JOURNAL LITTERAIRE Ingres, Camus, Chastenet, Winock, La Héronnière, Flynn.

MICHEL CREPU

ardi M Déjeuner à l'ambassade de Lettonie, villa Saïd, juste face à la petite maison où vécut Anatole . C'est un plaisir d'aller là-bas, où règne une ambiance vaguement interlope (je parle de la rue ainsi nommée villa Saïd bien entendu, je ne me permettrais pas de parler ainsi de l'ambassade elle-même) : agents portant des lunettes noires, pendus à leurs portables, car de CRS posté à l'angle, grésillements radio, codes internationaux... L'aventure, quoi. Rolands Lappuke, l'ambassadeur, avait réuni autour de lui quelques amoureux des pays baltes. J'en suis, ne fût-ce que par imagination, n'ayant jamais mis les pieds ni à Riga, ni à Tallin, ni en aucun autre endroit de cette contrée d'. Il y avait là Jean- Paul Kauffmann, qui revient d'un voyage en Courlande, où il a vu le château de la fameuse duchesse de Dino, la nièce de Talleyrand. Il a eu très froid, mais il pense que les touristes iront tôt ou tard par là-bas. Peut-être... Il paraît que Quignard en revient, il est allé voir des vagues gelées. Nous étions une bonne dizaine autour de la table, quittée seulement à 16 heures, une fois servis les cafés. L'ancienne ambas- sadrice de Lettonie, Mme Sandra Kalniete, qui était présente, a révélé l'existence d'un comité franco-letton, entre les deux guerres, broyé naturellement ensuite. J'ai demandé s'il y avait encore des documents, quelques traces de ce comité et Mme Kalniete est restée fort évasive sur ce point. J'étais assis à côté d'un Anglais letton, né en Angleterre de parents émigrés et qui travaille aujourd'hui à Bruxelles dans le domaine énergétique. Atmosphère JOURNALLIIIERAIRE Ingres, Camus, Chastenet, Winock, La Héronnière, Flynn... fort amicale et prometteuse pour la suite. En sortant, les agents aux lunettes noires étaient toujours là. Grésillements sous les fenêtres du vieil Anatole...

Mercredi Indéniablement, je guette le printemps. Je suis un des rares, en ce moment à , à pouvoir faire un point précis de l'état des bour- geons aux Tuileries. Et ce n'est pas très brillant. Cet après-midi, toute- fois, ouvert la fenêtre du bureau, entendu un nouvel oiseau. Peut-être l'oiseau du Cachemire de Chateaubriand, pourquoi non ? Été très peu au Salon du livre, dont le thème était la « francophonie », cette foutaise. Entièrement d'accord avec l'article de Maalouf paru dans : on écrit en français ou non, mais on n'écrit pas en « francophone ». Est-ce que quelqu'un imagine cela : « traduit du francophone » ? Allons, allons. Malgré tout, je suis allé à la réception du prix James Hennessy, lequel récompense chaque année un « journaliste lit- téraire ». Cette année, le prix est allé à Nathalie Crom, qui dirige la rubrique littéraire de la Croix. Edmonde Charles-Roux, la présidente, a dit que la Croix était un des derniers bons suppléments, libre et profond, elle a parlé d'un bel article de Nathalie consacré à Marina Tsvetaeva et nous avons tous applaudi. Pour être moi-même, encore aujourd'hui, un fidèle collaborateur de ce supplément, je dois dire que je n'ai pas boudé mon plaisir de voir Nathalie récompensée.

Jeudi Au Louvre, exposition Ingres (.1). Je ne sais plus très bien où j'en suis avec lui. Est-ce que c'est quelqu'un qui compte vraiment pour moi ? (Et naturellement, l'objection, tout de suite : vous voulez dire quoi, par « compter » ?) Dantzig me disait l'autre jour : « Je ne pense jamais à Nathalie Sarraute. » Pense-je à Ingres, parfois ? Hum. Ce qui n'a pas bougé, tout de même, depuis le temps : le portrait de mademoiselle Rivière, ses longs gants de daim, la mousseline blanche de la robe, son demi-sourire d'enfant grave et par-dessus tout, là-bas derrière, la douce campagne française, la rivière un peu verte et bleue, une ligne d'or imperceptible, berge pour distinguer à peine le ciel de l'eau. JOURNAL yiIERAIRE Ingres, Camus, Chastenet, Winock, La Héronnière, Flynn...

Une découverte, car je ne l'avais encore jamais vu « en vrai » : le portrait de Caroline Murât dans son palais avec vue sur le Vésuve, la baie de Naples. À mon avis, le plus beau tableau de l'exposition. Caroline Murât en robe noire, la main posée sur une table recouverte d'un velours émeraude, séparée du dehors par toute une épaisseur de soie grise ; on sent bien qu'il y a de la tris- tesse là derrière et qu'il y aura bientôt du drame. Mais il fait beau, une belle journée commence ou s'achève (je dirais là que nous sommes plutôt le matin) ; on est à Naples, tout de même, grisés par la fraîcheur limpide du ciel, le Midi splendide et calme, tout va bien encore, la fumée qui s'échappe là-bas du volcan est paisible, c'est une fumée de cabane, non de volcan. Des portraits d'homme, je passe sur monsieur Berlin, qui me fait toujours le même effet. Assis sur sa chaise, il me dit éternellement : « Eh bien quoi, je suis là, non ? » Si j'avais le temps, je chercherais à rassembler ces quelques tableaux qui regardent plus qu'ils ne sont regardés - sûrement l'un ou l'autre Picasso, un Rembrandt. Mais bon, cette sorte de victoire optique du personnage, elle ne m'impressionne plus tant que ça. Je suis un peu las de monsieur Bertin, de son éternel message : « Je vous emmerde tous autant que vous êtes. » J'ai besoin d'autre chose, je me détourne. En revanche, comblé par le portrait de Matthieu Mole (1834), celui aussi bien du petit marquis Amédée de Pastoret (1826) : il y a de quoi écrire l'Histoire, la déchiffrer par les visages, leurs postures. Le petit marquis est fier et pincé, on sent qu'il n'aimerait pas que l'on se moque, il y croit, il est jeune, il n'a pas encore bien compris. Sa lèvre pincée dit tout : « Je maintiendrai », mais ce maintien est déjà pris à revers par une ombre montante que ne voit pas le petit mar- quis. Mole, lui, a parfaitement compris, tout plongé qu'il est dans la pénombre où luit encore le reflet pourpre d'un fauteuil, dernier et consolant brasero d'une histoire où Mole joue son rôle, un rôle dis- cret, celui d'un homme qui n'a jamais été saisi par le démon de l'ambition, songeur, lucide, ayant toujours su qu'il n'avait pas le rameau d'or. J'éprouve de l'affection pour cet homme, j'aimerais qu'il le sache. Je me souviens aussi de cette lettre admirable adressée à Tocqueville, où Mole donne à l'auteur de la Démocratie en Amérique une admirable leçon de responsabilité, lettre citée par Sainte-Beuve dans un Lundi et qui m'avait si fortement impressionné. JOURNAL LITTERAIRE Ingres, Camus, Chastenet, Winock, La Héronnière, Flynn...

Quant à cette suite de portraits de belles dames, la baronne Betty de Rothschild, la comtesse d'Haussonville, Pauline-Eléonore de Galard, j'avoue qu'elle ne m'a pas emporté. Un huis-clos de taf- fetas, de soie et de marbre noir. Ingres fait exister les corps en chambre stérile ; non de la matière pure, mais de la matière solitaire. On dirait que ces robes pourraient tenir debout, même sans corps pour les habiter, tout a été soigneusement stérilisé, mis à l'abri du moindre virus. Du coup, je ne sais plus très bien quoi faire de mon admiration ; j'ai l'impression qu'elle a été stérilisée, elle aussi, en douceur. Énigme : car je suis bien conscient que Ingres n'a pas cherché à réaliser un exploit pictural. Ou bien peut-être que si, en fait ? Ce visage insignifiant de la princesse de Broglie pourrait me le donner à penser (je veux dire par là Ingres se consacrant uni- quement au rendu des étoffes, négligeant complètement le reste), mais il y a tant d'autres visages - au crayon surtout, si prodigieux de vie secrète... Et madame Marcotte de Sainte-Marie, est-ce qu'elle n'a pas un regard légèrement implorant, un message qu'elle aurait à nous communiquer, quelque chose comme : « N'y a-t-il donc personne pour me sortir de là ? » On ne sait pas très bien pourquoi l'exposition n'a pas jugé utile de montrer les dessins ero- tiques, cela eut sans doute apporté un éclairage précieux. Toujours est-il que j'étais bien content de retrouver la lumière printanière des Tuileries après la chambre stérile du bain turc. Samedi Gérard Albisson, directeur de la revue les Carnets de psycha- nalyse, me demande un texte sur Freud pour un numéro qu'il pré- pare. Du diable si j'ai quelque chose à dire là-dessus. Peut-être bien que oui, en fait. Gérard me dit aussi que je suis épingle dans le dernier volume du journal de Renaud Camus qui vient de paraître chez Fayard (2). Ah bon ? Je vais voir. En effet, page 582, Camus évoque un passage de ce journal-ci où j'ai l'air de lui repro- cher d'employer l'expression « mon bon maître Maurras » tout en notant, quelques lignes plus loin, qu'il n'a à peu près rien lu du même Maurras. « On se demande comment les gens lisent ! », écrit Camus, irrité de tomber, une fois de plus, sous le coup du diktat politiquement correct naturellement anti-maurrassien. Selon lui, JOURNALLIÎIERAIRE Ingres, Camus, Chastenet, Winock, La Héronnière, Flynn..

j'aurais tout de même pu m'apercevoir qu'il ironisait, mais non, on ne peut pas plaisanter avec ça, etc. Je trouve ces lignes fort vexantes à mon endroit ; il m'est en effet très désagréable de donner l'impression que je ne sais pas lire. Heureusement pour moi, Camus n'est pas de bonne foi dans le passage cité. Car enfin, Dieu sait combien il m'est égal qu'il lise Maurras ou qu'il ne le lise pas : l'idée d'un « reproche » ne m'effleure même pas l'esprit ; si j'ai épingle le « mon bon maître » ce n'est nullement parce que je trouve que cela ne se fait pas d'appeler Maurras « son bon maître », mais tout simplement parce que tout ceci, à la longue, me semble bien lourd, bien pesant. Ce perpétuel bras de fer de l'incorrect avec le correct, il m'ennuie, il ne m'intéresse pas : pour moi, le correct et l'incorrect sont com- plices, ils se tiennent par la barbichette, l'un procure à l'autre les munitions nécessaires pour tenir, prolonger, savourer ce faux duel. Je ne suis pas partant pour investir de ce côté-là ; je m'en fiche. Au demeurant, je ne suis pas idiot, je vois bien que Camus s'amuse à jouer avec le cliché, comme à son habitude, il se trouve seulement que cela m'ennuie. Dans le domaine du politiquement incorrect, je ne vois qu'une seule définition possible : la liberté de l'esprit. Or quand on est dans la liberté de l'esprit, comme c'est mon cas, on se moque bien d'observer le baromètre du correct-incorrect. On est au-dessus de ça. La comédie du faux vieux réac, chez Camus, on dirait qu'elle constitue son microclimat ambiant, un peu comme les astronomes nous disent de telle planète qu'elle est constituée de tel ou tel gaz. La litanie des lieux communs du ronchon est là : déroute du voca- bulaire, enlaidissement urbain, inculture médiatique. Tout cela d'une affreuse justesse, indéniable, ineffaçable... Le pauvre Muray est allé se fracasser là-dessus, Camus est plus retors, plus dégagé, plus pervers sans aucun doute, moins frontal que ne l'était Muray. Il note souvent que son journal lui sert de déversoir, un endroit parfait pour évacuer la bile. Est-ce à dire qu'il en existe un autre, uniquement réservé au bonheur, à la beauté non abîmée ? Et puis enfin, cette étonnante obsession de Camus (du reste avouée comme telle) pour le dégradé, ce qu'on pourrait appeler la mauvaise nature de la démocratie, sa vulgarité (c'était tout le thème du merveilleux livre de Mona Ozouf sur Henry James : la Muse démocratique). On

59! JOURNALLIIIERAIRE Ingres, Camus, Chastenet, Winock, La Héronnière, Flynn. respire ici l'air du ressentiment, à ceci près que Camus, contraire- ment à d'autres, a le ressentiment joyeux. Un joyeux pervers du ressentiment. Quand je pense à X, la pauvre, qui me disait, à pro- pos de la fameuse « affaire Camus » : « Comme il a dû souffrir ! » Je répondais : « Comme il a dû jubiler ! » Délectable jouissance de l'opprobre... Un jeu risqué : beaucoup de candidats, très peu d'élus. Cela étant, je me suis réellement bien amusé à la lecture de ce Journal 2003, titré : Rannoch Moor, nom que l'on donne à un certain endroit de l'Ecosse où l'auteur s'est rendu. Et je serais à mon tour de mauvaise foi si je ne reconnaissais pas à l'auteur un réel don de lecture, ainsi qu'en témoignent les pages qu'il consacre au Leviathan de Hobbes, lu en anglais, s'il vous plaît ; au Tristram Shandy de Sterne, à la Démocratie en Amérique de Tocqueville. Je note par exemple ce beau passage, commentaire à un développe- ment jugé contradictoire par Camus sur le précepte hobbesien de l'égalité des hommes dans l'état de nature. Je cite : « Je n'en suis pas autrement étonné : personnellement je n'ai jamais rencontré un . édifice philosophique qui m'ait paru inébranlable. Je ne crois pas qu'il en existe. Il en est seulement qui ont meilleure allure que d'autres, quelques-uns dont de plus grandes parties paraissent sûres, certains qui sont plus agréables à fréquenter, surtout. L'édifice Hobbes, quoiqu'un peu venteux, est très agréable à fréquenter. Il offre de magnifiques galeries, de belles grandes salles à l'impres- sionnante armature architectonique, des escaliers qui partent dans tous les sens, des terrasses couvertes de lierre où l'on ne se lasse pas de songer, au-dessus de grandes étendues de paysages et de temps. » J'aime beaucoup les « terrasses couvertes de lierre » et sur- tout ces étendues de « paysage et de temps ». Cela me rappelle mes premières lectures de Bossuet, qui me faisait le même effet : esca- liers, terrasses, matières de temps. Excellent, encore, le voyage en Ecosse, qui m'a ramené bien des années en arrière, alors que G. et moi circulions là-bas avec nos railway pass, vers l'été 1973. Je regrette seulement que Camus néglige à ce point le merveilleux Voyage aux Hébrides de Johnson et Boswell (il ne le cite qu'une seule fois). Même si j'admets tout à fait que la logique du journal n'implique nullement ce genre d'obli- gations bibliographiques, il m'aurait paru assez normal que JOURNALLITTERAIRE Ingres, Camus, Chastenet, Winock, La Héronnière, Flynn...

Johnson et Boswell viennent tout naturellement à la rencontre. Dommage. Camus est épatant pour raconter les menus tracas du voyage au quotidien (les femmes de ménage rasant la porte de la chambre au moyen bruyant de leurs aspirateurs, manière de signi- fier qu'il est temps de décamper, etc.), il me lasse en historio- graphe des lieux visités. C'est curieux, je ne supporte absolument pas les rappels historiques, sous sa plume en tout cas. Au total, je suis plutôt content de ce voyage en Camusie occidentale, j'y ai passé un aller-retour Paris-Lyon en TGV quand il aurait fallu se consacrer sérieusement aux lectures de commande pour le Masque et la Plume qui approche. Mais bon... Le plaisir pris à mon voyage en Camusie m'aide en réalité à aborder l'ennuyeux Tom Wolfe. Un peu comme si je devais boire beaucoup de whisky pour accepter une gorgée de Coca. Je n'y peux rien : pour une heure de Wolfe, il me faut au moins trois heures de Camus ou un autre. Je noie l'un par l'autre.

Lundi Épatant déjeuner avec Geneviève Chastenet, arrière-petite fille de Taine et belle-fille de l'historien Jacques Chastenet, dont j'ai aimé, adolescent, la biographie de Winston Churchill. 80 ans, piscine tous les matins, humour vif, bonne humeur, piquante, pleine d'esprit, curieuse, tout cela absolument réjouissant. Elle a publié plusieurs livres, dont un très bon Marie-Louise (3), la deuxième épouse de Napoléon. Geneviève n'est pas une fan de l'empereur, c'est le moins qu'on puisse dire. J'aime beaucoup sa manière d'examiner les affaires à froid, agacée par l'emphase, le cinéma inépuisable des vanités politiques. Rentré à la maison plein d'entrain, j'ai ouvert le livre de Michel Winock, l'Agonie de la IVe République, le 13 mai 1958 (4), qui paraît dans la nouvelle série des « Journées qui ont fait la France » chez Gallimard, l'ancienne collection où François Mitterrand devait publier un Coup d'état du 2 décembre qui ne vint jamais (il écrivit à la place un Coup d'état permanent qui ne fut pas pour rien dans sa carrière mais lui prit plus d'un jour). Je dois dire que cette lecture de Winock m'a quasiment fait l'effet d'une made- leine proustienne à retardement. En 58, j'avais 4 ans, je me sou- JOURNAL UIIÉRÂIRE Ingres, Camus, Chastenet, Winock, La Héronnière, Flynn. viens encore du costume rayé de René Coty, de sa coupe de che- veux au Pento (Bernard Condominas me disait hier qu'il y eut un parfum Coty, à la fin des années cinquante, mais qu'il ne s'agissait pas du même Coty, je veux bien le croire) et je me souviens égale- ment de cette pléiade de noms restés dans ma mémoire comme une première couche de sémantique politique : Bidault, Pflimlin, Mollet, Soustelle, Salan, Mitterrand... Le nom de De Gaulle est venu éteindre d'un coup cette assemblée de la même manière, au fond, que Proust aura éteint la génération des Barrés et autres René Boylesve : quelqu'un arrive tout à coup avec une synthèse supérieure et tout change. Au plan politique, même chose avec la fin de la IVe : De Gaulle éteint Coty comme Proust éteint Boysleve. Non que le personnel ne soit pas qualifié ; il l'est et il l'est même prodigieusement. C'est tout l'intérêt du livre de Winock'de le mon- trer : d'une certaine manière, il ne leur manque rien pour conduire l'analyse qui mène aux décisions. Et cependant, tout se passe com- me si la voiture refusait mystérieusement de démarrer. Salan et Massu : deux fétus, en réalité, soulevés par une houle qu'ils ne maîtrisent pas. Ils sont portés plus qu'ils ne portent eux-mêmes. Winock a tout à fait raison d'écarter, du moins de la limiter, la thè- se du complot. Plus exactement, si complot il y a eu, cela relevait beaucoup plus d'une faiblesse que d'une puissance réelle. C'est parce que l'on est incapable d'anticiper, de visionner, que l'on complote : le complot est une forme de myopie. De Gaulle n'était pas myope. Au demeurant, Winock montre bien, documents à l'appui, que si les paras avaient sérieusement avancé leur affaire de débarquement en Corse, le Général aurait su en faire son miel. Nul n'en doute. Dimanche Turlupiné par Ingres, décidément. Au fond, la réponse que je pourrais éventuellement fournir à ma propre question de l'autre jour (est-ce qu'il compte ?) serait celle-ci : Ingres m'a longtemps donné le sentiment, la sensation plutôt (car je ne vois guère de sentiments dans sa peinture) qu'il était un grand peintre de la fini- tude. À cause des corps bien sûr, de ces corps solitaires et silen- cieux - titre possible pour un article sur Ingres : « La chair du JOURNALL1ÎIERAIRE Ingres, Camus, Chastenet, Winock, La Héronnière, Flynn... silence », ou bien l'inverse : « le silence de la chair ». Maintenant, je n'en suis plus si sûr. Justement à cause d'un tel silence, de cette plénitude mutique. Quelque chose me dit que nous sommes dans autre chose, une forme étrange d'idéalisation mortifère. Et cela m'embête, tout bonnement : j'aimerais que ces corps ne fussent pas seulement des vases, de la porcelaine de chair. Regret, vrai- ment, de n'avoir pas vu encore les dessins erotiques : on saurait mieux à quoi s'en tenir. Conversation avec B. sur le livre d'Edith de La Héronnière consacré à Joe Bousquet (5). J'y repense à cause d'Ingres, encore une fois. Toujours cette affaire de corps (celui de Bousquet, suppli- cié, après la Grande Guerre, condamné à rester au lit jusqu'à la fin de ses jours) qui prend chez lui un tour de mystique inavouée, d'expérience poétique. Comme me dit B. : « Bousquet, c'est : com- ment vivre sur terre sans corps ? » Je n'ai jamais été un grand lec- teur de son œuvre ; à l'époque où j'aurais pu - il y a trente ans, passionné alors que j'étais par le surréalisme - Bousquet eût pu devenir un compagnon, il n'était pas si loin, à vol d'oiseau. En même temps rien à voir, mais quoi, au juste ? Énigme un peu effrayante, son visage lunaire, le lit, l'obscurité d'une chambre... Edith de La Héronnière, me semble-t-il, le détecte bien, elle le prend comme il nous apparaît, un solitaire ayant une histoire très personnelle avec le langage. Je ne sais pas si cela me conduira jus- qu'à lui, je suis sûr en tout cas que le livre d'Edith en a capté quelque chose.

Lundi À Lyon, pour un colloque de juristes sur la relance euro- péenne. Difficile d'être plus sérieux. Temps glacé, pluie de fer, propos amers sur la situation. Emmené avec moi le dernier Lambron, Une saison sur la terre, également ce très beau livre de Nick Flynn, chez Gallimard : Encore une nuit de merde dans cette ville pourrie (6). La ville, c'est Boston, que l'on pouvait croire réservée à la gauche caviar de la côte Est. Mais non : Flynn nous raconte les SDF de Beacon Hill, cela tient de Beckett (cité en exergue) : direct, sec, drôle, pas littéraire pour deux sous. Pourquoi impensable ici ? À cause de Bourdieu ? Parce qu'un JOURNAL LITTÉRAIRE Ingres, Camus, Chastenet, Winock, La Héronm'ère, Flynn...

écrivain doit présenter ses papiers de conformité idéologique ? Parce qu'il faut demander la permission à M. Bruno Julliard ? Boulevard Raspail, l'École pratique des hautes études saccagée pendant quatre jours dans l'indifférence générale. Finalement, les CRS, le cinquième jour. Que s'est-il passé au juste ? On n'en saura jamais rien, ou si peu. Misère, tristesse, triomphes en trompe l'œil. Milliers de cocus. Je fais une petite enquête sur les grands collectionneurs, pour la Revue. Au téléphone, à New York, avec Michel David-Weil. Il parle de jubilation et de grâce. Avoir un Poussin, un Raphaël, et pouvoir les regarder à loisir, en jouir infiniment. Je lui demande : « Et là, devant vous, en ce moment ? » Lui : « Un petit Watteau. » Rumeur de New York, dans le fond...

1. Ingres 1780-1867, au musée du Louvre jusqu'au 15 mai 2006. 2. Renaud Camus, Rannoch Moor. Journal2003, Fayard, 810 pages, 32 euros. 3. Geneviève Chastenet, Marie-Louise. L'otage de Napoléon, Perrin, 2005, 356 pages, 22 euros. 4. Michel Winock, l'Agonie de la IVe République, Gallimard, 381 pages, 23 euros. 5. Edith de La Héronnière, Joe Bousquet. Une vie à corps perdu, Albin Michel, 265 pages, 20 euros. 6. Nick Flynn, Encore une nuit de merde dans cette ville pourrie, Gallimard, 349 pages, 19,50 euros.