Sommaire | février-mars 2016

Éditorial 4 | La nouvelle bataille idéologique › Valérie Toranian

Dossier | Le camp du bien 7 | Jacques Julliard. Aux origines de la gauche morale › Valérie Toranian et Marin de Viry 26 | Le tricolore, le mal et le bien › Jean Clair 34 | Rousseau, le père du politiquement correct › Robert Kopp 39 | Jean-Pierre Le Goff. « L’hégémonie du camp du bien battue en brèche » › Robert Kopp 48 | Vive la « bien-pensance » ! › Laurent Joffrin 54 | Le camp du « pas d’amalgame ». Quelques réflexions sur les « zones grises » mafieuses › Jacques de Saint Victor 67 | Une cabale des dévots › Richard Millet 74 | La bien-pensance de droite › Philippe de Villiers 78 | Tartuffe à la mosquée › Philippe Val 88 | Les nouveaux curés du progressisme n’ont ni droite ni gauche › Natacha Polony 93 | Dans Libération tout est bon › Marin de Viry

Études, reportages, réflexions 100 | Les paysages italiens, émancipateurs de la peinture d’histoire › Marc Fumaroli 106 | Observations sur l’esprit terroriste : 1793 et 2015 › Lucien Jaume 117 | Giulia Sissa réhabilite la jalousie › Jean-Didier Vincent 124 | Quand la sagesse devient folle. Le bouddhisme tibétain en entre mystique et mystification › Marion Dapsance 131 | La crise migratoire est-elle une chance pour l’économie européenne ? › Annick Steta

2 FÉVRIER-MARS 2016 139 | Haro sur Tony Duvert › Eryck de Rubercy 145 | La possibilité d’une messe. Le rite funéraire chrétien dans le roman contemporain › Mathias Rambaud 158 | Hommage à Marc Chagall › Dominique Gaboret-Guiselin 167 | La plume de Mr LOL › Kyrill Nikitine 171 | Eugène Green ou la constance baroque › Laurent Gayard 176 | Coucher, est-ce tromper ? › Marin de Viry 181 | Droit de réponse › Jean-Clément Martin

Critiques 184 | Livres – Les combats de Sándor Márai › Michel Delon 187 | Livres – L’humble ambition d’Emmanuel Berl › Patrick Kéchichian 190 | Livres – Deux œuvres de génie › Frédéric Verger 194 | Livres – Couronne d’épines › Stéphane Guégan 198 | Livres – Louis XIV et la construction de la › Robert Kopp 202 | Livres – Le crépuscule de l’histoire › Henri de Montety 205 | Expositions – La scène frontalière › Bertrand Raison 208 | Disques – La première Nuit du Roi-Soleil › Jean-Luc Macia

Notes de lecture 212 | Michel Cantal-Dupart | Michael R. Marrus et Robert O. Paxton | Vladimir Jankélévitch | Michel Aucouturier | Rémi Brague | Nathalie Azoulai | Paul Veyne | Anthony Sattin | Judith Perrignon | Patrick Lapeyre | Jens Christian Grøndahl | Lucien Jerphagnon | Jacques de Saint Victor | Emilio Gentile

FÉVRIER-MARS 2016 3 Éditorial La nouvelle bataille idéologique

n 2015, on aura davantage fait la chasse aux intellectuels déviants qu’aux djihadistes, ironise Jacques Julliard dans l’entretien qu’il nous a accordé et où il explique les origines philosophiques et politiques du « camp du bien », dont la gauche morale est l’héritière. EAux yeux de l’historien, la gauche aurait dû tenir ferme sur l’édu- cation républicaine, héritière des principes de Condorcet, au service de la volonté générale, et ne pas se fourvoyer dans le piège de l’égali- tarisme. Hélas elle est tombée dedans et c’est « sa plus grande trahi- son ». Il est urgent qu’elle cesse de se vautrer dans « le pédagogisme », « la mauvaise conscience du christianisme et celle du colonialisme » et qu’elle redécouvre que l’homme est un être historique. Le politiquement correct et le relativisme culturel, rappelle Robert Kopp, sont les enfants de Rousseau, qui nous demande « d’aimer les hommes pour ce qu’ils sont et non pas ce qu’ils font ». De nos jours, le camp du bien que le philosophe et sociologue Jean-Pierre Le Goff a baptisé gauchisme culturel, est « relativiste, antiautoritaire et hédo- niste, moraliste et sentimental et exerce une police de la pensée et de la langue d’un genre nouveau. [...] Il ne coupe pas les têtes, il diabo- lise et livre ses adversaires à la vindicte en les traitant allégrement de racistes d’islamophobes, d’homophobes, de suppôts ou de complices de l’extrême droite. »

4 FÉVRIER-MARS 2016 Faux, répond Laurent Joffrin, qui dénonce une imposture du « camp réactionnaire qui avance masqué derrière la posture de l’in- tellectuel indépendant, martyrisé par un odieux complot contre la réflexion libre ». Le directeur de Libération se revendique de la bien- pensance, qui consiste à « se fonder sur des valeurs universelles d’éga- lité et de justice pour juger des situations contemporaines ». Car, fina- lement, qu’appelle-t-on le politiquement correct ? « Tout bonnement les idées progressistes. » Résumons la confrontation type de l’année 2015 : à ma gauche un « camp du bien » accusé d’être coupé du réel, plus occupé à dénoncer l’islamophobie que l’islamisme, et face à lui des anti­ modernes réactionnaires « faisant le jeu du Front national » ? Pas si simple. La bien-pensance à droite existe également. Pour Philippe de Villiers, c’est « la droite no frontier » celle qui rêve de liberté éco- nomique « mais ne souhaite pas qu’on touche aux valeurs morales et familiales ». Ce qu’elle a de commun avec la gauche, c’est de réciter le même catéchisme d’un « capitalisme déterritorialisé et libertaire ». Jacques de Saint Victor s’interroge sur le fameux « pas d’amal- game » qu’agitent des humanistes « désireux de se rassurer à tout prix » et fait un rapprochement passionnant avec les « zones grises » de la mafia. N’existe-t-il pas un ordre salafiste, véritable phénomène cultu- rel, social et religieux, qui exerce la même pression dans les quartiers que l’ordre mafieux en Italie ? Ne joue-t-il pas « le même rôle d’accé- lérateur de particules ? » La bien-pensance s’attaque aussi à l’art et à la littérature. C’est même par là qu’elle a commencé, comme le rappelle brillamment l’historien de l’art Jean Clair, qui relate le procès dont il fut l’objet, il y a une vingtaine d’années, lorsqu’il entreprit d’écrire sur les trois couleurs du drapeau. « Comment avais-je osé faire l’éloge de ce bout de chiffon tricolore qu’avaient brandi les Ligues avant guerre, puis Vichy ? » Aujourd’hui les drapeaux sont de retour… Mais « com- ment redire ces paroles, remuer ces flammes, quand hier encore on ne pouvait pas, sans se faire soupçonner de crypto-nazisme… ? » Pour Richard Millet, accusé d’avoir fait l’apologie d’un tueur de

FÉVRIER-MARS 2016 5 masse lors de la parution de son Éloge littéraire d’Anders Breivik en 2012, alors qu’il s’en est toujours défendu, « comme tout système totalitaire, fut-il soft, celui du bien fonctionne par l’intimidation et la propagande ; le dénoncer est une tâche sans fin ». Nous avons au moins tenté, avec ce numéro, de mieux le définir et le comprendre. Valérie Toranian

6 FÉVRIER-MARS 2016 Dossier LE CAMP DU BIEN

8 | Jacques Julliard. 54 | Le camp du « pas Aux origines de la gauche d’amalgame ». Quelques morale réflexions sur les « zones › Valérie Toranian grises » mafieuses et Marin de Viry › Jacques de Saint Victor

26 | Le tricolore, le mal et le 67 | Une cabale des dévots bien › Richard Millet › Jean Clair 74 | La bien-pensance de droite › 34 | Rousseau, le père du Philippe de Villiers politiquement correct › Robert Kopp 78 | Tartuffe à la mosquée › Philippe Val 39 | Jean-Pierre Le Goff. « L’hégémonie du camp du 88 | Les nouveaux curés du bien battue en brèche » progressisme n’ont ni droite › Robert Kopp ni gauche › Natacha Polony 48 | Vive la « bien-pensance » ! › Laurent Joffrin 93 | Dans Libération tout est bon › Marin de Viry AUX ORIGINES DE LA GAUCHE MORALE

› Entretien avec Jacques Julliard réalisé par Valérie Toranian et Marin de Viry

Grande figure intellectuelle de la gauche, Jacques Julliard est d’abord un esprit libre. Enfant de Bernanos, longtemps pilier idéologique de la « deuxième gauche », en rupture avec le marxisme, il n’a jamais cessé de dénoncer les erreurs et les aveuglements de son camp. Auteur d’une fondamentale histoire des gauches (les Gauches françaises : 1762-2012, Flammarion, 2012), il vient de publier L’école est finie (Flammarion), où il fustige la trahison de la République dans l’éducation.

Revue des Deux Mondes – Que désigne le « camp du bien » ?

Jacques Julliard Deux visions de la politique s’op- posent depuis longtemps. La première est technique ; «son symbole est Machiavel. C’est une vision en quelque sorte profession- nelle qui s’attache à définir des règles internes, à en jouer, et qui consi- dère la politique comme une activité parmi d’autres. À l’opposé, il y a eu une vision de la politique comme la recherche et l’expression du « bien public » : « le bien commun », chez saint Thomas d’Aquin par exemple, mais aussi le « bien » tout court, chez Robespierre, deux personnalités pourtant aux antipodes. L’Occident chrétien a été dominé par l’idée que le but de la politique était le bien ; toute la question étant de savoir com-

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ment on le définissait. Naturellement, l’Église a joué un rôle très impor- tant, puisque le spirituel était justement préposé à la mission de définir ce bien, en lien avec la foi. De là l’idée que le véritable pouvoir appartient à celui qui a la légitimité de dire quand la politique va vers le bien. Quand le prince temporel prétend définir lui-même Jacques Julliard est historien, il a ce bien, c’est la querelle de la papauté et de notamment publié la Gauche et le l’empire qui se déclenche. L’empereur a-t-il le peuple (avec Jean-Claude Michéa, droit de définir ce qui est bon pour la popu- Flammarion, 2014), et L’école est finie (Flammarion, 2015). lation, sans reconnaître le pouvoir éminent du pape ? Ainsi le Moyen Âge est dominé par cette idée que la politique est le souci de gouverner dans le sens du bien, dont la définition relève d’une autorité. Et c’est sur le choix de cette autorité qu’ont lieu toutes les querelles qui opposent le pouvoir spirituel au pouvoir temporel. À la Renaissance, avec Machiavel, on assiste à la naissance de la politique comme activité séparée, dans laquelle le pape n’a rien à dire et où l’évêque, représentant du pape, n’a rien à dire non plus. Ce sont aux princes tempo- rels à définir le bien temporel. Ils se mettent à revendiquer un lien direct avec la divinité, sans passer par l’intermédiaire du pape. L’empereur, le roi, le prince sont directement habilités à jouer ce rôle. Le sacre n’est pas une petite affaire : il fait du roi le lieutenant de Dieu et consacre sa légitimité. Il faut arriver à la révolution française pour voir la question posée autrement. La Révolution reste persua- dée, comme c’était le cas avant elle, que le but de la politique est de gouverner dans l’intérêt de la cité, ce qui n’est pas tout à fait la même chose que l’intérêt des citoyens. Mais la légitimité change de propriétaire. C’est désormais le peuple qui s’exprime par la voie du vote et qui la définit. Lorsque c’est la nation qui définit le bien, elle le définit par rapport à elle-même. La République issue de la révolu- tion française adhère à une définition morale de la politique qui est conforme à la vision précédente, celle de l’Église. En même temps, parce qu’elle est exercée par les citoyens eux-mêmes – en réalité par leurs mandants : c’est aussi une consécration de la politique comme « métier » –, la démocratie réconcilie la politique comme recherche du bien et comme exercice technique de gouvernement d’une société. En allemand, Beruf désigne à la fois une vocation et un métier.

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Revue des Deux Mondes – En donnant la souveraineté au peuple, on lui confie la responsabilité du bien ?

Jacques Julliard Oui, et de ce point de vue-là, l’influence de Rous- seau est essentielle pour décréter que la souveraineté appartient au peuple, en rupture avec le droit divin. Mais aussi pour affirmer qu’il ne peut pas faire ce qu’il veut de cette souveraineté, qu’elle doit incar- ner la volonté générale. Voilà toute l’énigme du rousseauisme : qu’est- ce que la volonté générale ? Ce n’est pas une addition de volontés particulières, mais la volonté du général en chacun de nous. Tout le problème est de savoir par quel moyen on vérifie que les citoyens ont bien délibéré et agi en fonction de la volonté générale et non pas en fonction de volontés particulières. C’est l’énigme démocratique, aussi mystérieuse que l’énigme théocratique qui consiste à dire que « c’est la volonté de Dieu ». Comment Dieu s’exprime-t-il ? Réponse : par le prince. Mais le prince peut se tromper, la théologie l’admet. Car elle dit que quand le prince se trompe, c’est la voix du peuple qui est la voix de Dieu : « Vox populi, vox Dei. » Il y a donc un mystère de la théocratie. Deux principes s’opposent : Dieu ou le peuple, c’est un choix clair. Mais qui est le porte-parole de Dieu ou du peuple ? C’est là qu’est le problème. Le mystère démocratique est aussi épais que le mystère théocratique.

Revue des Deux Mondes – Je suis citoyen, donc je dois dégager l’idée de l’intérêt général et le vouloir : comment faire ?

Jacques Julliard La réponse de la République, depuis Condor- cet, c’est l’école. À telle enseigne que certains républicains – je pense à Louis Blanc en 1848 – avancent que si le peuple n’est pas éduqué, la démocratie est le pire des régimes. Elle bascule immédiatement dans la démagogie, très souvent le peuple va « mal » voter. Il va voter à droite, pour ses maîtres traditionnels… ou donner le pouvoir aux « rouges ». On croit donc le suffrage universel subversif ! Or on a découvert depuis que le principal rempart contre la subversion, c’est

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justement le suffrage universel, car il est modéré ! Les citoyens ne sont pas des excités, comme ou Lénine, comme tous les agitateurs politiques. Les citoyens demandent la sécurité, ce n’est pas aujourd’hui qu’on va dire le contraire. C’est normal, le droit à la sécurité est inscrit dans les Constitutions de toutes nos Républiques comme un droit essentiel. C’est si vrai que Thomas Hobbes déclare que l’acte qui fonde le contrat social est celui par lequel l’individu fait abandon sans retour de sa souveraineté à l’égard du prince : je t’abandonne ma liberté pour que tu assures ma sécu- rité. Est-il souhaitable que l’on fasse abandon, volontairement ou non, d’une partie de sa liberté pour assurer sa sécurité ? La réponse de Hobbes est oui. La réponse de Rousseau, c’est oui aussi.

Revue des Deux Mondes – Cette volonté de distinguer l’intérêt géné- ral de l’intérêt particulier à travers ce que nous apprenons à l’école, quand est-elle mise en œuvre ?

Jacques Julliard C’est une séquence qui commence immédiate- ment avec la Révolution. Les révolutionnaires se disent dans leur for intérieur : qu’avons-nous fait ? Nous avons déchaîné un monstre. Ils ne le disent certes pas comme cela, mais ils voient bien que le diable est sorti de sa boîte. Le peuple, théoriquement, c’est très bien, mais dans la réalité cela peut être le grand n’importe quoi. On objectera que chacun sait ce qui est bon pour lui ; mais non, car la résultante poli- tique de la somme des intérêts particuliers peut être désastreuse. Quel est le but de l’éducation ? Justement de permettre à chacun d’entre nous de dire ce qu’est la volonté générale. Ce n’est pas, comme on le dit aujourd’hui, savoir lire et écrire, se servir d’un ordinateur, pour devenir un bon professionnel. Le but de l’éducation est civique avant d’être technique pour toute la pensée républicaine, au moins jusqu’à Jules Ferry. Je signale, au passage, que ceux qui ont eu la définition la plus autoritaire de l’éducation, ce sont certains des révolutionnaires de 1793. C’est l’idée que le citoyen n’appartient pas à sa famille mais appartient à la cité. Dans plusieurs projets d’éducation, par exemple

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celui de Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau (un ancêtre de Jean d’Ormesson !), les jeunes sont enlevés de leurs familles dès leur plus tendre enfance. Et ils vont rester jusqu’à l’âge adulte à l’école, d’une sévérité que ni les kibboutz primitifs de l’État d’Israël ni même les communes chinoises n’ont connue. Des hommes comme Lepeletier, Saint-Just ou Robespierre ont une vision de l’éducation totalement spartiate. L’école est l’école du soldat.

Revue des Deux Mondes – N’y a-t-il pas un amalgame entre le bien et la pureté dans l’esprit d’un Robespierre par exemple, qui incarne ce qu’il y a de plus totalitaire de la Révolution ?

Jacques Julliard Vous avez tout à fait raison. Robespierre a une vision presque exclusivement morale de la politique. Il est là pour purger la France des méchants. Il ne dit pas, comme on dit aujourd’hui, des « réacs », il dit des « méchants ». Dès lors qu’on s’arroge le droit de purger la nation des « méchants », on est dans une vision moraliste et même totalitaire de la politique. Alors que dans la définition machiavélienne, on peut admettre que le gou- vernement et l’opposition représentent deux visions opposées mais légitimes de la politique. Après tout, il y a diverses manières de faire de la politique, comme il y a diverses manières de réussir une blan- quette de veau, de faire rouler une voiture… Le fonctionnalisme refuse le moralisme politique. La théorie machiavélienne débouche sur l’idée moderne de la démocratie, telle que l’a définie Max Weber, c’est-à-dire un gouvernement en quelque sorte technique, un ins- trument au service des citoyens, légitimé par le suffrage universel et débarrassé de la métaphysique de l’intérêt général. C’est si vrai que l’idéal de ce gouvernement, c’est le quasi-anonymat. Claude Lefort, réinterprétant Weber, dit que « le pouvoir est un lieu vide ». Or aujourd’hui avec le système présidentiel, le pouvoir est un lieu plein. Le système présidentiel a réintroduit la personne et la volonté du souverain à l’intérieur du gouvernement.

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Revue des Deux Mondes – Dans le « surmoi » de l’élite politique fran- çaise, c’est plutôt la vision fonctionnaliste qui domine. Le blason de affiche le lion et le renard, qui appartiennent au bestiaire machiavélien...

Jacques Julliard En effet. La démocratie bourgeoise a été échaudée par le robespierrisme et a voulu revenir à un fonctionnement aussi froid, aussi dépassionné et aussi amoral que possible de la politique. Au contraire, c’est aux extrêmes qu’on trouve des définitions morales de la politique. Il n’y a pas de leader politique qui fasse plus de morale en France que Jean-Luc Mélenchon. Ce n’est pas pour rien qu’il admire Robespierre, l’homme qui s’écrie, peu avant le 9 Thermidor : « Il ne peut y avoir que deux partis dans la Convention : les bons et les méchants. » Une des brochures-programmes de Mélenchon est intitu- lée : « L’humain d’abord », en un sens qui est d’abord moral.

Revue des Deux Mondes – La gauche morale a toujours été détentrice de la vertu, de la vision du bien, et se définissait par rapport à une idée du mal à combattre. Quelle était cette idée du mal ?

Jacques Julliard La vision marxiste et la vision républicaine dif- fèrent là-dessus. Pour le marxisme, le mal, c’est l’exploitation écono- mique. Une poignée d’exploiteurs confisque la plus-value créée par les travailleurs. C’est une vision sociale dans laquelle la politique joue un rôle de compère, de bras armé des puissants. Je relisais récemment la critique la plus brillante qu’on a pu faire de Marx : celle de Simone Weil, dans un texte qu’elle a écrit à 24 ans, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Les marxistes ne cessent d’expli- quer que la bourgeoisie a pris le pouvoir en 1789, alors qu’elle l’avait déjà auparavant. C’est une révolution en quelque sorte inutile. Furet rejoint ce point de vue quand il montre que la révolution, c’est la réforme poursuivie par d’autres moyens. Ce n’est plus qu’une mise à jour politique de l’état de la société. Toujours est-il que chez Karl Marx, le mal, c’est l’exploitation. Chez les républicains au contraire,

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ce ne sont pas les accapareurs de la plus-value qui représentent le mal, mais ceux qui confisquent la volonté générale. C’est quelque chose de plus politique : l’ennemi n’est plus l’exploiteur, c’est le dictateur, le démagogue.

Revue des Deux Mondes – L’argent ?

Jacques Julliard Ici, il faudrait introduire une troisième catégorie. Il n’y a pas que les marxistes, il n’y a pas que les républicains, il y a les moralistes pour qui l’argent est le symbole du monde moderne. C’est toute la morale chrétienne, celle de Léon Bloy, de Charles Péguy, de Georges Bernanos, de Simone Weil. Je suis en train de relire le Journal d’un curé de campagne, qui a tant contribué à la formation de ma per- sonnalité morale. L’obsession de l’argent est aussi forte chez Bernanos que chez Péguy. Pour revenir à votre question : oui, le mal peut être le capitalisme, mais sous la forme de cette puissance quasi satanique de l’argent qu’on trouve depuis Shakespeare jusqu’à ces écrivains chrétiens.

Revue des Deux Mondes – Comment se fait-il que la gauche n’ait pas maintenu cette conception de l’école républicaine, l’éducation au ser- vice de l’intérêt général ?

Jacques Julliard C’est la question que je me pose en permanence. Pour moi, s’il y a une trahison de la gauche, ce n’est pas de s’être alliée à la libre entreprise : ils l’ont tous fait, même Mélenchon ne propose pas le communisme ou le socialisme. Là n’est pas la trahison. Elle est d’avoir abandonné les principes de l’école républicaine. Pourquoi l’ont-ils fait ? D’abord ils ne s’en sont même pas rendu compte.

Revue des Deux Mondes – À quand remonte le début de la fin ?

Jacques Julliard Il est difficile de le dire. Je crois que l’école a été victime des pédagogues, bien sûr, mais aussi des sociologues qui

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ont voulu faire une école aussi peu normative que possible. C’est une vision libertaire, du genre « libres enfants de Summerhill ». Toutes ces méthodes placent l’élève au cœur du système. Il fallait que le savoir s’adapte à l’enfant et non pas le contraire. C’était une inversion complète, opérée à partir de 1968 quand les critiques de l’école autoritaire ont convergé. C’est l’école de la bienveillance, comme l’a dit Benoît Hamon. C’est l’école qui consiste à permettre à l’enfant de découvrir par lui-même le savoir. C’est le primat de la discussion sur le cours magistral, et c’est l’égalité entre le savoir et l’ignorance. Le résultat, on l’a vu en janvier 2015 quand on a dit aux gosses que c’était abominable d’assassiner des journalistes, et qu’ils ont répondu : « pas du tout, ma maman et mon papa m’ont dit que c’est un complot qui a été mené par [c’est selon] les Améri- cains ou les racistes. » À force de faire de l’école un forum et non plus un lieu d’éducation, ce n’est pas le savoir qu’on a mis au centre, c’est le bavardage, c’est l’opinion, cette forme inférieure du savoir que dénonce Platon. L’idée de mettre l’enfant au centre du système vient des psychologues américains des années trente. Or le système scolaire américain est devenu le plus mauvais du monde. Je vous renvoie à ce que dit Hannah Arendt dans un chapitre célèbre, que cite souvent , de la Crise de la culture. « On ne considère plus l’enfant mais le groupe. L’autorité d’un groupe, fût-il un groupe d’enfants, est toujours plus forte et plus tyrannique que celle d’un individu, d’où la tyrannie de la majorité au sein de l’école. Deuxièmement, la pédagogie est devenue une science de l’enseigne- ment en général au point de s’affranchir entièrement de la matière à enseigner. » C’est particulièrement net en matière de littérature. J’ai lu les programmes : les écrivains ont disparu ! L’idéal c’est même de prendre pour objet d’étude le langage le plus neutre, le plus plat, celui d’un tract électoral, d’une notice pharmaceutique… pour apprendre le français. La Fontaine, Rousseau, Hugo et Colette : ter- miné. Les conséquences sont terribles : programmes chahutés sans arrêt, illégitimité de l’histoire de la France sous prétexte qu’il s’agi- rait d’un roman national. L’idéal pédagogique d’épanouissement de l’élève s’est substitué à l’idéal républicain de formation du citoyen.

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Revue des Deux Mondes – Cette régression s’est aussi faite sous la droite...

Jacques Julliard Des ministres de droite qui étaient moins impré- gnés de l’idéologie républicaine en ont rajouté, mais je suis spéciale- ment sévère pour la gauche. Vincent Peillon a eu quelques velléités de retour à l’idéal républicain, mais dans l’ensemble la gauche est allée de recul en recul. Chaque fois que je voyais François Mitterrand et que j’essayais de lui parler de l’école, il m’écoutait avec résignation et me demandait : « Vous n’avez rien de plus amusant à me raconter ? » Pompidou, parce qu’il était normalien, s’intéressait un peu à l’école, mais les autres, non. Chirac, ça ne l’intéressait pas du tout, et Hol- lande a pensé un peu sommairement qu’en donnant 60 000 postes il aurait la paix avec les profs.

Revue des Deux Mondes – La gauche l’a fait au nom de l’égalitarisme. Faire le bien au plus grand nombre quitte à sacrifier les meilleurs...

Jacques Julliard L’objectif premier de l’école n’est pas l’égalité, mais l’instruction ; comme l’objectif premier de l’impôt n’est pas l’égalité mais les recettes. L’égalité dans tout cela ne peut être qu’une modalité particulière de la finalité propre de l’institution et on a inversé les choses. En termes sociaux, on lui demande plus qu’elle ne peut donner. Dans une société injuste, l’école ne peut pas introduire l’égalité. Je ne vois pas comment l’école peut modifier l’échelle des salaires dans la société, c’est absurde. L’école, comme l’a bien vu Péguy, est le reflet de la société. On a l’école qu’on mérite. On ne peut pas se débarrasser sur l’école de tous les vices de la société capi- taliste. Ce serait trop facile.

Revue des Deux Mondes – Toute une population s’est sentie trahie par la gauche, notamment sur cette question de l’école, et est venue grossir les rangs des « réacs de gauche »...

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Jacques Julliard C’est très juste. C’est le cas pour Alain Finkielkraut : la prise de conscience de l’affaissement de l’école républicaine a été de départ de sa réflexion sur l’abandon de l’identité française. Michel Onfray ou Régis Debray ont eu la même évolution. Ce n’est pas pour rien que tous sont des professeurs. Najat Vallaud-Belkacem a réuni contre elle des gens qui ne lui étaient pas hostiles au départ, comme Pierre Nora, comme moi-même et bien d’autres. Toute une série d’intel- lectuels de gauche ont été choqués par ses réformes, même si elle n’est en quelque sorte que l’attachée de presse des pédagogues. On a bien senti, à ce moment-là, que le contenu républicain de l’école avait totalement disparu. Je reconnais que c’était une prise de conscience progressive. J’étais au départ plutôt pédagogiste. Ça n’est que petit à petit que je me suis rapproché de gens comme Pascal Bruckner ou Michel Onfray sur le diagnostic : l’école n’éduque plus et elle enseigne de moins en moins. Je constate d’ailleurs que c’est devenu un courant très majoritaire : un son- dage récent affirme que 75 % des profs sont contre ces réformes, même davantage quand il s’agit des programmes. On ne peut plus accepter une école qui soit purement et simplement un supermarché de l’ensei- gnement et qui se désintéresse du citoyen. C’est encore plus vrai à la lumière des événements récents, comme Charlie Hebdo, l’Hyper Casher ou le Bataclan. Beaucoup des terroristes étaient passé par l’école fran- çaise, et voilà le résultat ! Dans cette évolution, il y a aussi eu la modification post-68 des rapports entre parents et enfants. Dès lors que l’école n’était plus per- çue par les parents comme un instrument d’éducation civique mais simplement comme un moyen de promotion individuelle des élèves, les bases même de l’éducation se sont effondrées. Il ne faut pas faire peser toute la responsabilité sur les ministres et la classe politique. Les citoyens aussi ont pesé dans ce sens. Beaucoup de gens qui ne voyaient plus d’avenir pour eux dans la société projetaient leurs attentes sur leurs enfants. D’où la monomanie éducative qui a pris la France. L’école a été, sous la IIIe République, notre dernière religion civique. Elle est désormais une branche du welfare state, au même titre que la Sécurité sociale, la police, les services publics…

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Revue des Deux Mondes – Et une religion qui aboutirait à la création d’un homme et d’une société juste, de progrès. Toutes choses dont on est aujourd’hui obligé de faire le deuil…

Jacques Julliard Turgot, Condorcet ou Necker pensaient que le progrès technique produirait le progrès matériel, la prospérité. Condorcet ajoutait que ce progrès engendrerait lui-même à son tour un progrès moral, ce que nous ne pouvons plus croire depuis Hitler. Il est évident que nous ne croyons plus que l’échelle de la civilisation puisse être superposable à l’échelle du progrès technique. Ce sont deux graduations incomparables. À partir du moment où l’école et la Répu- blique ne sont plus automatiquement facteurs de progrès, la crise de la citoyenneté a pris les proportions que l’on sait.

Revue des Deux Mondes – Du coup, la crise du progrès devient aussi une crise morale ?

Jacques Julliard À l’époque, la République enseigne que la techni­que n’est pas la seule à progresser, que la morale va progresser elle aussi. Nous ne croyons plus aujourd’hui que la morale va progresser. Ou en tout cas si nous le croyons, c’est indépendamment du progrès technique. D’autres pensent même le contraire, en reprenant l’idée de Rousseau : le progrès technique engendre non pas un progrès mais une régression morale.

Revue des Deux Mondes – Depuis quelque temps, un camp du bien qui se revendique comme tel accuse le camp du mal, celui des réacs, des pessimistes, de faire le jeu du Front national. Cette dérive vers la bien-pensance est-elle récente ? D’où vient-elle ?

Jacques Julliard Il y a un homme dont on n’a pas parlé et qui a joué un rôle important, c’est Charles Péguy et sa fameuse distinction entre mystique et politique. Son constat est qu’il y a une dégradation de la mystique en politique. Max Weber dit à peu près la même chose quand il parle de l’éthique de conviction (qui correspond à la mystique) et

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l’éthique de responsabilité (qui correspond à la politique). Seulement, ce qu’aucun des deux ne dit clairement, c’est comment procéder lorsqu’on veut faire une politique morale, autrement dit quand on veut empêcher la mystique de se dégrader ! Il est facile de distinguer les deux domaines, mais ces deux penseurs nous laissent en plein milieu du gué. Comment fait-on pour rester fidèle à la mystique quand on fait de la politique ? Faut-il supposer qu’il y a toujours, chez les politiques, une sorte d’ADN de la trahison ? C’est absurde ! C’est pourtant le point d’achoppement de toute vision moraliste de la politique. Que reproche Charles Péguy à Jean Jaurès ? De symboliser cette tra- hison, cette dégradation de la mystique en politique. Pourtant, avec le recul, nous voyons que Jaurès est un martyr, non pas de la politique, mais de la mystique. Il a été assassiné parce qu’il défendait une idée de la paix en 1914, une idée de haute mystique. On ne voit pas très bien comment on peut définir la politique en termes mystiques, parce que la mystique n’est pas une technique, elle ne nous dira jamais comment faire une politique morale. Et la politique sans morale est méprisable. Prenons un exemple actuel : faut-il, au nom d’un certain idéal libéral, ne pas toucher du tout aux libertés publiques suite aux attentats ? Mystique à l’état pur… Ou faut-il adapter la mystique de la liberté aux menaces présentes ? Dans quelle mesure ? Pour combien de temps ? Naturelle- ment, tous ceux qui ont attaqué les « réacs » et que l’événement a large- ment désavoués sont en train de se reconvertir en défenseurs intransi- geants des libertés publiques. Autrement dit, on revient au cœur même de votre interrogation sur le camp du bien. Il est assez facile de définir le bien en termes de mystique, il est très difficile de définir le bien en termes de politique.

Revue des Deux Mondes – Dans le camp du bien, on retrouve pêle- mêle ceux qui veulent l’égalitarisme, ceux qui veulent redistribuer les rôles entre le masculin et le féminin, au sein de la famille, entre les générations, ceux qui ont une préférence pour la différence, une vision habermasienne d’un patriotisme constitutionnel… Ces carac- téristiques du camp du bien ont été mises en œuvre, dans la légis-

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lation, à l’école, dans la manière de se comporter par rapport aux autres cultures ou religions… Il y a donc une politique de la mystique du camp du bien...

Jacques Julliard Il y a eu, au cours des dernières décennies, une volonté de réduire à presque rien le rôle de la nature et de définir l’homme presque exclusivement en termes de culture. L’idée même de nature humaine est devenue très suspecte à toute cette pensée progressiste. Il y a une sorte de prométhéisme poussé à ses dernières conséquences dans la philosophie contemporaine, qui se traduit par la négation de toute espèce de nature. Voyez la théorie du genre, qui aboutit à cette chose un peu folle : la différence des sexes serait purement sociale… Au fond, les partisans de la théorie du genre poussent au point le plus extrême la destruction de la nature, qui s’est traduite politiquement, à gauche, par la volonté de dématérialiser toute chose. Rien ne les irrite davantage que l’idée qu’il pourrait y avoir une identité de l’homme, du citoyen, du Français, etc. Il y a eu une chasse à l’identité, qui n’était pas seulement une réponse à Nicolas Sarkozy et à l’usage cynique et désastreux qu’il a fait de cette notion : les traits de l’identité n’avaient plus aucune impor- tance. Pourtant, je suis encore porteur de ce que l’on appelle une carte d’identité, qui dit que j’ai un nom, un prénom, un sexe, etc. Toutes choses qui deviennent suspectes, car elles m’ont été imposées. Les vic- times de cette haine de l’identité ont été la France en tant que nation, et l’ en tant qu’histoire commune. Il y a quelques années, on nous expliquait que l’Europe n’avait pas de racines chrétiennes, ce qui est un non-sens historique. L’Europe n’avait non seulement pas d’his- toire, mais pas de géographie non plus, on pouvait donc y mettre la Turquie… C’est la caricature de l’idée sartrienne que l’homme n’est pas ce qu’il est mais ce qu’il fait. Cette idée poussée jusqu’à l’absurde a tenu lieu de philosophie de la gauche. À la philosophie du progrès qui était celle du XIXe s’est substituée la philosophie du volontarisme individuel ; la déconstruction de toute identité individuelle au profit d’une liberté pure. Puisque, à tout moment, je ne suis que celui que j’ai décidé d’être, je me choisis européen ou pas, je me choisis homme ou femme, ou peut-être rien du tout, etc. C’est une sorte de volontarisme

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dans laquelle la philosophie grecque verrait une sorte d’ubris, de révolte contre la nature que les dieux nous ont donnée. Voilà le fondement philosophique dernier de la gauche morale.

Revue des Deux Mondes – Entre une gauche républicaine qui s’accroche à l’école et à la citoyenneté, et un camp du bien qui veut déconstruire l’identité en renonçant à la part que la nature et que l’histoire avaient dans sa construction, où est l’avenir de la proposition de gauche ?

Jacques Julliard C’est la proposition d’une gauche qui à mes yeux redécouvre que l’homme est un être historique. La vision anhistorique, c’est celle qui prétend qu’à tout moment je suis maître absolu de moi. Sartre disait que nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’Occupa- tion. Alors, évidemment, il y avait bien quelques soldats allemands dans les rues, mais ce n’était pas là l’essentiel. André Malraux disait à Edmond Michelet : « Sartre serait bien venu à Dachau vous faire des cours sur la liberté. » Cette gauche morale qui se veut prométhéenne, autoproductrice d’elle-même, a complètement oublié que l’homme est un être historique. Historique, c’est-à-dire dans un rapport permanent d’échange entre l’in- térieur et l’extérieur, entre le passé et le présent. Ce qu’il y a de plus présent dans l’homme, c’est son passé. Il est impossible, sous peine d’entrer dans une forme de folie ou de despotisme de la volonté, d’imaginer l’homme indépendamment de ce qui l’a produit. Ernest Renan l’avait dit admira- blement. De sa fameuse conférence sur la nation, on ne retient générale- ment que la vision prométhéenne, purement démocratique, d’une nation qui à tout moment est le résultat d’un plébiscite, qui est à chaque instant ce qu’elle a envie d’être. Mais il ajoute immédiatement que la nation est aussi le produit de son passé. Cette dialectique du donné et du construit ou, si on préfère, de la nature et de la culture est à la base d’une société aussi libre que possible. Nier le passé sous prétexte de s’en libérer, c’est en réalité s’en rendre prisonnier. Georges Santayana dit que les sociétés qui ignorent leur passé sont condamnées à le revivre. Ce n’est pas la « leçon du passé » au sens moralisateur du terme, ce qui compte c’est un certain rapport au passé, constitutif de notre liberté.

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J’ai choisi d’être historien. Il y a toujours peu ou prou cette dia- lectique entre l’historien et le philosophe : ce dernier est toujours plus ou moins du côté de la volonté, quand l’historien est toujours plus ou moins du côté de la nécessité. Pourtant l’histoire est une science libératrice. Ce n’est pas pour rien que, dans l’histoire des sociétés, les historiens ont presque toujours été du côté de la libération. Parce que connaître le passé, c’est d’une certaine manière en diminuer la contrainte. Si je connais la révolution française, je suis peut-être capable d’écarter la Terreur et de préserver les droits de l’homme. Cette gauche qui prône un constructivisme absolu ne se donne pas les outils de la liberté.

Revue des Deux Mondes – Cette gauche moralisatrice a aussi une phobie du christianisme et, en corollaire, une extrême indulgence envers l’islamisme. Est-ce la conséquence d’une repentance liée au colonialisme, à un aveuglement sur l’ et l’islam politique ?

Jacques Julliard Il y a d’une part la mauvaise conscience du chris- tianisme et de l’autre celle du colonialisme. La mauvaise conscience du christianisme, parce que cette gauche ne supporte pas le passé chré- tien de l’Europe et de la France, au point de le nier. Ce n’est pas le contenu du christianisme qui est en cause. Bien au contraire, souvent la morale élémentaire qui se dégage de cette gauche tient de la morale chrétienne laïcisée. Mais il faut en quelque sorte réduire à presque rien le passé chrétien pour être ouvert à autrui. Le résultat, caricatural, ce sont ces programmes où l’islam devient obligatoire et le christianisme facultatif, en schématisant. Pour que l’Autre ait son identité, il fau- drait que je nie la mienne ? C’est une étrange théologie négative. D’où cet antichristianisme latent qui traverse aujourd’hui la gauche morale. Et puis, il y a la mauvaise conscience colonialiste. C’est très net au Parti socialiste. Le Parti socialiste s’est très mal conduit pendant la guerre d’Algérie. Cette génération est morte avec Mitterrand, mais les héritiers surcompensent, dans une sorte d’indulgence pour l’isla- misme que la génération de la guerre d’Algérie, à laquelle j’appartiens,

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n’a jamais eu. Du reste, en face de nous, nous n’avions pas du tout des islamistes. Étrange évolution : il y a un certain nombre d’années, je défendais, contre le Parti socialiste, l’universalisme des droits de l’homme, car c’était le fondement de mon anticolonialisme, et de ma lutte contre la guerre d’Algérie. Et trente ans après, les choses sont inversées. Je dois défendre mon identité française contre une fraction moralisante du Parti socialiste qui ne jure que par le dépassement, par les droits de l’homme, de l’identité française. Je n’ai pas pour autant renoncé à mon anticolonialisme, ni à défendre les musulmans. Dans toutes mes luttes politiques personnelles, le hasard a voulu que je défende presque toujours des musulmans contre des chrétiens. En Algérie, en Bosnie, au Soudan, j’ai pris parti pour des musulmans sou- vent contre des chrétiens. C’est pourquoi le masochisme culturel de la gauche morale ne me tente pas et ne m’intimide pas.

Revue des Deux Mondes – L’idéologie des droits de l’homme vient aussi du primat absolu de l’individu et de ses droits. Or la gauche mul- ticulturaliste défend les musulmans comme un bloc. Elle ne défend pas le droit individuel de chaque musulman d’être ou de ne pas être dans cette communauté, elle parle et agit comme s’il s’agissait d’abord de défendre une communauté. N’est-ce pas un paradoxe ?

Jacques Julliard C’est une contradiction fondamentale. Tous les gens qui prennent la défense de l’islam comme un tout, enferment les individus qui sont censés relever de cette communauté dans leur « être musulman ». C’est comme si l’on obligeait tous les Français à redevenir catholiques, pour défendre la France. Il n’en est pas ques- tion. C’est un choix libre. Au nom d’une philosophie individualiste des droits de l’homme, on enferme les musulmans dans leur religion ! C’est une vision paternaliste, qu’a très bien dénoncée Boualem Sansal. C’est de la condescendance à l’égard de l’islam, à l’égard des individus que l’on appelle musulmans, que de les enfermer dans leur condition de musulmans.

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Revue des Deux Mondes – Le projet final de la gauche bien-pensante est-il le multiculturalisme ?

Jacques Julliard Le multiculturalisme sur fond de culpabilité conflue chez ceux qui ont une vision anhistorique de l’homme et du citoyen. J’ai été étonné de voir que Pierre Manent rejoignait des gens comme Edwy Plenel ou Emmanuel Todd. Plus je vois cela, plus je me dis : le com- munautarisme, voilà l’ennemi. C’est l’ennemi de notre liberté. C’est le contraire de l’universalisme vrai, qui s’appuie sur une histoire, où la nation incarne l’avenir. Pour dire les choses simplement, le choix poli- tique, c’est : république laïque ou barbarie. Nous avons perdu beaucoup trop de temps. Il y avait un effet de dénégation continuelle qui nous a empêchés de voir que la morale républicaine se cassait les dents sur un nombre important de jeunes immigrés, et que nous étions en échec, tout simplement parce que nous avions tout abandonné. Cette culpabi- lité a existé à gauche, c’est bien elle qui l’a développée, mais la droite n’a pas été courageuse non plus. Il n’y a pas si longtemps, il n’était pas question de parler d’islami- sation, de djihad. On nous disait qu’il s’agissait du djihad intérieur, comme l’effort intérieur du chrétien. Cette vision spirituelle existe dans l’islam, ce qui n’empêche pas l’autre version du djihad, le djihad guerrier, d’être aujourd’hui dominante. Il y a de la part de cette gauche moraliste une reconstruction du Coran absolument extravagante. Un Coran qui serait l’évangile selon Saint-Jean.

Revue des Deux Mondes – Le 16 novembre, François Hollande a fait un discours que vous avez salué. Le fait qu’il y ait ce retournement d’alliance, qu’il tende la main à la Russie, n’est-ce pas une façon pour lui de signer l’arrêt de mort de la gauche morale ?

Jacques Julliard Bien sûr. Normalement elle aurait dû mourir en janvier. Mais elle a résisté. Pendant toute l’année 2015, on n’a pas fait la chasse aux djihadistes mais aux intellectuels déviants ! À propos de la Syrie, je pense depuis le début que le pire des salauds, c’est Bachar

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al-Assad, mais que le pire des ennemis, c’est le djihad. Assad ne nous a pas attaqués. Faire la guerre, comme le voulait Fabius, en priorité à Assad, c’était l’expression diplomatique de la gauche morale. Ce qui vient de se passer signe une très lourde défaite intellectuelle pour elle. Pour l’instant, aucun intellectuel de ce camp n’a bougé. Je pense qu’ils vont se reconvertir dans la défense des libertés contre le tout-sécuritaire.

Revue des Deux Mondes – Que pensez-vous de la polémique autour de l’extension de la déchéance de la nationalité aux binationaux ?

Jacques Julliard Ce débat est un bon exemple du décalage qui va grandissant entre la classe politique et la population. Cette déchéance de nationalité, on a eu tort de la proposer, on a tort de s’y opposer. On a eu tort de la proposer, parce que son efficacité pratique est égale à zéro. On a tort de s’y opposer, parce que la population ne manquera pas d’y voir un grotesque et honteux attendrissement sur le sort des pauvres terroristes. Cette interprétation est sans doute erronée, mais puisque l’on est dans le domaine du symbole, attention aux interprétations ! Elles sont plus importantes que la lettre des textes. Certes on doit lutter avec détermination contre le terrorisme isla- miste, à condition de respecter les droits de l’homme. Mais la réci- proque est non moins vraie : on doit respecter rigoureusement les droits de l’homme, à condition de lutter avec détermination contre le terrorisme islamiste. Pour ma part, je sens ma liberté moins menacée par les projets de François Hollande que par le danger islamiste. En somme, la gauche radicale entend nous protéger contre le risque de voir François Hol- lande devenir un dictateur fasciste. Mais la contribution de cette gauche radicale à la lutte contre le terrorisme est égale à zéro. Si les électeurs se détournent résolument d’elle, c’est qu’elle a perdu tout sens de la réalité, et qu’elle est littéralement tombée sur la tête.

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› Jean Clair

était il y a longtemps, une vingtaine d’années. J’avais imaginé d’écrire sur les trois couleurs du drapeau. Ma réflexion m’avait été soufflée par la merveil- leuse Vierge et l’Enfant peinte par Jean Fouquet, C’qui repose au musée d’Anvers… Elle offre à l’œil des couleurs ahuris- santes, qu’on n’avait jamais vues, des anges tout rouges et des anges tout bleus, posés en couronne autour de la Vierge et, en leur sein, comme dans un nid de plumes bicolores l’œuf frais pondu, le corps blanc de l’Enfant, tenu dans les bras de sa mère, au visage ovoïde et blanc lui aussi. J’avais avancé, à partir de cette émotion, qu’une certaine palette française s’était imposée, avec le bleu de Chartres et le rouge éclatant des vitraux, qui irait de Nicolas Poussin, dans sa Lamentation sur le Christ mort à Sébastien Bourdon, le parpaillot, dans ses paysages, et qui dévalait les siècles, jusqu’à Jean-Baptiste Corot dans les contrastes de sa Jeune femme à la robe rose, et puis, comme éclos de cette tension continue dans l’art français, enfin mis aux fenêtres et prenant leur

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nom, les milliers de drapeaux des rues pavoisées, peintes au tournant du siècle par Monet, par Dufy, par les Fauves, par Delaunay, par Léger, en honneur aux couleurs de la République… J’avais aussi avancé que, parallèlement à l’harmonie de ces trois couleurs, avait également perduré la tradition d’une certaine ligne, souple et continue, enveloppant d’un trait unique et admirablement élégant les corps, et suggérant les volumes. Elle était née au XIe siècle dans les fresques romanes du prieuré Saint-Gilles de Montoire, dans l’abside où un Christ en majesté s’était entouré des anges évangé- liques, et se continuerait, sans solution de Jean Clair est membre de l’Institut, continuité, jusqu’à Matisse et ses nus élé- essayiste et historien de l’art. gants (1). Il existait un art alla francese, Dernier ouvrage publié : Picasso et étonnamment fidèle à une palette et à un le cirque. Parade et palingénésie certain trait. D’ailleurs, durant l’Occupa- (L’Échoppe, 2014). tion, le premier acte de résistance des artistes n’avait-il pas été celui des « Jeunes peintres de tradition française » et Bazaine, en janvier 1943, n’avait-il pas publié dans Comoedia un article intitulé « Peinture bleu, blanc, rouge », disant qu’une nation ne choisit pas au hasard son dra- peau, et qu’il y aurait « beaucoup à dire sur cette sorte de cristallisation colorée » ? S’il y avait un art en France, il y avait aussi un « art de France », pour citer le nom d’une des plus belles revues d’art qu’on ait publiées après la guerre, et que Chastel avait fondée. C’est entendu, répétait Agénor Fenouillard à ses enfants, le musée d’Anvers, où l’on voit la Vierge de Fouquet, « est un pistolet braqué sur le cœur de l’Angleterre » et, c’est entendu, le prieuré Saint-Gilles s’élève au centre du village où Pétain a serré la main du Führer. Mais en dépit de ces rappels tragiques ou cocasses, j’étais loin de penser, en 1990, que ma déclaration d’amour pour les trois couleurs déclenche- rait contre moi les foudres du clan du bien et que, soupçonné puis accusé de nationalisme, je serais bientôt traduit devant un tribunal populaire. Le procès fut instruit par un certain P. D., critique d’art d’un quo- tidien du soir, dans une page où il dressait la liste de mes méfaits. Comment avais-je osé faire l’éloge de ce bout de chiffon tricolore

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qu’avaient brandi les Ligues avant la guerre, puis Vichy durant l’Oc- cupation ? N’avais-je pas aussi accepté de répondre aux questions d’ sur la représentation canonique du corps humain et ses déformations par les esthétiques avant-gardistes dans une revue nommée « Krisis » ? N’avais-je pas, d’ailleurs, en réhabilitant les courants réalistes de l’entre-deux-guerres, dans une exposition tenue à Pompidou (2), redonné forme et voix à des artistes comme André Derain, qui avait fait le voyage en Allemagne, mais aussi à des œuvres réactionnaires, hostiles au progrès, celles d’Otto Dix dans cette même Allemagne ou celles d’Edward Hopper aux États-Unis et, pire encore, à ces mou- vements entiers qui, en Italie, de Giorgio de Chirico à Mario Sironi, avaient servi la cause du fascisme ? Mon compte était bon. Entre-temps, Jean Baudrillard, dans Libération, en novembre 1996, avait ouvertement posé la question dont j’avais recueilli les éléments : « l’art contemporain est-il nul ? » Décidément, la menace révision- niste se précisait et le camp du bien se décida à réagir. Le procès, sous le titre « Art contemporain : ordres et désordres », fut organisé et financé par le ministère de la Culture, plus que jamais ministère de la Culture d’État, et s’ouvrit le 27 avril 1997, en parte- nariat avec et , dans la grande salle de l’École nationale des beaux-arts, sous la protection de son directeur d’alors – aujourd’hui oublié (3). Directrice d’Artpress, revue d’une avant-garde à la langue indécise, une certaine C. M., avatar populaire du critique éminent du Monde, écrivain libertin mais volontiers tricoteuse les jours d’exécution, ouvrit le feu en brandissant Krisis où, disait-elle, « ils » avaient osé « attaquer » l’art contemporain. Et la couverture en effet, désignait- elle d’un doigt accusateur, n’était-elle pas illustrée d’une gravure de Dürer (4), figurant un guerrier cuirassé et des diableries médiévales, soulignée par une écriture en lettres gothiques ? N’étions-nous là bien proches des parades aux flambeaux du IIIe Reich ? Quelqu’un alors dans la salle, remplie d’étudiants, se leva et brandit un exem- plaire du Monde de ce jour : le titre n’était-il pas imprimé, comme tous les autres jours, et tout aussi scandaleusement en lettrage

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gothique ? La salle éclata de rire, et le procès s’acheva avant d’avoir commencé. Le ministre de la Culture renonça à venir prononcer le discours de clôture… Tout de même, l’étiquette de « réactionnaire », sinon de « fasciste », collée ce jour-là, me resta longtemps (5). Héritier supposé de la Révo- lution nationale, j’avais osé parler de la peinture comme expression d’une lumière, d’un lieu, d’une terre, et brandir un drapeau. C’est donc dans un domaine apparemment futile ou mondain, celui de l’esthétique, que résonnèrent les premiers éclats contre les anti-modernes, avant le livre de Daniel Lindenberg sur « les nouveaux réactionnaires » (2002) et plus tôt encore que les procès dans la presse, ces derniers temps, contre un quarteron d’« intellectuels » accusés d’obscurantisme… Comme si l’art, mieux que la politique même, pouvait annoncer les bris et les débris de la société à venir. Le fait est que c’est dans les créations de l’art, expressions symbo- liques de la pensée d’une époque, que les convulsions idéologiques et les contractions doctrinaires se sont le plus vite et le plus vive- ment manifestées : les formes élémentaires de la sensibilité sont des sujets plus sûrs que les essais des sociologues. Le Musée imaginaire de Malraux, dans son fatras, et ce qui suivit laissaient déjà prévoir, malgré les ricanements des savants, que le XXIe siècle serait le siècle de guerres de religions, ce que les spécialistes n’avaient pas su voir. L’art est un bon sismographe.

Depuis le 13 novembre les drapeaux sont de retour

Venons-en aux événements tragiques du 13 novembre. Les dra- peaux sont de retour. Le tricolore brille aux fenêtres. On le confec- tionne à la hâte, on l’improvise, on l’accroche, on le brandit. Les hommes du progrès sont les premiers à agiter ce chiffon malheureux. Les premiers aussi, à la Chambre, sur les stades ou ailleurs, à entonner à mi-voix des mots qui leur reviennent maladroitement, si contaminés soient-ils par le temps, souillés par l’histoire : « la patrie », le « sang impur », les « sillons »…

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Enfants de la patrie, salut aux trois couleurs… Comment oser redire ces paroles, remuer ces flammes, quand hier encore, on ne pou- vait pas, sans se faire soupçonner de cryptonazisme, parler de « ciel », de « lumière », de « crépuscule », de « terroir », de « village », de « fron- tières », « d’identité » ? En art même, comment encore oser parler de « métier », de « tradition », de « travail », voire, comme Claude Lévi- Strauss, en 1952, oser « race et histoire », « race et culture » ? Dois-je le dire ? J’avais éprouvé un grand malaise devant la levée en masse, le sursaut national, le défilé de millions de Parisiens qui avaient suivi l’attentat contre un journal satirique, les affiches placardées sur les poitrines affirmant trop ouvertement une identification si hâtive : « Je suis Charlie ». Les malheureux dessinateurs, méchants, trop méchants, avaient été des victimes. Fallait-il en faire des héros ? Voire simplement des modèles ? Fallait-il, au nom de la liberté de tout dire, continuer de protéger le sarcasme, le blasphème et l’injure, même quand il est dirigé contre la religion de l’autre, tout comme les revues nazies, nazies justement, le Stürmer par exemple, avec ses caricatures d’hommes gras, crépus, lippus, et au nez busqué, avaient préparé les Allemands aux mas- sacres, ou le Père Duchesne avec ses vitupérations grossières, encouragé les guillotines (6) ? Était-ce bien la même République qui permettait et même encourageait les dessins de Mahomet, le cul empalé sur une étoile de David, et qui interdisait les crèches de Noël dans les mairies ? Ce même malaise, je l’ai éprouvé, plus fort encore, en regar- dant la diffusion de la cérémonie d’« hommage aux victimes » du 13 novembre. Ce mot d’abord : « hommage »… On célèbre la mémoire des morts, on rappelle leur souvenir. On ne leur rend pas hommage. L’hommage, c’est pour les vivants… C’est à l’origine un terme de féodalité, l’hommage d’un vassal à son seigneur, qui se manifeste par un don, l’acte de soumission ou de vénération d’un être vivant à son contemporain, vivant comme lui… Par extension, c’est la dédicace d’un livre à quelqu’un que l’on respecte… Mais on ne peut pas ima- giner un hominaticum entre un vivant et un mort. Les morts, on ne peut qu’en rappeler le souvenir, quand leurs actes, de leur vivant, en méritaient respect.

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Et puis, ensuite, venons-en au drapeau, si honteusement oublié et si soudainement sorti des placards. Le président avait demandé à ses concitoyens, officiellement, de « pavoiser ». Mot malheureux, là encore. Un pavois, à l’origine, c’est un bouclier, celui sur lequel les seigneurs rassemblés élèvent le roi qui vient d’être sacré. C’est plus tard devenu un terme de marine : pavoiser, c’est orner de pavillons et de flammes un navire, en général à l’occasion de circonstances triom- phales, de victoires… Quand il s’agit de pleurer une catastrophe, une défaite, un deuil en général, on met en berne les pavillons et les flammes. Ce que firent d’ailleurs nos amis étrangers, américains ou anglais par exemple, qui, au lendemain des attentats mirent en berne les drapeaux sur les bâtiments officiels… Alors que les termes « hommage » et « pavoiser », utilisés à tort, trahissaient l’inculture, l’ignorance, la suffisance de nos dirigeants, le déroulement du cérémonial aux Invalides révélait l’étendue du désastre. D’abord, les Invalides… Comme pour le défilé deCharlie Hebdo, ouvert par une étonnante brochette de chefs d’État, conve- nait-il d’ouvrir ce lieu à de malheureuses victimes, dont le seul tort était d’être venues boire des alcools à des terrasses ou écouter une musique rock passablement vulgaire, à la seule raison que ce furent des victimes ? Qu’il est donc difficile d’imaginer des rituels laïques, lorsque les dieux sont morts, les églises désaffectées et les crèches de Noël inter- dites… La liturgie, c’est étymologiquement le λειτουργία, leitourgía ; « le service du peuple », l’ensemble des rites, cérémonies et prières dédiés au culte d’une divinité religieuse. Mais le peuple seul peut-il, comme durant les fêtes de la Fédération, succéder à la divinité, et être vénéré comme tel ? Ici hélas, pas de François-Joseph Gossec, pas d’Étienne Nicolas Méhul, et pas non plus de Jacques-Louis David pour les belles ordon- nances. Jacques Brel et Barbara pour meubler le silence et pour succé- der aux mots creux des discours – des rengaines sirupeuses qui nous auraient émus ailleurs, mais pas ici, pas en ces circonstances. Ainsi n’avait-on sorti les drapeaux des placards que pour, les ayant secoués, faire éternuer, mais non pas pleurer ?

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Misère de la liturgie laïque, que rien ne vient plus nourrir, aucun symbole, aucun chant, aucune couleur, aucune forme. Misère des chants, des paroles, des gestes quand aucun mythe ne vient plus leur donner naissance. Déroute du symbolique, qui ne peut plus répondre à la dérobade du réel. Pauvreté égale d’un imaginaire qui n’est plus que l’image d’un bazar petit-bourgeois, où plus grand-chose n’est à sauver… Nous avons liquidé l’incroyable trésor de symboles que les racines judéo-chrétiennes nous avait légué en Europe mais aujourd’hui que l’Europe est menacée de mort, rien n’est venu remplacer le vide. Défaite de ces cérémonies miteuses et calamiteuses quand elles pré- tendent répondre à un ennemi pour qui le symbolique – le port du voile, les règles de la nourriture, la place de la femme, l’interdit des images et des sons, etc. – est au contraire devenu si fort qu’il semble avoir remplacé le réel. Méconnaître l’usage et le sens des mots, c’est ignorer le sens et la portée des actes. C’est « ajouter au malheur du monde », comme a dit Albert Camus. Vouloir pavoiser et brandir des drapeaux tricolores pour rendre « hommage » à des morts, c’est deux fois les mépriser, les enter- rer, les oublier. Et la République, une fois encore, y aura tout perdu. On peut trembler devant le drapeau noir – non pas tricolore – des brigades islamistes, redouter leur haine de la musique, une création du diable, dit le Coran, qui leur fit choisir comme cible à un concert de rock dédié au démon, on peut redouter leur violence, et surtout, ne rien comprendre à cette anthropologie furieuse qui fait du sacrifice de soi, quand on se fait « sauter », une action qui vous identifie à Dieu. Mais ces gens ont l’avantage, qui les rendra longtemps invincibles, de savoir le nom et la raison de leurs actes, alors que nous ne cessons de mélanger, ayant perdu tous nos repères, et sans même le savoir, en une horrible confusion, les valeurs du camp du mal et du camp du bien. À l’aube du christianisme, Tertullien avait condamné les mœurs de son époque avec une radicalité semblable à celle qui s’exprimerait plus tard dans le Coran. Ainsi s’était-il violemment élevé contre la vanité des femmes, « l’ornement, les soins prodigués à la chevelure, à la peau, et à toutes les parties du corps qui attirent le regard ». Il s’était tout aussi violemment élevé contre les spectacles du cirque, leur violence,

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leur obscénité, leur corruption. Il était, il est vrai, un Tunisien, un Berbère, impatient de détruire une Rome en décadence. Tout comme saint Augustin était un Algérien. Ces sources-là de notre culture, les plus pures, les a-t-on oubliées ? Ce sont les mêmes cibles que visent aujourd’hui les islamistes, comme enragés de voir que l’Occident, à qui ils avaient fait confiance, n’a décidément rien à leur offrir, ni métier ni morale… Bien sûr, on peut penser que dénoncer les cinq cents mil- liards de recettes frauduleuses encaissées chaque année par le milieu corrompu du sport est une riposte démocratique plus douce que de poser des bombes à l’entrée du Stade de France. On peut penser que laisser les femmes se faire tatouer de la racine des cheveux aux ongles des pieds est plus tolérable que de les obliger à sortir voilées… On peut penser aussi que faire des morts du Bataclan et des buveurs des terrasses des « victimes de guerre », c’est non seulement reconnaître implicitement l’existence d’un « État islamique », c’est aussi faire bon marché de l’héroïsme de ceux qui sont tombés au champ d’honneur. Soumission ? Mais jusqu’où ira d’abord notre démission ? Quel peintre aujourd’hui oserait peindre les trois couleurs du dra- peau ? En leur donnant un sens ? Quel compositeur composer un requiem à la hauteur de ces massacres ? Et quel président parler au peuple en donnant enfin aux mots qu’il profère un sens depuis long- temps perdu ? Alors sans doute, si cela était, oui, nous pourrions pavoiser, et à ces peintres, ces musiciens, ces hommes d’État, très respectueusement rendre enfin notre hommage.

1. Je devais poursuivre l’analyse dans la Responsabilité de l’artiste. Les avant-gardes entre terreur et rai- son, Gallimard, coll. « Le débat », 1997. 2. « Les réalismes entre Révolution et réaction – 1919-1939 », Centre Pompidou, 1980-1981. 3. Aude de Kerros a réuni les minutes de ce procès dans son livre l’Imposture de l’art contemporain. Une utopie financière, Eyrolles, 2015, p. 204 et suivantes. 4. Albrecht Dürer, le Chevalier, la mort et le diable, 1513. 5. Je dis ici ma reconnaissance à ceux, inconnus de moi à l’époque, qui prirent alors ma défense, Élisabeth Lévy dans son livre les Maîtres censeurs (J.C. Lattès, 2002), Pierre-André Taguieff, et Philippe Muray, qui démissionna du comité de rédaction d’Artpress. 6. J’ai développé ce point de vue dans la revue Commentaire, au printemps 2015 (n° 149), mais sans écho : j’arrivais trop tôt sans doute…

FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 33 ROUSSEAU, LE PÈRE DU POLITIQUEMENT CORRECT

› Robert Kopp

omment dire en langage politiquement correct : « Cet homme est ivre » ? Vous avez trouvé ? « Cet homme cultive une sobriété différée. » Cela ne l’empêchera pas de tituber ni éventuellement de tomber dans le ruis- seau, mais vous faites semblant de ne pas le voir. Bien Cplus : vous avez décidé de ne pas regarder ce qui se passe ni de penser à ce qui pourrait peut-être se passer un jour, dans un improbable avenir. Vous faites donc comme tous les hommes politiques qui non seulement s’interdisent de regarder la réalité en face mais voudraient vous obli- ger à faire de même. Sentant qu’ils sont incapables de changer le cours des choses, ils s’efforcent d’influer sur la perception que nous avons de celles-ci. Labiche, en son temps, a traité ce problème dans une comédie célèbre : le plus heureux des trois n’est pas celui que l’on pense, c’est le mari ! Mais comme les choses n’ont d’existence que par la parole, il faut donc contrôler celle-ci, mieux encore : inventer un langage qui soit partagé par tous ceux qui prétendent parler au nom de l’opinion publique et qui feront de la déréalisation une loi. Le procédé est connu et il a été expérimenté avec succès par tous les régimes totalitaires. Sauf qu’aujourd’hui, c’est au nom de la majorité que s’effectue prétendu- ment ce contrôle.

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Cette dictature exercée par la volonté générale ou ce qui est donné comme telle n’est pas sans rappeler une des lectures qui a été proposée de Rousseau, notamment après la Seconde Guerre mondiale. La Cité, telle que la rêve le Contrat social, demanderait au citoyen l’aliénation totale de ses droits individuels et sa soumission sous la volonté géné- rale. Ainsi, au nom de la vertu et de l’intérêt public, l’individu serait soumis à un État omniprésent qui contrôlerait à la fois la vie publique et le domaine privé. À travers la religion civile, sorte de mystique de l’unité politique, l’État n’aurait plus besoin de changer les têtes, puisqu’il a changé ce qu’il y a dans les têtes. Nous ne sommes plus très loin de Thomas Hobbes et de son Léviathan (1). Lecture partielle sans doute, mais qui fait partie de ces sim- plifications dont la pensée de Rousseau a été la victime depuis le XVIIIe siècle. En fait partie cet autre concept, qui continue à faire des ravages jusqu’à aujourd’hui, celui de la bonté naturelle de l’homme, proclamée notamment dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, qui avait suscité l’ironie de Voltaire. Accusant réception de l’ouvrage, il écrivit à l’auteur, depuis Les Délices, près de Genève :

« J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie [...]. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre Bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cepen- dant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre. Et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi » (30 août 1755).

Il y aura désormais deux camps : celui de la culture et celui de la nature. Celui de Voltaire et des Encyclopédistes, ayant foi dans la raison humaine et dans les progrès de la civilisation. Celui de Rous- seau et de ses successeurs, qui préfèrent « écarter tous les faits », afin de conserver la pureté du rêve. C’est ainsi qu’Alceste, figure comique aux yeux de Molière, est pour Rousseau la victime tragique de sa sin- cérité et que le bon sens de Philinte semble ouvrir la voie aux pires compromissions.

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En effet, Rousseau ne se départira jamais de la confiance qu’il fait à la nature première et en particulier à celle de l’homme. Il n’aura de cesse de vouloir la dégager des alluvions de la civilisation dont elle a été recouverte au fil des âges.

« Comment l’homme viendra-t-il à bout de se voir tel que l’a formé la nature, à travers tous les changements que la succession des temps et des choses a dû produire dans sa constitution originelle, et de démêler ce qu’il tient de son fond d’avec ce que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif ? (2) »

Tel la statue de Glaucus, l’homme naturel a été défiguré par le temps et rendu méconnaissable. Il s’agit donc d’écarter progressivement les carac- tères acquis de l’homme pour dégager un hypothétique noyau naturel. Et comme « tout est bien, sortant des mains de l’auteur des choses », comme Rousseau l’affirme dans l’Émile (3), l’homme, par conséquent, « est un être naturellement bon, aimant la justice et l’ordre ». Il n’y a donc « point de perversité originelle dans le cœur humain », et « les premiers mouvements de la nature sont toujours droits » (4). Aussi Rousseau récuse-t-il le dogme du péché originel. Selon lui, il ne serait pas explicitement énoncé dans la Genèse mais résulterait d’une inter- prétation de saint Paul, développée plus tard par saint Augustin et les Pères de l’Église. Par surcroît, la transmission à toute l’humanité du châtiment infligé à Adam ne supposerait-elle pas l’existence d’un Dieu inique, en contradiction avec la supposée bonté de Dieu ? Par conséquent, le dogme corrélatif à celui de la corruption de l’homme, la rédemption de l’homme pécheur par l’action de grâce, devient inutile. C’est Jésus qui intéresse Rousseau, pas le Christ. Si le Vicaire savoyard le cite en exemple, c’est pour sa profonde sagesse, pour sa douceur et pour la pureté de ses mœurs, pour sa maîtrise des passions. La référence est le Sermon de la montagne et le passage sur les pauvres d’esprit. Jésus, dans la mythologie personnelle de Rousseau, est le frère de Socrate. Et l’Évangile se résume « bien plus dans des actes de vertu que dans des formules de croyance (5) ». Rousseau justifie donc Adam de sa faute. « Lui faire un crime de cela serait lui en faire un d’être lui et non pas un autre ; ce serait vouloir en

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même temps qu’il fût et ne fût pas. » Et de conclure sa Lettre à Chris- tophe de Beaumont, l’archevêque de Paris, au moment où celui-ci, après la condamnation de l’Émile par le Parlement de Paris, s’apprête à le cen- surer à son tour : « Que je hais la décourageante doctrine de nos durs théologiens ! » Comment oser interdire au vieil Adam d’être ce qu’il est et à l’ivrogne de boire ? Au contraire, ne faut-il pas les encourager à persévérer et inter- dire qu’on les critique ? Il faut donc aimer les hommes pour ce qu’ils sont et non pas pour ce qu’ils font. Vaste programme. Les œuvres qui s’y inscrivent sont légion, de Mme de Staël à George Sand, de Victor Hugo à André Gide, de Michel Foucault à Claude Lévi-Strauss. Ne serait-ce pas Rousseau qui a ouvert la porte au relativisme culturel ? Si « tout est bien, sortant des mains de l’auteur des choses », en revanche « tout dégénère entre les mains de l’homme ». Toutes les civilisations se valent, car elles sont aussi critiquables les unes que les autres. Les adversaires n’ont pas manqué de pointer le changement fon- damental introduit par Rousseau dans la conception de l’homme. Au camp du bien s’oppose celui qui préfère la lucidité au déni, quitte à noir- cir le tableau, comme le firent , Charles Baudelaire, Jules Barbey d’Aurevilly, Léon Bloy, Georges Bernanos et bien d’autres. Or point n’est besoin de recourir à la métaphore du péché originel. Il suffit d’un peu de distance à soi, d’un peu de cet esprit critique, dans lequel Rousseau voulait voir le début de toute aliénation. En effet, l’état de nature ignore la réflexion ; l’individu, tout à son amour de soi, se suf- fit à lui-même. L’homme naturel, ne possédant rien, ne désire rien non plus. Il lui faut « la nourriture, une femelle, et le repos ». Hélas ! à la différence de l’animal, l’homme est perfectible. Pour une fois, Rousseau est du même avis que Voltaire, mais il tire de cette per- fectibilité des conclusions radicalement opposées. À l’origine du progrès pour l’un, elle est la cause de tous les malheurs pour l’autre. L’homme naturel était seul, mais la population augmentant, les habitudes changent. Quittant l’état de pure animalité, l’homme naturel aborde la seconde étape de son évolution : sédentarisation, découverte du feu, construction d’habitats, constitution des premières familles, « qui introduisit une sorte de propriété » et favorisa le perfectionnement du langage. L’amour de soi cède peu à peu la place à l’amour-propre. Toutefois, malgré l’apparition de

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la jalousie, c’est à cette époque que l’humanité, aux yeux de Rousseau, est le plus proche d’un bonheur parfait. On aura reconnu les rêves de certains ethnologues et écologistes modernes. La doctrine de l’homme naturel est le fondement de la politique et de la pédagogie de Rousseau. Elle est à l’origine du pédagogisme d’aujourd’hui et de la politique du politiquement correct, préférant les exceptions à la règle, les minorités à la majorité, l’horizontalité à la ver- ticalité. D’où une culture de l’euphémisme qui, poussée à l’extrême, fait de n’importe quelle contre-vérité une vérité et nous fait prendre des vessies pour des lanternes. Une entrave à la liberté de penser qu’avait prophétisée Tocqueville, avec une cruelle lucidité, en nous avertissant que l’Amérique était la préfiguration de l’Europe :

« Je ne connais pas de pays où il règne, en général, moins d’indépendance d’esprit et de véritable liberté de discussion qu’en Amérique. [...] la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au-dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir. Ce n’est pas qu’il ait à craindre un autodafé, mais il est en butte à des dégoûts de tous genres et à des persécutions de tous les jours. La car- rière politique lui est fermée : il a offensé la seule puissance qui ait la faculté de l’ouvrir. On lui refuse tout, jusqu’à la gloire. Avant de publier ses opinions, il croyait avoir des partisans ; il lui semble qu’il n’en a plus, maintenant qu’il s’est découvert à tous ; car ceux qui le blâment s’expriment hautement, et ceux qui pensent comme lui, sans avoir son courage, se taisent et s’éloignent. Il cède, il plie enfin sous l’effort de chaque jour, et rentre dans le silence, comme s’il éprouvait des remords d’avoir dit vrai. (6) »

1. Voir Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Presses universitaires de France, 1950, 2e édition mise à jour, Vrin, 1970, ainsi que Lelia Pezzillo, Rousseau e Hobbes. Fonda- menti Razionali per un Democrazia Politica, Slatkine, 1987. 2. Jean-Jacques Rousseau, « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes », in Œuvres complètes, tome III, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 122. 3. Jean-Jacques Rousseau, Émile, in Œuvres complètes, tome IV, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 245. 4. Jean-Jacques Rousseau, « Lettre à Christophe de Beaumont », inŒuvres complètes, tome IV, op. cit., p. 935-936. 5. Idem, p. 960. 6. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, livre I, tome II, chapitre vii, « Du pouvoir qu’exerce la majorité en Amérique sur la pensée ».

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› Entretien avec Jean-Pierre Le Goff réalisé par Robert Kopp

Philosophe et sociologue, Jean-Pierre Le Goff scrute, depuis trente ans, l’évolution de la société française, afin de cerner les bouleversements qu’elle a subis depuis la Libération et, surtout, depuis Mai 68. Dans Mai 68, l’héritage impossible (La Découverte, 1998), il essaie de comprendre les effets souterrains de ce qui fut sans doute l’événement social le plus important depuis 1945 et jusque dans la France d’aujourd’hui. La Barbarie douce (La Découverte, 2003) traite de ses effets dans le monde des entreprises et dans l’école. Particulièrement sensible au sentiment de désorientation dont souffrent beaucoup de Français, il étudie l’origine de ce désarroi dans une série d’articles parus dans la revue le Débat, réunis sous le titre « La France morcelée » (Gallimard, 2008). La Fin du village (Gallimard, 2012) analyse les mutations d’une petite cité provençale au cours des trente dernières années. Élargissant son propos à la France tout entière, Jean-Pierre Le Goff tâche de cerner ce qu’il considère comme une véritable « déstructuration anthropologique et sociale » (Malaise dans la démocratie, Stock, 2016). Il y diagnostique la fin d’un cycle historique, marquée par la chute, lente mais prévisible, du camp du bien. Voici quelques-unes de ses conclusions.

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Revue des Deux Mondes – Comment circonscrire, comment définir ce qu’il est convenu d’appeler « le camp du bien » ?

Jean-Pierre Le Goff J’utilise plus volontiers – et je le fais depuis un certain temps – le terme de « gauchisme culturel ». Comme je l’ai montré il y a deux ans déjà dans un article du Débat (1), il ne s’agit pas d’un mouvement organisé ou d’un courant bien structuré, mais d’un ensemble d’idées, de représentations, de valeurs plus ou moins conscientes, qui déterminent un type de comportement et de posture dans la vie publique, politique et dans les médias. Tout d’abord, il faut distinguer le gauchisme culturel de l’extrême gauche traditionnelle. Celle-ci, il y a une cinquantaine d’années tout au moins, se définissait clairement comme un mouvement révolution- naire qui entendait renverser la société capitaliste par le développement de luttes impliquant une violence de masse Jean-Pierre Le Goff et philosophe et et aboutissant à une société où les travail- sociologue. Dernier ouvrage publié : leurs auraient pris le pouvoir. Le gauchisme Malaise dans la démocratie (Stock, culturel, en revanche, n’entend pas changer la 2016). société par la violence et la classe ouvrière n’est pas son problème. Bien au contraire, il considère que les ouvriers et les couches populaires sont globalement des « beaufs » et des « ringards ». Le gauchisme culturel se veut pacifiste, ne s’attaque pas frontalement à la démocratie, il n’a pas l’intention de la dépasser. C’est une véritable révolution culturelle, mais lente et qui veut se faire en douceur. Le gauchisme culturel ne s’en prend pas directement aux structures sociales, il vise le changement des men- talités, des façons de penser, de ressentir, d’agir. Aujourd’hui, le registre du ressenti, de l’émotion et des bons sentiments domine. Le gauchisme culturel entend transformer la société par une sorte de soft power, exercé à travers l’éducation, la culture, la communication… Le second point important du gauchisme culturel est l’idée de rup- ture. Pour le gauchisme culturel, il ne s’agit pas de rupture au sens politique ou économique du terme, de rupture avec le capitalisme. Il s’agit de rompre culturellement avec le « vieux monde » qui n’en finit pas de mourir et continue pourtant d’exister, en extirpant les idées et les comportements jugés rétrogrades, tout particulièrement dans le

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domaine des mœurs et de la culture. Le gauchisme culturel n’a pas un modèle clés en main d’une société future, il joue la carte de l’individu, il s’agit de transformer les mentalités individuelles ici et maintenant par la pression, la communication, l’éducation orientées comme il se doit. Le slogan « le changement, c’est maintenant » – c’est toujours maintenant – caractérise bien son attitude.

Revue des Deux Mondes – Vous semblez insister sur l’absence de corpus­ dogmatique clairement défini, voire sur le flou des proposi- tions du gauchisme culturel...

Jean-Pierre Le Goff Le gauchisme culturel n’a pas d’idéologie clai- rement et solidement structurée comme il en existait dans le passé, mais des thèmes qui émergent d’un discours filandreux et constituent une sorte d’armature mentale : dépréciation du passé et de notre héri- tage ; appel incessant au « changement » individuel et collectif ; réité- ration des valeurs générales et généreuses amenant à terme la réconci- liation et la fraternité universelles. À partir de là, le monde est divisé schématiquement en deux : d’un côté les « bons » ou les « gentils », de l’autre les « méchants ». On peut remplir ces schèmes de multiples références, auteurs et citations. Nous sommes dans ce qu’on pourrait appeler un bricolage, qui consiste à récupérer des débris des anciennes idéologies. On trouve ainsi des restes des vieux schémas de la lutte contre la réaction, de l’antifascisme, de l’intellectuel « objectivement complice » de l’extrême droite et du fascisme montant…, mais recom- posés à l’aune de l’individualisme autocentré, du look et des médias, aboutissant à des postures de redresseur de torts et de justicier valo- risées socialement. Nous avons affaire à une culture de récupération, comme nous connaissons un art de récupération, on se sert dans les poubelles de l’histoire. Mais avec les morceaux, on construit avant tout un nouveau moralisme ou, si l’on préfère, une « moraline » com- posée de bons sentiments. C’est un monde fictif, coupé du réel, qui s’institue vertueux, excluant les questions dérangeantes et ceux qui n’entrent pas dans ce monde ou en dévoilent son inanité.

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Revue des Deux Mondes – Et c’est ce nouveau moralisme qui définit le camp du bien ?

Jean-Pierre Le Goff Oui et c’est la raison pour laquelle on ne peut l’assimiler aux totalitarismes, même si l’on peut penser qu’il en a gardé des restes. Le camp du bien est un monde fictif et angélique qui s’est construit au sein même des démocraties. Il n’est pas dans la logique d’une marche historique collective vers une fin de l’histoire. Tout se joue au niveau des individus ; on ne célèbre pas les lendemains qui chanteront, on change les mentalités, on expérimente le monde pur et angélique ici et maintenant. Ensuite, nous n’avons pas affaire à un parti qui fusionnerait avec l’État et étendrait ses tentacules à toute la société. Le gauchisme culturel n’a pas de parti ou d’organisation, il rejette au contraire ces notions, c’est un mouvement beaucoup plus diffus même s’il est présent dans l’État et dans les médias. Tout au plus pourrait-on parler de « petits idéologues », d’universitaires gauchistes qui vivent dans leur monde, mais surtout de journalistes militants et d’associations qui s’affichent volontiers comme les défenseurs des victimes du monde entier et pratiquent la délation.

Revue des Deux Mondes – On a l’impression que la droite est incapable de voir la différence qui sépare gauchisme culturel et totalitarisme…

Jean-Pierre Le Goff Aussi longtemps que l’on n’arrive pas à penser le gauchisme culturel comme un phénomène post-totalitaire, on s’in- terdit de le comprendre. Le gauchisme culturel s’est développé dans les ruines du communisme et des grandes idéologies. Il essaie d’opérer du dedans, de l’intérieur de la démocratie qui, elle, n’est jamais attaquée frontalement. Il ne prétend pas l’abolir mais au contraire pousse au bout les tendances problématiques de la démocratie et de la gauche dans sa difficile réconciliation avec la démocratie (2).

Revue des Deux Mondes – Image inversée du totalitarisme, dites- vous. Pouvez-vous préciser votre pensée ?

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Jean-Pierre Le Goff Le totalitarisme – il faut insister – a une idéologie qui prend la forme d’une « fiction monstrueusement cohé- rente », pour reprendre une expression de Hannah Arendt ; il est lié à une philosophie­ globale de l’histoire en marche vers son accomplisse- ment ; il fonctionne avec le culte du chef, du parti unique, de l’État… c’est une « idéocratie » qui s’impose à la société par la propagande mais aussi par la coercition et la terreur… À l’inverse, le gauchisme culturel est relativiste, anti-autoritaire et hédoniste, moraliste et sentimental et c’est selon ce modèle qu’il entend changer les mentalités. Mais ce gauchisme a beau être l’image inversée du totalitarisme, être appa- remment « cool » et tolérant, il n’en exerce pas moins une police de la pensée et de la langue d’un nouveau genre. Il procède par reductio ad Hitlerum pour disqualifier ses adversaires, les dénonce et les lynche médiatiquement avec plainte en justice et tribunal à la clé. Il ne coupe pas les têtes, il diabolise, fait pression et ostracise. C’est en ce sens qu’il met en question la liberté de penser, démoralise ses adversaires, les livre à la vindicte en les traitant allègrement de racistes, d’islamophobes, d’homophobes, de suppôts ou de complices de l’extrême droite…

Revue des Deux Mondes – Mais qui exerce cette police de la bien- pensance et du langage politiquement correct ?

Jean-Pierre Le Goff Du point de vue théorique, si l’on peut dire, le gauchisme culturel est un mélange de bribes arrachées de Pierre Bourdieu, de Michel Foucault, de Gilles Deleuze…, voire de Jean- Paul Sartre, mais aussi de Karl Marx et de Sigmund Freud revisités à l’occasion, du courant libertaire en matière d’éducation, du féminisme radical, des théoriciennes du genre, de et des études post-coloniales… On se réclame de la contre-culture des années soixante et soixante-dix et on pioche dans les morceaux choisis de différents auteurs critiques. Le but recherché n’est pas la construction d’une doctrine cohérente et encore moins d’une idéologie comme le communisme et le fascisme, mais simplement de trouver tout ce qui est bon à prendre pour régler nos comptes avec notre propre histoire et

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le vieux monde, apparaître comme les défenseurs du progrès contre la réaction et s’ériger en nouveaux gardiens du temple d’une démocratie hygiéniste et vertueuse. Les représentants de ce gauchisme culturel ne ressemblent pas aux anciens militants, dont la pratique impliquait peu ou prou de sortir de soi et des sacrifices. Ils gardent la posture du révolté et du rebelle, mais cela n’implique pas pour autant – pour la grande majo- rité d’entre eux – de vivre en rupture, à part de la société, et d’en payer le prix du point de vue matériel. Leur bohème est confortable, joue comme un signe de distinction et de reconnaissance dans un entre-soi de gens persuadés qu’ils incarnent le bien et qu’ils sont natu- rellement les porte-voix et les défenseurs de tous les dominés et les discriminés de la Terre, avec une préférence pour les populations des pays anciennement colonisés et les cultures exotiques… Ce qu’Alain Finkielkraut dénomme justement le « parti de l’autre ». Depuis des années, le gauchisme culturel a envahi l’espace public et médiatique. Parmi les diffuseurs du gauchisme culturel, on trouve des journalistes, des communicants, des éditeurs militants, mais aussi des personnalités du show-biz, des organisateurs d’événements culturels et festifs avec message lénifiant à la clé, des animateurs socioculturels, des organisa- teurs d’« espaces de débat » avec une place assignée pour les bons et une place pour les méchants, des « créatifs » cultivant leur narcissisme et la provocation pour « éveiller les consciences » d’un peuple aliéné… Depuis les années quatre-vingt, ce gauchisme culturel a été entretenu et subventionné pas l’État. La gauche au pouvoir a été à l’avant-garde, mais une partie de la droite l’a intégré dans une optique moderniste et électoraliste (3).

Revue des Deux Mondes – Et quel rôle joue l’éducation ?

Jean-Pierre Le Goff Il est capital. C’est précisément par l’impor- tance accordée aux jeunes générations que le gauchisme culturel entend transformer la société en s’attaquant aux stéréotypes sexués, en déstructurant l’enseignement de la langue, en arrachant à la trame

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chronologique des morceaux d’histoire plus ou moins arbitrairement valorisés au détriment d’autres et surtout au détriment du contexte. Il faut se pencher sur la littérature enfantine, sur les manuels utilisés à l’école primaire, mais aussi sur les bandes dessinées et sur les nouveaux « jeux éducatifs » pour se rendre compte à quel point les paradigmes concernant la famille, la sexualité, le rapport à la nature, à l’histoire… ont été bouleversés en l’espace d’un demi-siècle. Cette éducation nou- velle tient du règlement de comptes avec ce qui nous définit comme nation et comme civilisation. Et la perversité est à son comble quand on s’appuie sur des aspects problématiques de notre histoire, comme le colonialisme, la traite, Vichy…, dans le but de recommencer l’éter- nel procès de la collaboration ou de la civilisation occidentale. On accuse à tour de bras, mais aucun peuple, aucune civilisation ne dis- pose d’un blanc-seing. Nous ne sommes pas dans le registre du recul réflexif et critique sur notre histoire et notre héritage, mais dans celui de la dénonciation et du règlement de comptes.

Revue des Deux Mondes – Mais quelle est la fonction sociale de tout cela ?

Jean-Pierre Le Goff Le gauchisme culturel s’est développé dans un moment particulier de l’histoire où les sociétés démocratiques se sont mises à douter profondément de leur héritage. Il s’est greffé sur cette situation et l’a exacerbée, la poussant dans une logique de mémoire pénitentielle et de perte de l’estime de soi. Il prospère sur la base d’une déculturation, d’une déconnexion de la France et d’une partie des pays démocratiques européens de l’histoire. Avec la chute du mur de Berlin, s’est développée l’illusion d’une fin de l’histoire et d’une réconciliation du monde sous la double modalité des lois du marché et des droits de l’homme, considérés comme la chose du monde la mieux partagée. Les démocraties ont cru un moment qu’elles n’avaient plus d’ennemi. Sur ces bases, le gauchisme culturel a érigé un nouveau monde fictif débarrassé des scories du passé, des ambivalences, des contradictions, du tragique inhérent à l’histoire et à la condition humaine. La fonc-

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tion du gauchisme culturel est de préserver à tout prix la démocratie des épreuves du réel, de continuer de vivre en dehors de l’histoire en entretenant la fiction d’une société angélique composée d’indivi- dus désaffiliés, libérés des préjugés de l’ancien monde et concevant le nouveau comme un brassage indistinct de toutes les cultures, un méli-mélo de valeurs généreuses et de bons sentiments. Autant dire que le gauchisme culturel est un puissant dissolvant de la dynamique des démocraties européennes, qu’il nous désarme face à des ennemis qui veulent nous détruire. Quand l’épreuve du réel réapparaît sous la forme paroxystique de la guerre et du terrorisme islamiste, il s’arrange pour remettre assez vite le couvercle sur cette dure réalité.

Revue des Deux Mondes – Mais l’hégémonie de ce courant n’est-elle pas battue en brèche depuis quelques années déjà ? Des voix diffé- rentes, dissidentes, se font de plus en plus souvent entendre. On cri- tique depuis longtemps le pédagogisme, on réclame à nouveau plus d’autorité à l’école, on proteste contre les lois mémorielles et les diktats du politiquement correct en histoire en défendant la liberté des chercheurs, on dénonce la politique du déni dans des domaines de plus en plus nombreux : immigration, intégration, laïcité, emploi, environnement, fiscalité...

Jean-Pierre Le Goff Certes, le gauchisme culturel peut sembler à bout de souffle par rapport aux années quatre-vingt et quatre-vingt- dix. Son hégémonie commence à être battue en brèche au sein même de la société. Mais il occupe toujours de nombreuses places dans les médias, dans les organismes culturels, et au sein de l’État dans des ministères comme ceux de l’Éducation nationale, de la Culture et de la Communication. Ce n’est pas seulement un problème d’idées, mais ces idées s’appuient sur un pouvoir matériel, des organismes, des asso- ciations et avec eux toute une clientèle électorale que, par manque de courage politique, on ne tient pas trop à critiquer de front. Depuis les années quatre-vingt, le gauchisme culturel fait partie du « nouvel air du temps », c’est devenu comme une marque identitaire et un fonds

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de commerce. Dans ces conditions, beaucoup s’accrochent à leur situation. Face à l’effritement et à la mise en cause de leur hégémo- nie, il faut s’attendre à de nouvelles campagnes contre les intellectuels, anciens ou nouveaux réactionnaires, avec amalgames, dénonciation sur les réseaux sociaux, polémiques médiatiques… Mais tout cela n’en apparaît pas moins de plus en plus coupé du réel et des préoccupations de la grande masse des citoyens, cela intéresse de moins en moins de monde en dehors d’un petit milieu bobo et gauchisant qui se cram- ponne à une identité en morceaux.

1. Jean-Pierre Le Goff, « Du gauchisme culturel et de ses avatars », le Débat, n° 176, septembre-octobre 2013. 2. Cf. « La difficile réconciliation du socialisme français et du libéralisme », in Jean-Pierre Le Goff, la Gauche à l’épreuve 1968-2011, Perrin, 2011. 3. Un des premiers à donner l’alerte fut Philippe Muray dans l’Empire du bien, Les Belles Lettres, 1991. Voir aussi ses conversations avec Élisabeth Lévy, Festivus festivus, Fayard, 2005.

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› Laurent Joffrin

est une imposture qui dure depuis plus de dix ans. De manière répétitive, permanente, obses- sionnelle, on déplore la domination sur le débat public de la bien-pensance, du politiquement correct ou encore de la pensée unique. À tout C’propos, on recourt à ce truc éculé qui biaise toutes les démonstra- tions. L’identité française ? On ne peut pas en parler, dit-on, « à cause du politiquement correct ». L’immigration ? « La bien-pensance interdit le débat. » L’islam ? « La pensée unique étouffe la critique. » Toutes choses évidemment fausses, puisque les journaux, les revues, les débats télévisés ou radiodiffusés sont justement emplis de débats autour de ces questions. Cette rhétorique pavlovienne, sans cesse uti- lisée par ceux qu’on a appelés « les intellos réac », Éric Zemmour, Éli- sabeth Lévy, Alain Finkielkraut, Ivan Rioufol, l’hebdomadaire Valeurs actuelles ou le mensuel Causeur et leurs émules, infeste les discussions et tend à remplacer toute argumentation de fond sur ces questions et sur bien d’autres.

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Or qu’est le politiquement correct dans ce contexte ? Tout bonne- ment les idées progressistes. On les affuble d’un adjectif disqualifiant pour pousser les vues du camp adverse, c’est-à-dire celles du camp réac- tionnaire, qui avance masqué, camouflé, dissimulé derrière la posture de l’intellectuel indépendant martyrisé par un odieux complot contre la réflexion libre. On écarte ainsi sans même les discuter les conceptions dérivant de la philosophie des droits de l’homme ou bien du souci de la justice et de l’égalité, présentées comme un dogme oppressif imposé par « Saint-Germain-des-Prés » ou par « l’opinion bobo » ou encore par « la classe journalistique ». On remplace l’examen rationnel des arguments par une pseudo-opposition entre orthodoxie et dissidence, conformisme et originalité, qui place celui qui en fixe les Journaliste, Laurent Joffrin est règles dans une position avantageuse. Dans directeur de la rédaction de ce jeu truqué, contester les thèses réaction- Libération. Il a notamment publié le naires, c’est faire allégeance à la pensée domi- Grand Complot (Laffont, 2013) et le Réveil français (Stock, 2015). nante. Pharisiens d’un côté, francs-tireurs de › [email protected] l’autre : tel est le nouveau paysage imposé par les procureurs de « la bien-pensance ». Lesquels crient à la censure dès qu’on les contredit, tout en passant leur vie devant les micros et les camé- ras en clamant qu’on les empêche de parler… Sous prétexte de déplorer l’absence de débat, on l’empêche d’avoir lieu. En évitant de se situer clairement, simplement, en protestant sans cesse contre « les étiquettes », en dénonçant « les listes noires » préten- dument dressées par de « grands inquisiteurs » – lesquels sont de simples contradicteurs se contentant de nommer ceux dont ils critiquent les idées –, on échappe hypocritement à l’argumentation adverse. Puisqu’elle est « politiquement correcte », à quoi bon l’examiner ? Si l’on disait la vérité, à savoir « je suis de droite », ou « conservateur », ou « nationa- liste » et je critique la gauche, on serait obligé d’argumenter clairement, d’opposer une conception à une autre, un plaidoyer à un réquisitoire. On préfère rester à l’abri d’un débat en toc, qui permet de présenter comme neuves, insolentes, originales, des idées identitaires ou natio- nalistes vieilles d’un siècle ou deux. Et si quelqu’un s’avise d’appeler un chat un chat et cette pensée réactionnaire, on crie aussitôt au lynchage médiatique, à la police de la pensée, à la dictature bien-pensante.

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J’en ai moi-même fait l’expérience lorsque j’ai eu le front de criti- quer dans Libération un entretien donné au Figaro par Michel Onfray. Le philosophe médiatique y commentait la photo d’un enfant réfu- gié noyé sur une plage de Turquie, déplorait la vision compassion- nelle qu’on avait, selon lui, de la question des réfugiés, affirmait que la gauche de gouvernement « méprise le peuple » et soutenait qu’elle favorise les étrangers au détriment des Français, ce qui est l’argument de base du Front national depuis trente ans au moins. Pour éviter de caricaturer son propos, je l’ai reproduit intégralement dans Libéra- tion en y répondant point par point. Aussitôt la machine à dénoncer le politiquement correct s’est mise en branle. Au lieu de répondre à mon argumentation, ou de montrer en quoi Onfray avait raison, on cria aussitôt au « lynchage », à la « mise au pilori », on se posa grave- ment la question : « peut-on encore débattre en France ? » Comme si Libération empêchait les autres journaux de paraître, comme si je pouvais interdire aux adversaires de répondre ! Comme si l’échange avec Onfray n’était pas, au fond, une invitation à débattre. Si bien que l’intéressé se posa non en acteur du débat mais en martyr de la bien- pensance, ce qui le dispensa de répondre aux arguments qui lui étaient opposés. À ce jour, d’ailleurs, personne n’a répondu sérieusement aux arguments en question. La discussion sur les réfugiés, l’attitude de la gauche envers le peuple, la thèse du Front national selon laquelle les étrangers sont aujourd’hui favorisés au détriment des Français, toutes ces questions ont été chassées de la discussion au profit d’une déplora- tion creuse sur « l’absence de débat » imposée par « le politiquement correct ». Cette stratégie d’évitement conduit bien sûr à un soupçon : Michel Onfray avait-il des arguments ? Car s’il en avait, il les a soi- gneusement tus… Il se place au-dessus de la mêlée dans toutes ses interviews. Mais sait-il de quoi il parle ? On finit par se poser la ques- tion. Quelques semaines plus tard, interrogé par le Point, il s’est livré à quelques réflexions surréalistes sur les attentats du 13 novembre, affir- mant tout de go que l’Occident attaque l’islam depuis trente ans et que l’islam, au fond, a bien le droit de se défendre en venant tuer des civils en plein Paris. Aussitôt Daesh inséra une vidéo d’Onfray dans sa propagande… Est-ce une idée non conformiste, un acte de courage

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intellectuel, un mâle refus du politiquement correct ? Ou bien, plus trivialement, une outrageante stupidité ? Et si l’on contredit Onfray sur ce point, se livre-t-on à une opération de « censure par la pensée unique » ou bien réfute-t-on à juste raison des thèses ridicules par leur simplisme et leur mépris des faits ?

« Mieux vaut dénoncer le politiquement correct »

La même mécanique se retrouve sur des sujets importants du débat public, qui sont traités de manière indirecte, polémique et sommaire au lieu de donner lieu à une discussion sérieuse. Un seul exemple : les contempteurs du politiquement correct se moquent ainsi régulière- ment de l’expression « pas d’amalgame » utilisée par ceux qui refusent d’assimiler l’ensemble des musulmans à des islamistes ou à des ter- roristes. Sur les sites d’extrême droite, mais aussi dans Causeur, où écrit Alain Finkielkraut, on fait des gorges chaudes des « padamalga- mistes », on rit du retour fréquent de la locution dans le débat public, on se réfère à un médicament imaginaire qu’on appelle le « Padamal- gam », etc. Autrement dit, on dénonce là encore ce qu’on tient pour une pensée automatique, qui recourrait à des slogans vides – comme « pas d’amalgame » – au lieu de réfléchir au-delà du politiquement correct. Mais si l’on se moque du terme, n’est-ce pas qu’on le juge erroné ? Si l’on tourne en ridicule ceux qui disent « pas d’amalgame », ne pense-t-on pas qu’au fond, l’amalgame est légitime ? En l’occurrence, il n’y a pas de milieu. Si l’expression « pas d’amalgame » est ridicule, l’amalgame est dans le vrai, il est justifié. Selon les dénonciateurs du politiquement correct, il est vain de distinguer entre musulmans, islamistes et terroristes. Pour ces intellectuels, l’ensemble des musul- mans, en fait, est responsable des actes de terreur perpétrés par ceux qui sont passés à l’extrémisme. Autrement dit, ce numéro comique autour de « padamalgam » permet de suggérer ce qu’on n’ose pas affir- mer de front : les musulmans sont coupables et dangereux dans leur ensemble. C’est leur présence même en France qui est en cause et pas

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seulement le comportement criminel d’une minorité. Comme le dit le Front national, dont les intellos réac ne sont que les complices actifs ou les idiots utiles. Où est la démonstration de cette thèse ? Nulle part, évidemment. Il faudrait pour l’établir faire un effort d’investigation réel, qu’on s’épargne en usant du sarcasme. Il faudrait étudier les rapports his- toriques entre islam et violence, s’interroger sur le fait que la Bible, par exemple, comme le Coran, comporte de nombreux passages vio- lents, et que ces appels à la violence sont ou non suivis d’effet, selon les périodes historiques. Il faudrait constater que les musulmans sont souvent les premières victimes du terrorisme, réfléchir au fait que les instances représentatives de l’islam en France condamnent avec la dernière énergie le terrorisme, comme elles l’ont fait au son de la Marseillaise quelques jours après l’attentat de novembre, que ce sont des gouvernements musulmans, comme celui d’Égypte ou d’Algérie, qui répriment l’islamisme avec la plus grande fermeté, que plusieurs pays musulmans sont des démocraties, comme la Tunisie ou l’Indoné- sie, etc. Toutes choses qui risquent de gêner les intellos réac mais qui nous sortiraient des polémiques sans contenu. Mais non ! Mieux vaut dénoncer le politiquement correct. On gagne du temps et bien des efforts. Et ce sont des philosophes, des intellectuels, des journalistes, qui recourent à cette facilité… C’est là qu’il faut en venir au fond. Parlons net : si être « bien-­ pensant », c’est se fonder sur des valeurs universelles d’égalité et de jus- tice pour juger des situations contemporaines, alors nous en sommes ! Car là est le cœur du débat. Quand on distingue la masse des musul- mans des terroristes, au risque d’essuyer les quolibets de Zemmour et de Finkielkraut, c’est qu’on se réfère à une valeur universelle, à savoir le droit pour tout citoyen de pratiquer le culte de son choix sans être assi- milé aussitôt à une minorité violente, se réclamerait-elle du même Dieu. En pratiquant l’amalgame, on met ce droit en question. On se réfère à une valeur locale, l’identité religieuse du pays – judéo-chrétienne­ – pour établir une hiérarchie entre les cultes. L’accusation indirecte et générale portée contre l’islam prépare le terrain aux mesures de discrimination que les nationalistes ne manqueront pas de proposer.

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Sans le dire ouvertement, les intellos réac en viennent à considé- rer que l’identité nationale, dans leur raisonnement insidieux, doit l’emporter sur l’égalité et la liberté. Rien d’étonnant, au fond : le best- seller d’Alain Finkielkraut s’appelle « L’identité malheureuse ». Litté- raire et talentueux, le livre avait surtout pour fonction de réhabiliter la logique identitaire, qui défend une conception de l’individu enra- ciné, dont on célèbre la différence, la culture spécifique, par oppo- sition à l’homme abstrait détenteur de droits universels, tel qu’il est décrit dans la philosophie des Lumières. Les progressistes ne nient pas l’identité nationale. Mais ils en ont une conception ouverte, qui admet l’évolution et le mélange. Ils se gardent d’en faire la source de l’ordre politique ou juridique, lequel doit découler de valeurs huma- nistes générales, intangibles et non de circonstances transitoires ou de cultures particulières. Là est le cœur de la bataille intellectuelle, qui fait rage avec plus ou moins de violence depuis la révolution française. Les antimodernes croient à un homme historique enraciné et diffé- rent de ses semblables par sa culture et sa nationalité ; les modernes se réfèrent à un homme universel dont la simple qualité d’humain l’autorise à exiger des droits égaux à ceux de ses frères humains. La rhétorique dirigée contre le politiquement correct vise à faire passer pour des novateurs ces antimodernes qui sévissent depuis Joseph de Maistre, à célébrer de manière contournée l’enracinement et la tra- dition, qui sont à la source de tous les conservatismes et de toutes les réactions antirépublicaines, à miner les valeurs des Lumières tout en se présentant comme ses défenseurs. Dans ces conditions, le mot d’ordre salvateur s’impose de lui-même : vive la bien-pensance !

FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 53 LE CAMP DU « PAS D’AMALGAME » Quelques réflexions sur les « zones grises » mafieuses

› Jacques de Saint Victor

ans Foi et savoir, avertissait son lec- teur qu’il ne fallait « jamais traiter comme un acci- dent la force du nom dans ce qui arrive, se fait ou se dit au nom de la religion » (1). Beaucoup de nos contemporains auront vite fait d’oublier les leçons Dde ce « pape » de la postmodernité. Après les attentats du Bataclan, comme après ceux du 7 au 9 janvier 2015, le mot a fusé. Impérieux. « Cela n’a rien à voir avec l’islam ! » Il revenait en boucle sur les réseaux sociaux. Il partait d’une conviction sincère : rendre tous les musulmans responsables des actes sanguinaires de quelques fanatiques serait une sorte de folie à rebours, une autre démission de l’esprit. Ce serait en outre donner aux terroristes ce qu’ils cherchent : radicaliser la France et l’engager dans une future guerre civile opposant musul- mans et non-musulmans. Bref, l’engrenage de l’horreur. Il paraissait donc sage, à la suite de telles tragédies, d’éviter les « amalgames ». La formule, déjà ancienne, mais fortement reprise après le Bataclan, se diffusa avec une telle vivacité sur les réseaux sociaux que certains sites, d’extrême droite (ou pas), répondirent en se gaussant de la pilule « Padamalgam ». En moins de quelques heures après les événements

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sanglants du 13 novembre, la parole se retrouvait déjà prisonnière de ce débat binaire qui interdit de penser en France et qui contraint chacun à choisir son camp : contre ou avec les « pas d’amalgame ». C’est un aveuglement funeste qui, comme après les débats sur Charlie Hebdo (« islamophobie ou pas »), empêche de penser avec profondeur des tragédies qui tendent à se multiplier sur notre sol et mériteraient mieux que des réactions aussi simplistes. Le camp du « pas d’amalgame » compte de nombreuses troupes. Ces dernières se déploient en ordre dispersé. La thèse est d’abord véhi- culée par ceux qui, comme Fabrice à Waterloo, mesurent mal les évé- nements qu’ils vivent. D’où cette envie irrépressible, sinon vertueuse, tout au moins compréhensible, du « pas d’amalgame ». Chez certains, le mot frise une légère hauteur – ne pas être associé à des « islamo- phobes abrutis » – mais, chez la plupart, c’est une réaction humaniste, d’un humanisme parfois inquiet, voire franchement paniqué, désireux de se rassurer à tout prix. Ayant oublié les réflexions sur le fanatisme

de David Hume (2), ils pensent qu’une Jacques de Saint Victor, historien du religion ne peut être qu’amour, comme on droit, est professeur des universités à leur a appris dans un temps lointain où cer- Paris-XIII et au Cnam et chroniqueur au Figaro littéraire. Il a reçu le prix tains d’entre eux suivaient les cours de caté- de l’essai de l’Académie française chisme. Comme le souligne Rémi Brague, et le prix des Ambassadeurs pour cette confusion est favorisée par le fait que le Un pouvoir invisible. Les mafias et la société démocratique (Gallimard, mot « religion » est trompeur car il recouvre 2012). Dernier ouvrage paru : des phénomènes incomparables. Or « nous Blasphème. Brève histoire d’un crime nous imaginons qu’une religion doit être une imaginaire (Gallimard, 2016). sorte de christianisme avec quelque chose en plus ou en moins ». D’où cette difficulté à imaginer que l’islam peut être aussi une civilisation, comme le rappelait Fernand Braudel, et que, par exemple, l’idée d’une législation d’origine divine n’est « pas accessoire dans l’islam, mais en constitue au contraire le centre » (3). Témoin de cette vision idéelle, une passante septuagénaire, Danielle, proclamant place de la République, au micro de BFM-TV, après les attentats : « Nous fraterniserons avec les cinq millions de musulmans qui exercent leur religion librement et gentiment et nous nous battrons contre les dix mille barbares qui tuent, soi-disant au nom d’Allah » (souligné par nous). Les propos de Danielle

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eurent un fort impact sur la Toile ; ils ont beaucoup ému. D’après les Inrocks, une bonne partie des internautes auraient salué la « sagesse » et le « bon sens » de Danielle (4).

Salafisme et djihadisme, deux « bassins étanches » ?

Derrière cette belle mobilisation émotive, il existe une version plus savante de ce « pas d’amalgame ». Elle est d’abord médiatique. Lau- rent Joffrin, dans un éditorial de Libération du 23 novembre, dix jours après le massacre du Bataclan, dénonçait cet « amalgame qui fait tant de mal ». L’amalgame, comme ces mensonges qui nous ont fait tant de mal… de triste mémoire. De même, pour un historien de la démocra- tie, Pierre Rosanvallon, « les terroristes sont des personnages solitaires coupés de leur communauté » (5). Pas d’amalgame, donc. Il y eut aussi la version religieuse. « Les terroristes n’ont pas de religion », ont affirmé nombre de participants à la réunion lancée le dimanche 29 novembre à l’initiative du CFCM (Conseil français du culte musulman) : « Nos imams n’ont rien à voir avec le terrorisme » ; « Ne cherchez pas le mal là où il n’est pas. (6) » Il existe enfin une version académique, universitaire, plus nourrie, reposant sur une connaissance socio-criminologique du terrain, selon laquelle il faut clairement distinguer entre radicalisation et islamisation. Cette thèse avait déjà été esquissée par certains à la suite des attentats du 7 au 9 janvier où l’on désigna les terroristes comme des « fascistes camouflés en musulmans ». Mais, à cette époque, la greffe n’avait pas pris à cause du mouvement des « Je ne suis pas Charlie ». Quand une partie des musulmans – sans adhérer à l’attentat propre- ment dit – considèrent que Charlie Hebdo a été « islamophobe » (7), il était difficile dans ce contexte de laisser entendre que l’islam était tota- lement extérieur à tout ce qui venait de se passer. Il en a été tout autre- ment à la suite des attentats du 13 novembre car les terroristes com- mirent ce qu’on appelle un « meurtre de masse », leur cible étant prise à l’aveugle (même si les lieux choisis étaient considérés comme des lieux de « mécréance »). Des sociologues des religions, comme Olivier Roy, ont affirmé qu’on assistait davantage, chez les tueurs, à une « islamisa-

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tion de la radicalité » plutôt qu’à une « radicalisation de l’islam (8) ». Il faut donc bien distinguer entre salafisme et djihadisme ; Raphaël Lio- gier va plus loin puisqu’il affirme que « djihadisme n’est pas synonyme de terrorisme » et il dénonce cet « imaginaire culturel » qui, à propos de ceux qui partent en Syrie pour faire le djihad, nous conduirait « à traiter ces jeunes comme s’ils représentaient une menace pour la sécurité inté- rieure française (sic) » (9). Ces interprétations académiques contournées ont conduit cer- tains à résumer qu’il existerait deux bassins étanches : le « bassin du terrorisme », qui ne serait formé que par Internet, avec des « imams Google » (thèse trop commode selon certains (10)) ou des « imams autoproclamés », comme ces caïds de prison ayant pris de l’ascendant sur les autres après leur conversion à l’islam politique, et le « bassin de l’islamisme radical », appelant « paisiblement », pourrait-on dire, à la sécession avec les règles de la République, voire à la haine et à la rupture avec l’Occident mais qui n’aurait rien à voir avec le terrorisme. « Mélanger le fait religieux et le fait terroriste » serait, selon Pierre Rosanvallon, un « défaut d’analyse qui constitue un obstacle à la lutte contre le terrorisme » (11). Et si ce n’était pas au contraire l’inverse ? Si le « défaut d’analyse » ne résidait pas plutôt dans cette volonté de trop « particulariser » le ter- rorisme, de faire de ses acteurs de simples « poissons sans eau, hors sol, déterritorialisés » (Rosanvallon) ? Précisons. Des experts, comme Olivier Roy ou Raphaël Liogier, ont parfaitement raison d’individualiser deux problèmes distincts posés par l’islamisme : la montée des incivilités anti- républicaines et le terrorisme. Ce sont deux « démarches » très différentes en intensité et qui répondent à des problématiques très spécifiques. Mais ne serait-ce pas une erreur de croire, comme le laissent penser certains, que ces deux domaines seraient totalement étanches par principe ? Il faut peut-être rappeler ici ce qu’est l’islam politique, qu’on appelle en France « l’islamisme », voire, pour se rassurer « l’islamisme radical ». C’est une doctrine qui prend son essor au milieu du XXe siècle dont l’un des plus fameux théoriciens fut Sayyed Qutb (1906-1966), inspirateur des Frères musulmans, qui, dans son livre le plus célèbre, Ma’alim fi tarîq (Jalons sur la route ou Signes de piste, 1968), a tout fait pour ériger le « djihad

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offensif » en sixième pilier de l’islam. Pour Qutb, qui a été envoyé par le gouvernement égyptien aux États-Unis à la fin des années quarante pour y étudier le système éducatif, la société occidentale est malade de son éco- nomisme et de son libéralisme. C’est une société infantile et décadente. Qutb note assez finement que le peuple américain a atteint « des sommi- tés dans les domaines de la science [...], cependant qu’il est au stade pri- mitif dans les domaines des sentiments et du comportement, ne dépas- sant guère l’état de la première humanité, voire plus bas encore ». Pour se protéger d’une telle décadence, il faut, selon lui, revenir aux valeurs fondamentales de l’islam. Le monde se divise dès lors en deux : le parti de Dieu et le parti de Satan, constitué des non-musulmans (les mécréants) mais aussi de tous les « musulmans perdus » (ou encore « traîtres »). Le parti de Satan doit être éliminé par tous les moyens pour instaurer un monde gouverné par un califat universel où régnera la charia. À noter que pour l’islam dit politique, les musulmans n’ont pas de patrie, il n’existe que la hakimiyya, la souveraineté de Dieu. Le vrai musulman n’a donc qu’une seule nationalité, l’islam. Le patriotisme est condamné ; c’est la « mondialisation heureuse » version islamique. Les djihadistes qui ont agi le 13 novembre ne sont donc pas, dans leur esprit, des Français mais des musulmans qui n’ont d’autre patrie que l’oumma. Le projet de subversion des règles, notamment démocratiques, est clairement affiché. En 2002, à Rome, un cheikh déclare aux Occidentaux : « Avec vos lois démocratiques, nous vous coloniserons. Avec nos lois coraniques, nous vous dominerons. (12) » N’y a-t-il aucun lien entre ce discours fonda- mentaliste et le terrorisme ?

Le « contexte » mafieux

La notion de « zones grises », telle qu’elle a été étudiée par la cri- minologie des phénomènes mafieux, permet d’apporter, me semble- t-il, un début de réponse à cette question de l’étanchéité entre dji- hadisme et fondamentalisme (13). Certes, il existe beaucoup de différences entre la mafia et le terrorisme – même si la mafia sici- lienne des années soixante-dix-quatre-vingt a connu une évolution

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terroriste du fait de la folie de son principal chef de l’époque, le boss Toto Riina – et on doit aussi admettre que cette théorie de la « zone grise » fait parfois encore débat dans la communauté scientifique. Il n’en demeure pas moins que les études que j’ai menées sur ces questions en Calabre ou à Naples m’ont convaincu de la grande per- tinence de cette thèse (14). Exposons-la brièvement. La notion de « zones grises » a été pour la première fois évoquée par l’auteur de l’émouvant Si c’est un homme, Primo Levi, qui en a esquissé les grandes lignes dans le premier cha- pitre de son autre livre majeur, I Sommersi e i salvati (les Naufragés et les rescapés). Il y évoquait dans les camps cette « zone d’ambiguïtés qu’irradient les régimes fondés sur la terreur et la soumission » (15). Comme les mafias imposent aussi « la terreur et la soumission », cette théorie de la « zone grise » a pu être transposée à la question mafieuse. Les spécialistes de la mafia savent que cette aristocratie criminelle n’a rien du vulgaire gangstérisme. Comme le soulignait le juge Falcone, la mafia est autant un « phénomène culturel » qu’un « phénomène criminel ». Elle fait régner, dans les zones où elle exerce son pouvoir, un véritable « ordre mafieux ». Et, dans ce cadre, ce ne sont pas les tueurs de la mafia qui constituent la clé de la puissance de cette der- nière mais bien d’autres acteurs, notamment des élites économiques et politiques, qui vivent le plus souvent en dehors de la mafia. Selon l’expression du sociologue Nando Dalla Chiesa, « la puissance de la mafia gît en dehors de la mafia » (16). Revenons donc à la question du terrorisme islamique. On peut se rassurer en se disant que ce dernier ne se pose qu’en termes de « révolte des jeunes » et non de « révolte de l’islam », comme l’affirme Olivier Roy dans l’article précité du Monde du 24 novembre 2015. Ainsi le jeune djihadiste ne serait que « l’arbre qui cache la forêt » d’un isla- misme qui, lui, ne poserait pas de souci. Mais, comme le suggérait jus- tement le philo­sophe Abdennour Bidar, il faut peut-être quand même s’interroger sur « l’état réel de la forêt » dans laquelle un tel arbre a pu prendre racine (17). Existe-t-il des « bassins salafistes » qui jouent le même rôle d’accélérateur de particules que ce qu’on a pu appeler les « bassins mafieux » ? Je ne suis pas expert de la question djihadiste

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pour répondre avec certitude mais, en tant que spécialiste de la mafia, je me permets juste de souligner quelques rapprochements troublants avec les « bassin mafieux ». Pour résumer, bornons-nous à rappeler, comme le soulignait le grand écrivain sicilien Leonardo Sciascia, qu’il y a toujours un contexte à partir duquel les tueurs apparaissent. C’est tout le thème de son célèbre roman, Il Contesto. Una parodia (le Contexte, 1971). Ce « contexte », c’est ce que la criminologie appelle l’« ordre mafieux » qui est concurrent, voire plus puissant que « l’ordre légal », mais par- faitement dissimulé. Dans ce cadre, la justice antimafia sait fort bien qu’une longue chaîne criminelle particulièrement complexe s’arti- cule à partir de l’acteur légal chimiquement pur – ce sont des arché- types – pour aboutir jusqu’à l’acteur criminel total (le mafieux). Entre les deux, il y a toute une gamme de nuances, allant de l’acteur soumis à l’acteur complice, en passant par l’acteur dépendant et l’acteur instrumental (18), sans parler des politiciens « en odeur de mafia » qui pactisent avec les clans pour obtenir des voix (voto di scambio) et pour s’assurer la « paix sociale » (pax mafiosa). Cette vaste chaîne cri- minelle, bien mise en valeur par la jurisprudence italienne, permet de rendre compte de liaisons dangereuses – ce que j’appelle le conti- nuum sournois (« sournois » parce que rien n’implique qu’un « acteur soumis » puisse nécessairement devenir un « acteur mafieux », mais il a plus de chance de le devenir que dans un bassin normal). Face à des situations aussi intriquées, la justice est conduite à étudier avec une particulière attention la nature du « concours externe » offert par chaque acteur « légal » à l’association mafieuse et à étudier son degré de responsabilité (notamment le caractère synallagmatique ou non de l’échange de faveurs). Bref, si on ose appliquer ce cadre interprétatif à certains quartiers de banlieue où souffle un vent puissant de salafisation, on voit que certains parallèles sont frappants. Il existe aujourd’hui, dans certains quartiers, la mise en place d’un « ordre salafiste », qui s’exprime par une pression religieuse qui relève très clairement des logiques de « contrôle de territoire » que connaissent très bien les spécialistes de la mafia. Cette salafisation est favorisée par uneorthopraxie qui crée

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une pression plus forte sur les comportements, chacun étant incité à copier les plus radicaux de peur de passer pour un « mécréant ». Par exemple, qui ne respecte pas le ramadan dans certains quartiers se voit aujourd’hui stigmatisé. C’est le constat fait par des travaux savants de sociologues reconnus, comme Gilles Kepel, qui, dans Pas- sion française, témoigne des mutations des banlieues françaises dont il a été le témoin depuis ses premières études des années quatre- vingt, notamment les Banlieues de l’islam (1987). « Avec un quart de siècle de recul, j’ai observé de visu les bouleversements qui s’y sont produits, maintenant que les immigrés d’antan (sic) ont cédé la pre- mière place aux “jeunes des cités” nés ou ayant grandi en France dans leur immense majorité. » Sans nier qu’une fraction ait pu accéder à une forme de « méritocratie républicaine », ce qui frappe Kepel est la « transmutation » advenue dans certains « quartiers », avec « l’essor des marqueurs de l’islam, qui scandent désormais le paysage urbain des tours, des barres[...], l’ubiquité des enseignes halal, la prégnance du port du voile, la généralisation du jeûne du ramadan ». Mais ce qui le saisit le plus, c’est, écrit-il, « la présence ostensible du salafisme – favorisée par l’accoutrement spécifique des adeptes ». C’est selon lui un « symptôme nouveau et fulgurant » depuis 2005. Et Kepel de noter à propos de cette réalité nouvelle : « Elle exprime une rupture en valeurs avec la société française, une volonté de la subvertir morale- ment et juridiquement, qu’il serait illusoire de se dissimuler [souligné par nous]. (19) »

« Environnement propice » aux illégalités

Si le constat de ces spécialistes est le bon (20), il existerait donc dans certains quartiers de nos banlieues un « ordre islamiste », frayant souvent avec les caïds (car le facteur criminel est rarement absent dans les phénomènes de contrôle de territoire), qui cherche à se mettre en place et qui bafoue l’ordre républicain pour le « subver- tir moralement et juridiquement », comme l’ordre mafieux bafoue l’ordre légal et le subvertit juridiquement. Il impose des règles de

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rupture visant à créer une « contre-société » (en matière vestimen- taire, alimentaire, sexuelle, culturelle, etc.) qui ne conduisent pas nécessairement au terrorisme – Liogier et Roy ont raison – mais qui favorisent en banlieue ce que certains témoins ont appelé « le déchirement du lien social, la remise en cause des valeurs égalitaires, l’apparition d’une jeunesse sur le point de faire sécession » (21). Ces facteurs construisent un « environnement propice » à toute forme d’illégalités et de ruptures par mimétisme ou « opportunité associa- tive » (selon Clotilde Champeyrache). Prenons l’exemple de Molen- beek, cette banlieue de Bruxelles devenue un foyer de l’islamisme radical. Beaucoup des terroristes passés par la Syrie et qui ont sévi en France en sont issus. Ce nid de terroristes n’est pas « déterri- torialisé » ; il est au contraire très incarné dans une histoire assez bien connue des criminologues qui rattachent sa « salafisation » au fait que le roi des Belges, dans les années soixante-dix, a laissé les Saoudiens mettre la main sur la principale mosquée des environs, la transformant en une couveuse du salafisme radical et, chez cer- tains, du terrorisme djihadiste. Des associations, comme Sharia4Bel- gium, n’hésitent pas à proclamer aux autochtones : « Préparez-vous à déménager. Les musulmans sont venus pour rester. » Certains des membres de cette association « culturelle » ont été traduits en justice car les autorités belges estiment que « sur les trois cents à quatre cents Belges partis faire la guerre sainte, dix pour cent étaient membres ou gravitaient autour de Sharia4Belgium ». On ne peut donc pas faire comme si le terrorisme était, comme l’écrit Pierre Rosanvallon, totalement « déterritorialisé » et qu’il n’avait pas de lien avec l’islamisme radical. Si ce lien n’est pas automatique – com- ment le pourrait-il puisque les spécialistes reconnaissent qu’il n’y a pas de « profil-type » des terroristes (certains venant de milieux religieux, d’autres non, certains appartenant aux milieux populaires, d’autres aux classes moyennes, etc.) –, on peut en revanche admettre qu’il existe un « continuum complexe » entre ces deux sphères djiha- distes et salafistes. Au fond, comme le résume l’historien du droit François Saint-Bonnet, l’incivilité profonde qu’exprime le projet salafiste, même quiétiste (c’est-à-dire en théorie pacifique) peut bien

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être « sans commune mesure avec le djihadisme par son intensité, mais elle n’est sans doute pas sans rapport avec sa nature : dans les deux cas, il s’agit de gens qui se sentent en marge ou hors de la Répu- blique » (22) et, pourrait-on ajouter, qui appellent à en subvertir, voire à en combattre les principes.

« Favoriser le processus de dissociation »

Pourquoi est-ce important de souligner ce continuum complexe ? Parce que la grande leçon italienne de lutte contre le phénomène mafieux, qui avait muté, on l’a dit, en phénomène terroriste dans les années soixante-dix-quatre-vingt, c’est qu’on ne peut pas lutter effi- cacement contre une telle menace criminelle en ne s’attaquant qu’à son aile militaire (en l’espèce aux seuls killers terroristes), à l’instar des politiciens berlusconiens qui appelaient même, comme Pietro Lunardi, « à apprendre à vivre avec la mafia » ! Il est essentiel à saisir que la clé du succès italien dans sa lutte contre le péril terroristico- mafieux fut d’avoir compris qu’à côté de l’action répressive et mili- taire, il était nécessaire – c’est tout le sens du combat antimafia mené par le juge Falcone et ses proches – d’entreprendre un vaste travail de lutte contre la « culture mafieuse » dans les « bassins mafieux », en cherchant au maximum à favoriser les processus de dissociation, non seulement au cœur de l’association mafieuse, mais, plus largement, parmi les populations, pour qu’elles cessent d’adhérer aux « valeurs » de la mafia. La justice a cherché à briser ce « consensus mafieux » qui permettait à Cosa Nostra de prospérer en Sicile comme « un poisson dans l’eau », souvent avec l’appui de politiques et d’anthropologues, complices ou aveugles, proclamant à l’instar de Giuseppe Pitrè que « la mafia n’existe pas ». Combattre ce déni fut une phase essentielle de la lutte antimafia qui a dû ensuite passer par une autre étape, ce qu’on a appelé en Italie la « culture de la légalité » ; apprendre aux populations soumises à l’ordre mafieux à savoir respecter l’État, la loi, avoir confiance dans la justice, cesser de croire que la justice duboss est plus légitime que celle de l’État, etc. Cela suppose évidemment que les

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institutions montrent l’exemple (d’où la nécessité de mener une lutte prioritaire contre tous les élus « en odeur de mafia » (23)). Ce n’est qu’avec ce travail essentiel, souvent douloureux, au cœur de la société civile, avec l’appui d’associations antimafia (parfois hélas subverties elles-mêmes par la mafia) que le phénomène mafieux a pu être sérieu- sement endigué en Sicile dans les années quatre-vingt-dix-deux mille. Appliqué à la situation française, nous avons l’intuition qu’un parallèle peut, avec les réserves d’usage, être effectué. Lutter contre le terrorisme djihadiste est essentiel, comme lutter contre la mafia mili- taire. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut aussi lutter contre le fonda- mentalisme qui subvertit les esprits et il faut se défier de ceux qui, en apparence et parfois avec de bonnes raisons, estiment que ce sont deux choses totalement différentes. Ce fut aussi l’illusion ou la ruse des élites en odeur de mafia en Sicile : « Nous n’avons rien à voir avec ces criminels. » Et, pourtant, en coulisses, ces esprits impérieux contri- buaient à entretenir « l’ordre mafieux », comme ceux qui font régner en banlieue une pression religieuse empêchant les autres musulmans de pratiquer leur religion « librement et gentiment », selon les mots de Danielle. Ils incitent aux logiques de rupture, tout en s’en démarquant officiellement dès qu’elles se produisent. Il semble donc important de mener la lutte sur plusieurs fronts. Celui de la légalité n’est pas le moindre, d’autant que la tâche est autrement plus ardue qu’en Sicile. Car on ne s’attaque pas aussi facilement à un courant religieux qui se pare de la puissance du sacré pour délégitimer les lois de la Répu- blique ; la « culture de la légalité » doit aujourd’hui devenir le défi français dans les banlieues. Le mot « République » ne peut plus être seulement incantatoire. Il faut le faire respecter en pratique. Quid de l’égalité entre les hommes et les femmes, de la laïcité, de la liberté d’expression, de la liberté de conscience (et donc le droit de ne pas croire) ? Quid de ces combats alimentaires ou vestimentaires, comme ces longues robes noires et ces turbans sophistiqués qui, aux dires des enseignants du secondaire, permettent aux jeunes filles de braver l’ad- ministration en contournant l’interdiction du voile prévue par la loi de 2004 ? Certes, il faut prendre en compte l’esprit de la « jeunesse en rébellion » qui utilise les armes de son époque pour provoquer ; ce qui

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n’est pas très grave si les adultes donnent le « bon exemple ». Or quid de cet islam radical (certes généralement non terroriste) qui, selon les remontées de terrain, pousse à la rupture, à la polygamie, aux mariages forcés, au port du voile intégral, à la séparation du hallal, à la condam- nation à mort de l’apostasie ? Quid de ces « pactes scélérats » entre des élus locaux et des associations culturelles douteuses pour obtenir des voix en contrepartie de faveurs ? Quid de ces liens secrets avec des pétromonarchies qui transforment les « damnés de la Terre » en vassaux des pires puissances ? Il faut écouter tous ces musulmans dits « modérés » qui nous alertent sur les conséquences de telles dérives (24). Autant de questions qui méritent d’être clairement posées pour éviter de faire les mêmes erreurs que les Siciliens des années cinquante- soixante qui se voilaient la face quand il était encore temps d’agir. Ce que l’historien Michele Pantaleone a appelé les « occasions man- quées » (25). Pour lui, tous ceux qui criaient au « pas d’amalgame » dès qu’un meurtre mafieux se pratiquait ont contribué à rendre la situation proprement explosive. Ils l’ont fait soit par peur ou par aveuglement – « les gens normaux ne savent pas que tout est pos- sible », disait David Rousset –, soit par volonté de se démarquer du « sens commun », comme certains intellectuels, soit par déni intéressé, comme certains hommes politiques qui niaient la complexité du péril criminel. Un schéma qui nous semble hélas de plus en plus familier.

1. Jacques Derrida, Foi et savoir, Le Seuil, 2001, p. 14. L’auteur de ces lignes n’avait pas lu l’essai de Jean Birnbaum, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Seuil, 2016, avant d’écrire cet article en décembre 2015. Il ne peut que renvoyer le lecteur à cet essai pour compléter la première partie de l’article. 2. David Hume, l’Histoire naturelle de la religion et autres essais sur la religion, Vrin, 1971, p. 33 et sui- vantes ; voir aussi Christian Godin, le Soupir de la créature accablée. La religion aujourd’hui, Mimesis, 2015, p. 49 et suivantes. 3. Voir l’entretien de Rémi Brague, « La législation d’origine divine constitue le centre de l’Islam », , 28-29 novembre 2015. 4. « Je propose que cette dame soit notre nouvelle Marianne », a même suggéré un écrivain, Mabrouck Rachedi. 5. Le Monde, 5 décembre 2015. 6. Le Figaro, 30 novembre 2015. 7. On lira sur ce point notre dernier essai, Blasphème. Brève histoire d’un « crime imaginaire », Gallimard, 2016. 8. Le Monde, 24 novembre 2015. 9. Raphaël Liogier, le Complexe de Suez. Le vrai déclin français, Le Bord de l’eau, 2015, p. 48-50. L’au- teur ajoute, il est vrai dans un texte écrit avant les massacres du Bataclan, que le geste d’aller en Syrie « n’équivaut absolument pas à vouloir attaquer l’Europe ». Cette analyse semble, à tout le moins, avoir péché par excès d’optimisme. 10. Selon Benjamin Ducol, il ne faut pas exagérer la place d’Internet, même si elle peut être centrale à un moment précis du processus de « radicalisation » (« Devenir djihadiste à l’ère numérique. Une approche processuelle et situationnelle de l’engagement djihadiste au regard du Web », thèse, université Laval,

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Québec, 2015). 11. Voir l’entretien de Pierre Rosanvallon au Monde, 5 décembre 2015. 12. Propos tenus en 2002 à Rome par le cheikh Youssef al-Qaradawi, l’un des principaux dirigeants des Frères musulmans, président d’un Conseil européen de la fatwa et de la recherche (CEFR) créé auprès de l’UOIE (Union des organisations islamiques européennes) ; voir Claude Sicard, le Face-à-face islam-chré- tienté. Quel destin pour l’Europe ?, François-Xavier de Guibert, 2009. 13. Sur ces questions de « zones grises », voir Alessandra Dino (dir.), Criminalità dei potenti e metodo mafioso, Mimesis, 2009. 14. J’ai procédé à l’analyse de ces « zones grises » en prenant notamment l’exemple de l’infiltration des loges maçonniques par les clans mafieux de Calabre dans les années quatre-vingt-dix (« Mafia, masso- neria e zone grigie alla fine del XX secolo : il caso Calabria », in Jean-François Gayraud et Jacques de Saint Victor, Nuovi orizzonti del crimine organizzato, Edizioni di Storia e studi sociali, 2013, p. 29-67 ; voir aussi « Les “Santisti” de Calabre. Loges maçonniques, mafia et “zones grises” à la fin du eXX siècle », in Annuaire de l’Institut Michel Villey, vol. 5, 2013, p. 83-105). 15. Primo Levi, les Naufragés et les rescapés (1986), Gallimard, 1989, p. 57. 16. Je me permets, sur tous ces points, de renvoyer à mon livre, Un pouvoir invisible. Les mafias et la société démocratique, Gallimard, 2012, p. 285 et suivantes. 17. Le Monde, 23 mars 2012, tribune publiée à la suite de « l’affaire Merah ». 18. Comme par exemple la multinationale qui, en s’implantant sur un territoire « tenu » par la mafia, décide de passer un pacte de non-agression avec les clans locaux, favorisant ainsi la légitimité de ces derniers. 19. Gilles Kepel, Passions françaises. Les voix des cités, Gallimard, 2014, p. 20. Christian Godin, à propos de la focalisation sur la nourriture hallal, va jusqu’à parler d’un « djihad symbolique » (le Soupir de la créature accablée, op. cit., p. 213). 20. Cette analyse répond à celles des opérateurs de terrain mais quelques sociologues en doutent ; voir Raphaël Liogier, le Mythe de l’islamisation, Seuil, 2012, qui parle d’une « obsession collective ». Il voit un « nouveau racisme culturel » qui serait alimenté par « le fantasme d’une colonisation inversée ». 21. Voir la tribune de l’historien du droit Thomas Branthôme, « Ne plus vivre comme avant », Libération du 26 novembre 2015. 22. François Saint Bonnet, « L’idéologie djihadiste et la modernité », la Vie des idées, 10 mars 2015 (sou- ligné par nous). 23. D’où la mise en place d’une infraction spécifique contre les élus corrompus, l’art. 416 ter du Code pénal italien, modifié en 2014, « scambio elettorale politico-mafioso ». 24. Voir, parmi une littérature minoritaire mais nullement isolée, Waleed al-Husseini, Blasphème, Grasset, 2015. Al-Husseini, jadis emprisonné par l’Autorité palestinienne pour avoir « blasphémé », s’est retrouvé dans nos banlieues, effrayé par la domination de l’islamisme. 25. Michele Pantaleone, Mafia e politica. 1943-1962, Einaudi, 1962.

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› Richard Millet

n ne comprendra rien à la question du bien, aujourd’hui, si l’on ne garde à l’esprit qu’il est l’exact contraire de ce qu’il prétend être, et que son exis- tence, illégitime, doit être combattue par les amis de la vérité, qui sont un autre nom de l’écrivain. OCette inversion scélérate, Guy Debord et Jean Baudrillard l’ont depuis longtemps interrogée et théorisée sous le nom de spectacle ou de simulacre. L’anthropologie de René Girard permet également, à travers la victime émissaire, d’y voir clair dans une question qui ressort à ce que j’ai nommé ailleurs le parti dévot et que l’expression « clan du bien » restreint quelque peu, surtout à la rapporter à ce qu’un autre scrutateur Richard Millet est écrivain et éditeur. Derniers ouvrages publiés : Israël des inversions contemporaines, Philippe depuis Beaufort (Les Provinciales, Muray, appelait l’empire du Bien. Le mot 2015) et Tuer (Léo Scheer, 2015). « clan » est la version noble de « clique », qui fleure bon le discours de l’extrême gauche des années Mao dont les vétérans et les descen- dants ont pris et institutionnalisé le pouvoir, en France, sous le nom de « culture » ou, puisque nous sommes entrés dans une ère post-­ humaniste, « le culturel », lequel reprend, en le pervertissant, la théorie de Gramsci sur le pouvoir culturel comme arme majeure du capita-

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lisme, tandis que le clan du bien se pérennise par cooptation népo- tiste, consanguine, quasi mafieuse, notamment dans sa dimension médiatico-­littéraire, laquelle se veut d’autant plus « vigilante » que sa dimension symbolique s’érode au profit de son simulacre économique. Qu’on me permette, pour illustrer mon propos, de revenir sur une affaire qui porte mon nom (1) et qui, à la fin de l’été 2012, dans la presse française et internationale, et depuis le folliculaire de province jusqu’au Premier ministre de l’époque, en passant par les anonymes du Web, les catho de gauche, les gauchistes libéraux, depuis d’obscurs écrivains jusqu’à un irénique Prix Nobel de littérature, m’a valu le déluge d’anathèmes réservé aux vrais dissidents – j’use là d’un voca- bulaire qui, cette fois, évoque l’Union soviétique, le procès qui m’a été fait rappelant le stalinisme, m’a écrit alors la grande romancière estonienne Viivi Luik, qui sait de quoi elle parle. Quant à la critique du système ou à la rébellion, le bien les autorise à condition qu’elles servent un consensus dont les piliers sont les droits de l’homme, l’anti­ racisme idéologique et l’action humanitaire – soit ce qu’Althusser appelait des appareils idéologiques d’État. Fin août 2012, j’ai donc publié aux éditions Pierre-Guillaume de Roux trois petits livres ; un récit, Intérieur avec deux femmes ; un pam- phlet, De l’antiracisme comme terreur littéraire ; et un essai dont je donne le titre entier : Langue fantôme, essai sur la paupérisation de la littérature, suivi de Éloge littéraire d’Anders Breivik. Sur ces trois livres qui consti- tuaient un dispositif critique, donc susceptible d’être discuté, on n’a lu que le titre du dernier texte du troisième livre : Éloge littéraire d’Anders Breivik, en occultant l’épithète « littéraire », dont on a fait mine de ne pas voir l’ironie pour m’accuser d’avoir fait l’éloge d’un tueur de masse et oublier que je condamne ses crimes dans le corps du texte. Le corps d’un texte est précisément ce qui dérange la corporation du bien, laquelle ne lit plus depuis longtemps, non seulement parce qu’il n’y a plus grand- chose à lire, dans un monde entièrement inversé, mais parce que ce qui reste lisible (la vraie littérature) ne peut que s’insurger contre les fausses valeurs du système (autre nom du bien). Mon corps lui-même était devenu un tel objet d’opprobre que le parti dévot, malgré mes explica- tions publiques, et après une campagne très active et une pétition signée

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par plus de cent écrivains et quelques sermons prétendument voltairiens, a obtenu ma démission du comité de lecture des Éditions Gallimard, ce qui revenait à me tuer symboliquement. Les noms de ces écrivaillons, je ne les donnerai pas : ils sont insignifiants, interchangeables, pure éma- nation d’un clan qui constitue une figure collective du mal qui court à travers les siècles et emprunte les voix du mensonge, de la haine et de l’unanimité violente contre une victime idéale. Mon employeur m’ayant déclaré : « Vous lirez désormais chez vous », je me suis trouvé relégué dans ma banlieue, dépossédé de toute fonc- tion éditoriale pendant près de trois ans, jusqu’à ce que Léo Scheer, un homme libre, me propose de relancer sa Revue littéraire, devenant par la même occasion mon nouvel éditeur, puisque la maison Gallimard a décidé de ne plus me publier. Un relégué, aujourd’hui, c’est donc un banlieusard – un homme mis au ban, un banni ; et non seulement banni physiquement mais, pour l’écrivain, un homme dont les livres sont passés sous silence dans la presse dite littéraire, à deux ou trois exceptions près, une chienne de garde ayant décrété que parler de moi, désormais, même pour me honnir, revenait à faire encore de la publicité à un écrivain « nauséabond ». Depuis le temps que je pue, il me semble que je devrais habiter mon propre cadavre ; or, je prétends être en vie et continuer à écrire, même dans les grandes forêts de la banlieue. Le silence possède, en cette étrange contrée, des vertus qu’il n’a pas à Paris – « Paris » en tant que label « littéraire » dont le consensus révèle le mouvement puissamment centrifuge, comme pour la bêtise ou la ter- reur. C’est pour cette raison que je n’ai bénéficié, en 2012, d’aucune contre-pétition, contrairement à ce qui s’était passé, en 1999, dans l’af- faire Renaud Camus. La haine battait son plein ; la peur aussi. J’étais seul. Les soutiens publics ont été trop rares pour que je ne cite pas ici les noms de Gabriel Matzneff, de Denis Tillinac, de Patrick Besson, de Bruno de Cessole. Mais les témoignages privés remplissent un gros car- ton qui est une des choses précieuses que je laisserai. La solitude est le lot de l’écrivain – davantage : la voie étroite qui lui garantit son salut littéraire ; aussi ne doit-il pas s’en plaindre. Pour ma part, j’en ai fait mon sel en altitude intérieure, et si je descends encore dans la plaine, c’est que je suis en guerre, et mes ennemis toujours actifs. Je ne me veux

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pas un martyr et ne me plains de rien, quoi qu’en aient pensé les fils d’archevêques qui ont vu une gémissante complaisance dans le texte que j’ai alors publié dans l’Express (« Pourquoi me tuez-vous ? ») et, début 2014, dans ma Lettre aux Norvégiens sur la littérature et les victimes, en même temps que Charlotte Salomon, précédé d’une Lettre à Luc Bondy. Charlotte Salomon est le livret d’un opéra que m’avait demandé, pour le festival de Salzbourg, le compositeur Marc-André Dalbavie et dont le metteur en scène, Luc Bondy, m’avait exclu de peur que je nuisisse à sa carrière – les conséquences d’une telle décision, nouvel avatar de mon affaire, étant aussi financières, Bondy me privant là d’une importante source de revenus.

À toutes mes disgrâces j’ajoute celle d’être catholique

Au silence médiatique, j’oppose ma singularité d’écrivain : vous me passez sous silence ? Je vous renvoie le silence où tomberont vos écrits, signifiais-je aux plumitifs qui me chassaient du milieu littéraire, vos insultes, elles, restant dans la logique d’une « affaire » qui fait à présent partie de mon « œuvre ». Le moins narcissique des écrivains se trouvait soudain exposé à l’obscène lumière de l’injure publique. Il me fallait expliquer à mes filles, inquiètes, ce que c’était que le mécanisme de la victime émissaire. Car on avait fini par me reprocher tout ce que j’écri- vais, sans me lire, bien sûr, depuis la Confession négative et l’Enfer du roman, Réflexions sur la postlittérature, et jusqu’à cet opuscule, Printemps syrien, paru quelques mois plus tôt, et dans lequel je disais qu’il ne fallait pas recommencer avec Bachar al-Assad ce qu’on avait inconsidérément fait avec Saddam Hussein et Kadhafi. Le consensus refuse de dire le réel au profit d’une réalité idéologique qu’il crée de toutes pièces : cela s’appelle aussi la propagande, dont relève la majeure partie de la litté- rature contemporaine. Et c’est pour avoir dénoncé l’insignifiance géné- rale qu’on m’a en vérité banni, puisque le bien est surtout littéraire, en France. Raconter la guerre civile libanaise du point de vue des chrétiens n’est pas bien : il eût fallu le faire du point de vue palestinien, pour ne pas être traité de mercenaire et de phalangiste. Dire, au pays de Boi-

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leau, de Voltaire et de Bernanos, qu’on n’aime pas Jean Echenoz, J.M.G. Le Clézio, Annie Ernaux et bien d’autres écrivains relève du blasphème. « Vous avez donné des noms : vous le paierez », m’avait dit Sollers, en 2005, à propos d’un livre d’entretiens que je venais de publier chez Gal- limard. Avoir raison trop tôt est également funeste. Les thuriféraires de cette nouvelle bigoterie, ces faux dévots pour lesquels ils faut réhabiliter le terme d’hypocrite, sont ceux-là mêmes qui attaquaient Molière, qui écrit dans la préface à sa pièce :

« Les marquis, les précieuses et les médecins ont souf- fert doucement qu’on les ait représentés, et ils ont fait semblant de se divertir, avec tout le monde, des pein- tures que l’on a faites d’eux ; mais les hypocrites n’ont point entendu raillerie ; ils se sont effarouchés d’abord, et ont trouvé étrange que j’eusse la hardiesse de jouer leurs grimaces, et de vouloir décrier un métier dont tant d’honnêtes gens se mêlent. C’est un crime qu’ils ne sau- raient me pardonner ; et ils se sont tous armés contre ma comédie avec une fureur épouvantable. Ils n’ont eu garde de l’attaquer par le côté qui les a blessés ; ils sont trop politiques pour cela, et savent trop bien vivre pour découvrir le fond de leur âme. Suivant leur louable cou- tume, ils ont couvert leurs intérêts de la cause de Dieu ; et le Tartuffe, dans leur bouche, est une pièce qui offense la piété. Elle est, d’un bout à l’autre, pleine d’abomina- tions, et l’on n’y trouve rien qui ne mérite le feu. »

Remplacez « marquis », « précieuses », « médecins », par « écrivains », « journalistes », « politiques », substituez à Tartuffe l’Éloge littéraire d’An- ders Breivik, et à Dieu l’idéologie éthico-politique appelée bien, et vous verrez se dessiner la cohorte des hypocrites contemporains qui voient dans mon texte un « pamphlet fasciste », et son auteur un être digne du bûcher – en l’occurrence le bannissement social et le silence médiatique. À force de tout « excuser » au nom de la vérité psycho-sociale de l’indi- vidu, le parti dévot a fait de l’hypocrisie non plus une forme de péché

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ou de vice, mais un système de gouvernement des esprits. Je ne me tairai pas. La seule qualité de silence que je revendique est celle qui peut rendre musicale l’écriture ; ou bien celle de la prière ; car à toutes mes disgrâces, j’ajoute celle d’être un catholique tendance Léon Bloy, c’est-à-dire un électron libre dans un dispositif qui n’enre- gistre pas ce que je suis comme relevant d’une singularité « positive » – l’époque étant tout entière au positivisme humanitariste, depuis Carrefour, inventeur du barbarisme « positiver », jusqu’aux zélotes de l’aveuglement subliminal qui confondent la charité et le charity business, le bien et le spectacle échangeant leurs vertus comme Mark Zuckerberg qui, devenu « papa », lèguera 99 % de ses actions, soit 45 milliards de dollars, à la fondation qu’il vient de créer. On me rétorquera que les « réacs » (euphémisation de « fachos ») sont en passe de devenir tendance et qu’ils appartiennent eux aussi au clan du bien ; qu’ils ont pignon sur rue, voire du succès, comme Philippe Muray, dont la fortune posthume est considérable, et comme Alain Finkielkraut, Éric Zemmour, Michel Onfray, Jean-Claude Michéa, Jean Clair, Élisabeth Lévy, voire Alain de Benoist et Philippe de Villiers, moi-même n’étant pas si exclu que je le dis... N’entrons pas là dans une confusion qui sert les intérêts du bien. Muray est mort, tout comme Debord, dont on tire les couvertures à hue et à dia. Zemmour est un journaliste à succès ; Finkielkraut un académicien ; Onfray un talentueux vulgarisateur philosophique qui tire les leçons d’impostures politico-culturelles qui ne trompent d’ailleurs plus grand monde. Ils jouent un rôle important dans le système médiatico-­littéraire fran- çais. Ce ne sont pas des écrivains. Restent donc les écrivains : Michel Houellebecq, Renaud Camus, Marc-Édouard Nabe, moi-même, quelques autres… Le premier est protégé par son phénoménal succès. Camus et Nabe sont sortis du système : ils se publient eux-mêmes, tandis que je demeure aux marges, à la lisière, en franc-tireur, ce que, en fin de compte, j’ai toujours été, même lorsque je servais les inté- rêts de la maison Gallimard, dont la gloire est d’avoir publié à la fois Gide, Valéry, Claudel et de jeunes loups qui se moquaient vivement de ces derniers, d’Aragon à Céline, Artaud, Sartre, Genet, Bataille, etc. L’extraordinaire et véhémente liberté de ce temps-là n’est plus qu’un

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songe : le bien a réglé la question de la décadence par l’horizontalité relativiste, pour laquelle il n’y a plus d’échelle de valeurs, donc plus de critique recevable, tout se valant, d’une façon ou d’une autre, sous le registre du droit ou de la tolérance : la pléiadisation de d’Ormesson, après Vian et Prévert, le prouvant à l’envi, ce qu’on met là sur le même plan faussant les perspectives d’un héritage que l’éducation nationale a puissamment contribué à miner jusqu’à le muer en refus d’hériter au nom même du culturel. Qu’est-ce qu’un écrivain, dans l’inversion générale des valeurs et des rôles ? Un intellectuel engagé ? Un homme dégagé, plutôt, si on m’autorise un de ces jeux de mots chers à la postmodernité, qui a fait du « ludique » un des atouts. Un homme qui fait l’expérience d’une liberté si difficile, par moments, qu’il peut être tenté de regretter l’époque où il croyait avec les autres à la pérennité de la culture, ce qui, pour parler un langage devenu inaudible, est une ruse du démon. Le bien est avant tout une affaire de langage, et l’écrivain s’efforce de maintenir la langue à une hauteur où la beauté soit l’expression du vrai, en un temps qui voit la défaite du héros, après la chute du Père et la mort de Dieu. Il lui revient aussi de dire le monde, d’appeler un chat un chat, ce qui paraissait la moindre des choses à nos pères, de lutter contre l’incessante euphémisation que le politiquement correct (encore un autre nom du bien) opère dans une langue qu’on n’enseigne plus comme ciment national, c’est-à-dire littéraire – car la littérature peut dire la réalité totalisante et coercitive d’un bien qui se présente comme le paradis acéphale du présent perpétuel. Comme tout sys- tème totalitaire, fût-il soft, celui du bien fonctionne par l’intimidation et par la propagande ; le dénoncer est une tâche sans fin, l’ennemi se déplaçant sans cesse, s’adaptant, se recomposant au gré des attaques, cherchant même à se prétendre victime d’une menace « fasciste » dont les racines se trouvent dans « les heures les plus sombres de notre his- toire », en réalité en lui-même, dans la souveraineté du mal.

1. C’est aussi le titre d’un livre de Muriel de Rengervé, l’Affaire Richard Millet. Critique de la bien-pensance, publié aux défuntes éditions Jacob Duvernet, en 2103, et qui reparaîtra, revu et augmenté, aux éditions Léo Scheer, en mars 2016. Qu’un tel livre ait été passé sous silence n’a rien d’étonnant dans le monde pseudo-démocratique du bien.

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› Philippe de Villiers

a bien-pensance est une pensée à cloche-pied. Elle réfléchit de guingois, elle boite parce qu’elle croit pou- voir dissocier les deux libéralismes : le sien et celui d’en face ; le libéralisme économique et le libéralisme sociétal. Elle procède d’une double césure : entre la création de Lvaleurs et la création de valeur ajoutée. Entre la famille et la famille de familles, c’est-à-dire la nation. Le libéralisme porté par la bien- pensance emporte tout sur son passage mais la droite bien-pensante ne veut pas le voir. Elle feint de ne pas percevoir que le no frontier du marché planétaire de masse qu’elle appelle de ses vœux rejoint le no limit de l’« homme-nomade » que le libéralisme sociétal entend favo- riser dans le droit-fil du libéralisme économique. La bien-pensance à droite, après avoir accepté la marchandisation du monde, croit pou- voir élever quelques digues contre la marchandisation du vivant et de l’absolu. Mais c’est impossible. Le principe même du laisser-faire est de laisser faire. Car le mondialisme débouche, comme la nuée porte l’orage, sur l’hédonisme consumériste. Les racines historiques de cette bien-pensance sont peut-être les phy- siocrates, sans doute l’orléanisme qui récuse la légitimité pour services rendus et croit pouvoir dissocier l’auctoritas de la potestas. En réalité, la droite bien-pensante est, à son origine, un hybride de la morale bour- geoise, qui substitue les moyens aux fins, et de l’argent, signe extérieur des choix providentiels et de la prédestination. Rousseau et Calvin pré-

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parent le bourgeois Monsieur Bertin d’Ingres dont la montre dans le gousset est à l’heure du monde. En fait, la bien-pensance à droite se nourrit de l’idée marxiste recyclée que ce sont les infrastructures qui créent les superstructures et que c’est la valeur ajoutée qui crée les valeurs. Plus récemment, cette pensée s’est renouvelée et épanouie avec la révolution soixante-huitarde et l’émergence du boboïsme, un hybride venu d’Amérique, le bourgeois-bohème, libéral-libertaire.

Alliance du libéral et du libertaire

La bien-pensance à droite, c’est le no frontier, c’est-à-dire l’idée qu’il faut abattre la frontière, la souveraineté, l’État, la nation. La bien-pensance à gauche, c’est le no limit, avec la création d’un homme générique, désinstitué, désaffilié, désincarné, hermaphrodite, sans sexe ni patrie, l’« homme-nomade » de Jacques Attali, un homme déra- ciné. La différence entre les deux bien-pensances, qui communient au même déracinement du « sauver la planète », se voudrait radicale. La droite rêve de la liberté économique mais sans qu’on touche aux valeurs morales, familiales, etc. La gauche voudrait qu’on préservât la liberté illimitée d’agir sur le matériau humain tout en refusant la liberté économique du mondialisme. Les deux acceptent un capitalisme sans

entrailles, déterritorialisé, libertaire, hors Homme politique et écrivain, sol. Aucune des deux bien-pensances ne Philippe de Villiers est le fondateur peut parvenir à contenir la marchandisation du Mouvement pour la France (MPF) et le créateur du parc du Puy du Fou. du monde. Cette idéologie à double face Dernier ouvrage publié : le Moment a provoqué la sécession des élites et défini est venu de dire ce que j’ai vu (Albin ce qu’Alain Minc a appelé « le cercle de la Michel, 2015). raison », là où l’on pense bien. La bien-pensance, à droite comme à gauche, récuse l’idée de la souveraineté au nom du mondialisme. La souveraineté, c’est le primat d’un pouvoir légitime sur les féodalités et les empires. Les féodalités, aujourd’hui, ce sont les firmes a-nationales. Les empires, c’est le protectorat américain. Comment la droite peut- elle ne pas voir la cohérence du slogan de la firme Apple qui prône le mariage homosexuel au nom du double income, no kid, « double

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revenu, pas d’enfant » ? Le libéral et le libertaire, sans se connaître, se font la courte échelle pour délivrer l’humanité de toutes les pesanteurs des attachements vitaux.

Les démocrates-chrétiens et l’humanitaire

Les chrétiens de droite, ou plutôt les démocrates-chrétiens, croient que la nation est un obstacle à la fraternité cosmique et que la vraie poli- tique, c’est l’humanitaire. Au nom de « l’accueil de l’autre », les démo- crates-chrétiens accélèrent le déracinement de tous les peuples miséreux. Ils déracinent là-bas, ils déracinent chez nous. Cet « accueil de l’autre » est naturellement interprété d’une manière spécieuse, car il encourage le grand remplacement. Ces gens-là acceptent le chassé-croisé démo- graphique giscardien : avortement de masse, immigration de masse. Ils pensent que la politique, c’est l’art de soigner les effets, d’aménager le « vivre ensemble » du multiculturalisme. Ils ne croient donc qu’à l’hu- manitaire. Ils ne comprennent pas que la vraie politique, c’est l’art de soigner les causes. Le vrai politique est un visionnaire, pas un infirmier.

Christianophobie et islamophilie

Au nom du relativisme religieux, il y a une islamophilie rampante, exprimée par Mgr Dubost qui a proposé de transformer les églises en mosquées et par l’épiscopat qui a proposé d’introduire dans chaque paroisse une branche syrienne. Mais il y a surtout un tropisme à la flagellation, à la culpabilisation. La laïcité droit-de-l’hommiste tient lieu de nouvelle religion. M. Baroin, président de l’Association des maires de France, représente bien cette nouvelle figure historique du globaliste laïc – christianophobe et islamophile. Trois jours après les attentats islamistes de novembre, il a brandi un rapport proposant d’interdire les crèches de Noël dans les espaces publics. En d’autres termes, pour extirper l’islamisme, il faut éradiquer le christianisme. Les laïcards font le vide et les islamistes le remplissent.

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Guerre et morale

Ceux qui brandissent la morale finissent toujours dans l’immo- ralité. Au nom des droits de l’homme, on met le feu à la queue du renard et le renard court et brûle toute la forêt. À vouloir se substituer aux peuples et aux États, on met un peu plus de désordre et de confu- sion. C’est du néocolonialisme à la Bernard-Henri Lévy. L’affaire de la Libye en est une bonne illustration. L’affaire du Kosovo et celle de l’Irak aussi. Les guerres de la morale sont une spécialité américaine. L’Amérique n’est pas une nation, c’est une morale, un messianisme en action. Elle est la fille difforme de l’esprit des Lumières. L’ordre des nations est plus incertain mais moins sensible à la contagion du feu. Les nations sont les caissons étanches de la mondialisation. À vouloir faire du monde une seule soute, un seul caisson, on prend le risque d’en faire un Titanic­ géant. Une simple lame de glace suffit à le couler. En ce qui concerne les opérations extérieures actuellement menées par la France, François Hollande est pris dans un piège avec son ami Laurent Fabius. Le piège du Qatar, de l’Arabie saoudite et de la Tur- quie. La France en Syrie fait la politique de l’Otan. Elle continue de soutenir le Front al-Nosra, c’est-à-dire al-Qaida. La responsabilité de François Hollande est très grave. Si la France avait rétabli ses relations diplomatiques avec la Syrie – je l’affirme –, nous aurions accès à tous les renseignements sur le cerveau des attentats du 13 novembre à Paris. Et je pèse mes mots, cet acte de guerre odieux aurait pu être évité.

Propos recueillis par Valérie Toranian

FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 77 TARTUFFE À LA MOSQUÉE

› Philippe Val

était en janvier 1979. Pour leur souhaiter une bonne année, j’appelle mes amis oranais Fatima et Ahmed. Comme d’habitude, ils me harcèlent au téléphone : « Quand viens-tu nous voir ? On t’attend ! Tu viens quand tu veux, pendant nos C’congés, on met les enfants chez les grands-parents et on te fait visiter l’Algérie ! » Cette fois-là, je cède. Je promets de venir à la fin de l’été prochain. « Promis juré ? » « Promis juré ! » Dans les semaines suivantes, l’événement qui a rempli tous les médias de l’époque a suscité d’étranges débats. Déjà, alors qu’il était installé à Neauphle-le-Château, l’ayatollah Khomeiny était l’objet de pèlerinages d’intellectuels. C’était à qui visiterait la star, qui recevait la pensée de gauche accroupi sur un tapis. L’autre place to be de cette petite bourgade des Yvelines était la demeure de Marguerite Duras, autre objet de culte, et je pense qu’il a dû se trouver des pèlerins qui ont visité les deux sanctuaires. Chez les intellectuels, il y avait deux écoles : ceux qui détestaient le chah d’Iran, justement horrifiés par les horreurs de la Savak, les fameux services secrets, et qui pensaient que tout ce qui pouvait venir

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derrière devait être considéré comme un progrès enthousiasmant ; et ceux qui voyaient en l’ayatollah Khomeiny un tyran théologico- médiéval capable de faire pire encore. Une partie des intellectuels et des journalistes de gauche, déjà très hostile à l’Amérique et à Israël, s’est enthousiasmée pour Khomeiny, lequel pesait savamment ses mots pour faire croire à ceux qui le vou- laient bien qu’il était un futur libérateur, un humaniste, et un démocrate qui adapterait les principes des droits humains à la réalité iranienne. Les plus brillants parmi nos intellectuels et nos journalistes ont adhéré à cette fable cousue de fil noir, et parmi ceux-là, Michel Fou- cault, dont l’autorité morale était immense à l’époque. Foucault finit, plus tard, par reconnaître son erreur, ce qui n’a pas été le cas de tout le monde. Ce qui n’est toujours pas le cas aujourd’hui. Et cette persis- tance dans une opinion délirante n’est pas pour rien dans ce qui nous arrive aujourd’hui. À cette époque, j’étais en tournée plusieurs mois par an sur les routes de France. Plus de quatre-vingts pour cent des manifestations culturelles étaient organisées par des associations, constituées par des équipes où l’on trouvait des personnes de toute origine, asiatique, arabe, africaine. Certes, le racisme travaillait la société française, comme tous les pays d’émigration, mais lorsqu’on commence à trouver des acteurs importants de la vie culturelle issus d’Afrique du Nord, du Viêt Nam ou du Sénégal, c’est que l’intégration est en Journalise, écrivain, animateur de marche. C’est un marqueur très important, radio, Philippe Val a dirigé Charlie parce que les spectacles que ces associations Hebdo puis France Inter. Dernier programmaient étaient, pour certains, sul- ouvrage publié : C’était Charlie fureux, même pour la société giscardienne. (Grasset, 2015). Alors que devaient-ils représenter pour des personnes venant de pays aux traditions plus puritaines ? Mais ces immigrés étaient venus en France ou vivaient en France, précisément pour jouir d’une société libre, aux mœurs très éloignées de celles de l’Arabie saoudite ou de l’Iran. Je n’ai pas souvenir d’avoir vu une seule femme voilée parmi le public ni parmi les organisatrices pendant toutes ces années. Dans ce milieu culturel bouillonnant, contestataire, joyeux, s’appeler Achour, Durand, Lévy ou N’Guyen, être homosexuel ou hétérosexuel était par-

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faitement indifférent. Ce n’était pas le paradis, c’était une humanité normale avec ses grandeurs, ses bassesses, ses amours et ses conflits, mais la question des origines était étonnamment absente, quand on y pense aujourd’hui. Arrive la fin de l’été 1979, et je m’embarque pour Oran. À la douane, on ouvre ma valise. J’avais apporté des disques de mes spec- tacles pour mes amis. Les douaniers sont partis chercher un électro- phone, on s’est mis autour d’une table et on a commencé à écouter dans un petit bureau crasseux qui sentait la vieille clope. Ça ne leur a pas plu du tout, et ils ont confisqué les disques. Fatima et Ahmed m’attendaient dehors. Ils avaient préparé un magnifique dîner, et nous avons commencé à organiser notre tour d’Algérie, en blaguant, en riant, en discutant, en trinquant à nos retrouvailles. Mais j’ai senti une tension entre Ahmed et Fatima. Un malaise. En aparté, elle m’a murmuré : « Il faut que je te parle. » Tard dans la soirée, je me suis retrouvé à fumer une cigarette sur le balcon avec Ahmed. Professeur à la faculté de sciences d’Oran, c’est un bon vivant, plutôt libertin et dévergondé, buveur, fumeur, qui joue plutôt bien de la musique orientale sur une vieille guitare qu’il accorde à la quinte. Il me tient soudain un discours bien sérieux, sur la décadence de la France, sur les immigrés qui vivent en France et qui sont des voyous. Il va même jusqu’à me dire que Le Pen (déjà !) a bien rai- son de vouloir s’en débarrasser, parce qu’ils sont la honte de l’Algérie. Refroidi, je le branche sur le retour de l’ayatollah en Iran, et sur les horreurs qui commencent à s’accomplir au nom de la République isla- mique. À ma stupeur, il m’explique que, bien que chiite, l’ayatollah redonne leur honneur à tous les musulmans. L’Iran leur montre la voie. Les sunnites doivent se réveiller. Je découvre un Ahmed exalté, grave, à la limite de l’agressivité. Le lendemain, Fatima et moi allons nous occuper de la location d’une voiture pour traverser le désert. Elle en profite pour m’expli- quer qu’elle vit un drame, qu’elle cherche à divorcer, parce qu’Ahmed vient de s’affilier aux Frères musulmans, qui ont noyauté la faculté de sciences, que sa vie devient insupportable et qu’elle tremble pour sa fille et son fils.

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Finalement, c’est le départ. On a embarqué la vieille guitare et un peu de bagages et on a filé droit vers le sud. La bagnole s’est vite transformée en Cocotte-. Non pas tant à cause de la touffeur du Sahara qu’à cause de la virulence des discussions entre Ahmed et moi. Comme nous étions amis, nous parlions très librement, et je ne mesurais pas à quel point ce que je pouvais dire était explosif pour quelqu’un soudainement bardé de tabous verbaux, alimentaires et comportementaux. Lorsque la tension était trop forte, Ahmed prenait la guitare la retournait pour tambouriner des accompagnements de chansons arabes très belles qu’il m’apprenait. Ensuite, je leur apprenais des trucs à trois voix dont ils n’avaient pas l’habitude et qu’ils adoraient. Entre ces pauses musicales amusantes et fraternelles, les discussions reprenaient, la tension remon- tait. Parfois, les accidents du parcours, un essieu cassé en plein désert, une panne d’essence, une panne de moteur, reconstituaient l’équipe solidaire. Ghardaïa, Hassi Messaoud, puis les Aurès… Des jours et des jours d’engueulade dans le désert. La nuit, quand on dormait dehors sur des tapis, dans le silence majestueux, nos arguments impuissants se perdaient dans les dunes. J’ai vite compris que le pire que je puisse faire, c’était des blagues pour essayer de décontracter l’atmosphère. Ça le rendait fou, et presque dangereux. Fatima éclatait de rire, lui de fureur. Un jour, blanc de rage parce que je lui disais que son islam frustrait la sexualité à un point tel qu’il ne pouvait engendrer que la pire violence, il a vociféré : « Philippe, tu es mon hôte et mon ami, tu as de la chance, les lois de l’hospitalité m’interdisent de te casser la gueule. » Dans les moments plus calmes, il m’expliquait comment lui et beaucoup de ses collègues de la fac s’étaient reconvertis, comment ils allaient rebâtir l’Algérie selon la loi islamique, et comment le président Chadli Bendjedid allait redonner à la langue arabe sa suprématie. Au cours de ce voyage, même à Ghardaïa, Fatima n’a jamais porté de voile, bien qu’Ahmed, à plusieurs reprises, lui eût demandé de le faire, ce qui, à l’époque, me semblait totalement saugrenu. Fatima était enseignante et militante féministe. Mais lorsque nous sommes arrivés à Tlemcen, vers la fin du périple, nous sommes allés dans sa famille, et là, à ma grande surprise, elle s’est voilée. Elle m’expliqua que Tlemcen était une ville très religieuse, et que ces derniers temps ça s’était durci.

FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 81 le camp du bien

Rentrés à Oran, nous avons fait la paix. On s’est dit que ça faisait du bien de discuter, qu’on n’était pas d’accord mais que ça n’était pas grave. En réalité, le lien était brisé. Ahmed m’aimait bien, parce que, disait-il, je lui parlais franchement, mais je sentais que ce que je représentais à ses yeux – un artiste, de gauche, militant antiraciste, féministe, libertaire, laïque, cosmopolite, sans dieu – était exactement ce qu’il assimilait au mal dont il fallait purger le monde. La veille du départ, nous sommes allés nous baigner à la plage d’Oran, accompagnés des frères de Fatima, deux beaux gars sympathiques. Lorsque j’ai vu qu’ils partageaient la réprobation d’Ahmed devant le maillot de bain (pourtant très pudique) que portait Fatima, et qu’ils approuvaient les jugements aberrants de leur beau-frère, j’ai mesuré à quel point on était à la veille de quelque chose de très menaçant. L’un faisait des études de médecine en Italie, l’autre des études d’ingénieur en Allemagne, et j’ai senti qu’ils n’allaient pas tarder à rejoindre à leur tour les Frères musulmans. Que cette élite algérienne verse dans le fanatisme était mauvais signe, de toute évidence, et mon inquiétude, qui depuis n’a cessé de croître, est née dans ces jours de soleil et d’amitié attristés par la prémonition des ruptures.

De la guerre civile algérienne à l’« islam des opprimés »

Dans les années suivantes, le président Chadli mit en œuvre la fameuse « arabisation » qui consista surtout à faire venir d’Arabie saou- dite des « enseignants » illettrés qui firent psalmodier des versets du Coran aux enfants. Et lorsque ces enfants eurent 20 ans, la guerre civile éclata en Algérie. Cette génération alla grossir les rangs des mouvements islamistes armés qui ensanglantèrent l’Algérie après l’annulation de la victoire électorale du Front islamique du salut en 1991. L’horreur isla- miste dura dix ans, et fit près de cent cinquante mille morts. Les habitants de villages entiers égorgés, femmes, bébés, vieillards, le groupe Daesh n’a rien inventé. La barbarie du prétendu État islamique aujourd’hui nous sidère, mais la même qui se manifestait à nos portes, en Algérie, dans les années quatre-vingt-dix ne nous est pas apparue comme une menace contre l’humanité. Juste comme un problème algérien.

82 FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 tartuffe à la mosquée

Lorsque Salman Rushdie a fait l’objet d’une fatwa de l’ayatollah Khomeiny, dans un premier temps, le monde intellectuel français, à peu près toutes tendances confondues, a pris sa défense. Mais, bien vite, cette unanimité s’est délitée. Et à mesure que se révélait l’horreur de la guerre civile algérienne, deux camps se sont dessinés dans nos relais d’opinion. La gauche marxisante décodant tout et n’importe quoi avec la grille sociologique et anticolonialiste s’est engouffrée dans une lecture négationniste de la guerre civile algé- rienne. Des essais, des tribunes, des « reportages » nous expliquèrent que le mouvement islamiste armé était un phénomène minoritaire, qui se battait certes un peu maladroitement, mais légitimement contre l’héritage de la colonisation. Le gros des massacres était le fait de la sécurité militaire algérienne : le pouvoir algérien, complice de l’Occident, se débarrassait de son opposition, laquelle avait pris la forme d’un mouvement armé dont le ciment était l’islam. Dans le même temps, toute une gauche radicale, qui avait un peu rapi- dement soutenu Rushdie et la laïcité, a commencé à trouver que la laïcité, lorsqu’elle voulait s’appliquer à l’islam, n’était plus qu’une expression du colonialisme. C’est ainsi qu’au cours des années qui suivirent, on laissa s’installer dans nos banlieues françaises turbulentes des imams salafistes, qui sont venus confirmer sur le mode religieux ce que nos sociologues expli- quaient à nos jeunes de banlieue, à savoir qu’ils étaient des victimes du système, et que leur révolte était légitime. On a même entendu que les imams avaient l’avantage de remplacer le trafic de drogue, les viols et les braquages par une pratique sévère de la religion, ce qui n’était pas plus mal. Ça faisait d’une pierre deux coups : un mouvement « cultu- rel » qui redonnait leur identité aux humiliés allait aussi résoudre un problème de santé publique… Cet « islam des opprimés » – en réalité l’islam de l’immensément riche Arabie saoudite – n’a fait que détour- ner un peu l’usage des armes. Au lieu de servir uniquement aux règle- ments de comptes entre dealers ou bandes rivales, elles servent égale- ment aujourd’hui à massacrer des journalistes, des juifs, des policiers, et des jeunes gens qui écoutent de la musique ou qui boivent un coup aux terrasses des cafés.

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À chaque attentat islamiste – Saint-Michel, New York, Londres, Madrid, puis de nouveau Paris – on constate avec stupeur que le dis- cours « compréhensif » d’une partie de la gauche « morale » conti- nue à dérouler ses arguments intenables : au fond c’est de la faute des États de droit, c’est une révolte d’humiliés, nous fabriquons la barbarie qui nous détruit, c’est le résultat de la colonisation, etc. Au mépris de toute considération pour la réalité. Les deux pays qui allument la mèche de la terreur, l’Iran et l’Algérie, et le pays qui importe en Algérie les arguments de la terreur, l’Arabie saoudite, ne sont plus sous domination étrangère depuis plusieurs généra- tions, et possèdent des richesses immenses que leurs gouvernants ont oublié de redistribuer au peuple. Ils ont laissé se développer une révolte religieuse qu’ils ont cru pouvoir contrôler et qui a fini par leur échapper.

L’incessante trahison des clercs

Quant à nos intellectuels et journalistes de la gauche morale anticolonialiste et passionnément antiaméricaine, leur antisionisme romantique, leur « parti pris des opprimés », leur conviction secrète que Sartre avait raison en définissant le terrorisme comme l’arme des faibles, ils ne se sont jamais résignés à devenir antitotalitaires et ils continuent d’accuser de tous les crimes non les criminels mais les vic- times. Comme si les enfants du Bataclan étaient pour quelque chose dans la volonté apocalyptique de l’islam saoudien de répandre son fanatisme dans le monde entier. C’est tellement bon de se croire meilleur que les autres en endos- sant la culpabilité de ceux que l’on considère comme le sel de la terre, les opprimés… Pourtant un simple tour d’horizon balaye le châ- teau de cartes de leurs thèses collaborationnistes. Quel rapport entre la société danoise très ouverte et tolérante et sans passé colonial, la société anglaise, espagnole américaine, indienne, pakistanaise, moyen- orientale, mauritanienne, algérienne, suédoise, etc. ? Comment des causes sociales si étrangères les unes aux autres pourraient-elles pro-

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duire le même effet : un djihadisme parcouru par la reviviscence d’un islam imprégné de théories nazies ? Ne voient-ils pas qu’ils ressortent les mêmes arguments que les « bonnes âmes » intellectuelles brandis- saient entre les deux guerres – le peuple allemand était humilié par le traité de Versailles, il fallait le comprendre, et Hitler était la réponse à notre arrogance ? Si l’islamisme était une réponse post-coloniale, on entendrait des revendications sociales, territoriales, économiques… Rien de tout cela dans les communiqués de revendication des terroristes, qui pré- tendent éliminer les jupes courtes, la musique, les homosexuels et les juifs. En gros, asservir les femmes et massacrer qui ne se convertit pas à leur islam wahhabite. Qu’y a-t-il sous cet entêtement à justifier l’injustifiable et à faire porter la responsabilité du crime aux victimes – qui l’ont bien cherché, comme les femmes violées ? Par quel biais mystérieux cette « gauche morale » s’est-elle convaincue qu’il fallait paradoxalement à la fois nier et justifier un phénomène politico-religieux qui vise à opprimer les femmes, tuer la culture, exterminer les juifs et les homosexuels ? Ils ne veulent pas réformer ce que l’on a de pire : ils veulent au contraire éradiquer ce qu’il y a de plus précieux et de plus noble dans nos États de droit. La peur. Une peur secrète, inconsciente ou pas, qui conduit à pac- tiser avec la canaille en espérant – vainement – échapper au massacre. Les Plenel, les Badiou, les Todd, les jargonneux « sociologues défen- seurs du bien » et leurs nombreux admirateurs, qui griffonnent dans Libération, l’Obs, le Monde et autres phares de la presse libre, ont dif- fusé dans l’opinion, pendant toutes ces années, une anesthésie qui nous a empêchés de défendre fièrement la légitimité de nos libertés : l’égalité devant la loi, la liberté d’expression, le droit des femmes, des homosexuels, et l’indifférence des origines. Cette attitude morbide répond symétriquement à la terreur morbide qui nous a déclaré la guerre. On ne peut guère douter que le groupe Daesh sera vaincu, mais il en renaîtra autre chose de similaire. Daesh s’est appelé Front islamique du salut, Groupe islamique armé, al-Qaida, Boko Haram, et s’appellera on ne sait comment la prochaine fois.

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Mais nous ne viendrons à bout de cette terreur qu’en retrouvant le désir, l’amour, l’engagement clairement exprimés pour ce que nos démocraties représentatives ont de plus beau : ces libertés mer- veilleuses, si chèrement acquises, qui sont l’honneur de nos sociétés imparfaites et heureusement impures. Pendant toutes ces années perdues à regarder se diffuser un sala- fisme qui fournit une base idéologique aux terroristes, nous avons refusé d’entendre les musulmans ou les intellectuels de culture musul- mane qui tentaient de nous alerter. Les Boualem Sansal, les Kamel Daoud, les Saïd Saadi, les quelques imams qui ont osé mettre en avant leur attachement à la laïcité et aux lois de la République ont été consi- dérés comme de mauvais Arabes. Tariq Ramadan, en dix ans, à lui tout seul, a fait plus d’émissions de télé qu’eux tous réunis ! Et pour- tant, ils sont de plus en plus nombreux à parler, au risque de leur vie. On ne fera rien sans eux. Ce n’est pas honteux d’avoir peur. Tout le monde a peur. Ce qui est honteux, c’est de s’installer dans la peur et d’y puiser un discours qui en légitime la cause. Cette pitoyable attitude, qui est symétrique de celle des artistes et des intellectuels qui se sont retrouvés dans la collaboration en 1940, a muselé la pensée libre en la taxant d’islamophobie, concept crétin et raciste qui consiste à croire que les musulmans sont incapables de faire la part des choses. Sous prétexte de les défendre, on ne leur prête pas l’intelligence nécessaire pour comprendre que la condamnation du terrorisme ne concerne que les terroristes et leurs admirateurs – impossibles à dénombrer – et non les individus qui y sont parfaite- ment hostiles. Sous cet antiracisme se cache en réalité un condescen- dant racisme de nos prétendues élites. Ça signifie qu’ils se croient plus intelligents que « les gens », ce qui est très mauvais signe. Libération a récemment consacré un numéro spécial hostile à l’état d’urgence en expliquant qu’on persécutait les salafistes, qui ne sont nullement des terroristes, mais des piétistes traditionalistes. Voilà donc notre quotidien de gauche qui se met à défendre les droits de ceux qui diffusent une doctrine religieuse totalitaire, homophobe, anti­ féministe et antisémite, qui prêche l’éradication des chrétiens et qui,

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par ailleurs, nourrit directement les réseaux terroristes. Quelques jours plus tard, une perquisition dans la mosquée salafiste de Lagny a mis au jour un arsenal de bombes, de kalachnikovs et de gilets pare-balles. Le déni de réalité est toujours une marche volontaire vers le charnier. Lorsque sans haine, mais sans concession, nous affirmerons nos valeurs à nos concitoyens musulmans en leur offrant, au nom de ces valeurs, notre fraternité, nous aurons fait un grand pas en avant pour vaincre l’ennemi. Le fanatisme se nourrit non de notre prétendue arrogance mais au contraire de notre déplorable absence d’estime de nous-mêmes.

FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 87 LES NOUVEAUX CURÉS DU PROGRESSISME N’ONT NI GAUCHE NI DROITE

› Natacha Polony

es mots sont comme des étendards : à les brandir au vent pour la moindre bataille, on les use. Ils ne sont bientôt plus que de pitoyables loques muettes. Il en est ainsi des invectives que l’on se jette au visage dans le débat intellectuel. « Populiste », « stalinien », « réactionnaire », L« bobo », aujourd’hui « identitaire »... Et parmi ces noms d’oiseau, certains ont ceci de particulier que tout le monde en oublie l’origine. « Bien-pensant » est de ceux-là. Aujourd’hui, le terme sert à peu près à tout. Le bien-pensant, c’est l’autre, celui qui ne pense pas comme moi. Pour preuve, l’acharnement dont font preuve certains pour expliquer que le « discours dominant » aurait changé de camp, que les « réac- tionnaires » auraient aujourd’hui « remporté la bataille des idées ». Rafraîchissons donc les mémoires. L’expression « bien-pensant », dont on trouve trace dès la fin du XVIIIe siècle, ne prend son sens péjoratif que dans la seconde moitié du XIXe. Mais elle désigne alors une bourgeoisie traditionnelle confite dans sa morale et sa bonne conscience. Cette bourgeoisie mesquine que dénonce l’ancien Came- lot du roi Georges Bernanos en 1931 dans la Grande Peur des bien-

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pensants (1). Aussi, quand ce terme réapparaît au tournant des années deux mille pour désigner le réflexe d’une gauche tendant à excom- munier tous ceux qui oseraient s’égarer sur les sentiers interdits de la pensée, il décrit avec ironie une réalité que tout lecteur un peu lucide du Monde – le « journal de référence » et de révérence de la période – peut identifier : une partie de la gauche s’est enferrée dans une conception religieuse du politique et pratique l’excommunica- tion pour qui prononce certains mots tabous, « nation », « sécurité », « immigration », « frontières », « transmission », « protectionnisme ». Mieux, il s’agit bien des codes de pensée d’une bourgeoisie dominante puisque le peuple, peu à peu, fait sécession et marque sa désapproba- tion en s’abstenant ou en votant pour le « diable ». Le principe même du « discours dominant », c’est qu’il n’a nul besoin d’être majoritaire. Du moins, il n’a aucun besoin d’être majo- ritaire au regard des critères démocratiques, c’est-à-dire auprès de l’en-

semble des citoyens. Il lui suffit d’imposer Natacha Polony est journaliste. ses catégories auprès des relais d’opinion, Dernier ouvrage publié : Nous auprès des « élites » détentrices de la parole sommes la France (Plon, 2015). « légitime ». Les années quatre-vingt-dix et deux mille prouvent com- bien ce processus a totalement stérilisé le débat politique. Le journal Marianne, fondé pour s’opposer à ce que Jean-François Kahn avait appelé la « pensée unique », fut exclu pendant des années de la revue de presse de France Inter, radio de service public, parce que la journa- liste qui en était titulaire estimait qu’il « pensait mal ». Cela ne sou- leva pas à l’époque la moindre protestation. Et dans chaque domaine, la même chape de plomb est venue écraser toute pensée, toute ana- lyse des phénomènes. Dans l’éducation, où il devenait impossible d’émettre le moindre doute sur la progression continue du niveau ; en matière de construction européenne, où il était hors de question de douter des lendemains radieux que nous promettait la bureaucratie bruxelloise ; en matière d’immigration, « une chance pour la France », selon l’expression consacrée… Alors, oui, ce dogme furieux s’est étendu au-delà de ses promo- teurs naturels, dans les partis de droite et du centre. Nul besoin d’aller chercher dans les réactions aux récentes élections : l’appel à un vote

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« républicain » (sans que jamais ne soient définis les contours de cette république qu’il faudrait défendre contre les hordes fascistes et qui jus- tifie que 30 % de l’électorat, quels que soient leurs errements, soient privés de représentativité) fleure bon la tactique. Mais que dire des proclamations de certains membres de la droite classique – autopro- clamés « humanistes », ce qui constitue une étiquette suffisamment flatteuse pour n’avoir pas besoin d’être précisée – dès qu’il s’agit de condamner les « dérapages » dans leur propre camp ou de considérer que l’urgence n’est pas de proposer une alternative politique crédible mais de « faire barrage au Front national » ? Cependant, on aurait tort de croire que la pression idéologique, sur les plateaux de télévision ou ailleurs, explique seule cette adhé- sion enthousiaste. D’autant que les lignes ont bougé. La dénonciation des « bien-pensants » sur les réseaux sociaux déchaîne les amateurs de caricature aussi sûrement qu’un propos sur le « discours de vérité du Front national » réveille le clergé médiatique. Mais dans ce jeu de bigoterie postmoderne, le brouillage des catégories et la manipulation des concepts empêchent de comprendre ce qui se joue. Et c’est finale- ment en revenant au sens originel du mot que l’on parvient à définir les contours réels de la « bien-pensance » contemporaine. Parce que la détestation d’un Bernanos pour la bourgeoisie moralisatrice nous raconte beaucoup de son anticipation visionnaire. Tout est déjà dans ses textes. La méfiance, par exemple, envers l’op- timisme obligatoire qui se traduit aujourd’hui par une criminalisation de la nostalgie, se retrouve déjà dans les Grands Cimetières sous la lune :

« L’optimisme m’est toujours apparu comme l’alibi sour- nois des égoïstes, soucieux de dissimuler leur chronique satisfaction d’eux-mêmes. Ils sont optimistes pour se dispenser d’avoir peur des hommes, de leur malheur. »

Derrière cette réflexion, le fantasme contemporain de la fin de l’histoire et de l’évacuation du tragique. Le bien a triomphé, il est simple, il est transparent. Mais surtout ceci, dans la Grande Peur des bien-pensants :

90 FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 les nouveaux curés du progressisme n’ont ni gauche ni droite

« Ce fait immense, qui, bien avant Drumont, n’avait pas échappé à Balzac, la dépossession progressive des États au profit des forces anonymes de l’Industrie et de la Banque, cet avènement triomphal de l’argent, qui renverse l’ordre des valeurs humaines et met en péril tout l’essentiel de notre civilisation, s’est accompli sous leurs yeux [ceux des clercs], et ils ont gravement hoché la tête ou parlé d’autre chose. »

Car voilà bien ce qui explique l’existence d’une pensée unique qui réunit droite et gauche. Ce qu’on appelle aujourd’hui « bien- pensance » est l’émanation d’une gauche qui a accepté à la fin des années soixante-dix (et officiellement en 1983) les règles d’une finan- ciarisation de l’économie dont elle s’est faite en Europe, par la grâce de Jacques Delors et de ses épigones, l’ardente architecte. La violence de son cléricalisme sur les sujets dits « sociétaux » ne vise qu’à maquiller cet abandon derrière un supposé progressisme qui n’est que l’autre face de la même médaille. Le véritable clivage idéologique, celui qui permet de penser le monde tel qu’on nous l’impose, peut en effet s’articuler autour de deux axes : le premier repose sur l’acceptation ou non du libéra- lisme concentré autour du libre-échange et de la globalisation. Le second a trait à la définition du progrès : accepte-t-on ou non qu’il se définisse comme le développement de la technique et de son corolaire, l’idéologie de la performance, sous couvert d’extension indéfinie des droits individuels ? Ou bien doit-on conditionner la notion de progrès à une idée de l’homme et de sa dignité à travers la redéfinition de cette valeur grecque, la juste mesure ? Il y a donc effectivement une bien-pensance de droite qui est, comme sa jumelle de gauche, libérale et moderniste. Le fait qu’elle compte quelques rebelles critiquant la bigoterie de la gauche mora- liste ne doit pas masquer son acceptation de tous les préceptes de l’idéologie dominante, libre-échangiste et progressiste.

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« L’activité bestiale dont l’Amérique nous fournit le modèle, [écrivait Georges Bernanos dans la Grande Peur des bien-pensants] et qui tend déjà si grossièrement à uniformiser les mœurs, aura pour conséquence dernière de tenir chaque génération en haleine au point de rendre impossible toute espèce de tradition. N’importe quel voyou, entre ses dynamos et ses piles, coiffé du casque écouteur, prétendra faussement être lui-même son propre passé et nos arrière-petits-fils risquent d’y perdre jusqu’à leurs aïeux. »

Nous y sommes. Droite et gauche y ont contribué avec ferveur.

1. Georges Bernanos, la Grande Peur des bien-pensants, Le livre de poche, 1998. 2. Georges Bernanos, les Grands cimetières sous la lune, préface de Michel Del Castillo, Seuil, coll. « Points », 2014.

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› Marin de Viry

ela faisait des lustres que je n’avais pas eu recours à la technique de la paraphrase pour trouver le sens d’un texte auquel je ne comprenais rien. C’est Laurent Jof- frin qui m’a fait renouer avec cet exercice littéraire ancestral. La fois précédente, c’était pour décrypter Cun passage de Lacan particulièrement tordu (« il n’y a pas de sciences humaines au sens où il n’y a pas de petites économies » : vous avez compris ?). Laurent Joffrin est directeur de la rédaction à Libération, c’est un job où l’on a moins de liberté avec la manière d’amener le sens que Lacan pouvait en avoir. Enfin me semble-t-il, car je ne suis pas un spécialiste de la fonction éditoriale. Il a donc produit un éditorial (1), valable pour le samedi 21 et le dimanche 22 novembre (et non le Samedi 21 et Dimanche 22, comme l’écrit Libération, car en français on ne met pas de majuscule aux jours de la semaine, mais je suppose que cette remarque est de droite, et que je ne devrais pas faire ce genre de correction grincheuse et probablement étroitement identitaire avant de commencer une lecture critique d’un éditorial de Libération). En temps normal, un éditorial est une prise de position sur l’actualité effectuée par un cerveau autorisé, qui incarne la ligne éditoriale de son journal,

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rédigé dans un style de beauté variable mais qui doit toujours être clair, et fondé sur un raisonnement qui tient debout au sens où les principes qui animent l’éditorialiste agissent comme les causes de la vision qu’il donne de l’actualité. Bien. Laurent Joffrin, que j’imagine un excellent homme (je ne devrais pas faire ce genre de remarque chrétienne avant de m’attaquer à un éditorial de Libération), me demande, à moi, lecteur occasionnel de Libération, « Comment ça va ? », puis entre dans mon cerveau politique pour tenter de me démontrer qu’en fonction de la réponse que je lui apporte, je penche vers une certaine conception de la France, radieuse, ou vers une autre, sombre. Ce qui est étrange, c’est qu’il ne décrit pas le rapport de cause à conséquence entre ma réponse à « Comment ça va ? » et mon penchant vers la clarté ou l’obscurité. Il me dit seulement : suivant votre réponse, vous êtes local, ratiociné, pas accueillant, fermé et vous cultivez le fantasme de la pureté raciale ; ou au contraire, vous êtes universel, mélangé, ouvert, hospitalier, cosmopolite et tolérant. Et il m’annonce que ces deux camps vont s’affronter, et que de cet affrontement décisif sortira le visage de la France de demain. Je ne comprends pas bien le rapport entre « comment je vais » au lendemain des attentats et ce processus psycho-politique fatal qui me verrait devenir mauvais ou rester bon, à moins que ce ne soit le contraire. Si je lui dis benoîtement que j’aimerais bien qu’on mette fin à cette menace sur notre société parce que je n’ai pas envie qu’elle soit dénaturée par la terreur, sans pour autant qu’elle le soit par la contre- terreur, ce qui me paraît raisonnable, j’imagine que je suis un âne à ses yeux, et qu’il détient, à ma différence, une merveilleuse grille de lecture qui lui fait trouver les enjeux véritables et éclairer la conscience de ses lecteurs obscurcie par une actualité douloureuse. En appliquant cette grille merveilleuse, il découvre que la chose vraiment importante du point de vue de la haute dialectique poli- tique, c’est qu’une « ligne de partage se cristallise de jour en jour » (au passage, je ne vois pas très bien comment une ligne se cristallise, mais je suppose que cette critique des procédés métaphoriques de l’édito- rialiste de Libération est très coupable, et préfigure – car l’ironie est de droite, c’est-à-dire d’extrême droite par les temps qui courent – les attentats à la liberté de la presse que les sécuritaires obsessionnels ne

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manqueront pas de commettre). Du côté obscur on veut « la France seule », ethnique et territoriale, tandis que du côté clair, on s’épanouit à l’idée d’une « identité évolutive », européenne, universelle. Haber- mas ou Torquemada, le patriotisme constitutionnel ou le cloaque identitaire sado-maso : le choix est net.

Du côté obscur...

Cédant à ses raisons si claires, et dans un mouvement de sympathie pure pour la symétrie du régime intellectuel de Laurent Joffrin, je vou- drais m’indigner sur les mesures qui seraient prises si la France sombre (que je connais bien) l’emportait. Je livre à l’éditorialiste de Libération son pire cauchemar, ou son meilleur fantasme, c’est selon. Le général de Villiers, chef d’état-major des armées, commencerait par prendre le pouvoir et le partager avec son frère Philippe. On serait pour une bonne vingtaine d’années sur un axe treillis-Vendée qui ferait remonter, en réaction, les ventes de Libération, exilé au Burkina Faso avec l’état-major de l’UMPS. Des chefs-d’œuvre de la littérature sortiraient de ces grandes âmes en exil : les Lettres des hauts plateaux dans la brume (de style amer mais droit) d’Alain Juppé, Burkinabés, si vous saviez (de style marginal mais invaincu) de Jean-Luc Mélen- chon, Soyons à la hauteur de l’épreuve qui est la nôtre dans ces temps incertains où rien n’est sûr (de style vide mais énergique) de Manuel Valls, Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse (de style las mais détaché) de François Hollande, Qu’aurait fait Marc Zuckerberg à ma place ? (de style entrepreneurial mais étrange) de Nathalie Kosciusko- Morizet, À force de déconner on a pourri le business (de style brutal et simple à la fois) de Jean-Michel Cambadélis, Je n’irai plus au Flore (de style carrément pathétique) de Pierre Moscovici, Gracieuses voltaïques (de style libertin et poliment reptilien) de Jean d’Ormesson, etc. Je vous rassure, Laurent Joffrin, le renouveau grandiose des lettres dans les vicissitudes prestigieuses de l’exil annoncerait la chute du régime militaro-conservateur, comme c’est de bonne justice historique. Vous connaissez la musique : « C’est en vain que Néron prospère, Tacite est

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déjà né dans l’Empire. » Pourquoi priver l’opposition d’épreuves alors qu’elle s’y retrempe ? Ministre des Mœurs, Christine Boutin imposerait une caméra reliée au commissariat dans la chambre de tous les adolescents, afin de contrôler la bonne application de l’interdiction générale des relations sexuelles, de tous les contraceptifs ainsi que l’obligation de dormir les mains sur les couvertures jusqu’au mariage apostolique, catholique, et romain. Pourquoi mollir ? Le curé de Saint-Nicolas du Chardonnet, ministre de l’Instruction, écrirait le manuel officiel de l’histoire de France. Tous les enfants de France devraient connaître par cœur la scène de l’étendard de Jeanne d’Arc au sacre de Charles VII et le déroulement de la prise de Jérusa- lem par Godefroi de Bouillon. « Sauvez la France au nom du Sacré- Cœur » et « Marie, soyez reine » seraient chantés tous les matins avant les cours, trois fois dans les zones urbaines sensibles. Pas d’exemption pour des raisons confessionnelles, naturellement. Pourquoi exempter ? Alain Finkielkraut, président du Sénat conservateur (on hésita à rétablir la Chambre des pairs, mais Éric Zemmour insista avec succès pour que l’institution impériale revive), réintroduirait la notation des élèves, allant désormais de « sombre crétin » (note minimale) à « peut beaucoup mieux faire » (note maximale), en passant par « avec beau- coup d’effort, vous pourriez prétendre à une honnête médiocrité » (note moyenne). Pourquoi fabriquer des prétentieux ? L’Organisation armée secrète (OAS) serait décorée de la Légion d’honneur à titre posthume. Pourquoi ne pas assumer ? Le serment d’allégeance à la Nation, obligatoirement prononcé la main sur le sein gauche dans la salle des fêtes des mairies par tous les citoyens atteignant l’âge de 18 ans, en culotte courte gris perle et en blazer croisé bleu marine Armor Lux, avec boutons dorés à l’effigie de Marianne, comprendrait quinze minutes de texte à réciter par cœur contenant quatre subjonctifs imparfaits, cinq conditionnels passé deu- xième forme, deux futurs antérieurs surcomposés, cinq alexandrins de Racine et deux passages autrefois controversés de Plateforme, de Michel Houellebecq. Charter pour le Burkina pour ceux qui échoue- raient à la récitation.

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Un Haut Conseil de l’ethnie rance et du territoire racorni (HCERTR) définirait les critères de nationalité sur des bases sévères, empruntées à la législation de la Confédération helvétique et aux méthodes de reconnaissance des quartiers de noblesse de l’ordre de Malte.

Et si la France ouverte l’emportait ?

Mais il se pourrait aussi que la France ouverte l’emporte, et que ce cauchemar vire au rêve radieux ; ça va se jouer à un cheveu, si je comprends bien le fond de l’analyse de Laurent Joffrin. Imaginez alors cette merveille. Flanquée de l’ancien président François Hollande (qui a de plus en plus l’air d’un décohabitant juvénile depuis qu’il est débarrassé de la notion de responsabilité), la présidente Najat Vallaud-Belkacem, sourire séraphique et œil de braise, lovée dans un tailleur de soie rose travaillé dans le biais, inaugure le premier des 500 « chemins de vie » dont la construction accélérée sera le projet phare de son quinquen- nat naissant. Au milieu des ballons, des colombes, et des enfants, elle coupe un ruban tricolore (rose, blanc, bleu layette) à l’aide d’une paire de ciseaux que lui a tendu Laurent Joffrin, extatique. Qu’est-ce qu’un « chemin de vie » ? Il s’agit d’une nouvelle (et définitive) structure du grand « service public sociétal » voulu par la majorité, qui regroupe quatre entités que la présidente installe solennellement une à une : - un Planning familial refondé (slogan : « C’est quand vous vou- lez, qui vous voulez »). Son parrain, Mgr Gaillot, très photographié à son arrivée à la cérémonie en 2 CV électrique (allusion à la simpli- cité évangélique), et portant un gros sac de préservatifs équitables et durables sur l’épaule, reprend symboliquement le fil de la grande aven- ture humanitaire de Bernard Kouchner et déclare devant les caméras du monde entier : « Le préservatif n’est-il pas à l’amour ce que le riz est à la faim ? » ; - un centre d’orientation et de transition sexuelle (slogan : « C’est vous qui voyez »). On entend un « boum » étouffé pendant la première

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rencontre entre le personnel fraîchement recruté et la présidente. Un kamikaze maladroit s’est pris les pieds dans ses fils à cinq cent mètres de la cérémonie : rien que de très banal ; - une cellule d’assistance à la déculturation (slogan : « Parfois, on a besoin d’un coup de pouce pour se vider ») ; - et enfin, un guichet unique de suicide assisté (slogan : « Partir, c’est mon choix »). Ce dernier emprunte aux tour-opérateurs ses codes de communication : bleu lagon, horizon blanc duquel surgit une déité souriante en bermuda fleuri. La victoire des forces de progrès est largement due à l’annonce, dans le programme électoral de la France ouverte, de la création de ce tout- en-un administratif qui libère le destin de chaque homme des forces obscures qui font obstacle à son émancipation. L’éclatement concret devient enfin un service public. Google et consorts ont financé 50 % du programme. La fusion avec la Californie devient l’horizon du Quai d’Orsay. « Deviens ce que tu es » se substitue à « Liberté, égalité, fra- ternité ». « Boum » devient le fond sonore de la vie quotidienne. Quelques ratés, montés en épingle par l’opposition en exil au Bur- kina Faso, ont marqué le démarrage de ces institutions. Une nonagé- naire s’est trompée de porte et a été incinérée alors qu’elle venait réaliser son légitime fantasme de devenir camionneur, et un Franco-Norvé- gien qui voulait se faire débaptiser avec l’aide de la cellule d’assistance à la déculturation s’est vu proposer de devenir franco-norvégienne par le centre d’orientation et de transition sexuelle. Le changement du code couleur des portes des différents services a promptement ramené l’ordre. Le succès est au rendez-vous, et on ne déplore qu’un kamikaze pour dix mille usagers du service public. Le lendemain, la nouvelle présidente inaugure la place du Métissage-­ Bisounours, ci-devant place de la Concorde. Laurent Joffrin intitule son éditorial : « Le Burkina aboie, le progrès passe ».

1. Laurent Joffrin, « Une autre idée de la France », Libération, 21 novembre 2015.

98 FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 ÉTUDES, REPORTAGES, RÉFLEXIONS

100 | Les paysages italiens, 145 | La possibilité d’une émancipateurs de la messe. Le rite funéraire peinture d’histoire chrétien dans le roman › Marc Fumaroli contemporain › Mathias Rambaud 106 | Observations sur l’esprit terroriste : 1793 et 2015 158 | Hommage à Marc Chagall › Lucien Jaume › Dominique Gaboret- Guiselin 117 | Giulia Sissa réhabilite la jalousie 167 | La plume de Mr LOL › Jean-Didier Vincent › Kyrill Nikitine

124 | Quand la sagesse devient 171 | Eugène Green ou la folle. Le bouddhisme constance baroque tibétain en Occident entre › Laurent Gayard mystique et mystification › Marion Dapsance 176 | Coucher, est-ce tromper ? › Marin de Viry 131 | La crise migratoire est- elle une chance pour 181 | Droit de réponse l’économie européenne ? › Jean-Clément Martin › Annick Steta

139 | Haro sur Tony Duvert › Eryck de Rubercy LES PAYSAGES ITALIENS, ÉMANCIPATEURS DE LA PEINTURE D’HISTOIRE

› Marc Fumaroli

Ulysse de Joyce commence par la fameuse prière de demande matinale, énoncée devant son miroir par Stephen Dedalus, le héros du roman manifeste du modernisme : « L’histoire est un cauchemar dont je tente de m’éveiller. » L’Aujourd’hui, les progrès de l’histoire-cauchemar et la diffu- sion d’images numériques ont fait pratiquement disparaître l’art de peindre, qui savait éveiller de leurs mauvais rêves de grands artistes et leurs admirateurs dans l’Europe prémoderne. Les chefs-d’œuvre béné- fiques de cet art disparu n’en sont pas moins l’objet d’expositions très suivies, les collectionneurs d’ancien (moins nombreux ces temps-ci) continuent de fréquenter les salles de vente, et de savants conserva- teurs et historiens de l’art entretiennent le feu sacré pour ces mer- veilles d’autrefois. Il en est dont la sensibilité et le talent littéraire font, pour leurs lecteurs, par leur close reading de tableaux et de dessins, de véritables maîtres spirituels modernes, interprètes fidèles des maîtres d’autrefois. C’est le cas d’Anna Ottani Cavina, dans le beau recueil d’essais Terre senz’ombra qu’elle vient de publier chez Adelphi­ (1), et

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qu’elle consacre à un genre quasi inédit jusqu’à l’époque de la révolu- tion française : la peinture de paysage exécutée sur-le-champ et « en plein air ». Le théâtre de cette innovation qui fit école jusqu’aux impres- sionnistes, et à laquelle a concouru toute une génération géniale de peintres anglais, français, allemands, italiens, c’est Rome, c’est Naples, capitales de l’art exilées de la grande histoire européenne mais d’autant plus hospitalières aux contemplatifs, artistes et voyageurs, cherchant dans la nature et dans la lumière solaire du Midi à s’éveiller de leurs brumes natales et du cauchemar historique sévissant en Europe du Nord. C’est alors que le « tableau d’histoire », tant d’histoire biblique que d’histoire mythologique et d’histoire moderne, le grand genre d’État et d’Église cultivé dans les académies et qui le restera encore long- temps au XIXe siècle, a été rétrogradé, plus ou moins tacitement, mais

de plus en plus radicalement, par les genres Marc Fumaroli est membre de considérés jusque-là comme mineurs, celui l’Académie française, professeur du portrait et de l’autoportrait, celui de honoraire au Collège ­de France, président de la Société des amis du la vie silencieuse, et surtout celui du pay- Louvre, directeur de l’Institut ­d’histoire sage, hors forum et même hors marché. Au de la République des lettres (CNRS). XVIIe siècle déjà, dans le calme auguste de Il a notamment publié : « Mundus muliebris ». Élisabeth Vigée Le Brun, Rome et de sa Campagna déserte, d’où il peintre de l’Ancien Régime féminin écoute de loin, dans sa correspondance, les (de Fallois, 2015), la République des échos de la guerre de Trente Ans et de la Lettres (Gallimard, 2015). Fronde, Nicolas Poussin inventa pour lui-même et ses clients dont il avait fait des amis le « paysage héroïque », nourri, mais en atelier, de notes prises sur le vif au cours de promenades dans Rome et dans ses environs. De la composition panoramique de ces tableaux de grand style, compatibles avec le grand genre d’histoire, et de leur lecture attentive, il attendait pour lui-même, comme pour leur spectateur, un exercice spirituel d’affranchissement du monde et de consolation de l’âme. Les Anglais du Grand Tour, appartenant à une nation de tempérament passant pour géniale, mais au prix d’une pente satur- nienne et même parfois suicidaire, adorèrent et collectionnèrent ces « paysages héroïques » et ceux de Claude Lorrain. En France même,

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nation au tempérament jovial, selon la classique taxinomie des carac- tères nationaux, Fénelon a érigé, dans deux de ses « Dialogues des morts » publiés en 1712 et conçus pour la difficile éducation du duc de Bourgogne, la lecture de deux de ces tableaux méditatifs de Poussin en modèles d’un genre thérapeutique majeur. Cette leçon ne fut pas oubliée. Jean-Jacques Rousseau, qui aurait voulu, disait-il, « être le domestique de Fénelon », a achevé de faire de la promenade au grand air, loin des villes, de leur industrie, de leur politique, la médecine morale des modernes Européens. Un siècle et demi plus tard, à l’époque du Concordat, le peintre François Marius Granet, élève de David, le peintre d’histoire par excellence et exclusive, l’ami de Girodet et d’Ingres, peignit à Rome à contre-jour de vastes intérieurs d’églises et de cloîtres dont l’immense succès commercial, après la Terreur dont David « l’historien » avait été un protagoniste, contribua, avec le best-seller de Chateaubriand Génie du christianisme, au revival religieux en France et en Europe. Mais Granet dessine et peint pour lui-même des vues de Rome et de sa Campagna, autant de paragraphes d’un journal intime au pinceau qu’il ne songe ni à exposer ni à vendre. Sous le règne de Louis-­ Philippe, Granet, devenu le conservateur du Louvre et de Versailles, peindra lui-même ou bien supervisera les grands tableaux d’histoire que le roi-citoyen voulut installer dans une galerie des Batailles et une salle des Croisades ajoutées au château de la branche aînée, et dédiées « à toutes les gloires de la France ». Le roi, grand admira- teur et collectionneur du Granet officiel, ne cesse de venir inspecter l’avancement de travaux sur lesquels il compte, comme sur le retour des cendres de Napoléon aux Invalides, pour s’attacher le patrio- tisme militaire français. Granet à Rome avait peint clandestinement des vues de détail ordinaire, étrangères à la pompe baroque de la capitale pontificale ; à Versailles, ou sur les quais de Seine, il laisse entièrement de côté le château, le parc, les monuments publics, bref l’histoire, et il multiplie pour lui-même, d’après le miroir de la pièce d’eau des Suisses, sous sa fenêtre de Versailles, ou d’après le sous- bois voisin de Satory ou encore à Paris d’après le quai de Seine vu depuis son atelier du Louvre, des aquarelles (technique encore rare

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en France) qui recueillent au passage l’éphémère des instants, des heures et des saisons et qui découvrent en même temps l’éternel retour de la lumière et de la vie. Cette césure, vécue par deux fois sans drame, chez ce grand peintre catholique, entre le moi rationnel et public de l’académicien et le moi poétique et exclusivement privé de l’artiste, préfigure le schisme qui opposera ouvertement à Paris, sous le Second Empire, l’Académie et les « refusés ». Cette césure française a été précédée, chez les peintres anglais épris de Poussin et de Lorrain, par une addiction exclusive au pay- sage et au portrait. John Constable (1776-1837) n’a pas eu besoin de Rome ni à plus forte raison de Londres pour explorer avec per- sévérance sa patrie provinciale et terrienne, le Suffolk. Heureux enracinement qui laisse présager la découverte par les paysagistes français, de retour ou non de Rome, de leur propre terroir, de leur propre lumière. Heureux exercice de la sérénité intérieure qui s’est dérobée aux deux grands peintres « maudits » Thomas Jones (1742- 1803) et John Robert Cozens (1752-1797), allant chercher à Rome et à Naples la lumière et les formes capables de brûler leur noire mélancolie anglaise. L’un, Jones, rapporta de son séjour difficile de quatre ans dans la péninsule des « Vues de Naples » invendables, où de pauvres murailles radieuses, cuites par le soleil et le réfléchissant, se substituent aux spectacles-cartes postales vendables de la baie et du volcan. Il dut regagner sa province anglaise où un héritage impor- tant l’attendait. Il ne revint plus à la peinture ; ses œuvres italiennes ne firent surface sur le marché qu’en 1951. L’autre, Cozens, vint en Italie dans les bagages du très jeune et très excentrique milliardaire William Beckford, l’auteur en français de Vathek (1786), qui se sépara vite de l’excentricité d’un peintre trop incompatible avec la sienne. À Cozens il préféra le savant illusionniste Philip James de Loutherbourg. Cozens revint en Italie une seconde fois, paysagiste pastelliste plus que jamais fécond du plein air alpestre ou du plein air méridional. Il n’avait pourtant pas réussi à franchir la porte d’ivoire des songes illusoires qui permit à Énée de s’arracher aux Enfers. De retour à Londres, il y mourut fou.

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Toute l’Allemagne luthérienne, et notamment ses peintres, ne se ralliera pas au néopaganisme de Johann Joachim Winckelmann et de Goethe, qui vécut sur le tard son « hégire » à Rome et en Sicile. Pour l’Europe catholique, et pour les Italiens eux-mêmes, l’échec des croisades avait substitué à la Palestine et à Jérusalem, occupées par les Turcs, une Italie-Terre sainte et une Rome apostolique, sacrée par ses reliques de la Passion et par ses ruines d’ancienne capitale du monde païen. Cette translatio a été récusée par la Réforme, ainsi que l’anthropomorphisme,­ considéré comme idolâtre, de la piété catho- lique. Au lieu de se rattacher à cette idolâtrie et de s’employer à la purifier de son iconographie romaine, comme le veulent Goethe et ses amis, deux des grands peintres allemands de cette époque, Caspar David Friedrich (1774-1840) et Philip Otto Runge (1777-1810) se gardent de faire le pèlerinage de Rome. Ils demandent à la peinture du paysage nordique l’effroi religieux dont s’accompagne, selon Edmund Burke, l’épiphanie abstraite du sublime. Selon la tradition mystique du piétisme, ces peintres attribuent à la représentation de la nature, indemne du péché originel, le pouvoir de faire adorer le Créateur sans l’idolâtrer. On ne saurait être plus éloigné de Berlin et de Dresde que dans l’atelier parisien et romain de Jacques-Louis David (1748-1825) et de son disciple préféré, mort prématurément à Rome, Jean Germain Drouais (1763-1788). David, prodigieusement doué pour le portrait, pour le paysage agreste (Vue du jardin du Luxembourg), et surtout pour le grand tableau « à l’antique » (le Serment des Horaces, Les licteurs rap- portent à Brutus les corps de ses fils) ou à la moderne (le Sacre de Napo- léon). Le grand genre officiel où excella ce peintre enferme son public potentiel de citoyens et de patriotes dans une histoire politique tota- litaire, qui ne laisse aucune place au jeu, aucun recours privé au rêve, à l’imagination, au loisir, à la chasse au simple bonheur terrestre, ni à plus forte raison au salut de l’âme. Le dessin au trait que le malheu- reux Drouais pratiqua abondamment, à l’exemple de son maître et à celui des architectes « doriques », leurs contemporains, Étienne-Louis Boullée et Claude-Nicolas Ledoux, réduisait le genre du paysage aux facettes d’une utopie urbaine, abstraite et concentrationnaire. David

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à Rome travaillait enfermé en atelier, comme à Paris. Il n’a pas vu ni voulu voir ni faire voir l’Italie quasi déserte, encore pauvre, mais tou- jours splendide et solaire, qu’avait décrite et dessinée en 1664-1665, dans son journal resté longtemps impublié, le peintre hollandais Wil- lem Schellinks, et que firent redécouvrir, au seuil du XVIIIe siècle, les planches gravées dans les in-folio de son Italia illustrata, le grand libraire amstellodamois Jan Blaeu. Historienne de l’art, Anna Otanni Cavina n’en conjugue pas moins, dans la lignée de Longhi, son exacte science, son empathie poétique et ses dons d’écrivain aussi attentifs au sens mystérieux des œuvres qu’elle commente qu’aux techniques, aux saveurs, aux matières qui distinguent du paysage photographié le paysage peint ou dessiné. On sort de la lecture et de la relecture de ce livre, illustré avec un raf- finement exquis, à même la page imprimée sur papier délicatement granulé, selon la méthode Adelphi, comme d’un voyage sentimental à la Laurence Sterne entre Rome et Florence, avec quelques échappées en Angleterre, en France et en Prusse, dans un chaos de révolutions et d’invasions, mais en compagnie de paysagistes tout occupés à s’éveiller et à nous éveiller avec eux de l’histoire et de ses peintres serviles. On rêve d’un second volume, qui évoquerait la translatio studii amorcée dans ce livre par la peinture de paysage italien, dans l’Angleterre rurale de John Constable, dans la France de Jean-Baptiste Corot et de Jean- François Millet, dans la Prusse de Caspar David Friedrich, dans la Norvège de Johan Christian Dahl, dans la Suisse de Ferdinand Hodler et autres seuils européens du même éveil.

1. Anna Ottani Cavina, Terre senz’ombra, Adelphi, 2015.

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› Lucien Jaume

« L’intérêt public veut que l’on répande la terreur parmi les ennemis [...] et qu’on les prive d’un bonheur qu’ils ne veulent pas connaître » « Instruction aux autorités constituées », par Joseph Fouché et Jean-Marie Collot d’Herbois, 26 brumaire an II, Ville-Affranchie (Lyon, 16 novembre 1793).

xtraire une réalité historique de son contexte d’appari- tion c’est, trop souvent, l’interpréter selon ses préjugés et son bon plaisir. Le projet de comparer à grands traits deux Terreurs à rhétorique religieuse – celle des monta- gnards de 1793-1794 et celle de l’islamisme de Daesh – Eest-il un projet présomptueux, voire ridicule ? En fait, si l’on parvient à tracer un portrait de l’esprit terroriste instrumentalisant le religieux, l’entreprise n’est pas dépourvue de sens. Et comparaison n’est pas iden- tification : on cherche des points d’analogie. Je suivrai une démarche d’interprétation qui se fonde sur la pratique d’analyse des discours et des idéologies ; d’abord en résumant la stratégie de communication de Daesh dans son « Communiqué sur l’attaque bénie de Paris contre la France croisée », pour déterminer la ou les finalités du texte et la façon dont il construit par le discours un ennemi mi-réel mi-fictif ou

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fictionnel. Je rappellerai ensuite les deux vagues d’utilisation du reli- gieux dans la Révolution (en 1790, la Constitution civile du clergé, en 1794, le culte de l’Être suprême) pour examiner comment cette « régénération du peuple français » a été dans la seconde période com- binée avec la Terreur et ses justifications. On pourra finalement essayer de tracer un portrait de l’esprit terroriste, portrait auquel Germaine de Staël apporte une contribution non négligeable. Le texte reconnu par Daesh doit être traité pour ce qu’il est : un acte de communication qui voudrait donner un sens au carnage opéré au Bataclan et dans divers bars de Paris (dans trois arrondissements nommés), et donc, aussi, un document de propagande et de recru- tement, mais seulement en arrière-plan. Au premier plan, la finalité est double : insuffler la terreur, auréoler les « martyrs » (1). Cette ter- reur (2) est jugée atteinte : « Paris a tremblé [...], ses rues sont deve- nues étroites pour eux. » Dans la stylistique du texte, c’est l’altérité et l’étrangeté qui doivent susciter la terreur pour l’avenir : le 2 safar 1437 (15 novembre 2015) rompt avec le calendrier mondial (à source chré- tienne), le groupe assaillant est décrit comme entièrement étranger et extérieur à l’Europe : « un groupe de croyants des soldats du Califat », et en outre « un groupe ayant divorcé [avec] la vie ici-bas ». Enfin, ce groupe a pris des « cibles » parfaitement définies, et il s’est voulu comme « cherchant la mort dans le sentier d’Allah » ; il est précisé que ce sont en cela des martyrs. Telle est la seconde finalité : auréoler du nom de martyr les « huit frères », car c’est « ce qu’ils espéraient » dans leur action. À la différence d’une guerre, où l’on détermine un adversaire à battre, ici on vise des cibles pour en retirer la gloire et le salut. Le principal de l’attaque, nous dit-on, c’est qu’elle est « bénie ». Du côté de l’étrangeté, l’attaque est définie comme un assaut par des individus totalement différents des « centaines d’idolâtres [rassemblés] dans une fête de perversité », car on devine : ils buvaient et ils dansaient, ils étaient charnels dans leur conduite. Pourtant, des participants français et belges (laissons le Stade de France de côté, non évoqué ici) organisaient le commando de terreur, ils avaient mené une vie de socialisation et d’éducation en Europe et étaient de la même génération que leurs victimes. Des ensei-

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gnants de collège ou de lycée, voire d’université, savent que ce jour-là, ou ailleurs précédemment, des anciens élèves sont passés à l’attaque sous le masque du martyr. En rompant avec tout lien ou toute familiarité possible, le com- muniqué veut susciter l’angoisse sur l’avenir et magnifier les actes des « martyrs », il cite pour cela une sourate du Coran au début et une autre à la fin concernant les « hypocrites » en religion. Mais la fiction majeure du texte est de construire une catégorie d’ennemis : les « croi- sés », les « idolâtres » et les « mécréants ». Fiction (quels croisés au Bataclan ?), comme tout texte de terreur qui doit stigmatiser un mal menaçant. De façon métaphorique le texte indique un renvoi à l’his- toire : « 200 croisés tués » au minimum (comme devant Saint-Jean d’Acre ?), ainsi qu’au Coran, qui est pris comme caution du meurtre ; la sourate 59, verset 2, qui concernait le peuple du Livre (les juifs) est directement appliquée aux Français de Paris. De même, la sourate 63, verset 8 sonne à la fin comme un avertis- sement pour les « hypocrites » actuels. Cette notion est très importante dans la pensée et les commentaires de l’islam : le croyant menteur, dont le cœur contredit l’apparence, est percé à jour par Allah et il sera jeté au feu, le jour du grand jugement (3). L’hypocrite, c’est celui qui ne veut pas connaître le vrai bonheur, dont il est déjà privé et le restera éternellement.

La caution religieuse sous la Révolution

De façon intéressante, la rhétorique robespierriste de 1794 est en grande partie la dénonciation des « hypocrites de la Révolution », de ceux qui portent le « masque du patriotisme » pour assassiner le patriotisme ; ils revêtent un masque dans « le drame sublime de la Révolution », dit un discours du 17 pluviôse sur la République, laissant entendre par là que tout est apparence et théâtralité, que la vérité n’est pas de ce monde. Car Robespierre a un sens aigu du pur et de l’impur ; il l’exprime amèrement dans son discours-testament du 8 thermidor : « En voyant la multitude des vices que le torrent de la Révolution a roulés pêle-mêle avec les vertus civiques, j’ai craint

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quelquefois [...] d’être souillé aux yeux de la postérité par le voisi- nage impur des hommes pervers. » Or, juste auparavant, il a expliqué aux députés de la Convention comment il avait procédé pour main- tenir la Révolution sous la protection divine : « Je vous ai proposé les grands principes gravés dans vos cœurs et qui ont foudroyé les complots des athées contre-révolutionnaires. (4) » Ce sont des contre-­ révolutionnaires puisque « l’athéisme est contre-révolutionnaire » (discours du 18 floréal). Dans la vaste catégorie, indéfiniment exten- sible, des « ennemis du peuple », contre lesquels la Terreur a été lan- cée, l’athée est une figure bien spécifiée chez les robespierristes. En bonne rhétorique, l’efficacité de l’appel au religieux – après l’instauration le 18 floréal du culte de l’Être suprême – est de mettre l’opposant en contradiction avec lui-même : vous avez, expose Robes- pierre, des normes que Dieu a gravées dans votre âme, vous avez voté ce culte, vous avez voté aussi l’immortalité de l’âme, les devoirs de l’homme ; pouvez-vous y devenir infidèles ? Moi, j’en reste le porte- parole et le témoin. À l’intention de tous ceux qui ne l’écoutent pas dans la Convention, il ajoute : « Je leur lègue la vérité terrible et la mort. » Il faut entendre : ma vérité contre leur duplicité, ma mort en martyr contre leur corruption. Car il revendique de longue date le martyre, tel Savonarole annonçant au peuple de Florence qu’il mour- rait un jour supplicié : « Qui suis-je, moi qu’on accuse ? Un esclave de la liberté, un martyr vivant de la République. (5) » Mais ce martyr républicain, deux jours après la fête de l’Être suprême, fait voter la loi du 22 prairial qui supprime toutes les garan- ties pour l’accusé déféré au Tribunal révolutionnaire : plus d’avocat, plus de secret du délibéré et une seule alternative, la mort ou l’acquit- tement. La Convention va prendre peur devant ce projet, Robespierre répond : « il n’y en a pas un article qui ne soit fondé sur la justice et sur la raison [...] pour le salut des patriotes et pour la terreur de l’aris- tocratie conjurée contre la liberté » (6). Le martyre se gagne par la liquidation des « corrompus ». Il convient maintenant de définir les traits de la Terreur, notion répandue mais souvent sans précision suffisante. On peut citer trois traits qui la situent dans l’idéologie de la « régénération » sur dix

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années de Révolution. Elle est officiellement votée par la Convention le 5 septembre 1793, même si des éléments préfigurateurs et sponta- nés étaient apparus (les massacres de septembre 1792 dans les prisons et au couvent des Carmes). C’est une violence civique – chaque bon citoyen devrait s’en sentir investi – à formes judiciaires ; la « justice populaire » passe, notamment, par un Tribunal révolutionnaire spéci- fique créé en mars 1793. En fait, cette violence est illimitée du fait que la catégorie d’« ennemis du peuple » est extensible à l’infini (7). Elle frappe les individus politiquement opposants et /car moralement cor- rompus. C’est donc finalement une Inquisition de la vertu politique et morale – Robespierre ayant imposé la fusion des deux domaines dans son discours du 17 pluviôse « Sur les principes de morale poli- tique qui doivent guider la Convention nationale dans l’administra- tion intérieure de la République ». Sans vertu, dit-il, la Terreur peut être « funeste », c’est-à-dire frappant aveuglément et au hasard ; sans Terreur, la vertu est « impuissante », c’est-à-dire laissera s’anéantir la République et la démocratie. Qu’est-ce que la vertu ? La vertu répu- blicaine est d’abord définie, dans ce discours, comme « l’amour de la patrie et de ses lois » et donc le service de l’intérêt général (cf. Mon- tesquieu). Mais quelques lignes plus loin Robespierre pratique une extension décisive : « Dans le système de la révolution française, ce qui est immoral est impolitique [c’est-à-dire antipolitique], ce qui est corrupteur est contre-révolutionnaire. » En revanche, la Terreur est la justice « prompte, sévère, inflexible », la justice rétablie contre les méchants. Le caractère d’une politique de Terreur à échos moraux et religieux est de fusionner deux idées : celle de la guerre, qui vise à détruire l’adversaire, celle de la justice qui vise à punir les uns et dissuader les autres. La Terreur a pour mission d’être plus effrayante que la guerre : puisqu’elle se veut au service d’une morale irrécusable, il faut qu’elle fasse peur aux corrompus (ou aux « infidèles ») qui sont encore en vie. Fouché publie une proclamation à Lyon, qui vient d’être détruite : « La liberté ou la mort, choisissez ! ». De façon analogue, Daesh tue et supplicie au Proche-Orient ou en Occident pour contraindre à la conversion. Pour dissuader les survivants et les troupes royalistes, la

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Vendée est un territoire dans lequel la résistance doit être anéantie par la déportation des populations, l’incendie des terres et l’exemple d’une répression sans limites. Le deuxième trait de la Terreur tient à sa source : le peuple, comme communauté fraternelle, est supposé sinon l’exercer directe- ment, du moins en être l’auteur, le commanditaire. Lors du vote du 5 septembre, Robespierre s’écrie : « Le bras du peuple est levé ! » La Terreur représente le peuple dans les institutions (tribunal central, tribunaux locaux, comités révolutionnaires, commissions militaires, etc.), comme l’élu du suffrage représentait le corps du peuple dans son Assemblée. La Convention s’étant prorogée (août 1793), les députés girondins ayant été expulsés (31 mai-2 juin 1793), le Gou- vernement de salut public étant une dictature d’exception, la ques- tion « qui représente le peuple ? » est posée. Le grand risque, aux yeux des gouvernants de l’an II, est que chaque groupe local, chaque citoyen même se lance dans une aventure terroriste spontanée et incontrôlable (8). En somme, une Terreur « démocratique ». L’in- vention par Carrier des noyades dans la Loire (trois mille personnes en huit fournées) est l’exemple d’une Terreur où un commando prend sur lui de créer des actes de « justice populaire ». En revanche, la mise à sac de la Vendée, la déportation des vieillards, des femmes et des enfants (en réalité leur élimination) sont davantage planifiées puisque deux lois de la Convention (1er août et 1er octobre 1793) ont ouvert la voie, et que les représentants en mission s’assurent d’être couverts (9). Troisième trait, la Terreur relève d’une rhétorique religieuse pre- nant place au sein du contexte idéologique de la régénération et de la création d’un « homme nouveau » (écho de saint Paul). L’effort de Robespierre, le 18 floréal, est de placer la Terreur sous la garantie de Dieu (l’Être suprême) et de l’immortalité de l’âme, qu’il fait voter par la Convention, avec une liste de « devoirs de l’homme » envers Dieu. Dans son discours de présentation, il a expliqué qu’il fallait reconnaître « une puissance supérieure à l’homme » afin de conte- nir les impulsions humaines vers le mal et porter les individus vers le bien.

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La régénération de 1790 était au service de l’individu, qu’il fallait protéger par la loi et la Constitution, avec un renfort divin de légiti- mité ; la régénération de 1793 est tournée contre l’individu (10), pour une communauté vertueuse qui sera forgée par la contrainte, l’éduca- tion spartiate (projet Lepelletier) et la Terreur. Cette dernière est à la fois l’émanation d’une communauté fraternelle, et ce qui va faire appa- raître la communauté. Rappelons que, avant 1789, la notion de régé- nération n’existe que dans le domaine religieux, comme l’attestent les dictionnaires et l’Encyclopédie elle-même. Avec la Révolution s’opère une transplantation des racines chrétiennes, essentiellement le bap- tême et la Résurrection, dans la sphère politique. Il s’agit de l’idée de seconde naissance (cf. Jésus : « Celui qui ne naît pas une seconde fois ne verra pas le royaume des cieux », Évangile de saint Jean), ce que la Révolution applique à tous les domaines : le citoyen, la monarchie, les pouvoirs constitutionnels, les départements, l’Église, etc. En 1790, on naît au corps renouvelé de la monarchie constitutionnelle, en 1793 on doit naître dans une nation purgée des « parties gangrenées » (comme on dit) et on doit se comporter collectivement en « peuple nouveau ». « L’individu n’est rien, le peuple est tout », déclare le Comité de salut public en décembre 1793. Le projet de limiter la Terreur se révèle vite irréalisable, puisque qu’on ne juge pas des individus concrets mais, comme dit Daniel Arasse, de façon générique, par catégories (aristocrate, agioteur, feuil- lant, modérantiste, etc.) (11). On crée chaque jour des « suspects » relevant d’une catégorie fictionnelle. Le général Turreau interroge le ministre de la Guerre : puisqu’on doit « vider le pays » de ses habi- tants vendéens, ne serait-il pas bon d’exécuter « les hommes mêmes qu’on croit révolutionnaires et qui n’ont peut-être que le masque du patriotisme » ? Judicieuse remarque ! le terrorisme ne peut connaître de limites et la compétition entre individus ou entre groupes terro- ristes pour frapper et punir est une règle du genre. On fusille donc des Bleus en Vendée. La caution religieuse fait sauter les limites et permet de ranger tout adversaire, opposant ou concurrent dans la grande figure du Mal. L’état d’exception, créé en décembre 1793 (décret Billaud-Varenne), est un

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véritable édifice théologico-politique : il se met à parler directement le langage religieux, alors que, dans la période de la Constituante, c’était plutôt le religieux ou de façon spécifique l’Église catholique qu’on contraignait à tenir le langage du politique. Au titre d’exemples que j’ai reproduits ailleurs, on peut citer l’adresse du 10 août 1793, rédigée par le curé Royer pour la fête de l’Unité et de l’Indivisibilité – paro- diant le spectacle du jugement, de l’enfer et du paradis. Ou encore la circulaire du Comité de salut public, en février 1794, deux jours après le discours de Robespierre sur la vertu et la Terreur, qui para- phrase l’Apocalpyse de saint Jean, en annonçant, au son de la trom- pette (maniée par de nouveaux anges, les représentants en mission) la réalisation du Jugement dernier. « Des rayons lumineux pareront le front des Justes », dit ce texte envoyé aux sociétés populaires (12). Et ainsi de suite.

La passion terroriste : un portrait

Pour achever notre comparaison, il vaut la peine d’écouter Mme de Staël, qui a plusieurs fois réfléchi sur son expérience de la Terreur. Analysant ce qu’elle appelle l’« esprit de parti » (en fait le fanatisme), elle écrit : « Il présente les malheurs actuels comme le moyen, comme la garantie d’un avenir immortel, d’un bonheur politique au-dessus de tous les sacrifices qu’on peut exiger pour l’obtenir. (13) » Elle com- mente ailleurs la formule de Robespierre, empruntée à Marat, « le des- potisme de la liberté » comme équation : « code bizarre », note-t-elle, ou « langue contradictoire avec laquelle on croit expliquer les idées fausses, une injustice faite justement » (14). George Orwell n’est pas loin. Nous dirons que l’un des traits de l’esprit terroriste est l’efface- ment de toute limite : il vit dans un temps à la fois lointain (fin des temps) et tout proche qui lui procurera le salut. Les limites à l’égard des autres, ou des autres peuples, n’existent plus du fait de la dés­ humanisation pratiquée, dans la fiction du « croisé », de l’idolâtre, de l’athée. Les qualificatifs fictionnels ne manquent pas : « race impure » dit Robespierre, qui distingue « deux peuples en France » (Œuvres,

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tome X, p. 476), « race rebelle » déclare Barère dans le projet de loi du 1er août 1793 visant à dépeupler et à raser la Vendée, « ramas de cochons » affirme un général de l’armée républicaine. On a donc tout pouvoir sur ces êtres, coupables de fidélité au roi et à l’Église traditionnelle : « J’ai égorgé tous les habitants que j’ai trou- vés », dit le général Duquesnoy, sorte de terroriste terrorisé, dénoncé pour mollesse (15). Il n’y a plus de limites spatiales non plus : de même que le Don Juan de Molière rêve de royaumes à conquérir pour égaler Alexandre, le terroriste envisage sérieusement un empire mon- dial courbé sous sa férule. Ainsi la mission du Califat est d’étendre une conquête toujours plus globalisante. Cependant, cet esprit terroriste débarrassé de toute limite (les normes humaines, l’espace, le temps, la société et la sociabilité) est souvent une personnalité clivée. C’est le bourreau servant auprès de la guillotine, qu’on nous montre sensible, parfois larmoyant (Daniel Arasse), c’est le tableau que nous donne Chateaubriand des conventionnels qu’il connaissait : tendres avec leurs enfants, « ils prenaient dans leurs bras ces petits agneaux afin de leur montrer le dada des charrettes qui conduisaient les victimes au supplice. Ils chantaient la nature, la paix, la pitié, la bienfaisance, la candeur, les vertus domestiques ». Ou aujourd’hui, tel jeune homme passé aux attentats suicides est bien connu du voisinage pour les ser- vices qu’il rendait aux personnes âgées de l’immeuble. Comédie et ruse ? Pas nécessairement (la pratique existe, Daesh la recommande), mais personnalité biface qui montre une structure psychologique déroutante, difficile à deviner. Cette complexité des individus a beau- coup frappé Mme de Staël : « Connaissez-vous quelque chose de plus redoutable qu’un homme qui réunit à l’intrépidité du crime quelque chose de l’inflexibilité de la vertu, en qui la pitié pour l’homme est éteinte par un système de philanthropie, et qui torture l’individu pour le bien de l’espèce ? » Mme de Staël pouvait penser à Robespierre jeune homme, qui composait des poèmes délicats chez les Rosati d’Arras, à l’avocat qui, en 1789, était opposé à la peine de mort – mais qui au dernier jour avant sa chute, le 8 thermidor, demande encore des têtes et fait cette confession révélatrice : « Ma raison, non mon cœur, est sur le point

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de douter de cette République vertueuse dont je m’étais tracé le plan. (16) » Le cœur ! On est du côté du héros romantique dépeint par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit, qui a tout sacrifié à ce que Hegel dénomme « la loi du cœur ». L’autre trait de l’esprit terroriste en découle : un anti-individualisme déclaré mais hanté par un égoïsme hypertrophié. Le terroriste se sacrifie, dit-on ? mais c’est pour lui, pour son salut, pris sur le corps et la vie des autres – dont il a construit de façon fantasmatique le nom, la catégorie haïe. Robespierre déclare (le 17 pluviôse) qu’il rejette « l’abjection du moi personnel » selon une formule venue de l’Émile de Rousseau. L’idée du sacrifice et/ou du martyre sert de paravent à ce moi qui est dit « abject », mais incon- sciemment préféré à tout. D’où, troisième trait, le culte de la mort, qui est conçue pour pro- curer la gloire dans la renommée et au ciel. Saint-Just l’invoque dans ses manuscrits : « Je l’implore le tombeau [...] pour n’être plus témoin de l’impunité des forfaits ourdis contre ma patrie et l’humanité. » On connaît cette autre formulation dont le romantisme du XXe siècle va s’emparer : « Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle [...], je défie qu’on m’arrache la vie indépendante que je me suis don- née dans les siècles et dans les cieux. (17) » On voit que le terroriste est en servitude ; esclave de sa passion, un amour de soi à forte dénégation, esclave aussi de son dieu ou de ce qu’il appelle tel. Cela ne veut pas dire qu’il soit digne de compassion, au contraire. Et c’est ce couple de l’idéologie irrationaliste et de la rationalité bureaucratique (l’État de Terreur en 1794 et en 2015) que les démocraties doivent analyser ; sans commettre l’erreur de lui ren- voyer en miroir l’image d’un « empire du Mal ». Le terroriste appelle une réponse politique.

1. Notons que le martyr chrétien se tait et souffre, il « rend témoignage à la Vérité », comme dit brièvement le Christ (Vocabulaire de théologie biblique, Éditions du Cerf, 1970, mot « martyr »), puisque « martyr » est, dans l’étymologie, un témoin, celui qui atteste de... Mais recevoir le martyre en tuant des humains est en rupture complète avec le sens premier. 2. Distinguons la terreur comme sentiment éprouvé par les victimes et la Terreur (avec une majuscule) comme stratégie planifiée d’un groupe ou d’un État. 3. Voir par exemple l’article de Wikipedia sur munafiq, l’hypocrite. Et le Coran, sourate 63, (traduit par Denise Masson, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 695), sourate 2 en grande partie, p. 4 et suiv., sourate 9, versets 67-68, p. 235, etc. Divers commentaires se trouvent sur Internet, la diffé- rence fondamentale étant entre : le croyant pieux, l’hypocrite et le non-croyant (kafir). 4. Maximilien Robespierre, Œuvres, tome X, Presses universitaires de France, 1967, p. 567 et 566. 5. Idem.

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6. Idem, p. 485, discussion de la loi du 22 prairial. 7. Louis Antoine de Saint-Just finira par dire : « Vous avez à punir quiconque est passif dans la République et ne fait rien pour elle. » (10 octobre 1793.) 8. Comme l’écrit Patrice Gueniffey, il y eut une première Terreur « symptôme d’anarchie », et une Terreur synonyme de la « restauration de l’autorité » (la Politique de la Terreur. Essai sur la violence révolution- naire, 1789-1794, Fayard, 2000, p. 268). Voir aussi la genèse de la Terreur dans Lucien Jaume, le Discours jacobin et la démocratie, Fayard, 1989, p. 113-126. 9. Voir le livre d’Alain Gérard, Vendée : les archives de l’extermination, Centre vendéen de recherches historiques, 2013. 10. Ce que déclare explicitement Billaud-Varenne, qui oppose le « citoyen » à l’« individu » (Éléments du républicanisme) et ordonne à la Convention d’« extirper des vices invétérés » attachés à l’intérêt parti- culier de l’individu mauvais citoyen (Rapport du 1er floréal, « Théorie du gouvernement démocratique », (Archives parlementaires, tome LXXXIX, p. 95-99). 11. Daniel Arasse, la Guillotine et l’imaginaire de la Terreur, 1987, rééd. Flammarion, coll. « Champs his- toire », 2010, p. 137. 12. Textes étudiés ou reproduits dans Lucien Jaume, le Religieux et le politique dans la Révolution fran- çaise. L’idée de régénération, Presses universitaires de France, coll. « Léviathan », 2015. 13. Mme de Staël, De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (1796), édité par Michel Tournier, Ramsay, 1979, p. 170. Également Œuvres complètes, série I, tome I, Honoré Champion, 2008. 14. Mme de Staël, « Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution… », dans Œuvres com- plètes, série III, tome I, éd. cit., 2009, p. 458. 15. Patrice Gueniffey, op. cit., p. 265. Lettre de Duquesnoy de mars 1794, après les « retards » mis à liqui- der la Vendée. 16. Maximilien Robespierre, Œuvres, tome X, op. cit., p. 566. 17. Louis Antoine de Saint-Just, « Fragments d’institutions républicaines », dans Théorie politique, sous la direction d’Alain Liénard, Le Seuil, coll. « Points politiques », 1976, p. 304 et p. 272.

116 FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 GIULIA SISSA RÉHABILITE LA JALOUSIE

› Jean-Didier Vincent

iulia Sissa est une philosophe ; dépourvue de la rhétorique empesée des mâles, elle soulève avec finesse et légèreté une palanquée de grands pen- seurs, des Grecs à nos modernes. Son propos est rafraîchissant : réhabiliter la jalousie (1). Il fallait Gbien une femme que n’effraie pas la honte pour aborder le sujet. Sa mauvaise réputation a fait de l’envie, son synonyme, un péché capital. Elle pollue tous les métiers et les situations comme prélat ou écrivain, mais son domaine est avant tout l’amour et son corollaire le désir. Je citerai quelques échantillons de la déferlante de blâme qui accable la jalousie : sot orgueil, amour faible, mauvais cœur, ridicule bourgeois ; préjugé d’éducation fortifié par l’habitude ; pathologie de l’imagination ; projection d’un penchant à l’infidélité ; pulsions homosexuelles converties en paranoïa ; phallus défaillant, narcissisme problématique, haine de soi, envie, insécurité, manque d’estime de soi, etc. Comme l’affirme La Rochefoucault, « on a honte d’avouer qu’on a de la jalousie et l’on se fait honneur d’en avoir eu et d’être capable d’en avoir ». Bien sûr, la facilité pour un médecin biologiste

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serait de réduire la jalousie à sa dimension psychopathologique et d’en faire une maladie du désir avec un excès de dopamine (un neuro- médiateur) et un déficit en sérotonine (autre neuromédiateur) dans les systèmes désirants de la base du cerveau. Le syndrome d’Othello, jalousie délirante avec des hallucinations et des troubles de l’humeur, peut aller jusqu’au crime ; il se soigne à l’aide de neuroleptiques qui bloquent l’action de la dopamine. Ce qui, en revanche, intéresse l’au- teure est le désir ; la force vitale qui mène le jeu. La jalousie y tient un premier rôle, tragique ou bouffon, selon l’inspiration des partenaires. « L’homme et son désir, une machinerie insensée ! » clame Blaise Cen- drars dans . Emmène-moi au bout du monde Jean-Didier Vincent a été professeur Qui de plus insensé que Médée, qui offre de physiologie à la faculté de le modèle original de la folie amoureuse en médecine de l’université Paris-XI. Il Grèce et à Rome ? La jalousie est une émo- est membre de l’Institut (Académie des sciences) et de l’Académie de tion dans le sens où l’entend la psychologie médecine. Dernier ouvrage publié : moderne ; elle appartient aux six émotions Biologie du couple (Robert Laffont, de base décrites par Paul Ekman en 1972 2015). (colère, joie, surprise, tristesse, peur, dégoût). C’est une colère où l’éros, l’amour sensuel, joue le rôle capital – une colère érotique. Elle possède la double fonction des émotions : communication et adapta- tion. Aristote a une définition lumineuse de la colère : orgè est la per- ception d’une offense injustifiée dont on souffre, mais dont on prévoit de se venger ; une douleur profonde car la blessure d’amour-propre qui nous est infligée nous ravale au niveau d’un être négligeable qui vaut peu ou rien. C’est aussi un plaisir, une promesse de jouissance car on se ressaisit dans le projet d’en découdre avec l’offenseur. Ne pas se venger serait aux yeux du monde une lâcheté et relèverait d’un tempé- rament d’esclave. Dans la tragédie, une femme qui se voit remplacée dans le lit conjugal par une maîtresse ou par une autre épouse reçoit une injure qu’elle ne supporte pas et entend redresser la situation. Ces femmes grecques, tragédiennes de la jalousie furieuse, n’ont à braver ni un interdit ni l’impératif de souffrir en silence. De leur détresse, elles n’ont pas honte, mais se vantent de leur souffrance. Médée est la plus grande de ces jalouses exaltées par la tragédie. Sa douleur n’est pas celle d’une guerrière et sa blessure ne survient pas sur le champ

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de bataille mais sur le lit matrimonial. À la différence d’une jalousie freudienne, la blessure narcissique ne s’accompagne d’aucune culpa- bilité. Médée plonge dans le néant mais ce n’est pas sa faute. « Médée est fière de tout ce qu’elle a fait pour ce piètre héros qu’est Jason », le salaud total. Dans la tragédie d’Euripide, toutes les voix célèbrent son courage, le roi d’Athènes Égée comme le chœur des Corinthiennes. Elle évite les rires qu’appelle le cocu du théâtre moderne ; ne pas se venger serait ridicule ; par le crime terrible du sacrifice de ses enfants et son insupportable lot de douleur, elle assure sa gloire héroïque – la seule chose qui compte au regard d’Athènes. Lorsque Médée découvre l’affront qui lui est fait, elle s’abîme dans une douleur qui l’anéantit, mais qui rebondit dans le feu ardent de la colère vengeresse. Lorsque Jason prétend qu’il la quitte pour le bien des enfants, elle décide de tuer ces derniers, afin qu’il souffre là où il a péché. L’auteure de l’essai démontre avec une précision subtile la méca- nique de la jalousie/colère qui s’est installée avec persistance dans le monde helléno-romain jusqu’à nos jours, où il continue d’ensanglan- ter la violence conjugale dans le monde moyen-oriental. Avec l’inver- sion des sexes, le rôle de l’offensé est une exclusivité masculine ; il reste à la femme celui de l’épouse adultère vouée au plus cruel châtiment. La vengeance sauvage n’est plus de mode, mais le sentiment d’in- justice reste le même, une insulte à laquelle il convient de répondre, il y va de l’honneur. La vertu toutefois consiste à montrer une colère rai- sonnable, au bon moment et pour aussi longtemps qu’il convient. Tel est le conseil d’Aristote. Comme en toute passion, l’énergie comme en tout vrai courage doit être aristocratique et l’affect bien tempéré. En helléniste talentueuse, Giulia Sissa nous entraîne dans une promenade philosophique où il est d’abord question de la jalousie comique dans laquelle le jaloux ne pèche que par un excès de « zèle ». Il est rappelé que « jalousie » dérive du mot grec zelos. Aristophane met en scène la jalousie comme illusion comique (zelotupia) et s’en donne à cœur joie. Médée ne risque pas de tomber dans le ridicule. Sénèque et les stoïciens opèrent une révision radicale sur la jalou- sie/colère de Médée. Il s’agit non plus d’une passion (affectus), mais d’une « perturbation » (perturbatio) condamnable qui doit être extir-

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pée, refoulée. À l’antipode d’Aristote, Sénèque affirme : un grand esprit ne venge pas une injure, parce qu’il ne la ressent pas. Il reste aux modernes, Antonin Artaud à leur tête, à se rouler dans la mons- truosité et à notre siècle à verser dans le psychologisme ; loin de la fière et douloureuse colère de la jalousie/colère. Une même passion, la vanité mesquine nous rend jaloux et honteux de l’être. Une « passion inavouable », selon notre auteure.

La jalousie est souffrance avant d’être colère, vanité ou honte

Dans le deuxième chapitre, l’auteure justifie ce titre annoncé au précédent chapitre, grâce à sa connaissance de la philosophie clas- sique. Celle-ci nous concerne tous dans la mesure où nous continuons de brouter l’herbe qu’elle a semée dans nos mémoires. La partie la plus savoureuse est consacrée à la critique de la « raison kantienne ». Au moment où le changement de mœurs a validé le plaisir et le désir, l’individu moderne réhabilite les passions tout en en fustigeant une seule : la jalousie. Celle-ci est une « exclusivité compétitive » faite d’envie (invidia). L’autre possède un bien, moi aussi j’en veux. Parmi ces biens désirables, l’un s’impose en particulier : la jalousie amou- reuse. Les amants répugnent à l’avouer car elle est aveu de faiblesse et de défaite, même si les manifestations furieuses peuvent toujours apparaître, preuve de leur déraison. Une rage inefficace qui contraste avec l’honorable colère antique. Pour Thomas Hobbes, la colère est un obstacle sur le chemin du désir. Il s’agit d’une réaction dynamique. Le désir amoureux reste une passion singulière qu’il convient de ne pas publier. La jalousie n’est que la manifestation d’un désir contra- rié d’être aimé par l’autre ; elle est pernicieuse et contre nature, tout comme l’adultère. On pouvait s’y attendre, l’auteure s’attarde sur les trois œuvres majeures des théoriciens et praticiens de l’amour au temps des Lumières et dans la suite de Hobbes : Jean-Jacques Rousseau ou l’inversion primitiviste ; Denis Diderot ou la retouche ironique ; Stendhal ou la mise en roman. Nous aurions pu y ajouter Benjamin Constant. L’analyse est brillante et a acquis le « droit de salon », une

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jalousie littéraire en somme, dont on se régale au lieu de s’en fâcher. Il est doux de souffrir en bonne compagnie. Je m’attarderai, en revanche, sur le chapitre iii : « Objets sexuels et couples ouverts ». Dans les temps modernes s’installe durablement le mépris pour la jalousie, qui échappe au romantisme et à ses débordements pour devenir bourgeoise. D’un côté, l’idéologie marxiste dominante au XXe siècle impose la famille monogamique comme unité de produc- tion où règne encore la possessivité sexuelle en tant que pulsion sociale dont le destin s’achève dans le mariage bourgeois, où s’affiche bientôt l’aspiration de la femme à la liberté, le mariage libre chez les anar- chistes faisant le plus souvent long feu. L’avenir du communisme doit nous débarrasser de ces vieilleries, la propriété privée et la jalousie. L’auteure donne également une critique du culte de l’intersubjec- tivité qui soumet le couple à la règle de la réciprocité et la pratique du don. Phénoménologie et psychanalyse – surtout lacanienne – contri- buent à restaurer la primauté du désir dans la relation à l’autre. Laissant dans l’ombre les grands philosophes du désir, Spinoza, Nietzsche et Schopenhauer, c’est avant tout à Emmanuel Kant et à son immodeste dictature sur la raison que s’en prend l’auteure. La sexualité du maître est un mystère insondable et sans intérêt, elle se trouve, en revanche, encadrée dans un schéma éthique fondamental : elle intéresse les êtres raisonnables en tant que fin et pas en tant que moyen. Les moyens sont des choses ; les personnes, des fins. Un impératif nous impose de traiter les êtres humains comme une fin et non une chose. Dès que l’autre existe en fonction de mon plaisir, c’est immoral. On com- prend dès lors la méfiance morale à l’égard du sexe. La classification du sexe n’est autorisée que s’il répond à une utilité, autrement dit à la reproduction. Tout autre usage est contre nature en même temps qu’une injure contre l’humanité. La renaissance de ce langage coïncide avec le discours chrétien sur la sexualité. L’acte sexuel reste avant tout, parce qu’il procure du plaisir, quelque chose d’immoral et qui relève du péché originel contre lequel l’Église institutionnalise la pratique du célibat. Le coït est une réification symétrique. Ce rapport peut être racheté dans le ménage monogamique, mais en aucun cas ne saurait être valorisé – la chasteté est une vertu catégorique. Sinon, on fait de

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soi une chose sur laquelle un autre satisfait son appétit comme sur un rôti de veau. Alors pourquoi ne pas considérer les fameux dîners où chacun écoute amoureusement le maître comme un festin anthropo- phagique ? La définition du rapport sexuel comme usage réciproque des organes appropriés est à encadrer impérativement dans un contrat qui établit une possession débouchant sur une théorie de la jalousie. Kant s’en explique dans son Anthropologie. En pratique, les manières naturelles de la femme les placent en position d’« objets de plaisir » dans une situation de séduction potentielle permanente qui exige une jalousie systématique de la part des hommes. Un homme qui accepte- rait avec complaisance l’infidélité de sa femme et au lieu de se montrer jaloux manquerait de faire valoir ses droits de propriétaire en vaquant à ses propres plaisirs accepterait que sa femme devienne un os à ronger moins appétissant qu’un rôti de veau. Hegel n’est pas dupe, mais il est bien seul. Kant et sa classification sont contagieux. Marx en est la pre- mière victime et les féministes le suivent. Le sexe ne peut que chosifier l’homme, affirme Kant ; le sexe chosifie la femme, complète Simone de Beauvoir. « Ironie de l’histoire de la philosophie, Beauvoir allait trouver chez Marx – le Marx dont Althusser devait exposer la forma- tion kantienne – tout ce qu’il lui fallait pour décrire la danse macabre de l’homme de la chose. » Dans ces jeux de rôles inventés par le couple Sartre-Beauvoir, l’auteure voit avec finesse la main impalpable du père la vertu de Koenigsberg. Après la description du flot torrentueux de mensonges sur la jalousie, l’auteur revient sur sa fin première, qui est la réhabilitation de la jalousie, passion qu’il convient d’avouer, comme l’avait pressenti la philosophie et la tragédie grecques. La jalousie est souffrance avant d’être colère, vanité ou honte. le sentiment de base est ce poignard dans le cœur dont parle Stendhal et dont l’auteur nous donne le tableau horrifique. Aucun de nous qui a connu les douceurs de l’amour n’a échappé à ce délire de l’imagi- nation qui, par l’intervention des processus opposants au centre du cerveau, ne fait qu’amplifier le besoin de l’autre au point d’en faire un objet d’addiction. La jalousie est la force sombre du désir, dont l’auteure fait la brillante apologie dans une profusion de citations qui chatoient comme une étoffe orientale. La réprobation de la réproba-

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tion va jusqu’à la jalousie délirante, qui peut conduire au crime, que les médecins appellent « syndrome d’Othello ». Loin d’être le fait d’un moi débile, Othello est la victime des manœuvres d’un pervers jaloux à la fois de son bel amour et de sa condition sociale. On observe cette maladie mentale survenant parfois chez des parkinsoniens victimes d’un traitement médicamenteux qui aboutit à un excès de dopamine inadapté. C’est par un traitement aux neuroleptiques bloqueurs de l’action de la dopamine que l’on peut venir à bout de cette jalousie furieuse touchant les systèmes désirants du cerveau qui fonctionnent à la dopamine. Que l’on veuille bien excuser le biologiste impénitent de vous accabler de chimie ; « lui qui a connu la douleur de l’amour, qui ne demande qu’à passer et finir quand la joie qui l’accompagne veut la profonde, profonde éternité » (Nietzsche). Je ne peux malheureuse- ment résumer les deux chapitres – « Le désespoir de n’être pas aimé » et « Art d’aimer, art de jalouser » – et dois me résoudre à conclure avec l’auteure à la nécessité, illustrée par Médée, d’avouer l’inavouable. La posture qui consiste à se faire non pas un objet-chose, mais un « objet de désir » avec son cortège d’attention et d’admiration, a aujourd’hui « une valeur intrinsèque ». Éveiller et entretenir le désir de l’autre, c’est vivre dans notre propre désir. Savoir dès le départ qu’on n’est pas dans la conquête et la possession, mais dans la séduction pour laquelle il existe un véritable code éthique. Pour les vieux amants, fourbus d’avoir tant aimé et désiré, ce livre est plus qu’une consolation de n’être plus soi-même un objet de désir, un encouragement à jouir encore et encore, dussions-nous sentir par- fois l’aiguillon de la jalousie, cette passion avouable.

1. Giulia Sissa, la Jalousie. Une passion inavouable, Odile Jacob, 2015.

FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 123 QUAND LA SAGESSE DEVIENT FOLLE. Le bouddhisme tibétain en Occident entre mystique et mystification

› Marion Dapsance

n l’espace de quelques décennies, la figure souriante du dalaï-lama est devenue le symbole d’un bouddhisme pacifique et bienfaisant. Auteur de plusieurs ouvrages destinés à faire connaître et à adapter sa religion au public occidental en quête de spiritualités alternatives, Ele chef politique des Tibétains apparaît comme un véritable moder- nisateur. Allié à des scientifiques convertis ou sympathisants, cette incarnation de la divinité Tchenrézi entend prouver au monde entier la compatibilité du bouddhisme et de la science. Cette démarche, analysée par certains spécialistes comme éminemment politique (1), a grandement contribué à la popularité du bouddhisme tibétain en Occident. Les recrues sont désormais nombreuses à se rendre dans les « centres du dharma » créés à leur intention. Cependant, le dalaï-lama ne dirige aucun centre, et les personnes intéressées doivent s’adresser à d’autres lamas pour découvrir ce bouddhisme rationnel que Matthieu­

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Ricard n’hésite pas à qualifier de « science de l’esprit ». Elles ont le choix entre diverses approches, certaines plus traditionnelles que d’autres. Au cours de mes recherches doctorales, je me suis penchée sur le cas de deux lamas « modernisateurs » s’inscrivant dans la démarche du dalaï-lama. Auteurs de best-sellers qui en ont fait de véritables vedettes de la « spiritualité orientale » (2), Chögyam Trungpa (1939-1987) et Sogyal Rinpoché (né en 1947) ont largement contribué à la popularité du bouddhisme tibétain, non seulement en proposant des ouvrages de vulgarisation, mais également en établissant des réseaux de centres

d’étude et de pratique pour Occidentaux. Marion Dapsance est docteur en Je place « modernisateurs » entre guillemets anthropologie de l’École pratique des car, bien que revendiquée par ces maîtres et hautes études à Paris. Boursière de leurs porte-parole, cette étiquette s’est révé- la Robert H. N. Ho Family Foundation, études bouddhiques (Hongkong), lée trompeuse, ou pour le moins ambiguë. elle est en résidence postdoctorale à Tout d’abord, Chögyam Trungpa et Sogyal l’université Columbia, département Rinpoché, qui ont tous deux rompu avec des religions (New York). › [email protected] leurs hiérarchies (3), ne se sont pas pré- sentés comme des lamas au sens traditionnel, c’est-à-dire comme des enseignants capables de transmettre le savoir doctrinal et rituel qu’ils ont eux-mêmes reçu, de manière à conduire les adeptes vers la réa- lisation de la vacuité des phénomènes et la sortie définitive du cycle des renaissances. Ils se sont plutôt fait connaître comme les sauveurs de l’Occident matérialiste. La vision du monde qu’ils développent, et qu’ils présentent comme une « modernisation du bouddhisme », n’est autre, en réalité, que celle qui fut élaborée en leur temps par les adeptes de la Société théosophique (4) : l’Occident est en crise spiri- tuelle parce qu’il a développé une science purement matérialiste et ne retrouvera son plein épanouissement qu’en appliquant la sagesse des peuples asiatiques et en particulier des Tibétains, qui ont développé une véritable « science de l’esprit » appelée « méditation ». Les rituels, la dévotion, la mythologie sont supprimés, et les doctrines sont réin- terprétées dans les termes actuels de la psychothérapie. Cette reformulation des doctrines religieuses tibétaines, complexes et variées, en enseignements simplistes pour Occidentaux stressés

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pourrait à juste titre être qualifiée de « modernisation » si elle ne s’ac- compagnait, chez ces deux maîtres, d’une série d’innovations pédago- giques aux conséquences pour le moins ambiguës. En effet, il ne s’agit plus pour eux d’enseigner, par la doctrine et le rituel, la vue philo­ sophique correcte selon leur propre école, mais de « casser les concepts des Occidentaux » qui, en raison du péché originel du matérialisme, ne sauraient appréhender le monde qu’à partir d’idées fausses. Pour cela, Chögyam Trungpa inventa la notion de « folle sagesse » (yeshe chölwa). Elle repose en partie sur la tradition indienne et tibétaine des « saints fous » (mahasiddha), ces ascètes exceptionnels qui, à l’image de Milarépa ou de Drukpa Kunley, se tenaient à l’écart de la société et des institutions religieuses pour mieux en dénoncer les travers. Les saints fous étaient réputés pour leurs pouvoirs magiques (tel le fait de voler dans les airs) et leur capacité à accepter toutes choses de manière égale (copuler avec de belles princesses autant qu’avec de vieilles femmes pauvres et édentées, boire du nectar divin ou de l’urine avec la même indifférence). La « folle sagesse » de Trungpa, cependant, était à l’image du personnage lui-même : hémiplégique. Le maître se conten- tait du sexe des jolies jeunes filles, du luxe, de l’alcool, de la drogue et de la bonne chère, et, mis à part quelques arcs-en-ciel attribués à sa présence « éveillée » par quelques disciples enthousiastes, il n’a jamais manifesté de pouvoirs psychiques particuliers. La « folle sagesse » de Trungpa consistait à se comporter de telle manière qu’il puisse toujours choquer son public. Cela, évidemment, pour « casser ses concepts » et le faire sortir du samsara matérialiste. Ainsi arrivait-il ivre mort à ses enseignements avec plusieurs heures de retard, pratiquait-il le sexe en réunion, obligeait-il ses disciples à se déshabiller lors de certaines « soirées Vajra » particulièrement violentes, les humiliait-il régulière- ment, les faisait-ils travailler gratuitement à la construction de son œuvre mégalomaniaque, exigea-t-il la constitution d’une cour royale à la mode britannique (avec bonnes, chambellans, valets de pied, major- domes, etc.), ainsi que la création d’une de « guerriers de Sham- bhala », royaume mythique du bouddhisme tibétain qu’il proposait de rétablir sous la forme d’une « société éveillée » dont il se voulait le chef et fondateur (5). Ce projet s’inspirait peut-être du modèle de

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la milice paramilitaire créée par l’écrivain japonais Yukio Mishima, avec lequel il présentait de nombreux points communs, notamment la valorisation de l’esthétique et de la virilité japonaises. L’aventure de Chögyam Trungpa faillit très mal tourner, en raison des nombreux scandales qui entouraient sa personne et ses proches, notamment son « régent », l’Espagnol Ösel Tenzin, qui transmit le virus du sida en connaissance de cause à de nombreux disciples hommes et femmes, arguant que « les bénédictions de Trungpa les protégeraient ». Cepen- dant, grâce à l’effort de communication engagé par ses fidèles (6), il reste aujourd’hui de Trungpa l’image d’un génie incompris, voire incompréhensible, auteur de multiples ouvrages vendus à des millions d’exemplaires et créateur d’une multinationale de centres du dharma et d’une maison d’édition nommés Shambhala.

« Au-delà des apparences »

Sogyal Rinpoché, qui enseigne aujourd’hui dans le monde entier et qui fut dans sa jeunesse un admirateur déclaré de Trungpa, a repris à son compte le principe de la folle sagesse. Les étudiants s’inscrivent à ses centres pour y apprendre la « méditation » telle qu’elle est présentée par les médias grand public : ils y découvrent un parcours initiatique jalonné d’épreuves, dont le but est le rapprochement physique avec un maître iconoclaste, source unique de salut (7). Le cheminement spirituel est découpé en plusieurs étapes progressives, qui aboutissent au service du maître et de son entreprise, depuis la mise en forme de ses enseignements oraux jusqu’au don de son corps, en passant par le ménage, la comptabilité, l’organisation des voyages, le com- merce des produits dérivés, les massages, les soirées animées par de jolies jeunes femmes, les vacances sur des plages australiennes, les sor- ties au Crazy Horse et le secrétariat personnel. La « folle sagesse » de Sogyal Rinpoché consiste ainsi, comme chez Trungpa, à vivre dans l’opulence en asservissant ses disciples. La réorientation des objectifs initiaux des disciples est justifiée par des arguments bouddhiques tra- ditionnels, notamment ceux des upāya (moyens habiles) et de « l’illu-

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sion des phénomènes », dépourvus de réalité intrinsèque (anātman) : ce que font les disciples (servir le maître dans les moindres détails de sa vie professionnelle et intime) n’est autre qu’une « apparence », un simulacre utile à leur progrès spirituel, une simple « technique ». On peut avoir l’impression qu’ils se comportent en serviteurs d’un individu tyrannique : ils ne font en réalité que « servir leur maître intérieur », en essayant de voir « au-delà des apparences ». Ce qu’ils font véritablement ne se réduit pas à ce qu’ils font apparemment. En effet, il existe traditionnellement dans le bouddhisme tibétain deux niveaux de réalité (relatif et absolu) et deux classes d’êtres aux niveaux spirituels inégaux (ceux qui ont la vue obscurcie par le samsara ne voient pas la réalité telle qu’elle est vraiment, ceux qui ont le karma assez pur peuvent la voir, et c’est ainsi que l’on distingue les bons des mauvais disciples). De même, le maître qui s’entoure d’une cour de jeunes femmes qu’il traite en objets sexuels et en bonnes à tout faire ne fait pas véritablement ce qu’il a pourtant l’air de faire. Le croire, c’est se laisser aveugler par « l’illusion du samsara ». Voir le contraire de ce qui apparaît de manière évidente aux sens et à la raison devient dès lors signe d’illumination. Dire que l’on décèle la compassion là où se « manifestent » (« apparemment », « dans la réalité relative ») courroux et humiliations, c’est affirmer que l’on fait déjà partie des êtres éveillés. Le maître, avec sa cour de serviteurs et de servantes, doit donc être considéré comme quelqu’un d’exceptionnel, dont le seul et unique but est le bien-être de ses disciples, auxquels il apprend à se défaire de leur « vision dualiste », caractéristique du samsara occidental. C’est lui qui sert ces jeunes femmes pour leur apporter l’éveil, et non ces jeunes femmes qui le servent pour lui apporter du confort. C’est un honneur pour elles d’avoir l’occasion de servir un maître éveillé. Ce dernier, par définition, n’a pas besoin d’être servi : il est bien au-dessus­ de tout cela. S’il se laisse servir, ce n’est que pour donner à ses disciples la possibilité, à son contact, d’atteindre la « vision pure ». Il s’agit d’un leurre, d’une ruse, d’une illusion, d’un moyen habile tout spéciale- ment conçu pour tirer ses disciples du matérialisme où ils se trouvent. En d’autres termes, les adeptes doivent apprendre à ne pas voir les choses telles qu’elles sont.

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Tout l’enseignement dispensé dans ces centres, sous prétexte de « psychologisation » ou de « modernisation », consiste ainsi à décon- ditionner les disciples, à leur apprendre à disséquer leurs idées pour en découvrir la conventionalité et l’irréalité fondamentales. Cela est présenté comme une méditation bouddhique (l’analyse de la vacuité des phénomènes) et une pratique conforme à la science moderne (en fait au discours postmoderne à la mode, qui aime à « déconstruire »). Cependant, si les ficelles utilisées sont effectivement traditionnelles (la rhétorique des moyens habiles et de l’illusion des phénomènes), il reste que l’objectif visé – c’est-à-dire atteint – n’est autre que le confort matériel de ces maîtres. Car, au-delà des oxymores censés dissimuler la grandeur, que constate-t-on dans les faits ? Le maître vit dans le luxe à la tête d’une très rentable entreprise multinationale. Il n’y a aucune signification cachée sous les paradoxes qu’il déploie. Les disciples devraient plutôt continuer à voir les choses telles qu’elles leur appa- raissent spontanément, comme y invite d’ailleurs le Bouddha, dont on cite sans arrêt les appels au scepticisme, à la raison et à l’autonomie. Ils ont beau revêtir la robe colorée des religieux tibétains, les chefs d’entreprises autoritaires restent des chefs d’entreprises autoritaires. Il ne suffit pas d’y accoler les termes « tibétain », « spirituel », « boud­ dhiste » ou « moderne » pour qu’ils acquièrent automatiquement une invisible dimension mystique. Ainsi, dans les centres de ce type, les disciples n’apprennent-ils pas le bouddhisme, mais le lama, lui, peut vivre cyniquement dans le matérialisme qu’il condamne. La « modernisation » que mettent en œuvre ces maîtres réformateurs de l’Occident ne sert donc pas, comme ils l’affirment, à adapter le bouddhisme tibétain aux Occiden- taux mais plutôt à adapter leur nouveau public, en profitant de son ignorance et de ses attentes, au train de vie qu’ils voudraient pouvoir mener. N’oublions pas que Trungpa et Sogyal Rinpoché sont tous les deux issus de l’aristocratie tibétaine, ruinée et exilée avec l’invasion chinoise, et qu’ils bénéficient tous deux du statut detülku (succes- seur d’une lignée de lamas dits « réincarnés »), qui leur confère, par rapport aux autres lamas et a fortiori aux laïcs, une position éminem- ment supérieure. Ils sont traditionnellement considérés comme des

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êtres supérieurs auxquels une série d’avantages symboliques et maté- riels doit être accordée. Seulement, en contexte occidental moderne, où dominent les idéaux d’égalité et de démocratie, ils ne sauraient revendiquer aussi crûment leurs privilèges. Ils doivent donc en pas- ser par le développement et l’enseignement d’une justificationad hoc, qu’ils ont appelée « folle sagesse ». Ces maîtres ne sont donc pas des modernisateurs mais, au sens propre, des mystificateurs. Quant aux Occidentaux qui les suivent aveuglément, ils devraient peut-être s’in- terroger sur ce que révèle leur propre attitude : que signifie le fait de revendiquer une « spiritualité moderne », rationnelle, individualiste, non contraignante, tout en se pliant aux caprices pseudo-mystiques d’un monarque absolu ? Désirent-ils réellement échapper à ce qu’ils nomment avec dédain « la religion » ou en cherchent-ils simplement une nouvelle ?

1. Notamment Donald Lopez, Prisoners of Shangri-La. Tibetan Buddhism and the West, University of Chicago Press, 1999, édition française : Fascination tibétaine : du bouddhisme, de l’Occident et de quelques mythes, Autrement, 2003 ; du même auteur, Buddhism and Science. A Guide for the Perplexed, University of Chicago Press, 2010. 2. Chögyam Trungpa, Pratique de la voie tibétaine : au-delà du matérialisme spirituel, Seuil, 1976 ; le Mythe de la liberté et la voie de la méditation, Seuil, 1979, Shambhala : la voie sacrée du guerrier, Seuil, 1990 ; Folle sagesse, Seuil, 1993 ; Tantra : la voie de l’ultime, Seuil, 1996, entre autres. Sogyal Rinpoché, le Livre tibétain de la vie et de la mort, La Table ronde, 1993. 3. Le premier est un moine défroqué, qui, adolescent, eut un fils avec une nonne tibétaine (aujourd’hui devenu chef de son organisation Shambhala). Une fois arrivé en Angleterre, il abandonna sa robe pour épouser une Anglaise de 16 ans, qu’il s’empressa de tromper avec une multitude d’étudiantes. Le second servait d’interprète et d’assistant à Dudjom Rinpoché, l’un des premiers lamas à avoir enseigné en Occi- dent. Sogyal a rompu avec Dudjom parce que ce dernier refusait de le voir vivre dans une promiscuité sexuelle excessive, devenue scandaleuse. 4. Fondée à New York en 1875 par une ancienne médium russe et un journaliste américain adepte du spiritisme, la Société théosophique a pour but de développer une « fraternité universelle » guidée par des « grands maîtres » ou « mahatmas », supposés résider au Tibet. La Société a joué un rôle immense dans la diffusion en Occident des « spiritualités orientales » et dans leur association avec la science. Voir notamment Donald Lopez, Prisoners of Shangri-La, op. cit. ; Janet Oppenheim, The Other World. Spiritua- lism and Psychical Research in England, 1850-1914, Cambridge University Press, 1985 ; Alex Owen, Places of Enchantment: British Occultism and the Culture of the Modern, Chicago University Press, 2004 ; Peter Washington, Madame Blavatsky’s Baboon. Theosophy and the Emergence of the Western Guru, Seker and Warburg, 1993. 5. Voir les témoignages de contemporains : Stephen Butterfield, The Double Mirror: A Skeptical Journey into Buddhist Tantra, North Atlantic Books, 1994 ; Tom Clark, The Great Naropa Poetry Wars, Cadmus Edi- tions, 1980 ; Diana Mukpo, Dragon Thunder: My Life with Chögyam Trungpa, Shambhala, 2006 ; Ed San- ders, The Party: A Chronological Perspective on a Confrontation at a Buddhist Seminary, Poetry, Crime, and Culture Press, 1977. 6. Voir notamment l’apologiste français Fabrice Midal, Trungpa, l’homme qui a introduit le bouddhisme en Occident, Seuil, 2014. 7. Parcours initiatique que j’ai décrit dans ma thèse de doctorat soutenue à l’École pratique des hautes études en décembre 2013 et qui sera publiée sous forme de journal d’enquête sous le titre « Les dévots du boud­dhisme » par les éditions Max Milo en mars 2016.

130 FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 LA CRISE MIGRATOIRE EST-ELLE UNE CHANCE POUR L’ÉCONOMIE EUROPÉENNE ?

› Annick Steta

arrivée massive sur le territoire européen de migrants originaires, pour la plupart d’entre eux (1), de pays moyen-orientaux et africains a ravivé la question du coût économique de l’immigration pour les pays d’accueil. Depuis le début de l’année 2015, l’inten- L’sification des conflits en Syrie, en Irak, en Afghanistan et en Libye a poussé des centaines de milliers d’individus à prendre la route de l’Europe. L’éclatement de la guerre civile syrienne en 2011 s’est, dans un premier temps, traduit par un afflux de réfugiés dans les pays limitrophes : plus de 2 millions en Turquie, 1,1 million au Liban et près d’1 million en Jordanie. La majorité d’entre eux souffrent de conditions d’existence précaires. En Turquie, seuls 250 000 réfugiés syriens environ sont hébergés dans des camps ; 1,9 million sont livrés à eux-mêmes. Concentrés dans les principales villes du pays, ils n’ont accès ni à l’éducation ni à l’emploi légal. Ceux qui trouvent du tra- vail ne sont pas déclarés et perçoivent des rémunérations nettement inférieures à celles de leurs collègues turcs. Les capacités d’accueil de

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la Jordanie et du Liban, qui compte un réfugié pour cinq habitants, sont également largement insuffisantes. Financièrement exsangues, les agences humanitaires de l’Organisation des nations unies (ONU) ont dû réduire en 2015 les aides qu’elles apportent aux réfugiés. Arrivés à bout de ressources, un certain nombre d’entre eux sont retournés en Syrie. D’autres ont réussi à financer un voyage hasardeux vers l’Eu- rope. Ce sont eux qui se pressent depuis des mois aux frontières de l’Union européenne. Face à cet afflux de migrants, l’Europe s’est révélée profondément divisée. Alors que l’Allemagne a accueilli un million de réfugiés en 2015, la plupart des États membres de l’Union européenne ne sont guère disposés à laisser plus de quelques dizaines de milliers d’entre eux s’installer sur leur territoire. Les pays est-européens, au premier rang desquels la Hongrie, la Pologne et la République tchèque, se montrent particulièrement frileux : ils rechignent à ouvrir leurs frontières à des individus qu’ils considèrent davantage comme des migrants écono- miques que comme des réfugiés. Le Premier ministre hongrois Viktor

Orban a par ailleurs estimé, dans une tri- Annick Steta est docteur en sciences bune publiée le 2 septembre dernier, que économiques. l’arrivée massive de migrants, « musulmans › [email protected] dans leur majorité », constituait une menace pour l’identité de l’Eu- rope. Contrairement à leurs voisins occidentaux, les États est-euro- péens ne sont pas habitués à accueillir des immigrés : leur inexpé- rience en la matière contribue à expliquer les craintes exprimées par leurs populations et relayées par leurs dirigeants. La multiplication, dans l’ouest du continent, d’attentats perpétrés par des terroristes de confession musulmane se revendiquant de l’organisation État isla- mique et ayant, pour certains d’entre eux, séjourné en Syrie, n’a fait que renforcer l’opposition des Européens de l’Est à l’entrée de réfugiés dans leurs pays. Bien que la crise migratoire à laquelle l’Europe doit actuellement faire face soit de grande ampleur, une telle situation n’est pas tota- lement inédite. Après la Seconde Guerre mondiale, on dénombra 15 millions de personnes déplacées sur l’ensemble du continent euro- péen. Entre 1991 et 1999, 1,2 million d’individus fuirent la Yougos-

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lavie en guerre et trouvèrent principalement refuge en Allemagne, en Italie et en Suède. La France a, elle aussi, absorbé d’importants chocs migratoires. Mais son expérience en la matière est moins récente que celle de l’Allemagne. Après la prise de Barcelone par Franco, en jan- vier 1939, un demi-million d’Espagnols franchirent les Pyrénées. Ils furent parqués dans des camps avant d’être répartis dans une cinquan- taine de départements. Plus de 800 000 « rapatriés » d’Algérie arri- vèrent en 1962 en métropole, où ils n’avaient pour la plupart jamais vécu. La moitié d’entre eux avaient par ailleurs des origines espagnoles, maltaises ou siciliennes. Enfin, la France accueillit en 1979 plus de 100 000 boat people vietnamiens, cambodgiens et laotiens (2).

L’immigration comme solution au déclin démographique

Si la prise en charge des réfugiés a un coût pour les pays d’accueil, leur arrivée pourrait constituer une opportunité économique pour des États qui connaissent une pénurie de main-d’œuvre ou dont la population vieillit, voire se réduit. C’est notamment le cas de l’Alle- magne. En l’absence de flux migratoires permettant de compenser son déclin démographique, sa population active devrait chuter de 16 % d’ici à 2060. Une telle contraction pèserait lourdement sur les régimes sociaux. Plusieurs études portant sur le coût de l’accueil des réfugiés pour les finances publiques allemandes ont été publiées lors des der- niers mois. Le coût immédiat de leur prise en charge, estimé entre 800 et 1 000 euros par individu et par mois, pourrait avoisiner les 10 mil- liards d’euros en 2015, soit 0,3 % du produit intérieur brut (PIB). Dans une note publiée en septembre dernier, l’institut de recherche économique Ifo de Munich jugeait qu’il conviendrait de réduire le nouveau salaire minimum, fixé à 8,50 euros de l’heure, « pour éviter que la crise des réfugiés se transforme en fardeau de long terme pour les contribuables allemands ». Selon les auteurs de ce document, les immigrés syriens, irakiens et afghans seraient en effet trop peu quali- fiés pour trouver à s’employer à ce niveau de rémunération. L’institut berlinois DIW, qui a fait paraître une étude consacrée au même sujet,

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estime pour sa part qu’entre un huitième et un quart des candidats à l’asile arrivés en Allemagne en 2015 pourraient entrer sur le marché du travail dès 2016. Quant à Guntram Wolff, le directeur du think tank bruxellois Bruegel, il a souligné la nécessité de faciliter l’accès à l’emploi de ces migrants pour faire bénéficier l’économie allemande de l’effet de relance lié à cet apport de main-d’œuvre. Afin de subvenir aux besoins initiaux des nouveaux arrivants et de les préparer à entrer sur le marché du travail, notamment en leur dispensant des cours de langue, l’Allemagne a prévu d’accroître ses dépenses publiques à hau- teur de 0,5 % de son PIB en 2016 et en 2017 (3). Différents travaux de recherche portant sur l’impact de l’arrivée de réfugiés sur les finances publiques des pays d’accueil permettent d’éclairer la situation que connaît actuellement l’Europe. En Australie par exemple, la prise en charge de migrants pour des motifs humani- taires exerce un effet négatif sur les finances publiques durant les dix à quinze premières années de leur séjour. Leur contribution devient ensuite positive. Au Canada, 75 % des réfugiés n’ont plus besoin de recourir aux aides sociales quatre ans après leur arrivée. Les progrès des réfugiés accueillis en Suède sont également relativement rapides. Dans une étude publiée en 2015, l’économiste Joakim Ruist a par ail- leurs montré que la contribution aux finances publiques de l’ensemble des réfugiés installés en Suède était positive : elle équivalait à 1 % du PIB en 2007, année sur laquelle porte ce travail. Les immigrés arrivés en tant que réfugiés représentaient 5,1 % de la population suédoise en 2007. Ils venaient pour l’essentiel de trois pays : d’ex-Yougosla- vie (30,1 % de l’ensemble des réfugiés), d’Irak (23,5 %) et d’Iran (15,8 %) (4). D’autres études se sont attachées à analyser les effets exercés par l’arrivée de réfugiés sur le marché du travail des pays d’accueil. Plu- sieurs variables entrent en jeu : le nombre de réfugiés, leur niveau de formation, leur capacité à acquérir rapidement les bases de la langue du pays concerné, la durée de la procédure de demande d’asile, la possibilité pour les demandeurs d’asile de travailler légalement, mais aussi le taux de retour dans leur pays d’origine des réfugiés n’ayant pas obtenu l’asile. Selon l’Organisation de coopération et de déve-

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loppement économiques (OCDE), l’afflux de demandeurs d’asile au sein de l’Espace économique européen (5) augmenté de la Suisse devrait se traduire d’ici la fin de l’année 2016 par moins de 1 million d’entrées sur le marché du travail, soit 0,4 % de la population en âge de travailler. Ces entrées seraient concentrées dans un nombre limité de pays. L’Allemagne, où le chômage a reculé en novembre dernier à 6,3 % de la population active – le niveau le plus faible enregistré depuis la réunification du pays en 1990 –, serait la pre- mière concernée. Les demandeurs d’asile doivent attendre trois mois outre-Rhin avant d’être autorisés à travailler, contre six mois aux États-Unis, neuf en Hongrie et douze au Royaume-Uni. En Suède par contre, ils peuvent travailler dès leur arrivée. Une étude portant sur l’entrée des réfugiés sur le marché du travail suédois entre 1999 et 2007 a montré que celle-ci n’avait pas eu d’impact sur le niveau global de l’emploi, mais que les nouveaux venus avaient concurrencé des immigrés originaires de pays de niveau de développement faible ou intermédiaire et arrivés avant eux (6). Les États est-européens, qui se sont violemment opposés au plan de répartition des réfugiés proposé en septembre dernier par la Com- mission européenne, auraient beaucoup à gagner à s’ouvrir à des migrants qui, il faut y insister, sont souvent jeunes et bien formés. La Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie font partie des pays européens dont la population devrait sensiblement diminuer entre 2015 et 2035. La chute de la natalité et l’émigration d’une fraction importante des jeunes natifs vers l’ouest de l’Europe sont responsables de cette évolution. L’accueil et l’intégration de réfu- giés permettraient de pallier l’insuffisance de main-d’œuvre dans des secteurs où les besoins sont criants. C’est notamment vrai du système de santé. La Hongrie et la Pologne manquent cruellement de méde- cins et d’infirmiers. Or on compte parmi les réfugiés syriens de nom- breux médecins, dont beaucoup ont étudié en Union soviétique et parlent couramment russe. Ils pourraient donc être rapidement opé- rationnels dans des pays où le russe est largement compris et dont ils apprendraient assez facilement la langue. Les travailleurs moins quali- fiés trouveraient eux aussi à s’employer : la Hongrie et la Pologne ont

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besoin de bras dans le secteur agricole, le bâtiment et les services (7). À cette aune, l’attitude de rejet adoptée par les populations locales semble dangereusement irrationnelle. L’impact économique de la vague de réfugiés qui a déferlé sur l’Europe lors des mois écoulés n’est pas fondamentalement diffé- rent de celui qui a suivi l’arrivée de migrants économiques ou de bénéficiaires du regroupement familial. Quelle que soit la motiva- tion de leur migration, les nouveaux arrivants présentent des taux d’activité moins importants que les natifs. Ils s’intègrent d’autant plus rapidement au marché du travail que leur niveau d’éducation et leur maîtrise de la langue du pays d’accueil sont élevés. Bien que l’écart de salaire entre immigrés et natifs diminue au fil du temps, il ne devient pas nul. C’est la raison pour laquelle la présence d’une importante main-d’œuvre immigrée dans un bassin d’emploi fait diminuer le coût de plusieurs types de services et accroît de la sorte le niveau de vie des natifs qui y ont recours. Dans certaines zones géo- graphiques, les immigrés sont fortement représentés dans diverses activités : garde d’enfant, soins aux personnes âgées ou dépendantes, ménage, jardinage… Leur niveau de rémunération étant plus bas que celui des natifs, ces services deviennent accessibles à un plus grand nombre de ménages. L’existence d’une main-d’œuvre immi- grée facilite également l’entrée, le maintien ou le retour des femmes natives sur le marché du travail : celles qui, en d’autres circons- tances, seraient restées à la maison pour s’occuper d’un enfant ou d’un parent âgé peuvent se décharger de cette tâche à moindre coût sur des travailleurs immigrés – en majorité des femmes. Les travaux relatifs à l’impact de l’immigration sur le marché du travail s’accordent à dire qu’il n’est pas significatif. Contrairement à une idée communément répandue, les immigrés ne se substituent pas aux natifs sur le marché du travail : ils ne « volent » pas leurs emplois. Au contraire, ils se concentrent dans des secteurs d’activité que les natifs ont désertés au fil du temps en raison de la dureté de la tâche et de la faiblesse de la rétribution : la construction, le nettoyage, la sécurité, l’hôtellerie et la restauration, mais aussi les services à la personne précédemment cités. Ils ne peuvent donc être

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tenus pour responsables de l’augmentation du taux de chômage des natifs. De la même manière, l’immigration n’exerce qu’un faible impact sur le salaire des natifs. Selon les cas, cet impact peut être positif ou négatif : les études disponibles obtiennent sur ce point des résultats contradictoires. La modestie de cet effet peut être par- tiellement expliquée par l’absence de substituabilité entre travail- leurs immigrés et travailleurs natifs : ils ne sont pas véritablement en concurrence les uns avec les autres. Enfin, des travaux ont été menés pour évaluer l’impact de l’immi- gration sur les finances publiques des pays d’accueil. Là encore, les effets sont faibles et contrastés. Le recours des immigrés aux mécanismes de protection sociale tend à s’accroître au fil du temps : à mesure qu’ils s’intègrent au marché du travail et à la société dans laquelle ils vivent, ils s’alignent sur les comportements des natifs. Mais leur concentra- tion dans des classes d’âge actif fait que leur contribution aux finances publiques est positive, même si elle reste inférieure à celle des natifs du même âge. Les pays d’accueil soucieux de maximiser cet impact positif sur leurs finances publiques gagneraient donc à accueillir des jeunes gens d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années dont ils n’auront pas eu à financer l’éducation, à les intégrer rapidement au marché du travail et à les convaincre de rester aussi longtemps que possible sur le territoire national. Or le profil de ce migrant « idéal » correspond à celui de nombre des réfugiés qui ont frappé aux portes de l’Europe lors des derniers mois. Afin que l’actuelle crise migratoire devienne une chance pour l’éco- nomie européenne, il est indispensable de tirer la leçon des échecs du traitement des générations précédentes, en facilitant l’intégration des réfugiés à la société et au marché du travail du pays d’accueil. Pour ce faire, il ne suffit pas de leur donner des cours de langue et de leur accor- der un permis de travail. Il faut que les marchés européens du travail soient suffisamment flexibles pour que les nouveaux arrivants puissent y être employés à un niveau de salaire correspondant à leur produc- tivité. Mais il faut aussi que les plus éduqués des migrants trouvent en Europe des opportunités suffisantes pour ne pas être condamnés au déclassement. Les réfugiés ne se tournent pas uniquement vers

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l’Europe parce qu’elle reste l’une des régions les plus prospères et les plus stables du monde : ils espèrent également qu’elle leur permettra, à force de travail, de conquérir une position sociale plus élevée. Leur arrivée nous invite à repenser notre modèle économique d’intégration et à réfléchir à la manière de renforcer la mobilité sociale – autrement dit, à redonner vie à la promesse démocratique. À condition qu’on s’y applique sans attendre, ce n’est pas une mission impossible.

1. Ces migrants sont, dans leur écrasante majorité, originaires d’un petit nombre de pays : la Syrie, ­l’Afghanistan, le Pakistan, l’Érythrée, le Nigeria, la Guinée et la Côte d’Ivoire. 2. François Héran, « L’Allemagne a compris tard qu’elle était un grand pays d’immigration », propos recueillis par Anne Chemin, le Monde, supplément « Culture & Idées », 19 septembre 2015, p. 7. 3. OCDE, « How will the refugee surge affect the European economy ? », Migration Policy Debates, n° 8, novembre 2015, p. 1. 4. Joakim Ruist, « Refugee immigration and public finances in Sweden », University of Gothenburg, Wor- king Papers in Economics, n° 613, février 2015. 5. L’Espace économique européen est une union économique rassemblant 31 États européens : les 28 États membres de l’Union européenne, l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège. 6. Joakim Ruist, « The labor market impact of refugee immigration in Sweden 1999-2007 », SULCIS Wor- king Papers, n° 2013/1, février 2013. 7. « More vacancies than visitors », The Economist, 19 septembre 2015, p. 24.

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› Eryck de Rubercy

orsqu’à la fin novembre de 1973, Tony Duvert obtient le prix Médicis avec Paysage de fantaisie – livre qu’on pour- rait décrire pudiquement comme une histoire d’amour chez des enfants –, il fut du jour au lendemain célèbre. Si cette récompense révéla une personnalité totalement Laffolée par la notoriété, elle n’en marqua pas moins le vrai début de sa carrière d’écrivain, considéré qu’il était alors par la critique comme l’un des meilleurs de sa génération, sinon « le plus grand » pour Josyane Savigneau. En 1979, tandis qu’il n’a que Eryck de Rubercy, essayiste, critique, 33 ans, son œuvre est déjà impressionnante. auteur avec Dominique Le Buhan de Elle compte, pour l’essentiel, huit romans Douze questions à Jean Beaufret à ou longs récits, de Récidive (1967) à l’Île propos de Martin Heidegger (Aubier, 1983 ; Pocket, 2011), est traducteur, atlantique (1979), en passant par le Journal notamment de Max Kommerell, de d’un innocent (1976), auxquels s’ajoutent Stefan George et d’August von Platen. un grand essai, le Bon Sexe illustré (1973), On lui doit l’anthologie Des poètes et des arbres (La Différence, 2005). qui aura pour suite l’Enfant au masculin (1980). Et puis, en 1982, après la publication d’Un anneau d’argent à l’oreille, qui déçoit une partie de la critique, il commence à se replier peu à peu dans un silence qui se prolongera jusqu’à la parution, huit

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ans plus tard, de son Abécédaire malveillant, recueil d’aphorismes, que quelques critiques accueillent encore favorablement. Et ensuite plus rien jusqu’à l’annonce discrète de sa mort en 2008 survenue dans des circonstances infiniment dramatiques puisque son corps aura patienté un long mois avant qu’on ne le découvre en putréfaction dans une maison du village de Thoré-la-Rochette en Loir-et-Cher, où il s’était reclu dans un dénuement extrême. Retrait du monde ? Oubli d’un écrivain déjà mort vingt ans plus tôt ? Ou bien rejet d’une œuvre comme si on voulait qu’elle n’eût jamais existé ? Une œuvre en tout cas qui, pour l’immense majorité des gens, continuera sans doute longtemps à ne représenter qu’une justification par un obsédé sexuel de la pédophilie. Pourtant Minuit, qui a toujours été sa maison d’édition (1), est un éditeur sérieux non moins que prestigieux. Son mythique patron, Jérôme Lindon, vérita- blement attaché à lui, l’y avait même nommé directeur de sa revue, et cela, dès son premier numéro en 1972. Par la suite, Foucault et Barthes n’avaient pas hésité à le parrainer et il était salué par des cri- tiques enthousiastes tels que Madeleine Chapsal, André Dalmas, Mat- thieu Galey, Patrick Granville, Roland Jaccard, Jean-François Josse- lin, François Nourrissier, Michel Nuridsany, ou bien encore Bertrand Poirot-Delpech… Mais autres temps, autres mœurs, au point que son œuvre, désormais mise à l’écart, serait de nos jours impubliable. Il n’est pas même l’arrêté d’interdiction à la vente aux mineurs, à la publicité et à l’exposition en librairies, dont avait écopé Interdit de séjour en 1969, qui puisse permettre de la comparer à celle d’autres écrivains auréolées par la gloire de l’interdit. D’ailleurs, le simple fait aujourd’hui de prononcer le nom de Tony Duvert fait fuir comme si on épelait le nom du diable. Ce qui n’a pas été le cas du romancier et essayiste Gilles Sebhan qui, pour s’être souvenu avoir eu dans sa jeunesse la révélation de ses livres, lui consacra, en 2010, un petit ouvrage sensible, Tony Duvert. L’enfant silencieux (2). Il ignorait alors qu’il en écrirait un second après avoir recueilli des documents inédits et de rares témoignages sur la vie de ce dernier auprès de ceux qui l’avaient connu : entre autres son frère Alain, un vieil et fidèle ami, Michel Longuet, et le singulier journa-

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liste Jean-Pierre Tison, son ami intime jusqu’à sa mort. D’ailleurs, ce second ouvrage, récemment paru sous le titre « Retour à Duvert » (3), comparé au premier, vaut surtout par le complément d’informations qu’il apporte sur la complexité d’un auteur qui, parlant de lui-même comme d’un pédophile, assumait sans complexe sa pédophilie. Tony Duvert était né à Villeneuve-le-Roi un 2 juillet 1945, date symbolique comme il s’était lui-même plu à le souligner dans l’En- fant au masculin : « Étrange prédestination, signe du ciel ? L’alinéa de l’article 331 qui assimile à un crime l’amour des moins de 15 ans est du 2 juillet 1945. C’est ma date de naissance. Nul n’aurait pu venir au monde pédophile sous de meilleurs auspices. Cela vaut toute l’astrologie. » Mais plus que cette coïncidence ou celle d’être né et mort en juillet, il y a un enfant, « le petit dernier », sorte de « fils unique malgré la fratrie », précise Gilles Sebhan, élevé par une mère excessivement présente tandis que le père ne reviendra au domicile conjugal, qu’il avait abandonné, que pour s’y suicider. Et puis, il y a un adolescent extrêmement précoce et brillant dans ses études, renvoyé de son lycée au motif d’une affaire de mœurs avant d’être livré à un psychiatre, qui s’occupe de le « redresser ». D’où une fugue au cours de laquelle il tente de se suicider, à l’âge de 15 ans, qu’il évoquera de façon transposée dans Récidive, le premier de ses livres, également un de ses plus beaux car Tony Duvert, qu’on le veuille ou non, est aussi un bon écrivain. Dans son Abécédaire malveillant, sa dernière œuvre publiée, il avait écrit : « Le suicide, parce qu’il est plus facile de renoncer à la vie qu’aux illusions qu’on a sur elle. » Un peu comme la désillusion irréparable que la jeunesse confère à l’âge mûr qui fait dire à Gilles Sebhan que Tony Duvert « a toujours été nostalgique d’un lui-même qui n’a jamais eu lieu ». C’est sans doute là une part de son secret – comme une clef de son œuvre – car « quelque chose en lui était mort ». Quoi qu’il en soit, Tony Duvert avait tôt ressenti une vocation d’écri- vain, quitte à avoir une réputation sulfureuse. Rien de plus essentiel à cet égard que la magnifique lettre qu’il écrit en janvier 1966 – il avait 20 ans – à l’une de ses camarades du lycée de Savigny-sur-Orge. À l’ins- tar de Valéry et de sa fameuse « nuit de Gênes » ou de la célèbre Lettre

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du voyant de Rimbaud, « ce premier grand texte de Duvert », reçu des mains de sa destinatrice par Gilles Sebhan, a comme celui-ci l’observe « des allures d’entrée en vocation ». C’est que Tony Duvert se trouve en plein dans l’écriture de Récidive, récit explicitement pornographique par lequel il entre en littérature. Suivra, comme on le sait, sur un peu plus de vingt ans une œuvre littéraire, toujours plus sexuelle, toujours plus violente, et toujours plus expérimentale, dont l’auteur est le seul en langue française à avoir fait de la pédophilie l’unique sujet. Et cela, pratiquement en toute liberté et avec succès, tout en étant fidèle à sa vie tant « il est difficile de ne pas la lire[…] comme une vie écrite », remarque Gilles Sebhan, dont la grande réussite de l’ouvrage se trouve, certes, dans l’excellente enquête qu’il a menée, mais plus encore dans le fait de ne jamais plaider la « réhabilitation » de Tony Duvert sans avouer « les recoins les plus sales ou les plus désespérés de sa vie ». Il est ainsi question du voyage qu’il entreprend en 1974 au Maroc, pour chercher dans cette terre d’Afrique du Nord, comme Gide avant lui, mais aussi comme Burroughs ou Barthes, de quoi satisfaire son goût des garçons. Le séjour qu’il y effectue à Marrakech en compagnie du journaliste Jean- Pierre Tison, rencontré en 1970, pourrait bien représenter l’équivalent de ces sex tours qui amènent de riches touristes occidentaux dans les bordels d’enfants de l’Asie du Sud-Est, si quelques années plus tard, revenu du Maroc, il n’avait publié une série de chroniques titrée l’Amour en visite, qui « contrairement à ce qu’aurait pu imaginer un esprit mani- chéen, ne constituaient pas une défense des amours pédophiles mais au contraire une charge acerbe de l’Occidental nanti, présent jusque dans l’amateur de garçons ».

De l’engagement à la réclusion silencieuse

Le fait est que, pour un peu, on en oublierait que la pensée de Tony Duvert « s’est toujours trouvée prise, au-delà du sexuel, dans une dimension politique ». C’est ainsi que, « par réaction à la morale », il y a bien dans ses livres, « non pas précisément un engagement, mais une posture de radicalité, de contestation, de critique totale des mœurs

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bourgeoises, une volonté de tout défaire, et finalement un certain goût de l’utopie qui l’amèneront à écrire des textes théoriques, des essais, tous centrés sur la place de l’enfant, sur le rôle de l’enfant, et voués à sa libération ». Des propos délictueux, en particulier sur les mères castratrices, qui déjà se lisaient avec pas mal de résistance sinon avec beaucoup d’ouverture d’esprit mais qui, de nos jours, font tellement horreur. D’où, en remettant les choses dans leur contexte, le constat de Gilles Sebhan : « On a du mal aujourd’hui à se rendre compte de ce qui s’est passé durant quelques années, entre mai 1968 et mai 1974 disons, quelque chose comme l’impression que l’on pouvait réinven- ter le monde, que tout était permis puisque tout était possible. » C’est en tout cas au service de son engagement passionné que Tony Duvert met non seulement tout son esprit – l’un des plus mordants qui soit – mais aussi sa plume-scalpel. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à lire, par exemple, la lettre ouverte qu’après avoir cessé ses chro- niques mensuelles au magazine Gai Pied, il adresse à Renaud Camus, qui y prendra sa place. C’était au cours de l’année 1982, « cette fati- dique année du Coral mais aussi de la dépénalisation de l’homosexua- lité, qui allait définitivement séparer la cause des homosexuels et celle des pédophiles, et faire sombrer le pouvoir d’influence intellectuel de Duvert, qui passait du scandaleux à l’inacceptable ». En effet, les homosexuels allaient se montrer désireux de se dissocier complète- ment de toute pratique pédophile telle celle de l’amour d’un homme et d’un enfant que retrace Quand mourut Jonathan (1978), et souli- gner que leur orientation sexuelle n’impliquait pas plus d’inclination à la pédophilie que ce n’est le cas des hétérosexuels. Le vent avait tourné ou, pour mieux dire avec Gilles Seban : « L’époque avait changé [...] cette époque commençait à lui faire grise mine. » Le coup fatal lui sera porté par un jeune critique, appelé Jérôme ­Garcin, qui « enterrera avec lui une époque ». Ainsi peut-on lire dans l’Événement du jeudi du 7 au 13 décembre 1989, dans un article intitulé « Au diable Duvert », « un petit exercice de haine ordinaire ». Mais ce qu’il importe de comprendre, c’est que la réclusion silen- cieuse de Tony Duvert, pour s’être déjà auparavant mise en place, ne serait-ce qu’en 1982, ne provient pas de là, ni « ne serait l’effet

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d’amours coupables » mais « apparaîtrait constitutif de sa personne ». Dès 1976, faute de pouvoir retourner au Maroc, il quittte Paris pour Tours, jusqu’au jour où, en 1994, par manque de moyens, il se trouve dans l’obligation de s’installer à Thoré-la-Rochette, dans la maison de sa mère avec laquelle, avant qu’elle ne meure en 1996, il cohabite – lui qui, sombre ironie, « avait tant écrit sur la détestation des mères ». Le voici ensuite, seul, comme un ermite et sans ressources, au bout de lui-même. L’excellent ouvrage de Gilles Sebhan dit, au fond, cette solitude absolue que seuls les enfers proposent, et qui peu à peu aura amené Tony Duvert au silence volontaire. Maintenant on peut tou- jours croire avec son auteur qu’un jour on lira quelque roman inédit de Tony Duvert, même inachevé, qui se trouverait en possesion de quelque proche ou de ses lettres à l’un ou l’autre qui pour le moment sont scellées dans des coffres. Car, mise à part toute prévention à l’égard des mœurs de cet écrivain, écrivain authentique, disons-le, entre Jean Genet et Pier Paolo Pasolini, auxquels il fait indéniablement penser (et là-dessus la critique et le jury du prix Médicis avaient vu juste), la seule chose dont il s’agisse ici, c’est de l’affirmation du droit d’un être humain à l’expression littéraire, fût-elle gênante ou choquante ou bien encore provocante aux yeux de la morale.

1. À l’exception de deux titres, les Petits Métiers et District, parus en 1978 aux éditions Fata Morgana. 2. Gilles Sebhan, Tony Duvert. L’enfant silencieux, Denoël, 2010. 3. Gilles Sebhan, Retour à Duvert, Le Dilettante, 2015.

144 FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 LA POSSIBILITÉ D’UNE MESSE Le rite funéraire chrétien dans le roman contemporain

› Mathias Rambaud

vec l’aggravation de la déchristianisation dans les années soixante-dix, le rite funéraire chrétien a connu une érosion au profit de ses concurrents laïques. Pourtant, quatre décennies plus tard, contre seulement un tiers de Français catholiques pratiquantsA (réguliers ou occasionnels (1)), plus de deux tiers des Français continuent d’être enterrés selon le rite des funérailles catho- liques (2). Quel sens donner à la persistance de ce rite religieux à une époque que l’on avait sans doute hâtivement qualifiée de « désenchan- tée », et que l’on croyait acquise aux cérémonies civiles ? N’est-elle que l’effet de ce mouvement déclinant qui continue de mouvoir les coutumes religieuses alors même que leur source s’est tarie ou bien signe-t-elle une impuissance symbolique de l’immanence laïque face à

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la mort ? À ces questions, l’analyse de la scène du rite funéraire chré- tien dans le roman français contemporain fournit des éléments de réponse : de tous les rites religieux, c’est celui qui y apparaît avec le plus de fréquence. Lorsque rites et sacrements religieux ponctuaient encore l’existence, les funérailles catholiques ne jouissaient d’aucun traitement particulier en littérature, mais leur persistance actuelle dans une société sécularisée vient leur donner un relief inattendu, dont les romanciers tirent tout le bénéfice littéraire. Jadis, en France, lorsqu’on mourait, la chose était entendue : les funérailles seraient catholiques. Une mécanique rituelle, éprouvée, applicable à la majeure partie de la population, se mettait en marche sans que quiconque songe à la remettre en cause. Aujourd’hui, ce n’est plus la tradition qui prévaut, mais le choix de l’individu rationnel : aussi faut-il respecter les convictions de chacun avant d’envisager les démarches à effectuer, découlant des options choisies. Les obsèques, qu’on doive les organiser pour ses proches ou les anticiper pour soi, constituent une expérience paradigmatique de la décision. Mathias Rambaud est attaché Dans D’autres vies que la mienne (3), Emma- culturel à Ljubljana, en Slovénie. Il nuel Carrère fait le récit de la mort de Juliette, est l’auteur du Livre des séjours et qui succombe à un cancer. Consciente que sa des lieux (Arlea, 2015). maladie est irrémissible et que son temps est compté, Juliette est montrée réfléchissant à la meilleure option pour ses propres obsèques. Quoique non croyante, elle finit par se décider pour un enterrement chrétien, à la fois pour des raisons esthético-affectives (« c’est moins sinistre »), sociales (« ça permet aux gens de se retrouver ») et familiales (« sinon ça sera trop dur pour mes parents, je ne peux pas leur faire ce coup-là »). Juste avant de mourir, Juliette confie la charge de l’organisation à un couple d’amis catholiques et non à son propre mari, Patrice, sans que l’on sache si c’est pour épargner ce souci au père de ses trois enfants ou parce qu’elle ne se fie pas à lui pour la réalisation de ses dernières volontés (Patrice est un athée militant). La cérémonie des obsèques se déroule donc, selon les vœux de la défunte, à l’église. Objet de critiques de la part de ceux parmi ses proches qui ne croient pas en Dieu, le rituel religieux est néanmoins valorisé pour sa vertu lénifiante (« cela faisait du bien à certains de l’entendre, alors pourquoi pas ? ») et son « décorum »,

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sans lequel tout se serait « délité ». Si Juliette avait des craintes quant à la fiabilité de son mari sur ce chapitre, il se révélera, lors de l’inhumation, qu’elles étaient fondées, car dès que celui-ci se fut approprié la direction des opérations, Carrère rapporte que « [l]es choses [se gâtèrent] devant la tombe ».

« Patrice, agacé lui aussi par le discours du diacre et ce qu’il considérait comme des simagrées bondieusardes, avait dit que maintenant chacun pouvait faire ses adieux à Juliette de la façon qui lui convenait. [...] Au lieu de former une file et chacun à son tour de jeter un peu de terre sur le cer- cueil, les gens se sont égaillés n’importe comment, livrés à leur initiative désemparée, personne n’osant faire ce qui lui convenait ni sans doute ne le sachant. (4) »

Au cadre éprouvé des funérailles religieuses, l’idéologie libertaire semble ne rien pouvoir opposer : la spontanéité apparaît comme de l’impréparation, le pluralisme comme de l’éparpillement et l’origina- lité de ses manifestations comme une intolérable gratuité. La possi- bilité du recueillement collectif présuppose en effet un rite, c’est-à- dire un protocole commun à tous les membres du groupe. Privé du support liturgique qui lui donnait à la fois cohérence et consistance, le sacré s’évanouit, sans que disparaisse la soif des participants pour sa présence, sinon sa manifestation. Échouant, par la simple élimina- tion du sacré religieux, à susciter les conditions d’un sacré non reli- gieux, l’athée imprudent déclenche une confusion babélienne d’un nouvel ordre : celui des émotions. À l’issue de cette évacuation du signifié religieux et de l’échec concomitant du dignifié laïc, ne sub- siste finalement qu’une triste impression : celle du profané. Quand les vivants se dispersent, les morts s’éloignent, et c’est l’idée d’humanité tout entière qui est menacée. Jean Delumeau se demande avec rai- son « si une civilisation qui oublierait ses défunts et qui escamoterait les rites de la mort ne serait pas en danger de perdre son humanité » (5). Certes, la communion chrétienne n’est qu’une forme liturgique parmi d’autres, mais elle jouit dans la société française d’un « avan-

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tage identitaire » (6), dont Juliette, en dépit de son agnosticisme, avait bien voulu convenir qu’il était la clé d’une cérémonie réussie. Et Jean Delumeau de rappeler :

« C’est un fait historique que le christianisme a exalté plus que tout autre religion les relations entre les morts et les vivants, d’une part en affirmant le destin éternel de chaque être humain et d’autre part en donnant une charpente doctrinale à la solidarité entre toutes les com- posantes de l’humanité, celles du passé n’étant pas cou- pées de celle du présent et de l’avenir. (7) »

Par-delà les considérations liées au caractère d’utilité protocolaire du rite religieux et le vide que cause son absence, les funérailles chré- tiennes peuvent apparaître comme en parfaite adéquation doctrinale avec l’événement qu’elles encadrent. Lorsque Michel Houellebecq met en scène dans la Carte et le territoire son propre personnage vic- time d’un sordide assassinat, sa disparition est l’occasion pour le nar- rateur de considérations sur le rapport de ce double fictif à la reli- gion catholique. Quoique ayant « sa vie durant, affiché un athéisme intransigeant, [Michel Houellebecq] s’était fait discrètement baptiser, dans une église de Courtenay, six mois auparavant (8) ». Lors de la messe donnée à la suite du décès de l’auteur des Particules élémentaires, Jed Martin, le personnage principal, oscille entre « ennui total » et circonspection à l’écoute de références « hors sujet » (9) sur Jérusa- lem. Méditant sur la nature du message chrétien, Jed Martin en arrive pourtant au constat suivant :

« Il devait cependant convenir que le rite lui paraissait approprié, que les promesses concernant une vie future étaient en l’occurrence évidemment les bienvenues. L’in- tervention de l’Église était au fond bien plus légitime dans le cas d’un enterrement que dans celui d’une naissance, ou d’un mariage. Elle était, là, parfaitement dans son élé- ment, elle avait quelque chose à dire sur la mort. (10) »

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Outre le caractère exorbitant du choix sociologique opéré par les hommes de Dieu, c’est le contenu doctrinal du christianisme qui suscite l’intérêt du personnage (et de l’auteur). Le regard détaché que porte Jed Martin sur l’événement de la mort de Houellebecq, dont il n’est ni le parent ni l’ami, lui permet d’interpréter le dogme religieux avec neu- tralité. À égale distance des deux attitudes à l’égard de la religion – soit d’un côté la révérence du croyant et de l’autre l’indifférence ou le mépris de l’athée –, cette herméneutique à la fois froide et passionnée est carac- téristique d’une troisième voie et témoigne d’une évidente fascination hybride de l’auteur de la Possibilité d’une île pour le christianisme et ses avatars tronqués, qu’ils soient comtiens ou raëliens.

Le dernier recours de la sacralité

S’il est souvent présenté comme le dernier recours de la sacralité, le rite chrétien des funérailles n’en subit pas moins les effets de sécularisa- tion liée au contexte général où il refait son apparition. C’est d’un nou- veau syncrétisme qu’il s’agit, configuration inédite rendue possible par l’individualisme contemporain, et à laquelle se rapportent les notions de « sacré polymorphe » (Chantal Delsol) ou de « bricolage religieux » (Marcel Gauchet). Ce dernier note : « Ce qui fait désormais l’âme du comportement religieux, c’est la quête et non la réception, c’est le mou- vement de l’appropriation au lieu de la dévotion inconditionnelle (11). » Ainsi de ces funérailles du père de Marie (dans Fuir de Jean-Philippe Toussaint) se déroulant dans une église d’Italie et auxquelles n’assiste que « fortuitement [...] le public habituel de la messe du dôme de Por- toferraio » (12). Sans partager la foi d’un public « essentiellement com- posé de vieilles dames » (13), le narrateur se félicite qu’à la désaffection du christianisme par les intellectuels urbains s’oppose la dévotion de la population rurale, conférant aux obsèques les signes extérieurs d’une dignité qui aurait fait défaut à une cérémonie civile, en présence des seuls (et rares) proches du défunt. Dans Chrétiens de Jean Rolin, c’est à une messe orthodoxe marquant le quarantième jour après le décès d’un défunt que l’on assiste et dont il nous est dit qu’elle est conclue par une

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réunion « dans la salle paroissiale pour saluer les proches parents du mort et boire du café sans sucre » (14) – notation factuelle, sinon ethno­ logique, pour le moins incongrue. Chez Philippe Djian (dans Doggy bag), l’on assiste aux obsèques de deux enfants morts noyés et dont le père, « un paralytique » (15), est bousculé à la sortie de l’église par l’amant de son ex-femme qu’il avait accusé d’être responsable du drame, scène scandaleuse au ton volontiers outrancier mêlant la référence biblique (le terme « paralytique » préféré à dessein à celui, plus moderne et moins connoté, de « handicapé ») au blasphème non politiquement correct à l’égard d’un invalide (qu’un tabou empêche d’imaginer comme impliqué dans une rixe). Enfin, l’on se rappelle les nombreuses scènes d’enterrement chrétien dans la Gloire des Pythre de Richard Millet, dont la récurrence en forme de leitmotiv est sous-tendue par l’obsession du corps mort et de son odeur : sous l’apparence d’un sacré rural tradition- nel, lié à la nécessité d’enterrer les morts « comme de vrais chrétiens » (16), cette prégnance témoigne d’une terreur métaphysique causée par la perspective de la putréfaction corporelle, image d’une décadence des valeurs spirituelles (en dépit d’un « auvent de tôle », le Christ sur son crucifix rouille, de même qu’en dépit de sa mise en terre, on sent « encore dans l’après-midi déclinante l’odeur de Marthe » (17)). Les métamorphoses du rite chrétien affectent le statut de la parole du prêtre, désormais envisagée sur le mode de la prestation (au double sens, consumériste et spectaculaire) et jugée selon les critères profanes de la communication ordinaire. Destitué, détaché de la doctrine sal- vatrice dont il fut l’agent, le prêtre qui officie est livré aux jugements subjectifs, dans lesquels entre plus de critique intellectuelle que de révérence due aux ministres du culte, dont on incriminera par consé- quent les « sourires bénins, catholiques » (18), les « simagrées bon- dieusardes » (19), les « paroles creuses et pacifiantes » (20), la « voix mièvre » (21) ou le prêche qui « sonne faux » (22). À l’inverse, tou- jours par l’arbitraire de la subjectivité, cette même prestation pourra être louée par certains qui salueront la voix « rauque et nouée qui avait ému l’assistance » (23) ; par d’autres, esthètes, qui se montreront sensibles à la voix « féminissime » (24), aux « gestes onctueux » (25), ou à tel « office[...] volontairement magnifique » (26) ; par d’autres,

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enfin, qui se révéleront réceptifs à telle « homélie, qui insistait sur la valeur humaine universelle » (27) de l’œuvre d’un personnage. Sou- mise, pour le meilleur et pour le pire, aux rapports intuitu personae avec l’assistance, la parole du prêtre n’est plus considérée comme une autorité. Marcel Gauchet écrira : « Le mouvement même qui ramène les différents magistères spirituels et moraux sur le devant de la scène les soumet [...] à l’arbitrage sans concession de consciences moins dis- posées que jamais à leur obéir. (28) »

Lorsque l’inhumation cristallise un tragique évident

Si le rituel offre prise à la désacralisation sous les registres de la cri- tique intellectuelle (jugement de goût, évaluation subjective) ou à la pro- fanation sous ceux de la farce (cocasse, grotesque), c’est le moment de l’inhumation, en raison de sa charge émotive, qui cristallise, à rebours de l’éventuel comique de la liturgie, un tragique évident. Le moindre raté paraît violent, intolérable, et produit des scènes grinçantes, comme dans le récit d’Emmanuel Carrère : « On se bousculait au bord de la tombe, les enfants essayaient d’y placer les galets qu’on leur avait fait peindre à l’école. (29) » Le sacré étant intimement – puisque originellement – lié à la notion de délimitation spatiale, la contamination de l’événement par la trivialité du monde moderne peut prendre la forme d’un côtoie- ment géographique, comme dans Villa Amalia de Pascal Quignard, qui montre l’enterrement d’un personnage dans « un petit enclos breton qui entourait la chapelle » (30) en bordure de la route nationale sur laquelle « les camions de lait et de légumes passaient en faisant un grand bruit, rétrogradant pour négocier le virage » (31). Privé de profondeur, l’espace sacré est aplati, nivelé au niveau de l’espace profane. Sans cette rupture dans la masse spatiale qui lui donnait tout son sens, il perd son hétéro- généité constitutive pour rejoindre l’homogénéité et la relativité de l’es- pace profane, dont Mircea Eliade a pu écrire qu’au contraire de l’espace sacré, il ne constituait pas un « monde, mais seulement des fragments d’un univers brisé, masse amorphe d’une infinité de ‘‘lieux’’ plus ou moins neutres, où l’homme se meut » (32). Lorsqu’il est prémédité, l’in-

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time côtoiement sonore du sacré et du profane peut prendre des formes encore plus évidentes, comme lors des funérailles de Daryl Gates, le chef du Los Angeles Police Departement, que rapporte Jean Rolin dans le Ravissement de Britney Spears : « Les accents de My Way, interprétée par Frank Sinatra, et précédant la lecture de l’Évangile de Jean dans lequel il est dit que la maison du Père compte plus d’une demeure, ont résonné sur le parvis. (33) » Rolin prend soin au demeurant de déplacer l’atten- tion du lecteur du cœur de la cérémonie vers certains à-côtés fortuits, par le biais d’une annotation cocasse en lien avec l’étape agrégatoire du repas des funérailles (comme dans Chrétiens) :

« Faisant face au porche de la cathédrale, de l’autre côté du parvis, la cafétéria était restée ouverte et les sonneurs de cornemuse y avaient trouvé refuge, quelle que fût la raison pour laquelle ils avaient été dispensés de s’appuyer toute la liturgie. (34) »

Il arrive enfin que les funérailles chrétiennes subissent des détour- nements, lorsqu’elles se trouvent, par exemple, appliquées à un ani- mal domestique. Dans Impardonnables de Philippe Djian, un écrivain est déconcerté par ses jeunes petites-filles, qui exigent de planter une croix sur la tombe de leur chien :

« Le lendemain, il fallut y retourner pour planter une croix sous peine de devoir affronter une double crise de nerfs – Alice les avait très mal élevées – et être catalogué de mécréant – Alice avait trouvé le moyen de les faire baptiser et la religion pénétrait déjà leur jeune et vapo- reux esprit. Depuis quand ne plantait-on plus de croix sur les tombes ? (35) »

Comble de l’ironie, c’est un jeune homme tout juste sorti de prison, où il avait été envoyé pour avoir braqué une station-service, qui apporte « une croix, étonnamment sculptée, ouvragée, polie, miroitante comme un vieux et beau parquet fraîchement ciré », provoquant l’admiration

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des fillettes qui « poussèrent des cris d’émerveillement » et la consterna- tion de l’écrivain (« c’était tellement puéril » (36)). Mis en relation avec l’animal, les signes chrétiens (la croix, la prière) donnent aux funérailles les caractères de l’excessif, de l’inapproprié, caractères que le narrateur incroyant, qui se tient « un peu en retrait », tente en vain de désamorcer en neutralisant cette cérémonie funèbre comme simple « opération », voire en la discréditant comme « stupide démarche » (37). Une nouvelle génération – celle des téléspectatrices de séries américaines et des délin- quants sans autres repères que les plus conservateurs – s’oppose donc à la figure de l’intellectuel athée sexagénaire, lequel observe avec incrédulité ses petits-enfants manifester sous le jour le plus aberrant à ses yeux une attitude religieuse que, pour avoir été celle, honnie et combattue, de ses propres parents, il pensait révolue.

Dans un article intitulé « Une messe est possible » (38), Danièle Hervieu-Léger analysait les conséquences d’une instruction sibylline contenue dans le testament de François Mitterrand :

« Je souhaite être inhumé à Jarnac [...] Une messe dans l’église de Jarnac est possible. Pas de discours à mes obsèques. Enterrement dans les 48 heures. Deux bou- quets de fleurs, l’un de roses thé. L’autre d’iris violets et jaunes. (39) »

Par cette mention ambiguë de la possibilité d’une messe, l’ancien pré- sident se plaçait dans une zone floue, éminemment moderne, où sacré et profane, loin de s’exclure comme l’exige leur définition, tendent par endroits et chez certains à se recouper (40). Image d’une indécidabilité idéologique, cette indécision testamentaire, une fois rendue publique par les funérailles présidées par l’Église romaine à Notre-Dame et à Jarnac, provoqua le scandale dans deux communautés : les catholiques déplorèrent le « défaut de catholicisme » (41) de cet agnostique déclaré, nonchalant au regard des exigences de la morale catholique et père d’un enfant adultérin ; les laïcs stigmatisèrent au contraire l’« excès de catholi- cisme » (42) du chef d’État d’une République ayant fait de la laïcité l’un

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de ses principes fondamentaux, et donc tenue, dans ses manifestations cérémonielles, à la plus stricte neutralité religieuse. Il semble toutefois que la laïcité se révèle incapable de fournir les ressources symboliques indispensables à la communion de ses membres et que, sans « recharge transcendante exogène » (43), l’idéologie de nos sociétés d’Europe occi- dentale se montre impuissante à produire les conditions nécessaires à un recueillement collectif. Jürgen Habermas rapporte les circonstances de la cérémonie funèbre du penseur suisse Max Frisch, en l’église Saint- Pierre de Zurich, le 9 avril 1991. Méditant sur la contradiction qu’il y a pour un penseur agnostique à solliciter le concours de l’appareil chrétien dans le cadre du traitement cérémoniel de sa propre mort, le philosophe conclut que « la modernité éclairée n’[a] pas encore trouvé de véritable équivalent à un accomplissement religieux de l’ultime rite de passage » (44). Les aspirations identitaires de personnes agnostiques, athées, laïques ou aux croyances spirituelles mixtes et confuses, passent, dans le cas d’un événement comme la mort, par des phénomènes de reterritorialisation sur les rites issus de ces grandes traditions religieuses qu’elles avaient, durant leur existence, critiquées, niées ou simplement ignorées. Dans ce contexte, le statut du prêtre pourra apparaître comme la synecdoque du statut de l’Église. Si, à la différence du moine ou de la religieuse, le prêtre n’a pas disparu de l’imaginaire des romanciers d’aujourd’hui, c’est que, d’une part, il est celui parmi les serviteurs de Dieu qui reste le plus en contact avec le paysage urbain du roman fran- çais contemporain, et que, d’autre part, il demeure un agent privilégié d’un moment de l’existence – la mort – face auquel les attitudes non religieuses semblent désemparées. On assiste donc à la persistance d’un pouvoir des prêtres, pouvoir que l’on pourrait définir – au regard d’une interprétation feuerbachienne de l’histoire de la religion – comme celui de leur fonction objective. N’incarnant plus un salut transcendant, dont la notion est devenue incompréhensible à certains, il arrive que prêtres et pasteurs réapparaissent, face au désarroi des familles athées endeuil- lées, sous un jour neuf et comme nimbés de l’aura d’un apaisement, sinon d’une espérance. En dépit des plus significatives concessions à l’esprit du temps (un prêtre en survêtement dans Villa Amalia de Pascal

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Quignard ou en baskets dans l’Amour du prochain de Pascal Bruckner, un autre tentant de vivre ouvertement une histoire d’amour avec un autre homme dans les Solidarités mystérieuses du même Quignard, un autre enfin se montrant complaisant à l’égard du mécène qui pourrait financer l’extension de sa sacristie dansDoggy bag de Philippe Djian), ils continuent de faire corps par l’immuabilité de leur discours, le hiéra- tisme de leur posture, et la dense intrication des deux, contre l’émiette- ment de la douleur morale. Le traitement romanesque de la mort pourra enfin donner lieu à des considérations annexes, relatives au devenir du corps, la pratique classique de l’inhumation subissant désormais la concurrence d’une nouvelle pratique : la crémation. Largement adoptée par la majorité des confessions protestantes depuis 1898, la crémation n’est autorisée par l’Église catholique que depuis 1963 (et encore non reconnue par l’Église orthodoxe). Aujourd’hui, la crémation jouit en France d’une popularité en hausse constante (8 % des funérailles en 1992, 31 % en 2011 (45)). Contre cette nouveauté, le personnage de Houellebecq dans la Carte et le territoire affiche son conservatisme et déclare ne pas souhaiter « être incinéré, mais très classiquement enterré » (46), ajoutant même, dans une évocation discrète du lexique chrétien, qu’il se réjouit que son squelette puisse « se dégager de son carcan de chair » (47). Il semble s’agir là d’un sujet sensible pour l’auteur, puisque dès son premier roman, Extension du domaine de la lutte, un prêtre rap- portait les circonstances de la mort d’une vieille Bretonne :

« J’ai demandé des explications, les médecins ont refusé de m’en donner. Ils l’avaient incinérée ; personne de la famille ne s’était déplacé. Je suis sûr qu’elle aurait sou- haité un enterrement religieux. (48) »

Après une longue éclipse liée à son interdiction par le christianisme, Jean-Didier Urbain explique ce regain de popularité de la crémation par « l’urbanisation de nos sociétés » (49) ; sa nouvelle compatibilité avec le dogme catholique permet à la crémation de s’intégrer aux pra- tiques syncrétiques d’un christianisme urbanisé. Suscitant une image

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mentale de la désagrégation quasi immédiate du corps, la pratique de la crémation pourra conduire à des méditations liées aux illustrations les plus expressives du thème chrétien de la résurrection. Ainsi, dans l’Enfant éternel, le récit bouleversant qu’il consacre à la maladie et à la mort de sa petite fille Pauline, Philippe Forest évoque pudiquement la crémation : « La minuscule bière attend le feu. Sur elle, on peut poser encore un baiser ou tracer des doigts le signe de la croix. (50) » Contre l’image insupportable du corps d’enfant réduit en cendres, le passage biblique du miracle de la résurrection apparaît ici comme la meil- leure illustration du désir désespéré des parents de voir se produire une négation de la mort en forme de prodige surnaturel :

« Ézechiel, 37 : […] Ainsi parle le seigneur Dieu : “Souffle, viens des quatre points cardinaux, souffle sur ces morts et ils vivront.” Je prononçai l’oracle comme j’en avais reçu l’ordre, le souffle entra en eux et ils vécurent ; ils se tinrent debout : c’était une immense armée. (51) »

Le traitement du rite chrétien des funérailles par les romanciers fran- çais contemporains est marqué par un mélange de sécularisation de la société et de reterritorialisation identitaire. Si, en cas de deuil, le christia- nisme peut, en tant que référent identitaire privilégié, fournir le secours de son expérience et le poids de sa tradition à une idéologie immanente désemparée, c’est au prix des concessions les plus radicales à l’esprit du temps. Ses traits (liturgie, dogme) ses agents (prêtres), son public (catholiques) se trouvent alors livrés à la promiscuité de leurs pendants respectifs : cérémonies civiles, jugements critiques, maîtres de cérémo- nie, athées. Peignant la scène de funérailles sans négliger aucun des moyens romanesques ni des registres littéraires, les romanciers rendent bien compte de l’émergence de ce nouveau territoire, où se côtoient une laïcité qui ne s’interdit pas de puiser dans le répertoire du sacré afin de combler son propre vide symbolique, et une tradition religieuse, à la fois vulnérable et vivace, naviguant entre mésusages d’une profanation contemporaine et usages d’une nouvelle sacralisation.

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1. Source : Conseil supérieur de l’audiovisuel (note d’analyse du 29 mars 2013). 2. Source : Fondation des Pompes funèbres générales. 3. Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, Gallimard, coll. « Folio », 2010, p. 292. 4. Idem. 5. Jean Delumeau, « La communion des saints. Toussaint et prière pour les morts dans le christianisme », in Frédéric Lenoir et Jean-Philippe Tonnac (dir.), la Mort et l’immortalité. Encyclopédie des savoirs et des croyances, Bayard, 2004, p. 796-797. 6. Danièle Hervieu-Léger, « “Une messe est possible”. Les doubles funérailles du président », le Débat, n° 91, avril 1996, p. 23-30. 7. Jean Delumeau, op. cit. 8. Michel Houellebecq, la Carte et le territoire, Flammarion, 2010, p. 318. 9. Michel Houellebecq, op. cit. 10. Idem, p. 318. 11. Marcel Gauchet, la Religion dans la démocratie, Gallimard, coll. « Folio essais », 2001, p. 149. 12. Jean-Philippe Toussaint, Fuir, Minuit, 2005, p. 145-147. Nous soulignons. 13. Idem. 14. Jean Rolin, Chrétiens, P.O.L., 2003, p. 169-170. Nous soulignons. 15. Philippe Djian, Doggy bag, saison I, Julliard, 2005, p. 74. 16. Richard Millet, la Gloire des Pythre, P.O.L., 1995, p. 15. 17. Idem, p. 55. 18. Emmanuel Carrère, op. cit., p. 223. 19. Idem. 20. Pascal Quignard, Villa Amalia, Gallimard, 2006, p. 252. 21. Jean-Philippe Toussaint, op. cit., p. 145-147. 22. Claude Arnaud, Qu’as-tu fait de tes frères ?, Grasset, 2010, p. 316. 23. Philippe Djian, op. cit., p. 74. 24. Jean-Philippe Toussaint, op. cit. 25. Idem. 26. Pascal Quignard, les Solidarités mystérieuses, Gallimard, 2011, p. 163. 27. Michel Houellebecq, op. cit., p. 318-319. 28. Marcel Gauchet, op. cit.. 29. Emmanuel Carrère, op. cit., p. 223. 30. Pascal Quignard, Villa Amalia, op. cit. 31. Idem. 32. Mircea Eliade, le Sacré et le profane, Gallimard, 1965, p. 27-28. 33. Jean Rolin, le Ravissement de Britney Spears, Gallimard, 2011, p. 129. 34. Idem. 35. Philippe Djian, Impardonnables, Gallimard, 2009, p. 74. 36. Idem, p. 76. 37. Idem. 38. Danièle Hervieu-Léger, art. cit. 39. Extrait du testament de François Mitterrand cité par Évelyne Cohen et André Rauch dans « Le corps souve- rain sous la Ve République », Vingtième siècle. Revue d’histoire avril 2005 (n° 88), p. 77-93. Nous soulignons. 40. C’est du reste l’une des caractéristiques historiques du rituel présidentiel, dont on a pu écrire qu’il était « situé à mi-chemin entre le rituel religieux et le rituel profane », Denis Fleurdorge, les Rituels du président de la République, Presses universitaires de France, 2001, p. 257. 41. Danièle Hervieu-Léger, art. cit. 42. Idem. 43. Danièle Hervieu-Léger, « Une cérémonie à la mémoire des morts de la rue. Étude de cas d’un rituel funéraire de haute modernité », in Frédéric Lenoir et Jean-Philippe Tonnac, op. cit., p. 1619. 44. Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, Gallimard, 2008. p. 141. 45. Source : Association française d’information funéraire. 46. Michel Houellebecq, op. cit., p. 317. 47. Idem. 48. Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, J’ai lu, 1997, p. 139. 49. Jean-Didier Urbain, « La Cendre et la trace. La vogue de la crémation », in Frédéric Lenoir et Jean-­ Philippe Tonnac, op. cit., p. 1211-1212. 50. Philippe Forest, l’Enfant éternel, Gallimard, 1997, p. 396-397. 51. Idem.

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› Dominique Gaboret-Guiselin

l est des œuvres phares qui jalonnent les marches du temps et le transcendent, elles sont les sentinelles de l’éternité. Saül et David de Rembrandt symbolise le pathétique de la vieillesse, la Victoire de Samothrace avec son aile brisée aux vents des Sporades est une bouleversante allégorie de la liberté menacée. Les Mariés de la tour IEiffel de Chagall fait partie de ce petit nombre d’œuvres d’art. L’énigme du tableau provient du fait qu’il condense une forme d’aptitude au bon- heur matérialisé par le couple ; le rêve et la réalité sont réconciliés par le coq et la présence d’un objet emblématique de Paris. Paris, en effet. Le premier séjour de Marc Chagall dans la capi- tale date de 1910 et son premier atelier était au fond de l’impasse du Maine à Montparnasse.

« À Paris, je découvrais la lumière, la couleur, la liberté, la joie de vivre. C’est à partir de mon arrivée à Paris que j’ai pu exprimer la joie plutôt lunaire que j’avais connue en Russie, celle de mes souvenirs d’enfance à Vitebsk. Je n’avais jamais voulu peindre comme les autres et je rêvais d’un art qui serait nouveau et différent.

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À Paris, j’avais enfin la vision de ce que je voulais créer, l’intuition d’une nouvelle dimension psychique de mon art. [...] Paris était devenu mon village au même titre que Vitebsk naguère. Le paysage de Paris m’est aussi familier que celui de ma ville natale et lorsque j’étais en exil à New York, c’était toujours Paris que je voyais dans mes rêves. (1) »

Outre le Paris des Mariés de la tour Eiffel, le village natal de Chagall, Vitebsk, est aussi très souvent représenté ou évoqué dans ses œuvres. La plus célèbre, la grande toile les Toits rouges, donne comme celle des

Mariés une image à la fois figurative et poé- Dominique Gaboret-Guiselin est tique de la ville, qui semble livrée aux songes magistrat à la retraite. et aux anges. Rappelons que ces deux grandes toiles qui habillaient le grand salon de La Colline, la villa du peintre à Saint-Paul-de-Vence, ont fait l’objet de la première dation au Musée national d’art moderne du Centre Georges-Pompidou. Comme le disait l’un des conservateurs du musée de Nice : « Ils ont toujours fait partie des Chagall de Chagall. » Né en Biélorussie le 7 juillet 1887, Marc Chagall est mort à Saint- Paul-de-Vence le 28 mars 1985. Célèbre, il fut le seul peintre à avoir eu de son vivant un musée à son nom : le Musée national du message biblique Marc-Chagall à Nice. Depuis qu’il est entré dans l’autre clarté, expositions, hommages rétrospectives se sont succédé ; c’est ainsi que le musée de Nice, qui porte son nom, organise chaque année une exposition temporaire sur l’un des aspects de l’œuvre du maître : peinture, céramiques, vitrail, lithographies, dessins, sans oublier les décors de théâtre, la sculpture, la mosaïque ou la tapisserie et les affiches. Dans sa vie, la gloire était entrée à l’écart, sans faire de bruit ; il accep- tait les honneurs et les distinctions mais son œil bleu demeurait lucide et son regard frisait de malice. Il aimait à rappeler des anecdotes, c’est ainsi que lors de la réception du plafond de l’Opéra de Paris, en présence du général de Gaulle et d’André Malraux, il leur avait montré dans une petite lucarne perdue au milieu de ce monumental travail un visage à peine

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esquissé : « Ça, c’est Chagall », comme pour masquer son anxiété dans l’attente des commentaires des deux hommes d’État. Modestie et goût du travail étaient les deux qualités principales du maître de la couleur. Comme l’écrivait Charles Sorlier à la fin de son livre de souvenirs (2), Marc Chagall aura travaillé jusqu’au dernier jour de sa vie ; jusqu’à ce que le crayon lui tombe des mains. Le dernier travail remis au litho- graphe fut celui d’une esquisse en noir d’un peintre sans palette. Pré- monition ? Qui peut le dire ? De même dans l’atelier principal sur le chevalet, le dernier tableau, inachevé : un bouquet de fleurs presque sombre comme si le dialogue avec les couleurs avait commencé à s’estomper. Il avait par avance refusé les oraisons funèbres, ayant toute sa vie côtoyé les anges et les animaux surnaturels et dialogué avec eux ; il ne pouvait valablement s’entretenir qu’avec les prophètes ou Dieu. Il repose désormais dans le cimetière de Saint-Paul-de-Vence sous une simple dalle de pierre blonde où figure la simple inscription : « Marc Chagall 1887-1985 ». Depuis, Vava l’a rejoint. Un ange gravé aux ailes déployées volète autour des deux noms, cet ange qui habite tant de tableaux et de vitraux et dont il avait fait réaliser pour sa femme une petite réplique en or sous forme de broche.

Mes rencontres avec Marc et Valentina Chagall : portraits et souvenirs

La jeunesse qui entre dans le monde croise à la porte la vieillesse qui sort. Un contact de mains qui forme une chaîne qui ne finira jamais, du moins tant que durera l’espèce humaine. C’était l’un des derniers jours de juillet de l’été 1969. Nous étions arrivés tardivement au Pavillon Eden Roc à Antibes ; le maître et son épouse sortaient du restaurant quand nous y entrions. Marc G. salua les Chagall et je m’inclinai pour les laisser passer. Sur un fond de ciel bleu, le couple s’éloigna lentement en remontant le chemin bordé d’agapanthes bleues et blanches.

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Ce n’est que quelques années plus tard que je fis réellement connais- sance avec Marc Chagall et son épouse Valentina, Vava. Un projet d’hommage à André Malraux en Italie né à l’occasion de contacts avec le service culturel de l’ambassade ; cet hommage conçu sous forme de triptyque devait comporter une exposition documentaire et littéraire, un cycle de projections et un catalogue réunissant cent témoignages de personnalités françaises et européennes du monde des arts, des lettres et de la politique. Les portes de la villa des Chagall s’ouvrirent sur une recomman- dation téléphonique de Katia Granoff ; elle avait proposé d’être le sésame : « Je connais très bien Marc, il sera enchanté par votre travail et vous accordera certainement son aide. » Quelques jours plus tard, le rendez-vous fut fixé. meM Chagall me donna le numéro de téléphone de La Colline afin que je la pré- vienne de mon arrivée à Nice. C’était une journée claire de mars, pas encore le printemps mais plus l’hiver. Prenant le chemin des Gardettes, qui surplombe le village de Saint-Paul-de-Vence, je trou- vais un anonyme portail vert muni d’une sonnette d’appel sous une petite plaque « La Colline ». On accédait à la villa par un chemin traversant un parc boisé. Un petit terre-plein en face d’un garage pour la DS 19 du chauffeur-gardien dont l’épouse assurait le service de maison. Cette dernière nous fit entrer dans une antichambre, dont les vitrines renfermaient des poteries de Chagall, sur une console une sculpture du maître. Mme Chagall arriva quelques instants plus tard, jupe sombre et twin-set beige égayé par une écharpe de mousse- line imprimée. La chevelure striée de blanc remontée en chignon dégageait l’ovale de son visage, le regard sombre mais doux aux cernes cendrés légèrement marqués. Un sourire offert éclairait le beau visage tandis qu’elle souhaitait la bienvenue. À la droite du vestibule un escalier et un ascenseur desservant les chambres et un grand coffre de bois. Elle nous précéda dans le grand salon nous disant que son mari nous rejoindrait bientôt. Sur une console de pierre blonde, un grand bouquet mettait une note colorée dans une harmonie de teintes crème,

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ivoire et blanc cassé. Au dessus de la cheminée, sur laquelle il y avait une sculpture de marbre blanc et un vase de céramique décorée, les Mariés de la tour Eiffel et au-dessus du grand canapé les Toits rouges de Vitebsk. Nous expliquâmes à Mme Chagall les raisons de notre visite et l’aide que nous espérions obtenir : l’autorisation de placer notre travail sous le haut patronage du maître, une lettre-préface pour le catalogue et enfin le prêt de 32 aquarelles originales, illustrations d’une partie des Antimémoires de Malraux dans la collection « La gerbe illustrée ». Mme Chagall nous écouta avec attention. Nous avions pris place sur le grand canapé, elle s’était assise en face, de l’autre côté d’une table basse sur laquelle il y avait quelques livres d’art et l’écrin rouge des insignes de grand-croix de la Légion d’honneur. Un unique et haut fauteuil de cuir fermait l’espace. « C’est le fauteuil de mon mari », nous indiqua Mme Chagall. Les Mariés de la tour Eiffel veillaient sur leur bonheur et sur Paris chevauchant le grand coq des songes dont le corps est habité par un porteur de bouquet. Les toits rouges de Vitebsk et ses petits person- nages qui illustrent l’univers mental du peintre. Univers qui est une illustration de la condition humaine à la fois humble et sacrée. La porte-fenêtre qui donnait sur la terrasse s’ouvrit, Marc Chagall entra, pantalon de velours et pull polo brun sombre tirant sur le noir. Il s’assit sur le fauteuil à haut dossier après nous avoir salué et tendu une main encore tachée de couleurs. « Vous avez parlé avec ma femme de ce que je peux faire ? », demanda-t-il. « Vous savez, j’aime la jeunesse quand elle travaille. Malraux était pour moi un ami, même si j’ai attrapé une hernie en travaillant sur les échafaudages du plafond de l’Opéra. Mais racontez-moi des histoires, j’aime les histoires. Moi je parle trop, déjà quand j’étais petit garçon, chez moi, en Russie, Maman me disait : “Chagall, tu es un brave gar- çon mais tu parles trop.” » Les yeux relevés, le regard translucide et intense, Marc Chagall met- tait deux doigts devant la bouche pour rire et plaisanter. Voix ferme mais aussi frêle avec un accent particulier. Je l’entends encore dire :

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« Vous êtes mes amis, il faut revenir me voir, il faut aussi que je tra- vaille encore un peu, même si ma femme n’est pas contente quand je reste trop longtemps à l’atelier. Elle me gronde, vous savez, mais sans ma femme je serai perdu. » Nous demandâmes la permission de l’accompagner jusqu’à l’atelier principal. Une musique douce – Mozart sans doute –, les travaux en cours : un tableau peint à demi d’un bouquet inachevé aux teintes rouges. Une toile, disait-il, exige une harmonie de couleurs et de la lumière, une unité qui n’est pas celle d’un décor. Les pots dans lesquels étaient les brosses et les pinceaux, les palettes de couleurs, des toiles inachevées ou simplement pas encore signées, tout était rangé soigneusement, aucun désordre. La belle et sobre demeure, les confortables ateliers, c’était la revanche de Rembrandt mort pauvre et abandonné. « Je suis sûr que Rembrandt m’aime bien », disait-il souvent. L’aide et le soutien sollicités avaient été largement et généreuse- ment accordés. La lettre-préface signée, les autorisations obtenues. Le travail ne connut qu’une réalisation avortée. Oublions, oui, oublions les indifférences des uns et les lâchetés des autres. C’est donc à l’occasion de ce travail qu’une correspondance s’ébau- cha avec Valentina Chagall et le chemin de La Colline me devint plus familier. Une fois nous croisâmes des visiteurs prestigieux, Rostro- povitch et sa femme. Un autre jour Jean-Louis Prat, directeur de la toute proche Fondation Maeght, ou André Verdet. Marc Chagall fai- sait toujours une apparition plus ou moins longue puis rejoignait son monde de songes. « C’est gentil de venir nous voir, ça fait beaucoup de plaisir à ma femme de pouvoir parler un peu, elle ne sort plus beaucoup en ce moment et elle aime voir des amis. » La silhouette maintenant légèrement voûtée s’éloignait lentement, on entendait un bruit de portes et la conversation se renouait. Les lettres venant de La Colline étaient toutes rédigées par Valentina Chagall, la plupart du temps sur des cartes postales, d’autres sur de petites lithographies tirées pour les usages privés : ânes magiques, coqs, fleurs avec ou sans représentation humaine ; messages amicaux et lumineux.

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Au mois de juillet, pendant les congés du couple qui était à leur service, les Chagall se rendaient au cap d’Antibes. De passage à Nice avec un ami, je décidai de faire une halte à la mer. Pour échapper à la chaleur, nous avions décidé de déjeuner dans la salle à manger et non sur la terrasse du pavillon de l’Hôtel du Cap. Outre le privilège de la fraîcheur, le restaurant aux baies vitrées est un paquebot qui s’avance sur la mer. À peine avions-nous franchi le seuil du restaurant, avant même que le maître d’hôtel n’arrivât, nous avions rejoint l’unique table occupée : celle des Chagall. Vava fut un peu surprise de nous voir car aucun rendez-vous n’avait été convenu et cette rencontre avait le charme de l’imprévu, de l’inattendu. Passé le premier instant, marqué par la surprise, son visage s’éclaira d’un sourire. À sa demande, nous nous installâmes à côté d’eux tandis que le personnel du restaurant, comme figé, restait à distance. Sur la table, le carnet de croquis – fermé – du peintre et son chapeau de paille tandis que le sac de plage de son épouse était au pied du fauteuil de rotin. Quelques années s’étaient écoulées entre cet autre jour de juillet où je les avais croi- sés et cette presque intimité dans ce même restaurant. Je me souviens que nous parlâmes beaucoup des hasards et des occurrences de la vie au cours de ce déjeuner. Nous parlâmes aussi de littérature allemande, que Vava connaissait et appréciait, de Thomas Mann, de Hermann Hesse, de Stefan Zweig. De l’Italie et du portrait de Chagall accroché depuis peu dans la galerie Vasari de Florence à l’occasion d’une grande exposition au palais Pitti, de Rome aussi, où elle avait passé une partie de son adolescence après avoir quitté Berlin. Deux ou trois photos à développement immédiat furent prises ce jour- là pour aider la mémoire s’il en était besoin. Le maître en chemisette d’été à carreaux jaune et beige, Vava en robe d’été imprimée dans les mêmes couleurs et derrière eux l’immense bouquet du hall du restaurant. Cette image est une sorte d’autoportrait auquel il manque le génie de Chagall pour en faire un tableau mystérieux. À l’issue du repas, le peintre devait aller se reposer dans sa chambre ; le couple s’éloigna doucement dans l’allée bordée de pins et festonnée par les agapanthes en massifs, flottant presque dans la lumière bleue de l’été méditerranéen.

164 FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 hommage à marc chagall

Lorsque nous retournâmes à La Colline, l’ange de la mort avait endormi le maître, les deux grands tableaux avaient été décrochés et remplacés par deux autres Chagall. Il flottait un parfum d’absence, la poussière du temps commençait à se déposer. Vava était épuisée par les formalités d’une succession et les exigences administratives de la dation en cours de négociation, bien qu’elle fût aidée par son frère et par le conservateur du Musée national du message biblique, M. Provoyeur. Ce jour-là nous sommes restés longuement sur la terrasse de La Col- line devant la grande mosaïque puis avons traversé la salle à manger, où la vaisselle réalisée par Chagall demeurait. Les ateliers étaient mainte- nant fermés et silencieux. Tout était identique mais tout avait changé. Je ne revis les Mariés de la tour Eiffel et les Toits rouges que le 8 avril 1988, date de la remise officielle de la dation au musée d’Art moderne. Je parlai peu ce jour-là à Valentina Chagall, qui était avec la fille de Marc, Ida Meyer Chagall. Depuis, Valentina repose au côté de Marc sous l’ange aux ailes déployées et le Musée national Marc Chagall de Nice n’est plus le musée du Message biblique.

Une œuvre au service de l’humanisme et de la vie

Peu se souviennent que Marc Chagall a reçu le prix Érasme en 1960. Lors de la cérémonie de remise, il avait terminé son allocution par ces simples mots :

« Rappelons-nous la vie et le chemin de cet Érasme, de ce chercheur et rêveur d’une meilleure vie humaine et croyons au génie de l’homme. »

Quelques instants auparavant, il avait dit :

« On voudrait dans le silence dire : “Soyons simples, ne cachons pas notre visage.” Mais être simple est très difficile.

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On voudrait dire à soi-même, encore une fois : “Notre pauvre vie sur Terre n’est pas une mascarade, pas la peine de porter de masque ; qui le porte perd son temps.” Nous naissons en criant et nous pleurons en quittant la vie. La seule chose qui nous reste est d’être simple comme un arbre ou, comme le disait le poète russe, simple comme un nuage. Parfois, on pense qu’il est bon d’être une voix dans le désert plutôt qu’une des centaines de mille qui hurlent et qui approuvent de crainte de paraître en retard sur l’autre, sur son siècle. En retard de quoi, de qui ? Mais en oubliant de ne pas être en retard de soi-même. Ne jouons pas au génie en pensant qu’avant nous le monde n’a pas existé. Depuis des siècles la nature vit, elle n’est jamais en fail- lite, à moins peut-être que l’homme, Dieu l’en garde, n’abîme lui-même cette nature pour longtemps. (3) »

1. Entretien publié dans la revue Preuves, n° 84, février 1958. 2. Charles Sorlier, Mémoires d’un homme de couleurs, Le Pré aux clercs, 1998. 3. Texte fondation Erasme Amsterdam 1960.

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› Kyrill Nikitine

l’heure où disparaît progressivement mais sûre- ment la pratique de l’écriture manuscrite, l’écriture numérique se systématise et ses supports s’homo- généisent à l’échelle mondiale. Certains évoquent le développement des emojis comme une première étapeÀ dans l’élaboration d’une langue universelle tandis que d’autres commencent à répertorier les innovations du chinglish (premières interactions linguistiques hybrides entre le chinois et l’anglais). Si les exemples liés à un processus de globalisation de l’écriture et du langage restent encore anecdotiques et épars, la question de l’éventuelle émer- gence d’une monoculture scripturale se pose. Assistera-t-on un jour, par l’hégémonie d’interfaces technologiques, à l’avènement d’une seule forme d’écriture numérique, jonction nécessaire entre le signe et l’outil ? Levons tout de suite l’ambiguïté. Afin de faciliter leur application et leur utilisation sur le marché, les supports numériques ont nécessai- rement besoin de standardisation et de normes internationales. Effort de simplification et de traduisibilité pour faire converger les milliers

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de logiciels et innovations en cours. Le World Wide Web Consortium (W3C, incluant le Massachusetts Institute of Technology (MIT), l’European Research Consortium for Informatics and Mathematics (Ercim), l’université Keio au Japon et Beihang en Chine) fut créé à cet effet. Cet organisme se donne pour Kyrill Nikitine est écrivain et but d’unifier les codes et langages de haut journaliste. Il a publié le Chant du niveau du système binaire. Si le projet est derviche tourneur (2011). une impulsion sans précédent pour le Web › [email protected] en tant qu’outil de diffusion du multiculturalisme et de son expres- sion scripturale, il est révélateur d’une situation à laquelle l’écriture se confronte déjà : sa globalisation. Il est essentiel ici de ne pas confondre révolution du contenant et révolution du contenu. Selon le directeur des relations internationales du W3C, les fonctionnements du Web et des langages informatiques ne pourraient être les causes directes d’un tel phénomène : « Le format HTML n’impose aucune sémantique des contenus et ses limitations linguistiques sont pratiquement toutes levées avec l’adoption d’Unicode et d’autres technologies supportant les écritures verticales, droite à gauche, etc. (1) » Le problème n’est donc pas une question de traduction ou d’équi- libre des langues, si nous dépendions de l’anglais, du chinois ou d’une nouvelle forme d’esperanto. Il n’est pas non plus une affaire de lud- disme : l’homme est tout autant Homo faber qu’Homo sapiens et le langage informatique est un langage parmi des milliers d’autres. Le rapport de force se situe dans une radicalisation de notre relation techni­que au monde. La disparition de l’écriture manuscrite est l’effet du glissement culturel global vers un autre rapport au glyphe et à son expression. Dans nos espaces quotidiens, publics et privés, entrepreneuriaux et institutionnels, la relation de l’écriture avec le signe s’accélère en même temps qu’elle se réduit. Les rapports entre nos pensées et nos actions obéissent aux exigences de la performance, précision et fiabilité. L’in- terface numérique est là pour faciliter et raccourcir ce rapport. Livres ou tablettes intelligentes, voitures intelligentes, maisons intelligentes, villes intelligentes… Par les microcontrôleurs, les smartphones et les réseaux domestiques, plus de 80 milliards d’objets seront connectés

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d’ici à 2020 selon les prévisions du DigiWorld Institute. L’art de la commande tactile ou orale, dans un monde programmable, remplace l’effort de l’expression écrite et des identités qu’elle implique. Aux yeux de l’anthropologue et linguiste Dan Sperber, l’Inter- net des objets et l’ère du tout-intelligent amènent à reconsidérer le médium traditionnel par lequel passait l’écriture. L’environnement actuel n’en aurait tout simplement plus besoin : « En nous donnant accès par la parole et par l’ouïe aux informations enregistrées, les ordi- nateurs parlants nous permettront enfin de remplacer toute la langue écrite par la langue parlée. [...] Avec ce pas de géant en avant vers le passé, nous sommes sur le point de recréer une culture orale sur des bases technologiques plus efficaces et plus fiables. (2) » Outrepassant les ponts interlinguistiques et culturels en jeu, la communication sollicitée par ces innovations nécessite désormais une tout autre assimilation du signe et de son expression, laissant peu de temps et de place aux exigences de l’écriture telles que nous les connaissions… Pourquoi s’encombrer des alphabets ou des idéo- grammes issus de l’écriture manuscrite (environ 50 000 caractères pour le chinois) lorsqu’une tâche à accomplir peut se réduire à un bouton ou une application ? Boosté par la globalisation de son support, le langage né de cette forme de communication, en s’immisçant dans le langage usuel, peut à terme monopoliser les territoires scripturaux. La fonctionnalité et ses codes liés aux objets technologiques commandés primeraient sur les codes propres à la diversification linguistique et culturelle. L’être culturel de l’écriture se définit désormais entièrement par le prisme fonctionnel du numérique. En juin dernier, le ministre japonais de l’Éducation, de la Culture, des Sciences et de la Technologie, Hakubun Shimomura, a inauguré le bal. Demandant aux quatre-vingt-six universités japonaises de fermer leur département de sciences humaines et sociales, il a invité à recon- sidérer l’adaptabilité de l’enseignement face à la primauté des techno- logies : « Plutôt que d’approfondir les recherches universitaires haute- ment théoriques, nous encouragerons une éducation plus technique et professionnelle qui anticipe mieux les besoins de la société. » Sur soixante établissements dispensant ces cursus, vingt-six ont l’intention

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de le faire. Bien loin de résoudre certains problèmes d’apprentissage face aux mutations dans les milieux institutionnels scolaires, le proces- sus et ses dommages collatéraux deviennent irréversibles. La colonisation numérique (3) n’attend pas, Apple encore moins, maximisation du marché oblige. La conservation et la pratique d’un glyphe pluriel ne sont évidemment pas une priorité pour les orga- nismes contrôlant le développement numérique. À notre utilisation de ces interfaces s’ajoute la question du pouvoir. À chaque révolu- tion scripturale s’est ajoutée la révolution d’une souveraineté et de ses forces coercitives. Pensons au temps qu’il aura fallu à l’Occident pour libérer l’écriture manuscrite du pouvoir clérical dont la majeure partie de l’apprentissage est pourtant issue. La question est cruciale : comment bousculer cette passivité et consolider le travail entre les ins- titutions et l’expansion sans précédent des nouvelles technologies de l’information et de la communication ? Comment un État, à partir de son système éducatif jusqu’à ses entreprises en passant par sa législa- tion, peut-il anticiper et devenir acteur de ce processus culturel ? Si l’idée d’une monoculture scripturale semble pour l’instant être proche d’un scénario de science-fiction, l’aliénation aux interfaces numériques vers laquelle nous nous dirigeons est on ne peut plus claire sur notre relation à l’écriture : l’Homo numericus ne s’encombre plus. Son travail, sa connaissance et leurs expressions n’ont pas d’autre besoin que l’outil technologique lui-même, un intermédiaire exigeant entre l’homme et son environnement auquel le signe doit urgemment se plier.

1. Daniel Dardailler, directeur des relations internationales du W3C. Propos recueillis. 2. Dan Sperber, « Vers une lecture sans écriture ? » ; Gloria Origgi, « Text-e : le texte à l’heure d’Internet » , colloque virtuel, octobre 2001-mars 2002, éd. Centre Pompidou, 2003. 3. Terme emprunté à Roberto Casati, Contre le colonialisme numérique. Manifeste pour continuer à lire, Albin Michel, 2013.

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› Laurent Gayard

La beauté est toujours quelque chose qui nous dépasse », confie Natacha Régnier dansle Pont des Arts, le visage filmé en un long plan fixe, illuminé par la pureté du regard et par la magie d’une étrange diction, vieille de quatre siècles : celle du baroque et du Grand Siècle clas- «sique. Parce qu’Eugène Green joue avec la lumière comme un maître du clair-obscur, et avec la langue de notre quotidien comme si elle était celle de Pyrame et Thisbé, la découverte de son cinéma est un choc esthétique, visuel et auditif. De Toutes les nuits (Prix Louis-Delluc 2001), son premier film, en passant parle Pont des Arts (2004) ou la Sapienza (2014), Eugène Green a inventé une étrange et fascinante grammaire cinématographique qui est née tout d’abord sur les planches du Théâtre de la Sapience, qu’il a fondé en 1977. Né aux États-Unis, Eugène Green a fui dans les années soixante ce pays qu’il appelle désormais « la Grande Barbarie » et a obtenu sa naturalisation française le 18 juin 1976. Selon ses propres dires, il a fait lui aussi l’expérience d’un choc esthétique en découvrant d’abord l’Italie, puis la France, où il choisit de s’établir en 1969. Cet amoureux du cinéma de Bresson, comme du baroque de Calderón ou de Mon- teverdi, a emprunté à la tradition de l’Italie renaissante et de la France du classicisme les éléments qui donnent vie à une expérience cinéma-

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tographique à nulle autre pareille. Loin d’être limité pourtant à une simple transposition à l’écran du théâtre et de la déclamation baroque, prétexte à une mise en scène compassée et muséographique, l’univers baroque de Green est au contraire un « monde vivant », pour reprendre le titre de l’un de ses premiers films, sorti en 2003 et revisitant de façon surprenante l’univers chevaleresque. Un an après, en 2004, le Pont des Arts démontrait avec force la conviction qui sous-tend tout le travail du cinéaste : la beauté s’étiole et meurt quand elle est confisquée et enfer- mée dans l’académisme. Le film de Green se donnait dès lors comme une satire au vitriol des milieux culturels, Laurent Gayard est docteur en vampirisés par des mandarins transformant histoire et professeur d’histoire- la musique en instrument de pouvoir et de géographie en lycée, prépa Sciences violence. Au règne morbide de la préten- Po et dans l’enseignement supérieur. › [email protected] tion infatuée, Green opposait simplement la beauté comme source de vie. « La musique toute seule se tait », dit Pascal, l’un des protagonistes du Pont des Arts. « Elle a besoin de passer par une vie. Quand la vie finit, c’est le silence qui reprend. » Si toutefois le Magnificat ou la Lamentation de la nymphe de Monteverdi accom- pagnent la Sapienza ou le Pont des Arts, c’est la musique de la parole qui habite avant tout les films d’Eugène Green. « Toutes les nuits tu m’es présente par cent jeux doux et gracieux. » Étrangeté merveilleuse, la première réplique de Toutes les nuits faisait en 2001 émerger du silence la beauté inattendue du verbe pur et des liai- sons sonores de la diction baroque, celle-là même dont les règles furent fixées en 1668 par le traité de Bertrand de Bacilly,Remarques curieuses sur l’art de bien chanter : « Il y a une prononciation simple qui est pour faire entendre nettement les paroles, en sorte que l’auditeur puisse les comprendre distinctement et sans peine ; mais il y en a une autre plus forte et plus énergique, qui consiste à donner le poids aux paroles que l’on récite. » Appliqué au cinéma, ce principe simple de la déclamation baroque contribue à faire des films de Green des expériences d’écoute parfaite, redonnant à la diction cette gravité – au sens du gravitas latin qui signifie « pesanteur » mais aussi « force » – offrant aux regards et aux visages l’éclairage d’une humanité que la parole semble faire remonter des profondeurs de l’être. Passé le premier effet de surprise, ces person-

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nages, qui déclament jusqu’à la plus ordinaire salutation, s’adressent à nous avec une simplicité et une authenticité désarmantes. Nous voilà soudain amenés à prendre le temps d’écouter, de regarder, de com- prendre enfin ce que s’exprimer veut dire, confrontés à une expérience presque lévinasienne de la redécouverte du visage de l’Autre. « Tout existe à travers le langage », confiait Eugène Green à Laure Adler en avril 2015 (1). La langue, pour le cinéaste, est un « corps sonore », une « réalité sonore », qui survit et évolue comme un être vivant, en trans- portant parfois jusqu’à nous, miraculeusement préservée, une culture rare et menacée mais toujours vivante. On croise dans le Pont des Arts une mystérieuse chanteuse kurde qui use d’une langue « qui n’a plus de lieu où vivre » tandis qu’Eugène Green lui-même apparaît brièvement sous les traits d’un énigmatique apatride dans la Sapienza. Dans les romans de Green, c’est le peuple basque qui retient toute son attention, dans la Bataille de Roncevaux, paru en 2009, ou dans son dernier roman, l’Incons- tance des démons, publié chez Laffont en août 2015. Dans cet ouvrage, que son auteur qualifie lui-même de « polar métaphysique basque », se croisent deux personnages : Nikolau Aztera, ancien médecin victime d’un drame familial et devenu bouquiniste, et Eguzki, un adolescent victime d’un étrange cas de possession. L’histoire de cette improbable rencontre qui prend la forme d’un roman noir et d’un conte fantastique a été inspirée par la lecture de l’ouvrage Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, publié en 1612 par Pierre de Rosteguy de Lancre, magistrat bordelais chargé par le roi de France, du 2 juillet au 1er novembre 1609, d’une mission dans la région basque du Labourd visant à « purger le pays de tous les sorciers et sorcières sous l’emprise des démons ». La mission entraîna l’audition de quatre à cinq cents témoins et la mort de soixante à quatre-vingts accusés. Elle ne fut interrompue que par le retour d’une partie des marins embarqués pour la lointaine Terre-Neuve qui apprécièrent peu à leur retour de trouver pour certains leurs femmes emprisonnées, voire exécutées, pour faits de sorcellerie. Ils le firent savoir en provoquant d’importantes émeutes qui écourtèrent sans doute la mission de Pierre de Lancre. C’est en lisant l’ouvrage du magistrat qu’Eugène Green eut l’idée de transposer cet épisode historique à notre époque, dans une histoire qui mêle posses-

FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 173 études, reportages, réflexions

sion, sorcellerie et meurtres au pays basque et propose en arrière-plan une autre réflexion. « Le passé est toujours présent en nous, explique Eugène Green, et les techniques d’interrogatoire qui sont consignées dans le livre de Pierre de Lancre ressemblent beaucoup aux techniques qui furent utilisées pendant le procès d’Outreau. (2) »

L’opposition entre raison et sensibilité

Avec cette réflexion très contemporaine qui plonge ces racines dans un XVIIe siècle inquiétant, nous arrivons au cœur d’une thématique chère à Green : celle du règne de la raison, devenue une divinité carnas- sière qui maintient les hommes sous la férule terrorisante de la dictature de l’orgueil et prétend se donner les moyens de distinguer toujours la vérité de l’erreur, de discerner le bien et le mal et de mettre quelque- fois les moyens les plus terrifiants au service d’une fin qui pourrait bien un jour être celle de l’humanité. « On ne peut pas supprimer la raison, qui est le défaut de fabrication de l’homme, dit Nikolau à Eguzki dans l’Inconstance des démons, et qui est quelque chose de très différent de l’in- telligence. Mais il y a une lumière qui ne dépend pas de notre volonté, qui vient ou qui ne vient pas, et contre laquelle la raison ne peut rien. » Quelle est cette lumière ? Celle de la beauté produite par l’inspiration divine ou humaine – ce que les anciens et les humanistes nommaient alternativement furor ou calor – la beauté que l’art rend intelligible, que l’art relie, inter-ligere, aux hommes. C’est la symbolique que dévelop- pait déjà le Pont des Arts, dans lequel la simple intelligence du sensible s’opposait à la froideur orgueilleuse de la ratio, du calcul qui s’abandonne à la fascination de soi jusqu’à sombrer dans la monstruosité. L’œuvre de Green est parsemée de personnages dont la raison ratiocine et dérai- sonne au point de faire insulte à l’intelligence et à l’humanité. L’ogre du Monde des vivants pourrait être le père de tous ces monstres, tout comme l’Innommable, le personnage de tyran d’orchestre de chambre du Pont des Arts, interprété par le génial Denis Podalydès et dont l’égoïsme et la méchanceté sont si expressives que l’œil fasciné ne peut plus se détacher des mimiques méphistophéliques de ce Iago baroque. Dans la Sapienza,

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l’opposition entre la raison et la sensibilité est figurée par la confrontation entre la figure mystique de Francesco Borromini et la rigueur implacable de l’art du Bernin, à travers le fantastique voyage initiatique d’un Fran- çais auquel un jeune Italien semble réapprendre l’architecture. L’Inconstance des démons déplace ce combat entre raison et sensibilité dans un tout autre univers, celui du pays basque et du roman policier, voire fantastique, tout en conservant les codes narratifs qui caractérisent toutes les œuvres littéraires et cinématographiques de Green. L’Incons- tance des démons, tout comme le Monde des vivants, le Pont des Arts, la Sapienza ou même les Atticistes, une farce cruelle et hilarante tournant en dérision avec beaucoup de poésie les travers du monde universitaire, sont toujours de fascinants jeux de miroirs dans lesquels chaque scène ou chaque chapitre répond à un autre, rappelant constamment le fragile équilibre établi dans un univers qui n’est fait que d’oppositions : ombre et lumière, mensonge et vérité, vie et mort… À la jeunesse menacée d’Eguzki répond la maturité inquiète de Nikolau dans l’Inconstance des démons, tout comme s’opposent et se répondent, dans la Sapienza, les couples formés par Alexandre et Aliénor, Goffredo et Lavinia et bien sûr Borromini et le Bernin. Dans ce théâtre des illusions d’Eugène Green, il est enfin un dernier élément qui suffit en lui-même à recommander ses films comme ses romans : l’humour est y toujours présent, et surtout la dérision qui, là encore dans la tradition du théâtre baroque, permet le dévoilement final. À côté de Guigui, joué par Denis Podalydès, dansle Pont des Arts, il faudrait citer Marie-Albane de la Gonnerie née de Cour- tambat et Amédée Lucien Astrafolli, les deux impayables précieuses ridi- cules des Atticistes, ou encore les élus ou les attachés de communication à la fois désespérants et hilarants qui poussent le couple de la Sapienza à fuir en Italie. Les films et les romans de Green rejoignent à ce moment le théâtre de Molière, qui voit les plus fieffées crapules et les plus insup- portables pédants étouffer sous le masque de vilenie grâce auquel ils ont cru pouvoir mener à bien leurs desseins, tandis que triomphent toujours la jeunesse et la vie.

1. Dans l’émission « Hors-champs », sur France Culture, le 8 avril 2015. 2. Interview réalisée pour la librairie Mollat, à Bordeaux, le 18 juillet 2015. Https://www.youtube.com/ watch?v=Dg-rGBWxaqU.

FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 175 COUCHER, EST-CE TROMPER ?

› Marin de Viry

n ce triste soir de décembre à Montluçon, Auguste s’envoie des Bahlsen agrémentés de tranches épaisses de Cochonou en compagnie de deux collègues « conseillers de clientèle particuliers » dans le réseau d’agences d’une banque de détail. Ils font face à la télé- Evision, où l’équipe de France de rugby est en train de se faire fesser par une formation sud-américaine, sans espoir de remontée au score. Il se dégage quelque chose de lamentable de cette scène, à laquelle ne manque ni l’arrivée des pizzas par scooter ni les cadavres de bouteilles de Kronenbourg 1664 jonchant une moquette douteuse. Une brèche discrète s’ouvre soudainement dans le cerveau de Pierrette, la femme d’Auguste, restée dans la cuisine pour débiter du saucisson. Nul n’en saura la cause précise : Auguste était-il un peu trop affalé, un peu trop chauve, l’œil un peu trop vitreux, l’humour un peu trop gras, et le tout une fois de trop ? Toujours est-il que Pierrette tapote sans ponc- tuation « mon mari est nul que faire » sur son moteur de recherche, lequel la renvoie sur un site de rencontres extraconjugales « conçu par les femmes », et qu’elle décide d’un coup, en s’inscrivant, de jeter son honneur conjugal aux orties.

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En cette fin radieuse de vendredi après-midi dans le quartier du Tro- cadéro, Athénaïs ressent comme tous les jours à la même heure la plé- nitude de sa vie professionnelle, la jouissance tranquille de son aisance matérielle, le plaisir social et biologique d’être à la tête d’un mari toutes

options – un banquier d’affaires sportif, éro- Marin de Viry est critique tique et rassurant –, une tendresse tiède à l’idée littéraire, enseignant en littérature de l’épanouissement physique et moral de ses à Sciences Po, directeur du développement de PlaNet Finance. deux enfants blonds et pétant de santé, de la Il a publié Pour en finir avec les gaieté à la pensée de son yorkshire, et une sorte hebdomadaires (Gallimard, 1996), de sympathie pour sa Smart. Rien ne manque le Matin des abrutis (Lattès, 2008), Tous touristes (Flammarion, 2010) à son existence tandis qu’elle roule dans une et Mémoires d’un snobé (Pierre- Range Rover (toutes options comme son mari Guillaume de Roux, 2012). qui la conduit) en direction de la grande villa › [email protected] 1900 de sa belle-mère à La Baule. Il y a juste cette petite fêlure qui lui fait taper discrètement sur son smartphone : « s’envoyer un pompier », parce qu’au fond, et même en surface, elle s’emm... Elle est alors renvoyée sur un site de rencontres extraconjugales « conçu par les femmes ». Priscilla a épousé un gentil garçon, commercial dans l’immo- bilier de prestige, qui parle le soir à la maison d’« hypercentre », de suite parentale, de séjour cathédrale et de « poutres app ». Quand « le chiffre » monte, il est content, quand il baisse, il est chafouin. Il pense – car il existe une sorte de narcissisme idiot de l’homme marié – qu’elle s’intéresse à ces fadaises. Elle le considère d’un œil froid et elle le traite convenablement. Elle a ce je-ne-sais-quoi de détaché dans l’implication qu’aurait une infirmière d’un centre de soins palliatifs pour un patient à l’agonie. Sur le carnet de notes qui évalue l’atteinte de ses objectifs en matière d’épanouissement sexuel, donc d’épanouis- sement tout court (car, dans l’esprit de Priscilla, l’épanouissement sexuel épuise la question d’ensemble de l’épanouissement), son mari ne dépasse jamais un score médiocre, qui va d’ailleurs en diminuant à chaque trimestre. Comme une infirmière va au cinéma après son ser- vice, elle tapote depuis deux ans sur un site « conçu par les femmes ». Il existe, selon les docteurs ès différentes formes de déglingue contemporaine, deux types extrêmes de la primo-adhérente à un site de rencontres extraconjugales « conçu par les femmes » : la chercheuse

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de vrai mec à un extrême – Athénaïs et Pierrette –, et la technicienne froide et perfectionniste du sexe, à l’autre – Priscilla. Le gros de la clientèle est un mélange des deux. La chercheuse de vrai mec, ayant goûté aux souillures du mariage, c’est-à-dire contemplé dans une amertume croissante et devenue défi- nitive la vulgarité de son mari, compris le côté bovin de la vie conju- gale, appréhendé l’angoisse de la répétition des jours sous le régime matrimonial, et conclu logiquement qu’il fallait se tirer de là tout en se débarrassant définitivement du mariage en restant mariée, vou- drait rencontrer en douce quelque chose qui ressemble à un homme. Elle voudrait savoir s’il existe un, voire des hommes, sachant que son mari lui a fait la démonstration que son sexe d’état civil n’apportait aucune garantie qu’il détenait les qualités du mâle telles qu’elles sont répertoriées par la littérature et fantasmées par les gazettes. Croquer la pomme paraît moins important à la chercheuse de vrai mec que de découvrir la possibilité d’un mâle – cet autre être peut-être très intéres- sant – mais fait naturellement partie du circuit de découverte. Elle ne se sent pas adultère quand elle succombe, car elle ne se sent pas mariée à son mari. Touriste dans le mariage, touriste dans l’adultère. Natu- rellement, quand elle se rend compte qu’il n’existe pas d’homme, que cet être fort et doux, souple et dur, superbe et généreux, appartient soit à l’histoire soit à l’illusion, et qu’en tout cas elle ne le rencontrera jamais sur un site d’adultère en douce, elle en conçoit une nouvelle et légitime aigreur. Après les souillures du mariage, les désillusions de l’adultère : c’est le programme que fixait Flaubert au genre féminin tout entier. Si la chercheuse de vrai mec, arrivée à ce stade de désillu- sion, est assez intelligente pour surmonter sa mésaventure et réfléchir, elle comprendra que dans un monde sans vrai mec, l’équation reste : courtisane (donc sans attachement) ou bonne sœur (donc sans rien du tout, ce qui est peut-être la meilleure option), ou épouse parfaite (donc honnie par son mari). Il doit bien y avoir un moyen de sortir de là, mais lequel ? La technicienne froide et perfectionniste du sexe a, quant à elle, une approche de motoriste allemand : le progrès continu allié à une méthode rigoureuse pour repousser les limites de la performance. Son

178 FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 coucher, est-ce tromper ?

conjoint est un brave diesel à quatre cylindres, aux performances obso- lètes : ses amants sont là pour lui apporter l’équivalent technique de turbos, d’injections, de cylindres en plus, un cubage de compétition, un contrôle électronique fin, une tenue parfaite du comportement en environnement dégradé, un démarrage à la seconde en toutes sai- sons, une approche recherche-développement-innovation, un allant inentamé dans toutes les conditions – Hilton, tente Quechua, business class, cuisine américaine, moquette de collectivité, arrière d’une Lada, spa à Las Vegas, sous-bois. Visant l’excellence en tant que partenaire, elle s’entraîne et elle s’équipe, elle se lance des défis et elle établit des stratégies. Elle pose des capteurs, elle trace la performance : timing de la galipette, intensité, variété, progression par rapport à la dernière séance. Elle intègre les nouvelles technologies : réalité enrichie, yoga, diététique. Où va-t-elle avec ça ? Vers le plus dans un monde concur- rentiel, comme si la bataille pour le plaisir était les Jeux olympiques, où il faut gagner contre des champions surentraînés eux aussi. Elle appartient à une élite titulaire d’un master in sex administration. Deux destins possibles : l’asile et le suicide. Entre les deux, 90 % des femmes, benoîtes et pragmatiques : et si j’allais voir ailleurs ? se disent-elles en se bourrant le mou autour d’un verre de chianti avec leur meilleure amie. Les femmes extrêmes ont la certitude que leur mari est nul, que leur mariage est non avenu, et que l’adultère est légitime ; les femmes normales se contentent de poser l’hypothèse que leur mari est nul, et de la vérifier en utilisant la bonne vieille démonstration par la comparaison. Elles ne pensent pas que l’adultère est légitime, elles pensent qu’il n’est pas grave. Elles y vont et elles en reviennent. Ou pas. Les trois types de femme ont un choix fou : sur ces sites, six hommes sont inscrits pour une femme. C’est ce qu’a révélé une affaire récente où un fichier client a été piraté. Et naturellement ce sont toujours les mêmes qui tournent : jeunes, beaux, sportifs, crétins (j’ai vérifié). On ne voit pas très bien ce qu’ils font là, compte tenu de leur grande attractivité érotique dans le monde réel, mais enfin ils sont là, avec leurs abdominaux en bandoulière. L’âpre réalité est qu’une femme préfère partager un homme canon avec cinq autres femmes plutôt que

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de butiner des types au CV pas très érotiques. Résultat vu du genre masculin : un même homme (jeune, beau, sportif, crétin) a cinq maî- tresses par Internet, alors que l’offre initiale était de six hommes pour une femme. Résumons : au départ, 600 hommes pour 100 femmes. À la fin, les 100 femmes tournent avec 20 hommes. Ça fait 580 frus- trés sur 600 inscrits. Voilà pour le bilan masculin : attendre la femme adultère et ne jamais rien voir venir. Une sorte de Fort Saganne sexuel, de désert du désir. Les sites de rencontres extraconjugales font subir aux hommes le sort des femmes en régime de concurrence : les canons gagnent, les thons périssent. Revanche historique. Il doit bien y avoir un moyen de sortir de là, mais lequel ? S’agissant du bilan féminin, j’aimerais comprendre à quoi sert ce gadget. L’idée de ce site, c’est que l’homme avec lequel on va avoir une relation brève est un inconnu. Un inconnu sûr, garanti sans embrouilles, contrairement au voisin de palier dont la femme croise la maîtresse de son mari tous les matins à l’école, pour poser les enfants. Risque d’éclat. Quelque chose de pas cool. À éviter. Au contraire, notre amant sur Internet est une sorte de phallus caché, de gigolo dans le placard, de toy boy au fond du sac. Intraçable. Un godemiché qui parle. Au fond, c’est le prototype d’un robot futur, qui prendra sa place à côté de l’aspirateur intelligent qui marche tout seul. Il est encore secret mais il va finir par devenir officiel, car sa vocation est purement fonctionnelle : procurer de la différence apparente. Un bon mari ne pourra pas refuser à sa femme de s’offrir une distraction aussi simple et saine. L’adultère, le vrai, se pose la question : notre amour se vivra-t-il au grand jour ? Mais l’amant du site de rencontres extra- conjugales n’a pas vocation à quitter l’ombre, car il est indifférent, sa maîtresse s’en fout. Et donc si sa place est à l’ombre, il ne peut pas en faire, et le mari n’a pas à s’en faire. Ce robot-amant est une poupée gonflable, inerte et trompeuse. Il faudrait qu’un écrivain en fasse le portrait, car ce type humain ne peut exister que dans un monde où la sexualité est une sorte de religion, dont il est le très humble desservant, le frère d’un ordre mendiant, le fol en sexe.

180 FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 DROIT DE RÉPONSE

› Jean-Clément Martin

l y a plusieurs façons d’être pris à partie. Face aux assertions de Michel Onfray dans son article « Robespierre n’a pas eu lieu. Anatomie d’un cerveau reptilien » (Revue des Deux Mondes, novembre 2015, p. 47-54), il n’est pas possible de ne pas réagir. Même si tout ne mérite pas qu’on s’y attarde. Je laisse à mes col- Ilègues des quatre universités appelées Sorbonne d’apprécier l’adjectif inventé pour nous définir, je demande à ceux qui savent ce qu’est un laboratoire du CNRS en sciences humaines de trouver ce que veut dire « appointé par le CNRS », enfin je n’ose même pas imaginer l’éclat de rire de ceux qui auront appris que je serais un historien « robespierriste ». Plus importants sont les reproches de manque de sérieux et de néga- tionnisme que M. Onfray me fait. Or, en m’accusant de n’avoir pas cité le représentant en mission Joseph François Laignelot assurant que Robespierre avait soutenu Jean-Baptiste Car- Jean-Clément Martin est historien. rier, il nie l’évidence. Depuis un quart de Dernier ouvrage publié, avec Laurent siècle, je ne cesse d’écrire que Robespierre Turcot : Au cœur de la Révolution, était hostile à Carrier. Dès janvier 1794, les leçons d’histoire d’un jeu vidéo (Vendémiaire, 2015). Robespierre avait reçu de Laignelot et de son collègue Joseph Lequinio des mises en garde contre Carrier ; après la confirmation donnée par son émissaire Jullien, il fait revenir Carrier à Paris en février 1794. S’il échoue à l’envoyer à la guillotine en mars, c’est lui qui est envoyé à la mort par Fouché et Vadier, à qui Carrier a donné la main, en juillet suivant, le fameux 10 thermidor. Pourtant lorsque Carrier est guillotiné à son tour, en décembre 1794, la presse et beau- coup de députés font alors de lui un proche du « monstre » Robespierre.

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Laignelot s’est joint à la curée contre Robespierre, mais c’est Lequinio, auteur d’un rapport publié à ce moment, qui marque davantage. Ce renversement de situation aura échappé à M. Onfray, qui, comme d’autres, continue de voir Robespierre comme le seul responsable du « régime de Terreur », invention thermidorienne qui justifie ses analyses aussi détonantes qu’infondées. Mon analyse a été publiée en 1987 (la Vendée et la France, Seuil, p. 225), en 2014 (la Guerre de Vendée, Seuil, p. 224) et elle est rap- pelée dans la Nouvelle Histoire de la Révolution (Perrin, 2012) p. 416, avant l’explication, p. 420-421, du fameux discours de Robespierre sur Terreur et vertu. J’y montrais que Robespierre est hostile à toutes les violences que le Comité de salut public ne contrôle pas. J’ajoutais : « il conjugue vertu et Terreur, pour insister sur la nécessité de subordonner celle-ci à celle-là. Il critique, à égalité, les modérés et les terroristes, mais en “réservant” la Terreur aux hommes indignes, ce qui exclut donc de gouverner indistinctement par la Terreur. Il se range du côté de la jus- tice, protectrice de l’homme vertueux et axe de la politique. » Je peux comprendre que cette lecture précise ne plaise pas à mon contradicteur, mais qu’il se garde de dire que je n’ai rien lu. J’ai tendance à penser que, trop pressé, mal renseigné, il n’a pas compris ce qu’il a lu. Venons-en à l’accusation de négationnisme. Oui, dès 1987, j’ai mon- tré que la guerre de Vendée ne pouvait pas être qualifiée de génocide, tout en estimant qu’elle avait causé au moins deux cent mille victimes, soit le double du chiffre donné par Reynald Sécher, seule source citée par M. Onfray. Il est d’autant plus difficile de me faire passer pour un « néga- tionniste » que je ne suis pas seul sur cette position. En 2007, Jacques Hus- senet dans son livre Détruisez la Vendée ! dénombrait 170 000 victimes et récusait également la notion de génocide. Que cet ouvrage paraisse sous le label du Centre vendéen de recherches historiques, créé sous l’égide de Pierre Chaunu et de François Furet en 1994, mérite l’attention. Ainsi, dès cette époque, ce n’était pas la « gauche » universitaire qui avait pris ses distances avec Reynald Sécher. Décidément, non, Michel Onfray, il ne suffit pas de quelques formules et de quelques imprécations pour donner son avis sur tout et son contraire et vouloir faire de l’histoire !

182 FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 CRITIQUES

LIVRES Les combats de Sándor Márai › Michel Delon L’humble ambition d’Emmanuel Berl › Patrick Kéchichian Deux œuvres de génie › Frédéric Verger Couronne d’épines › Stéphane Guégan Louis XIV et la construction de la France › Robert Kopp Le crépuscule de l’histoire › Henri de Montety EXPOSITIONS La scène frontalière › Bertrand Raison

DISQUES La première Nuit du Roi-Soleil › Jean-Luc Macia LIVRES Les combats de Sándor Márai › Michel Delon

Rome, le tourisme et les restaurants à prix fixe n’ont pas encore détruit le Campo dei Fiori, À dominé par la statue d’un moine dont les traits disparaissent sous le capuchon. Giordano Bruno y a été brûlé vif par l’Inquisition, le 17 février 1600. Le franciscain qui avait jeté le froc aux orties, écrivain et philosophe bril- lantissime, esprit impatient qui récusait tous les dogmes, est au cœur du roman écrit par Sándor Márai en 1974 et qui vient d’être traduit. Il n’apparaît pourtant comme person- nage pas plus que quelques pages (1). La Nuit du bûcher se présente comme la confession d’un jeune carme espagnol, venu d’Avila à Rome pour se perfectionner comme inqui- siteur. Il se souvient de son arrivée dans la capitale pontifi- cale, de sa réception par le futur cardinal Bellarmin à la tête du Saint-Office. Il est habitué à la torture et aux exécutions. La nécessité de la lutte contre l’hérésie lui semble les justi- fier. Il s’initie aux méthodes romaines, aux interventions de laïcs, cherchant à arracher aux condamnés quelques ultimes signes extérieurs de dévotion. Le récit suit l’étouffante rou- tine du jeune Espagnol, qui demande finalement à pénétrer dans la cellule d’un condamné durant sa dernière nuit. Ce condamné est Giordano Bruno, avec lequel Robert Bellar- min avait disputé pendant sept ans dans les geôles romaines, sans entamer ses convictions. Le roman de Márai parvient à brosser un portrait d’une Europe bouleversée par les conflits de religions, en restant au plus près des odeurs et des sensations, des impressions fugi- tives du jeune narrateur. La douceur romaine de l’hiver 1600

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est évoquée en quelques détails sur la végétation et la force morale de Bruno, que nous n’entendons même pas parler, s’impose en deux ou trois gestes. Absent, sa présence devient obsédante pour Robert Bellarmin et pour le narrateur. Elle ménage le retournement final, aussi inattendu qu’évident. Un portrait de Genève « inodore et incolore » complète alors celui de la Castille et de l’Italie, différemment bariolées. Bien au-delà du drame de 1600, c’est la question de tous les dogmatismes qui est ainsi posée. Il est tellement plus simple d’obéir. La servitude est souvent volontaire à une loi brutale, tyrannique qui s’appuie sur une religion ou une idéologie, alors que l’apprentissage de la liberté est tâtonnant. Sándor Márai était bien payé pour le savoir. Né en 1900, dans une Autriche qui fait alors partie de l’Empire austro-hongrois, il appartient à la petite noblesse des fonc- tionnaires impériaux. Il fait ses études à Budapest, à Leip- zig, à Francfort et à Berlin. Il voyage à Paris. Polyglotte, il choisit le hongrois comme langue d’expression mais se sent pleinement européen. Il se fait vite reconnaître comme une plume de talent dans ses articles de journaux aussi bien que dans ses récits de fiction. Il assiste à la dérive autoritaire et antisémite de son pays sous la régence de l’amiral Horthy, puis à l’occupation par l’Armée rouge et à la mise en place d’un régime communiste. En 1948, il s’exile en Italie puis aux États-Unis. Il met fin à ses jours en 1989. Ce n’est que depuis quelques années, grâce aux traductions proposées par les Éditions Albin Michel, que nous est révélée l’ampleur de son œuvre. Il apparaît désormais à l’égal d’Arthur Schnitz- ler, de Robert Musil ou de Hermann Broch, de Joseph Roth ou de Stefan Zweig, tous ces grands Viennois. On l’a souvent découvert à travers un roman qu’on croit bref tant il est prenant, la Conversation de Bolzano (1940). Un inconnu arrive à Bolzano, cette ville du Haut- Adige qui est alors autrichienne. Il vient de fuir les terres vénitiennes, il suscite la curiosité des femmes et l’animo-

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sité du vieux seigneur dont le château surmonte la bour- gade, il s’arrange avec l’usurier local. Même s’il n’est pas nommé, on comprend vite qu’il s’agit de Casanova, juste échappé des Plombs. L’épisode de l’Histoire de ma vie est transfiguré en un vaste jeu sur l’amour et la mémoire. On a lu ensuite la fresque autobiographique des Confessions d’un bourgeois, qui restituent la province de l’enfance, les Mémoires de Hongrie, terrifiante description de l’élimina- tion de la démocratie dans un pays à peine soulagé du joug fasciste, récits auxquels il faut ajouter le roman en grande partie autobiographique les Étrangers, qui plonge dans le Montparnasse cosmopolite et le Quartier latin des années vingt. Cette somme personnelle a été complétée récemment par un manuscrit retrouvé, Ce que j’ai voulu taire. Márai s’y interroge sur la fin d’une culture européenne dont il était l’éminent représentant. Deux dates le hantent, le 12 mars 1938 (l’Allemagne annexe l’Autriche et la Hongrie se laisse attirer à son tour dans l’orbe du nazisme), et le 31 août 1948 (l’écrivain quitte la Hongrie, devenue une « démocra- tie populaire »). Il a vu disparaître ses proches, ses connais- sances qui ont voulu croire au respect des promesses. Les convictions personnelles ne s’expriment jamais aux dépens d’une narration qui a la saveur de la vie ni d’une véritable indulgence pour l’humanité. Lui-même se demande s’il a eu raison d’écrire la Conversation de Bolzano en ces jours de 1938. « Peut-être était-ce une erreur, une coupable négli- gence, mais c’est ainsi, je ne pouvais pas faire autrement. Je me promenais, je pensais à Casanova et, en même temps, à Hitler qui défilait à présent dans Vienne, à une centaine de kilomètres à l’ouest des collines de Buda. Ce jour-là, la pro- menade des remparts était aussi tranquille et aussi balayée que n’importe quelle journée de printemps. »

1. Sándor Márai, la Nuit du bûcher, traduit du hongrois par Catherine Fay, Albin Michel, 2015.

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première vue, le beau visage creusé du vieil Emmanuel Berl, sourire malicieux et petit cigare À aux lèvres, regard vif et bienveillant, apporte une sorte de démenti au titre du livre de Henri Raczy- mow (1)… De quelle « mélancolie » peut-il donc être question ? N’a-t-il pas bien réussi sa vie, ce fils de la haute bourgeoisie intellectuelle juive (« J’appartiens à une de ces familles françaises qui, à la fois, restent juives et ne le sont plus »), né en 1892 au Vésinet ? Ne fut-il pas un écrivain prolifique et divers, autobiographe sévère avec lui-même, observateur en équilibre sur son époque, la regardant par- fois de travers – notamment lorsqu’il fait les yeux doux à Staline, puis à Pétain – mais toujours avec une grande liberté et une précieuse indépendance d’esprit ? De quoi pourrait-on plaindre cet amoureux, certes parfois écon- duit mais sachant métamorphoser ses échecs en réussites littéraires (Sylvia, 1952 ou Rachel et autres grâces, 1965) ? Et puis n’a-t-il pas lié amitié, ou au moins relation, avec tout ce que le XXe siècle compte d’esprits éminents ? Dans cette impressionnante galerie, on trouve aussi bien Henri Bergson (« Il pensait très lentement, c’était sa force », dira-t-il du père de l’Évolution créatrice) et Proust (le rece- vant dans sa chambre de liège du boulevard Haussmann en 1917, l’intransigeant Marcel s’énerve de ne pouvoir convaincre le jeune Emmanuel qu’il n’y a pas d’amour heureux, lui lançant même « des injures comme des pan- toufles »), que Drieu La Rochelle, Louis Aragon, André Breton (qui, à la fin des années vingt, aime la même

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femme que lui, Suzanne Muzard) ou André Malraux (« Ce que nous avons de commun, Malraux et moi, c’est le refus du refus de Dieu. »). Mireille, qu’il a épousée en 1937 après son divorce avec Suzanne, accompagnera Emmanuel Berl jusqu’à sa mort en 1976. Elle l’appelait Théodore et disait de lui : « Il est intelligent comme on est blond. » Ils habitèrent rue de Montpensier, au Palais-Royal, dans le même immeuble que Cocteau. Là, celui qui avait bien trop d’ironie et de recul pour se considérer comme un vieux sage reçut quelques représentants notables de la généra- tion des jeunes écrivains. Certains ne cachèrent pas leur admiration, comme Jean d’Ormesson et surtout Patrick Modiano. Et aussi Bernard Morlino. Tous publièrent des entretiens, des études, des souvenirs. Une conversation avec Modiano, qui sera son exécuteur testamentaire, paraît chez Gallimard quelques jours après la mort de Berl. En 1992, Jean d’Ormesson publie également un livre d’entre- tiens. Quant à Bernard Morlino, on lui doit surtout une biographie, parue en 1990 aux éditions de La Manufac- ture (2) et un important recueil d’articles, publié chez (et avec) Bernard de Fallois en 2007 (3). Mais revenons à Henri Raczymow. La référence à Modiano, que Berl lut à ses débuts avec admiration, pour- rait, à elle seule, expliquer cette notion de mélancolie. Deux phrases de l’auteur de Dora Bruder, citées par Raczymov, le démontrent : « Il y a chez Berl un air de famille avec ce mystérieux enfant de la Ronde de nuit de Rembrandt, qui regarde passer le cortège… » Et ces lignes, qui renvoient Modiano à son propre état d’âme et au mouvement de son écriture : « En face de Berl, je retourne à mes préoccupa- tions : le temps, le passé, la mémoire. […] Il m’encourage dans mon dessein : me créer un passé et une mémoire avec le passé et la mémoire des autres. » La mélancolie est donc bien là, certaine et féconde.

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Henri Raczymow n’a pas écrit une étude savante sur Emmanuel Berl. Son livre est un portrait éclaté, mais cohé- rent et raisonné. Ne plaçant pas sa propre subjectivité sous le boisseau, interprétant à sa manière certains faits et gestes de son modèle, il met en lumière une figure singulière d’écri- vain. Très vite, Berl sut qu’il ne trouverait ni son bonheur ni sa vérité dans l’érection de sa propre statue « en “grand écrivain”, le Barrès, l’Anatole France, le Proust, le Malraux de sa généra- tion. Il n’eut pas ce désir, cette ambition ». Il n’avait pas assez, comme le dira Malraux, « l’esprit conclusif »… De même, pour ses engagements : le seul titre de gloire qu’il s’accorde, c’est celui de n’avoir jamais trahi personne, « ni les bons gaul- listes, ni les résistants, ni les collaborateurs ». Si l’on y réflé- chit bien, ce n’est pas d’un quelconque héroïsme qu’il se vante ainsi auprès de Modiano, mais d’une rectitude intime, peu compatible avec l’air du temps de son siècle. Le portraitiste cite d’ailleurs cette merveilleuse expression par laquelle Berl se définissait lui-même : « une intransigeance biscornue ». La préhistoire de cette posture est-elle à chercher dans le surprenant concours de circonstances funèbres qui présida à ses jeunes années ? Peut-être. Henri Raczymov détaille ce qui alimenta chez Berl une sorte de tropisme du deuil. Mais au lieu d’en être réduit au silence, il fut poussé à la parole, à la littérature, par la « présence des morts » – titre de l’un de ses livres, en 1936. Avant d’en terminer, je voudrais citer cette phrase, tirée d’un essai datant de 1957, pertinemment intitulé « La France irréelle » : « La politique française me semble évoluer moins comme une histoire que comme une névrose. […] Tout se passe comme si nos orateurs travaillaient à offusquer les mots, et nos comptables à embrouiller les comptes… » Actualité de Berl !

1. Henri Raczymow, Mélancolie d’Emmanuel Berl, Gallimard, 2015. 2. Bernard Morlino, Emmanuel Berl, les tribulations d’un pacifiste, La Manufacture, 1990. 3. Emmanuel Berl, Essais, textes recueillis et choisis par Bernard Morlino et Bernard de Fallois, De Fallois, 2007.

FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 189 LIVRES Deux œuvres de génie › Frédéric Verger

l est significatif de constater qu’à l’automne dernier, deux publications capitales qui auraient suscité il y I a vingt ou trente ans de longs articles dans les pages littéraires (ou est-ce une illusion rétrospective ?) n’ont donné lieu qu’à des notules, comme si la poésie lyrique était une sorte de rébus où l’amateur de psychologie vul- gaire allait s’amuser à identifier les symptômes d’une per- sonnalité touchante et vaguement monstrueuse. S’inté- resser à l’art comme à un symptôme, stade suprême du ­philistinisme. Il s’agit d’abord de la publication en deux volumes aux Éditions des Syrtes de l’intégralité de la poésie lyrique de Marina Tsvetaeva qui comprend à la fois le texte russe et la traduction de Véronique Lossky, entreprise admirable qui livre enfin au public français une vision complète de l’une des plus grandes œuvres du XXe siècle. Le premier volume comprend les poèmes écrits en Russie jusqu’en 1922 ; le second ceux de l’exil puis du retour en Russie jusqu’au suicide de Marina Tsvetaeva en 1941 (1). Le sommet de l’œuvre se trouve peut-être exactement en son centre, dans les chefs-d’œuvre de la fin des années vingt que sont « Les arbres », « Le poème de la montagne », « Le poème de la fin ». Il est difficile de présenter simplement la poésie de Tsve- taeiva. Disons que c’est d’abord une poésie de l’ivresse. D’une exaltation où se révèle la plénitude de vivre. Le trans- port de l’âme, la marche parmi la splendeur des choses sont les deux dimensions essentielles de cette exaltation, l’une sans cesse en quelque sorte l’image de l’autre. L’ivresse et

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la plénitude sont celles que font naître l’amour, mais égale- ment l’abandon et l’échec. Elles surgissent aussi de la fierté et la rage d’être capable de les ressentir, et de les formu- ler dans des poèmes. La grandeur de Tsvetaeva vient de ce qu’elle a exprimé cette révélation de la plénitude de la vie dans une forme d’une concision qui lui confère toute sa puissance. Mieux qu’aucun autre écrivain, elle est parvenue à rendre par la brièveté, les ellipses et le fragment la multipli- cité, la fugacité de sentiments, d’impressions, qui surgissent en nous aussi violents et surprenants qu’un éclair électrique, apparaissent et disparaissent comme l’ombre de nuages. Le sentiment d’exaltation, d’élévation, n’est pas mimé par le lyrisme du langage – aucune écriture n’est moins rhétorique que la sienne –, il est fabriqué, distillé par les mots avec une rapidité cinglante. Son lyrisme n’est pas d’emphase mais de concentration. Mais, et c’est là que réside la grandeur de son art de la formulation, cette exaltation va toujours de pair avec une maîtrise royale, impeccable du rythme, une sorte de capacité de sagesse âpre qui donne à beaucoup de ses vers la beauté impitoyable des maximes. Nous vivons et nous regardons vivre, l’ivresse n’est pas le contraire de la lucidité, qui elle aussi est une ivresse. La collection « Poésie » de Gallimard vient également d’accueillir, dans une version bilingue dont la traduction remarquable est due à Françoise Rétif, un choix de poèmes ­d’Ingeborg Bachmann qui, plus qu’une anthologie, com- porte sans doute la part la plus importante et la plus belle de ses œuvres (2). La coïncidence de ces deux publications permet de constater les affinités et les oppositions radicales de la poé- sie de Bachmann et de celle de Tsvetaeva, peut-être les deux plus grandes poétesses du XXe siècle. Même tempérament lyrique, même quête d’une plénitude dans le rapport à la nature comme révélation de la vérité la plus profonde de l’existence, même originalité des images et de la formula-

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tion, qui brillent parfois d’un éclat rude ou impitoyable. Pourtant rien de plus éloigné que le caractère, la couleur de cette beauté. La plénitude et l’ivresse chez Bachmann n’ont pas la violence, la saveur noire, amère, de Tsvetaeva, dont la poésie fait toujours penser au brasier ou au vent. L’ivresse chez Ingeborg Bachmann a toujours à faire avec la promesse d’une réconciliation mystérieuse. Le traumatisme de la guerre, du nazisme, de la Shoah, qui ont tant marqué sa vie, sont en quelque sorte les marques les plus cruelles et les plus apparentes de l’incapacité des hommes à vivre dans le monde. Le pressentiment de retrouvailles immi- nentes avec les choses, sans cesse mêlé à la souffrance et à la nostalgie d’un accord perdu, la rattachent sans doute à une certaine tradition allemande, à Hölderlin ou à Novalis. Alors que les vers de Tsvetaeva, si concentrés, semblent à la limite de la déflagration, claquer sur tous les registres du fouet, la ligne mélodique de Bachmann a quelque chose de sinueux, de berçant qui évoque le lied. Ses vers, même ceux qui expriment le désespoir ou la déréliction la plus cruelle, ont toujours quelque chose de soyeux et de nocturne, ils ont la dureté et la douceur de la neige dans la forêt. La forêt, la nuit, la neige et le ciel étincelant sont d’ailleurs les motifs les plus fréquents dans ces poèmes. Beaucoup, notamment dans le recueil Invocation à la Grande Ourse, sont effrayants et voluptueux comme certains contes des Grimm. Même les poèmes les plus philosophiques, les plus abstraits ou les plus mystérieux possèdent, grâce au charme de leur rythme et leurs sonorités, l’évidence du phrasé calme mais sonore d’une source. Un autre point commun de Marina Tsvetaeva et d’Inge- borg Bachmannn fut leur conception de la poésie comme souffle, flux, qui n’a pas d’existence ailleurs que dans la lec- ture de celui qui lui redonne la vie. La plus haute forme d’existence de la poésie est donc celle que peut lui insuffler la lecture d’un autre poète, chez qui elle peut même déclen-

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cher l’inspiration. D’où, dans leur vie, l’importance de ces relations avec d’autres poètes où l’amour est indissociable de l’écriture, de l’échange poétique. En cela, la relation d’Ingeborg Bachmann et de Paul Celan rappelle celle de Marina Tsvetaeva et de Boris Pasternak. Elle y rechercha la même plénitude et la même entente sans l’obtenir tout à fait, comme si l’histoire avait condamné les poétesses à une solitude plus irrémédiable.

1. Marina Tsvetaeva, Poésie lyrique, édition bilingue, deux volumes, traduit par Véro- nique Lossky, préface de Georges Nivat, Éditions des Syrtes, 2015. 2. Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes. Poèmes 1942-1967, édi- tion bilingue, traduit par Françoise Rétif, Gallimard, coll. « Poésie », 2015.

FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 193 LIVRES Couronne d’épines › Stéphane Guégan

es quarante ans qui nous séparent de sa mort n’ont pas réussi à faire de Pier Paolo Pasolini (1922-1975) L la vulgaire idole d’un culte qu’il aurait désavoué. On voit bien ici et là se répéter les tentatives d’embriga- dement sous les bannières de la « sainte » indignation ou du droit « sacré » à l’indiscipline. L’espèce de gauchisme culturel où nous pataugeons a pourtant du mal à récupérer ce poète et ce cinéaste dont une part du génie consista à ne jamais céder aux dogmes qui pavèrent l’après-guerre de si bons sentiments, le communisme anticlérical des années cinquante, la pensée 68 plus tard, et enfin le snobisme liber- taire, forcément laïc et progressiste, dont elle accoucha. Sa rage proverbiale, sa rabbia tonique, l’aura protégé du dres- sage intellectuel et exposé aux risques de son insoumission. À la lecture du livre de Pierre Adrian, formidable explo- ration des lieux physiques de l’imaginaire pasolinien, on mesure le courage qu’exigea une telle attitude (1) : l’homme des amours tordues et des heures solitaires ne reculait pas devant la castagne. Et, timide, tendre même, il sortait de lui chaque fois qu’il sentait poindre, ou revenir, les ennemis de l’art libre, le poujadisme culturel de droite et de gauche, et le mépris technocratique de « la terre » ou des « humbles », l’un de ses mots… De fait, après l’avoir exclu pour crime d’homosexualité, les communistes lui tomberont dessus, comme les chemises noires attardées, au moment d’Accattone (1961) et son « flou » idéologique, de même que les babas de Vincennes seront à deux doigts de le lyncher en 1974, lorsqu’il vien- dra en France présenter le filmFascista de Nico Naldini.

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Commentaire, juste, de Pierre Adrian : « Ces étudiants du post-68 immédiat, gonflés de certitudes sous leur longue crinière de cheveux, ces faiseurs de monde autour d’un pétard s’échangent le micro pour vomir sur deux Italiens livrés à l’amphithéâtre. » Le silence imposé à Pasolini, c’était la vengeance des fils à papa. Le bel Italien, en 1968, coupant court à la mythologie naissante, avait ramené leur « révolu- tion » aux proportions du chahut générationnel et du prurit hédoniste qu’elle fut. Plus que les étudiants, futurs notables assermentés, les flics venaient du peuple… Six ans plus tard, aggravant son cas, Pasolini eut encore des mots durs au sujet d’un milieu artistico-­culturel qui craignait « la sacralité et les sentiments », comme on craint de se colleter à la mort, à l’histoire et à la complexité humaine par angélisme ou présentisme. La Croix contre l’oubli et le déni. Ses meilleurs biographes, Nico Naldini et René de Ceccatty (2), l’ont dépeint taraudé par cette sainteté paradoxale, qui prit très tôt la figure traumatisante d’un jeune frère sacrifié aux luttes internes de la résistance antinazie, et se réincarna ensuite sous l’apparence de héros déchirés, se cognant aux « limites ordinaires de l’humain ». D’une plume flamboyante et ten- due, pasolinienne, Pierre Adrian, 23 ans, fait vibrer le com- battant déterminé à travers son art énergique et douloureux, son trajet tragique et joyeux inséparablement. Parti sur la « piste » d’un mort de légende, entre Ostie et le Frioul, il en ramène l’ivresse des rites initiatiques. Une certaine euphorie, celle d’un savoir neuf à plusieurs voix, se dégage du dossier que les éditions Macula consacrent à Accattone, le moins connu et le plus beau des films de Pasolini (3), rempli de fulgurances et de maladresses aussi nécessaires les unes que les autres à « l’épiphanie » d’une vérité nouvelle. Sa mise en scène heurtée, opaque à toute progression dramatique, à toute explication psychologique évidente, et même à l’usuelle coulée du temps, bouscule le paysage trop lisse du cinéma italien, alors éminent, au len-

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demain des deux films marquants de 1960,la Dolce Vita de Fellini et Rocco et ses frères de Visconti. Du premier, dont une part de l’écriture lui revient, Pasolini dira qu’il est « un film catholique ». Accattone, tragédie sans espérance ni repentance, se veut « christique » malgré son cadre pouil- leux et délétère, mélange incertain de ville et de campagne, terrain vague, aussi vague que le futur du « sous-proléta- riat » romain : « C’est le monde des borgate, qui campe aux abords de la ville, dans l’éternelle attente d’y entrer, refoulé dans ses limbes par les choses, leur violence et leur offense, refoulé aussi par lui-même, par son extrême faiblesse, anté- rieure et extérieure aux drames de la liberté », écrivait super- bement, en 1961, Carlo Levi (4). Le salut ne viendra pas plus du choix avorté d’une vie autre que de la lutte syndicale. En cela, la différence est grande avec la fin deRocco , où se combine la grandeur du sacrifice d’amour et l’utopie du bonheur communiste. La mort d’Accattone, qui a tenté mollement de rompre avec son aphasie criminelle, n’est pas rédemptrice. Et les larmes du Purgatoire de Dante, citées en exergue, restent sans pouvoir sur la morale baudelairienne du film (celle du Voyage à Cythère traduit par Pasolini) : en mourant heureux (« Maintenant je me sens mieux ! »), le petit proxénète se libère du poids de la faute, il ne la rachète pas. Car cette mort n’est pas triste, écrit Jean Collet, dans les Cahiers du cinéma en juin 1962 : « Elle est un sursaut, un duel, encore. Accattone est un film joyeux, Jean-Sébastien Bach ne saurait répondre à un héros triste. » Le sursaut stérile n’avait rien pour rassurer la censure italienne, qui retarda la sortie d’un film qu’elle jugeait dangereux en son indécision même, puis l’interdit au public de moins de 18 ans. Que l’enfer bouil- lonne aux portes de Rome, que le dialecte le plus cru fasse chanter la bouche des anges déchus de l’après-guerre, que le cinéma le plus pur s’enflamme au spectacle de l’impur sans le juger, cela n’était pas acceptable. Riche déjà d’un joli

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palmarès scénaristique et théâtral (5), Pasolini passe der- rière la caméra en 1961 pour réinventer Dreyer (celui de Jeanne d’Arc), Rossellini (celui, brutal, de Paisà) et le John Ford minéral de Monument Valley. La leçon de Roberto Longhi, son professeur d’histoire de l’art, y résonne par- tout, des citations de Masaccio et de Caravage à la frontali- sation picturale de l’image. Accattone, que les deux volumes de Macula explorent magnifiquement en totalité, est une somme meurtrie.

1. Pierre Adrian, la Piste Pasolini, Équateurs, 2015. 2. René de Ceccatty, Pasolini, Gallimard, coll. « Folio biographies », 2005. 3. Philippe-Alain Michaud et Hervé Joubert-Laurencin (dir.), Accattone de Pier Paolo Pasolini. Scénario et dossier, préface de Carlo Levi, deux volumes, Éditions Macula, 2015. 4. Idem. 5. Pierre Katuszewski, le Théâtre de Pier Paolo Pasolini, Ides et Calendes, 2015.

FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 197 LIVRES Louis XIV et la construction de la France › Robert Kopp

ort le 1er septembre 1715, Louis XIV, en soixante-douze années de règne, a marqué M l’histoire de France de manière plus profonde et plus durable qu’aucun autre monarque. C’est ce qu’avait déjà mis en évidence le premier de ses historiens, Voltaire, qui fut encore le témoin de ses dernières années, dans le Siècle de Louis XIV, publié d’abord par un prête-nom, à Ber- lin, en 1751. Reconnu très vite par son véritable auteur et augmenté d’édition en édition, le livre eut un succès remar- quable, qui ne s’est pas démenti jusqu’aujourd’hui (1). Ce livre fondateur a également marqué des générations d’his- toriens par la richesse de sa documentation, l’originalité de sa perspective et la nouveauté de sa méthode. En effet, Vol- taire ne s’est pas contenté de faire l’histoire politique d’un grand roi, il n’a pas mis au premier plan ses conquêtes, sa politique religieuse, sa conception de la monarchie abso- lue, mais l’étude des mœurs, des structures économiques et sociales, l’évolution des lettres, des sciences et des arts, si bien que les tenants de la « nouvelle histoire » ont pu consi- dérer son livre comme une des premières tentatives d’une histoire globale (2). C’est bien en hommage à son illustre prédécesseur que Jean-Christian Petitfils, un des meilleurs spécialistes de l’Ancien Régime, reprend aujourd’hui le même titre (3). Après des biographies remarquées de Louis XIII, de Louis XV et de Louis XVI, il tenait à faire le point de nos connais- sances concernant le Roi-Soleil et son époque. Il a donc réuni une vingtaine de collègues, en leur demandant de

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faire en quelques pages la synthèse des innombrables tra- vaux consacrés aux différents aspects de cette période cru- ciale pour l’avènement de la France d’aujourd’hui : orga- nisation et fonctionnement de l’État, rouages de la cour et jeux de pouvoir, place de la religion et rôle des querelles religieuses, politique intérieure et visées européennes, évo- lution et structuration de la société, économie du royaume, développement des arts, des lettres, des sciences, des techni­ ques, sans oublier la personne du roi et l’empreinte person- nelle dont il a marqué son règne. Chacun des chapitres a été confié à un historien reconnu pour ses travaux consacrés à cette période et c’est avec plai- sir que le lecteur retrouve la prose limpide de Jean-Pierre Poussou évoquant « la grande et fragile agriculture » et « le début de la belle croissance française du XVIIe siècle » dès l’époque de Colbert, le talent didactique d’Yves-Marie Bercé brossant à grands traits un tableau de l’ordre social du XVIIe et des désordres qui le traversaient périodiquement, la pré- cision et l’acuité de Joël Cornette analysant « les ressorts de la gloire et de l’ambition » à l’œuvre dans la construction de l’image même du roi, le sens du détail significatif dont fait preuve Emmanuel Bury dans l’étude de la langue, de la littérature et de ses publics. Les travaux consacrés au Grand Siècle sont légion. Il était devenu le siècle classique par excellence dès le Second Empire. Par-delà le romantisme, beaucoup de peintres, de sculpteurs et même d’écrivains tentaient de renouer avec les modèles qui s’inspiraient de l’Antiquité gréco-romaine. Il suffit de faire un tour au musée d’Orsay pour s’en convaincre. Par ailleurs, c’est dans les années 1860 qu’Adolphe Régnier a fondé chez Hachette la collection « Les grands écrivains de la France », destinée à la réédition, avec commentaire et lexique, des œuvres complètes de Corneille, de Racine, de Molière, de La Bruyère. Ce n’est qu’à l’époque de Gus- tave Lanson qu’elle a accueilli les auteurs du XVIIIe siècle.

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Et Sainte-Beuve, rivalisant avec Voltaire, a édifié au Grand Siècle son propre monument, avec Port-Royal, premier por- trait d’un groupe littéraire dissident et véritable enquête de sociologie culturelle. Mais après Ernest Lavisse et Pierre Gaxotte, Robert Mandrou et Pierre Goubert, Roland Mousnier et René et Suzanne Pillorget, Emmanuel Le Roy Ladurie et Olivier Chaline, Arlette Jouanna et François Bluche, il était urgent de tenter une nouvelle synthèse pour le grand public. C’est l’ambition clairement affichée par Jean-Christian Petitfils : « Il s’agit de présenter à un large public l’état actuel des connaissances et des pistes de la recherche. » Programme tenu, pari réussi ! Ce volume a donc toute sa place dans la série des évé- nements commémorant la mort de Louis XIV, expositions, colloques, émissions de radio et de télévision. Leur succès montre à quel point le roman national que des pédagogues ineptes refusent d’enseigner parle de manière très directe à un public extrêmement nombreux. Il existe un véritable « besoin d’histoire ». Il est urgent de le prendre en compte, dans le but non pas de glorifier le passé mais de mieux le connaître, afin de comprendre d’où nous venons. C’est par bien des aspects que la France d’aujourd’hui est l’héritière de la France de Louis XIV : ses frontières (et donc sa place dans l’Europe), son centralisme administratif, ses voies de circulation, sa politique culturelle. Car l’ombre portée de l’histoire est longue et tous les détails parlent ou, plus exactement, devraient nous parler. Car l’histoire est inscrite dans le monde dans lequel nous vivons. Un exemple pour conclure ? Parmi les allégories de la galerie des Glaces, à Versailles, véritable programme poli- tique, les compositions de Le Brun illustrant l’histoire glo- rieuse des premières années de Louis XIV. Pour la première fois, les inscriptions sont en français, dont celle du passage du Rhin en 1672. Hercule brandit sa massue pour menacer

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le Rhin, personnifié par un vieillard. L’image fut aussitôt comprise comme une provocation par les puissances euro- péennes, si bien que certains visiteurs n’acceptaient pas de passer sous cette peinture. C’est sous elle, précisément, que fut proclamé l’Empire allemand en 1871. C’est sous elle que fut signé en 1919 le traité de Versailles.

1. À preuve les différentes éditions de poche disponibles depuis bien des années : Le Livre de poche, Garnier-Flammarion, « Folio » Gallimard. 2. À ce titre, Voltaire figure dans l’encyclopédie la Nouvelle Histoire, publiée sous la direction de Jacques Le Goff, Roger Chartier et Jacques Revel, Retz, 1978. 3. Jean-Christophe Petitfils (dir.), le Siècle de Louis XIV, Le Figaro Histoire-Perrin, 2015.

FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 201 LIVRES Le crépuscule de l’histoire › Henri de Montety

e « testament français » de Shlomo Sand (69 ans) est sombre. Après avoir liquidé l’idée de « race juive » L (1), il se tourne vers l’Europe et la France (2), où il fit jadis son apprentissage d’historien. L’Occident est-il imposteur ou malfaiteur ? Peut-être les deux… Tout en proposant une nouvelle périodisation histo- rique, Sand narre ses propres illusions parisiennes et vise, entre les deux, l’impasse de l’historiographie, fruit des siècles de compromission de la profession d’historien. Tout est lié. Incidemment, il souligne que les grands maux des temps modernes n’ont pas été produits par la seule « passion révo- lutionnaire », mais ont été « accomplis par des conservateurs avides de pouvoir et des conformistes typiques ». Les histo- riens, à leur tour, ont servi le prince en mettant la science au service de la nation. Le « rejet de la politique » affiché par l’École des annales est lui-même un trompe-l’œil dont témoigne la position paradoxale de Pierre Nora, à la fois « prêtre de la mémoire académique » et président de l’asso- ciation Liberté pour l’histoire. On pardonne à l’auteur ses pages sur l’histoire culturelle à la française et les couloirs de l’École des hautes études en sciences sociales. L’expérience semble avoir été traumatisante. Observons sa périodisation inédite visant à démonter les filiations hâtives. Pour les Européens, les origines, ce sont l’Antiquité grecque et romaine. Or c’est la « mytho- logie de la continuité blanche » qui justifie « la domination sur la Méditerranée ». Comme alternative, Shlomo Sand propose trois ensembles spatio-temporels. D’abord, celui des civilisations hydrauliques (fluviales), la Mésopotamie et

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l’Égypte, où sont nées l’agriculture et l’écriture. Jusque-là, rien de nouveau, mais la deuxième étape du raisonnement est décisive. Au lieu d’écraser toute l’Antiquité sous le poids de la civilisation gréco-latine tout en réservant à l’Europe ses racines prestigieuses et exclusives, Sand ramène les Grecs et les Romains (avec les juifs et les Arabes) dans le giron d’une civilisation méditerranéenne qui forme le deuxième ensemble. Et c’est alors qu’apparaît, en troisième position, la civilisation nord-européenne. En gardant ses distances avec le concept de cause, Sand envisage la charrue comme la métaphore du miracle euro- péen. Les terres lourdes et détrempées de l’Occident ont obligé les hommes à la perfectionner en la dotant d’une lame de métal et d’un joug efficace.Necessity is mother of invention. Suivirent de nombreuses innovations techniques dans tous les domaines, tandis que les populations méditer- ranéennes continuaient à labourer et donc à vivre comme avant. Sand observe sans s’appesantir que les raisons pour les- quelles la philosophie arabe et la science helléno-musulmane­ ont aussi été freinées depuis ne font pas partie de son sujet. Dommage. Il aurait pu non seulement confronter la char- rue et la pensée, mais surtout définir à qui appartient un héritage, à celui qui l’a reçu et ne s’en sert pas, ou à celui qui le saisit et s’en sert ? En escamotant cette partie de la question, Sand s’expose à la critique. Finalement, l’Occi- dent est-il plus fautif d’avoir dérobé son point de départ à l’Orient ou d’avoir inventé « les chemins de fer, les canons, le moteur à explosion, les navires de guerre, la caméra et la radio, les chambres à gaz, les antibiotiques, l’arme ato- mique, l’Internet, la pollution industrielle » ? Du reste, s’il se défend de professer le matérialisme de ses débuts, Sand tient pour négligeable le rôle des monas- tères dans le progrès agricole médiéval. La Renaissance ne trouve pas non plus grâce à ses yeux : c’est elle qui a « rétro-

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inventé » l’héritage antique. Il souligne aussi qu’elle est née au nord de l’Italie, dans le pays des « lointains “descen- dants” des Ostrogoths » et non des « lointains héritiers de l’Antiquité gréco-romaine ». Si l’on dénie une continuité, pourquoi s’appuyer sur une autre ? Soyons vraiment anti- racistes et admettons que l’esprit et non les races traverse les siècles. L’esprit des Grecs, celui des Goths. Et celui de la charrue. Cela répond, d’une certaine manière, au problème du destinataire de l’héritage antique. Les nations sont en crise. Les historiens, de nos jours, ne professent plus de certitudes. Ils devraient, selon Sand, se contenter de décrire honnêtement certaines questions « qui leur tiennent à cœur ». Un élément reste absent du livre : le processus européen. Comment son auteur expliquerait- il l’indigence de la production historique dans ce domaine face à l’extraordinaire transfert de pouvoirs (et de fonction- naires) vers Bruxelles ? Vivons-nous une nouvelle ère histo- riographique, non plus celle de la glorification identitaire, mais celle de la dissimulation ? Shlomo Sand évoquait avec suspicion l’apolitisme de l’École des annales… Enfin, il se demande si l’histoire va continuer à être enseignée. Son scepticisme rappelle celui des universités médiévales qui refusaient à l’histoire la qualité de « discipline digne d’ensei- gnement et d’étude ». Puis vint la Renaissance, cette « civili- sation morte [greffée] sur un jeune tronc plein de sève » (3). Changeons d’échelle ou de charnière historique : quel genre de branche fut l’Occident et sur quel genre d’arbre méditer- ranéen fut-il greffé ? Migrations, décroissance, réenchante- ment du monde : écoutons la charge de la charrue légère…

1. Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Fayard, 2008. 2. Shlomo Sand, Crépuscule de l’histoire, Flammarion, 2015. 3. Jean de Pange, Journal, Grasset, 1964 [17 janvier 1930].

204 FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 EXPOSITIONS La scène frontalière › Bertrand Raison

e musée de l’Histoire de l’immigration se retrouve sous les feux d’une actualité brûlante. Inaugurée L quelques jours avant le 13 novembre et en pleine tourmente migratoire, l’exposition « Frontières » prend le parti de ceux qui les traversent. Par une belle métaphore qui rapproche le début de la fin du parcours, la visite commence par les images de réfugiés livrés au péril de la mer et se conclut sur une photographie de la muraille de Chine. De la peur de l’étranger au repli sur soi, les limites engendrent leurs séries de fantasmes. Le « barbare » reste toujours celui qui est de l’autre côté et dont il faut se défendre. À l’heure de la circu- lation planétaire des biens, de la valorisation de la mobilité et même si les deux tiers de la population mondiale ne peuvent se déplacer comme ils l’entendent, les lignes de démarcation reviennent en force. L’utopie de l’effacement des frontières s’effrite face aux différents murs qui s’érigent ici et là. On interdit le passage entre les deux Corées, entre le Cachemire et le Pakistan, entre le Bangladesh et l’Inde sans oublier Israël et la Palestine ni le Berm, cet immense talus de sable qui, sur deux mille kilomètres, coupe en deux le Sahara occidental. La liste n’est pas close, mais ces barrières rapportées à l’en- semble des enveloppes frontalières ne représentent qu’un très faible pourcentage, à peine 3 ou 4 %. Une faiblesse apparente puisque ces murs-frontières « agissent fortement sur l’imagi- naire tout en rassurant les opinions », comme le rappelle Yvan Gastaut, l’un des commissaires et des auteurs du catalogue. À ce titre, ils constituent le premier volet de l’itinéraire, la ligne symbolique d’une approche qui, partant d’un point de vue large, va se concentrer sur l’Europe et la France. Il s’agit aussi,

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en montrant ces remparts de béton, de signaler qu’ils n’ont rien d’étanche. Ainsi le couloir bardé de tours d’acier et de barbelés qui sépare les États-Unis du Mexique a beau être le plus surveillé au monde, il est aussi le plus traversé. En réa- lité, toute clôture suppose sa traversée ou son contournement. Le mur israélien face à la Cisjordanie comporte pas moins de 99 points de passage, sans mentionner les tunnels entre Gaza et l’Égypte. Ces barricades en forme de réponse aux problèmes qu’elles sont censées endiguer, terrorisme, trafic, migration, ne font que compliquer la solution et nourrissent le ferment des violences à venir. Le rappel de ces enceintes qui gangrènent la planète sert de préface au deuxième chapitre du parcours, à l’Europe des frontières qui, la crise des migrants aidant, hésite sur la position à tenir. La communauté européenne a parado- xalement accordé la liberté de circulation à ses ressortissants tout en renforçant considérablement son dispositif sécuritaire sur le contour de l’espace Schengen. Dans l’ombre portée du mur, l’Union ouvre sélectivement ses portes. Quelle ironie, quand on pense qu’au XIXe siècle il était plus facile d’entrer dans un pays que d’en sortir. Aujourd’hui, alors que la situation s’est inversée, les frontières se complexifient et se délocalisent. Les vérifications d’identité ne s’effectuent plus aux limites physiques des pays concernés mais aux différents points d’entrée sur le territoire que sont les aéroports, les gares, voire les aires d’autoroute. La profu- sion et le raffinement électronique des contrôles ont créé une véritable scission entre les membres de la communauté euro- péenne et les autres. Désormais, il y a ceux qui franchissent librement les frontières et ceux qui, malgré eux, habitent les frontières dans les camps et autres ghettos formant une masse indistincte à la marge de la citoyenneté. Peu visibles dans les statistiques, mais de plus en plus nombreux, ils surnagent dans les médias au titre de clandestins, de déplacés, de réfugiés, de demandeurs d’asile. « Entre 15 et 25 millions de personnes – signale Michel Agier (1) – vivent depuis des années, voire

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des décennies, dans ces espaces toujours considérés comme étant de transit… Sans compter les centres de rétention administrative, plus d’un millier dans le monde (dont quatre cents en Europe) ». La frontière s’est ainsi diluée en profon- deur dans l’espace physique pour se cristalliser à la périphérie, voire à l’intérieur de chacun de ces hors-lieux formés par les bidonvilles, les squats et les multiples « jungles » où les exilés venus des quatre coins du monde attendent comme à Calais de passer en Angleterre. Sur la route de l’exil, l’île de Lampe- dusa, le port de Patras, l’enclave de Melilla incarnent la lueur d’un espoir fragile aux portes de la forteresse Europe. Mais les frontières ne sont pas seulement géographiques, elles pénètrent les comportements et sont autant administra- tives que psychologiques. Ce que l’exposition s’attache juste- ment à démontrer. Une vidéo de Bruno Boudjelal, Harragas, 2011, composée à partir de films de téléphones portables pris par les migrants au cours de leur traversée de la Méditerranée, plonge le visiteur au cœur de l’épreuve. En dialecte algérien, le terme harraga signifie « celui qui brûle ». Et littéralement, le candidat au départ détruit ses papiers, il brûle ce qu’il quitte, efface ce qu’il laisse derrière lui dans un geste radical de non- retour, c’est à la lettre un brûleur de frontières. Il livre à la fois le souvenir de ce qu’il abandonne et la capacité de s’orienter au seul téléphone portable, devenu, ultime dérision techno- logique, l’instrument précaire de sa survie comme de sa dis- parition. Cependant, seule réserve que l’on pourrait émettre face à cette rigoureuse présentation, on ne sait plus très bien ce que l’on regarde, l’assemblage d’une succession d’expé- riences traumatiques de la traversée ou la mise en scène d’un point de vue. Une difficulté que l’on surmontera facilement en s’armant du précieux catalogue pour entamer la visite.

1. Catalogue de l’exposition « Frontières » sous la direction d’Yvan Gastaut et Catherine Wihtol de Wenden, Magellan & Cie-Musée national de l’histoire de l’immigration, p. 36. Exposition « Frontières », jusqu’au 29 mai 2016 au Palais de la porte Dorée à Paris.

FÉVRIER-MARS 2016 FÉVRIER-MARS 2016 207 DISQUES La première Nuit du Roi-Soleil › Jean-Luc Macia

e 26 février 1653, Louis XIV a 14 ans. La Fronde oubliée, le jeune souverain a pris le pouvoir. Les L ministres sont au pas mais c’est la cour qu’il faut fidéliser. Grand amateur de musique et surtout de danse, Louis a décidé d’impressionner son entourage au Louvre avec une nuit de spectacles où concerts, théâtre et ballets se succèdent selon une trame imaginée par le poète Isaac de Benserade. L’événement a marqué car les courtisans y ont vu et entendu ce que l’on pouvait faire alors de plus beau. Des compositeurs italiens y sont sollicités, Fran- cesco Cavalli et Luigi Rossi, ainsi que des Français comme Antoine Boësset et Michel Lambert. Jean-Baptiste Lully n’a que 20 ans et se contentera de danser. Ce Concert royal de la Nuit se conclut par un grand ballet où, entouré de son frère et de ses proches, Louis XIV apparaît revêtu d’un cos- tume solaire : la légende du Roi-Soleil naquit ce soir-là. Les partitions qui furent jouées ont été perdues sauf les parties de violon préservées par le bibliothécaire Philidor. Le jeune chef Sébastien Daucé, fondateur de l’Ensemble Correspon- dances, a fait le pari de reconstituer toute la musique de ce concert en s’appuyant sur les documents d’époque, les habi- tudes musicales de la cour et les formations instrumentales qui y étaient utilisées. Le résultat est un superbe album (1) de deux CD, incluant un véritable petit livre aux textes éru- dits et aux illustrations (décors et costumes) magnifiques. Nous sont ainsi accessibles les quatre « Veilles » (des actes donc) consacrées à la Nuit, à Vénus et ses grâces, à Her- cule amoureux et à Orphée qui précèdent le lever du Soleil royal. Beaucoup de danses évidemment, où brillent les ins-

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truments de l’Ensemble Correspondances, dont l’effectif renvoie aux fameux Vingt-Quatre Violons du Roy et à la Grande Écurie et ses instruments à vent. Et des airs, des duos d’opéras, des chœurs parsèment le concert servis par des voix fraîches et informées des pratiques de l’époque. L’authenticité de l’approche historique des interprètes ne tombe pas dans la pompe ni dans un respect figé grâce à la vivacité de la direction de Daucé, la verve des instrumen- tistes et l’élan qui parcourt danses et ensembles. On peut rêver à un DVD chimérique qui ferait revivre les images de cet apparat somptuaire mais la musique nous permet de les deviner.

Et aussi… Voici quelques enregistrements qui ont marqué la fin de l’année 2015. L’un des plus éblouissants est celui que la soprano Sabine Devieilhe a consacré à Mozart et aux sœurs Weber (2). Toutes les trois étaient de très bonnes chan- teuses. Amadeus aima Aloysia, qui ne donna pas suite à sa passion. Josepha fut celle qui créa le rôle de la Reine de la Nuit dans la Flûte enchantée. Et Mozart épousa Constanze, pour laquelle il avait notamment écrit la partie de soprano de la Messe en ut mineur. Plutôt qu’une anthologie fourre- tout, le CD propose intelligemment d’honorer, après une première partie divertissante, chacune des sœurs l’une après l’autre, des pages instrumentales s’insérant entre les airs. Le mari de la chanteuse, Raphaël Pichon, l’accompagne avec son ensemble Pygmalion dans une atmosphère lyrique et animée. Mais c’est bien sûr le talent de la chanteuse fran- çaise que l’on savoure ici. Outre sa virtuosité dans l’aigu, elle affiche une voix pleine, solaire, et un sens du théâtre qui en font sinon l’égale de Natalie Dessay du moins sa probable remplaçante au Panthéon du chant hexagonal. La manière dont elle interprète en fin de disque l’Incarnatus est de la Messe en ut mineur est un enchantement : la facilité des

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enchaînements, la pureté des aigus, les phrasés souples… une démonstration. Et n’arrêtez pas le CD ensuite car un gag trivial à la Mozart vous attend en secret… Nous avons souvent vanté ici le talent du chef hongrois Iván Fischer et de son Budapest Festival Orchestra, surtout dans Mahler. Il poursuit son exploration du romantisme avec Brahms et une Symphonie n° 4 d’une puissance expressive sur- voltée (3). La vitalité des tempi, le velouté des cordes (quels violons !) et ces violoncelles cinglants dans les deux premiers mouvements, l’agilité dansante de l’Allegretto giocoso et surtout la grandeur structurée de la chaconne finale et de ses varia- tions nous valent une des toutes meilleures lectures de l’ultime symphonie brahmsienne. La prise de son d’une profondeur et d’une vérité inégalées fait miroiter les sonorités sensuelles de l’orchestre. Dommage que seules quelques danses hongroises complètent un disque un peu court mais jouissif. Deux pianistes enfin. Nelson Goerner revient à Chopin avec une vision ébouriffante des vingt-quatre Préludes, dont il magnifie les sautes d’humeur, les audaces harmoniques, les rugosités évanescentes et les constantes incertitudes ryth- miques au fil d’un disque admirable (4) qui comprend aussi une interprétation transcendante, quasi miraculeuse, de la géniale Barcarolle aux parfums et aux balancements secrets joliment mis en lumière. Un peu discret ces derniers temps, Michel Dalberto fait un retour triomphal avec un Debussy arachnéen (5). L’intensité visuelle du 2e livre des Images, la radioscopie lumineuse des Préludes (le 2e livre également), l’humour distancié de Children’s Corner n’ont pas trouvé de meilleur défenseur depuis des années. Il s’agit d’un enregis- trement live et l’urgence voluptueuse qu’y instille Dalberto est une merveille. À ne pas manquer.

1. Le Concert royal de la Nuit par Sébastien Daucé, 2 CD Harmonia Mundi 952223.24. 2. Wolfgang Amadeus Mozart, The Weber Sisters par Sabine Devieilhe, CD Erato 0825646075843. 3. Johannes Brahms, Symphonie n° 4 par Iván Fischer, SACD Channel Classics CCS SA 35315. 4. Frédéric Chopin, 24 Préludes par Nelson Goerner, CD Alpha 224. 5. Claude Debussy par Michel Dalberto, CD Aparté AP 111.

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Avec Le Corbusier. L’aventure Un hiver sur le Nil. Florence du « Louise-Catherine » Nightingale et Gustave Michel Cantal-Dupart Flaubert, l’échappée égyptienne › Charles Ficat Anthony Sattin › Lucien d’Azay Vichy et les juifs Michael R. Marrus et Robert Victor Hugo vient de mourir O. Paxton Judith Perrignon › Robert Kopp › Patrick Kéchichian

L’Esprit de résistance. Textes La Splendeur dans l’herbe inédits, 1943-1983 Patrick Lapeyre Vladimir Jankélévitch › Marie-Laure Delorme › Robert Kopp Les Portes de fer Un poète dans son temps. Boris Jens Christian Grøndahl Pasternak › Marie-Laure Delorme Michel Aucouturier › Henri de Montety Mes leçons d’antan Lucien Jerphagnon Le Propre de l’homme. Sur une › Stéphane Ratti légitimité menacée Rémi Brague Blasphème. Brève histoire d’un › Henri de Montety « crime imaginaire » Jacques de Saint Victor Titus n’aimait pas Bérénice › François d’Orcival Nathalie Azoulai › Bertrand Raison Soudain, le fascisme. La marche sur Rome, l’autre Palmyre, l’irremplaçable trésor révolution d’octobre Paul Veyne Emilio Gentile › Eryck de Rubercy › Charles Ficat notes de lecture

ESSAI fois soulignée avec justesse. Cette fraî- Avec Le Corbusier. cheur et cette admiration sont d’autant L’aventure du plus revigorantes que les entreprises de « Louise-Catherine » Le Corbusier regorgent d’innovation, Michel Cantal-Dupart de lyrisme et de poésie. Il se trouve par CNRS Éditions | 184 p. | 22 € ailleurs que Michel Cantal-Dupart­ est aussi un des promoteurs de l’idée de Grand Paris où la Seine, mise au centre Après les nombreuses polémiques qui du projet, retrouve une place majeure ont marqué ces derniers mois, voici dans cet ensemble géographique. un ouvrage enthousiaste sur l’œuvre de L’aventure de la remise sur pied de cette Le Corbusier, composé par un admi- péniche constitue un jalon dans la reva- rateur qui se trouve être également lorisation du fleuve dans notre univers urbaniste et architecte. Avec Le Corbu- urbain. Forts de cette idée du temps, les sier témoigne d’une ferveur étonnante urbanistes sont résolument tournés vers à l’égard du créateur du Modulor. Le l’avenir. › Charles Ficat point de départ de l’enquête menée par Michel Cantal-Dupart se situe

quai d’Austerlitz, où se trouve amar- HISTOIRE rée la péniche en béton Louise-Cathe- Vichy et les juifs rine, d’abord appelée Liège, construite Michael R. Marrus et Robert en 1919 puis restaurée en 1929 par O. Paxton Le Corbusier. C’est alors qu’elle servira Calmann-Lévy | 600 p. | 27 € d’asile flottant à l’Armée du salut, avec laquelle Le Corbusier était en contact. Dix ans après la France de Vichy (1971, Désaffecté depuis 1995, ce navire est en traduit en 1973) – un livre qui avait voie de réhabilitation. Une association a révolutionné l’historiographie fran- été créée dans les années deux mille pour çaise de la Seconde Guerre mondiale –, faire revivre cette péniche futuriste. Robert O. Paxton, professeur à l’uni- À partir d’une œuvre spécifique, Michel versité Columbia, en collaboration Cantal-Dupart parvient à embrasser cette fois avec son collègue Michael R. l’ensemble des réalisations de Le Corbu- Marrus, de l’université de Toronto, avait sier en rappelant les principes fondamen- publié Vichy et les Juifs (Calmann-Lévy, taux de son architecture. Qu’il évoque 1981), mettant une nouvelle fois en la villa Savoye, la Maison radieuse de avant, avec infiniment plus de preuves Rezé, le couvent de Sainte-Marie de à l’appui, la part de responsabilité de La Tourette, Notre-Dame-du-Haut à l’État français dans la déportation des Ronchamp ou Chandigarh, la passion 74 182 juifs, étrangers pour les deux de l’auteur pour le héros de sa jeunesse tiers, dont avait dressé, est intacte. La dimension maritime de dans le Mémorial de la déportation des l’œuvre de Le Corbusier est à chaque juifs de France, dès 1978, train par train,

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la sinistre nomenclature (deuxième PHILOSOPHIE édition en 2012). Enrichi de nou- L’Esprit de résistance. Textes velles références, cet ouvrage reparaît inédits, 1943-1983 aujourd’hui, au moment où les publi- Vladimir Jankélévitch Albin Michel | 364 p. | 22 € cations de Limore Yagil et de Jacques Semelin, parmi d’autres, ont relancé les Et si le véritable philosophe de l’enga- discussions non pas sur les intentions gement était Vladimir Jankélévitch criminelles du gouvernement de Vichy, (1903-1985) et non pas Jean-Paul que plus personne ne remet en cause, Sartre (1905-1980) ? Si ce dernier a mais sur la désapprobation de cette surtout fait la théorie de l’engagement, politique par une partie non négligeable Jankélévitch, « infatigable marcheur de de la population et par l’Église. Serge la gauche », a été de tous les combats sur Klarsfeld, le tout premier, avait regretté le terrain. À commencer par celui contre que Marrus et Paxton eussent par trop le nazisme d’abord, dont il a observé la fait pencher la balance vers les initiatives montée lorsqu’il fut enseignant à l’Insti- coupables du gouvernement de Pétain tut français de Prague, de 1926 à 1932, sans suffisamment tenir compte ni de contre l’Occupation ensuite, puisqu’il l’évolution de la politique de Vichy est entré dans la clandestinité du côté tout au long des quatre années d’Occu- de Toulouse dès le mois de janvier 1940 pation, ni des réseaux d’entraide qui et qu’il a connu, selon son propre s’étaient mis en place tant en zone libre témoignage, « quatre années de lutte et qu’en zone occupée. Sans ces réseaux, de misère, le danger qui rôde, les ren- sans la solidarité active d’importantes dez-vous suspects, devant la mairie de parties de la société française, la survie Narbonne, avec un inconnu ; les coups de 75 % des juifs de France n’eût guère de sonnette à six heures du matin – et été possible. Ce constat ne diminue en le cœur cesse de battre… ; la vie tra- rien la responsabilité de Vichy, mais quée, la vie précaire, la vie souterraine après la « révolution paxtonienne », une qu’on commençait alors à nommer nouvelle génération d’historiens fait “clandestinité” ». repartir le balancier dans l’autre sens. Titulaire de la chaire de philosophie Elle s’efforce de compléter et surtout de morale à la Sorbonne de 1951 à 1979, différencier un tableau qui, en réaction Jankélévitch n’a cessé de traduire son à une historiographie trop favorable à enseignement en action : en luttant avec Vichy abusivement crédité d’un rôle acharnement contre l’oubli d’un passé de « bouclier », avait été exagérément indicible, en demandant que soient noirci et trop uniformément. Plus l’his- déclarés imprescriptibles les crimes torien va dans le détail, plus il voit sur- contre l’humanité au moment où les gir, à la place du blanc ou du noir, toutes crimes nazis allaient être couverts par les nuances possibles et imaginables de la prescription, en prônant l’inévitable gris. › Robert Kopp laïcisation de la théocratie israélienne,

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en contribuant, lors des états généraux fois dans la poésie lyrique contempo- de la philosophie, au sauvetage de l’en- raine et dans le domaine de la tradition seignement de la philosophie dans les épique russe ». Le poète venait de se classes terminales. dédoubler en écrivant le Docteur Jivago. Tous ces combats, Jankélévitch les a D’ailleurs, l’œuvre de Boris Paster- menés en intervenant sans relâche : en nak ne se résume pas au célèbre dias- prenant la parole publiquement pour tème d’Omar Sharif. Jivago lui-même, demander la libération des dissidents étrange voyageur à travers les steppes et soviétiques, plaider l’élargissement l’histoire immédiate, était un homme des victimes de la dictature chilienne, qui fuyait la réalité autant qu’il se condamner le maintien de la peine de plongeait dans l’amour de Lara. Dans mort par le régime franquiste. Nom- cette biographie, on n’est pas étonné breux sont les textes qu’il donnait à de retrouver la même indécision. Une Combat, au Monde, au Nouvel Observa- femme passe, irrésistible. Puis une teur, à Libération, à l’Information juive. autre. Et ainsi de suite. Le poète vit dans Tous ces textes trop longtemps dissémi- l’instant. Il est sensible. D’abord, Pas- nés sont enfin réunis dans ce volume. ternak voulut être compositeur (comme Jankélévitch ne s’est jamais posé la ques- Scriabine), puis peintre ou philosophe. tion du « silence » des intellectuels. Il La philosophie, pour lui, n’était pas savait où se trouvait l’ennemi qu’il fallait l’étude de la pensée, mais une « école combattre et quelles étaient les causes à de rigueur ». Il s’orienta naturellement défendre. C’est que pour lui, un philo- vers la poésie après avoir subi un choc sophe c’était d’abord « quelqu’un qui émotionnel, traversant le fatum (qui fait comme il dit ». Son exemple mérite était sa préoccupation de philosophe) : non seulement d’être médité ; il faut le éconduit par sa cousine, il passa la nuit suivre. › Robert Kopp assis sur un tabouret dans une chambre d’hôtel berlinoise. Origines de la poé- sie : « Quelque chose de nouveau s’était BIOGRAPHIE Un poète dans son temps. Boris glissé dans l’essence de la réalité. » Pasternak Sa personnalité de créateur allait désor- Michel Aucouturier mais s’exprimer « par la révolte ». Poéti- Éditions des Syrtes | 405 p. | 23 € quement, par la métonymie plutôt que par la métaphore, c’est-à-dire l’associa- Pasternak était « dans son temps » parce tion par la contiguïté (objets unis par qu’il se sentait hors du temps (on le lui une même sensation) plutôt que la res- reprochait : poète bourgeois intempo- semblance. Une révolte contre le temps, rel !). La poésie lyrique peut-elle contri- dans l’esprit de Proust. buer à la révolution épique ? Le Nobel « Ma sœur est la vie et sa crue aujourd’hui/ de littérature lui fut justement accordé S’est brisée sur chacun dans l’ondée « pour ses importantes réalisations à la printanière. »

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Pasternak fut-il un écrivain soviétique ? Westermann, Rémi Brague précise sa D’après Marina Tsvetaeva, Maïakovski pensée : la bonté de Dieu n’est pas « une pouvait dire « Je suis dans tout », Pas- perfection qui rendrait l’action humaine ternak pouvait dire « Tout est en moi. » impossible ou superflue ». Elle est au › Henri de Montety contraire « ce qui rend cette action pos- sible et sensée ». Pour en arriver là, l’au- teur règle tour à tour son sort à l’huma- ESSAI Le Propre de l’homme. Sur une nisme athée, qui s’est révélé incapable légitimité menacée de fonder l’homme, ainsi qu’à diverses Rémi Brague tentatives d’anti-humanisme présentées Flammarion | 258 p. | 19 € ici sous quatre hypostases. Tout d’abord, Brague se confronte aimablement aux Certains athées, affirme Rémi Brague, Frères sincères, ismaéliens médiévaux refusent l’anthropologie philosophique, questionnant la légitimité de l’homme. derrière laquelle ils soupçonnent une Puis, avec Alexandre Blok, il s’adresse forme de théologie. Le présent livre avec compassion à un ami égaré. Avec va plus loin, c’est une anthropologie Michel Foucault, il corrige avec sévé- apologétique. Brague a une obsession : rité (et ironie) une mauvaise copie de l’homme. Selon lui, l’humanisme et philosophie. Enfin, il critique pied à à sa suite l’antihumanisme et l’anti-­ pied un adversaire qu’il respecte, Hans antihumanisme sont des impasses qui Blumenberg. ont oublié l’humain et ce qui fait l’hu- Rémi Brague réfute la thèse que les main. Il invite non seulement à retrou- Temps modernes aient été une réaction ver un « nouveau Moyen Âge » (formule inévitable au Moyen Âge. Il souligne que provocante), mais surtout à établir un l’islam, non moins providentialiste que « rapport à la transcendance » compa- le christianisme médiéval, n’a pas connu tible avec la rationalité, c’est-à-dire avec de « contre-mouvement acheminant à la théologie. Il faut donner une place au une modernité ». (D’ordinaire, on lui bien qui « appelle à l’Être et plus précisé- en fait le reproche !) Non sans oppo- ment à tout ce qui aboutit à l’homme », ser au « Dieu souverain et arbitraire » une place à la Providence qui « équipe de l’islam l’idée de commandements toute chose de ce qu’il lui faut pour être en tant « qu’aspect de Dieu », au-delà ce qu’elle doit être ». Être, voilà le secret, des valeurs humaines, Rémi Brague, souligné dans une brillante exégèse des incidemment, nous fait voir les choses commandements du Pentateuque. Être sous un jour nouveau. Était-ce son à l’image de Dieu, en ce sens que « la intention ? Secouons les époques dans seule façon d’imiter un Dieu invisible, le grand sac de l’histoire : rappelons- qui ne se donne dans aucune autre nous les paroles d’Emmanuel Mounier, image que celle que produit en nous son empruntées à Nicolas Berdiaev : « Il faut imitation, est la liberté ». Suivant Claus refaire la Renaissance ! » Pourquoi pas

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en même temps que les musulmans ? aime Andromaque qui aime Hector, eh D’une pierre deux coups… › Henri de bien, mieux vaut explorer cette mathé- Montety matique du dessaisissement plutôt que de se payer de mots. Aussi ne s’agit-il pas d’une biographie de Racine mais de se ROMAN Titus n’aimait pas Bérénice rapprocher de l’état de la langue que la Nathalie Azoulai tragédie met en ébullition, et ne jamais P.O.L | 416 p. | 17,90 € oublier que c’est une lectrice blessée qui apprivoise sa désolation. Ce point de Ils s’aiment, ils se quittent et se fuient. vue oriente tout le parcours, et leste la Ainsi se terminent le plus souvent dans lecture. En chemin, et parallèlement à la banalité l’amour et ses histoires. Mais, la séparation qui la ronge, la narratrice ici, les deux protagonistes portent les découvre les méandres dans lesquels se mêmes noms que ceux de la tragé- débat l’auteur d’Andromaque. Une alchi- die racinienne et cet effet de miroir va mie brutale qui mélange l’éducation page après page imprégner tout le livre. austère des jansénistes de Port-Royal à Bérénice, la narratrice, cherche un par- la description des ravages de la passion. tenaire de convalescence pour expliquer Mais la métamorphose de l’auteur tra- sa douleur. Elle rencontre Racine et ne gique ne s’arrêtera pas là, son ambition le lâchera plus. Il sera à quatre siècles de le conduira à devenir l’historiographe distance son viatique, un compagnon de du Roi-Soleil. Cette fidélité à Louis XIV voyage autrement plus convaincant que le rendra infidèle au théâtre, Il n’écrira toutes les aimables consolations qu’on plus de tragédie. C’est dans l’écho de ce lui prodigue en vain. Ainsi va-t-elle son- renoncement que la narratrice arpente sa der les pièces et la vie de l’auteur en ayant propre dévastation et c’est dans ce ver- au cœur la morsure de l’abandon. C’est tige que Nathalie Azoulai a le talent de aussi ce qui explique l’insolence du titre placer son lecteur au cœur du lamento car l’hypothèse d’un Titus qui n’aime des alexandrins. › Bertrand Raison pas Bérénice casse le ressort traditionnel

de la tragédie dont le fameux « malgré ESSAI lui, malgré elle » nourrit, depuis Sué- Palmyre, l’irremplaçable trésor tone, tous les commentaires. Cela dit, Paul Veyne Nathalie Azoulai ne souhaite pas croi- Albin Michel | 144 p. | 14,50 e ser le fer avec l’érudition, elle préfère la dissonance au consensus, tout sim- C’est au XVIIIe siècle la découverte plement se donner la peine d’entendre. de Tyr, de Carthage, de Palmyre, de Car si Racine est le spécialiste de la non-­ Persépolis… qui donna lieu au culte réciprocité amoureuse selon l’impossible des ruines grâce auquel en partie s’est équation en cascade qui veut qu’Oreste prolongé jusqu’à nous le souvenir du aime Hermione qui aime Pyrrhus qui monde gréco-romain, car nous n’avons

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plus, cela va sans dire, un seul édifice mistes à la culture occidentale, en arrive tel que le connurent les contempo- à la conclusion, que ce n’est pas « parce rains. Les sévices que les Puniques, les que c’était un sanctuaire où les païens Sarrazins, les Barbares et les chrétiens d’avant l’islam venaient adorer des firent subir aux monuments antiques, idoles mensongères » mais « parce que les conditions dans lesquelles ils ont ce monument est vénéré par les Occi- traversé des siècles d’abandon, parfois dentaux […] Or les islamistes veulent sous terre avant que des archéologues manifester que les musulmans ont une ne les rendent à la lumière, marquent à autre culture que la nôtre […] nous jamais leur caractère de ruines. Tel était montrer qu’ils sont différents de nous et bien le site archéologique de l’« heu- qu’ils ne respectent pas ce que vénère la reuse Palmyre » (Stendhal), en Syrie, « le culture occidentale ». Reste que rien ne plus somptueux qui ait été dégagé par fera jamais disparaître Palmyre, dont le les fouilleurs avec Pompéi et l’immense livre de Paul Veyne prolonge désormais ruine d’Éphèse », comme le qualifie Paul notre rêve de ses « forêts de colonnes Veyne dans Palmyre. L’irremplaçable tré- dans les plaines du désert » (Hölderlin). sor, un petit livre fort instructif narrant › Eryck de Rubercy la magnificence de cette opulente oasis de la reine Zénobie, aux portes de Baby- RÉCIT lone et de la Mésopotamie, non moins Un hiver sur le Nil. Florence que l’importance de son héritage. Dédié Nightingale et Gustave à la mémoire de Khaled al-Asaad, son Flaubert, l’échappée égyptienne gardien légendaire avant que l’organi- Anthony Sattin sation terroriste Daesh ne le décapite Noir sur blanc | 304 p. | 22 € le 18 août 2015, c’est sous le coup de l’effarement devant la destruction à Le 25 novembre 1849, à Alexandrie, la dynamite, par le même groupe isla- deux inconnus s’embarquent par hasard miste, de son grand temple de Bêl qu’il sur le même vapeur pour Le Caire. fut écrit. Une forme d’anéantissement Ils n’ont pas 30 ans et sont venus en plus désolante que toutes les autres. Car Égypte pour affirmer leur vocation. Elle plus dure que la nature, plus aveugle appartient à la haute société anglaise et que la guerre, plus brute et plus stupide hésite à épouser l’homme qu’elle aime, que la violence des hommes, il aura Richard Monckton Milnes, futur lord et fallu des tueurs sans exemple pour com- premier biographe de Keats. Fils cadet mettre un désastre irréparable. Peut-on d’un chirurgien normand, il accom- d’ailleurs trouver une réponse à la ques- pagne son ami Maxime Du Camp, que tion de savoir « pourquoi un groupe l’État a chargé de photographier les terroriste saccage les monuments inof- monuments historiques. Ces deux âmes fensifs d’un lointain passé ? » Sur ce en peine, déchirées par leurs dilemmes, point, Paul Veyne, opposant les isla- se frôleront sur le bateau sans jamais se

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rencontrer ni imaginer qu’elles comp- les hauts lieux d’un pays qu’il connaît teront un jour parmi les génies de leur bien, au point de s’être vu qualifier par siècle. l’historienne Jan Morris d’« egyptolite- Un hiver sur le Nil est le récit des itiné- rato ». Étayé par les lettres et les jour- raires parallèles de Florence Nightingale naux intimes des protagonistes, ce livre et Gustave Flaubert. S’ils sont tous deux érudit et enchanteur, remarquablement émerveillés et dépaysés par l’Égypte, traduit par Florence Hertz, est une invi- ils n’y font pas les mêmes expériences. tation au voyage qui rivalise avec celle Alangui, Gustave déprime, ses amis lui de Baudelaire. › Lucien d’Azay ayant conseillé de jeter au feu la Tenta- tion de saint Antoine, l’ouvrage auquel ROMAN il travaillait depuis trois ans. Il se livre Victor Hugo vient de mourir néanmoins à une véritable orgie émo- Judith Perrignon tive, se gorgeant, « comme une plante », L’Iconoclaste | 250 p. | 18 € d’odeurs, de couleurs et de paysages. Il tombe en pâmoison devant une volup- Le mot « roman » peut surprendre. Et tueuse courtisane et croque les curieux cependant, il correspond parfaitement personnages qu’il croise. Florence, elle, au projet de Judith Perrignon, exprimé est plus sensible aux sanctuaires. Elle dès le titre et le temps verbal choisi. Il croit découvrir les sources du chris- cerne aussi sa belle réussite. Ceux qui tianisme à Abou-Simbel, à Karnak, à établissent une frontière étanche entre Louqsor et à Thèbes. Cette insoumise le journalisme et la littérature, pour se recherche la solitude pour entrer en rela- protéger sans doute, en seront pour leurs tion avec Dieu, dont elle attend qu’il lui frais. S’il traite d’un événement passé, dise quelle sera sa mission ici-bas. Elle inscrit dans les livres d’histoire, comme rêve d’être infirmière, un métier impen- c’est le cas ici, l’auteur doit donc avoir sable pour une femme de sa condition. le souci de l’exactitude en même temps En définitive, l’Égypte réconciliera les que le recul nécessaire pour embrasser deux voyageurs avec eux-mêmes en largement l’événement en question, bouleversant leur rapport à l’espace pour le montrer dans toutes ses compo- et au temps. Six ans après leur retour, santes et conséquences. La dramatisa- Flaubert publiera Madame Bovary et tion ne vient pas bousculer ou gêner ces Florence Nightingale deviendra la pion- données, bien au contraire. L’imagina- nière des soins hospitaliers pendant la tion, en revanche, intervient peu, n’est guerre de Crimée. pas mise en majesté, tel un passe-droit, Anthony Sattin nous fait participer avec une licence qu’on se donne indûment à délices aux quêtes entrecroisées et à la soi-même. métamorphose intime de ces deux génies Victor Hugo est mort le 22 mai 1885, en herbe, dont l’œuvre n’est encore dans la maison parisienne qu’il habitait qu’embryonnaire. Il décrit en passant sur l’avenue qui portait déjà son nom.

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Le 1er juin, il est enterré au Panthéon, mari de la première s’est mis en couple au cours d’une cérémonie grandiose et avec la compagne du second. Les deux hautement symbolique qui concentre amants vivent aujourd’hui à Chypre. tous les enjeux, sociaux, politiques et Ils sont loin, ils sont présents. Sybil et religieux de la IIIe République. Par la Homer n’arrivent pas à se remettre de précision et en même temps le retrait la trahison de leurs anciennes amours. (la modestie, devrait-on dire) de son La douleur obstrue l’avenir : la possibi- écriture, Judith Perrignon met en scène lité d’une relation amoureuse entre eux ce qui est déjà un théâtre aux multiples tarde à voir le jour. La Splendeur dans significations. Un théâtre que seul le l’herbe, dont le titre est tiré de la poésie recul du temps peut valablement appré- de l’Anglais William Wordsworth, est hender. Il y a là les composantes poli- un roman sur le temps, les fantômes, la tiques, une quinzaine d’années après la conversation. Homer ne cesse de retar- Commune qui a si tragiquement mar- der le moment de vivre son histoire qué les esprits et le corps de la société. d’amour avec Sybil. La distance phy- Il y a les anarchistes toujours en effer- sique semble ne jamais devoir diminuer vescence, les catholiques qui ne savent entre eux. Leur relation est asymétrique. pas bien comment traiter ce génie litté- La femme est dans la bienveillance et raire qui volait aussi bien au-dessus des préoccupée par le sort de son ex-mari ; Églises que des partis. Et puis il y a les l’homme est dans l’aigreur et détaché de édiles, la famille, les amis fidèles, Paul son ex-compagne. On ne sait ce qui, du Meurice et Auguste Vacquerie, le frère passé ou de l’avenir, va l’emporter. de Charles, mari de Léopoldine, noyé L’auteur de l’Homme-sœur (prix du avec elle quarante et un ans plus tôt à Livre Inter, 2004) et de La vie est Villequier. Au bout de la rue Soufflot, brève et le désir sans fin (prix Femina, il y a enfin le Panthéon, avec son dôme 2010) fait le portrait d’un homme d’église républicaine drapée de noir où raisonnable et sensible jusqu’à l’excès. l’auteure nous fait pénétrer, en costume « Il était en somme prisonnier de son d’époque. › Patrick Kéchichian enfance comme d’autres sont prison- niers des glaces. » Homer a grandi en Suisse alémanique, travaille dans un ROMAN La Splendeur dans l’herbe cabinet d’audit à Paris, prend le train Patrick Lapeyre pour rejoindre Sybil dans sa maison POL | 384 p. | 19,80 e de la grande banlieue parisienne. On plonge régulièrement dans son enfance L’homme et la femme continuent de suisse, où résident des clés pour com- marcher sous leurs parapluies, sans prendre une personnalité empêchée. remarquer qu’il a cessé de pleuvoir. Sybil Homer ressemble à sa mère, Ana Hil- Mangani et Homer Hilmann discutent mann, incapable de prendre la vie à ainsi de leurs anciens conjoints. Le bras-le-corps. « Elle a envie de trans-

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porter sa vie à l’intérieur de celle des la chute du mur de Berlin ou la guerre autres, des inconnus, et de s’y reposer de Yougoslavie, demeurent en périphé- comme après un déménagement. » rie de sa vie d’homme. Les romans de Patrick Lapeyre sont élé- Sa vie, justement. Ses jeunes années sont gants, subtils, classiques. Le personnage bouleversées par la mort de sa mère, par d’Homer Hilmann désire et ne désire la lecture de Marx, par son premier pas une vie de couple institutionnalisée. amour. Le milieu de son existence est Le style aérien de l’auteur ne se pose marqué par la naissance d’une fille ado- nulle part et semble ainsi épouser les rée, par son métier d’enseignant et par incertitudes du héros. La Splendeur dans la passion amoureuse. On le retrouve, l’herbe analyse la relation amoureuse, à la veille de ses 60 ans, à Rome. Il est sans cesse remise au lendemain, d’un grand-père et se complaît dans la soli- homme et d’une femme blessés par les tude. Mais une rencontre insolite vient trahisons passées. › Marie-Laure Delorme toujours bousculer l’ordre des choses et ouvrir son horizon : il tombe amoureux de la fille de sa professeure d’allemand ROMAN lorsqu’il est étudiant puis de la mère Les Portes de fer d’un jeune Serbe ayant fui la Croatie Jens Christian Grøndahl lorsqu’il est enseignant et, enfin, fait traduit par Alain Gnaedig Gallimard | 416 p. | 23, 50 e la connaissance d’une photographe à Rome. Les trois âges de la vie d’un homme, mar- C’est la grande question de l’œuvre de qués par les femmes, le rapport à la poli- Jens Christian Grøndahl : que suis-je tique, la solitude. Le romancier danois devenu ? Ses plus beaux romans fou- Jens Christian Grøndahl mêle toujours droient par leur totale absence de com- tableau d’une époque et portrait d’un plaisance. Toute la vie du héros des individu. Les Portes de fer s’inscrit par- Portes de fer est structurée autour de faitement dans son œuvre : on suit un l’absence. Il coupe les ponts avec son jeune garçon idéaliste de gauche dans père après la mort de sa mère et ne peut le Danemark social-démocrate, jusqu’à voir sa fille que par intermittence après ses 60 ans à Rome. La littérature et les son divorce. « Je ne serai toujours qu’à femmes restent les deux passions de sa moitié présent, je vivrai toujours avec la vie. Les idéaux communistes ne survi- tête dans un recueil de poésies ou dans vront pas à ses 18 ans. Il se verra tel qu’il une symphonie, ne serait-ce que pour est devenu dans les yeux d’un amour de pouvoir respirer. » Il se sent incapable jeunesse retrouvé, vingt ans plus tard, de nouer un lien durable avec qui que dans une salle de concert à écouter ce soit. Dans les dernières pages, il part à Brahms : un ancien marxiste devenu un l’aventure, avec une jeune photographe, bourgeois dans le rang. Les drames et les immortaliser les ruines des temples de dates historiques de son temps, comme Paestum. › Marie-Laure Delorme

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ESSAI aux misères du quotidien dont souffrait Mes leçons d’antan ce professeur qui enseigna en grec un Lucien Jerphagnon nouveau platonisme – il est le vrai fon- Préface de Michel Onfray dateur du néoplatonisme – à la cour de Fayard | 216 p. | 8 € l’empereur Gallien (260-268). On sait que cette Vie débute par cette affirma- Du Parménide de Platon à la Vie de Plotin tion étonnante : « Plotin semblait avoir par Porphyre, on trouvera ici deux cours honte d’être dans un corps. » Lucien délivrés, entre 1973 et 1983, par Lucien Jerphagnon démontre brillamment com- Jerphagnon (1921-2011) à ses étudiants ment cette idée est en soi platoniciennne de philosophie de l’université de Caen, et comment elle a pu préparer ce que les parmi lesquels Michel Onfray, auteur chrétiens vivront comme un « renonce- de la préface. Le commentaire linéaire ment à la chair » pour reprendre les mots que propose le professeur Jerphagnon à de Peter Brown. Plotin, écrit l’auteur, ses étudiants, s’il a la clarté que confère « est vigilant à l’esprit ». Par la pratique une érudition maîtrisée, n’a cepen- de cette tasis, il était comme un veilleur. dant pas le charme familier des recueils › Stéphane Ratti plus intimistes que sont De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles ou l’Homme qui riait avec les dieux (Albin ESSAI Michel, 2011 et 2013). La matière de Blasphème. Brève histoire d’un départ est ici ardue. Le Parménide, dans « crime imaginaire » lequel Platon expose sa vision d’un être Jacques de Saint Victor absolument transcendant, l’Un, « qui est Gallimard | 110 p. | 14 e au-delà des essences », a une réputation justifiée de difficulté. Et c’est justement Tout avait mal commencé, et déjà avec la raison pour laquelle sa lecture nécessite Voltaire. Une nuit d’août 1765, un cru- un guide. Lucien Jerphagnon excelle à cifix fut profané à l’entrée d’un village déceler dans le texte, entre les lignes, dis- du nord de la France. Les auteurs furent simulées sous les allusions, les piques et arrêtés. Il s’agissait d’un petit groupe l’ironie, les intentions secrètes de Platon, de jeunes gens, très alcoolisés ce soir- comme le fait de son côté Leo Strauss. là. Mais, circonstance aggravante, on Le Parménide cherche en effet à prendre trouva chez le meneur, un aristocrate du ses distances avec un certain platonisme nom de La Barre, 19 ans, un exemplaire scolaire qui est en train de naître et qui du Dictionnaire philosophique portatif déçoit le maître de l’Académie. La Vie de de Voltaire… Ce chevalier de La Barre, Plotin par son disciple Porphyre est d’un traduit en justice, fut condamné à mort abord plus facile : cette biographie intel- pour « impiété, blasphème et sacrilèges lectuelle (dont on lira le texte bilingue abominables ». Allait-il être gracié par dans la collection « Classiques en poche » le roi ? Il tombait mal. Louis XV venait aux Belles Lettres, 2013) fait une place de perdre son fils le dauphin, et il avait

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maille à partir avec ses Parlements ; phobie » et de revenir à la « diffamation « libertin et très pieux », il prit le parti religieuse », dont le massacre si symbo- d’être d’une rigueur exemplaire pour lique de l’équipe de Charlie Hebdo sera tout ce qui touchait à la religion. une tragique illustration. Trois siècles et Le 1er juillet 1766, l’exécution du che- demi après l’exécution du chevalier de valier de La Barre se déroula dans des La Barre et la destruction de son Vol- conditions atroces. Une terrifiante taire, nous voici à nouveau menacés séance de torture fut suivie par l’exé- d’une interdiction de Voltaire, en tout cution, à la hache, et le corps brûlé, en cas de son Mahomet ! Puis, écrit Saint même temps qu’un exemplaire du Dic- Victor, « on arrivera à l’Enfer de Dante, tionnaire de Voltaire ! qui se moque du Prophète, et cette fuite « Ce fut le procès de trop. » Jacques de en avant peut dissimuler bien des sur- Saint Victor y voit le début d’une révi- prises… Il n’est pas besoin de se poser sion. Dans un très brillant essai consa- des questions sur ce qu’il adviendrait à cré à l’histoire du blasphème, il montre terme de notre vieil héritage de liberté. » que l’exécution du chevalier de La Barre Une démonstration implacable dans se retourna contre la justice du roi et une collection justement nommée conduisit à l’abolition de ce délit sous « L’esprit de la cité ». › François d’Orcival la Révolution. Mais le délit d’outrage – à la religion – fut bientôt rétabli par le Code Napoléon puis confirmé sous ESSAI la Restauration. On ne cessera pas d’en Soudain, le fascisme. La marche sur Rome, l’autre débattre durant le siècle. Et c’est la jeune révolution d’octobre e III République qui effacera ce délit Emilio Gentile d’outrage, « délit d’opinion », par la loi Traduit de l’italien par Vincent Raynaud du 28 juillet 1881, loi fondatrice de la Gallimard | 406 p. | 29 e liberté de la presse. Une liberté pourtant « très encadrée », les tribunaux en seront Longtemps considérée avec ironie, sar- les témoins… casme et mépris, tant par les contem- Cette liberté l’emporte néanmoins pen- porains que plus tard par les historiens, dant près d’un siècle. Jusqu’au 1er juil- la marche sur Rome fait désormais let 1972, quand la loi Pleven, votée à l’objet de réinterprétations. Plus per- l’unanimité, pour condamner « toute sonne n’oserait aujourd’hui évoquer provocation à la discrimination, à la à son sujet un « opéra-bouffe », une haine, et à la violence », ouvre la porte à « kermesse maladroite » ou un « ras- de nouvelles condamnations. Jacques de semblement sans importance d’idiots Saint Victor montre combien ce texte a utiles ». La relecture qu’en propose notamment permis aux esprits radicaux Emilio Gentile, bien connu pour ses de tenter de créer, après les attentats du nombreux travaux de référence sur 11 septembre 2001, le délit d’« islamo- le fascisme, restitue l’engrenage qui a

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conduit à l’événement en évitant les jugements de valeur condescendants de l’ancienne historiographie, qui ont brouillé la portée de cet acte politique à l’origine de l’une des grandes tragédies du XXe siècle. Le climat de grande vio- lence qui régnait en Italie au lendemain de la Première Guerre mondiale à tra- vers l’action des squadristes a favorisé l’instauration d’un régime tout aussi brutal sans qu’il rencontre de véritable opposition. À plusieurs reprises, l’au- teur établit des comparaisons avec la révolution bolchevique – qu’il assimile à un coup d’État. Autant Lénine fut obligé de s’écarter de son programme initial pour bâtir l’Union soviétique, autant Mussolini appliqua ses idées d’avant 1922 une fois arrivé au pou- voir. D’ailleurs, Gentile atténue le rôle de ce dernier dans le soulèvement : la participation de Michele Bianchi fut également décisive dans la réussite de l’opération les 28 et 29 octobre 1922. Comment l’Italie, après seulement quelques décennies d’unité et d’ap- prentissage démocratique, a-t-elle pu sombrer dans le fascisme alors que rien n’était écrit dans ce sens ? Elle avait résisté au choc de la Première Guerre mondiale, mais cette « victoire mutilée » était en réalité bien fragile. À la lecture de cet essai, on mesure combien le cours de l’histoire aurait pu prendre une autre direction si certains hommes avaient été plus lucides et plus courageux et n’avaient cru à un effondrement rapide du nouveau régime. La leçon vaut d’être méditée. › Charles Ficat

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