Tome 2, p.99 82 Reconstitution, sous forme d'une maquette navigante, du Pingouin

Nous voici arrivé au terme de la liste de nos interrogations.

Peu d’entre-elles ont trouvées leur réponse définitive et il y a de forte chance qu’elles ne l’obtiennent jamais.

Le massacre de quelques marins au fond de l’Afrique est un sujet en soi de peu d’importance. Des massacres l’Histoire en a connu d’autres et on peut se demander pourquoi celui d’Ambado fut retenu dans le poème de Rimbaud.

Nombre d’interrogations, d’hypothèses et de zones d’ombre planent sur notre tragédie. Gageons qu'elles rendent cette histoire incomparable et que, par la richesse de leurs mystères elles aient pu, au-delà de la frontière du temps, marquer de leurs empreintes les esprits sensibles, tel celui de notre jeune poète.

Un esprit, par ses lectures précoces, préparé à l’Afrique, son futur pays d’adoption, aussi n’est on pas étonné de le voir pressentir un drame survenu dans cette région. Mais encore un esprit particulièrement réceptif, très tôt préparé à l’art de la voyance. Le chapitre suivant en fera la démonstration.

83 84 Chapitre 4 – Rimbaud le voyant

" Et j'ai vu parfois ce que l'homme a cru voir ". Le Bateau Ivre Arthur Rimbaud

Le silence de Rimbaud

“Entre le 15 septembre 1886 et le 7 avril 1887, Rimbaud n'a écrit ni à sa famille ni à personne : sept mois de silence absolu.”128

Comment expliquer ce silence d'Arthur Rimbaud lui qui écrivait si régulièrement à sa famille ? Selon les sources, il a quitté Tadjoura soit peu de temps avant soit peu de temps après la tragédie d'Ambado datée de novembre. A-t-il eu connaissance du massacre ? Celui-ci l'a-t-il ébranlé au point de le conduire au silence ? Lui si friand des détails et des anecdotes pouvant illustrer sa correspondance, il n'en dit rien et n'en parlera jamais...

A n'en pas douter, Rimbaud, installé sur place et contemporain du drame ne pouvait ignorer " l'affaire du Pingouin " qui a été abondamment commentée – sur le vif et après coup - par ses compatriotes. Une affaire potentiellement lourde du fait de ses incidences internationales et locales, un incident longuement rapporté dans les médias. Des médias nationaux, nous l’avons illustré précédemment, mais aussi des journaux étrangers, comme le soulignent ces quelques exemples lus dans des journaux Hollandais, Suisse et Américain.

" PARIJS, 28 Januari. Boh-Allele, het hoofd der moordenaars van de Fransche matrozen bij Obok, is te Ambado" (PARIS, le 28 Janvier . Boh -Allèle, le chef des assassins des marins français est arrêté"). 129

" Le massacre d'Ambado confirmé". 130

128 Jouffroy (Alain). - Je suis ici dans les Gallas : Lettres et textes d'Arthur Rimbaud choisis et présentés. - Edition du Rocher, 1991. - 129 Journal Hollandais Leidsch Dagblad du 31 janvier 1887. 130 Journal Suisse l'impartial – 26 novembre 1886 (N° 1823). 85 " News has reached here that the Somanlioat Ambado, on the African coast, have massacred the captain and seven of the crewof the French war vessel Penguin, who landedat that place for the purpose of obtaining water" . (Nous apprenons que les Somaliens d’Ambado, sur la côte africaine, ont massacré le capitaine et sept membres de l’équipage du navire Français Le Pingouin qui stationnait sur place pour s’approvisionner en eau).131

Si de nombreux témoignages, de toutes origines peuvent se lire, on s'étonnera alors que Rimbaud n'en parle pas de son côté.

Il est pourtant conscient des dangers et l'indique sans réticence quand il ne s'adresse pas à sa famille, tel ici en 1887 juste après l'incident d'Ambado :

“Notre route est dite route Gobât, du nom de sa quinzième station, où paissent ordinairement les troupeaux des Debné, nos alliés. Elle compte environ vingt- trois étapes, jusqu’à Hérer, par les paysages les plus affreux de ce côté de l’Afrique. Elle est fort dangereuse par le fait que les Debné, tribus d’ailleurs des plus misérables, qui font les transports, sont éternellement en guerre, à droite, avec les tribus Moudeïtos et Assa-Imara, et, à gauche, avec les Issas Somali.”132

Par contre il veille à ne jamais inquiéter ses proches avec des nouvelles alarmantes. Sa volonté pourrait se résumer alors dans cette phrase : " Ne parlons pas d'un massacre local afin de ne pas inquiéter mes proches. Parlons plutôt de choses insignifiantes comme la météo locale ".

Ainsi pouvons-nous lire dans sa correspondance :

" Je suis aussi bien qu'on peut l'être ici. " 133

Il leur parle du temps…

131 Journal Américain The North Ontario Times du 24 novembre 1886. 132 Lettre de Rimbaud au directeur du Phosphore Egyptien, Le Caire, août 1887.

133 Lettre de A. Rimbaud à sa famille, le 22 septembre 1880.

86 " [...] Encore à Obok, qui est à 4 heures de vapeur d'ici, fait-il plus frais qu'à Aden, mais ici c'est très sain " 134

De sa santé…

" Je me trouve en bonne santé ; mes affaires d'ici ne finiront pas avant la fin de l'année ".135

Et les rassure…

" Ne vous effrayez pas de tout cela, cependant. De meilleurs jours viendront. " 136

Si on peut passer sur de pieux mensonges, il est par contre pour le moins étrange de lire sous sa plume : " Ambado est sans eau " 137 .

Cette affirmation est en totale contradiction avec la géographie des lieux confortée par l'expédition des matelots du Pingouin partis à terre en quête d'eau et ce que nous connaissons d'Arthur Rimbaud qui se piquait de géographie. 138

134 Lettre de A Rimbaud à sa famille, le 10 septembre 1884.

135 Lettre de A Rimbaud à sa famille le 7 avril 1887.

136 Lettre de A Rimbaud à sa mère, le 30 avril 1891.

137 Lettre de A Rimbaud au directeur du Bosphore Egyptien, le 20 août 1887. 138 Cf. dans notre chapitre 1 consacré à la biographie de Rimbaud, ses activités de correspondant d'une revue de géographie. Le soucis du détail et du goût de rapporter l'exactitude des faits se retrouvent dans ces lignes :

“Les cours d'eau de l'Ogadine sont sans importance. On nous en compte quatre, descendant tous du massif de Harar: l'un, le Fafan, prend sa source dans le Condoudo, descend par le Boursouque (ou Barsoub), fait un coude dans toute l'Ogadine, et vient se jeter dans le Wabi au point nommé Faf, à mi-chemin de Mogdischo; c'est le cours d'eau le plus apparent de l'Ogadine. Deux autres petites rivières sont: le Hérer, sortant également du Garo Condoudo, contournant le Babili et recevant à quatre jours sud du Harar, dans les Ennyas, le Gobeiley et le Moyo descendus des Alas, puis se jetant dans le Wabi en Ogadine, au pays de Nokob; et la Dokhta, naissant dans le Warra Heban (Babili) et descendant au Wabi, probablement dans la direction du Hérer. (...)“ Rimbaud (Arthur). - Rapport sur l'Ogadine. - Editions de Londres, 2011. - 87 Ambado a bien de l’eau. Rappelons quelques témoignages parmi les plus marquants :

" M. Baudet et les huit marins étaient descendus à terre, sur la foi du traité qui venait d'être conclu. Ils se dirigeaient vers l'eau douce, au fond du ravin quand ils ont été attaqués et massacrés à coups de lance ".139

" Comme le Pingouin n'avait plus une quantité d'eau suffisante pour faire cette courte traversée, le commandant envoya sept matelots puiser de l'eau à la fontaine que vous avez vue ".140

" D'autre part, Ambado paraît être un point important au point de vue indigène, principalement à cause de l'eau douce que l'on y trouve". 141 “Les points d'eau qu'on rencontre sur la côte, dans le territoire des Djiboutils, sont peu nombreux ; le principal est Ambado, où se trouve un petit village somali, lequel a été rendu tristement célèbre par l'assassinat de plusieurs de nos marins faisant partie de l'équipage du Pingouin, tués par les Issas en 1886. “142 " Le Pingouin, dont une partie de l'équipage vient d'être massacrée à Ambadou par les Somalis, est un petit bâtiment de guerre à la disposition de M. Lagarde, commandant d'Obock. Ce bâtiment était sous les ordres de M. Baudet, premier maître de timonerie. L'endroit où a eu lieu le massacre des huit matelots du Pingouin rappelle les gorges des Pyrénées. L'eau y est assez abondante, ce qui est très rare dans ces pays." Et l'article ajoute plus loin, quelque chose qui confirme que ce petit coin de Somalie n'est pas un havre de paix : " L'année dernière, à pareille époque, deux explorateurs français, qui étaient campés près d'Ambadou, y ont été attaqués à plusieurs reprises et se sont vus dans l'obligation de gagner Tadjourah afin de pouvoir y former tranquillement leur caravane." 143

139 Borelli (Jules). - op.cit. - 140 Jousseaume (Félix). - op.cit. -

141 Poydenot (G.). - op.cit. - 142 Bulletin Trimestriel de Géographie de la Province d'Oran – Tome XI – 1891.

143 Journal Le Figaro du 26 novembre 1886 (N° 330). Repris également dans le Journal du Loiret du 26 novembre 1886. 88 La lecture du "Mouvement du bâtiment selon les rôles d'équipage", document administratif officiel nous montre qu'en 1885 et en 1887 le Pingouin a relâché régulièrement à Kor Ambado. Pourquoi Arthur Rimbaud affirme-t-il qu’il n’y a pas d’eau à Ambado ? Arrêtons-nous un instant. Tout se passe comme si, après l'affirmation d'un climat calme et serein à Tadjoura dans sa lettre adressée à sa mère (cf chapitre 2) notre poète " enfonce le clou " en affirmant haut et fort que, de toute manière, il n’est pas crédible qu'un massacre de matelots français eut lieu un jour sur la plage d'Ambado pour la simple raison qu'il est impossible d'y débarquer en quête de provision d'eau. " Circulez donc, il n'y a rien à voir ! " CQFD.

On connaît la fermeture d'Arthur Rimbaud à son passé de poète.144 Un renoncement intégral, une négation de sa vie antérieure, une attitude quasi obsessionnelle.

Imaginons un instant que l'écho d'un passé renié puisse rejoindre, à notre corps défendant, notre présent. Un tel événement, ne viendrait-il pas alors nous atteindre, nous irriter, au plus profond de notre être au point qu'il nous soit vital de le nier de toute notre force ? Et parfois encore nous faire écrire de bien étranges choses qu'un psychanalyste ne manquerait pas de souligner tant le refoulé doit, d'une manière ou une autre, émerger....145 Trop de coïncidences, de relations ne peuvent que nous interroger.

Mais comment cette histoire du Pingouin aurait-elle pu atteindre Rimbaud ? Quelles sont les preuves ou les traces laissées ?

Lorsqu'on rapproche l'aventure du Pingouin, aviso à vapeur, avec un autre navire, celui de son poème le plus célèbre, le Bateau Ivre, on est frappé par de nombreuses similitudes et nous les analyserons, en détail, dans le chapitre 7 : " Le Pingouin en filigrane du poème ".

144 " Mais la littérature ?... " " Je ne pense plus à ça " réponds A Rimbaud à son ami Delahaye l'interrogeant en 1879 in " Rimbaud. L'artiste et l'être moral " Messein, 1923. 145 cf supra la lettre de Arthur Rimbaud à sa mère en décembre 1886 " où dorment à présent six soldats français sous les ordres d'un sergent " à rapprocher des marins du Pingouin : six matelots commandés par un premier maître (sous-officier) qui "dorment' eux-aussi mais de leur dernier sommeil. Un " lapsus" de notre Ardennais ?

89 Ces similitudes sont peut-être fortuites mais peuvent très bien être envisagées comme illustrant la voyance d'Arthur Rimbaud.

Le poète voyant

Rappelons ce qu'il écrivait, alors poète, âgé de 17 ans en 1871, dans sa célèbre lettre dite " du voyant " 146 :

" Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences [...] Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! " .

Arthur Rimbaud, se déclarant lui-même voyant, aurait entrevu, aiguillonné par sa sensibilité de jeune poète, un événement tragique qui interviendra dans son futur, dans sa seconde vie. Il l'aurait inscrit, à son corps défendant peut-être, en sus d'autres thèmes du Bateau Ivre, dans ce poème qui illustre - quand même - sa propre histoire : le récit d'un navire allégorie de son existence future.

146 Lettre d'Arthur Rimbaud à Paul Demeny, 15 mai 1871. Mais il existe deux lettres dites " du voyant ".

"Les Lettres du voyant sont le nom sous lequel l'histoire littéraire a pris l'habitude de désigner deux lettres écrites par Arthur Rimbaud en mai 1871, dans lesquelles il développe une critique radicale de la poésie occidentale depuis l'antiquité et défend l'émergence d'une nouvelle raison poétique. La première (et la plus courte) de ces deux lettres fut écrite le 13 maii 1871 et adressée à Georges Izambard, l'ancien professeur de Rimbaud au collège de Charleville. Le fac similé de cette lettre fut publié pour la première fois, à l'initiative de son destinataire, en octobre 1928 dans la Revue européenne. Elle contient le poème Le coeur supplicié. C'est là qu'apparait également la formule, restée fameuse, " Je est un autre " ("Car Je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute.") La seconde lettre dite " du voyant " fut adressée le 15 mai 1871 au poète Paul Demeny, à qui Rimbaud avait confié quelques mois plus tôt une copie de son œuvre poétique antérieure, en vue d'une publication. Son contenu fut révélé au public par (le futur mari de sa soeur Isabelle) en octobre 1912 dans La Nouvelle Revue française. Elle contient les poèmes Chant de guerre parisien, Mes petites amoureuses et Accroupissements. Source Wikipédia.

90 Ma thèse ne contredit pas la ou les explications classiques du poème : elle y rajoute en contre-point un élément supplémentaire. Le modèle du Bateau Ivre serait l'aviso Le Pingouin. Une dernière " strate " où cohabitent désormais :

. L'histoire d'un bateau imaginaire (un bateau raconte son aventure) ;

. L' allégorie de la vie d’un poète (le poète, après avoir épuisé toutes les possibilités de la poésie et de l'aventure, s'achemine à la mort) ;

. Le récit du destin d'Arthur Rimbaud (il quitte l'Europe puis revient à la maison après une vie aventureuse) ;

. La vision d'une tragédie future (le massacre de sept matelots du Pingouin).

Cette anticipation d'un événement futur entachant un navire n'a rien d'original.

Rappelons un désastre naval bien plus célèbre et troublant. En 1898, Morgan Robertson, un auteur obscur, écrit le roman " Futility " autour de la disparition tragique du paquebot " Titan " évoquant d'une manière étonnante l'histoire du " Titanic "... 14 ans avant son naufrage. Quatorze années à rapprocher des quinze années séparant la prémonition d’A. Rimbaud avec le massacre d’Ambado.

Que Rimbaud eut quelques prémonitions sur sa vie future d’errance ne semble faire de doute si on lit ce qu'il nous a laissé dans son poème Sensation écrit en 1870 soit une année avant Le Bateau : "J’irai loin, bien loin comme un bohémien … " Et Rimbaud partira, comme il l’a annoncé, bien loin en Afrique menant une vie d’homme libre (= de bohémien) se livrant à tous les trafics qu’il imagina jeune garçon.

Nombre d’analystes spécialistes du poète soulignent ce don, révélé par la lecture du bateau ivre, sans fausse pudeur, en reprenant le terme même de " prémonition " :

" Quand l'adolescent de 17 ans écrit Le Bateau Ivre, sa fièvre créatrice est parcourue de prémonitions qui seront toujours au cœur de sa poésie. Il sait ce que sera son existence. "147

147 Labbe (François). - Jean Arthur Rimbaud ou Alceste au désert. –editions-harmattan, ar- ticles, 2013.- 91 " Dans le Bateau Ivre, Rimbaud a pour la première fois une prémonition de son destin ".148

Des prémonitions peut-être mais fut-il un vrai voyant ? Se dire voyant est-il " une figure de style " ou Rimbaud fut-il un voyant au sens le plus commun du terme ?

Nombreux se sont penchés sur cette question. Leurs réponses affirmatives viennent conforter ma thèse.

Reconstitution, sous la forme d'une maquette navigante, du Bateau Ivre

Le passionné des sciences occultes

148 Briet (Suzanne). - Rimbaud notre prochain. - Nouvelles Editions Latines, 1956. - 92 Le 19ème siècle fut profondément marqué par le goût de l’occultisme, depuis les cercles spirites ou théosophiques de Mme Blavatsky jusqu’aux recherches scientifiques de Flammarion et Richet.

" Les cercles poétiques et littéraire du XIXe siècle en France et en Europe ont été profondément influencés par ce retour de l'occultisme et il est plus qu'acceptable de considérer que Rimbaud ait pu être sensibilisé à leurs idées dès cette époque. Ainsi Verlaine s'y intéressa de manière plus officielle quelques années plus tard, lors de sa rencontre avec Joséphine Péladan ".149

Nous ne nous étonnerons pas de voir plusieurs analystes étudier l’œuvre de Rimbaud au regard des influences de son époque.

" L'idée d'un Rimbaud versé dans les sciences occultes et dont la poésie serait aussi hermétiste qu'hermétique a eu une certaine fortune dans la critique rimbaldienne, parfois la plus sérieuse. Enid Starkie n'a cessé de défendre ce point de vue dans ses travaux depuis son premier livre, publié en 1938, Suzanne Bernard a associé la " rêverie " de Rimbaud dans " Alchimie du verbe " à celle des occultistes et à Ballanche en particulier ; Jean Richer 150 a fait paraitre en 1972 un essai de critique ésotérique sur " l'Alchimie du verbe de Rimbaud " ; [...] et aujourd'hui encore, il n'est pas rare de lire des travaux où les auteurs prônent et illustrent des lectures plus ou moins kabbalistiques des textes de Rimbaud ".151

Alchimie, Tarot, Magie, sont les termes qui reviennent le plus souvent :

" L'étude de Jean Richer, consacrée avant tout au déchiffrement des poèmes de Délires II, souhaite se rattacher à la méthode de la grammatologie, entendue comme une relation étroite entre le son et le sens. Il s'agit de partir de l'étude des structures phonétiques du poème pour aboutir à la signification, selon une démarche qui postule la correspondance du son et du sens. La méthode est applicable à la poésie de Rimbaud qui procède d'une part "d’une conception magique et mystique du langage", exprimant, la fusion des mots et des idées, et qui résulté d'autre part d'un système, de la volonté lucide, déterminée de le

149 Rafika (Hammoundi). - La religion de Rimbaud . - Thèses.fr, 2014. -

150 Richer (Jean). - L'Alchimie du verbe de Rimbaud ou les jeux de Jean-Arthur. Essai sur l'imagination du langage. - Didier, Orientations, 1972. -

151 Reboul (Yves). - Rimbaud dans le texte. - Presses Universitaires Mirail-Toulouse, 2007. - 93 mettre en œuvre. Au-delà du sens premier, Jean Richer prétend discerner un sens second, ésotérique, en rapport avec l'opération alchimique ou avec la symbolique des arcanes du tarot. Il choisit d'adapter la méthode aux poèmes de l' "Alchimie du verbe", parce qu'ils "constituent un ensemble homogène et privilégié, conçu suivant le principe d'une étroite association du son et du sens ". [...] Parmi les poèmes antérieurs, et Le Bateau Ivre qui associent l'eau et la lumière peuvent s'expliquer par la symbolique du tarot ; le second obéit, dans son architecture, à un mouvement circulaire et cyclique dont la propriété est de suggérer la " libération de l'esprit par la force de l'imagination". 152

Cette approche d'un Rimbaud amateur d'ésotérisme n'est pas nouvelle. L'un des premiers, en 1929, fut André Rolland de Renéville avec son " Rimbaud le Voyant ". Il y développe cette thèse :

" Tout poète est un voyant, Rimbaud, poète au suprême degré, aurait été, dans le sens le plus littéral du mot, un voyant. C'est de ce point de vue de la voyance que M. Rolland de Renéville considère l'œuvre et la vie de Rimbaud, pour en donner une explication qui à la fois soit complète et prenne son départ de la source même, de l'essence du génie. Explication audacieuse, vraisemblable en effet, et fondée sur un ensemble impressionnant de preuves. Que Rimbaud ait découvert sa vocation, qu'il ait pris conscience de lui-même et de sa "mission " en dévorant, à la Bibliothèque de Charleville, les livres sacrés de l'Inde, c'est ce qu'une analyse serrée des textes et une étude rigoureuse de la psychologie de Rimbaud nous contraint presque d'accepter, tant sont puissants la volonté de nous convaincre et l'enthousiasme de l'auteur. "153

Rappelons que les lectures de vieux livres à la bibliothèque de Charleville avaient déjà été signalées par le beau-frère d'Arthur Rimbaud :

" Rimbaud faisait de longues stations à la bibliothèque de la ville [...] il dévorait de vieux bouquins d'alchimie et de cabale, ainsi que des contes orientaux et libretti de Favart" 154

152 De Marc Eigeldinger dans Revue d'histoire littéraire de la France (1974).

153 La Revue française de Prague : organe de la Fédération des sections de l'Alliance française en Tchécoslovaquie -Fédération des sections de l'Alliance française en Tchécoslovaquie - Éditeur : [s.n.] (Prague) - Date d'édition : 1922-1938. 94 Le colonel Godchot, qui interrogera le bibliothécaire de Charleville, parvint lui aussi à cette conclusion :

“M. Le Conservateur actuel de la dite bibliothèque, M. Manquillet, que je remercie de tout cœur, a bien voulu rechercher pour moi quels livres de Magie Rimbaud avait pu étudier alors. Rappelons qu'il possédait à fond le latin. Les voici : Bartholomei : Faü energumenicus. Ejusdem Alexiacus : Paris, 1571. Massé : De l'abus des devins et magiciens, avec un fragment de l'ouvrage de R. Benoit sur les magiciens. P. Nodé : Déclamation contre l'erreur exécrable des maléficiers, sorciers, etc... ; Paris, 1578. J. Bodin : De la démonomanie des Sorcier ; Paris, 1581. L. Vairo : De fascino libri ; Paris, 1583. M. Del Rio : Disquisionum magicarum ; Lyon, 1612 De L'Isle : Des talismans des figures faites sous certaines constellations pour faire aimer et respecter les hommes, les enrichir etc... ; Paris, 1636 G. Naudé : Apologie pour les grands hommes soupçonnés de magie (1712) M. Daugy : Traité sur la magie, le sortilège, les possessions, etc... Paris, 1732”.155

On rajoutera à cette liste des exégètes de l'œuvre de Rimbaud, celui de Jacques Gengoux, qui exposa ses idées en 1947 :

" Le plus célèbre des occultistes vers les années 1860-1870, le père des kabbalistes contemporains, Eliphas Lévi fournit au jeune Voyant sa conception de l’Art-métaphysique, les procédés, les métaphores, les analogies où Rimbaud se délectera. " 156

Le sous-titre L'alchimie du verbe, en dessous de Délire II, du recueil Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud a fait réagir plus d'un analyste :

154 Berrichon (Paterne). - Jean-Arthur Rimbaud : le poète (1854-1873). - Mercure de France, 1912.-

155 Godchot (Simon). - Arthur Rimbaud, ne varietur. - Editeur chez l'auteur (Nice), 1936-37. -

156 La Symbolique de Rimbaud, le système ses sources. Texte repris dans Les cahiers d’Hermès - mardi 4 novembre 2008. Sous le titre Gengoux Le grand œuvre de Rimbaud. 95 " D'autres commentateurs estiment pour leur part que ce titre est une référence directe à l'occultisme et qu'on aurait ici affaire à des textes chiffrés que seuls des occultistes seraient à même de comprendre. " 157

En 1956 Suzanne Briet interroge le Bateau Ivre :

" Dans le Bateau Ivre, Rimbaud a pour la première fois une prémonition de son destin " [...] Le poète a pris du haschich et il a vu " des lunes blanches et noires " . Il a bu de l'absinthe, accompagnée d'autres excès. Et surtout, pour se mettre en état de grâce ou de réceptivité, il a fait un effort soutenu de " concentration d'esprit " , suivant en cela le conseil d'Helvétius dans l'Esprit , ce livre qui fut condamné au feu en 1759 ; et que Rimbaud n'osa pas recommander à Delahaye. Il a fait un fantastique " travail de soi sur soi " , pour parler comme Michelet " [...] " Dans la grammaire de son enfance (grammaire nationale, par Bescherelle ainé), Rimbaud avait glissé un unique signet de papier, recouvert du triangle magique, " abracadabra " , disposait ses et ses consonnes comme un filet à prendre l'invisible. Et l'enfant avait noté sur le papillon de papier cette phrase : " pour prévenir de la fièvre ". Il y avait donc chez Rimbaud dès les jeunes années un intérêt pour la magie ".158

Certains auteurs vont très loin. La quatrième de couverture du Rimbaud : la clef alchimique de David Guerdon (1980)159 est symptomatique de cette approche. Lisons-là :

" La vie fascinante et scandaleuse d’Arthur Rimbaud et son œuvre énigmatique soulèvent toujours des polémiques passionnées. David Guerdon tente ici de dégager tout ce qui relie au symbolisme alchimique et à ses mystérieuses mutations celui qui recherchait "des secrets pour changer la vie". Le mystère rimbaldien de métamorphose spirituelle, analysé en outre à la lumière de la psychologie jungienne, est développé à partir des lettres et des œuvres du poète. Mais il ne s’agit plus ici de littérature. Rimbaud mena une quête révolutionnaire

157 Baronian (Jean-Baptiste). - Dictionnaire Rimbaud. - Robert Laffont, 2014. - 158 Briet (Suzanne). - op.cit. -

159 Guerdon (David). - Rimbaud : la clef alchimique. - Robert Laffont : Collection Portes de l'Etrange, 1980. -

96 de libération personnelle à l’aide de méthodes que l’on appellerait aujourd’hui " bio-énergétiques". Il expérimenta en effet sur lui-même son système d’évolution contrôlée ; elle enrichit sa création et transforma son existence. Sa méthode s’apparente dans ses prémisses aux techniques sexuelles du Yoga tantrique et aux débauches sacrées du dyonysisme. Elle débouche sur la conquête des pouvoirs paranormaux et aboutit à l’illumination et à la mystique de la Réintégration des philosophies orientales et de l’Islam."

Evoquons pour terminer la piste " satanique " et nous aurons ainsi fait un tour complet sur l'interprétation riche et complexe de la personnalité du poète au regard de ses écrits.

Plusieurs auteurs ont exploré cette voie et Sara Lucia Giranzani dans une étude nous en fait la liste :

" Alain Mercier s’intéresse à Rimbaud dans son étude sur la présence de l’ésotérisme et de l’occultisme dans le Symbolisme. [...] Ensuite, il va plus loin, jusqu’à dire que " Rimbaud semble plus attaché au luciférisme qu’au courant léviste, encore tributaire de la religion et voué au culte du Bien". Enfin, c’est le tour d’Antoine Adam, qui, dans son édition Pléiade des œuvres complètes de l’auteur, écrit au fil du commentaire du poème Honte : Il [Rimbaud] sait qu’il porte en lui des forces démoniaques. Mais il sait aussi que pour les abolir, il faudrait changer sa nature [...] Ce qu’il est, c’est une sorte de chat sauvage, qui ne sait faire que le mal. Il le sait. Il n’y peut rien. Du même ordre d’idées est Benjamin Fondane, qui s’en prend — justement, à la rigueur... — à ceux qui attribuent à la vie et à l’œuvre de Rimbaud l’étiquette de sainteté, mais qui s’attache, lui, à une " sainteté à rebours [...] qui ne saurait éveiller aucune résonnance dans le catholicisme". De son côté, René Étiemble attribue à l’œuvre de Rimbaud une aura résolument satanique, et Pierre Brunel, bien que plus mesuré, lui fait écho. À son avis, Une saison en enfer serait une contre-Bible ; conformément à cette position, il qualifie de perversion évangélique les références bibliques qu’il repère et de contre-Christ les figures qui présentent quelques traits différents par rapport à Jésus. On peut encore ranger dans ce groupe la philosophe Simone Weil, qui défini Rimbaud comme le symbole du génie démoniaque. Parmi ceux qui voient dans Rimbaud un antireligieux convaincu, Chris Foley a récemment mené une étude

97 spécifique sur la présence de la Bible dans les textes du poète. Il n’évite pas de tirer des conclusions sur sa religiosité et parle d’idéaux contre-chrétiens. " 160

Il n'est pas inimaginable que l'esprit d'Arthur Rimbaud, s'il est confirmé qu'il fut en son jeune âge aussi tourné vers les sciences occultes, l'ai prédisposé à la voyance. Une voyance vécue.

Le voyant vrai

Qu'est-ce qu'un voyant ? Rimbaud nous présente-t-il les traits caractéristiques qui nous le feraient reconnaître comme tel ?

Le voyant le plus célèbre, celui qui peut servir de maître étalon en la matière, est le très médiatique Naustradamus.

" Michel de Nostredame, dit Nostradamus, né le 14 décembre 1503 à Saint- Rémy-de-Provence et mort le 2 juillet 1566 à Salon-de-Provence était un apothicaire français et, selon bien des sources, aurait été également médecin. Pratiquant l'astrologie comme tous ses confrères à l'époque de la Renaissance, il est surtout connu pour ses prédictions sur la marche du monde. " 161

Le plus célèbre des quatrains réputés prophétiques de Nostradamus est le trente- cinquième de la première centurie (Centurie I, quatrain 35)

Le lyon ieune le vieux surmontera, En champ bellique par singulier duelle, Dans cage d'or les yeux luy creuera, Deux classes vne, puis mourir, mort cruelle.

Selon les adeptes d'une lecture prophétique, ce quatrain annoncerait la mort d'Henri II. En juin 1559, le roi Henri II affronta le comte de Montgomery, lors d'un tournoi de chevalerie. Ils auraient porté tous deux un lion comme insigne. Henri II reçut

160 Giranzani (Sara Lucia). - Apocalypse de la Parole : l’hypotexte biblique dans l’œuvre d’Arthur Rimbaud . - Università Cattolica del Sacro Cuore , 2014. - 161 Crédit Wikipedia.

98 la lance de son adversaire dans son casque en or et aurait eu l'œil transpercé. Il mourut dix jours plus tard.162

On le voit le message d'un voyant est pour le moins obscure. Nostradamus n'a pas écrit : " le roi Henri II mourra d'une blessure reçue lors d'un tournois ". Les sceptiques diront que les voyants se cachent derrière un rideau de fumée susceptible de multiplier a posteriori les interprétations et faciliter le succès de leur entreprise. En ce sens il n'existerait pas de voyants mais plutôt des baratineurs.

Sans doute existe-t-il de vrais et des faux voyants. Mais qu'ils soient vrais ou faux, tout message d'un visionnaire se présente comme devant être interprété après avoir été révélé.

Ces deux étapes, réception et interprétation, seraient un passage obligatoire. Même lorsque la voyance parait lumineuse, comme pour l'histoire du Titanic, les textes ne sont jamais explicites à 100%. Une part d'ombre reste la marque de toute voyance.

On peut expliquer la chose si nous considérons entrer ici dans le monde de l'extraordinaire. Par définition échappant à notre quotidien, nos réflexes, notre mode de réflexion, notre raison. Le voyant restitue ce qu'il a vu sans ordre et logique. Les messages lui parviendraient par bribes, par " flashs " fugaces et voilés. Le voyant qui les capture les restituerait le plus souvent sans les comprendre donc en les déformant.

Il est concevable que Rimbaud voyant ait lui aussi perçu des " flashs" d'autant plus vigoureux qu'ils traduisent une tragédie qu'il reproduira, ici et là, dans son poème. Ceci au moment où il se révélait le plus réceptif, c'est-à-dire lors de son adolescence, un âge critique. “On a observé que l'adolescence est un âge clé dans la survenance des phénomènes paranormaux. Ainsi pour la manifestation des Poltergeists (nda : esprits frappeurs). Une de ses conclusions les plus frappantes (confirmée en France et dans d’autres pays) est que dans presque tous les cas se trouve impliqué un adolescent ou une adolescente, à un âge voisin de la puberté, et plus souvent une fille qu’un garçon.”163

162 Crédit Wikipedia.

163 Crédit pseudo-sciences.org 99 Ces éblouissements ou " flashs " seront repris dans sa poésie à côté des autres messages, eux conscients et ordonnés, qu'il souhaitait énoncer dans son Bateau Ivre. Une information de plus, bien plus riche, bien plus poétique, que d'écrire : " sur la plage d'Ambado en 1886 des marins de l'aviso Le Pingouin seront massacrés ".

L'évènement pouvant être vu

Il ne suffit pas d'être voyant, encore faut-il que l'évènement faisant l'objet de la prémonition, de la voyance, ait suffisamment de puissance, de poids pour être vu. Menons une courte excursion au côté d’Albert Einstein et de la physique relativiste, aux portes de l’Univers et de l’Espace-Temps, comme nous y invite Suzanne Briet qui considère que Rimbaud eut la " prémonition des valeurs énergie découvertes par A. Einstein plus tard.164

Depuis Albert Einstein nous savons que l'espace temps est déformé par la masse des étoiles. Imaginons un édredon sur lequel nous posons, ici et là, des boules de différentes tailles. Elles creusent l'édredon. Si nous essayons d’y faire rouler une bille, entre les boules, il est certain que la trajectoire de notre petite sphère ne sera pas rectiligne. La bille glissera du côté de l'édredon déformé par une grosse boule, déformation d'autant plus grande que la boule sera lourde. L’édredon étant l’univers, les boules représentant les étoiles et la course de la bille, le déplacement de la lumière.

Ainsi vont les règles de l’attraction : le plus gros aimant, la plus grosse étoile attirent bien plus que leur petit voisin. Certaines forces nous sont connues : la gravitation, l'électromagnétisme... d'autres restent à découvrir.

Dans notre espace-temps, l'attraction des évènements de demain à notre présent, quelle qu'en soit la force qui les assemblent, doit être d’autant plus forte que ces événements sont imposants. Nul besoin, comme pour la gravitation, de contact.165

164 Briet (Suzanne). op.cit. -

165 La physique quantique aujourd’hui " va dans le sens " de l’interaction téléportée des informations. Ainsi, en 2014, peut-on lire dans un article de Sciences et Avenir (Novembre 2014. N°813) : " Une information a été téléportée à 25 km […] La physique quantique stipule que les photons même séparés par des milliers de kilomètres, forment – du point de vue de la mécanique quantique – un seul objet : ils sont intriqués […] Tout changement sur l’un peut 100 Si notre sensibilité doit s'orienter vers l’évènement qui, dans le futur, aura le plus de poids, l'affaire d'Ambado présente-t-elle ces caractéristiques ?

L'analyse des événements prémonitoires les plus célèbres peuvent nous enseigner. Nous avons précédemment évoqué la prémonition de naufrage du Titanic mais nous pourrions rappeler bien d'autres visions comme celle d'Abraham Lincoln rêvant sa propre mort en 1865 et les devins du roi Henri IV lui déconseillant de sortir le jour de sa mort en 1610.

Les traits d’un l'événement marquant semblent double : reposer sur une tragédie et présenter un caractère mystérieux qui le charge d'aura et d'une certaine manière le rend imparable.

La tragédie des marins du Pingouin est manifeste puisqu'elle repose sur la mort violente de plusieurs personnes. Bien des éléments de cette affaire la rende mystérieuse, souvenons nous du rôle des différents acteurs et plus particulièrement de Léonce Lagarde.

N'en doutons pas l'affaire d'Ambado présente toutes les qualités requises pour être perçue par les esprits les plus sensibles. En ce sens nous devrions être envahis par le nombre de voyants et de leurs témoignages du futur. Ce qui ne semble pas être le cas. Désintérêt, incompréhension, pudeur des uns, crainte du ridicule pour d’autres, nous pouvons comprendre ce silence.

Mais aussi " concours de circonstances ". Nous sommes sans doute entourés de voyants qui, jamais, n’ont raconté leurs visions. Peut-être parce qu’on ne le leur a jamais interrogé. Qui nous dira quels furent ces voyants qui n'ont laissé aucun témoignage ?

" Au pays de Galles en 1966 l’école de la ville d’Aberfan, à la suite d’un glissement de terrain, est écrasée par un demi-million de tonnes de poussière de charbon. L’accident provoque la mort de 144 personnes, 122 enfants. Un

être mesuré sur l’autre […] "

Incompréhensible selon le sens commun… Nous sommes loin d’avoir exploré les merveilles de la Science qui démontreront sans doute un jour la réalité des phénomènes de voyance.

101 psychiatre, le Dr John Barker, mène une enquête, grâce à un ami journaliste, et recueille soixante récits de personnes disant avoir pressenti la catastrophe. Vingt-quatre d’entre eux sont confirmés par les témoins. [...] L’enquête du Dr Barker montre également que beaucoup de témoignages corroborés viennent de personnes étrangères à la région. La prémonition d’une catastrophe ne dépend donc pas du fait qu’une personne soit proche géographiquement ou sentimentalement de l’événement qui va se produire. C’est là l’unique conclusion que l’on peut tirer de ces cas particulièrement troublants… "166

Ces voyants se révèlent parce qu'ils eurent la chance d'être interrogés. Arthur Rimbaud, alors poète comme nul autre maniant chaque jour la plume et le verbe, n'eut pas besoin de cet encouragement.

Et maintenant pour conclure : d’autres voyances

Arthur Rimbaud avait une " bonne histoire " et toutes les qualités requises pour se comporter comme un prophète et j’affirme qu’il le fut en anticipant l’affaire d’Ambado.

Ma thèse serait bien fragile si elle n’apportait qu’un seul exemple pour la défendre. Mais le massacre des marins du Pingouin ne fut pas sa seule prédiction. Ce cas ne constitue qu’un exemple de ses facultés. D’autres avant moi ont relevés des illustrations troublantes de la prémonition du poète, nous les avons effleurées plus avant, nous les précisons ici.

1) Il a prédit la défaite de l’Allemagne

" […] en 1872, le dernier jour de la libération du territoire, Rimbaud disait à son ami Delahaye en regardant défiler les troupes allemandes qui rentraient en Allemagne :

- Les voici pour cinquante ans au moins, abrutis par la victoire. Et tout cela pour se faire battre à leur tour par quelque coalition ! "167

166 Crédit : mysteresetenigmes.e-monsite.com

167Lefrère (Jean-Jacques). - op.cit. - 102 Cinquante années plus tard, nous nous situerons à l'issue de la Première Guerre Mondiale, et une coalition d'états, rassemblant la France, la Grande Bretagne, les Etats-Unis d'Amérique, l'Italie etc..., vaincra les armées allemandes.

Rimbaud, emporté par la honte de la défaite et la soif d'une revanche nationale aurait pu énoncer la seule victoire de la France en 1918. Le fait d'évoquer une coalition d'états est troublante.

2) Il a prédit l'égalité de la femme et de l’homme

" Les poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi ! La femme trouvera l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses, nous les prendrons, nous les comprendrons. "168

L'affranchissement et l'essor de la femme, cette prophétie de Rimbaud fut remarquée par Simone de Beauvoir qui en fit un thème fort de son " best- seller " : le Troisième Sexe.

A une époque où la femme était considérée comme un être de second ordre, prédire l'essor de la femme n'était surtout pas une évidence. Reconnaissons qu'aujourd'hui en Europe, même si le sujet est loin d'être clôt, les choses ont évoluées. Portons au crédit de Rimbaud que sa prédiction est en partie réalisée.

3) Il a prédit qu’il ferait sa vie en Afrique

Mon livre met en parallèle son poème Le Bateau Ivre (écrit en 1871) et la description de l'Afrique (cf. Chapitre 7 - Le Pingouin en filigrane du poème) mais ces vers ne sont pas les seules traces de cette prémonition. Plusieurs passages de son livre Une Saison en Enfer, écrit en 1873, nous interpellent, ainsi 169 :

168 Rimbaud (Arthur). – Correspondances, Lettre du Voyant, à Paul Demeny, 15 mai 1871.-

169 Rimbaud (Arthur). - Une saison en enfer – 1873. - Collection Arléa poche, 1997 – fac- similé de l’édition originale. Source : bibliothèque Vert et Plume. 103 " Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère. "

Et il précise plus loin :

" J'entre au vrai royaume des enfants de Cham ".

Cham qui est dans la Bible l'ancêtre des noirs Africains, annonce également, par sa consonance – et nous connaissons le goût de Rimbaud pour cet effet de style - le pays du Choa qu'il traversa.

Rimbaud en Afrique a connu de longues marches épuisantes à côté de ses caravanes traversant les déserts. Sa santé s'en ressent. Relisons cette lettre qu'il adressa à sa mère du Harar le 20 février 1891, soit 30 années après sa prédiction :

" Fais-moi donc ce plaisir : achète-moi un bas pour varices, pour une jambe longue et sèche - (le pied est n°41 pour la chaussure). Il faut que ce bas monte par-dessus le genou, car il y a une varice au-dessus du jarret. […] Cette infirmité m'a été causée par de trop grands efforts à cheval, et aussi par des marches fatigantes. Car nous avons dans ces pays un dédale de montagnes abruptes, où l'on ne peut même se tenir à cheval. Tout cela sans routes et même sans sentiers. Les varices n'ont rien de dangereux pour la santé, mais elles interdisent tout exercice violent. C'est un grand ennui, parce que les varices produisent des plaies, si l'on ne porte pas le bas pour varices ; et encore ! Les jambes nerveuses ne supportent pas volontiers ce bas, surtout la nuit. Avec cela, j'ai une douleur rhumatismale dans ce maudit genou droit, qui me torture, me prenant seulement la nuit ! Et il faut se figurer qu'en cette saison, qui est l'hiver de ce pays, nous n'avons jamais moins de 10 degrés au-dessus de zéro (non pas en dessous). Mais il règne des vents secs qui sont très insalubres pour les blancs en général. Même des Européens, jeunes, de vingt-cinq à trente ans, sont atteints de rhumatismes, après deux ou trois ans de séjour ! La mauvaise nourriture, le logement malsain, le vêtement trop léger, les soucis de toutes sortes, l'ennui, la rage continuelle au milieu de nègres aussi bêtes que canailles, tout cela agit très profondément sur le moral et la santé, en très peu de temps. Une année ici en vaut cinq ailleurs. On vieillit très vite, ici, comme dans tout le Soudan. "

4) Il a prédit sa maladie

104 " Mauvais sang dans Une saison en enfer étonne par son titre rappelant la fatalité de la maladie. Arthur y expose la vision de sa propre mort [...] "170 Rimbaud et son cancer, tout un livre a été écrit sur ce sujet par Gérard Pirlot. Pour cet auteur : " Cette voyance et prémonition de Rimbaud sont à mettre sur le compte du procédé de dé-différenciation (A. Ehrenzweig) poétique qui permet un accès endo-perceptif et prémonitoire à sa future maladie " ! 5) Il a prédit son retour d’Afrique

" Je reviendrai avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux : sur mon masque, on me jugera d’une race forte. J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. "171

Tout est écrit dans cet extrait d’Une saison en enfer : ses membres tout d'abord, car n'oublions pas que c'est tout son corps qui fut en question, et pas seulement son genoux avec sa jambe qui sera amputée : son bras droit est enflé, le gauche à moitié paralysé, son corps maigre en proie à de vives douleurs, ses membres sont de fer, ils ne lui appartiennent plus. Sa souffrance et son délire s’expriment - comment s'en étonner - souvent avec la fureur du désespoir. Même s'il n'a pas fait fortune en Afrique comme il l'espérait, il lèguera à Djami Wadai son domestique, la coquette somme de sept cent cinquante thalers que sa sœur Isabelle eut à cœur de faire parvenir à destination. Et bien sûr ce sera sa sœur qui le soignera, infirme et pas toujours docile, à son retour des pays chauds.

6) Il a prédit sa (re)conversion

Le jeune Rimbaud, dans son enfance, fut profondément croyant. Il remporta, gamin, de nombreux prix et distinctions dans sa paroisse pour ses compositions et son comportement religieux. L'opinion commune est que le poète s'écarta de la religion et sans doute perdit sa foi en devenant adulte. Pour la fin de son existence les avis divergent. Selon certains Rimbaud serait resté athée, pour d'autres il aurait retrouvé la foi, à supposer même qu'il s'en soit écarté.

170 Pirlot (Gérard). -Poésie et cancer chez Arthur Rimbaud. - Edition EDK, 2007. -

171 Rimbaud (Arthur). op.cit.- 105 La lecture d'Une Saison en Enfer, pages écrites au début de son " reniement ", peut nous éclairer.

" Le culte de Marie, l'attendrissement sur le Crucifié s'éveillent en moi parmi mille féeries profanes.[...] Je suis esclave de mon baptême. [...] l'enfer est certainement en bas - et le ciel en haut. […] Fiez-vous donc à moi, la foi soulage, guide, guérit. "

Le jeune Rimbaud est conscient de la marque portée par son baptême. Ce sacrement, qu'il le veuille ou non, l'a rendu à jamais chrétien.

" L’esprit est proche, pourquoi Christ ne m’aide-t-il pas, en donnant à mon âme noblesse et liberté : Hélas ! L’Évangile a passé ! L’Évangile ! L’Évangile ! "

L'adolescent Rimbaud regrette le temps de son enfance où il se sentait proche du Christ. A ses interrogations et à sa souffrance ne peut-on lui répondre par cette phrase des Pensées de Blaise Pascal " Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé " ? Et c'est bien une prophétie, une fois encore, que Rimbaud délivre sur sa vie future.

" J'attends Dieu avec gourmandise. […] Maintenant je suis maudit".

Cette prophétie se réalisa-t-elle ? On sait que le sujet de la foi chrétienne d'Arthur Rimbaud fut et reste un sujet controversé, qui ne saurait être tranché, dans la mesure où il n'est pas possible de contredire (ou confirmer) les propos de sa sœur, seule témoin de sa conversion en fin de vie.

" L'aumônier lui a proposé de se confesser, et il a bien voulu. Quand le prêtre est sorti, il m'a dit : " votre frère a la foi, mon enfant, que nous disiez-vous donc ? Il a la foi, et je n'ai même jamais vu de foi de cette qualité ! " Quand je suis rentrée près de lui, il était très ému, mais ne pleurait pas. Il me regardait dans les yeux comme il ne m'a jamais regardée. Il me regardait toujours avec le ciel dans les yeux. Il appelle le Christ en croix, et il prie. " 172

Le retour à la foi du poète, en ses dernières heures d'épreuves, parait tout à fait logique et cohérente. Les études récentes ne contredisent pas cette analyse qui fut un temps si décriée. Ainsi celle de Maxence Caron :173

172 Lettre d'Isabelle Rimbaud à sa mère, écrit de Marseille le 28 octobre 1891. 106 " Disons la fin avant que d'y parvenir : Rimbaud est chrétien, car son itinéraire est chrétien qui est celui d'une conversion, et son œuvre parfois marquée par l'irrévérence antireligieuse, n'empêche pas cet itinéraire de s'accomplir. Dieu en a conduit de plus têtus au gré de lignes bien plus courbes. "174

Arthur Rimbaud, poète voyant, aurait donc écrit un poème prophétique dont le titre est : Le Bateau Ivre. S'il a existé quel fut ce navire ? Un candidat semble convenir...

173 Agrégé de philosophie, docteur ès lettres, Maxence Caron est un écrivain, philosophe, poète et musicologue français né à Marseille en 1976. Lauréat de l'Académie française (Prix Biguet), directeur de collection aux Éditions du Cerf, où il dirige et y a fondé Les Cahiers d'Histoire de la Philosophie, il est l'auteur, d'une part, de textes littéraires et de poèmes, d'autre part, de plusieurs ouvrages sur la pensée allemande (Heidegger, Hegel) et sur saint Augustin, enfin, d'un système philosophique faisant une large place à la littérature.

174 Caron (Maxence). - Pages, Le Sens, la musique et les mots. Rimbaud : la subversion de conversion. - Edition Séguier, 2009. - 107 108 Chapitre 5 - Le Pingouin : un aviso à roues de 2ème classe.

" Veuillez m'envoyer le plus tôt possible les ouvrages suivants : Traité de métallurgie, hydraulique urbaine et agricole ; Commandant de navire à vapeur ; Architecture navale... ". Lettre d’Arthur Rimbaud à sa famille, écrite à Aden le 2 novembre 1880.

Combien de fois ai-je contemplé, posant sur une étagère de ma bibliothèque, la photographie sous-titrée “Pingouin Aviso 1884”, acquise, par miracle, lors d'une vente aux enchères chez un antiquaire spécialisé. 175 La photo, bien sûr en noir et blanc, nous présente un navire à roues à aubes surmonté de deux mâts fins. Elle semble prise en fin de journée, sans doute au sein des chantiers navals de Bordeaux. Nous sommes donc en 1884 et le Pingouin parait achevé. On n'y voit pas encore ses canons qui seront posés dans l'arsenal militaire de Rochefort et testés dans sa rade le 23 février 1885, ni la couverture en planches sur les armatures fines au- dessus du pont. Par contre tout le reste est en place, tous les éléments repris sur le plan des chantiers. L’ambiance est sereine. Les ouvriers ont quittés les lieux, nulle âme sur le navire. Il repose, un peu sombre, un peu flou, exhalant une aura mystérieuse que je m'efforce d'éclaircir la loupe grossissante à la main, pour y déchiffrer, qui sait, un message, un indice oublié, pouvant me révéler son histoire, son destin. Mais encore une fois, il ne me parlera pas, il garde son mystère, peut-être pour l'avoir déjà dévoilé il y a bien longtemps, à un jeune poète qui ne l'a sans doute pas même entendu...

Laissons-là nos rêves et consultons d'autres sources plus objectives qui nous raconterons notre navire : telles les archives du Service Historique de la Défense (SHD) et le Journal Officiel de la République Française.

175 Delcampe à Toulouse. Voir en annexe la facture d'un achat mirifique de 4,30 € !

109 La fiche signalétique du Pingouin

Le Pingouin a été construit en 1882 à Bordeaux par les chantiers Dyle et Bacalan 176. Il fut destiné, à l'origine, pour pacifier notre colonie du Sénégal.

Plus précisément il s'agit d'un aviso177 à roues en fer, mû par une machine à vapeur de 55 chevaux installée dans sa coque en 1884.

" La machine, qui a été étudiée et entièrement construite dans les ateliers de la société, est du système Compound, à pilon, avec condensation par surfaces. Elle est à deux cylindres et devra développer une force de 225 chevaux vapeur. La vapeur sera fournie par une chaudière, également construite dans les mêmes ateliers, et qui a 75 mètres carrés de surface de chauffe. "178

Le Pingouin a été construit un peu avant sa " sister-ship " la Salamandre179, toutes deux destinées à la station du Sénégal. Lorsqu'on rapproche les photos des

176 Société de constructions métalliques et de construction navales qui a orienté ses efforts vers l’aviation à partir de 1925. Fondée en 1879, elle occupe 5000 ouvriers et employés, ses établissements couvrent une superficie de 700 000 mètres carrés à Bordeaux. Jusqu’en 1925, les fabrications de cette société comprennent surtout le matériel fixe et roulant pour chemins de fer, les constructions navales, les charpentes métalliques, la chaudronnerie, les machines et installations frigorifiques à terre et à bord des navires. Les vastes ateliers et chantiers navals de Baccalan lui permettent d’adjoindre à ces fabrications, la construction d’appareils volants terrestres et d’hydravions sur une surface de 5000 mètres carrés. Sources : aeroscripophile.hydroretro.net rapporté par Mlle Kadra Abdi Absié. Les plans du navire, conservé au SHD, sont tous signés en bas et à droite du nom de l'ingénieur de la société. Il s'agit de Charles Verrier (ingénieur de la Marine).

177 L'aviso est à l'origine un navire de guerre, rapide et de faible tonnage qui servait de liaison pour le commandement ou à assurer les communications entre les divers bâtiments et la terre. En français, il existe les termes bâtiment d'avis ou navire d'avis, mais ils ne sont pas utilisés de nos jours. Avec la disparition de la marine à voile et avant l'usage généralisé de la radio, le terme est resté pour désigner un bâtiment rapide de taille moyenne (celle d'un torpilleur par exemple) utilisé pour ces mêmes fonctions de communications entre escadres ou avec la terre. Puis il a été utilisé dans la Marine Nationale française pour désigner un bâtiment stationnaire outre-mer : les avisos coloniaux puis les avisos escorteurs. Crédit Wikipédia

178 Journal Officiel de la République Française du 17 Novembre 1884.

110 deux navires on voit qu'elles sont sœurs. Seule leur peinture est différente : blanche pour La Salamandre, noir et rouge pour Le Pingouin. Toute comparaison avec les couleurs du deuil et du sang préfigurant le destin du navire serait mal venue car ces deux couleurs correspondent aux canons de l'époque pour les navires.

La Salamandre « Syster ship » du Pingouin

179 En service de 1885 à 1898. L'essentiel de sa mission consista à naviguer sur le fleuve Sénégal en menant plusieurs expéditions sanitaires avec des médecins à son bord pour soigner le paludisme. On peut lire quelques témoignages très vivants sur ce navire dans le livre Campagne dans le Haut-Sénégal et dans le Haut-Niger (1885-1886) par le colonel Henri Frey (1847- 1932) - E. Plon, Nourrit et Cie (Paris) - Date d'édition : 1888. Ce récit nous fait imaginer qu’elle put être la vie à bord du Pingouin. Ainsi : " Il est difficile de se faire une idée de l'encombrement qui existe à bord des avisos qui font le voyage du haut Sénégal. A quelles épreuves n'est-on pas obligé de soumettre la bonne volonté du capitaine, qui voit le pont de son petit navire, bien propret, bien astiqué, transformé tout à coup en un capharnaüm, en un entrepôt bizarre de colis de toute forme et de toute dimension ! [...] La Salamandre défile devant les postes de Richard Toll, Dagana, Podor, Saldé ; elle fait escale à Matam, le premier poste du haut fleuve, situé au centre des tribus du Fouta, les plus turbulentes, les plus belliqueuses du Sénégal. [...] Le 12 novembre, la Salamandre mouille devant Bakel ; elle doit le jour même faire route pour Saint-Louis, afin de ne pas se laisser surprendre par une baisse subite des eaux." On gagnera à lire également l'ouvrage : Souvenirs d'une campagne au Sénégal sur la Salamandre: Hivernage de 1885 par Jean André H. E.. Birolleau.

111 Par contre, qu'une couleur claire soit choisie afin d'affronter la chaleur du soleil au Sénégal semble logique mais il est étrange que des teintes sombres aient été conservées sur le Pingouin. Précisons qu'une gravure contemporaine au navire, ainsi que ses dernières photos qui nous soient parvenues, nous le montre avec une nouvelle livrée blanche. Le navire fut certainement repeint durant sa carrière.

Le Pingouin devant Obock

Il est long de 43 m et large de 7,20 m, haut de 2,4 m. D'un poids de 300 t et d'un tirant d'eau de 1,213 m. Ne nous trompons pas, s'il s'agit d'un petit navire parfaitement adapté à tracer son sillage dans les rivières, il l'est beaucoup moins pour affronter la houle des mers.

Sa mâture est constituée d'un grand mât (18,46 m) et d'un mât de misaine (19,41 m), d'un bâton de foc (9,88 m) ainsi que d'un mât de charge (6,50 m).

Les vergues sont composées d'une vergue de misaine, des cornes de brigandine de grand mât et des cornes de brigantine de misaine. La surface théorique de la voilure est de 218,16 m2.

112 La coque à fond plat était en tôle galvanisée, d'un échantillon très mince pour ne pas excéder le faible tirant d'eau de 1,20 m en toute charge nécessaire à la navigation sur les rivières.

Toutes les tôles qui composent le navire sont assemblées par des rivets. Ces éléments seront malmenés par la haute mer et, cédant les uns après les autres, laisseront l’eau s’infiltrer dans la coque.180 Lorsqu’on examine le plan " Coupe au maître et détails de rivetage intérieur ", on est frappé par le nombre de rivets utilisés sur le navire. Aucune tôle n’est soudée, l’ensemble du navire (panneaux, barrots, varangues, préceintes, cloisons étanches…) est maintenu par des milliers de rivets. On imagine que le caisson du mécanicien devait être empli de rivets de rechange pour remplacer ceux qui venaient de rompre.

"Le pont est couvert d'une toiture garnie d'écrans et dans ces écrans il existe des meurtrières destinées au tir de l'infanterie ".181 Précision confortée par le commandant de l'aviso Le Renard qui, dans sa lettre du 17 avril 1885, adressée au contre-amiral en chef de la division navale du Levant, écrit : " Il (Le Pingouin) est muni à l'avant et à l'arrière d'une toiture en planches qui avait été démontée pour la traversée de Rochefort à Obock, et qu'il ne serait pas très prudent de rétablir s'il doit aller à Aden. Elle lui serait pourtant d'autant plus nécessaire qu'il ne lui a pas été délivré de tentes pour ces deux parties du pont. "

Le texte est ambigu, on pourrait comprendre que les meurtrières, destinées au tir des fusils, soient ménagées dans la toiture. Les plans du navire nous montrent cependant que ces ouvertures sont prévues au niveau des lisses, ces dernières étant prolongées par les montants de la structure supportant la couverture avec ses panneaux. On peut imaginer que les panneaux percés de meurtrières sont en bois, une protection suffisante – pense-t-on - contre les flèches des indigènes.

Quant à l'installation, une fois dans le golfe de Tadjoura, d'une toile de tente recouvrant le pont et protégeant l'équipage du soleil en lieu et place d'une couverture en planches, il est vraisemblable qu'elle fut mise en œuvre, tant il est classique et nécessaire pour les navires des pays chauds. Sur ce point les dernières photos ne sont pas explicites. La couverture en place semble roide. Il est possible, qu'en fin de carrière, navire réduit à n'être qu'une station immobile,

180 " T'emparer d'Obock, toi, avec ton Pingouin qui ne tient pas sur l'eau ! "

Jousseaume (Félix). - op.cit. Tome 1, p.88 -

181 " Journal Officiel de la République Française " du 17 Novembre 1884

113 le choix d'installer une couverture solide, comme la toiture d'une maison, se soit de nouveau imposé.

D'un point de vue militaire ce navire est armé de quatre canons, une artillerie composée de deux pièces rayées de 65 mm et deux canons de 37 mm dit "Révolver".182 Un canon dit " Revolver " était doté, sur sa partie supérieure, d’un chargeur contenant plusieurs obus qui permettait un tir rapide sans réapprovisionnement. Il s’agit vraisemblablement de canons de la marque Hotchkiss, modèle 1879, très répandus sur les navire de guerre à cette époque.

Canon révolver Hotchkiss de 37 mm

Une artillerie somme toute modeste mais adaptée à la force d'un aviso. Notons cet échange savoureux entre le capitaine du navire et le commandant de la place forte d’Obock, tel qu'il nous est rapporté par Félix Jousseaume. Ici le commandant du Pingouin se dispute dans un bar avec le commandant de la place d'Obock. Chaque débateur défend sa puissance de feu et critique celle de son voisin :

" En deux coups, je démonte ta batterie ; je lance à terre douze de mes marsouins, pif ! paf, paf, paf ! Te voilà pris d'assaut, et l'on te ramène prisonnier à mon bord.

— Tête de Breton ! Avec ton Pingouin, tu ne pourrais pas démolir les canons de bois d'une forteresse anglaise ; tu ne briserais pas même la croûte d'un pâté; et tu parles de prendre Obock ! "183

182 Durassier (Edouard). - Aide-mémoire de l'officier de marine. - L. Baudoin et Cie,1887- 1903. – 183 Jousseaume. op.cit. Tome1, p.88 -

114 Je ne suis pas parvenu à déterminer l’emplacement de ces canons. Une gravure semble nous présenter les pièces les plus imposantes (de 65 mm) installées sur les couvre-roues reposant, sans doute comme les futs de canon en usage à cette époque, sur une armature de tiges métalliques assemblées en forme de crinoline. Cette implantation sur les couvre-roues, qui leur attribue une position dominante, semble vraisemblable car bien adaptée à leur emploi.

Une visite à son bord

Le Journal Officiel de la République énumère les installations du bord, sans trop entrer dans le détail des choses que nous préciserons ici afin de bien nous représenter le navire.

" Les aménagements sont très bien compris. A l'arrière se trouve la soute à poudre, puis le salon du commandant, qui est très vaste, et le salon des officiers. Ensuite viennent une petite cale à marchandises, la chambre des machines, le logement des mécaniciens ; puis, sur l'avant, une cale à provisions, les logements des maîtres et de l'équipage. Toutes les parties du bateau sont aérées par de nombreux sabords. 184 Dans les tambours185 sont installées les cuisines, etc. "186

Trois embarcations sont pendues à leur bossoir187, de très longs bossoirs qui les élèvent au dessus de la couverture de planches. A l'arrière une chaloupe et une grande baleinière188. A l'avant un petit canot. Au niveau de la proue, de part et autre de la coque, se pendent à leurs porte-manteaux deux grandes ancres de style "amirauté".

184 Le sabord est une ouverture dans le flanc d'un navire, par laquelle passent les fûts de canons, les avirons ou simplement une prise d'air. (cf Wikipédia) Ici, dans le cas du Pingouin, il s'agit de hublots de forme carrée protégés d'un volet de même forme.

185 Il s'agit des couvres roues qui protègent les roues à aubes. " Tambour " n’est pas à privilégier ici puisqu’il évoque une forme cylindrique bien différente de la forme parallélépipédique du " couvre-roues " du Pingouin.

186 " Journal Officiel de la république Française " du 17 novembre 1884.

187 Le bossoir est un dispositif de levage utilisé sur les navires pour hisser, déborder, affaler une annexe, une ancre, une embarcation de sauvetage. Ils sont généralement couplés par deux pour la manutention d'une embarcation, rarement à l'unité. Par exception le petit canot à l'avant du Pingouin ne connaît qu'un seul bossoir.

188 Une baleinière est une embarcation longue et fine aux deux extrémités taillées en pointe.

115 Plan de la voilure du Pingouin

On accède au pont du navire en empruntant une échelle de coupée installée à l'arrière de chaque couvre-roue. Cette échelle débouche sur le pont environ au milieu du navire. On pénètre ensuite dans la cale par une des trois échelles réservées à cet usage. Deux autres échelles, implantées de part et autre de la chambre de veille, mènent du pont à la passerelle qui traverse latéralement tout le navire en prenant appuis sur les couvre-roues.

Pénétrons dans les entrailles du navire et faisons-en l'inventaire en nous déplaçant de la poupe vers la proue.

Tout à l'arrière du navire nous trouvons, comme vient de nous le dire le Journal Officiel, la soute aux poudres. Ne l'oublions pas, notre navire est un bâtiment militaire et une double cloison, bien sûr étanche, percée d'une petite porte, la sépare du carré du commandant qui lui est mitoyen. Cette chambre est meublée d'une armoire, d'un cabinet de toilette, de deux couchettes avec deux canapés installés sur des caissons. Derrière ce carré, bien centré au milieu d'une coursive équipée d'un escalier, se trouve un petit office. Sur les côtés de cette coursive nous trouvons à bâbord la cabine du chirurgien et à tribord celle de l'officier en second. Le carré des officiers fait suite, meublé comme celui du commandant, par des canapés. Une inscription sur le plan du navire nous indique que "les cloisons des logements des officiers, des maîtres et des mécaniciens sont faites

116 en persiennes imbriquées" afin d'y ménager une circulation d'air propice au rafraichissement des cabines. (Songeons ici " aux frissons de volets " du poème). Vient ensuite la soute avec une caisse à eau en fer de 2000 litres. La machine à vapeur du navire est dotée d'un système à condensation à surface qui permet son fonctionnement en circuit fermé, la vapeur qui sort du cylindre étant condensée puis réinjectée dans la chaudière. Cette réserve de 2000 litres est destinée pour partie aux besoins de l'équipage mais surtout au remplacement de l'eau douce consommée par la machine à vapeur. Cette nécessité d’approvisionnement en eau explique la mission de l'équipage sur la plage d’Ambado.

Le reste du volume disponible est prévu pour entreposer des salaisons, des conserves de viande, de la farine, des biscuits, des légumes de toutes espèces, du café, du sucre, du fromage, du riz, pour un total de 3,659 kg. Toute denrée nécessaire à l'alimentation de 37 hommes pendant plusieurs journées de navigation.

Nous arrivons ensuite à la salle des machines entourée à droite et à gauche de soutes à charbon où se répartit le combustible : 4 stères de bois et 26,400 kg de charbon de terre. Vient alors la machine avec sa chaudière d'abord, les cylindres à pilon ensuite entrainant via un large volant à inertie les deux roues à aubes. A tribord, sur le sol, un casier à outils jouxte la pompe de cale à vapeur Thirion189. Si cet appareil est démontable il est vraisemblable qu'il s'agisse de la pompe, plusieurs fois évoquée dans les journaux, qui fut utilisée pour pomper l'eau à la source ou au puits d'Ambado.

189 Entreprise A. Thirion, Constructeur à Paris (160 rue de Vaugirard), de différents modèles de pompes. Elle approvisionna la marine en pompes à eau et les pompiers en pompes à incendie.

117 Pompe à bras

Après la salle des machines nous pénétrons dans la deuxième moitié du navire avec, tout d'abord, une chose très importante dans la marine du XIXème siècle, la "cale au vin". Elle peut contenir jusqu'à 1,500 litres de vin et 0,659 litres de spiritueux. De part et autre nous trouvons la cabine des mécaniciens et la cabine des maîtres (sous-officiers), toutes deux munies de couchettes superposées.

Le poste d'équipage se présente ensuite avec des bancs-caissons le long de la coque. Ces bancs contiennent les hamacs et les affaires personnelles des matelots. A une extrémité nous trouvons l'échelle menant au pont et à l'autre extrémité deux puits aux chaînes d’ancres qui entourent une grande armoire. L'extrémité du navire se partage en deux compartiments. D'abord la soute à voiles traversée par l'axe du gros cabestan affecté à la manœuvre des ancres. Puis la poupe qui s'achève avec une dernière échelle menant du pont aux postes des maîtres.

Montons sur le pont et poursuivons notre visite. Tout à l'arrière nous trouvons, sur une grande claire-voie, la roue de direction qui double celle présente sur la passerelle devant la cabine de veille, un panneau de cale muni d'ouvertures d'aération, l'échelle de descente, le mât de misaine, un autre panneau de cale, la chaufferie surmontée de la grande cheminée et de deux manches à air190 avec le pont percé de gros trous d'aération au niveau des soutes à charbon.

Arrêtons-nous un instant devant les " tambours " qui recouvrent les roues à aubes. Celui de bâbord, indépendamment de la partie centrale emplie de sa roue, est occupé par plusieurs cabines : les wc des officiers, la cuisine des officiers, un magasin dit "général" et enfin la bouteille de l'équipage (wc). Celui de tribord 190 Tuyau d'aération dont la partie supérieure, en forme de conque, est orientable.

118 reprend les wc du commandant, un local à timonerie et de pavillonnerie, le pétrin avec une caisse à farine, la cuisine de l'équipage, la bouteille des maitres.

Sortons des tambours et dirigeons nous vers la proue. Nous trouvons le grand mât doublé du mât de charge avec son treuil à guindeau affecté à sa manœuvre, un escalier, le cabestan, un long manche à air qui, déployé, dominera la couverture (en bois ou en toile selon l'année). Un long bout-dehors de foc191 déborde de plus de six mètres le pont et prolonge l'étrave du Pingouin.

Terminons notre visite en montant l'une des deux échelles qui mène à la passerelle ceinte d’une fine rambarde. Cette passerelle traverse toute la largeur du pont et comporte en son centre un " îlot " de planches occupé par une petite cabine. Cette cabine c’est " la chambre de veille ". Percée sur ses quatre côtés de nombreuses fenêtres, elle domine le navire et permet son pilotage. La seconde roue, qui double la commande du gouvernail, se présente devant la cabine et derrière le compas, tous deux protégés par un auvent maintenu par deux piliers.

Les missions d'un navire très visible

Le Pingouin, après une période d'essais de deux mois dans le port et la rade de Rochefort, part pour sa nouvelle destination : Obock. Une destination influencée, affirment certains, par Paul Soleillet, un compagnon d'Arthur Rimbaud. Nous sommes le 2 février 1885 et la région d’Obock, l’année précédente, est devenue une de nos colonies, avec l'arrivée en août de Léonce Lagarde qui y établit une administration et étend la possession dans tout le Golfe de Tadjourah, formant ainsi le Territoire d’Obock et dépendances, avec Obock pour capitale.

L’aviso doit réparer en cours de route à Alger car de nombreux rivets de sa coque ont disparu sous les coups de boutoir de la mer. Sa coque fine et son fond plat ne font pas du Pingouin un bateau de haute mer et sa structure souffre.

Quittant Alger il part pour Port Saïd où il arrive le 3 avril 1885. Il passe le canal de Suez et se pose devant Obock après une longue et patiente descente de la mer Rouge de plus de 21 jours. L'avarie réparée à Alger s'est reproduite et le navire fait un peu d'eau en marche. Arrivé à Obock le 25 avril 1885, il est mis à disposition du commandant d'Obock : Léonce Lagarde. C'est le stationnaire de la colonie.

191 Espar qui pointe à l'avant dans l'axe du navire et au-dessus de l'étrave.

119 D'un point de vue hiérarchique le Pingouin est indépendant de l’autorité militaire. Il ne fait pas parti de la division navale de l'océan Indien ou de celle du Levant.

Coupe longitudinales et transversales

A la lecture des rôles d'équipage192 on s'aperçoit qu'il cabote dans le golfe de Tadjoura. Suivant la demande du commandant d'Obock, il se rend aussi en terre anglaise à Zeyla (côte Somalie) et à Aden (Yémen).

La géographie du golfe de Tadjoura fait que tout bateau navigant dans ce golfe est visible des deux côtes, que Tadjoura et Ambado se situent sur les rives opposées de la baie ne constitue pas un obstacle justifiant une éventuelle "cécité" de notre ex-poète. Car c'est bien là le principe des missions du Pingouin : être visible, se montrer partout à la fois pour affirmer la présence française dans le golfe de Tadjoura.

Comment douter que Rimbaud ne l'ai jamais aperçu ?

Cette visibilité, la plus souvent désirée, fut parfois un handicap sérieux pour un autre objectif de Léonce Lagarde : lutter contre la traite d'esclave.

"(Léonce Lagarde) déplore la faiblesse des moyens pour contrôler les pistes terrestres et surveiller le mouvement maritime. Tout se conjugue pour nuire à sa mission. Ainsi, le bateau à vapeur Le Pingouin destiné à assurer les liaisons

192 En droit maritime le " rôle de l'équipage " est un état nominatif du personnel embarqué à bord d'un navire. Seule l'année 1886 a disparu des rôles du Pingouin mais, certainement semblable à ceux de 1885 et 1887, il nous montre le navire passant régulièrement d'un port à l'autre, y compris dans la ville de Tadjoura où se trouve Rimbaud.

120 entres les deux rives du golfe de Tadjoura, reste trop souvent à l'ancre, faute de combustible ! Par ailleurs, lorsqu'il parvient à organiser une opération de police, un détail alerte les traitants. En effet les chaudières du bâtiment à vapeur doivent être mises en marche plusieurs heures avant le départ ; à la vue du nuage de fumée qui s'échappe de la cheminée, visible au loin, les traitants arrêtent les opérations d'embarquement et diffèrent de quelques jours la traversée du golfe d'Aden".193

Sur ce petit bout du monde lointain, où tout se sait, où tout se voit, où la moindre parcelle de la France pour un Français expatrié "représente quelque chose", se grave dans son esprit et son cœur, même à son corps défendant, gageons que notre poète a bien rencontré son bateau ivre, à minima en observant et s'informant sur sa fumée.

A partir de 1887 l’aviso reste de plus en plus en rade de Djibouti. Il affirme ainsi la présence française sur cette presqu'ile revendiquée par les Anglais et aide les premières caravanes commerciales à partir sur l'Ethiopie.

Une illustration du Pingouin, issue d'un journal anglais, prouve assez que cet objectif fut atteint : le navire est désigné sous la gravure. Son nom et sa tragédie, étaient connus de tous les habitants du golfe, Rimbaud pas moins qu'un autre.

Caractéristique importante qui scellera le destin tragique des six matelots et du premier-maître : "Le Pingouin n'a pas d'appareil distillatoire. Il éprouvera de graves difficultés à s'approvisionner en eau douce dans les localités ou les puits sont à 1,500 m du rivage".194

Remarque confirmée par le docteur Félix Jousseaume décrivant les caractéristiques des puits de la région : "Ce puits de deux à trois mètres de profondeur et de deux mètres au moins de diamètre, est creusé au milieu de l'embouchure du ravin, à quelques centaines de mètres du bord de la mer ".195

Son équipage est composé de 37 marins. Un premier-maître (équivalent au grade d’adjudant dans l'Armée de Terre) lui tient lieu de capitaine. Des maîtres et des seconds-maitres l’assistent. Un grand nombre des matelots sont Bretons.

193 Médard (Henri). - Traites et esclavages en Afrique orientale et dans l'océan indien. - Karthala, 2013. -.

194 Lettre du commandant de l'aviso le Renard à Monsieur le contre-amiral en chef de la division navale du Levant, le 17 avril 1885.

195 Jousseaume. op.cit, Tome 1, p.150.

121 Quelques indigènes y servent d'auxiliaires soit comme chauffeurs soit comme canotiers.

En juin 1885 le Pingouin part à la recherche de l'aviso le Renard disparu à l'entrée du Bab el-Mandeb en suite d'un terrible coup de vent, un typhon venu de l'océan Indien, dans la nuit du 3 au 4 juin.196 Le Pingouin sillonnera la mer Rouge, en vain, jusqu'au 11 juin 1885.

Après la tragédie d'Ambado en 1886, longuement évoquée, la carrière militaire du navire se poursuit.

Il participe en février 1889 à l'affaire de Saglio (ou Sagallo ou Sagallu) qui vise à déloger d'un fortin des russes qui y ont planté leur pavillon. Une flotte de trois navires, dont le Pingouin, dirigée par Lagarde, tire plusieurs salves de canons sur le fortin, y tuant cinq Russes. L'effet est immédiat. Les Russes se rendent. Plusieurs d'entre eux sont consignés à bord du Pingouin.197

196 " Le 3 juin 1885, 16h00 port d’Obock, Colonie d'Obock et dépendances (Côte Française des Somalis en 1896). L’aviso Le Renard, Commandant Peyrouton Laffon de Ladebat, est entrain d’appareiller. Sur le quai le commandant du Renard et son second, le lieutenant de vaisseau Saint Rémy de Rotrou, font leurs adieux au commandant de Barbeyrac de Saint- Maurice qui va appareiller lui aussi sur son croiseur, le la Clocheterie. Ils sont camarades de Navale. En embarquant sur son navire le commandant du Renard regarde vers le large et lance à son ami : " Ce temps ne me dit rien de bon " Pressentiment ? Il est 16h30 quand le Renard double le cap du Ras Bir. Le Laclochetterie le suit puis vire plein est vers l'océan Indien tandis que le Renard met le cap au nord-est vers Aden. Les deux navires se perdent de vue moins d’une demi-heure plus tard. Plus personne ne reverra jamais le Renard, ni aucune épave du navire ni personne de son équipage. Rien. On ne retrouvera, selon un terme de marine pas " une cage à poule ". Comme si une force mystérieuse avait happé d'un seul coup le navire au fond de la mer. Le Renard était parti, nouvellement armé, de Toulon fin janvier 1885 avec son nouveau commandant ; après plusieurs courtes missions en méditerranée il avait fait escale à Alexandrie, puis par le canal de Suez et la mer Rouge, atteint la rade d'Obock pour une mission de stationnaire : assurer la surveillance et la sécurité maritime en mer Rouge et dans le golfe de Tadjoura ; deux fois par mois en outre il devait rallier Aden pour la correspondance avec les paquebots d'Indochine. C'est au cours d'une de ces routes d'une quinzaine d'heures, dans la nuit du 3 au 4 juin 1885, qu'il est pris dans un typhon et perdu corps et biens. "

In aviso-le-renard-1885.voila.net

197 " Le Cosaque Âtchinoff se rendit à Tadjoura et en ramena deux moines abyssins. Son retour en Russie fut l'occasion d'un mouvement d'opinion vers l'Abyssinie et en février 1889 Atcbinoff revint à Obock avec quelques compagnons dont plusieurs popes. Il s'établit à Sagallo, fortin abandonné près de Djibouti, en territoire français. Le gouvernement d'alors, sachant qu'il n'avait aucune mission officielle, le somma d'évacuer Sagallo et il

122 Le Pingouin dans la baie d'Obock

Notre aviso est indissociable de la vie de Léonce Lagarde qui y dort souvent pour avoir un peu d'air marin, échapper aux cancrelats et se mettre en sûreté lors des menaces des tribus Afars sur Obock. Car, contrairement aux dires de Rimbaud souhaitant préserver ses proches, la région n’est pas sûre et Le Pingouin offre sa protection : "Aujourd'hui encore, Obock offre si peu de sécurité, que le gouverneur va coucher tous les soirs à bord du Pingouin, tandis que le corps de garde lève le pont-levis dès la tombée de la nuit et se barricade de son mieux. "198

fallut, pour le faire partir, se résoudre à un bombardement qui tua cinq ou six personnes. "

Dubois (Marcel) et Terrier (Auguste). - Les colonies françaises. 1, Un siècle d'expansion coloniale. - Augustin Challamel, 1901. -

198 Dieulafoy (Jane) op.cit. p.10. -

Curieusement lit-on dans le courrier d'Ethiopie ce texte qui nous parle d'un certain " comte Lagarde " qui ne dort pas dans sa tente. Nous sommes en 1934 et Léonce Lagarde n'est plus gouverneur. Sans doute le souvenir d’une chose disparue ? : " Encore chaque soir, par mesure de sécurité, le comte Lagarde, gouverneur de la ville, quitte sa tente et regagne l'aviso Le Pingouin, dont l'épave, balise, à présent, l'extrême sud de la rade. "

Le Courrier d'Éthiopie : journal d'informations hebdomadaire du 11 mai 1934.

123 Ce que résume le docteur Jousseaume dans ce dialogue :199

" -Ne vous êtes vous pas douté pourquoi le gouverneur avait fait du Pingouin sa demeure ?

-C’est, je suppose, pour y prendre le frais et pêcher ; manger une délicieuse friture, due à l’adresse et à la qualité de ses hameçons.

-Vous n’y êtes pas, vous êtes même très loin de la vérité, c’est tout simplement pour passer paisiblement ses nuits sans être dérangé ; car c’est un homme rangé.

-Que voulez-vous dire ?

-Rien de mal je veux dire qu’ici sur ce plateau, on est sans défense, qu’on peut venir nous égorger à toute heure sans rencontrer le moindre obstacle. Pendant ce temps pour dormir tranquille au milieu de la mer, il est à l’abri des poignards et des lances sur son Pingouin il est là comme un seigneur dans son château fort. "

Même lorsque la région sera pacifiée et Djibouti élue capitale en remplacement d’Obock, il continue d’offrir ses services au gouverneur : " Le Pingouin est à Djibouti et sert de résidence maritime au gouverneur, qui quitte chaque soir sa résidence terrestre pour tâcher de respirer un peu de fraîcheur "200 Et l’image qu’en garde ses contemporains est éminemment positive : " Ne dites pas du mal de ce vieux serviteur de notre colonie. Il s’est toujours bien comporté et toujours plus heureux que le Renard, il n’a entraîné personne au fond de la mer, il est encore à flot. "201

Le Pingouin va rendre d'éminents services durant cinq années, des années bien remplies qui vont le fatiguer et l'endommager.

Avant même l’affaire de Sagallo en 1889 il sert assez vite de prison comme nous le rappelle cet exemple de 1887 :

199 Jousseaume, op.cit.

200 Charton (Edouard). - op.cit. -

201 Jousseaume, op.cit.

124 " Deux Danakil, soupçonnés de larcins dont, en réalité, paraît-il, ils n'étaient point les auteurs, avaient été saisis, sur l'ordre du commandant d'Obock, et pendant des mois, tenus aux fers à bord du Pingouin, petit aviso de l'État mis à sa disposition et sous son contrôle exclusif. Le Pingouin était mouillé non loin d'Ambado, sur la côte Somalie ".202

En 1890 la colonie achète 50 000 francs le Pingouin à la Marine 203 et après cette date, les rôles d'équipage ne s'étendant d'ailleurs pas au-delà, il semble que le Pingouin n'ait plus jamais navigué.

" Dans le port, se balance la petite canonnière le Pingouin, maintenant impropre à la navigation. On-se rappelle le massacre, il y a quelques années, de sept de ses matelots descendus à terre dans la baie de Tadjoura pour faire de l'eau. "204

Il est désarmé et n'a pour équipage qu'un gardien :

“A Djibouti, dont nous parlons comme d'un nouvel Eden, notre puissance navale est représentée par un stationnaire à aubes, tiré sur la grève, dépourvu de canons et possédant pour équipage, un gardien : et ce nouveau spécimen nautique se nomme le Pingouin.”205

Un panorama de la rade de Djibouti, dessin au crayon du peintre Suisse Maurice Potter,206 nous présente en janvier 1897 la silhouette caractéristique du Pingouin,

202 De Rivoyre (Denis). - Les français à Obock (1836-1907). - M. Dreyfous, 1887. -

203 Imbert-Vier (Simon). - Tracer des frontières à Djibouti: des territoires et des hommes aux XIXe. - Karthala, 2011. - Certaines sources fixent à 1891 la date de sa radiation des registres de la flotte : cf Roche (Jean-Michel) LV - Dictionnaire des bâtiments de la flotte de guerre Française de Colbert à nos jours - Imp. Rezotel-Maury Millau, 2005. -

204 D'Orléans (Henri). - Une visite à l'empereur Ménélick : notes et impressions de route. – Librairie Dentu, 1898.-

205 Revue Le Zouave. Artistique, humoristique, littéraire, amusant. - Éditeur : [s.n.?] (Bône) – N° du 16 décembre 1899.

206 Potter, Maurice : Né le 16.9.1865 aux Eaux-Vives (auj. comm. Genève), fut tué, le 4 avril 1898, d’un coup de lance d’un Massongo à Massengo (Gabon). Fils de Marc Adolphe, peintre paysagiste, et de Louise Françoise Euphrosine Servettaz. Célibataire. Potter apprit avec son père la technique du dessin et de la peinture. Membre du corps scientifique de la mission Nil- Congo dirigée par le marquis Christian de Bonchamps (1897), il réalisa notamment des dessins à Djibouti, dont le premier panorama de la ville.

125 avec son couvre-roues à aubes en forme de parallélépipède. A cette date, éloignée de la jetée, alors qu’il ne navigue plus, il est encore bien à flot.

Il semble qu'il ait servi de local à la réception et à la désinfection de marchandises puis de lazaret207 en 1899 et ceci jusqu'en 1912 208:

"Plus loin, une vieille coque est ancrée dans un coin, comme en pénitence : c'est le Pingouin, une de ces canonnières à peu près impropres à tous les services, et que notre Amirauté s'obstina si longtemps à entretenir dans les stations lointaines, pour le plus grand préjudice des disponibilités de personnel et de matériel. Aujourd'hui, le Pingouin sert, à l'occasion, de lazaret flottant. "209

En 1916, trente ans après Ambado, on se souvient toujours de son passé tragique :

" Un bâtiment échoué dans la rade, près de la vieille jetée, le Pingouin, qui eut son heure de triste célébrité, sert de lazaret provisoire pour les quarantaines. " 210

Si le rôle de lazaret semble confirmé certains évoquent également une carrière de commissariat de police.

" Les dessins de Maurice Potter sont de vrais chefs d’œuvre. Il n’y faut point y voir seulement de précis documents ethnologiques, bien qu’à ce point de vue, leur sincérité et leur exactitude en fassent des pièces d’une extrême importance. Ce sont aussi des morceaux rares pour la sûreté et la délicatesse de leur vision, la tenue, et la délicatesse de leur écriture nerveuse, vive et résolue. Nous avons admiré les œuvres de l’artiste reproduites dans ce volume. Nous devons dire quel compagnon, quel collaborateur, quel ami fut ce peintre genevois qui se conduisit en bon Français ".

Côte, op.cit.

207 Établissement où l'on isole les sujets suspects de contact avec des malades contagieux et où ils subissent éventuellement la quarantaine.

208 Roche (Jean-Michel) LV - Dictionnaire des bâtiments de la flotte de guerre Française de Colbert à nos jours - Imp. Rezotel-Maury Millau, 2005. -

209 Rondet-Saint (Maurice). - Choses de l'Indochine contemporaine. - Plon-Nourrit et Cie, 1916. -

210 Angoulvant (G.) et Vignéras (Sylvain). - Djibouti, mer Rouge, Abyssinie. - J. André, 1902. -

126 " Le premier objet que l'on aperçoit quand on entre dans la rade de Djibouti, c'est, à droite, sur un bas-fond, le garde-côte Pingouin échoué. Il y a quelques années, des marins qui montaient ce navire descendirent à terre afin de renouveler leur provision d'eau. Ils furent surpris et massacrés. Deux coupables ont été emprisonnés de ce fait. Mais on ne jugea pas à propos de nettoyer un peu les abords de la côte. Le Pingouin, désarmé, découronné, est depuis lors resté sur la rade, en vue des sauvages de la brousse qui avaient fait le coup. Comme il fallait bien l'utiliser, il a eu diverses destinations. Rirez-vous, mes chers lecteurs, quand je vous dirai qu'entre autres habitants illustres, le Pingouin servit pendant un temps à loger — un commissaire de police ! (13 décembre 1900).”211

Vue en plan du pont et coupe horizontale sous le pont

Mais sa coque se démembre peu à peu. On la dépouille, on l'exploite et accélère sa déchéance.

" La maison que M. Lagarde a bâtie au cœur de ces palissades est aussi pauvre, et moins jolie, que celles de nos fonctionnaires provinciaux. [...] Le mobilier est lamentable. Pas un tapis dont je voudrais pour ma salle de bain. Des petites tentures ont été apportées de la côte. Elles proviennent d'un vieux bateau qui s'appelait le Pingouin et qui fit naufrage, il y a bien des années, en rade de Djibouti. Beaucoup de fenêtres n'ont même pas de vitres. On a tendu de la cotonnade avec des clous dans le châssis. "212

En 1914 le Pingouin n'est plus qu'un fantôme : 211 Le Roux (Hugues). - Ménélik et nous. – Nilsson, 1902. -

212 Journal Le Gil Blas, du 15 février 1903 (N° 8593).

127 " Un peu plus loin la coque étrange et fantastique comme un mirage de la vieille canonnière désarmée le Pingouin, encastrée dans les récifs. "213

En 2012 sa coque délabrée est toujours visible à marée basse dans le port de Djibouti.

S'y distingue assez nettement - mais pour combien de temps encore – les restes de sa chaudière et peut-être son volant à inertie.

213Société de géographie commerciale (Bordeaux). - Revue de géographie commerciale. - Mars 1914.-

128 Chapitre 6 – Le Pingouin fondateur de la République de Djibouti ?

"Objet inanimés avez-vous donc une âme ..." Alphonse de Lamartine. (1790-1869)

Le Pingouin ne fut pas ce simple navire dévoilant en 1871 l'avenir d'un homme, celui du jeune Arthur Rimbaud, un homme qui abandonnera sa création poétique pour revêtir le costume trivial d'un négociant en Afrique. Il influença également, et à une plus grande échelle, le destin de toute une nation.

Plusieurs témoignages tendent à démontrer que notre Pingouin fut à l'origine de la création de ce qui deviendra plus tard la République de Djibouti.

Ce vaisseau n'eut jamais une existence ordinaire et c'est de cette histoire également qu'il nous faut débattre. Il en est des navires comme il en est des hommes. Certains sont grands par leur destin, d'autres misérables par leur vie végétative.

S'il fut un bâtiment " héroïque " capable d'avoir inspiré le Bateau Ivre de Rimbaud, notre navire le Pingouin fut de ceux-là.

***

Deux thèses s'affrontent mais concourent toutes deux à justifier l'origine de Djibouti par la présence du Pingouin en 1888 - date de la fondation de la république - dans la baie de Tadjoura.

129 La première thèse est celle rapportée par Kadra Abdi Absié 214 et est directement liée au massacre.

Elle nous dit (p 17) " Le Pingouin fut indirectement, à la suite d'une circonstance tragique, la cause de la création de Djibouti ".

Cet évènement tragique nous le connaissons maintenant. Il vise le massacre des sept matelots de l'aviso et les conséquences sont celles du prix du sang versé.

Le commandant du navire La Lionne, contemporain du Pingouin, faisant charbon à Obock, l'écrira :" Le sang qui a coulé à Ambaddo constitue désormais pour nous un droit indéniable de possession aux yeux des gens de toute cette contrée ".215

Les chefs de tribu apportant à Lagarde une forte somme d'argent comme prix du sang, le prestige du gouverneur devint énorme à compter de ce jour aux yeux des Somalis. " Le gouverneur d'Obock profita de ces circonstances favorables pour négocier avec le sultan Bourhane, Djibouti ".216

Et plus loin : 217

214

Absié, op.cit.

Mlle Absié, n'est pas la seule djiboutienne à "raconter" le Pingouin. On trouve ainsi, sur Wikipedia, à la rubrique consacrée au Président de cette république, une évocation du navire qui est loin d'être négative :

" Ismaïl Omar Guelleh est le fils d’Omar Guelleh, un des premiers instituteurs autochtones dans les années 1930 avant de travailler pour le compte de la Compagnie du chemin de fer franco-éthiopien. Il est le petit-fils de Guelleh Ahmed, plus connu sous le nom de Guelleh Batal, et sous le nom de Guellé Mohammed un des notables signataires de l'accord franco-issa du 30 août 1917 qui ratifie la "cession en toute propriété au Gouvernement français des côtes, hâvres, rades, îles et territoires occupés de temps immémorial par les tribus issas" (art. 2) Le grand père de ce dernier, serait un des premiers Issas à avoir rejoint le Pingouin mouillé en face de ce qui deviendra Djibouti" Source : Wikipedia.

215 Absié, op.cit. p.31.

216 Journal Abeille brivoise en février 1936, au moment de la mort de Lagarde.

217 Absié, op.cit. p.32.

130 " Ce massacre a fait prendre conscience à Paris qu'il y avait urgence à régler l'affaire de Zeyla 218 avec les Anglais et de rechercher un point sur la côte de Somalie afin de créer un port acceptable pour en faire une tête de pont commerciale. " Ce point deviendra Djibouti.

La deuxième thèse, qui nous éloigne de la plage d'Ambado, est plus anecdotique. Elle nous est rapportée par plusieurs sources qui toutes se ramènent au témoignage d’Alfred Martineau qui fut gouverneur de la Côte française des Somalies en 1899 (Léonce Lagarde étant alors ambassadeur auprès du Roi Ménélik). Peut-être que cette histoire fut-elle transmise par un ancien gouverneur à son successeur ?

Alfred Martineau (1859 - 1945)

" […] mais, raconte Alfred Martineau219, un jour un hasard allait tout modifier. On était en 1888, M. Lagarde faisait une reconnaissance dans le fond de la baie et son petit bateau, le Pingouin, eut besoin de réparations. Un banc de sable

218 Zeilah, au sud de Djibouti, est occupée par les Britanniques dès 1885, et intégrée à la Somalie Britannique lors de sa création en 1888, après un conflit avec la France. Il est à noter que le Pingouin fut envoyé avec deux autres navires, les canonnières Le Météore et Le Primauguet, devant Zeilah au début du mois de janvier 1887 afin de protéger le vice- consul de France : Joseph Henri. L'affaire pour la possession de la côte sud du golfe de Tadjoura prend fin lors de la signature du traité du 2 janvier 1888 entre la France et la Grande-Bretagne établissant la frontière entre la colonie d'Obock et le Somaliland. " Djibouti se trouvant en territoire français, peut alors prendre son essor ". (Absié, op.cit.).

219 Martineau (Alfred). - La Côte française des Somalis, - Paris : Société d'Editions, 1931. -

131 propice se trouvait aux environs et on y échoua l'embarcation. Pendant qu'on remédiait aux avaries, M. Lagarde prospecta le pays, en étudia les ressources notamment en eau, or le banc de sable était à proximité du raz Djiboutil ou Djibouti. Quelque temps après, le représentant de la France eut l'occasion de retourner dans la même région, mais onze de ses hommes qui étaient descendus à terre furent massacrés. Estimant que ce crime ne pouvait rester sans sanction immédiate, Lagarde prit sur lui d'occuper Djibouti. Des logements y furent hâtivement édifiés et un agent du gouvernement local y fut installé. Des commerçants ne tardèrent pas à suivre, comprenant qu'à défaut de Zeilah occupé par les Anglais, Djibouti était la voie la plus commode et relativement la plus sûre pour envoyer des caravanes à la capitale du Choa, Addis Abeba. Ainsi commença la fortune de Djibouti. " 220

Cet article, sur certains points, est sujet à caution puisqu’il situe l’affaire d’Ambado (1886) après la création de Djibouti (1888), énumère 11 hommes au lieu des 7 matelots et établit une relation cette fois directe entre le massacre et la création de Djibouti. Il est vrai que nous nous situons en 1938, date de la parution du journal, et que bien des années se sont écoulées. Il semble toutefois vraisemblable sur l'anecdote de l'échouage dans la mesure où un banc de sable porte encore le nom du Pingouin.

Un incident fortuit, vécu par le Pingouin, serait donc à l’origine de la création de Djibouti. Suivons cette dernière hypothèse en nous transportant sur notre petit aviso à roues de la Marine Française, en une chaude journée de 1888, lors d'une de ses nombreuses missions menées dans le golfe de Tadjoura.

***

" Monsieur Lagarde nous faisons de l’eau, il nous faut nous arrêter pour examiner la situation et étancher la voie ".

Le maître Jean Bohec,221 capitaine du Pingouin depuis la disparition tragique du Premier maître Hyppolite Baudet, vient de gravir l’escalier d’acier qui mène à la passerelle de timonerie et se tient un peu essoufflé devant Léonce Lagarde le jeune gouverneur du territoire d’Obock.

220 Rapporté par le Journal des débats politiques et littéraires de Septembre 1938 (N° 223).

221 Nom, écrit sur le role de l'équipage de 1885, et choisis au hasard.

132 La mer au sud du golfe de Tadjoura est calme aujourd’hui mais le marin, dans son uniforme blanc chiffonné et ample, garde les jambes écartées, comme pour mieux affronter l’agacement de son chef.

Lagarde, les yeux clairs et la moustache fine, le casque colonial sur la tête, soupire : " Voilà qui est fâcheux… Ne peut-on attendre d’être à Obock ? Ce n’est pas la première fois que nous faisons de l’eau. "

Le Pingouin est sujet aux infiltrations. Depuis sa construction en 1884, par les chantiers Dyle et Baccalan à Bordeaux, sa coque fine à fond plat en tôle d’acier galvanisée, perd régulièrement ses rivets à chaque coups de boutoir de la mer. 222 L’eau s’infiltre, les pompes entrent en action et une fois au port on met le petit navire à sec, on étudie la situation, on répare comme on peut. Les réparations, menées avec les faibles moyens du territoire par une main d’œuvre locale non qualifiée, ne durent guère et tout est à reprendre régulièrement.

L’aviso est fatigué, épuisé par le nombre de ses campagnes. De Obock à Tadjoura, de Tadjoura à Zeila, de Zeila à Latela, de Latela à Lahadu en passant par Maskali et aujourd’hui le Ras Jiboutil, les croisières ne manquent pas tant la volonté affirmée par Lagarde est de présenter son navire partout sur le golfe de Tadjoura, pour mieux affirmer la présence de la France, à la face des indigènes, des trafiquants de tous poils mais encore plus des Anglais, les concurrents de toujours.

L’idéal serait de le conduire en bassin à Suez. Mais la remontée de la mer rouge, vu son état, pourrait l'achever.

Le maître d'équipage insiste.

" Nous avons une demie brasse d’eau dans la cale ".223

" Tant que cela ? "

" La pompe ne rend plus et le mécanicien ne sait s’il peut la réparer. "

Lagarde soupire : " La pompe elle-aussi !... Que me proposez-vous alors ? "

222 "des rivets en dessous de la carène ont été ébranlés et décapités par les coups de tangage, et le navire fait un peu d'eau en marche" SHD-Marine, Lorient. Commandant Renard à Monsieur le contre-amiral en chef de la division navale du Levant, 17 avril 1885. 223 90 cm

133 " Le pilote nous signale un banc de sable à quelques encablures au Nord Nord Est. Profitons de la marée pour nous y poser. La mer descendante mettra la coque à sec, nous examinerons la situation".

Léonce Lagarde réfléchis. Il connait son capitaine. S’il vient à lui avec de telles nouvelles c’est que les choses sont sérieuses et demandent une prompte décision. Sans trop de choix possibles. Le banc de sable signalé annonce la possibilité d’un échouage en urgence. Le navire sur le sable, on profitera de la marée basse le laissant quelques heures au sec pour examiner la coque. Si les choses sont graves on pourra envoyer un canot chercher le nécessaire sur la côte. Que l'on reste sur place un jour ou une semaine, on repartira à marée haute.

" C’est d’accord. Poussez les feux vers ce banc de sable et échouons le navire ".

Le maitre d’équipage donne ses ordres au matelot-timonier debout derrière la grande roue du gouvernail installée sur la passerelle devant la chambre de veille. La roue tourne et le navire pivote. En deux enjambées Jean Bohec pénètre dans l'étroite cabine, où se devine une carte marine déroulée sur une petite table acajou. Il pousse le levier du transmetteur d’ordre en position " en avant toute " puis se tourne vers Lagarde.

" Je vous conseille de vous tenir à la main courante lorsque nous arriverons sur le banc ".

Le Pingouin, développant toute la puissance de ses 225 chevaux, frémis sous la poussée de sa machine à vapeur de 2 cylindres à pilon. Dans la salle des machines les chauffeurs engouffrent à pleines pelletées le charbon dans la gueule de la chaudière. La longue cheminée blanche crache une fumée grasse et noire. Les deux énormes roues à aubes frappent en cadence la mer qui bouillonne.

A chaque tour de roue, devant l'aviso, la mer change de couleur et annonce une profondeur qui se réduit.

Dirigé par les gestes du pilote penché à sa proue le petit navire se lance, tremble en heurtant le sol puis creuse de son étrave sur sa demi-longueur la vase d'un banc de sable.

" C'est bon ! Stopper les machines ! "

134 Inutile d'aller plus loin sans être assuré de se remettre à flot plus tard. Les roues s'arrêtent de tourner. La fumée se calme et fuse des cylindres la vapeur blanche libérée. Les vergues se balancent un instant au fut de leur mât puis se calment. Le bateau est échoué.224

Les pas des matelots raisonnent sur le pont aux lames en bois. Chacun s'active dans sa mission. Une des deux ancres est libérée de son bossoir puis se croche dans le sable. On mesure sous la coque le niveau d'eau. On saute hors du bateau et commence son inspection.

Jean Bohec, un moment descendu à fond de calle avec le matelot charpentier, rejoins Léonce Lagarde sur le pont et lui fait son rapport :

" Des rivets ont lâché au niveau des virures de quille225 . La tôle est déformée, il faudra la redresser, peut-être en remplacer une partie avant de riveter ensuite"

" Merci Maître. Combien de temps pour la réparation ? "

" 2 à 3 jours si nous avons suffisamment de rivets à bord et pas de tôle à changer... "

Léonce Lagarde remercie son capitaine et regagne, songeur, la chambre de veille. Comment employer utilement ces journées de repos forcé ? Il s'assoit sur la chaise devant la table en acajou puis s'accoude, pose son menton sur ses mains croisées et considère la carte où se dessine la côte si proche.

" Nous voici au large du raz Djiboutil.226 Si j'en profitai pour compléter nos connaissances de la côte en y menant des recherches hydrographiques ?

224 Si on en croit l’Histoire, le banc de sable, légèrement au Nord-Ouest de Djibouti et sur lequel se trouve échoué le navire, prendra son nom : " Le banc du Pingouin ". Le SHOM le décrit comme un récif couvert par 2,80 m d'eau.

Service Hydrographique et Océanographique de la Marine – Instructions nautiques – volume L7 – Mer Rouge, Golfe d'Aden

225 Virure : suite de tôles mis bout à bout dans le sens de la longueur du navire. Le Pingouin ne possède pas de quille au sens strict mais j’ai repris ce terme dans la mesure où il est écrit sur le plan.

226 Raz : Courant de marée rapide entre deux terres rapprochées . Le détroit parcouru par ce courant.

135 Ménélik227 souhaite une ouverture sur la côte et la propose entre Ambado et le Raz. Un port franco-choasien ici ? Pourquoi pas. En favorisant notre allié celui- ci dirigera toutes ses caravanes sur notre nouveau comptoir. D'une pierre deux coups. Je ne connais pas bien les lieux et il y a peut être quelque chose à jouer de ce côté. N'est-ce pas l'occasion où jamais d'aller à terre et explorer les environs ? Il fait encore jour, ne tardons-pas."

Le Roi Ménélik II (1889-1913)

Le gouverneur d'Obock sort de la cabine, se dirige vers l'escalier de bois qui mène au pont, se penche hors de la lisse et hèle Jean Bohec qui, accroupi, examine la jointure des tôles.

" Monsieur Bohec, je souhaite me rendre sur la côte. Veillez apprêter le canot bâbord et désigner les rameurs... Et n'oubliez-pas de nous munir d'un tonnelet d'eau avec quelques vivres pour une demi-journée. "

227 Ménélik II roi de Choa (1885-1891) à ne pas confondre avec le roi Ménélik II d'Ethiopie (1844 – 1913).

136 Le maître d'équipage laisse son ouvrage. Remonte à bord par l'échelle de coupée. Désigne quatre canotiers indigènes et un des quartier-maitres barreurs pour accompagner Lagarde qui rassemble de son côté quelques objets : crayon, bloc de papier, jumelles...

Les hommes montent dans le canot, à l'arrière du navire dont le “cul” baigne encore dans l'eau. Les bossoirs, peu à peu, libèrent les câbles où se balance l'embarcation. Celle-ci se pose sur l'eau puis s'écarte du Pingouin d'un vigoureux coup de rame porté sur la coque.

La suite nous est connue. Lorsque le Pingouin, réparé, quittera son banc de sable avec Léonce Lagarde revenu à son bord, celui-ci se sera décidé. L'exploration de la côte au niveau du Raz Djiboutil aura été riche d'enseignement. La possibilité d'y créer une nouvelle ville, en remplacement d'Obock si insalubre et si pauvre en eau douce, est confirmée. Demain Djibouti verra le jour.228

Le Pingouin au destin si tragique et influent, créateur de la mort des hommes et de la vie d'un état, serait l'alias du Bateau Ivre.

Il est temps désormais de confronter notre navire avec le poème d'Arthur Rimbaud et confirmer cette thèse.

228 " M. le ministre Lagarde eut le courage d'abandonner toutes les installations d'Obock et l'énergie de faire adopter son point de vue par le département. Il s'en vint débarquer sur une plage sans un arbre, sans un habitant. Son premier domicile fut l'aviso Pingouin dont l'épave balise encore l'extrême sud de la rade. " Notice illustrée sur la Côte française des Somalis. Exposition coloniale (1931 ; Paris) La Presse coloniale illustrée (Paris). Publication en 1931.

137 138 Chapitre 7 - Le Pingouin en filigrane du poème

" Ah ! Oui, on n'a rien écrit encore de semblable, je le sais bien. " Arthur Rimbaud jugeant son Bateau Ivre (Rapporté par son ami Delahaye).

La thèse que je défends est d'enrichir la lecture du Bateau Ivre par l’ajout d’un niveau de compréhension supplémentaire. Une interprétation nouvelle et assurément originale.

Rappelons tout d'abord les strates de lecture classiques effleurées dans le chapitre 4 " Rimbaud le voyant ". Le poème serait ainsi :

1) L'histoire d'un bateau imaginaire :

C’est la première explication, la plus explicite mais, bien sûr, la plus basique et la moins importante. Elle ne porte certainement pas le message d'Arthur Rimbaud.

2) L'allégorie de la vie du poète. Rimbaud sans doute mais aussi LE poète idéalisé et imaginé par Rimbaud :

“L’itinéraire paradoxal du bateau, ce naufrage qui sauve, est donc bien une allégorie de l’aventure poétique. En refusant le destin des hommes, le travail patient, la vie tranquille, pour se consacrer à la poésie, l’adolescent Rimbaud se perd : il rompt avec sa famille, il rompt avec la société pour choisir une vie de bohème. Mais en même temps, il se sauve : il accède à une vie supérieure, où par la poésie il espère trouver un bonheur plus pur, plus rare, plus intense.” 229

229

Bardel (Alain). - Arthur Rimbaud le poète. - abardel.free.fr, 2014. -

139 3) Le récit particulier du destin d'Arthur Rimbaud (Arthur Rimbaud = le Bateau Ivre). Si le niveau précédent s'appliquait au seul poète, cette strate vise tout l'homme. Ayant vécu son aventure de négociant en Afrique, il revient en Europe pour y mourir après avoir désiré la vie apaisée de son enfance.

Cette analyse est assez ancienne et Paterne Berrichon, le beau-frère d'Arthur Rimbaud, l’avança un des premiers: " Aussi, dès septembre de cette année 1871, s'étant tout entier replié sur lui-même, fera-t-il dans les régions supérieures de son idéal d'aujourd'hui le bond formidable du Bateau Ivre, chef-d'œuvre visionnaire déjà, prophétique, terrible aussi et doux et tout, sanglotant prodige de la mer créée, énorme et vivante, par l'imagination de quelqu'un ne l'ayant jamais approchée dans la réalité du Bateau Ivre, symbole de la vie entière de son auteur ".230

Nombre d'analystes ont approfondit le sujet et ajoutés, ou affinés, ces niveaux de lecture. Ainsi, par exemple, Steve Murphy dans son ouvrage "Logiques du Bateau Ivre", Littératures, n°54 : Rimbaud dans le texte, Presses Universitaires du Mirail, 2006, p. 25-86. Voici ce que nous en dit Alain Bardel.231

" Steve Murphy “propose une liste (non-exhaustive) de quatre " aspects de l’expérience humaine " dont l’odyssée du Bateau Ivre serait la figuration :

1) " une allégorie des étapes de la vie " : à travers de multiples références à l’enfance, notamment celle de la fin du poème, Rimbaud suggère une interprétation de l’aventure maritime comme métaphore du " parcours initiatique vers l’âge adulte " : les entraves au désir, les dangers de la liberté, les désillusions finales et la nostalgie. 2) une allégorie de " l’ivresse au sens propre " : l’ivresse évoquée par le titre ne doit pas être prise seulement dans un sens métaphorique, il n’est pas exclu que, par les visions colorées et les sensations inouïes qui assaillent le bateau, Rimbaud veuille représenter celles que procurent le vin et le haschich, ces " poisons " mentionnés par la lettre à Demeny, " même si cette expérience lui était à l’époque de composition du poème aussi indirecte que … la vue de la mer " (p. 42). 3) " une allégorie du destin du Voyant telle que la présente la lettre du 15 mai " : la quête d’Inconnu du poète voleur de feu trouve sa métaphore dans celle de l’inconnu géographique et de l’exotisme.

230 Berrichon (Paterne). - op.cit. -

231 Bardel, op. cit.

140 4) " Une allégorie politique, composée dans les mois suivant la Semaine sanglante 232et représentant obscurément l’insurrection et sa défaite " : l’analogie suggérée dans les lettres " du voyant " entre le travail du poète et les " horribles travailleurs " (citation Lironique du discours bourgeois) que Rimbaud désire rejoindre par les processus complémentaires que sont le dérèglement et l’encrapulement " (p. 44) se renouvellerait dans l’allégorie du Bateau Ivre. "

Pour ma part, je poursuis cette tradition d'analyse du Bateau Ivre et, j’insiste, sans nier les autres niveaux de lecture, je rajoute une strate supplémentaire. Le " vrai " Bateau Ivre exista : ce fut l’aviso de la Marine Nationale Française le Pingouin. Le poème relate une tragédie future vécue par l'équipage du navire et entrevue par Arthur Rimbaud 15 années avant la survenance de cet événement.

Pourquoi une vision ?

Les visions, dit-on, servent à délivrer un message. Ce message peut constituer un avertissement pour celui qui l'entend.

Mais quel message ? Pour " éveiller " Rimbaud et le remettre sur la voie de la Poésie ? Lui dire que sa vraie vocation, celle qui le rendra " immortel " et, pourquoi pas, le rendra heureux, est la Poésie ? 233Que son aventure en Afrique ne lui apportera que désillusions et qu’il a tout à gagner en revenant en Europe ? Que s’il reste encore au Harar il y rapportera la souffrance avec l’amputation de sa jambe puis la mort comme seule issue ? Qu’il relise son poème et suive son enseignement au plus vite. Car tout y est écrit. Le bateau te dit - O Rimbaud négociant - que le retour au monde de ton enfance, t’apportera l’apaisement, le bonheur et cela est encore possible, si tu reviens en Europe…

Si mon hypothèse est correcte la connaissance de la tragédie du Pingouin devait agir tel un électrochoc en éveillant chez Rimbaud le souvenir de son poème le plus célèbre. De ce choc devait naitre alors le questionnement :

" J'ai déjà vu cet événement. Je l'ai traduis dans un poème. C'est vrai je fus poète. Relisons ce poème !... "

232 De la Commune de Paris

233 " il ne semble pas avoir été heureux. Mais pouvait-il être heureux quelque part ? " Propos de André Guyaux, auteur de Rimbaud - œuvres complètes édition La Pléiade, rapporté par http://rimbaudivre.blogspot.fr/

141 J’ai moi-même expérimenté le principe des associations d’idées - entre mes lectures de Rimbaud et mes recherches navales qui m’ont conduit à la rédaction de ce livre - mais Arthur Rimbaud se rappelant son passé de poète aurait-il pour autant eut le goût de revenir à cette activité alors que tous les témoignages nous montrent qu'il fut profondément immergé dans sa nouvelle vie de négociant ?

De toutes manières, avouons-le, message ou pas, les plus célèbres révélations - celles de Naustradamus comme celles de Fatima – ont-elles été écoutées, comprises et, partant, ont-elles transformées l'avenir ?

Autre hypothèse, en abandonnant l’idée du " choc en retour " pour Rimbaud et ne considérant que l’intérêt des pauvres matelots, Rimbaud ayant vu par anticipation le massacre et compris la réalité de son don de voyance aurait-il pu empêcher l'affaire d'Ambado ? Se rendre sur place, convaincre les autorités, arrêter le massacre ? Inconcevable, qui aurait écouté ce prophète de malheur ?

En définitive tout se passe comme-ci les révélations du futur ne servaient à rien. Peut-être n'existe-il, à notre compréhension des choses, aucune explication rationnelle justifiant une vision. Pas d'autre raison que l'ironie de l'Histoire et la sensibilité exacerbée d'un jeune artiste surdoué.

A nous de nous faire notre opinion.

L’analyse du poème

Mon niveau supplémentaire, celui qui vise explicitement le Pingouin, se révèle surtout dans les deux moments forts du poème : les vers d'introduction (1 à 4) et de conclusion (97 à 100).

Les autres vers, que j'appelle “de transition”, évoquent une géographie qui ressemble à s'y méprendre à celle que rencontrera et décrira Rimbaud en Somalie. Non seulement la préscience du poète le fera rêver la tragédie du navire mais aussi entrevoir la région qui sera sienne lorsqu'il s'installera en Afrique. Afin d'en rendre la lecture plus aisée nous aborderons ces strophes, à l'occasion, en les assemblant par blocs sœurs, quitte à ne pas suivre l'ordre de leur enchaînement.

142 Sauf précision contraire les commentaires littéraires " classiques " sont extraits de Verlaine et les poètes symbolistes,234 l'ouvrage qui a marqué mes jeunes années d'études.

Il ne faut pas prendre les concordances comme des calques stricts entre ce que dit le poème et ce que nous dit l'histoire du Pingouin ou la géographie locale. Les similitudes peuvent être fugaces, légères, tels des " flashs ", des bouts de réalités comme ces souvenirs qui émergent en notre mémoire, les souvenirs les plus lointains de notre vie. Ils sont vrais comme le sont les reflets du réel revisités par l'art du poète.

Lorsque cela se justifie, nous commencerons notre analyse en donnant l'explication la plus communément admise du poème et rajouterons ensuite la nôtre. Ces commentaires aujourd’hui classiques, mis en évidence par un texte en italique, seront présentés avant mon analyse personnelle.

1 - Comme je descendais des Fleuves impassibles

C'est le navire qui parle. Ou plutôt un poète qui se présente comme un navire ayant rompu ses amarres. Dans la mesure où il navigue sur des fleuves, ce navire est un chaland, pas un navire de haute mer. Les Fleuves impassibles représentent la société immobile, étrangère aux élans poétiques et à la vie aventureuse du jeune Arthur. Ce vers, serin, s'oppose aux marées déchaînées qui le ballotteront à partir du vers 9.

Le massacre des haleurs

Le Pingouin est lui aussi, d'abord, un navire à fond plat conçu afin de pouvoir remonter les rivières et les fleuves de nos colonies, tel le fleuve Sénégal. Toute son histoire nous montre qu'il est inadapté à la navigation en pleine mer. Rappelons-nous les entrées d'eau dans une coque à la tôle fine perdant ses rivets (cf chapitre 6 " Le Pingouin fondateur de la République de Djibouti ? ").

Cette caractéristique ne fut pas oubliée le moment venu d’affecter une mission au Pingouin. Ce navire construit afin de remonter les rivières sera parfait pour patrouiller sur les cours d'eau de la Corne d'Afrique. Mais, sur place, quelle déception :

234 Micha (Alexandre). - Verlaine et les poètes symbolistes. - Classiques Larousse, 1943. -

143 "Outre quelques torrents qui sont presque toujours à sec et ne roulent leurs eaux qu'au moment des grandes pluies, il y a dans la contrée deux lits de rivière, qui deviennent des cours d'eau pendant l'hivernage et qui ont été appelés, l'un, la ri- vière d'Obock, l'autre, la Tella. "235

Des cours d'eau peut-être mais loin d'être navigables. Parcourons cette phase à la rédaction riche d'un humour involontaire :

"Cet aviso (Le Pingouin) fut jadis commandé spécialement pour la colonie, dans le but de remonter la rivière d'Obok, dont le lit est à sec 364 jours de l'année et se termine par un petit estuaire boueux où poussent quelques maigres palétuviers."236

“Au secours” notre Administration est devenue folle !

Signalons ici l'existence d'un dessin du Bateau Ivre fait par Rimbaud. Dans une barque deux hommes sont l'un allongé, l'autre assis. Le mot "navigation" est écrit au-dessus du dessin et "au secours" dans une bulle qui s'élève de l'homme assis.

Cet appel à l’aide est troublant mais concentrons-nous sur la coque du dessin. Cette illustration nous présente "une coque de noix" comme le Pingouin qui, de son côté, est un Aviso c'est-à-dire le plus petit des navires de guerre.

Quoi qu'il en soit, le Pingouin, au moment où Rimbaud se trouve sur les lieux du drame, est le seul navire qui réponde aux caractéristiques du Bateau Ivre : navigant sur la mer avec une coque plate de péniche.

2 - Je ne me sentis plus guidé par les haleurs

Les haleurs, ces hommes qui entrainent le chaland en le tirant, sans être dans le navire, à l'aide de cordes, représentent les liens, les guides et pour le poète les traditions, les entraves, les conventions. 237

235 Henrique (Louis). - Les colonies françaises : notices illustrées. La Réunion, Mayotte, les Comores, Nossi-Bé, Diego Suarez, Sainte Marie de Madagascar - Quantin, 1889-90 - 236 Charton (Edouard). - op.cit. -

237 Crédit rimbaudexplique.free.fr

144 Notons tout d'abord l'importance de la corde ou du lien dans le poème. Nous le retrouvons à huit reprises, parfois associé à la mort. Ainsi :

"Je ne me sentis plus guidé par les haleurs" "Quand avec mes haleurs ont finis ces tapages" "Et les péninsules démarrées" "Tendues comme des brides" "Lorsqu'à travers mes liens frêles des noyés descendaient dormir à reculons" "Bateau perdu sous les cheveux des anses" “Fileur éternel des immobilités bleues,”

Que nous dit ce lien dans la tragédie d’Ambado ?

Le geste de prendre de l'eau dans un puits est associé communément à un homme (ou une femme) puisant de l'eau avec un seau au bout d'une corde. Car même si certains récits nous parlent d'une pompe, et même si l’eau fut effectivement tirée à l’aide d’une pompe, l'idée la plus commune - disons symbolique - pouvant s'inscrire dans l'esprit du poète-voyant est celle de marins puisant de l'eau en halant un seau à l'aide d'une corde.

Mais l’élément le plus important, le plus troublant, est ailleurs.

La tragédie frappe les marins du navire qui font le plein d'eau sur une plage c'est-à-dire à l'extérieur du navire et non sur le navire lui-même. Ici les victimes sont bien décrites comme se tenant en dehors du navire. Tout comme des haleurs se tiennent hors de la péniche qu’ils halent.

3 - Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles

A. Rimbaud, influencé par ses lectures de Fenimore Cooper 238 et de Gustave Aimard,239 imagine une attaque du bateau par des indiens d'Amérique.

238 Fenimore Cooper (1789 - 1851) est un écrivain américain. Il est notamment l'auteur du livre " Le Dernier des Mohicans " et du livre " Le pilote : une histoire de la mer ".

239 Gustave Aimard (1818 - 1883) est un écrivain français, auteur de romans d’aventures souvent publiés en feuilleton dans Le Moniteur, la Presse ou La Liberté.

145 « The Prairie », Fenimore Cooper. (1827)

Les Peaux-Rouges criards ressemblent à ces guerriers somalis d'une tribu locale belliqueuse (les Dankalis, habitants de la Corne d'Afrique en arabe, parfois dénommés Apharras).

Les gravures de l'époque de Rimbaud nous présentent ces Somaliens, aux cheveux crépus, vêtus d'un pagne blanc, tenant en leur main une lance, avec un bouclier rond sur leur bras.240Tous ces attributs se retrouvent également dans la description et les photographies des indiens “Peaux-Rouges” d’Amérique.

Indiens d'Amérique ou indigènes d'Afrique, qui pourrait nous le dire à la lecture d'Arthur Rimbaud nous décrivant les Ogadines, une tribu indigène de la Corne d'Afrique : " Les Ogadines, du moins ceux que nous avons vus, sont de haute taille, plus généralement rouges que noirs […] portent à l'épaule la sigala, à la

240 Voir en illustration suivante la photo “Homme de la tribue Danakil” extraite du livre Ex- trait de L’Homme et la Terre de Elisée Reclus. Crédit Wikipédia.

146 hanche le sabre et la gourde des ablutions, à la main la canne, la grande et la petite lance, et marchent en sandales. "241

Homme de la tribu Danakil

Il est certain que, dans ce XIXème siècle où règne l'homme blanc décomplexé, les indigènes d'outre-mer se confondent. Ils sont nus, ont la peau peinte de peintures guerrières et se comportent comme les sauvages qu'ils sont : en criant.

La vision du massacre des haleurs est renforcée par la stridence des quatre "i" rouges que le sonnet des Voyelles associera, un an plus tard, au sang (I, pourpres, sang craché,...) Car assurément le poète connait son métier. Les " I ", ici, ne sont pas écrits par hasard.

241 Rimbaud (Arthur). - Rapport sur l'Ogadine. - Edition de Londres, 2011. -

147 3 - Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles

L'image des " I " est très forte. Elle suggère les traces laissées par les coups de couteaux et de lances sur le corps des marins, image souvent reprise par les journalistes décrivant le supplice de nos compatriotes. Voir ainsi notre chapitre 3 " Une affaire mystérieuse " et le vers suivant :

4 - Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs

Les poteaux de couleurs sont les totems peints où les indiens aiment à enchaîner les prisonniers qu'ils vont supplicier.

Les matelots furent transpercés par les lances de leurs agresseurs, plusieurs récits le soulignent pour mieux pointer la barbarie des assaillants. Ce témoignage est typique :

" Détail horrible et authentique, qui montre bien que l'affaire d'Ambado a été un guet-apens et non un combat : nos marins ont été massacrés debout, des indigènes leur tenant les bras tandis que d'autres les frappaient dans le dos et dans la poitrine à coups de lances et de couteaux ".242

Les poteaux alors seraient les futs des lances teintes du sang des victimes. Le vers précédents ("Les peaux-rouges criards") raisonne encore en nous et la couleur ne peut qu'être rouge telle la peau des indiens. Et même si nous refusons d'assimiler les lances à des poteaux, relevons que les marins furent suppliciés debout comme le sont les victimes attachées à un totem d'indien.

Et détail important : ces victimes qui se tiennent debout sont nues c’est-à-dire désarmées. Hors Léonce Lagarde avaient demandé aux marins - ce qui lui fut d'ailleurs reproché - de ne pas porter d'armes afin, dit-on, de ne pas provoquer les indigènes. La ressemblance entre les haleurs et les marins Français est troublante.

242 Larousse (Pierre). - op.cit. T17, p. 444. -

148 5 - J'étais insoucieux de tous les équipages, 6 - Porteur de blés flamands ou de cotons anglais. 7 - Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages, 8 - Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

"Les fleuves m'ont laissé descendre où je voulais" traduit la rébellion d'un Rimbaud adolescent, son désir d'autonomie, mais l'ambiguïté du verbe "descendre" que l'on pourrait croire au fil de l'eau deviendra une descente en enfer.243

6 - Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.

Une des explications au massacre, version portée par les Anglais, est qu'elle trouve sa cause dans la vengeance des Somaliens à une razia de leur bétail par les Français, action elle-même née en représailles du vol d'une caravane de Louis Auguste Brémond.244 Ce dernier était le directeur de la principale et quasi- unique entreprise Française à Obock : la “Factorerie Française”, un nom à la consonance anglaise.245 Ce vers en serait-il l'écho ?

Mettons de côté pour l’instant la question de la nationalité des commerçants nord européens (flamands et anglais). Nous retrouverons la relation avec l'Angleterre dans la conclusion du poème et l'analyserons à ce moment (cf V97 et 98).

Notons ici la tonalité du poème. Le tapage est terminé. Le massacre a eu lieu et l’on passe à autre chose. Il est étrange de noter que la suite donnée au meurtre des haleurs, à cette tragédie, est un vaste apaisement alors qu'on aurait pu imaginer le tumulte, la fureur des représailles, l'arrivée de la cavalerie !

243 Crédit rimbaudexplique.free.fr

244 " Rimbaud fut en relations pendant ces années […] avec des Français qui faisaient des affaires au Choa, Chefneux, Savouré, Brémond, […] "

Société française d'histoire d'outre-mer. - Revue de l'histoire des colonies françaises / Société des l'histoire des colonies françaises. - H. Champion (Paris) et E. Larose (Paris), 1913-1931.-

245Factorie : siège des bureaux des facteurs d'une compagnie de commerce à l'étranger. Factorie hollandaise. Étymologie : Facteur, qui donne régulièrement factorie et non factorerie. Factorerie ne mériterait pas d'avoir l'usage pour lui. Crédit Littré.

149 "On sait du reste que les agressions aussi sauvage que l'assassinat des marins du garde-côte Pingouin n'ont pas été suivies de répressions viriles".246

Les vers 7 et 8 sont à rapprocher du massacre de nos marins étudié dans le chapitre 3 “ Une affaire mystérieuse ”. Ce meurtre s'acheva également sinon par " un non lieu " du moins avec un goût d'inachevé, telle une conclusion mystérieuse.

La mer tropicale

Les vers de transition abandonnent la tragédie pour se concentrer sur les paysages. Et là aussi, d’étranges ressemblances, avec l’Afrique que connaitra plus tard Rimbaud, se découvrent.

9 - Dans les clapotements furieux des marées, 10 - Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants, 11 - Je courus ! Et les Péninsules démarrées 12 - N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

13 - La tempête a béni mes éveils maritimes. 14 - Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots 15 - Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes, 16 - Dix nuits, sans regretter l'œil niais des falots !

21 - Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème 22 - De la Mer, infusé d'astres, et lactescent, 23 - Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême 24 - Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

25 - Où, teignant tout à coup les bleuités, délires 26 - Et rythmes lents sous les rutilements du jour, 27 - Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres, 28 - Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

29 - Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes 30 - Et les ressacs et les courants : je sais le soir, 31 - L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes, 32 - Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

246 Le Roux (Hugues). - op.cit. -

150 41 - J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries 42 - Hystériques, la houle à l'assaut des récifs, 43 - Sans songer que les pieds lumineux des Maries 44 - Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

65 - Presque île, ballottant sur mes bords les querelles 66 - Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds. 67- Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles 68 - Des noyés descendaient dormir, à reculons !

69 - Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses, 70 - Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau, 71 - Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses 72 - N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;

81 - Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues 82 - Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais, 83 - Fileur éternel des immobilités bleues, 84 - Je regrette l'Europe aux anciens parapets !

La description de la tempête, des trombes, des ressacs, des courants et de noyés, est fréquente dans la vie d'un navire. Si l'expérience de telles tourmentes n'est pas explicitement relatée dans le journal du Pingouin elle est peut-être à rapprocher d'un autre événement marquant de la vie du navire : sa recherche de l'aviso Le Renard en juin 1885 victime d'un typhon à l'entrée du Bab el- Mandeb.247

Une piste intéressante pour " les Péninsules démarrées" nous oriente vers l'Afrique, le lieu de la tragédie. “ Plusieurs références fournissant une explication de la formule rimbaldienne ont été proposées. Chateaubriand, dans son Voyage en Amérique, raconte : "Au printemps, (le Missouri) détache de ses rives de vastes morceaux de terre. Ces îles flottantes, descendant (le fleuve) avec leurs arbres couverts de feuilles ou de fleurs, les uns encore debout, les autres à moitié tombés, offrent un spectacle merveilleux". Le récit d'un phénomène du même ordre, observé au large des côtes africaines par des matelots, avait été publié en 1870 sous le titre Promontoire flottant dans Le Magasin pittoresque, genre de revues illustrées de vulgarisation scientifique comme Rimbaud les

247 Absié (Kadra Abdi). - op.cit. Page 29. -

151 affectionnait, selon certains témoignages. (Marguerite Mespoulet, Des Natchez au Bateau Ivre, citée par Émilie Noulet, op. cit. page 215).”248

Encore mieux, on trouve chez Jousseaume, précisément dans la région fréquentée par Arthur Rimbaud, la mer Rouge, cette description : " Un matin, en montant sur le pont, nous vîmes les eaux presque entièrement rouges ; cette coloration anormale était répandue par places : elle formait, dans son ensemble, comme un archipel d'îles et d'îlots flottants. L'officier de quart nous dit que nous naviguions dans ces eaux rouges depuis cinq à six heures. Tous les passagers furent frappés de ce curieux phénomène ; il est impossible, en effet, de voir semblable inattendu, sans en être vivement impressionné. "249

Un rouge à rapprocher des " rousseurs amères " du vers 28 et des archipels et des îlôts qui sont eux à rapprocher des vers 88 : " J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles " et 65 “Presque île, ballottant sur mes bords”...

17 - Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures, 18 - L'eau verte pénétra ma coque de sapin 19 - Et des taches de vins bleus et des vomissures 20 - Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Comme le bateau du poème, le Pingouin avait une coque faisant eau, régulièrement, sans que ce fait ne l'empêche de mener sa carrière. " Il doit réparer sa coque. De nombreux rivets ont disparu sous les coups de boutoir de la mer ".250

En parlant d'eau n'oublions pas l'approvisionnement sur la plage d'Ambado. Une plage que certains, dont Rimbaud, décrivent comme bordant une petite anse au fond de laquelle se trouvait la source ou le puits :

248 Bardel, op.cit.

249 Jousseaume (Félix). - op.cit. -

250 Lettre du commandant du Renard (disparu lors du typhon cf V 9 à 16) à propos du Pingouin " La mer est souvent grasse dans le golfe et il aura quelques fois de la peine à faire cette traversée qui dans tous les cas le fatiguera beaucoup car sa construction est très légère " Repris dans Absié- op.cit. p. 25. -

152 “L'Ambado, dont Ménélik ambitionne la possession, est une anse près de Djibouti. “ 251

La plage d'Ambado

Une preuve supplémentaire, s’il en était besoin, nous permettant d’affirmer que Rimbaud connait très bien la plage du massacre.

Une barque s'échouant sur une rive, le fond du paysage révélant un golfe ou une tranchée sombre. Le décor est planté et rien ne rappelle mieux la tragédie de l'échouage 252 de la barque que ce vers :

54 - Echouages hideux au fond des golfes bruns

Mais revenons aux caprices météorologiques.

251Lettre de Rimbaud au directeur du Bosphore Egyptien, 20 août 1887.

252 “(Marine) Action de faire échouer une embarcation ou résultat de cette action, dans les deux cas de manière volontaire. On pratique par exemple l’échouage sur une plage de sable pour caréner. " Crédit Wikipedia.

153 29 - Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes 30 - Et les ressacs et les courants : je sais le soir,

Les incidents frappent régulièrement Le Pingouin. Ressac, courant, houle, rien n’épargne le petit aviso.

“[...] Tandis que le port du Sud, avec son entrée de 600 mètres de large, n'offre aucun abri sûr pendant la mousson du Sud-ouest. Dans ce dernier port, la houle est tellement forte, par moments, que le Pingouin, le ponton de la maison Poingdestre et Mesnier et trois chalands de cette maison, chassant sur leurs ancres, ont été jetés à la côte. Le ponton est encore échoué sur la plage de sable. “ 253

Les terres chaudes

Le Pingouin touchant la côte a-t-il pour autant “heurté d’incroyables Florides ? “

45 - J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides 46 - Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux 47 - D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides 48 - Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !

49 - J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses 50 - Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan ! 51 - Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces, 52 - Et des lointains vers les gouffres cataractant !

53 - Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises ! 54 - Échouages hideux au fond des golfes bruns

253 Poydenot (G.). - op.cit. -

L'auteur rajoute, à propos du Pingouin : " Je dois, du reste, vous informer que la carte d'Obock, ainsi que celle du golfe de Tadjoura, présentent de grandes inexactitudes. Je m'en suis rendu compte quand je fis un levé de plan pour l'emplacement de l'appontement, et à bord du Pingouin, en visitant les côtes du golfe de Tadjoura. "

154 55 - Où les serpents géants dévorés des punaises 56 - Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

Dans l'esprit du jeune poète l'outre-mer, le lointain, les colonies, forment un monde merveilleux peuplé d'une faune et d'une flore monstrueuses. Mais de quelle colonie, au sens du XIXème siècle, parlons-nous ? A l'exception du seul mot "glacier" nous nous situons manifestement hors des contrées froides et australes. Si Florides peut évoquer l'Amérique - et encore certains analystes soulignent avec ce mot une référence aux fleurs - le reste du texte n'est pas antinomique de l'Afrique. Bien au contraire le composé "homme-panthère" pointe explicitement vers des guerriers africains.

“Les " hommes-léopards " ou " homme-panthère " sont les membres d'une société secrète africaine ayant une base de religiosité animiste. Cette société est réputée recruter ses cadres parmi les sorciers villageois sans pour autant revêtir la structure hiérarchisée d'une secte. Ils étaient actifs autrefois au Congo belge, dans la région des Babali du Haut Aruwimi et pratiquaient l'assassinat rituel en simulant une attaque de léopard, aussi appelé panthère, dont la motivation première serait la vengeance.”254

Notons un parallèle encore plus étroit avec ce commentaire sur les indigènes Danakils de Félix Jousseaume : " Trouver beaux les Danakils dépasse les bornes. Ils ont des yeux de tigre, on dirait des bêtes féroces ".255

Voila pour les “yeux de panthères à peaux d'hommes“, quant aux serpents il est notable que cette région d’Afrique pullule de reptiles très dangereux, parfois mortels pour l’homme. Le Docteur Jousseaume nous parle de serpents cracheurs : “ Il existe à Obock un serpent qui crache au visage de la personne qui s'en approche [...] ce curieux animal en impose et ce n'est pas sans raison, car il lance avec une remarquable justesse un jet de liquide à la figure de celui qui le tourmente ; comme sur la peau ce liquide ne produit rien, c'est toujours aux yeux que vise ce redoutable cracheur ”.256

254 Crédit wikipédia.

255 Jousseaume, op.cit., p.53.

256 Ibid, p.272.

155 Mais Rimbaud nous dit également que dans cette région les serpents sont géants. Hors on trouve dans la mythologie de la corne d’Afrique un serpent énorme, lui aussi pourvoyeur de liquide : le " Gabbay ", que le dictionnaire afar-français (Djibouti, Erythrée, Ethiopie) de Didier Morin nous présente de la sorte :

" GABBAY. Gros serpent mythique. Dans le sud du pays Afar, l'animal est décrit comme long de cent mètres, large de trente centimètres, secrétant un liquide qui tue rapidement celui qu'il touche. Ce serpent est réputé dévorer hommes et chameaux. "

49 - J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses

La région de Tadjoura comme celle de Djibouti en dépit de la sécheresse du climat, est réputée pour… son marais ! A l’époque de Rimbaud on y extrait du sel à partir de casseroles remplies d’eau évaporée. 257

" Dès leur installation dans le Territoire d'Obock (1862-1884), les Français comprennent l'intérêt d'exploiter les gisements naturels du Lac Assal. La proximité de l'immense marché abyssinien augure de réels bénéfices, faire fortune. Des aventuriers tels que Paul Soleillet, Arthur Rimbaud, Léon Chefneux s'y essayèrent en vain, avant de se rabattre sur les armes [...] "258

L'intérêt de Rimbaud est confirmé dans sa lettre au directeur du Bosphore Egyptien datée du 20 Août 1887 :

" A six courtes étapes de Tadjoura, soit environ 60 kilomètres, les caravanes descendent au Lac salé des routes horribles rappelant l'horreur présumée des paysages lunaires. Il parait qu'il se forme actuellement une société française pour l'exploitation de ce sel. Certes, le sel existe, en surfaces très étendues et peut-être

257 Allodjib.wordpress.com et Dubois (Colette). - L'or blanc de Djibouti. Salines et sauniers (XIXe-XXe siècles). -Karthala, 2000. -

258 Coubba (Ali). - Colette Dubois – L'Or blanc de Djibouti. Salines et sauniers. - Annales d'Ethiopie, 2004. -

156 assez profondes […] Mais il est fort à douter que la vente couvre les frais du percement d'une voie. "

50 - Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan

Émilie Noulet (cité par Alain Bardel) a trouvé dans " Le Tour du monde, nouveau journal des voyages, année 1869 ", ce genre de revue lue par toute la famille Rimbaud, la description des étangs qui se forment dans l'estuaire de certains grands fleuves, à la saison chaude. Les caïmans s'endorment pour trois longs mois dans les basses eaux et la végétation s'incruste sur leur carapace ainsi que les larves et les parasites les plus divers.

Toutes ces descriptions dans le poème, soulignons-le, évoquent l'Afrique et parfois même précisément la Corne de l’Afrique où séjourna Rimbaud. Rappelons, une fois encore, que Le Pingouin, prévu pour une carrière au Sénégal, mena toute son existence en Somalie, tous deux pays Africains.

Les strophes qui suivent renforcent cette analyse.

57 - J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades 58 - Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants. 59 − Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades 60 - Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

77 - Qui courais, taché de lunules électriques, 78 - Planche folle, escorté des hippocampes noirs, 79 - Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques 80 - Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs

Les dorades, les hippocampes sont des animaux fréquents dans les mers chaudes et notamment au large de Djibouti.

L'expression " les juillets faisaient crouler à coups de triques " vise la chaleur de la Somalie " assommant " les colons Français.

157 " Avez-vous vu ici autre chose que la mer, une terre dénudée et un soleil insupportable ? "259

Le cimetière où reposent nos sept matelots accueille aussi nos morts par insolation :

" Le cimetière, situé sur la plage, rappelle aux rares visiteurs le nom des héros inconnus, victime des insolations et de fièvres coloniales. Une série de tombes avec l'émouvante mention "morts en service commandé" indique la sépulture de braves matelots de l'aviso Le Pingouin , massacré à Ambado par des hordes de Somalie. "260

Rappelons (cf chapitre 5 " Le Pingouin un aviso à roue de 2ème classe ") que le navire, pour palier à ces coups de triques, avait son pont couvert d'une bâche et notons au passage, peut être par consonance des mots, la prémonition du décès de Paul Juilleret décédé d’insolation en suite des “coups de triques” des " juillets ".

80 - Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs

"Les cieux ultramarins est un adjectif fabriqué par Rimbaud à partir du substantif "outremer", qui contient une double idée de couleur (le "bleu outremer" est un bleu très intense) et d'éloignement géographique ("l'outremer" désigne les pays au-delà des mers). Quant aux ardents entonnoirs, on nous le souligne comme un "Passage énigmatique : Antoine Adam voit dans ces "entonnoirs" une métaphore désignant les gouffres ou les tourbillons de l'océan. Edgar Poe, traduit par Baudelaire, compare le Maelström à un "terrible entonnoir". L'adjectif "ardent", cependant s'accorde mal avec ce sens. À moins que Rimbaud ait recherché une correspondance entre la violence de l'eau et celle du feu. Pierre Brunel, par ailleurs signale un possible écho hugolien : "Les mortiers lourds, volcans aux hideux entonnoirs".261

259 Jousseaume, op.cit. p.81.

260 Charton (Edouard). Op.cit.

261 Bardel, op.cit.

158 Le cimetière marin d'Obock.

Pour ma part les " ardents entonnoirs " me font penser aux cyclones et je songe à l'expédition du Pingouin, menée en juin 1885, visant à retrouver les restes de l'aviso Le Renard perdu corps et bien après avoir croisé le chemin d'un typhon venu de l'océan Indien. Les typhons, les cyclones, se présentent sous formes de tubes ou d'entonnoirs très actifs, tourbillonnant d’une ardente énergie.

33 - J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques, 34 - Illuminant de longs figements violets, 35 - Pareils à des acteurs de drames très antiques 36 - Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

37 - J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, 38 - Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs, 39 - La circulation des sèves inouïes, 40- Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

159 61 - Parfois, martyr lassé des pôles et des zones, 62 - La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux 63 - Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes 64 - Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...

73 - Libre, fumant, monté de brumes violettes, 74 - Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur 75 - Qui porte, confiture exquise aux bons poètes, 76 - Des lichens de soleil et des morves d'azur ;

85 - J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles 86 - Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur : 87 − Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles, 88 - Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

On retrouve dans ces "J'ai vu", maintes fois affirmés, la certitude des visions de Rimbaud, l'écho de ce qu'affirme le jeune poète dans sa lettre à Paul Demeny le 15 mai 1871 (cf chapitre 4 " Rimbaud le voyant "). Le poète qui, à dix-sept ans n'a encore jamais vu la mer, s'y déclare voyant et c'est l'un des arguments forts que j'avance pour soutenir ma thèse : Rimbaud, tel un "vrai" voyant aurait vu la tragédie d'Ambado.

Prenons-le au mot. Il voit, il est voyant. Une voyance s'expliquant par de nombreux facteurs et peut-être, allons au plus simple, la drogue visée explicitement, pour certains, dans le vers 75 :

75 - Qui porte, confiture exquise aux bons poètes

Cette confiture exquise serait le haschich, " un morceau de pâte ou confiture verdâtre " écrivait Gautier dans Le Club des hachichins.262

36 - Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

262 Gautier (Théophile). - Romans, contes et nouvelles, tome 1 - Gallimard, bibliothèque de la Pléiade -.

160 Les lames de la mer, claires et sombres, ondulent comme les rayures du soleil et d'ombre découpées sur le plancher par les volets d'une pièce close. 263

Si vous observez le Pingouin, vous noterez que les "frissons de volets", nés d'entrecroisement de bois et de vide, y sont multiples : depuis les claires-voies du pont, jusqu'au portes et volets de la chambre de veille en passant par la rosace des couvre-roues. Toutes choses précieusement notées sur le plan du navire. Un aménagement bien utile pour favoriser la circulation d'air et l'évacuation de la chaleur des tropiques comme celle née de la machine à vapeur.

Ici encore tout nous ramène au soleil et à la chaleur de l'Afrique. Mais il n'y a pas que la faune, la flore, l'habitat qui soulignent la région où vogue le navire. Que nous disent les couleurs si fréquentes dans le poème ?

Violet, verte, jaune, bleu, azur, or... La présence de toutes ces couleurs évoque les riches teintes qui se rencontrent sous les tropiques. Et spécialement le vers 40 où chantent les couleurs :

40 - Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs

Le jaune et le bleu sont très présents dans cette partie de l’Afrique comme nous le rappelle le docteur Félix Jousseaume : "Dites-moi donc pourquoi cette eau est verte au lieu d'être bleue comme celle de la Méditerranée? Si vous ne le savez pas, demandez-le à un artiste peintre : il vous apprendra qu'il forme du vert en mélangeant du bleu avec du jaune. Comme les eaux de la mer Rouge sont bleuies ordinairement, j'avais raison de vous dire qu'étant actuellement vertes, il y avait du rouge, ou plutôt du jaune rougeâtre de mélangé dedans. " 264

Les jaune et bleu mais n’oublions pas les " phosphores chanteurs ". Une fois encore Félix Jousseaume note ce curieux phénomène dans la mer qu’il traverse sur son navire à l’approche du pays de Rimbaud :

" A quatorze nœuds à l'heure le bateau file sur Périm ; les passagers, le soir, voient dans son sillage de petits corps brillants comme des étoiles et, comme de pales lunes, de larges disques phosphorescents, c'est-à-dire des noctiluques, des 263 Micha (Alexandre). - op.cit. -

264 Jousseaume, op.cit. p.11.

161 méduses et autres animaux marins qui, troublés par l'hélice, deviennent lumineux. En traversant le détroit de Bab-el-Mandeb, nous longeons à distance la côte de l'île Périm aux crêtes sombres et aux plages blanches. Rien à sa vue ne réjouit l'œil. C'est l'île de la désolation se dressant au milieu du détroit des Trépassés. A quelque milles plus loin, la vue des îlots des Trois-Frères est loin d'atténuer la mélancolique impression produite par Périm ; ils paraissent bien plus tristes et plus désolés encore. Enfin nous approchons ; l'impatience énerve ; le temps passe moins vite ; Périm a disparu comme un caillou abandonné au milieu d'une route. Nous obliquons à droite : nous sommes dans le golfe de Tadjourah; encore quelques tours d'hélice et nous serons rendus. […] Si vous aviez été avec moi en ce moment, vous auriez assisté à d'amusantes scènes : toutes les personnes qui se jetaient dans l'eau en sortaient phosphorescentes; le soir, quand la mer déferlait sur le port, tous les objets atteints brillaient eux- mêmes d'une vive phosphorescence ; on les voyait dans la nuit aussi distinctement qu'en plein jour. " 265

Il n’y a pas que ces " phosphorescences ". D’autres phénomènes, spécifiques à la Mer Rouge et à la baie de Tadjoura, finissent par créer des amas, des tapis, telles de bien curieuses îles… Rimbaud y faisait-il référence dans le vers 85 ?

85 - J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles

" Vous verrez sur ce linge s'étaler peu à peu un limon rouge brique. Si vous examinez ce limon au microscope, il vous apparaîtra formé d'un amas de petits filaments, et si vous vous servez d'un très fort grossissement, vous découvrirez dans chaque filament des cellules empilées comme des pièces de cent sous. On a donné à ce petit organisme le nom de " Trichodesmium erythrœum. " Il pousse sur les eaux de la mer comme la moisissure sur le fromage et, comme à la surface du vin, ce qu'on appelle la fleur. Cette crasse vivante croît avec tant de vigueur et se développe avec tant de rapidité, qu'elle recouvre en peu de jours la surface de l'eau sur une vaste étendue. La mer en cet endroit prend la couleur rouge brique, ou pour me servir de l'expression employée par les officiers de l'Etoile266, qui ont constaté ce phénomène dans la baie de Tadjourah : l'eau ressemble à du purin. Lorsque le vent agite la mer les filaments de cette

265 Jousseaume, op.cit. p.12

266 Nom d’un aviso de la Marine Française.

162 moisissure, étalée comme un épais tapis, se désagrègent, se dispersent, se mélangent à l'eau, d'apparence bleue et lui donnent sa couleur verte actuelle ".267

***

Soyons assuré que l'aventure du Bateau Ivre se déroule bien dans les mers chaudes du Sud. Dans un monde que rencontrera Arthur Rimbaud lorsqu'il sera adulte : l'Afrique, la Somalie.

Mais nous approchons maintenant de la fin du poème et de sa conclusion.

La fin du voyage

89 - Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. 90 - Toute lune est atroce et tout soleil amer : 91 - L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes. 92 - O que ma quille éclate ! O que j'aille à la mer !

93 - Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache 94 - Noire et froide où vers le crépuscule embaumé 95 - Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche 96 - Un bateau frêle comme un papillon de mai.

La tristesse des derniers vers du poème s'oppose à la magnifique histoire, au flamboiement de son aventure passée.

267 Jousseaume, op.cit. p.11

163 Coucher de soleil sur la plage de Khor Ambado

Le Pingouin, tel le bateau ivre du poème, terminera misérablement son existence. Amarré dans la baie de Djibouti, abandonné dans sa vasière, sa quille éclatée comme l'annonçait Rimbaud, jusqu'à ce que l'aviso se démembre peu à peu dans une flaque d'eau (la "flache noire et froide" du poème ?).

97 - Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,

98 - Enlever leurs sillages aux porteurs de cotons

Le bateau (le poète) après avoir vécu toutes ses aventures ("baigné de vos langueurs, ô lames") ne peut naviguer, suivre, d'autres navires : effacer les sillages en rentrant dans les chemins rebattus.

164 Ces "porteurs de cotons" (les anglais) reviennent une nouvelle fois dans le poème. Rappelons les vers 5 et 6 : "J'étais insoucieux de tous les équipages, Porteur de blés flamands et de cotons anglais. " Cette répétition chez Rimbaud, si soucieux de varier son style, ne saurait être fortuite. L'évocation de l'Angleterre, en introduction et en conclusion du poème, a un sens. Elle tend à confirmer une hypothèse forte sur l'origine du massacre : l'attaque de guerriers indigènes commanditée par des agents anglais. (cf chapitre 3 " Une affaire mystérieuse ").

99 - Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,

100 - Ni nager sous les yeux horribles des pontons

Ce serait une humiliation que de voguer parmi des bâtiments de guerre parés de drapeaux ou parmi les hublots (yeux) des vieux navires amarrés dans les ports (ponton). Le poète, ivre d'impressions et de spectacles, ne peut se résoudre à reprendre une vie terne et préfère la mort (v.92) à cette déchéance.

La carcasse du Pingouin, repose dans le port de Djibouti et voisine, aujourd’hui encore, des navires militaires. Depuis l’indépendance de Djibouti, les bases étrangères y payent d'importants loyers à la République et les activités militaires sont constantes. La comparaison entre les quelques tôles rouillées de l’aviso et ses orgueilleux voisins est édifiante, tout à fait dans le fil du poème.

Par inversion des rôles les drapeaux et les flammes pourraient aussi faire référence à la carrière militaire du Pingouin, les plans du SHD nous présentant de grands drapeaux à la poupe et à la proue du navire, mais celui-ci, bien misérable, terminera ses campagnes comme lazaret pour indigènes, après avoir quelque temps servi, tel un ponton, de lieu de détention.

"Plus loin, une vieille coque est ancrée dans un coin, comme en pénitence : c'est le Pingouin, une de ces canonnières à peu près impropres à tous les services, et que notre Amirauté s'obstina si longtemps à entretenir dans les stations lointaines, pour le plus grand préjudice des disponibilités de personnel et de matériel. Aujourd'hui, le Pingouin sert, à l'occasion, de lazaret flottant."268

268 Rondet-Saint (Maurice). - op.cit. -

165 Notons enfin que dans la mémoire de la Marine Française les pontons furent d'horribles prisons britanniques pour nos marins à l'issue des guerres napoléoniennes. En d'autres termes nous voici avec une dernière évocation de l'Angleterre, cette “ennemie intime” instigatrice du massacre de nos marins, ainsi que nous l'avons relevé dans notre chapitre 3 : “Une affaire mystérieuse.”

***

Du navire au poème, du poème au navire, l'exercice est constant et enrichissant. Une dernière étape pour achever notre périple doit être menée : réaliser une maquette du bateau non pas depuis le plan du Pingouin offert par le Service Historique de la Défense, mais depuis le poème. De nouvelles révélations naitront-elles de ce rapprochement ? Le petit frère ressemblant à son ainé confirmera-t-il notre thèse ?

166 Chapitre 8 - Mon Pingouin, mon Bateau Ivre

"Chaque histoire s'accompagne d'un nombre indéterminé d'anti-histoires dont chacun est complémentaire des autres." La pensée sauvage Claude Lévis-Strauss.

L'aviso de 2ème classe, Le Pingouin de 1884, est pour moi LE vrai Bateau Ivre d'Arthur Rimbaud.

J'ai souhaité, en revisitant les plans communiqués par le Service Historique de la Défense, me rapprocher le plus possible du navire décrit par le poème afin de réaliser "mon" Bateau Ivre.

J'avais la possibilité de ne faire qu'une maquette statique. Mais l'idée de réaliser un modèle réduit naviguant s'est vite imposée afin de lui donner une dimension supplémentaire. En effet, quoi de mieux pour un créateur, que de donner vie à un projet, et cela assez simplement, en lui offrant la mobilité, tant nous sommes assurés que le " mouvement c’est la vie " ?

D'un autre côté, quoi de plus vivant que le poème d'Arthur Rimbaud, lu et commenté durant des années. Pour des générations ce poème est la VIE. Quelle présomption de ma part que vouloir lui donner un peu d'anima alors qu'il en possède déjà tellement ?

Alors assemblons ces deux forces. Matérialiser un poème en objet 3D pour lui donner une autre vie, et insuffler un peu de la magie Rimbaldienne à un objet... sans renier son origine.

Tenant à la fois de l'original (Le Pingouin) et des vers du poème Le Bateau Ivre, la réalisation de mon navire fut pour moi un défi que je vous présente maintenant en relation avec les vers d'Arthur Rimbaud.

167 Ne sont repris que les mots se rapportant à la description du navire. Les strophes qui décrivent les paysages et les événements vécus par le navire n'ont pas été retenues ou si peu.

Mais avant de lire ce chapitre, entrons en communion avec notre poète qui, en 1880, demandait depuis Aden à sa famille d’adresser cette lettre à M. Lacroix, éditeur, rue des Saint-Pères à Paris :

" Monsieur,

Veuillez m’envoyer, le plus tôt possible, les ouvrages ci-après, inscrit sur votre catalogue : […] Commandant de navires à vapeur (5 frs), Architecture navale (3frs) "

Arthur Rimbaud, Aden le 2 novembre 1880. "

***

Arthur Rimbaud en marin

A tout seigneur, tout honneur. Commençons par notre poète. Une photo d'Arthur Rimbaud, prise au Harar dans un jardin à bananes en 1883, nous le présente chevaux courts, tempes grisonnantes et vêtu de blanc. Une tenue assez peu originale si on la compare avec bien d’autres colons de la même époque en ce même lieu.

J'ai retenu, pour copier cette image, une figurine d’une célèbre marque allemande, au 1/43, échelle de mon navire. A l'origine simple équipier d'une écurie de course de Formule 1, il est devenu notre poète en gommant tout ce qui pouvait rappeler le monde de l'automobile et en éclaircissant ses tempes afin de coller à la photographie de Rimbaud.

168 Rimbaud dans un jardin de bananes en 1883 (à droite). La figurine le représentant sur son Bateau Ivre (à gauche)

169 Cette figurine ne dénote pas dans un navire colonial tant ses habits sont proches de l'uniforme d'un matelot. D’autres personnages - peut-être les futures victimes du massacre - sont eux-aussi réalisés sur ce modèle, assez souvent avec un casque colonial, couvre-chef indispensable pour parer aux coups de trique des “Juillets”.

La silhouette

"Comme je descendais des Fleuves impassibles",

Ce navire navigue sur les cours d'eau. Un fond de coque plat est de rigueur mais, pour la longueur du bateau, en songeant aux barques, barges et autres péniches croisées par Rimbaud lors de ses vagabondages le long des canaux du Nord et de l'Est j'ai retenu, à la place de la coque longiligne du Pingouin historique de la Marine Nationale, une forme plus ramassée, plus compacte, plus ronde, différente de l'aviso de 1884.

Un défi difficile à réaliser tant je souhaitai rester proche de ma carte postale, c’est-à-dire de l'élégance du Pingouin combinée avec l'image du Bateau Ivre retournée par le poème.

170 Plan longitudinal de la maquette

On le sait une forme fine et longue est, dans notre société, associée à l’élégance et la beauté. Les couvre-roues en forme de parallélépipèdes, si massifs, pouvaient facilement détruire cette élégance et il m'a fallut me livrer à de nombreuses études (et réalisations de prototypes en cartons) avant de retenir leur forme définitive. J'ai du, et ce n’est qu’un exemple, sacrifier l'échelle de coupée269 dans le prolongement des roues afin de réduire la masse des volumes au milieu du navire. Mais, sans trop d'état d'âme... le Bateau Ivre n'en parlant pas.

"Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots"

269

La coupée ou échelle de coupée est un élément mobile qui permet au personnel d'embarquer ou de débarquer des navires. Crédit Wikipedia.

171 Ce sentiment de légèreté, de fragilité confirmé plus loin dans le poème ("moi qui tremblait", "frêle comme un papillon"...), est repris dans ce vers et justifie mon choix d'avoir réduit la taille de mon bateau.

Tout sur mon navire est démontable, technique contribuant à sa réduction, sa légèreté. S'ôte ainsi, à fin d'entretien et de réparation, toutes ses " entrailles " : un ensemble de moteurs, servomoteurs, récepteur, câblages, batteries et tringleries. Mais aussi les parties saillantes de l'extérieur tel le bout-dehors, les deux mâts avec leurs vergues, les cache-roues et la passerelle, l'ensemble du pont en ses trois parties.

A noter, sur ce pont, à côté du grand mât, le mât de charge, présent sur le Pingouin et respectant le vers du poème nous présentant un navire dont les marchandises ne pouvaient être hissées à bord que par un tel appendice :

“Porteur de blé flamand et de coton anglais”

Des mâts nous arrivons à la quille, cette colonne vertébrale pleinement en conscience chez le Bateau Ivre.

"O que ma quille éclate, o que j'aille à la mer"

Le poème recèle ici une contradiction. Si le bateau est décrit comme un bâtiment prévu pour naviguer sur une rivière, comme une péniche par exemple, il n’a donc pas de quille. Ceci afin de pouvoir remonter des fleuves en décrue ou à bas niveau d’eau. Hors, Arthur Rimbaud, quelques strophes plus loin dans son poème, nous parle d’une quille qui éclate.

De son côté le plan du Pingouin, navire fluvial, nous montre l’absence de quille bien qu’il soit inscrit le terme " Virulle quille " au niveau d’une tôle du bâtiment. Notons également que le navire, ôté de ses tôles, présente une " épine dorsale " semblable à une quille interne, composée de l’étambot et de l’étrave (cf le plan du SHD référencé : " Gouvernail, Etambot et Etrave ").

172 Quille ou pas quille, l’affaire ne peut-être tranchée aisément, ni au niveau de l’aviso, ni au regard du poème. Comment concilier ce petit paradoxe ?

Compromis des compromis mon Bateau Ivre Radiocommandé aura une discrète quille externe, telle une fine nervure, au fond de sa coque plate. Et si je m’écarte légèrement du plan du Pingouin c’est pour mieux me rapprocher de la description formelle du Bateau Ivre.

"L'eau verte pénétra ma coque de sapin

Et des taches de vins bleus et des vomissures

Me lava, dispersant gouvernail et grappin".

Le navire d'Arthur Rimbaud est souillé. Songeons à la cale au vin du Pingouin qui pouvait contenir jusqu'à 1,500 litres de vin et 0,659 litres de spiritueux ! On peut très bien imaginer quelques beuveries à bord suivies des vomissements de matelots ivres ou en proie au mal de mer.

La coque de sapin de ma maquette est donc tachée. Remarquez, sur la photo jointe, les taches, les " vomissures " que j'ai choisis de reproduire sur quelques lames du parquet en bois. Ce sont des tâches discrètes, tels de petits clins d’œil pour initiés, en tout cas rien qui puisse porter atteinte à l’intégrité et la beauté de mon bateau.

Le pont de mon aviso et une grande partie de ses oeuvres mortes telle la chambre de veille, la chaufferie, les roufs270 etc... sont en bois. En hêtre, en bouleau pour les contre-plaqués mais le plus souvent, le respect du poème l'exigeant, en sapin clair pour les parties massives (renforts, infrastructure...).

Les ancres (le grappin du poème) elles aussi sont salies. Les embruns les ont couvertes de rouille sombre, comme si elles avaient été abandonnées (dispersées) sur une plage puis recueillies à bord toujours maculées. Elles sont peintes d'une peinture à l'huile ayant séchée de nombreuses heures en captant les poussières volantes. 270 Petit logement généralement situé à l'arrière du pont supérieur d'un bateau et ne s'étendant pas sur toute la largeur comme la dunette. Crédit Wikipédia.

173 Quid du gouvernail ? Celui du Pingouin historique est rectangulaire. Afin de conserver une douceur au navire j'ai abandonné la ligne carrée agressive pour lui préférer la ligne courbe d'un gouvernail arrondi. Il s'agit d'une trahison discrète puisque le gouvernail plongé dans l'eau y cache pudiquement sa ligne ! Imaginons les fameuses tempêtes décrites dans le poème ayant emportées le gouvernail d'origine. Celui-ci fut remplacé, avec "les moyens du bord", par un gouvernail classique (rond) tel qu'il pouvait s'en trouver dans tout port de réparation somalien.

Toujours afin de conserver une douceur au navire, douceur si présente dans le poème, j'ai choisis de ne pas reproduire ni poser à son bord les deux à quatre canons guerriers qui équipaient le Pingouin. Même si, un instant, j’eu cette tentation, ayant en tête d'évoquer le trafic d’armes d’Arthur Rimbaud, ces canons ne sont pas visibles sur les photographies existantes et le poème n'en parle pas.

"Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème

De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,

Dévorant les azurs verts"

Le poème, est peu guerrier mais riche en couleurs. Des azur, vert, rouge, jaune, or, violet... s'y exposent.

Mon navire, contrairement aux illustrations en noir et blanc des gravures du XIXème siècle, n'est pas monochrome mais coloré. Notez le rouge de la coque, l'or des hublots, le vert et le rouge des feux de position, sans oublier le blanc "lactescent" (un blanc laiteux que j'ai traduits par un blanc mat) qui domine sur mon navire au niveau du pont.

Toutes ces couleurs ont été retenues après avoir étudié les teintes et les normes de décoration en usage en 1880 sur nos navires. Elles ne symbolisent en aucun cas la tragédie du Pingouin (noir du deuil et rouge du sang versé).

174 "Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques

Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;"

Il est certain que notre navire, qu’il soit Pingouin ou Bateau Ivre, a connu les mers chaudes, les mers tropicales. L'histoire de l'aviso nous l'enseigne, les paysages du poème nous le décrivent.

Afin d'éviter " les coups de triques des juillets " autrement dit les ardeurs du soleil qui peuvent donner une insolation à son équipage, le " vrai " Pingouin, nous l'avons dit (cf chapitre 5), portait comme protection une couverture amovible en bois, reposant sur une structure métallique, au dessus de son pont.

Respectueux de mon choix de légèreté j'ai abandonné cette couverture rigide en bois et lui ai substitué une couverture en toile faite d'un tissu utilisé pour représenter, en modélisme naval, les voiles anciennes. Il est d’ailleurs vraisemblable que cette couverture en toile fut utilisée en fin de carrière du navire.

" Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,

La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux

Montait vers moi ses fleurs d'ombres aux ventouses jaunes

Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...

Presque ile, ballottant sur mes bords les querelles

Et les fientes d'oiseaux clabotteurs aux yeux blonds "

Ces vers sont énigmatiques. En quoi le bateau peut-il être comparé à " une femme à genoux " ?

J'ai longtemps rêvé sur ce vers et une image a fini par s'imposer à moi. Celle d’une femme mûre (comment ne pas l’être après avoir vécu toutes ces aventures ?) une mère donc, accroupie à genoux assise sur ses talons. Mais

175 encore ? " Martyr ", " sanglot ", " roulis doux ", " montait vers moi " " fleurs ". Toute la strophe pose une atmosphère religieuse, de douceur, en un mot une ambiance mariale. Peut-être cette femme en prière est-elle la sœur de ces " maries aux pieds lumineux ", ces épouses de marins bretons implorant le retour de leurs époux en priant à genoux devant des cierges allumés...?

Cette femme est " presque une ile ", c'est-à-dire immobile puisqu'une ile est ancrée au sol et nous avons tout loisir de la contempler. La femme est à genoux. Que pouvons-nous contempler chez elle dans cette position ? Rien d'érotique. Nous ne savons pas si elle est nue ou habillée mais, me semble pudique - ne voyant rien de sexuel dans le poème - car même si elle est sans vêtements, elle repose sur ses genoux, ses jambes repliées doivent cacher ses fesses et son entre- jambes. Ses genoux par contre ne voilent pas son ventre, un ventre de mère. Car quel est le signe de l’épouse, de la mère, de Marie, si ce n’est la maternité assumée par la présence d’un ventre attribut de cet état ? S’il est proéminent, si elle est enceinte, il se voit, même lorsqu'elle porte des vêtements. C’est du moins l’image née en moi de la lecture du poème. Pour moi, la " femme à genoux ", le Bateau Ivre du poème, nous présente son ventre.

Ce ventre étant montré - un centre noble et important par opposition aux " bords ", ces extrémités livrées aux " querelles et aux fientes des oiseaux clabotteurs " - recentrons notre regard sur cette partie du corps.

Si la femme est le bateau et que ce navire nous désigne son ventre, il me faut traduire cet élément dans mon modèle RC. Le ventre du navire c'est, bien sûr, le fond du navire, son intérieur, sa cale. Dans notre navire à vapeur, le centre intérieur du bâtiment se compose d'une chaudière, d'un moteur, de tuyaux, de toute une machinerie, toutes choses, il est vrai, importantes en soi, comme des organes vitaux au fond d’un ventre. Avais-je à les montrer ?

Mon soucis, je l'ai souligné, est de rester fidèle au poème tout en réalisant un bateau harmonieux et beau.

L'Aviso le Pingouin enferme sa machinerie dans sa cale, sous un pont de bois. Ce bâtiment ne montre pas son ventre. Otons le pont au-dessus de la chaudière afin de la découvrir et reculons-nous de quelques pas. Nous ne voyons rien. Toute la machinerie, emprise entre les couvre-roues, la mâture, la chaufferie et la chambre de veille, est masquée. Naturellement si nous nous approchons et

176 regardons de près, la béance du " ventre " se dévoile, la supercherie se découvre. Mais dans la vision globale du navire rien ne se remarque.

Mon modèle radiocommandé dévoilera son ventre. Mon objectif se voit ainsi satisfait : le poème est respecté et mon Pingouin en réduction conserve sa ligne donc son élégance.

Alors si vous vous promenez à Djibouti, près de la jetée du port de pêche, et découvrez les restes de la carcasse de l’aviso. Observez-bien. Ce sont les entrailles du Pingouin tel le ventre d’une femme à genoux, seul témoin du passé, qui s’offre à votre regard. Et aujourd'hui uniquement ce ventre.

La propulsion

"Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants".

Ce Bateau Ivre n'est pas qu'une simple barge ou une péniche de rivière. Il porte des voiles (c'est du moins ce que le vers suggère) et j'ai tenu à ce que mon bateau fasse une place à la voilure. Une voilure fine et légère adaptée aux vents " ineffables " c'est-à-dire fait dans un tissu plus fin que celui des tentes au-dessus du pont. Des voiles installées à la demande, " par instants ". Par principe, en effet et comme annoncé plus haut, tout ou presque tout sur ce navire est amovible.

Le vrai Pingouin possède lui-aussi des voiles et j'aurai pu me limiter à les poser sans me préoccuper de leur animation. Les poser " carguées " (repliées) m’aurait simplifié la vie et c’est effectivement ce que j’ai fais pour la majorité de ma voilure. Un mauvais choix sans doute au regard du poème qui n’est que mouvement. Aussi, pour faire bonne mesure, et respecter le poème, ai-je choisi d’animer ma grand-voile. Cette voile est actionnée par un servomoteur, caché dans la coque sous le pont, qui l’oriente à mon gré dans le sens du vent.

Mon bateau, à l'époque où il fut réalisé, fut le seul navire radiocommandé (dans le monde ?), et peut-être l'est-il encore aujourd'hui, à se mouvoir concomitamment avec les trois énergies. Une hérésie dans le petit cercle des

177 modélistes qui se veulent au plus proche de la réalité. Peu importe, mon Bateau Ivre utilise trois énergies : le vent avec ses voiles, la vapeur avec son moteur à vapeur actionnant deux roues à aubes et l'électricité commandant un moteur électrique raccordé à une hélice.

Plan "de haut" de la maquette

On peut comprendre le choix de la vapeur puisqu'elle fut en usage sur le Pingouin et évoquée dans le poème mais quid d'une hélice alors que ni le Pingouin, ni le poème n'en parle ? J'ai jugé bon de poser une hélice - qui, de toute manière, comme le gouvernail, ne se remarquera pas une fois le navire dans l'eau - pour deux raisons. La première est liée à un souci de modéliste naval : accroitre l'autonomie du navire et la sécurité de navigation par la multiplication des propulsions ; l'autre dans l'idée d'introduire du questionnement, de l'irréel, tel qu'il se rencontre parfois dans les rêves. Imaginez ce navire avec ses roues à aubes immobiles et ses voiles remontées navigant paisiblement et sans

178 explication puisque mue par une hélice invisible. Ce Bateau Ivre sera, comme celui de Rimbaud, à la fois objet et à la fois homme, une construction magique.

Mon navire se déplace donc avec la vapeur, à la voile et par une hélice... M'offrant ainsi la possibilité d'atteindre pleinement mon objectif de mobilité donc de vie sur un modèle réduit.

"N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;"

Fonctionnant à la vapeur vive mon modèle réduit libère, au fond de cale, de l'eau et de la salissure : un mélange d'huile et de vapeur condensée. Un bac de récupération, construit en aluminium, tapisse la " carcasse " du navire, au plus profond de ses entrailles, et récupère cette eau sale.

"Libre, fumant, monté de brumes violettes,

Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur

Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,

Des lichens de soleil et des morves d'azur" ;

" Fumant, monté de brumes violettes, Moi qui trouais le ciel rougeoyant " Ces vers sont les plus explicites du poème. Ils s'appliquent particulièrement à un navire à vapeur dont la cheminée fume et libère une vapeur passant, au gré de la couleur du ciel et de l'orientation de la lumière, et, naturellement, du régime de vitesse du navire, du blanc le plus cotonneux à une brume plus agressive et colorée. Je parle bien ici de vapeur dans la mesure où, mon modèle réduit chauffant sa chaudière pleine d'eau avec un brûleur alimenté au gaz, ne produit pas de fumée comme le ferait un vrai navire chauffé au charbon. La vapeur d'eau ayant épuisée sa force dans les cylindres du moteur et abandonnée en partie sa graisse dans un déshuileur, s'échappe dans la cheminée du navire. Ce qui en sort évoque d'une manière réaliste la fumée mais n'est que de la vapeur d’eau… comme le font nos " vapoteurs " fumant leur cigarette électronique dans la rue !

179 Le ciel peut être rougeoyant mais n'oublions pas, sous le pont, le foyer du navire. Comme décrit plus avant, un bruleur, alimenté par un réservoir de gaz butane, propulse une flamme qui réchauffe une chaudière pleine d'eau en " rougeoyant " le fond du navire.

Approcher une flamme, au bout d’un briquet à gaz, au fond d’une maquette, afin d’allumer un brûleur débitant son gaz, n’est pas une chose aisée. La flamme du briquet doit être portée au bon endroit. Pour guider mon geste dans un espace qui me voit aveugle j’ai posé un " mur " au niveau du foyer. Lorsque le bout du bec souple de mon briquet à gaz rencontre cet obstacle je sais alors que je dois enflammer mon outil, respectant ainsi, par la force et la coïncidence des choses, le vers : " moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur ".

Les " lichens de soleil et les morves d'azurs " font écho à la description des salissures qui souillent le navire. Il est rappelé ici que, sur un modèle réduit, le circuit à vapeur se termine avec la récupération de la vapeur grasse (= chargée d'huile) dans un déshuileur... accessoire indispensable au confinement des salissures mais un accessoire pas toujours bien étanche, tout comme les parties mobiles du moteur (tiroirs, coulisseaux, bielles...) qui projettent leur huile au gré de leur animation. Regardons de près ces projections irisées et nous ne nierons pas leur cousinage avec les morves d’azur et les lichens de soleil.

"Qui courais, taché de lunules électriques",

Le navire possède des feux de position sur les cache-roues à aubes. Ces feux, l'un vert, l'autre rouge, constitués par des diodes électroluminescentes (LED) s'illuminent alimentées par une batterie électrique embarquée, insufflant encore un peu plus de vie au navire. Présents aujourd'hui, ces feux de position existaient

180 déjà sur les navires à l'époque de Rimbaud271 et ils semblent être indiqués, aux extrémités de la passerelle de commandement, sur les plans du SHD.

"Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,

Ni nager sous les yeux horrible des pontons".

Bien que ces deux vers ne visent pas le navire lui-même mais ses voisins, j'ai pris soin de poser des sabords autrement dit ces " yeux horribles des pontons " sans oublier le drapeau tricolore d'un navire de la Marine Nationale, tous bien présents sur les plans du navire.

En forme de conclusion ?

Des artistes, peintres, illustrateurs, sculpteurs se sont efforcés de reproduire le Bateau Ivre. La plupart sous la forme d'un voilier navigant sur une mer déchaînée.

Y trouve-t-on beaucoup de l'homme Rimbaud ? Sans doute énormément du poète mais quid du négociant adulte ?

S'il y a une chose sur laquelle nous pouvons tous nous mettre d'accord ici c'est qu'il existe deux vies d'Arthur Rimbaud, toutes deux opposées mais réelles : celle du poète et celle du négociant. Et c'est bien cela qui nous le rend si proche, ce " dieu des poètes " devenu homme n’est-il pas plus accessible, à nous pauvres mortels, que s’il était resté baignant dans son génie ?

Avouons-le, les œuvres qui ne présentent que le Rimbaud poète, avec l'image souvent niaise d'un bateau à voile dans la tourmente, n'illustrent qu'une partie de la vie de Rimbaud.

271 " Ai-je besoin de vous expliquer pourquoi les abordages en mer sont souvent suivis de la perte du navire, corps et biens? Un bateau vogue tranquillement pendant la nuit : on a oublié d'allumer les feux de position, rouges et verts, qui signalent sa présence, feu vert à tribord, feu rouge à bâbord ".

Poiré (Paul). - Six semaines de vacances. - Hachette (Paris), 1880.

181 " Veuillez m'envoyer le plus tôt possible les ouvrages suivants : Traité de métallurgie, hydraulique urbaine et agricole ; Commandant de navire à vapeur ; Architecture navale... " 272.

Notre homme ayant abandonné toute ambition poétique, et ceci fort tôt, moins de dix ans après le Bateau Ivre, ne le réduisons surtout pas au seul Rimbaud poète. Abordons-le dans sa globalité.

L'avantage du Pingouin, navire à vapeur et à voile, sans compter ma " revisitation " avec mon modèle réduit navigant lui à vapeur, avec une hélice et à voile, est d'évoquer la totalité d'un homme qui, à la fin de sa vie, se voulait avant tout technicien voire commandant de navire à vapeur.

Arthur Rimbaud vivant aujourd'hui nous réclamerait des ouvrages d'informa- tiques j'en suis convaincu.

***

Nous voici arrivé au terme de notre démonstration.

Nous avons étudié chaque vers du poème en le rapprochant de la géographie des lieux et du massacre d'Ambado ;

Nous avons rappelé et défendu les qualités de voyance du poète ;

Nous avons évoqué le rôle de l'aviso au regard de l'histoire régionale ;

Nous avons même envisagé l'hypothèse audacieuse de forces occultes (le Destin ?) s'organisant afin de favoriser le retour en Europe du négociant.

Face à ce concours de circonstances comment la liberté d'Arthur Rimbaud s'est- elle exprimée ? Pourquoi a-t-il manqué son rendez-vous ?

272 Lettre de Arthur Rimbaud à sa famille, écrite à Aden le 2 novembre 1880.

182 Chapitre 9 – Les 7 rendez-vous manqués

“La Volonté siège à côté de la Destinée comme puissance directrice.” Pythagore

Arthur Rimbaud aurait décrit en France et en 1871 dans son célèbre poème Le Bateau Ivre, une tragédie : le massacre de marins français qui interviendra en 1886 sur une petite plage du golfe de Tadjoura en Somalie. Voici résumé en quelques mots le prétexte de notre livre.

Quittant la France pour s’installer en Afrique, ayant vécu quasiment sur les lieux mêmes de la tragédie et au même moment, force nous est de constater, mais sans certitude absolue, que Rimbaud n’a jamais eu connaissance de ce massacre, échangé avec ses acteurs, et encore moins fait le rapprochement avec son poème et médité sur sa prémonition. En tous cas ses lettres n’en gardent pas trace.

Que ce serait-il passé si Arthur Rimbaud s’était véritablement confronté à cet évènement ? Imaginons, par exemple, qu’il ait pu l’observer sans pouvoir ou désirer intervenir ou, moins dramatiquement, qu’invité par le gouverneur Léonce Lagarde qui affirme " avoir eu affaire avec Rimbaud " il se soit vu raconter en détail le meurtre des marins du Pingouin.

Quel écho aurait pu créer en lui ce spectacle direct ou ce récit indirect ? Aurait-il eu une impression de " déjà vu " ? Aurait-il fait le rapprochement avec son poème et sa vie passée ? Ceci aurait-il alors généré LE choc favorisant sa réflexion, une remise en cause de sa vie ?

" C’est vrai, c’est moi qui ai écrit ce poème jadis. Ces vers ne sont pas anecdotiques, pas le simple reflet de ma sensibilité d’adolescent… Il y a derrière ce poème bien autre chose…Que veut-il me dire ? Qui suis-je ? Un voyant ? Un négociant ?..." On peut tout imaginer et peut-être même son retour à la poésie. Le retour, de notre plus grand poète, celui que Jean-Jacques Lefrère nomma

183 Rimbaud le disparu,273 pour son bien mais aussi pour la grandeur de notre littérature.

Nous ne le saurons jamais mais nous pouvons lister les obstacles à ces retrouvailles. Et constater alors que " tout se passe comme si " le destin (pour les athées) ou la Procidence (pour les croyants) avait voulut à toute force que la rencontre se fasse mais que la volonté de Rimbaud, sa liberté - consciemment ou non - s'y soit opposée.

Un jeu de cache-cache entre deux volontés qui conduira Arthur Rimbaud à manquer son rendez-vous. Pointons les causes principales.

- Le Bateau Ivre serait-il un navire invisible ?

Nombreux sont les témoignages sur le Pingouin qui nous le présente comme omniprésent, bien visible voire dérangeant. Les trafiquants d’esclaves le redoutent et se cachent lorsqu’ils aperçoivent ne serait-ce que sa fumée à l’horizon. Les artistes français ou anglais le reproduisent systématiquement dans les paysages qu’ils dessinent. Le navire sert de résidence au gouverneur qui y mène son administration, y reçoit les doléances et y rend justice. Il a pour mission de se déplacer constamment d’un point à l’autre du golfe - voire au-delà - afin d’être vu de tous. Et il est vrai que la géographie s’y prête excellemment, le navire, dit-on, s’y voit de tout point du golfe. Etre vu, c’est sa mission première. Mais le Pingouin, dans une colonie où les bâtiments publics sont rares, sert aussi de prison, demain d’entrepôt, de douanes, de lazaret. Plus encore, dès maintenant, il sert de Poste, il achemine le courrier. 274 Un courrier qui est le lien entre les expatriés et leurs proches restés en France, ce très précieux courrier qui reprend, n’en doutons pas, les lettres qu’adresse Arthur Rimbaud à sa famille. Bref, notre navire, est incontournable et ne peut-être ignoré. Cela même avant le massacre d’une partie de son équipage.

273 Lefrère (Jean-Jacques). - Rimbaud le disparu. - Buchet-Chastel, 2004 -

274 On lit dans le journal de l’explorateur Jules Borelli, au paragraphe " Toudjoura – Février 1886 " cette phrase : " Le Pingouin m'apporte une lettre d'Aden. Soleillet est attendu à Obock, avec des armes (deux mille Remingtons) et des munitions "

Au passage relevons ces deux milles fusils Remington. Ne vous rappellent-ils rien ? Peut-être les 2040 fusils qu’Arthur Rimbaud doit acheminer dans sa caravane ?...

Borelli (Jules). - op.cit. -

184 " Coucou, je suis là les amis ! " semble dire haut et fort notre navire. Et Rimbaud, " tirant sa flemme " plusieurs mois de suite à Tadjoura, parcourant les ruelles menant au port, ne pouvant que scruter la mer en attendant ses armes, serait le seul à ne pas l’avoir vu ?

Premier rendez-vous manqué avec son Bateau Ivre.

- Le Bateau Ivre arrive sur place grâce à l’ami de Rimbaud.

L'ami de Rimbaud, l’explorateur français Paul Soleillet, avec lequel il devait partir faire du négoce d'armes, en joignant leurs deux caravanes de trafiquants, est dit-on à l'origine de l'affectation du Pingouin sur la côte de Somalie. L’explorateur, lors de ses missions précédentes, aurait reconnu qu’un cours d’eau, le fleuve Obock, se jette dans le golfe de Tadjoura. Il en fait le compte- rendu à l’administration coloniale qui dépêchera un bateau pour naviguer sur un fleuve. Il se trouve qu’elle a sous la main un aviso qui pourrait convenir. Il s’agit du Pingouin, initialement prévu pour le fleuve Sénégal. Avec sa coque plate il collera parfaitement à sa nouvelle mission. L’Administration enverra à sa place au Sénégal sa " sister-ship " l’aviso la Salamandre alors qu'il se rendra en Somalie.

Paul Soleillet (1842 - 1886)

" Il (le Pingouin) fut construit en 1885, avec un fond plat, pour pouvoir remonter les rivières du Sud du Sénégal ; il était d'abord destiné au service des parages de

185 l'Afrique Occidentale. Mais le vaillant explorateur Soleillet avait eu, parait-il, la vision d'une rivière navigable débouchant dans la baie de Tadjourah. " 275

Les trajectoires du navire et des hommes ici se croisent. Celle du navire avec l’explorateur, celle de Soleillet avec son ami Rimbaud. L’un en a-t-il parlé à l’autre ? Sans doute pas. Après tout Soleillet n’avait aucune raison de se vanter d’avoir annoncé un fleuve fantôme et fait se déplacer de si loin un navire au final si peu adapté à ses missions en Somalie. Une coque à fond plat dont les rivets casseront sous les coups de boutoirs de la mer pleine…

Le Destin, à trop forcer les choses, n’atteint pas sa cible. Deuxième rendez-vous manqué.

- L’ami de Rimbaud 8ème victime du massacre d’Ambado ?

Le Destin se vexe, une fois encore, de ne pas avoir été écouté. Va-t-il se venger sur son messager, l’ami de Rimbaud, si inefficace ? Le fait que je rapporte ici nous montre que maintenant il va frapper bien fort pour se faire entendre.

Paul Soleillet, décédera l’année de la tragédie d'Ambado (le 10 septembre 1886 pour l’explorateur et le 19 novembre 1886 avec le Pingouin ). Il meurt durant la traversée d'Aden à Obock - on n’ose l’imaginer sur le Pingouin…- d’une insolation nous dit fort méchamment le journaliste du journal Le Djibouti dans son N° 28 du 12 août 1899 : " Par une prédestination nominale M. Soleillet fut-il victime d'un petit coup de soleil, le jour où le recul d'une haute marée sur le lit sec de la Moïa (la rivière au fond de la baie de Tadjoura) lui donna le mirage d'un vaste estuaire aux eaux profondes ?"

Le destin fait venir un bateau dont l’équipage va disparaître en même temps, ou peu s'en faut, que celui qui a contribué à sa venue. La 8ème victime du massacre d’Ambado est devant Rimbaud et celui-ci n’entend ni ne voit ce nouveau signe du Destin.

Troisième rendez-vous manqué.

- Le Destin multiplie les obstacles pour forcer Rimbaud à rester sur les lieux le jour du massacre.

275 Le Djibouti du 12 août 1899 (N°28).

186 Restons un instant sur le décès de Soleillet. Souvenez-vous de la biographie d’Arthur Rimbaud (cf chapitre 1 " La vie d’Arthur Rimbaud ") le Destin multiplie les obstacles sur sa route. Les évènements se succèdent et retardent son départ vers le Choa alors qu’il souhaite y retrouver au plus vite le roi Menelik. La mort de l’associé de Rimbaud fut un obstacle à son départ mais il y en eu d’autres. Tout un enchaînement de circonstances pour le moins surprenant. Rappelons-les :

Le sultan impose ses exigences financières ; une interdiction d’importer des armes, signée entre la France et l’Angleterre doit être levée; le premier associé de Rimbaud, Labatut, rentre en France pour y mourir d’un cancer ; l’associé qui lui succède, Paul Soleillet, disparait à son tour…

Chaque événement retarde Arthur Rimbaud, mais celui-ci s’obstine et il finit par quitter Tadjoura, le dernier obstacle levé, peu de jours avant la survenance du massacre des marins. Que n'eut-il patienté davantage ?

Quatrième rendez-vous manqué.

- Rimbaud expert géographe se trompe comme un débutant.

Arthur Rimbaud en Afrique s’intéresse à la géographie et aux hommes. S’il a abandonné toute prétention littéraire et artistique, il continue d’écrire. Il rédige régulièrement des rapports commerciaux liés à son travail mais aussi des textes scientifiques sur les lieux de ses expéditions, largement inconnus à son époque, qu’il communique à différentes sociétés de géographie afin d’être publié. Conscient de ses responsabilités et de sa mission envers la France il rédige également, dans ce sens, des rapports au vice-consul de France. Il s’agit ici d’une véritable passion. Ecoutons-le dans son Rapport sur l’Ogadine, compte-rendu sur une région frontalière de l’Ethiopie avec la Somalie, le Kenya, Djibouti, étonnant par sa précision d’ethnologue et de géographe.276

" Les cours d’eau de l’Ogadine sont sans importance. On nous en compte quatre, descendant tous du massif de Harar : l’un, le Fafan, prend sa source dans le Condoudo, descend parle Boursouque (ou Barsoub), fait un coude dans toute l’Ogadine, et vient se jeter dans le Wabi au point nommé Faf, à mi-chemin de Mogdischo ; du Garo Condoudo, contournant le Babili et recevant à quatre jours

276 Rapport sur l’Ogadine, par M. Arthur Rimbaud, agent de MM. Mazeran, Viannay et Bardey, à Harar (Afrique orientale)”. - Editions de Londres, 2011.

187 sud du c’est le cours d’eau le plus apparent de l’Ogadine. Deux autres petites rivières sont : le Hérer, sortant également Harar, dans les Ennyas, le Gobeiley et le Moyo descendus des Alas, puis se jetant dans le Wabi en Ogadine, au pays de Nokob ; et la Dokhta, naissant dans le Warra Heban (Babili) et descendant au Wabi, probablement dans la direction du Hérer. " 277

Quel souci du détail ! Rimbaud se comporte ici comme un professionnel. Ses rapports sont lus et appréciés. Ses compétences de géographe sont reconnues, mêmes à l'étranger278. Comment s’en étonner nous qui connaissons le Rimbaud de jadis élève intelligent et studieux qui aujourd’hui encore réclame à sa famille des livres de sciences et de techniques ? Soyons convaincu qu’en ce nouveau domaine, la géographie, il fut devenu un expert.

Ainsi lorsqu’il écrit au directeur du Bosphore égyptien, le 20 août 1887 (cf chapitre 4 : “Rimbaud le Voyant”) qu’Ambado, le lieu de notre tragédie, est " sans eau " il ne nous faut pas prendre cette précision à la légère.

Tous les témoignages que nous venons de relater sur Ambado convergent. Cet endroit de la côte du golfe de Tadjoura est réputé pour son point d’eau, rare qualité dans cette région, et c’est la raison qui justifie la présence des matelots du Pingouin. Ils y font de l’eau pour alimenter la chaudière de leur aviso à vapeur.

Ce fait, anodin pour quiconque - personne en France n’ira vérifier et contredire l’affirmation de notre géographe - s’explique uniquement si on considère que Rimbaud, de toutes ses forces, de toute sa volonté, consciente ou inconsciente, ne veut pas considérer ce qui évoque la tragédie d’Ambado... donc le renvoi à son Bateau Ivre... donc le rappel de son passé qu’il souhaite définitivement enterrer.

277 Rimbaud (Arthur). - op.cit. - 278" Les Petermann's Mitteilungen (1887, p.370) et Das Ausland (Eine neve Strasse von Antotto nach Harar, 1888, p. 416) signalèrent donc au public géographique allemand la découverte de Rimbaud, de même que le firent au public anglais les Proccedings of the R. Geographical Society (188, p.32). En Italie, le Bollettino della Societa geografica italiana compara son itinéraire à celui de Vincenzo Ragazzi. "

Lefrère (Jean-Jacques) - Sur Arthur Rimbaud. Correspondance posthume 1891-1900. - Fayard, 2014. -

188 Certains mêmes iront plus loin en affirmant que Rimbaud connaissait très bien Ambado en écrivant : " Ambabo279, près de Tadjoura, où Rimbaud s'est installé pour la préparation de sa caravane. "280 Un endroit somme toute bien adapté au regroupement de ses chameaux : proche de la côte et riche en eau.

Le Destin peut bien vous montrer des choses. Il n’est de pire aveugle que celui qui ne veut rien voir.

Cinquième rendez-vous manqué.

- L’ancien poète ne relit pas son Bateau Ivre

La tragédie d’Ambado est décrite dans l’épopée de son Bateau Ivre. Rappelons les faits que nous avons étudiés dans notre chapitre 7 " Le Pingouin en filigrane du poème ". Une partie de son équipage (les haleurs) est à terre, comme également une partie de l’équipage du Pingouin. Ces deux " équipages " se livrent à une tâche en tirant des cordes. Ces deux équipages sont massacrés par des sauvages. Ces deux équipages sont nus, désarmés. Ces deux équipages sont tués debout leurs corps striés des blessures rouges. Beaucoup de coïncidences en quelques vers. D’autres relations sont géographiques. Le Bateau Ivre n’évolue pas dans les mers Arctiques. Rimbaud nous parle de serpents noirs, de léopards, d’îles, de Juillet aux soleils ravageurs… Tout dans ce poème nous mène à l'Afrique, et le plus souvent, détails troublants, à la future région où vivra Arthur Rimbaud. Comment n’a-t-il pu le constater ? Avait-il autant oublié les vers de son poème le plus fondateur ? S’il s’était donné la peine, le temps d’une nostalgie envers les années de son enfance, de se relire, sans doute, nous qui connaissons l’étendue de sa sensibilité, aurait-il été frappé alors par toutes ces " coïncidences ". Il ne l’a pas fait.

Sixième rendez-vous manqué.

- Arthur Rimbaud le poète n’existe plus.

Notre négociant en armes a décidé, définitivement, de tourner la page de son adolescence, faite d’art, de poésie, de révolte, d’aventures déviantes. Il rentre

279 Ambabo, Khor-Ambado, Embadu ou Ambado recouvrent le même lieu.

280 Crédit m-ogre.blogspot.fr

189 dans le rang. Sa vie sera forgée de négoce, de fortune à faire et à léguer, de famille à monter, sans doute d’une foi chrétienne à (re)trouver. S’il revient en Europe ce sera afin de se faire soigner mais il choisira Marseille histoire de bien vite embarquer pour l’Afrique une fois guéri de son cancer. Il a tourné la page sur toute la première partie de sa vie :

. Sur ses prémonitions. " Je partirai par les chemins " affirmait-il dans " Ma bohème ". Que ne s’en est-il souvenu ?

. Sur sa voyance renforcée par ses lectures et son appétence pour le monde des sciences occultes. " Il faut se faire voyant " nous disait-il. Que n’en a-t-il tiré le bilan en Afrique ?

Notre négociant est désormais tourné vers ses nouvelles ambitions. Pendant que les marins sont massacrés Rimbaud ignore et se moque que la revue La Vogue publie en France ses vers et une grande partie des Illuminations. Rimbaud le poète est mort, que vive Rimbaud le vendeur d’armes. Le voici immergé dans sa nouvelle vie. Point de temps à gaspiller en vaines rétrospections.

Dernier rendez-vous manqué…

***

A rater ainsi ses rendez-vous, la vie de Rimbaud nous parait inachevée. Car il existe chez Rimbaud une forme d’inachèvement.

Inachèvement de sa vie de poète, qu’il abandonna faute d’avoir été reconnu, ayant peu publié si ce n’est à compte d’auteur.

Inachèvement de sa vie de négociant en Afrique. Avec beaucoup d’échecs commerciaux et d’instabilité ses fatigues ne lui apporteront que souffrance, maladie et mort.

Inachèvement de sa vie affective. Ses rêves légitimes de fonder une famille resteront des rêves.

Quelle tristesse à entendre ses paroles : " Ce sera peut-être alors le moment de ramasser les quelques milliers de francs que j'aurai pu épargner par ici et d'aller

190 épouser au pays, où l'on me regardera seulement comme un vieux et où il n'y aura plus que des veuves pour m'accepter " gémit-il d'Aden, en 1884. 281

Rimbaud est en 1886 un être morcelé et il est malheureux.

" Rimbaud n'a pas été encouragé dans sa vie littéraire. Il a à peine publié quelques poèmes et un petit livre à compte d'auteur. On a besoin, pour maintenir une activité, qu'un encouragement vienne de l'extérieur. Il ne l’a pas eu et je vois comme tout naturel le passage à une autre activité, après une expérience déçue. Il avait aussi compris qu'il était nécessaire de gagner sa vie. Ce qui reste mystérieux peut-être, c'est son implantation dans un lieu du monde où il ne semble pas avoir été heureux. Mais pouvait-il être heureux quelque part ? "282

Il ne lui manque, pour être heureux, pour retrouver sa sérénité, qu’à recoller les morceaux de sa vie : accepter d’être à la fois poète, négociant et père de famille. Au bout de ce chemin l'attendaient le bonheur pour lui et une richesse nouvelle pour notre littérature et ses lecteurs. Peut-être même qu'ayant quitté l'Afrique dès 1886 aurait-il échappé aux fatigues et au cancer qui ont abrégés sa courte vie ? Qui sait...

La force qui lui insuffla sa voyance – nommons-là comme on voudra, Dieu, le Destin, la Providence... - pouvait l'y aider en multipliant les signes. Que ne l'eut- il écouté.

281 Lefrère (Jean-Jacques), op.cit.

282 Propos de André Guyaux, auteur de Rimbaud - œuvres complètes édition La Pléiade, rapporté par http://rimbaudivre.blogspot.fr/

191 192 Postface

Il m'a souvent été dit : " ton histoire est originale mais n'as-tu pas l'art de trouver du mystère où il n'y en a peut-être pas. Ton histoire n'est-elle pas le faisceau de coïncidences assemblées par ton imagination ? Ta réalité dépasse la fiction, tu rassembles des fils qui ne doivent pas être noués... "

La réalité dépasse-t-elle la fiction ? Les fils du destin ne se rencontrent-ils jamais ?

Au moment où j'écris ce livre, au début d'année 2015, un événement vient ébranler la France. Un événement que certains compareront au 11 septembre américain.

Le 7 janvier 2015 des terroristes islamistes font irruption dans le journal satyrique Charlie Hebdo et ouvrent le feu en massacrant les journalistes présents.

Tous les journalistes présents ? Non.

Sigolène Vinson, chroniqueuse judiciaire de l’hebdomadaire satirique, actrice et romancière, est une rescapée du massacre et elle se souvient de chaque détail de cette matinée où les rires se sont tus. 283 Un des tireurs, " habillé comme un type du GIGN ", contourne lentement le muret et la met en joue. Il porte une cagoule noire et l’a regardé. " Il avait de grands yeux noirs, un regard très doux. J’ai senti un moment de trouble chez lui, comme s’il cherchait mon nom. Mon cerveau fonctionnait très bien, je pensais vite. J’ai compris qu’il n’avait pas vu Jean-Luc, sous son bureau. " L’homme qu’elle regarde dans les yeux s’appelle Saïd Kouachi. Il lui dit : " N’aie pas peur. Calme-toi. Je ne te tuerai pas. Tu es une femme. On ne tue pas les femmes. Mais réfléchis à ce que tu fais. Ce que tu fais est mal. Je t’épargne, et puisque je t’épargne, tu liras le Coran. " Elle se souvient de chaque mot.

283Le Monde, article de Solen Seelow du 13 janvier 2015

193 Un massacre commis par des musulmans fanatiques similaire au massacre des matelots du Pingouin ? Et cette romancière faut il la comparer à Arthur Rimbaud ? Le trait est trop gros. Bien sûr et telle n'est pas ma thèse. Je veux simplement souligner les entrelacs étranges des histoires. L'histoire de " mon " Bateau Ivre est unique et singulière, celle de Charlie Hebdo également. Nul, pas même moi, ne pouvait prédire qu'elles se rencontreraient un jour au travers d'une même personne.

Sigolène Vinson avant son aventure avait rédigé 70 pages au format A4 d'un roman refusé par son éditeur. Un roman d’aventures où les terres brûlées de l’Afrique rencontrent les hommes qui les parcouraient. Une œuvre romanesque au nom d'une épave échouée à l'embouchure de Djibouti, dans la vasière et qui rouille là, au fil des années sans que personne ne semble plus connaître son histoire : Le Pingouin. Ce roman est aujourd'hui édité par Plon sous le titre « Courir après les ombres ».

194 ANNEXES

Facture d'achat de la carte postale de l'aviso "Le Pingouin"

Images suivantes : le maquette du « Bateau Ivre ».

195 196 197 198 199 200 Bibliographie

Bibliographie de l'Auteur (classement chronologique). -

. Jaffrédo (Didier). - La Pontivyenne une chaloupe à vapeur du XIXème siècle. - MRB n°609, Août 2014. -

. Jaffrédo (Didier). - Le sous-marin Anchar. - MRB n°614, Janvier 2015. -

. Jaffrédo (Didier). - Le travail des coques en zinc comme évocation de nos vieux navires. - MRB n°614, Janvier 2015. –

. Jaffrédo (Didier). - Le Naso-Annulatus, dernier sous-marin du Capitaine Nemo. (1ère partie) - MRB n°618, Mai 2015. -

. Jaffrédo (Didier). - Le Naso-Annulatus, dernier sous-marin du Capitaine Nemo. (2ème partie) - MRB n°620, Juillet 2015. -

Bibliographie du livre (classement alphabétique). -

Adam (Antoine). - Rimbaud - Œuvres complètes. - Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1972, version originale : p. 303 - traduction française : p. 1096. -

Adam (A.), Blondin (A.), Bonnefoy (Y.), Brosse (J.), Cabnis (J.), Etiemble (R.), Juin (H.), Nadeau (M.), Pontremoli (P.). – Rimbaud. – Hachette, Collection Génies et Réalités, 1968. -

Absié (Kadra Abdi). - L'aviso Le Pingouin , un élément du patrimoine maritime de la république de Djibouti Mémoire de Master 1 Histoire, présenté par Mlle

201 sous la direction de MM Philippe Hrodej et Lukian Prijac. - Université de Bretagne-Sud, 2011-12. -

Angoulvant (G.) et Vignéras (Sylvain). - Djibouti, mer Rouge, Abyssinie. - J. André, 1902. -

Bardel (Alain). - Arthur Rimbaud le poète. - abardel.free.fr, 2014. - Baronian (Jean-Baptiste). - Dictionnaire Rimbaud. - Robert Laffont, 2014. -

Berrichon (Paterne). - Jean-Arthur Rimbaud : le poète (1854-1873). - Mercure de France, 1912.- Berrichon (Paterne). - La vie de Jean-Arthur-Rimbaud. - Mercure de France, 1897.-

Birolleau (Jean André Henri Edgard). - Souvenirs d'une campagne au Sénégal sur la Salamandre : Hivernage de 1885 – Bordeaux, Imprimerie Cadoret, 1886- 87. -

Borelli (Jules). - Ethiopie méridionale : journal de mon voyage aux pays Amhara, Oromo et Sidama, septembre 1885 à novembre 1888. - P.R.S., 1890 -

Borer (Alain). - Arthur Rimbaud – Œuvre-vie. - Arléa, 1991, p. 461

Briet (Suzanne). - Rimbaud notre prochain. - Nouvelles Editions Latines, 1956 -

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Roche (Jean-Michel) LV - Dictionnaire des bâtiments de la flotte de guerre Française de Colbert à nos jours - Imp. Rezotel-Maury Millau, 2005. -

Rondet-Saint (Maurice). - Choses de l'Indochine contemporaine. - Plon-Nourrit et Cie, 1916. -

205 206 Sommaire des illustrations

N° Sources et commentaires Page 1 « L'Aviso Le Pingouin en 1884 ». Collection de l'auteur 14 2 « Rimbaud dans l'Harar en 1883 » Crédit Wikipédia. Domaine 22 public. 3 « Rimbaud à Aden devant l'hôtel Univers ». Crédit Wikipédia. 24 4 « Massacre d'une partie de l'équipage du Pingouin » L'Illustration 33 N°2287 (1886). Collection de l'auteur 5 « Léonce Lagarde ». Crédit Wiki média common. Domaine 35 public. 6 « L'épave du Pingouin » Crédit Luc Prijac et Kadra Abdi Absié. 43 7 « Khor Ambado ». Crédit GoogleEarth. 45 8 « Trois Apharras ». Crédit Gallica 52

207 N° Sources et commentaires Page 9 « Massacre de l'équipage d'une embarcation du Pingouin » 59 L'Univers illustré. Crédit Gallica. 10 « Marins Français ». Crédit Wikipédia. 62 11 « Plage de Khor Ambado aujourd'hui » Crédit Bernard 65 Pedehontaa 12 « Reconstitution de la scène du massacre sur la plage d'Ambado » 68 Collection de l'auteur 13 « La cote de Khor Ambado » Crédit Bernard Pedehontaa 79 14 « Reconstitution du Pingouin sous la forme d'une maquette 83 navigante » Collection de l'auteur 15 « Reconstitution du Bateau Ivre sous la forme d'une maquette 92 navigante » Collection de l'auteur 16 « La Salamandre » Crédit Service Historique de la Défense 111 17 « Le Pingouin devant Obock » L'Illustration N°2287 (1886) 112 Collection de l'auteur 18 « Canon revolver hotckiss 37 mm ». Crédit Wikipédia. 114 19 « Plan de la voilure du Pingouin » Crédit Service Historique de la 116 Défense 20 « Pompe aspirante refoulante. Deux pistons coulissent 118 alternativement dans des cylindres, d'une part aspirent l'eau du bassin et d'autre part la refoulent dans la cloche de pression et ensuite la lance d'arrosage. Un double système de clapet oblige l'eau à n'aller que dans le sens de la sortie. » Crédit Wikipédia.

Certains textes nous parlent d'une pompe qui aurait été utilisée pour puiser l'eau. Si cette machine, encombrante et lourde, a été utilisée on peut imaginer que les matelots aient fait un premier voyage pour la déposer près de la source d'eau. Les autres voyages étant affectés à l'acheminement d'une noria de barriques d'abord

208 N° Sources et commentaires Page vides puis ensuite emplies d'eau douce.

Les plans du Pingouin indiquent précisément une pompe Thirion, posée à côté de la machine à vapeur, Deux hypothèses sont à envisager. Soit fixée au sol, elle était actionnée par la vapeur et chargée d'alimenter en eau la chaudière depuis le condensateur empli de la vapeur consommée pour la réinjecter dans le circuit (sans doute, au vu de sa taille, pompe dite « petit cheval »)(1). Soit simplement posée au sol elle pouvait être déplacée et utilisée comme « pompe à bras ».

Crédit Wikipédia

(1) »La deuxième espèce de pompes d'alimentation comprend les pompes mues par un moteur spécial : elles sont désignées dans l’industrie sous le nom générique de petits-chevaux. Elles ont l’avantage, sur les pompes mues par la machine motrice, de pouvoir alimenter la chaudière quand même la machine est arrêtée. Les plus répandues de ces petites pompes sont les modèles créés par MM. Belleville, Tangye, Thirion, etc. ». Crédit : Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 5. 21 « Coupe longitudinale et transversale du Pingouin » Crédit 120 Service Historique de la Défense 22 « Le Pingouin dans la baie d'Obock ». Légende : French 123 steamboat Penguin Illustration accompagnant un article de l'Illustrated London News du 15 juin 1889 sur L'Affaire de Sagallo. Crédit Wikipédia. Domaine public 23 « Vue en plan du pont et coupe horizontale sous le pont du 127 Pingouin » Crédit Service Historique de la Défense 24 « Alfred Martineau », Crédit Wikipédia. 131 25 « Le Roi Ménélik II ». Crédit Wikipédia. 136 26 Extrait du livre de Fenimore Cooper « The Prairie » (« La 146 Prairie » en Français) (1827)

209 N° Sources et commentaires Page 27 « Homme de la tribu des Danakils », extrait du livre "L’Homme et 147 la Terre" de Elisée Reclus (1830-1905). Crédit Wikisource. 28 « La plage d'Ambado » par Benoit Billet. Crédit Wikimédia. 153 29 « Le cimetière marin d'Obock » Crédit Philippe Herat (2013) 159 30 « Coucher de soleil sur la plage de Khor Ambado » Crédit 164 Bernard Pedehontaa (2008) 31 Rimbaud dans un jardin de bananes en 1883 (à droite). La figurine 169 le représentant sur son Bateau Ivre (à gauche). Crédit Wikipedia. 32 « Plan du Bateau Ivre. Vue longitudinale». Collection de l'auteur 171 33 « Plan du Bateau Ivre. Vue en haut ». Collection de l'auteur. 178 34 « Paul Soleillet ». Crédit Wikipédia. 185

210 Remerciements

. Christophe Hervé pour sa préface qui, en quelques lignes, nous a excellemment introduits dans le mystère de mon essai ;

. Lukian Prijac et son élève Kadra Abdi Absié, qui, les premiers, m’ont communiqué une mine d’informations sur le Pingouin ;

. Le Musée de la Marine et le Service Historique de la Défense pour leur accueil et leur réactivité ;

. Tous les auteurs ayant étudiés Arthur Rimbaud et dont j’ai repris, ici et là, les écrits pour étayer mon essais ;

. Jean-Jacques Lefrère, professeur en hématologie-transfusion à l'université Paris-Descartes et grand spécialiste de Rimbaud, qui m'a démontré, par son exemple, qu'il était possible de s'investir sur la connaissance d'Arthur Rimbaud sans être soi-même professeur de lettres ;

. Mes professeurs de lycée qui m’ont communiqué le goût des lettres et encouragé en m’inscrivant au concours général de Français ;

. Mme Le Danvic pour ses trois magnifiques plans d’eau où mon " bateau ivre " a pu mener de bien belles croisières ;

. Les revues Parade sauvage et Rimbaud vivant qui, par leur silence, m’ont incité à écrire ce livre ;

. Bien sûr, mes amis et ma famille aimante et attentive, pour leurs encouragements.

. Sans oublier Arthur Rimbaud pour son accompagnement une bonne partie de mon existence.

211 212 SOMMAIRE

Préface 3 Introduction 11 Chapitre 1 - La vie d'Arthur Rimbaud 15 Chapitre 2 - Le massacre de matelots Français 31 Chapitre 3 - Une affaire mystérieuse 55 Chapitre 4 – Rimbaud le voyant 85 Chapitre 5 - Le Pingouin : un aviso à roues de 2ème classe. 109 Chapitre 6 – Le Pingouin fondateur de la République de Djibouti ? 129 Chapitre 7 - Le Pingouin en filigrane du poème 139 Chapitre 8 - Mon Pingouin, mon Bateau Ivre 167 Chapitre 9 – Les 7 rendez-vous manqués 183 Postface 193 Annexes 195 Bibliographie 201 Sommaire des illustrations 207 Remerciements 211 Sommaire 213

213 Le vrai bateau ivre ...la révélation cachée d'Arthur Rimbaud

" Lorsque je descendais des Fleuves impassibles

Je ne me sentis plus guidé par les haleurs ;

Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,

Les ayants cloués nus aux poteaux de couleurs. "

Le Bateau Ivre, Arthur Rimbaud

Qu’avait donc bien pu voir et décrire, dans ces quelques vers énigmatiques et troublants, celui qui se qualifiait lui-même de " poète voyant " ? Etait-ce simplement l’allégorie de la vie du poète telle que nous l’expliquait nos professeurs de littérature ou était-ce bien davantage ?

Arthur Rimbaud, vivant ses années de maturité en Afrique, fut le contemporain, dans le temps et l'espace, d'un événement tragique qui ébranla toute une région et dont le principal héros, un navire, initia la création de la république de Djibouti.

Quinze années plus tôt, vivant en Ardenne et loin de concevoir sa future vie de négociant en Somalie, le jeune poète de 16 ans aurait-il " vu " cette tragédie et l'aurait-il décrit dans son poème le plus célèbre ?

L'auteur du livre, Didier Jaffrédo, a retrouvé le " Bateau Ivre " d'Arthur Rimbaud et nous présente ce navire qui se désagrège aujourd'hui à l'autre bout du monde.

Né le 24 août 1954 à Paris XXème, Didier Jaffrédo a fait ses études à Paris et habite aujourd’hui à Nantes. Après une scolarité brillante qui le mène au Concours Général de Français il suit des études universitaires qui le conduisent à une maîtrise de Droit. Séduit par le monde informatique naissant il entreprend une formation qui le qualifie comme directeur de projets. Indépendamment de son métier d’informaticien, il est reconnu dans le petit monde de la musique irlandaise en tant que facteur de flûtes et spécialiste du concertina. Didier Jaffrédo passionné d’Histoire et de modélisme naval est l’auteur de plusieurs articles qui font autorité dans cette discipline.

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