ITZEL ADRIANA SOSA SÁNCHEZ

LES SIGNIFICATIONS DU CORPS, DE LA SEXUALITÉ ET DE LA REPRODUCTION DANS LE CADRE DE LA MÉDICALISATION: UNE ANALYSE INTERSECTIONNELLE DANS L'ÉTAT DE MORELOS, MEXIQUE

Thèse présentée à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en sociologie pour l’obtention du grade de Philosophiae doctor (Ph.D.)

DÉPARTEMENT DE SOCIOLOGIE FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2013

©Itzel Adriana Sosa Sánchez, 2013 i

Résumé

La présente étude cherche à comprendre sociologiquement les significations sociales du corps, de la reproduction et de la sexualité des acteurs sociaux dans le cadre de la médicalisation de la reproduction et de la sexualité, plus particulièrement en ce qui concerne l’emploi des technologies médicales (contraception, césarienne, ultrasons, etc.). Nous inscrivons notre projet à la lumière du rôle central que jouent la médecine et le processus de médicalisation dans les sociétés contemporaines telle celle du Mexique dans la production et la régulation du corps, de la sexualité et de la reproduction. Nous mettons l’accent sur les conséquences de la médicalisation sur la sexualité et la reproduction ainsi que sur les droits sexuels et reproductifs des personnes, tout en soulignant tant le rôle des nouvelles technologies reproductives (NTR) que celui des structures d’exclusion sociale dans ces processus. De même, nous identifions dans cette étude diverses inégalités sociales dans le domaine de la santé reproductive et de la sexualité pour en dégager les dimensions ethnoraciales, de genre, de classe sociale, etc. Nous privilégions une analyse intersectionnelle qui permet de rendre compte de l’entrecroisement et de l’interaction de divers axes d’oppression et de privilèges dans la construction des significations attribuées au corps, à la sexualité et à la reproduction.

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Abstract

This qualitative study seeks to understand the meanings of the body, reproduction and sexuality in the framework of the medicalization process. We also recognize the important role of the latter regarding sexuality, reproduction and body construction and regulation in contemporary societies such as Mexico. We focus on the impact of social structures of exclusions as well as new reproductive technologies (such as contraception, c-sections, ultrasound, etc.) over sexual and reproductive health and rights. We identify how different social inequalities (and their racial, ethnic, gender and social class dimensions) impact sexual and reproductive health and rights. We use an intersectional analysis in order to account for the interaction of different axis of oppression and privilege in the construction of the meanings and experiences of the body, sexuality and reproduction.

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A mis tres amores: a Camilo, a Martín y a la que viene, porque miran limpio y son indetenibles…porque me han enseñado a lo Cortázar que para llegar al cielo, se necesita solamente una piedrita, y la punta de un zapato. A mi Madre Magdalena Sánchez y a mi abuela Lorenza Durán

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Table des matières

Résumé...... ………………………………………………………………..…………...... i Remerciements...... viii Liste des tableaux et de figures...... x Liste d’acronymes ...... …………………………………………….………………..…...... xi

Introduction ...……………………………..………………………………………..……...1

Chapitre 1. Concepts fondamentaux et revue générale des écrits…………...... 4 1.1 Approches théoriques-conceptuelles sur le corps dans les sciences sociales : le corps et le genre comme objets d’étude...... 4 1.1.1 Approches anthropologiques et ethnologiques.………………...... 5 1.1.2 Approches sociologiques, foucaldienne et des études de genre sur le corps..…...... 8 1.1.3 Synthèse des approches du corps adoptées dans cette étude...... 19 1.2 La sexualité et la reproduction dans les sciences sociales à partir d’une perspective de genre.…...……………………………………………………………….……………....20 1.2.1 Les études sur la sexualité à partir d’une perspective de genre.…………………....20 1.2.2 L’étude de la reproduction à partir d’une perspective de genre..…………………...23 1.2.3 Violence sexuelle envers les femmes et relations de pouvoir.……………………...24 1.2.4 Synthèse des approches sur la sexualité, la reproduction et la violence sexuelle adoptées dans cette étude.………………………………………………………………...... 31 1.3 Les rencontres médecins-patients et le processus de médicalisation.……………...33 1.3.1 Médicalisation, sexualité et reproduction : une lecture à partir de la perspective de genre...... …………………………………………………...... 37 1.4 Théories et concepts sur la race et l’ethnicité ………………...………………...... 42 1.4.1 L’étude de la race et ses concepts fondamentaux ……………………………….....43 1.4.2 L’étude de l'ethnicité et ses concepts fondamentaux ……………………………....46 1.4.3 La littérature sur la sexualité, le genre et la race/ethnicité en contexte latino- américain………………………………………………………………………………...…49 1.4.3.1 Les dimensions ethnoraciales de la sexualité et du genre...... 49 1.4.3.2 La blanchité et le métissage en Amérique latine...... 53 1.4.3.4 La construction des États-nations latino-américains...... 55 1.4.3.5 Synthèse des approches de la race, l’ethnicité dans le contexte latino- américain...... 57 Conclusions...... 58

Chapitre 2. Les contextes sociaux de notre recherche, la problématique et le design méthodologique de l'étude ….……..……………...... 60 2.1 Les relations interethniques et interraciales au Mexique.……..…………...... 60 2.1.1 Le mythe du métissage au Mexique...... 62 2.2 Le Mexique contemporain...... 63 2.2.1 La politique de population, la planification familiale et la santé reproductive...... 63 2.2.2 L'Église, la contraception et les droits sexuels et reproductifs ...... 68 2.2.3 Les caractéristiques sociodémographiques de la population mexicaine : inégalités sociales, contraception et santé reproductive en chiffres...... 70 v

2.2.3.1 Inégalités sociales, exclusion sociale et violence envers les femmes...... 72 2.2.3.2 Inégalités sociales, contraception et santé reproductive au Mexique...... 76 2.3 L’état de Morelos, la ville de Cuernavaca et le village de Santa Catarina...... 80 2.3.1 L’état de Morelos...... 80 2.3.2 La municipalité de Cuernavaca...... 84 2.3.4 La municipalité de Tepoztlán et le village de Santa Catarina Tierra Blanca...... 84 2.4 Problématique et justification de l'étude...... 87 2.4.1 Objectif général...... 96 2.4.2 Objectifs spécifiques...... 96 2.5 L’analyse interprétative et ses catégories analytiques...... 97 2.5.1 Le genre, ses concepts fondamentaux, la structure sociale et la capacité d’agir...... 97 2.5.2 L'analyse de l'espace social, l’habitus et les capitaux...... 100 2.6 Approche méthodologique...... 105 2.6.1 Collecte des données...... 107 2.6.2 Techniques de collecte des données...... 107 2.6.3 L’échantillon et les critères de sélection...... 114 2.6.4 L'analyse des données : l'analyse intersectionelle...... 114 2.6.5 Considérations éthiques...... 117 2.7 La population de l'étude...... 118 2.7.1 Caractéristiques sociodémographiques des utilisateurs et utilisatrices des services de santé...... 119 2.7.2 Caractéristiques sociodémographiques des informateurs clés...... 127 2.7.3 Commentaires à propos des participants à cette étude...... 128

Chapitre 3. La construction sociale du corps genré ………...…………………...... 130 3.1 L’adolescence et les changements corporels à l’épreuve: avoir un corps de femme ou un corps d’homme.…………………………………………………………...... 130 3.1.1 Les changements corporels : de la socialité masculine à la corporéité féminine …………………………………………………………………………………...... 131 3.1.2 Le regard féminin sur les changements corporels des hommes ….…….………...141 3.2 La corporéité féminine et les changements corporels plus significatifs chez les femmes : le développement des seins et les menstruations …………………………...... 144 3.2.1 Le vocabulaire émotionnel de l’arrivée des règles …………….………….....…...145 3.2.2 L’apprentissage de la discipline corporelle : être menstruée, être une femme...... 151 3.2.3 Les seins et leurs significations sociales : la construction du capital physique...... 160 3.3 L’appropriation des corps des femmes dans les espaces publics…………...... 164 3.3.1 Le corps et les espaces physiques et symboliques genrés ………..……………....168 Conclusions ………..……………………………...………………………...... 174

Chapitre 4. De la sexualité au corps et vice-versa : constructions et significations de la sexualité et du corps ...... ……………………………..………...... 177 4.1 L’apprentissage du langage de la double morale sexuelle: être un homme ou être une femme : …………………………………………………………………...... 177 4.2 Les relations sexuelles, l’hétéronormativité et l’apprentissage des rôles de genre …………………………………………………………………………………...... 192 4.2.1 La production socioculturelle et hétéronormative de l’amour.………………...... 196 4.3 Les violences envers les femmes: sexualité et intersectionalité...…….……...…...204 vi

4.3.1 La violence physique: violence structurelle et sociale envers les femmes...... 205 4.3.2 La racialisation et la construction des corps sexuellement accessible: harcèlement sexuel et sexualisation du viol ………………………………………………...... …....215 Conclusions …………………………………………….………………………...226

Chapitre 5. L’expérience de la reproduction et la construction du corps reproductif…………………………………………………...... 229 5.1 L'expérience de la reproduction et hasard : Et maintenant, que dois-je faire?...... 229 5.2 La « méconnaissance » reproductive nous vivions avec les yeux fermés..…..…....236 5.3 La construction sociale du corps reproductif.……………………………….…....241 5.3.1 Le corps et la grossesse : « Ne bouge pas (ne force pas), tu es enceinte! »...... 243 5.4 Le corps des femmes comme locus de la douleur: reproduction et corps genrés...... 254 5.5 L’expérience reproductive au masculin : de la grossesse inattendue à la paternité……………………………………………………………………………...…....262 5.5.1 Les nouveaux modèles de paternité et la dimension émotionnelle de l’expérience reproductive.……………………………………………………………………………....264 5.6 Les préférences reproductives : l’envie d’avoir un garçon…………………….....268 5.7 La reproduction et les nouvelles technologies reproductives (NTR) : l’expérience de la grossesse……………………………………….....………….....…………………...... 272 Conclusions ……………………………………………………………..………..279

Chapitre 6. Reproduction et inégalités sociales dans les contextes institutionnalisés : entre l’exclusion sociale et la médicalisation …………….…………………………....282 6.1 L'assignation «genrée» de la prévention de grossesses non souhaitées et la quête de l'autonomie reproductive ……………………………………………………………...... 282 6.2 Les blagues, les réprimandes et « l’étiquetage des femmes »: pratiques disciplinaires et inégalités structurelles dans les services de santé reproductive....……....297 6.2.1 Les blagues : le prix du plaisir au féminin ……………………………….……....297 6.2.2 Les réprimandes et l’étiquetage des femmes : les rapports ethnoraciaux, de classe sociale et de genre dans les milieux hospitaliers…...... ………………………...... 300 6.3 Entre exclusion sociale et médicalisation: inégalités sociales et santé reproductive…………………………………………………………….………………....303 6.4 Droits sexuels et reproductifs, inégalité sociale et médicalisation.…………….....316 6.4.1 Les contextes institutionnels de la santé et les rapports ethnico raciaux.………....321 Conclusions..……………………………………………………………………………...324

Conclusions finales………………………………………...……………………...... 328 Bibliographie……………...……………………………...... ……...….....348

Annexes Annexe 1 : Guide d’entretien semi-structuré : participant (e) s profanes ………..……....362 Annexe 2 : Questionnaire socio- démographique participant(e)s profanes.……………...366 Annexe 3 : Guide d’entretien semi-structuré : informateurs clés…………………...... 367 Annexe 4 : Questionnaire socio- démographique informateurs clés…………………...... 369 Annexe 5 : Formulaire de consentement verbal…………………………………….….....370 Annexe 6: Formulario de consentimiento verbal (versión en español)………………...... 374 vii

Remerciements

J’ai un très fort sentiment de gratitude envers tous ceux et celles qui ont contribué directement ou indirectement à ce projet de recherche.

Tout d’abord, je remercie grandement les femmes et les hommes qui ont participé à cette recherche en me racontant leurs histoires personnelles et leurs parcours de vie. De même, je tiens à remercier les informateurs et les informatrices clés qui ont accepté de participer à cette étude et qui ont partagé avec moi leurs expériences. Leur collaboration a été très précieuse. Sans eux, cette recherche n’aurait pas été possible.

Je remercie aussi immensément mes deux directeurs de recherche : Stéphanie Rousseau et Éric Gagnon, pour leurs commentaires enrichissants, leur énorme disponibilité, et leur engagement envers cette recherche. Je vous dois beaucoup.

Aux membres du jury: Richard Marcoux, Estelle Carde et Gilles Tremblay pour leurs efforts pour commenter soigneusement cette thèse.

Aux professeurs Alfred Dumais et Francine Saillant pour leurs commentaires lors de mon examen de synthèse.

Un énorme merci également : À Camilo qui, en venant au monde, a élargi mon regard sur l’amour et sur la vie.

À mon compagnon de vie, Martín, pour son grand appui, et pour m’avoir accompagnée dans toutes les aventures et les défis de la vie, par l’amour. Tu es le meilleur au monde.

À ma grand-mère Lorenza, à ma mère, à ma sœur, pour leur inspiration et leur amour.

À ma grand-mère Elena et à la mémoire de mes grands-parents Albino et Javier. À mon père qui m’a appris à aimer les livres. viii

À Catherine Menkes, à Susana Lerner et à Joaquina Erviti pour les discussions enrichissantes, pour leur soutien, et leur amitié. Je vous aime fort.

À Creat- Ivo, Beba et cronogro, pour la magie et les abrazos. Pour les moments émouvants, pour votre complicité et nos moments de vie partagés ensemble, pour m’aider à ne pas oublier les mots d’Italo Calvino sur les villes.

À mes amis: Christian Bolduc, Benjamin Perron, Patrick Bissonnette et Mario Gil. Aux amis qui ont corrigé et amélioré ce travail : Anne M. Michaud, Benjamin Perron, Anne C. Poulin, Guitté Hartog, Daphné, mais spécialement à Philippa Jabouin et Anne Sophie Bourlaud votre aide m’a été précieuse (vous qui avez tout lu). À Charly, Emmanuel, Paulo, Manolo, Aleín, Rose, Edith, Josefina -in memoriam- Ana Guillot, María Baranda, Yaz, Irma Guarneros, Olga Serrano, Carlota Guzmán, Mercedes Pedrero). Merci, pour votre amitié.

À Québec, que me ha dado la condición de latinoamericana, sea lo que sea que eso signifique.

À Liem Lanciault qui a revisé et corrigé soigneusement la version définitive de cette thèse.

Aux organismes boursiers : les fonds de soutien au doctorat du département de sociologie de l’Université Laval, le Conseil National pour la science et la technologie du Mexique (CONACYT), le gouvernement du Canada, la faculté des sciences sociales (fonds Georges- Henri Lévesque) et au Margaret McNamara Memorial fund.

Finalement je tiens à remercier le Secrétariat de la Santé du Mexique (SSA) pour le permis et la confiance qu’ils m’ont accordés pour la réalisation de cette recherche.

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Liste des tableaux et de figures

TABLEAUX

Tableau 1 Description sommaire des participant(e)s profanes ………………………120 Tableau 2 Caractéristiques sociodémographiques des participant(e)s profanes …….121 Tableau 3 Lieux d’accouchements et interventions médicales subies par les participant(e)s profanes …………………………………………………………………..127

FIGURES

Figure 1 Le Mexique et l’état de Morelos ………………………………………….80 Figure 2 L'état de Morelos et ses municipalités ……………………………………80 Figure 3 La municipalité de Tepoztlán …………………………………………….85

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Liste d’acronymes

CONAPO Conseil national de population CONEVAL Conseil national d’évaluation de la politique du développement social ENADIS Enquête nationale sur la discrimination et la violence ENADID Enquête nationale sur la dynamique démographique ENDIFAM Enquête nationale sur la dynamique familiale ENDIREH Enquête nationale sur la dynamique des relations dans les ménages ENSAR Enquête nationale sur la santé reproductive GIRE Groupe de recherche sur la reproduction choisie ISSSTE Institut mexicain de la sécurité sociale des travailleurs de l’état IMSS Institut mexicain de la sécurité sociale INSP Institut national de santé publique INEGI Institut national de statistiques, géographie et informatique INMUJERES Institut national des femmes OMS Organisation mondiale de la santé ONU Organisation des nations unies PAN Parti action nationale SSA Secrétariat de santé SEDENA Ministère de la défense national UNFPA United Nations Population Fund

Introduction

We need to anthropologize the West: show how exotic its constitution of reality has been; emphasize those domains most taken for granted as universal... make them seem as historically peculiar as possible; show how their claims to truth are linked to social practices and have hence become effective forces in the social world. Paul Rabinow1

Y si las cosas pudieran verse de una manera diferente? Dolores Juliano2

Nous pouvons affirmer, en reprenant les mots de Dolores Juliano (2004), que les questions fondamentales pour entreprendre une recherche sont celles qui nous aident à poser des questions sur ce qui est tenu pour acquis, ce qui est pensé comme naturel, ce qui est indiscutable. En effet, les questionnements permettent de rendre visible, comme le suggère Bourdieu, le caractère arbitraire et contingent de tout ce que nous pensons comme fixe, stable et univoque. Le besoin de réfléchir sociologiquement sur le corps, est le résultat de nos expériences préalables de recherche. Dans ces premières expériences de recherche en sciences sociales, plus spécifiquement dans les domaines de la sexualité et de la reproduction, le corps et le processus de médicalisation sont ressortis comme des éléments fondamentaux à partir desquels les participants construisaient leurs expériences sexuelles et reproductives. Nous avons donc voulu pousser plus loin notre analyse sur ces objets de recherche. La présente étude cherche à comprendre sociologiquement les significations sociales du corps, de la reproduction et de la sexualité des acteurs sociaux de l’État de Morelos au Mexique dans le cadre de l’élargissement de la médicalisation de la reproduction et de la sexualité dans la société contemporaine. À cet égard, les sciences sociales ont souligné les liens complexes entre la médecine, l'État et les pratiques sociales autour de la sexualité et de la reproduction en Occident, en démontrant comment la médecine a historiquement joué un rôle central dans le processus de construction de la « normalité ». Elles ont montré le rôle central de la

1 1986. 2Et si les choses pouvaient être vues d'une façon différente?, Dolores Juliano (2004 : 6). 2 science médicale dans le contrôle social et dans la construction de la définition socialement admise du corps, des pratiques reproductives, corporelles et de la sexualité considérées comme « normales » ou « déviantes » (Foucault, 1976), de même que des modes de reproduction jugés désirables ou indésirables, qui ont fait l’objet de nombreux travaux. Ainsi, on a insisté sur la nécessité d'explorer comment la médicalisation (l'introduction d’interventions et de technologies médicales) transforme les expériences sexuelles et reproductives ainsi que le rapport au corps des acteurs sociaux. Notre intérêt pour cette question est motivé par l’élargissement de la médicalisation dans certaines régions du monde, dont le Mexique. Une fois mis en pratique, cet élargissement ne garantit toutefois pas que les attentes et les besoins des femmes en matière de santé reproductive aient été garantis et comblés. En effet, nous détenons peu d’information, d’une part, sur la façon dont la médicalisation de la reproduction et de la sexualité contribue à la transformation de l'expérience que vivent les acteurs par rapport à la reproduction, la sexualité et le corps et des significations qui leurs sont attribuées non seulement chez les femmes, mais aussi chez les hommes, et, d’autre part, sur les conséquences de cette médicalisation de la reproduction et de la sexualité sur les rapports de genre. Nous en savons également peu sur la manière dont la médicalisation de la sexualité et de la reproduction est interprétée, éprouvée et contestée par les acteurs sociaux, quelles nouvelles options s’offrent aux femmes et aux hommes dans des contextes culturels spécifiques comme celui de notre étude. La présente étude vise à approfondir notre compréhension de l’impact de la médicalisation sur les droits reproductifs et sur divers rapports sociaux comme ceux de genre. Nous pouvons affirmer que la reproduction humaine, la sexualité et la construction sociale du corps constituent des cadres dans lesquels se manifestent d’une manière importante diverses inégalités sociales (dont celles de genre). L’approfondissement des connaissances touchant ces sujets dans le contexte particulier du Mexique contemporain permettra de rendre compte de la transformation ou de la continuité de diverses pratiques sociales et divers rapports de pouvoir touchant ces domaines. Cela nous permettra également d’identifier tant les mécanismes de transformation que les mécanismes sociaux 3 qui permettent leur continuité à travers le temps tout en montrant leur spécificité dans notre population d’étude. Par ailleurs, il a été proposé d'approfondir l'étude du corps en prenant comme point de départ son lien avec la sexualité et la reproduction, reconnaissant que ces phénomènes sont le produit de l'interaction dynamique et l’entrecroisement de divers systèmes d’oppression et de subordination sociales. Ainsi, dans cette étude, nous mettrons l’accent sur les mécanismes politiques de reproduction et de naturalisation des inégalités sociales dans le domaine de la reproduction, de la sexualité et du corps en privilégiant une analyse intersectionnelle. Celle-ci permettra de mieux saisir tant la complexité de notre objet d’étude que la manière dont s’opèrent la production et la reproduction des diverses inégalités sociales qui s’entrecroisent et interagissent dans les domaines de la sexualité et de la reproduction. Cette thèse est divisée en six chapitres. Dans le premier chapitre, nous présenterons la revue de littérature concernant notre sujet d’étude ainsi qu’une brève revue de la littérature sur la sexualité, le genre et la race/ethnicité produite dans le contexte latino-américain. Au deuxième chapitre, nous présenterons les contextes sociaux de notre recherche, la problématique générale, l’approche méthodologique de cette étude ainsi que les catégories analytiques qui nous ont aidés à systématiser et à analyser les données collectées sur le terrain. Dans le troisième chapitre, nous proposons une interprétation des témoignages des participants sur la construction sociale du corps tandis que, dans le quatrième chapitre, nous analyserons les témoignages des participants concernant le domaine de la sexualité. Dans le cinquième chapitre, nous traiterons du rapport à la reproduction et à la construction sociale du corps reproductif. Finalement, dans le sixième chapitre, nous allons analyser comment les inégalités sociales et structurelles s’expriment et se reproduisent dans la politique de santé reproductive, dans sa mise en œuvre et dans les services de santé reproductive tels que nous avons pu les observer dans le cadre de notre recherche. Ce dernier chapitre abordera de façon centrale le phénomène de la médicalisation et les interactions entre médecins et patientes en contexte institutionnel. En conclusion de notre étude, nous présenterons des remarques sur nos résultats de recherche à la lumière des théories qui ont guidé notre travail.

Chapitre 1. Concepts fondamentaux et revue générale des écrits Ce chapitre est consacré à la présentation d’une revue de la littérature, où nous décrirons et discuterons d’abord les théories et concepts fondamentaux touchant le corps, la sexualité et la reproduction à partir de différentes perspectives : l’anthropologie, la sociologie, le poststructuralisme foucaldien, ainsi que les études sur le genre. Par la suite, nous exposerons notre démarche théorique et conceptuelle sur la médicalisation, mais aussi sur la race et l’ethnicité, car nous considérons ces aspects centraux pour y compléter notre lecture du corps, de la sexualité et de la reproduction. Nous devons préciser que, tout au long de ce chapitre, nous exposerons les apports de la pensée féministe et des études de genre à cette réflexion théorique-conceptuelle. Il est important de noter que ce chapitre synthétise une sélection limitée des auteures. Aussi, cette revue des écrits ne prétend pas être exhaustive, mais présente plutôt une sélection de théories, de concepts et d’études que nous avons considérés comme les plus pertinents en fonction des besoins et des caractéristiques de notre recherche.

1.1 Approches théoriques-conceptuelles sur le corps dans les sciences sociales : le corps et le genre comme objets d’étude Nous pouvons affirmer que l'étude du corps comme un objet central dans les sciences sociales (ce qu’on tend à appeler la théorie sociale du corps) est relativement récente. C’est surtout à partir des réflexions sur le sujet social et sur le soi (self) que le corps est devenu un objet important dans les sciences sociales. Parmi les différentes approches théoriques sur le corps dans les sciences sociales, nous devons remarquer les apports du constructivisme social, de l'interactionnisme symbolique, du structuralisme et du poststructuralisme. Les démarches actuelles sur la nature et la signification du corps cherchent à intégrer ces différentes perspectives en voyant le corps comme étant un « objet » matériel, symbolique, corporel, politique et social (Nettleton et Watson, 1998). Dans ce travail, nous pouvons regrouper les contributions sur l'étude du corps dans deux grandes perspectives générales de pensée :  Les approches anthropologiques et ethnologiques; 5

 Les approches sociologiques, foucaldiennes et les études de genre sur le corps.

1.1.1 Approches anthropologiques et ethnologiques En ce qui concerne les approches anthropologiques, Marcel Mauss (1968) est considéré comme l’un des pionniers dans l'analyse sociale du corps pour son analyse de ce qu'on appelle les « techniques du corps ». Il a souligné qu’il n'y a pas de postures, mouvements, attitudes corporelles « naturels » même s’ils peuvent apparaître comme spontanés. Ils constituent des produits sociaux, des techniques culturellement valorisées (Fassin et Memmi, 2004; Douglas, 1973). Il a mis l’accent sur la variabilité des habitudes corporelles en fonction du temps et de l’espace qui sont forgées socialement lors de la socialisation (par l’éducation, par l’imitation spontanée, etc.). Mauss définit les techniques du corps comme « la façon dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps » (Mauss, 1968 : 365); celles-ci constituent des « montages physio-psycho, sociologiques » de « séries d’actes qui résultent de la raison pratique individuelle et collective » (Mauss, 1968 : 384, 389). Son analyse montre que les « gestes corporels » quotidiens sont tous issus d’un apprentissage et du contexte dans lequel se fait cette acquisition. Pour Mauss (1968) le corps est autant l'orchestre de l'expérience que l'origine et l'objet de l'action. Il le considère comme le premier objet technique naturel que tous les sujets sociaux possèdent. Toutefois, le travail de Mauss sur les techniques du corps a reçu plusieurs critiques. En premier lieu, la notion de techniques du corps a été critiquée par l’excès d’autonomie et de fonctionnalité instrumentale que Mauss lui accorde. Par exemple, les critiques estiment qu’il a analysé ces techniques comme des « formes abstraites » indépendantes des situations et des conditions sociales de leur exercice en oubliant les conditions dans lesquelles elles sont produites (Crossley, 1995). En second lieu, il a été souligné le manque d'articulation entre les actions qui résultent de l'apprentissage corporel et la dimension émotionnelle de la vie sociale . Finalement, le travail de Mauss a minimisé le rôle des aspects spatiaux en négligeant l'articulation entre le corps et le monde (et l’espace), ce qui est indispensable pour bien saisir et comprendre les techniques corporelles (Crossley, 1995). 6

Dans le prolongement de Mauss, Mary Douglas (1973) a été l’une des premières auteures qui ont étudié les aspects symboliques du corps en le conceptualisant comme un espace de représentations symboliques dans lequel s’expriment des relations et des valeurs sociales. Autrement dit, pour Douglas, le corps est le « miroir » de la société, de ses contours, de sa structure et de son fonctionnement. Douglas a défini le corps comme une entité physique, mais aussi comme une représentation, un moyen d'expression façonné par le système social. Elle a théorisé le corps comme un médium d’expression assujetti aux restrictions de la société établissant une relation directe entre les ajustements spatiaux et la structure sociale à partir du symbolisme du corps et des limites corporelles. Ainsi, Douglas (1973) a souligné l’important rôle du système social qui exerce des contraintes sur la façon dont le corps est perçu et pose des limites à l’usage du corps. Pour Douglas (1973), il existe deux corps, le corps naturel et le corps social, lui qui soutient que le corps social impose des limites à la manière dont le corps physique est conçu. Le corps social est défini comme un espace de représentations symboliques qui conditionne la manière par laquelle le corps physique est perçu. De cette façon, Douglas définit le corps comme un symbole naturel à travers duquel on pense la nature, la société et la culture (Douglas, 1973). Le corps est conçu comme étant une métaphore, un texte dans lequel s’inscrivent plusieurs significations sociales. En effet, pour Douglas (1973), les représentations et les discours sont pénétrés de métaphores corporelles. Dans cette perspective, le corps devient l’objet et l’instrument d’une culture et en même temps participe dans la construction symbolique de la culture. Ainsi, l'expérience physique du corps est toujours modifiée par les catégories sociales à travers lesquelles les acteurs sociaux connaissent leur corps, ce qui reflète une vision de la société et du monde particulière (Douglas, 1973). Autrement dit, pour Douglas, le corps est forgé par la société de telle sorte qu’il n’existe pas une façon de considérer le corps qui n’implique pas simultanément une dimension sociale. Par ailleurs, dans les années 80, à partir de l'anthropologie médicale, Nancy Scheper-Hugues et Margaret Lock (1987) ont élaboré le concept du « corps attentif » (mindful body). En remettant en question le dualisme cartésien, ces auteures ont amené des apports importants à la réflexion sur le corps et l’expérience de la souffrance. À leur avis, les images que les sujets sociaux ont de leur corps dépendent des significations sociales qui 7 leur sont attribuées. Cette approche considère le corps simultanément comme étant un outil physique et symbolique culturellement façonné dans un moment historique donné, de sorte que le corps fonctionne comme une carte cognitive de relations naturelles, culturelles et même spatiales. Scheper-Hugues et Lock (1987) ont élaboré le modèle théorique des trois corps qui impliquent trois différents niveaux d’analyse : le corps individuel, social et le corps politique. Ces auteures ont focalisé leur réflexion sur les expériences que les sujets sociaux ont de leurs corps. Notons que l’étude des trois corps repose sur trois approches théoriques et épistémologiques différentes, à savoir : le corps individuel se réfère à la phénoménologie, le corps social s’approche du structuralisme et du symbolisme et, finalement, le corps politique se rapproche du poststructuralisme (Scheper-Hugues et Lock, 1987). Le corps individuel est défini par ces auteures comme un domaine relevant de l'analyse phénoménologique (surtout en ce qui concerne le corps vécu) et renvoie aux expériences subjectives du corps et du self. Quant au corps social, celui-ci renvoie aux manières par lesquelles le corps (ses sécrétions et fluides, comme le lait ou le sang) opère comme un symbole (ou comme un outil) à travers lequel il est possible de penser et de représenter les relations sociales (comme le genre, la parenté et même les modes de production). Ainsi, le corps social est étroitement lié à la construction discursive et relationnelle du corps (Scheper-Hugues et Lock, 1987). Ajoutons que les corps individuel et social expriment des relations de pouvoir dans un moment et une société donnés. C’est ainsi que le corps politique renvoie à la régulation disciplinaire, à la domestication, à la surveillance et au contrôle des corps dans des domaines tels que la reproduction, la sexualité, la maladie et d’autres sphères de la vie sociale. La stabilité du corps politique repose sur sa capacité de bien réguler les populations et de discipliner les corps individuels (Scheper-Hugues et Lock, 1987). Des trois corps, c’est le corps politique qui est le plus dynamique pour comprendre et bien saisir pourquoi et comment les corps sont socialement produits. De cette façon, les trois corps constituent trois niveaux d'analyse et d'expérience. Ces auteures suggèrent d’explorer le rôle des émotions en posant que celles-ci articulent l’esprit (mind), le corps, le soi (self) et la société. Plus tard, Nancy Scheper-Hughes (1990), à partir de ce qu’on peut nommer la phénoménologie critique du corps, a suggéré que le corps puisse être pensé comme un sujet 8 qui a la capacité de protester activement contre des circonstances oppressives. Quand il n’y a pas d’autres façons effectives de protester contre des circonstances oppressives, le corps se rebelle à travers de la détresse corporelle, ce qui peut constituer une critique radicale envers l’oppression vécue.

1.1.2 Approches sociologiques, foucaldienne et des études de genre sur le corps Le corps est dans le monde social mais le monde social est aussi dans le corps Pierre Bourdieu Perspectives sociologiques En s'inscrivant dans une perspective théorique interactionniste, Erving Goffman a placé le corps au centre de ses analyses sociologiques. Ainsi, Goffman a montré que notre habilité d'intervention dans la vie sociale est fonction de la façon dont les acteurs sociaux manient leur corps (et comment ceux-ci sont dirigés à partir et vers d’autres corps) dans le temps et l'espace (Goffman, 1969, 1973). De cette manière, en se concentrant sur les processus d'interaction sociale, Goffman explore les divers registres cognitifs, sensoriels, affectifs et corporels de l'action. L'analyse sociologique (dans cette perspective) se focalise sur les différentes relations établies dans l'expérience des acteurs sociaux. D’ailleurs, le corps émerge dans certaines situations comme élément central pour la production des différences. Par exemple dans certaines interactions, la marque corporelle visible (ex. une difformité, une amputation ou une différence ethnique) d’un participant le place dans le rang des personnes socialement « stigmatisées ». Dans ce cas, l'attribut stigmatisant conditionne les participants dans l'interaction, lesquels doivent gérer la différence corporelle, car celle-ci introduit une incertitude dans l'ordre de l'interaction. Ceci signifie que la confrontation avec les autres implique aussi des attentes corporelles socialement façonnées qui conditionnent la possibilité ou l’impossibilité d'établir une interaction dans des termes plus égalitaires. Ainsi, les contacts mixtes (entre « normaux » et stigmatisés) se caractérisent par une interaction qui tend à être difficile ou gênante (Goffman, 1990). Ainsi, le corps « marqué » (stigmatisé) rejette le sujet (porteur) de l'« humanité » en lui assignant un statut d'infériorité. 9

De même, l'œuvre de Goffman est fondamentale pour comprendre deux concepts centraux dans la théorie sociale sur le corps : 1) les techniques du corps (body techniques) de Marcel Mauss et 2) l’intercorporalité de Merleau-Ponty (Crossley, 1995). Goffman tout comme Merleau-Ponty considèrent l'action sociale comme intégrée et en rapport avec le domaine perceptif de l'acteur social (en insérant des aspects olfactifs, tactiles, visuels, etc.) (Crosley, 1995). Ainsi, les perceptions orientent l'action sociale où le temps et l'espace jouent un rôle central. Selon Goffman (1969), il n'est pas possible d'examiner les techniques corporelles en négligeant les négociations spatiales courantes (et sa médiation à travers l'ordre social établi pendant l'interaction), puisqu'il considère que l'interaction n'est pas seulement verbale, mais implique un symbolisme corporel qui prend part à un ordre symbolique où l'échange de sens est effectué à travers des signes émis non seulement au niveau du langage, mais aussi par le corps. Nous pouvons donc considérer qu'une des principales contributions de Goffman à l'étude du corps, c’est son intérêt pour la coprésence corporelle dans l’interaction. Dans les années 60-70, les sociologues ont dépassé la dimension culturelle de la corporéité révélée par les anthropologues en développant les dimensions également politiques, institutionnelles et économiques qui participent à la construction sociale du corps. Les sociologues ont étudié le corps comme un moyen d’accéder à des réalités sociales en le considérant comme « le révélateur idéal ou le point d’ancrage objectif de logiques sociales qui le dépassent » (Kitabgi et Hanifi, 2003 : 38). Dans les années 70, ils ont commencé à étudier la spécificité des attitudes des classes sociales à l’égard du corps. Par exemple, Luc Boltanski (1971) a exploré les différents rapports que les individus entretiennent avec leur corps à travers les définitions qu’ils donnent à la santé et les représentations sociales touchant les conduites alimentaires. Il a étudié l’habitus proprement corporel de différents groupes sociaux. De cette façon, Boltanski a identifié (à partir des données statistiques) les différents usages sociaux du corps en fonction des conditions objectives de vie en introduisant (parmi la division sociale de classe et les manifestations phénoménologiques des pratiques corporelles) les concepts intermédiaires de « culture somatique » et d’ « habitus corporel » (Boltanski, 1971). Boltanski (1971) a défini l'habitus corporel comme le système des règles profondément intériorisées qui « organise implicitement le rapport des individus d'un même groupe à leur corps et dont 10 l'application à un grand nombre de situations différentes permet la production de conduites physiques différentes et différemment adaptées à ces situations, mais dont l'unité profonde réside en ce qu'elles restent toujours conformes à la culture somatique de ceux qui les réalisent » (Boltanski, 1971 : 12). Quant à la culture somatique, celle-ci est définie comme « les règles qui déterminent le degré d'intérêt et d'attention qu'il est convenable de porter aux sensations corporelles et au corps lui-même » (Boltanski, 1971 : 9). Ces règles définissent la façon d'accomplir les actes physiques les plus quotidiens3. Selon Boltanski, dans les années 60 en France, l'intérêt et l'attention que les individus portent à leur corps, d'une part, à leur apparence physique, d'autre part, à leurs symptômes physiques, croissent à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie sociale (Boltanski, 1971). À l’inverse, les personnes provenant des milieux populaires envisagent leurs corps d’une manière plus pragmatique et instrumentale (comme un outil de travail). Dans le travail de Pierre Bourdieu (1980), le corps devient un objet central. Cet auteur a fait du corps un élément révélateur des logiques de distinction et de discrimination qui gouvernent les rapports sociaux en définissant le rapport au corps comme une dimension fondamentale de l’habitus. Celui-ci est inséparable d’un rapport au langage et au temps qui ne se réduit pas à une « image du corps » (Bourdieu, 1980:122). En effet, pour Bourdieu les différents groupes sociaux établissent des rapports de pouvoir à partir de leurs conditions socioéconomiques d’existence, lesquelles s’expriment dans leurs habitus. Bourdieu (1980) considère que l’habitus est le social incorporé, mais également l’histoire incorporée (histoire objectivée dans des habitus et des structures). Grosso modo, nous pouvons définir l’habitus comme un « système acquis des schèmes générateurs » (Bourdieu, 1980 : 92)4. L’habitus est donc la loi inscrite dans les corps. Bourdieu parle d’hexis corporelle pour signaler la nature intimement corporelle de l’identité sociale (Kitabgi et Hanifi, 2003). L’hexis corporelle « est la mythologie politique réalisée, incorporée, devenue disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher et, par là de sentir et de penser (Bourdieu, 1980 : 117). Ainsi, en reprenant les termes de Bourdieu (1980), nous pouvons donc conceptualiser le corps comme un

3 Par exemple, la façon de marcher, de se nourrir, la façon correcte dont doivent se dérouler les interactions physiques avec autrui, la distance que l'on doit maintenir avec un partenaire, la façon dont on doit le regarder, le toucher, etc. 4 Nous allons, plus loin, approfondir sur ce concept. 11 opérateur analogique qui instaure toute sorte « d’équivalences pratiques entre les différentes divisions du monde social » (Bourdieu, 1980 : 120) (par exemple, les divisions entre les sexes, entre les classes sociales, les classes d’âge, etc.). Bourdieu suggère que la plupart des distinctions spatiales sont établies par analogie avec le corps, qui constitue « le schème de référence par rapport auquel le monde peut s’ordonner ». Ainsi, « les structures élémentaires de l’expérience corporelle coïncident avec les principes de structuration de l’espace objectif » (Bourdieu, 2000 : 289) en inscrivant les structures sociales plus fondamentales dans les expériences originaires du corps. Les conditions objectives engendrent des dispositions objectivement compatibles avec ces conditions et préadaptées à leurs exigences. Le corps devient donc le dépositaire de la règle et de l’ordre social. L’arbitraire culturel s’y incarne et se naturalise. Pour Bourdieu, tous les ordres sociaux tirent parti de la disposition du corps et, en même temps, l’ordre social s’impose dans les dispositions corporelles. En effet, pour Bourdieu (1980), les schèmes classificatoires à travers lesquels nous appréhendons et apprécions le corps sont doublement fondés sur la division sociale et sexuelle du travail, ce qui a des conséquences sur la façon dont les agents sociaux perçoivent leur corps. Par ailleurs, la notion de capital culturel est également importante pour notre recherche. Pour Bourdieu, celui-ci peut exister à l’état incorporé (sous la forme de dispositions durables de l’organisme) faisant corps avec le sujet, devenu partie inhérente de ce dernier, c'est-à-dire un habitus (Bourdieu, 1979). À cet égard, certaines théoriciennes féministes ont suggéré de penser l'aspect genré du capital culturel en soulignant que les femmes possèdent des formes particulières de capital. Par exemple, Skeggs (1997) soutient que la féminité est toujours incorporée (embodied), mais également elle opère comme une espèce de capital. Pour Skeggs (1997), la féminité en tant que capital culturel se réfère au positionnement discursif disponible à travers les rapports de genre. Finalement, en ce qui touche les réflexions de cet auteur à propos du corps et de la notion de capital physique (qui est un sous-élément du capital culturel), ce dernier a un lien fondamental avec la reproduction des inégalités liées à l’appartenance de classe sociale (Shilling, 1991, 2000). Dans une perspective féministe il a été suggéré que le capital physique est également étroitement lié au genre en soulignant comment celui-ci intervient de manière importante 12 dans le processus de production de corps genrés ainsi que dans la reproduction des iniquités sociales et les rapports de genre (Shilling, 1991, 2000).

L’approche foucaldienne et les études de genre sur le corps Foucault a envisagé la question de la production sociale du corps sous l’angle du pouvoir et de l’économie politique. Cet auteur a élaboré ce qu’on peut nommer une « histoire politique du corps ». Pour Foucault, le pouvoir agit directement sur le corps et celui-ci est construit à travers différentes pratiques discursives et dispositifs de pouvoir. Ainsi, à la fin de l’âge classique, un nouveau pouvoir de nature disciplinaire s’institue, exerçant un nouveau type de contrôle social. Celui-ci est lié à une volonté d’ordonner de la façon la plus efficace possible la croissance de la population ainsi que l’expansion des appareils de production inhérents à la montée du capitalisme. Selon Foucault, tous les individus sont constitués de et modelés par des mécanismes de pouvoir, puisque celui-ci se déplace, circule dans les sujets. Le pouvoir est donc un ensemble de techniques composites et de rapports locaux qui se consolident en un double mouvement à la fois productif et répressif en modelant les corps à travers de nouvelles techniques disciplinaires5 qui tendent ainsi à forger des corps plus dociles. Pour Foucault, à partir du XVIIe siècle, le corps devient un texte sur lequel différentes régulations, dispositifs et régimes vont s’instaurer en donnant lieu à une anatomopolitique du corps humain à travers laquelle le pouvoir modèle chaque individu (Foucault, 1976). Ceci a donné lieu à l’apparition d’une série d’interventions et de contrôles régulateurs (ce qu’il a nommé la biopolitique de la population) ainsi qu’au développement des disciplines diverses pour obtenir l’assujettissement des corps et le contrôle des populations en ouvrant l’ère du biopouvoir. Notons que la biopolitique se réfère à l’analyse de la gestion politique (collective et massifiée) de la vie à travers la discipline des corps. À ce moment, la sexualité devient un enjeu politique autour duquel s’est développée ce qu’il a nommé la technologie politique de la vie en relevant, d’un côté, les disciplines du corps et, de l’autre, la régulation des populations (Foucault, 1976).

5 Les disciplines chez Foucault désignent une modalité d’application du pouvoir qui émerge entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècles. 13

Finalement, les réflexions de Bryan Turner (Turner, 1996) sont également dignes de mention. Cet auteur, dans la même lignée que Foucault, propose de différencier les régulations des populations des disciplines sur le corps, ainsi que l'intérieur du corps en tant qu’environnement (environment) de l'extérieur du corps, considérant ce dernier comme le moyen à travers lequel les individus se présentent en public (Turner, 1996). De cette façon, Turner développe un cadre conceptuel où il identifie quatre dimensions du corps : 1) la reproduction des populations dans le temps, 2) la régulation des corps dans l'espace, 3) la restriction du corps intérieur à travers les disciplines, 4) et la représentation du corps extérieur dans l'espace social. Turner (1996) suggère que ces quatre dimensions du corps ne peuvent pas être distinguées empiriquement. Ces dimensions ont été abordées par différentes théories sociales, mais aucune théorie n’a été capable d'intégrer ces dimensions en rendant compte des relations qui existent entre elles. La réflexion féministe sur le corps des années 70 et début 80 peut être englobée dans ce qui a été nommé comme la politique du corps (body politics). À partir du féminisme radical (principalement) dans les années 70, on a suggéré que, dans les sociétés patriarcales, il existe une forte tendance à réguler les corps des femmes et leurs expressions dans divers domaines, tels que la sexualité, la reproduction et la santé (Rich, 1983; Mackinnon, 1982). Il faut souligner que le « corps politique» autour duquel se sont tenus ces premiers débats féministes se réfère principalement au corps reproductif (Esteban, 2004). Soulignons que le corps politique a englobé les études sur la santé des femmes, la violence sexuelle et la pornographie. Ces études ont rendu visible la chosification (commodification) du corps des femmes (par exemple à travers la pornographie). En même temps, la démarche féministe a indiqué comment la naturalisation historique du corps des femmes a été largement exploitée par le patriarcat. L’incorporation (embodiment) se fait à travers l’organisation sociale et l’institutionnalisation, qui produisent certaines définitions du corps féminin. Ces travaux ont mis l’accent sur la signification du corps des femmes et son rapport de subordination auquel celles-ci ont été historiquement soumises. Le féminisme matérialiste (lié au corps politique) a rendu visibles non seulement l’économie politique de l’incorporation, mais aussi le façonnage social des expériences corporelles. Notons que ces réflexions ont été largement soulevées par les théorisations sur le genre. 14

Par ailleurs, sous l’influence des courants postmodernistes et poststructuralistes ont émergé certaines théorisations qui établissent des relations plus complexes et contingentes entre le corps, le sexe, les sexualités et le genre. De cette façon, le féminisme poststructuraliste a défini ces concepts comme performances construites dynamiquement et de façon fluide à travers des pratiques et des discours sociaux et culturels. Ces théories ont remis en question la distinction entre sexe et genre, ainsi que les notions relatives aux identités, aux anatomies et aux corps, « fixes » ou « stables » qui avaient dominé les théorisations initiales (Foster, 1999). Cette position suggère qu'il n'existe pas de correspondance fixe entre le corps sexué, les identités de genre et les identités sexuelles (Foster, 1999). Ainsi, les courants poststructuraliste et déconstructiviste soulignent la fluidité et la contingence des diverses catégories sociales utilisées pour appréhender le corps (Nettleton et Watson, 1998). Par exemple, à partir du courant poststructuraliste, Butler (2005) a suggéré que la distinction entre sexe et genre doit être comprise en termes de performativité pour rendre compte des processus répétitifs au moyen desquels le sexe et le genre sont quotidiennement produits et représentés (performed). Cette théorie offre, avec la notion de performance, une approche adéquate des identités de genre dans la mesure où celles-ci sont conçues comme des phénomènes émergeant dans l’action. La performativité peut être comprise comme la réitération de normes qui précèdent et limitent les actions de l'acteur (performer) (Butler, 1993). Ainsi, Butler définit le genre comme la répétition des pratiques et manières d'agir quotidiennes (masculines ou féminines) qui se produisent dans un cadre régulateur et normatif, qui réaffirment la différence sexuelle et lui donnent un aspect de stabilité, de naturel et de cohérence (bien que la réitération puisse engendrer aussi l’instabilité) (Butler, 2005). Judith Butler a également mis en doute la viabilité de la catégorie « femme ». Sur un mode foucaldien, cette auteure soutient que l’idée d’une identité de genre et la tentative de la décrire participent à un pouvoir normalisant étant donné que l’acte même de définir une identité de genre exclut ou dévalue certaines personnes, certaines pratiques et certains discours (Young, 2006). Cette auteure a souligné la centralité de la contrainte de l’hétérosexualité dans la construction sociale du genre, car la différenciation du genre comprend toujours une opposition binaire entre le masculin et le féminin. Ainsi, pour Butler, la complémentarité binaire de ce système de sexe ou de genre ne peut être nécessaire et avoir un sens sans présumer d’une complémentarité hétérosexuelle (Young, 2006). 15

Cela signifie repenser le corps et les différences biologiques (Jackson et Scott, 2002), en remettant en cause l’idée que le sexe biologique précède le genre (Butler, 2005 ; Delphy, 1984) et en reconnaissant que ce que nous pensons et connaissons du corps nous parvient à travers le genre (Delphy, 1984). Cette perspective a mis l’accent sur l’importance de problématiser et d'incorporer le corps « genré » (engendered) et « socialisé » (Young, 2004) comme une part centrale de la théorie de genre (Butler, 1993). En outre, plusieurs auteurs ont montré que les différences sexuelles entre les hommes et les femmes sont historiques, culturelles et contingentes plutôt que fixes et « naturelles » (Turner, 1996; Grosz, 1994). Ceci signifie reconnaître la relation symbiotique et dialectique entre le corps (socialisé) et « la nature » en rejetant ainsi les approches trop déterministes (Lupton, 1995; Young, 2004). Ces divers courants théoriques soulignent l’existence des médiations sociales dans les divisions hiérarchisées (biologiques et de genre), assumées antérieurement comme « naturelles » et non problématiques (comme les corps masculins), ce qui implique de reconnaître que ces médiations transforment les différences anatomiques en distinctions significatives au niveau de la pratique sociale (Delphy, 2002 et 2003; Grosz, 1994). Par exemple, Delphy (2003) a suggéré que la distinction entre sexe et genre exprime théoriquement une dichotomie « sociale », où la catégorie « sexe » est appliquée à des divisions, distinctions et hiérarchies qui sont sociales (Jackson, 2006). Ces remises en question ne mènent pas à une négation de la matérialité du corps ni de la différence sexuelle, mais elles rendent évidente la malléabilité de cette matérialité et sa variabilité historique sociale. Les réflexions du féminisme historique ont montré comment les idées sur le genre participent de la construction des significations données à l’anatomie et la physiologie (Oudshoorn, 1994). Quant aux réflexions féministes sur l’incorporation de la subjectivité (embodied subjectivity) des auteures comme Young (1990) et Grosz (1994) ont remis en question le corps neutre de la phénoménologie de Merleau-Ponty. En fait, à partir de l’analyse des usages corporels et de la mobilité du corps dans l’espace, Young (1990) a théorisé l’espace comme étant une contrainte qui moule les corps des femmes (et leurs expériences corporelles) et qui reproduit la chosification du corps des femmes en tant qu’objet du regard masculin. Ceci a remis en question le fait que les conduites et mouvements corporels sont innés et découlent de la biologie. Ainsi, la relation établie entre l’espace et le corps est 16 toujours médiatisée par le genre, qui façonne ainsi le corps des femmes et des hommes. Dans un même sens, Bartky (2002) propose une description de l’expérience féminine du corps. Elle suggère que l’imposition d’une féminité normative sur les corps des femmes est le résultat de pratiques disciplinaires (enchaînées à produire des corps de femmes plus dociles et sexuellement désirables) et d’un entraînement réitératif historique et culturel (Bartky, 2002). Ce processus est transmis à travers le « complexe mode-beauté » qui « institue la femme en position d’être perçue et condamnée à se percevoir à travers les catégories dominantes, c'est-à-dire masculines » (Bourdieu, 1998 : 97). De son côté, le féminisme corporel (corporeal feminism), a montré la spécificité du corps des femmes ainsi que la désincorporation (disembodiment) du corps des hommes; les hommes étant les acteurs rationnels qui appartiennent à l’espace public par excellence (Grosz, 1994). En suivant cette approche, d’autres auteures ont aussi suggéré d'étudier l'histoire du corps genré en ce qui concerne la tradition sociologique désincorporé (disembodied) en montrant la sous-représentation (under representation) des corps masculins à l'intérieur de ces discours (Grosz, 1994). Ainsi, les corps masculins auraient occupé un espace ambigu dans la plupart des réflexions sociologiques. La tendance à saturer le corps de la femme d’une corporéité qui réduit les femmes à leur corps (surtout en ce qui concerne la capacité biologique de se reproduire) est un thème prédominant dans ces textes. Par ailleurs, nous devons souligner les apports tant de la sociologie que des études sur la masculinité à la réflexion qui nous occupe. En bref, les études sur les masculinités ont aussi souligné le caractère relationnel du genre, son dynamisme et l'existence de multiples et plurielles masculinités (Connell, 2005). Ajoutons que Connell (2005) indique que le genre ordonne et organise la pratique sociale autour du cadre reproductif en le définissant à partir de structures corporelles. La plupart des études qui ont abordé le corps des hommes se sont focalisées sur la relation entre l’incorporation chez les hommes, la masculinité et le sport (Whitehead, 2002; Ramazanoglu, 1992). Par exemple, certains auteurs ont déconstruit la notion du corps masculin qui le prenait pour acquis tout en soulignant la relation étroite entre les corps genrés, le pouvoir genré et les masculinités (Connell, 1998, 1987; Petersen, 1998; Whitehead, 2002). Selon Connell (1998), les pratiques qui construisent les masculinités 17 doivent être analysées en relation avec les structures de l’ordre de genre,6 l’interaction sociale et les institutions qui les rendent possibles. Cette approche a développé le concept de la masculinité hégémonique (hétérosexuelle) comme une forme de domination exercée sur les femmes et sur les masculinités marginales (Connell, 1987; Kimmel, 2001). Cela indique que l'identité masculine est complexe et polyvalente en rendant visibles les contradictions et l'hétérogénéité autant au niveau de la masculinité que des corps masculins (symboliquement conçus comme homogènes). Pareillement, Connell (2005) considère que le genre est un aspect de la pratique sociale organisée relatif à la sphère reproductive constituée notamment par la matérialité du corps. Quant à Petersen (1998), suivant les approches poststructuraliste et postmoderne, il a exploré les défis de l’« identité masculine » en remettant en question l’existence d'identités et de corps masculins fixes. Cet auteur a mis l’accent sur la façon dans laquelle les discours produisent des corps masculins et des identités idéales, ainsi qu’une certaine politique sexuelle. De plus, on a souligné que la manière dont les masculinités sont incorporées (embodied) permet l’idéalisation de certains corps masculins et en marginalise d’autres, comme les corps des homosexuels, des hommes âgés, etc. (Ramazanoglu, 1992). Par ailleurs, certaines auteures comme Bordo (1999) ont étudié et problématisé la sexualisation et la chosification (objectification) du corps des hommes dans la publicité et dans les moyens de communication de masse. Aujourd’hui, le corps des hommes est devenu (comme depuis des décennies l’est le corps des femmes) un objet de consommation (dans les sociétés consuméristes occidentales), et cette tendance tend à s’accroître. Ceci s’exprime par exemple dans l‘augmentation des discours sur la santé et la beauté des hommes, sur la forme de leur corps, leur style corporel, ainsi que la représentation du corps des hommes dans les moyens de communication de masse, où leur corps commence à être réifié. Ce changement a placé le corps des hommes, comme jamais auparavant, dans les discours publics (Whitehead, 2002). Pour sa part, Whitehead (2002) a exploré la matérialité des masculinités et sa relation avec le corps. De la même manière, il a mis l’accent sur le rôle de l’incorporation des modèles masculins et l’expérience qu’ils ont de leurs corps en étroite relation avec le

6 Connell (1998) a identifié quatre structures de l’ordre de genre : les relations de pouvoir, les relations de production, les relations de cathexis et les relations de symbolisation. 18 monde et les autres. Whitehead a suggéré que l’expérience corporelle des hommes est liée aux conditions politiques et aux relations de pouvoir qui découlent de l’identité de genre. Pour cet auteur, la « forme matérielle » du corps des hommes est inévitablement inscrite dans les masculinités et, réciproquement, les masculinités sont inscrites dans leur corps. Pour Whitehead l’incorporation des modèles chez les hommes façonne leurs expériences corporelles, leurs discours ainsi que leurs relations avec le corps des autres et l’espace. En suivant l‘analyse de Young (1990), Whitehead (2002) suggère que les formes dominantes de l’incorporation (embodied) masculine (au contraire de ce qui arrive chez les femmes et l’incorporation de leur timidité corporelle) impliquent l’appropriation de l’espace, la capacité de le définir et l’habilité d’exercer un contrôle sur lui, ainsi que le développement de prédispositions pour mettre le corps dans des situations risquées pour atteindre ces attentes collectives. De cette façon, les hommes sont censés transcender l’espace et placer leurs corps d’une façon plus agressive que les femmes afin de réaffirmer leur masculinité. Ainsi, l’aisance (security) ontologique des hommes avec leurs corps découle d’une construction sociale et de la relation établie entre le corps des hommes et le monde. Bref, « être au monde » implique chez les hommes la démonstration de la force physique et le déploiement de cette force à travers l’espace. Quant à Seidler (2007), en remettant en question le concept de masculinité hégémonique, il a proposé d’explorer les liens entre les hommes, leur corps et leurs émotions en assumant que celles-ci sont façonnées dans le cadre de ce qu’il a nommé les « masculinités postmodernes » et les différents contextes culturels. De même, Seidler insiste sur le besoin de penser d’une nouvelle façon les masculinités changeantes ainsi que les manières par lesquelles le pouvoir s’exerce sur les corps et les émotions, en considérant que les corps sont porteurs des histoires émotionnelles. Ainsi, il a mis l’accent sur les défis de repenser la complexité des identités masculines, le corps et les émotions des hommes dans le contexte des migrations transnationales. Finalement, en ce qui concerne la santé des hommes et son lien avec l’incorporation (embodiment), nous rencontrons les réflexions de Robertson, Sheikh et Moore (2010) qui sont fort intéressantes. Ces auteurs, en reprenant les termes de Seidler (2007), nous invitent à remettre en question la vision unidimensionnelle du corps des hommes. Celle-ci assume que les hommes ont une vue totalement fonctionnelle de leur corps; utilisent souvent des 19 métaphores qui font allusion aux machines (pour parler de leur corps) et que les hommes n’accordent pas d’attention à leur corps. Ces auteurs considèrent que ces « constats » ne découlent pas des travaux empiriques, mais d’opinions plutôt personnelles, et manquent d’une base théorique solide. Robertson et al., (2010), suggèrent de reconnaître et d’intégrer les aspects physiques et sociaux de l’incorporation (embodiment) pour bien saisir la construction matérielle et représentationnelle des corps et son lien avec la santé et la maladie chez les hommes.

1.1.3 Synthèse des approches du corps adoptées dans cette étude La revue de la littérature sur le corps que nous avons réalisée permet d'identifier quelques points importants à retenir pour notre étude. D'abord, il faut souligner l'importance d'historiser le corps en le conceptualisant comme un lien fondamental entre le soi et la société ce qui contribue à définir le corps comme un nœud de significations vivantes, une métaphore du social (Esteban, 2004). De plus, nous considérons pertinent de reconnaître avec Bourdieu (1980) que tous les ordres sociaux tirent parti de la disposition du corps et, en même temps, que l’ordre social s’impose dans les dispositions corporelles. Cela implique également d'insister sur le caractère intrinsèquement social et culturel du corps. Autrement dit, il faut souligner l'importance de l'apprentissage corporel qui prend part au processus de socialisation et son lien avec la structure sociale (Esteban, 2004; Douglas, 1973; Mauss, 1968).

Par ailleurs, pour mieux saisir pourquoi et comment les corps sont socialement produits, nous estimons pertinent de prendre en compte les différents niveaux d'analyse et d'expérience qui s’appliquent, ainsi que le rôle des émotions dans cette construction (Scheper-Hugues et Lock, 1987). Tel que Scheper-Hughes (1990), nous croyons que le sujet a malgré tout la capacité de protester activement contre des circonstances oppressives qui l'entourent à travers la détresse corporelle. En outre, nous insistons sur l'importance de remettre en question la vision unidimensionnelle de l’incorporation et du corps pour bien saisir leurs constructions matérielle, symbolique et représentationnelle. Quant à l’incorporation (embodiment), il est nécessaire de rendre visible qu'elle a lieu à travers l’organisation sociale et l’institutionnalisation, ce qui produit certaines définitions du corps féminin et masculin 20 ainsi qu'une valorisation et hiérarchisation différentielle de ces corps au sein des différentes sociétés. L'introduction de la distinction entre le sexe et le genre (qui a été développée pendant les années 50 et 60) a démontré que la domination et la suprématie masculines sont intégrées et soutenues par des pratiques et constructions sociales et non par des impératifs biologiques. Les portées politiques et théoriques du débat autour du genre sont indéniables, puisque celui-ci a significativement contribué à la dénaturalisation de la subordination et de l'oppression des femmes, en mettant en lumière les processus sociohistoriques, politiques et discursifs qui soutiennent cette subordination et cette oppression. Ainsi, les approches féministes ont mis en évidence les différents mécanismes sociaux à travers lesquels les modèles féminins sont inscrits dans leur corps (Lagarde, 2006; Rich, 1990) en mettant l’accent sur la signification du corps des femmes et la subordination à laquelle elles ont été historiquement soumises.

1.2 La sexualité et la reproduction dans les sciences sociales à partir d’une perspective de genre 1.2.1 Les études sur la sexualité à partir d’une perspective de genre Comme nous l’avons précédemment suggéré, une des premières disciplines en sciences sociales à s’intéresser à l'étude de la sexualité a été l’anthropologie. Ainsi, Malinowski (1976) a suggéré d’étudier la sexualité de manière globale, en posant qu’elle est reliée aux institutions sociales. Au cours des années 60 a émergé les approches constructivistes pour étudier la sexualité, à partir desquelles l’on suggère que la sexualité n'est pas une entité fixe et présociale, mais une construction sociale, une « invention historique » investie de discours et de pratiques (Foucault, 1976; Gagnon et Simon, 1973), variables dans le temps et dans l’espace (Bourdieu, 1998). Par ailleurs, en termes généraux, les études sur la sexualité dans une perspective de genre peuvent chronologiquement être divisées en deux périodes : une première qui s'étend des années 70 à la fin des années 80, et une seconde période qui débute dans les années 90 et qui se poursuit jusqu'à nos jours. Antérieurement aux années 80, l'étude des sexualités a principalement été centrée sur les sexualités hétérosexuelles et cherchait à montrer comment les relations de pouvoir et de genre façonnent l'expérience de la sexualité des 21 femmes hétérosexuelles. Par la suite, les études sur les sexualités se sont intéressées aux sexualités non hégémoniques et leurs formes d’expression. Au sein du féminisme radical, notamment, la sexualité a été conceptualisée comme le mécanisme central à travers lequel le patriarcat a été soutenu et renforcé, mais aussi comme un espace où il est possible de répondre et résister à cette oppression. L’on suggérait que le statut de la femme était sexuellement déterminé à partir d'une socialisation de genre au moyen de laquelle les femmes intériorisent une image (masculine) de leur propre sexualité (Millet, 1983). MacKinnon (1982) a développé des arguments afin de rendre visible l'expropriation de la sexualité des femmes définie comme une sexualité « destinée à l'utilisation des autres ». Pour cette auteure, l'exploitation sexuelle des femmes est centrale dans ce qu’elle appelait le « système sexe et classe ». Pour MacKinnon (1982), l’hétérosexualité constituait la structure de l'expropriation de la sexualité des femmes, tandis que la reproduction apparaissait comme une conséquence de cette dernière. Pour sa part, Rubin (1992), suivant une perspective constructiviste, a élaboré le concept de hiérarchie sexuelle qui rend compte de la façon dont chaque société organise la sexualité selon un système de classification où certaines manières et expressions de la sexualité sont évaluées et promues, tandis que d'autres sont réprouvées. Selon Rubin (1992), la construction et le contrôle de la sexualité des femmes ont des implications significatives dans le cadre de la reproduction. En outre, divers auteurs ont indiqué que la nature institutionnelle et normative de l’hétérosexualité et (Rich, 1983). En tant qu’institution sociale, politique et historique, l’hétérosexualité constitue la clé centrale de l'oppression des femmes et de la domination masculine (MacKinnon, 1982; Millet, 1983). Dans cette perspective, la hiérarchie sexuelle est liée à l'organisation sociale de la sexualité et à l’hétéronormativité, dont l’une des conséquences est l’érotisation de l'oppression des femmes. On a ainsi soutenu que la sexualité des femmes (y compris les relations sexuelles) a été construite et définie sous des conditions et des relations sociales (patriarcales) spécifiques et inégales. L’hétéronormativité peut être définie comme une institution sociale qui doit être continûment actualisée (qui concerne des valeurs, des normes, des croyances) sur laquelle s’appuie la catégorisation hiérarchisée entre l’hétérosexualité et l’homosexualité. Cette 22 hiérarchisation construit l’hétérosexualité comme « obligation » et l’homosexualité comme « déviance », et ce, toujours par rapport aux normes sociales (Beasley, 2005). Rappelons que pendant les années 70, on a tenu à conceptualiser le genre : 1) comme différence sexuelle; 2) comme rôle de genre; 3) par rapport à la domination/oppression des femmes; 4) par rapport à la caste/classe des femmes, 5) comme un élément de la réalité socialement construite et continuellement produite et accomplie (doing gender) à travers l'interaction sociale. Ultérieurement, les années 80 se sont distinguées par le développement de nouvelles approches influencées, notamment, par les réflexions sur les identités, le postmodernisme et le tournant discursif en sciences sociales. Butler (2005) avance que le genre se reproduit à travers des pratiques culturelles et discursives qui découlent d'un cadre idéologique (et historique) qu’elle a nommé « la matrice hétérosexuelle ».7 Cette approche soutient qu'il n'existe pas d'essence sociale ou biologique stable au-delà de la performance (Butler, 2005; Beasley, 2005) et que les sexualités sont créées et sont vécues à travers cette performance. Butler (2005) interroge l'hégémonie de l’hétérosexualité en soulignant que celle-ci est seulement une performance entre d’autres possibles, une répétition compulsive et contraignante. Ces analyses ont influencé les réflexions de la théorie queer, qui propose de repenser les identités en dehors des cadres normatifs de la société. Cette théorie considère la sexuation comme constitutive d'un clivage binaire entre les sexes fondé sur l'idée de la complémentarité dans la différence qui s'actualise principalement par le couple hétérosexuel. Par ailleurs, dans ses analyses sur la sexualité, Hill-Colllins (2002 et 2002ª) a jeté la lumière sur la façon dont les hiérarchies de sexe et de genre sexualisent les inégalités de classe, mais aussi celles de race (Hill-Collins, 2002ª). Ces hiérarchies contribuent à construire les sexualités marginales comme « déviantes » ou « menaçantes » et, par conséquent, à en faire des objets de contrôle (Vance, 1992; Juliano, 2004). Pour sa part, Jackson et Scott (2002) (en suivant surtout Delphy) proposent une approche qui établit un rapprochement entre le constructivisme et le matérialisme et qui incorpore les dimensions discursives (liées au poststructuralisme). Cette approche ne considère pas les identités comme fixes et souligne l'importance des structures sociales dans la configuration de l'oppression sociale (Beasley, 2005). Ainsi, Jackson (2006) définit la sexualité comme un

7 Définie comme l'ensemble des pratiques et préceptes à travers lesquels se rendent intelligibles le soi, le corps et la sexualité dans un cadre normatif hétérosexuel. Butler cherche à dénaturaliser cette matrice. 23 discours et comme une pratique sociale (qui implique différents niveaux d'analyse), et considère la sexualité des femmes comme une des multiples facettes de leur oppression. Au niveau de la structure sociale, la sexualité est construite à travers diverses institutions sociales qui produisent des discours normatifs qui naturalisent et instituent l’hétérosexualité comme norme. Ceci ordonne non seulement la vie sexuelle, mais aussi la division des tâches et des ressources domestiques et extra domestiques (Jackson, 2006).

1.2.2 L’étude de la reproduction à partir d’une perspective de genre Pour la théorie du genre (surtout la théorie féministe), la reproduction a constitué un sujet central (Rothman, 1987). Ces théories ont souligné que la structuration des pratiques de genre autour de la reproduction n’est pas ancrée dans la biologie, mais dans les relations et les significations sociales (Connell, 2005). Depuis le début du siècle passé, divers mouvements féministes (comme le féminisme égalitaire) ont souligné, dans les traces de Simone de Beauvoir (1970), que la subordination féminine trouvait ses origines dans la reproduction (et dans les spécificités reproductives du corps féminin). Pour sa part, le féminisme radical indiquait que l'oppression des femmes était le résultat du contrôle patriarcal sur les corps et les capacités reproductives des femmes. Ainsi, libérer le corps des femmes était fondamental pour transformer la conscience politique des femmes et les faire avancer vers une autonomie individuelle. Cette perspective, qui considérait que la base de l'oppression des femmes était la reproduction et la famille nucléaire hétérosexuelle, a été considérée comme un instrument central de la subordination des femmes (Millet, 1983). L’oppression s’est exprimée dans l'assignation d'obligations sexuelles et maternelles (Rich, 1990). De surcroît, c’est au sein de la famille hétérosexuelle que la sexualité féminine a été assujettie et dirigée vers des fins procréatrices. Ces premières théorisations du sujet reconnaissaient que la maternité était un élément central et constitutif autant de l'organisation sociale que de la reproduction des relations de genre. Ces théorisations ont remis en question le caractère « naturel » de la maternité et la définition faisant de cette dernière une pratique « instinctive » et présociale. L'articulation qui a été établie dans ces premières approches, entre la libération des femmes de leur « destin reproductif » et les technologies de la reproduction, considérait que ces dernières aideraient les femmes à assumer l'autodétermination de leur vie reproductive et conduiraient à 24 dissoudre les bases de leur subordination (O' Brien, 1987). O' Brien (1987), pour sa part, soutenait que les processus reproductifs constituaient la base matérielle des relations sociales de reproduction, elle qui soulignait la nature dialectique, dynamique et historique de ces processus. Ainsi, elle soutenait que l'appropriation par les hommes de la reproduction a été socialement établie à partir de la construction du droit et de la reconnaissance paternelle sur la descendance. Soulignant le rôle des technologies contraceptives dans ces changements, elle soutenait également que l'égalité et la libération des femmes dépendaient de l'introduction des femmes sur une base égalitaire dans les processus productifs (par rapport aux hommes) et de la réintégration des hommes aux processus reproductifs. Il faut noter que ces analyses ont articulé la reproduction, le genre et les technologies de la reproduction8 en tant que points de repère historiques (O'Brien, 1987). Toutefois, dès ce premier moment, différentes perspectives sur la reproduction ont souligné le caractère patriarcal de la technologie médicale (Ehrenreich et English, 1982). Ainsi, la santé des femmes a été largement politisée dans ces réflexions qui mettaient en lumière l’existence d’une idéologie paternaliste agissant au nom « du bien-être des femmes », bien-être qui se serait traduit par la médicalisation des événements reproductifs et qui aurait contribué à réduire certaines expériences féminines du corps en autant de pathologies (Oakley, 1984; Ehrenreich et English, 1982).

1.2.3 Violence sexuelle envers les femmes et relations de pouvoir La violence est l’un des thèmes récurrents de la réflexion en sciences sociales. La violence n’est pas un trait de caractère isolé et isolable. Elle est enracinée dans le monde social et le devenir historique en tant qu’un des visages de l’oppression (Young; 2006), ce qui souligne l’importance de dévoiler son caractère systémique. En ce sens, nous pouvons affirmer que la violence résulte de l’interaction complexe de facteurs individuels, relationnels, sociaux, culturels, politiques et environnementaux (OMS, 2002). Tout d’abord, il faut noter la multiplicité des phénomènes que recouvre la violence, ce qui nous confronte aux problèmes liés à sa désignation,9 sa classification et sa définition (Le Goaziou, 2004).

8 Qui se référait initialement à la contraception, à l'avortement et aux premières expériences d'insémination artificielle. 9 Il a été souligné l’importance de considérer, dans la désignation et le traitement des violences, le fait qu’elles sont également le fruit d’une socialisation sexuée (Fassin, 2008). 25

Dans les sciences sociales et humaines, on a souvent indiqué l’impossibilité d’en arriver à une définition conceptuelle de la violence étant donné qu’elle touche des pans de réalité sociale très hétérogènes (Fougeyrollas-Schwebel, et al., 2003). En termes généraux, la violence peut être définie comme « toute contrainte de nature physique ou psychique susceptible d’entraîner la terreur, le déplacement, le malheur, la souffrance ou la mort d’un être animé » (Héritier, 1996 : 17). Ceci signifie que la violence est un phénomène10 complexe qui comporte des aspects multicontextuels et multidimensionnels, ce qui nous amène à parler « des violences » et à nous référer à différents cadres théoriques et épistémologiques pour mieux cerner son étude. Ceci signifie aussi qu’il nous faut penser la violence non seulement dans sa réalité physique, mais simultanément comme un langage symbolique, ce qui nous amène à l’analyser dans le cadre d’un ensemble de pratiques, représentations et discours publics qui l’accompagnent (Fougeyrollas-Schwebel, Hirata et Senotier, 2003). Ceci signifie enfin de reconnaître avec Fougeyrollas-Schwebel et al. (2003) que l'analyse de la violence est inséparable de l'étude de ses représentations, ce qui en fait d'emblée une catégorie hautement subjective. C’est principalement au sein du féminisme radical au cours des années 60 et 70 que la question de la violence envers les femmes a commencé à être soulevée (Morgan et Thapar, 2006). On a alors souligné l’articulation entre violence, sexualité et pouvoir ainsi que l’importance de lever le voile sur les formes historiques de cette articulation (Moore, 1994). En ce sens, on a mis en évidence comment, dans les sociétés occidentales, l’érotisation de la domination, des relations de pouvoir inégales ainsi que l’érotisation de « l’autre subordonné » sont des thèmes qui coexistent à différents niveaux (Debauche, 2007). Dans cette perspective, la domination masculine est avant tout sexuelle et exprime une hiérarchie sexualisée où ont été érotisées la subordination et la violence sexuelle sur les femmes (MacKinnon, 1982). En outre, la dimension politique de la violence sexuelle met l’accent sur le rôle que joue cette dernière dans les relations du pouvoir. N’oublions pas non plus que le féminisme radical a fortement mis l’accent sur la façon dont les rapports de pouvoir sexués se traduisent

10Sans entrer dans le détail, il ressort trois types de phénomènes : les violences physiques (viols, blessures, etc.), les violences économiques (les atteintes contre les biens) et les violences morales/symboliques (les atteintes à la dignité des personnes). Cependant, il y a une tendance à assimiler violence et atteinte corporelle (Le Gouaziou; 2004). 26 par des rapports de pouvoir en termes sexuels en assumant aussi que la violence sexuelle est une violence sexualisée (Mackinnon, 1982; Fassin, 2008). Cependant, cela ne signifie pas que les femmes n'utilisent pas de violence ou que la violence ne se produit que dans les relations hétérosexuelles. Dans cette perspective, la violence sexuelle devient un prisme privilégié, non seulement pour penser l’ordre sexuel et remettre en question l’hétérosexisme d’une part, l’hétérosexualité ainsi que la dynamique et les relations de pouvoir et de genre (Watson, 2002) d’autre part, mais aussi pour repenser les rapports ethnoraciaux et de classe sociale – nous y reviendrons plus loin. A cet égard, il a été indiqué que les femmes à faible revenu sont surreprésentées parmi les survivants de la violence sexuelle. Malgré ce constat, la tendance de la majorité des études à ce sujet fut de laisser de côté le rôle de la classe sociale et l’articulation de celle-ci avec la construction sociale de respectabilité (morale et sexuelle) (Phipps, 2009). Ces travaux ont permis de reconnaître l’articulation qui existe entre violence et domination masculine ainsi que la tendance à sexualiser le pouvoir et l’emploi de la force sur lesquels se fondent les inégalités et les hiérarchies de genre, ainsi que les rapports sociaux de sexe et l’érotisme (Moore, 1994; bell hooks, 2006; Lisak, 1991). Dans cette veine, plusieurs auteurs ont exprimé le besoin de déconstruire les masculinités et les féminités, de même que les identités de genre et les rapports sociaux de sexe, à partir de leur intersection avec d’autres catégories sociales telles que : l’ethnicité, la classe sociale, etc. (Phipss, 2009). Cette perspective a permis de remettre en question des explications psychologisantes de la violence sexuelle tout en montrant les bases socioculturelles des pratiques violentes (Lisak, 1991). Plusieurs études ont souligné la façon dont les femmes sont socialement culpabilisées et responsabilisées pour la violence sexuelle dont elles sont l’objet (Berns, 2001; Anderson et Doherty, 2008). Cette situation résulte d’une acceptation culturelle qui tolère et parfois légitime la violence envers les femmes, d’où le rôle important que jouent les relations de pouvoir et du genre dans la reproduction et l’acceptation culturelle de la violence sexuelle (et d’autres formes de violence) et, par conséquent, d’où l’importance de mettre l’accent sur les variables structurelles qui façonnent la vision que nous avons de ce problème et les réponses sociales qui en découlent (Watson, 2002; Erviti, Castro et Sosa-Sánchez, 2007). Par exemple, en ce qui concerne la violence lors de relations de fréquentation (dating violence) 27 certaines études, celle de Chung (2005) par exemple, ont montré que les expériences et les définitions des jeunes femmes à l’égard de la violence, de l’abus et de la coercition (sexuelle, mais pas exclusivement) lors de ces relations sont négociées à travers des discours contradictoires sur l’hétérosexualité, l’amour, la romance, le genre, l’individualisme et l’égalité. Par conséquent, la capacité des jeunes femmes de négocier leurs relations de couple en termes plus égalitaires est affectée, réduisant ainsi la possibilité de négocier des relations sexuelles sans risque. En ce qui concerne la violence sexuelle, il faut souligner qu’elle a toujours constitué et constitue encore l’objet d’un tabou. La violence sexuelle se définit comme « tout acte sexuel, tentative pour obtenir un acte sexuel, commentaires ou avances de nature sexuelle, ou actes visant à un trafic ou autrement dirigés contre la sexualité d’une personne en utilisant la coercition, commis par une personne indépendamment de sa relation avec la victime, dans tout contexte, y compris, mais sans s’y limiter, le foyer et le travail » (OMS, 2002 : 165). La violence sexuelle comprend le viol. Cependant, les différentes formes de violences sexuelles comprennent aussi les agressions sexuelles sans contact (y compris les avances sexuelles importunes et le harcèlement sexuel), la prostitution forcée, la traite des êtres humains à des fins sexuelles, la coercition sexuelle ainsi que les violences sexuelles « coutumières » (Wagman et al., 2009). On a également indiqué comment le viol contribue à instituer les inégalités entre les sexes au moyen de la sexualité (Fassin, 2008). Par viol, on entend « tout acte de pénétration, même légère, de la vulve ou de l’anus imposé notamment par la force physique, en utilisant un pénis, d’autres parties du corps ou un objet » (OMS, 2002). Lorsqu’il y a viol d’une personne par deux ou plusieurs agresseurs, on parle de viol collectif. Notons enfin que le viol inclut la possibilité de viol entre époux. À cet égard, les féministes des années 70 ont montré qu’il fallait comprendre le viol en termes de puissance, de relations de pouvoir, en assumant que cette violence parle du pouvoir et de l’ordre sexuel dominant (Anderson et Doherty, 2008). De la même manière, à la fin des années 60, le viol a été reconnu comme une des formes les plus extrêmes de violence à l’encontre des femmes, l’expression de rapports de domination entre les sexes (Fougeyrollas-Schwebel et al., 2003). Brownmiller (1975) considère que le viol est le mécanisme fondamental qui permettrait aux hommes, en général, de perpétuer leur 28 domination sur les femmes. De cette manière, les féministes ont rendu visible le fait que le viol est une arme importante permettant au patriarcat de maintenir les femmes à leur place. De son côté, Griffin (1971) affirme que l’existence du viol profite à la classe dominante des mâles blancs. Cette auteure a défini le viol comme une forme de terrorisme qui limite brutalement la liberté des femmes et qui les rend dépendantes des hommes. Plus tard, dans les années 80, le viol a été totalement politisé et conceptualisé comme un problème politique (Morgan et Thapar, 2006). Récemment, on a suggéré qu’il existerait un « continuum entre la sexualité ordinaire et la sexualité violente, entre les hommes et les violeurs » (ce qui ne signifie pas de réduire les premiers aux seconds). Ce continuum nous oblige à nous interroger sur l’hétérosexisme et l’hétérosexualité normative (Anderson et Doherty, 2008), ainsi qu’à rendre visible que la plupart des définitions du viol excluent les cas d’un viol commis par une femme (Debauche, 2007). Par ailleurs, on considère que la normativité hétérosexuelle et les pratiques sexuelles qui en découlent sont marquées par la dynamique de genre, qui favorise la domination et la subordination des femmes en donnant peu d’espace à leur autonomie sexuelle et à leur plaisir. Qui plus est, cette dynamique s’articule à travers l’existence d’une culture du viol (rape supportive culture) qui le tolère et le banalise (Griffin, 1971; Suarez et Gadalla, 2010). À cet égard, bell hooks (2006) avance que pour transformer la culture du viol (rape culture) il faut déconstruire et remettre en question l’érotisme hétérosexuel qui a construit historiquement le désir dans un cadre sexiste. Les mythes sur la sexualité, la définition sociale de ce qui est « érotique » ainsi que les « jeux de séduction » (Erviti et al., 2007) qui découlent de la normativité hétérosexuelle contribuent à la romantisation et l’érotisation des pratiques violentes (Chung, 2005; Anderson et Doherty, 2008). Nous pouvons définir les mythes sur le viol comme étant l’ensemble des stéréotypes, des fausses croyances et des attitudes envers le viol, les victimes du viol et les violeurs. Ces mythes sont enracinés dans les présupposés culturels sur la féminité, la masculinité et l’hétérosexualité normative. Plusieurs de ces mythes se trouvent ancrés dans la culture populaire (Suarez et Gadalla, 2010). L’érotisation et la normalisation des pratiques coercitives au sein des relations hétérosexuelles sont socialement définies comme étant « agréables » (pleasurables) lors des rencontres sexuelles (Anderson et Doherty, 2008). Suivant cette perspective, Watson (2002) soutient que le viol est un 29 comportement qui, dans les sociétés patriarcales, exprime et « synthétise » la virilité masculine dans un contexte où les relations hétérosexuelles sont construites comme des relations de domination masculine et de « résistance-subordination » féminine. Cependant, il faut noter que la normativité hétérosexuelle a des effets significatifs sur les relations de pouvoir et sur le désir sexuel lors des relations homosexuelles. De surcroît, on a récemment affirmé que la citoyenneté façonne les significations et les définitions données au harcèlement sexuel (Welsh, Carr et al., 2006). Le harcèlement sexuel, le viol ainsi que d’autres formes de violence sexuelle sont incorporés dans un système interconnecté de configurations sociales (comme celles de race, de genre, de citoyenneté, etc.). À cet égard, certaines études ont commencé à employer le concept de « harcèlement sexuel racialisé » pour dévoiler comment les expériences des femmes « de couleur » n’impliquent pas seulement la discrimination sexuelle, mais aussi raciale. Ajoutons qu’on a souligné l’existence d’une relation étroite entre la tendance à culpabiliser les victimes de viol (hommes et femmes) et l’acceptation des croyances et des stéréotypes liés aux mythes sur le viol qui circulent dans la société (Watson 2002; Sleath et Bull, 2010). En effet, ces mythes découlent des contextes socioculturels marqués par la normativité de genre et construisent des justifications socialement « acceptables » du viol. Ces justifications (auxquelles se réfère le lexique « des motifs » liés aux mythes sur le viol) fonctionnent comme techniques de neutralisation de la violence sexuelle (Suarez et Gadalla, 2010). Ces techniques, socialement produites et gérées, contribuent à la banalisation des agressions sexuelles et des viols (en transférant la responsabilité de l’agression aux victimes), assurant du coup autant la reproduction de telles agressions que l’invisibilité de leurs mécanismes de reproduction (Anderson et Doherty, 2008). Par ailleurs, il faut noter que la violence sexuelle peut être dirigée contre les hommes et les femmes, ce qui oblige à élargir la notion de violence liée au genre et de se pencher sur les relations de pouvoir établies entre les hommes. Bien que partout dans le monde, tout contexte confondu, les filles et les femmes courent un plus grand risque d’être agressées sexuellement au cours de leur existence (Suarez et Gadalla, 2010). Néanmoins, force est de constater que certaines situations (par exemple, dans le contexte de conflits armés, quand ils sont emprisonnés, etc.) exposent les hommes aux agressions sexuelles et à la violence sexuelle. Il faut souligner ici que le viol, tout comme d’autres formes de coercition sexuelle 30 dirigées contre les hommes, peut être perpétré dans divers contextes, comme pendant les guerres, et dans divers endroits, y compris au foyer, en milieu de travail, dans l’armée, , dans les prisons, etc. (OMS, 2002). La violence sexuelle contre les hommes et les garçons constitue un problème important (Dorais, 2008). Encore bien des tabous sont associés aux agressions sexuelles sur des personnes de sexe masculin à cause du processus de socialisation (Dorais, 2008). Il faut noter que, exception faite de celle subie pendant l’enfance, la violence sexuelle est dans une large mesure négligée dans la recherche (OMS, 2002). On a souligné que le viol perpétré par un homme est l’agression la plus fréquente (OMS, 2002) et que les hommes sont généralement agressés sexuellement par des hommes. Il faut noter que la violence sexuelle commise à l’égard des hommes est rarement justifiée par le seul besoin sexuel de l’agresseur. Comme dans le cas de la violence sexuelle commise envers les femmes, les relations de pouvoir jouent un rôle central dans cette forme de violence. Plus généralement, elle constitue un moyen de conquérir le pouvoir ainsi qu’un instrument de contrôle et d’humiliation. Cette violence est dirigée surtout (mais pas exclusivement) envers les hommes qui appartiennent aux minorités non hétérosexuelles ou des garçons (Tomsen et Maerkwell, 2009). La plupart des experts pensent que les statistiques officielles sous-estiment grandement le nombre d’hommes victimes de viol. Les faits suggèrent que les hommes victimes d’agression sexuelle s’adresseront encore moins que les femmes aux autorités. Cela tient notamment à l’existence des mythes et des préjugés dont est fortement imprégnée la société sur la sexualité et les identités masculines qui empêchent les hommes de parler de leurs expériences (OMS, 2002). Par exemple, Anderson et Doherty (2008) montrent que les participants à leur étude considèrent le viol commis à l’encontre des hommes hétérosexuels « plus grave » que celui commis envers les femmes ou les hommes homosexuels. Pour ces auteures, ceci découle d’une hiérarchie de la souffrance façonnée par des valeurs et des stéréotypes culturels sur la sexualité et l’hétéronormativité. Pour leur part, Morgan et Thapar (2006) précisent que, pour mieux saisir la pluralité et la reproduction des différentes formes de violence, il faut mettre au cœur de ces analyses la violence symbolique et leurs traits (complicité, consentement, méconnaissance) en les identifiant dans la vie quotidienne. Cette perspective assume donc que la violence symbolique est au fondement de la domination quotidienne . La violence symbolique ne s’exerce pas sur les corps, mais bien 31

à travers eux (Morgan et Thapar, 2006). Dans cette même veine, on a insisté sur le fait de ne pas opposer la violence symbolique aux autres types de violence (physiques, psychiques, sexuelles, etc.), mais plutôt de reconnaître qu’elles sont imbriquées. La violence symbolique est définie comme la « violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s'appuyant sur des “attentes collectives”, des croyances socialement inculquées. « Comme la théorie de la magie, la théorie de la violence symbolique repose sur une théorie de la croyance ou, mieux, sur une théorie de la production de la croyance, du travail de socialisation nécessaire pour produire des agents dotés des schèmes de perception et d'appréciation qui leur permettront de percevoir les injonctions inscrites dans une situation ou dans un discours et de leur obéir » (Bourdieu, 1994 : 188). Ainsi, les actes de domination symbolique s’exercent en dehors des contraintes physiques, avec la complicité objective et le consentement implicite des dominés, parce que les dominés appliquent les catégories construites du point de vue des dominants aux relations de domination apparaissant comme étant « naturelles » (Bourdieu, 1998), de telle sorte que les effets de son efficacité sont inscrits dans les corps sous forme de dispositions durables.

1.2.4 Synthèse des approches sur la sexualité, la reproduction et la violence sexuelle adoptées dans cette étude Nous considérons que la sexualité et la reproduction sont deux domaines centraux pour l'analyse sociologique dans une perspective qui permet leur dénaturalisation et qui rend visibles leurs dimensions politique et idéologique. En outre, nous devons mettre l'accent sur le fait que la sexualité est un concept équivoque, polysémique et multidimensionnel qui implique plus que le corps. Notre étude prend comme point de départ le présupposé selon lequel les relations sociales sont notamment constituées à travers et par la sexualité. Nous insistons sur l’existence de deux dimensions essentielles pour la compréhension et l’étude de la sexualité et de la reproduction : la dimension politique et la dimension sociale. Pour ce faire, il faut reconnaître que la sexualité et la reproduction sont vécues et exprimées dans le cadre de relations de pouvoir (inégales), ce qui nous exige de prendre en considération les rapports de genre, de race/ethnicité et de classe, rapports qui sont variables historiquement et culturellement selon le contexte où ils ont lieu. Ainsi, on considère qu’aucune activité ou 32 pratique sexuelle ou reproductive ne peut sociologiquement être comprise du moment où elle est séparée des conditions politiques et sociales dans lesquelles elle se produit. La perspective à travers laquelle nous nous proposons d’étudier la sexualité nous permettra de dévoiler le rôle de la classe, de la race/ethnicité et du genre, mais aussi celui de l'État et des institutions dans l'organisation de la vie sexuelle (et de la vie reproductive). Pour ce faire, il faut donc penser en termes de structures et non seulement en termes d'identités. Autrement dit, la reconnaissance de l'instabilité des catégories ne doit pas empêcher d'interroger les dimensions structurelles de l'oppression sexuelle et reproductive (et d'autres formes d'oppression), en assumant que les économies politiques du sexe et de la reproduction convergent avec d'autres économies politiques (Young, 2004, 2005). Par ailleurs, cette revue de la littérature nous a permis de souligner l'importance d’étudier la sexualité et la reproduction en mettant à contribution les apports des études sur le genre. Grâce à elle, nous avons pu rendre visibles diverses pratiques et relations sociales qui contribuent à la construction sociale et symbolique non seulement de la différence sexuelle, mais aussi de la reproduction et de la sexualité. Concernant les technologies reproductives et les NTR, nous soulignons le besoin de reconnaître qu'elles sont des objets de la science médicale, ce qui signifie qu'elles ne sont pas des réalités stables ni des découvertes « neutres » sur le corps humain et la maladie. Au contraire, elles sont des constructions historiques, les faits « scientifiques » étant le résultat de processus sociaux et politiques produits à travers le discours et les pratiques sociales (Nettleton, 1995). Finalement, en regard de la violence sexuelle, les perspectives présentées lors de cette revue nous permettent de remettre en question des explications psychologisantes sur la violence sexuelle en dévoilant les bases socioculturelles des pratiques violentes ainsi que leur caractère systémique (Lisak, 1991). De plus, nous considérons que l’analyse sociologique de la violence permet de remettre en question l’ordre sexuel, l’hétérosexisme, l’hétérosexualité ainsi que la dynamique et les relations de pouvoir et de genre (Watson, 2002). En même temps il est nécessaire de mettre en lumière les mécanismes sociostructurels à travers lesquels se confirme l’acceptation culturelle de la violence sexuelle.

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1.3 Les rencontres médecins-patient et le processus de médicalisation Dans une perspective sociologique, les analyses des relations médecin-patient peuvent être catégorisées en deux grands groupes. D'une part, il y a les approches macrostructurelles comprenant celles élaborées dans le cadre du structuro-fonctionnalisme et celles élaborées dans le cadre du marxisme (qui insistent sur le conflit social). D'autre part, il y a les approches microsociales qui se sont concentrées principalement sur les interactions, grâce aux perspectives ethnométhodologique et interactionniste (Nettleton, 1995). La première étude sociologique de la relation médecin-patient est celle de Parsons (1951). Dans son modèle, le rôle du malade va au-delà de ce qui est biologique, car Parsons inclut aussi les attentes institutionnalisées (droits et obligations) envers la personne malade. Nous pouvons affirmer que ce modèle de la relation médecin- patient se fonde sur la réciprocité, mais aussi sur l'asymétrie entre les sujets. Donc, dans ce modèle fonctionnaliste, les asymétries sont estimées comme désirables et nécessaires pour maintenir une distance entre le patient et le médecin, facilitant le rôle de ce dernier (Lupton, 2003). Il faut donc ici considérer la reconnaissance de la domination et de l'autorité du médecin sur laquelle repose la relation. Cependant, de nombreux auteurs ont critiqué le modèle parsonien à cause de son caractère normatif et réductionniste. Ce modèle ne tenait pas compte des aspects subjectifs de la maladie et exprimait un ethnocentrisme marqué (Kurtz et Chalfant, 1984). De plus, le modèle de Parsons définissait la relation médecin-patient comme intrinsèquement consensuelle et fonctionnelle (dans la mesure où les acteurs jouent leur rôle), malgré le fait qu’elle soit marquée par un rapport de pouvoir nettement déséquilibré, rendant ainsi invisibles les contextes social et politique dans lesquels ces interactions se déroulaient (Lupton, 2003). Freidson (1984), qui a été l’un des premiers à aborder l'interaction médecin-patient, souligne la présence de conflits et d'intérêts contradictoires et soutient que la médecine ne se caractérise pas par l'universalisme et le bien-être du patient; au contraire, il considère que la profession médicale est un groupe d’intérêt au même titre que tous les autres qui existent dans la société et observe la concentration croissante du pouvoir tomber aux mains des professionnels médicaux au cours du XXe siècle. Pour Freidson, un conflit de perspectives est présent (à divers degrés) dans la relation médecin-patient, puisque les 34 participants de cette interaction proviennent, selon lui, d’au moins deux systèmes sociaux différents. De plus, il évoque l'existence d'un système de référence profane (lay referral system) qui renvoie aux variables référentielles et contextuelles du patient (culturelles, socio-économiques, etc.) qui, elles, complexifient la relation et renforcent le conflit lors de la consultation thérapeutique d’une part, et qui font du patient un acteur d’autre part (Freidson, 1984, 1975). En vertu de son modèle, Freidson accorde une importance spéciale aux contextes social et organisationnel dans lesquels se produisent les rencontres médecin- patient en établissant que la configuration relationnelle « activité-passivité » est plus probable de s’imposer quand le statut social du patient est faible et quand la maladie dont il souffre appartient au répertoire des maladies socialement stigmatisées. En suivant cette perspective, une importance particulière est accordée au rôle que jouent les processus de négociation dans la relation médecin-patient, ainsi qu’à l’appartenance du professionnel médical et du patient aux différents groupes sociaux et contextes culturels (Kurtz et Chalfant, 1984). D'ailleurs, les études sur la relation médecin-patient réalisées à partir des années 70 se sont concentrées sur le rôle de la communication face à face (face-to-face) dans la rencontre médecin-patient. Ces études ont démontré que, entre les patients et les professionnels médicaux, les différences relatives au statut, au niveau d'éducation (et de formation professionnelle) et à l’autorité constituent d'importants obstacles dans cette communication. Par exemple, Waitzkin (1991) dit que la classe sociale joue un rôle central dans la communication pendant les rencontres médecin-patient, où le statut économique émerge comme un facteur déterminant tant dans la transmission de l'information de la part du médecin que dans la réception de cette dernière par le patient. Il affirme que l'interaction qui a lieu dans les rencontres médecin-patient reflète et renforce les structures sociales à travers le langage et l'échange communicationnel établi pendant cette interaction. Ainsi, on considère que ce que les patients et les médecins disent pendant la rencontre renforce les conceptions idéologiques particulières et les conditions sociales du contexte. Dans cette perspective, Waitzkin (1991,1979) indique que les patients provenant de classes sociales inférieures ont moins d'initiative pour exprimer leur désaccord dans l'interaction médecin- patient que des patients provenant de classes sociales plus favorisées. Waitzkin (1991) définit les rencontres médecin-patient comme des processus micro et macrosociaux au sein 35 desquels interviennent différents facteurs tels que les contextes sociaux des participants, les institutions sociales, les idéologies (institutionnelle, professionnelle, de genre, de race, etc. des participantes dans l’interaction), ainsi que les savoirs médicaux et profanes. En fait, pour Waitzkin (1991), lors des rencontres médecin-patient, les racines sociales et structurelles de la souffrance personnelle (personnel suffering) deviennent invisibles et l’idée selon laquelle les critères d’une bonne santé ne se limitent qu’à la capacité de travailler et le fait « d'être productif » se renforce. En ce qui touche, la micropolitique des rencontres médecin–patient, celle-ci nous permet de dégager comment diverses inégalités sociales se manifestent et se reproduisent dans l'interaction avec les professionnels de la santé. Ceci implique de reconnaître que les rencontres médecin-patient sont des processus micro et macrosociaux dans lesquels entrent en jeu différents facteurs tels que le contexte social duquel sont issus les participants, les institutions sociales, les idéologies (institutionnelles, professionnelles, de genre, de race, etc. des personnes participant à l’interaction) et les savoirs médicaux et profanes. Cette approche permet de révéler les dimensions sociales (de genre, de classe, d'ethnie, etc.) qui façonnent autant l'organisation et la gestion sociales de la reproduction que les pratiques sociales définies (institutionnelles et individuelles) autour de cette dernière. Cette perspective contribue aussi à montrer l'existence de différents facteurs qui influencent les asymétries de pouvoir dans les rencontres médecin-patient (comme l'ethnicité, l'âge, le statut civil et la taille de la famille). En outre, on a observé des rencontres médecin–patient que les professionnels médicaux stigmatisent et élaborent des jugements moraux sur leurs patients (Roth, 1981; Lupton, 2003). Par exemple, à partir d'une étude effectuée dans les services hospitaliers d'urgence, Roth (1981) a démontré comment les jugements moraux posés par le personnel médical influencent la disposition, la qualité de l'attention prêtée au patient et l'interaction que les soignants établissent avec les patients. Ceci a été démontré principalement dans l'interaction établie avec des patients classés comme « alcooliques » ou « sales », qualifications qui sont accompagnées d’autres indicateurs qui font allusion à la classe sociale, l’âge, etc. (Roth, 1981). On a suggéré que la conduite des professionnels médicaux est conditionnée par des processus d'étiquetage des patients qui sont faits en fonction de divers attributs individuels et qui font référence à une taxonomie d'origine morale sur les 36

« types de patients » (Lupton, 2003; Roth, 1981; Erviti et al., 2006). Ces évaluations sont le résultat de l'application de principes professionnels, de visions et de divisions du monde (Bourdieu et Wacquant, 1995) qui tendent à ordonner le cadre médical en différenciant les patients « collaborateurs » des patients « problématiques » (différenciation définie à partir du degré d'obéissance du patient dans l'interaction), les patients « désirables » des « indésirables », les maladies « normales » des afflictions « anormales », celles « légitimes » de celles « illégitimes ». Plus spécifiquement, la cause de la recherche d'attention médicale « est justifiée », « une véritable urgence », qu'il s'agit d'un citoyen « respectable (Roth, 1981). De surcroît, en plus de montrer l'influence de facteurs comme la classe et la race dans l'interaction médecin-patient, on a constaté que ces interactions s’avéraient centrales pour analyser les relations de pouvoir et de genre (Chapman et Berggren, 2004). Diverses études insistent sur l'importance des conditionnements de genre dans les rencontres médecin-patient puisque les patients sont traités de façon différentielle selon leur genre, mais aussi selon le genre des professionnels de la santé . Ces études ont montré comment la domination médicale est liée aux inégalités de genre à travers la signification historique qu'ont acquise les femmes en tant que « patients » potentiels et en tant que « sujets » de recherche médicale (Turner, 1995). Finalement notons que l'analyse de l'interaction médecin-patient11 dans le domaine de la santé reproductive permet de faire ressortir les dimensions sociales (de genre, de classe, d'ethnie, etc.) qui empreignent tant l'organisation et la gestion sociales de la reproduction et de la sexualité que les pratiques sociales (institutionnelles et individuelles) autour de ces dernières. Elle donne accès aux significations et aux relations sociales qui renvoient directement aux valeurs sociales dominantes et qui s’expriment à travers la gestion de la reproduction : non seulement la vision de cette reproduction, mais aussi la position des femmes et des hommes dans la société, ainsi que les différents niveaux de l'ordre social qui soutiennent diverses inégalités sociales.

11 L'emploi du masculin a été privilégié afin d'alléger le texte. 37

1.3.1 Médicalisation, sexualité et reproduction : une lecture à partir de la perspective de genre La médicalisation peut être définie comme le processus à travers lequel les problèmes non médicaux sont définis et abordés en termes médicaux (Conrad, 2005). La thèse de la médicalisation des sociétés « modernes » suggère que, bien que la participation de la médecine dans le contrôle social ne soit pas quelque chose de nouveau, l’expansion de la médecine vers d’autres domaines fait en sorte que les étiquettes de « sain » et « malade » sont appliquées dans un plus grand nombre de sphères de l'existence humaine (Zola, 1972), tout comme le contrôle social qu'exercent les professionnels médicaux. Ainsi, on observe de plus en plus les conduites socialement désapprouvées comme recevant l’étiquette de « maladie » (Freidson, 1984). Dans cette perspective, la médicalisation de l’existence, dans ses diverses expressions, renforce l'autorité médicale en assignant aux professionnels médicaux la responsabilité de délimiter les paramètres des conduites et des événements comme « normaux » ou « pathologiques ». Il faut souligner que le processus de médicalisation est aussi un processus dynamique. Pour Cornwell (1984), la médicalisation relève d’une partie du processus de rationalisation plus large que Habermas a défini comme étant l'élément clef de la modernisation. Cornwell(1984) dit de la rationalisation qu’elle est le processus qui a lieu quand la vie sociale est transformée par la substitution des légitimations traditionnelles par les légitimations modernes. Dans cette perspective, la médicalisation décrit les changements survenus dans la vision occidentale du corps et de l’esprit à partir du développement des connaissances scientifiques. Cependant cela ne veut pas dire que la médicalisation exerce une domination absolue et homogène grâce à ses explications scientifiques et médicales dans le monde social et dans la société. Ainsi, pour Cornwell, la médicalisation est un processus hétérogène qui touche les différents groupes et contextes sociaux avec une intensité variable. En même temps, nous pouvons affirmer que la médicalisation est étroitement liée à la notion de construction sociale de la réalité (Nettleton, 1995), en postulant que la connaissance et les pratiques médicales autour de la santé sont des constructions historiques (Lupton, 2003). Dès lors, il faut reconnaître que les catégories se saisissant de la maladie et de ce qui est défini comme « pathologique » contribuent au renforcement des structures et valeurs sociales 38 existantes en naturalisant les relations et les inégalités sociales (Taussig, 1980). Taussig (1980) soutient que la correspondance entre les relations sociales et la construction de la maladie travaille dans deux directions : d’’un côté, les relations sociales contribuent à construire les maladies; de l’autre côté, le « langage de la maladie »,lequel est assumé comme « naturel », contribue réifier les relations sociales. On a ainsi indiqué que les objets de la science médicale ne sont pas des réalités stables ni des découvertes neutres à propos du corps humain et de la maladie. Au contraire, ceux-ci sont des constructions historiques continûment renégociées, où la reconnaissance des faits « scientifiques » son le résultat de processus sociaux contingents qui sont produits à travers le discours et les pratiques sociales (Nettleton, 1995). De cette façon, l'institution médicale est une institution qui, en articulation avec d’autres institutions sociales, participe activement dans le processus de subordination de divers groupes sociaux (Turner, 1992, 1995). Par ailleurs, il se dégage de la critique féministe et des études de genre dans le champ de la santé que la société a été historiquement organisée à partir de l'inégalité de genre (Lorber, 1997), ce qui, articulé avec la thèse de la médicalisation en Occident, conduit à reconnaître que la connaissance et la science médicales ne sont pas des pratiques sociales neutres, mais qu’elles constituent un mécanisme supplémentaire de maintien de la subordination des femmes (Ehrenreich et English, 1982; De Koninck, Saillant et Dunningan, 1983). La profession médicale exercerait une autorité sur les groupes sociaux subordonnés (Turner, 1992), considérant le rôle central de l'institution médicale en conjonction avec d’autres institutions sociales pour reproduire les valeurs patriarcales qui régulent et contrôlent la sexualité et la capacité reproductive des femmes (Lupton, 2003). Nous disposons de divers travaux qui abordent la médicalisation de phénomènes initialement considérés « naturels » (comme le cycle menstruel) comme moyen de contrôle et domination sur les femmes (Ehrenreich et English, 1982; Scully, 1994). Ainsi, il a été avancé que les expériences oppressives (dans le cadre de la santé, de la sexualité et de la reproduction) sont socialement construites et façonnées par la médiation de diverses institutions sociales et ne sont pas le résultat de la biologie ou d'une différence sexuelle corporelle (Annandale et Clark, 1996; Scully, 1994). Par exemple, Oakley (1984) soutient que l'État exerce des contrôles indirects à travers des politiques économiques et sociales mises en œuvre par diverses professions, dont la profession médicale. 39

Quant à la médicalisation de la sexualité, celle-ci s’est exprimée, d'une part, par la stigmatisation de certaines pratiques sexuelles et, d’autre part, par la définition sociale de qui sont ou doivent être les sujets de la sexualité. La médecine a transformé des fonctionnements sexuels « inadéquats » en objets d'intervention médicale. À ce sujet, Tiefer (1994) affirme que la médicalisation de la sexualité masculine a contribué à perpétuer la définition phallocentrique de cette dernière en réifiant les corps masculins, ce qui a contribué à créer des surveillances médicales et des contrôles médicaux dirigés vers les hommes. De cette manière, la médicalisation a contribué à régulariser le phallocentrisme en introduisant de nouveaux standards de fonctionnement sexuel (Stephens, 2007), ce qui constitue une partie intégrale de la construction des identités de genre et des subjectivités sexuelles contemporaines. En ce qui a trait à la médicalisation de la sexualité féminine, le travail d'Ehrenreich et English (1982) a problématisé « la politique sexuelle de la maladie » appliquée par la médecine, laquelle a non seulement participé au contrôle des corps, de la sexualité et de la capacité reproductive des femmes, mais a également « hystérisé » le corps (et l'identité) de la femme. Ce processus définit et analyse le corps de la femme comme saturé de sexualité et sous l'effet d'une pathologie qui lui serait intrinsèque et donc intégrée au champ des pratiques médicales (Ehrenreich et English, 1982; Foucault, 1976). De surcroît, le processus de médicalisation dans les sociétés contemporaines a acquis des caractéristiques et des expressions spécifiques dans le cadre de la reproduction. Par exemple, des études comme celle de Scully et Bart (2003) ont abordé la construction de la « normalité » au moyen du discours médical en indiquant que, dans ces discours, la « normalité » pour les femmes est définie par des caractéristiques « féminines » (comme une vie centrée sur la reproduction et sur la vie domestique). Ces caractéristiques renforcent les discours hégémoniques et reproduisent la domination des femmes en ayant des répercussions sur l'interaction entre les professionnels médicaux et les patientes (Foster, 1999). Nous y reviendrons. Par ailleurs, on a démontré comment divers événements du cycle reproductif (comme la menstruation, la ménopause, l’accouchement etc.) ont été définis selon la médecine comme des « problèmes médicaux » et par conséquent comme des objets d’intervention et de contrôle médicaux (Martin, 1992; Oakley, 1984). Ceci contribue à naturaliser la surveillance continue des corps féminins et des événements qui n’étaient pas 40 considérés du domaine médical, en transformant l'interprétation et les expériences des femmes par rapport à ces événements (lesquels ont tendance à être interprétés en termes médicaux) (Davis- Floyd, 1987). Nous verrons plus loin que les nouvelles technologies reproductives (NTR)12 ont joué un rôle central dans ce processus (Rothman, 1987,1989; Corea, 1988). De plus, diverses études ont indiqué l'importance de mettre en évidence le contexte dans lequel se déroulent les interventions médicales sur le corps des femmes en problématisant les raisons pour lesquelles certaines femmes maintiennent une « attitude favorable » face aux interventions médicales (Fordyce et Maraesa, 2012). Cela démontre le poids des contextes sociaux (économique, politique, culturel, institutionnel, idéologique, etc.) dans lesquels se déroule la grossesse et dans lesquels sont faits les choix reproductifs (Lazarus, 1994; Lupton, 1995). Dans le prolongement de ces analyses, il est nécessaire de souligner que, dans le modèle biomédical, les femmes enceintes deviennent de plus en plus responsables des résultats de la grossesse et de l’accouchement. Ceci contribue à construire les femmes comme des sujets de sanctions, de régulations et de contrôles médicaux, moraux, sociaux et légaux pendant la grossesse (Fordyce et Maraesa, 2012; Lazarus, 1994). Ces contextes restreignent les possibilités reproductives (et même les choix reproductifs) à un nombre limité d'« options raisonnables » et socialement acceptées. Ceci conduit à mettre en lumière la manière dont les femmes sont informées sur les options qui s’offrent à elles et sur la façon dont les institutions médicales définissent ce qui est négociable ou non en examinant « la façon dont ces technologies sont proposées et/ou imposées aux femmes, et correspondent à des choix ou à des contraintes voire à des coercitions » (Akrich et Laborie, 1999 : 10). Cela implique d’interroger les notions de « choix » et de « libre décision » en assumant que les pratiques et les décisions reproductives se déroulent dans un contexte concret dans lequel se catégorisent et se valorisent de façon différentielle tant le corps des femmes que les résultats des événements reproductifs (grossesses, accouchements, etc.) (Fordyce et Maraesa, 2012; Ellison, 2003).

12 Les nouvelles technologies reproductives (NTR) comprennent une vaste variété d'interventions technologiques en reproduction, incluant : l’avortement, les technologies prénatales (telles que l'ultra-son, les diagnostics génétiques, les dépistages), ainsi que les technologies contraceptives et de la conception. 41

Par ailleurs, on a montré comment différentes procédures gynéco-obstétriques de routine et interventions médicales (telles que l'épisiotomie, la position semi- horizontale/horizontale de la femme pendant l'accouchement, etc.) ont été introduites sans évaluer systématiquement leur efficacité (Davis-Floyd et Davis, 1996) pour faciliter la tâche des spécialistes et sans nécessairement vouloir faciliter le processus d'accouchement lui-même (ce qui a parfois aggravé les effets iatrogènes de ces procédures sur les femmes et sur les nouveau-nés) (Kitzinger, et al., 2006). Ainsi, dans le contexte de la médicalisation de la reproduction, on a critiqué le fait que les interventions médicales soient socialement présentées comme « sûres », non douloureuses et potentiellement désirables et idéales pour toutes les femmes (Mello et Souza, 1994). En ce qui concerne les technologies contraceptives, certains travaux ont souligné l’existence d’une acceptabilité différentielle des risques liés à ces technologies selon le sexe des personnes auquel ces technologies sont destinées (Van Kammen et Oudshoorn, 2004; Barroso et Corea, 1991). Ces études ont montré comment la production, l'innovation et l'incorporation des technologies (reproductives et contraceptives) supposent ainsi plusieurs processus sociaux, politiques et idéologiques complexes et genrés (gendered). Cela signifie de reconnaître premièrement que les choix qui entrent en jeu dans le développement de nouvelles technologies contraceptives ne sont pas des choix neutres. Deuxièmement, cela signifie que ces technologies peuvent avoir différentes utilisations et significations selon la réinterprétation donnée en différents contextes par les acteurs sociaux qui les emploient et les incorporent. Troisièmement, il faut prendre compte du fait que la culture et l'organisation sociale et institutionnelle façonnent tant le développement de certaines technologies que l'utilisation et l’expansion de celles-ci dans les pratiques contraceptives (Dudgeon et Inhorn, 2004). Par surcroît, certaines études ont mis en évidence le fait que les technologies prénatales (comme l'ultra-son, le dépistage et l’échographie fœtale), qui avaient été initialement introduites pour contrôler les grossesses à « haut risque », sont devenues par la suite des pratiques courantes du « contrôle de la grossesse » (Kitzinger et al., 2006). Ainsi, il a été indiqué que les technologies prénatales comme l'ultra-son (dépistage) ou la diffusion des examens d'amniocentèse et de plasma pour « garantir » l'absence de malformations génétiques peuvent également contribuer à l'accroissement de pratiques eugénésiques 42

(Oakely, 1984, 1993; Nettleton, 1995; Akrich et Laborie, 1999)13 ou à la construction de nouveaux paramètres de « qualité » et « normalité » fœtale (Rapp, 1998). En même temps, ces études ont problématisé (et politisé) la manière dont les nouvelles techniques reproduisent tant les divisions sexuelles que diverses inégalités sociales. En ce qui a trait aux NTR (nouvelles technologies reproductives), nous devons indiquer leur rôle dans le processus de médicalisation et dans les expériences reproductives. Nous insistons sur le besoin de politiser la manière dont les NRT (surtout celles utilisées en matière de contraception) reproduisent les divisions sexuelles ainsi qu’un certain ordre social et corporel qui expriment les rapports inégaux de genre, de classe, d’ethnicité, etc. dans les domaines de la reproduction et de la sexualité (Oakley, 1987; Petchesky, 1987). Cela nécessite de reconnaître que ces technologies s’inscrivent non seulement dans la trajectoire des acteurs sociaux, mais aussi dans l’histoire des politiques publiques de santé et de contrôle démographique (Akrich et Laborie, 1999), histoires auxquelles participent à différents niveaux divers acteurs et institutions tels que les femmes, l’État, l’Église et les institutions médicales. Cependant, penser la médicalisation comme facteur de reproduction des inégalités ne signifie pas pour autant nier que les NTR ont introduit des changements sociaux majeurs en donnant de nouveaux modèles d’interprétation des binômes nature- culture, sexe- genre, etc., et en produisant de nouvelles options et/ou de nouvelles pressions sur les vies sexuelles et reproductives des acteurs sociaux (Rapp, 1998). Dans ce sens, il devient nécessaire d’examiner comment les technologies reproductives (en incluant les technologies contraceptives) ont été saisies, appropriées ou même rejetées par les femmes et les hommes placés dans divers contextes particuliers.

1.4 Théories et concepts sur la race et l’ethnicité Dans cette section nous allons présenter une revue théorique et conceptuelle sommaire des notions de race et d’ethnicité. Malgré le fait que la race et l’ethnie soient socialement comprises comme des catégories fixes, invariables et objectives, nous mettrons en lumière leur caractère socialement construit à travers un ensemble complexe décentré et

13Il a été indiqué que l’échographie fœtale en cours de grossesse n’a rien d’anodin, car elle contribue à séparer la femme du fœtus en façonnant l’individualité et l’indépendance du fœtus. D’un point de vue féministe, cela peut nuire aux droits de la femme et à son intégrité. 43 instable de significations sociales. Autrement dit, il faut comprendre que la race et l’ethnicité comme des constructions sociales naturalisées. En effet, nous verrons que les sciences sociales ont mis l’accent sur les processus de différenciation sociale que la race et l'ethnicité produisent à partir des différences phénotypiques et/ou culturelles ainsi que les significations qui en résultent.

1.4.1 L’étude de la race et ses concepts fondamentaux La race est un concept qui signifie et symbolise les conflits d’intérêts et sociaux qui font référence à la différence phénotypique des corps humains (Omi et Winant, 2005; Murji et

Solomos, 2005). Elle peut être définie comme l'ensemble de caractéristiques phénotypiques et biologiques héritées à travers laquelle les frontières d'appartenance ou d'exclusion d'une population ou collectivité sont construites (Wade, 2010, 2002). La race fonctionne dans la négation des rapports sociaux qu’elle naturalise et justifie la violence et l’exclusion du groupe racialisé. En effet, dans l’imputation d’altérité raciale, la « race », en tant que « signifiant », a pour but de signifier la croyance en une différence dont l’origine est biologique et pratiquement immuable (Lorcerie, 2003: 38).

Max Weber (1995) a établi un lien entre ce qu’il a nommé l’« appartenance de race » et la « communauté ». Pour lui, l’appartenance raciale se réfère à la possession de dispositions semblables acquises et transmissibles par l’hérédité et fondées sur la communauté d’origine. Cependant, celle-ci ne conduit à une communauté que si elle est ressentie subjectivement comme une caractéristique commune. Selon Weber il n’y a de « race » que s’il y a une « conscience de race » ancrée dans une appartenance communautaire (Wievirkova, 1991). Cette approche, développée à partir des années 20 au sein de l’école de Chicago, a contribué à déplacer le cadre de référence de la race vers la culture. Par ailleurs, elle a mis l’accent sur les relations interculturelles entre groupes en replaçant la naissance des relations de race dans une perspective historique. Cependant, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la race est généralement restée comme une catégorie 44 ordinaire de la perception sociale liée à l’idée des positions dans l’évolution biologique (Wade, 2002). Quant au concept de racisme, certains auteurs suggèrent que, au cours des XIXe et XXe siècles les sciences sociales ont largement contribué à son invention et à sa mise en forme doctrinaire (Murji et Solomos, 2005; Banton, 2002). Par exemple, Goldberg (2005) indique que, à cette période, une conjonction particulière entre des changements économiques (l’industrialisation), idéologiques (l’égalitarisme), scientifiques (biologisme, historicisme), liés de manière indissociable à l’expansion européenne et le projet colonial, a engendré cette adaptation des discours de la domination aux conditions de la « modernité » (Goldberg, 2005). Au contraire, Wacquant (1997) indique que l'expansion coloniale et le racisme ne sont pas des processus concomitants, ce qui s'exprimerait par le fait que le racisme ne s'est pas seulement dirigé vers des gens de couleur (people of color). En effet, pour Wacquant, les premiers groupes humains qui ont été racialisés par l'Occident étaient aussi des Européens.14 Il suggère qu'il existe aussi une tradition non occidentale liée au racisme. Wacquant indique également le besoin de dépasser les analyses sur le racisme et la race qui se focalisent sur le discours et de plutôt se tourner vers le besoin de démasquer les mécanismes à travers lesquels l'ordre racial ainsi que les divisions et fictions raciales sont mises en oeuvre. Il propose donc d'analyser les formes élémentaires de la domination raciale. Pour sa part, Guillaumin (2002) soutient que l’idéologie raciste joue un rôle particulier dans la perpétuation d’un système de domination, et c’est donc en lien avec celui-ci que l’idéologie raciste doit être comprise. En effet, elle permet aux dominants de légitimer le maintien des groupes racialisés dans un état de double dépendance : dépendance physique, par l’oppression économique et légale, et dépendance symbolique, considérant que c’est par les catégories mêmes du majoritaire (qui se définit comme le général) que les minoritaires (toujours particuliers) existent (Guillaumin, 2002). Guillaumin (2002) a élaboré une critique radicale des études sur le racisme en soutenant que ceux-ci n’interrogent pas les modes de construction sociale des catégories qui permettent de penser la race. Elle estime que ces études considèrent les groupes raciaux comme donnés et prennent comme référence implicite la construction majoritaire,

14 Par exemple les juifs, les paysans, les ouvriers, etc. 45 hégémonique des groupes racialisés et du racisme. En outre, Guillaumin (2002) a indiqué que le racisme ne se situe pas dans un rapport à « l’autre réel », mais à la construction symbolique de la différence. Autrement dit, le racisme, loin d’être une réaction à une différence réelle de l’autre, est une création imaginaire de cette différence fondée sur la croyance en la différence de nature entre soi et l’autre dans l’univers symbolique. Pour sa part, Essed (2002) définit le racisme comme un processus produit et renforcé à travers les pratiques quotidiennes. Cette auteure propose d’étudier le racisme au moyen du concept de « racisme quotidien » (everyday racism). Ce concept vise à rendre compte de l’articulation des facteurs structuraux du racisme et des pratiques routinières quotidiennes en reconnaissant que les individus participent d’une façon différente dans la reproduction du racisme selon la position qu’ils occupent dans l’espace social (selon plusieurs facteurs tels que le genre et la classe sociale). De cette façon, ce concept rend visibles, d’un côté, les liens entre les dimensions idéologiques du racisme avec les attitudes quotidiennes, et, d’un autre côté, il vise à interpréter la reproduction du racisme dans l’expérience quotidienne. Quant au concept de formation raciale (raciale formation) élaboré par Omi et Winant (1994; 2002), il vise à rendre compte de la façon dont les significations raciales sont omniprésentes et façonnent tant les identités individuelles que les actions collectives et les structures sociales. Autrement dit, ces auteurs définissent la formation raciale comme le processus sociohistorique au moyen duquel les catégories raciales sont créées, occupées, transformées et même détruites. Ainsi, selon Omi et Winant (2002), la formation raciale implique le processus de construction d’un projet historiquement situé au moyen duquel les corps humains et les structures sociales sont représentés et organisés. Ceci veut dire que la formation raciale concerne en même temps les structures sociales et les représentations culturelles. Dans ce modèle, Omi et Winant (2002) estiment que les projets raciaux jouent un rôle idéologique fondamental. Ceux-ci impliquent simultanément l’interprétation, la représentation et l’explication des dynamiques raciales ainsi que les efforts d’organisation et redistribution des ressources selon la race (Omi et Winant, 2002). Ainsi, les projets raciaux établissent les liens entre les significations données à la race dans les pratiques discursives spécifiques et les manières à travers lesquelles les structures sociales et les expériences quotidiennes sont organisées en termes raciaux. Omi et Winant (1994) 46 soulignent également que l'importance des catégories raciales est déterminée par les forces sociales, économiques et politiques. Dans cette optique, bien que ces auteurs considèrent la race comme un ensemble complexe, instable et décentré de significations sociales continûment transformées par les luttes politiques, ils estiment que la race est un principe fondamental de la vie sociale qui a des effets sur la construction des différences et les inégalités structurelles (Omi et Winant, 2002). Finalment, Michael Banton (2002) a introduit le concept de racialisation en sociologie pour mettre en lumière les processus qui, au début du XIXe siècle, définissent les « autres » en termes de différences biologiques. Ainsi, La racialisation est le processus de catégorisation et de représentation à travers lequel les autres (the others) sont définis (souvent, mais pas exclusivement) sur la base de leurs caractéristiques physiques. La racialisation comprend les processus à travers lesquels les idées sur la race sont construites et assumées comme significatives. Cela veut dire que ce sont les codes perceptifs et socialement significatifs de chaque société qui constituent certaines propriétés en symboles de « différence originaire » (Wade, 2002). La racialisation a été comprise de façon à rendre compte de pratiques idéologiques grâce auxquelles la race acquière sa signification. Cela comprend les processus et les situations politiques et culturelles où la race est appelée à être utilisée comme source d’explication pour divers phénomènes sociaux.

1.4.2 L’étude de l'ethnicité et ses concepts fondamentaux Les théories liées à l’ethnicité sont nombreuses et très diversifiées. L’ethnicité fait grosso modo référence aux facteurs d'ordre culturel qui caractérisent les groupes dits « ethniques » (Wievirkova, 1991). Cependant, il faut noter que toute ethnicité (comme toute distinction ethnique) est une production sociale (autant l’ethnicité nationale que l’identité ethnique minoritaire) qui est variable historiquement (Balibar, 1997). Nous pouvons affirmer que le concept d'ethnicité, né de la déconstruction et de la reconceptualisation du concept d’ethnie, a pris son véritable sens après la Seconde Guerre mondiale. À cet égard, Frederik Barth (1995) a jeté les bases d’une vision novatrice de l’ethnicité. Cet auteur a abordé l’étude des rapports entre culture et ethnicité en accentuant le fait que les similitudes et les différences culturelles ne vont pas de soi, mais sont toujours socialement organisées. De ce point de vue, l’ethnicité correspond à l’organisation sociale 47 de la différence culturelle et non à une propriété inhérente attachée aux groupes déterminés. Cela veut dire que la continuité et l’existence des groupes ethniques ne dépendent pas des différences culturelles dans les contenus culturels manifestes. Autrement dit, pour Barth (1995), les différences identitaires des groupes ethniques sont le résultat de l’organisation sociale des traits culturels significatifs pour le groupe au niveau des relations sociales ainsi que des interactions établies avec d'autres groupes. En effet, l'appartenance ethnique est définie de façon continue à travers les interactions et relations sociales. Quant aux distinctions ethniques, Barth (1995) a tracé les grandes lignes d’une théorie de celles-ci considérées comme formes d’organisation sociale des différences culturelles. Il a donc démontré, à partir d’études de terrain, que les identités distinctives peuvent être maintenues en l’absence de traits culturels communs. Pour Barth, la culture n’est pas l’élément de définition des groupes ethniques, mais une conséquence de l’établissement des frontières entre les groupes. De cette façon, la variation culturelle seule ne permet pas de rendre compte des limites ethniques. Ainsi, Barth (1995) s’est éloigné des concepts essentialistes des groupes ethniques, car il ne les considère pas comme des populations, mais comme des catégories « d’attributions et d’identification opérées par des acteurs eux-mêmes » (Barth, 1995 : 205). Barth a mis l’accent sur le fait que ces catégories sont sociales et qu’elles ont une pertinence dans l’interaction. Par conséquent, l’une des principales caractéristiques d’un groupe ethnique est l’auto attribution ou l’attribution par d’autres à une catégorie ethnique de telle sorte que l’identité ethnique repose sur une catégorisation croisée, autrement dit relationnelle. Bien que l’on puisse considérer que les identités ethniques sont dans une certaine mesure optionnelles et volontaires (car elles assignent au sujet minoritaire ou majoritaire un statut symbolique), elles ne lui dictent pas sa conduite de façon univoque. En ce sens, on peut dire qu’elles sont renégociées lors des interactions, sans oublier l’important rôle joué dans ce processus par les conditions contextuelles de l’interaction, car celles-ci façonnent la structure des opportunités et des contraintes que rencontrent le groupe ethnicisé et ses membres (Barth, 1995). Cependant, malgré ce caractère fluctuant des identités ethniques, les acteurs sociaux peuvent les modifier à leur gré au cours des interactions. En ce qui concerne les frontières ethniques, ajoutons qu’elles sont sociales et symboliques. À cet égard, Barth (1995) soutient que celles-ci persistent pour autant qu’elles 48 soient entretenues, d’une part, par la catégorisation des groupes majoritaires (avec la stigmatisation et la discrimination qui les accompagnent) et, d’autre part, par la réaction collective d’une partie du groupe minoritaire visé. Ainsi, les frontières ethniques ne résultent pas des traits culturels qui sont propres à tel ou tel groupe ethnique, mais du travail d’imposition et d’entretien de ces frontières à travers la dichotomisation entre les membres et les non-membres. En d’autres termes, les frontières ethniques se composent de systèmes d’attribution et d’imputation croisées (Barth, 1995). Donc, les distinctions ethniques sont produites et reproduites à travers l’attribution de catégories et de caractéristiques dites ethniques dans l’interaction sociale. Parmi les réserves dont cette approche a fait l’objet, mentionnons qu’elle a été critiquée pour avoir laissé de côté les contextes structuraux ainsi que le rôle de l’État et des législations (pour exemplifier). De plus, cette approche n’a pas pris en compte les relations de pouvoir, de domination, d’inégalité (sociale, économique, politique, etc.), car Barth s’est centré fondamentalement sur les négociations interindividuelles. De leur côté, Ford et Harawa (2010) proposent une définition de l’ethnicité qui inclut deux dimensions analytiques : la dimension d’attribution (attributional dimension), qui décrit les caractéristiques socioculturelles des groupes, et la dimension relationnelle (relational dimension), qui rend compte des relations établies entre le groupe et la société à laquelle celui-ci appartient. En fait, Ford et Harawa (2010) soutiennent que la dimension d’attribution est particulièrement utile pour mieux comprendre l'identité individuelle ainsi que les caractéristiques socioculturelles du groupe. Cependant, cette dimension est insuffisante ni pour rendre compte des emplacements sociaux des groupes au sein de la société ni pour révéler l’effet des divers facteurs sociaux sur l’accès des populations ethnicisés aux différentes ressources. Pour sa part, la dimension relationnelle est particulièrement utile pour comprendre comment la stratification sociale contribue à reproduire les inégalités sociales au sein des groupes ethnicisés. D’ailleurs, cette dimension permet de dévoiler comment s’articulent ces inégalités avec les facteurs structuraux et avec les relations et hiérarchies ethniques présents dans les différents contextes (Ford et Harawa, 2010) en considérant que les phénomènes raciaux et ethniques s’imbriquent et se renforcent mutuellement. 49

Par ailleurs, nous pouvons affirmer qu’une première tentative de penser la race avec d’autres formes de domination a été proposée dans les années 70 dans ce qui été nommé « modèle analogique race/classe/genre ». Cela a des conséquences sur les règles institutionnelles, les régulations sociales, les dispositions économiques, politiques et culturelles en soulignant son maillage avec d’autres structures sociales et avec d’autres axes de différenciation sociale tels que le genre et la classe sociale (Omi et Winant, 2002; Yuval- Davis, 2006). Ainsi, au cours des dernières décennies, les études sur la race et l’ethnicité ont mis l’accent sur l’intersection et l’articulation entre les relations de genre, de classe sociale, d’ethnie et de race (Anthias et Yuval Davis, 1992; Omi et Winant, 2002).

Pour sa part, Wade (2010) indique que la race et l'ethnicité sont des catégories sociales dotées d'un grand pouvoir sur les pratiques sociales. En termes généraux, cet auteur suggère que la race, en tant que catégorie analytique utilisée en sciences sociales, a été employée moins fréquemment que l'ethnicité dans le contexte latino-américain. Par exemple, les différences entre les Métis et les Autochtones y ont été traditionnellement analysées comme étant des différences ethniques et culturelles, niant ainsi le rôle important que jouent les discours raciaux sur la construction de ces deux catégories ethniques (Métis et Autochtones) (Wade, 2010). De cette façon, malgré la tendance dans les sciences sociales à définir, d’un côté, l'ethnicité à partir des éléments culturels et de la localisation géographique, et, de l’autre, à définir la race sur les différences phénotypiques d'origine biologique, la spécificité de ces catégories sociales reste floue (Wade, 2010). Ainsi, cet auteur soutient que, tant sur les plans empirique que théorique, les catégories de race et d'ethnicité ne peuvent pas être séparées. De cette façon, pour Wade (2010, 2002), lorsqu’on analyse un certain phénomène de discrimination ou d'exclusion qui se fonde sur des éléments ethniques ou raciaux, il est apparaît évident qu’il est effectivement impossible de les différencier, tant empiriquement que théoriquement..

1.4.3 La littérature sur la sexualité, le genre et la race/ethnicité en contexte latino- américain 1.4.3.1 Les dimensions ethnoraciales de la sexualité et du genre Comme nous l’avons vu dans la première section de ce chapitre, le genre et la sexualité sont des constructions sociohistoriques. Dans le cas de l'Amérique latine et des 50

Caraïbes, ils doivent être étudiés à la lumière des transformations historiques suscitées par le processus de colonisation que ces régions ont expérimentées, de même que sous l’angle des rapports ethnoraciaux qui s'ont établis dans cette région. Les sciences sociales en Amérique latine ont eu tendance à étudier les inégalités sociales à partir d'une analyse marxiste qui a surtout privilégié les différences de classe (Viveros, 2006, 2008; Paris, 2002). Par exemple, les études précédentes, depuis la théorie marxiste de Florestan Fernández et Rodolfo Stavenhagen, se centraient sur la correspondance entre la classe et l'ethnicité en tant que résultat des différents niveaux de discrimination au sein des institutions de l'État, des échanges inégaux et de la ségrégation ethnoraciale (Paris, 2002). Cela a permis la continuité de la situation coloniale et a entravé la mobilité sociale des Autochtones en contribuant à la reproduction des rapports de classe interethniques. Cette longue absence d'études sur le racisme en Amérique latine peut être expliquée par l'existence d’idéologies nationalistes dont la vision romantique du métissage s’imposa comme fondement des identités nationales dans cette région (Paris, 2002). Un exemple majeur de ces nouveaux travaux se trouve dans les écrits d'Anibal Quijano. Cet auteur a souligné que la domination colonisatrice dans cette région du monde a été organisée autour de la race et de l’ethnicité, le tout dans le cadre d'une domination culturelle marquée par la persistance de ce que Quijano a nommé la « colonialité du pouvoir » (colonialidad del poder) (Quijano, 2000). Ce concept vise à rendre compte des structures de pouvoir, de domination et d’exploitation en Amérique latine issues de la Conquête ainsi que de leur articulation avec le capitalisme global (Quijano, 2000). Pour Quijano (2000), cette colonialité du pouvoir s’avère plus durable et plus enracinée que le colonialisme. À l’origine, elle se fonde sur quatre piliers : l’exploitation de la force de travail, la domination ethnoraciale, le patriarcat et le contrôle des formes de subjectivité (ou l’imposition d’une orientation culturelle eurocentriste) (Quijano, 2000). La colonialité du pouvoir met l'accent sur la construction sociohistorique des classifications sociales hiérarchiques qui découlent de la race. Dans le même ordre d’idées, la race est à la fois le mode et le résultat de la domination coloniale moderne constituée dans la matrice du pouvoir capitaliste, colonial et eurocentré (Quijano, 2000). La race devient donc un instrument efficace et moderne de domination sociale autour de laquelle les critères de 51 classification et d'identification sociale de la population « de couleur » qui habitaient en Amérique (Autochtones, Noirs, Métis, etc.) ont été valorisés de façon négative tandis que les Blancs européens ont été valorisés de façon positive dans la société de castes (nous y reviendrons). Quijano (2000) soutient que les relations de domination et d'exploitation établies pendant la Conquête ne sont pas disparues après les Indépendances des pays latino- américains, mais ont été re-signifiées. En effet, les mouvements d'Indépendance en Amérique latine n’ont pas entraîné la décolonisation de ses sociétés, ce qui a rendu possible la ré-articulation de la colonialité du pouvoir sous les nouveaux fondements institutionnels des États latino-américains (Quijano, 2000). Plus récemment, les sciences sociales latino-américaines se sont intéressées à l'étude des articulations existantes entre la classe sociale, la sexualité, le genre et la race, mais ces travaux demeurent encore relativement minoritaires dans plusieurs pays (Viveros, 2008; Gil Hernández, 2008). À cet égard, Viveros (2006) soutient que la réflexion sur le genre et la sexualité en Amérique latine est étroitement liée à la race, car celle-ci est le lieu épistémique des différences issues des pratiques coloniales, des processus de modernisation et des projets d'État-nation dans cette région. D'ailleurs, certaines auteures féministes latino-américaines comme Lugones (2008) ont indiqué le besoin de reconnaître l’existence d'une colonialité moderne de genre et d’approfondir sa compréhension. Dans la réflexion de Quijano, la race est un concept totalisant qui rend invisible le rôle du genre en tant que catégorie historique et en tant qu’un des instruments fondamentaux de la colonialité du pouvoir (Lugones, 2008). Dans la même veine, Lugones (2008) a suggéré de jeter la lumière sur l'articulation de la colonialité avec les systèmes de race et de genre. La race permet de légitimer les inégalités sociales, mais aussi d'expliquer les valeurs sexuelles ainsi que les différentes formes de domination et de contrôle sociosexuels auxquelles ont été soumises les femmes « de couleur » ainsi que les femmes « blanches » dans les sociétés coloniales (Viveros, 2008). En outre, les études menées dans des contextes postcoloniaux ont suggéré que la sexualité contribuait à établir et à reproduire les limites ethniques et raciales (Anthias et Yuval-Davis, 1992), tout en indiquant que les discours coloniaux sur la sexualité ne font pas seulement que reproduire les relations de pouvoir, de race et d'ethnicité, de classe et de genre, mais les produisent aussi. En effet, plusieurs auteures ont suggéré d'étudier la 52 sexualité en Amérique latine dans le contexte des relations racialisées et des idées sur le métissage (Viveros, 2008; Canessa, 2008). N'oublions pas que le métissage suppose un imaginaire de relations sexuelles racialisées, l’une des pierres d’assise des États-nations dans cette région (Viveros, 2008). Ainsi, certaines études ont indiqué que les relations de domination ethnoraciales sont imbriquées dans les rapports de genre, ce qui a des effets sur la sexualité et sur l'imaginaire sexuel (Careaga, 2003; Boesten, 2008; Gil Hernández, 2008). Notamment, Wade (2008) affirme qu'une des techniques dont fait usage la domination est de contrôler la sexualité, qui peut s'accomplir au moyen du viol, du contrôle des relations sexuelles, de l'imposition des comportements sexuels socialement approuvés, de la chosification en termes sexuels (réification) des sujets subordonnés. Il en résulte une racialisation du sexe qui a permis par exemple de construire les hommes Autochtones comme étant efféminés, les hommes noirs comme étant hypersexualisés et, de la même façon, les femmes racialisées (les Autochtones, les Noires, les femmes « de couleur ») comme sexuellement plus disponibles (Canessa, 2008; Gil-Hernández, 2008). De même, cette imbrication permet de légitimer la violence sexuelle envers les femmes racialisées en les sexualisant, ce qui a contribué à banaliser les viols commis à leur égard (Boesten, 2008; Viveros, 2008). Dans le cas des états d’exception ou de guerre, cette imbrication permet aussi de conceptualiser les hommes qui appartiennent aux groupes marginalisés (par exemple les hommes autochtones) en les considérant comme une menace à l’ordre, tandis que les femmes sont construites en tant qu’objets idéaux de la violence sexuelle. En suivant cette perspective, Boesten (2008) a souligné que la race et l'ethnicité hiérarchisent la violence, et le viol en particulier. Il existerait un continuum de violence façonné par les rapports de genre et de race qui valorise certains corps et légitime le fait d'exercer des violences sur les autres, ce qui, à son avis, découle d'un imaginaire colonial. Tournons-nous maintenant vers les études sur la race et la nation qui ont problématisé le fait que les femmes sont utilisées dans les pratiques et les discours sociaux comme des « objets » clés dans la fondation et dans la reproduction de la nation (Wade, 2008; Viveros, 2008; Yuval-Davis, 1997) ainsi que dans la construction des symboles de l'identité ethnoraciale (Amorós, 2005). Un tel usage s'exprime, par exemple, dans la tendance à conceptualiser socialement les femmes comme « gardiennes de la culture ». De même, le corps des femmes a été l’un des éléments centraux dans la construction de la 53 politique publique et des nationalismes latino-américains. Des contrôles sociaux sur leur corps se sont construits notamment au moyen des politiques de population et des discours sur les comportements reproductifs et sexuels socialement approuvés. De même, les écrits touchant la construction de la nation ont montré comment les représentations de cette dernière sont changeantes et s'accompagnent de processus d'imposition et/ou de résistance envers ces représentations et envers les discours hégémoniques produits par les gouvernements et les groupes dominants. En même temps, les femmes sont souvent perçues comme une « menace » pour le corps de la nation (si leur comportement sexuel et reproductif n'est pas socialement adéquat) (Amorós, 2005). À cet égard, Yuval-Davis (1997) a indiqué que les projets de nation incluent des définitions spécifiques de la masculinité et de la féminité, les relations de genre participant de façon active dans la construction des nations et vice-versa. Comme les discours sur le genre et sur la nation s'articulent et se construisentde façon réciproque, il faut par conséquent étudier de façon systématique le rôle joué par les relations de genre dans la construction des nations, de la culture nationale et de la citoyenneté (Yuval-Davis, 1997).

1.4.3.2 La blanchité et le métissage en Amérique latine Par ailleurs, il se dégage des études sur le caractère racial de la blanchité (whiteness) que celle-ci est formée par un ensemble de dimensions liées les unes aux autres dont résulte la formation d’une position qui présente des avantages structurels dans les sociétés structurées à partir d'une domination raciale. En effet, la blanchité comme catégorie d’analyse est un concept qui se réfère aux rapports ethnoraciaux qui ont des effets politiques et sociaux. Elle comporte des conséquences en termes d'accès aux différentes formes de capital (distribution de la richesse, du pouvoir, du prestige, etc.) (Kebabza, 2006) en reproduisant les privilèges des groupes blancs dominants. Cependant, l'ampleur et le degré de leurs avantages changent en fonction du sexe, du statut socioéconomique, de l’âge, etc. (Kebabza, 2006). Le concept de la blanchité vise à remettre en question que le fait d'être « Blanc » soit la norme, le standard, l’universel, et que les « Blancs » ne soient pas nommés et perçus (socialement) comme un groupe « racial » (au même titre que tous les autres groupes) (Kebabza, 2006; Viveros, 2008; De la Cadena, 1997). Autrement dit, les « Blancs » ne doivent certainement pas à être vus ni comme une communauté ni comme un groupe 54 ethnique ou racial en tant que tel. Comme le souligne Balibar (1997), personne ne sait exactement ni ce qu’est un « Blanc » ni ce qu’est un « non-Blanc », mais la ligne de clivage est partout perceptible et ne sera sûrement pas atténuée par les phénomènes de migration récents, et probablement durables (Kebabza, 2006). Dans cette perspective, les autres (les minorités ethnoraciales) renvoient au particulier, au spécifique. Il faut souligner que cela ne signifie pas de laisser de côté d’autres variables aussi déterminantes pour rendre compte des articulations des rapports sociaux et structurels, mais cette approche met l'accent sur le rôle joué par les marqueurs désignés comme visibles (comme la couleur de peau) dans les processus de différenciation sociale quotidienne en remettant en cause l'universalisme souvent aveugle des inégalités de fait et du système de privilèges qu’il suppose (Kebabza, 2006; Paris, 2002). En outre, il faut souligner, dans le contexte de l’Amérique latine, que la blanchité (blanquitud) a été le modèle identitaire des élites nationales latino-américaines (Viveros, 2008; de la Cadena, 1997). Cette blanchité est constitutive du racisme de la modernité capitaliste, ce qui demande aussi une blanchité éthique et culturelle comme fondement de la modernité et de la civilisation (Echeverría, 2007). Elle est aussi constitutive des rapports interethniques et interraciaux en Amérique latine. Ainsi, la blanchité devient aussi la norme et la mesure à partir desquelles les groupes ethniques et raciaux politiquement minoritaires (les gens de couleur) sont évalués en termes sociaux, comportementaux, rationaux, moraux et esthétiques (Echeverría, 2007). De cette façon, pour Echeverria (2007), le racisme identitaire civilisateur repose non seulement sur la blanchité de la peau mais aussi sur l'ethos historique capitaliste (Echeverría, 2007). Dans le cas de l'Amérique latine, l'idéologie du métissage cache les hiérarchies internes de l'ordre socioracial, car elle rend invisible la blanchité (blanquitud) éthique et culturelle, mais aussi souvent ethnique, des élites qui imposent les dénominations normatives et nationales (Viveros, 2008). Dans cette perspective, le racisme fonctionne comme une des bases idéologiques des processus de domination en légitimant le pouvoir politique et économique d'un groupe ethnoracial (fondé sur son identification à la nation), ce qui contribue à justifier l’exploitation des minorités ethnoraciales ainsi que l’appropriation de leurs ressources. Conséquemment, le racisme fait partie intégrante de la constitution des nations (Balibar et Wallerstein, 1997). En même temps, cette idéologie 55 favorise la stratification du travail et la dévalorisation de la main-d'œuvre de certains groupes ethnoraciaux (Paris, 2002) en contribuant à l’exploitation des groupes racialisés. L'idéologie raciste est un système de représentation qui se matérialise dans les institutions (à travers des pratiques discriminatoires) et les relations sociales, et donnant une forme particulière à l’organisation du monde matériel et symbolique.

1.4.3.4 La construction des États-nations latino-américains La réflexion de Wallerstein et Balibar (1997) sur l'État et l’ethnicité fictive est pertinente pour comprendre la construction des États-nations latino-américains. Ces auteurs indiquent que l’État-nation est l'imbrication d'une réalité à la fois juridique, institutionnelle et territoriale (l'État), ainsi que d’une dimension morale, culturelle ou ethnique (la nation). Donc, l’État-nation est à la fois une société politique et une communauté identitaire (instituée par l’État-nation) qui engendre ce que Balibar (1997) a nommé une « ethnicité fictive ». D’après ce concept, aucune nation ne possède naturellement une base ethnique, mais, à mesure que les formations sociales se nationalisent, les populations qu'elles incluent, qu'elles se répartissent ou qu'elles dominent sont ethnicisées, c’est-à-dire représentées dans le passé ou dans l'avenir comme si elles formaient une communauté naturelle, possédant par elle-même une identité d'origine, de culture, d'intérêts, qui transcende les individus et les conditions sociales (Balibar, 1997). En d’autres termes, l‘ethnicité fictive est la communauté instituée par l’État national. Dans le cas de l’Amérique latine, les processus d’intégration nationale se sont fondés sur le métissage tout en soulignant l’urgence d’assumer comme propre la modernité occidentale (Paris, 2008). En effet, le métissage a été largement employé pour rendre compte des processus de mélange racial et culturel, sans insister sur le fait que celui-ci est le résultat de constructions imaginaires sur les plans politique, historique et esthétique de l'identité collective et non du simple mélange de deux cultures ou des corps ethnoracialement différenciés (Alonso, 2008). D’ailleurs, parmi les mythes fondateurs des États latino-américains et des Caraïbes, nous pouvons citer la démocratie raciale. Celle-ci a été proposée (par un grand nombre d’intellectuels des années 30) comme modèle civilisateur en Amérique latine. N’oublions pas qu’elle fait partie d’une idéologie de domination qui contribue à maintenir les inégalités 56 socioéconomiques entre les Blancs, les Autochtones et les Noirs, assurant ainsi la continuité des discriminations raciales, des pratiques racistes et des préjugés tout en niant l'existence du racisme. Soulignons que idéologie raciste et le racisme en Amérique latine trouvent ses origines dans la Conquête, la Colonie et l'esclavage (Paris, 2002). En Amérique latine, l'idéologie raciste s'exprime à travers des stéréotypes et des mythes souvent contradictoires (Paris, 2002), par exemple dans la relation que plusieurs pays latino-américains entretiennent avec leur passé noir et autochtone : d’un côté, cette relation permet d’avoir une image idéalisée des civilisations précolombiennes; de l’autre, elle fournit une base mythique sur laquelle construire les États-nations et les démocraties raciales. En termes généraux l'ambigüité des nationalismes latino-américains ont permis l'alternance (selon les différents moments historiques) entre des attitudes étatiques paternalistes ou d'exclusion et des politiques assimilationnistes ou différentialistes à l'égard des peuples autochtones et des populations de descendance africaine (Paris, 2002). Ainsi, bien que les nationalismes latino-américains aient proclamé l'existence d'une communauté fictive homogène (souvent « métisse ») autour d'un projet commun de développement, il apparaît évident qu’il existe, dans les pratiques socioculturelles, politiques et économiques, un univers symbolique raciste permanent qui exprime un racisme systémique et structurel traversant la société et les institutions (Paris, 2002). Par ailleurs, la spécificité des notions ethnoraciales inculquées en Amérique latine a été reconnue, ce qui a engendré la production de différentes versions nationales sur la signification d'être Blanc, Autochtone, Noir ou Métis (De la Cadena, 1997; Alonso, 2008). Notons que les assignations ethnoraciales découlent de processus de classification sociale complexes. Par exemple, De la Cadena (1998) a indiqué l’influence capitale des discours sur la « décence » dans la construction des différences raciales au Pérou (et en Amérique latine plus généralement), laquelle constitue un élément important quand vient le temps d’évaluer la qualité d’un individu. Notons que l’éducation représentait l'élément de différenciation le plus important dans la définition de la « décence ». Cette dernière a permis d'établir des liens entre les idées sur la morale, l’hygiène, la culture et l'éducation, et la hiérarchie raciale/ethnique (De la Cadena, 2008). En effet, la décence est évaluée selon le niveau d’éducation atteint (formelle ou acquise grâce aux privilèges de la naissance). On 57 considérait que l'éducation était une partie intégrante du bagage racial (De la Cadena, 1997, 2008). D'ailleurs, dans le contexte de l'Amérique latine, plusieurs auteurs ont noté l’existence d’un décalage entre les discours et les pratiques sociales concernant le racisme (Moreno, 2008), décalage qui peut être interprété comme le résultat des processus identitaires complexes qui découlent de son passé colonial (Paris, 2002; De la Cadena, 2008; Alonso, 2008). Bien que la plupart des gens dans les sociétés latino-américaines rejettent l'existence des races supérieures ou inférieures, les pratiques discriminatoires et les préjugés racistes sont très répandus dans cette région.

1.4.3.5 Synthèse des approches de la race, l’ethnicité dans le contexte latino-américain En reprenant Bourdieu (1980a), nous pouvons affirmer que les luttes menées au nom de l'identité ethnique et raciale (représentent un cas particulier du domaine plus général des luttes de classe et des luttes pour le monopole du pouvoir, qui imposent une seule définition légitime des principes de division du monde social. Nous estimons que l'étude de l’ethnicité et la race comportent deux dimensions : la dimension d’attribution et la dimension relationnelle. Cette dernière est particulièrement utile pour comprendre comment la stratification sociale participe à la reproduction des inégalités sociales au sein des groupes ethnicisés et racialisés. En termes généraux, la race est une catégorie de classification sociale arbitraire dessinée à partir des traits phénotypiques, et l'ethnicité est une catégorie sociale qui se fonde sur des différences qui agissent comme des marqueurs culturels. Cependant, dans le contexte latino-américain et pour les fins de ce travail, nous considérons que ces concepts renvoient à la sélection de traits et de différences biologiques, phénotypiques ou culturelles socialement pertinents pour les significations et les constructions ethnoraciales, toujours en fonction des processus historiques et sociaux (Wade, 2010). Il faut aussi souligner le caractère contingent et fluide des significations ethnoraciales (Goldberg, 2005). Ainsi, dans ce travail, nous considérons que tant l‘ethnicité que la race sont des constructions sociohistoriques, contingentes, dynamiques et contextuelles, liées sur les plans théorique et empirique, qui fonctionnent comme des catégories sociales d’inclusion ou d’exclusion 58 ayant des effets significatifs sur divers aspects de la vie sociale (Wade, 2010; Ford et Harawa, 2010). En outre, nous considérons que les phénomènes raciaux et ethniques s’imbriquent et se renforcent mutuellement, tout en s’articulant avec d’autres structures sociales. De ce point de vue, notre tâche est de dévoiler leur maillage avec d’autres axes de différenciation sociale tels que le genre et la classe sociale,le tout en regard du passé colonial de l'Amérique latine (Quijano, 2000). Finalement, nous considérons que le concept de blanchité (blanquitud) éthique et culturelle proposé par Echeverría nous permet de mieux saisir empiriquement la complexité des rapports ethnoraciaux en Amérique latine et, plus particulièrement, au Mexique, tout en reconnaissant la spécificité historique des notions et des relations ethnoraciales qui caractérise l’Amérique latine.

Conclusions La revue de la littérature que nous avons réalisée permet d'identifier quelques points importants à retenir pour notre étude. D'abord, il faut souligner l'importance de conceptualiser le corps comme un lien fondamental entre le soi et la société, comme une métaphore du social, en reconnaissant que l’ordre social s’impose dans les dispositions corporelles. En ce qui a trait à la sexualité et la reproduction, que nous considérons comme deux aspects centraux pour l'analyse sociologique, il nous faut reconnaître l'importance d’adopter une perspective qui garantisse leur dénaturalisation et permette de révéler les dimensions politique et idéologique de son organisation sociale. Quant à la médicalisation, nous suivrons les traces de Cornwell (1984) et la définirons comme une forme spécifique de la rationalisation et de la légitimation qui ont investi le domaine de la santé, de la sexualité et de la reproduction. Grâce à cette distinction (entre la légitimation traditionnelle et la légitimation moderne),le concept de médicalisation se voit pourvu d’un moyen pour s'approcher du rôle joué par les connaissances scientifiques et médicales dans les sociétés contemporaines. Quant à l‘ethnicité et la race, à l’image de Wade (2002, 2010), nous les définissons comme des constructions sociohistoriques, contingentes, dynamiques et contextuelles, liées théoriquement et empiriquement, qui fonctionnent comme des catégories sociales d’inclusion et d'exclusion ayant des effets significatifs sur divers aspects de la vie sociale. Finalement, bien que nous considérions le genre comme étant une 59 catégorie fondamentale dans la construction des significations sur le corps, la sexualité et la reproduction, nous reconnaissons que ces derniers sont des lieux où s’entrecroisent différentes axes d’oppression et de privilège (tels que la race-ethnicité, la classe sociale, le genre, la génération, etc.), tout en considérant que le corps, la sexualité et la reproduction sont des objet centraux du processus de médicalisation.

Chapitre 2. Les contextes sociaux de notre recherche, la problématique et le design méthodologique de l'étude Le but de ce chapitre est d’abord de présenter les contextes sociaux de notre recherche. Dans la première section, nous présenterons le contexte plus général des antécédents touchant les relations interethniques et interraciales au Mexique. Dans la deuxième section, nous aborderons les grands traits de la politique de population ainsi que de la politique de planification familiale et de santé reproductive au Mexique. Par la suite, nous présenterons la problématique et la méthode privilégiées dans le cadre de notre recherche.

2.1 Les relations interethniques et interraciales au Mexique Le Mexique s’est toujours caractérisé par sa grande diversité ethnique et ses relations de domination, souvent sources de tension, entre les divers groupes sociaux. Avant la Conquête, les Nahuas, Mayas et Zapotecos ont dominé d’autres groupes ethniques et se considéraient supérieure à eux. La hiérarchie et la pluralité ethnique ont été accentuées lors de la Conquête et continuent depuis à configurer les relations sociales (Navarrete, 2004). Après la Conquête, d'autres relations de domination hiérarchisées selon la classe sociale et l’affiliation ethnoraciale ont été instaurées. Celles-ci ont perduré pour d’ailleurs devenir un trait caractéristique des relations interethniques et interraciales tant sur le plan local que national (Lommnitz, 1995; Navarrete, 2004). Pendant la Conquête, la population mexicaine était majoritairement constituée tant de personnes d’origine autochtone et européenne que de personnes noires ainsi que métissées. Au sommet de cette hiérarchie sociale se retrouvaient les Européens (majoritairement des Espagnols). Ainsi, une société de castes a été établie dans la Nouvelle Espagne (Mexique). Ce Sistema de Castas (société de castes) était un système de classification qui permettait de classifier les personnes selon des catégories élaborées en fonction des degrés de « mélange des races » entre les Noirs, Blancs et les Autochtones. Ce système décrivait plus de quarante classifications ethnoraciales, mais les catégories d’origine les plus courantes étaient : espagnole (Espagnol), créole, métisse, mulâtre, autochtone et noire (Navarrete, 2004; Wade, 2010). La structure hiérarchique qui fut établie après la Conquête comportait un grand nombre de castes. À sa base, il y avait les esclaves noirs et les Autochtones. Par contre, au sommet de 61 cette structure se trouvaient les Blancs européens et les Créoles. Notons cependant que les Autochtones et les Noirs n'occupaient pas la même position dans l'ordre colonial (Wade, 2010). La société de castes s’est maintenue jusqu'à l'Indépendance (1821). Notons qu’après l’Indépendance, le Métis est devenu le sujet « normal » de la modernité et de la citoyenneté du XXe siècle. En effet, devant le besoin d’unifier le peuple mexicain pour consolider son Indépendance, naquit l'émergence de la fierté de l’identité métisse : l’'Indépendance du Mexique signifiait la consolidation de la nation mexicaine et de son peuple métissé. Tout au long des XIXe et XXe siècles, de nouvelles relations interethniques et interraciales ont été configurées. Avec l'Indépendance, le gouvernement et les intellectuels ont tenté d'éliminer la pluralité culturelle, considérant que celle-ci était un des piliers de la hiérarchie coloniale. En effet, ils ont défendu l'égalité-unité à travers l’invention de l’identité métisse, la seule forme de coexistence interethnique possible selon eux. Cependant, cet effort n’a pas éliminé la hiérarchie qui existait entre les différents groupes ethniques au Mexique. D'une part, cette identité est présentée comme étant très homogène et hautement hiérarchisée, parce qu'elle accorde aux élites dites occidentales les plus grands privilèges. D'autre part, cette conception présente une image très simplifiée des Métis en réduisant la richesse et la pluralité que portent toutes les cultures qui constituent le métissage au Mexique à une seule caractéristique : la modernité (Navarrete, 2004). Bien que les civilisations précolombiennes et les idées de grandeur impériale ont permis de construire les fondements mythiques de la nation mexicaine, les processus d'intégration nationale se sont basés sur le métissage et sur l'appropriation des discours sur la « modernité » occidentale (Paris, 2002; Moreno, 2008). Il s’agissait non seulement d’un processus d’intégration, mais aussi de racialisation des groupes subordonnés. Ces identités sociales attribuées au moyen de la race, de l'ethnie et de la culture ont été les fondements sur lesquels se sont articulées différentes formes d'exploitation et de domination sociale, incluant les rapports de genre, en Amérique latine et au Mexique (Viveros, 2006). Selon l'idéologie du métissage, les Métis doivent être fiers de leur passé autochtone, mais doivent s'approprier la modernité occidentale pour accéder au progrès. En termes généraux, les Métis se considèrent dans l’ensemble comme supérieurs aux Autochtones, plus modernes et de race « blanchie ». Cependant, les Métis mexicains sont divisés par un profond racisme, selon lequel les groupes les plus blancs, les plus riches et qui ont une 62 culture plus fortement occidentalisée discriminent et méprisent les groupes de peau plus foncée, qui sont plus pauvres et détenteurs d'une culture plus traditionnelle.

2.1.1 Le mythe du métissage au Mexique Soulignons qu'au Mexique, le mythe du métissage s'est consolidé dans la période postrévolutionnaire à travers des politiques sur l'identité nationale mexicaine nourries par des idées eugéniques sur le phénotype, le genre et la race (Moreno, 2008). À cet égard, deux courants ont plus spécifiquement inspiré cette croisade : le courant hispanique (hispanista), représenté par le philosophe José Vasconcelos, et le courant indigéniste, représenté par l'anthropologue Manuel Gamio (Alonso, 2008; Wade, 2010). Ces courants sont à l’origine de discours et de pratiques assimilationnistes à l'égard des peuples autochtones et d’afrodescendants (Alonso, 2008; Paris, 2002). Ultérieurement, certains intellectuels comme Bonfil Batalla ont mis en évidence que l'intégrationnisme et les processus de perte d'identité promus par l'État et l'indigénisme signifiaient la continuité des processus de domination coloniale tout en privilégiant le projet civilisateur occidental. Comme nous le verrons par la suite, les discours et les mythes sur le métissage sous-jacents à l’idée d’une possible nation homogène ont eu, et ont encore, des conséquences importantes au niveau des pratiques individuelles, institutionnelles et étatiques en regard de la gestion de la reproduction dans le contexte mexicain. Par ailleurs, les relations interethniques sont toujours des relations sociales historiques de pouvoir. Autrement dit, elles sont des relations de domination politique, de contrôle social et d'exploitation économique. Dans la majorité des cas, l'existence ou l'invention d'une différence ethnique permet de justifier que cette relation sociale devienne verticale et exploitante (Navarrete, 2004). De nos jours, pour comprendre le racisme et la discrimination ethnoraciale dans la société mexicaine contemporaine, il est nécessaire de reconnaître les profondes inégalités historiques et sociales qui caractérisent le Mexique contemporain (et que continuent de marginaliser les populations autochtones et noires dans ce pays). En effet, si la division hiérarchique entre riches et pauvres peut être expliquée à partir de la division des classes sociales propres au capitalisme, il faut également souligner le caractère ethnoracial de cette division. Cependant, le racisme et la discrimination 63 ethnoraciale au Mexique ne sont pas exclusivement phénotypiques, mais aussi culturels et éthiques (Navarrete, 2004). Des estimations récentes tirées de l'Enquête nationale sur la discrimination et la violence (2010) menée au Mexique suggèrent que 40 % de la population considèrent que les droits des Autochtones ne sont pas respectés; trois Mexicains sur dix (30 %) estiment que les droits des minorités ethnoraciales ne sont pas respectés; à peine deux Mexicains sur dix (20 %) sont d’avis que les droits des Autochtones sont effectivement respectés; et trois Mexicains sur dix (30 %) ont répondu que les droits des minorités raciales sont respectés. Ajoutons que seulement un Mexicain sur dix (10 %) considère que l'ethnie n'est pas un facteur qui peut provoquer des divisions dans la société. Quinze pour cent des Mexicains estiment que leurs droits n'ont pas été reconnus à cause de la couleur de leur peau. Trois Mexicains sur dix considèrent que la couleur de la peau a des conséquences sur la façon dont les personnes sont traitées dans la société. Huit Mexicains sur dix pensent que, au Mexique, les gens s’insultent à cause de la couleur de leur peau. De plus, 44,5 % des Autochtones interrogés jugent que la discrimination est le principal problème auquel ils sont confrontés en tant que groupe et 44 % des Autochtones croient que leurs droits ne sont pas respectés. Six Autochtones sur dix préfèrent ne pas faire référence à leur appartenance ethnique quand ils cherchent du travail, entament des démarches administratives ou s'affilient à des organisations politiques. Ces données (outre celles présentées plus loin dans ce chapitre) permettent de tracer un portrait général des relations interethniques dans le Mexique contemporain, de leur configuration historique et de leurs effets sur les interactions sociales, et ce, dans différents contextes.

2.2 Le Mexique contemporain 2.2.1 La politique de population, la planification familiale et la santé reproductive En ce qui concerne la planification familiale au Mexique, il faut rappeler que, jusqu’en 1973, la contraception était une pratique illégale au Mexique, alors que le pays maintenait une politique ouvertement nataliste (Gautier, 2002). Dans les années 60, ce pays affichait l’un des taux de fécondité les plus élevés au monde (surtout dans les zones rurales). À partir de ce moment, la politique démographique au Mexique a été définie par la 64

Loi générale de population et le plan national de planification familiale qui ont rendu possible en 1977 la mise en marche du programme de planification familiale (Lerner, Quesnel et Samuel, 2000). C’est dans ce cadre qu’a été créé le Conseil national de population (CONAPO), dont le but était de coordonner la politique de population. En effet, la politique de population de 1973 a été motivée par la volonté de réduire la croissance de la population et de favoriser le développement économique. Cette politique ciblait dans un premier temps la planification familiale, sa diffusion étant assurée par l’intermédiaire des médias et du système scolaire, le système de santé public assumant un rôle important, lui qui garantissait pour sa part sa mise en œuvre (Gautier, 2002, Lerner et al, 2000). Au Mexique, le plan national de planification familiale a été mis en œuvre fondamentalement par trois institutions publiques de santé : l’Institut mexicain de la sécurité sociale (IMSS), l’Institut de sécurité sociale et services sociaux des travailleurs de l’État (ISSSTE) et le secrétariat de santé (SSA). Ces initiatives ont conduit à une forte médicalisation de la contraception (mais aussi de la grossesse et de l'accouchement) et ont reproduit les rapports inégaux de genre privilégiant des méthodes de longue durée telles que le stérilet et la stérilisation féminine, considérant que ces méthodes étaient les plus efficaces (celles-ci étaient aussi les plus susceptibles d’être imposées) (Lerner et al, 2000; Cosío-Zavala, 2005). Il est important de noter que, à partir de 1977 jusqu’en l’an 2000, le Mexique a élaboré cinq programmes de planification familiale. Parmi ceux-ci, les trois premiers présentaient une importante continuité dans leurs approches et leurs stratégies. Dans la décennie 80-90, une approche fondée sur le risque a été incorporée au programme de planification familiale. Dès lors, l'accent était mis sur les programmes de contraception postnatale dans le contexte post obstétrique destinés à des populations ciblées, c’est-à-dire considérées à risque. En 1984 la planification familiale a été incluse dans la Loi générale de santé, ce qui a renforcé son statut en tant que programme de santé (SSA, 1998). Notons que, en termes généraux, les stérilisations ont été réalisées majoritairement dans des cliniques gouvernementales. Ces stérilisations touchaient principalement les couches sociales défavorisées, et c’est parmi les femmes sans aucune scolarisation ou avec moins de trois ans de scolarité que le niveau de fécondité a le plus diminué, parallèlement à l’augmentation de la proportion de femmes stérilisées (Cosío-Zavala, 2005). Soulignons que vers 1980, près des deux tiers des femmes mexicaines vivant dans des zones rurales qui 65 ont été stérilisées n’avaient jamais utilisé de méthode contraceptive auparavant (Cosío- Zavala, 2005). À cet égard, il faut remarquer le rôle important de la multiplication des centres de santé dans les régions rurales du Mexique qui, à partir de 1972, a conduit à une augmentation significative des interventions médicales au cours de la vie reproductive des femmes (Lerner et al, 2000). De telles actions ne sont pas sans conséquence sur la fécondité, qui fut réduite : elle passa de 5,6 enfants par femme en 1976 à 3,6 enfants par femme en 1986 grâce à l'amélioration de la contraception par l’adoption de méthodes modernes (Viramontes et Sánchez, 2009; SSA, 1998). Cependant, malgré le succès des programmes de planification familiale au Mexique pendant la décennie 80-90, les mouvements féministes et certaines études ont documenté la manière dont, dans ces programmes, la santé des femmes et leur liberté reproductive passaient au second plan (spécialement dans le cas des femmes socialement plus vulnérables) (Lerner et Szasz, 2008; Smith-Oka, 2009). L’existence de pratiques coercitives telles que l’imposition de contraceptifs et même la stérilisation féminine a été démontrée (Figueroa, 2007). Ces premières interrogations sur la mise en œuvre de politiques de contrôle des naissances ont commencé à problématiser le contexte et l'ensemble des relations sociales et assujettissements sociaux qui conditionnent les décisions reproductives. C’est ainsi que le rôle du contexte dans les décisions reproductives a été mis en évidence (Petchesky, 1984). L'expérience de l'imposition de méthodes contraceptives et de stérilisations (non consenties) a démontré que l'accès généralisé à la contraception ne représentait pas automatiquement la libération des femmes, parce qu’il impliquait le contrôle instrumental (élaboré par les politiques publiques) des capacités reproductives des femmes (Ellison, 2003). Cette expérience a aussi démontré l'existence d'évaluations sociales hiérarchiques autour de la maternité et du corps des femmes (Ellison, 2003), lesquelles ont mis en lumière l'intersection de multiples axes d'oppression dans le domaine de la reproduction (Petchesky, 1998, 1990). Par la suite, divers travaux ont commencé à montrer l'importance de remettre en question les conditions matérielles et structurelles oppressives qui entourent les décisions et les pratiques reproductives et corporelles (Petchesky, 1998, 1990). En effet, la violation des droits reproductifs et sexuels des femmes, surtout dans le « tiers monde», a dévoilé à dans quelle mesure il est important de problématiser le « choix » des femmes, car ces « choix » 66 individuels arrivent dans des contextes socioculturels, économiques et politiques particuliers. Pour ce faire, il faut démontrer le rôle que jouent la race, l’ethnie, la classe sociale, etc., dans la possibilité d’avoir accès aux « choix ». Ces violations ont eu lieu malgré le fait que la planification familiale au Mexique était encadrée juridiquement dans la Constitution et dans des lois qui protégeaient le choix libre et éclairé au moyen de la loi générale de population et la Loi générale de santé. L’objectif de ces deux lois était d’interdire la stérilisation des femmes sans leur consentement préalable. À cette même époque, la qualité des services de planification familiale a été remise en question. Notamment, les années 90 ont été marquées par l’émergence de la perspective de la santé reproductive et des débats théoriques sur les droits reproductifs. Ainsi, dans les années 90, grâce aux pressions des organismes internationaux et des mouvements pour la santé des femmes et leurs droits sexuels et reproductifs, le Mexique a institué la substitution des services de planification familiale pour les services de santé reproductive, par l'intermédiaire du secrétariat de la Santé (SSA). La reconnaissance de l’existence de facteurs sociaux intervenant sur l’état de santé est fondatrice du concept de santé reproductive. Par santé, en matière de reproduction, on entend le bien-être général, tant physique que mental et social, de la personne humaine pour tout ce qui concerne l'appareil génital, ses fonctions et son fonctionnement et non pas seulement l'absence de maladies ou d'infirmités.15 Ce concept considère les besoins sexuels et reproductifs de l’individu dans leur globalité, faisant appel au bien-être général de la personne. En même temps, cette perspective a contribué à montrer que la liberté reproductive résulte notamment d’un ensemble de transformations sociales dans l'organisation de la reproduction ainsi que d’aspects qui vont au-delà du développement de technologies sophistiquées (Petchesky, 1990). De plus, en 1993, le Mexique a mis sur pied la Norme mexicaine officielle (NOM-007-SSA2-1993 – Norma oficial mexicana) qui régule tant la planification familiale que les services obstétricaux en matière de contraception, de grossesse, d'accouchement et de santé maternelle et infantile. C’est à partir de 1994 que cette norme fut appliquée en régissant la pratique publique et privée ainsi que les standards de qualité de ces services (SSA, 1998). La même année, le secrétariat de la santé a institué le programme national de santé

15 Principe d’action 7.2, Programme d’action adopté à la Conférence internationale sur la population et le développement, Le Caire, 1994. 67 reproductive (1995-2000) dont un des piliers fondamentaux est la planification familiale, qui intègre les recommandations de la Conférence du Caire (Lerner et Szasz, 2008; SSA, 1998). Il est à noter que la Constitution mexicaine est un cadre normatif important qui garantit le respect des droits sexuels et reproductifs. Les droits sexuels et reproductifs peuvent être vus comme ces droits [...] que disposent toutes les personnes et qui leur permettent l’accès à tous les services de santé reproductive […] Ils incluent aussi le droit de prendre les décisions reproductives, en étant libre de toute discrimination, violence et coercition […] Les droits reproductifs sont intimement liés à d’autres : le droit à l’éducation, le droit à un statut égal au sein de la famille, le droit d’être libre de violence domestique, et le droit de ne pas être marié avant d’être physiquement et psychologiquement préparé pour cet événement (ONU, 1998 : 180). Dans le cas particulier du Mexique, ces droits sont encadrés par l'article 4 de la Constitution mexicaine qui garantit le droit de décider librement du moment pour avoir des enfants, de leur nombre et de l’intervalle entre les maternités. Notons que les politiques et les programmes de santé reproductive ont été appliqués au Mexique dans un contexte marqué par l'affaiblissement de l'État et par une profonde réforme du système de santé. En effet, le système de santé a récemment suivi un modèle de libre marché qui permet une participation majoritaire du secteur privé tant dans la prestation des services que dans son financement. Remarquons que ce nouveau modèle remplace la notion des droits sociaux par celle d'égalité d'opportunités pour favoriser le développement du marché dans le domaine des services de santé. Sous cette approche, les politiques de santé sont guidées par des critères d'efficience inspirés par l'idéologie de l'entreprise privée, qui subordonne l’équité sociale aux impératifs économiques et du marché (Lerner et Szasz, 2008). Il faut souligner que la mise en pratique des nouveaux protocoles de santé reproductive n’a pas réussi à bien refléter les recommandations internationales en ce qui concerne la santé sexuelle et reproductive et ses droits afférents (Camarena et Lerner, 2008; Erviti, Sosa et Castro, 2007). D'une part, la santé reproductive des hommes et leur participation dans celle-ci, ainsi que les services de prévention et les diagnostics d'infertilité, ont été laissées de côté. D'autre part, les services ciblant les adolescentes et d'autres populations vulnérables comme les personnes handicapées et les Autochtones n'ont pas réussi à combler les besoins en matière de santé sexuelle et reproductive de ces 68 populations (Camarena et Lerner, 2008). Ces services offrent un répertoire de méthodes contraceptives réversibles limité. Par exemple, en 1996, ces services comptaient en moyenne moins de quatre méthodes contraceptives modernes (dont la stérilisation) (Camarena et Lerner, 2008). En effet, bien que les programmes de santé reproductive au Mexique reconnaissent l'existence des besoins de santé différents pour les hommes et les femmes et accordent une place centrale aux droits sexuels et reproductifs, ces programmes doivent affronter l'existence de valeurs traditionnelles qui octroient aux femmes un rôle reproducteur fondamental, le pouvoir important (symbolique et politique) de l'Église catholique, ainsi que la diminution du budget destiné à la santé et l'approfondissement des inégalités sociales et de la pauvreté.

2.2.2 L'Église, la contraception et les droits sexuels et reproductifs Au Mexique l’Église catholique est l’unique institution qui s’est opposée ouvertement aux politiques de population instituées par l’État en matière de sexualité et de reproduction. En effet, l'Élise catholique a toujours condamné de manière ouverte et unanime l’utilisation de n’importe quelle méthode contraceptive moderne et promulgue les méthodes naturelles. Cependant, le discours de l'Église sur la contraception moderne a eu une incidence relativement limitée sur l'emploi de la contraception chez les femmes mexicaines (Szasz, 2008). Ainsi, la majorité des femmes catholiques mexicaines ont progressivement employé des méthodes contraceptives modernes, malgré la condamnation de telles méthodes par l'Église. Dans le contexte mexicain, la lutte pour la reconnaissance des droits sexuels et reproductifs a été étroitement liée à la construction de la citoyenneté. Cette lutte a été contestée fondamentalement par divers groupes conservateurs liés à l'Église catholique (Rodríguez, 2005). La société mexicaine est un pays à prédominance catholique, mais les lois officielles sont marquées d’une longue trajectoire laïque. En effets, les Lois de Réforme (1859-1860) ont fourni des mesures visant à éliminer l’intrusion de l’Église catholique dans le pouvoir d’État (Placido, 2011). Ainsi, le Mexique postrévolutionnaire a institutionnalisé la sécularisation de l'État dans la Constitution (1917). L’article 3 de la Constitution établit le caractère laïc de l’éducation; l’article 24, la liberté de croyance et de religion; et l’article 130, la séparation de l’Église et de l’État. Les réformes du système 69 politique ont obligé l’Église catholique à se plier aux règles de la faible démocratie mexicaine. Cependant, au cours des dix dernières années, le fondamentalisme religieux a cherché à renforcer son pouvoir politique pour influencer la création de lois et de politiques publiques conservatrices (Placido, 2011). En effet, de nos jours au Mexique, l’intrication entre politique, religion et égalité de genre est plus forte que jamais (Amuchástegui, Cruz, Aldaz et Mejía, 2010). Dans ce pays, l’arrivée au pouvoir dans l'année 2000 du Parti Action nationale (Partido Acción Nacional – PAN) a entraîné au Mexique un affaiblissement significatif de l'État laïque et l'accroissement de l’influence catholique dans la vie publique mexicaine. Notamment, le PAN entretient une relation étroite avec l’Église catholique et les groupes de droite et d'extrême droite. Le gouvernement conservateur n’a ni respecté la tradition laïque de la société mexicaine ni les restrictions pour les Églises établies par la Constitution et la Loi des associations religieuses et du culte public (Placido, 2011). En conséquence, l'Église a cherché à étendre ses prérogatives et à limiter les droits des femmes et ceux des personnes dont l’orientation sexuelle est autre que l’hétérosexualité (Placido, 2007). De cette façon, l’élargissement du pouvoir du clergé dans la vie politique et institutionnelle du Mexique va à l’encontre des droits sexuels et reproductifs (DSR) des femmes, du droit des couples de même sexe à se marier et du droit à l’éducation sexuelle des jeunes (Placido, 2007; Amuchástegui et al., 2010; Rodríguez, 2005). Par ailleurs, en 1998, le ministre de la Santé a suggéré d'actualiser la Norme officielle mexicaine pour inclure la pilule du lendemain dans les services publics de santé. La réaction de la hiérarchie catholique et des groupes conservateurs face à cette initiative a été immédiate. En témoignent la prise en charge de la pilule du lendemain par les services fédéraux de Santé publique en 2004 et la dépénalisation de l’avortement (jusqu'à la 12e semaine de grossesse) en 2008 dans le District Fédéral. L’Église catholique, les groupes conservateurs et certains politiciens rattachés au PAN ont répondu avec une campagne massive pour recriminaliser l’avortement et ont essayé d’annuler ces droits au moyen de la Cour suprême du Mexique. Malgré cela, la contraception d'urgence est offerte dans les services publics de santé. En ce qui touche l'avortement, bien que la Cour suprême du Mexique ait rejeté de peu un recours en inconstitutionnalité visant à annuler la décriminalisation de l'avortement au District Fédéral, elle suggéra des modifications qui reconnaissant le droit à la vie dès la conception. Cependant, en considérant 70 l'inconstitutionnalité de ces demandes, sept des onze juges de la Cour suprême ont fait valoir que ces modifications étaient anticonstitutionnelles et restreignaient les droits reproductifs des femmes. Malgré cela, dix-huit États du Mexique ont reconnu le droit à la vie dès la conception, ce qui a permis de recriminaliser l'avortement dans ces États (dont Morelos), non sans conséquence négative pour la santé et les droits sexuels et reproductifs des femmes (Amuchástegui et al., 2010). Finalement, en ce qui touche le droit à l'éducation sexuelle au Mexique, en 1932 le ministre de l'Éducation publique, Narciso Bassols, a proposé la première initiative pour inclure l'éducation sexuelle dans les écoles publiques. Cependant, les groupes de droite catholiques représentés par l'Union nationale de parents ont condamné l'initiative, ce qui a provoqué l'annulation totale de ce projet et la démission de Bassols (Rodríguez, 2005). Notons que le ministère de l'Éducation publique (Secretaría de educación pública-SEP) a été créé en 1921 en tant qu’organe fondamental du projet national postrévolutionnaire de modernisation de la société mexicaine. Cependant, le programme national d'éducation sexuelle a été appliqué au Mexique jusqu'en 1974 et se basait sur un modèle fondé sur la biologie. Cette initiative a été mise en place grâce aux discours internationaux et nationaux sur l'explosion démographique qui promouvaient la réduction du taux de fécondité, ce qui a largement favorisé l'introduction de l'éducation sexuelle au Mexique. De même, les résultats des différentes Conférences internationales sur les populations comme celle de 1998 ont largement influencé la mise à jour des programmes d'éducation sexuelle dans les écoles publiques. Ce programme commençait à la fin de l'école primaire et se poursuivait jusqu'au secondaire (Rodríguez, 2005).

2.2.3 Les caractéristiques sociodémographiques de la population mexicaine : inégalités sociales, contraception et santé reproductive en chiffres Les « États-Unis du Mexique » sont constitués d’une fédération de trente et un États et d’un District Fédéral (la ville de Mexico). Le Mexique est situé au sud des États-Unis d’Amérique, lesquels sont séparés en partie par le Río Bravo. Il est bordé au sud par le Guatemala et le Belize. Selon le recensement de 2010, il y a 112 336 538 habitants, dont 48,8 % sont des hommes et 51,2 % sont des femmes. Dans les dernières décennies, le Mexique a connu une urbanisation généralisée. En 1950 42,6 % de la population mexicaine 71

était urbaine et 57,4 % était rurale. En 2010, 77,8 % de la population au Mexique résidait dans des régions urbaines et 22,2 % résidait dans régions rurales. Au sein de la population mexicaine, 57,4 % sont âgés de moins de 30 ans. En 2010, l’espérance de vie est de 76 ans et le rapport de masculinité est de 95 hommes pour 100 femmes (INEGI, 2010). Toujours en 2010, le nombre de membres par foyer est de 3,9 (INEGI, 2010) et la population mexicaine compte en moyenne 9 années d'études. En ce qui concerne la population autochtone, en 2010, 14,9 % des Mexicains se considéraient comme des Autochtones et parlaient une langue autochtone, la plus importante étant le nahuatl (INEGI, 2011a). En 2010, le Mexique compte 2 391 367 ménages où le chef de famille et/ou la personne conjointe parlent une langue autochtone. Soixante-dix virgule cinq pour cent (70,5 %) des ménages autochtones possèdent au moins un téléviseur. Toujours en 2010, la population autochtone compte en moyenne 5.1 années d'études, leur taux d'analphabétisme s’élevant à 34 % contre 5,1 % chez les non- Autochtones (INEGI, 2011a). Nous devons souligner que les statistiques sur la proportion d’Autochtones au Mexique sont relativement problématiques, étant donné le stigma encore associé au fait d’être Autochtone, ce qui peut influencer à la baisse les résultats de recensement de façon significative. En outre, au Mexique, le taux de fécondité16 pour l'année 2010 est de 2,1 enfants par femme. Quant à la mortalité infantile au cours de l'année 2010, elle est de 14,2 morts pour 1 000 naissances (CONAPO, 2011). Il est à noter que le Mexique contemporain a vécu des changements significatifs sur le plan de l'égalité homme-femme et des pratiques sexuelles et reproductives. De nos jours, les femmes ne sont plus considérées comme de pures porteuses de la morale sociale et de la tradition. Les prescriptions de chasteté provenant du catholicisme ont disparu des lois (Lang, 2001). Ainsi, au cours de la période 1970-2000, le Mexique a connu une flexibilisation des normes sexuelles (Szasz, 2008, Esteinou, 2009). Parmi les principaux facteurs qui ont promu ces changements, nous pouvons nommer : la contraception, le processus de sécularisation, l'entrée des femmes sur le marché du travail rémunéré, l'immigration des travailleurs aux États Unis et l'existence des mouvements féministes et de la diversité sexuelle. Cependant, il faut souligner la coexistence de

16Le taux de fécondité correspond au nombre de naissances d’enfants vivants rapporté au nombre moyen de l’année de femmes en âge de procréer (15 à 49 ans). NOTE : Le taux de fécondité correspond au nombre de naissances d’enfants vivants par rapport au nombre moyen de femmes en âge de procréer pour la même année? 72 différentes normativités entourant les pratiques sexuelles. Les estimations suggèrent que les inégalités sociales sont étroitement liées aux normativités sexuelles et de genre plus restrictives envers les femmes (Szasz, 2008). En 2009, l'âge moyen de la première relation sexuelle (des femmes en âge de procréer) était de 19,6 ans. Notons que 80 % des femmes en âge de procréer n'ont utilisé aucun contraceptif à la première relation sexuelle (ENADID, 2009). Les femmes mexicaines ont en moyenne un premier enfant à 21,8 ans, commencent leur vie en couple à 21,8 ans et utilisent un contraceptif pour la première fois à 28,8 ans (ENADID, 2009). Cependant, parmi les Mexicains qui résident dans des régions rurales, 6 personnes sur 10 considèrent que la femme doit rester vierge jusqu'au mariage, comparativement à 4 personnes sur 10 qui résident dans des régions urbaines(ENDIFAM, 2005). En 2010, sur un total de 159 373 ménages, 71,9 % étaient des ménages nucléaires et 28,1 % des ménages élargis. En 1990, les ménages élargis représentaient le 20,7 % une augmentation qui peut être expliquée par les crises économiques et l'approfondissement de la pauvreté (INEGI, 2011). Notons que les ménages nucléaires se sont transformés de manière significative, ce qui suggère la diversification des trajectoires familiales ainsi qu’une diminution progressive du modèle de ménage traditionnel. De ces ménages, 75,4 % sont dirigés par un chef de famille masculin et 24,6 % par une femme (tendance à l’augmentation). Enfin, 92 % des ménages mexicains possèdent au moins un téléviseur. Au Mexique, l'âge moyen au premier mariage est de 29,1 ans chez les hommes et 26,2 ans chez les femmes. De plus, on observe une tendance à l'augmentation des divorces. Ainsi, la relation divorce-mariage en 2010 est de 15, 1 divorces pour 100 mariages. En 1980, ce rapport était de 4,4 divorces pour 100 mariages. L'âge moyen au divorce chez les hommes est de 38,6 ans et de 36 ans chez les femmes.

2.2.3.1 Inégalités sociales, exclusion sociale et violence envers les femmes Remarquons que le Mexique se caractérise comme étant un des pays d’Amérique latine les plus touchés par les inégalités. Les données montrent que le Mexique se classe deuxième parmi tous les pays de l’OCDE en matière d’inégalités de revenu. En effet, 73 l’indice de Gini17 pour le Mexique se chiffrait à 0,546 en 2009, tandis que celui du Canada, par exemple, était de 0,320. De plus, les estimations récentes suggèrent qu’un Mexicain sur cinq se trouve en situation de pauvreté extrême (ce qui signifie vivre avec moins de deux dollars américains par jour). Ainsi, pour l'année 2008, 42,4 % de la population mexicaine se trouvait en situation de pauvreté, et 10,5 % en situation de pauvreté extrême (CONEVAL, 2010). Selon le CONEVAL, pour cette même année (2008), 44,2 % de la population mexicaine se trouvait en situation de pauvreté multidimensionnelle. Ceci signifie que 47,2 millions de personnes n’ont pas accès à au moins un des aspects suivants : l’éducation, la santé, la sécurité sociale, la qualité du foyer, les services de base ou l’alimentation (CONEVAL, 2010). Il existe aussi au Mexique un grand écart entre la population riche et la population pauvre. Les chiffres de 2006 sur le revenu des foyers montrent que. :27,7 % avaient un revenu très faible, 37,3 % un revenu faible, 19,8 % un revenu moyen et seulement 13,2 % avaient un revenu élevé. En effet, le revenu mensuel moyen des personnes qui appartenaient aux foyers les plus pauvres était de 869 pesos (70 $ CAN environ), tandis que les revenus mensuels des foyers les plus riches étaient de 3 566 pesos (320 $ CAN), c’est-à- dire quatre fois plus (Echarri, 2010). Il est à noter que cette pauvreté n’est pas distribuée de façon uniforme au sein de la population mexicaine, mais surtout parmi les autochtones et les femmes (CONEVAL, 2010). Remarquons que le racisme et la discrimination ethnique au Mexique ont construit une configuration complexe où la pauvreté est souvent rattachée aux traits physiques et culturels associés à l’affiliation ethnoraciale (Navarrete, 2004). En effet, pour l'année 2008, 75,7 % des Autochtones se trouvaient en situation de pauvreté et plus de la moitié de la population autochtone pauvre se trouvait en situation de pauvreté extrême (CONEVAL, 2010). Concernant la pauvreté chez les femmes, il a été indiqué que les femmes et les filles peuvent être significativement plus pauvres que les hommes et les garçons dans les foyers classifiés comme pauvres, mais elles peuvent vivre une situation de pauvreté même en habitant dans des foyers qui ne sont pas considérés comme tels.

17L'indice de Gini traduit de manière simple la distribution des revenus de toute une population en un seul nombre compris entre 0 (égalité parfaite) et 1 (1 seule personne touche 100 % du revenu, inégalité totale). 74

Aujourd’hui, le Code civil de 22 états mexicains reconnaît la violence familiale comme une cause de divorce. De plus, le 16 novembre 2005, la Cour suprême de justice du Mexique a prononcé une décision historique pour les femmes : elle a reconnu que le viol entre conjoints est un crime, ce qui, auparavant, avait été considéré comme « l'exercice d'un droit ». Cependant, le viol entre conjoints est reconnu seulement par les lois de 17 états de ce pays (INMUJERES, 2006). L’Enquête nationale sur la dynamique des relations dans les ménages (ENDIREH), menée en 2006 au Mexique, a documenté et mesuré l’incidence de différentes formes de violence conjugale dans le pays. Selon les données de cette enquête, la violence touche les femmes sans égard à la classe sociale, le niveau de scolarité et le milieu où elles habitent . Cependant ces résultats montrent l’existence de certains groupes plus vulnérables comme les femmes autochtones et les femmes provenant de milieux défavorisés (Valle-Fajer, 2010). Ajoutons à cela le lien entre les emplois féminins et la violence conjugale. En fait, 44 % des femmes âgées de 15 ans et plus qui habitent avec leur partenaire conjugal et qui sont économiquement actives ont déclaré avoir subi une forme de violence conjugale au cours des 12 mois qui précédaient l’entrevue contre 38 % des femmes sans emploi. Cela peut s’expliquer par le fait que l’emploi comporte une dimension symbolique chez les hommes qui leur permet de construire et de réaffirmer leur masculinité. Ainsi, l’emploi rémunéré de la femme remet en question l’identité masculine. Selon Valle-Fajer (2010) les hommes recourraient à la violence pour rétablir leur position dominante et s’assurer le contrôle dans la relation de couple. De surcroît, au Mexique une femme sur quatre a déclaré avoir subi de la violence physique et/ou sexuelle (ENADID, 2006). En outre, il faut noter que l’expansion du processus de médicalisation a été accompagnée d’un manque d’accessibilité aux services de base en matière de sécurité sociale et de santé pour la plupart de la population mexicaine (UNFPA, 2007). Ainsi, les estimations suggèrent que, en 2008, plus de la moitié de la population (64,7 %) n’avait pas accès à la sécurité sociale et 40,7 % ne bénéficiaient pas d’un accès universel aux services de santé (CONEVAL, 2010). Notons que la sécurité sociale a été incluse comme un droit dans la Constitution mexicaine de 1917. Cependant, ce n’est qu’en 1929 que la loi sur la sécurité sociale (Ley del seguro social) fut promulguée. Cette loi inclut dans la couverture de la sécurité sociale les assurances vie, d’invalidité, de maladie, d’accidents de travail, etc. 75

Par conséquent, l’Institut mexicain de la sécurité sociale (l’IMSS) a été créé en 1944 à partir de donations de l’État, des travailleurs et des patrons. Nous devons souligner qu’au Mexique, il existe plusieurs systèmes de sécurité sociale, à savoir : celui de l’IMSS qui protège les travailleurs du secteur privé, l’ISSSTE (l’Institut de sécurité et services sociaux des travailleurs de l’État) qui donne des services aux travailleurs de l’État (créé en 1960) et le SEDENA (le ministère de la Défense nationale) (INEGI, 2011). Remarquons que le système de sécurité sociale est obligatoire dans le secteur formel de l’économie et qu’il assure à tous les travailleurs du secteur formel une couverture sociale et garantit l’accès universel aux soins de santé dans le pays. Ce système de sécurité sociale repose principalement sur deux grandes institutions publiques : l’IMSS et l’ISSSTE. Le Secrétariat de santé (Secretaría de Salud ou SSA) qui a été créé en 1943 est l’organisme public le plus important au Mexique offrant des prestations médicales à un prix modique (ou même sans frais supplémentaires par la voie du Seguro popular) à la population non couverte par le système de sécurité sociale (Banque mondiale, 2008). En 1998, les autorités mexicaines ont mis en oeuvre un programme social de lutte contre la pauvreté extrême, PROGRESA (Programa de educación, salud y alimentación), qui offrait des transferts d'argent et de l’aide alimentaire conditionnelle. En 2002, le programme a été renommé Oportunidades et, en conservant les mêmes caractéristiques, il a été introduit dans les milieux urbains et ruraux. Notons qu’un des trois volets d'intervention d’Oportunidades est le domaine de la santé. Les gens choisis pour faire partie de ce programme ont accès au programme social de santé à travers l'assurance populaire Seguro popular). En 2003, le Congrès mexicain a approuvé une réforme instaurant le Sistema de protección social en Salud (Système de protection sociale de la santé) pour mettre en place la sécurité sociale universelle par la voie de l'assurance populaire. Ainsi, le SSA des trente-deux États du Mexique avait pour mission principale d’identifier, d’affilier et de servir les participants éligibles au programme Seguro popular. Ce programme avait été conçu pour cibler en priorité les familles les plus pauvres et exclues de la sécurité sociale traditionnelle en cherchant à garantir un accès régi par la loi à un ensemble complet de prestations de santé (Banque mondiale, 2008). Notons, que l'assurance populaire est possible grâce aux contributions du gouvernement fédéral, des gouvernements des États et des cotisations des affiliés. 76

En 2010 30,4 % de la population urbaine et 37,5 % de la population rurale au Mexique n'avaient pas accès aux services de santé (CONAPO, 2011). Rappelons que le système de santé mexicain est très segmenté et procède à l’exclusion du travailleur en fonction de son revenu et de son statut. Notamment, l'assurance populaire garantit des services de santé à 72, 2 % de la population rurale et à 25,8 % de la population urbaine ayant accès aux services publics de santé (CONAPO, 2011). Selon des estimations récentes, la population autochtone fait partie des groupes les plus touchés par l’exclusion à la sécurité sociale (85,8 %), aux services de soins primaires de santé (52,7 %) et à l’éducation (49,9 %) (CONEVAL, 2010). Un tiers de la population autochtone au Mexique est affilié à l'assurance populaire (INEGI, 2011). Le manque d'accès aux services de soins primaires de santé (derechohabiencia) s’explique par la flexibilisation du marché de l’emploi (contrats d’emploi temporaires, etc.) ainsi que par l’existence d’un important secteur informel18 dans le marché de l’emploi, où les acteurs n’ont pas droit aux avantages sociaux donnant accès au système de santé. Ce manque d’accessibilité à la sécurité sociale et aux soins de santé est particulièrement significatif si on prend en compte que, en 2003, 26,7% de la population mexicaine économiquement active travaillait dans le secteur informel. De plus, la même année; le revenu moyen par heure des travailleurs dans le secteur informel était d’environ un dollar canadien (1 $ CAN).

2.2.3.2 Inégalités sociales, contraception et santé reproductive au Mexique En ce qui a trait à la contraception, selon l'enquête nationale sur la dynamique démographique (ENADID) menée au Mexique en 2009, la prévalence des méthodes contraceptives était de 58,3 % chez les femmes autochtones et de 73,5 % chez les femmes non autochtones. Cependant, trois femmes autochtones sur cinq ne connaissent aucune méthode contraceptive (Lerner et Szasz, 2008). L'emploi de contraceptifs chez les femmes sans scolarité est de 60,5 % contre 74,4 % chez celles qui sont scolarisées (ENADID, 2009). Par ailleurs, 20 % des femmes en âge de procréer ont rapporté que leur besoin de planification familiale était non satisfait (Mojarro-Dávila et Mendoza-Victorino, 2007).

18 La notion de secteur informel (ou « secteur non structuré ») se réfère à l'ensemble des activités qui échappent à la protection sociale, à la politique économique et sociale, et donc à toute régulation de l'État. Le secteur informel occupe une place très importante dans l'économie du Mexique. 77

Cette situation est plus fréquente particulièrement chez les femmes résidant dans les régions rurales du Mexique (CONAPO, 2011; Camarena et Lerner, 2008). En 2009, par exemple, 63,7 % des femmes en âge de procréer vivant en couple et résidentes des régions rurales faisaient appel à des méthodes contraceptives contre 75,1 % des femmes qui habitent en région urbaine (ENADID, 2009). Ainsi, l'exclusion territoriale et le manque de services de santé institutionnels offerts dans les régions éloignées ont un effet marqué sur la satisfaction à l'égard des contraceptifs (Lerner et Szasz, 2008). Remarquons qu'au Mexique, la diminution du taux de fécondité n'a pas toujours été homogène (INEGI, 2010b). Par conséquent, de nos jours, les efforts pour diminuer le nombre de naissances ont été concentrés surtout auprès des femmes les plus défavorisées socialement et chez les femmes autochtones, groupe dont le taux de fécondité est plus élevé (CONAPO, 2011). Par exemple, pour la période 1998-2002, le taux de fécondité19 des femmes autochtones était de 4,2 enfants par femme, ce qui représente 2,5 enfants de plus que chez les femmes non autochtones (dont le taux est de 2,7 pour la même période) (Galindo et al., 2007). Pour l'année 2009, le taux de fécondité chez les femmes autochtones était de 3,29 enfants par femme, ce qui représente 1 enfant de plus que chez les femmes non autochtones (CONAPO, 2011). Cela s'expliquerait en partie par le constat que celles qui se marient plus tôt, ont une moins bonne connaissance des méthodes contraceptives et y ont difficilement accès. Elles sont aussi issues de modèles culturels qui légitiment le fait d’avoir une famille nombreuse sans laisser de côté le rôle des inégalités structurelles (Chavez et al., 2007). Ainsi, 27,3 % des femmes autochtones ont leur première grossesse à 16 ou 17 ans contre 20,1 % des femmes non autochtones. N'oublions pas que les comportements reproductifs sont étroitement liés aux conditions objectives de vie de la population et que les Autochtones sont un des groupes les plus défavorisés au Mexique (Lerner et Szasz, 2008). Quant à l’accès à des services d’avortement au Mexique, comme nous l’avons précédemment mentionné, il varie en fonction des législations des différents états. En termes généraux, les législations sont restées très restrictives dans presque tout le pays

19Le taux général de fécondité (également appelé « taux de fécondité ») est le nombre de naissances vivantes pour 1 000 femmes âgées de 15 à 49 ans durant une année donnée. 78

(dont l’État de Morelos), sauf dans la ville de Mexico (où, à partir de l’année 2000, l’avortement a été décriminalisé et reconnu comme un droit reproductif) (GIRE, 2008). Dans ce contexte, la stérilisation féminine est, encore aujourd’hui, souvent proposée comme une solution efficace, voire même comme la « meilleure option » pour limiter définitivement la taille des familles chez les femmes à forte fécondité et provenant de milieux défavorisés (Smith-Oka, 2009; Figueroa, 2007). Remarquons que, de nos jours, les femmes peu scolarisées (Lerner et Szasz, 2008) et les femmes autochtones sont toujours les plus nombreuses à opter pour la stérilisation féminine . À cet égard, la stérilisation, en tant qu’une des méthodes de contraception offertes par l’État, permet de comprendre l’organisation de la reproduction (en rendant visibles les valeurs et les relations sociales qui lui sont associées) du point de vu de l’État, des individus et des institutions qui mettent en place la politique démographique. Par ailleurs, certaines études (Espinosa, 2008; Smith- Oka, 2009, 2012) ont suggéré l’existence de coercitions reproductives (au niveau de l’imposition de méthodes contraceptives) dans les programmes d’aide sociale (comme celui de Oportunidades), c’est-à-dire qui n’offriraient de l’aide qu’à condition que la personne accepte de se soumettre à une méthode contraceptive ou à une stérilisation. Quant à la mortalité maternelle en 2009, le Mexique comptait 64,5 morts maternelles pour 100 000 femmes en âge de se reproduire (INEGI, 2010). Cette mortalité se concentre dans 10 états du Mexique et se duplique chez les femmes pauvres et plus socialement défavorisées, non affiliées au système de santé (sans sécurité sociale), majoritairement autochtones et qui habitent dans les régions rurales. La majorité des décès maternels au pays résultent des complications liées à l'avortement, l'anémie, le diabète et la pré-éclampsie (INEGI, 2010). Il faut noter que, au Mexique, les sages-femmes traditionnelles20 ont été fortement stigmatisées, lesquelles ont été substituées par le modèle biomédical. En fait, l'objectif des acteurs médicaux officiels était initialement d'en arriver à assurer une prise en charge de toutes les femmes par système biomédical (Akrich, 1999). Cependant, dans le but de réduire les taux de mortalité maternelle au Mexique que le SSA a mis en place en 2001 le programme « Départ équitable dans la vie » (Arranque parejo en la vida). Ce programme

20Les sages-femmes traditionnelles sont celles qui ont appris leur métier de façon empirique, normalement par la voie de la formation et l’apprentissage intergénérationnel. 79 vise à améliorer la santé maternelle et reproductive, ainsi que la santé des enfants, des nouveau-nés à ceux âgés de moins de deux ans. Initialement, la clientèle visée par ce programme était la population appartenant aux couches sociales défavorisées. Ultérieurement, ce programme est devenu obligatoire dans toutes les institutions de santé (publiques et privées). Ce programme a fait de la formation continue des sages-femmes un élément central de la prévention de la mortalité maternelle. Ainsi, c’est en octobre 2002 que la norme de compétences de travail pour certifier les sages-femmes a été approuvée. En 2004, le SSA comptabilisait 12 464 sages-femmes au Mexique. Parmi elles, 80 % ont participé aux formations d’actualisation professionnelle et 799 ont été certifiées par les institutions de santé du Mexique (SSA, 2005). En 2010, selon le SSA, 22 000 sages- femmes au Mexique qui prenaient en charge plus de 300 000 accouchements, essentiellement dans les régions rurales (García, Moncayo et Sánchez, 2012). Ces constats reflètent que les inégalités d’accès des femmes aux moyens de contraception en particulier, et aux services de santé reproductive plus généralement, sont influencées par leur lieu de résidence (entre zones urbaines et zones rurales), ainsi que par la configuration de différentes catégories sociales auxquelles elles appartiennent, notamment la classe sociale, le niveau de scolarité et l’appartenance ethnique (surtout parmi les femmes qui parlent une langue autochtone) (Mojarro-Dávila et Mendoza- Victorino, 2007). Ces constats révèlent la segmentation et l'exclusion des femmes autochtones, des femmes qui ont un faible revenu, des femmes célibataires et des femmes sans scolarité. De plus, les programmes de planification familiale ont eu tendance à exclure un nombre important de femmes qui ont une vie sexuelle active : les femmes célibataires, les veuves et les femmes divorcées (Lerner et Szasz, 2008). Ce contexte a des effets importants dans la sphère de la reproduction (et sur l’exercice des droits sexuels et reproductifs), car il s’impose comme un cadre dans lequel se manifestent d’une manière importante plusieurs autres inégalités sociales (Echarri, 2008) qui conditionnent l’initiation sexuelle, la maternité et la paternité précoces, le manque d’utilisation de méthodes contraceptives, la faible participation des hommes dans les pratiques contraceptives et dans la santé sexuelle et reproductive, etc.

80

2.3 L’état de Morelos, la ville de Cuernavaca et le village de Santa Catarina 2.3.1 L’état de Morelos Le Morelos est un petit état du Mexique d’une superficie de 4 941 km², situé au centre du pays (figure 1). Figure 121

L’État de Morelos Morelos est situé à l'est de l'état de Guerrero, au nord de l'état de Puebla et au sud de l'état de Mexico et du District Fédéral (figure 2). Figure 222

L'état de Morelos et ses municipalités23

21 Source : INEGI (2010c). 22 Source : Agenda estadística anual del poder ejecutivo, 2008-2009. 81

L’état de Morelos, dont la capitale est Cuernavaca, est divisé en 33 municipalités24. Dans le cas de Morelos, l’organisation sociale établie pendant la période coloniale a construit différents groupes identitaires ethnoraciaux25 ainsi que des enclaves nommées « régions culturelles ». Une région culturelle est un espace articulé par un processus de domination de classe. Ce processus inclut la subordination des groupes ethniques autochtones, ainsi que la formation de classes et de « castes » ordonnées dans un espace hiérarchisé (Lomnitz, 1995). Au plan de ses tendances démographiques, Morelos a maintenu un rythme de croissance ascendante, rythme qui a subi une décélération significative pendant la période révolutionnaire (1910 à 1930), quand la croissance de la population est tombée à 45 % (Guzmán et León, 2005). Dans les années 30 et 40, l'état de Morelos a été l’hôte d’un important flux migratoire de paysans provenant de l'état de Mexico et de l'état de Guerrero. Dans les années 50, ce flux était principalement constitué des journaliers provenant des états de Guerrero et Oaxaca (Guzmán et León, 2005). Dans les années 40, la démographie s’est inscrite dans les tendances d'un pays en « développement » incluant un processus d'urbanisation croissante. Ainsi, en 2010, 16 % de la population totale de l'état de Morelos habitaient dans des régions rurales et 84 % dans des régions urbaines. De nos jours, on estime sa population à 1 777 227 habitants (INEGI, 2010), dont 51,7 % sont femmes et 48,3 % sont hommes. De l’ensemble de la population de l’état de Morelos, 20 % habitent à Cuernavaca (365 168 habitants). De plus, 56 % de la population totale de cet état sont âgés de moins de 30 ans. En ce qui concerne la population autochtone en 2000, Morelos comptait 24 757 individus, soit 1,8 % de la population totale de l'état, dont la plupart habitaient dans les municipalités de Cuernavaca et de Puente de Ixtla. Sur le plan linguistique, on estime que 60 % de cette population parle nahuatl et 12 % mixteco (CONAPO, 2005). En ce qui concerne les ménages dans l’état de Morelos, on en dénombrait 460 868 en 2010, dont 72,6 % qui étaient dirigés par un chef de famille masculin et 27,4 % par une femme (INEGI, 2010a). Notons que Morelos figure en deuxième position au pays par rapport aux ménages dirigés par une femme (INEGI, 2011). Soixante-six virgule six pour

23 Source : INEGI (2010c). 24 Les numéros 007 et 020 représentent les municipalités de Cuernavaca et de Tepoztlán respectivement. 25 Par exemple, les Espagnols, les Créoles, les Métis, les Noirs, les Autochtones, etc. 82 cent (66,7%) de la population active de cet état travaillent dans le secteur des services, 22,5 % dans le secteur industriel et seulement 10 % dans le secteur agricole (INEGI, 2010c). Concernant les infrastructures en santé et le droit à la santé dans Morelos, le pourcentage de personnes ayant droit à la santé publique dans cet état était de 34 % en 2000 41 % en 2005, chiffre qui a atteint 61 % en 2010 (INEGI, 2010). C’est-à -dire que 39 % des habitants ne jouissent pas des droits d’accès universels aux soins de santé (derecho habiencia), tandis que l’accès de 61 % d’entre eux est garanti. Il faut souligner que, parmi ces derniers, 44,5 % ont accès à la santé au moyen du Secrétariat de santé (SSA) par la voie de l'assurance populaire (Seguro popular), 41,6 % au moyen de l'IMSS et 10,9 % au moyen de l'ISSSTE (Instituto Mexicano del Seguro Social de los Trabajadores del Estado). Quant au taux de fécondité, il est de 2 enfants par femme pour l'année 2010 (tandis qu’au niveau national, il est de 2,1 enfants pour la même période). Dans cet état, l'âge moyen au premier mariage est de 29,5 ans pour les hommes et 26,5 ans pour les femmes. Pour sa part, l'âge moyen au divorce pour les hommes est 40,5 ans et 37,7 ans pour les femmes. Soulignons que Morelos occupe le quatrième rang parmi tous les états du Mexique en ce qui a trait au risque de mourir d’une cause liée à la mortalité maternelle selon le recensement 2003-2007. Par ailleurs, il a été indiqué que 10 % de la population totale de cet état font appel à l’assistance d’une sage-femme lors de l’accouchement. En 2007, Morelos comptait 360 sages-femmes dont 86 avaient reçu leur certification du secrétariat de santé de Morelos (García et al., 2012). En ce qui touche la contraception, 75,4 % des femmes en âge de procréer emploient des méthodes contraceptives (au niveau national, ce pourcentage est de 72,5 %) (ENADID, 2009). De plus, 70,7 % des femmes qui ont bénéficié de services obstétricaux du SSA ont adopté une méthode contraceptive à leur sortie : 71 % ont commencé à utiliser le stérilet et 27 % se sont fait stériliser (ENADID, 2009). Notons qu'au Morelos (comme au niveau national), la principale institution étatique prestataire de services de santé est le Secrétariat de santé (40,9 %), suivie de l'IMSS (24,4 %) et de l'ISSSTE (6,7 %) (INEGI, 2010c). Le SSA compte trois juridictions sanitaires qui couvrent les 33 municipalités de l'état de Morelos. Ainsi, en 2009, il y avait 83 dans cet état 203 centres de consultation externe de santé (de premier niveau), huit unités d’hospitalisation et huit unités de spécialités médicales de troisième niveau (CTE, 2010).26 Quant à la pauvreté au Morelos, les estimations suggèrent que, pour l'année 2008, 48,6 % de la population étaient pauvres, dont 7,8 % vivaient dans la pauvreté extrême et 48,6 % de la population vivaient en situation de pauvreté multidimensionnelle27 (CONEVAL, 2008). Ces constats indiquent que Morelos est un état dont le niveau de marginalisation sociale est moyen (CONAPO, 2011). En 2008, il faut souligner que le pourcentage de la population qui se trouvait en situation de pauvreté multidimensionnelle au niveau national (comme nous l’avons précédemment indiqué) était de 44,2 %. Dans certains états plus socialement défavorisés, ce pourcentage pouvait varier de 76,7 % à 68,2 %, c'est-à-dire dans les états du Chiapas et de Guerrero respectivement) (CONEVAL, 2008). Par contre, durant cette même année, le pourcentage de la population en situation de pauvreté multidimensionnelle dans les états à faible marginalisation sociale était en moyenne de 23 %. En effet, nous trouvons dans l'état de Morelos des tendances semblables à celles observées au niveau national en ce qui concerne l'accès à la sécurité sociale et à l'exclusion du système de santé. En ce qui concerne la violence envers les femmes au Morelos, 1 femme sur 3 a déclaré avoir subi de la violence physique et/ou sexuelle, ce qui relègue cet état à la septième position en ce qui a trait à la prévalence de la violence au Mexique (ENADID, 2009).

26La politique sectorielle de santé du Mexique a été bâtie sur une structure pyramidale de santé. Les différents niveaux de soins de santé sont définis selon l'infrastructure, l’expertise des ressources humaines et techniques . Le premier niveau d'attention est un niveau à faible complexité. Son principal objectif est de fournir des services de santé de base qui privilégient un rapport de proximité avec la population (par exemple, les centres de santé de consultation externe et les brigades mobiles de santé). Le second niveau d’attention réfère au centre de santé de référence, qui fonctionne grâce à des services hospitaliers et des ressources humaines plus spécialisés. Le troisième niveau d’attention se réfère aux centres hospitaliers à haute spécialisation comme les hôpitaux régionaux et nationaux. 27Le CONEVAL (2009) indique qu’une personne se trouve en situation de pauvreté multidimensionnelle si elle ne peut bénéficier d’ au moins un de ses droits fondamentaux garantis pour son développement social et si elle n’a pas les revenus suffisants pour combler ses besoins en garantissant l’acquisition des biens et de services. 84

2.3.2 La municipalité de Cuernavaca Cuernavaca est la capitale de l'État de Morelos. Une des plus anciennes villes du Mexique, elle est située à 60 km de la ville de Mexico. Des références historiques remontant à 1 200 ans av. J.-C. font état de ce que l’on pourrait appeler la première installation humaine de la région. Le peuple concerné appartenait à la tribu nahuatlaca qui, pendant la colonisation, a participé d’un important métissage dans la ville. De nos jours, la ville de Cuernavaca compte 365 168 habitants (INEGI, 2010), majoritairement métis, dont 43,65 % ont accès à la sécurité sociale et 61,4 % ont rapporté, dans le cadre du recensement, avoir accès aux services publics de santé (INEGI; 2010b, 2010). En effet, le pourcentage de personnes ayant droit à la santé publique dans l'état de Morelos était de 34 %, en 2000, de 41 % en 2005, tandis qu’il était de 61 % en 2010 (INEGI, 2004, 2010b). Rappelons qu'au Mexique, l’accès à la santé est traditionnellement lié à un contrat de travail dans le secteur formel de l’économie. L'augmentation de l’accessibilité aux services de santé est le résultat de la mise en marche du programme de l'assurance populaire (seguro popular) (INEGI, 2010c). Cuernavaca compte 22 centres de consultation externe de santé de premier niveau (SSA), un hôpital général et trois centres de spécialités médicales (CTE, 2009).

2.3.4 La municipalité de Tepoztlán et le village de Santa Catarina Tierra Blanca Tepoztlán est une municipalité située dans une zone montagneuse de l'état de Morelos. Elle est située à 70 km de Mexico et à 20 km de Cuernavaca. Elle est entourée de différentes municipalités :à l'est par Tlalnepantla et Tlayacapan, au nord par Mexico, au sud par Yautepec et Jiutepec, et à l’ouest par Cuernavaca et Huitzilac (figure 3). En 2005, Tepoztlán comptait 36 145 habitants dont 5 % parlaient une langue autochtone (majoritairement le nahuatl). Tepoztlán est divisée en huit quartiers et 25 localités (villages), dont l'une des plus importantes est Santa Catarina. La population active se distribue de la façon suivante : 27 % travaillent dans le secteur primaire, 28% dans le secteur secondaire et 46 % dans le secteur tertiaire (CONAPO, 2005).

85

Figure 3

La municipalité de Tepoztlán28 Concernant ses infrastructures en matière de santé, on y retrouve des cabinets médicaux privés auxquels la majorité de la population n’a pas accès pour des raisons économiques. Il y a aussi une clinique de l'Institut mexicain de l'assurance sociale (IMSS) qui n’a ni le personnel nécessaire ni les infrastructures adéquates. Pour ces raisons, cette clinique se limite à offrir des consultations et à recommander les patients aux spécialistes de l'IMSS dans la capitale de l'État. Cette situation fait en sorte que beaucoup de gens se consacrent à la médecine traditionnelle. La médecine traditionnelle se réfère à l’ensemble des connaissances et des pratiques de santé basées sur les croyances et les expériences des peuples autochtones acquis à travers les temps. Le Secrétariat de santé (SSA) offre des services de base en santé de premier niveau. Ainsi, Tepoztlán compte sur sept centres de consultation de santé de premier niveau (l’un d'entre eux se trouve dans la communauté de Santa Catarina). Il n'existe pas de centre de santé de second et de troisième niveau à moins de 20 kilomètres(à Cuernavaca). La communauté de Santa Catarina Tierra Blanca appartient à la municipalité de Tepoztlán, Morelos. Santa Catarina est localisée à 15 kilomètres à l'est de Cuernavaca. Cependant, nous devons souligner que, pour l'année 2005, 83 % des habitants de Santa Catarina ont rapporté qu’ils ne bénéficiaient d’aucun accès à un service de santé publique (INEGI, 2005).

28 Source : INEGI (2010c). 86

Cette communauté a été fondée par des groupes indigènes nahuas avec l’influence Xochimilca. Il s’agit d’un peuple regroupé dans un petit village d'origine nahuatl qui compte environ 4 300 habitants. Selon les critères de l’INEGI, Santa Catarina peut être définie démographiquement comme un village semi-urbain, c’est-à-dire tout village dénombrant entre 2500 habitants et 15 000 habitants. Selon l’INEGI (2005), la moitié de la population de Santa Catarina a rapporté habiter dans un foyer autochtone29 et 21 % parlaient une langue autochtone (nahuatl majoritairement). Dans le cadre de cette étude, et en suivant les recommandations de González (1998) et les caractéristiques de Santa Catarina, nous pouvons définir ce village comme une « communauté paysanne d’origine autochtone ». De manière générale, nous pouvons dire que la population de Santa Catarina a maintenu une activité productive agricole et une vie paysanne en dépit de la crise de la campagne mexicaine et de l’élargissement des zones urbaines de l’état de Morelos (Guzmán et León, 2008). La production agricole est axée essentiellement sur la subsistance et l’approvisionnement d'un marché local et régional en tomates, maïs et haricots. Ainsi, dans la communauté, le travail dans le secteur secondaire représente 31,8 % et 27,7 % dans le secteur tertiaire (INEGI, 2000). Récemment, une des activités économiques principales dans la communauté de Santa Catarina est l’élaboration de tortillas de maïs faits à la main, ce qui, selon Guzmán et León (2008), a contribué au processus de revalorisation du travail rémunéré des femmes. Ces auteurs soulignent aussi l’importance de l’activité économique de la tortilla faite à la main, car c’est une activité basée sur les savoirs et devoirs traditionnels des « femmes » où la figure principale est encore aujourd’hui la femme. D’une activité anciennement considérée comme une « affaire domestique », elle est devenue une activité économique ayant un marché de plus en plus dynamique, ce qui entraînait des changements dans la division sexuelle du travail. Il est aussi remarquable de constater la participation des hommes dans cette activité (les maris, les fils, les frères, etc.), surtout pendant la période non agricole, constituant une main-d'œuvre qui vient en soutien aux femmes qui dirigent le processus de la fabrication de la tortilla (Guzman et León, 2008).

29 Le foyer autochtone est défini par l'INEGI (2005) comme « l’ensemble des personnes qui habitent dans une maison où le chef de la maison ou son conjoint parlent une langue autochtone ». 87

La proximité de la ville de Cuernavaca, de voies et de routes de communication a favorisé le processus de modernisation depuis les années 50 en permettant un rapport étroit et favorisant les échanges avec d’autres villes, comme celle de Sante Catarina par exemple.

2.4 Problématique et justification de l'étude La présente étude cherche à comprendre sociologiquement les significations sociales du corps, de la reproduction et de la sexualité des acteurs sociaux de trois régions situées dans l’état de Morelos au Mexique dans le cadre de la médicalisation de la reproduction et de la sexualité. Nous inscrivons notre projet à la lumière du rôle central que jouent la médecine et la médicalisation dans les sociétés contemporaines dans la production, la reproduction et la régulation du corps (Williams, 2006) et des significations sur la sexualité et la reproduction (Lupton, 2003), en soulignant les conséquences et le rôle tant des nouvelles technologies reproductives (NTR) que des structures et des processus d’exclusion sociale. Au cours des dernières décennies, le Mexique a expérimenté une importante médicalisation, surtout de la reproduction. Cette médicalisation inclut l’emploi des technologies médicales (césariennes, méthodes contraceptives, techniques de dépistage, ultrasons, épisiotomies, etc.). Bien que l'élargissement de l'institutionnalisation et la médicalisation des accouchements et de la grossesse aient contribué à diminuer certaines causes de la mortalité maternelle au Mexique, il faut souligner la persistance des problèmes en matière de santé reproductive dans ce pays. En effet, au Mexique, il est possible d’observer le recours fréquent à des interventions médicales telles la césarienne ainsi que l’utilisation indiscriminée de l’épisiotomie et des stérilisations féminines (Garrido et Puentes, 2004). En fait, des études récentes relèvent également une hausse des interventions non justifiées, dont la césarienne (Suárez, Campero, de la Vara et al, 2012). Notamment, dans le Mexique des années 60, seulement 3 % de femmes accouchaient par césarienne, alors que 24,1 % des femmes accouchaient par cette voie en 1996. En 1999, ce pourcentage s’élevait à 35,4 %. N'oublions pas que l'emploi non justifié de la césarienne est un facteur majeur à l’origine de la morbimortalité maternelle et infantile et des accouchements prématurés (Suárez et al, 2012). Les estimations récentes suggèrent que l'accroissement de la pratique de la 88 césarienne a eu lieu dans toutes les institutions de santé. En 2012, le pourcentage de césariennes effectuées dans le secteur public était de 40,9 % et de 69,6 % dans le secteur privé (Suárez et al., 2012). Au Mexique, 37,7 % des femmes non autochtones et 14.8 % des femmes autochtones accouchent par cette voie (INEGI, 2010). Notons que 50 % des accouchements chez femmes qui résident en ville et 32,3% chez les femmes qui vivent en milieu rural sont survenus par césarienne (ENADID, 2009). Notamment, le Mexique occupe la quatrième position parmi les pays du monde qui font un usage non nécessaire de la césarienne, c'est-à-dire sans justification médicale, après de Chine, Brésil et les États- Unis (Suárez et al., 2012). La tendance à l’augmentation du nombre de césariennes au Mexique se poursuit malgré les avertissements de divers organismes internationaux, lesquels lui recommandent de diminuer la proportion d’interventions médicales non justifiées (Suárez, et al., 2012). Ces recommandations visent également à garantir le respect des droits sexuels et reproductifs des femmes en faisant la promotion de l’équité de genre dans le domaine de la reproduction (Côrrea, 2004; Petchesky et Jud, 1998). Quant à la médicalisation de la contraception, la stérilisation féminine a augmenté significativement au cours du temps. Dans les années 70, la pilule était la méthode la plus utilisée au Mexique par les femmes qui utilisaient des méthodes contraceptives modernes. Ainsi, parmi toutes les femmes qui ont fait appel à, des méthodes modernes de contraception dans les années 70, seulement une sur dix s’est soumise à la stérilisation féminine. Cependant, dans les années 80, la stérilisation féminine a détrôné la pilule. En 1982, parmi toutes les femmes qui utilisaient des méthodes contraceptives modernes, une femme sur quatre avait été stérilisée; en 1986, ce rapport était d’une femme sur trois. Ainsi, en 2009 5,8 % des utilisatrices de contraceptifs employaient la pilule, 16,1 % le stérilet et 50,1 % la stérilisation féminine (ENADID, 2009). Il est important de souligner que, en 1997, 46,5 % des utilisatrices de méthodes contraceptives avaient choisi leur méthode dans le cadre d’un suivi postnatal, tandis que le choix de 53,5 % de ces femmes s’est fait à différents moments de leur vie reproductive. Pour l'année 2009, 58,7 % des utilisatrices de contraceptifs choisissaient leur méthode pendant leur suivi postnatal et 41,3 % des femmes à un autre moment. Les deux méthodes majoritairement offertes par les services de santé publics après l'accouchement sont la stérilisation féminine et le stérilet. En conséquence, les estimations récentes suggèrent que, en 2009, 83,1 % des femmes qui ont choisi la 89 stérilisation féminine et 63,8 % qui ont adopté le stérilet avaient choisi leur méthode contraceptive pendant qu’ils bénéficiaient de services postnataux (CONAPO, 2011). Il faut souligner que, souvent, le choix de la césarienne précède celui de la stérilisation féminine dans les services publics de santé (Camarena et Lerner, 2008). De plus, on remarque une disproportion quant au nombre de stérilisations féminines par rapport aux stérilisations masculines. Par exemple, en 2009, chez les couples qui utilisaient une méthode contraceptive au Mexique, seulement 3,1 % des hommes avaient choisi la vasectomie, tandis que 50,1 % des femmes avaient choisi la stérilisation féminine (ENADID, 2009). En ce qui concerne l'institutionnalisation de l'accouchement et le suivi de la grossesse au pays, grâce au développement du système biomédical, des femmes sont de plus en plus nombreuses à être suivies par des médecins et à accoucher dans des structures médicalisées (Akrich, 1999). En fait, la procréation représente un moment clé pour l'intégration des femmes dans le système biomédical (Akrich, 1999). En 1974, les estimations suggèrent que 55 % des femmes mexicaines ont accouché en présence d’un médecin, chiffre qui a atteint 84,2 % en 1997 (Hernández et Flores, 2010). En 2006, 88,6 % des femmes ont accouché avec un médecin, 2,6 % avec une infirmière, 4,4 % avec une sage-femme, et 3,4 % d’entre elles ont accouché seules ou avec un membre de leur famille. Dans le cas des femmes autochtones, 26 % ont accouché avec une sage-femme, alors que seulement 3,8 % des non-autochtones ont fait de même (Hernández et Flores, 2010). Ajoutons que, pour l’année 2009, 94 % des femmes ont accouché sous la supervision d’un médecin (CONAPO, 2011). De plus, 80 % des femmes (à l'exception des femmes non autochtones âgées de 18 ans et plus, sans scolarité) ont assisté à au moins une rencontre de suivi de grossesse (CONAPO, 2011). En moyenne, le nombre de rencontres pour un suivi de grossesse au Mexique en 2009 était de 7,4 rencontres par femme. Cependant, il existe des différences significatives parmi les femmes selon leur appartenance ethnique et sociale (Galindo et al., 2007). Le suivi de la grossesse et le suivi postnatal sont encore peu fréquents chez les femmes pauvres non scolarisées et chez les autochtones, ce qui témoigne d’un accès restreint aux soins prénataux et obstétricaux. Bien que les femmes autochtones comptent en moyenne plus de grossesses que les femmes non autochtones, les premières sont moins nombreuses à faire le suivi de leur grossesse et affichent une plus forte tendance à reporter la première rencontre avec le médecin que les secondes (Galindo et et al., 2007). 90

Concernant l'épisiotomie en Amérique latine, les estimations pour la période 1995- 1998 rapportent des pourcentages qui varient entre 65 % et 96 % chez les femmes primipares (Graham et al, 2005), chiffres qui contrastent avec les estimations réalisées en Europe qui varient entre 9,5 % et 52 % (EPHR, 1998). Soulignons que l'OMS recommande un pourcentage d'épisiotomies entre 10 % et 20 %. D’autre part, comme nous avons souligné dans la section précédente, /le processus de médicalisation au Mexique a été accompagné d’un manque d’accessibilité, pour la majorité de la population, à des services de base en santé de qualité (UNFPA, 2007). Au Mexique, la population non assurée a reçu des services de santé par la voie du programme Seguro popular du Secrétariat de santé ou de l'IMSS solidarité. Par ailleurs, nous pouvons affirmer que la reproduction humaine constitue un cadre dans lequel se manifestent d’une manière importante les inégalités sociales (dont les inégalités de genre) (Echarri, 2008). Par exemple , ces inégalités se reflètent parfois chez les femmes dans l’impossibilité de prendre des décisions éclairées sur leur propre corps en matière de sexualité, de reproduction et de santé (Gautier et Quesnel, 1993). À cet effet, diverses études menées au Mexique ont documenté l’existence de politiques et de pratiques médicales répressives qui mènent à la violation des droits sexuels et reproductifs des femmes en contextes institutionnels. Elles soulignent notamment la manière dont sont reproduites diverses inégalités sociales dans les milieux hospitaliers au cours de la rencontre médecin-patient Ces études menées au Mexique ont documenté l’imposition de méthodes contraceptives tels la stérilisation féminine et le stérilet ainsi que l’adoption de diverses pratiques de maltraitance pendant l’accouchement et les consultations de santé reproductive (Smith-Oka 2009; INSGENAR, 2003). Par exemple, notons les réprimandes et les sanctions subies par les femmes qui n’obéissent pas aux ordres et aux recommandations du personnel médical (Erviti, Sosa-Sánchez et Castro 2010). Cependant, nous détenons peu d’information sur la façon dont la médicalisation de la reproduction et de la sexualité contribue à la transformation de l'expérience et des significations de la reproduction, de la sexualité et du corps non seulement chez les femmes, mais aussi chez les hommes, ainsi que leurs conséquences sur les rapports de genre et les rapports de pouvoir. Nous en savons également peu sur la manière dont la médicalisation de la sexualité et de la reproduction est interprétée, éprouvée et contestée par les acteurs sociaux, 91 sur les nouvelles options qui s’offrent aux femmes et aux hommes et sur les pressions sociales qui sont exercées par les NTR sur les femmes et sur les hommes dans des contextes culturels spécifiques. Cela est particulièrement pertinent si nous considérons que les représentations et les pratiques culturelles existant autour de la reproduction et de la sexualité sont des éléments clés pour appréhender la santé reproductive et sexuelle et les droits qui lui sont afférents. Il semble donc nécessaire de mener des études sur l’expérience des femmes et des hommes (selon leur origine ethnique, leur appartenance de classe, etc.) (Rapp, 1998; Freyermuth, 2003), la manière dont ils comprennent et interprètent cette expérience et leurs besoins en matière de reproduction et de sexualité dans le cadre de leur médicalisation. Ceci permettra d’approfondir les répercussions de la médicalisation sur les droits reproductifs et sur la santé des hommes et des femmes (Liamputtong, 2007). À ce propos, certaines études menées au Mexique autour du thème des significations du corps dans les régions rurales et semi-rurales ont souligné la place centre qu’occupe la reproduction biologique quant aux significations données aux corps féminins, ce qui coïncide avec les résultats des études menées en régions urbaines (Fagetti, 1995; Castro, 2000). Par contre, chez les hommes, l’expérience et les significations du corps se construisent autour d’une identité masculine fondée sur l’image de pourvoyeur et du « corps fort » (Córdova, 2003; Guttman, 2007, 2008). Ainsi, le corps masculin est conceptualisé principalement comme un outil de travail pour lequel les soins visant à maintenir une bonne santé ne sont pas d’une grande importance dans la socialisation chez les hommes (De Keijzer; 2003). Ces études (dont la plupart sont de nature anthropologique) ont montré l’existence d’un syncrétisme en ce qui concerne les constructions du corps, de la santé, de la contraception et de la reproduction dans les régions rurales du Mexique (Fagetti, 1995; Castro, 2000; Córdova, 2003). Ce syncrétisme s’exprime sur le plan des significations sociales, où coexistent des éléments du paradigme médical occidental et du paradigme médical non occidental (autochtone-populaire) pour parler du corps, de la santé et de la reproduction (Castro, 2000; Fagetti, 1995; Córdova, 2003). Si nous nous penchons sur la sexualité au Mexique, de nombreuses études ont indiqué l’existence de liens étroits entre les iniquités de pouvoir et l’accès aux ressources économiques et sociales, analysés en fonction du sexe et les significations de la sexualité 92

(Szasz, 1998). De même, il a été suggéré l’existence d’une double morale sexuelle qui valorise l’expérience sexuelle chez les hommes d’une part, tandis qu’elle promeut l’absence de cette même expérience (sexuelle) chez les femmes d’autre part (Amuchástegui, 1999; Lerner, 1998). De surcroît, de nombreuses études ont suggéré que les constructions sociales faites à partir des significations qu’on accorde à la sexualité ont également des effets importants sur les comportements sexuels et reproductifs (Figueroa, 1999; Lerner, 1998). Dans notre étude, nous explorons les bases sociales et l'organisation sociale de ces constructions et de ces expériences vécues (Schutz, 1962, 1987) afin de les utiliser pour accéder à la logique sociale qui donne un sens aux pratiques des acteurs dans des contextes spécifiques (en soulignant le sens subjectif que les acteurs donnent à leurs conduites et aux phénomènes sociaux qui les entourent) en mettant l’accent sur les mécanismes politiques de reproduction et de naturalisation des inégalités sociales dans le domaine de la santé, de la reproduction et de la sexualité et du corps. Dans cet ordre d’idées, ce projet de thèse de doctorat s’inscrit dans la lignée des études sociologiques et anthropologiques menées en Amérique latine, au Mexique en particulier (Castro et Eroza; 1998), qui ont mis l’accent sur l’approfondissement des connaissances sur les expériences subjectives vécues en sexualité et santé reproductive (Freyermuth, 2003a; Rodríguez; 2003). Ces recherches ont montré qu’il est impossible de comprendre les expériences subjectives de la santé reproductive et de la sexualité hors du contexte politique, économique et social dans lequel ces expériences s’inscrivent et où interagissent divers types de conditionnements sociaux, dont l’élargissement de la médicalisation (Castro; 2000; Gutmann, 2007; Szasz, 1996). Ces études ont mis en lumière les limites de la plupart des travaux sur la sexualité, la reproduction et le corps qui avaient abordé le sujet sous des approches quantitatives et réductionnistes. À propos des études menées dans les zones rurales et semi-rurales du Mexique et de Morelos, la plupart se sont penchées principalement sur des aspects liés à la médecine traditionnelle (Casales et al., 2008), la dynamique démographique et la santé des populations (Gautier et Quesnel, 1993). Dans le cas de Morelos, et particulièrement de la municipalité de Tepoztlán (dans laquelle se trouve le village de Santa Catarina), une bonne partie des études se sont concentrées sur les conflits agraires, la culture paysanne de la pauvreté ou sur la culture folklorique. 93

Cependant, les études sur la santé sexuelle et reproductive dans cette région sont peu nombreuses. C’est sur la base de ces considérations que certains auteurs ont recommandé d’approfondir l’étude de ces expériences en fonction des contextes sociaux et culturels spécifiques (Rodríguez, 2003; Gonzalez, 1998; Freyermuth, 2003, 2003a), où les agents sociaux donnent un sens aux changements, aux continuités et aux pratiques de résistance- subordination touchant la sexualité, la reproduction et le corps en mettant en lumière l’expérience doxique30 du monde (Bourdieu, 1980). Cette recherche doctorale a pour but d’apporter des éléments importants pour la réflexion sociologique en ce qui concerne le corps, la sexualité et la reproduction au Mexique dans un contexte de médicalisation croissante. Donc, ce travail cherche notamment à produire une analyse pertinente de la relation qu’entretiennent les acteurs sociaux masculins avec leur propre corps, les institutions de santé, les NTR et la reproduction, en reconnaissant la quasi-non-existence de travaux qui portent sur la reproduction et qui englobent à la fois les hommes et les femmes d’un point de vue relationnelle (Gutmann, 2007; Figueroa, 1998). Par ailleurs, nous considérons le corps comme le locus des significations culturelles qui opèrent à différents niveaux et qui reproduisent un ordre corporel spécifique. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, selon Bourdieu (1980), le corps peut être défini comme un opérateur analogique qui instaure des équivalences pratiques entre les différentes divisions du monde social (divisions entre les sexes, entres les classes sociales, etc.) ou « plus exactement, entre les significations et les valeurs associées aux individus occupant des positions pratiquement équivalentes dans les espaces déterminés par ces divisions » (Bourdieu, 1980 : 120). Ceci, dans un contexte multiculturel et diversifié comme celui du Mexique, nous exige de tenir compte du contexte historique, social et politique de ce pays, contexte dans lequel les hiérarchies ethnoraciales interagissent avec l’ensemble des inégalités sociales existantes pour conséquemment augmenter davantage la vulnérabilité sociale de certains groupes subordonnés (Freyermuth, 2003). De plus, nous devons aussi reconnaître la présence de dimensions incorporées (embodied) dans l’expérience vécue du genre, de la classe sociale et de la catégorisation ethnoraciale ainsi

30 Bourdieu (1980) définit la doxa comme une « croyance originaire», cette relation d’adhésion immédiate aux présupposés du jeu. 94 que leur intersection dans les pratiques liées à la reproduction biologique (Wade, 2010, 2002). Pour sa part, Nagel (2003) suggère que les frontières ethnoraciales sont aussi des frontières sexuelles en soulignant le caractère intersectionnel des catégories tels le genre, la sexualité, la classe sociale, l’ethnicité et la race qui façonnent divers aspects de la vie et de l’expérience des acteurs sociaux dans la société (Andersen et Hill-Collins, 2004; Nagel, 2003). De plus, l´interaction de ces catégories (ce qui a été nommé le système intersectionnel) façonne toutes les institutions sociales ainsi que les systèmes de significations, car elles ont des conséquences concrètes sur la vie des acteurs sociaux (Risman, 2004). Par exemple, de nombreuses recherches en Amérique latine ont démontré que le racisme se manifeste au sein du milieu hospitalier par le biais de traitements et de comportements différenciés ou même d’agressions verbales contre les personnes qui « appartiennent » à certains groupes ethnoraciaux (Ribeiro, 2004; Smith-Oka, 2009, 2012). En effet, la prise en compte de l'intersection entre différents rapports de pouvoir vise à mettre à jour la tendance, dans les sciences sociales, à traiter le genre, la race et l’ethnicité comme des catégories et des structures sociales mutuellement exclusives (Risman, 2004; Andersen et Hill-Collins, 2004). En bref, cette approche met l´accent sur les processus par lesquels les différentes catégories sociales sont produites, expérimentées, reproduites et contestées dans la vie quotidienne (McCall, 2005; Anthias et Yuval, 1992; Crenshaw, 2005) ainsi que sur les différents modes d’intersection et d´interaction entre les catégories identifiées comme fondamentales dans le but de saisir la complexité du phénomène en question. De cette façon, le but de cette recherche est de comprendre les significations de la reproduction, de la sexualité et du corps dans le cadre de la médicalisation et des nouvelles technologies reproductives (NTR) chez les hommes et chez les femmes de secteurs populaires de trois régions de l'état de Morelos . En suivant Oakley (1993), nous considérons que les nouvelles technologies reproductives (NTR) peuvent être classées dans quatre groupes : (a) contraceptives, (b) de dépistage (l’échographie, l’amniocentèse, etc.), (c) procréatives, (d) technologies appliquées dans l'accouchement (ex., césariennes). Dans ce travail, nous avons mis principalement l'accent sur les NTR et les interventions 95 médicales suivantes : les ultra-sons, les césariennes, l’épisiotomies ainsi que sur les technologies contraceptives. Quant à notre objet d’étude, notre choix s’est arrêté sur les régions de l'état de Morelos que sont Cuernavaca et la municipalité de Tepoztlán (dans lesquelles nous incluons le centre de santé de la ville de Tepoztlán ainsi que le centre de santé du village de Santa Catarina). Ce choix est justifié par le fait que nous considérons que ces deux régions présentent un mélange socioculturel hybride qui peut rendre compte de la complexité et de la spécificité des réalités (et des inégalités) sociales du Mexique et peuvent aider à mettre en lumière la particularité des rapports culturels, sociaux et ethnoraciaux du Mexique contemporain. En effet, nous trouvons dans l'état de Morelos des tendances semblables à celles observées au niveau national en ce qui concerne l'accès à la sécurité sociale, l'exclusion du système de santé, le taux de fécondité, la prévalence dans l'emploi de contraceptifs et l'élargissement du processus de médicalisation. De plus, les estimations récentes indiquent que Morelos est un état avec un niveau de marginalisation sociale moyen (CONAPO, 2011) et qui a expérimenté une transition démographique représentative du Mexique. De surcroît, la localisation géographique privilégiée a contribué à faire de cet état une importante région d’accueil pour des immigrantes provenant des villes de Mexico, de Guerrero et d'Oaxaca. Dès lors, il s’est dessiné dans cet état un profil ethnoracial, social et culturel particulier où se mêlent et coexistent des traditions culturelles « modernes » et « traditionnels ». L'état de Morelos a également expérimenté progressivement le processus de médicalisation que nous avons précédemment décrit. Notons que ce processus a signifié non seulement l'augmentation des interventions médicales, mais aussi la prépondérance de la médecine moderne et la marginalisation d'autres médecines alternatives. Rappelons qu’on peut noter l'existence de trois différents modèles de santé au Mexique. Le premier, le modèle hégémonique de santé, est caractérisé par la biomédecine dite « moderne » et par son identification avec la rationalité scientifique comme critère manifeste d'exclusion des autres modèles. Le deuxième, le modèle d'automédication basé sur le diagnostic et l'attention de la santé, suppose une automédication pratiquée à l'intérieur de la famille. Finalement. le modèle alternatif, intègre les pratiques reconnues généralement comme « traditionnelles »; mais aussi d'autres pratiques alternatives (acupuncture, ostéopathie, 96 chiropraxie, etc.) (Menéndez, 1982). Soulignons l'important rôle historique de la médecine traditionnelle au Mexique et spécialement à Morelos. Bien que la médecine traditionnelle soit une pratique répandue dans tout le Mexique. Il y a huit états où sa présence est plus prégnante, dont l’état de Morelos. Les sages-femmes traditionnelles, qui sont issues de cette médecine traditionnelle, ont joué un rôle central dans l’histoire de Morelos et de Tepoztlán, elles qui assuraient le suivi des grossesses .

2.4.1 Objectif général Comprendre les significations de la reproduction, de la sexualité et du corps dans le cadre de la médicalisation et des nouvelles technologies reproductives (NTR) chez les hommes et chez les femmes de secteurs populaires de trois régions de l'état de Morelos à. Pour ce faire, nous avons constitué un échantillon d’individus et d’institutions de santé accueillant les résidents d’une zone urbaine (Cuernavaca) et d’une zone semi-rurale (la municipalité de Tepoztlán et le village de Santa Catarina) situées au centre du Mexique.

2.4.2 Objectifs spécifiques 1. Explorer de quelle manière les femmes et les hommes participant à cette étude expérimentent, résistent et interprètent tant la médicalisation de la sexualité et de la reproduction que le manque d’accès au système de santé. 2. Identifier les principaux éléments médicaux, culturels et « traditionnels » qui entrent en jeu dans la construction des significations du corps, de la reproduction et de la sexualité chez les personnes interrogées dans de cette étude. 3. Explorer et analyser le rôle de divers conditionnements dans la construction de ces significations (la classe sociale, le lieu de résidence, l’état civil, l’âge, la race, l’ethnicité). 4. Explorer de quelle manière la médicalisation (discours, pratiques professionnelles et institutionnelles) et les NTR transforment (ou non) les rapports de genre et l'expérience du corps par rapport à la sexualité et la reproduction, et, plus particulièrement, chercher à savoir : 97

a. Quelles options envisagent les acteurs sociaux par rapport aux NTR et aux interventions médicales (dans les domaines de la reproduction et la sexualité)? b. Quelles pressions sociales anticipent les acteurs sociaux par rapport aux NTR et aux interventions médicales (dans les domaines de la reproduction et la sexualité)? c. Quels sont les processus de négociation (s´ils existent) autour de l´incorporation des NTR chez les participants dans cette étude? 2.5 L’analyse interprétative et ses catégories analytiques 2.5.1 Le genre, ses concepts fondamentaux, la structure sociale et la capacité d’agir Sur la base de notre travail et de l'analyse interprétative que nous avons réalisés, nous considérons pertinent de reprendre les réflexions sur le concept de genre proposées par Young (2004) qui, en remettant en question les approches qui suggèrent d'abandonner la catégorie de genre, proposent plutôt de retenir et de resignifier ce concept, car il permet de théoriser la structure sociale (Young, 2004, 2005). En effet, Young définit le genre comme un attribut des structures sociales et comme une forme particulière de positionnement social du corps vécu (lived body), attribut défini par rapport aux processus sociohistoriques et institutionnels qui ont des effets matériels sur l'environnement dans lequel sont placés les acteurs sociaux. Young (2004) suppose qu’il existe deux axes de base dans la structure de genre : la division sexuelle du travail et l’hétérosexualité normative. De plus, en reprenant les réflexions de Sartre sur le phénomène de sérialité, l’auteur propose de conceptualiser le genre comme une structure sérielle, ce qui permet de conceptualiser les femmes en tant que collectivité sociale (en dévoilant des oppressions) sans postuler des attributs communs et une identité commune à toutes les femmes. Pour ce faire, Young (2007) suggère de comprendre le genre comme une série sociale (un type particulier de relations sociales). En reprenant la distinction sartrienne entre groupes et séries, Young soutient que le genre (comme d'autres catégories sociales telles la classe, la race, etc.) est un vaste ensemble de structures et d’objets dont les facettes multiples et complexes se superposent et se croisent, où « les femmes » sont les individus positionnés comme « féminins » par les activités entourant ces structures et ces objets. Young définit la série comme « l'ensemble 98 avec lequel les membres sont unis passivement par les relations que leurs actions entretiennent avec les objets matériels et les histoires pratico-inertes », tandis que la structure désigne chez lui« un niveau de vie et d’action sociale, celui des habitudes et de la reproduction non réflexive des structures sociales historiques en cours » (Young, 2007 : 23- 24). Le fait d’appliquer le concept de structure sérielle au genre ouvre la possibilité de théoriser les sujets sociaux (par exemple les femmes) comme un groupe social et, en même temps, permet d’éviter de les définir comme un groupe homogène. « La structure sérielle désigne un certain niveau d’existence sociale et de relations sociales avec les autres, celui de la routine, de l’habitude, de l’action (inconsciente) qui est lié à des règles et qui est socialement structuré, mais qui constitue l’arrière-plan à l’action » (Young, 2007 : 18). Par ailleurs, le fait de comprendre le genre comme une structure sérielle comporte plusieurs avantages. D'un côté, cette conceptualisation fournit une façon de penser les sujets (par exemple les femmes) comme une collectivité sociale qui n’exige pas que tous les sujets appartenant à la même série partagent des attributs communs ou une situation commune. D'un autre côté, le genre conceptualisé comme une structure sérielle « ne dépend pas de l’identité ou de l’auto-identification pour comprendre la production sociale des groupes et la signification de leur appartenance » (Young, 2007 : 18). À cet égard, Young (2007) suggère qu'il est approprié de conceptualiser les femmes comme un groupe afin de s'opposer à l’individualisme libéral qui nie la réalité des groupes sociaux et de conceptualiser l’oppression des femmes comme un processus systématique, structuré et institutionnalisé (Young, 2007). Les individus appartenant à une série se reconnaissent en tant que constituants d’un ensemble social, mais l'appartenance à une même série n’implique pas nécessairement qu’un individu s’identifie à un lot commun d’attributs que partagent tous les membres, parce que leur appartenance est définie par le fait que, dans leurs existences et actions, ces membres sont orientés vers les mêmes objets et les mêmes structures pratico-inertes. En ce sens, parmi les réalités pratico-inertes qui construisent le genre, nous pouvons nommer par exemple le corps. Le corps, compris comme un objet pratico-inerte vers lequel l’action est orientée, est un corps lié à des règles et un corps doté de significations et de possibilités tacites. Cependant, il faut souligner que ce ne sont ni les traits physiques des corps eux- 99 mêmes qui à eux seuls construisent le genre ni les événements biologiques rattachés à ces corps (grossesse, menstruation, ampleur des épaules, changement de voix à l'adolescence, etc.). Ce sont plutôt les règles sociales entourant ces processus, avec les objets matériels associés aux pratiques les concernant, qui constituent l’activité à l’intérieur de laquelle les sujets vivent comme étant sérialisés. Les corps et les objets constituent les structures sérielles du genre« femme ». Par exemple, le corps des femmes a à voir avec la constitution de la série « femmes ». Les menstruations, la grossesse, l’accouchement et l’allaitement, par exemple, sont des événements biologiques apparaissant dans la plupart des corps féminins à une période donnée de leur existence. À eux seuls, ces processus à ne suffisent pas pour situer les individus dans la série « femmes » (Young, 2007). Dans cette perspective, il faut souligner que le corps est seulement l’un des objets pratico-inertes qui positionnent les individus dans les séries du genre, car il existe un vaste complexe d’autres objets et de produits historiques matérialisés qui conditionne la vie des sujets et les inscrit dans un système déterminé par le genre. Il faut ajouter que, selon Young (2007), les corps et les objets constituent les structures sérielles du genre à travers des structures comme celles de la contrainte à l’hétérosexualité et de la division sexuelle des tâches. À cet égard, nous devons souligner que les significations, les règles, les pratiques et les suppositions de l’hétérosexualité institutionnalisée constituent les séries « femmes » et « hommes ». En même temps, Young indique que les suppositions et les pratiques de l’hétérosexualité définissent les significations des corps (vagin, clitoris, pénis, etc.) non pas comme de simples objets physiques, mais comme des objets pratico-inertes. Ainsi, les pratiques matérielles de l’hétérosexualité renforcée « sérialisent les femmes comme des objets d’échange et d’appropriation par les hommes, ayant pour conséquence la répression du désir féminin actif et autonome » (Young, 2007 : 25). En outre, Young soutient que la division sexuelle du travail structure généralement les relations de genre de ces objets pratico-inertes. Quant aux relations subjectives, celles-ci sont infiniment variables et reposent sur l’expérience qu’entretient chaque personne ou chaque groupe avec les structures du genre. Il faut ajouter que les structures du genre sont des faits sociaux matériels auxquels chaque individu doit se rapporter et le contenu de ces structures varie significativement d’un contexte à un autre. 100

Dans le même ordre d'idées, Young indique que d'autres catégories sociales peuvent être également conceptualisées fructueusement comme structures sérielles. Rappelons que sous cette perspective, les structures de la classe ou de la race ne définissent pas particulièrement les attributs des individus ou les aspects de leur identité, « mais les nécessités pratico-inertes qui conditionnent leur vie et avec lesquelles ils doivent composer ». (Young, 2007 : 29) Ainsi, le concept de structure sérielle fournit un moyen utile pour penser les relations de race, de classe, de genre ainsi que d'autres structures collectives comme des formes de structure sérielle. Cela implique donc qu'elles ne définissent pas nécessairement ni l’identité des sujets ni les attributs qu’ils partagent avec les autres. Nous devons également souligner que les sujets sociaux peuvent adopter différentes attitudes envers ces structures (par exemple donner un sens à l’identité de classe ou de race, former des groupes avec ceux auxquels ils s’identifient, etc.). Ainsi, les individus peuvent se sentir touchés par les positionnements qui les constituent en plusieurs structures sérielles, soit de différentes façons ou soit à différents moments de leur vie.

2.5.2 L'analyse de l'espace social, l’habitus et les capitaux Parmi les principales catégories analytiques qui constituent la lunette à travers laquelle nous avons examiné les données recueillies dans cette recherche, nous trouvons celles élaborées par Pierre Bourdieu, à savoir les concepts d'habitus, de champ, de capitaux (économique, symbolique, social et culturel) et de violence symbolique. Cet auteur suggère de dépasser la dichotomie entre l'objectivisme et le subjectivisme en assumant l'existence d'une relation complexe entre les structures objectives et les constructions subjectives (Bourdieu, 1994, 1991, 1980). Pour ce faire, il a proposé une théorie de la pratique autour du concept d'habitus. Pour Bourdieu (1991, 1980), les habitus sont des principes générateurs de pratiques résultant des conditionnements associés à une classe particulière de conditions d'existence (ce qui leur donne leur caractère structuré). L'habitus désigne l'ensemble des dispositions durables et enracinées dans les corps qui fournissent aux individus un sens de l'action, un sens du jeu, un sens pratique. Ces dispositions engendrent des perceptions, des pratiques qui sont acquises au moyen d'un processus graduel d'inculcation, mais elles sont également génératives et transposables (Bourdieu, 1991). Dans cette perspective, l'action sociale n'est pas le résultat d'un calcul délibéré, mais des 101 prédispositions des individus selon leurs habitus. Donc, Bourdieu (1980) définit les habitus comme des « systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins» (Bourdieu, 1980 : 88). Autrement dit, Bourdieu (1980) indique que les habitus produisent des pratiques et des perceptions individuelles et collectives qui reflètent les conditions sociales au sein desquelles elles ont été acquises (Bourdieu, 1994). Cependant, les pratiques et les perceptions sont le résultat de la relation établie entre les habitus et les champs spécifiques, au sein desquels les agents sociaux agissent (Bourdieu, 1991). Les habitus sont également des opérateurs de distinctions, des schèmes de perception classificatoires et génératifs ainsi que des principes de vision et de division du monde (Bourdieu, 1994). Notons que les principes structurants de cette vision du monde tirent leur origine des structures objectives du monde social en reproduisant les rapports de force objectifs, ce qui contribue à la permanence de ces derniers (Bourdieu, 1991). En ce qui concerne le concept d'espace social, celui-ci opère une rupture avec l'économisme qui réduit l'espace social au champ économique en ignorant les luttes symboliques au sein des différents champs qui ont pour enjeux tant la représentation légitime du monde social que la hiérarchisation dans chacun des champs (Bourdieu, 1991). En effet, pour Bourdieu (1991), le monde social peut être conceptualisé sous la forme d'un espace à plusieurs dimensions « construit sur la base de principes de différentiation ou de distribution » des pouvoirs (capitaux) à l'intérieur de cet univers (Bourdieu, 1991 : 294). Ainsi, le concept d'espace social renferme le principe d'une appréhension relationnelle du monde social en assumant que les individus et les groupes existent dans et par la différence en tant qu'ils occupent des positions relatives dans un espace de relations. Cette différenciation sociale hiérarchisée (distinction) est le résultat de la structure dynamique de la distribution d’espèces de capital (qui sont aussi des formes de pouvoir) dans l'univers social. Suivant cette perspective, la possession des différents capitaux a des conséquences sur le volume total de capital global que les agents possèdent et ceci a des effets sur la position que les agents occupent dans l'espace social (Bourdieu, 1994, 1984). L'espace 102 social est également fondamental si on considère qu'il commande les représentations que les agents sociaux peuvent avoir (Bourdieu, 1994). Pour sa part, le concept de champ est lié à celui d'espace social. Le champ peut être compris comme un espace multidimensionnel de positions au sein duquel ces dernières ou leurs interactions sont déterminées par la distribution des différentes espèces de capital (Bourdieu, 1994, 1991). Effectivement, le champ est un espace social où les agents sociaux sont en concurrence avec d'autres agents pour le contrôle des biens rares (les différentes formes de capital) (Bourdieu et Wacquant, 1992). C'est-à-dire que le champ est un lieu de conflit entre les agents qui cherchent à conserver ou à modifier la distribution des espèces de capital qui leur sont propres. Pour y participer, il est nécessaire de partager une croyance pratique inconditionnelle, car celle-ci rend possible l'existence du sens du jeu et du champ même (Bourdieu, 1991). En effet, en termes analytiques, « un champ peut être défini comme un réseau ou une configuration de relations objectives entre des positions » (Bourdieu et Wacquant, 1992 : 73). Ainsi, dans les différents champs, les agents sont distribués et positionnés selon la composition globale de leur capital. Autrement dit, pour Bourdieu, la position sociale d'un individu est déterminée par la composition (le volume et la structure) de son « capital global ». Cela signifie de reconnaître qu'au sein des sociétés, l'inégale répartition des espèces de capital (économique, culturel, social, etc.) entre les classes sociales. Bourdieu (1994) considère que les relations de domination entre les différents groupes sociaux prennent la forme de luttes symboliques dont l'enjeu est les visions et les représentations du monde qui correspondent aux classes dominantes (et conformes à leurs intérêts), ce qui permet de perpétuer la reproduction sociale de la culture dominante qui se dit « légitime ». Concernant l'usage de la notion de capital chez Bourdieu, bien que cette notion provienne du vocabulaire économique, cela n'implique pas que toute la société soit structurée par le capital créé au moyen du processus de production économique. En effet, cette notion est utilisée de manière plutôt analogique parce qu'elle a des caractéristiques qui sont présentes dans les autres champs et pour rendre compte des investissements que les agents doivent faire s'ils veulent augmenter leur capital (leur pouvoir) et leur profit au sein d'un champ déterminé. Cette analogie s’explique par les propriétés du capital, à savoir qu'il s’accumule au travers d’opérations d’investissement, il se transmet par le biais de 103 l’héritage, il permet de dégager des profits selon l’opportunité qu’a son détenteur d’opérer les placements les plus rentables dans les divers champs sociaux. N'oublions pas qu'il existe différentes espèces de capital qui permettent de structurer l’espace social. Le capital économique chez Bourdieu fait allusion à l'ensemble des biens matériels possédés par les agents sociaux (en général au patrimoine), mais aussi aux revenus (car ils permettent un certain niveau de vie et la constitution, ou non, d'un patrimoine). Quant au capital social, celui-ci est défini par Bourdieu comme la somme des ressources qui possèdent les agents sociaux et qui font référence aux réseaux durables « de relations, de connaissances et de reconnaissances mutuelles plus ou moins institutionnalisées, c'est-à-dire la somme des capitaux et des pouvoirs qu'un tel réseau permet de mobiliser » (Bourdieu et Wacquant, 1992 : 95). Autrement dit, le capital social est l’ensemble des relations sociales dont dispose un individu ou un groupe où ces relations personnelles (réseaux) peuvent être mobilisées au besoin (ces réseaux sont en partie « hérités », par exemple les relations familiales). Le capital culturel quant à lui (comme nous avons vu dans le chapitre précédent) désigne l'ensemble des ressources culturelles dont dispose un individu (par exemple les capacités de langage, la maîtrise d'outils artistiques, etc.), le plus souvent attestées par des diplômes. Finalement, en ce qui concerne le capital symbolique celui-ci « est un capital à base cognitive qui repose sur la connaissance et la reconnaissance » (Bourdieu, 1994:61) et Bourdieu l'a défini comme toute espèce de capital (économique, culturel, social, etc.) « connu et reconnu, lorsqu'il est connu selon les catégories de perception qu'il impose, les rapports de force symbolique tendent à reproduire et à renforcer les rapports de force qui constituent la structure de l'espace social » (Bourdieu, 1987 : 60). Dans cette thèse, nous considérons que le concept d'espace social chez Bourdieu (1994) contribue à défaire les tendances à penser le monde social d'une façon substantialiste. N'oublions pas que l'espace social exprime chez Bourdieu les différences, autrement dit, la différenciation sociale. Avec ce concept, il a proposé de résoudre le problème de l'existence et de la non-existence des classes sociales (Bourdieu, 1994). Ainsi, le sens de la position (comme le sens de ce qu'on veut ou qu'on ne peut pas faire) occupée dans l'espace social « est la maîtrise pratique de la structure sociale dans son ensemble qui se livre à travers le sens de la position occupée dans cette structure » (Bourdieu, 1994 : 301). Ceci permet de penser que les relations établies entre les différents principes de vision 104 et de division du monde jouent un rôle significatif dans la construction des perceptions et des significations sur le corps, la reproduction et la sexualité chez les participants dans cette étude. Ainsi, nous proposons de penser la classe sociale, l'appartenance ethnique et d'autres catégories pertinentes pour notre recherche en suivant cette approche basée sur l'espace des positions. Bien que, chez Bourdieu, les classes sociales ne soient pas considérées comme « réelles » stricto sensu, on peut selon lui découper des classes au sens logique du mot (Bourdieu, 1984). Nous considérons, donc que cette perspective rend possible de découper des classes en considérant celles-ci comme des « ensembles d'agents occupant des dispositions semblables qui, placés dans des conditions semblables et soumis à des conditionnements semblables, ont toutes les chances d'avoir des dispositions et des intérêts semblables, donc de produire des pratiques et des prises de position semblables » (Bourdieu, 1984 : 4). Cependant, cela ne veut pas dire que la relation entre la position occupée dans l'espace social et les pratiques sont mécaniques et linéaires. Il faut ajouter que les différentes espèces de capital proposées par Bourdieu (1991) approfondissent et nous aident à mieux saisir la complexité des classes sociales (qui, pour nous, englobe différentes catégories de différenciation sociale) et des interactions soutenues par les agents sociaux dans différents contextes sociaux. Ainsi, la conceptualisation de différentes formes de capital et de l'espace social chez Bourdieu permettent d'analyser les données en rendant compte des effets des différences et des principes de différentiation au niveau des pratiques, interactions et significations sociales dans le domaine de la santé reproductive, de la sexualité et du corps. De cette façon les formes de capital et l'espace social deviennent des concepts médiateurs qui contribuent à analyser les intersections entre le genre et d'autres catégories sociales dans le processus de production de subjectivités (Bilge, 2009). À cet égard, Dixon et al. (2006) soutiennent que les concepts d’habitus (en tant que principe organisateur de pratiques et de représentations), de pouvoir symbolique et de violence symbolique permettent par exemple de rendre compte de la logique pratique qui articule les interactions des femmes avec le personnel et les institutions de santé (en ce qui concerne les décisions reproductives) dans divers contextes et situations spécifiques. De plus, ce cadre théorique et analytique s'articule avec l'analyse intersectionnelle (Crenshaw, 2005; Yuval-Davis, 2006; Bilge, 2009) et avec une conceptualisation des 105 catégories sociales issue plutôt d'une approche structuraliste (l'habitus et le genre comme structures sérielles) (Bourdieu, 1980; Young, 2007). En suivant les travaux de Yuval-Davis (2006), nous considérons que les positionnements sociaux (social locations) s'entrecroisent et interagissent entre eux sans que l’on puisse déterminer théoriquement ou à l’avance si une catégorie de différenciation sociale primera dans l’issue d’une interaction donnée. Autrement dit, la complexité des intersections est ici traitée principalement par le biais de l’analyse empirique. De même, nous devons souligner que l'analyse des données ainsi que les catégories analytiques que nous avons privilégiées tout au long du processus de systématisation des données collectées sur le terrain privilégient une approche qui réitère l'importance des structures sans avoir nécessairement à nier ni le rôle de l'agence des agents sociaux (que nous nous proposons de saisir au moyen du concept d'habitus bourdieusien) ni leur subjectivité. Sous cet angle, ce cadre analytique et conceptuel met en lumière le rôle des structures sociales. Nous cherchons à saisir les mécanismes de reproduction des exclusions, des oppressions, de même que les désavantages que les groupes et les agents sociaux expérimentent dans les domaines de la santé sexuelle et reproductive.

2.6 Approche méthodologique Cette recherche s’inscrit dans une perspective sociologique de type interprétative (Weber, 1981) inspirée d’une épistémologie constructiviste. Dans ce genre d'approche, le concept de sens est central, car le postulat premier de la sociologie interprétative est que les acteurs sociaux agissent en fonction de la façon dont ils définissent la situation et de la signification donnée aux autres acteurs sociaux et objets (Glaser et Strauss, 1967). Cette approche théorique considère comme action sociale toute conduite humaine à laquelle les acteurs sociaux assignent un sens vécu (Weber, 1981 : 5). Cette perspective place au centre de l’analyse l'expérience subjective dans le but de comprendre l'action sociale à partir de la manière par laquelle les individus attribuent un sens à leurs expériences. Notons que la subjectivité est parallèlement un processus d’ordre collectif et individuel. Nous assumons donc que les significations sont créées à travers l'interaction et l'interprétation (Atkinson et Housley, 2003), de telle sorte que l'interaction avec les autres est continuellement affectée par la participation et la connaissance socialement partagée de la réalité (Berger et Luckmann, 2001). Sous cet angle, nous assumons que les acteurs 106 fonctionnent comme des agents possédant la capacité d'interpréter les multiples circonstances dans lesquelles ils sont placés et de s'adapter à elles, mais nous considérons en même temps qu’ils sont insérés dans un ordre social qui façonne l’interprétation qu’ils font de ces expériences. En conséquence, nous considérons que les acteurs sociaux jouent un rôle actif dans la structuration de la réalité sociale, en assumant que la vie quotidienne se présente comme une réalité interprétée (Schutz, 1962). D’ailleurs, bien que la réalité du sens commun forme la matrice de toute action sociale, nous reconnaissons que chaque individu est placé dans la vie quotidienne d'une manière particulière à partir d'éléments apportés par la situation biographique. Celle-ci donne à l'individu un certain stock de connaissances disponibles31 (stock of knowledge at hand) qui, en tant que forme de connaissance, est socialement enracinée, distribuée et transmise. Il s’agit du moyen normalisateur par excellence de la connaissance sociale, du vocabulaire et de la syntaxe du langage (Schutz, 1962). On peut affirmer que l'expression individualisée de ce stock existe en fonction de la position que l’individu occupe dans le monde social (Schutz, 1962, 1987) et par l’accès différentiel aux différents types de capital (Bourdieu, 1980). En suivant cette approche, nous considérons le langage comme un élément fondamental dans la construction tant de la réalité sociale que du sujet, car le langage se construit dans la vie quotidienne et est enraciné dans la réalité de sens commun (Schutz, 1962, 1987) en ayant des conséquences pratiques pour les acteurs sociaux. Nous assumons que le monde du sens commun (common sense) est culturellement conditionné et rempli de significations socialement produites (intersubjectivité). Comme il a été mentionné précédemment, cette étude est une recherche sociologique interprétative de type qualitatif qui a pour but d’explorer et de comprendre (Weber, 1981) les significations que les acteurs sociaux donnent à la reproduction, au corps et à la sexualité afin d’approfondir les connaissances et la réflexion sociologique sur ces thématiques. Cependant, tout au long du processus de recherche, nous avons employé des informations statistiques pertinentes tels l’Enquête nationale de la dynamique démographique santé reproductive (ENADID, 2006, 2009), le Recensement national de population (INEGI, 2010), les Estimations de la population et des ménages (CONAPO, 2005, 2011), le rapport sur la pauvreté au Mexique (CONEVAL, 2010), l’Enquête

31 Traduction libre. 107 nationale sur la discrimination et la violence (ENADIS, 2010), etc. Finalement, la recherche documentaire nous a permis de rassembler de nombreuses données importantes pour cette étude. Nous avons donc identifié des documents officiels utiles pour analyser les discours officiels sur les soins de santé, à savoir les recommandations de l’OMS en périnatalité, les politiques nationales mexicaines concernant la santé reproductive, l’information visuelle et écrite fournie aux utilisateurs des services de santé reproductive et la planification familiale.

2.6.1 Collecte des données Les données qui serviront à l’analyse dans cette thèse sont le résultat d’une recherche qualitative réalisée au cours de l’année 2009 (de mai à juin) et de septembre 2009 à janvier 2010 dans deux municipalités de l’état de Morelos, situé au centre du Mexique : dans les villes de Cuernavaca et de Tepoztlán ainsi que dans le village de Santa Catarina (qui appartient à la municipalité de Tepoztlán). Après avoir obtenu l’approbation du Comité d’éthique de la recherche avec des êtres humains de l’Université Laval (CERUL), nous avons commencé le travail sur le terrain au Mexique en mai 2009. Pendant les séjours dans la région, le travail de recherche a principalement gravité autour de deux cliniques de santé de la ville de Cuernavaca appartenant au secrétariat de santé. Ces cliniques se trouvaient dans deux quartiers populaires voisins : le quartier d’Alta Vista et le quartier de Plan de Ayala. Ces quartiers se caractérisent par leur proximité au centre de Cuernavaca, mais aussi par une sociodémographie typique des quartiers populaires de Cuernavaca. Notons que ces deux quartiers sont entourés de falaises (barrancas) où habitent les populations moins visibles et plus marginalisées de la région (souvent des immigrants nationaux et des Autochtones). En ce qui concerne le travail de terrain dans la municipalité de Tepoztlán, c’est dans deux centres de santé qu’il fut réalisé : le centre de Tepoztlán et le centre de santé de Santa Catarina del Monte (nous y reviendrons dans la dernière section de ce chapitre).

2.6.2 Techniques de collecte des données Le matériel recueilli comprend 44 entretiens individuels en profondeur et quatre- vingts heures d'observations directes. Nous avons effectué un registre systématique 108 d’observations directes dans les salles d’attente de quatre établissements du secrétariat de santé à partir d’un guide d’observation. Notons que les établissements de santé avec lesquels nous avons travaillé appartiennent à la juridiction sanitaire nombre 1 du secrétariat de santé de l’état de Morelos. En ce qui concerne la constitution de l’échantillon, il faut noter que nous avons réalisé un échantillonnage théorique. Cet échantillonnage vise surtout l'enracinement et le raffinement de la théorie en construction au moyen du développement et de la saturation des catégories, du raffermissement des relations établies, de la mise en évidence de la complexité du phénomène, de sa structure, de ses processus, etc. Nous avons effectué des entrevues individuelles en profondeur auprès d’hommes et de femmes jusqu’à obtenir la saturation théorique. Rappelons que « la saturation est un processus qui s’opère non pas dans le plan de l’observation, mais dans celui de la représentation que l’équipe de recherche construit peu à peu de son objet de recherche » (Bertaux, 1980 : 208). Dans les entrevues en profondeur, nous avons travaillé avec deux types d'informateur : (I) les profanes, c’est-à-dire les hommes (14) et les femmes (22) participants (n = 36); et (II) les informateurs clés, soit le personnel médical, y compris les médecins, les infirmières, les promoteurs de santé, une sage-femme et une chercheuse experte dans le domaine de la santé reproductive (n = 8). Nous devons souligner la difficulté que nous avons expérimentée tout au long du travail sur le terrain à trouver des participants masculins pour cette recherche. Cette difficulté provient du fait que dans les milieux de la santé en général, mais surtout de santé reproductive, la présence des femmes est tout à fait supérieure à celle des hommes et elle est aussi plus constante. Par conséquent, nous avons été limités dans notre capacité à rencontrer des hommes dans le contexte de notre étude, car ils étaient en petit nombre ou presque absents. Nous avons finalement réussi à obtenir 14 entretiens avec des hommes dans le contexte de cette recherche. La plupart des hommes participants ont été recrutés en employant la technique de la boule de neige (snow ball sampling). La plupart des entretiens ont eu lieu dans des espaces publics tels des parcs et des bistrots, d’autres se sont déroulés chez les participantes (surtout les entretiens réalisés dans le village de Santa Catarina). Les entretiens avec les informateurs clés se sont déroulés dans leurs espaces de travail. Les entrevues individuelles nous ont permis d’approfondir, à 109 travers la collecte de savoirs privés, le sens social des conduites individuelles par rapport au groupe de référence des participants . Nous avons choisi la méthode biographique, qui permet de faire ressortir la relation entre les identités personnelles et sociales des sujets. Cette méthode permet aussi de dégager les enjeux sociaux au centre de chaque récit individuel en dévoilant les traces du « social » (les valeurs, les idéologies, etc.) dans les discours subjectifs. Par ce moyen, nous avons exploré les idées, les croyances, les pratiques et les significations autour de la reproduction, du corps et de la sexualité chez les participants dans cette étude. Lors des entrevues, nous avons exploré la façon dont l’exposition aux discours médicaux et pratiques médicales peut donner lieu à différentes constructions discursives et significations sociales du corps, de la reproduction et de la sexualité. De même, nous avons essayé de saisir chez nos participants la transformation des significations du corps, de la sexualité et de la reproduction(par rapport à l´élargissement de la médicalisation, aux NTR et au manque d’accès aux services de santé) à travers différents moyens :  la comparaison intergénérationnelle : en considérant que les personnes plus âgées ont été moins exposées aux discours et pratiques médicalisées;  la comparaison selon le lieu de résidence : en considérant que la population semi- rurale (les habitants de Santa Catarina et de Tepoztlán) est moins exposée aux discours médicaux et pratiques médicalisées que les habitants de la ville de Cuernavaca;  en privilégiant le récit de vie, lors d’interactions établissant un avant-après de cette exposition/expérience : nous avons mis l’accent sur l’inclusion de questions permettant d’obtenir de l’information relativement à « l’exposition » des acteurs aux discours médicaux et pratiques médicales. En faisant ainsi, les entretiens en profondeur ont privilégié l’obtention de récits de vie en mettant l’accent sur les cycles de vie et sur les événements significatifs de la vie sexuelle et reproductive des répondants. Nous avons insisté également sur l’obtention d’information concernant les attentes des femmes et des hommes par rapport à la pratique, les réponses, les discours médicaux et les expériences que les participants ont vécues en interagissant avec le personnel médical pendant les consultations médicales relatives à la santé sexuelle et reproductive. 110

En nous basant sur les recommandations de la théorie ancrée (grounded theory), nous avons privilégié un travail circulaire de recherche fondé sur un aller-retour dans la collecte des données et l’analyse (Glaser et Strauss, 1967) pour permettre la vérification sur le terrain des constats d’analyse dégagés de la première vague d’entretiens. Initialement, nous voulions former quatre groupes de discussion. Cependant, pour des raisons liées aux obstacles rencontrés sur le terrain, nous avons laissé cette idée de côté. Il faut ajouter que le contexte de violence prévalant au Mexique et dans l’état de Morelos a compliqué notre travail sur le terrain, et ce, dès le début. Les entrevues individuelles ont été dirigées à partir d'un guide d’entretien semi- structuré (annexe 1), mais ouvert aux modifications en incorporant des catégories et des concepts émergents (initialement non considérés comme pertinents dans cette étude) pendant le travail de terrain. Nous avons prêté une attention spéciale à la reconstruction des contextes démographiques, socioéconomiques, institutionnels et culturels par rapport auxquels nous avons analysé l’information obtenue pendant le travail de terrain, afin de situer le contenu des entrevues par rapport aux discours médicaux et sociaux sur la santé sexuelle et reproductive. Cela nous a permis de mieux saisir les effets du contexte social et des pressions sociales sur les acteurs sociaux lors de l’analyse des entretiens. Pour ce faire, nous avons employé diverses stratégies méthodologiques :  nous avons rempli (avec tous les participants à l’étude) un court questionnaire (annexe 2) pour obtenir l’information démographique pertinente rendant possible l’analyse et la conceptualisation des discours produits en situation d’entretien individuel;  nous avons employé plusieurs sources de données secondaires tels des articles de journaux touchant des sujets relatifs aux droits sexuels et reproductifs au Mexique et à Morelos (par exemple le débat sur la décriminalisation de l'avortement), des affiches publicitaires concernant les campagnes de santé publique visant les femmes et les hommes en âge de se reproduire, etc. ce qui permet d’évaluer les tendances et le contexte plus général dans lesquels ces constructions sociales prennent place. 111

Mentionnons que nous avons tenu un journal de terrain32 où nous avons noté nos démarches, nos rencontres, nos observations et surtout nos réflexions. Tout au long de la recherche, ce cahier s’est rempli de notes de toutes sortes, de faits marquants caractérisant le contexte de chaque entretien;  nous avons tenu un registre systématique d'observations directes effectuées dans les salles d’attente des établissements de santé à partir d’un guide d’observation. De prime abord, nous avons essayé d’obtenir la permission de faire des observations systématiques et directes pendant les consultations relatives à la grossesse, la contraception ou au post accouchement; cependant, cette permission ne nous fut pas accordée. C’est donc pourquoi nous avons mis l’accent sur les interactions établies entre le personnel médical et la population dans les cliniques et centres de santé où nous avons recruté la majorité de nos participants. Au total, nous avons enregistré plus de 80 heures d’interaction;  nous avons réalisé des entrevues en profondeur avec divers informateurs clés (médecins, infirmières, chercheurs-experts travaillant dans le domaine, et une sage- femme) (n= 8). Une partie de ces entrevues s’est déroulée au début du travail sur le terrain afin d’identifier les besoins et les problématiques, les croyances et les « risques perçus » en santé sexuelle et reproductive que ces informateurs (en tant que membres d’un personnel qualifié et reconnu) perçoivent les populations avec lesquelles ils travaillent. De plus, nous avons mis l’accent sur la volonté d’identifier chez les informateurs clés quelles sont les réponses professionnelles et institutionnelles pour affronter ce qui a été défini comme un « problème de santé sexuelle et reproductive » ainsi que les discours dominants et légitimes chez les experts. Dans cette lignée, nous avons analysé les attentes et les expériences que ces informateurs clés ont partagées pendant les rencontres à propos des interactions entretenues en tant que professionnels de la santé avec les femmes et les hommes, ainsi que les défis que ces rencontres impliquent pour le personnel médical;  nous avons également examiné l’influence des conditions objectives de vie sur les significations sociales du corps, de la reproduction et de la sexualité. Les conditions

32 Le journal de terrain est un outil méthodologique qui aide à transformer une expérience sociale en expérience ethnographique en restituant les faits marquants, que la mémoire risquerait d’isoler et de décontextualiser, ainsi que le déroulement chronologique objectif des évènements. 112

objectives de vie (comme nous le verrons par la suite) ont été définies à l’aide d’indicateurs tels : le niveau de scolarité, la classe sociale, le type d´occupation, le fait de parler une langue autochtone et/ou d’habiter dans un foyer défini comme « foyer autochtone » (en assumant que l’affiliation ethnique et l’identification racialisée font partie de ces conditions objectives de vie), le lieu de résidence, etc. Après avoir complété la deuxième phase d’entretiens auprès de l’ensemble des participants et ayant obtenu la saturation théorique, la deuxième étape consistait à rencontrer des professionnels clés dans le cadre de notre travail sur le terrain pour approfondir les questions et les sujets qui n’avaient pas été étudiés initialement, mais qui ont été identifiés comme significatifs par les participants de l’étude. L’accès à la population ciblée s’est fait de deux façons différentes. Lors de la première phase du travail de terrain à Cuernavaca et à Santa Catarina, nous avons employé la technique de boule de neige (snowball sampling). Cette méthode suggère d’utiliser comme point de départ un certain nombre de personnes faisant partie de la population recherchée et d’enquêter celles qu’elles désignent. Autrement dit, selon cette méthode, on utilise les participants comme source d'identification d'autres participants additionnels. Il faut noter que le travail sur le terrain dans les cliniques et les centres de santé a commencé une fois que nous avons obtenu la permission des autorités concernées. À ce propos, lors de la première phase du travail sur le terrain, nous avons dû présenter le projet à plusieurs évaluateurs ainsi qu’aux comités de bioéthique des institutions médicales participantes. Nous avons commencé le recrutement dans les services de santé une fois les autorisations respectives obtenues. Lors de la deuxième phase de travail sur le terrain, le recrutement a compris plusieurs stratégies. Premièrement, nous avons invité à participer dans l’étude toutes les femmes, tous les hommes et /ou les couples qui sont arrivés aux salles d’attente des services de santé reproductive et de planification familiale dans les institutions participantes. Deuxièmement, nous avons recruté les participants à partir des promoteurs de santé et des infirmières qui nous ont offert d’aller aux rencontres du programme Oportunidades pour présenter l’étude et transmettre une invitation aux participants de ces rencontres. À la fin de la présentation des objectifs de l’étude, les personnes qui étaient intéressées à participer à la recherche se sont approchées de la chercheuse soit pour poser 113 plus de questions pour obtenir de plus amples renseignements concernant l’étude ou les aspects éthiques liés à celle-ci ou soit pour fixer un moment et un lieu de rencontre qui leur convenaient. Les autres personnes qui ont montré leur intérêt pour la recherche, mais qui n’étaient pas convaincues d’y participer, ont reçu les coordonnées de la chercheuse pour la contacter au besoin. Quant aux limites méthodologiques du matériel recueilli, notons que celui-ci porte majoritairement sur des discours (entretiens). Cependant, dans les salles d'attente, on a témoigné souvent des interactions entre les professionnels de santé et les utilisatrices de ces services et, même, nous avons pu observer un nombre limité de consultations. Les deux modes de recueil de données choisis (les observations et les entretiens) présentent certains inconvénients. Notre présence a pu influencer le déroulement des interactions observées chez les professionnels (médecins, infirmières, promoteurs de la santé). Dans le cas des entretiens, ils nous permettent de sonder les discours et les souvenirs des participants au sujet des interactions qu’ils ont vécues lors de consultations en matière de planification familiale et de santé reproductive, ce qui représente un obstacle important. Concernant le contexte des entretiens, il faut souligner que tout le travail sur le terrain a été fortement marqué par le contexte de violence et d’insécurité régnant au Mexique. Depuis les dernières années, les kidnappings, les extorsions et les vols sont à la hausse au Mexique en général, mais aussi à Cuernavaca et ses alentours plus particulièrement. Ceci a favorisé une ambiance de méfiance chez les habitants de Morelos et a contribué à endommager le tissu social. En plus, la guerre contre le narcotrafic déclenchée par le président Felipe Calderon a provoqué une recrudescence des affrontements. Quand nous étions sur le terrain, des militaires ont été déployés à Cuernavaca et ses alentours, ce qui a fait monter la tension, provoquant une escalade de la violence dans cette région. Ce contexte a particulièrement entravé le recrutement des participants et a limité les réponses des participants aux questions concernant leurs revenus ou d’autres renseignements comme leur numéro de téléphone.

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2.6.3 L’échantillon et les critères de sélection Nous avons considéré pertinent de travailler parallèlement et comparativement avec des participants qui appartiennent à deux groupes de population : a) la population urbaine de la ville de Cuernavaca, Morelos, Mexique et b) la population semi-rurale de la ville de Tepoztlán et du village de Santa Catarina, Morelos, Mexique. Cela se justifie par le fait que les communautés semi-rurales du Mexique ont été traditionnellement exclues de la liste des priorités ainsi que des programmes de recherche scientifique au Mexique, car la plupart des études ont été menées en zones urbaines dans les villes les plus peuplées ou avec ce qui est défini comme les « communautés autochtones ». Quant à l’échantillon, celui-ci a été composé d’hommes et de femmes âgés de 18 à 60 ans qui résident au centre du Mexique dans les villes de Cuernavaca et Tepoztlán, ainsi que dans le village de Santa Catarina. Nous avons décidé de travailler avec ces populations, car comme nous l’avons déjà souligné, cette étude cherche à rendre compte des inégalités sociales existantes dans le Mexique contemporain, fondées en partie sur la persistance d’une hiérarchisation ethnoraciale. Une telle posture méthodologique se base sur la présomption que l’endroit de résidence (urbain ou semi-rural), le fait d’être issu ou non d’une famille autochtone, le genre, la classe sociale, etc., sont centraux dans la construction des significations du corps, de la sexualité et de la reproduction. Comme nous l’avons précédemment mentionné, les participants de cette étude ont été sélectionnés au moyen d’un échantillon théorique non probabiliste (centré sur la compréhension des significations). L'échantillonnage théorique a expressément cherché à inclure des variations dans les variables qui sont considérées comme cruciales dans la formation des significations du corps, de la reproduction et de la sexualité. Parmi celles-ci, nous pouvons mentionner : la résidence urbaine/semi-rurale, le foyer autochtone, le fait de parler ou d’habiter un foyer où on parle une langue autochtone, l’âge, le cycle de vie, l’accès aux services de santé, la présence/l’absence d'événement reproductif-contraceptif, l'état civil, la scolarité, la religion et la classe sociale.

2.6.4 L'analyse des données : l'analyse intersectionelle Presque toutes les entrevues, d’une moyenne de 80 minutes, ont été enregistrées numériquement (avec l’autorisation des participants et leur consentement éclairé). Les 115 entrevues et les observations ont été intégralement transcrites, traitées et codifiées à l’aide du logiciel Atlas-ti, version 5. Deux entrevues n’ont été pas enregistrées, car nous n’avons pas pu obtenir le consentement des participants en question (informateurs clés). Dans ces cas, nous avons pris des notes lors de l’entretien et les avons retranscrites immédiatement après la rencontre. Toutes les données obtenues lors du travail sur le terrain furent soumises à une analyse de contenu en suivant une approche qualitative, en privilégiant la méthode proposée par la théorie ancrée (Glaser et Strauss, 1967). Cette approche privilégie la comparaison constante des données. L’analyse de toutes les données s’est faite de façon itérative pendant et après la période de collecte. Des pistes d’interprétation ont été explorées et consolidées durant le travail sur le terrain. Nous avons donc mis l’accent sur l’identification des catégories qui ressortent de façon significative des données recueillies à partir d’une analyse plus fine des données qui nous a permis de formuler certains énoncés plus généraux en réponse à la question de recherche. Nous avons accordé une attention particulière à l’émergence de catégories et de concepts non identifiés initialement. Par exemple, ce fut le cas de la violence conjugale et de la violence sexuelle que nous n’avions pas initialement considérées comme centrales pour notre réflexion. Elles ont émergé de façon importante lors du travail sur le terrain et ont été incluses lors de l'analyse des données. Nous avons privilégié un cadre d'analyse intersectionnel pour mieux saisir la complexité des sujets analysés. Cette approche souligne que tous les agents sociaux ne sont pas exposés de la même manière aux oppressions (Herla, 2010). Cette analyse met en relief l'importance de rendre compte (dans ce cas particulier, lors de l'analyse de contenu de caractère interprétatif) de l’entrecroisement et de l'interaction des divers systèmes d’oppression ainsi que leur rôle dans la reproduction des inégalités sociales (Crenshaw, 2005). L'intersectionalité constitue un cadre d'analyse qui permet d'aborder des questions micro et macrosociologiques (Bilge, 2009; Herla, 2010). À cet égard, en suivant les travaux de Yuval-Davis (2006), nous avons inscrit notre analyse dans une approche qui analyse les divisions sociales à la fois dans leurs dimensions micro et macrosociale par le recours à quatre niveaux d'analyse : organisationnel (qui renvoie aux organisations et institutions sociales), intersubjectif (qui réfère aux relations de pouvoir et d'affect entre des agents concrets), expérientiel (qui se centre sur l'expérience subjective des individus, leurs 116 perceptions et leurs attitudes face aux autres) et représentationnel (qui réfère aux représentations culturelles des divisions sociales) (Yuval-Davis, 2006; Bilge, 2009). D'une part, l’intersectionalité désigne les formes particulières que prennent les oppressions imbriquées dans l’expérience vécue des individus. D'autre part, la matrice de la domination désigne leurs organisations sociétales (Herla, 2010). Cette approche analytique propose donc d'appréhender la réalité sociale « ainsi que les dynamiques sociales, culturelles, économiques et politiques qui s'y rattachent comme étant multiples et déterminées simultanément et de façon interactive par plusieurs axes d'organisation sociale significatifs » (Stasiulis, 1999: 29). En plus, l'intersectionalité vise à prendre en considération les différentes appartenances des agents sociaux (socioéconomique, religieuse, etc.). En effet, l’intersectionalité apparaît comme un outil d’analyse pertinent pour comprendre les multiples façons dont les rapports de genre sont liés à d’autres aspects de l’identité sociale et pour analyser comment ces intersections mettent en place des expériences particulières d’oppression et de privilège (Corbeil et Marchand, 2006). Effectivement, la perspective intersectionnelle considère que les rapports de genre sont concomitants à d’autres rapports de pouvoir et systèmes de différenciation tout en considérant que les différentes dimensions des inégalités interagissent et doivent être analysées dans leur ensemble (Crenshaw; 2005; Yuval-Davis, 2006). Cela implique de s’interroger sur les mécanismes d’articulation des différents axes de pouvoir et de domination (tels le genre, l'appartenance ethnique, etc.) qui opèrent et se renforcent mutuellement. En plus, ceci demande d’envisager les différentes configurations possibles, de la domination à la résistance, en fonction de variables comme l’âge, l’appartenance ethnoraciale, la classe sociale, le lieu de résidence, etc. (Herla, 2010). À cet égard, en suivant les idées de Crenshaw (2005) et de Yuval-Davis (2006), nous considérons pertinent de mettre l'accent sur le caractère structurel et dynamique de ces systèmes d'oppression en rendant visible l'entrecroisement de deux ou plusieurs axes de subordination sociale, ce qui ne signifie pas de présumer que ces axes soient irréductibles entre eux. Nous nous éloignons donc des conceptualisations de l'intersectionalité qui adoptent une approche basée sur les identités (Yuval-Davis, 2006; Bilge, 2009). Pour ce faire, lors de l'échantillonnage théorique et de l'analyse interprétative, nous avons mis l'accent sur l'identification de l'entrecroisement et de l’interaction de différents 117 axes de différentiation sociale tels le sexe, l'appartenance ethnoraciale, l'âge, le lieu de résidence (urbain, semi-rural) et la classe sociale. De même, nous avons inclus des participants qui ont vécu différents événements reproductifs selon le type d’aide et de services requis, de même que la facilité d’accès aux services de santé, etc. De plus, en suivant les recommandations de base de Hancock concernant l'analyse intersectionnelle, nous avons porté une attention à toutes les catégories pertinentes et aussi aux relations entre ces catégories. Nous avons examiné ces catégories à partir de plusieurs niveaux d'analyse et nous avons interrogé les interactions entre ces niveaux (Hancock, 2007). Tout au long de ce travail, nous sommes demeurés attentifs aux différences de discours et de représentations entre les hommes et les femmes. En suivant les travaux de Sawicki (1991), nous avons situé les significations du corps, de la sexualité et de la reproduction dans le contexte de la médicalisation, mais aussi dans le cadre de l’exclusion sociale (et le manque d’accès aux services de santé de base), ainsi que dans le cadre des processus politiques, économiques et sociaux plus vastes où ils acquièrent un sens, sans pour autant que les individus soient considérés comme entièrement déterminés par ces divers processus.

2.6.5 Considérations éthiques Nous avons garanti à tous les participants à ce projet que leur participation demeurera confidentielle et que l’information obtenue sera exclusivement utilisée à des fins de recherche. En effet, nous avons pris des mesures concrètes visant à garantir en toute circonstance la confidentialité du matériel et l’anonymat des participants. À cet effet, tous les noms des informateurs et des participants qui sont mentionnés dans le texte sont des pseudonymes et les détails concernant la vie personnelle des personnes interrogées ont été éliminés au besoin, afin que personne ne puisse être reconnu à la lecture de cette recherche. Nous avons insisté sur le fait que la participation dans ce projet de recherche est libre et volontaire, en garantissant qu'il était possible d’annuler la participation tout au long du processus de recherche. Nous avons sollicité le consentement des participants afin de pouvoir enregistrer les entrevues en indiquant que l'enregistrement pouvait être arrêté à tout moment si les participants le demandaient. Nous avons-nous sommes assurés que les 118 participants consentent à prendre part à cette recherche en connaissance de cause et à la suite d’une réflexion éclairée (le consentement des participants dans cette recherche est éclairé) (annexe 3). Dans le cas des autorisations institutionnelles, nous avons demandé les permis institutionnels requis. De plus, nous devons souligner que nous avons porté une attention particulière, et ce, tout au long du travail de terrain, à l’approche des participants, qui a été faite avec tact, réserve et retenue (tout au long des rencontres) afin de ne pas incommoder les participants. Nous avons renoncé à certaines questions quand nous considérions qu’il était pertinent de le faire. Nous avons donné de l´information à propos des questions portant sur la sexualité et la reproduction dans la mesure de nos capacités. De plus, nous avons orienté les participants (et même, dans certains cas, les non participants rencontrés lors du travail sur le terrain) vers des ressources professionnelles pour tenter de répondre aux besoins particuliers qui pouvaient se dégager de ces rencontres. Il faut souligner que les résultats de cette étude seront mis à la disposition de divers organismes non gouvernementaux qui travaillent sur ces thématiques ainsi qu’aux institutions de santé. Un des objectifs poursuivis ici est que ce projet de thèse puisse contribuer à la production de connaissances et de réflexions visant à améliorer la qualité des services de santé et qu’il puisse ainsi devenir une source d’information pour les décideurs du Mexique à l’origine des politiques en matière de santé publique. D'autre part, cette recherche vise à produire une analyse qui pourrait s’avérer utile dans le cadre de revendications sociales concernant le respect et la construction collective des droits sexuels et reproductifs des femmes et des hommes. En outre, nous cherchons à produire de l´information pertinente pour générer des recommandations visant à améliorer les services de santé sexuelle et reproductive au Mexique en enrichissant les connaissances des décideurs pour l'élaboration d'une politique publique en santé sexuelle et reproductive mieux adaptée aux besoins des populations visées.

2.7 La population de l'étude Comme nous l’avons précédemment précisé, les données qui serviront ici à l’analyse sont le résultat d’une recherche qualitative dans les centres de consultation externe de santé de deux municipalités de l’état de Morelos au centre du Mexique. Ces 119 centres communautaires comptaient parmi leurs effectifs du personnel peu qualifié et disposaient de ressources limitées : médecins généralistes, dentistes, infirmières et promoteurs de la santé. Ils travaillent, bien que non exclusivement, au premier niveau des services de santé de base et proches des communautés et des populations ciblées. Ainsi, nous avons réalisé des entretiens dans la ville de Cuernavaca (dans les quartiers d'Alta Vista et de Plan de Ayala), dans la ville de Tepoztlán (dans la municipalité) et dans le village de Santa Catarina. Notons que tous les centres de santé où nous avons travaillé appartiennent à la juridiction sanitaire 1 du Secrétariat de santé de l'état de Morelos.

2.7.1 Caractéristiques sociodémographiques des utilisateurs et utilisatrices des services de santé Nous avons interrogé un total de 36 participants (profanes), à savoir 22 utilisatrices et 14 utilisateurs des services de santé. Un participant sur trois habitait dans la municipalité de Tepoztlán et sept participants sur dix habitaient à Cuernavaca. Parmi les participants, 52 % étaient catholiques. L’âge moyen des participants dans l’étude était de 35,3 ans, ce qui indique que certains participants ne dépassaient pas l'âge reproductif. Il est à noter que 61 % d'entre eux ont des enfants. Cependant, la moyenne d'enfants par participant est de 1,51 enfant (au-dessus de la moyenne nationale de 2,1 enfants par femme) (voir tableaux 1 et 2). Au moment de l’étude, 38 % de ces participants vivaient en couple (mariage ou union de fait), 19,4 % étaient divorcés ou séparés et environ 41 % étaient célibataires. Concernant leur niveau de scolarité, 20 % d'entre eux avaient suivi des études primaires, 11 % avaient suivi des études secondaires, 36.2 % avaient terminé leurs études postsecondaires, notamment dans une école de métiers ou une école technique, et 30 % d’entre eux avait obtenu (ou étaient sur le point de l'obtenir) un diplôme universitaire. Seulement une des participantes était analphabète. Presque tous les participants (86 %) occupaient un emploi ou pratiquaient un métier dans le secteur informel (femme de ménage, coiffeur, serveur, etc.) (tableau 2). Quant à leur accès à la santé, 41,6 % ne bénéficiaient pas de l’assurance maladie, 33,3 % étaient affiliés au programme Seguro popular (SSA) et 25 % avaient accès à l'assurance de l'IMSS. Soulignons que tous les participants avaient utilisé les services du 120

Secrétariat de santé (SSA) à plusieurs reprises dans leur vie33. Une langue autre que l’espagnol (le zapoteco, le mixe ou majoritairement le nahuatl) était utilisée dans 19, 4 % des foyers des participantes. Cette caractérisation sociodémographique permet de rendre visible le fait que nous travaillons avec une population économiquement et socialement défavorisée (en moyenne), généralement en âge reproductif et dont la moyenne d’enfants (1,51) est plus bas que la moyenne nationale (2,1). Tableau 1 : Sommaire des participants profanes Femmes Hommes Total Participants 24 14 36 Foyer autochtone 6 1 19,4 Se considère comme 7 8 15 (42 %) Métis Se considère comme 6 2 8 (22 %) Autochtone Ne sait pas comment se 10 3 13 (36 %) définir ethnoracialement Âge moyen 36,5 ans 34 ans 35,3 ans Lieu de résidence urbain 15 10 25 (70 %) (Cuernavaca) Lieu de résidence semi- 7 4 11 (30 %) urbain (Tepoz) Ont des enfants 16 6 22 (61 %) Nombre moyen d'enfants 2,1 0,92 1,51 Catholiques 14 5 19 (52,3 %) Années de scolarité 10,2 années 12,2 années 11,2 années (moyenne) Ont la sécurité sociale 5 4 9 (25 %) Ont le droit à la santé 15 6 21 (58 %) Ont une assurance 10 2 12 (33 %)

33 Principalement pour faciliter leur accès aux centres de consultation externe du Secrétariat de santé. 121

Tableau 2 : Caractéristiques sociodémographiques des participants profanes Participant Autoaffiliatio a) sexe e) nombre Détails de la vie des n ethnoraciale b) âge d’enfants participants c) milieu f) années d) langue scolarité g) métier h) statut civil34 Benjamín Il se considère a) Homme e) sans enfant Il a un bac en comme un b) 35 ans f) 16 administration. Il n’a Métis. c) Urbain (université) pas d’emploi. Il n’est d) espagnol g) promoteur pas marié. Il n’a pas culturel d’assurance maladie. h) célibataire Teresa Elle se a) femme e) sans enfant Elle habite chez ses considère b) 34 ans f) 15(université) parents, elle n’a pas comme une c) urbaine g) commerçante d’assurance maladie. Autochtone d) espagnol h) célibataire Yazmín Elle ne sait pas a) femme e) 2 enfants Elle est divorcée, elle comment se b) 39 ans f) 12 (cégep) s’est mariée définir. c) urbaine g) coiffeuse récemment. Elle est d) espagnol h) mariée assurée par l’IMSS (elle a payé pour ce service). Mario Il se considère a) homme e) sans enfant Il habite chez ses un Métis. b) 26 ans f) 12 (cégep) parents, s’identifie c) urbain g) coiffeur comme homosexuel. Il d) espagnol h) célibataire n’a pas d’assurance médicale. Oscar Il se considère a) homme e) 3 enfants Il habite avec sa femme comme un b) 41 ans f) 12 (cégep) et ses deux enfants. Il Métis. c) urbain g) veilleur est affilié au d) espagnol h) marié programme Oportunidades. Lety Elle ne sait pas a) femme e) 3 enfants Elle s’est divorcée de comment se b) 48 ans f) 6 (école son premier mari, mais définir. c) urbain primaire) s’est mariée à nouveau. d) espagnol g) femme de Elle est affiliée à foyer l’assurance populaire et h) mariée à Oportunidades.

34 Nous n’avons pas différencié les participants en union de fait de ceux mariés ni les divorcés de ceux séparés. 122

Luz S’identifie a) femme e) 7 enfants Elle est née et a grandi comme une b) 52 ans f) analphabète dans un milieu rural Autochtone. c) g) 2 enfants (dans l’état de rural/urbain h) femme de Guerrero) mais est d) ménage venue travailler à espagnol/la h) séparée Cuernavaca quand elle ngue était jeune. Elle est autochtone affiliée à l’assurance populaire et à Oportunidades. Lorenza S’identifie a) femme e) 2 enfants Elle s’est mariée très comme une b) 25 ans f) 12 (cégep) jeune, car elle est paysanne c) urbain g) femme de tombée enceinte. Elle mexicaine d) espagnol foyer est affiliée à l’assurance (donc h) mariée populaire et à Métisse). Oportunidades. Sofía Elle ne sait pas a) femme e) 3 enfants Elle est née et a grandi comment se b) 36 ans f) 6 ans dans un milieu rural, définir. c) (primaire) mais est venue rural/urbain g) femme de travailler à Cuernavaca d) espagnol ménage quand elle était jeune. h) séparée Elle vient de l’état de Guerrero. Vicente S’identifie a) homme e) sans enfant Il n’a pas d’assurance comme un b) 33 ans f) 16 ans (bac) maladie ni de sécurité Métis. c) urbain g) travail sociale. Il emploie les d) espagnol d’officine services de la SSA et h) célibataire des services de santé privés. Carmen S’identifie a) femme e) 6 enfants Elle n’a pas de sécurité comme une b) 47 ans f) 12 ans sociale ni d’assurance Mexicaine c) rural (secondaire) maladie. Elle est (donc d) espagnol g) cuisinière séparée mais elle s’est Métisse). h) mariée mariée à nouveau. Rosa Elle ne sait pas a) femme e) enceinte Elle habite récemment comment se b) 24 ans f) 12 ans (cegep) avec son conjoint. Ils définir. c) urbain g) femme de habitent chez les d) espagnol foyer parents de son conjoint. h) mariée Elle est enceinte de 7 mois. 123

Olga Elle ne sait pas a) femme e) sans enfant Elle habite chez ses comment se b) 34 ans f) 12 (cégep) parents. Elle est très définir. c) urbain g) secrétaire religieuse. Elle est d) espagnol h) célibataire affiliée à l’assurance populaire. Beto Il ne sait pas a) homme e) 6 enfants Il est allé travailler aux comment se b) 45 ans f) 6 ans États unis à plusieurs définir. c) rural (primaire) reprises. Il a vécu avec d) espagnol g) paysan et plusieurs femmes et a maçon eu plusieurs enfants. Il h) marié habite avec sa mère et sa nouvelle conjointe. Il a l’assurance populaire. Andrea Elle ne sait pas a) femme e) 3 enfants Elle a vécu de la comment se b) 38 ans f) 6 ans violence sexuelle et définir. c) urbain (primaire) physique. Elle n’a pas d) espagnol g) vends tortillas de sécurité sociale, mais h) séparée est affiliée à l’assurance populaire et à Oportunidades. Luisa S’identifie a) femme e) 2 enfants Elle est mariée avec un comme une b) 36 ans f) 12 ans (cégep) homme autochtone Mexicaine c) urbain g) couturière provenant de Tepoztlán. (donc d) espagnol h) séparée Métisse). Norma Elle ne sait pas a) femme e) 7 enfants Elle est née à Guerrero, comment se b) 52 ans f)5 ans a déménagé à Morelos définir. c) rural (primaire) pour échapper à la d) espagnol g) paysanne famille de son mari qui h) célibataire était décédé trois ans auparavant. Elle est affiliée à l’assurance populaire. Juan Il s’identifie a) homme e) sans enfant Il travaille dans un comme un b) 22 ans f) bac centre pour la jeunesse Métis. c) urbain (incomplet) et en alphabétisation d) espagnol g) professeur des populations d’alphabétisatio défavorisées. n h) célibataire 124

Meli Elle parle a) femme e) 4 enfants Deux de ses quatre nahuatl et b) 47 ans f) 12 ans (cégep) enfants parlent nahuatl. s’identifie c) rural g) femme de Elle n’a pas de sécurité comme une d) nahuatl foyer sociale et n’est pas Autochtone. h) mariée affiliée à l’assurance populaire. Cristian Il s’identifie a) homme e) 1 enfant Il n’a ni de sécurité comme un b) 36 ans f) 9 ans sociale ni d’assurance Métis. c) urbain (secondaire) maladie. d) espagnol g) commerçant h) divorcé Karla Elle se a) femme e) sans enfant Elle est une activiste en considère b) 23 ans f) 4 (bac droits sexuels et comme une c) urbain incomplet) reproductifs, elle habite Métisse. d) espagnol g) activiste chez ses parents. h) célibataire Tatiana Elle se a) femme e) sans enfant Elle travaille comme considère b) 23 ans f) 13 (bac promotrice de la santé comme une c) urbain incomplet) pour la prévention du Métisse d) espagnol g) promotrice VIH. Elle est assurée h) célibataire par l’IMSS. Caro Elle n’a pas a) femme e) sans enfant Elle habite à Tepoztlán, répondu à cette b) 24 ans f) 15 ans (bac mais elle étudie à question. c) rural incomplet) Cuernavaca. Elle est d) espagnol g) vendeuse assurée comme tous les h) célibataire étudiants d’une université publique par l’IMSS. Sandra Elle s’identifie a) femme e) 2 enfants Sa famille vient d’un comme une b) 26 ans f) 9 ans village à côté de Autochtone. c) rural (secondaire) Tepoztlán. Elle s’est d) espagnol/ g) femme de mariée avec un homme langue foyer de Tepoztlán. Elle est autochtone h) mariée affiliée à l’assurance populaire. Karen Elle ne sait pas a) femme e) 2 enfants Elle est née à Oaxaca comment se b) 25 ans f) 6 ans mais, quand elle avait définir, malgré c) rural (primaire) 12 ans, elle s’est enfuie qu'elle est d) espagnol/ g) femme de avec une tante, car elle issue d'un langue ménage était victime de 125

foyer autochtone g) mariée violence chez elle. Elle autochtone. est affiliée à l’assurance populaire. Katia Elle s’identifie a) femme e) sans enfant Elle habite à Santa comme une b) 34 ans f) 9 ans Catarina. Elle n’a pas Autochtone. c) rural (secondaire) de sécurité sociale mais d) espagnol/ g) commerçante est affiliée à l’assurance langue h) mariée populaire. Cela fait autochtone presque 10 ans qu’elle veut tomber enceinte mais elle ne peut pas. Antonio Il s’identifie a) homme e) sans enfant Il est né à Oaxaca mais, comme un b) 25 ans f) 12 ans (cégep) quand il était petit, il est Autochtone. c) rural g) travaille de allé vivre avec son d) espagnol tout oncle et sa tante qui h) célibataire habitent près de Cuernavaca. Il n’a pas de sécurité sociale ni d’assurance maladie. Ana Elle s’identifie a) femme e) 1 enfant Elle s’est séparée du comme une b) 33 ans f) 16 ans (bac) père de sa fille, mais Autochtone. c) urbain g) professeure elle a un nouveau d) espagnol h) mariée conjoint. Elle est très sensibilisée à l’égard des rapports de sexe, elle n’a pas de sécurité sociale ni d’assurance maladie. Gregorio Il n’a pas a) homme e) 1 enfant Il a eu une vasectomie. répondu à cette b) 30 ans f) 16 (bac) Avec sa conjointe, ils question. c) urbain g) professeur ont dû se faire suivre d) espagnol h) marié par une sage-femme au cours de la grossesse. Il a la sécurité sociale et l’assurance maladie. Arturo Il s’identifie a) homme e) sans enfant Il est né à Cuernavaca comme un b) 41 ans f) 12 ans (cégep) et habite avec son frère Métis. c) urbain g) veilleur de et sa famille. Il a la d) espagnol jour sécurité sociale et h) célibataire l’assurance maladie. 126

Eduardo Il s’identifie a) homme e) sans enfant Il a grandi entouré de comme un b) 32 ans f) 16 (bac) femmes, car il a Métis paysan c) urbain g) professeur seulement des sœurs. Il d’origine d) espagnol h) célibataire a la sécurité sociale et autochtone. l’assurance maladie. Gisela Elle s’identifie a) femme e) 1 enfant Elle a élevé sa fille sans comme une b) 39 ans f) 12 ans (cegep) son ex-mari. Elle habite Métisse avec c) urbain g) commerçante dans un foyer des origines d) espagnol h) séparée autochtone. Elle n’a pas autochtones. de sécurité sociale ni d’assurance maladie. Edith Elle s’identifie a) femme e) 1 enfant Elle a la sécurité sociale comme une b) 33 ans f) 16 (bac) et l’assurance maladie. Métisse. c) urbain g) vendeuse Elle habite dans un d) espagnol h) mariée foyer autochtone. Pedro Il n’a pas a) homme e) 1 enfant Il partage sa maison répondu à cette b) 60 ans f) 16 (bac) avec d’autres question. c) urbain g) promoteur colocataires. Il n’a pas d) espagnol h) séparé de sécurité sociale ni d’assurance maladie. Carlos Il s’identifie a) homme e) 1 enfant Il est né à Oaxaca mais comme un b) 30 ans f) 12 ans (cégep) il est allé travailler à Autochtone. c) urbain g) commerçant Cuernavaca quand il d) espagnol/ g) marié était adolescent. Il a la langue sécurité sociale et autochtone l’assurance maladie. Luis Il n’a pas a) homme e) sans enfants Il habite chez ses répondu cette b) 21 ans f) 11 ans (cégep parents. Il n’a pas de question. c) urbain incomplet) sécurité sociale ni d) espagnol g) étudiant d’assurance maladie. h) célibataire

127

Tableau 3 : Lieu d’accouchement et interventions médicales subies par les participants profanes

Participant Accouchemen Accouchem Ligat Épisiot Césarie Autre Prénom t à domicile ent ure omie nne (faux) en institution Edith - 1 - Oui - - Yazmin - 2 - Oui 1 - Luz 6 1 - - - - Carmen - 2 - Oui 1 Karen - 2 Oui Oui 2 - Ana - 1 - Oui - - Sandra 2 Oui Oui Lorenza - 2 - Oui 1 - Luisa - 3 - Oui - - Andrea - 3 Oui Oui - - Meli 2 2 Oui - - - Gisela - 1 - Oui - - Lety - 3 Oui - 3 - Edith - 1 - Oui - - Gregorio 1 - - - - Vasec tomie Interventions sur la conjointe Carlos - 1 - Oui - - Oscar - 2 2 Oui - - Pedro 1 - 1 -

2.7.2 Caractéristiques sociodémographiques des informateurs clés En ce qui a trait aux informateurs clés, nous avons réalisé des entrevues avec huit personnes au total. L’âge moyen de ces participants était de 46,63 ans. Quatre d’entre eux travaillaient dans la municipalité de Tepoztlán et quatre à Cuernavaca. Sept sur huit travaillaient dans le domaine de la santé. Sept sur huit étaient des femmes. L’une d’entre elles était sage-femme, trois étaient infirmières, trois étaient médecins et la dernière travaillait dans le domaine de la recherche en santé reproductive à Morelos. Sept des participants avaient des enfants. Le nombre moyen d’enfants par personne dans cet échantillon était de 2,8, ce qui est supérieur à la moyenne nationale et à la moyenne 128 d’enfants qu’ont les participants profanes. Quatre d'entre elles étaient célibataires ou divorcées, deux étaient mariées et une était veuve. Sept d'entre elles avaient travaillé ou travaillent encore au Secrétariat de Santé (SSA). Sept avaient accès à la sécurité sociale. Toutes se considéraient comme Métisses et/ou Mexicaines. Seulement quatre des informatrices clés ont voulu parler de leur appartenance ethnique. Les autres participants ont ouvertement refusé de donner plus de détails à cet égard. La difficulté qu’a démontrée la population étudiée de parler de leur appartenance ethnique illustre comment les Mexicains ont intériorisé les discours fondateurs de la nation moderne mexicaine, discours qui, comme nous avons précédemment vu, ont construit un imaginaire métis où toute la diversité ethnoraciale du Mexique a été subsumée. Cette incapacité de parler des questions ethnoraciales démontre également le malaise généralisé qui règne dans la société mexicaine à propos de tels sujets, ce qui contribue à rendre invisibles les hiérarchies ethnoraciales tacites dans les interactions quotidiennes, invisibilité qui s’accentue lors des interactions entre les professionnels de la santé et les profanes.

2.7.3 Commentaires à propos des participants à cette étude Nous devons souligner qu'un bon nombre des participants dans cette étude (tant les profanes que les informateurs clés) ont eu des difficultés à parler de leur affiliation ethnoraciale. Nous pouvons indiquer que cette constatation peut être perçue comme un des mécanismes à travers lesquels l’aveuglement à la couleur et aux dimensions ethnoraciales devient invisible en garantissant les privilèges des dominants et en banalisant les conséquences négatives de ceux-ci sur la vie des groupes et des individus racialisés. En effet, ces réponses mettaient en évidence le malaise et le manque d’habitude qu’ont les Mexicains à s’exprimer et à réfléchir sur ce sujet. Par contre, les processus d’assignation ethnoraciale apparaissaient continuellement dans leurs discours et dans la description de leurs interactions quotidiennes. Ils décrivaient avec familiarité la façon dont ils pouvaient facilement identifier les individus ou les groupes qui appartenaient aux groupes autochtones à partir de la langue parlée, la façon de se vêtir et la couleur de la peau, etc., c'est à dire à partir de leur « blanchité » éthique et culturelle. De plus, presque tous les participants dans cette étude identifiaient et pouvaient énumérer les conséquences d’être identifiés comme un Autochtone au Mexique. La majorité d’entre eux avaient été témoins de pratiques 129 hiérarchisantes et racistes envers certains individus appartenant à des groupes racialisés dans leurs interactions quotidiennes, ce qui permet d’actualiser et de légitimer l’ordre ethnoracial et ses hiérarchies dans différents contextes et différentes interactions. Nous devons souligner que presque tous les informateurs clés qui travaillaient dans le domaine de la santé se sont définis comme étant des Blancs-Métis. Cependant, nous avons trouvé dans les réponses de tous les participants de cette étude la tendance à « se blanchir ». Ceci nous rappelle la réalité de la discrimination envers ceux qui ne personnifiaient pas la « blanchité » éthique et culturelle dominante, qui sont dévalorisés et considérés comme étant inférieurs. Par ailleurs, notons que la plupart des informateurs et informatrices clés appartiennent à la classe moyenne ou moyenne supérieure (selon leur niveau d’études et leur profession), tandis que la plupart des participants profanes, selon les caractéristiques sociodémographiques qu’ils ont rapportées, appartiennent aux classes sociales plus défavorisées (et tendent à être plus foncés que les professionnels de la santé). Ceci contribue à légitimer les relations asymétriques de pouvoir lors des interactions établies entre le personnel de la santé et les utilisateurs des services de santé. En outre, l’histoire nous montre qu’il a toujours existé au Mexique une relation entre le sexisme, la classe sociale et les rapports ethnoraciaux dans la gestion de la reproduction et même de la sexualité. Cette gestion, de nos jours, s’expriment parfois dans les pratiques institutionnalisées au moyen des programmes d’aide gouvernementale visant certaines populations qui sont considérées comme à risque à cause de leur pauvreté et de leur haut taux de fécondité. Ces constructions, comme nous le verrons dans les chapitres suivants, permettent de légitimer dans certains cas la coercition et même la violation des droits des femmes au nom de leur propre bien et du bien de la nation.

Chapitre 3. La construction sociale du corps genré Dans ce chapitre, nous allons interpréter la façon dont les participants de cette étude expérimentent leur corps. Nous mettrons l’accent sur les éléments socioculturels et symboliques à partir desquels ils construisent leur corps et leur expérience incorporée. De même, nous allons identifier quels sont les émotions, plaisirs, ambivalences et réifications (chosifications) que les hommes et les femmes véhiculent envers leur propre corps et envers celui d’autrui. Ces aspects (parmi d’autres) sont pertinents du point de vue de la sociologie puisqu’ils font référence aux aspects de l’incorporation des hommes et des femmes dans des contextes sociohistoriques spécifiques : par exemple les menstruations, les rapports sociaux relatifs aux seins du point de vue des femmes et des hommes, l’accouchement, l’élargissement des épaules, le développement de la musculation, le développement de la pilosité, etc. À partir d’une perspective constructiviste, nous nous efforcerons de reconnaître l’important rôle du langage dans la construction de la réalité, mais aussi dans l’expérience de l’incorporation. Dans ce chapitre nous allons présenter les témoignages de participants qui se sont exprimés sur la construction sociale de leur corps en mettant l’accent sur l’articulation et l’intersection des divers axes de pouvoir. Nous allons aussi souligner le rôle joué par les éléments socioculturels dans ces constructions et dans l’expérience vécue de leur corps. Ce chapitre vise à fournir une analyse interprétative des témoignages récoltés auprès des participants de l'étude et du matériel recueilli lors des travaux sur le terrain en mettant l’accent sur les contextes marqués par des relations de pouvoir et de genre inégales où ces significations ont été produites.

3.1 L’adolescence et les changements corporels à l’épreuve: avoir un corps de femme ou un corps d’homme Bien que les processus de construction des sujets sociaux et de leurs identités de genre commencent bien avant ce qu’on nomme la puberté et l’adolescence35, c'est surtout dans ces périodes (dans des contextes tels que celui dans lequel s’est réalisée cette étude),

35Nous ne prétendons pas que la puberté et l’adolescence sont des catégories universelles. Au contraire, nous aimerions souligner leurs caractères contextuels et historiques. 131 où les sujets renforcent l’intériorisation des normativités de la société dont ils font partie. En effet, lors de la puberté, les agents sociaux ont déjà eu une immersion et un contact prolongé avec les pratiques institutionnelles et les processus de socialisation à travers lesquels se construisent et s’actualisent diverses hiérarchies sociales. En effet, la relation entre le corps et l'identité est mutuelle, car la maîtrise du corps est essentielle pour le développement des identités, processus qui ne se réduit pas à être une femme ou être un homme, mais qui implique un apprentissage continu de la manière dont doit agir, gesticuler, performer l’identité féminine ou masculine (Evans, 2006). Nous pouvons donc affirmer que lors de la puberté et de l'adolescence, les identités et les relations sociales (comme celles de genre) acquièrent de nouvelles significations et produisent des symbolisations et des pratiques autour des différences anatomiques et sexuelles. C’est à ce moment que se réaffirme ce que signifie être un homme ou une femme. C’est aussi à ce moment que se réaffirme la manière dont on traite les hommes et les femmes dans le groupe d’appartenance. En plus, c’est dans ces périodes qu’arrivent plusieurs événements liés à la reproduction comme les menstruations et que s’intensifient diverses stratégies normalisatrices destinées à façonner les comportements sexuels et émotionnels des sujets sociaux (Lupton et Tulloch, 1998). Notons que dans la construction des corps et de la sexualité « adolescente », certains facteurs jouent un rôle très important. Parmi eux, on trouve les pratiques et les discours médicaux, psychologiques, pédagogiques ainsi que les médias de masse qui homogénéisent la construction des corps et de la sexualité des adolescents. Ceci donne peu de place à l’existence de corps et de sexualités qui s’éloignent de la norme.

3.1.1 Les changements corporels : de la socialité masculine à la corporéité féminine

Dans cette étude, nous voulons mettre l’accent sur la façon dont se construisent et s’organisent socialement les corps genrés. Il est donc pertinent d’analyser les changements corporels associés à la puberté. Les corps genrés se construisent de façon réciproque à partir à la fois de l’expérience vécue des sujets qui expérimentent ces changements et des interprétations et des attentes sociales que les autres font de ces changements. De manière générale, les participants masculins de tous âges et milieux, de toutes couches sociales et appartenances ethnoraciales, soulignent comme changements corporels 132 les plus significatifs l’apparition des premiers poils – dans la région du pubis, sur le visage et sous les bras – la mue de la voix, l’élargissement des épaules et l’augmentation de la taille :

Légende : P =Participant C = Chercheuse

C : Comment est-ce que, vous, les hommes, vivez vos changements corporels? P : Oui, la famille commence à bavarder de ça, quand les changements commencent à arriver et tu commences à avoir des poils, la mue de la voix, tu es en train de te développer, tu n’es plus un petit poulet; tu deviens un coq (Vicente, 33 ans, non- Autochtone, urbain) 36. *** C : Quels sont les changements corporels les plus significatifs pour vous lors du passage de l’enfance à l’adolescence? P: […] j'ai remarqué la croissance en général de mon corps, de mes bras on se sent plus fort, et la moustache et la barbe (duvet) et les boutons commencent à pousser (Carlos, 30 ans, Autochtone, urbain) 37 . Il est important de souligner que la plupart des participants de tous les âges et milieux ont indiqué le changement de la voix comme très significatif dans leur expérience, tandis que chez les femmes, ce changement n’était significatif pour aucune de nos participantes. Dans le cas des hommes, les changements de la voix sont liés à la capacité de se faire écouter par les autres en présumant qu’une voix d’homme grave prend plus « d’espace ». Ceci peut expliquer pourquoi dans certains contextes un homme avec la voix aigüe peut être vu comme efféminé. De plus, les participants soulignent dans presque tous leurs discours (témoignages) la manière dont leurs corps a grandi et comment ils ont acquis

36 I= Investigadora P: participante : ¿Cómo viven los varones sus cambios corporales?, ¿Hablan de sus cambios?/P: sí, se empieza a manifestar entre los familiares cómo está creciendo el vello, que estás creciendo, que te cambia la voz, ya no eres pollo, eres un gallo. 37 I : ¿Qué cambios corporales fueron más significativos para ti del paso de la niñez a la adolescencia?/ P: (…) el crecimiento de mi cuerpo, en general, los brazos y se siente uno más fuerte, le empiezan a uno a salir los bigotitos y la barba y los barros. 133 de la force et de la résistance physiques. Ces images montrent que, chez les hommes, surtout parmi ceux âgés de plus de 40 ans, la force physique et la résistance sont des éléments centraux dans la construction de leur corps, car ils gardent un lien étroit avec la construction et la réaffirmation de la masculinité. Rappelons que le corps est un élément fondamental de classification et de différenciation sociales dans la construction et la régulation des masculinités. En effet, les hommes qui ne remplissent pas les attentes sociales liées au corps masculin hégémonique ont parfois perçu de la part d’autres hommes (surtout de la part de leur père) un rejet : P : Mon père a rejeté ses fils maigres et minces et j'étais l'un d'entre eux. Il y avait un problème pour lui, car j’étais trop mince. C'est drôle parce que c'était une lutte pour accepter ce qu’était mon corps. […] il (mon père) croyait que les corps minces étaient maladifs (Pedro, 60 ans, non-Autochtone, urbain) 38. Le témoignage de Pedro indique comment les générations précédentes au Mexique avaient tendance à penser que les corps charnus (masculins et féminins) étaient un synonyme de santé et de force. Ceci s’appliquait spécialement dans le cas du corps des hommes, car un corps d’homme mince est contraire non seulement à l’idée que l’on se fait de la santé, mais aussi celle de la force. Ceci remet en question l’imaginaire du corps masculin hégémonique comme fort et avec des muscles, ce qui s’éloigne de la norme et peut être vu même comme un corps efféminé. Notons que la plupart des témoignages où la force des corps masculins a été soulignée provenaient des hommes issus des milieux tant ruraux qu’urbains, mais rappelons que les participants de cette étude provenaient de la classe moyenne (majoritairement inférieure) et d’une classe sociale à très faible revenu. Cependant, nous devons souligner que l’importance accordée aux corps masculins « forts » était plus fréquente chez les témoignages des hommes âgés de plus de 40 ans. De nos jours, la valorisation des corps masculins (mais aussi des corps féminins) forts et résistants est encore présente dans les milieux ruraux (surtout paysans) et dans les classes populaires urbaines où la survie de la famille se construit en fonction de la force et de la résistance physique de ses membres (à cause des exigences et des caractéristiques du travail). Par

38 P : Mi padre había renegado de sus hijos flacos y delgados y yo era uno de ellos. Y sí había una cierta bronca por ser tan delgado. Fue curioso, porque fue una lucha de empezar a aceptar lo que era mi cuerpo. Y bueno (…) era el estereotipo de mi padre que los flacos eran enfermizos. 134 exemple, un des participants a souligné la « perte de force » des corps des hommes comme étant une des caractéristiques contemporaines du corps des hommes : P : J’ai encore des forces pour charger un sac de ciment de 52 kg, parfois il y a des jeunes de 15 ou 20 ans qui sont incapables de le faire. C : Pourquoi pensez-vous que cela arrive? P : Parce que ce n’est pas pareil, avant les pères nous emmenaient chercher du bois, transporter de l’eau. De nos jours, les enfants ne veulent rien faire, et le corps perd de sa force […] maintenant il y a beaucoup de jeunes, par exemple mon fils, il ne peut rien charger, il dit qu’il ne peut pas, leurs corps sont différents, maintenant ils sont plus faibles (Beto, 47 ans, non-Autochtone, rural) 39. Remarquons que Beto résidait dans un milieu rural où les corps forts des hommes étaient (et sont encore dans certains contextes) très valorisés. Il provient d’une classe socialement défavorisée et il est un paysan (ce qui peut expliquer l’importance qu’il accorde à la force du corps). De même, son témoignage fait référence à un changement dans les significations des enfants qui permet dans certains contextes un épanouissement des jeunes. Notamment, nous devons souligner que, pour Beto, la cause de cette faiblesse des corps masculins est le résultat des changements dans l’éducation et la socialisation des jeunes. Par ailleurs, un autre changement corporel que la plupart des participants de tous les âges et milieux, de toutes les classes sociales et appartenances ethnoraciales ont indiqué comme très significatif est l’augmentation de la taille des testicules et des organes génitaux : P : Pour moi, l’attention était portée sur la taille des organes génitaux et l’apparition de poils sur le corps (Cristian, 36 ans, non-Autochtone, urbain) 40. *** P : Je me souviens de la poussée des poils et l’augmentation de la taille de nos parties (génitales) (Antonio, 25 ans, Autochtone, rural) 41.

39 P : Yo todavía me levanto un bulto de cemento que son 52 kg hasta arriba y luego hay jóvenes de 15 o 20 años y ya ni el bulto aguantan. / I: ¿Por qué será eso?/P: Me he fijado porque los papás antes los llevaban a rajar leña, a cargar leña, a acarrear agua, ahora la juventud los niños ya no quieren hacer nada y se debilita el cuerpo. (…) ahora hay mucha juventud por ejemplo mi hijo no puede traer agua con botes grandes a la mitad dice que no lo aguanta, sus cuerpos pues ya vienen diferentes, como más débiles. 40 P: La atención enfocada hacia el tamaño de los genitales, el pelo en el cuerpo. 135

L’aspect central des organes génitaux (l’augmentation de leur taille) peut s’expliquer par le phallocentrisme et par l’important rôle du pénis en tant que symbole par excellence de la masculinité et de la virilité. Ainsi, certains participants ont indiqué une préoccupation (lors du passage à l‘adolescence) à l’égard de la taille de leur pénis et de leurs organes génitaux : P: Moi, j'avais un ami qui avait été emmené chez le médecin. Il avait des problèmes, car il disait que son pénis était trop petit (Arturo, 41 ans, non-Autochtone, urbain) 42. En outre, bien que « grandir » implique des sentiments d’incertitude chez la plupart des participants, notons que presque tous les hommes ont indiqué avoir vécu ces changements avec des émotions positives, joyeusement, avec de l’anxiété, en ayant hâte d’avoir plus de libertés, de pouvoir sortir plus, d’avoir plus de voix, d’avoir plus d’expériences : C : Comment vous, les hommes, viviez vos changements corporels à l’adolescence? P: Je crois que je les ai vécus normalement et très joyeusement, cela ne m’a pas causé beaucoup de conflits (Cristian, 36 ans, non-Autochtone, urbain) 43. *** C : Comment as-tu vécu ces processus de changements corporels? P : Avec de l’anxiété. J’avais hâte. C’était bizarre, parce qu’on idéalise l'âge adulte. Je pense que c'est ce qui m'est arrivé. (J’avais hâte) d’avoir accès à d'autres genres d'expérience, pas seulement sexuels, mais un autre genre d'expérience pour bien se débrouiller en société (Carlos, 30 ans, Autochtone, urbain) 44. En effet, le témoignage de Carlos nous montre comment les changements corporels étaient accompagnés de beaucoup d’attentes sociales et, dans le cas de la plupart des hommes, ces attentes signifiaient l’acquisition d’un « savoir-faire » pour bien se débrouiller en société. Ceci nous permet d’affirmer qu’un corps d’homme adulte est accompagné de la capacité de « bien se débrouiller en société », ce qui fait référence à l’importance de la sociabilité (sociability) comme un des éléments identitaires

41 P: Es el crecimiento del vello y de nuestras partes (…). 42 P: Tenía un amigo que lo llevaron al médico porque tenía problemas, decía que su pene era muy pequeño. 43 I: ¿Cómo viven los varones los cambios corporales en la adolescencia? /P: Creo que muy normalmente, muy dichosamente , creo que no me h causado mucho conflicto. 44 I: ¿Cómo viviste estos procesos de cambio corporal? /P: Con ansiedad. Una ansiedad de espera. Muy extraño, porque creo que uno idealiza la adultez. Tener acceso a otro tipo de experiencias, no exclusivamente sexuales, sino otro tipo de experiencias, de formas de desenvolverse en la sociedad. 136 fondamentaux des masculinités et des hommes. Cette sociabilité signifie en termes généraux l’acquisition de plus d’espace et de voix dans la sphère publique. Cela ne veut pas dire que tous les hommes vont gagner plus de voix et d’espace dans la sphère publique, mais que la sociabilité est un élément fondamental de la masculinité hégémonique, ce qui n’est pas le cas dans les constructions identitaires des femmes. D’ailleurs, l’idéalisation de l’âge adulte dans le témoignage précédent peut être en lien avec la position de pouvoir occupé par les hommes dans les sociétés hautement hiérarchisées selon les rapports de sexe. De surcroît, il est important de noter que, dans notre échantillon, ce sont les hommes plus jeunes (âgés de moins de 35 ans) qui indiquent avoir vécu leurs changements corporels avec de la peur : C : Comment as-tu vécu ces processus de changements corporels? P : D’abord, j’ai senti de l’angoisse, car si tu es un des premiers à expérimenter ces changements, ça te gêne quand ta voix commence à changer […] je crois que tous nous avons peur dans cette étape (Juan, 22 ans, non-Autochtone, urbain) 45. *** P : Moi, j’ai senti un peu de peur, car grandir impliquait plus de responsabilités (Carlos, 30 ans, Autochtone, urbain) 46. En regard des témoignages précédents, cette peur peut-être expliquée de deux manières. D’abord, cela peut indiquer que, parmi les hommes plus jeunes, le fait d’exprimer la peur et même d’indiquer avoir été gêné lors du passage de l’enfance à l’adolescence est moins stigmatisé, ce qui peut exprimer un changement significatif dans la construction des masculinités. Ensuite, cela nous montre que chez les hommes, les libertés viennent de pair avec des responsabilités qui génèrent de la peur chez les jeunes hommes. Cependant, certains participants provenant des milieux ruraux et souvent provenant de foyers autochtones, ont indiqué n’avoir pas vécu de différences concernant les obligations et les responsabilités qui leur ont été attribuées par leurs parents dès l’enfance :

45 I: ¿Cómo viviste estos cambios corporales?/P: Bueno pues primero con angustia, porque si eres de los primeros pues te da pena, te empieza a cambiar la voz y se escucha raro (…) sí creo que todos sentimos miedo en esa etapa. 46 P: Sentí un poco de miedo porque implicaba (al crecer) también que nos daba más responsabilidades. 137

C : Avez-vous perçu des changements dans la façon de vous traiter lors du passage de l’enfance à l’adolescence? P : Pas vraiment, car moi j’ai commencé à travailler quand j’avais 5 ans. Là-bas, dans le ranch, ils exigeaient toujours qu’on travaille et mon père était très strict à cet égard. Dans mon village, ils croyaient que l’homme devait travailler, être le maître de la maison, ils nous ont appris cela (Carlos, 30 ans, Autochtone, urbain) 47. Bien que les différences entre les milieux urbains et ruraux se sont rétrécies significativement et que l’adolescence comme phénomène historique et social s’est répandue au Mexique, le témoignage précédent nous montre que, dans certains contextes sociaux défavorisés, les enfants continuent à être vus comme une force travail importante des unités domestiques. Carlos n’a pas perçu un changement significatif de rôles depuis son enfance. Il a travaillé dans le champ de sa famille jusqu’au moment où il a décidé d’immigrer à Cuernavaca. Ce témoignage met en lumière que, dans les contextes socialement démunis, les enfants peuvent travailler de façon rémunérée ou non, à temps partiel ou à temps plein, contribuant de cette façon à la survivance de la famille. En outre, la plupart des participants âgés de moins de 40 ans provenant de milieux urbains, de classes sociales peu marginalisées et très scolarisés ont indiqué avoir partagé de façon indirecte leurs changements corporels avec d’autres hommes (et parfois avec d’autres femmes telles les amies ou les sœurs) : C : Est-ce qu’on parle de ces changements avec d’autres personnes, avec les amis? P : Oui, bien sûr, on parlait avec les amis au moyen de jeux verbaux et physiques, on parle de ces changements (Eduardo, 32 ans, non-Autochtone, urbain) 48. *** C : Est-ce qu’on parlait de ces changements, par exemple avec les amis? P : Je crois qu’on ne parle pas de ça d’une manière directe. Il y a une tendance à remarquer les changements au moyen de la raillerie ou de la plaisanterie. On arrivait à obtenir un peu d’information à cet égard quand quelqu’un lâchait un peu d’info.

47 I: ¿Te tratan diferente una vez que se deja de ser niño?/P: híjole creo que en mi no hubo mucha diferencia porque desde los 5 años que ya uno más o menos camina bien y todo. Pues nos ponían a trabajar allá en el rancho y siempre mi papá es muy estricto pues como somos varios hermanos nos ponían a trabajar duro, su idea allá es que el hombre tiene que hacer todo, es el jefe de la casa, nos lo recalcaban. 48 I : ¿Se hablaba con otra gente, con los amigos de estos cambios? / P: claro, entre compañeros sí, entre adolescentes, entre juegos verbales, y físicos comienza a hablarse de estos cambios. 138

Mais on n’avait pas vraiment une communication ouverte sur ça (Pedro, 60 ans, non-Autochtone, urbain) 49. Le fait que ce soit au moyen de jeux (d’une façon indirecte) que les hommes partagent leurs expériences concernant leurs changements corporels montre la persistance des tabous autour de ce sujet ainsi que la difficulté des hommes de parler directement de leur corps avec d’autres personnes et de partager des inquiétudes à l’égard de celui-ci (par exemple, de leur santé). Notamment tous les hommes participants ont eu tendance à parler « du corps » et rarement de « mon corps ». Ceci reflète aussi la distanciation des hommes à l’égard de leur corps. Notons que grâce à ces jeux et cet humour (la raillerie et la plaisanterie), chez les hommes peuvent aborder ces sujets. Cependant, chez les hommes plus jeunes (âgés de 25 ans ou moins), nous pouvons noter qu’ils commencent à parler plus souvent de leurs changements corporels. Ceci peut exprimer une transformation de la masculinité qui donne lieu à une ouverture plus grande pour poser des questions à cet égard. De surcroît, les participants âgés de moins de 35 ans qui habitaient en zones urbaines et non autochtones ont indiqué avoir reçu de l’information sur ces changements de la part de leur propre famille, ce qui les a aidés à traverser ce stade avec moins d’angoisse : P : Ma famille me disait « ne t’inquiètes pas si tu te rends compte que ton corps commence à grandir, et que tu grandis par ici et que tu as des poils par là » (Vicente, 33 ans, non-Autochtone, urbain) 50. Le fait de parler des changements corporels dans la famille représente un changement significatif car, traditionnellement au Mexique, ce sujet était considéré comme un sujet tabou et il était presque interdit ou plutôt inapproprié d’en parler au sein des familles mexicaines. Par contre, les hommes de tous les âges qui habitaient en régions rurales ou urbaines d’origine autochtone ainsi que les hommes urbains âgés de plus de 45 ans n’ont pas reçu des renseignements importants concernant leurs changements corporels. : P : Je me suis rendu compte de ces changements tout seul, car personne ne m’avait parlé de ça (Antonio, 25 ans, Autochtone, rural) 51.

49 I : ¿Hablabas con alguien de esos cambios?/ P: generalmente, no se trata de forma directa, hay más bien un señalamiento de los cambios, en el escarnio en la burla y te enteras un poquito, pequeñas dosis que alguien te suelta, realmente no había ninguna comunicación abierta de porqué te sucedían esos cambios. 50 P : Mi familia me decía “no te saques de onda, si crece por aquí o por acá, que crece más vello por acá”. 139

Notamment, presque tous les hommes participants utilisent deux sources importantes d’information à propos de leurs changements corporels : les moyens de communication et le groupe d’amis 52 : C: Est-ce qu’on parle de ces changements avec d'autres hommes? P : Oui, bien sûr, même quand on va aux toilettes, on voyait qui pouvait pisser plus loin. Oui, on parlait avec d’autres hommes de ces changements et quand on commençait à expérimenter les changements, on demandait « As-tu déjà vécu ça? » ou quand tu commences à avoir des rêves mouillés et tu te demandes ce qui se passe » (Antonio, 25 ans, Autochtone, rural) 53. Remarquons que les moyens de communication sont souvent mentionnés comme étant une des sources principales d’information dans les témoignages des participants provenant de milieux urbains et âgés de moins de 40 ans. D’ailleurs, les jeux verbaux et physiques entourant le développement physique prennent souvent la forme de compétitions à propos des sujets concernés. Ces compétitions et jeux physiques chez les hommes ont souvent comme noyau central le pénis masculin, ce qui montre la tendance à mettre l’accent sur la génitalisation des identités masculines : P : Il y avait tout à coup ce genre de compétitions « Moi, j’ai une grosse bite » ou « Moi, je suis bien équipé » comment est-ce qu’on dit? Le poulet a finalement des plumes (Arturo, 41 ans, non-Autochtone, urbain) 54. Ces compétitions chez les hommes mettent en jeu plus que le corps, et incluent ce que les hommes peuvent faire avec ce corps : pisser plus loin, acquérir plus de libertés, bien se débrouiller en société. Il est aussi important de souligner que tous les hommes participants perçoivent leurs changements corporels comme moins rapides, moins évidents que les changements des femmes :

51 P : Es el crecimiento del vello y de nuestras partes (…) conmigo nadie habló de eso, entonces yo sólo me fui dando cuenta poco a poco, cómo iban siendo todos esos cambios. 52 Le groupe d’amis se compose de gens ayant les mêmes champs d’intérêts et environ le même âge. 53 I : ¿Se habla con otros hombres de estos cambios? /P: Sí, incluso cuando vas al baño, vas a ver quién hace quién llega más lejos. Sí se habla de eso con los hombres. Incluso cuando empiezas a tener tus propios cambios, dices: “Oye, ¿Ya te pasó esto?” o cuando despiertas todo mojado y dices: “¡Uy! ¿Qué me pasó?”. 54 P : Hay esa como competencia, de repente, “¡ay! que si calzo grande”, o “¡ay! pues ya estoy bien acá, bien, ¿cómo se dice? ya emplumó el pollo. 140

P : les changements corporels chez les femmes sont plus évidents. Chez nous, la poussée des poils est un changement graduel, cela n’arrive pas en deux mois. Ce ne sont pas des changements qui arrivent du jour au lendemain, voilà la différence (Benjamin, 35 ans, non-Autochtone, urbain) 55. Nous devons problématiser le fait que les changements corporels des hommes sont considérés comme moins évidents que ceux des femmes. Ceci peut être lié au fait qu’il y a une tendance sociale à accorder plus d’attention aux changements corporels des femmes comme résultats de la chosification et de la surveillance continue de leurs corps (nous y reviendrons). Cela ne veut pas dire que les dispositifs sociaux de surveillance se dirigent seulement contre les corps des femmes, mais que cette surveillance fonctionne et s’exprime à travers différents mécanismes dans le cas de la surveillance des corps masculins. Rappelons que l’attention que reçoivent certains corps et certains changements corporels est façonnée par les rapports sociaux, tels les rapports de genre, ce qui explique pourquoi il existe socialement une tendance à mettre l’accent sur les changements du corps des femmes et sur leurs corps. P : Auparavant, il n’avait pas autant de publicités à cet égard et les changements des femmes (du point de vue des hommes) étaient un mystère. Je crois qu’elles vivaient certainement leurs changements avec peur quand leurs seins commençaient à se développer, et que les menstruations débutaient. Les hommes, nous faisions des blagues à l’égard de nos changements corporels, mais, elles, leurs changements sont plus évidents, plus spectaculaires (Arturo, 41 ans, non-Autochtone, urbain) 56. Le fait de dire que les changements corporels des femmes étaient jadis un mystère, mais que, de nos jours, il y a des publicités qui donnent plus de renseignements sur ces changements corporels montre le rôle important que jouent les moyens de communication dans la façon dont le corps est construit et perçu. Ajoutons que les changements corporels des femmes sont considérés comme plus difficiles à vivre que ceux des hommes et s’accompagnent souvent de peur et même de douleur :

55 P : Los cambios en las mujeres parece que son más evidentes. El cambio por ejemplo en el vello corporal en los hombres no es un cambio que se da en dos meses (…) no es un cambio este, que se dé de un día para otro, son cambios muy largos en el tiempo. Creo que ahí está la diferencia. 56 P : Antes por lo mismo que no había tanta publicidad era más misterioso el cambio en las mujeres. Creo que en las mujeres sí era que lo vivían con miedo, la regla, cuando empiezan a crecer los pechos. Nosotros como hombres bromeas más, y en ellas ese cambio es más notorio, es más el impacto, creo yo. 141

P : Je crois que les changements corporels des femmes sont plus difficiles […] le bouleversement est plus intense, avec l’arrivée des règles, le développement de leurs seins, de leurs hanches (Oscar, 41 ans, non-Autochtone, urbain) 57. *** P : Je crois que pour les femmes (les changements corporels) sont plus difficiles. Une femme est plus fragile, même si parfois les femmes sont plus fortes que les hommes, mais elles sont fragiles, elles traversent plus de choses que nous. Un homme traverse les changements liés à son développement sans douleur. Mais quand leurs règles arrivent, les femmes vivent ces changements, je crois avec douleur (Carlos, 30 ans, Autochtone, urbain) 58. Rappelons que le corps est interprété à travers des normes sociales et il peut être vu comme une métaphore qui traduit des symboles et des significations liées étroitement à la structure sociale et au fonctionnement de la société comme telle. Donc le fait d’associer les corps féminins et l’expérience corporelle des femmes avec la douleur, les difficultés et la fragilité devient sociologiquement pertinent, car cela nous montre le positionnement des femmes (et de leur corps) symboliquement et dans la structure sociale. De son côté, en reprenant Borisoff et Hahn (1993), le corps des hommes en tant que métaphore est associé, dans les discours des hommes, à une expérience incorporée plus positive, moins douloureuse, ce qui nous renvoie à cette même structure sociale et aux positionnements des hommes dans le symbolique comme figures de pouvoir et de force.

3.1.2 Le regard féminin sur les changements corporels des hommes Comment les femmes parlent-t-elles des changements corporels des hommes? Quels sont changements chez les hommes qui leur paraissent significatifs et pourquoi? À première vue, dans les discours des femmes, les hommes sont présentés comme étant éloignés de leurs changements corporels et même de leur corps. Par exemple Karla, une femme urbaine :

57 P : Es más difícil para la mujer, los cambios porque (…) se va formando su cuerpo de mujer así es más trastorno para ella viene su período, le crecen las bubis, sus caderas. 58 P : Creo que para la mujer es más difícil. Me imagino que sí. Por lo menos una mujer es más delicada, en sí, aunque sean fuertes hasta más fuerte que uno, pero sí tienen más delicadeza, pasan más cosas ellas que uno. Los cambios que tiene un hombre cuando crece en sí en sí no es doloroso. Cuando pasa su menstruación y le llegan sus cambio y sí es más doloroso. 142

C : Comment penses-tu que les hommes vivent leurs changements corporels? P : Je crois qu’ils les vivent de façon peu consciente. Je ne sais pas. Cette question est difficile, parce que je ne suis pas un homme. Je crois qu'ils vivent ces changements dans l’inconscient, comme s'ils ne sont pas tellement au courant des changements qu’ils vivent […] « Oh oui, c’est ça qui se passe », « Ah! J’ai une érection », « Oui, ça devait arriver » (Karla, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 59. Tout d’abord, le témoignage de Karla montre à quel point il est difficile de penser les hommes, en tant qu’êtres incorporés à un corps, qui traversent également des changements corporels lors du passage de l’enfance à l’adolescence. Pour les participantes, la norme et l’apprentissage des usages sociaux du corps impliquent un rapport au corps différent que celui-ci qu’ont les femmes. Les hommes apprennent à valoriser leur corps d’une façon différente que les femmes : P : […] Je l'ai vu avec mon frère. Je crois qu’ils expérimentent ces changements plus facilement que les femmes. Pour eux, c’est plutôt de dire « Moi, je suis déjà un homme, et maintenant je peux faire ça et ça, je peux fumer, je peux flirter, je peux importuner les jeunes femmes, je peux, car je me sens plus fort (Luisa, 36 ans, non- Autochtone, urbaine) 60. En effet, ce témoignage nous montre, comme nous l’avons vu précédemment au cours de notre analyse du discours des hommes, que, pour presque toutes les participantes, le corps des hommes est représenté comme étant plus fort. Soulignons que les positions dissonantes à cet égard (sur la plus grande force du corps des hommes) sont contestées par les femmes provenant des milieux ruraux, socialement défavorisées et âgées de plus de 40 ans (nous y reviendrons). Remarquons que, pour parler des changements corporels des hommes, Karla décrit ce qu’on peut faire avec un corps masculin. Ceci fait allusion à une division sexuelle, de genre perméable et dynamique, qui organise socialement les usages sociaux du corps, leurs limites et leurs possibilités. Dans ce schéma, le corps masculin est perçu comme un corps « sujet », actif, habité par le pouvoir de faire, ce qui contraste avec

59 I : ¿Cómo imaginas que los varones viven sus cambios corporales?/P: Creo que muy en la inconsciencia. No sé. Es difícil esa pregunta porque no soy un hombre. Creo que ellos lo viven más en la inconsciencia, que no son tan conscientes de los cambios que tienen (…) “sí tenía que pasar”, “tengo una erección”. 60I : Los hombres ¿cómo vivirán estos cambios corporales?/P: Yo lo vi con mi hermano y pienso que es mucho más pasable el trago para el hombre que para la mujer. Es más decir “ay ya soy hombre ya puedo, ya puedo hacer esto o aquello, puedo fumar, coquetear, corretear a las chavas, me siento más fuerte”. 143 tout ce qui n’est pas possible de faire avec un corps féminin. Notons que les rapports de genre sont une partie intégrante de la vie sociale et de l'organisation sociale ainsi que de la masculinité. Celle-ci est impliquée dans tous les aspects de la sociabilité (sociability), ce qui s’exprime par une présence plus affirmée des hommes dans l’espace public. D'ailleurs, certaines participantes (surtout celles qui sont les plus scolarisées) ont indiqué implicitement et parfois explicitement l’origine sociale des contraintes qu’expérimentent les femmes et des libertés des hommes à l’égard de leurs corps, en soulignant comment les hommes sont encouragés à devenir des sujets autonomes dans des contextes comme le contexte mexicain : P : Je crois que c’est plus facile de traverser ces changements en étant un homme, je crois qu’il est plus facile d'enseigner aux femmes à avoir honte de leurs corps, les hommes sont encouragés […] dans la société mexicaine, « Toi, homme, grandis, crie, regarde; par contre, toi, femme, tais-toi, couvre ton corps (Tatiana, 24 ans, non- Autochtone, urbaine) 61. Le témoignage de Tatiana suggère que, dans un ordre corporel qui dévalorise et réifie les corps des femmes, il devient plus facile d'enseigner aux femmes à avoir honte de leur corps. Dans le même contexte, les femmes ne sont pas souvent encouragées à agir comme des sujets autonomes, et un des moyens pour favoriser leur adhésion à la normativité hégémonique est de les enraciner dans leurs corps. Notons que les femmes âgées de moins de 35 ans, de classes sociales moins défavorisées, avec un haut niveau de scolarité (plus de 12 ans) et provenant des milieux tant urbains que ruraux ont tendance à élaborer des interprétations qui leurs permettent de remettre en question cet « enracinement corporel féminin ». En outre, chez presque toutes les femmes participantes, il y a aussi la tendance à penser les changements corporels des hommes comme étant moins problématiques. Grosso modo, les participantes ont tendance à définir les conséquences de ces changements chez les hommes comme plus positives sur le plan de leur identité sociale et sur le plan des émotions qui accompagnent ces changements :

61 P : Creo que sería más fácil vivir estos cambios siendo hombre. A las mujeres, creo que es más fácil enseñarles vergüenza de su cuerpo, a los hombres se les alientan más (…) creo que dentro de la sociedad mexicana al hombre le dan como que si tú crece, grita, observa y las mujeres tú tapate, tú ni digas 144

P : Je crois qu’ils vivent leurs changements corporels en sachant qu’ils sont déjà hommes, qu’ils sont mieux (ils les expérimentent) avec plus de joie, avec plus de satisfaction (Edith, 33 ans, non-Autochtone, urbaine) 62. Il est remarquable que cette femme affirme que les garçons sentent qu’ils sont mieux quand ils ont un corps d’homme. Ceci fait référence au schéma classificatoire de Bourdieu (1980) selon lequel le corps est valorisé et qu'il se trouve doublement fondé : dans la division sociale et dans la division sexuelle du travail. Rappelons que l'efficacité de ces usages sociaux et de la valorisation du corps est fonction de leur intériorisation et de leur incorporation. Ces processus confèrent leurs caractères naturels et légitimes aux identités, à la hiérarchisation des corps ainsi qu’aux inégalités qui en découlent. En même temps, ces processus permettent la naturalisation et l’incorporation des possibilités, des restrictions et des contraintes du corps : ce que l’on peut faire avec un corps d’homme ou de femme, ce qui à la fois exprime une hiérarchisation du masculin et du féminin.

3.2 La corporéité féminine et les changements corporels plus significatifs chez les femmes : le développement des seins et les menstruations Les deux changements que les femmes (issues de tous les milieux et de toutes les classes sociales) participant à cette étude trouvent les plus marquants et significatifs sont le développement des seins et l’arrivée des premières règles. À cet égard Edith, une femme urbaine, métisse et avec un haut niveau de scolarité commentait : P : […] Les deux changements corporels plus significatifs pour moi étaient l’arrivée des règles, je ne savais pas que cela allait m’arriver, et la poussée de mes seins […] On commence à sentir que les seins poussent et cela gêne, et, moi, j’étais encore une très jeune fillette, j’étais gênée (Edith, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 63. Nous pouvons affirmer que ces deux événements (le développement des seins et l’arrivée des règles) sont centraux (comme nous le verrons par la suite) pour l’assignation des identités sociales des femmes. Bien que ces événements de l’incorporation des femmes soient communs à presque toutes les femmes, ils sont historiquement, culturellement et

62 P : Yo creo que viven sus cambios como más de: “ya soy más, ya soy hombre”. Como que siento, que ellos lo verían con más alegría, más satisfacción. 63 P : (…) Fueron dos con la menstruación, porque yo no sabía qué onda, y cuando te empiezan a crecer los senos (…) y empiezas a sentir tus pechos más grandes, a veces da pena (…) estás aún chiquita. 145 individuellement variables. Il est donc pertinent d’analyser comment les femmes participant à cette étude les interprètent et les vivent. Notamment, le développement des seins s’accompagne souvent de sentiments de honte dans les témoignages des participants. Cela ne veut pas dire que le plaisir et les émotions positives soient absents des témoignages des participantes concernant le développement de leurs seins, mais la honte est une émotion souvent mentionnée ou qui accompagne les discours dans lesquels cet évènement est décrit comme plaisant (nous y reviendrons). En outre, bien que le développement des seins soit un des changements corporels les plus significatifs chez les femmes de cette étude (à partir de leur propre expérience incorporée) le changement plus marquant pour les participantes (même pour celles qui savaient précédemment que cela allait arriver) était l’arrivée des règles : P : Quand nous avons une première menstruation, le fait de voir du sang, c’est un choc, cela te fait prendre conscience : « Voilà, c’est comme ça, c’est rouge, c’est du sang ». Je l’ai senti et je le ressens comme ça (Karen, 24 ans, Autochtone, rurale) 64. *** P : Quand je me suis rendu compte que j’avais mes règles, c’était un choc, même si tu savais, grâce à l’école, que cela allait t’arriver (Yazmin, 39 ans, non-Autochtone, urbaine) 65.

3.2.1 Le vocabulaire émotionnel de l’arrivée des règles Par ailleurs, nous considérons important d’analyser les émotions qui ont accompagné les changements corporels de ces femmes lors du passage de l’enfance à l’adolescence. À partir des réflexions phénoménologiques existentielles, Freund (1990) a mis l’accent sur la subjectivité et ce qu’il a nommé le corps expressif (expressive body) pour rendre compte du rôle du corps dans la vie émotionnelle. Nous assumons, en reprenant Lupton (1998), que la construction du soi et de la subjectivité est façonnée par l’expérience émotionnelle. Dans cette perspective, nous considérons que les émotions sont un domaine primordial pour étudier les réponses incorporées (embodied responses) ainsi que leur

64 P : Nosotras cuando tenemos una primera menstruación, el hecho de ver la sangre es más impactante, te regresa a la consciencia: “ahí está, está pasando, es rojo, es sangre” así lo siento yo. 65 P : Si en cuanto me di cuenta que estaba el sangrado, si te impacta, de repente, aunque tengas idea de lo que te dicen en la escuela, de que te va a llegar la menstruación. 146 construction à travers la culture. Les émotions représentent un point de jonction (un lien) entre la société, la structure sociale et l’expérience individuelle (Barbalet, 2002; Scheper- Hugues et Lock, 1987). L'étude des émotions contribue à mieux comprendre les relations entre l’ordre moral et ces trois éléments. Dans cette veine, l’analyse sociale des émotions doit se focaliser sur les discours relatifs aux émotions et sur la manière dont les sujets sociaux utilisent les différents vocabulaires émotionnels (Harre, 1986). Il est donc justifié d’analyser la façon dont les femmes dans cette étude ont vécu sur le plan émotionnel l’arrivée des règles, car cet évènement a des conséquences sur leur image corporelle, leur sexualité et leur identité (Kissling, 1996). Dans cette perspective, notons que les discours de toutes les participantes sur l’arrivée des règles sont souvent accompagnés de diverses émotions comme la peur, la confusion et l’angoisse : P : D’abord, c’était de l’angoisse, car je ne savais pas qu’est-ce qui se passait, je me demandais qu’est-ce que j’avais. Je me souviens que lors de l’arrivée de mes règles, je me demandais : « Qu’est-ce qui m’arrive?, Où est-ce que je me suis blessée? » (Andrea, 34 ans, non-Autochtone, urbaine) 66. *** P : J’étais effrayée quand je suis allée aux toilettes et j’ai vu le filet de sang et je me demandais : « Qu’est-que c’est? Qu’est-ce qui m’arrive? ». Après, une amie m’a dit que c’était normal, mais d’abord j’étais effrayée (Luisa, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 67. Notamment les discours sur les premières menstruations acquièrent leurs significations et leur sens dans le cadre d’un contexte particulier et selon les catégories culturelles dominantes. Remarquons que c’est à partir de ces catégories que ces femmes interprètent leurs changements corporels. Soulignons que les émotions négatives et/ou ambivalentes sont présentes chez la plupart de femmes (surtout parmi celles âgées de plus de 30 ans) même si elles ont reçu des renseignements concernant l’arrivée de cet événement. Cependant, les émotions négatives étaient plus fréquentes chez les femmes plus âgées (40 ans et plus), qui habitaient dans les régions rurales, moins scolarisées et qui

66 P : Pues primero angustia, no sabía lo que pasaba, yo llegué y dije qué es eso. Recuerdo que la primera vez que me bajó la regla, me quedé “ay ¿y ahora qué tengo? ¿De dónde me corté?”. 67 P : Una amiga me dijo “ay no te preocupes a todas nos pasa” y yo “ahhh bueno” pero yo de repente dije “ay ¿qué es esto, qué me pasó?” Y ya mi amiga me dijo “es normal. Pero primero fue un susto, sí. 147 avaient reçu peu d’information, voire aucune à cet égard. De même, l’expérience d’avoir vécu la première menstruation seule, sans être accompagnée d’autres femmes ou d’un réseau social, contribue à augmenter les émotions négatives par rapport à cet événement. Comme d’autres auteures l’ont précédemment indiqué (Beauvoir, 1970; Young, 1985; Martin, 1992), nous considérons que ces émotions moins positives vis-à-vis la menstruation découlent du statut subordonné de la féminité (et des femmes) dans les sociétés marquées par la domination masculine. Cependant, bien que peu fréquentes, nous pouvons trouver dans les discours des femmes participantes des émotions plus positives, mais toujours contradictoires : P : J’ai ressenti un peu de peur, mais j’étais aussi émue […] je me sentais très bien (Yazmin, 39 ans, non-Autochtone, urbaine ) 68. *** P : J’étais toute confuse, j’étais aux toilettes et j’ai appelé ma maman! […] Elle est venue à mon secours et elle était heureuse, moi aussi, car je savais que désormais, j’étais une femme et j’allais avoir plus de privilèges qu’une fillette. C : Quel genre de privilèges? P : Stupidement je savais que j’allais être acceptée par les hommes et je cherchais cette acceptation […], car, à partir de ce moment, je pouvais être désirée légitimement par les hommes (Ana, 33 ans, non-Autochtone, urbaine) 69. Soulignons que tous les discours où apparaissent des émotions plus positives en lien avec les premières menstruations ont été produits par des femmes âgées de moins de 35 ans et non autochtones et avec au moins 12 ans de scolarité. Ces interprétations plus positives de l’arrivée des règles font référence à la production de nouvelles significations de la féminité dans des contextes moins restrictifs pour les femmes, mais elles peuvent aussi signifier une continuité de l’oppression des femmes. Par exemple, le témoignage d’Ana suggère que l’arrivée des règles pour elle signifiait que, dorénavant, elle pouvait être l’objet légitime du désir masculin. Définir l’acceptation des hommes comme un privilège implique

68 P : (…) se siente un poco de miedo pero también de emoción (…) yo me sentía soñada. 69 P : Mi experiencia fue desconcertante estaba en el baño (…) dije fue mi “mamá” (…). Se mete mi mamá y le da como una especie de felicidad. Y para mí también era como ya saber que ahora ya era mujer, (…) y que iba a tener “mas privilegios” en relación a ser niña. como una especie de felicidad. /I: ¿Qué tipo de privilegios? /P : Pues estúpidamente ser más aceptada por los hombres lo que yo buscaba era esa aceptación (…) ya puedes ser deseada legítimamente por los hombres. 148 de s’assumer comme objet du désir masculin où le paramètre de sa propre valeur est encore défini par les autres (les hommes). Il est important notamment de souligner le fait que toutes les femmes ont décrit leurs menstruations comme ennuyeuses ou même comme une contrainte qui les empêchait parfois d’accomplir toutes leurs tâches quotidiennes normalement. Ceci arrivait même parmi celles qui initialement avaient indiqué avoir expérimenté des émotions plus positives à l’égard de leurs premières menstruations : P : Après les premières règles, on a hâte, on veut que les règles arrivent encore, on achète des serviettes sanitaires. Moi, je comptais les jours, les heures et les minutes, pour que cela arrive à nouveau. C’est l’émotion de la première menstruation, tu sais, mais après cela devient une affaire incommode, alors tu ne veux plus (Yazmin, 39 ans, non-Autochtone, urbaine) 70. Ce malaise que les femmes expérimentent lors des règles tire son origine dans les relations et arrangements sociaux produits par la dévalorisation sociale des femmes ainsi que par l’aliénation de leur corps. De même, si l’arrivée des règles est considérée comme le signe irréfutable qu’une fille est devenue une femme, nous pouvons supposer l’existence d’un lien entre ce malaise à l’égard des règles et le statut subordonné de la femme dans les sociétés marquées par les rapports inégaux de genre. Rappelons que, pour certaines théoriciennes, les contraintes physiques liées aux menstruations symbolisent les contraintes qui touchent les femmes dans les sociétés patriarcales (Beauvoir, 1970; Young, 2005; Martin, 1992). Ces contraintes découlent des arrangements sociaux, normativités et techniques corporelles touchant les corps menstrués : savoir comment elles doivent s’asseoir, apprendre à cacher les signes qu’elles ont leurs règles, etc. (nous y reviendrons plus loin). De plus, soulignons que dans les témoignages de femmes plus jeunes, non autochtones, provenant des milieux urbains, socialement moins défavorisées et hautement scolarisées, nous trouvons parfois des discours où les règles sont présentées comme non nécessaires, et peuvent même être supprimées : P : Moi, j’ai une amie qui me disait : « Moi, je veux qu’ils m’enlèvent la menstruation, je n’en veux plus, je n’en veux plus », car on sait qu’il y a des chirurgies pour ce faire mais, parfois, si tu es trop jeune, cela pourrait causer

70 P : (llega) la primera regla y al mes la esperas como loca, ya ansiosa comprando las toallas, (…) me la pasaba contando los días, las horas y los minutos. ¡Ya me llega! Es la emoción de la primera menstruación, tu sabes, pero después ya se vuelve tan incomodo, que ya no quieres más. 149

l’infertilité. Mais mon amie disait que, peu importe ça, elle n’en voulait plus […] moi je n’aime pas ça non plus, parfois mes sœurs se plaignent, car elles saignent beaucoup […] C : Pourquoi pas? P : Je me sens plus, comment dire, limitée? Parce que je me sens incommodée de porter quelque chose là. En plus, je sens que je ne peux rien faire, car je dois faire attention […] je n’aime pas ça (Caro, 24 ans, non-Autochtone, rurale) 71. De plus, les discours sociaux et médicaux autour des menstruations ainsi que les images et discours produits par les moyens de communication sont souvent ambigus et contribuent à générer un sentiment de normalité, mais aussi de honte et d’incommodité chez les femmes menstruées en construisant souvent la menstruation comme sale et inutile et le corps menstrué comme plus proche du chaos et de l’indésirable. De plus, les moyens de communication ont tendance à présenter les règles comme un processus naturel, mais aussi comme un problème d’hygiène qui doit être géré en utilisant plusieurs produits d’hygiène. En outre, les moyens de communication et les discours médicaux contribuent à créer une discipline corporelle qui, en reprenant Young (2005), façonne une civilité menstruelle (menstrual etiquette) qui comporte une charge disciplinaire et émotionnelle importante dans la vie des femmes. Cette civilité menstruelle fait partie de l’habitus corporel des femmes. Elle définit comment et avec qui parler des règles, quel genre de langage utiliser pour le faire, quel genre de produits il faut utiliser pour bien gérer ce phénomène mais surtout quel genre de comportement doivent avoir les femmes pendant leurs règles pour s’assurer qu’elles restent « cachées » et inodores. Autrement dit, les systèmes disciplinaires et la civilité menstruelle n’empêchent pas les femmes de participer à certains espaces ou certaines activités publics avec des personnes non menstruées, mais ils gouvernent les comportements appropriés concernant les menstruations en construisant une autodiscipline pour bien se débrouiller dans ces contextes :

71 P : Tenía una amiga que me decía: ¡Ay! yo quiero que me quiten ¡Ya no quiero más! Porque ya ves que hay operación para quitártela (la menstruación), pero también cuando eres muy joven, igual y ya no puedes tener hijos, y entonces ella decía: “no importa, ¡Ya no quiero!” (…) hay veces con mis hermanas que sí lo viven así como que “Ay! no, ya me está bajando y me baja así demasiado”. I: ¿Por qué no te gusta?/P: Me siento más ¿cómo se podría decir? ¿limitada? Me siento incómoda, de andar trayendo algo ahí puesto y aparte como que siento que no puedo hacer algunas cosas por estarme cuidando. 150

P : Moi, je pensais, « Oui, je suis menstruée maintenant, je suis une femme, c'est normal" . À partir de ce moment je dois faire attention, prendre des précautions d’hygiène, utiliser des serviettes et les changer fréquemment, avoir un calendrier avec mes règles […] (Karla, 24 ans, non autochtone, urbaine) 72. *** P : Car on est habituées à marcher d’une manière déterminée, à s’asseoir d’une manière spécifique, mais quand cela arrive (les menstruations), alors on commence à se faire dire qu’il faut fermer les jambes, mais on ne peut pas à cause de la serviette, on ne peut pas (Luisa, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 73. Bien que toutes les femmes fassent référence dans leurs discours à cette civilité menstruelle, il est à noter qu’il existe des différences significatives et parfois subtiles dans les pratiques selon la classe sociale, les milieux (urbains, ruraux), l’appartenance ethnoraciale, l’âge et le niveau de scolarité des femmes. Par exemple, les femmes de classes sociales plus favorisées ont plus de moyens économiques pour acheter un plus grand nombre de produits afin d’être plus « confortables » et de mieux « cacher » leurs règles. Par contre, chez les femmes socialement plus défavorisées, des milieux ruraux, souvent autochtones et âgées de plus de 30 ans, cette civilité menstruelle se trouve moins évidente, voire parfois absente de leurs discours. Cependant, pour la plupart de ces femmes, leurs règles ont été souvent l’objet des tabous. Cela peut s’expliquer par une exposition moins importante aux discours médicaux, pédagogiques et des moyens de communication. Ainsi, ces femmes tendent à envisager leur corps d’une façon plus pragmatique et instrumentale. Cependant, parmi les femmes de moins de 30 ans qui partagent le même contexte (socialement défavorisées, milieu rural, etc.), cette civilité menstruelle est très répandue. Cela pourrait indiquer que l’augmentation de l’accès aux moyens de communication, la plus ample couverture des services de santé et l’intégration dans le curriculum des programmes de santé de renseignements au sujet de la menstruation à l’intention des femmes a eu des effets sur la façon dont les femmes pensent et expérimentent leurs règles.

72P : (…) “sí ya estoy menstruando, ya soy mujer, es normal”, “pues tengo que tener ciertos cuidados higiénicos, y ponerme la toalla, cambiármela estar pendiente de que llegue el mismo día y contar. 73 P : Porque estás acostumbrada a caminar de tal o cual forma, sentarte de tal o cual forma, y cuando te llega esto, me dicen que cierre las piernas, pero me estorba, no puedo. 151

D’ailleurs, bien que les règles apparaissent dans les témoignages de presque toutes les participantes comme une sorte de fardeau, elles ressortent aussi implicitement dans certains discours (produits par les participantes catholiques) comme une punition. Remarquons le rôle important que joue la religion dans la construction des règles comme une punition : P : À l’époque, j’étais un peu croyante et je me suis dit : « Ceci doit être une punition de Dieu », parce que, quand mes règles ont commencé, j’avais 11 ans, j’étais très petite, alors je pensais : « C'est une punition de Dieu » (Karla, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 74.

Le fait d’interpréter l’arrivée des règles comme une punition divine fait référence à la tradition judéo-chrétienne (et d’autres traditions religieuses) où le corps, mais surtout le corps des femmes a été condamné à la douleur à cause de la responsabilité de la femme dans l’expulsion du paradis. En reprenant Le Naour et Valentini (2001), cette conception rejoint en partie les différentes légendes qui tentent d’expliquer l’origine des règles où la femme est punie pour avoir endossé un rôle qui n’était pas le sien ou transgressé un interdit. Alors, le flux menstruel est donc conçu comme une forme d’expiation. En effet, l’Église a partiellement repris ces récits mythiques, où la menstruation a été imposée à la femme à cause de son péché. En plus, ce témoignage nous permet de mettre en évidence le fait que dans le Mexique contemporain, dans certains contextes, les discours et les pratiques normatifs produits par l’Église catholique et les autres religions dominantes jouent un rôle fondamental dans l’expérience corporelle et sexuelle des agents sociaux. Notons que la façon dont on interprète et donne du sens à la menstruation change à travers le temps selon les différents moments du cycle de vie, ainsi que la trajectoire sexuelle et reproductive.

3.2.2 L’apprentissage de la discipline corporelle : être menstruée, être une femme

En outre, comme d’autres études l’ont indiqué (Martin, 1992; Fingerson, 2006), et nous pouvons d’ailleurs le constater dans les témoignages des participantes (sauf dans le

74P : (…) En ese tiempo que todavía creía un poquito más en la iglesia yo decía “ay pues debe de ser un castigo de dios”. Porque cuando yo empecé a menstruar tenía once años, era muy chiquita, entonces yo pensé, pues “es un castigo de Dios”. 152 cas de femmes de couches sociales plus défavorisées comme nous le verrons par la suite), l’arrivée des règles est un des indicateurs physiques irréfutables de la transition de la jeune fille à la femme : C : Comment as-tu vécu l’arrivée de tes règles? P : Je me rappelle que j’avais hâte à l’arrivée de mes règles […] je croyais que, comme ça, j’allais devenir une femme, comme on dit : « Elle est une femme quand les menstruations arrivent » (Karla, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 75. Comme le montre ce témoignage, l’arrivée des menstruations est interprétée comme un rite de passage de fille à femme et cela implique l’apprentissage de toutes les disciplines corporelles impliquées dans le but de cacher les menstruations et d’apprendre à vivre avec elles, même si parfois les contextes institutionnels (école, lieu de travail, etc.) ne pourvoient pas aux femmes les moyens pour combler leurs besoins lors de leurs périodes menstruelles (par exemple, aller aux toilettes plus fréquemment, accès aux serviettes hygiéniques dans les toilettes, etc.). Le manque de moyens peut être vu comme une partie des contraintes que doivent affronter les femmes pendant leurs règles. De surcroit, l’arrivée ou le retard des règles provoque plusieurs attentes et peurs liées au fait de devenir une femme. Ceci rend intelligible que, dans certains cas, l’arrivée des règles est en soi une source profonde de compétition ou de célébration entre les femmes. Notons que les célébrations et les expressions de joie à l’égard de l’arrivée des règles ressortent dans les discours des femmes. Ces célébrations ont lieu avec les membres féminins de la famille (la mère, les sœurs, les tantes, les cousines, etc.) chez les femmes issues des classes sociales plus défavorisées, dont le niveau de scolarité est faible et souvent non autochtones. D’ailleurs, les femmes âgées de moins de 25 ans provenant des milieux urbains, non autochtones, issues de classes sociales moins défavorisées et à hautement scolarisées tendent souvent à célébrer l’arrivée de leurs règles avec leurs amies :

P : Ma meilleure amie me racontait que, dans son groupe d’amies, toutes se parlaient de l’arrivée de leurs règles. Alors, quand cela arrivait à une des filles, elle en parlait aux autres pour leur raconter, et c’était une célébration entre amies.

75 I : ¿Cómo viviste el empezar a menstruar? / P : (…) Me acuerdo que antes (de menstruar) estaba esperando mucho ese momento, (...) porque lo tenía relacionado con el hecho de ser mujer:“es que ya es mujer”. Cuando empieza la menstruación, casi siempre así nos dicen las abuelitas. 153

C : Mais, pourquoi penses-tu qu’elles célébraient ça?

P : Je crois que c’est parce qu’ici au Mexique, on considère que l’arrivée des règles signifie que tu es une femme (Tatiana, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 76. Il y a deux aspects importants à faire ressortir de ce témoignage et de ces célébrations. En premier lieu, les menstruations deviennent une limite qui indique l'entrée au sein d’une communauté de pratique (community of practice), le groupe des « femmes menstruées », ce qui signifie un changement dans les rôles sociaux, dans les pratiques sociales et dans les attentes sociales de la « nouvelle femme » (mais qui n’implique pas nécessairement un changement significatif dans les relations de pouvoir). Ainsi, la menstruation fonctionne comme un événement « unificateur » des femmes (que toutes les femmes vivent) et qui exige l’apprentissage de pratiques sociales (interdictions, attentes, une civilité menstruelle) concernant les femmes menstruées (ce qui n’implique pas que ces pratiques soient les mêmes dans tous les contextes). En second lieu, soulignons que ces rituels pour célébrer l’arrivée de la première menstruation ont lieu dans des contextes et sociétés où la maternité est hautement valorisée, ce qui contribue apparemment à remettre en question la tendance à définir la première menstruation comme un événement intrinsèquement négatif. Cependant, ceci peut renvoyer les femmes à une normativité reproductive et ne constitue pas un changement de paradigme significatif dans la définition des femmes. Soulignons que ces célébrations sont peu fréquentes et ont lieu parmi les femmes appartenant à la classe moyenne, provenant des foyers hautement scolarisés, urbains et non autochtones. En outre, « être une femme » ou le fait de devenir une femme est lié à l’arrivée des menstruations : C : Comment vous êtes-vous êtes rendu compte que vous étiez une femme? P : J’avais environ 15 ans quand j’ai commencé à avoir mes règles. À partir de ce moment, tout a changé. J’ai commencé à me sentir attirée par les garçons […] les autres me disaient que j’étais une fillette, mais, moi, je leur disais : « Moi, je ne suis

76P: (...) tengo mi mejor amiga que decía, todas las amigas se contaban, entonces en cuanto a una le bajaba le hablaba a las demás para decirles y entonces era como una celebración entre amigas, yo no tuve eso/I: A qué se deberá eso? de que ella celebrara por decir así./P: yo supongo que es como dicen, de manera muy mexicana, que ya eres mujer o sea ya te conviertes en mujer, yo creo que tiene que ver con eso. 154

plus une fillette, car j’ai des seins et j’ai mes règles (Lety, 48 ans, non-Autochtone, urbaine) 77. Devenir femme est lié à un fait biologique qui a lieu sans la volonté des sujets concernés (de façon passive). Autrement dit, les femmes n’ont aucun contrôle sur le moment, la manière et les conditions dans lesquelles arriveront leurs premières menstruations. Par contre, comme nous le verrons plus loin, devenir un homme est surtout lié à la première expérience sexuelle, ce qui arrive (dans des conditions normales) comme un événement qui exprime la volonté des participants, où les hommes sont vus comme des sujets actifs. Remarquons que la plupart des femmes n’ont pas perçu d’avantages significatifs liés au fait d’être une femme. De même, devenir une femme grâce à l’arrivée des menstruations est lié à un événement qui a un lien étroit avec le cycle reproductif : P : Moi, j’étais effrayée lors de l’arrivée de mes règles, car personne ne m’avait dit que cela allait m’arriver […] je me demandais, pourquoi cela m’arrivait et, quand j’ai demandé à ma mère, elle m’a dit que c’était naturel, que sans cela, moi, je n’arriverais jamais à avoir des enfants (Katia, 39 ans, Autochtone, rurale) 78. Cependant, les femmes jeunes (et même les plus âgées) ignorent parfois le lien entre les menstruations et la maturité reproductive, ce que démontre un manque de connaissances de la biologie des menstruations. Malgré ce fait, la plupart de ces femmes ont bien appris et intériorisé les symptômes physiques et psychologiques négatifs liés à la menstruation ainsi que les stéréotypes culturels, préjugés et mythes entourant cet événement. Ces préjugés populaires sont souvent partiellement relayés par le discours médical, car les préjugés médicaux rejoignent les préjugés sociaux. D’ailleurs, devenir une femme à partir de l’arrivée des règles est un des nombreux mécanismes par lesquels les femmes sont liées à leur destin reproductif en définissant le corps de la femme comme un locus reproductif. Ceci ne veut pas dire que nous assumions que toutes les femmes qui ont de règles veulent ou doivent être mères au cours de leurs vies ou que les femmes qui ont des règles peuvent

77 I : ¿En qué momento de su vida se dio cuenta de que ya era una mujer?/ P : Yo tenía como quince años cuando empecé a reglar y ahí cambió todo. ya me llamaban la atención los niños. (…) entonces me decían: “Tú estás muy niña”, yo les decía “Ya no soy niña porque ya me crecieron los pechos y además ya reglo”. 78 P : La primera vez recuerdo que sí me asusté porque nadie me dijo oye vas a sangrar o te va a pasar esto (...) yo sí me preguntaba porque me pasaba eso, hasta después que a mi mamá le dije “pero porqué mamá ¿por qué?” y me dijo “eso es natural porque si no se da tu período jamás vas a poder tener hijos”. 155

(s’il y a lieu) tomber enceintes. Ajoutons que ces significations et arrangements sociaux liant inexorablement les menstruations à la reproduction jouent un rôle central dans la construction sociale des femmes comme des êtres plus proches de la nature que les hommes, ce qui contribue à légitimer et justifier l’existence de contrôles sociaux et de surveillances sociales sur les corps féminins. Il est à noter que, souvent, les participantes provenant de milieux ruraux, de foyers autochtones, de classes sociales plus défavorisées, et avec un faible niveau de scolarité n’ont pas identifié l’arrivée des règles comme le signe fondamental qu’elles étaient des femmes : C : Quand vous êtes-vous dit : « Moi, je suis une femme »? P : Pour dire la vérité, quand j’étais petite, je me faisais dire que j’étais une femme. Je suis une femme et j'avais toujours été très audacieuse pour le travail, je pouvais tout faire, je n’ai jamais dit : « Je ne peux pas faire ça, car je suis une femme » (Norma, 52 ans, non-Autochtone, rurale) 79. Quand j’étais petite, je me faisais dire que j’étais une femme fait référence au processus de socialisation à travers lequel s’assignent et s’incorporent les identités de genre. De même, le témoignage suggère que dans les milieux défavorisés, c’est la capacité de travailler qui définit qui est un homme ou une femme, et non les signes de maturité sexuelle-reproductive. Par ailleurs, les femmes âgées de moins de 30 ans construisent souvent leurs discours autour de l’arrivée des règles en soulignant leur caractère naturel et normal, sans toutefois les empêcher de les conceptualiser comme un événement incommode et difficilement définissable en termes plus positifs. Nous pouvons supposer que l’éducation sexuelle dans la famille, mais surtout à l’école, ainsi que la diffusion de discours médicaux dans la sphère publique ont joué un rôle central dans ces changements. Le caractère ambivalent de l’expérience sur les règles n’est pas nouveau dans la société mexicaine (et ailleurs), mais ce qui est nouveau, c’est sa médiatisation, son inclusion dans les

79 C : ¿En qué momento de su vida se empezó a sentir mujer?/P : la verdad yo desde chiquita me decían que era mujer soy mujer, siempre fui muy atrevida para el trabajo, a mi no se me dificultaba nada, nada que porque soy mujer no puedo hacer esto, aunque sean (Labores) de hombres. Yo agarraba el hacha y rajaba leña, y cargaba leña me decían “ay pero son viejas”, “viejas pero bien que servimos, hago quehacer que hacen los hombres pero ustedes son más tontos porque pues no hacen el de las mujeres” 156 programmes de biologie ou d’éducation sexuelle dans les écoles et sa compréhension en termes médicaux (sans dire nécessairement que le sujet est abordé en profondeur). En suivant Kissling (1996), nous pouvons affirmer que la façon dont les règles sont définies et construites illustre aussi la manière dont chaque société définit les femmes. Également, la manière dont on parle des menstruations a des conséquences sur les attitudes à l’égard des règles. Rappelons que les menstruations ont été définies dans la modernité comme une maladie ou comme une perte non nécessaire (non productive), ce qui a favorisé une vision pathologique du corps des femmes. Le discours médical sur les règles est contradictoire. Pour certains médecins, la menstruation est un écoulement nécessaire qui permet de purger l’organisme de toutes ses impuretés. Pour d’autres praticiens, elle relève au contraire d’un état maladif. De cette façon, les règles se rapprocheraient davantage de l’état pathologique que de l’état physiologique et seraient le signe d’un dérèglement intrinsèque de l’organisme féminin. Par ailleurs, chez les femmes âgées de plus de 40 ans provenant de classes sociales défavorisées et avec un faible niveau de scolarité, les émotions qu’elles évoquent pour parler de l’arrivée des règles sont marquées par la peur, la solitude et le manque de renseignements concernant l’arrivée des menstruations. À cet égard Norma, commentait : C : Vous vous souvenez de l’arrivée de vos règles? Vous avez reçu des renseignements à cet égard? P : Rien, je n’avais reçu aucune info. Avant quand cela arrive, on gardait le secret. On devait se cacher. À l’époque, ce n’était pas comme maintenant où nous parlons de ce sujet même si on ne sait pas trop. Maintenant, on parle de ça, on va dire aux filles ce qui va se passer. À nous, personne ne nous disait rien. Au contraire, on se cachait, on ne voulait pas que les autres sachent ce qui nous arrivait, car on avait peur. C : Pourquoi et de quoi vous aviez peur? P : De ça, des saignements, parce qu’on pensait, bon je pensais beaucoup de choses, je me disais : « Mais pourquoi, si je ne me suis rapprochée de personne », ils nous disaient, ils nous menaçaient : « Si quelque chose arrive c’est pour ça ». J’avais une 157

belle-sœur, et je lui ai raconté, et c’est elle qui m’a expliqué que cela nous arrivait à toutes les femmes chaque mois (Norma, 52 ans, non-Autochtone, rurale) 80. Nous pouvons supposer que, dans le témoignage ci-dessus, la peur causée par les saignements est liée à la perte de la virginité (Mais pourquoi, si je ne me suis rapprochée de personne). Rappelons que la virginité s’accompagnait de divers contrôles sociaux et de menaces envers les femmes pour les empêcher de transgresser la norme. L’arrivée des règles, pour Norma, comme dans le cas de la plupart des femmes âgées de 40 ans et plus, de couches sociales défavorisées et avec un faible niveau de scolarité dans notre étude, se vivait en secret et parfois dans la solitude. Cependant, les femmes plus jeunes (âgées de moins de 30 ans) qui habitaient dans des régions rurales, avec un faible niveau de scolarité et des foyers autochtones ont vécu les premières règles d’une manière semblable : P : Je n’ai pas reçu de renseignements. J’habitais dans un petit village et je n'ai rien reçu. Quand j’ai eu mes menstruations, j'ai été tellement en état de choc. J'avais entendu que mes copines avaient vécu ça. Ma grand-mère me disait : «Si un jour tes règles arrivent, ce sera parce qu’un homme t’a touchée […] moi, j’ai vécu l’arrivée de la menstruation toute paniquée en me demandant comment j’allais dire ça à ma maman (Karen, 25 ans, non-Autochtone, rurale) 81. La plupart de ces femmes n’ont pas reçu de renseignements concernant l’arrivée des règles, ce qui a contribué à ce qu’elles aient souvent vécu cette expérience avec peur et angoisse. De plus, le peu d’information qu’elles ont reçue était de l’information erronée, qui a contribué à faire de leur expérience un événement parfois traumatique : P : Je me souviens quand j’ai commencé à me développer physiquement, la poussée des seins, des poils et tout cela, je me sentais mal à l’aise, je croyais que ce n’était pas normal, parce que ma mère ne nous a jamais parlé des menstruations. Quand j’ai

80I : ¿Se acuerda de cuando empezó a menstruar? ¿Recibió alguna información? / P : nada, nada. Antes uno se andaba ocultando, no como ahora que les andamos platicando todo aunque no sepamos casi, pero les vamos diciendo a las niñas lo que les va a pasar. No a nosotros nunca nos dijeron nada de eso. Al contrario, nos andábamos escondiendo que no se dieran cuenta porque nos daba miedo. /I : ¿Qué le daba miedo?/P : Eso, ese sangrado porque entonces pensábamos, bueno yo pensaba otras cosas pero yo decía “si yo no me le he arrimado a nadie”. Nos decían, nos amenazaban “si algo les pasa, es por esto”. Pero yo tenía una cuñada, le tuve confianza y le pregunté y ella me explicó que a todas nos pasa eso cada mes. 81 P : En mi caso no recibí información. Vivía en un pueblo y no recibí nada (de información). Cuando menstrué me quedé sorprendida. Yo había oído con mis compañeritas que a unas ya les había pasado. Mi abuelita siempre decía “el día que te baje es porque un hombre ya te tocó” con mucho pánico, porque me dio mucho miedo (…) “¿Cómo le voy a decir a mi mamá?”. 158

eu mes premières règles, j’étais en train de me doucher et quand j’ai vu (le sang), j’étais vraiment effrayée. J'ai commencé à crier et ma mère m'a demandé : « Qu’est-ce que tu as fait? ». En fait, elle ne m’a pas demandé : « Qu’est-ce qui t’es arrivée? ». Elle m’a seulement demandé ce que j’avais fait. Je lui ai dit que je n’avais rien fait, j’étais en train de me doucher quand j’ai vu le sang […] À l’époque, les mères ne répondaient pas aux questions qu’on leur posait. Par contre, je parle ouvertement de tout à ma petite fille (Lety, 48 ans, non-Autochtone, urbaine) 82. *** P : Ma mère nous a toujours parlé ouvertement. Quand j’ai eu mes premières règles, je me souviens que je suis arrivée en pleurant à la maison et je l’ai raconté à ma mère, elle était émue : « Oh, mon cœur! » Ma mère aussi a pleuré (d’émotion), elle m’a dit qu’il fallait faire plus attention (Luisa, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 83. En effet, devenir une femme nécessite l’apprentissage des disciplines corporelles et symboliques qui touchent le domaine de la sexualité 84 et qui sont constitutives des identités féminines (l’apprentissage de la pudeur, de la réserve, des précautions à suivre pour éviter le viol, etc.), ce qui renforce l’adhésion au système de classement en vigueur et naturalise les rapports sociaux incorporés. Il est à noter que ces disciplines sont différentes selon la classe sociale, l’âge et l’appartenance ethnoraciale. Par exemple, lors de l’arrivée des règles, les femmes commencent à être définies comme femmes, mais commencent aussi à être vues comme étant dominées par leurs hormones (névrotiques, hystériques, etc.), surtout lors de leurs périodes menstruelles : P : Moi, j’étais un peu névrosée, mais imagine-toi alors avec la serviette entre les jambes! (Luisa, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 85. ***

82 P : Me acuerdo que me empezaron a crecer los pechos, los vellos, y todo , yo me sentía mal, como que no era normal, pero porque a mí mi madre nunca nos habló de eso ni sobre la menstruación. Entonces cuando yo llegué a menstruar me estaba bañando y al verme, me espanté muchísimo. Empecé a gritarle y ella me preguntaba “¿Qué hiciste?” Ella nunca me dijo “¿Qué te pasó?” Ella me dijo: “¿Qué hiciste?” “nada, es que me estaba bañando y cuando me lavé vi que tenía sangre” (…). Por eso es que yo ahora a mi nieta le hablo abiertamente. 83 En ese aspecto mi mamá nos habló muy abiertamente (…) yo me recuerdo en mi primera menstruación llegué llorando a la casa: “¡ay, mi vida!” Mi mamá también lloró, me dijo que todavía con más cuidado. 84 Nous y reviendrons dans les chapitres suivants. 85 P : De por sí estoy media neurótica, imagínate con el tambache entre las piernas, el cambio. 159

C : Mais qu’est-ce que ça veut dire pour toi « être dans sa période »? P : Cela veut dire que tu es menstruée, que si tu pleures ou tu es de mauvaise humeur, c’est parce que tu es dans ta semaine. C’est comme un genre de justification face aux autres, alors peu importe si tu pleures ou si tu t’énerves, n’importe quoi est expliqué par les changements dus à la menstruation à cause de tes hormones, elles sont les responsables. C’est ce que veut dire : « Elle est dans sa semaine » (Karla, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 86. Dans le témoignage précédent, « être dans sa semaine » pourvoit la femme d’une justification sociale face aux autres afin d’être excusée de ne pas réagir et interagir d’une façon « normale ». Nous pouvons donc faire deux lectures d’une telle réponse. D'abord, « avoir ses jours » peut être pourvoyeur d’une justification sociale pour les femmes dans des contextes où la menstruation est considérée socialement comme une maladie ou comme un état anormal. Sous cette perspective, il devient intelligible que les femmes soient excusées de leurs comportements si elles « sont dans leur semaine », car elles sont perçues comme malades et dominées par leurs hormones. En même temps, en reprenant l'approche phénoménologique de Scheper-Hugues (1990), nous pouvons affirmer que les règles (le corps menstrué) peuvent fonctionner chez certaines femmes comme une « opportunité » de protester contre des circonstances oppressives à travers la détresse corporelle, ce qui peut constituer une critique envers l’oppression vécue. Il est à noter que c’est parmi les femmes âgées de moins de 40 ans que les discours qui font référence aux hormones et aux menstruations comme disruptives de la normalité sont les plus nombreux. Parallèlement, l’arrivée des menstruations pour certaines femmes signifie non seulement qu’on doive faire « plus attention », mais aussi qu’on se sente plus vulnérables et plus menacées : P : Souvent, les gens disent que, quand on commence à avoir ses règles, il faut faire plus attention, qu’il faut se méfier des camarades, ils vont se moquer de toi, tu es plus vulnérable et un homme peut te faire mal, tu peux tomber enceinte, ou quelqu’un peut te faire du mal […] alors il faut faire attention […]

86I : ¿Qué significa, “está en sus días”?/P : Significa que está menstruando, que tiene un cambio, que si está de malas, o si le duele o si llora, es por ese cambio, es como una justificación, no importa si llora, si se enoja, lo que haga es por ese cambio que está viviendo, por sus hormonas que la hacen que esté así. Eso significaría “está en sus días”. 160

C : Te faire du mal? De quoi tu parles? P : Car à cause des changements hormonaux, tu changes physiquement et tu deviens plus belle, une femme, et les hommes se sentent attirés par toi, tes camarades, et ils peuvent te kidnapper ou te violer, je ne sais pas […] (Andrea, 34 ans, non- Autochtone, urbaine) 87. Ainsi, le corps des femmes est parfois perçu par les femmes de cette étude comme un corps à risque, menacé par les désirs et les agressions des autres. C’est cette piste que nous allons approfondir dans la section suivante (et dans le chapitre suivant).

3.2.3 Les seins et leurs significations sociales : la construction du capital physique Toutes les participantes ont indiqué avoir perçu un changement chez les personnes de leur entourage dans la manière d’interagir avec elles lorsqu’elles ont commencé à expérimenter les changements corporels de la puberté, surtout quand leurs seins ont commencé à se développer, constituant un signe de féminité : C : Quand tu as commencé à te développer physiquement, as-tu noté que les autres te traitaient d’une façon différente? P : Oui, je crois qu’ils commencent à te voir d’une façon différente, comme une demoiselle, tu n’es plus une petite fille, alors ils te traitent d’une façon différente (Tatiana, 23 ans, non-Autochtone, urbaine) 88. Une fois arrivées à la puberté, les femmes sont définies socialement comme étant des señoritas (demoiselles) et de nouveaux rôles sociaux leur sont assignés (mais pas nécessairement plus de libertés). Remarquons qu’un des changements majeurs lors de la puberté pour les femmes participant à cette étude était la poussée des seins. À la différence des règles, il s’agit d’un des premiers changements corporels qui a un caractère visible extérieurement, ce qui a des conséquences sur les interactions quotidiennes : C : À partir du moment où ton corps a changé, la façon de te traiter a changé aussi?

87 P : (…) Mucha gente decía que cuando a una le baja, se cuida más, hay que cuidarse de los compañeritos, te empiezan a hacer burlas, o estás más propensa a que un tipo te haga algo, puedes quedar embarazada o que te hagan algo (…) una tiene que cuidarse mucho (…) los cambios hormonales te van cambiando físicamente, vamos a decir, te vas poniendo más bonita, mas mujer, y llamas la atención, también de tus compañeros como de hombres malos, te pueden llevar, violar, no sé, muchas cosas. 88 I : A partir de que uno cambia corporalmente ¿te tratan diferente? / P : Yo sí creo que te traten diferente, te empiezan a ver diferente, como una señorita, ya no eres una niña, el trato es diferente. 161

P : […] oui ça a changé, surtout avec mes camarades. À l'école, lorsqu'une fille avait des seins développés, elle devenait « la fille », elle devenait tout à fait populaire. Par conséquent, elle était dérangée tout le temps par les garçons. Moi, j’étais une fille très développée, j’avais des gros seins et, oui, ils ont changé avec moi, car, avant d’avoir des seins, j’étais seulement une fille de plus, et quand on avait des seins, « On devenait celle qui avait des gros seins » (Karla, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 89. Lorsqu'une fille avait des seins développés, elle devenait « la fille ». Avant d’avoir des seins, j’étais seulement une fille de plus. Ce témoignage nous montre l'importance et le caractère central de la valorisation sociale des seins dans les sociétés patriarcales comme la société mexicaine. Dans ces contextes, les seins des femmes sont réifiés et deviennent un paramètre qui détermine la valeur des femmes. Cette réification des seins féminins contribue à normaliser le fait que les seins des femmes sont considérés comme étant des objets d’examen public (surtout du regard masculin), ce qui fait en sorte qu’ils sont continuellement évalués selon les normes culturelles dominantes, selon leur apparence (taille, couleur, forme, etc.). Ceci peut être vu comme une partie des processus disciplinaires et de régulation des corps qui hiérarchisent et valorisent certains corps et en stigmatisent et dévalorisent d’autres. En outre, le témoignage précédent nous oblige à problématiser les significations sociales attribuées au développement des seins et aux seins mêmes. Tout d'abord, en reprenant Millsted et Frith (2003), nous considérons que les seins féminins ont des significations sociales, culturelles et politiques qui façonnent la manière dont les femmes expérimentent leur corps en tant que sujets incorporés (embodied subjects). En effet, divers discours sociaux soulignent et produisent un consensus sur la façon dont les seins des femmes (et leurs corps) doivent être montrés, soignés et modelés en considérant qu’ils sont un capital physique important dans la vie des femmes. Ces significations sociales et ces discours sociaux autour des seins suscitent chez les femmes une considération confuse,

89 P : A partir de los cambios corporales que viviste ¿Cambió la manera en que los otros te trataban? / P : (…) sí cambió sobre todo en la escuela, con los niños, cuando a una chica le crecían los pechos era como “la chica”. Entonces no te dejan de molestar. Yo era una chica muy desarrollada, tenía mucho pecho (…) ¡claro que sí cambiaba!, si no tenías pecho eras como cualquiera, ya cuando tenías pechos eras “la que tenía los pechos grandes”. 162 contradictoire et problématique dans la manière d’expérimenter leur poitrine (et leurs corps). Parallèlement, si on prend en compte que les corps des femmes constituent un capital physique important dans leur vie, il devient donc logique que la plus grande source de compétition entre les femmes soit leur corps : P : Je me rappelle qu’avec mes amies, on jouait, on faisait des compétitions pour comparer qui se développait plus que l’autre (Tatiana, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 90. Rappelons que la compétition chez les hommes, bien qu’ayant une base matérielle- corporelle (avoir plus ou moins de poils, avoir le pénis le plus long, etc.), tourne davantage autour de leurs capacités physiques. Autrement dit, ce qui compte, c’est ce que les hommes peuvent faire avec leur corps. Par contre, chez les femmes, la compétition lors de cette étape de changements physiques est axée sur l’apparence et le regard que les hommes portent sur leur corps : avoir plus ou moins de seins, des hanches, etc. Cette compétition est vécue avec plus d’ambivalence et de gêne chez les femmes que chez les hommes. Notons que, chez les femmes, ces compétitions corporelles acquièrent du sens, considérant que les femmes sont enracinées (au moyen de différents mécanismes sociaux) dans leur corps. En outre, il devient donc important de se demander dans quel contexte il est possible de « déranger » les filles en raison de leurs changements corporels. Par exemple, le fait qu’une fille soit dérangée par ses camarades à cause du développement de ses seins acquiert du sens dans les sociétés et les cultures où les seins (et le corps) des femmes sont réifiés. En même temps, il existe des attentes sociales par rapport aux garçons (faisant partie de la réaffirmation de leur masculinité) pour « déranger » (draguer) les femmes dans les espaces publics. Rappelons que la masculinité fonctionne à travers la production de discours et de pratiques qui sont dirigés vers les hommes, mais aussi vers les femmes. Ceci nous amène à mettre l’accent sur le caractère fluide et relationnel des identités masculines et féminines. De même, il faut mettre en évidence ce que signifie pour les femmes dans cette étude le fait d’être « dérangées » par les hommes. En approfondissant un peu plus leurs discours, il est

90 P : También entre amigas me acuerdo de las competencias, no competencias pero era a ver quien ya se estaba desarrollando más que otra. 163 possible de conceptualiser les pratiques dérangeantes comme des formes subtiles et parfois directes d’harcèlement, comme nous le verrons ultérieurement dans ce chapitre. Quant aux seins, il a été suggéré que les gros seins des femmes ont été hypersexualisés en tant qu’objets centraux du désir sexuel masculin et comme marqueurs de la réputation et du comportement sexuels des femmes en constituant un capital physique important pour elles. De même, les seins sont aussi un des objets principaux du harcèlement sexuel masculin. En conséquence, bien que les seins jouent un rôle important dans le plaisir sexuel des femmes ainsi qu’au cours de leur maturité sexuelle, ils sont rarement socialement conceptualisés comme une partie du corps féminin appartenant aux femmes. Autrement dit, les seins féminins sont socialement construits comme un des « objets » favoris de l'intérêt sexuel et du plaisir sexuel masculin. Notamment, comme d'autres auteures l’ont indiqué (Young 2005; Millsted et Frith, 2003), les témoignages des participantes suggèrent que l’appropriation publique des seins commence à la puberté.91 À partir de ce moment, comme certains témoignages nous le montrent, ils commencent à être visibles et deviennent l’objet du regard masculin. Il devient aussi primordial de problématiser la visibilité factuelle du développement des seins, car cette visibilité découle des arrangements sociaux et des croyances qui façonnent et hiérarchisent les changements corporels et leur importance. Il est nécessaire de mettre l'accent sur l’organisation sociale des pratiques discursives et non discursives autour des seins féminins. Ceci permet de dévoiler le caractère socioculturel et politique derrière la grande importance attribuée aux seins et à l’appropriation des corps des femmes (nous y reviendrons). À la lumière des témoignages, les femmes découvrent à un âge précoce que leurs seins (comme leur corps) sont continuellement réclamés par d'autres, ce qui contribue à la normalisation de ce phénomène social en permettant la construction d'une unité de sens hétéronormative où les hommes, les familles et même l’État au moyen des politiques de population, réclament et s’approprient les corps féminins. Comme nous verrons dans la section suivante, les femmes normalisent cette appropriation.

91 Ce qui ne veut pas dire que l’appropriation sociale du corps des femmes ne commence pas avant, comme nous verrons par la suite. 164

3.3 L’appropriation des corps des femmes dans les espaces publics Les discours des femmes participantes indiquent qu’à partir de leurs changements corporels, elles ont remarqué l’existence de pratiques dans les espaces publics à l’égard de leurs corps (ce qui n’arrive pas de la même façon dans le cas des participants hommes, comme nous avons vu précédemment) : C : Quels changements as-tu remarqués dans la façon dont les autres te traitaient? P : Quand mon corps a commencé à changer, à se développer, je me souviens que les hommes me faisaient plus de compliments dans la rue, car tu es en train de te développer et les hommes te disent des choses à voix haute. On ne comprend pas pourquoi, ni ce qui se passe. C : Comment as-tu vécu le fait que les hommes te faisaient des compliments dans la rue? P : J’étais gênée, embarrassée. D’un côté, dans ma maison, j’apprenais que te développer était un stade normal de la vie, mais de l’autre côté, dans la rue, je recevais des compliments, je me sentais mal à l’aise, car j’étais en pleine croissance, je ressentais de la honte, je me demandais pourquoi ils (les hommes) me regardaient, pourquoi ils me disaient des choses. Je ne comprenais pas. Après, on comprend qu’ils font ça pour déranger, mais quand tu es en train de traverser ce processus, ça te gêne, ça te rend mal à l’aise avec ton propre corps (Tatiana, 23 ans, non-Autochtone, urbaine) 92. L’intensification des « galanteries » (les hommes me faisaient plus de compliments dans la rue) de la part des hommes dans les espaces publics à l’égard du corps des femmes qui commencent à se développer physiquement peut être expliquée au moins de deux façons. Premièrement, à partir du moment où une fille commence à avoir un « corps de femme », il devient socialement approuvé de regarder, juger et parler aux jeunes femmes dans les espaces publics. Deuxièmement, si elle présente les signes d’un corps de femme, il lui est socialement accordé de sexualiser son corps, ce qui ne sera pas accepté s’il s’agit

92I : ¿Qué cambios percibiste en tu entorno cuando te desarrollaste?/ P : (…) cuando te empiezas a desarrollar me acuerdo que recibía más piropos en la calle de lo regular, estás pasando por este cambio y te gritan: “¿Por qué? ¿Qué pasa?" (…) cuando ven que tu cuerpo crece, sí cambia la forma en que te tratan./ I: ¿Cómo se vive que te digan cosas en la calle?/P : Es penoso. Aunque en mi casa me dijeran es que es normal que crezcas, en la calle recibías los piropos, te sentías mal porque estabas creciendo. Me acuerdo que me sentía avergonzada: "¿Por qué me ven? ¿Por qué me gritan?" No entendía. Obviamente cuando creces empiezas a madurar y te das cuenta que nada más lo están haciendo por fregar. 165 d’une petite fille (ce qui ne signifie pas que la sexualisation et la réclamation du corps des petites filles n’existent pas, comme nous verrons par la suite). De même, comme nous avons pu le noter à la lecture du témoignage antérieur, les processus de réification du corps des femmes exprimés dans les « galanteries » dans les espaces publics contribuent à ce que les femmes aient souvent honte de leurs changements corporels et même de leur propre corps. En effet, les femmes apprennent à expérimenter leur corps dans un contexte où la tendance est de normaliser la réclamation continue de leurs corps. Remarquons qu’au Mexique, il est socialement accepté dans plusieurs contextes de dire des « galanteries » aux femmes même si cette pratique peut être source de malaise chez certaines femmes (comme dans le cas de Tatiana). Il est à noter que la femme dans le témoignage antérieur interprète les galanteries comme faisant partie d’une série d’actes désagréables à l’encontre des femmes. La galanterie, derrière ses airs de compliments, cache un acte de réification de la femme pour ses attributs physiques dont l’appréciation est laissée aux hommes, et est par conséquent un acte d’oppression. En effet, toutes les participantes ont affirmé avoir été dérangées par les hommes dans différents moments de leurs vies dans les espaces privés, mais surtout dans les espaces publics (surtout quand elles étaient seules ou accompagnées d’autres femmes). Ces « dérangements » varient en forme et en intensité et incluent : coups de klaxon, sifflements, bruits de baisers, gestes vulgaires, regards concupiscents, commentaires sexistes ou explicitement sexuels, commentaires sur l'apparence physique, masturbation en public, exhibition sexuelle, pelotage, attouchements, et même l'agression. Notons que souvent les participants dans cette étude conceptualisaient dans leurs discours ces pratiques comme des dérangements ou même comme des compliments. Ceci exprime les difficultés que les femmes ont dans ce contexte pour conceptualiser ces pratiques comme du harcèlement même si, dans certains cas, elles ont vécu ces expériences d’une façon angoissante et gênante. De même, il y a la tendance chez les femmes participantes à définir ces pratiques comme des événements isolés et dépourvus de toute logique. Notamment, seulement deux femmes âgées de moins de 35 ans, Métisses, urbaines, de classes sociales favorisées et avec un niveau de scolarité élevé (universitaire) ont perçu et défini ces dérangements comme étant des pratiques violentes, voire même du harcèlement en se basant sur l’angoisse que ces événements ont provoquée chez elles. 166

En plus, le harcèlement dans la rue (et dans les espaces publics) est fréquemment défini par les femmes comme une pratique anodine. Cela malgré le fait que cette pratique amène les femmes à limiter leurs déplacements, à éviter certains lieux lorsqu’elles sont seules (stationnements, parcs ou rues à la tombée de la nuit, forêts), etc. Cependant, il faut remarquer que les femmes peuvent être l’objet d’une telle pratique non seulement la nuit, mais pendant toute la journée et même si elles sont accompagnées d’autres femmes ou même d’autres hommes. Ces comportements font partie de dispositifs disciplinaires spatiotemporels qui, loin d’être des événements isolés, ont une logique sociale qui les articule et leur donne du sens à partir d’un ordre corporel et des relations de pouvoir qui façonnent les attentes et les régulations corporelles. En effet, les changements corporels des hommes ne s’accompagnent pas nécessairement de l’examen et de la réclamation de leur corps (par les femmes) dans les espaces publics. Par exemple, les corps des hommes dans la sphère publique ne sont pas couramment l’objet de galanteries ou de commentaires obscènes de la part des femmes. Cependant, toutes les femmes participant à cette étude indiquent avoir vécu de tels « dérangements » : P : J’ai jamais vu que mon frère se faisait dire des galanteries ou qu’il se faisait crier ou dire des choses par les femmes dans la rue, jamais, jamais (Tatiana, 24 ans, non- Autochtone, urbaine) 93. Ce témoignage montre que dire des plaisanteries ou « réclamer » le corps dans les espaces publics est une pratique socialement définie comme étant masculine. Il est donc normal pour les hommes de « réclamer » le corps des femmes pour réaffirmer leur masculinité, et les femmes doivent résister cette réclamation. Alors, devenir une femme s’accompagne de l’apprentissage d’une discipline corporelle spatiale et temporelle qui comporte des pratiques pour faire attention et se protéger des agressions physiques et/ou sexuelles possibles (nous y reviendrons dans le chapitre suivant). Il existe en outre l’attente que les femmes résistent souvent de façon passive à ces pratiques masculines dirigées vers leur corps, même que certaines d’entre elles se sentiraient flattées à l’égard de cette réclamation. Remarquons que les femmes répondent et réagissent d’une façon hétérogène face à la chosification de leurs corps. Par exemple, dans notre étude, il faut souligner que ce sont souvent les femmes plus jeunes (âgées de moins de 40 ans) qui peuvent parler plus

93 P : Yo nunca he visto que a mi hermano le griten mujeres, o le digan cosas nunca, nunca, nunca. 167 ouvertement du malaise provoqué par l’examen et la réclamation continue de leur corps dans les espaces publics, et ce sont surtout elles qui peuvent le conceptualiser comme du harcèlement ou même de la violence. À partir des témoignages de nos participantes, nous pouvons affirmer que le harcèlement et l’abus sexuels sont des pratiques que presque toutes nos participantes ont vécues pendant au moins une période de leur vie (nous y reviendrons dans le chapitre suivant). La plupart d’entre elles ont indiqué avoir été dérangées dans la sphère publique (mais aussi parfois dans la sphère privée) à partir de la puberté (mais certaines bien avant). Par exemple, une femme autochtone provenant d’un milieu rural et d’une couche sociale défavorisée, avec un faible niveau de scolarité commentait : P : […] les hommes sont des cochons, ils regardent une jeune fille et ils veulent tout de suite sauter sur elle. C : Pourquoi crois-tu que les hommes sont comme ça? P : Je ne sais pas. Je crois que c'est leur nature. Bon, il y a des hommes qui ne sont pas comme ça, qui savent respecter les femmes. Mais il y a des hommes qui surveillent les femmes. Moi, je me suis sentie surveillée par des hommes, comme ça, quand tu passes et qu’ils te regardent de cette façon bizarre. Ils te regardent, examinent tes seins et tes fesses, et si tu as un corps développé, ils vont te déranger. Ça a toujours été comme ça, même maintenant que je suis mariée et les hommes me regardent et me dérangent […] c’est leur nature. C : Quand est-ce que tu as commencé à être dérangée par les hommes? P : Depuis l'enfance. À l'âge de ma fille, à 7 ans, mes seins ont commencé à se développer et à 10 ou 12 ans, j’avais déjà les seins formés. On ne sait pas pourquoi les seins et les hanches se développent, cela arrive comme ça et on ne sait pas pourquoi (Karen, 25 ans, non-Autochtone, rurale) 94. Le témoignage de Karen exprime le malaise vécu par ce genre de pratiques. Notons que la plupart des participantes considéraient que les comportements agressifs et les

94 P : Los hombres son bien puercos, nada más ven a una muchachita y ya están ahí encima./ I : ¿Por qué serán así los hombres?/P : Quien sabe, siento que es como la naturaleza de ellos. Bueno hay uno,s porque hay otros que con mucho respeto, te ven, te miran te tratan. Hay hombres siento que como que te están espiando, te sientes así, pasas y se te quedan viendo. Siempre se te quedan viendo a las pompas y a los pechos y si más o menos tienes, ya te andan hablando. Hasta la fecha estoy casada y los hombres te ven más o menos y ya te están hablando y pasas y se te quedan viendo (…) es su naturaleza. P : ¿A qué edad te empezaron a molestar los hombres?/P : Desde la niñez. Como a la edad de mi hija mis pechos se empezaban a notar, como a los 7 años y a los 12 o 10 ya tenía pechos. No sabes ni por qué te están saliendo los pechos, la cadera nada más dices, “están creciendo más”, no sabes por qué pasa. 168 réclamations sexuelles des hommes avaient une origine dans leur nature et non dans les arrangements sociaux, les rapports sociaux et les relations de pouvoir qui banalisent, donnent du sens et parfois encouragent ces pratiques. Cette surveillance du corps des femmes peut être conceptualisée comme un des différents dispositifs de régulation spatiotemporelle (y compris l'espace symbolique) à travers lequel le corps des femmes est surveillé et classifié selon des valeurs hégémoniques (la chasteté, la beauté et la maîtrise des usages corporels du groupe social d’appartenance) et selon divers critères tels la classe sociale, l'âge, la race, etc. Finalement, il faut aussi souligner que les femmes réagissent de façon variée et complexe à la réification et la fétichisation de leur corps en tant qu’agents sociaux dotés de la capacité non seulement d’interpréter, mais aussi de résister de différentes façons aux contraintes sociales.

3.3.1 Le corps et les espaces physiques et symboliques genrés

Mais quelle conséquence la construction des corps genrés a-t-elle sur l’organisation physique et symbolique des espaces et du temps? Cette question nous permet de mettre en exergue le fait que la construction genrée des corps a des effets sur les normes sociales qui régissent la façon dont ces corps se distribuent dans les espaces et dans le temps. Dans le même ordre d’idées, il est important pour nous d’approfondir la notion de division genrée des espaces physiques, mais aussi symboliques, qui reflètent des normativités différenciées pour les hommes et les femmes. Dans cette perspective, nous considérons que l’espace et le temps ne sont pas neutres, mais qu’ils font partie de l’expérience quotidienne des sujets sociaux et portent des significations socioculturelles à dévoiler. De nombreuses études comme celle d’Haicault (2000) ont mis l'accent sur la relation entre le corps et l'espace social tout en suggérant que l’espace, plus que le corps et le temps, est une entité instable. En effet, l'espace est un spectateur matériel des rapports de forces entre les groupes sociaux de telle manière que ceux-ci et leur tissage s’inscrivent dans lui (Haicault, 2000). Notons que la mobilité spatiale a une place centrale dans l’expérience sociale du quotidien, servant d’indicateur des inégalités de conditions de vie et marquant la coupure toujours politique et idéologique entre privé et public. Sur cette coupure (Haicault, 2000) reposent les modes 169 d’articulation entre les sphères sociales. Quant au temps, il est une catégorie de l’expérience sociale, donc socialement construit. Nous pouvons faire en sorte que de nouvelles inégalités sociales se recomposent à partir des configurations temporelles dans lesquelles s’inscrivent les expériences quotidiennes (Haicault, 2000).

Parmi les stratégies disciplinaires qui entrent en jeu dans les processus par lesquels on devient homme ou femme, nous trouvons une séparation genrée (parfois plus souple dans la pratique que dans les discours) des espaces et des horaires. En conséquence, dans les discours des participants, il est récurrent de considérer comme normales les restrictions de mobilité spatiale et temporelle imposées aux femmes dans le but de les protéger en assumant qu’elles ne peuvent pas se défendre elles-mêmes :

P : Mon frère est plus jeune que moi de deux ans et il a beaucoup plus de liberté que moi pour sortir la nuit, par exemple […] je me rappelle qu’un type m’a dit quelque chose à cet égard et, moi , j’étais fâchée, moi, je lui disais : « C’est de l’injustice » et il m’a dit : « Mais tu es une femme, toi à deux heures du matin, tu ne dois pas être en dehors de ta maison, c’est pour ça que tes parents ne te laissent pas sortir ». Alors, moi, j’ai compris « Bien sûr, mon frère, c’est un homme, il est supposé d’être fort! Il peut se défendre et, moi, je suis faible, je ne sais pas comment me défendre ». Il est terrible d’admettre qu’ils me traitent d’une façon différente parce que je suis une femme (Tatiana, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 95. *** P : Les femmes sont plus limitées pour obtenir la permission de sortir la nuit, elles doivent rentrer à la maison plus tôt, elles sont obligées de rentrer plus tôt (que les garçons) (Juan, 22 ans, non-Autochtone, urbain) 96.

95 P : Mi hermano es menor por dos años y a él, le dan muchísimas más libertades de salir en la noche por ejemplo, (…) me acuerdo mucho de esta frase que me dijo un tipo y hasta me enojé porque dije, “es que esto no debería ser”, me dijo: “es que tú eres mujer, tú a las dos de la mañana ya no puedes estar afuera, por eso tus papás no te dejan”. (…) me quedó muy claro que, ¡claro! como mi hermano es hombre, se supone que es fuerte, se supone que se puede defender y yo, como se supone que soy débil, que no me sé defender (…). Es feo tener que admitir, "bueno tal vez es porque soy mujer, me tratan diferente". 96 P : Yo creo que las chicas son más restringidas, porque por ejemplo un permiso para salir más tarde, a las chicas las obligan a llegar más temprano, entonces yo creo que es completamente distinto. 170

Ainsi, avoir un corps de femme ou d’homme se traduit dans l’assignation préférentielle d’espaces et d’un horaire adéquat pour sortir de la maison. Dans cette veine, nous pouvons affirmer que, traditionnellement, les espaces publics et la nuit sont considérés comme éminemment masculins et sont interdits aux femmes. De cette façon, la nuit et les espaces publics sont considérés comme risqués pour les femmes :

P : Il y a plus de permissions pour les hommes […] Ils essaient de plus contrôler (leurs mouvements) les femmes pour les protéger […] c’est pour cela que les permissions aux femmes sont plus restreintes, car il faut prendre plus de précautions. On ne va pas laisser sortir les filles, les dangers auxquels sont exposés les femmes et les hommes sont différents […] car on voit une femme seule et c’est comme si on était dans la savane et qu’il y avait plusieurs lions 97 (Vicente, 33 ans, non-Autochtone, urbain) 98.

Pour reprendre Reguillo (1998), nous pouvons considérer que ces témoignages permettent de réfléchir sur la construction sociale des espaces et de problématiser les récits qui se fondent sur la peur, les dangers et les risques comme des formes de gestion et de contrôle social. Ceci signifie qu’il faut remettre en question les constructions sociales des espaces et les mythes urbains. Ceux-ci peuvent être interprétés comme des métaphores temporelles et spatiales qui expriment comment le temps et les espaces sont genrés et organisés socialement. Comme le soutient Jacqueline Coutras (2003), l'affirmation de lieux réputés inégalement dangereux pour les hommes ou pour les femmes fait partie de cette organisation. En effet, l’insécurité spatiale et la symbolique font partie intégrante d’un système autoréféré qui oppose les individus et les espaces selon différentes géographies physiques et symboliques en construisant des lieux sécuritaires et non sécuritaires. De cette façon, le concept de domination spatiale genrée ou d’espaces genrés s’articule avec d’autres concepts urbains en constituant un des fondements de plusieurs violences urbaines qui expriment les rapports sociaux de sexe.

97 Nous reviendrons dans le chapitre suivant à l’analyse de cette métaphore. 98 P : En general existe una permisividad mayor para los hombres (…) tratan de controlar mucho más a la mujer por una cuestión de protección (…) el permiso hacia las mujeres es más limitado, más precaución. No vas a dejar una chica, por lo que sabes, no es el mismo peligro que corre un chico (…) al ver una chica sola es casi como si estuvieras en una sabana y hay leones. 171

De cette façon, la surveillance et le contrôle social continus du corps des femmes99 se légitiment et se normalisent, ce qui a des conséquences importantes sur la mobilité des femmes et sur leurs libertés. Ceci rend difficile la construction des femmes en tant que sujets autonomes en reproduisant la dépendance et la subordination des femmes. Sous cette perspective, l’existence d’un imaginaire où les femmes sont en sécurité si elles sortent la nuit accompagnées d’un homme devient intelligible :

P : Moi, j’ai une amie qui est effrayée si elle essaie de sortir toute seule, parce qu’elle est une femme. Elle ne sort pas sans son copain. Alors, elle sort toujours avec son copain […] Elle dit : « Si quelque chose arrive, qui pourra me défendre? » (Tatiana, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 100. Le témoignage qui précède nous permet de dégager la construction et la distribution sociales des peurs, qui ont un caractère genré et sexué. Les hommes sont donc encouragés à sortir de la sphère privée et à se constituer comme des êtres autonomes. De plus, ils acquièrent plus de liberté et de mobilité en vieillissant tandis que les femmes sont souvent restreintes à demeurer dans des espaces physiques et symboliques définis comme sécuritaires en décourageant leurs libertés et leur mobilité spatiale et temporelle. Ceci contribue à la production de pratiques paternalistes à l’égard des femmes. En effet, les corps des femmes sont construits physiquement et symboliquement comme plus vulnérables que ceux des hommes. Cette vulnérabilité ne découle pas d’une nature présociale, mais de différents arrangements sociaux. Il faut souligner l’aspect suivant : cette division des espaces physiques et symboliques contribue à reproduire les inégalités de genre, les asymétries de pouvoir ainsi et les mandats sociaux qui reflètent les normativités sociales, juridiques et symboliques sur l’usage sexuel et reproductif du corps.

Nous devons souligner que, dans le cas des femmes provenant de milieux socialement plus défavorisés qui doivent sortir parfois de leur maison pour travailler, ces restrictions s’appliquent aussi. Ces femmes doivent souvent obtenir la permission de leurs parents ou de leur mari pour aller travailler et pour sortir de la maison. Il est à noter que ces

99 Ce qui ne signifie pas qu’il n’existe pas de contrôles spécifiques sur le corps des hommes. 100 P : Lo que sí sé es que una amiga realmente tiene miedo de salir sola de su casa por ser mujer. Ella no sale si no tiene a su novio al lado, va para arriba y para abajo con el novio (…) ella dice: “es que me va a pasar algo, es que si me pasa algo ¿quién me va a defender?". 172 femmes tendent à sortir dans la sphère publique à un âge plus précoce sans être accompagnées d’une autre personne (même pour aller à l’école) comparativement à celles provenant de couches sociales plus favorisées. Notamment, les femmes appartenant aux couches sociales plus défavorisées et provenant de milieux ruraux sont souvent obligées, à cause des circonstances, à transgresser les contraintes de mobilité spatiale et temporelle imposées aux femmes des classes sociales plus aisées. Ainsi, beaucoup d’entre elles sortent à un âge précoce de l’espace domestique pour occuper un travail (rémunéré ou non rémunéré) et pour contribuer au revenu et au bien-être familial (souvent comme femmes de ménage ou comme journalières).

En outre, soulignons que le corps des femmes des couches sociales défavorisées est souvent construit au niveau symbolique comme un corps sexuellement disponible et accessible pour les hommes de toutes les classes sociales (nous y reviendrons dans le chapitre suivant). Il est à noter également que ces femmes sont souvent identifiées de façon péjorative dans divers secteurs de la société mexicaine comme « chachas » (apocope du mot muchacha qui désigne une jeune fille). Ce terme est employé par les Mexicains pour désigner principalement les femmes de ménage de tous les âges, mais il est également utilisé pour désigner une femme habillée de mauvais goût ou une femme vulgaire ou facile ou simplement pour se référer aux femmes pauvres et/ou autochtones. Ce terme synthétise la discrimination basée sur les classes sociales et les rapports ethnoraciaux existant dans la société mexicaine à l’égard des femmes qui doivent vendre leur force de travail (sans oublier le caractère genré de la discrimination fondée sur les classes sociales et les rapports ethnoraciaux présente dans la société mexicaine) ou envers celles moins favorisées socialement.

Mentionnons que, chez les participantes plus socialement défavorisées, l’identité féminine est construite non seulement par rapport à la sexualité et la reproduction, mais aussi par rapport à la capacité de travailler. Ces femmes tendent à penser leur corps comme un corps fort semblable à celui des hommes. Par exemple, Norma, qui est une femme métisse, provenant d’un milieu rural et très défavorisé, avec un faible niveau de scolarité commentait : C : Quand vous êtes-vous dit : « Moi, je suis une femme »? 173

P : Pour dire la vérité, quand j’étais petite, je me faisais dire que j’étais une femme. Je suis une femme et j'avais toujours été très audacieuse pour le travail, je pouvais tout faire, je n’ai jamais dit : « Je ne peux pas faire ça, car je suis une femme ». Même si j’essayais des tâches d’hommes, moi, je coupais du bois, je transportais tout le bois des gens. Les gens me disaient : « Mais vous êtes des femmes », moi, je répondais que nous étions femmes, mais que nous faisions les mêmes tâches que les hommes faisaient et qu’ils étaient bêtes, car ils ne pouvaient pas faire les tâches que les femmes faisaient. C : Pensez –vous que les hommes et les femmes ont la même force corporelle? P : Je crois que certaines femmes oui, nous avons la même force que les hommes, par exemple les femmes qui sont habituées au travail physique, aux exercices […] Moi, quand j’étais jeune, j’avais la même force que les hommes (Norma, 52 ans, non-Autochtone, rurale) 101. Le témoignage précédent suggère que, pour les femmes provenant des couches sociales défavorisées, leur corps n’est pas construit et perçu comme un corps faible. Au contraire, pour les femmes pauvres, il est nécessaire d’avoir un corps fort (non exclusivement en termes reproductifs) et suffisamment résistant pour faire les tâches assignées tant aux hommes qu’aux femmes. Il est à noter également que le fait d’avoir un corps fort pour travailler (à la maison ou ailleurs) est ressorti seulement dans les témoignages des participantes provenant de couches sociales défavorisées provenant tant de milieux urbains que ruraux, et souvent autochtones. Bien que chez les hommes il existe une valorisation généralisée de la force physique, celle-ci chez les femmes est corrélative à un rapport instrumental au corps. En effet, la faiblesse du corps des femmes semble s’accroître au fur et à mesure que les participantes s’élèvent dans la hiérarchie sociale. Notons que dans les milieux très défavorisés, ce sont normalement les femmes qui réalisent des tâches traditionnellement pensées comme « masculines ». Il est rare que les hommes assument des tâches traditionnellement assignées aux femmes. Cependant, soulignons qu’à Santa

101 I : ¿En qué momento o etapa de su vida se supo mujer?/P : (…) yo desde chiquita me decían que era mujer, soy mujer y siempre fui muy atrevida para el trabajo, a mi no se me dificultaba nada, nada que porque soy mujer no puedo hacer esto, aunque sean (labores) de hombres yo agarraba el hacha y rajaba leña, y cargaba leña me decían “ay pero son viejas” “viejas pero bien que servimos hago quehacer que hacen los hombres pero ustedes son más tontos porque pues no hacen el de las mujeres”/P : ¿Y tendrán la misma fuerza corporal los hombres que las mujeres?/P: De repente algunas sí, creo que sí, las que estamos acostumbradas a tener ejercicio, y trabajos (…) yo tenía la misma fuerza que un hombre. 174

Catarina, certains hommes participent de plus en plus activement à l’élaboration de tortillas, car cette activité est devenue une des activités économiques les plus importantes de cette région. Cela indique la souplesse des rôles de genre dans des milieux ruraux.

Conclusions Les témoignages que nous avons analysés tout au long de ce chapitre nous permettent de montrer la complexité de la construction et de la signification sociale du corps dans un contexte mexicain. Ces constructions et significations, bien que genrées, sont aussi traversées par divers axes de domination et de privilège qui interagissent et donnent lieu à une diversité de récits. Autrement dit, les hommes et les femmes ont des expériences différentes en tant qu’être incorporés, mais cette diversité se constitue aussi à travers d’autres variables au-delà des différences de genre : l’âge, les rapports ethnoraciaux, la résidence urbaine ou rurale, le niveau de scolarité et la classe sociale. Nous devons souligner que la plupart des participants hommes ont montré des difficultés à parler de leur corps avec la chercheuse. Ceci est le résultat de plusieurs facteurs, à savoir : la différence de sexe avec la chercheuse, mais aussi le manque d’habitude de parler et de réfléchir sur leur propre rapport au corps. Parallèlement, tant les hommes que les femmes ont montré des difficultés à penser les hommes et à en parler en termes corporels, tandis que pour l’ensemble de notre échantillon, il était familier et presque impératif de parler des femmes et de les penser comme étant enracinées dans leur corps. Ainsi, les discours se centraient plutôt sur la description de tout ce qu’on pouvait faire avec un corps d’homme, mettant en évidence la sociabilité des hommes. Cette sociabilité tend à signifier l’acquisition de plus d’espace et de voix dans la sphère publique. En effet, pour les hommes, grandir signifie, dans leurs groupes d’appartenance (et parfois ailleurs, selon leur position dans la hiérarchie sociale), acquérir la capacité de se faire écouter par les autres. Cela ne veut pas dire que tous les hommes vont gagner plus de voix et d’espace dans la sphère publique ou qu’ils auront les mêmes privilèges, mais plutôt qu’il existe des privilèges spécifiques liés au fait d’être des hommes adultes. De leur côté, pour les femmes, traverser la puberté signifie un enracinement102 majeur dans leur corps ainsi que l’expérimentation et la valorisation de celui-ci à travers le regard masculin. Ainsi, l’expérience de la puberté chez les hommes

102 Cet enracinement signifie la réduction des femmes à leur corps. 175 peut se résumer au fait d’être écouté, tandis que chez les femmes, la puberté peut se résumer au fait d’être vue, ce qui est vécu par les hommes comme l’acquisition de capacités et ce qui est vécu par les femmes comme une vulnérabilité. Par ailleurs, les témoignages suggèrent que le rapport au corps est façonné significativement par la classe sociale, l’âge et le milieu (rural/urbain). Ainsi, les femmes et les hommes issus de classes sociales défavorisées, âgés de plus de 40 ans et provenant de milieux ruraux ont tendance à penser leur corps d’une façon plus instrumentalisée et comme un important outil de survie. Quant à l’analyse des émotions concernant les changements corporels du passage de l’enfance à l’adolescence, bien que nous ayons trouvé des émotions variées dans les discours des hommes et des femmes, les vocabulaires émotionnels que les participants ont employés pour parler de leurs changements corporels indiquent que l’expérience incorporée des hommes se rapproche moins de la peur et de l’angoisse que celle des femmes. Néanmoins, cela ne veut pas dire que la douleur et l’angoisse sont tout à fait absentes de l’expérience des hommes ni que la joie et le plaisir soient absents de l’expérience incorporée des femmes (en ce qui a trait à leurs changements corporels). Notons que les expériences de solitude et d’angoisse concernant les changements corporels chez les femmes étaient beaucoup plus présentes si la femme résidait dans une région rurale, si elle était autochtone, si elle avait un faible niveau de scolarité et si elle était âgée de plus de 40 ans. L’expérience de solitude lors des changements corporels chez l’homme est, quant à elle, plus fréquente chez les hommes qui habitaient dans les régions rurales, à faible niveau de scolarité, tant Métis qu’Autochtones. De plus, le langage corporel que les agents employaient exprime la division genrée du travail émotionnel. On comprend alors que ce sont plutôt les femmes qui portent et incorporent fréquemment la douleur selon les différents contextes sociaux dans lesquels elles sont plongées.

En ce qui concerne les géographies physiques et symboliques des corps masculins/féminins, celles-ci suggèrent l’existence de différents habitus corporels genrés qui organisent non seulement les dispositions, mais aussi les positions des corps féminins et masculins dans les espaces physiques ainsi que symboliques. Cela a des effets importants, comme nous avons pu le voir dans ce chapitre, sur les libertés ou les contraintes (à partir de la construction des lieux physiques et symboliques sécuritaires et non sécuritaires pour les 176 hommes et les femmes) que peuvent expérimenter les femmes et les hommes dans un contexte et un moment historique donné. Les témoignages montrent, comme d'autres études précédentes (Sosa-Sánchez, 2005), que cette organisation sociale des corps et des espaces ne découle pas d’une nature présociale, mais de différents arrangements sociaux et de significations données aux corps genrés et à la sexualité des hommes et des femmes. Finalement à partir de l’analyse présentée dans ce chapitre, les résultats nous permettent d’affirmer qu’avoir un corps d’homme ou de femme mobilise l’apprentissage des usages corporels en vigueur dans la société et le groupe d’appartenance. Pour ce faire, il faut reconnaître le rôle important des différents axes d’oppressions et de privilèges et leur entrecroisement dans la construction sociale du corps des agents sociaux.

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Chapitre 4. De la sexualité au corps et vice-versa : constructions et significations de la sexualité et du corps

Le processus par lequel on devient un homme ou une femme comporte, comme nous avons vu dans le chapitre précédent, l’apprentissage de dispositions corporelles, mais aussi la production d’habitus conformes à cet apprentissage et à l’ordre sexuel. Dans ce chapitre, nous analyserons les témoignages des participants en ce qui concerne le domaine de la sexualité. Nous mettrons l’accent sur les mécanismes de socialisation au moyen desquels les participants apprennent à être des hommes et des femmes et qui participent à la construction de leur corps. De même, nous jetterons la lumière sur le rôle de la sexualité dans la construction du corps et dans la reproduction des rapports de genre.

4.1 L’apprentissage du langage de la double morale sexuelle: être un homme ou être une femme

Ne voyez pas de putains où il y a des femmes libres

Proverbe populaire Qui sont les sujets de la sexualité « légitime » et pourquoi eux selon les participants à cette étude? Comment s’exprime ce qui est perçu comme la plus grande vulnérabilité corporelle des femmes et la force corporelle des hommes dans le domaine de la sexualité? Quelles sont les conséquences de la division genrée des espaces physiques et symboliques dans le domaine de la sexualité? Ces divisions symboliques et corporelles ont une incidence directe sur la façon dont les hommes et les femmes doivent « faire attention » en matière de sexualité (surtout à partir de l’adolescence) : C : Quand votre corps a commencé à changer, avez-vous remarqué un changement dans le comportement des adultes qui vous surveillaient et dans les règles que vous deviez suivre ? 178

P : Oui, bien sûr, à ce moment ma mère me disait : « Prend soin de toi, d’accord? », et, moi, je me disais : « Prendre soin, faire attention à quoi? ». À cette époque, moi, je ne comprenais pas (Karla, 24 ans, non Autochtone, urbaine) 103. Analysons ce que veut dire prendre soin de soi dans ce contexte. Notons que « devenir » un homme ou une femme s’accompagne de diverses stratégies pour prendre ses précautions, et cela fait partie intégrante du travail d’incorporation de la différence sexuelle et des inégalités de genre. En effet, « faire attention » dans le domaine de la sexualité implique pour l’entourage le fait de transmettre et de faire apprendre aux nouveaux hommes et femmes les croyances et comportements appropriés en matière de sexualité selon les normativités sexuelles et de genre de leurs groupes d’appartenance. En termes généraux, ceci signifie, dans un contexte comme celui de notre étude, de décourager l'exercice de la sexualité féminine hors du mariage : P : Nous étions trois femmes et un homme, mais nous, les femmes, nous avons vécu beaucoup de restrictions de la part de mon père. Nous n’avions pas l’opportunité de sortir, nous étions très restreintes […]. Malheureusement, nous vivons dans un pays où les différences entre les hommes et les femmes sont très marquées (Yazmín, 39 ans, non Autochtone, urbaine) 104. Remarquons que la participante indique que les femmes de sa famille ont vécu beaucoup de restrictions, ce qu’elle mettait en contraste avec les libertés données à l’homme de la famille. Les contraintes imposées aux femmes sont étroitement liées aux contrôles sur leur corps et leur sexualité, la peur d’une grossesse non désirée (hors du mariage) qui représenterait potentiellement un tabou (un déshonneur) social pour la femme, mais aussi pour sa famille toujours présente. Par exemple, Luisa, une femme urbaine et métisse commentait : P : Les femmes sont plus protégées (cuidadas) […] parce que les femmes sont exposées à plus de risques que les hommes, car ils peuvent prendre soin d’eux- mêmes […]c’est pour ça les femmes sont plus limitées

103 P : ¿A partir de que empezaste a menstruar y cambió tu cuerpo percibiste cambios en las vigilancias y obediencias que tenías que seguir? /P : Sí, claro, porque es como (…) pues mi mamá me acuerdo que era de: “cuídate ¿no?”, y yo: “¿Cuídate, de qué?”, no entendía, ahora sí entiendo perfectamente. 104P: Nosotros éramos tres mujeres y un hombre. No había chance de ir a ningún lado, estábamos muy restringidas (…). No hubo jamás mayores libertades para nosotras. Desgraciadamente vivimos en un país dónde se marcan las diferencias entre hombres y mujeres. 179

C : Pourquoi? P : Les filles au cours de l’adolescence […]. C’est une étape de fertilité et il faut faire attention (Luisa, 24 ans, non Autochtone, urbaine) 105. Affirmer que les hommes peuvent prendre soin d’eux-mêmes contraste avec le fait que les femmes doivent être protégées à cause de l’existence de risques majeurs à l’égard des femmes. D’ailleurs, la plupart des participantes de tous les milieux ont indiqué s’être senties très restreintes tout au long de leur vie. À cet égard, Katia, une femme autochtone, ayant un faible niveau de scolarité, provenant d’un milieu rural commentait : P : Moi, je disais à mon mari : « Moi, je n’ai jamais eu un copain, je n’avais pas le droit ». C : Pensez-vous que c’est semblable pour les hommes? P : Non. Ici (dans le village), les gens disent que les hommes ont plus de droits, car ils sont des hommes et ils peuvent faire ce qu’ils veulent (Katia, 34 ans, Autochtone, rurale) 106. Soulignons aussi que la plupart d’entre elles justifient le besoin de protection des femmes. Ceci promeut l’infantilisation des femmes et reproduit leur subordination, étant donné qu’elles sont construites comme ayant besoin de la protection d’un homme ou d’autres gens pour les protéger des risques potentiels (grossesse non désirée, viol, agression physique ou sexuelle, l’assignation d’une identité sociale stigmatisée, l’abandon, etc.). Ceci contraint non seulement leur autonomie sexuelle, mais aussi leur liberté. Par contre, les hommes sont construits comme des sujets autonomes et libres de faire ce qu’ils veulent, ce qui contribue à les construire comme des sujets avec plus de droits que les femmes et pouvant faire ce qu’ils veulent. Notons que ce sont les femmes plus scolarisées qui tendent à remettre en question la reproduction de ce phénomène dans la société mexicaine.

105 P : Son más cuidadas (las mujeres) (…) como dicen: tú eres una mujer y los riesgos que corren pueden ser mayores, igual y él es un hombre y se sabe cuidar mejor (…) a veces las llegan a limitar más./I : ¿Eso por qué será?/P : Por lo mismo de que empiezan su desarrollo las adolescentes (…), ya es una etapa de fertilidad, y por eso hay más cuidados. 106 P : A veces le digo a mi esposo, “yo cuando era chica yo jamás tuve novio (…) no había muchos permisos. Había un horario de estar en la casa y ya no salir”. /I: ¿Será igual para los hombres?/P : No, aquí la gente acostumbra decir que los hombres tienen más derechos y que porque son hombres ellos pueden hacer lo que ellos quieran. 180

Comme conséquence de ces divisions physiques et symboliques dans les discours de la plupart des participants, la sexualité est présentée en termes généraux comme un domaine de libertés masculines et de contraintes féminines : C : Pensez-vous que les hommes et les femmes vivent leur sexualité de la même façon? P : Non, non, pas ici […] les hommes ont plus de libertés, il y a plus de tolérance pour qu’ils expriment leurs préoccupations et sentiments sexuels. C’est accepté et bien vu, en fait c’est une fierté : « Oui, mon petit-fils, regarde-le, il est drôle, il sort dans les bars avec les filles, il est très habile ». Par contre, si tu es une femme : « Toi tu es une folle, tu es une salope » (Vicente, 33 ans, non Autochtone, urbain) 107. Cela ne veut pas dire que la liberté, le plaisir et l’autonomie ne sont absents de l’expérience des femmes et de leur sexualité, ni que ceux-ci ne soient les seuls aspects caractérisant la sexualité masculine. Néanmoins, ces témoignages mettent en évidence la persistance d’une double morale sexuelle même parmi les générations plus jeunes : P : Un homme peut dire ouvertement : « Moi, j’ai couché avec beaucoup de femmes, avec celle-ci, avec celle-là » ou « J’ai baisé avec elle ». Dans le cas des femmes elles sont très discrètes à cause de notre société, car si une femme fréquente différents hommes, elle devient une putain, une salope. Par contre, si un homme fréquente beaucoup de femmes, il devient Superman. Il y a vraiment des différences entre les hommes et les femmes à cet égard […] même parmi les plus jeunes (Antonio, 25 ans, Autochtone, rural) 108. Notons que ce sont les hommes âgés de moins de 35 ans qui ont souligné la continuité de cette double morale sexuelle. Pour les hommes participants plus âgés, cela fait partie de la normalité, et alors il ne devient pas significatif de le mentionner. La double morale sexuelle empêche les femmes de vivre ouvertement leur sexualité sans être stigmatisées et contraint également la sexualité masculine. Remarquons que cette morale

107 P : No. Aquí no. (…) los hombres tienen más libertades, más tolerancia a expresar sus sentimientos sexuales o sus inquietudes. Es más aceptable y es más bien visto, es hasta un orgullo”. “Mi hijito, ay míralo, qué chistoso, ¡ay! mira se va a los antros con las niñas, es un cabrón mi hijito” y sin embargo “tú eres mujer, tu eres loca, tu eres puta". 108 P : Si un hombre, dice: “ya me acosté con muchas mujeres o con fulana, ando con fulana, ya me tiré a fulana”. En cambio, la mujer es muy discreta eso se basa también en nuestra sociedad, porque si una mujer anda con muchos hombres, es una cualquiera, es una puta como decimos los hombres. Sin embargo, un hombre anda con varias mujeres es el superman. En ese sentido, sí hay mucha diferencia (….) incluso en las generaciones más actuales. 181 est étroitement liée à l’hétéronormativité et aux rapports inégaux de genre. En reprenant Steward, (1999), nous pouvons assumer qu'à partir de cette double morale sexuelle se déploient des technologies de réputation qui peuvent être conceptualisées comme des dispositifs disciplinaires qui fonctionnent de façon relationnelle en exerçant des pressions sur les hommes et les femmes. Rappelons que dans de nombreuses cultures, le sexe est un déclencheur de l'idée de pollution. En fait, pour Douglas (1973), c’est autour des relations sexuelles que se canalisent d’importantes pressions sociales régissant les comportements des acteurs sociaux. En effet, les témoignages suggèrent que la stigmatisation fournit des fondements pour dévaluer, rejeter et exclure les sujets ou groupes stigmatisés en les catégorisant de façon hiérarchique et en produisant des frontières entre le normal et le stigmatisé. En même temps le stigmate a une fonction pédagogique. De cette façon, les femmes et les hommes doivent « faire attention » à leur comportement sexuel afin de protéger leur réputation. En ce qui concerne les hommes, nous trouvons plusieurs pressions sociales qui incitent les hommes à avoir des relations sexuelles avec de nombreux partenaires, à s’éloigner des pratiques homosexuelles et s’engager dans une vie sexuelle active à un âge précoce. Luisa, une femme métisse et issue d’une couche sociale défavorisée commentait : P : Pour les hommes, c’est plus facile de tourner la page et de dire : « Je vais aller avec celle que je veux, je vais coucher avec elle, car je suis l'homme et je peux le faire » grâce à l‘éducation machiste que nous avons […]. Par exemple, quand quelqu’un veut t’insulter, il va le faire au moyen de ta mère, ton père, peu importe. Personne dit : « Fils de ton père ». Moi, je dis à mon mari : « Pour toi, c’est facile de coucher avec une, avec deux, avec quatre femmes différentes ». Par contre, pour une femme, ce n’est pas pareil, c’est mal vu si tu es une femme, ce n’est pas correct si tu es une femme. Si l'homme commence à avoir des relations sexuelles à partir de l’école secondaire ou même de l’école primaire, il est le roi. Tant mieux! (Luisa, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 109.

109 P : Es mucho más fácil, para el hombre darle la vuelta y decir: “me voy con la que pueda, y tengo sexo con la que yo pueda, y soy muy hombre y puedo”, por la educación machista. (…). Porque cuando te la mientan, te mientan a tu mamá, no te dicen: “hijo de tu papá”, el papá no importa. Pero yo le digo a mi esposo: “para ti puede ser muy fácil: ir y acostarte no con una, con tres, cuatro. Pero para una mujer, como mujer te ves mal, como mujer estás mal”, quedas mal. El hombre va y tiene sexo y es el rey, y es el que puede de la secundaria o de la primaria, porque si fue en la primaria: “¡qué mejor!. 182

Bien que la participante du témoignage précédent ait reconnu le rôle des processus de socialisation (l’éducation machiste) dans la construction de la double morale sexuelle qui promeut l’initiation sexuelle des hommes à un âge précoce, dans son témoignage, elle ne remet pas en question ce double standard. Au contraire, son elle souligne l’importance (en tant que femme) d’adhérer à une normativité (ce n’est pas correct si tu es une femme) qui reproduit des rapports inégaux de genre pour éviter la stigmatisation (d’être définie comme une putain), de se comporter comme un sujet avec une autonomie sexuelle. Remarquons que le comportement sexuel des femmes dans les sociétés patriarcales est étroitement lié à l’honneur, car les femmes sont les dépositaires officielles de l’honneur de la famille (et même de la nation). En plus, ce qui définit la position de la femme en tant que sujet, c’est son comportement sexuel. Ceci explique que, dans le discours de la femme interviewée, les femmes (mais surtout la mère) soient l’objet central des insultes sociales (la plupart d’entre elles à caractère sexuel, comme dans l’insulte mexicaine : mentar o chingar la madre (que ta mère aille se faire foutre). Sous cette logique, il devient intelligible que c’est au moyen de la mère que se construisent les insultes, que le comportement sexuel des hommes soit peu important (à l’exception de l’interdiction de l’homosexualité) et qu’il ne soit pas l’objet primordial des insultes. À cet égard, une sociologie de l’insulte montrerait leur racine sociale et comment les insultes sont liées aux stéréotypes et rapports sociaux. Par ailleurs, ce témoignage montre que, de nos jours, il est encore bien vu (dans certains contextes comme celui de la participante) et parfois promu que les hommes aient plusieurs partenaires sexuels, tandis que la « réserve » sexuelle des femmes est nécessaire afin de protéger leur réputation. Ceci fait partie des injonctions culturelles destinées à rappeler le système d'oppositions arbitraires qui fonde l'ordre social (Bourdieu, 1998a). De même, nous pouvons conceptualiser les potins et les rumeurs comme des technologies de réputation destinées à promouvoir l’adhésion à la normativité.

En outre, plusieurs participants ont indiqué comment la sexualité masculine- féminine est fortement façonnée par ce que Braun, Gavey et Mcphiliphs (2001) appellent « l’impératif coïtal ». Cet impératif a été défini comme le noyau des rapports sexuels hétérosexuels. En plus, cela est considéré comme le cœur normal et naturel des rapports hétérosexuels. Notons aussi que l’impératif coïtal a un lien étroit avec la compétence sexuelle (sexual competence) qui a un rôle important dans la construction des masculinités 183 contemporaines. Il existe un lien étroit, d’une part, entre la compétence sexuelle masculine et l’érection ainsi que la puissance sexuelle, et d’autre part, entre ces dernières et les images et les représentations qui existent autour du pénis dans les sociétés phallocratiques: P : La réduction des hommes à leurs organes génitaux, c’est culturel. Malheureusement, on ne leur parle jamais de leur corps aux hommes […]. Ainsi, le pénis est le seul qui est capable de s’amuser. J’ai récemment vu un film où l'homme dit à la femme qui l’attend dans la baignoire : « Nous arrivons » et son compagnon, c’est son pénis. Beaucoup de gens disent des choses comme ça, par exemple, si on s’appelle Luis, on dit : « Luis et le petit Luis ». De cette façon, ils transforment le pénis en un sujet animé […]. Dans la sexualité, il y a des situations où l’homme ouvre sa braguette et le reste du corps n’existe pas : l'homme ne veut pas que son corps soit touché; il veut que son pénis soit touché (Pedro, 60 ans, non-Autochtone, urbain) 110.

Analysons le témoignage de Pedro. Le participant reconnaît l’ancrage socioculturel de l’immanence du corps des hommes qui est considéré comme la norme qui ne doit pas être expliquée. Cela indique aux hommes qu’on ne leur parle jamais de leur corps, ce qui contraste avec l’importance et la présence accordées au pénis dans le discours et dans l’imaginaire. Ces imaginaires phallocratiques permettent de représenter le pénis comme un sujet et même de le constituer comme le sujet principal des relations sexuelles (au moins au niveau discursif), ce qui rend intelligible l’affirmation du participant selon laquelle le pénis est le seul qui est capable de s’amuser. Cette affirmation explique pourquoi le corps des hommes est souvent réduit au pénis dans les discours et dans l’imaginaire. En plus, le témoignage précédent montre comment le pénis est le noyau des représentations sexuelles et des blagues dans la vie des hommes, ce qui exprime comment la sexualité masculine est fortement centrée sur les organes génitaux.

110 P : Entre los hombres la genitalización del hombre es cultural, terriblemente al hombre nunca le hablan de su cuerpo. El pene es el único que disfruta, inclusive recientemente vi una película y que dice el hombre a la mujer “está en la tina la mujer y le dice el hombre “ahorita vamos fulano y yo” y se refería a su pene Y eso es algo que mucha gente hace, pues si te llamas Luis pues Luis y Luisito vamos a ir contigo, transformándolo en sujeto con vida propia (…). Por eso esa sexualidad donde se dan situaciones donde el hombre se abre la bragueta, no existe el cuerpo, y el hombre no quiere que le toquen el cuerpo, lo único que quiere el hombre es que le toquen el pene. 184

Par ailleurs, la virginité jusqu’au mariage pour les femmes a perdu son caractère impératif pour la plupart de nos participants (surtout parmi ceux et celles âgés de moins de 35 ans). Cependant, nous devons souligner que nous trouvons encore fréquemment parmi les participants des discours qui montrent que parler de la virginité, rester vierge ou même le fait de simuler d’être vierge ont encore un sens dans le contexte mexicain. Ainsi, la virginité serait encore vue comme un bien (c'est-à-dire un capital physique) à échanger, même pour les femmes appartenant aux couches sociales plus favorisées et avec un haut niveau de scolarité : C : Croyez-vous que la virginité parmi les jeunes femmes soit encore importante? P : Pour certaines personnes, oui, je crois que oui, elle est encore très importante. Moi et certaines de mes amies, nous n’avons pas grandi avec l’idée d’être vierges jusqu’au mariage. Cependant elles ont menti à leurs copains en leur disant qu’elles étaient encore vierges, quand elles ne l’étaient plus, elles ont menti à cet égard, bien sûr. C: Pourquoi pensez-vous qu’elles ont menti à cet égard? P : Car elles ont peur de ce que leur copain va penser d’elles : « Il ne va pas me vouloir, ça paraît mal s’il sait que j’ai couché avec plusieurs hommes, et encore pire je vais être toute flasque »(Karla, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 111. Ainsi, ne pas être vierge « est mal vu » dans un contexte où la virginité jusqu’au mariage est encore très valorisée, ce qui fait partie des mécanismes sociaux à travers lesquels s’exerce le contrôle sur le corps et sur la sexualité des femmes. Ajoutons que la peur qu’auraient les femmes de la flaccidité de leur corps qui est exprimée dans le témoignage précédent est liée au fait d’avoir des relations sexuelles. Cette peur devient compréhensible si nous analysons ce discours à la lumière des réflexions de Bourdieu (1998) sur l’économie des échanges symboliques. Dans cette perspective, le principe d’infériorité et d’exclusion de la femme correspond à la dissymétrie fondamentale du sujet et de l’objet qui est présente entre l’homme et la femme sur le terrain des échanges symboliques. Sous cette logique, les femmes sont réduites à l’état d’objets ou d’instruments

111 I :¿Cree que la virginidad siga siendo importante? /P : Para algunas personas siento que sí sigue siendo ¡súper importante! Tengo amigas que, que no crecimos en esta idea de vírgenes hasta el matrimonio todo el tiempo, y que le han inventado a sus novios que son vírgenes cuando no lo son. Y sí lo han inventado. ¡Claro por supuesto!/ I:¿porqué será eso?/P : Pues por este temor de “no, es que no va a ser virgen y va a pensar que ya no me va a querer y ¡ay qué mal se va a ver, ya me acosté con muchos ¡voy a estar flácida! 185 symboliques de la politique masculine où le corps féminin devient un objet évaluable et interchangeable qui circule entre les hommes au même titre qu’une monnaie (Bourdieu, 1980). Alors, le corps des femmes en tant qu’objet s’abîme avec « l’usage sexuel » (les relations sexuelles). Notons aussi que le témoignage précédent fait allusion aux mythes de l’incorporation des transgressions, car il suppose que les relations sexuelles changent le corps des femmes, dénonçant ainsi une transgression qui n’a pas été mentionnée par les participants pour parler du corps des hommes. Rappelons que la virginité en tant qu’institution est rattachée au corps des femmes, héritage direct de la domination de l’Église catholique au Mexique : P : La virginité a un lien avec l’Église, c’est quand les jeunes femmes ont encore l’hymen […] la virginité, c’est pour les femmes (Juan, 22 ans, non-Autochtone, urbain) 112. *** C : Est-ce qu’on parle de la virginité masculine? P : Non, je crois qu’ils fêtent quand ils la perdent […] à mon avis, perdre la virginité féminine est plus scandaleux que la virginité masculine, car on s’attend à ce que les hommes aient des relations sexuelles à un âge précoce (Tatiana, 24 ans, non- Autochtone, urbaine) 113. *** C : Est-ce que vous pensez que, de nos jours, c’est encore important la virginité? P : Cela est en fonction de l’éducation reçue […] mais je ne crois pas que ce soit important maintenant. Avant, oui, c’était important; de nos jours, il n’est pas requis que la femme soit vierge (Arturo, 41 ans, non-Autochtone, urbain) 114. Notons que les participants partagent le sens commun qui leur permet de savoir que la virginité est pour les femmes, tandis que les hommes peuvent avoir des relations

112 P : (…) la virginidad se maneja, eclesiásticamente se supone que es cuando las chicas este mantienen lo que es el himen (…) la virginidad está enfocada se supone que a las mujeres. 113 I : ¿Se habla de la virginidad masculina? / P : No, creo que celebran cuando se la quitan. Creo que sí/ P : ¿Sigue siendo un tema de conversación en las generaciones jóvenes?/P : Creo que perder la virginidad femenina es más escandaloso que la virginidad masculina, porque es hasta es esperado que un hombre empiece a temprana edad. 114 I : ¿Se habla de la virginidad masculina? / P : No, creo que celebran cuando se la quitan. Creo que sí/ P : ¿Sigue siendo un tema de conversación en las generaciones jóvenes?/P : Creo que perder la virginidad femenina es más escandaloso que la masculina, porque creo que es hasta es esperado que un hombre empiece a temprana edad. 186 sexuelles à un âge précoce, même qu’on s’attend à ce qu’ils en aient. En reprenant Juliano (2004), nous pouvons affirmer que si une activité ou une idée existe de nos jours c’est à cause de sa signification actuelle, car les pratiques sociales sont redéfinies ou re-signifiées quand les conditions qui sont à leur origine changent. Comme nous l’avons souligné dans le deuxième chapitre, cela ne signifie pas de nier l’existence des transformations importantes qui touchent la sexualité des femmes ni la virginité au Mexique. Ajoutons que les participants qui ont évoqué que la virginité était toujours importante proviennent également de contextes sociaux plus favorisés, urbains et avec un niveau de scolarité élevé. Une autre conséquence de cette double morale sexuelle est la perception généralisée des besoins sexuels différenciés selon le sexe qui résultent d’une pédagogie implicite qui inculque aux femmes et aux hommes quels devraient être leurs besoins . Une des premières choses qui est mis en évidence dans les discours des participants âgés de plus de 35 ans et avec un faible niveau de scolarité est que les femmes tendent à être conceptualisées comme ayant moins besoins sexuels (et même plus froides) que les hommes. Oscar, un homme issu d’une couche sociale défavorisée : C : Pensez-vous que les hommes et les femmes ont les mêmes besoins sexuels? P : Moi, je crois que non, car le début de la vie sexuelle de l’homme est différent, même ici (dans le centre de santé), on nous dit ça. L’homme regarde des revues pornographiques, il regarde les corps des femmes et il veut être avec cette femme, c’est différent. Les femmes, non, pour elles, ce sont des cochonneries […] et c’est naturel qu’elles le vivent d’une façon différente (Oscar, 41 ans, non-Autochtone, urbain) 115. Dans le témoignage d’Oscar, les hommes sont présentés comme ayant plus de besoins sexuels, ce qui implique qu’ils désirent avoir des relations sexuelles plus souvent que les femmes. Ces différences sont généralement présentées dans les discours comme étant naturelles, surtout parmi les participants âgés de plus de 40 ans et avec un faible niveau de scolarité. D’ailleurs, la chosification du corps des femmes dans le témoignage précédent est présentée comme naturelle (l’arbitraire naturalisé) et non pas comme le

115 I : ¿Viven la sexualidad de la misma manera los hombres y las mujeres?/P : yo digo que no, que el despertar sexual del hombre es muy diferente, porque eso nos lo explicaron también creo que aquí mismo. El hombre tiene más tendencias a ver revistas pornográficas, a ver el cuerpo de la mujer y empieza a sentir una sensación de estar con esa persona, es muy diferente. Digo que la mujer no, porque hay mujeres que ven esas cosas esas son cochinadas (…) es natural porque las experiencias son muy diferentes. 187 résultat des arrangements sociaux et des relations sociales qui lui donnent du sens. De cette façon, plusieurs oppositions arbitraires finissent par se passer de justification et être enregistrées comme des différences de nature. Ajoutons que ces oppositions incluent l’incorporation de principes androcentriques qui se perçoit dans l’hexis corporel et l’habitus des hommes et des femmes. Rappelons que, malgré son apparence naturelle, le travail d’incorporation se fait au moyen de la socialisation et des rites par lesquels s’apprennent et s’intègrent les pratiques et les conduites qui conviennent à leur sexe et, inversement, celles qui leur sont impropres. En effet, les oppositions entre le masculin et le féminin comportent non seulement la manière de tenir et de porter le corps, mais aussi la façon d’exprimer les besoins sexuels. Par contre, soulignons que dans les discours des femmes (majoritairement urbaines et métisses) où celles-ci apparaissent comme ayant moins besoins sexuels ou plus froides que les hommes, elles donnent d’autres explications (même de caractère social) à cet effet : C : Les hommes et les femmes ont-ils les mêmes besoins sexuels? P : Non […] les femmes, nous sommes parfois plus froides que les hommes. C : Qu’est-ce que vous voulez dire par « plus froides »? P : Les hommes aiment avoir des relations sexuelles de façon régulière tandis que, nous, les femmes, non, les femmes ne veulent pas les avoir, peut-être que ce soit à cause de la fatigue de la journée ou du travail, et les hommes veulent être avec nous, et on dit « pas maintenant », car on ne sent pas l’envie d’être avec le partenaire (Andrea, 38 ans, non-Autochtone, urbaine) 116. Notons dans le discours de la participante que les besoins sexuels moins importants ou, dans ses propres mots, le fait que les femmes soient « plus froides que les hommes » est expliqué par l’excès de travail auquel sont soumises les femmes dans certains contextes et non seulement comme étant le résultat d’une différence naturelle. Même si la croyance selon laquelle les hommes ont plus de besoins sexuels que les femmes est assez répandue, certaines femmes commencent à remettre en question cette croyance à partir de ce qu’elles ont observé ou écouté dans leur entourage :

116 I : Los hombres y las mujeres ¿tendrán las mismas necesidades sexuales?/P : (…) No es igual porque uno de mujer es a veces uno más fría que el hombre. / I : ¿Cómo más frías?/P: A los hombres regularmente les gusta tener sexo, más constante y uno de mujer no, será por el cansancio de todo el día, el ajetreo y ellos quieren estar con uno y dices: “ay no, ahorita no!”. Uno no siente esas ganas de estar con su pareja. 188

C : Vous pensez que les hommes et les femmes ont les mêmes besoins sexuels? P : Je crois qu’ils vivent de la même façon la sexualité. J’ai une amie, elle est une mère célibataire et elle m’a demandé si j’avais un partenaire (sexuel). Quand je lui ai répondu que non, elle m’a dit qu’elle ne comprenait pas comment est-ce que je pouvais vivre sans avoir du sexe régulièrement. Elle m’a dit qu’elle ne pouvait pas être sans un partenaire sexuel. J’étais surprise, car j’avais entendu que les hommes ne peuvent se passer de sexe pendant une longue période et que les femmes supportent mieux le fait de ne pas avoir du sexe, et je crois que c’est vrai. Mais cette fille, elle leur ressemble (aux hommes), car elle ne peut pas vivre sans sexe (Sofía, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 117. En effet, ce témoignage indique que les hommes, en tant que collectivité, sont perçus comme ayant plus de besoins sexuels que les femmes (les hommes ne peuvent pas se passer de sexe pendant une longue période). Cependant les discours que nous avons présentés montrent que parmi les participantes, certaines femmes peuvent avoir les mêmes besoins sexuels que les hommes (de façon individuelle). Ces femmes, comme le suggère le témoignage précédent, tendent à être masculinisées (dans les discours des femmes âgées de plus de 35 ans), car le désir sexuel est défini comme éminemment masculin. Ceci rend compréhensible que les femmes qui ressentent un plus grand besoin d’avoir des relations sexuelles puissent ressembler aux hommes. Remarquons que c’était les femmes âgées de plus de 40 ans, avec un faible niveau de scolarité et mères de plus de 4 enfants qui ont indiqué l’existence de ce « modèle de sexualité différencié par sexe » : C: Les hommes et les femmes ont-ils les mêmes besoins sexuels? P: Je ne sais pas. Cela varie selon la nature de la femme ou de l’homme. Il y a des femmes qui sont de nature très élevée (avec un appétit sexuel élevé) et peut être que celles-ci sont comme les hommes. C : Vous parlez de nature, qu’est-ce que cela veut dire?

117P : Yo siento que igual, tengo una amiga que es mamá soltera y hablando en confianza ella me dice "¿tú no tienes a nadie?” “no” “ ¿cómo?! no te entiendo”, “¿por qué?” le dije, “¿cómo puedes estar sin tener sexo seguido?” y yo: “es normal, ¿tú no puedes estar sin tener sexo?” y me dice “ no, no puedo estar sin una pareja” y dije “ahh chirrion! (sorpresa)” “pues yo sí”, dijo “yo no”. Entonces yo había escuchado comentarios de que los hombres no pueden estar mucho tiempo sin tener sexo, que las mujeres aguantan más tiempo de estar sin sexo que ellos y creo que sí es cierto. Pero en esta muchacha es igual porque ella dice que ella no puede estar sin tener una pareja. 189

P: Cela veut dire que parfois, dans les couples mariés, la femme ne veut pas avoir de relations sexuelles, car elle n’en a pas envie, mais l’homme, il veut. Bon, cela m’est arrivé, je l’ai vécu, car parfois on est fatiguées et on ne veut pas être avec l’homme, et l’homme veut nous obliger et il y a des problèmes (Norma, 52 ans, non-Autochtone, rurale) 118. Nous considérons qu’il n’est pas anodin que certaines participantes à cette étude définissent les hommes et les femmes auxquelles elles ont assigné un tempérament ou une nature élevée comme étant plus sexualisés et comme étant moins sexualisés les sujets avec une nature ou tempérament « bas ». En effet, cette classification hiérarchique de la « nature sexuelle » exprime un système d’oppositions, mais aussi un système de valeurs qui hiérarchisent, selon leur « nature », les sujets plus ou moins besoins sexuels (les hommes de nature élevée étant plus nombreux que les femmes). En reprenant l’analyse bourdieusienne, nous pouvons affirmer que cette division de tempéraments (élevé et bas) synthétise les oppositions homologues fondamentales de l’ordre social entre dominants et dominés en naturalisant la soumission et la domination sexuelles (Bourdieu, 1980, 1998). Il devient intelligible que les femmes ayant les mêmes besoins sexuels que les hommes soient masculinisées. Rappelons que, pour Bourdieu (1998), la vision dominante de la division sexuelle s'exprime non seulement dans les discours et les proverbes, mais aussi dans la structure de l’espace (physique et symbolique). Remarquons que les discours des participantes indiquent comment leur sexualité a souvent été subordonnée aux besoins et réquisitions de leurs partenaires sexuels afin d’éviter d’avoir des problèmes avec eux (nous reviendrons sur ce point). Remarquons que cette division des « natures », selon leur caractère bas ou élevé, peut trouver son origine dans les croyances populaires mexicaines qui identifient la chaleur (el calor) avec l’énergie sexuelle produite par le corps quand il atteint la maturité sexuelle. Ainsi, cette « chaleur » s’accumule dans le sang, elle qui est considérée comme la force naturelle qui contribue à la reproduction humaine.

118 I : Los hombres y las mujeres ¿tendrán las mismas necesidades sexuales?/ P : No sé, ahora sí que depende de la naturaleza que sea. Hay algunas mujeres que son de naturaleza muy alta y tal vez sean igual que los hombre/I : ¿Cómo?/P : Quiere decir que alguna vez aunque sean matrimonio la mujer si no está de acuerdo en tenerlas y no tiene ganas de tenerlas y el hombre sí, me pasó porque lo viví así, a veces está uno ya cansado y no quiere uno estar con el hombre pero al hombre se le y mete y ahí sí hay problemas y le empiezan a achacar a uno cosas que no son. 190

En outre, la sexualité étant un champ éminemment masculin, la plupart des participants ont suggéré de façon implicite ou explicite que ce sont les hommes qui doivent prendre l’initiative pour avoir des relations sexuelles. Cependant, parmi les femmes plus jeunes (âgées de moins de 30 ans) et plus scolarisées, dans le contexte du mariage ou d’une union de fait ou de couple stable, il est « approuvé » de prendre l’initiative pour avoir des relations sexuelles : P : Moi, je crois qu’on vit la sexualité de la même façon parce que mon mari, il est mon premier partenaire sexuel et nous avons une très bonne communication. Tout se passe bien, même que parfois je prends l’initiative pour avoir des relations sexuelles avec lui. C : Pensez-vous que c’est courant parmi les couples de votre entourage que les femmes prennent l’initiative? P : Non, je ne crois pas que ce soit courant. Même parmi nos amis, j’ai une amie que, parfois même, si elle ne veut pas avoir des relations sexuelles, elle ne le montre pas par crainte d’être maltraitée par son mari ou parce qu’elle est gênée (Rosa, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 119. Ce témoignage montre que dans certains couples (surtout les plus jeunes, avec au moins 10 ans de scolarité et issus de classes sociales moins défavorisées), la sexualité est devenue un domaine d’échanges plus égalitaires et moins restrictifs. Cependant, la participante reconnaît que, même dans son entourage, les femmes acquiescent aux demandes de relations sexuelles de leurs partenaires par crainte d’être maltraitées par leurs partenaires. Le fait que les femmes soient considérées comme plus froides ou de « tempérament plus bas » que les hommes est présenté dans certains discours comme le résultat d’expériences passées étroitement liées à la violence sexuelle et/ou domestique : P : Je suis de tempérament bas, c’est-à- dire que je suis froide. Moi, je n’aime pas qu’on me touche, je n’aime pas avoir des relations sexuelles souvent. Peut-être que c’est le résultat de ce que j’ai vécu avec mon premier mari. Il me disait « tu vas faire

119 I : ¿Es igual la sexualidad de los hombres y de las mujeres? /P : Yo siento que es igual. Porque mi primera pareja sexualmente hablando, es mi esposo. Siento que lo he disfrutado al máximo y lo seguimos disfrutando, siempre hablamos. Si yo siento ganas de estar con él, lo hablamos o yo empiezo con las caricias y eso. /I : ¿Y tú crees que será en tu entorno será común?/P: no, hay muchas personas así. Como te digo, lo hemos vivido en nuestros amigos. Siento que a veces por miedo, en el caso de mi amiga, si mi amiga no tiene ganas de estar con su pareja no se lo demuestra o por miedo de que la maltrate o por pena. 191

tout ce que je veux toutes les fois que je le veux ». Alors, je suis devenue comme ça (Lety, 48 ans, non-Autochtone, urbaine) 120. Dans cette même veine, la violence (physique et sexuelle) peut être vue comme un mécanisme pour subordonner la sexualité des femmes aux besoins des hommes en décourageant l’autonomie sexuelle des femmes et pour les mettre à leur place (symboliquement et socialement). Soulignons que dans le cas de la plupart des participantes, la sexualité et les relations sexuelles se trouvent liées à des épisodes de violence sexuelle et parfois de violence conjugale (même pour celles qui ne considèrent pas les femmes comme plus froides que les hommes).

En outre, certains témoignages permettent de constater une réification de la sexualité et une tendance à chosifier le corps des femmes dans le domaine de la sexualité. Ceci s’exprime tant dans les attentes par rapport aux comportements que les femmes doivent adopter au lit que dans les blagues à caractère sexuel : P : Pour l'homme, il existe deux formes de sexualité : la masturbation qu’on nomme « la main amie », et baiser […] On dit : « La seule chose importante est d’écarter les jambes de la femme, peu importe son visage ». Il y a des blagues qui disent : « On peut couvrir son visage (de la femme) » et là, il n’existe plus rien, ni les seins, c’est une chosification terrible, la seule chose importante, c’est le petit trou comme on dit : « Un trou, peu importe si c’est celui d’un homme ». Ceci montre la réification de l'érotisme […] (Pedro, 60 ans, non-Autochtone, urbain) 121.

Cet extrait témoigne de la chosification du corps des femmes et de son instrumentalisation dans le domaine de la sexualité. Rappelons que la déshumanisation d’un groupe de personnes faciliterait les agressions à son égard. De même, le témoignage indique que la sexualité et le plaisir des femmes sont secondaires et subordonnés au plaisir masculin, ce qui rend compréhensible le discours selon lequel avoir une relation sexuelle

120 P : Yo siempre he sido igual, como muy baja de temperamento. Como muy fría, no me gusta a mí que me estén manoseando, no tener relaciones muy seguidas. Tal vez por lo que yo pasé con mi primer esposo porque con él era de “vas a hacer las cosas las veces que yo quiera”, entonces yo me hice así. 121 P : Para el hombre hay dos formas de sexualidad: la masturbación que tiene nombres como mano amiga. Por el otro lado el coger, (…) dicen “pues qué importa de lo que se trata es de que nomás abra las piernas, qué importa como tenga la cara”. O hay chistes “que le tapamos la cara” y ahí ya ni siquiera existen ya los senos, en esa parte cosificaron tan terrible, pues lo único que está es un agujerito y por eso, como dice Poncela Dice siendo agujero aunque sea de caballeros la cosificación de lo erótico (…). 192 avec une femme se limite à lui écarter les jambes. En plus, l’affirmation « Un trou, peu importe si c’est le trou d’un homme » suggère que, dans certains contextes, les relations homoérotiques peuvent être tolérées et même vues comme preuve de masculinité pour l’homme qui maintient un rôle sexuel actif, tant qu’il ne remet pas en question les rôles de genre. Cependant, celui qui est confiné au rôle passif est symboliquement et socialement efféminé et dévalorisé en adoptant le rôle de la femme.

4.2 Les relations sexuelles, l’hétéronormativité et l’apprentissage des rôles de genre Comment les participants à cette étude ont-ils vécu leur première relation sexuelle? Quelles attentes avaient-ils? Quelles sont les émotions qui ont accompagné leur initiation sexuelle? Quelles étaient leurs raisons pour avoir de relations sexuelles?

Parmi les raisons que les participants indiquent pour expliquer le commencement de leur vie sexuelle et/ou pour avoir des relations sexuelles, nous pouvons nommer : le plaisir, l’amour, pour se reproduire, pour expérimenter (pour ne citer que les plus mentionnées). Cependant, il est intéressant de souligner le caractère genré des raisons socialement « adéquates » soulevées pour avoir ou ne pas avoir de relations sexuelles. Ces raisons sont fondées sur des présupposés et des stéréotypes sociaux qui façonnent les différentes attitudes ainsi que les dispositions qu’ont les femmes et les hommes, dans un contexte donné, envers les relations sexuelles. En effet, malgré les changements dans le domaine de la sexualité, les expériences relatives aux premières rencontres sexuelles des participants montrent aussi des différences significatives non seulement en fonction du sexe, mais aussi en fonction de différentes variables : le niveau de scolarité, le foyer autochtone, l’âge et la classe sociale. Rappelons que la sexualité, avoir des relations sexuelles et principalement l’initiation sexuelle font partie intégrante de la construction et l’apprentissage de ce qu’est « devenir un homme ». Ajoutons que dans le cas des hommes, il y a un lien étroit entre la sexualité et le rôle de pourvoyeur économique, car ceux-ci sont étroitement liés dans la construction de la masculinité. À cet égard, Carlos commentait : C : Avez-vous vécu des pressions sociales pour commencer votre vie sexuelle? 193

P : Oui, il y avait un peu de pression à cet égard parce que c’était ça que mon père avait vécu, cette situation de devoir montrer qu’il était un homme, et la façon de démontrer ça, c’était de parler à une femme et avoir des relations sexuelles. Parfois ils leur fournissaient les femmes, ils étaient obligés de le faire pour montrer qu’ils étaient des hommes. Très tôt dans la vie, ils nous disaient : « Il faut que tu sois un homme ». Être un homme signifiait avoir une femme, travailler fort et avoir le dernier mot à la maison (Carlos, 30 ans, Autochtone, urbain) 122. Notons que le participant fait une distinction entre ce qu’a vécu son père et ce qu’il a vécu lui. Avant, dans les milieux urbains, mais surtout dans les milieux ruraux (Carlos est né dans une région rurale), remarquons que l’initiation sexuelle avec une prostituée était une pratique courante. Ainsi, les hommes étaient obligés de s’initier sexuellement avec une prostituée pour montrer qu’ils étaient des hommes. Bien que de nos jours l’initiation sexuelle avec des prostituées soit moins courante qu’avant, l’initiation sexuelle et ses rituels font partie encore des exigences sociales dirigées vers les hommes en les positionnant dans les structures de prestige et de reconnaissance d’un savoir-faire dans le domaine de la sexualité qui montre leur adhésion à la normativité hétérosexuelle. Le fait d’être un homme signifie aussi avoir un travail rémunéré, car ceci différencie les hommes des femmes et contribue à l’apport économique des parents pour être ainsi reconnu par les autres hommes comme un sujet de droits et d’obligations. Par ailleurs, il est important de souligner qu’aucun participant à cette étude n’a indiqué s’être « initié sexuellement » avec des prostituées, mais ils indiquent avoir connaissance qu’il s’agissait d’une pratique courante chez les générations précédentes. Par contre, tous les participants ont indiqué avoir commencé leur vie sexuelle avec des copines ou des amies : C : Pensez-vous qu’il y a encore une pression pour s’initier sexuellement chez les garçons?

122 I : Hubo presiones dirigidas a ti y a otros varones para que se iniciaran sexualmente?/P : Sí había un poco una presión porque realmente el papá como viene de una generación que vivió eso, de tener que mostrar que es hombre, “muéstrame que eres hombre” ahora sí y la manera de mostrar era de hablarle a una mujer y órale. Hasta le buscaban la pareja para que demostrara que era hombre. Y era nada más para demostrar que sí era uno hombrecito hecho y derecho. Sí te inculcaban eso desde un principio “usted tiene que ser hombre” y ser hombre era tener mujer, trabajar duro, hasta eso también, ahí el que manda, el que manda en la casa, tiene la última palabra el que opina, el que dice.

194

P : Non, je crois que non […] peut-être qu’encore dans certains villages ou selon l'éducation. De nos jours, un garçon n’a pas besoin que tu l’amènes (avec une prostituée), le garçon expérimente avec une amie ou avec une autre femme. Il n’existe plus la pratique qui dit : « Allons l’initier sexuellement ». Peut-être qu’il est déjà allé tout seul! (Arturo, 41 ans, non-Autochtone, urbain) 123. *** P : Je ne connaissais pas un autre gars de mon âge à 18 km à la ronde qui ne s’est pas initié sexuellement avec des prostituées à cette époque, je te parle de 1965. Tous mes frères, mes cousins, les voisins que je connaissais ont fait leur initiation sexuelle avec des domestiques ou avec des femmes de ménage, ce qui fait partie de la surexploitation à laquelle sont soumises les travailleuses domestiques. D’ailleurs, pour ceux qui ont amorcé leur vie sexuelle avec des femmes de ménage il s’agissait seulement d’un rite de passage. Et puis, ils allaient avec des prostituées, tous allaient avec des prostituées, tous les hommes que je connaissais et qui avaient eu des relations sexuelles avaient été avec des prostituées. Moi, je ne me suis pas initié avec une prostituée et je n’ai jamais eu de relations avec elles (Pedro, 60 ans, non- Autochtone, urbain) 124. En effet, les discours des hommes âgés de 40 ans et plus indiquent que l’initiation sexuelle avec des prostituées était courante dans leur entourage, ce qui ne signifie pas que, à cette époque, certains hommes ne se soient pas initiés sexuellement avec des copines ou des amies. Soulignons aussi l’importance de l’initiation sexuelle avec des femmes de ménage125. De plus, il y a une relation de pouvoir inhérente établie entre les patrons et les fils des patrons et les femmes de ménage, ce qui nous permet de supposer qu’une bonne partie de ces rencontres sexuelles ont eu lieu sans le consentement de ces femmes (nous y

123 I : ¿Existirá todavía ésta presión para que los varones se inicien sexualmente?/ P : Creo que no, (…) tal vez todavía en algunas comunidades, según la educación que lleves. Ahora, un chavito no necesita que lo lleves, el chavito ya con la amiguita o ya experimentó por ahí con alguna ya no existe el “vamos a iniciarlo” a lo mejor él solito ¡ya fue! 124 P : (…) fui el único como digo de broma en 18 km a la redonda, no conocía otra gente a mi edad en 1965 o 66, que no se haya iniciado con prostitutas. Todos mis hermanos, primos, vecinos también con sirvientas, trabajadoras domésticas, era parte de la superexplotación. Eso era sólo un rito de iniciación, luego iban con las prostitutas. La mayoría de gente que conocía, bueno todos los que conocía y que supiera que ya habían tenido relaciones era con prostitutas. Yo no me inicié con prostitutas y tampoco tuve relaciones con ellas. 125 Même si nous n’avons pas assez de renseignements concernant les circonstances dans lesquelles ces rencontres sexuelles ont eu lieu, il a été souligné que les agressions sexuelles sont courantes dans la vie des femmes de ménage en Amérique latine et au Mexique (RPP, 2011; CONAPRED, 2011). 195 reviendrons). Ajoutons que ces agressions sexuelles sont le résultat de l’intersection et de l’interaction de divers systèmes d’oppression sociale (ethnoraciales, de classe sociale, de genre, etc.) en assumant que ces systèmes d’oppression s’interpénètrent et se renforcent mutuellement. Ainsi, l’abus et les agressions sexuelles envers les femmes de ménage font partie d’un continuum d’abus plus large. En outre, bien que l’initiation sexuelle avec des prostituées est une pratique peu courante chez les hommes participants à cette étude, plusieurs d’entre eux, même les plus jeunes, ont indiqué avoir vécu diverses pressions sociales pour s’initier au sexe. En effet, parmi les hommes âgés de moins de 35 ans, provenant des milieux urbains et ruraux et métis, ces pressions étaient exercées surtout par le groupe d’amis : C: Pensez-vous qu’il y a des pressions sociales concernant la façon dont les hommes vivent et expriment leur sexualité? P : Oui, certainement. Bien sûr, c’est très marqué cette notion de virilité pour prouver que tu es un homme […], les pressions entre amis sont épuisantes à cet égard. Moi, ça m’énervait beaucoup qu’ils me demandent tout le temps de raconter mes expériences sexuelles ou ils me disaient : « Vas-y, fais-lui la faveur (de coucher avec elle), c’est ça qu’elle cherche. Ou quoi? Tu n’es pas un mâle? Es-tu un pédé? » Ils faisaient des commentaires pour me forcer à prouver ma virilité comme s'il s'agissait d'un symbole de force et de réaffirmation de la masculinité. Cela me dérangeait qu'ils me demandent et me donnent leur verdict sur ma vie sexuelle sans rien savoir […] Mon patron me disait : « Tu es un petit garçon, pourtant tu as tout ton lait encore dedans », alors je crois qu’il se référait à la confirmation de la virilité masculine à partir de l’acte sexuel comme si c’était le sommet de notre succès en tant qu’hommes (Vicente, 33 ans, non-Autochtone, urbain) 126.

126 I : ¿Hay presiones para que los hombres expresen su sexualidad de una determinada manera?/P : sí, claro, es muy marcada esa noción de la virilidad de "sí eres un hombrecito"(…) entre amigos es muy fuerte ese aspecto. A mí me molestaba mucho que me acosaran con preguntas como queriendo delatar mis experiencias sexuales “ándale, hazle el favor a tal, que no ves que está buscando, ¿que no eres macho, que eres puto o qué?”, cosas de ese estilo como que te fuerzan a querer demostrar cuestiones viriles como si fuera un símbolo de fuerza y de aceptación, de reafirmación de masculinidad. A mí me molestaba mucho que preguntaran de mi vida sexual, que opinaran de ella sin saber (…) mi jefe me decía “Estás muy chavito, todavía traes toda la leche adentro, estás muy chavito”. Se refería a que la confirmación de la virilidad masculina está en el acto sexual como si eso fuera la cúspide de tu éxito. 196

Au contraire de ce qui arrive chez les femmes, qui sont souvent socialisées pour s’éloigner de la sexualité hors du mariage, pour les hommes, c’est un domaine de réaffirmation de leur identité masculine et de leur masculinité. Comme l’illustre le témoignage de Vicente, les hommes sont contraints par leur entourage (principalement par les groupes d’amis) à montrer leur virilité en ayant des relations sexuelles de façon continue pour éloigner tout soupçon d’homosexualité. Dire à un homme plus jeune qu’il ne sait rien du sexe et de souligner son manque d’expériences sexuelles en disant qu’il a tout le lait (sperme) encore dedans, est un indice du mépris et de la hiérarchisation des identités masculines à partir de l’expérience hétérosexuelle acquise. Ceci génère des pressions sociales parmi les garçons afin d’être reconnu comme expert en matière de sexe, ce qui leur donne une position relativement meilleure dans la structure de prestige. Notons que la dimension sentimentale dans le cas des hommes n‘apparaît pas centrale dans leurs discours, ce qui ne signifie pas que les dimensions émotionnelle et sentimentale soient absentes de leur expérience vécue à l’égard des expériences sexuelles. Elle n’est simplement pas indispensable ni obligatoire.

4.2.1 La production socioculturelle et hétéronormative de l’amour

Les discours des femmes sur les relations sexuelles et leur premier rapport sexuel montrent la centralité des discours sur la romance et l’amour, spécialement en ce qui concerne les motifs pour avoir des relations sexuelles, mais aussi autour de leurs attentes : P : Moi, j’avais rêvé que mon premier rapport sexuel serait lors d’une croisière avec un gars pas différent, mais qui prendrait soin de moi (Andrea, 34 ans, non- Autochtnoe, urbaine) 127. *** P : Je m’imaginais comme dans les téléséries que j’allais me marier avec un chum très beau, habillée de blanc […], mais la réalité est bien différente (Lorenza, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 128. Les grandes attentes, marquées par le cinéma et par les téléséries, construisent un imaginaire peu réaliste et qui n’a souvent aucun rapport avec les conditions objectives de

127 P : Yo lo había soñado de manera diferente, lo había soñado en un crucero tal vez con una persona no diferente sí que me cuidara mucho, lo que eres, ahí sí lo que me faltó fue el crucero. 128 P : Yo me imaginaba como en las novelas, casarme con un novio guapo casados, de blanco. 197 vie dans laquelle les rapports sexuels de nos participants ont eu lieu. Notons aussi comment les rites de la tradition judéo-chrétienne jouent un rôle important dans l’imaginaire populaire qui construit le mariage comme la condition pour avoir des relations et comme un des éléments centraux dans le discours de l’amour. Ainsi, la plupart des femmes participantes ne sont pas satisfaites de la façon dont elles ont vécu leur première relation sexuelle (sauf dans le cas de celles qui ont pu négocier et exprimer ce qu’elles voulaient; souvent celles appartenant aux couches sociales plus favorisées, avec un haut niveau de scolarité, et métisses ) soit parce que leurs attentes romantiques n’ont pas été remplies, soit parce qu’avoir des relations sexuelles n’était pas ce qu’elles attendaient ou parce qu’elles ont expérimenté de la violence ou de la coercition pour se soumettre à des relations sexuelles (nous y reviendrons) : P : Moi, j’aurais aimé faire l’amour avec quelqu’un que j’aime et vivre toute la vie ensemble jusqu’à la fin de nos jours […] J'ai toujours souhaité me marier, sortir de ma maison habillée en blanc, aller à l’église et la nuit aller à ma lune de miel […] j’aurais aimé une première fois comme ça, avoir pu décider avec qui, avoir pu lui dire : « Attends, tu me fais mal » (Lety, 48 ans, non-Autochtone, urbaine) 129.

Remarquons que pour Lety, l’idéal aurait été d’avoir pu décider avec qui avoir des relations sexuelles. Ceci indique que pour certaines femmes leur initiation sexuelle a eu lieu sans leur consentement et au moyen de coercition et même de la violence sexuelle. D’ailleurs, une des raisons primordiales que les femmes ont indiquées pour avoir des relations sexuelles et pour s’initier dans la sexualité c’était l‘amour. Soulignons l'importance du rôle des médias dans la diffusion des discours romantiques et hétéronormatifs. Pour sa part, en tant qu’institution centrale dans la société, le mariage présente un ensemble idéalisé de relations socio sexuelles qui reproduisent la dynamique de pouvoir et de genre ainsi que la normativité hétérosexuelle. Notamment, cet ensemble de relations est soutenu, en partie, par l'idéologie de l'amour romantique. Celui-ci peut être défini comme l’ensemble de croyances qui construit une configuration particulière de pratiques sexuelles et de genre comme étant naturelles, normales et correctes. Ceci est

129 P : Lo que siempre desee, es hacerlo con alguien a quien yo quiera y vivir siempre, toda la vida hasta que estemos viejitos. Siempre pensé en salir de mi casa de blanco casarme bien, ir a la iglesia y en la noche irme de luna de miel (…) así hubiera querido que hubiera sido la primera vez, que yo con gusto me hubiera acostado con una persona y que yo le dijera: “espérate porque me estás lastimando”. 198 pertinent dans la mesure où la plupart des participantes ont décrit leur premier rapport sexuel et même le fait d’avoir des relations sexuelles par le biais de discours sur l’amour et en termes de dévouement (entrega) : P : Je crois que l'homme fait cela (avoir des relations sexuelles) pour le plaisir. À mon avis les femmes ont des relations sexuelles à cause de leurs sentiments, elles ont plus de sentiments, aussi en cherchant le plaisir, mais plus par les sentiments C : Pourquoi penses-tu que ce soit comme ça? P : Je ne sais pas, je pense que c'est culturel, mais je n’ai aucune idée. Mais pour les hommes, c’est plus relâché, plus « light », plus au nom de leurs besoins, mais pour nous, non, on le fait par amour […] on se dévoue plus pour ces sentiments (Olga, 34 ans, Autochtone, rurale) 130.

Le fait d’assumer que les femmes ont des relations sexuelles à cause de leurs sentiments et les hommes par plaisir montre la persistance de stéréotypes sur la sexualité masculine/féminine, qui reflètent les normes hétérosexuelles qui reproduisent l’ambivalence et la double morale sexuelle autour de la vie sexuelle des hommes et des femmes. De cette manière, la sexualité et le plaisir féminins requièrent une justification au- delà de soi-même (par exemple avoir des enfants, satisfaire les besoins sexuels des autres, etc.). De même, le patriarcat est renforcé à travers des discours et des imaginaires qui identifient l’amour comme un engagement légitime et souhaitable, ce qui permet de reproduire et produire des relations qui, hors de ce cadre, seraient des relations de subordination et de conformité. En contraste, les témoignages indiquent que les hommes ont le droit de penser et combler leurs besoins, sans besoin de justifications.

D’ailleurs, malgré que le plaisir commence à apparaître dans les discours des participantes comme une des raisons pour avoir des relations sexuelles (surtout parmi les femmes urbaines, métisses, avec un niveau de scolarité élevé et âgées de moins de 35 ans), le plaisir n’est pas encore une « raison légitime » pour les femmes. Il devient donc

130 P : Yo creo que el hombre va más muchas veces por placer, las mujeres no, las mujeres manejamos más sentimientos, aunque también el placer pero más sentimientos/I: ¿Por qué será eso?/ P : no sé, creo que es cultural, no tengo idea, porqué sea así, porqué ellos lo ven más relajado, más “Light” más necesidad y como que uno no, uno lo ve más como del amor es así (…) hay más esa entrega, más sentimientos. 199 intelligible (et parfois presque impératif) d’encadrer leurs pratiques sexuelles dans le discours de l’amour afin de s’éloigner des identités sociales stéréotypées :

P : Je pense que c'est important de se sentir aimée, mais de ce que j’ai vu, de nos jours l’amour est plus un discours : « Oui, je t'aime, tu es superbe » et trois mois plus tard, la relation est finie. Je crois que l'amour est plus comme une justification […] : « Je l'ai fait parce qu'il a dit qu’il m’aimait ». Je crois que cela sert à se déculpabiliser au nom de l’amour (Tatiana, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 131.

De cette façon, les femmes qui n’obéissent pas au mandat de désérotisation et qui n’ont pas de relations sexuelles au nom de l’amour peuvent être encore de nos jours stigmatisées (dans certains contextes).

Par ailleurs, il faut souligner l’importance de la désérotisation de la sexualité chez les femmes, car seulement deux femmes participantes ont exprimé que le plaisir joue un rôle central dans leur vie sexuelle. Notons que ces femmes étaient âgées de moins de 35 ans, hautement scolarisées (plus de 14 ans de scolarité), provenant des milieux urbains, appartenant à des classes sociales peu défavorisées et non autochtones. Cela ne veut pas dire que le plaisir soit absent des expériences sexuelles et amoureuses des autres femmes participantes, mais parler de plaisir au féminin est encore un tabou. Ceci expliquerait que, encore de nos jours, il est souvent mal vu que les femmes cherchent le plaisir ou l’expérience sexuelle comme premiers buts des relations sexuelles.

P : Je crois que de nos jours, tu es libre en tant que femme de faire ce que tu veux avec ton corps. Je pense que cela s’est déformé, je ne crois pas que je suis une puritaine, mais elles le considèrent comme une expérience sans importance et non comme une expérience romantique, quelque chose de beau, mais comme une expérience et rien d’autre (Edith, 33 ans, non-Autochtone urbaine) 132.

131 P : Creo que es importante sentirse amada en el momento pero he visto que ahora el amor es más un discurso: “sí, te amo, eres mi máximo!”, duran tres meses y cada quien se va por su lado. Creo que el amor es más como una justificación (…): “lo hice porque dijo que me amaba” creo que decir eso “ahh bueno!, entonces no fue tu culpa!, él te dijo que te amaba”. 132 P : Creo que ahorita, eres libre como mujer de hacer lo que quieras con tu cuerpo, pienso que ya se tergiversó un poquito, no creo que sea que ande yo de puritana simplemente que ya lo consideran como una 200

À la lumière du témoignage précédent, l’expérience sexuelle des femmes hors du mariage doit être encadrée dans le discours de l’amour romantique. Par contre, la quête du plaisir chez les hommes n’est pas remise en question, mais promue et conceptualisée comme « normale » et même souhaitable. Notons que dans l’amour romantique ,il y a une prépondérance de la dimension affective et des éléments sublimes de l’amour. Ceux-ci prédominent sur l’ardeur sexuelle. D’ailleurs, à partir d’une perspective de genre, l’amour érotique et l’amour doivent être conceptualisés comme des expressions historiques, ce qui nous amène à dévoiler les éléments de domination et les rapports d’oppression qui leur sont sous-jacents. Dans cette logique, le rôle de la femme, c’est de pourvoir au plaisir de son partenaire sexuel en y subordonnant ses besoins :

P : Une fois, une amie m’a dit : « Il faut écarter les jambes, rien d’autre ». Mais je ne suis pas d’accord.

C : Penses-tu que les femmes permettent que ce soit différent?

P : Je pense qu’ici dans le village, les femmes ne pensent pas qu’il faut que ce soit différent (Katia, 34 ans, Autochtone, rurale)133.

Dans cette perspective, les femmes deviennent un objet qui doit seulement écarter les jambes afin de bien accomplir son rôle. Nous pouvons affirmer que l'expression autonome du désir et du plaisir féminin (c'est-à-dire qui ne répondent pas à la volonté d'autrui ou au désir de maternité) ne trouve pas facilement une place dans les représentations hégémoniques de l'amour romantique au Mexique. En conséquence, les raisons pour avoir des relations sexuelles invoquées par la plupart des participants ne sont pas les mêmes s’il s’agit d’un homme ou d’une femme :

C : Quel rôle joue le plaisir dans les relations sexuelles?

P : Si tu es un gars, le plaisir est tout

experiencia más, ya no tanto como algo romántico, algo bonito, sino que ya es como que algo que, "yo quiero tomar como experiencia y que importa lo demás". 133P : Una vez me dijo una amiga “nada más te abres de piernas y ya”. No, eso no es, pienso que debe de ser diferente/I : ¿Crees que las mujeres se den permiso de que sea diferente?/ P : Aquí en este pueblo yo pienso que no. Hay mucha gente que yo pienso que no. 201

C : Et dans le cas des femmes? Quel rôle aura le plaisir?

P : Dans le cas des jeunes femmes, je crois que la dernière chose à laquelle elles pensent, c’est le plaisir. Elles pensent à être aimées, alors (avoir des relations sexuelles) c’est l’acte d’amour par excellence. Je crois que la dernière chose qu’elles pensent, c’est qu’elles ressentiront du plaisir. Comme le plaisir est stigmatisé, on ne ressent pas le plaisir. Je crois que pour elles, ressentir le plaisir est interdit (Tatiana, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 134.

Les exigences sociales à propos de la sexualité féminine demandent aux femmes la répression de leurs désirs et de leurs besoins tout en apprenant à résister et même à normaliser le harcèlement qu’expérimentent les femmes et leur corps. De cette manière, le contrôle sur soi et la surveillance deviennent des vertus importantes chez les femmes.

En outre, notons que malgré la tendance à « biologiser » les besoins d’amour des femmes et de sexe chez les hommes, nous pouvons trouver des explications qui suggèrent les racines sociales de ces différences dans les discours de certains participants :

P : Je ne sais pas si c’est à cause de l’éducation sur les sentiments qu’on nous donne que l’homme apprend à être froid, à ne pas ressentir, à être fort, à ne pas pleurer. Par contre, les femmes pleurent sans raison, nous sommes les reines du drame. Alors, je pense qu’il existe (des sentiments) chez les hommes, mais ils ne les expriment pas et cela cause des problèmes dans les relations, car ils ne peuvent exprimer leurs sentiments, les communiquer, parce qu’ils ont été éduqués comme ça (Tatiana, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 135.

134 I : ¿Qué rol jugará el placer a la hora de decidir tener relaciones sexuales?/P : Creo que al principio, si eres un chavo supongo que el placer ha de serlo todo/I: ¿En las mujeres que rol tiene el placer?/P : En las chavas creo que lo último en lo que piensan es el placer, creo que en lo que piensan es en ser amadas, entonces es el acto del amor, creo que lo último que se imaginan es que van a sentir placer. Y al fin y al cabo como el placer es algo estigmatizado, no sientes placer en tu cuerpo, yo creo que hasta se han de prohibir sentirlo. 135 P : No sé si sea por la misma educación en cuanto a sentimientos que nos dan, de que el hombre lo enseñen a ser frío, fuerte, no sentir, no llorar y a las mujeres de “¡ahí sí!, lloras por cualquier cosa”, somos las reinas del drama. Entonces, creo, que sí existen en cuanto a los hombres pero no lo expresan y por eso creo que hay muchos problemas en las relaciones, porque no saben expresar el sentimiento, comunicar el sentimiento porque así los educaron. 202

Le témoignage de Tatiana montre la perception du rôle de l’éducation dans le façonnage des sentiments. Il est donc essentiel de rendre visible les processus et les mécanismes sociohistoriques qui accordent une centralité à l'amour et aux sentiments dans la vie des femmes et à l’absence de sentiments (ou de ses expressions) chez les hommes. Il faut remarquer que la participante suggère que les femmes pleurent sans raison, ce qui peut aussi contribuer à ridiculiser leurs sentiments et leurs expressions en définissant les femmes comme exagérées (dans le domaine des sentiments).

Malgré ce que nous venons de dire, nous ne nions pas l’importance du plaisir chez les femmes et des sentiments et de l’amour dans l’expérience des hommes. À cet égard, certains participants soulignent des différences entre, d’un côté, le fait d’avoir des relations sexuelles pour satisfaire leurs besoins et, de l’autre, par désir et amour :

C : Les hommes et les femmes auront-ils des relations sexuelles pour les mêmes raisons?

P : Non, ils ont des raisons différentes, très différentes. Nous (les hommes), nous avons des relations sexuelles pour satisfaire nos besoins, nos bas instincts, elles, non […], bien sûr, quand il y a du désir et il y a de l’amour, c’est superbe (Oscar, 41 ans, non-Autochtone, urbain) 136. ***

C : Quel est le rôle des émotions et de l’amour dans la sexualité des hommes?

P : Ils jouent un rôle secondaire, mais, pour moi, cela a été important […], mais, à vrai dire, entre les hommes, cela est laissé de côté […]la satisfaction sexuelle est plus importante, le fait de chasser une proie, tu as besoin de ça (Vicente, 33 ans, non-Autochtone, urbaine) 137.

136 P : Se tienen relaciones para procrear a la raza humana y por satisfacción./I :¿Tendrán relaciones sexuales por las mismas razones los hombres y las mujeres?/P : No, serían diferentes. Sí son muy diferentes. Muchos lo hacemos por satisfacer nuestras necesidades de bajos instintos, ellas no. (...) eso sí cuando hay deseo y amor, entonces es lo máximo. 137 I : ¿Qué rol tienen el amor y las emociones en la sexualidad de los varones?/P : Es más secundario, aunque para mí sí ha sido importante (...) pero a nivel real y, entre hombres muchas veces se lo descarta, (...) estás más por la satisfacción sexual, el hecho de cazar a alguien, a una presa. Tienes esa necesidad. 203

La compréhension patriarcale de l'amour est un des piliers qui permettent de reproduire le contrôle sur les femmes, ce qui contribue à construire et reproduire les croyances sur ce que doit être un homme (ou une femme). La production culturelle de l'amour, dans des contextes tels que celui du Mexique, contribue à produire une image de la femme qui, pour être « accomplie », a besoin d’avoir un homme à côté d’elle, même si cela signifie la négation de soi. De cette façon, l’idéal de l’amour romantique permet aux femmes de justifier leur sexualité et procure une (fausse) assurance de ne pas être abandonnée. Dans ce schéma idéologique de l'amour romantique, les attentes envers les hommes exigent qu’ils soient forts, aient du pouvoir économique et de la puissance sexuelle. Ils n’ont pas besoin de quelqu’un d’autre pour être complets. En conséquence, sous cette perspective, le besoin d'aimer et d’être aimé est un mécanisme social et symbolique au moyen duquel l'homme pourvoit aux femmes un statut social. En plus, il faut remarquer le fait que les hommes sont représentés comme des chasseurs et les femmes comme des proies, ce qui exprime à un niveau métaphorique et symbolique la relation sujet-objet, dominant-subordonné établies dans le domaine de la sexualité par les hommes et les femmes. De même, si les femmes sont des objets, cela rend compréhensible que les femmes aient peur d’être utilisées par les hommes :

C : Quelles sont les peurs des femmes quand elles ont des relations sexuelles?

P : Elles ont peur de l’abandon, car elles ont partagé leur intimité et s’il t’abandonne, on penserait qu’on a été utilisées, qu’on ne mérite pas de respect, et cela signifie la stigmatisation sociale, même s'ils sont là, ils disent qu’ils t’aiment, on a peur de l’abandon, d’être remplacées par une autre femme, peur d’être consommées physiquement (Tatiana, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 138.

En effet, les peurs des femmes à l’égard des relations sexuelles hors du mariage impliquent l’incorporation des inégalités de genre ainsi que l’intériorisation des normativités qui définissent leur corps comme un objet qui, une fois consommé, est jetable, car il n’est pas pas digne de respect. Remarquons que la catégorie cognitive être

138 I : ¿A qué le temen las chicas cuando tienen relaciones sexuales? / P : A que la dejen, esa es una, el hecho de compartir como los momentos íntimos, es algo tan personal, y de hecho de que te dejen por otra es como: te usaron, no te respetan, porque no te das a respetar. Igual creo que viene el estigma social, aunque estén ahí y te digan que te amen es el miedo de que te va a dejar por otra, que te usen nada más físicamente. 204 consommée est employée pour se référer exclusivement au corps des femmes qui a eu des relations sexuelles (consenties ou pas) et reflète la réification de leur corps. De même, ce témoignage fait référence à ce qui a été nommé par Fine (1999) comme le discours social de victimisation en sexualité. Ce discours conceptualise les hommes comme des prédateurs potentiels de proies (et de victimes) féminines. Alors, une forme de protection des femmes dans le domaine de la sexualité, c’est d’apprendre à se méfier des hommes. De la même manière, le discours de la victimisation accompagné de la sexualisation des femmes évoque des mythes sur le viol qui contribuent à reproduire la violence envers les femmes (comme « Les femmes aiment être forcées/la sexualité violente »), en promouvant le discours absent du désir au féminin. Finalement, il faut souligner l’important rôle de différentes institutions et acteurs sociaux (la famille, l’Église, l’école, les moyens de communication, etc.) dans la reproduction des idéologies sexistes qui contribuent à légitimer et perpétuer des inégalités sociales comme celles du genre. De plus, si nous prêtons attention au langage employé pour décrire les rapports sexuels, nous pouvons constater comment des schémas de perception et d’appréciation sont inscrits dans le langage et expriment des relations de pouvoir symbolique (Bourdieu, 2000). En effet, si nous analysons comment les stéréotypes et les rôles de genre s’expriment dans le langage utilisé et dans les métaphores employées par les agents sociaux pour décrire et parler de leurs expériences sexuelles, les asymétries de genre deviennent visibles : ainsi les femmes sont chassées et consommées, tandis que les hommes sont des lions ou des chasseurs en quête d’une proie.

4.3 Les violences envers les femmes: sexualité et intersectionalité Bien que la violence n’ait pas été initialement identifiée comme un des sujets fondamentaux de cette étude, les données collectées ont montré la pertinence de l’inclure. En fait, au cours du travail de terrain, beaucoup de femmes ont eu recours à la chercheuse pour lui demander des renseignements et de l’aide concernant la violence domestique139 : P : Un groupe de trois femmes se rapprochent de moi. L’une d’entre elles, une jeune femme d’environ 25 ans commence à pleurer, l'autre femme plus âgée essaie de la

139 Nous préférons parler de violence domestique et non de violence conjugale, car le premier fait référence à toutes les violences exercées à l’intérieur de la sphère domestique et non seulement à celle dirigée envers la conjointe. 205

réconforter et de la rassurer : « Toutes les femmes nous avons vécu ça, moi, je l’ai vécu. On sent qu’on ne peut pas respirer, on ne peut pas même manger. Mais ne te décourages pas, il faut que tu aies le courage de le quitter avant qu’il ne t’assassine, tu l’as déjà quitté, mais maintenant il faut que tu ailles loin » (Observation, clinique du secrétariat de santé, urbaine) 140. De cette façon, tout au long du travail de terrain, au moins quatre femmes ont été dirigées vers des services d’aide psychologique et de conseils juridiques offerts par des organismes non gouvernementaux dans la région. En plus, lors des entretiens avec les participantes, il y avait diverses allusions implicites et explicites qui étaient continuellement faites en référence aux différentes sortes de violence. Comme nous pourrons l’apprécier par la suite, dans plusieurs cas, les diverses sortes de violence peuvent être vues comme constitutives des constructions identitaires tant des hommes que des femmes. Nous pouvons affirmer qu’il existe une tolérance généralisée modérée face à la violence physique et sexuelle. Cependant, il y a encore une importante méconnaissance de la violence psychologique ou morale, ce qui contribue à la rendre invisible et favorise sa reproduction.

4.3.1 La violence physique: violence structurelle et sociale envers les femmes À propos de la violence domestique, les témoignages d’un important nombre de participantes indiquent que ce genre de violence a fait partie intégrante de leur vie quotidienne à un certain moment donné de leur vie, qu’elles l’aient vécu d’une manière directe (réceptrices de violence) ou indirecte (témoins de violence). Ce genre de violence a eu tendance à apparaître dans les discours des femmes appartenant aux couches sociales plus défavorisées, de tous les âges, avec moins de huit ans de scolarité, résidentes urbaines et rurales. En plus, presque toutes les femmes autochtones de notre échantillon (peu importe si elles résident en milieux urbains ou ruraux) ont indiqué avoir vécu ou avoir été témoins de violence physique et souvent sexuelle).

140 Un grupo de mujeres se acercan a mi, una mujer más joven de unos 25 años comienza a llorar, la otra mujer madura de unos 50 años la intenta consolar y tranquilizar “todas pasamos por eso, yo también lo viví, sientes que te ahogas, no puedes ni comer, pero anímate, ponte los pantalones y déjalo para que no te vaya a matar, ya lo dejaste alguna vez, pero ahora vete lejos, lejos”. 206

Dans le cas des femmes qui ont été témoins des épisodes de violence physique, leurs discours indiquent que cette violence était exercée majoritairement par les pères ou les beaux-pères des participantes et souvent la victime de violence était la mère des participantes : P : Un jour, ma mère a taché les draps. J’imagine qu’elle était menstruée et moi et mes sœurs nous lui avons demandé qu’est-ce qui se passait, si mon père l’avait battue, car souvent il la battait (Laura, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 141. *** P : Je connais son mari, il est un homme très violent. Quand ma mère a commencé à vivre avec lui, il a commencé à la battre terriblement (Karen 25 ans, non- Autochtone, rurale) 142. Nous devons remarquer qu’aucune de ces femmes ne justifie la violence physique envers les femmes (ici envers leur mère). Par contre, comme le témoignage suivant l’indique, elles tendent à culpabiliser les femmes dans leurs discours, comme si elles permettaient que leurs conjoints les aient battus pendant des années sans les avoir quittés : P : Ma mère s’était fait souvent battre par mon père, il l’a beaucoup battue.[…] ma mère, elle a beaucoup toléré, elle a toujours pensé que si une femme quittait son mari, elle était une mauvaise femme. Les femmes pour elle doivent tolérer comme ça, mais pas moi […] moi, cela m’énerve quand les hommes humilient ou frappent les femmes seulement parce qu’ils pensent qu’ils ont le droit, car elles vivent dans leur maison ou ils les font vivre (Sandra, 26 ans, Autochtone, rurale) 143. Sandra est une femme autochtone ayant un faible niveau de scolarité, issue d’un milieu rural et d’une couche sociale très défavorisée. Son témoignage montre les différentes significations non seulement de la violence, mais aussi de l’identité des femmes et des rôles de genre. Ce discours suggère une rupture générationnelle touchant ces significations et les obligations conjugales des femmes. Ainsi, bien que pour la mère le devoir de la femme soit de tout tolérer de son mari et de ne jamais le quitter sous aucun prétexte, pour sa fille, il n’y

141 P : un día mi mamá, me imagino que estaba en sus días y se manchó la cama y nos quedamos así las tres hermanas: “¿qué te pasó? ¿te pegó mi papá?” porque era la costumbre que había golpes. 142 P : Yo conozco a su marido y es un señor muy violento. Cuando ella se juntó con él, le pegaba horrible. 143 P : A mi mamá, mi papá le pegaba mucho, mucho. Mi mamá ella sí se aguantó mucho, ella todavía piensa que si una mujer deja a su marido, es mala, que se debe de aguantar . Ella piensa así, yo no pienso así. (…) a mi me da mucho coraje cuando un hombre humilla o pega a una mujer tan sólo por el hecho de que la mantenga, por el hecho de que está viviendo en su casa. 207 a pas de justification pour tolérer la violence. Rappelons que la tolérance à la violence est construite et socialement différenciée. En plus, la violence est inscrite dans une dynamique de relations inégales de pouvoir à l’intérieur de la relation de couple servant même à construire les notions de « masculinité » et de « féminité ». En conséquence, la violence masculine est socialement acceptée en tant qu’expression de la masculinité, tandis que les femmes sont idéalement construites comme étant soumises à leur conjoint et comme gardiennes de la cohésion sociale de la famille. Karla, une femme ayant un niveau de scolarité élevé et issue d’une couche sociale plus favorisée commentait : P : […] les femmes sont toujours plus proches de la souffrance, nous devons nous soumettre, et endurer. Surtout ça, tolérer peu importe qu’est-ce qui se passe, nous devons nous soumettre, et le rôle de la religion catholique est central ici, avec le mandat de protéger la famille : « Tu ne peux pas laisser tes enfants, peu importe si ton mari te frappe ou s’il te trompe » (Karla, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 144. Notons que la participante souligne le rôle central de la religion catholique dans la reproduction de la soumission des femmes. En plus, le fait de considérer que les femmes sont toujours plus proches de la souffrance, par le fait d’être femmes, montre à quel point les inégalités et les oppressions de genre sont des processus systématiques et structurés qui s’incorporent et font partie de la souffrance collective des femmes (sans présumer que toutes les femmes vivent les mêmes oppressions). Ajoutons que les femmes âgées de 50 ans et plus dans notre étude reconnaissaient (en termes généraux) moins les actes de violence et ont tendance à justifier davantage et plus facilement la violence conjugale physique. Rappelons que, jusqu’à la fin des années 80, la violence envers les femmes était considérée comme une affaire relevant de la vie privée. Le changement d’approche à l’égard de la violence envers les femmes au Mexique est récent et a été possible grâce à un contexte international favorable à son élimination ainsi qu’à la contribution du mouvement féministe lui-même, comme nous l’avons précédemment souligné dans le chapitre 2. En conséquence, il y a eu un fort travail de sensibilisation pour prévenir et même dénoncer la violence faite aux femmes, auquel ont

144 P : (...) las mujeres siempre somos las que sufrimos, las que nos llevamos la chinga, las que nos tenemos que aguantar. Sobre todo eso, aguantar, no importa lo que te pase te tienes que agachar, apechugar. Creo que tiene que ver mucho con la religión, con la parte de siempre ser las que protegemos a la familia, el sustento, toda esta carga de: “sí es que tú eres la mamá y no puedes dejar a tus hijos, no importa que te haga lo que te haga, que te pegue, que te engañe”. 208 participé plusieurs institutions : l’école, les institutions de santé, les médias de masse (sans que cela signifie qu’il n’existe pas une tolérance répandue envers la violence faite aux femmes dans la société mexicaine). Ceci peut expliquer pourquoi ce sont surtout les femmes plus jeunes (âgées de moins de 35 ans) et avec un degré de scolarité plus élevé qui remettent en question certaines normes sociales concernant les rôles de genre et la tolérance envers la violence (surtout envers la violence physique). En outre, nous devons remarquer que presque toutes les femmes qui ont été témoins de violence physique ont souligné comment cette expérience a marqué leur vie et la façon dont elles se comportent avec leurs conjoints : P: Si nous, comme femmes, nous disons à nos filles : « Vous devez faire la lessive de votre père et de votre frère, vous devez préparer la nourriture pour eux », alors nous transmettons l’idée que les femmes doivent servir les hommes […] dans ma maison, c’était comme ça. Ma mère me disait lorsque mon père arrivait : « Sers-le » […] Quand j’ai commencé ma vie maritale, j’ai dit à mon conjoint : « Je n'aime pas que tu boives, je ne veux pas que tu boives ». Également je lui ai dit : « Tu ne vas jamais me frapper. Si un jour tu me fais un peu mal, je ne le tolérerai pas, je te quitterai » (Sandra, 26 ans, Autochtone, rurale) 145. Ce témoignage permet de supposer que, aux dires de certaines femmes témoins de violence physique, cette expérience a pu déclencher une remise en question des rôles stéréotypés de genre qui attribuent aux femmes l’obligation de servir les hommes et même un changement de mentalité à l’égard de la violence. Nous pouvons aussi supposer que l’exposition à la violence physique de leur mère peut montrer aux femmes que la violence physique s’aggrave au fil du temps et même s’intensifie, ce qui pourrait expliquer leur intolérance à l’égard de la violence. Encore de nos jours, notons que les femmes victimes de violence physique sont tenues responsables de cette violence, sous prétexte qu’elles la tolèrent et la permettent. Cette tolérance rend invisible le contexte social plus large qui accepte et même promeut

145 P : Si nosotras decimos “vas a lavarle a tu hermano, a tu papá, vas a hacerles la comida”. Pienso que damos la idea a las mujeres que ellas solamente están para servir a un hombre. (...) en mi casa mi mamá así era. Llegaba mi papá y “sírvele a tu papá”. A mi no me gustaba eso, ni que él tomara (…). Cuando me junté yo sí le decía a mi esposo “a mí no me gusta que tomes, no quiero que tomes”. Le dije “a mí no me gusta que tú me pegues y tú nunca me vas a pegar, si tú me pegas un día, con un día que me hagas una pequeñez, yo no me voy a aguantar , yo me voy”. 209 l’existence de la violence envers les femmes. Nous pouvons présumer qu’il s’agit d’un des résultats des discours sociaux sur la violence faite aux femmes qui tendent à décontextualiser et à rendre invisible l’ancrage social de cette violence et ses mécanismes de reproduction. Remarquons que ces discours ont tendance à revictimiser les femmes victimes de violence en les construisant comme des « malades mentales » « peu intelligentes » ou incapables de prendre leur destin en mains. Soulignons qu’il n’existe pas de différences significatives en ce qui a trait à la remise en question de la violence physique par les témoins de violence selon les différentes caractéristiques sociodémographiques. Par ailleurs, la plupart des femmes qui ont vécu de la violence domestique (physique) dans notre échantillon ont indiqué l’avoir vécu de la part de leur conjoint, mais aussi de la part de la famille de leur conjoint : souvent leurs beaux-frères, leurs belles- sœurs, mais surtout leurs belles-mères : P : Je ne voulais pas (ma fille) […], j'ai toujours beaucoup souffert avec son père. Il me disait que ce n’était pas sa fille, qu’elle était la fille du voisin. En plus, sa famille me frappait et ne me traitait pas bien. On a toujours habité chez eux (Lety, 48 ans, non-Autochtone, urbaine) 146. Ce témoignage indique que la violence physique exercée par le conjoint est souvent accompagnée d’autres formes de violence (comme la violence psychologique) et celle-ci est exercée par plus d’un membre de la famille élargie ou avec la complicité des membres de cette famille, ce qui peut être l’indice d’une normalisation, voire même d’une légitimation des pratiques violentes à l’intérieur de l’unité domestique et de la famille élargie. Ceci permet de montrer le rôle important que jouent les familles dans la reproduction et production de contextes de vulnérabilité et de la subordination des femmes au moyen de normes traditionnelles de genre et de la surveillance de l’adhésion à celles-ci. Par conséquent, cela peut entraîner l’adhésion des femmes aux normativités de genre, même après le décès de leur conjoint : P : Quand j’ai commencé à fréquenter un autre homme, ça faisait quatre ans depuis la mort de mon conjoint. […]. J’ai donné naissance à ma fille avec cet homme et,

146 P : Yo no la quería (a la hija), (…) yo siempre sufrí mucho con el papá de ellos. Primero me decía que no era la hija de él, o que era la hija de fulanito del vecino, y luego pues los golpes y los malos tratos que tuve con la familia de él, porque siempre estuve viviendo en la casa de ellos. 210

trois jours plus tard, une de mes belles-sœurs est venue à la maison pour me dire qu’elle allait me tuer et ma fille aussi (Norma, 52 ans, non-Autochtone, rurale) 147.

Ce témoignage n’est compréhensible que si nous tenons compte que la famille des hommes considère que la belle-fille doit continuer d’être subordonnée à la famille de son conjoint même si celui-ci est décédé. D’ailleurs, malgré que la violence domestique au Mexique soit un phénomène qui touche toutes les couches sociales, les femmes participantes à cette étude qui ont indiqué avoir vécu de la violence physique appartenaient aux couches socialement défavorisées, avaient un faible niveau de scolarité (moins de huit ans), résidaient tant en milieux urbains que ruraux et se définissaient elles-mêmes majoritairement comme « Métisses ». En plus, selon leurs discours, presque toutes les femmes victimes de violence physique ont indiqué l’être quand elles habitaient dans des familles élargies où prédomine le modèle de résidence patrilocal. Ce modèle fait partie, dans plusieurs endroits au Mexique, d’une tradition familiale dont les origines remonteraient, selon certains auteurs comme Fagetti (2002), à la période préhispanique . Cependant, de nos jours, ce modèle de résidence peut être le résultat des crises économiques qui ne permettent pas au nouveau couple de déménager après le mariage. Rappelons que ce modèle de résidence repose sur un principe tacite : les femmes qui s’ajoutent par la voie du mariage à la famille préétablie doivent se subordonner à celle-ci, créant dès lors une tension structurelle entre les belles-sœurs, les belles-mères et les belles- filles causée par le modèle de résidence patrilocal. De surcroît, certaines participantes indiquent que d’autres membres de la famille (souvent les enfants) sont parfois elles aussi victimes de violence physique. Norma, une femme ayant un faible niveau de scolarité et provenant d’une couche sociale très défavorisée commentait : P : Mon conjoint a aussi maltraité nos enfants. Mes fils les plus grands ont été battus par lui. À vrai dire, il nous a tous maltraités (Norma, 52, non-Autochtone, rurale) 148. En outre, la plupart des discours des participantes concernant le choix de leur conjoint et le commencement de leur vie conjugale indiquent que ce fut une décision qu’elles ont prise (et non leur famille). Cependant, les discours des participants ne donnent

147 P : Porque cuando me encariñé con otro hombre él ya tenía cuatro años de muerto. (…) a los tres día de que mi hija nació una de mis cuñadas fue, que me iba a matar y a mi hija. 148P : (mi ex pareja) a mis hijos los trataba bien mal. A mis hijos los grandes a los tres grandes los trató de mal, les pegaba, bueno nos maltrataba, a todos. 211 pas de renseignements additionnels permettant d’affirmer qu’elles ont été libres de choisir quand et avec qui commencer leur vie conjugale sans coercition ni manigance d’aucun genre. Une des participantes en particulier a rapporté un témoignage qui montre qu’elle n’était pas libre de décider avec qui commencer sa vie conjugale : P : Je n'ai pas vécu avec mon conjoint parce que je voulais. Je n'étais pas avec lui par amour, ou quoi que ce soit. J'ai commencé ma vie conjugale avec lui, car il m’a menacé il m’a dit […] : « Maintenant, tu vas marcher, et si tu ne marches pas et quelqu’un s’interpose, je vais le tuer et toi aussi ». Je me suis sentie obligée […]. Je ne l’ai jamais aimé. J'ai vécu avec lui pour protéger ma famille. Il a toujours été armé et il a menacé de tuer ma famille si je n’allais pas avec lui ou si je quittais la maison (Norma, 52 ans, non-Autochtone, rurale) 149. Le témoignage précédent, bien qu’unique dans notre échantillon, fait allusion à une stratégie matrimoniale et une pratique culturelle qui, dans les décennies passées, a été courante dans les régions rurales et autochtones du Mexique et de la Mésoamérique : le vol de la fiancée (robo de la novia). Il existe deux genres de vol de la fiancée : celui à caractère consensuel, qui est un prélude aux rites du mariage, et celui coercitif. Le vol de la fiancée était majoritairement utilisé par des hommes qui ne possédaient pas les ressources économiques et sociales pour assumer les rites et les échanges requis entre familles lors d’un mariage. Dans ce cas, l’imposition de relations sexuelles scelle l’union de fait (González et Mojarro, 2010). Historiquement dans les communautés rurales et autochtones, les hommes ont dominé les femmes. Dans ce contexte, il y a des pratiques culturelles – comme le vol de fiancée – qui ont garanti le monopole et l'accès sexuel de l'homme sur la femme. Remarquons que le vol de la fiancée coercitif est intrinsèquement une pratique qui porte atteinte aux droits fondamentaux des femmes en les condamnant souvent à une vie marquée par la violence et qui exprime les relations inégales de genre. D'ailleurs, la tolérance envers le vol de la fiancée coercitif dans la société mexicaine exprime la normalisation et la banalisation de la violence faite aux femmes.

149 P : (...) Yo no viví con el hombre porque lo quería. No me fui con el por cariño o por amor, ni por nada. Me fui forzada porque me amenazaba (…) “ahora vas a caminar y punto, si no caminas no sé cómo le vamos a hacer pero quien se atraviese, pues aquí queda y si yo ya perdí, tu también vas a perder porque al ver que estoy perdiendo, te mato”. Me sentía obligada, (...) la verdad no lo quería, nunca lo quise. Viví con él por no hacerle daño a mi familia. Él me amenazaba, siempre andaba armado “si tu no caminas, o si tú te vas” cuando yo ya estaba con él, a veces me decía “si alguna vez te llegas a largar” (…) “aunque no te vayas con ellos, primero voy a matar a tu familia y luego te busco a ti y así acabo contigo”. 212

Dans notre étude, les femmes âgées de plus de 40 ans et appartenant aux couches sociales défavorisées (tant de milieux ruraux qu’urbains) avec un faible niveau de scolarité et d’origines tant métisses qu’autochtones ont eu plus de difficulté à identifier d’autres formes de violences que celle physique : P : Je ne pouvais pas parler avant mon conjoint. Il criait après moi si je le faisais. Il était un gars comme ceux d’une autre époque : on devait faire ce qu’il voulait, non pas ce que je voulais[…]. Il ne m’a jamais frappée. Bon, une seule fois, c’est pour cela que je l’ai quitté. Mais lorsque nous vivions ensemble, on ne se disputait jamais. Je ne dis pas ça pour le vanter. Mais quelqu’un lui a dit que j’avais une relation avec un homme à mon travail. Je suis arrivée à la maison et il m’a dit : « Ils m’ont dit ça » et il a commencé à me frapper. Je suis tombée par terre. Moi, je me suis dit : « C’est la première fois, mais la deuxième, il va me tuer ». Je n'avais pas besoin de tolérer ça, ni mes enfants. Alors, j’ai pris mes enfants et j’ai déménagé à Guadalajara […] (Carmen, 47 ans, non-Autochtone, rurale) 150. Bien que ce témoignage fasse référence aux épisodes de violence psycho- émotionnelle (les cris, les impositions), notons que la participante a de la difficulté à reconnaître ces comportements comme étant des comportements violents. De même, ce discours nous permet de supposer que l’absence de conflits dont parle la femme interrogée a été le résultat de la subordination et de l’obéissance à son mari : en lui permettant de parler en son nom, ne remettant pas en question qu’il avait toujours le premier et le dernier mot. physique est souvent employée comme un outil pour résoudre des conflits familiaux, pour restaurer l’ordre des choses et pour demander aux femmes d’adhérer aux normativités et aux rôles traditionnels de genre. De plus, l’épisode qui a déclenché la violence physique dans le témoignage précédent était un événement externe sur lequel la femme participante n’avait aucun contrôle, soit un potin sur son infidélité. À partir du témoignage de la participante, nous pouvons supposer que la femme s’est sentie punie brutalement et sans raison, ce qui a entraîné son déménagement et sa séparation.

150 P : Yo nunca podía hablar primero porque él siempre me gritaba. Era todavía antiguo, de que se tenía que hacer lo que él decía, no lo que uno dijera (...) él nunca me golpeó. Bueno, una vez, por eso nos dejamos. Pero en los años que tuve, no es por alabarlo pero nunca hubo ninguna discusión (...) estábamos bien, pero le comentaron que yo andaba con otros hombres (…) llegué a la casa y me dijo: “pues esto me dijeron y esto otro” y sopas que me da y que me pone la cara al suelo, bonito. (...). Entonces yo dije "es la primera vez, la segunda me mata. Yo no tengo necesidad de estar aguantando, más que nada mis hijos". Que agarro a mis hijitos y me fui a Guadalajara (...). 213

Par ailleurs, il faut noter que, généralement, les femmes âgées de moins de 35 ans (spécialement celles avec un niveau de scolarité plus élevé), non autochtones et appartenant aux couches sociales plus privilégiées reconnaissent plus facilement d’autres genres de violence au-delà de la violence physique. Par contre, les femmes avec un faible niveau de scolarité, provenant des milieux urbains et ruraux et issues de couches sociales défavorisées de tous les âges ont de la difficulté à reconnaître comme injustifiées certaines pratiques de surveillance et de contrôle exercées par leurs conjoints et qui peuvent, à court ou à long terme, déclencher des épisodes de violence. Par exemple, Rosa commentait : P : Parfois, nous avons des réunions avec mes amies […]. Alors, je demande à mon mari s’il me donne la permission pour y aller : « Moi, je t’emmènerai et, après, tu me téléphones pour aller te chercher ». Quand mes amis ont vu ça, elles m’ont demandé : « Superbe, te laisse-t-il sortir? Te donne-t-il la permission de venir? » Moi, j’étais étonnée, j’ai dit : « Mais oui, pourquoi il ne me laisserait pas sortir? », elles m’ont dit : « Parce que mon conjoint ne me permet pas de sortir ». Je ne comprends pas de quoi son mari a peur pour ne pas la laisser sortir (Rosa, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 151. Remarquons que la femme participante ne remet pas en question le fait que les femmes doivent demander la permission à leur conjoint afin de pouvoir sortir de la maison. La participante met en évidence « la chance » qu’elle a d’avoir un conjoint qui lui permet de sortir et qui va la chercher pour la ramener à la maison. Il faut remarquer également l’absence d’indignation face à l’interdiction de sortir que le conjoint de son amie lui impose : pour elle, il est plus pertinent de questionner les raisons qu’il soulève pour l’interdire de sortir. Ces femmes ont normalisé l’obéissance et la dépendance aux hommes, ce qui explique qu’elles doivent leur demander la permission pour sortir. Ceci implique qu’elles n’ont pas le droit de sortir quand elles le veulent et qu’elles sont en mesure de reconnaître des raisons légitimes pour limiter leurs sorties de la maison. Notons que l’obligation de demander la permission du mari n’inclut pas seulement les sorties, mais aussi le droit de travailler, le droit de choisir comment s’habiller, etc.

151P : A veces nos juntamos las amigas. (...) Le digo a mi esposo: “nos vamos a juntar todas ¿me dejas ir?” “Yo te llevó, y voy por ti”. Y ellas, cuando vieron que llego con mi esposo, me deja y se va y después regresa, me dicen: “¡ay, qué padre! ¿te deja salir? ¿te deja venir?” yo me quedé “¿por qué no?” “es que mi esposo no me deja” yo dije: pero ¿por qué no? o sea, a qué le teme al no dejarla ir. 214

En outre, nous devons souligner le témoignage d’une femme appartenant à une couche socialement défavorisée, avec un faible niveau de scolarité, résidente rurale et autochtone, qui fut la seule de ce « groupe » à remettre en question le fait que les femmes doivent demander des permissions à leur conjoint : P : Je lui dis souvent (à mon mari) : « Pourquoi une femme, si elle veut travailler doit demander la permission à l'homme? » […] Mon mari ne me laisse pas travailler. Avant il me le permettait […]. Parfois, je me dis : « Quand on est petite, on demande la permission à nos parents et après c’est pire, car on doit demander la permission à nos conjoints ». Ma mère disait : « Tu peux nous désobéir à nous et on va te réprimander après, mais avec ton mari, si tu lui désobéis, il peut même te frapper » et, moi, je me demande pourquoi c’est comme ça? Pourquoi nous devons demander l'autorisation à un homme? Pourquoi nous dépendons des hommes? Je n’aime pas ça. Mon mari me dit : « Tu as deux fils et quand ils auront une femme, tu ne vas pas aimer qu’elles ne leur obéissent pas (Sandra, 26 ans, Autochtone, rurale) 152. En effet, bien que Sandra remette en question l’ordre établi et l’assujettissement des femmes à leurs conjoints et à leurs familles d’origine dans le témoignage précédent, nous pouvons supposer que le contexte dans lequel elle se trouve, ainsi que les processus de socialisation auxquels elle a été exposée, ne lui permet pas de mettre en pratique ce qu’elle pense. Dans ce témoignage, nous observons encore que la désobéissance des femmes (à leur conjoint) peut entraîner de la violence physique envers les femmes (comme une forme de punition), et celle-ci serait justifiée dans certains contextes selon la participante. De même, le témoignage montre que, dans ce contexte, il y a une attente concernant l’obéissance des femmes à l’égard de leur conjoint. Par ailleurs, n’oublions pas l’existence d’un contexte social plus large dans lequel s’opère une banalisation de la violence dont les femmes font l’objet. Cela exprime

152 P : Yo le digo a mi esposo “¿por qué una mujer quiere trabajar le tiene que pedir permiso al hombre?” (...) Mi esposo no me deja trabajar. Antes sí me dejaba. (...) yo me pongo a pensar “¿por qué antes le pedías permiso a tus papás y se supone que te vas de tu casa para dejar a tus papás y tomar tus decisiones y es peor. Como decía mi mamá “a tu papá, a tu mamá les pides permiso y no les haces caso y te vas, pero puedes regresar a la casa, no pasa que te den una regañada, pero desobedece a tu marido y vete nada más porque sí, llegas y a lo mejor hasta a los golpes llegan”. Digo “¿por qué tiene que ser así, por qué tenemos que pedirle permiso a un hombre, por qué dependemos de él?, No quisiera eso, y luego me dice “tienes dos hijos cuando sean grandes se van a casar y no los van a obedecer su mujeres, ¿no te vas a enojar?”. 215 comment la société mexicaine est basée, encore de nos jours, sur des valeurs qui promeuvent des rapports inégaux de genre ainsi qu’une hiérarchie des sexes qui privilégie et valorise la domination des hommes et qui exige la soumission et la dépendance des femmes (nous y reviendrons dans la section suivante). Notons que les femmes mariées sont perçues encore de nos jours comme appartenant à leur conjoint, ce qui permet de banaliser leur maltraitance (et leur subordination à la famille du conjoint, et ce, même après le décès de l’homme) : P : J’ai travaillé dans un journal. J’étais étonné, car, chaque semaine, on trouve la même nouvelle :« Un homme a tué son épouse à coups de couteau ou à coups de poing, car elle était infidèle ou pour quoi que ce soit ». L’homme a le droit de tuer sa femme, car il croit qu’elle lui appartient, cela m’inquiète (Eduardo, 32 ans, non- Autochtone, urbain) 153. En effet, c’est le contexte social qui fait en sorte que les hommes croient avoir le droit de frapper et de tuer leur femme s’ils le veulent. Le poids du contexte est central dans la reproduction de la violence, car celui-ci donne un sens à certaines pratiques en en faisant la promotion, en les légitimant ou, au contraire, en les rendant invisibles.

4.3.2 La racialisation et la construction des corps sexuellement accessibles: harcèlement sexuel et sexualisation du viol Les participantes indiquent dans leurs discours que la violence sexuelle leur est familière. Notamment, nous y retrouvons deux genres d’agressions sexuelles : a) celles commises par une personne de l’entourage de la victime (mari, patron, père, frère, beau- père, etc.) où l’agression a le plus souvent lieu au domicile de la victime; b) les agressions commises par des inconnus (souvent dans la rue ou dans un lieu étranger pour la victime). Dans le premier genre d’agressions sexuelles les victimes s’avèrent être des femmes appartenant à toutes les couches sociales, de tous les âges, provenant de divers milieux et de diverses appartenances ethnoraciales. Par exemple, certaines participantes ont suggéré avoir été victimes d’agressions sexuelles à divers moments de leur vie et même à des âges

153 P: Me preocupa porque estuve trabajando en un periódico y me sorprende que cada semana aparece la misma noticia: “mató a sus esposa a cuchilladas, a golpes porque le fue infiel o por cualquier cosa”. El hombre tiene el derecho de matar a la mujer por esta cuestión de creerla parte de su propiedad eso es lo que me preocupa. 216 précoces. Ana, une femme ayant un niveau de scolarité élevé et appartenant à une couche sociale moins défavorisée commentait : P : Quand j'étais une petite fille, j’ai été abusée sexuellement. Ça a été un événement qui m’a marquée en tant que femme, cette agression. Les agresseurs étaient de ma famille : mon père et mon oncle. J’avais 5 ans (Ana, 33 ans, non-Autochtone, urbaine) 154. Ce témoignage nous permet de mettre en lumière la sexualisation précoce des filles, même à l’intérieur de leur famille, ainsi que l’appropriation de leur corps par les hommes de leur entourage. De même, cette appropriation du corps des femmes façonne leur sexualité . Nous pouvons affirmer que la sexualité des femmes est souvent structurée par les expériences violentes qu’elles ont vécues dans le cadre de diverses relations sociales : union de fait, fiançailles, relation père-fille, etc. D’ailleurs, certaines d’entre elles ont indiqué avoir été victimes ou témoins de viol ou ont indiqué connaître des femmes qui ont été violées dans leur entourage. Karen, une femme provenant d’une couche sociale défavorisée et d’un milieu urbain ayant un faible niveau de scolarité racontait : P : […] (le viol) est très courant. Ma cousine a été violée par son père. Cela veut dire que les filles sont en danger même avec leur père. Maintenant, lorsque je laisse ma fille avec son père j’ai peur […]. J'ai souvent vu mon beau père violer ma mère, je crois encore qu’il le fait (Karen, 25 ans, non-Autochtone, rurale) 155. Dans un contexte social et biographique comme celui de Karen (victime de violence sexuelle et témoin de la violence sexuelle envers sa mère), il devient compréhensible qu’elle interprète la proximité des hommes de l’entourage d’une jeune fille comme potentiellement dangereuse. De même, cela implique de supposer que tous les hommes sont des prédateurs sexuels potentiels. Ainsi, le danger d’une agression sexuelle potentielle rend intelligibles les stratégies de protection des femmes, ce qui peut inclure le contrôle de leurs mouvements dans l’espace et dans le temps, ce qui mobilise et légitime la surveillance continue des femmes.

154 P : cuando era niña fui abusada sexualmente. Ha sido algo que me ha constituido como mujer a partir del abuso sexual. Fueron familiares, tanto por mi tío como por mi papá. (…) fui abusada tal vez a los 5 años. 155 P : Es muy común mucho. A una de mis primas su mismo papá la violó, o sea que corren peligro hasta con el papá. Ahora cuando dejo a mi hija con el papá me da miedo dejarla : (…) Yo ví muchas veces que mi padrastro violaba a mi madre. Yo muchas veces vi que la violaba y sigo pensando que la sigue violando. 217

En outre, notons que la plupart des participantes âgées de moins de 40 ans peuvent identifier et conceptualiser les relations sexuelles forcées dans le mariage comme un viol. Cependant, dans notre échantillon, les femmes plus âgées métisses et autochtones, âgées de plus de 40 ans et appartenant aux couches sociales défavorisées ont de la difficulté à reconnaître le viol dans le mariage s’il n’existe pas de plaintes judiciaires : P : Moi je ne comprends pas comment elles peuvent dire qu’elles sont violées par leurs conjoints et après elles tombent enceintes […] elles ne dénoncent pas le viol de leur conjoint (Lety, 48 ans, non-Autochtone, urbaine) 156. Ce témoignage fait allusion au besoin d’une reconnaissance sociale des institutions judiciaires pour légitimer l’existence du viol conjugal. Dans ce témoignage, l’idée implicite est que si une femme ne dénonce pas le viol, cela veut dire qu’elle ne dit pas la vérité, et alors elle n’a pas vraiment été violée. La reconnaissance de l’existence du viol conjugal représente un changement paradigmatique dans la société mexicaine et il faut souligner l’important rôle des moyens de communication et surtout de la télévision dans ce changement. Cependant, il y a encore une méconnaissance généralisée parmi les femmes à l’égard de leurs droits (surtout parmi celles appartenant aux couches sociales défavorisées) et de la limite de leurs obligations en tant que conjointe : P : U ne amie m'a dit que son mari, quand il veut avoir des relations sexuelles, il ne fait que lui écarter les jambes. Je crois que c'est parce qu'ils n’ont pas une bonne communication ou par machisme. […]. Je pense que le viol existe dans le mariage et hors de la maison […]. Elle me raconte qu’il lui fait mal, je lui dis que, ça, c’est un viol parce que, si elle ne veut pas et il lui fait mal et il l’oblige, c’est un viol. Elle me dit qu’il est son mari et, moi, je lui dis que, peu importe qu’il soit son mari, c’est un viol, qu’elle peut le dénoncer (Rosa, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 157.

156 P : Lo que pasa es que yo no sé como dicen ellas que es violación y al ratito salen embarazadas. A mí me viola mi marido (…), pues yo lo denuncio, no me voy a quedar callada y las que me lo han contado, son de las que se han quedado calladas. 157 P : Una amiga, me dijo que su marido si tiene ganas de tener relaciones, “¿sabes qué? nada más me abre los pies y ya”. Siento que es porque ellos o no hablan o es el machismo. (….). Siento que la violación existe en el matrimonio y fuera con un desconocido. (…). Porque a veces ella me dice: “es que me lastima”. Le digo: “eso es una violación, porque si tú no quieres y te lastima y lo haces a fuerza es una violación”. Dice: “Pero es mi esposo”, “No importa que sea tu esposo, a fuerzas nada. Así sea tu esposo, tú lo puedes denunciar”. 218

Notons que reconnaître la violence sexuelle à laquelle est soumise l’amie de la participante implique la reconnaissance de la non-disponibilité sexuelle des femmes en tout temps comme un devoir du mariage. Malgré ce fait, toutes les femmes ne savent pas qu’elles ont le droit de refuser d’avoir des relations sexuelles avec leur conjoint. D’ailleurs, la participante explique cette violence comme le résultat d’un manque de communication dans le couple, ce qui signifie la banalisation de cette violence même si ce genre de violence est une des manifestations extrêmes des relations sociales de domination de genre. De même, la participante explique cette violence comme la conséquence du machisme. Le machisme, dans ce témoignage et dans la plupart des discours des participants, fait référence aux pratiques dites « traditionnelles » ou coutumières qui, au Mexique, légitimaient la suprématie des hommes sur les femmes. Cette explication fait référence aux racines socioculturelles de la violence et, spécifiquement dans la plupart des discours des participants, aux processus de socialisation qui sont fondamentalement assignés aux femmes au Mexique : P : Le machisme, à mon avis, est le résultat d'une mauvaise mère. Le machisme est créé par les femmes elles-mêmes (Laura, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 158. Donc, sous cette perspective, les principales responsables de la violence envers les femmes ce sont les femmes elles-mêmes. Ajoutons que les femmes participantes qui ont vécu un viol ou une tentative d’agression sexuelle dans leur entourage ont rapporté avoir eu, tout au long de leur vie, des sentiments d’angoisse et de peur associés au fait d’être une femme : P : Être une femme, c’est difficile à cause des hommes. J'ai eu un beau-père et je sais que les hommes regardent les fillettes. J’avais peur de donner naissance à une fille. Je paniquais, parce qu’on pense que beaucoup de fillettes sont violées. Moi- même j’ai été violée. On se demande si cela va arriver à sa fille. Quand ton corps commence à changer, les hommes de la famille, ceux plus proches, ils ont hâte de te baiser[…]. Après (un viol), tu es une femme marquée […]. C’est horrible. Cela t’affecte tout au long de ta vie. J’étais une fillette et j’étais effrayée. Dans le village où j’ai vécu, j’avais peur d’être attaquée (Karen, 25 ans, non-Autochtone, rurale) 159.

158 P : Para mí el machismo es el resultado de una mala madre. El machismo lo hace la propia mujer. 159 P : Cuando eres mujer es muy difícil por los hombres. Yo tuve padrastro y los hombres como que ven a una niña y es muy difícil. Era mi temor tener una niña, era pánico el que tenía, dices “muchas niñas son 219

Ces sentiments sont souvent extrêmes dans le cas où donner naissance à une fille peut impliquer la possibilité qu’elle soit agressée sexuellement. En plus, il se dégage du témoignage que les femmes dans certains contextes peuvent vivre un harcèlement continu, même à des âges précoces. Remarquons comment la violence fait partie des processus de construction des hommes et des femmes, de la masculinité et de la féminité : C : Quand ou à partir de quel événement as-tu pris conscience que tu étais une femme? P : Pour être honnête, quand un de mes oncles a essayé de m’agresser sexuellement. J’avais cinq ans, je suis restée paralysée. Mon oncle s'est approché de moi et j’ai couru […] après j'ai beaucoup pleuré. […]. J'ai été horrifiée et très terrifiée […]. Je me suis dit que cela ne devait plus jamais m’arriver. J'ai pris en charge la surveillance de mon entourage avec qui j’étais et essayé de ne pas être toute seule (Laura, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 160. Se rendre compte que l’on est une femme à partir d’une agression sexuelle n’est pas anodin, car cela implique un lien étroit entre le fait d’être une femme et d’être une victime potentielle d’agressions sexuelles. En plus, ce témoignage indique que prévenir les agressions sexuelles est une affaire de femmes, un savoir-faire qui comprend apprendre à se protéger et à se comporter (développement des techniques du soi) de façon à ne pas être la victime potentielle de ces agressions. À partir de ces témoignages et des conséquences du viol sur la vie des femmes, nous pouvons affirmer que le viol limite fortement la liberté des femmes et les rend dépendantes des autres. En outre, dans notre échantillon, le deuxième genre d’agressions (celles commises par des inconnus) tend à se concentrer sur les femmes appartenant aux couches sociales défavorisées, avec moins de 8 ans de scolarité et majoritairement autochtones. Cette tendance nous permet d’établir l’existence d’un lien entre la violence sexuelle et les rapports de classe sociale et ethnoraciaux en tant que facteurs centraux de la construction violadas” incluso yo. Y dices “voy a tener una niña y ¿qué tal si le pasa eso?”. Porque empiezas a tener cambios en tu cuerpo y los hombres, más tus familiares cercanos, están así de a ver a qué horas puedo tenerla. (…). Eso te afecta psicológicamente. (….) Después de eso ya como mujer te quedas marcada. (…) horrible, es algo que te afecta para toda tu vida, pues era una niña y con el miedo que vives. Yo en el pueblo donde vivía era un miedo de ser atacada, el miedo de decir las cosas. 160 I : ¿Cuándo o en relación a qué evento fue dijiste “soy una mujer”?/P : te voy a ser franca, cuando un tío quiso abusar de mí. Tenía yo cinco años me quedé paralizada. Mi tío se acercó (...) ya venía sobre mí, y corrí, lloré mucho. (…). Quedé horrorizada y muy atemorizada (…) dije: “no me vuelve a pasar”. Y me cuidé en el aspecto de vigilar en mi entorno: quién estaba, con quién estaba, y procurar no estar sola. 220 sociale des corps sexuellement disponibles et accessibles pour les hommes. Ainsi, le corps des femmes appartenant aux couches sociales plus défavorisées sont souvent construits et perçus comme un corps sur lequel on peut exercer légitimement diverses formes de violence sans aucune conséquence ni réprimande sociale ou juridique. Autrement dit, nous reconnaissons l’existence d’une domination de genre inscrite dans le viol, mais aussi d’importantes dimensions ethnoraciales et de classe sociale qui permettent de parler de matrices de violence où se lient et interagissent diverses sources de subordination sociale. Les filles et les jeunes femmes autochtones sont particulièrement vulnérables à la violence, car, souvent, le racisme prend la forme de violence sexualisée. Rappelons par exemple un des cas les plus emblématiques non seulement de la violence sexuelle, mais du continuum de la violence envers les femmes socialement défavorisées à Ciudad Juarez au Mexique. Dans cette ville depuis les années 90, des corps de femmes majoritairement « basanées » sont retrouvés. Elles sont assassinées et torturées. Notons que ces féminicides ont un caractère racialisé, car une analyse plus approfondie montre que ces violences sont exercées majoritairement sur le corps des femmes pauvres et racialisées qui sont des Autochtones, des paysannes ou des travailleuses (surtout maquiladoras) pauvres. De cette manière, les féminicides à Juarez montrent une hiérarchisation sociale (fondamentalement de race, de genre et de classe sociale) des sujets sociaux et de leur corps en rendant évidents les corps socialement non valorisés, sexuellement disponibles, accessibles et jetables de la société. De même, il faut remarquer l’indifférence des autorités ainsi que de la population mexicaine devant ces assassinats, ce qui contribue à perpétuer leur existence non seulement à Juarez, mais sur tout le territoire mexicain (dont l’état de Morelos). En effet, l’augmentation du nombre de crimes perpétrés envers les femmes au Mexique représente une des formes extrêmes d’hypermasculinité, témoignant de la manière dont la violence envers les femmes a un caractère structurel. Bien que, dans notre étude, nous n’avons pas de détails additionnels concernant la violence physique touchant les femmes autochtones, la rhétorique du gouvernement mexicain à l’égard de ce genre de violence met souvent l’accent sur son caractère culturel. Cela permet de cacher le caractère structurel de la violence dont font l’objet les femmes en général et les femmes autochtones en particulier. Nous ne soutenons pas que les agressions sexuelles dans « la sphère publique » sont dirigées seulement envers les femmes 221 appartenant aux couches sociales défavorisées ou vers les femmes racialisées, mais qu’il se dégage de notre étude que ce genre de viols a eu tendance à se concentrer dans un groupe qui partage des caractéristiques sociodémographiques semblables. Par ailleurs, il faut souligner que les perceptions subjectives des motifs derrière les agressions sexuelles contre les femmes permettent de comprendre comment se construisent la tolérance et l’indifférence envers ce genre de violence ainsi que les processus d’attribution de la responsabilité : P : J’ai été violée à l'âge de quinze ans. J’ai été violée par deux étrangers lors d’une sortie avec des amies. Nous étions deux femmes violées. Le viol a été très agressif afin d’obtenir ce qu'ils voulaient. Pour moi, un viol, c’est comme ça. Mais un viol conjugal, c’est peu probable si on n’accepte pas (Lety, 48 ans, non-Autochtone, urbaine) 161. Ce témoignage indique que, pour certaines femmes, il est encore difficile d’accepter l’existence du viol conjugal ainsi que du viol sans l’utilisation de la violence physique (ce qui ne tient pas compte d’autres formes de violence également puissantes). Ce discours fait référence à la croyance socialement partagée qu’il existe une image de ce qui serait le seul « vrai viol » dans l’imaginaire collectif : celui commis par un étranger de façon très agressive en employant beaucoup de violence physique (l’agresseur étant souvent armé et fou). L’idée qu’un viol doit être physiquement très agressif (Pour moi, un viol c’est comme ça) fait partie des mythes sur le viol (rape myths) qui est un des mécanismes fondamentaux à travers lesquels se soutient et se reproduit la culture du viol (rape culture) qui permet de blâmer les victimes (quand le viol ne correspond pas au « vrai viol ») et d’excuser les violeurs. Ces mythes peuvent être définis comme toutes les croyances, souvent fausses, mais répandues et persistantes, permettant de nier et de justifier l’agression sexuelle masculine contre les femmes. Cela rend compréhensible que, dans les témoignages des participants, l’attribution des responsabilités dans le cas d’un viol suggère que les viols sont provoqués par les femmes et qu’on peut les prévenir :

161 P : Fui violada a los quince años por dos personas desconocidas cuando yo venía de un balneario con unas amigas entonces, fuimos dos. La violación de nosotros fue agresiva, con golpes, uno primero y luego el otro nos taparon boca y hacerte lo que ellos quieran. Esa es una violación. Pero una violación entre pareja yo pienso que no me va a agarrar a fuerza, porque yo estoy poniendo una parte mía. 222

P : Dans mon cas, je pense que le viol que j’ai vécu a été provoqué par mon amie. Moi, j’étais très réservée, mais mes amies, elles, buvaient de l’alcool, utilisaient des drogues. Pas moi. Je crois que les viols ont lieu parce qu’on donne les motifs Par exemple, mon amie a demandé un lift à ces garçons, alors mon amie a dit : « Emmène-nous jusqu’à notre maison et mon amie va te donner une bise ». D’ailleurs, je crois, j’ai entendu que les viols ont lieu, parce qu’on provoque les hommes par la façon de s’habiller ou parce qu’on fait quelque chose pour les provoquer (Lety, 48 ans, non-Autochtone, urbaine) 162. Dans le témoignage précédent, il est évident que la croyance selon laquelle les viols résultent d’une provocation des femmes trouve son fondement dans ce qu’elle a entendu, ce qui fait référence au caractère socialement partagé de cette croyance qui en plus déresponsabilise les violeurs et rend invisible le rôle des contextes sociaux dans leur reproduction. Dans cette perspective, le viol peut être vu comme une punition afin de restaurer l’ordre des choses. En parlant du contexte plus large, il faut nommer un autre cas emblématique de la violence envers les femmes au Mexique. En mai 2006 lors d’une manifestation publique à San Salvador Atenco (dans l’état de Mexico), plusieurs femmes ont été abusées et violées par les policiers lors de leur détention et de leur déplacement vers la prison. Les femmes qui ont été agressées ont rapporté que les policiers (les agresseurs) leurs disaient à plusieurs reprises que l’abus dont elles avaient été victimes était de leur faute, car elles devaient rester à la maison pour servir leur mari et non être dans la rue dans une manifestation. De cette façon, pour un grand nombre de participants, il est possible de prévenir les viols : C : Pensez-vous qu’il est possible de prévenir les viols ou pas? P : Parfois, je pense que oui. Par exemple en ne sortant pas la nuit, en ne s’habillant pas de façon provocatrice. Parce que, évidemment, il est plus facile qu’il y ait un

162 P : En mi caso, pienso que la violación fue por mi compañera, yo siempre he sido muy recatada pero mis compañeras se drogaban, tomaban. Entonces pienso que la violación se da porque uno también da motivo, porque por ejemplo, mi amiga pidió aventón y ella empezó a decir: “llévanos hasta la casa y mi amiga les va a dar un beso”. Por otra parte, se dan las violaciones dicen que porque uno los provoca en la forma de vestir o haciendo algo. 223

viol si on voit une jeune femme ou une dame habillée de façon provocatrice ou sortant la nuit. Je crois ça (Sofía, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 163. La culture du viol et les mythes sur le viol ont également des conséquences importantes sur les dispositions corporelles des femmes et sur les injonctions en matière de bonne conduite. En effet, les femmes ont intériorisé la croyance selon laquelle elles sont responsables des agressions sexuelles à cause de la façon dont elles sont perçues selon leurs tenues et leur façon de s’habiller: P : Un viol, c’est quand tu n’as pas consenti […], mais les femmes provoquent ça, tu perds le droit de t’habiller comme tu veux et d’être respectée » […] oui, on a le droit de s'habiller comme on veut, mais il y a de bas instincts et ils ne vont pas te respecter (Olga, 34 ans, non-Autochtone, urbaine) 164. Notons l’importante contradiction du témoignage précédent. Bien que la participante indique que les femmes aient le droit de s’habiller comme elles le veulent (s'habiller comme on veut), il existe de bas instincts chez les hommes qui peuvent être provoqués et qui annulent le droit des femmes. En effet, les femmes ont le droit de s’habiller comme elles le veulent, mais elles ne peuvent pas (pour leur propre sécurité) exercer ce droit. De même, dire que les hommes ont de bas instincts suppose qu’ils ont des pulsions sexuelles incontrôlables et que c’est la responsabilité des femmes de faire attention et de se protéger de celles-ci. Notons que les remises en question plus importantes dans notre étude concernant la tenue des femmes et leurs dispositions corporelles proviennent des femmes métisses, âgées de moins de 35 ans, avec un niveau élevé de scolarité et issus de milieux peu défavorisés et urbains. P : Nous (les femmes) ne pouvons pas jouir de notre corps, parce que si je décide de sortir en mini-jupe, alors je suis une salope, les autres ne vont pas comprendre que

163 I : ¿Se podrán prevenir las violaciones, o no?/P : A veces yo creo que sí. Por ejemplo, no saliendo a la calle tan noche, no saliendo con poca ropa. Porque obvio que siento que es más fácil una violación de ver una chava o señora con poca ropa, o de noche, no sé eso siento yo. 164 P : (silencio) Una violación, es definitivamente, cuando no está autorizado por ti, (…) como mujer, lo provocas, aunque también se pierde el derecho a decir “yo me puedo vestir, como quiera y tengo derecho a ser respetada” (...) sí tienes el derecho para vestir como tú quieras, pero también los instintos son tan bajos, a veces (silencio) que no respetan. 224

tu le fasses et alors ils vont te violer. N’importe quoi, je veux m’habiller comme ça (Karla, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 165. Notons que ces femmes exercent leur droit de s’habiller comme elles le veulent même si elles se font dire qu’elles donnent des raisons pour être violées. De même, remarquons aussi la contradiction qu’il existe dans les attentes sociales envers les femmes. Elles doivent être séduisantes et retenues, efficaces et discrètes. De cette façon, comme nous avons déjà abordé dans le chapitre précédent, la façon socialement organisée de « prévenir » le viol est de contrôler et de surveiller le corps des femmes : P : Toutes les femmes que je connais ont été réprimées dès l’enfance. Pour ne pas les laisser sortir, quand elles commencent à se développer physiquement, elles sont obligées de s’habiller d’une certaine manière pour ne pas attirer trop l’attention. Ainsi, une femme qui s’habille trop sexy pour montrer son corps est mal jugée par les gens, ils pensent qu’elle cherche du sexe (Mario, 26 ans, non-Autochtone, urbain) 166. En effet, ces pratiques et discours limitent la liberté des femmes, mais aussi contribuent à blâmer les femmes des viols et déresponsabilisent l’agresseur. De plus, ces pratiques contribuent à conceptualiser le viol comme un phénomène à caractère individuel en le dépolitisant et en cachant son caractère social. En outre, dans une société marquée par des asymétries de genre, la menace du viol fonctionne comme une forme de contrôle social des femmes : P : Le pénis (symboliquement) est un moyen de soumettre les femmes. La menace constante dans une société qui répète aux femmes : « Méfiez-vous des hommes, parce qu’ils essaieront de te violer, ils vont vouloir vous baiser » (Pedro, 60 ans, non-Autochtone, urbain)167.

165 P : No se nos permite de disfrutar de nuestro cuerpo, porque si a mí se me da la gana ponerme una minifalda, ya soy puta (…) y los demás no entienden que te quieres vestir así y entonces por eso “te van a violar”. Yo me quiero vestir así. 166 P : Todas las mujeres, hasta ahorita no conozco ninguna que no haya sido reprimida desde su niñez de que no salga. Cuando empiezan a tener cambios corporales, tienes que vestirte de otra forma porque ya eres una señorita, y ya despiertas la atracción sexual (…). Una mujer que viste por ejemplo corto, (…) o simple y sencillamente que usa ropa entallada y que destaque eso de su cuerpo, a la gente le parece que es una mujer que anda buscando sexo. Así lo externan. 167 P : Una manera de someter a la mujer es a través del pene. Y la amenaza constante en una sociedad que le dice a la s mujeres “cuídate de los hombres porque te van a querer violar, te van a querer coger”. 225

Notons que dans le cas de Karen, qui a été témoin du viol de sa mère, elle avait connaissance que sa cousine avait été violée par son père et elle-même avait été violée par son père. La violence (ici sexuelle) fait partie de son univers quotidien. Pour d’autres femmes, la violence en générale, dont la violence sexuelle, fait partie encore de nos jours de leurs expériences doxiques et pourtant « naturelles » :

P : Parfois, les femmes pensent que c’est comme ça. Il voulait, moi, je ne voulais pas, mais c’est comme ça. Cela c’est un viol (Karla, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 168. En outre, bien que les participants âgés de moins de 40 ans considèrent que les victimes de violence sexuelle peuvent être autant des femmes que des hommes, tous affirment que, le plus souvent, ce sont les femmes qui sont les victimes de ce genre de violence. En effet, la violence sexuelle envers les femmes est plus courante, mais le tabou entourant la violence sexuelle envers les hommes est encore plus fort de nos jours. Par ailleurs, bien que l’idée que n’importe quel homme peut agresser sexuellement les femmes ou les enfants commence à se répandre, nous avons trouvé que certains participants (souvent les hommes) continuent à conceptualiser les agresseurs sexuels (et les hommes violents) comme des « malades mentaux » : C : Qui pensez-vous peut être un violeur ? P : (Silence.) Quelqu’un de frustré ou malade (Arturo, 41 ans, non-Autochtone, urbain) 169. Ainsi, la représentation de l'homme violent comme un fou, un malade, un frustré une image loin de celle de l’homme « normal », provoque un déni collectif du phénomène, car ils ne sont pas (sous cette représentation) des hommes réels sinon des malades. Finalement, il est important de souligner que la violence sexuelle ne fait pas partie intégrante de l’expérience doxique des hommes. Ainsi, les participants ne considèrent pas le viol comme une menace potentielle quotidienne et réelle qu’ils doivent affronter et à partir de laquelle ils structurent leurs comportements et leur tenue. Cependant, certains

168 P : Ellas perciben, como que así tiene que ser (…) a veces para ellas es como “pues es que yo no quería pero él sí”. ¡Eso es violación! 169I : ¿Y quién puede ser un violador?/P : Alguien con cierta frustración o enfermedad. 226 participants ont indiqué l’augmentation de viols commis contre les hommes et certains des participants ont suggéré s’être sentis harcelés par des homosexuels à certains moments de leur vie.

Conclusions Dans le domaine de la sexualité, il faut remarquer comment les agents sociaux résistent et remettent en question les représentations dominantes de genre. Paradoxalement, il faut souligner le rôle important joué par l'école et par les médias de masse, tant dans ces changements (touchant les normativités sexuelles et de genre dans le Mexique contemporain) que dans la continuité de la double morale sexuelle. De plus, il est important de souligner que nous trouvons des différences significatives entre les discours des participants en fonction de l’âge, de la classe sociale et de la provenance. Les femmes urbaines, en termes généraux, ont tendance à remettre en question les discours plus traditionnels sur la virginité et sur la sexualité traditionnelle. Cette tendance se maintient dans les discours des participants provenant d’un milieu rural qui sont allés étudier ou travailler dans des régions urbaines, ce qui peut montrer comment l’exposition aux discours plus « libéraux » sur la sexualité permet, dans certains cas, de remettre en question les présupposés sur la sexualité acquise dans le lieu d’origine (milieux ruraux).

Les témoignages indiquent parfois l’émergence de discours transitionnels et de nouvelles identités et relations de pouvoir parmi les hommes et les femmes qui remettent en question certains aspects de l’hétéronormativité et des rapports inégaux de genre. Cela contribue à l’établissement de relations plus égalitaires dans certains contextes. En effet, les témoignages suggèrent que, dans certains couples (surtout les plus jeunes et avec au moins 10 ans de scolarité et issus de classes sociales moins défavorisées), la sexualité est devenue un domaine d’échanges plus égalitaires et moins restrictifs. Cependant, bien que, pour les femmes, la virginité jusqu’au mariage ait perdu son caractère impératif, pour la plupart de nos participants (surtout parmi ceux et celles âgés de moins de 35 ans, issus de toutes les couches sociales confondues), le fait que les femmes qui ne sont pas vierges doivent mentir et prétendent l’être montre comment de nos jours la virginité est encore un capital physique pour les femmes, même pour celles des nouvelles générations. En outre, il est à noter qu’il existe une certaine désérotisation de la sexualité chez les femmes. Seulement deux femmes 227 participantes ont exprimé que le plaisir joue un rôle central dans leur vie sexuelle. Ces femmes étaient âgées de moins de 35 ans, hautement scolarisées (plus de 14 ans de scolarité), provenant des milieux urbains, appartenant à des classes sociales peu défavorisées et majoritairement métisses. Cela ne veut pas dire que le plaisir soit absent des expériences sexuelles et amoureuses des autres femmes participantes, mais parler de plaisir au féminin est encore un tabou pour la plupart de ces femmes. De même, bien que peu fréquente chez les hommes âgés de moins de 45 ans, la relation entre la sexualité et la dimension affective et l’amour tend à ressortir dans leurs témoignages. Il s’en dégage un changement important chez les hommes des nouvelles générations qui tendent à reconnaître les dimensions affectives de leur vie.

En ce qui touche la violence, bien que tous désapprouvent la violence physique, presque tous les participants avaient des difficultés à identifier d’autres sortes de violence « moins visibles ». Il est à noter un changement de mentalité important par rapport à la violence chez toutes les participantes âgées de moins de 40 ans, provenant de tous les milieux et issues de tous les groupes ethnoraciaux, car elles considéraient la violence physique comme une raison suffisante pour mettre fin à une relation de couple.

Concernant les agressions sexuelles, nous devons souligner non seulement leur caractère genré, mais aussi leur caractère racialisé. Bien que presque toutes les femmes de notre étude aient vécu des épisodes de violence et même de violence sexuelle, la violence sexuelle commise dans la sphère publique par des hommes qui n’appartiennent pas à la famille de la femme tend à affecter les femmes socialement plus défavorisées qui sont souvent des femmes autochtones. Il faut donc reconnaître l’important rôle joué par la classe sociale, le genre et l’appartenance ethnoraciale dans les processus de construction sociale des corps sexuellement accessibles et disponibles. En effet, le corps des femmes socialement défavorisées et racialisées est un corps qui peut être réclamé par les hommes (souvent par les patrons, les amis ou les membres de la famille du patron) sans aucune conséquence pénale, dans l’imaginaire comme dans la pratique. Notamment, dans notre échantillon, presque toutes les femmes qui travaillaient comme femmes de ménage, souvent autochtones, avaient été sexuellement agressées hors de leur maison. Force est donc de constater qu’il existe un caractère structuré et différencié de la violence contre les femmes. 228

Finalement, les témoignages suggèrent l’urgence de remettre en question les mythes sur le viol afin de déstabiliser et de contester une culture du viol qui permet de légitimer et même de justifier les agressions sexuelles perpétrées contre les femmes.

229

Chapitre 5. L’expérience de la reproduction et la construction du corps reproductif Dans ce chapitre, nous présenterons les témoignages des participants qui traitent de leur rapport à la reproduction. Nous mettrons l’accent sur la manière dont les participants ont vécu leurs expériences reproductives, ainsi que sur le rôle que les discours médicaux et les institutions médicales jouent dans ces expériences et dans la construction du corps reproductif. L’expérience de la reproduction telle qu’elle est vécue par les participants exprime l’organisation sociale de celle-ci et les dispositions incorporées qu’elle suscite. Les témoignages font référence tant au contexte plus large, théâtre de ces expériences, qu’aux contextes spécifiques des participants et à leur parcours reproductif.

5.1 L'expérience de la reproduction et hasard : Et maintenant, que dois-je faire? Se traduit de la manière dont les femmes parlent de la grossesse les normativités sociales relatives à la féminité et la maternité, mais aussi l’interprétation qu’elles font de ces discours. De même, l’expérience subjective de la grossesse des participantes traduit comment diverses inégalités et oppressions sociales façonnent cette expérience, ont des conséquences sur leurs droits sexuels et reproductifs et influencent leur santé et celle de leurs enfants. Un des premiers aspects à souligner est que les participantes qui n’ont pas vécu de grossesse nourrissent un imaginaire autour de cet événement, marqué par des idées romantiques : P : (La grossesse) est un bel état, c’est le résultat de deux personnes qui s’aiment (Teresa, 34 ans, non-Autochtone, urbaine) 170. Cependant, bien que les discours de certaines participantes qui n’ont pas vécu de grossesse tendent à ressembler à celui que nous venons de présenter, l’expérience subjective des participantes s’éloigne des idées et des discours hégémoniques sur la grossesse qui la décrivent comme un état idéal, toujours souhaité, et comme une expérience sans contradictions. De plus, nous devons souligner qu’encore aujourd’hui, l’expérience de

170P : Que es una etapa muy bonita, que es, la concepción de dos personas que se aman, que se quieren. 230 la reproduction, ou plus précisément de la grossesse, est souvent liée à l’incertitude et au hasard pour un bon nombre de participantes (de tous les âges, appartenant surtout, mais non exclusivement, aux couches sociales défavorisées et avec un faible niveau de scolarité). La réalité des grossesses non planifiées est très présente. Notamment, presque tous les participants de cette étude ont déjà vécu l’expérience de la grossesse non désirée. Lorenza, par exemple, est issue d’une classe sociale défavorisée et s’est mariée très jeune juste après être tombée enceinte : C : Vos grossesses se sont-elles déroulées comme vous l’aviez imaginé? P : Non, car je n’avais rien imaginé, je suis seulement tombée enceinte, je ne m’attendais pas à avoir mon premier enfant, c’est arrivé. Je me suis rendue compte que j’étais enceinte après 3 mois de grossesse. J’avais 20 ans [...][…] quand j’ai eu ma petite fille dans mes bras. Et je me suis dit « Qu’est–ce que je fais maintenant? » (Lorenza, 25 ans, non-Autochtone, urbaine) 171. Je suis seulement tombée enceinte suggère que la grossesse était inattendue, sans planification. Cela peut indiquer que souvent, chez les femmes provenant d’un statut socio- économique inférieur (marqué par une forte précarité matérielle), l’expérience de la reproduction est façonnée (comme d’autres aspects de la vie) par un sens de l’imprévu qui découle des circonstances objectives de vie où la planification et l’anticipation de l’avenir ont peu de place. Le témoignage de Lorenza montre aussi que, chez de nombreuses femmes, cet événement s’accompagne de sentiments négatifs et d’incertitude : c’est-à-dire ne pas savoir quoi faire ni comment réagir à cet imprévu. C : Vos grossesses se sont-elles déroulées comme vous l’aviez imaginé? P : Non, c’était tout à fait différent ,parce que mes grossesses étaient non désirées, je prenais des contraceptifs et soudain, « surprise ». Peut-être que j’avais oublié de prendre la pilule, car il n’y avait pas d’intention de tomber enceinte, c’était inattendu, je me suis dit : « Je suis enceinte, qu’est-ce que je fais maintenant? ». Le monde s’est écroulé sous mes pieds (Sofia, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 172.

171 I : ¿Sus embarazos fueron como imaginaba antes de embarazarse?/P : No, yo no me imaginaba, yo salí embarazada, yo no esperaba mi primer hijo nada más fue así. Me di cuenta cuando tenía 3 meses, tenía yo 20 años (…). Ya cuando vi a mi hija así chiquita dije: ¿y ahora qué hago? 172 I : ¿Sus embarazos fueron como usted imaginaba que serían?/ P : fue diferente, porque no fueron planeados los embarazos, según yo tomaba anticonceptivos y de repente “pum”, lo más seguro es que se me 231

Cependant, certaines femmes de notre échantillon ont indiqué avoir vécu cet événement d’une façon différente de ce à quoi elles s’attendaient. Remarquons que leurs attentes sont souvent façonnées par les discours dominants selon lesquels les grossesses doivent avoir lieu après le mariage (hétérosexuel), dans la vingtaine et dans des foyers économiquement favorisés. Le témoignage de Sofía indique aussi que certaines participantes employaient pourtant des contraceptifs (souvent la pilule) lorsqu’elles sont tombées enceintes. D’ailleurs, à cause de leur jeune âge, certaines n’ont parfois pas eu la chance d’imaginer ou d’anticiper les circonstances dans lesquelles elles auraient aimé tomber enceintes : C : Au cours de vos grossesses, avez-vous ressenti de l’angoisse? P : Oui, bien sûr. Tout d'abord, je ne comprenais rien, je ne connaissais rien à (tout) ça. Je suis tombée enceinte et ensuite je me suis mariée. Je me suis mariée quand j’étais enceinte de 6 mois de grossesse. J’ai caché la grossesse et, au bout de 6 mois, je l'ai dit à ma mère. À ce moment-là, mon ventre n’avait pas encore grossi. Je m'inquiétais, parce que je ne prenais pas soin de moi, et peut être que je n'avais pas fait tout ce qui était nécessaire, je me suis demandée si tout irait bien avec le bébé ou pas (Lorenza, 25 ans, non-Autochtone, urbaine) 173. *** C : Comment as-tu vécu ta première grossesse? P : J’étais très frustrée. C'était horrible parce qu’on n'avait pas la maturité ni la possibilité de bien faire les choses, on était encore des enfants [...] c’était horrible, j'ai beaucoup pleuré, j’étais jeune [...] je savais que mon père était sévère, j’avais peur. Je me suis séparée de mon conjoint : il a toujours évité les responsabilités, il cherchait la sortie de secours [...] je suis restée dans la maison familiale pendant la grossesse et il a fallu que je cache tous les symptômes de la grossesse, c’était très triste (Yazmin, 39 ans, non-Autochtone, urbaine) 174.

olvidaba tomar la pastilla, no había intención de que me embarazara, entonces no fueron planeados y yo decía “híjole estoy embarazada ¿qué hago?, ¿qué voy a hacer?” se me cerraba el mundo (…). 173 I : ¿Durante tus embarazos en algún momento te angustiaste?/ P : Sí. Primero, era algo que no sabía ni qué, salí embarazada y después me casé a los 6 meses. Era todo escondido, a los 6 meses le dije a mi mamá y todavía no se me notaba. Me preocupaba porque a lo mejor no tomé todo lo que se necesitaba y si salía bien o si salía mal. 174 I : ¿Cómo viviste este primer embarazo?/P : Frustrante. Frustrante. Es horrible porque no tienes ni la madurez, ni las posibilidades de hacer nada, o sea, eres un niño. (…) yo lloraba muchísimo, obviamente por la 232

Comme le suggère les témoignages précédents, certaines participantes ont vécu leur grossesse non désirée en secret, dans la solitude et en ressentant des sentiments de peur et de frustration, alors que nombreuses d’entre elles sont restées pendant une bonne période dans la maison familiale . Cela a contribué à augmenter les sentiments négatifs à l’égard de leur grossesse et a rendu son suivi plus difficile, ce qui a pu nuire à leur santé et à celle du fœtus. De la même façon, la phrase « il a toujours évité les responsabilités » suggère que la responsabilité d’affronter les conséquences des grossesses non désirées est reléguée fréquemment et presque exclusivement aux femmes, peu importe si elles sont mariées ou non : P : Quand je me suis mariée, mon mari n'était pas très responsable. Alors, quand je suis tombée enceinte, je me suis dit : « Qu’est-ce que je fais? », parce que je sentais toute la responsabilité retomber sur moi, je devais tout faire, c’était à moi de prendre la décision. Moi, je ne savais pas quoi faire, j’avais peur (Sofia, 36 ans, non- Autochtone, urbaine) 175. Les témoignages précédents illustrent le fait que les femmes qui ont vécu une grossesse imprévue y ont souvent réagi de façon négative sur le plan émotionnel, soit à travers la peur, la frustration et l’angoisse. Si ces témoignages ne nous donnent pas plus de détails sur la façon dont les conjoints des participantes ont vécu la grossesse inattendue, ils suggèrent par contre que toute la responsabilité incombait aux participantes. Cela indique que les conséquences de l’activité sexuelle, ou plus précisément les conséquences reproductives des relations sexuelles, seraient du ressort des femmes. Il est important de souligner que ces participantes (Lorenza, Yazmin et Sofia) sont issues d’une classe sociale défavorisée, ont un faible niveau de scolarité (12 ans ou moins) et sont majoritairement métisses et urbaines. Cela suggère, comme nous le verrons plus loin dans ce chapitre, que les inégalités et les rapports de genre contribuent à nuire à l’expérience reproductive des femmes dans les contextes où se croisent et interagissent plusieurs rapports sociaux (de classe sociale, de genre, de génération, ethnoraciaux, etc.) :

edad, yo conocía a mi papá, mi papá era un ogro, era cañón, entonces había miedos. Estoy separada de él y siempre evadió las responsabilidades, siempre buscó la salida fácil, (...) yo lo viví (el embarazo) sola, en casa de mis padres, tuve que reprimir ascos, antojos, malestares. 175P : Cuando me casé mi esposo no era muy responsable y (ante el embarazo) digo ¿qué hago, cómo le voy a hacer?” porque sentía que todo era todo nomás yo y yo, yo tenía que salir adelante, todo lo hacía yo, y decidirlo yo. Por eso no sabía qué hacer y por eso me daba miedito. 233

P : Avec nos mères, on ne parlait pas de ce sujet, mais ma mère me disait « fais attention! Ne fais pas de conneries, car si tu tombes enceinte, tu vas le regretter, moi, je ne veux pas que tu souffres après tout ce que j’ai enduré avec ton père. Il n’était pas gentil avec moi, je ne veux pas que tu souffres » (Carmen, 47 ans, non- Autochtone, rurale) 176. Le témoignage de Carmen illustre comment la transmission mère-fille des connaissances sur la reproduction inclut aussi des éléments marquants de leur expérience parmi lesquels la souffrance est souvent citée. L’assignation sociale de la responsabilité de la grossesse aux femmes (ainsi que les contextes de pauvreté), contribue à ce que cette expérience soit vécue comme oppressive et parfois solitaire, lorsqu’inattendue et non souhaitée : P : Ma deuxième grossesse, nous l’avions planifiée, nous avions décidé d'avoir un deuxième enfant. Mais ce fut horrible, car, après trois mois de grossesse, nous avons décidé de nous divorcer. Alors j’ai vécu ma deuxième grossesse toute seule (Yazmin, 39 ans, non-Autochtone, urbaine) 177.

Ce témoignage nous montre que le degré d’engagement des hommes envers les conséquences reproductives de leurs actes va souvent de pair avec leur degré d’engagement envers la conjointe, ce qui se traduit ici, dans le cas d’un divorce ou d’une séparation, par une faible participation (émotionnelle, affective et économique) masculine pendant la grossesse (et après l’accouchement). Comme l’illustrent les témoignages, les participantes ont souvent vécu leur grossesse avec des sentiments d’incertitude, d’ambiguïté, de peur et de solitude, tout au long de la grossesse et même lors de l’accouchement : P : Mon mari était un dragueur, un coureur de jupons. Il buvait beaucoup, alors j’étais toute seule le soir de l’accouchement et je suis allée me coucher. Le lendemain, je ne pouvais même pas me lever. Une voisine est venue me rendre visite et m’a dit que le travail avait commencé, que je devais aller à l’hôpital. Alors, je suis allée là-bas toute seule je me suis « soulagée » [...] personne n’était avec moi,

176 P : Nosotros con nuestras mamás nunca hablábamos, ella me decía fíjate “no vayas a hacer una tarantada, una mensada, fíjate por un revolcón sales embarazada yo no quiero que sufras como yo, mira tu papá no se portó, se portó mal conmigo, no quiero que tu sufras lo mismo”. 177P : Mi segundo embarazo, fue planeado, decidimos tener un segundo hijo, también traumatizante y horrible, porque teniendo tres meses de embarazo nos divorciamos, entonces vuelvo a vivir un segundo embarazo muy solitario. 234

car je me suis mariée sans le consentement de ma famille. Ils étaient tous en colère contre moi et ma belle-mère était méchante avec moi (Luz, 52 ans, Autochtone, urbaine) 178. Il est à noter que Luz emploi le mot aliviarse (se soulager) pour parler de l’accouchement, car elle se soulage de la douleur causée par les contractions. Ainsi, le verbe aliviarse prend tout son sens, car la douleur fut partie une fois que la femme a donné naissance. Notons aussi l’absence du conjoint de Luz pendant et après l’accouchement, ce qui suggère son manque d’engagement face à la grossesse. Remarquons aussi que Luz explique la solitude avec laquelle elle a vécu son accouchement comme étant le résultat de sa désobéissance (se marier sans le consentement de sa famille). À ses yeux, ceci explique le manque de soutien et l’absence de sa famille d’origine lors de l’accouchement et après celui-ci. Ceci impliquerait que les autres (c.-à-d. la famille d’origine) auraient le droit de punir les femmes qui transgressent la norme selon laquelle les femmes doivent obéir à leurs parents et ne sont pas autorisées à agir de façon autonome (se marier sans le consentement de leurs parents). Notons que dans le cas où le conjoint est absent avant, pendant et après l’accouchement, c’est souvent la famille d’origine de la femme ou son réseau social qui devient la principale source d’aide, tant pour la femme que pour son nouveau-né : P : (Lors de l’accouchement) mon père était toujours à l’hôpital avec moi. Il a pris le rôle du père biologique de mon enfant, car mon ex-conjoint n’est jamais venu me soutenir, ni lui ni sa famille d’ailleurs. Mes parents ont été mon seul soutien (Yazmin, 39 ans, non-Autochtone, urbaine) 179. Soulignons ici encore que la faible participation des hommes (ou leur absence) contribue à déplacer tout le poids (social, économique, psychologique, politique, etc.) des conséquences reproductives sur les femmes. Par ailleurs, malgré qu'il y ait une tendance généralisée dans la société mexicaine à penser que les grossesses non désirées surviennent majoritairement chez les jeunes et au

178 P : Mi esposo era una persona que tomaba mucho y muy mujeriego, yo estaba sola, me acosté y toda la noche en la mañana como a las 6 pues ya no me dolía, me acosté pero ya no me podía parar. Hasta que fue una vecina de una quinta vecina y como no me vio afuera andar barriendo ni nada, me fue a ver y le digo “Es que me duele la panza, me hizo daño algo, y ahora no me puedo parar” me dice “ya te vas a aliviar”, “Tienes que ir al hospital”. (…) y ya fui al doctor ahí y me alivié. (…) como nada más me fui con mi marido sin el consentimiento de mis papás entonces mi mamá, mis hermanos estaban bien enojados, todos. Nadie me hablaba. Y pues mi suegra no era buena gente conmigo se portaba mal. 179 P : Mi papá jamás se despegó de ahí. (…) vino a suplir al papá, porque el papá nunca se presentaba. La familia del papá tampoco, entonces fue mi papá y mi mamá quienes me apoyaron. 235 début de la vie reproductive, les grossesses non désirées chez les participantes ne sont pas survenues uniquement au début de leur vie reproductive : C : Comment avez-vous vécu vos grossesses? P : Mes trois grossesses ont été difficiles [...] ma dernière grossesse était également difficile, car je ne l’attendais pas [...] (Laura, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 180. Mes trois grossesses ont été difficiles indique que la grossesse est loin d’être toujours un événement plaisant contrairement à ce qui est présenté dans les discours dominants. La grossesse est un événement qui peut être vécu par les femmes d’une manière problématique, surtout quand elle est inattendue. En outre, malgré le fait que presque toutes les participantes aient indiqué avoir vécu au moins une grossesse non planifiée et parfois non souhaitée, l’interruption volontaire de la grossesse n’est pas ressortie comme une option dans leurs discours. Une seule des participantes a indiqué avoir vécu une interruption volontaire de la grossesse (IVG). Il s’agit d’une femme âgée de moins de 35 ans, issue d’un milieu urbain, appartenant à une couche sociale relativement favorisée, d’un niveau scolaire élevé (universitaire) et métisse. L’interruption volontaire de sa grossesse a eu lieu chez un gynécologue qui travaillait dans le secteur privé : P : Mon chum lui a dit, à mon gynécologue, qu’on ne voulait pas le bébé, qu’on voulait une interruption de grossesse. Le médecin nous a dit qu’être parents, c’était une belle expérience. Il nous a demandé à plusieurs reprises si on était sûrs de vouloir interrompre la grossesse, il a finalement accepté, il nous a dit ce qu’il fallait faire, combien cela coûterait, etc. (Edith, 33 ans, non-Autochtone, urbaine) 181. Bien que nous n’ayons pas autant de détails à ce sujet chez d’autres participantes de l’étude, nous devons souligner que, dans le cas d’Edith, ses conditions objectives de vie, son réseau social et l’argent nécessaire pour payer l’intervention ont favorisé son accès sécuritaire à l’intervention d’interruption volontaire de la grossesse. Remarquons que, dans le contexte d’une pratique privée, les médecins acceptent souvent de pratiquer l’IVG quand

180 I : ¿Cómo vivió sus embarazos?/P : Los tres embarazos fueron difíciles, (…) mi último embarazo también fue difícil, porque no deseaba un bebé (...). 181 P : Él (mi novio) le dijo al doctor: “no lo queremos, queremos que lo aborte”. La actitud del médico, lo recuerdo, él nos decía lo importante lo bonito que es, ser padre y varias veces preguntó: “¿Están seguros de que lo quieren hacer?” “sí”. La hizo como tres veces, la tercera vez dijo: “Está bien” pues lo que necesitamos es dinero. 236 leurs patientes le demandent, ce qui n’arrive pas dans la pratique publique. Il est important de souligner que le contexte de pénalisation de l’avortement au Mexique et la méconnaissance de la législation en vigueur touchant les IVG façonnent leurs attitudes face à la demande d’une IVG. Dans ce contexte, l’accès des femmes issues de classes sociales défavorisées à une interruption volontaire de grossesse sécuritaire est très restreint, parfois impossible.

5.2 La « méconnaissance » reproductive: nous vivions avec les yeux fermés Un autre élément important ressort des témoignages des participantes, surtout chez celles appartenant aux classes sociales défavorisées, avec un faible niveau de scolarité, âgées de plus de 40 ans et résidant en milieu rural. Celles-ci, lors de leurs grossesses, et surtout lors de la première, n’ont appris la nouvelle qu’à un stade assez avancé de la grossesse (c.-à-d. 3 à 5 mois de grossesse) : P : Je ne savais pas que j’étais enceinte, j’étais très jeune, je n’y connaissais rien et mes parents ne m’avaient pas parlé des menstruations ni des relations sexuelles. J’étais ignorante et j’avais mal ici (au ventre) [...] je suis allée chez le médecin, car j’avais mal à l’estomac. Je ne savais pas que j’étais enceinte (Carmen, 47 ans, non- Autochtone, rurale) 182. *** P : Lors de ma première grossesse, alors que j’en étais déjà à cinq mois de grossesse, je ne savais pas que j’étais enceinte. J'ai senti quelque chose qui bougeait à l’intérieur de moi, je me suis dit : « J'ai des vers ». Je ne pensais pas que j’étais enceinte. J’avais pris du poids, mais mon ventre rond n’était pas visible et mon mari ne croyait pas que j’étais enceinte, car cela ne se voyait pas. Le médecin a confirmé la grossesse, m’a donné des vitamines, mais je n’avais pas un ventre rond jusqu’au dernier mois (Luz, 52 ans, Autochtone, rurale) 183.

182 P : (…) Yo no sabía que estaba embarazada sino pues estaba chamaca todavía no sabía nada y mi papá nunca me, mi mamá nunca me enseñó que de la menstruación que cuando tiene uno a va a tener relaciones. Simplemente que o sea que una ignorante yo ya me dolía aquí (el vientre) y pues cuando yo supe ya tenía tres meses de embarazo (…) yo iba con dolor de estómago no sabía que estaba embarazada. 183 P : Mi primer embarazo, no sabía que estaba embarazada, tenía ya 5 meses sentía que algo se movía y decía “tengo lombrices que se me están moviendo”. No se me vino a la mente, decía “ahora estoy bien gordísima antes estaba bien flaca”. Estaba ya para aliviarme y no se me veía nada. Y decía mi marido, “tu estás bien loca cómo vas a está embarazada no tienes nada estás bien flaca, ni panza tienes”. “yo no sé, pero 237

Je ne savais pas que j’étais enceinte indique qu’il existe une méconnaissance généralisée de la biologie de la reproduction chez les femmes appartenant aux couches sociales défavorisées, surtout chez celles ayant un faible niveau de scolarité (souvent moins de 7 ans de scolarité), provenant de milieux ruraux et qui ont plus de 40 ans. Pour ces femmes, les symptômes de la grossesse étaient souvent confondus avec la présence de vers intestinaux. Nous pouvons donc supposer que la reconnaissance des symptômes de la grossesse leur était plus difficile, soit parce qu’il s’agissait d’une première expérience, soit parce que la grossesse n’était pas prévue. Cependant cette « méconnaissance » reproductive n’est pas tout à fait réservée aux femmes âgées de plus de 40 ans, elle existe également chez les femmes âgées de moins de 30 ans, vivant en milieu urbain et appartenant aux couches sociales défavorisées : P : Lors de ma deuxième grossesse, je ne me suis pas rendue compte que j’étais enceinte, car j’avais mal à l’estomac. Je prenais des médicaments pour la gastrite, pour la colite. Je suis allée chez le médecin et ils m’ont dit que j’avais une gastrite chronique, j’ai pris des médicaments. Ils ne se sont pas aperçus que j’étais enceinte (Lorenza, 25 ans, non-Autochtone, urbaine) 184.

Lors de ma deuxième grossesse, je ne me suis pas rendue compte que j’étais enceinte suggère deux choses. En premier lieu, les participantes plus jeunes méconnaissent parfois de façon importante la biologie de la reproduction. En second lieu, une grossesse non désirée n’est pas réservée à la première grossesse, mais peut survenir plus tard dans la vie reproductive. De ce constat résulte une double remise en question : a) du présupposé socialement partagé selon lequel les grossesses non souhaitées sont l’apanage des femmes jeunes et célibataires, et b) de la qualité des programmes visant l’éducation sexuelle. Les programmes d’éducation sexuelle au Mexique ont été implantés en 1991. Ils ont subi plusieurs modifications de contenu depuis. Soulignons aussi que l’arrivée au pouvoir du Parti conservateur Action Nationale (PAN) en 2000 a marqué un recul important en matière d’éducation sexuelle (et en matière de droits sexuels et reproductifs au Mexique). Les

yo estoy embarazada”. El último mes, se me vio, ya para aliviarme se esponjó no sé como hizo pero se me vio. (…) fui al doctor y me dijeron que estaba embarazada, me dio vitaminas. 184 P : El segundo embarazo yo no me di cuenta yo pensé que no estaba embarazada se me hacia la panza así y me dolía bastante entonces yo me tomaba que para la gastritis, colitis y fui al médico y no: usted tiene una gastritis crónica y tomé varias pastillas pero estaba ya embarazada, del segundo. 238 conséquences de recul tendent d’ailleurs à se répercuter sur toute la population, et plus encore sur la population socialement défavorisée qui réside dans les milieux urbains et ruraux. En plus, bien qu’il y ait une grande ouverture pour parler de sujets liés à la sexualité dans le Mexique contemporain, celle-ci est encore un sujet tabou dans plusieurs contextes relatifs à l’éducation sexuelle.

Pour ces femmes, les seuls moyens d’avoir la certitude d’être enceinte, comme nous avons pu l’observer dans leurs témoignages, étaient soit de recevoir un diagnostic du médecin ou d’une femme expérimentée (sœur plus âgée, tante, mère et belle-mère), soit d’avoir un ventre assez rond pour que la grossesse soit visible (ce qui arrive généralement assez tard, après le cinquième mois de grossesse). :

C : Comment avez-vous su que vous étiez enceinte lors de votre première grossesse?

P : Je ne me souviens pas. Je crois qu’on apprend qu’on est enceinte quand on n’a pas ses règles. J’ai su que j’étais enceinte, car j’ai parlé de ça (retard des menstruations) à ma sœur et elle m’a répondu que j’étais peut-être enceinte. Elle m’a dit d’attendre pour voir si mon ventre grossissait, et c’est comme ça que je l’ai su (Sandra, 26 ans, Autochtone, rurale) 185. ***

C : Comment avez-vous vécu vos changements corporels liés à la grossesse?

P : Je me disais : « Quelque chose bouge à l’intérieur de moi », alors j’ai pensé que j’avais des vers (intestinaux), j’étais très somnolente et je me sentais fatiguée. J’en ai parlé à ma mère, mais elle ne m’a rien dit à cet égard et rien expliqué, même si je lui avais dit que je n’avais pas mes règles [...]. Après, ma sœur, l’aînée, m’a dit : « On ira chez le médecin » et, moi, je lui ai répondu que je n’étais pas malade. Nous

185 I : De su primer embarazo ¿cómo se enteró que estaba embarazada?/ P : Ya ni me acuerdo. Se entera uno porque dejas de reglar, me enteré porque le platiqué a mi hermana y ella me dijo que a lo mejor estaba embarazada, “espera hasta que te crezca la panza” y así me enteré. 239

y sommes finalement allées et c’est là que j’ai su que j’étais enceinte (Andrea, 38 ans, non-Autochtone, urbaine) 186.

Il est nécessaire de rappeler le fait que ces grossesses se déroulent (souvent) dans un contexte de précarité sociale. Par exemple, Sandra est une femme autochtone avec un faible niveau de scolarité, qui appartient à une couche sociale très défavorisée et qui habite dans un milieu rural, milieu où l’accès aux services de santé de qualité est assez restreint. Dans ce cas, c’est l’arrondissement du ventre qui confirma la grossesse. Le cas d’Andrea est un peu différent. En effet, même si elle provient aussi d’une couche sociale défavorisée et qu’elle détient un faible niveau de scolarité, elle provient d’un milieu urbain. Ce constat nous permet de supposer que les dénominateurs communs de la méconnaissance reproductive de ces femmes sont le faible niveau de scolarité (fréquemment moins de 7 ans), l’appartenance à une classe sociale défavorisée, et, de ce qu’on peut dégager de leurs discours, l’absence d’un réseau social (mères, sœurs, tantes, amies, etc.) qui soit disponible pour partager leurs expériences reproductives avec elles et qui puisse les renseigner sur ces sujets (comme nous verrons par la suite). Cependant, soulignons que cette méconnaissance reproductive s’articule autant autour de facteurs d’ordre culturel (croyances, mentalités, etc.) que de facteurs dits objectifs (revenu, travail, etc.), de même que de rapports de genre, de classe et ethniques ici étudiés. Il est à noter que parmi les femmes métisses ou autochtones appartenant aux couches sociales plus défavorisées, dont le niveau de scolarité est faible et provenant presque toutes d’un milieu rural, on observe une « méconnaissance » reproductive généralisée de l’accouchement. La plupart des participantes déclarent ne pas s’être rendues compte du début de l’accouchement. Soulignons que cette méconnaissance est plus répandue parmi les femmes métisses et autochtones âgées de plus de 40 ans : P : Quand j’étais sur le point d’accoucher (aliviarme), je ne savais pas comment cela allait se passer, alors j’ai trop mangé et j’ai bu du lait. J’ai commencé à avoir mal à l’estomac et à aller fréquemment aux toilettes. J’avais mal au ventre. Puis j’ai vu un

186 I : ¿Cómo vivió los cambios corporales ligados al embarazo?/P : decía: ¿qué se me está moviendo adentro?, a lo mejor tengo lombrices, por eso estoy así y me da mucho sueño y me sentía cansada. Le decía a mi mamá: mamá creo algo me cayó mal, tengo lombrices voy a desparasitarme. Y luego le decía: oiga no me ha bajado ahora, no he sangrado. Pero no me explicaba que se te va la menstruación cuando tu estas embarazada nada de eso. (…) luego mi hermana la mayor me dijo: vamos a ir al doctor. Y yo: ¿para qué? Si no estoy enferma. Y me dijo: sí, vamos a ir. Y ya fue cuando supe que estaba embarazada. 240

filet de sang et je me suis demandé ce qui se passait. [...]. J’étais toute seule à ce moment-là (Luz, 52 ans, Autochtone, urbaine) 187. *** P : J’étais une chamaca (jeune fille) ignorante, j’avais pris du poids, je ne rentrais plus dans mes robes, je ressemblais à un gros panier (piñata). Moi, j’étais effrayée, car je ne savais pas par où allait sortir le bébé. Moi, j’ai tout expliqué à ma fille, mais, à l’époque, personne ne m’avait rien expliqué (Carmen, 47 ans, non- Autochtone, rurale) 188. Les témoignages des participantes suggèrent que les femmes de leur entourage ne leur ont pas donné de renseignements à propos de l’accouchement, de la sexualité ou de la biologie de la reproduction. Bien que Luz réside depuis une trentaine d’années dans une région urbaine, elle est née et a grandi comme Carmen dans un milieu rural. Ajoutons aussi que les sujets liés à la reproduction et à la sexualité dans certains contextes ont été (et sont encore) l’objet de tabous; on ne peut donc pas en parler ouvertement, même avec les femmes de la famille. Cette méconnaissance a conduit les femmes à traverser le processus de la grossesse et de l’accouchement en ressentant de la peur (j’étais effrayée), sans pouvoir comprendre ce que leur arrivait (je me demandais ce qui se passait). Le sentiment de peur éprouvé par certaines participantes, sentiment qui découlait de cette méconnaissance, a parfois décidé ces participantes à parler ouvertement de ces sujets avec leurs filles, comme nous avons pu l’observer dans le témoignage de Carmen (Moi, j’ai tout expliqué à ma fille). Certaines participantes nous ont fait remarquer qu’un changement significatif s’était produit dans les dernières années. Elles perçoivent que ce type de renseignements serait plus répandu et plus accessible pour la nouvelle génération : P : Avant, nous vivions les yeux fermés. De nos jours c’est différent, les enfants savent tout [...] quand je suis tombée enceinte de mon premier enfant, je ne savais

187 P : Cuando ya me iba aliviar, yo no sabía cómo me iba a aliviar. (…) cené tomé leche y me empezó a doler el estomago y decía “pues me debe de haber hecho daño la comida” e iba al baño y me dolía y después tantita sangre y decía “¿qué me está pasando?” (…) no estaba nadie conmigo. 188 P : Yo era una chamaca ignorante, yo me estaba engordando ya no me cabían los vestidos y me tenía que poner unas batas grandes, parecía piñata, sí me espantaba mucho, porque yo no sabía ni por donde iba a salir la criatura. A mi hija yo le digo todo y le explico. Y yo nunca tuve esa explicación con mis papás. 241

même pas comme il allait naître, comment il allait sortir de moi. Je croyais qu’il allait sortir par ma bouche (Andrea, 38 ans, non-Autochtone, urbaine) 189. Le témoignage d’Andrea suggère que la méconnaissance des processus liés à la reproduction a accompagné certaines de ces femmes tout au long de leur grossesse, entraînant des angoisses nouvelles. Cependant, Andrea perçoit que la nouvelle génération (au moins celle issue des milieux urbains) a plus de renseignements concernant ces sujets, ce que signifierait que la sexualité et la reproduction sont moins l’objet de tabous dans le contexte urbain. Cet avis est partagé par la plupart des participantes issues des milieux ruraux.

5.3 La construction sociale du corps reproductif

Au sujet de la construction du corps en lien avec la reproduction dans les discours des participants (hommes et femmes) de cette étude, le corps reproductif par excellence est le corps féminin. Soulignons que la plupart des hommes (tous âges, milieux, niveaux de scolarité, affiliations ethnoraciales et couches sociales confondus,) ont montré des difficultés à parler de leur corps reproductif et de la dimension reproductive de leur vie. Cela s’explique dans la plupart des témoignages par le fait que la reproduction (la grossesse) a « physiquement » lieu dans le corps des femmes :

P : Les femmes sont plus centrées sur les aspects reproductifs, parce que, évidemment, quand une grossesse survient, ce sont elles qui tombent enceintes. Je pense que ce serait différent si les hommes tombaient « enceints » et vivaient les conséquences reproductives dans leur corps, ils prendraient soin des conséquences reproductives (Cristian, 36 ans, non-Autochtone, urbain) 190.

Les femmes sont plus centrées sur les aspects reproductifs [...], car ce sont elles qui tombent enceintes traduit comment les dispositions sociales façonnent d’une façon

189 P : En ese tiempo pues estábamos más cerrados de ojos que nada, como ahorita que ya todo saben los niños (…) para mí cuando yo me embaracé de mi primer hijo, no sabía ni cómo iba a nacer ni cómo lo iba yo a tener. Yo pensaba que por la boca lo iba yo a sacar. 190 P : Las mujeres son más enfocadas a ese tipo de cosas porque evidentemente cuando sucede un embarazo quien carga el producto es ella. Creo que si fuera al revés y el hombre fuera es quien tuviera esas consecuencias en su propio cuerpo, creo que se preocuparía un poco más en no quedarse embarazado. 242 importante les événements biologiques. Le témoignage de Cristian suggère que la faible participation des hommes dans la prévention des conséquences de l’activité sexuelle (c.-à- d. la contraception) est le résultat des dispositions sociales qui permettent aux hommes de se dégager des conséquences reproductives, car ils ne tombent pas enceints. Cela permet de reproduire ce que nous pouvons nommer le « caractère genré de la prévention de grossesses ». Par conséquent, la prévention des grossesses est socialement assignée aux femmes et est souvent présentée dans les témoignages comme une affaire de femmes. Ceci expliquerait que les grossesses inattendues sont vues comme des fautes ou erreurs féminines. Ajoutons que certaines participantes ont confié être tombées enceintes dès le début de leur vie sexuelle : P : J’avais entendu parler du préservatif, mais j’avais un petit ami et pour moi, c’était impossible de lui en parler (du préservatif) [...]. On est nerveuse quand c’est la première fois. Moi, je n’avais pas prévu de me protéger, je n’étais pourtant pas ignorante. Je ne vais pas blâmer les autres, je n’ai pas pris de précautions pour ne pas tomber enceinte. [...] ma première fois, c’était à 20 ans et c’est là je suis tombée enceinte (Lorenza, 25 ans, non-Autochtone, urbaine) 191. Le fait que Lorenza n’ait pas prévu se protéger même si elle en connaissait les conséquences possibles montre comment le discours de prévention des grossesses non désirées construit les sujets comme des êtres rationnels et soustraits de leur contexte, ne se rattachant donc pas à la réalité des sujets sociaux. De même, le témoignage de Lorenza indique le peu de marge de manœuvre qu’ont les femmes (de milieu urbain et de classe sociale défavorisée) dans les négociations avec les hommes à propos du préservatif : pour moi, c’était impossible de lui en parler. Ceci les empêche de négocier avec leur partenaire sexuel les conditions dans lesquelles elles ont des relations sexuelles. Notons que la participante parle de la prévention des grossesses non souhaitées à la première personne du singulier : je n’avais pas prévu de me protéger. Cela suggère que la participante (comme d’autres participantes plus âgées d’ailleurs) admet que c’était sa responsabilité de prévenir une grossesse non désirée et l’assume comme sienne. C’est d’ailleurs ce qu’elle affirme à plusieurs reprises (je n’ai pas pris de précautions pour ne pas tomber enceinte).

191 P : Escuchas del condón pero estás con tu novio, a mi se me hacía imposible decirle (del condón) (…) tu con los nervios la primera vez, yo no pensé la verdad, sí sabía, no era ignorante, no le voy a echar la culpa a nadie, sabía todo pero no tuve precaución (…) mi primera vez fue casi a 20 años y luego salí embarazada. 243

5.3.1 Le corps et la grossesse : « Ne bouge pas (ne force pas), tu es enceinte! » En outre, les discours des participantes suggèrent que les changements corporels étaient souvent très difficiles à vivre pour elles : P : C’était difficile à vivre (la grossesse) à cause de tous les changements [...]. Au niveau mental non plus, on n’est pas la même lors de la grossesse, surtout pendant les derniers mois, on ne peut pas faire les mêmes activités. Tout ton entourage te dit : « Tu es enceinte, ne bouge pas, fais attention, ne mange pas ci, ne fais pas ça ». La grossesse est un événement traumatisant pour ton physique, surtout à cause des hormones (Laura, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 192.

Le témoignage de Laura indique que les restrictions (alimentaires, de mouvement, d’activités, etc.) imposées aux femmes pendant la grossesse, Tu es enceinte, ne bouge pas, ont des conséquences sur l’état mental et psychologique des femmes enceintes. Cela suggère que certaines femmes peuvent expérimenter les restrictions sociales, médicales, culturelles, etc. liées à la grossesse d’une façon oppressive. Ce sentiment oppressif découle aussi du fait que, pendant la grossesse, le corps des femmes est particulièrement surveillé et entouré de régulations corporelles spécifiques (c.-à-d. recommandations culturelles, médicales etc.) sous le couvert de protéger la vie que les femmes portent dans leur ventre. Les témoignages des participantes suggèrent que les anciennes formes d’oppressions (autour du corps de femme enceinte) étaient souvent remplacées par de nouvelles. Parfois, ces anciennes et nouvelles oppressions coexistent et se mêlent de façon complexe. De plus, chez les femmes, l’idée d’autocontrôle et d’autosurveillance du corps s’active lors de la grossesse. Les participantes donnent aussi, dans leur discours, beaucoup d’importance au rôle joué par les « hormones » lors de la grossesse. Ainsi, le corps de la femme serait plus saturé d’hormones lors de la grossesse. Ce discours, d’origine médicale, renforce l’idée selon laquelle les hormones ont un grand impact sur le corps des femmes pendant la grossesse. En effet, les femmes participantes (comme nous le verrons par la suite) interprètent souvent les signaux envoyés par leur corps par le biais de ce que Lowy (2006)

192 P : Fue difícil por los cambios (…). En la cuestión mental porque: bueno, soy un mundo y ahora, no soy la misma, que durante cuatro, cinco meses, los últimos del embarazo, ya no puedo hacer lo mismo, no porque no pueda, sino porque hay, muchos factores alrededor de la mujer que te dicen: “estás embarazada no te muevas; cuídate esto, cuídate aquello; no puedes comer tal o cual cosa”. Entonces, un embarazo viene a traumatizar tú físico por las cuestiones lógicas de los cambios hormonales. 244 nomme une « grille de lecture hormonale ». À cet effet, on remarque que, dans les discours des participants (et même dans les discours sociaux), les hormones sexuelles jouent un rôle central dans la vie des femmes, sans avoir de rôle équivalent dans la vie des hommes. Ainsi, la présence d’une « nature » hormonale chez les femmes et son absence chez les hommes renvoie à une construction de la féminité définie à travers les fonctions « naturelles » de la femme. Notons aussi que les hormones chez les femmes ont des conséquences non seulement sur leur corps, mais aussi sur leur stabilité émotionnelle et leurs sauts d’humeur. Ce qui explique que les participants (même ceux âgés de moins de 30 ans) tendent à penser les femmes comme des êtres contrôlées par les émotions :

C : Comment penses-tu que les hommes vivent les grossesses de leur conjointe?

P : Je pense que ça doit être difficile : on devient la proie des émotions des femmes enceintes. Je n’ai pas encore vécu ça, mais j’ai pu entendre dire qu’elles s’énervent parfois très facilement, et se mettent en colère sans raison (Mario, 26 ans, non- Autochtone, urbain) 193.

Le témoignage de Mario illustre comment les femmes sont perçues pendant la grossesse comme étant trop émotives et ayant des sauts d’humeur inexplicables (« sans raison »). Les hommes, eux, sont perçus comme étant les victimes de ces changements d’humeur. Il existe également des éléments de discours qui font référence à la manière dont les femmes se soumettent à leurs hormones et donc à leur corps pendant la grossesse (mais aussi pendant la ménopause et les périodes de menstruations) :

P : Les changements d’humeur chez les femmes sont causés par les hormones (Teresa, 34 ans, non-Autochtone, urbaine) 194.

À cet égard, en reprenant Lowy (2006), nous considérons que les hormones sexuelles sont des phénomènes biosociaux, car elles expriment la compréhension sociale du sexe et du genre, de la sexualité et de la reproduction. Ainsi, les discours sur les femmes et

193 I : Los hombres ¿cómo vivirán los embarazos de sus compañeras?/ P : Pues, un poco mal. Porque ser presa de las emociones de las mujeres embarazadas, yo no tengo ninguna mujer embarazada pero me ha tocado un poquito, que de repente se dan vuelta o ya se enojaron. 194 P : Yo creo que los cambios de humor se refieren también a las hormonas. 245 leurs hormones peuvent reproduire la discrimination de genre. Par exemple, les hormones sexuelles auraient un rôle central dans la vie des femmes tandis qu’elles n’auraient pas un rôle équivalent dans la vie des hommes. Rappelons qu’au XXe siècle, la construction de l’identité féminine était liée au développement des discours biologiques et médicaux, discours au sein desquels les hormones sont devenues les symboles culturels puissants de la féminité dans le langage scientifique. Autrement dit, les hormones traduisent la nature de la féminité (qui se résume aux fonctions sexuelles et reproductives des femmes) dans le langage technique et objectif de la science (Lowy, 2006). De nos jours, on continue à identifier les femmes à leurs hormones et on leur attribue une importance qui va au-delà de leurs fonctions physiologiques.

Par ailleurs, le discours sur l’importance des hormones pendant la grossesse est un discours médical qui a été relayé par les institutions médicales et éducatives ainsi que par les moyens de communication (les médias) dans les dernières décennies. Cela explique que même les femmes plus jeunes qui n’ont pas encore eu de contact direct avec les institutions médicales dans le domaine de la reproduction perçoivent la grossesse comme un amalgame de changements physiques et hormonaux pour lequel les femmes doivent restreindre leur alimentation et leurs activités :

C : Comment pensez-vous que vous allez vivre la grossesse?

P : Je crois que cela sera une période de changements physiques et hormonaux [...] ça doit être merveilleux mais difficile à vivre, car on doit faire attention. Il faut être responsable, car quand on est enceinte, il y a un autre être dans notre ventre, et c’est pour lui qu’on doit faire attention. Par exemple, si d’habitude on boit de l’alcool, on doit arrêter de boire pendant la grossesse. On ne peut plus se coucher tard, on ne peut plus boire : il faut faire attention (Teresa, 34 ans, non-Autochtone, urbaine) 195.

195 I : ¿Cómo piensas que se vive el embarazo? /P : Yo creo que va también a ser un cambio muy drástico, va a haber un cambio físicamente y hormonalmente (…) ha de ser emocionante. También difícil porque uno se tiene que cuidar. Y también un poco con responsabilidad porque no nada mas eres tu, ahora es otro, ahora es otro ser en tu vientre. Entonces antes podrías beber, tomar y ahora no puedes hacer eso. No te puedes desvelar, no puedes tomar cualquier cosa, ahora te tienes que cuidar. 246

Le témoignage de Teresa suggère que, de nos jours, les femmes issues d’un milieu urbain conçoivent la grossesse comme une période de restrictions physiques et alimentaires pendant laquelle les femmes ont le devoir de s’assujettir aux régulations corporelles spécifiques à la grossesse. Autrement dit, ce témoignage est un exemple de la normalisation du contrôle du corps de la femme enceinte promu par un nouveau discours professionnel, largement diffusé dans le monde. Cependant, il faut souligner que toutes les femmes n’y adhèrent ou ne s’y soumettent pas de la même façon. Les participants appartenant à tous les groupes d’âge identifient un nombre significatif de régulations corporelles lors de la grossesse. Notons que les femmes âgées de plus de 40 ans perçoivent de façon plus importante l’augmentation des interdictions (c.-à-d. des recommandations médicales) que doivent respecter les femmes enceintes :

C : Comment faut-il prendre soin de soi pendant la grossesse?

P : Ici, dans les ateliers du centre de santé, ils disent qu’il faut avoir un suivi de grossesse pour voir comment grandit le bébé, passer une échographie et apprendre comment te nourrir. Parfois, je leur dis : « Pourquoi faut-il qu’on fasse tout ça? Moi, je n’ai jamais fait attention à rien pour aucune de mes grossesses ». Maintenant, elles ne sont plus autorisées à rien faire (les femmes enceintes), elles ne peuvent pas soulever des choses lourdes. Moi, les jours ou les heures précédant l’accouchement, je soulevais du bois et mon ventre m’aidait à stabiliser la charge. Je portais aussi des seaux d’eau . Mon ventre m’aidait à supporter la charge. C’est comme ça que je prenais soin de moi. Grâce à Dieu, je n’ai jamais eu de complications pour mettre au monde mes enfants. Parfois, ils sont même nés tous seuls. Ma fille est née à deux heures du matin. Mon mari n’était pas à la maison. Nous étions dans un endroit éloigné, à deux heures et demie de marche de la maison, sans voiture. Alors, ma fille est née toute seule. Je ne me rappelle plus trop. Je crois que je me suis évanouie, elle est née et mon mari a coupé le cordon du nombril quand il est rentré à la maison quelques heures plus tard (Norma, 52 ans, non-Autochtone, rurale) 196.

196 I : ¿Y cómo hay que cuidarse en el embarazo?/P : aquí hasta ahorita he oído en las pláticas que nos dan en el centro de salud que deben de estar yendo a los centros de salud para que vean como está el bebé y hacerse el ultrasonido, cuidar la alimentación. A veces les digo “ay ¿por qué tanto rollo? Si yo nunca me cuidé” ya no pueden hacer nada, no pueden cargar pesado. Yo, a días o a horas (para dar a luz) y yo cargando mi leña en la 247

Comme l’illustre ce témoignage, les femmes âgées de plus de 40 ans, souvent autochtones, et provenant des milieux ruraux et de couches sociales très défavorisées ne partagent pas la logique de « prendre soin de soi » pendant toute la grossesse. Au contraire, la grossesse n’a pas été perçue par ces femmes comme un obstacle pour accomplir normalement leurs activités quotidiennes ou même parfois des tâches lourdes qui, dans les discours médicaux et parfois culturels, sont habituellement interdites aux femmes enceintes. L’on comprend alors que, souvent, pour les femmes issues des classes sociales défavorisées, à faible niveau de scolarité, provenant surtout des milieux ruraux et âgées de plus de 40 ans, « faire attention » et suivre les recommandations des médecins (les contrôles pendant le suivi de grossesse) peut être vu comme une pratique déplacée, voire même incompréhensible (Pourquoi faut-il qu’on fasse tout ça?). Nous pouvons dire que ces femmes ont une vision moins médicalisée de la grossesse, de leurs corps et de l’accouchement que les femmes plus jeunes (moins de 40 ans) provenant de contextes similaires. Soulignons que les conditions objectives de vie s’imposent à ces femmes, et que, même si parfois elles auraient aimé « prendre soin » d’elles-mêmes et suivre les recommandations des discours hégémoniques (médicaux) pendant leur grossesse, cela leur aurait été impossible. De même, il est important de noter que toutes les participantes qui ont indiqué avoir accouché seules (sans l’aide de personnel qualifié : médecin, sages-femmes, etc.) provenaient de couches sociales très défavorisées; avaient un faible niveau de scolarité (moins de 8 ans), habitaient majoritairement dans des régions rurales ou dans les ceintures de pauvreté des régions urbaines, et étaient majoritairement métisses (malgré la présence de quelques Autochtones). De plus, ces femmes ne partageaient pas la vision dominante et biomédicale du corps féminin qui le pose comme étant défectueux et ayant besoin de technologies et de médecins pour mettre au monde leurs enfants. Ajoutons que ces régulations sont de nos jours très inspirées des discours médicaux, où la grossesse a tendance à être considérée comme une maladie, comme un état

cabeza o en la panza, con las cubetas de agua, hasta me ponía en la panza la cubeta, la panza me servía para cargar, para apoyar mi cubeta y podérmela echar arriba. Ya estorbaba la panza y de ahí me la subía. Ese era el cuidado que tenía. La verdad, gracias a dios nunca tuve ninguna complicación para tener mis hijos. Nacían solos a veces. Mi hija la que está aquí en Yautepec nació a las 2 am mientras según él se fue re lejos y caminando, se fue y allá no había carros no había nada. Si no tenía bestias pues se iba uno caminando era pura subida eran dos horas hora y media de camino. Ya cuando iría por allá entrando a la subida cuando la chamaca ya había nacido. Ahí. yo creo que no sé si me ganó el sueño o me desmayaría yo, o yo me dormí y la chamaca ahí quedó con su ombligo hasta que llegó el padre. 248 pathologique qui doit être surveillé et médicalisé. D’ailleurs, pour les participants provenant des milieux ruraux, socialement défavorisés, avec faible niveau de scolarité et souvent autochtones, se reposer lors de la grossesse est vu comme une recommandation qui ne coïncide pas avec les réalités dont ils ont été témoins tout au long de leur vie (leur réalité ou celle des femmes de leur entourage). À cet égard, Carlos un homme provenant d’un milieu rural, avec faible niveau de scolarité qui résidait à Cuernavaca commentait : C : Dans ton village d’origine, comment ça se passait lors de la grossesse? P : Dans mon village toutes les femmes du village travaillaient pendant leur grossesse, elles bougeaient tout le temps (Carlos, 30 ans, Autochtone, urbain) 197. En effet, pour Carlos, l’idée des restrictions concernant les femmes enceintes selon les standards médicaux est toute nouvelle. En fait, le fait de « trop » se reposer lors de la grossesse peut avoir des conséquences négatives sur la santé de la femme, mais aussi pour le bébé : P : Elle (ma belle-mère) disait que si on se reposait trop, le bébé allait se coller à la paroi intérieure du ventre. Elle a été élevée avec cette croyance, je crois qu’avant les gens pensaient comme ça et même les conjoints n’étaient pas gentils avec elles. Ma grand-mère nous a raconté que le lendemain de son accouchement, elle s’est levée pour aller travailler, faire la lessive dans la montagne et couper du bois. Je pense que les femmes ont toujours beaucoup travaillé. Peu importait alors si elles étaient enceintes ou pas. C’est comme ça qu’elles ont été élevées et elles voudraient que nous aussi on fasse tout. Ma grand-mère nous le disait d’ailleurs. Elle ne pouvait pas regarder sans s’énerver une femme qui venait d’accoucher et qui se reposait. Elle disait qu’après l’accouchement, elle avait recommencé à faire ses tortillas. Je me demande parfois si elles sentaient la douleur. Je pense que oui, elles ressentaient la douleur mais elles l’ignoraient. Maintenant, quand on a mal on va chez le médecin. Avant on n’avait pas cette possibilité (Sandra, 26 ans, Autochtone, rurale) 198.

197 P : ¿Cómo se vivía en tu pueblo el embarazo de las mujeres del entorno?/P : Allá en el pueblo la mujer todo el tiempo trabajaban cuando estaban embarazadas todo el tiempo andaban de arriba para abajo. 198 P : (mi suegra) Me decía que no descansara tanto o se me iba a pegar el bebé, creo que así la criaron a ella, así le decían porque pienso que antes así los educaban, así las trataban hasta a los esposos. Mi abuelita nos decía “ay no, yo cuando apenas tuve mi bebé aquí me alivié, y ya iba a lavar al cerro y ya vengo con mi ropa al cerro, ya fui a traer leña”. Pienso que las mujeres siempre tenían que trabajar, estuvieran embarazada o no. Pienso que de esa forma los criaron y de esa forma quieren que tú seas, que seas así que andes para aquí y para allá, por eso son así, por eso piensan de esa manera. Mi abuelita así nos decía. Ella no podía ver a una 249

Sandra provient d’un milieu rural et appartient à une couche socialement défavorisée et possède un faible niveau de scolarité. Notons que dans son discours, nous trouvons des éléments issus d’un discours médical plus récent, qui a été plus largement diffusé et accepté dans les classes supérieures, et des éléments issus des discours médicaux qui l’aident à remettre en question la façon dont certaines régulations corporelles sont perçues culturellement et sont imposées aux femmes enceintes par d’autres femmes plus âgées. Remarquons que dans un contexte très défavorisé où le travail des femmes est perçu comme indispensable pour le bon fonctionnement de l’unité domestique, les régulations qui affectent l’usage du corps tendent à limiter le temps dont les femmes enceintes peuvent profiter pour se reposer. Soulignons que dans ce contexte, l’état des femmes (c.-à-d. être enceinte ou pas) n’est pas une « raison » socialement acceptée pour les empêcher de réaliser toutes leurs activités quotidiennes, et c’est vrai aussi pour des activités considérées comme dangereuses pour les femmes enceintes, selon le corps médical. Rappelons que les règles et les dispositions qui façonnent les conduites physiques des sujets sociaux, et dont le système constitue la culture somatique sont le produit des conditions objectives de vie qu’elles retraduisent dans l’ordre culturel. Soulignons aussi qu’il existe une différence entre la culture somatique de Sandra et celle des femmes plus âgées appartenant à des générations antérieures. Tandis que ces dernières adhèrent davantage aux discours dits « traditionnels », Sandra analyse certains éléments du discours médical afin de remettre en question leurs recommandations et le rapport à la douleur qu’entretenaient les femmes d’une autre génération appartenant à ce même contexte. Soulignons aussi que Sandra a intériorisé le fait d’aller chez le médecin quand elle ressent de la douleur, ce qui ne semblait pas être le cas des générations précédentes. En fait, selon le témoignage de Sandra, les femmes des générations précédentes ignorent souvent leur douleur. Dans ce témoignage, le discours médical peut être vu comme un discours auquel adhèrent certaines femmes dans le but de remettre en question des pratiques qu’elles jugent oppressives et qui sont véhiculées dans leur milieu, et non pas seulement pour suivre les recommandations des experts. Dans le

persona que ya tuvo su bebé y estaba acostada, ella se enojaba “yo ya tuve mi bebé y (luego luego) ya estaba haciendo mis tortillas”, y te pones a pensar y dices “bueno, ¿pues qué no sentían dolor?”, pero a lo mejor sentían dolor y se aguantaban. Y uno apenas siente dolor pues vas al doctor corriendo pero antes aunque quisieran no había doctor. 250 même ordre d’idées, nous trouvons dans le témoignage de Sandra les traces d’un discours plus égalitaire, qui évoque les rapports de genre et remet en question le fait que les femmes doivent tolérer leur douleur et la concevoir comme normale, banale et inhérente à la vie. Le témoignage de Luz nous offre un autre exemple de la manière dont le contexte de vie façonne les pratiques et les soins à suivre après l’accouchement:

P : Le lendemain de l’accouchement, je suis sortie de l’hôpital et j’ai commencé à travailler, à nettoyer la maison où je travaillais, à balayer. Moi, je ne savais pas que je devais faire attention et prendre soin de moi. La voisine m’a dit qu’il fallait que je me repose. Je ne comprenais pas pourquoi; je n’avais aucune douleur. Elle m’a répondu que j’avais des risques de tomber malade. Juste après qu’elle m’ait dit ça, j’ai eu des frissons et de la fièvre : j’étais effrayée (Luz, 52 ans, Autochtone, rurale) 199. Rappelons que Luz est une femme analphabète provenant d’un milieu très défavorisé. Née dans une région rurale, elle est partie travailler comme femme de ménage dans la ville de Cuernavaca où elle a d’ailleurs mis au monde presque tous ses enfants. Son témoignage montre que travailler le lendemain de son accouchement était une chose « normale » pour elle. Je ne comprenais pas pourquoi (je devais me reposer), car je n’avais aucune douleur, suggère que cette participante ne percevait pas la nécessité de se reposer après l’accouchement, ce qui est étroitement lié à ses conditions objectives de vie. Cela indique aussi que, d’après elle, la seule excuse valable pour ne pas réaliser les activités quotidiennes socialement assignées aux femmes était la douleur (comme signe d’un état pathologique). Dans cet exemple, c’est une voisine, que nous pouvons supposer d’origine urbaine, davantage exposée aux discours médicaux (ou provenant d’un contexte moins défavorisé ou plus scolarisée), qui a appris à Luz qu’il fallait se reposer après l’accouchement. Cela montre comment les arrangements sociaux auxquels les femmes qui viennent d’accoucher sont exposées dépendent du contexte et de l’exposition à de nouvelles pratiques et à de nouveaux discours.

199 P : Cuando me alivié al otro día me alivié normal y ya, salí me fui para la quinta, llegando ya tenía hambre, hice mi quehacer todo ese día barrí, trapié, no sabía nada de que te tenías que cuidar. Después me dijo la vecina “no puedes barres, trapiar ni lavar” “sino me duele nada, ¿por qué no lo voy a hacer? “porque hace daño y después te vas a enfermar”. Cuando me dijo eso después me dolió todo, hasta me dio calentura y escalofrío yo creo que me asusté. 251

Par ailleurs, chez certaines femmes issues d’un milieu urbain, la préoccupation de la minceur après la grossesse ressort : P : C’était difficile à vivre (la grossesse) à cause de tous les changements. Au niveau physique par exemple : avant la grossesse, j’étais mince et, après la grossesse, j’étais devenue trop grosse (Laura, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 200.

Le témoignage de Laura suggère que les changements corporels liés à la grossesse, et surtout la prise de poids qui en résulte, sont difficiles à vivre pour certaines femmes. Notons que cette préoccupation ressort des témoignages des femmes âgées de moins de 40 ans, provenant de couches sociales défavorisées, urbaines et métisses. Cela suggère que le discours hégémonique sur le corps mince s’est répandu dans les couches sociales urbaines moins favorisées.

C : Comment avez-vous vécu les changements corporels lors de la grossesse?

P : Je ne sais pas, mais les gens me renvoyaient une image comme quoi j’étais très vulnérable. Peu importe ce que me disait mon conjoint : je commençais à pleurer. J’étais vraiment sensible. Si mes belles-sœurs ou ma belle-mère m’ignoraient, ce n’était pas grave. Par contre, si mon conjoint m’ignorait, je commençais immédiatement à pleurer. Alors, j’avais besoin de réconfort. J’étais vraiment mince, mais j’ai pris du poids pendant ma grossesse (Rosa, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 201.

Le témoignage de Rosa montre que chez les femmes âgées de moins de 40 ans, urbaines, métisses, provenant de classes défavorisées et ayant un faible niveau de scolarité, l’impératif de beauté et de minceur est très répandu. Cette préoccupation ne ressort pas des discours des femmes âgées de plus de 40 ans, ni des discours des femmes autochtones, ni de celles provenant de régions urbaines qui se considèrent comme des autochtones, ni de

200 P : Fue difícil por los cambios. Hablando de la cuestión física dices: estaba así de delgada y de repente me veo y soy un mundo. 201 I : ¿Cómo has vivido los cambios corporales del embarazo?/P : no sé, me dicen: es que estás muy vulnerable, porque él me dice que no o me pone un gesto y me pongo a llorar, estoy muy sensible de que él me diga o me haga una cara, sí me pongo a llorar. (… ) estoy muy sensible, muy chipilona, con él. Si mis cuñadas o mi suegra no me hacen caso, no importa, pero con él, sí, me pongo a llorar. Y cambios en mi persona, estaba bien flaquita, era talla 3 ahorita soy talla 9. 252 celles qui ont passé moins de 9 ans à l’école. Ceci suggère d’abord l’existence de modèles de beauté féminine qui diffèrent selon la génération. Ceci indique ensuite qu’il existe, au sein de notre échantillon, des préoccupations qui diffèrent selon le niveau d’accès aux discours de la « modernité » où le corps mince est souvent très valorisé, et qui diffèrent aussi selon le niveau d’accès et d’investissement aux diverses formes de capitaux. Par exemple, les femmes urbaines âgées de moins de 40 ans, majoritairement métisses et appartenant aux couches plus aisées tendent à être plus accorder plus d’importance à leur apparence physique et à leur poids. De leur côté, les femmes issues de couches sociales plus défavorisées tendent à percevoir leur corps d’une manière plus instrumentale, comme un outil de travail et pas nécessairement comme l’objet d’une quête de beauté. D’ailleurs, notons que les changements d’humeur, les émotions négatives et la vulnérabilité qu’expérimentent les femmes sont des phénomènes qu’elles attribuent aux changements hormonaux spécifiques à la grossesse. Ils ne sont jamais pensés comme des phénomènes ayant un lien avec les conditions oppressives subies pendant la grossesse (et au-delà de celle-ci). Cela ne signifie pas de nier l’éventuel fondement matériel de ces changements, mais rappelle qu’il est nécessaire de mettre l’accent sur l’interaction entre ce fondement et le contexte social qui influence les émotions (et le bien-être) des femmes lors de la grossesse. En outre, notons que le corps de la femme enceinte est un objet social significatif et central. Ce corps est vêtu socialement et culturellement d’un imaginaire (et d’un vocabulaire religieux) qui le représente comme un espace sacré ou un espace de sainteté qui doit être protégé : C : Comment pensez-vous qu’on voit le corps de la femme enceinte? P : Le corps de la femme enceinte se rapproche de la sainteté. Une femme enceinte doit être protégée [...]. En fait, j’ai connu des femmes qui ont limité leurs activités physiques au maximum pendant la grossesse. La grossesse devient une excuse à l’inactivité, mais je crois que cela peut avoir des résultats négatifs pour la santé de ces femmes. Je crois que les femmes enceintes sont souvent vues comme proches de la sainteté (Benjamin, 35 ans, non-Autochtone, urbain). Le témoignage de Benjamin illustre que l’activité des femmes enceintes est souvent un sujet socialement important. Benjamin provient d’un milieu urbain, peu défavorisé, 253 possède un faible niveau de scolarité et est métis. Notons qu’à la différence du témoignage de Sandra où les femmes travaillent beaucoup lors de la grossesse, dans certains milieux urbains, la croyance la plus répandue au sujet de l’activité des femmes enceintes est qu’elles doivent réduire significativement leurs activités quotidiennes. De plus, ces régulations et interdictions corporelles sont surtout présentes dans les milieux urbains, parmi les participants âgés de moins de 40 ans, métis, où la médicalisation de la grossesse est plus répandue parmi la population que dans les milieux ruraux. À cet égard, rappelons que la SSA (Secrétariat de santé), dans le cadre du programme de santé rurale (1977-1980), a créé un nombre significatif de centres de santé et de petites cliniques en milieu rural. Cependant, en milieu urbain, leur présence a commencé à se faire sentir à partir de sa création en 1943. Cela implique de reconnaître que les résidents des milieux urbains ont été exposés plus longtemps aux pratiques et discours médicaux que ceux résidant en milieu ruraux. De même, il est à noter que les participants appartenant à des couches sociales moins défavorisées et habitant en milieu urbain tendent à avoir un discours plus médicalisé concernant la reproduction et la grossesse. D’ailleurs, dans le cas des participants urbains et âgés de moins de 40 ans, il existe une tendance à penser le corps des femmes enceintes comme un corps à « protéger » :

P : On a plus de considération à tous points de vue pour les femmes enceintes. [...] par exemple dans l’autobus, si on voit une femme enceinte entrer, on va lui laisser la place. Dans la vie quotidienne, on fait plus attention aux femmes enceintes. Peut- être que c’est parce qu’on pense qu’elles ont besoin d’être protégées, car elles sont porteuses de vie (Eduardo, 32 ans, non-Autochtone, urbain) 202. Comme le témoignage d’Eduardo l’illustre, le corps des femmes enceintes est le symbole de la maternité et souvent ce corps devient le centre d’attention, l’objet de considérations, l’objet que l’on doit protéger. Ce qui change abruptement après

202 P : Uno tiene más consideración en todos sentidos con una mujer embarazada. No sé cómo ellas lo vivan interiormente (…) por ejemplo, en el microbús va una mujer embarazada, uno se levanta y le cedes el asiento. En otros aspectos cotidianos hay una mayor consideración para una mujer embarazada que para la mujer no embarazada. Será porque creemos que necesita una protección especial porque porta en sus entrañas una nueva vida. Es la única razón que le puedo dar. 254 l’accouchement. Notons que ce changement aurait des conséquences sur la solitude relative des femmes :

P : [...] Pendant toute la grossesse, on est le centre d'attention, mais après l’accouchement, tu n’es pas importante, tu es supplantée par le bébé. Ce n’est pas facile à vivre, on pense : « Avant d’accoucher, j’étais la mère, la sainte, la pure, la chaste » [...] après, on est endolorie physiquement, mais aussi psychologiquement une fois que le bébé est né, on sent que la situation se retourne. Lorsqu’on était enceinte, on était la Reine, le centre d'attention : « Mange, marche, ne porte pas de choses lourdes ». Mais une fois que le bébé est né, tous les gens, le conjoint et même notre propre mère s’inquiètent seulement pour le bébé. La seule chose qui importe désormais, c’est le bébé (Laura, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 203.

Le témoignage de Laura, bien qu’unique dans notre étude, suggère que les régulations corporelles liées à la grossesse ne sont pas seulement vécues et perçues par les femmes enceintes comme une source d’oppression, mais aussi comme une source certaine de privilèges résultants de l’intérêt que suscite la santé de la femme enceinte. Notons que, pour certaines femmes, la grossesse leur fournit une identité sociale et des considérations sociales (sans oublier la hiérarchisation sociale de la maternité) impossibles à atteindre autrement. Cependant, après l’accouchement, l’attention est dirigée vers le bébé. Pour certaines femmes, comme pour Laura, cela peut entraîner une souffrance psychologique et occasionner une dépression postpartum.

5.4 Le corps des femmes comme locus de la douleur: reproduction et corps genrés Dans les témoignages de la plupart des participants, le corps des femmes, et surtout le corps reproductif des femmes, est présenté de façon contradictoire et ambiguë comme étant un corps détenant le pouvoir de porter la vie d’un autre être, mais aussi comme un corps qui ne peut se soustraire aux changements que la grossesse implique:

203 P : (…) De momento eres el centro de atención y cuando te toca parir pues ya no eres tú, es el bebé. Y psicológicamente te da el volteón. Dices: “¡ay caray!, yo era todo, era la mamá, la santa, la pura y la casta. (…) aparte de tu dolor físico tienes tu dolor psicológico. Cuando el bebé nace sientes el desplazamiento. Cuando estabas embarazada eras la reina, el centro de atención: come, camina, no te sientes así, no te pares, no puedes subir, no puedes bajar, no puedes cargar pesado. En cambio, cuando te toca parir, salió el bebé, la mayoría de las personas, inclusive el marido o la mamá propia te hacen a un lado; el interés es el bebé. 255

P : Nous, les femmes, nous vivons des changements très forts tout au long de notre vie et nous en payons d’ailleurs le prix. À la fin, nous devons même payer la facture. Ma mère a beaucoup souffert lors de la ménopause, mais je ne me souviens pas avoir entendu dire que ma grand-mère avait autant souffert que ça : je ne sais pas si je dois suivre un modèle ou si toutes les femmes souffrent de toute façon. Avec ma mère, je l’ai vécu. C : Qu’entends-tu par « Nous devons payer la facture »? Parles-tu des femmes? P : Oui. Je crois que nous devons payer un prix très élevé : on commence avec les règles, puis on met au monde des enfants. On vit des changements intenses dans notre corps. De nombreuses femmes perdent leurs dents ou développent des carences en calcium à cause des grossesses et de la ménopause (Yazmin, 39 ans, non-Autochtone, urbaine) 204. Le témoignage de Yazmin indique que le corps des femmes, et surtout le corps reproductif des femmes, est vu comme un corps qui doit traverser tout au long de sa vie reproductive non seulement des changements, mais des pertes (les dents, le calcium, etc.) pour mettre des enfants au monde et pour mériter la maternité. Cela indique que, pour Yazmin, les femmes doivent affronter, à cause de leurs capacités reproductives, des conditions de vie plus difficiles que les hommes. Du reste, plusieurs participantes, principalement celles âgées de moins de 40 ans, provenant de couches sociales défavorisées, urbaines et non autochtones, perçoivent qu’avoir un corps de femme est plus difficile à vivre qu’avoir un corps d’homme : C : Serait-il plus facile pour toi d’avoir un corps d’homme ou un corps de femme? P : C’est plus facile d’avoir un corps d’homme, parce que les hommes n’ont pas d’enfants, ils n’ont pas de règles (menstruations). Même pisser est plus facile pour eux. J'aurais aimé être un homme. C : Pourquoi ?

204 P : (las mujeres) Tenemos cambios fuertes, de toda la vida vamos a pagar algo, todavía al final te vuelven a cobrar la factura. Mi mamá sí sufrió mucho la menopausia y también he escuchado que mi abuela no sintió nada, o sea, no sé si realmente hay un patrón a seguir con eso, o que a todas nos pase lo mismo. Pero en el caso de mi mamá yo lo viví. /I : ¿a qué te refieres con “vamos a pagar la factura”?, ¿Te refieres a las mujeres?/P : sí. Yo siento que sí pagamos un precio muy alto, desde que empiezas a menstruar, con los hijos, con todo. Vienen trastornos brutales en tu cuerpo. Muchas mujeres pierden dientes, calcio, pierden tantas cosas con los embarazos, y al final todavía te llega la última, o sea, la menopausia. 256

P : La vie est plus facile pour les hommes. Pour une femme, tout est toujours plus difficile. Tout, tout. Les deux ont des relations (sexuelles), mais les conséquences retombent sur la femme : elle doit prendre soin des enfants, tandis que l’homme, c’est le pourvoyeur. Et si les femmes travaillent à l’extérieur, dès leur retour du travail, elles devront encore travailler à la maison. Elles ne se reposent jamais (Lorenza, 25 ans, non-Autochtone, urbaine) 205. N’oublions pas que le corps est une métaphore du social, ce qui nous amène à analyser davantage cette perception sociale du corps reproductif comme une source de difficultés et de contraintes. Le témoignage précédent indique que Lorenza trouve qu’il est plus difficile d’incarner un corps (reproductif) de femme que celui d’un homme. Ceci l’amène d’ailleurs à avouer explicitement qu’elle aurait aimé être un homme. Le témoignage de Lorenza indique qu’elle considère que les femmes travaillent plus que les hommes. Son désir d’avoir un corps d’homme peut être interprété à la lumière des privilèges qu’ont les hommes par rapport aux femmes dans les sociétés hautement hiérarchisées par les inégalités de genre. Le souhait implicite serait d’avoir le statut qui va de pair avec le corps d’un homme. Si cette participante verbalise qu’il serait plus facile d’avoir un corps d’homme, ce n’est pas seulement à cause des « désavantages » perçus liés à la reproduction. En effet, c’est aussi parce que les arrangements sociaux et les rapports inégaux de genre subordonnent la femme et lui assignent la responsabilité d’affronter (souvent seule) les conséquences des activités sexuelles. Rappelons que, comme Lorenza, beaucoup de nos participantes ont un accès très limité aux systèmes de santé; ce qui restreint leur accès aux services de santé et donc à la contraception. La plupart de nos participantes ont vécu une grossesse non souhaitée, ce qui peut aussi expliquer qu’elles perçoivent leur corps reproductif comme une source d’oppression et de douleur. Dans un contexte où les femmes sont tenues responsables, et même parfois culpabilisées des conséquences reproductives de la sexualité, on comprend alors qu’elles perçoivent leurs capacités reproductives comme un

205 I : En tu opinión que será más fácil, ¿Tener un cuerpo de mujer o de hombre?/ P : De hombre, porque un hombre no tiene hijos, no tiene período menstrual, hasta para hacer pipi para un hombre es más fácil. De hecho hubiera querido ser hombre / I : ¿Por qué?/P : es que los hombres yo siento que es más fácil. Sí, para una mujer todo es doble. Todo, todo. Una relación (sexual) la tienen los 2 pero la consecuencia cae en la mujer. A pesar de que los 2 disfrutan igual, después la mujer es quien los cuida, ellos son los que trabajan. Pero si la mujer trabaja tiene que trabajar y de todos modos sigue en la casa y ella nunca va a descansar. 257 fardeau. De plus, les politiques publiques relatives à la reproduction ont joué un rôle important quant aux obstacles que les femmes peuvent rencontrer au Mexique, par exemple la pénalisation de l’avortement. Mais la stratification de la maternité ainsi que la violence structurelle véhiculée de manière implicite dans les modèles de sexualité féminine et de maternité (Ellison, 2003) jouent aussi un rôle important en tant qu’obstacles que les femmes rencontrent, en façonnant leurs expériences reproductives et en modifiant (négativement) la perception de leur corps reproductif. En effet, la stratification de la maternité promeut et sacralise la maternité de certaines femmes (Blanches ou Métisses, appartenant aux couches sociales moins défavorisées, mariées, etc.) et stigmatise et dissuade la maternité des autres femmes (socialement défavorisées, handicapées, autochtones, trop jeunes ou trop vielles pour être mères, femmes ayant de « nombreux enfants » etc.). Toutefois, certaines participantes (surtout celles âgées de moins de 40 ans et urbaines) ont insisté sur l’expérience positive liée à la dimension reproductive de leur vie. En outre, les hommes urbains de tous âges, quant à eux, perçoivent également qu’il est plus difficile d’avoir un corps de femme à cause des changements corporels liés aux dimensions sexuelles et productives : C : Serait-il plus facile pour vous d’avoir un corps d’homme ou un corps de femme? P : Ce serait plus facile d’avoir un corps d’homme. Je crois que c’est plus difficile pour les femmes, à cause des changements du corps. C’est un bouleversement que d’avoir ses règles, et d’avoir les seins et les hanches qui se développement (Oscar, 41 ans, non-Autochtone, urbain) 206. D’ailleurs, les témoignages des hommes urbains provenant de couches sociales défavorisées, majoritairement métis, mais ayant plus de 8 ans de scolarité sont non seulement teintés de plus de nuances et de contextualisations par rapport à cette question, mais ils tendent aussi à élargir et à identifier plus de désavantages dans le fait d’avoir un corps de femme, au-delà des dimensions sexuelles et reproductives : P : Je crois que c’est plus compliqué avoir un corps de femme dans la société mexicaine. Compliqué, car il est plus facile de discriminer et de détruire le corps

206 I : ¿Qué será más fácil, tener un cuerpo de mujer o tener un cuerpo de hombre?/P : digo que es más difícil para la mujer, como que se va formando su cuerpo como es una mujeres, yo digo que es más trastorno para ella como viene su período, como le crecen las bubis, sus caderas cómo se van anchando. 258

féminin comme ça a été le cas lors des féminicides de Juarez et des féminicides qui ont eu lieu ici à Morelos (Eduardo, 32 ans, non-Autochtone, urbain) 207. Le témoignage d’Eduardo suggère que les femmes ont plus de chances d’être l’objet de discrimination et d’être victimes de violence. En fait, dans un contexte comme celui du Mexique, avoir un corps de femme peut vouloir dire être exposée à des actes de violence, à l’image de ceux qui sont perpétrés au Mexique depuis des années à Ciudad Juárez et qui se sont répandus dans le reste du pays, par exemple dans l’état de Morelos. À travers cet exemple, on comprend qu’il est plus facile de discriminer et de détruire des corps féminins dans un contexte où la violence envers les femmes et les féminicides sont très répandues et tolérées, non seulement par le gouvernement et les institutions gouvernementales, mais aussi par la société en général. De même, soulignons que ces participants perçoivent les avantages d’être un homme à partir de leurs propres expériences : C : Serait-il plus facile pour vous d’avoir un corps d’homme ou un corps de femme? P : Socialement, c’est plus facile d'être homme, à cause du machisme et du langage, il est toujours plus facile d’être homme. Mais si tu n’es pas macho, tu reçois beaucoup de pression sociale. Tout le monde exerce continuellement des pressions pour que tu baises ta blonde, pour que tu lui fasses des attouchements sexuels. Il existe des pressions sociales pour que tu sois infidèle, que tu boives beaucoup d’alcool, pour que tu sois un fils de pute. Mais dans la sphère intime, je crois qu’il est plus facile d'être une femme, parce que les femmes se forgent une féminité plus solide, en réaction au machisme, pour se défendre des attaques des hommes. Les hommes ne peuvent pas se défendre du machisme, car tout le monde est macho et le machisme te protège. Alors oui, je crois que de manière générale, il est plus facile d'être un homme (Gregorio, 30 ans, non-Autochtone, urbain) 208.

207 P : Definitivamente es más complicado ser mujer que ser hombre en una sociedad mexicana. Complicado en el sentido que es más fácil discriminar y destruir al ente femenino como lo vemos en Juárez y aquí mismo con los feminicidios. 208 I : ¿Crees que es más fácil o difícil tener un cuerpo de mujer o tener un cuerpo de hombre?/ P : (...) socialmente es más fácil ser hombre porque los canales están abiertos, por el machismo, el lenguaje, bueno de cualquier manera es más fácil ser hombre pero cuando no eres macho toda la presión social es continua todo el mundo te está presionando para que te cojas a tu novia, para que le cojas la nalga, para que seas infiel, para que seas borracho y seas un hijo de la chingada, íntimamente sí es más fácil ser mujer porque creo que las mujeres se forman a sí mismas más sólidamente, forman cierta femineidad, se reconocen mujeres más fácilmente y mucho en comparación con el hombre que las ataca siempre. Entonces, es un reforzar que soy mujer para defenderme del machismo, y el hombre, no te puedes realmente defender del machismo porque todo el mundo es machista y tú estás del lado del machismo. Sí creo que en general es más fácil ser hombre. 259

Le témoignage de Gregorio met en lumière le rôle du machisme dans la valorisation et la hiérarchisation des corps masculins/féminins. Ce témoignage suggère que les rapports de genre sont réciproques : les femmes sont subordonnées dans une relation déséquilibrée de pouvoir, et les hommes souvent se subordonnent aux attentes et pressions sociales qui découlent d’une masculinité hégémonique omniprésente au sein de laquelle ils tendent à être mesurés et valorisés (d’une façon complexe et non homogène) par leurs contextes et groupes d’appartenance. À cet égard, il faut dire que les hommes et les femmes se positionnent d’une façon différente dans les structures de genre en fonction des différents types de capitaux qu’ils possèdent. Il faut noter les nombreuses ambiguïtés et contradictions dans le témoignage de Gregorio. Bien qu’il reconnaisse que les hommes occupent une position de pouvoir privilégiée dans la structure de genre, il indique aussi comment les hommes vivent une pression sociale : le machisme les protège, mais ils doivent se défendre du machisme. Ce témoignage montre aussi comment les hommes âgés de moins de 35 ans ont souvent tendance à critiquer et à penser le machisme d’une façon plus complexe et contradictoire que les hommes âgés de plus de 35 ans. En outre, les femmes urbaines, détenant un niveau de scolarité élevé, métisses, provenant de couches sociales moins défavorisées et âgées de moins de 35 ans ont eu tendance à rendre des témoignages qui suggèrent une exposition importante aux discours égalitaires sur le genre. Les discours de ces femmes suggèrent qu’elles tendent plus à contester les inégalités de genre et expriment leur expérience incorporée comme femmes dans un contexte marqué par une hiérarchisation sociale façonnée par les inégalités de genre. C’est le cas d’Ana et de Karla. En effet, leurs témoignages expriment souvent une politisation importante à l’égard des rapports et inégalités de genre : C : Serait-il plus facile pour vous d’avoir un corps d’homme ou un corps de femme? P : Je ne sais pas si le mot « facile » est le plus adéquat, mais je pense qu’être une femme est plus complexe que d’être un homme, car, en tant que femme, on naît sur un sol qui se révèle être des sables mouvants, sol beaucoup plus dangereux que celui où l’homme naît. Parce que le corps masculin accède à beaucoup de privilèges, privilèges auxquels les femmes ne peuvent pas accéder. Nous avons aussi acquis certains privilèges, mais même aujourd’hui, il est beaucoup plus difficile d'être une 260

femme que d’être un homme : les hommes ont plus de privilèges que les femmes (Ana, 33 ans, non-Autochtone, urbaine) 209. Le témoignage d’Ana nous montre à quel point les différences biologiques et sexuelles apparaissent dans le domaine social. Être une femme est, par conséquent, perçu comme étant plus difficile que d’être un homme. De même, lorsque nous avons demandé aux participantes de façon plus directe quelles étaient les émotions qui étaient liées à l’expérience corporelle des femmes, nous avons obtenu des réponses comme celle-ci : C : À votre avis, l’expérience corporelle de la femme, se rapproche-t-elle de la souffrance, du plaisir ou de toute autre émotion? P : De la détresse, définitivement. Et je parle du point de vue catholique, puisque j’ai grandi dans ce milieu. Dans cette perspective, les hommes sont toujours les méchants et les femmes sont toujours celles qui souffrent, celles qui doivent endurer et qui doivent tout tolérer. Et puisque nous devons tout tolérer, peu importe ce que c’est, nous devons nous mettre à genoux et tout accepter. Je pense que le rôle attribué aux femmes dans lequel elles doivent toujours protéger la famille, être le pilier et tout prendre en charge est étroitement relié à la religion. Les femmes doivent toujours se sacrifier [...]. De plus, les femmes n’ont pas le droit de jouir de leur corps. Par exemple, nous ne pouvons pas porter une mini-jupe, sous peine d’être considérées comme des putains et d’être accusées de provoquer le viol. Moi, je m’habille comme je veux, car je ne supporte pas ce genre d’interdictions [...]. De plus, la valorisation du corps de la femme est reliée au plaisir. Mais c’est en fait toujours relié au plaisir des autres, parce que, culturellement, nous sommes un objet de plaisir pour les autres, nous sommes élevées pour être au service des autres, combler les besoins des autres. C’est ça « être une femme » (Karla, 24 ans, non- Autochtone, urbaine) 210.

209 I : ¿Será más fácil vivir en una sociedad como al que vivimos con un cuerpo de mujer o de hombre?/P : No sé si la palabra fácil lo definiría pero creo que es más complejo ser mujer. Porque naces en un terreno de arenas movedizas, mucho más peligroso que el masculino. Porque el cuerpo masculino tiene muchos privilegios a los que no acceden las mujeres, los hemos ido ganando, pero lo real es que hasta la fecha llegas a un lugar donde es mucho más difícil ser mujer que hombre creo que en todos los niveles, en la mayoría de las dimensiones sociales tienen más privilegios de facto los hombres. 210 I : ¿Tú consideras que, que la vivencia corporal de la mujer, es más próxima al sufrimiento, al placer, a qué?/P : A la angustia definitivamente, porque yo lo pienso, desde el punto de vista católico, en el que fui educaba. Por ejemplo los hombres siempre son los malos, las mujeres siempre somos las que sufrimos, las que nos llevamos la chinga y las que nos tenemos que aguantar. Sobre todo eso, aguantar, no importa lo que te 261

Même si le témoignage de Karla est le seul qui indique ouvertement le rôle de la religion dans la perception qu’ont les femmes de leur corps, ce témoignage est important puisqu’il met en lumière plusieurs aspects de l’expérience incorporée des femmes. Tout d’abord, la participante indique que cette expérience se rapproche plus de la détresse que du plaisir sur le plan émotionnel. La participante souligne d’ailleurs que la religion judéo- chrétienne y joue un rôle fondamental. En effet, le rôle de cette dernière fut central dans le processus de socialisation et dans la formation d’un « devoir féminin » où le sacrifice et l’acceptation passive des souffrances sont hautement valorisés. Cette perspective laisse peu de place au plaisir féminin dans l’expérience corporelle des femmes, qui est plutôt associée à l’endurance et à la construction d’un corps au service des autres. Or, si on tient compte du fait que le corps peut être vu comme une carte cognitive des relations sociales et culturelles et de la position occupée par les femmes dans l’espace social et symbolique, ceci est loin d’être anodin. Cependant, comme le témoignage de Karla l’illustre, les participantes de tous les âges, mais surtout les plus jeunes et les plus scolarisées (souvent métisses) remettent en question ces arrangements sociaux et élaborent des stratégies de résistance, afin de se sortir des rôles et des attentes qui leur sont assignés. Par exemple, malgré les restrictions autour de la manière de s’habiller qui visent les femmes (nous ne pouvons pas porter une mini- jupe, sous peine d’être considérées comme des putains et d’être accusées de provoquer le viol), ainsi que les conseils et les remarques de sa famille à cet égard, Karla affirme s’habiller comme elle le veut (Moi, je m’habille comme je le veux, car je ne supporte pas ce genre d’interdictions). Elle indique aussi qu’elle souhaite s’éloigner des modèles de féminité qui privilégient la centralité du sacrifice des femmes dans divers domaines (sexualité, tâches domestiques etc.). Finalement, il est à noter que les hommes provenant de milieux ruraux, âgés de plus de 40 ans, métis ou autochtones, ayant un faible niveau de scolarité et résidant en milieu rural n’ont pas identifié de différences significatives entre le fait d’avoir un corps d’homme pase te tienes que agachar, apechugar. Creo que tiene que ver mucho con la religión, con la parte de siempre ser las que protegemos a la familia, el sustento, toda esta carga. Sí el sacrificio, toda esa carga (…) no se nos permite de disfrutar de nuestro cuerpo, porque entonces si a mí se me da la gana ponerme una minifalda, ya soy puta: “no, ¡como crees!, es que los demás no entienden que te quieres vestir así” y entonces por eso “te van a violar”. Es como “No mames! Yo me quiero vestir así” y pues yo me quiero vestir como se me da la gana chinga, pues a mi me gusta”. (…) la apreciación del cuerpo de la mujer con el placer, está ligado con el placer hacia el otro, porque somos un objeto de placer para otros, así nos han utilizado mediáticamente y culturalmente esa tradición de que las mujeres somos las que tenemos que dar el placer (…) nos enseñan a servir, ese es el problema, a servir en todo, todo lo que significa ser mujer. 262 ou de femme. De même, les femmes de milieu rural ou urbain, faiblement scolarisées, issues de couches sociales défavorisées et âgées de plus de 40 ans (tant métisses qu’autochtones) n’ont pas trouvé de différences significatives non plus entre le fait d’avoir un corps d’homme ou de femme ou n’ont simplement pas répondu à la question. À première vue, on pourrait donc supposer que les questionnements et réflexions concernant les inégalités de genre sont moins présents dans les milieux ruraux. Cependant, cela ne signifie pas que les hommes et les femmes ayant les caractéristiques mentionnées ci-dessus ne soient pas conscients des rapports de genre qui sont inscrits dans la culture. Cela indiquerait plutôt qu’ils n’ont pas voulu parler ouvertement de ce sujet dans le cadre d’un entretien avec une personne étrangère (l’intervieweuse) et que cette question ne leur semblait pas significative. Il est également à noter que les rapports inégaux de genre sont vécus et contestés de façon hétérogène. Par conséquent, différentes significations leur sont attribuées selon les différents contextes et moments du cycle de vie.

5.5 L’expérience reproductive au masculin : de la grossesse inattendue à la paternité

Comment les hommes vivent-ils la grossesse de leurs conjointes ou partenaires? Notons que ce sont les hommes âgés de plus de 35 ans qui mentionnent le plus fréquemment avoir vécu l’expérience d’une grossesse inattendue :

C : Comment avez-vous vécu la grossesse de votre conjointe?

P : Ce n'était pas une grossesse prévue sur le coup, même si on avait déjà évoqué le sujet. Mais on l’a bien acceptée, alors il n’y a pas eu de problème [...] (Pedro, 60 ans, non-Autochtone, urbain) 211.

Ce témoignage nous permet de souligner qu’une grossesse inattendue n’est pas nécessairement non souhaitée (comme dans le cas précédent). Ainsi, les participants qui avaient déclaré avoir expérimenté une grossesse non désirée avaient presque tous une

211 I : ¿Cómo viviste el embarazo de tu esposa cuando tu hijo, como fue?/P : No estaba planeado para ese momento, ya estaba pensado pero no estaba planeado. Pero había una aceptación del padre y de la madre, no hubo ningún problema. 263 relation « stable » avec la partenaire ou conjointe lorsque celle-ci est tombée enceinte. Soulignons que les hommes issus d’un milieu urbain ayant vécu cette expérience ont également indiqué avoir plus ou moins participé dans le déroulement de la grossesse de leurs partenaires :

P : Nous avons assisté à un cours de musicologie et c’était vraiment beau que de vivre cette expérience avec ma conjointe pendant la grossesse, alors que le petit grandissait encore dans le ventre de sa mère (Pedro, 60 ans, non-Autochtone, urbain) 212.

Notons que ce participant semble avoir vécu de façon très positive sa participation dans la grossesse de sa conjointe. Ce qui n’est pas le cas de tous les hommes interrogés. En effet, les hommes âgés de plus de 40 ans qui avaient un faible niveau de scolarité, peu importe le revenu, l’ethnicité et le lieu de résidence ne s’étaient pas engagés à dans la grossesse de leur conjointe. Ils jouent habituellement le rôle de « pourvoyeur » pendant la grossesse. Par contre, les participants de plus de 40 ans qui ont déclaré s’être engagés plus activement pendant la grossesse étaient, en majorité, des hommes d’un haut niveau de scolarité, appartenant à des couches sociales moins défavorisées, non autochtones et résidant en milieu urbain. Ajoutons que certains hommes ayant expérimenté une grossesse inattendue ont indiqué s’être parfois déresponsabilisés du soin de leurs enfants après la naissance :

C : Avez-vous vécu de la même façon les grossesses de tous vos enfants?

P : J’ai cinq garçons et une fille. J’ai assumé mes responsabilités seulement pour trois de mes enfants : je les emmenais chez le médecin. Pour mes trois autres enfants, je ne suis pas allé les voir quand ils sont nés, je ne sais même pas où ils sont nés. J’ai abandonné leur mère, et je n’ai assumé aucune responsabilité vis-à-vis de ces enfants. Je sais que ce n’est pas correct, mais c’est la vérité [...]. Je les ai abandonnés (Beto, 45 ans, non-Autochtone, rural) 213.

212 P : Nos metimos a un curso de músico-sofía y fue bien bonito ir al tanto del chavo, estar al tanto de todo lo que va ocurriendo. 213 I : ¿Vivió de igual manera los embarazos de todos sus hijos?/P : De los 5 hombres que tuve y una mujer, a tres hijos les tendí la mano, los llevé al doctor pero a los demás, ni los vi cuando nacieron. Ni sé donde 264

Le participant admet avoir été un père absent pour trois de ses enfants. Nous pouvons supposer que ces enfants étaient « non souhaités » et le fruit de relations « instables ». Bien que le participant reconnaisse que l’abandon de ses responsabilités envers ses enfants n’était pas un comportement adéquat, il faut noter que chez les hommes âgés de plus de 40 ans, avoir des enfants avec plusieurs femmes et ne pas endosser la responsabilité de la paternité est encore chose courante. Les pères ayant abandonné leurs enfants étaient, dans notre étude, peu scolarisés, provenant de milieux ruraux et de classes sociales défavorisées, en plus d’être pour la plupart âgés de plus de 40 ans. Cependant, nous ne disposons pas d’éléments empiriques suffisants pour affirmer que cette pratique ne survient pas chez les hommes appartenant aux couches sociales plus favorisées, de milieux urbains et avec un haut niveau de scolarité ou encore chez les plus jeunes.

5.5.1 Les nouveaux modèles de paternité et la dimension émotionnelle de l’expérience reproductive

À la différence des hommes plus âgés, les participants plus jeunes (âgés de moins de 35 ans) sembleraient s’engager davantage pendant la grossesse de leur conjointe. Les participants interrogés résidaient majoritairement dans des milieux urbains, mais provenaient de toutes les couches sociales, de toutes les affiliations ethnoraciales et avaient différents niveaux de scolarité.

P : Ça dépend de chacun. Par exemple, mon frère aîné ne s’est pas beaucoup impliqué pendant la grossesse de sa femme, alors que mon autre frère, oui (Mario, 26 ans, non-Autochtone, urbain) 214.

Chez les hommes plus jeunes, le niveau d’engagement et de participation pendant la grossesse et le fait d’assumer les conséquences reproductives de leur activité sexuelle

nacieron. Digo la verdad, las dejé, no vi nada, como dice uno estoy en el pueblo y digo la verdad ahí hice un mal (…) los abandoné. 214 P : Depende, de cada persona porque por ejemplo, el marido de mi hermana la mayor era muy desapegado de esas situaciones pero mi otro hermano va a tener un bebé y es de que “mi bebé y que esto y que lo otro”. 265 semblent varier en fonction du niveau d’engagement envers la partenaire sexuelle (ou la conjointe) : C : Comment penses-tu que les hommes vivent les grossesses de leur femme?

P : Cela dépend de différents facteurs. Beaucoup d’hommes se disent : « Merde, elle est tombée enceinte, quelle erreur. Maintenant, je vais être obligé de travailler ». Par contre, si c’est une grossesse prévue, on fait la fête, on accepte la grossesse, on prend soin de la partenaire, on va aller acheter les trucs nécessaires pour le bébé. Mais souvent, le : « Je vais avoir un enfant » rend les hommes indifférents. Ça leur est égal. Et si parfois ils sont heureux après l’arrivée du premier, pour le deuxième, ils perdent de l’intérêt.

C : Comment penses-tu que tu vivras la grossesse de ta femme?

P : Je vais vraiment en profiter, mais cela dépend du contexte dans lequel on a été éduqué. Moi, j’ai grandi tout seul, car mon père est décédé quand j’avais 8 ans et cela m’a perturbé. Mes enfants seront pour moi très importants, parce que, moi, je n’ai pas eu cette communication avec mon père, et je veux qu’ils ne manquent de rien (Antonio, 25 ans, Autochtone, rural) 215.

Merde, elle est tombée enceinte, quelle erreur. Maintenant je vais être obligé de travailler, suggère que, même parmi les hommes plus jeunes, le rôle principal de l’homme pendant la grossesse est encore perçu comme étant celui de pourvoyeur de la famille. Cependant, la façon de s’impliquer pendant la grossesse a évolué chez les hommes plus jeunes. Désormais, ils ne se cantonnent plus au rôle de pourvoyeur économique, indice de l’émergence d’un nouveau modèle de paternité ainsi que de la transformation des rapports de genre dans le domaine reproductif. Ce témoignage montre aussi à quel point la façon de réagir face à une grossesse non prévue dépend de plusieurs facteurs (comme l’âge des

215 I : ¿Cómo vivirán los varones, los embarazos de sus parejas?/P : hay muchos que dicen: “Chin, ya quedó embarazada, ya la regué, me voy a poner a chambear”. Si es un embarazo planeado, creo que lo festejas, y lo aceptas con todo gusto y estás al pendiente de tu pareja y te preocupas por ella, ya quieres ir a comprar la cuna, la ropita. Pero hay muchos que les da igual: “Bueno, voy a tener un hijo”, igual y el primero lo toman más en cuenta en el segundo, ya no. /P : ¿Cómo te imaginas que lo vas a vivir?/P : yo sí lo voy a gozar creo que es también por cómo creciste yo al menos crecí solo, mi padre falleció cuando yo tenía 8 años quedé muy afectado. Mis hijos, para mí van a ser lo máximo porque, como yo no tuve esa comunicación, con mi padre y voy a querer que no les haga falta nada yo creo que va a ser así. 266 hommes concernés, le niveau d’engagement avec la partenaire, etc.). On peut remarquer également qu’il existe, chez les hommes âgés de moins de 35 ans, d’un niveau de scolarité élevé, de milieux urbain et rural, une tendance à planifier les grossesses et à accompagner c.-à-d.leur conjointe ) tout au long de la grossesse et après l’accouchement de leur conjointe : P : (Avec ma conjointe), dès que nous avons commencé à vivre ensemble, nous avons décidé d’avoir un enfant [...] trois mois plus tard, la bonne nouvelle est arrivée. Nous sommes restés soudés tout au long de la grossesse, et aussi pour les suivis de grossesse [...] (Gregorio, 30 ans, non-Autochtone, urbain) 216.

Notons que dans le témoignage du participant, on dénote un désir de partager l’expérience avec la conjointe, de voir grandir le bébé avec elle et de l’accompagner tout au long de la grossesse, phénomène qui ne ressort pas des témoignages des hommes âgés de plus de 35 ans (sauf pour un seul d’entre eux). C’est aussi vrai dans le cas des hommes autochtones qui résidaient dans des régions urbaines et qui se sont mariés avec des femmes qui proviennent elles aussi de régions urbaines :

I : Comment avez-vous vécu la grossesse de votre femme?

P : C’était une expérience émouvante. Quand j’ai pris la décision de me marier, je voulais avoir des enfants. J’avais 25 ans. C'était au moment où je me suis dit : « Je veux avoir une famille » [...]. Nous avions tout planifié. Deux ans après notre mariage, nous avions décidé d’avoir un enfant, c’était amusant. Quand nous avons su qu’elle était enceinte, on était vraiment heureux. Tous les mois nous sommes allés ensemble aux rendez-vous pour le suivi de grossesse, pour voir mon fils grandir. Je suis toujours allé à la consultation avec elle (Carlos, 30 ans, Autochtone, urbaine) 217.

216 P : Nos fuimos a vivir a un lugar juntos y ella me dijo “nos podemos embarazar en cualquier momento?” y yo dije “no hay problema!” incluso (…) a los tres meses nos enteramos que estábamos embarazados y ya era una cosa de que estábamos juntos. 217 I : ¿Cómo vivió el embarazo de su bebé?/P : Híjole muy emocionante porque realmente cuando tomé la decisión de casarme, (…) yo decía “¿sabes qué? ya quiero tener una familia, cuando tenía 25 años. (…) Fue más planificado, nos dimos tiempo de conocernos y tratarnos más, dos años y después de dos años ya embarazarnos. Fue divertido porque realmente fue algo deseado cuando tomamos esa decisión. Vivimos el 267

Nous devons aussi souligner que Carlos, comme d’autres participants âgés de moins de 40 ans, est plus ouvert à reconnaître les émotions qu’il a expérimentées lors de la grossesse de sa conjointe. Bien que presque tous les participants aient souligné avoir vécu des émotions positives tout au long de la grossesse ou, du moins, avoir vécu des émotions, cela s’est avéré être plus intense chez les participants qui ont accompagné plus activement leur conjointe pendant la grossesse. Nous pouvons supposer qu’une telle assistance aide l’homme à construire un lien avec le bébé avant la naissance, lien qui, pour d’autres, ne se construit normalement qu’après la naissance. Par ailleurs, on remarque que parfois la décision d’effectuer un suivi de grossesse (à cause, sans doute du manque d’autonomie des femmes) dépend des hommes :

C : Comment avez-vous vécu la grossesse de votre femme ?

P : La première grossesse, celle de mon fils aîné, s’est déroulée à merveille. Pour la deuxième grossesse par contre, celle de ma fille, ma femme a beaucoup souffert. C’était terrible. C’était de ma faute, j’ai été négligent.

C : Pourquoi dites-vous que c’était votre faute, que vous avez été négligent?

P : C’était de la négligence : elle me disait qu’il fallait aller chez le médecin, mais je lui disais toujours qu’on irait le lendemain. Je travaillais trop et j’étais toujours fatigué, la seule chose que je voulais faire était de me reposer. Elle voulait que je l’amène chez le médecin [...], quand j’ai vu que c’était grave, nous sommes finalement allés chez le médecin (Oscar, 41 ans, non-Autochtone, urbain) 218. Bien que nous n’ayons pas de détails concernant les raisons pour lesquelles la conjointe du participant n’a pas pu se rendre chez le médecin toute seule, ce témoignage suggère que les inégalités de genre (dans cet exemple, le manque d’autonomie des femmes)

embarazo desde que supimos que ya estaba embarazada nos emocionamos mucho. Cada mes estábamos al pendiente cómo iba el bebé su crecimiento. Íbamos a consultas, la acompañaba yo. 218 I : ¿Cómo vivió los embarazos de su esposa? ¿Cómo percibe que su esposa vivió los embarazos?/ P : Pues el de mi hijo el grande, pues de maravilla. De mi hija la chiquita sí le sufrió. De la segunda sí le sufrimos mucho, fue descuido mío. /I : ¿A qué se refiere con que fue descuido de usted?/P : Fue un descuido, mire, ya que nunca le quise hacer caso. Ella me decía: llévame al hospital para que me hagan un control o llévame al centro de salud, y yo le daba largas: “sí mañana” pues andando en la ruta pues es bien difícil. Llega uno bien estresado, cansado y lo que quiere es dormir. Le daba yo largas a mi esposa. Por eso fue descuido mío, porque ella me pedía (ir al medico) (…) pero cuando ya vi la cosa muy así (la llevé). 268 ont des conséquences négatives sur la santé des femmes et de leurs enfants. Le témoignage permet de supposer que la femme manque d’autonomie et que l’homme a tendance à ne pas l’accompagner suffisamment pour qu’elle et son bébé soient en bonne santé. Il faut noter que ce sont les hommes appartenant aux couches sociales défavorisées, ayant un faible niveau de scolarité et âgés de plus de 40 ans qui décident normalement si la femme peut ou doit effectuer un suivi de la grossesse. Ceci n’est pas surprenant si nous tenons compte du fait que les estimations de l’enquête nationale sur la discrimination (ENADIS, 2010) révèlent que quatre femmes sur dix au Mexique demandent la permission à leur conjoint pour sortir la nuit, et parfois même le jour. Cela pourrait aussi expliquer que, dans certains cas, l’homme accompagne sa femme aux consultations de suivi de la grossesse même s’il a tendance à considérer (surtout chez les hommes provenant des milieux ruraux, âgés de plus de 40 ans et de classes sociales défavorisées) le domaine de la santé et même le suivi de grossesse comme une « affaire de femmes ». Rappelons aussi que certains hommes ne permettent pas à leur femme d’aller chez le gynécologue, car, dans certains contextes (surtout dans les groupes avec un faible niveau de scolarité), il n’est pas bien vu qu’un homme (le médecin) puisse toucher des parties intimes d’une femme dans le cadre d’une consultation. Ainsi, bien que la présence des hommes dans les milieux de santé reproductive est d’habitude un signe de relations plus égalitaires à l’égard de la grossesse et de la reproduction, dans certains contextes, cette présence exprime des rapports inégaux de genre où les conjoints exercent un contrôle et une surveillance des femmes dans divers domaines dont la santé et les interactions avec les gynécologues.

5.6 Les préférences reproductives : l’envie d’avoir un garçon

Le désir d’avoir un garçon a été mentionné nombre de fois par les participants. Cette préférence reproductive conditionne d’ailleurs l’expérience de la reproduction chez les hommes et les femmes de notre étude, surtout chez les participants plus âgés, résidant en milieu rural, avec un faible niveau de scolarité et provenant de couches sociales défavorisées :

C : Comment vous vous êtes senti quand vous avez appris pour la première fois que vous alliez devenir père? 269

P : La première fois, je me suis senti préoccupé durant toute la grossesse, car je voulais que le bébé naisse en bonne santé. À vrai dire, moi, je voulais avoir des fils, je ne voulais pas avoir de filles.

C : Pourquoi?

P : Je ne voulais pas avoir de filles, je voulais avoir des fils, car, quand ils deviennent grands, ils peuvent travailler et peuvent t’aider. Les femmes par contre se marient aux alentours de 14 ou 15 ans et partent de la maison. Par contre, si un homme veut se marier, il sait qu’il devra travailler toute sa vie (Beto, 45 ans, non- Autochtone, rural) 219.

Ce témoignage suggère qu’une des premières réactions que la plupart des hommes âgés de plus de 40 ans ont eu à l’annonce de la grossesse était de s’inquiéter tant pour la santé du bébé que pour les nouvelles responsabilités anticipées découlant du rôle de père : le fait de devoir travailler toute leur vie pour subvenir aux besoins d’un enfant.

Par ailleurs, les participants âgés de plus de 40 ans, appartenant aux couches sociales défavorisées, avec un faible niveau de scolarité et résidant tant en milieu urbain qu’en milieu rural ont exprimé ouvertement qu’ils préféraient avoir des enfants de sexe masculin. Soulignons que Beto, qui résidait dans une région rurale, suggère que cette volonté d’avoir un fils s’explique par le besoin d’une main-d’œuvre pour l’aider dans son travail sur la terre (Beto est paysan) et ainsi pouvoir aider la famille financièrement. Dans cette logique, les femmes sont considérées comme un mauvais investissement pour les familles, car, dès le plus jeune âge, on s’attend d’elles qu’elles se marient un jour et délaissent la maison familiale. La prédominance de la résidence patrilocale expulse les femmes de leur unité domestique d’origine, tandis que les hommes, eux, restent dans leur maison d’enfance même après le mariage. Dans cette optique, les femmes sont souvent

219 I : ¿Cómo se sintió cuando le dijeron la primera vez que iba a ser papá?/P : La primera vez que me dijeron en ese momento me sentía preocupado, siempre uno quiere que nazcan bien, sanos. Uno como hombre digo la verdad, a mi siempre me gustaba tener hombres hijos, hijas no. /I : ¿por qué? / P : Voy en contra de las mujeres. Le voy a explicar. Hombres, porque cuando ellos ya están grandes, pueden trabajar, lo van a ayudar a uno. Una mujer no, hay casos que las mujeres a los 14, 15 años ya se casan y se van. El hombre no, siempre sabemos lo que nos espera, si ya se quieren casar. Si te quieres casar ya sabes que tienes que trabajar toda tu vida. 270 perçues comme étant moins « bonnes » pour travailler la terre et cela « justifie » donc le désir d’avoir des garçons plutôt que des filles. La patrilinéarité joue un rôle important dans le maintien des pratiques patriarcales. Notons que cette « préférence » contribue à reproduire la discrimination de genre et à nuire à l’expérience reproductive des femmes. Les participants qui ont avoué préférer avoir des garçons proviennent d’un contexte économique précaire. Cette préférence serait donc en partie au moins motivée par des raisons économiques.

Ajoutons que cette préférence reproductive ressort aussi des discours de certaines participantes âgées de plus de 40 ans et provenant des milieux ruraux, de couches sociales défavorisées et qui sont peu scolarisées. Ces femmes ont vécu de façon plus négative la pression des conjoints, qui eux désiraient avoir des garçons plutôt que des filles :

P : Moi, je n’avais aucune préférence à cet égard, peu m’importait d’avoir une fille ou un garçon, mais les hommes veulent toujours avoir des garçons. Il (mon conjoint) voulait avoir un garçon, alors quand ma fille est née, il nous a abandonnées, il nous a délaissées. J’étais vraiment déçue, j’étais triste, car il nous avait laissées seules. Il était en colère, car ce n’était pas un garçon, et il nous a abandonnées [...] lors de ma deuxième grossesse, comme j’ai eu un garçon, il était vraiment content. C’était drôle cette grossesse, car je ne voulais plus avoir d’enfant, parce que j’avais peur de la réaction de mon mari si c’était à nouveau une fille. Je croyais qu’il allait nous abandonner (Carmen, 47 ans, non-Autochtone, rurale) 220.

Ce témoignage nous permet de concevoir comment les femmes qui donnent naissance à une fille sont, dans certains contextes, souvent rejetées et parfois même abandonnées (elles-mêmes, mais aussi leur fille) par leur conjoint. Par exemple, des études antérieures, comme celle de Rojas (2006), ont indiqué que, chez les hommes autochtones, la préférence pour un fils est une tendance généralisée. Le témoignage de Carmen nous permet de supposer que, dans son propre contexte social, l’abandon de la femme suite à la naissance d’une petite fille et non d’un petit garçon est une réponse socialement courante et

220P : Yo pedía lo que sea, pero siempre los hombres dicen “ojalá y que sea niño”, él quería niño. Yo tuve una decepción y una tristeza porque mi esposo quería niño y cuando nació niña nos tocó allá solitas. Se enojó nos pasó a dejar allá (…) y el segundo embarazo como fue niño, fue lo máximo para él. Fue chistoso ese embarazo, porque yo ya no quería, “si otra vez va a ser niña otra vez nos va a abandonar”. 271 légitime (voir acceptée). En effet, dans un système de parenté patrilinéaire, ne pas avoir de garçon implique la disparition du lignage, car la préservation de celui-ci et de la descendance est réservée aux hommes. Dans notre étude, certains participants de milieu rural, qui ne se sont pas identifiés autochtones, mais plutôt comme métis, ont aussi déclaré préférer avoir une descendance masculine.

Par ailleurs, les réactions de rejet et de colère du conjoint à la naissance d’une petite fille poussent les femmes qui ont vécu cette expérience à leur cacher les grossesses ultérieures :

P : J’étais un peu ronde à cette époque, je sentais que j’avais pris du poids, mais je ne pensais pas que j’allais être de nouveau enceinte, même si j’aurais pu m’en douter à cause de mes nausées [...]. J’avais peur de dire à mon conjoint que j’étais enceinte. J’avais peur, car si c’était encore une fille; il allait s’énerver. Alors, je n’ai rien dit. J’ai dû cacher ma grossesse, c’était mon secret (Carmen, 47 ans, non- Autochtone, rurale) 221.

J’avais peur, car si c’était encore une fille il allait s’énerver indique que la peur est un des sentiments les plus fréquents chez les femmes qui ont vécu la pression d’avoir un garçon. D’ailleurs, garder une grossesse secrète implique non seulement de vivre la grossesse dans la solitude, mais aussi de vivre l’angoisse causée par la peur d’être abandonnée si on donne naissance à une fille. Une grossesse cachée peut être également être synonyme de ne pouvoir bénéficier d’un suivi de grossesse, ce qui peut avoir des conséquences sur la santé de la future mère et du bébé.

Finalement, il est également important de souligner que certaines participantes provenant de milieux ruraux (mais qui ne se définissent pas comme des Autochtones) ont déclaré avoir été victimes de discrimination au sein de leur propre famille pendant leur enfance, puisqu’elles n’étaient « que des filles » : P : J’ai souffert avec mes parents, je travaillais beaucoup à la maison, dans le champ, je transportais des choses lourdes, je lavais des sacs de vêtements avec ma

221 P : Yo nada más sentía que estaba pasada de peso, y nunca me daban antojos y todo pero hasta eso ahí pero nunca pensé que iba a estar embarazada (…) y yo con el temor de no decirle a mi esposo pues que no se fuera a molestar otra vez de que fuera niña y no dije nada, todo el embarazo me lo guardé. 272

mère toute la journée, et même la nuit. J’ai beaucoup travaillé, mais ils me laissaient de côté [...]. J’ai beaucoup souffert. Une fois j’ai entendu mon père dire qu’il ne m’aimait pas, parce que j’étais une femme. Je ne comprends pas quelle différence ça peut faire. Moi j’ai des garçons et des filles et je les aime autant, j’ai de l'amour pour tous, je ne fais pas de distinctions entre eux (Norma, 52 ans, non-Autochtone, rurale) 222. Le témoignage de Norma montre la souffrance et les conséquences de la discrimination, tout au long de la vie, du fait de naître femme. Norma provient d’un milieu rural, appartient à une couche sociale défavorisée et elle possède un faible niveau de scolarité, mais elle ne s’est pas identifiée comme Autochtone. Son témoignage indique aussi comment, malgré la division sexuelle des tâches, les filles font régulièrement des tâches assignées aux hommes, ce qui n’efface pas la discrimination de genre. Son témoignage montre aussi que le rejet ressenti par les filles provient souvent du père.

5.7 La reproduction et les nouvelles technologies reproductives (NTR) : l’expérience de la grossesse La plupart des participantes ont bénéficié d’un accès très restreint aux nouvelles technologies de reproduction (même celles provenant de milieux urbains). Parmi celles qui ont indiqué avoir eu accès à au moins une séance d’ultrasons, la plupart étaient des femmes urbaines et âgées de moins de 40 ans. Toutes les participantes qui ont eu accès à l’échographie ont indiqué que cette expérience a changé leur perception de la grossesse : P : Au moyen d’un appareil, vous entendez le battement du cœur du bébé, si vif dans le haut-parleur que cela confirme qu’il y a quelqu’un dedans et qu’il bouge. On peut écouter les battements de son cœur. Cela change vraiment la perception qu’on a du fœtus. Ma troisième grossesse était une grossesse non désirée, mais après avoir

222 P : Yo tenía mis padres y sufrí porque yo era la que trabajaba bastante en la casa y en el campo, la que cargaba, la que lavaba con mi mamá todo el día a veces hasta la noche costales de ropa. Trabajé mucho y a mí siempre me hacían a un lado (…). Yo desde niña sufrí mucho, crecí con eso, una vez oí a mi papá que dijo que no me quería porque era yo niña. No entiendo por qué distinguen a las niñas con los niños, porque yo tengo hijas y tengo hijos y el cariño lo tengo para todos, es el mismo yo no distingo ni a uno ni a otro. 273

écouté les battements de son cœur, quelque chose a changé en moi (Laura, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 223. Le témoignage de Laura indique que l’échographie a changé la perception qu’elle avait de sa grossesse non souhaitée. Dans ce cas, il semble que l’échographie « confirme » l’existence d’une nouvelle vie et permet à la femme de passer du sentiment d’être enceinte à celui de porter un enfant. De même, d’autres participantes ont suggéré que les ultrasons ont changé la perception qu’avait leur conjoint à l’égard de la grossesse : C : Pensez-vous que l’échographie a changé votre perception de la grossesse? P : Oui. Je parle comme femme et comme mère. Même la perception de mon conjoint a changé après l’ultrason. Ça change vraiment la perception qu’on a du fœtus, car, avant on dit : « Je le sens, mais voir ses mouvements et entendre le battement de son cœur, ça fait toute la différence » (Luisa, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 224. En effet, l’échographie fonctionne comme une preuve objective de la grossesse offerte par les médecins. Ainsi, malgré les controverses entourant l’échographie, c’est-à- dire que (a) son efficacité reste toujours à démontrer, (b) qu’elle contribue à séparer la femme du fœtus en façonnant l’individualité et l’indépendance du fœtus, et (c) qu’elle peut contribuer à l'accroissement de pratiques eugéniques ou à la construction de nouveaux paramètres de « qualité » et « normalité » fœtales, les participantes qui y ont eu accès étaient enthousiastes à l’égard de cette technique qui permet de « voir » le fœtus et donc de constater son existence. Plusieurs participantes ont soulevé le changement de l’attitude de leur conjoint après avoir passé une échographie. Les participants ont aussi indiqué que cela avait été pour eux une expérience émouvante qui les rapprochait de leur bébé avant la naissance : C : Pensez-vous que l’échographie a changé votre perception de la grossesse?

223 P : Te ponen el aparato y oyes el latido, así, vívido, como en bocina, dices: sí, ahí está, sí se está moviendo, sí está latiendo. Realmente la percepción de la persona cambia. Te repito, y me apena decirlo pero es real, no tengo porque mentir, mi tercer embarazo, fue un embarazo no deseado, pero de verdad al oír, al ver el movimiento, de ahí para el real fue diferente. 224 I : ¿Cambia la percepción que se tiene del embarazo, antes y después del ultrasonido? /P : Sí. Como mujer, como madre, te lo digo: sí. Inclusive puedo hablar por la voz de mi esposo porque, sí cambia mucho la percepción que se tiene ante un producto que está dentro de uno, dices: bueno lo oigo, lo siento. Pero ya de verlo, de ver los movimientos, de oír directamente el corazón. 274

P : Oui, la sensation de pouvoir voir le bébé, sa façon de bouger, le voir sucer son doigt, c’est émouvant et c’est très différent (Oscar 41 ans, non-Autochtone, urbain) 225. Cependant, bien que toutes les participantes considèrent l’échographie comme une expérience positive, certaines nous ont fait remarquer que l’échographie et certains examens physiques qui y sont associés (comme celle de la clarté nucale) ont entraîné de nouvelles angoisses : P : Maintenant, on surprotège l'embryon. À l'époque de ma mère, la grossesse était un évènement naturel, et non une maladie comme ce l’est de nos jours. L’embryon n’était pas si surveillé. Je crois que passer beaucoup d’échographies et beaucoup d’information à cet égard cause de l’angoisse. C’est surtout vrai pour l’examen de la clarté nucal (Edith, 33 ans, non-Autochtone, urbaine) 226. Par ailleurs, certaines participantes d’un niveau de scolarité élevé et plus ouvertes à remettre en question les conséquences des rapports de genre sur leur vie quotidienne ont indiqué avoir commencé une réflexion profonde sur les inégalités de genre une fois qu’elles ont reçu la confirmation du sexe du bébé grâce à l’ultrason : C : Avez-vous eu, lors de vos grossesses, accès à une échographie? P : Oui, j’ai eu droit à l'assurance sociale grâce à un de mes oncles. J’ai eu droit à un suivi de grossesse et même à une échographie à cinq mois de grossesse pour connaître le sexe du bébé. C : Comment avez-vous vécu cette expérience? Est-ce que cela a changé votre perception de la grossesse? P : Cela a beaucoup changé notre perception, car, dans l’imaginaire de mon conjoint et dans le mien également, le bébé n’était ni une fille ni un garçon. Mais quand ils m’ont dit que c’était une fillette, j'ai beaucoup pleuré. J’avais vraiment peur, parce que je savais qu’elle serait désavantagée socialement, et c’était douloureux pour moi. Moi j’ai travaillé sur moi et je me suis battue pour vivre différemment ma

225 I : ¿Cambió su percepción del embarazo con el ultrasonido? /P : Sí, es muy diferente la sensación. En el ultrasonido en la pantalla ves cómo se mueve, ves la forma, cómo se chupa su dedito (…) le rompen a uno el corazón. 226 P : Ahora hay una sobreprotección al embrión, cuando en tiempos de mi mamá, un embarazo era considerado algo natural, y ¡No como una enfermedad! o que estuviera tan vigilado. Llega el momento en que te sugestiona tanto ultrasonido, tanta información que, están vigilando que aquí no pase de los no sé cuantos centímetros de la nuca, porque si no, puede ser que sea un bebé que tenga problemas de no sé qué. 275

féminité, lui donner du sens. Être une femme, c’est tellement difficile. Je savais que si j’avais un garçon, cela serait plus facile pour lui. Mon frère, par exemple, a toujours eu les privilèges qui m’étaient refusés, et c’est encore vrai aujourd’hui (Ana, 33 ans, non-Autochtone, urbaine) 227. Le témoignage d’Ana suggère que l’échographie sert, entre autres, à connaître avec certitude le sexe du bébé avant la naissance. Cela peut signifier, comme pour Ana, de devancer certaines réflexions à propos des défis que posent le fait d’avoir une fille ou un garçon. Pour Ana, le fait de savoir qu’elle attendait une fille a engendré de la douleur. Attendre une fille lui a rappelé son expérience de femme violentée et discriminée ainsi que l’existence de privilèges pour les hommes. Le fait de connaître le sexe du bébé peut entraîner aussi un changement important dans le lien établi avec le fœtus, qui peut être un lien de rejet si le sexe du fœtus ne correspond pas aux attentes des parents. En ce qui concerne les technologies contraceptives, les témoignages montrent comment, de nos jours, ce sont surtout les femmes qui doivent encore se renseigner à ce sujet et prendre la responsabilité de les employer ou non. Il est important de souligner que l’expérience subjective des participantes pendant l’usage de contraceptifs comporte une forte dimension émotionnelle. Ceci est lié tant aux conséquences possibles de l’emploi des technologies contraceptives qu’aux risques encourus de ne pas les employer. Par exemple, la peur liée aux effets secondaires des technologies contraceptives est une des émotions les plus courantes dans le discours des participants : P : Dans le cas de la vasectomie, ils coupent les conduits. C’est un peu la même chose pour la stérilisation des femmes via l’occlusion des trompes. Mais je ne sais pas si cela a des effets secondaires sur leur santé. Une fois atteint le nombre d’enfants souhaités, je crois que la stérilisation est la meilleure des options, et elle est préférable, car les hormones ont des effets très négatifs sur la santé des femmes. Pauvres femmes : elles portent la charge la plus lourde. L'homme ne participe pas;

227 I : ¿En algún momento tuviste acceso a un ultrasonido?/ P : sí, un poco tardío pero conseguí el seguro social por un tío entonces llevé cierta revisión en mi embarazo a los cinco meses tuve un ultrasonido, para saber el sexo del bebé./P : ¿Esta experiencia, cambio tu manera de percibir el embarazo?/ P : sí cambió muchísimo porque en nuestro imaginario de mi pareja y mío no era ni hombre ni mujer, pero en el momento que me dicen que era mujer, lloré, lloré y sentí mucho miedo porque sabía que iba a estar en desventaja social y fue doloroso. Después empecé a re-significar la feminidad. Mi referencia era de violencia, entonces pues no era el mejor lugar al que yo la quería traer, la mejor posición. Yo sabía que si tenía un niño iba a ser mucho más fácil, como mi hermano que tenía acceso a todos los demás privilegios a los que yo no tengo acceso, hasta la fecha. 276

ce sont les femmes qui souffrent le plus. Je crois qu’il y a un lien entre les hormones (contraceptives) et le risque de cancer du sein (Vicente, 33 ans, non-Autochtone, urbain) 228. Le témoignage de Vicente suggère que les politiques publiques au Mexique (comme ailleurs) dirigent toutes les pressions sociales liées à la prévention de la grossesse sur le corps des femmes. De cette façon, Vicente affirme que ce sont les femmes qui portent la charge la plus lourde et sont celles qui souffrent le plus, puisqu’elles sont les seules concernées par les méthodes hormonales de contraception et presque les seules qui utilisent des contraceptifs pour prévenir les grossesses. De cette manière, les hommes âgés de moins de 40 ans perçoivent une souffrance chez femmes qui est liée à l’utilisation de moyens de contraception et à la faible participation des hommes dans ce domaine. Ainsi, les effets et inconvénients liés à l’utilisation des contraceptifs sur le corps des femmes sont même considérés comme faisant partie intégrante du statut de femme : P : Le corps de la femme est fait pour résister. On a souvent entendu dire : « l'homme ne résisterait pas à la douleur de l'accouchement ». La résistance à la douleur serait une force propre aux femmes, mais cela implique aussi que les femmes peuvent résister à tout. Mais si les hormones contraceptives leur causent des problèmes, peu importe si elles ont de la moustache à cause des hormones. En fait, beaucoup de femmes pensent que ces conséquences sont inhérentes au fait d’être une femme (Pedro, 60 ans, non-Autochtone, urbain) 229. Le témoignage de Pedro suggère que le corps des femmes est perçu socialement comme un corps prêt à résister et prêt à accomplir toutes les tâches qu’il serait possible de lui assigner, dont l’utilisation de la contraception. Dans cette perspective, les effets secondaires des contraceptifs sur le corps des femmes sont socialement banalisés et

228 P : (con la esterilización masculina) cortas un conducto, es lo mismo que le pasa a la mujer, les ligan las trompas de Falopio que era lo tradicional. No sé si tenga repercusiones médicas después (...) si yo ya tuve una familia suficiente como control, es preferible porque las hormonas, son muy pesadas para las mujeres, pobres, llevan la carga más pesada, el hombre es más chingón “yo qué, yo nada más colaboro” pero es que la mujer es la que más sufre. Creo que hay una relación fuerte entre las hormonas que se toman, los controles de natalidad con cánceres de mama o problemas glandulares y todo eso. 229 P : El cuerpo de la mujer está hecho para resistir, dicen “que el hombre no aguanta el dolor de un parto” eso es una defensa femenina pero es también asumir el papel femenino que le han otorgado: “sí nosotras somos chingonas porque podemos someternos a esto y pues ni modo si nos joden las hormonas (de los anticonceptivos), si nos salen bigotes”. Muchas mujeres lo asumen como parte de ser mujer. 277 normalisés, à cause de la croyance sociale implicite qui définit la contraception comme un devoir féminin. Par ailleurs, l’expérience de la contraception des femmes âgées de plus de 40 ans, résidant en milieu urbain, mais aussi et surtout rural, ayant un faible niveau de scolarité et provenant de couches sociales défavorisées, métisses ou autochtones, est restreinte grosso modo à l’emploi du stérilet et de la ligature des trompes (nous y reviendrons dans la section suivante). Cependant, beaucoup de femmes âgées de plus de 40 ans et provenant de milieux ruraux ont indiqué n’avoir jamais employé de méthode contraceptive pendant leur vie reproductive : C : Avez-vous reçu des renseignements concernant la contraception? P : Non, non : dans mon village, ce n’était pas courant. Je racontais cela dans le centre de santé, parce qu’ils me demandaient comment je prévenais les grossesses non désirées. Moi, je leur ai répondu que ne pas avoir de relations était la seule façon pour moi de prévenir une grossesse. Moi, j’étais comme un scorpion, j’ai mis au monde tous les enfants que Dieu m’a envoyés (Norma, 52 ans, non-Autochtone, rurale) 230. Comme l’illustre le témoignage de Norma, pour certaines femmes de sa génération et issues du même milieu, la seule façon de prévenir les grossesses non souhaitées était l’abstinence (ne pas avoir de relations sexuelles). Pour ces femmes, enfanter tous les enfants envoyés par Dieu faisait partie de l’ordre naturel des choses. Beaucoup de ces femmes n’ont donc jamais employé de contraceptifs et ont toujours considéré cette pratique comme « normal ». Par contre, chez les femmes de milieu urbain, âgées de moins de 40 ans et majoritairement métisses, l’utilisation des contraceptifs est plus généralisée et plus familière, mais consiste en une expérience ambiguë et contradictoire. En ce sens, plusieurs femmes provenant de couches sociales défavorisées ont rapporté avoir eu de mauvaises expériences avec les contraceptifs. On peut remarquer que les femmes de moins de 40 ans attendent des contraceptifs qu’ils soient accessibles, efficaces et sans effet secondaire sur leur corps et leur santé :

230 I : ¿Alguna vez usó o recibió información sobre anticonceptivos? /P : No, eso no allá no, nunca eso es lo que yo les decía aquí en el centro de salud porque luego me preguntaban a mi cuando empecé a ir a las pláticas “¿usted cómo se controla, cómo se controlaba?” yo mis controles no arrimándome con nadie ese era el único control que tenía, que no se me arrime nadie, que no esté con nadie porque yo no conozco nada. Yo he sido como un alacrán con los hijos que dios me dio. 278

C : Qu’attendez-vous des méthodes contraceptives en tant qu’utilisatrice? P : J’aimerais qu’ils fonctionnent vraiment. Je croyais que le stérilet était une méthode parfaite pour prévenir les grossesses, mais non, je suis tombée enceinte de ma fille alors que j’en utilisais un. J’aimerais qu’ils soient inoffensifs, qu’ils ne nous fassent pas prendre de poids [...]. Avec les injections, j’étais tout le temps étourdie. Ça marchait très bien, mais j’ai abandonné cette méthode à cause des étourdissements. Maintenant, j'ai un stérilet, mais il y a des effets secondaires. J’ai encore des étourdissements et ça fait un an que je n’ai pas mes règles. Je suis allée au centre de consultation, mais ils m’ont dit que c’était normal (Karen, 25 ans, non- Autochtone, rurale) 231. Notons qu'une des principales attentes des femmes envers les contraceptifs est leur efficacité. Soulignons également la manière dont la société, mais aussi le personnel médical (nous y reviendrons), banalise les effets secondaires négatifs de la contraception sur le corps des femmes. Les femmes de moins de 40 ans ont pourtant tendance à cesser d’utiliser les contraceptifs quand elles ressentent les effets nuisibles de ceux-ci sur leur santé : P : Le stérilet m’a causé des ulcères. Ils m’ont posé deux fois un stérilet : après ma césarienne et après l’accouchement de mes enfants. Mais les deux fois, ça m’a causé des ulcères, alors, maintenant, je ne les emploie plus (Lorenza, 25 ans, non- Autochtone, urbaine) 232. Le témoignage de Lorenza suggère que les femmes ne reçoivent pas forcément de façon passive l’obligation qui leur est attribuée, mais qu’elles ont aussi la capacité de se positionner face aux pressions sociales liées à la contraception. Ici, même si Lorenza est ressortie à deux reprises des institutions de santé avec un stérilet, elle a tout de même interrompu son utilisation à cause des ulcères provoqués par cette méthode. Il appert que les femmes plus jeunes (provenant surtout de milieux urbains et majoritairement métisses) ont une compréhension plus médicalisée de leur corps et de leur

231 I : ¿Qué esperaría de estas tecnologías anticonceptivas?/P : que funcionen yo estaba pensando que el DIU era perfecto para no tener bebés y me falló, ahí está mi hija. También que no te hagan tanto daño, que no te engorden. A mi las inyecciones me mareaban y de repente como que se me movía el piso, con las inyecciones, me las dejé de poner pero sí me funcionaban. Ahora tengo el dispositivo. Sí me funcionan pero sí te afecta, otra vez empiezo como a marearme con el dispositivo y no me baja desde hace un año. Es por lo mismo del dispositivo. Es lo que me dijeron. Vine como a los cuatro o cinco meses y les dije “me pasa esto” me dijeron en el centro de salud “es normal”. 232 P : El dispositivo me lo pusieron las dos veces cuando tuve mi bebe cuando hubo la cesárea y cuando tuve el parto normal. Y las dos me ulceraron. Se me hizo una ulcera y se me salieron. 279 capacité reproductive, en comparaison avec les femmes âgées de plus de 40 ans (provenant surtout des milieux ruraux). Par exemple, ces femmes tendent à parler de leur corps reproductif et de leurs expériences reproductives en employant un vocabulaire médical et tendent à conceptualiser les interventions médicales lors de la grossesse et de l’accouchement comme étant « normales » et même nécessaires. Cela s’explique par un accès plus facile aux services médicaux dans les régions urbaines, mais aussi par l’intensité des campagnes de santé reproductive ayant débuté dans les années 70 et qui visent à combattre l’explosion démographique.

Conclusions Comme d'autres études menées au Mexique l’ont déjà indiqué, le changement terminologique qu'ont subi les services de planification familiale pour en faire des services de santé reproductive n'a pas impliqué de changement substantiel dans l'organisation de ces services. Ce changement aurait pu permettre une pleine participation des hommes dans la santé reproductive ou la mise en œuvre de pratiques qui reconnaissent et fortifient les droits sexuels et reproductifs (Erviti, Castro et Sosa, 2006; Figueroa, 1998). Les exemples précités illustrent la poursuite de ce que nous pouvons appeler « la logique des objectifs démographiques » et l'instrumentalisation du « consentement informé » sans contenu. Ils révèlent également les préférences des services de santé et de la profession médicale pour certains moyens de contraception (Erviti, Sosa et Castro 2010; Smith-Oka, 2009, 2012), ainsi que la promotion des méthodes de contraception féminine au détriment des méthodes s’adressant aux hommes. Une fois de plus, cette préférence légitimerait l'assignation sociale des femmes comme étant presque les uniques responsables de la prévention de grossesses non souhaitées. Il y a donc un besoin urgent de continuer à interroger l'organisation institutionnelle médicale et son programme. Ces biais ont des effets majeurs sur les décisions reproductives des participants et sur la faible participation des hommes dans le domaine de la contraception. Cependant, dans notre étude, les hommes et les couples âgés de moins de 35 ans sont plus ouverts à se renseigner à propos de la vasectomie, et les hommes peuvent envisager cette possibilité sous certaines circonstances, ce qu’on ne retrouve pas chez les hommes âgés de plus de 40 ans de toutes les couches sociales confondues. En ce qui concerne la contraception féminine, les femmes âgées de plus de 40 280 ans ont subi une stérilisation sans jamais avoir fait appel à des méthodes contraceptives. Chez les femmes âgées de moins de 35 ans, le premier contraceptif utilisé est souvent le stérilet ou la pilule. Globalement, elles commencent à utiliser des contraceptifs après la naissance de leur premier enfant. En outre, bien que presque toutes les femmes de notre échantillon aient vécu une grossesse inattendue, cet événement tend à se concentrer chez les femmes ayant un faible niveau de scolarité (moins de 10 ans) et appartenant aux couches sociales défavorisées. En ce qui concerne la méconnaissance généralisée de la biologie de la reproduction, celle-ci se concentre chez les femmes appartenant aux couches sociales défavorisées, mais surtout chez celles ayant un faible niveau de scolarité (souvent moins de 7 ans de scolarité), provenant de milieux ruraux et qui sont âgées de plus de 40 ans. Un autre facteur qui aggrave cette méconnaissance est l’absence d’un réseau social (mères, sœurs, tantes ou amies) qui soit disponible pour partager leurs expériences reproductives avec elles et qui puisse les renseigner sur ces sujets. Par ailleurs, notre étude montre un important changement en regard des régulations corporelles pendant la grossesse, dans le contexte de l’accroissement des discours médicaux touchant la grossesse et l’accouchement. Ainsi, les femmes âgées de plus de 40 ans, souvent des Autochtones (mais aussi des Métisses), et provenant des milieux ruraux et de couches sociales très défavorisées ne partagent pas la logique de « prendre soin de soi » pendant toute la grossesse. Ces femmes ont une perception peu médicalisée de la grossesse, de l’accouchement et de leur corps reproductif. Soulignons que les régulations et les interdictions corporelles entourant le corps des femmes enceintes sont surtout présentes dans les milieux urbains, parmi les participants âgés de moins de 40 ans, métis, où la médicalisation de la grossesse est plus répandue que dans les milieux ruraux. Cependant, de plus en plus, les femmes âgées de moins de 35 ans, métisses et autochtones, provenant des milieux ruraux, utilisent un vocabulaire médicalisé pour parler de leurs expériences reproductives. Il est important de souligner que les discours médicaux ne sont pas reçus de façon passive par les femmes. Par exemple, certaines femmes en milieu rural adhèrent aux discours médicaux dans le but de remettre en question certaines pratiques oppressives véhiculées dans leur milieu, et non pas seulement pour suivre les recommandations des 281 experts. Cela suggère que les pratiques médicalisées n’ont pas seulement été imposées, mais que certaines ont été reçues favorablement par les femmes. En outre, les femmes âgées de moins de 35 ans, autochtones et métisses, avec un faible niveau de scolarité, issues de couches sociales défavorisées et provenant de milieux ruraux, ont intériorisé l’injonction sociale voulant qu’il puisse être souhaitable d’aller chez le médecin quand elles ressentent de la douleur, ce qui ne semblait pas être le cas des générations précédentes. Les femmes des nouvelles générations ont donc un rapport au corps et à la douleur différent de celui des générations précédentes. Quant à l’ultrason, tant les femmes que les hommes qui ont participé à cette étude décrivent cette technologie comme souhaitable. Tous les participants ont considéré l’ultrason comme une pratique qui leur a permis de connaître le sexe du bébé et constater que tout allait bien pendant la grossesse. De même, d’autres participantes ont suggéré que les ultrasons avaient changé la perception de leur conjoint à l’égard de la grossesse et même de leur lien avec le fœtus.

En ce qui concerne la préférence pour les enfants de sexe masculin, elle se trouve en plus grande proportion chez les participants âgés de plus de 40 ans, appartenant aux couches sociales défavorisées, ayant un faible niveau de scolarité et résidant majoritairement en milieu rural. Les participants qui ont avoué préférer avoir des garçons proviennent d’un contexte économique précaire. Cette préférence serait donc, au moins en partie, motivée par des raisons économiques. Notons que cette préférence tend à disparaître chez les hommes des nouvelles générations. De même, aucune de nos participantes âgées de moins de 35 ans n’a indiqué que leur conjoint avait une préférence spécifique concernant le sexe du bébé. Cependant, dans les témoignages des femmes âgées de plus de 40 ans, ayant un faible niveau de scolarité, tant métisses qu’autochtones, qui habitent majoritairement en milieu rural, celles-ci suggèrent que leur conjoint préférait avoir des enfants de sexe masculin.

282

Chapitre 6. Reproduction et inégalités sociales : entre l’exclusion sociale et la médicalisation Dans ce chapitre233, nous présenterons les témoignages des participants relatant leurs interactions avec les professionnels de la santé dans les contextes institutionnels où ils ont pris les décisions relatives à la contraception et à la reproduction. Nous explorerons les mécanismes qui façonnent les décisions reproductives des participants en soulignant notamment le rôle que jouent les contextes sociaux et institutionnels, les inégalités sociales, la médicalisation et l’exclusion sociale dans la vie reproductive des acteurs sociaux. Nous présenterons également certains témoignages d’informateurs clés ainsi que certains extraits d’observations directes qui nous ont permis d’en savoir davantage sur le contexte dans lesquels les significations du corps, de la sexualité et de la reproduction des participants ont été construites. L’ensemble de ces éléments nous permettra d’expliquer le rôle joué par les institutions, les pratiques médicales et la politique de santé reproductive dans la reproduction des inégalités sociales et des rapports de genre dans le domaine de la reproduction.

6.1 L'assignation « genrée » de la prévention de grossesses non souhaitées et la quête de l'autonomie reproductive Les témoignages des participantes suggèrent que les services de santé reproductive légitiment et reproduisent les inégalités de genre non seulement dans l'organisation et la prestation de ces services, mais dans la disponibilité du personnel de la santé et l'évaluation différentielle que ce personnel porte sur les méthodes contraceptives. Ceci a des répercussions spécifiques sur les pressions dirigées vers le corps et la capacité reproductive des femmes, car socialement, mais aussi institutionnellement, la responsabilité de la prévention des grossesses non souhaitées est encore assignée presque exclusivement aux femmes.

233 Une partie de ce chapitre a fait l'objet de l’article « Vulnérables dignités: Inégalités sociales, violence structurelle et santé sexuelle et reproductive au centre du Mexique » paru dans la revue Recherches féministes, décembre, 23 (2) : 143-163. 283

À ce sujet, les participantes se réfèrent souvent aux interactions et aux contextes institutionnels où ont été prises les décisions relatives à la contraception. Il en ressort des pratiques médicales coercitives qui conditionnent le choix de la méthode à employer. Bien que ces discours suggèrent que les renseignements sur les méthodes contraceptives sont transmis tout au long du suivi de la grossesse, c’est plus précisément dans les salles d’accouchement que la pression du personnel médical (médecins, infirmiers, etc.) exercée auprès des femmes pour « choisir » une méthode s'intensifie. Les témoignages des femmes de tous les âges, provenant de tous les milieux, mais surtout celles appartenant aux couches sociales défavorisées et ayant peu de scolarité, font ressortir des pratiques coercitives dans des contextes institutionnels qui laissent peu d’espace à une prise de décisions « éclairée » : C : Vous avez dit qu’après la naissance de votre enfant, ils vous ont mis le stérilet. Vous ont-ils demandé la permission? P : Bon, je ne sais pas si c’était la permission, ils m’ont dit qu’ils allaient me mettre le stérilet [...], mais ils ne m’ont rien dit des effets secondaires de cette méthode (Sandra, 26 ans, Autochtone, rurale)234. Le témoignage de Sandra démontre la difficulté qu’éprouvent les femmes appartenant aux couches sociales défavorisées ayant une faible scolarité et souvent autochtones (comme dans le cas de Sandra) à se reconnaître comme sujets de droits, ce qui se traduit par sa difficulté à confirmer l’imposition qu’elle a vécue concernant la contraception. En plus, son témoignage montre comment les professionnels de la santé ont tendance à ne pas offrir d’information suffisante aux femmes pour qu’elles puissent décider librement quelle méthode choisir. Ces témoignages montrent également à quel point les femmes dans ces espaces sont continuellement assiégées par le personnel de la santé afin qu’elles « consentent » à l’installation du stérilet ou même à la stérilisation : C : Mais comment et à quel moment avez-vous choisi la méthode? P : Il y a un suivi avant, ils te demandent : « Avez-vous déjà choisi la méthode que vous allez employer? Combien d’enfants avez-vous? ». Ils essaient tout le temps de te convaincre d’accepter qu’on te mette le stérilet ou, encore mieux, de te faire stériliser. Ils ne veulent plus d’enfants dans le pays, nous sommes assez. Alors, en

234 I : Cuando nació su premier hijo me dijo que le pusieron el dispositivo, ¿le pidieron permiso? /P : bueno no sé si sea permiso, pero me dijeron “le vamos a poner el dispositivo para que se cuide y pueda alimentar a su bebé, porque no puedes tomar nada. Me avisaron (...) pero no me dijeron consecuencias o molestias. 284

effet, les médecins et les infirmières sont très insistants. La feuille de consentement, tu dois la remplir quand tu arrives avec les douleurs d’accouchement et tu es en train d’aller à la salle d’accouchement. Ils te disent : « Nous allons vous poser quelques questions ». Ils te mettent ton bracelet, ils préparent tout, ils prennent tous tes renseignements personnels : « Est-ce que vous allez vous faire stériliser? Donc, signez ici ou allez-vous vous faire mettre le stérilet. Oui ou non? Alors, signez ici » (Yazmin, 39 ans, non-Autochtone, urbaine) 235. Ils essaient tout le temps de te convaincre d’accepter qu’on te mette le stérilet ou, encore mieux, de te faire stériliser indique l’existence de pratiques de « coercition ». L'organisation et la prestation des services de santé reproductive (où il y a un accès presque illimité du personnel médical au corps des femmes en situation de vulnérabilité et d’isolement) contribuent à reproduire ce que nous pourrions appeler des pratiques « d'imposition consentie » de contraceptifs dans le contexte clinique des hôpitaux publics. Il faut noter que bien que l'institutionnalisation du consentement éclairé ait été une importante réalisation dans le processus de reconnaissance des droits sexuels et reproductifs des femmes dans les milieux de la santé, l'ensemble des relations sociales (et les asymétries de pouvoir et du prestige professionnel) façonne les rencontres entre les professionnels de la santé et les patientes. Comme nous pouvons le constater dans le témoignage précédent, le contexte dans lequel ces « consentements » sont parfois accordés (quand tu arrives avec les douleurs et tu es isolée) restreint de manière significative les options reproductives des femmes à quelques options pertinentes (celles qui sont plus légitimes et plus valorisées), reflétant les préférences du personnel de la santé. Ces pratiques, comme nous le verrons dans le témoignage suivant, expriment non seulement des préférences déterminées de méthodes contraceptives, mais aussi des logiques professionnelles et institutionnelles qui sont toujours encadrées dans des contextes sociaux, politiques et idéologiques spécifiques : C : Vous vous souvenez comment vous avez décidé d'employer le stérilet pour la première fois?

235 I : ¿En qué momento escogiste el método, durante el control de embarazo?/P : Sí, mira, hay un control antes, te preguntan si tienes planeado hacerte un control, qué vas a hacer, cuántos hijos tienes y obvio tratan de persuadirte de inmediato de que te operes o que te pongas algo. Lo que menos quieren son chamacos ya en el país, y sí es muy insistente por parte de los médicos o de las enfermeras es insistente. La hoja que llenas es cuando ya vas con los dolores y ya estás adentro. Te dicen, te ponen tu pulsera te ponen todo, te toman todos tus datos, te preguntan: "se va a operar o no se va a operar?", “fírmele, se va a poner el DIU o no, fírmele” “¿se va a operar su esposo?, fírmele”. O sea es procedimiento normal. 285

P : Oui! Clairement, parce qu'ils te l’exigent! Il faut se faire mettre le stérilet. Ils font en sorte que tu le mettes. Tu le mets ou tu le mets! Pas d’option. C : Mais ils ne vous le demandent pas? P : Non, bien sûr qu’ils te le demandent. Par exemple, une femme qui a déjà eu six enfants et ne veut pas se faire mettre un stérilet à cause de la religion, elle va se faire entourer de dix médecins : « Madame! Vous ne trouvez pas que vous avez assez d’enfants? Vous n’avez rien d’autre à faire? ». Mais je crois que c’est correct ça, car il faut lui faire voir la réalité. C’est pour cela que je n’attends jamais d’avoir une pression comme celle-là. Je le demande tout de suite après avoir accouché : « Mets- moi le stérilet » (Lorenza, 25 ans, non-Autochtone, urbaine) 236. Ils font en sorte que tu le mettes. Tu le mets ou tu le mets! démontre le peu de marge de manœuvre qu'ont très souvent les femmes lors des interactions médecin-patiente dans les milieux cliniques et les hôpitaux publics. En suivant quelques propositions de Bourdieu (1980), nous pouvons affirmer que les choix des femmes sont circonscrits et conditionnés par le « sens du jeu » (et le sens de la situation) que les femmes possèdent dans ces circonstances. Le sens du jeu définit leurs possibilités « réelles » d’être en désaccord dans des situations marquées par des relations inégales de pouvoir et par des attentes sociales pertinentes en fonction du contexte. La deuxième partie du témoignage (une jeune femme qui a déjà eu six enfants et qui refuse de se faire mettre le stérilet) doit être interprétée à la lumière des attentes sociales et du rôle socialement légitime qu’adoptent les professionnels de la santé en tant « qu’experts et autorités dans le domaine » qui savent ce qu'ils font et qui peuvent décider quelles interventions sont nécessaires ou non, sur quels corps et à quel moment. De cette manière, en suivant une approche constructiviste, nous pouvons affirmer que les patientes intériorisent dans une certaine mesure les valeurs et les idéologies dominantes et qu’elles adhèrent plus ou moins aux caractères normatifs sociaux («mais je crois que c’est correct ça, car il faut lui faire voir la réalité). En ce sens, les asymétries de

236 I : ¿Cómo decidió usar por primera vez el DIU? /P : Porque exigen que te lo pongas cuando te vas a aliviar, te lo pones o te lo pones./I : ¿no te preguntan, oiga señora usted quiere?/P : Sí te preguntan, pero por decir una chava que ha tenido seis hijos y no se lo quiere poner por la religión, van como unos diez doctores “señora ¿se quiere llenar de hijos?, ¿qué no tiene otra cosa qué hacer?”, o sea está bien, “¿Qué no ve cómo está el mundo, lo que estamos viviendo? Yo sí decía "pónganmelo luego, luego" no esperaba que me dijeran.

286 pouvoir dans les relations médecin-patiente ont un fort impact sur la manière dont les patientes vivent et interprètent leurs interactions avec les professionnels médicaux. De même, à partir de l’information collectée grâce aux observations directes et aux entretiens avec des informateurs clés, nous pourrions affirmer que les pratiques médicales concernant la contraception féminine sont encadrées par un sentiment de devoir chez les professionnels : I.C237 : Nous insistons auprès des femmes pour qu’elles se stérilisent lors de l’accouchement, quand elles sentent les douleurs de donner naissance à leur troisième ou quatrième enfant (Hector, médecin, 58 ans) 238. En effet, pour les médecins, l’insistance exercée sur les femmes est nécessaire, entre autres puisque ces pratiques ont été institutionnalisées en tant que pratiques professionnelles, légitimes et souhaitées dans le but de s'assurer que les femmes soient « protégées » : I.C : (Notre devoir) c’est de contribuer à diminuer la croissance de la population. Nous ne devons pas nier les services, au contraire [...] les femmes disent : « D’accord, mais je vais revenir », mais elles ne reviennent pas, alors nous essayons au moins qu’elles soient protégées (Alicia, infirmière, 37 ans) 239. Pour les professionnels de la santé, « protéger » les femmes signifie de s’assurer qu’elles quittent l’institution avec des contraceptifs temporaires ou, encore mieux, définitifs. Notons que toutes les femmes à leur arrivée dans les hôpitaux publics font l’objet de ces pressions institutionnelles, mais surtout les femmes avec plusieurs enfants, elles qui sont souvent les plus socialement vulnérables : détenant peu de scolarité, appartenant aux couches sociales plus défavorisées et souvent autochtones : C : Dans quelles circonstances recommandez-vous la stérilisation féminine?

237 I.C : = Informateur clé. 238 P : Normalmente insistimos a las mujeres cuando están en el parto sufriendo por el tercer o cuarto hijo. 239 I.C : (debemos) ayudar a que no haya tanta población.En lugar de negar un método, pasarlos a consulta (...) muchas dicen “me voy vengo después” y ya no regresan, nosotros tratamos de que si se van por lo menos que salgan protegidas. 287

I.C : Nous recommandons la stérilisation féminine quand les femmes ont plus de trois enfants ou quand elles sont vieilles ou quand elles n’ont pas l’argent suffisant pour bien les élever (Alicia, infirmière, 37 ans) 240. Ces critères ne sont pas neutres et reflètent la hiérarchisation et la stratification sociale de la maternité qui est traversée par diverses catégories sociales qui interagissent et s’entrecroisent, dont la classe sociale, le genre, la génération, le statut matrimonial, etc. D’ailleurs, dans les discours des professionnels de la santé, il y a souvent une tendance à différencier les grossesses désirées des grossesses non désirées. En plus, ces mêmes professionnels tendent à survaloriser les choix rationnels relatifs à la contraception de leurs patientes, en stigmatisant ce qu’on peut nommer le hasard reproductif: I.C : Bon! « Aujourd’hui on laissera de côté le condom », et en conséquence, il y a beaucoup de grossesses non désirées chez les adolescents. Nous devons mettre fin à l’ignorance des gens qui vivent heureux avec leurs coutumes, c’est une culture du hasard, ils ont des enfants très jeunes (Rafael, médecin, 58 ans) 241. Notons qu’au cœur de ces propos se trouvent les idées d’ordre et de projection vers l’avenir. Le discours de cet informateur clé fait ressortir à la fois la stigmatisation des grossesses non désirées chez les adolescentes et la folklorisation des pratiques coutumières des gens qui habitent dans des milieux ruraux, qui sont souvent d’origine autochtone et proviennent de couches sociales défavorisées (comme dans le cas de la population avec laquelle ce médecin travaille). De même, les médecins et la politique publique touchant la contraception tendent à privilégier une vision qui valorise une forte rationalisation des conduites reproductives : une forte planification et anticipation de l’avenir et des choix visant la réduction du nombre d’enfants pour assurer à chacune une meilleure vie. Les autochtones et les femmes issues d’une classe sociale défavorisée baignent dans un contexte de vie qui rend cette rationalisation plus difficile à mettre en pratique à cause de leurs conditions matérielles de vie (dépendance financière, faible niveau de scolarité, absence fréquente du père, etc.). De plus, les médecins ont tendance à adopter une vision

240 I : ¿Cuándo se recomienda una OTB?/P : Recomendamos las OTB a las personas que ya tienen más de 3 hijos, que son personas mayores que vemos que tienen bajos recursos y que no van a poder sobresalir. 241 I.C : Hoy no me pongo condón, por eso hay tantos embarazos adolescentes, tenemos que sacarlos de su ignorancia. La gente aquí vive feliz con sus costumbres, es una cultura del albur, tienen sus hijos muy jóvenes. 288 réductrice de la culture, en faisant preuve d’un certain culturalisme réducteur qui ramène tout à la mentalité non civilisée et donc à la « blanchité » éthique et culturelle. En termes généraux, les grossesses des femmes adolescentes, des femmes provenant des classes sociales défavorisées ainsi que celles des femmes racialisées (souvent des Autochtones qui sont aussi très pauvres) sont perçues comme un problème social à combattre par les professionnels de la santé au Mexique (et pour les politiques publiques touchant la reproduction). Pour les professionnels de la santé, il est très difficile de concevoir les femmes qui appartiennent aux classes sociales défavorisées comme des sujets autonomes ayant la capacité de prendre des décisions en ce qui concerne leur vie reproductive, et encore davantage lorsqu’il s’agit de femmes autochtones. Par conséquent, la plupart des professionnels de la santé ont indiqué qu’il leur paraît plus difficile de travailler avec les populations autochtones : I.C : c'est vraiment très difficile de travailler avec les Autochtones. On a d’abord la barrière de la langue, puis ils n’utilisent pas de contraceptifs, ils s’assoient par terre, vous imaginez! (Flor, infirmière, 40 ans) 242. Rappelons que l’organisation sociale de la sexualité est enracinée dans les rapports historiques de pouvoir. Ainsi, pour un grand nombre des participants à cette étude, mais surtout pour les professionnels de la santé il y a une distinction entre une sexualité animale « chaotique » et une sexualité régulée. Ce n’est donc pas un hasard si les discours des professionnels de la santé sur la population autochtone incluent souvent d’autres dimensions à partir desquelles ils mesurent leur degré de civilisation et donc de « blanchité », par exemple en faisant allusion à leurs habitudes domestiques (s’asseoir par terre). Ces descriptions qui ont tendance à établir un rapprochement entre les Autochtones et les animaux témoignent ainsi d’une forme de racisme répandu dans les milieux hospitaliers qui exprime les rapports ethnoraciaux et les pratiques discriminatoires qui prévalent dans l'ensemble de la société mexicaine à l'égard des Autochtones : C : Comment a été votre expérience de travail avec les populations autochtones? I.C : Travailler avec la population autochtone est plus difficile, car, selon leurs coutumes, ils veulent avoir tous les enfants que Dieu leur envoie. De nos jours, la

242 I.C : Es muy difícil trabajar con indígenas en comunidades indígenas, está la barrera de la lengua, además no usan anticonceptivos y se sientan en el piso imagínese! 289

population est plus civilisée : normalement, ils te disent qu’ils veulent avoir seulement un enfant ou deux maximum à cause de l'économie, car il n'y a pas de travail. Par contre, les Autochtones, ils ne pensent pas comme ça, ils veulent avoir tous les enfants que Dieu leur envoie, ils ne se posent pas de questions par rapport à leur avenir, ils ont 4 ou 5 enfants ou plus (Alicia, infirmière, 37 ans) 243. Ce témoignage présente une perspective biomédicale et rationaliste à partir de laquelle la gestion de la sexualité et de la reproduction deviennent des signes pour mesurer le degré de civilisation et de « blanchité » éthique e culturelle des individus et des groupes sociaux (et, dans ce cas, plus spécifiquement des femmes). En effet, les professionnels de la santé ont une attitude face à la gestion de la reproduction qui s’inscrit dans une logique rationnelle, un raisonnement objectif qu’ils reconnaissent être le leur et qui caractérise les êtres humains « civilisés ». Par contre, l’ethos des femmes socialement défavorisées, et surtout de la population autochtone, repose à leur avis sur l’incapacité d’envisager l’avenir et de programmer le moment d’avoir des enfants, se rapprochant ainsi du monde animal. À cet égard, un des médecins d’un centre de consultation en milieu rural qui dessert souvent la population autochtone a commenté : O.D : Ici, les femmes ne se respectent pas elles-mêmes, elles ont trop d’enfants, n'ont aucune ambition, elles ne font rien d'autre qu'avoir des enfants et que faire des tortillas, ce sont leurs seules ambitions. Le pire est qu’elles ont des renseignements sur les contraceptifs, mais elles ne les utilisent pas, car elles ne pensent qu'à avoir des enfants (milieu rural) (Angélica, médecin) 244. Le témoignage précédent exprime non seulement les rapports sociaux de sexe et de classe sociale, mais aussi les rapports ethnoraciaux prévalant au Mexique. Les femmes provenant de milieux ruraux, surtout Autochtones, sont souvent vues par les professionnels de la santé comme ayant trop d’enfants, n’ayant aucun métier « honorable » ni aucune ambition.

243 I : ¿Cómo ha sido su experiencia trabajando con población indígena?/ P : Con los indígenas sí es más difícil, porque de acuerdo a sus creencias dicen “yo voy a tener los hijos que dios me dé”. Ahora la población que ya está más civilizada al contrario te dicen “sólo un hijo o dos porque la economía está dura, no hay trabajo, no hay qué comer”. En cambio un indígena no, él dice “voy a tener los hijos que dios me dé” no se preguntan cómo los van a mantener, tienen 4 o 5, y todavía quieren más. 244 O.D : “Las mujeres no se respetan a sí mismas, se llenan de hijos, no tienen ninguna ambición, nada más de tener hijos y hacer tortillas”, esa es su única ambición, y no vayas a creer que es porque no tienen información, en las escuelas les dicen de los anticonceptivos, pero no los usan porque sólo piensan en tener hijos, eso es todo lo que les importa”. 290

Ajoutons que la « rationalité reproductive » se limite à l’évaluation de ce que les parents peuvent donner à leurs enfants et non vice-versa. De ce point de vue, il est irrationnel d’avoir « tous les enfants que Dieu t’envoie » si l’on n’est pas en mesure de les nourrir. Ceci s’inscrit dans la vision de la reproduction occidentale néomalthusienne qui s’est instaurée au Mexique durant les années 70 quand le modèle de famille réduite fut lié au bien-être et circonscrit dans les discours et les politiques de population. Par ailleurs, comme le suggèrent quelques études (Erviti, Sosa et Castro, 2010; Smith-Oka, 2009, 2012), encore aujourd'hui, peu d’efforts sont consentis pour faire participer les hommes dans les services de santé reproductive. En fait, la plupart des promoteurs de la santé, des médecins et des infirmières qui travaillent dans les centres de consultation en matière de contraception, ont indiqué ne pas travailler directement avec les hommes : C : comment travaillez-vous avec les hommes et les femmes concernant la stérilisation féminine et la vasectomie? P : Les hommes, ils arrivent ici déjà convaincus de subir une vasectomie. Je convaincs seulement les femmes (Yuri, promotrice de la santé, 50 ans) 245. *** I.C : Nous ne travaillons pas avec les hommes ici, nous travaillons avec les femmes (au sujet de la contraception) (Rafael, médecin, 58 ans) 246. Ces témoignages d’informateurs clés nous permettent d’observer que la population ciblée par les services concernant la contraception (tant dans le milieu urbain que rural) est presque exclusivement celle des femmes. Cela signifie donc que la responsabilité contraceptive avec les risques qui en découlent pour la santé reproductive est attribuée aux femmes. Dans la politique publique, mais aussi dans l’imaginaire et les pratiques des médecins et des promoteurs de la santé, l’accent est mis sur le fait de « convaincre » les femmes de se faire stériliser, car ce sont elles (et non les hommes) qui se reproduisent et ce sont ces corps qui sont les plus accessibles dans les espaces de santé . Notons qu’à travers ces imaginaires, pratiques et représentations se reproduisent également les rapports de genre. Par ailleurs, il existe peu d'information au sujet de la contraception masculine et les méthodes sont encore plus rares lorsqu’elles ne sont pas complètement absentes. Ainsi, le

245 I : ¿Es diferente el proceso de las mujeres que buscan una salpingo, que el de los hombres que viene por una vasectomía? /P : Ellos ya vienen convencidos, a las mujeres yo las convenzo aquí. 246 P : Con el hombre no se trabaja, con él casi no, nuestro trabajo es con las mujeres. 291 peu de couples qui ont examiné la possibilité d'une vasectomie ont fait face non seulement à des barrières les empêchant d’y accéder, mais aussi à plus grand nombre de barrières institutionnelles qui (contrairement à ce qu’on observe dans le cas de la stérilisation féminine) découragent la participation des hommes dans les pratiques de prévention des grossesses non souhaitées : P : Il voulait se faire opérer et nous sommes allés voir le médecin, parce qu’on nous a dit que nous devions passer par le médecin. Chez le médecin, nous avons dit : « Nous venons parce que mon mari veut se faire opérer », mais le médecin nous a dit : « La vérité, c’est que je ne peux pas vous aider, je ne sais rien à ce sujet » et il ne nous a pas dit où aller chercher plus d'information. Il nous a dit : « Laissez-moi me renseigner et je vous contacterai après ». Mais nous ne sommes pas retournés, parce que le médecin ne savait pas. Ensuite, je suis revenue et nous avons insisté à nouveau, mais rien (Sandra, 26 ans, Autochtone, rurale) 247. Le témoignage précédent est significatif, car il montre comment les pratiques institutionnelles ont un effet direct sur les décisions qui touchent la reproduction en soulignant comment le manque de qualification, d’information et de disponibilité des médecins et des autres professionnels conditionne les options ainsi que l'accès aux méthodes contraceptives. Ajoutons que Sandra est une jeune femme autochtone qui réside dans un milieu rural. Elle a convaincu son conjoint de se faire opérer, mais les obstacles institutionnels qu’ils ont rencontrés ont fait en sorte que c’est finalement elle qui a été stérilisée. D’ailleurs, il est important de noter que, dans notre étude, ce sont les hommes plus scolarisés, âgés de moins de 35 ans et vivant en milieu urbain qui ont évoqué la possibilité d’obtenir une vasectomie souvent pour alléger les souffrances liées à la contraception de leur femme et au nom de l’amour. En fait, le seul homme stérilisé de notre étude a indiqué que le processus a été difficile pour lui à cause des obstacles et de la perception que les médecins et les infirmières ont de la vasectomie : P : Mon expérience dans le centre de santé avec la vasectomie a été terrible, parce que les travailleuses sociales ne veulent pas que vous subissiez une vasectomie [...]

247 P : Él se quería operar, vinimos aquí al centro de salud a ver a la doctora porque nos dijeron que teníamos que pasar con la doctora. Le dijimos “vinimos porque mi esposo se quiere operar” pero la doctora nos dijo “yo la verdad no les puedo informar, yo no sé nada de eso”. Y no nos dijo ni a dónde ir a buscar más información. Dijo “déjenme que yo pregunte y luego yo les digo”. Pero ya no regresamos porque la doctora no sabía. Luego volví a venir y volvimos a insistir pero nada. 292

moi, je leur disais que j’étais déjà convaincu de vouloir subir la chirurgie. Ils tiennent compte de la scolarité pour accepter ta demande de chirurgie, mais ils me demandaient tout le temps si j’étais vraiment convaincu. Finalement, ils m’ont dit qu’il n’y avait pas des chirurgies toute l’année [...] alors ils m’ont dit d’attendre huit mois. Huit mois plus tard, je suis allé et ils m’ont encore demandé si j’étais sûr de vouloir une vasectomie, ils étaient très insistants à cet égard. Mes amis qui avaient subi cette chirurgie m’avaient dit que cela allait être comme ça, mais je ne les croyais pas, même avec le docteur qui m’a fait la chirurgie. Il me disait que j’étais trop jeune et il me demandait tout le temps si j’étais sûr, car il y a des hommes qui le regrettent après la chirurgie et viennent faire des plaintes (Gregorio, 30 ans, non- Autochtone, urbain) 248. Comme l’illustre le témoignage de Gregorio, contrairement aux femmes, la position des médecins à l’égard des hommes qui veulent subir une vasectomie est de les convaincre de ne pas le faire. En effet, le peu d’hommes qui se renseignent sur la vasectomie sont souvent découragés par les professionnels de la santé. Notons aussi que, dans ce cas particulier, Gregorio ne présente pas les caractéristiques des hommes ciblés pour subir une vasectomie : il a moins de 40 ans, il a un seul enfant, il n’est pas Autochtone, mais plutôt Métis, il habite dans un milieu urbain et n’appartient pas à une couche sociale défavorisée. Cela peut expliquer en partie l’insistance des infirmières et des médecins par rapport à sa décision. D'ailleurs, soulignons que le personnel de la santé s’inquiète pour les éventuelles plaintes des hommes qui subissent une vasectomie, ce qui n’est pas le cas à propos des femmes qui font appel à la stérilisation. Il est à noter qu’en tant que méthode irréversible, la stérilisation incarne de nombreux facteurs et de nombreuses normativités qui gouvernent

248 P : Mi experiencia en el centro de salud con la vasectomía fue terrible porque las trabajadoras sociales no quieren que te hagas la vasectomía (…) les dije “estoy convencido y se acabó” la escolaridad lo toman mucho en cuenta, “¿está seguro?” “ok facilítate esto, no hagas preguntas ya estoy convencido” (…) “oiga pero no tenemos operaciones este año” “ah chinga”. “es que no hay” (....) 8 meses después regresé (...) llegas y otra vez “¿estás seguro?” “sí estoy seguro, ya lo dije antes en el formulario, donde yo firmé que me comprometí” “aquí esta otro”, “oiga señor piénselo” “ya lo pensé, ya lo pensé”. Ya amigos míos me habían dicho que se habían hecho el procedimiento mira “vas a estar acostado, el médico con el bisturí en la mano y te van a decir ¿estás seguro?” y dije espero que no me pase. Pasé con el médico, me dice “es que usted está muy joven” (…) “está muy convencido usted, es que luego se arrepienten” (…). Entonces el doctor se sale por alguna razón y me deja con la enfermera, ella se acerca a mi yo estaba en la plancha “¿está seguro amigo? Porque luego se arrepienten”. Yo me encabroné. Llega el doctor y le dije “oiga doctor creo que esa platica ya la habíamos tenido” “déjelo en paz señorita está muy convencido el hombre, ya firmó, pero bueno” y la otra todavía “luego se arrepiente y quieren tener más hijos y salen de aquí y luego llegan a reclamar que si no se puede revertir. La verdad es terrible. 293 tant la reproduction que les valeurs et les choix reproductifs des acteurs concernés. De plus, l’incidence des stérilisations comme méthode contraceptive dans un contexte où l’avortement est pénalisé et souvent illégal montre à quel point il est problématique de parler de « choix des femmes », particulièrement quand les taux de stérilisation les plus élevés se concentrent souvent dans les régions rurales et parmi les couches sociales les plus défavorisées. Ajoutons que les professionnels de la santé sont habitués à intervenir sur le corps des femmes, à exprimer des préférences quant aux moyens de contraceptions à utiliser. Cela peut s’expliquer par la faible présence des hommes dans les espaces de santé, mais aussi parce qu’ils considèrent plus difficile et problématique d’intervenir sur le corps des hommes : I.C : La patiente idéale pour une stérilisation féminine, c’est une femme âgée de 35 ans, car il y a des risques après cet âge-là. Maintenant, on ne recommande pas de stériliser les femmes qui sont trop jeunes, il est interdit de stériliser femmes de 22 ou 23 ans, car cela est mauvais pour leur santé à cause des hormones. Avant, cela se faisait. Le patient idéal de la vasectomie est un homme de 35 ans ou plus qui souhaite vraiment ne plus avoir d’enfant, parce qu'avec les hommes, c’est plus problématique. Alors la patiente idéale, c’est la femme Il faut les convaincre. La seule restriction, c’est l’âge [...] l'homme est plus rebelle que la femme, il ne se laisse pas parler. L'homme est plus difficile. Les femmes sont plus présentes dans les centres de santé (Flor, infirmière, 40 ans) 249. Comme il ressort du témoignage de Flor, pour la plupart des professionnels de la santé, le corps idéal pour subir des interventions contraceptives est celui des femmes. Si elles ne sont pas convaincues de suivre la procédure, c’est le devoir des professionnels de la santé de les convaincre. Par contre, le patient idéal de la vasectomie est celui qui arrive déjà convaincu de subir l’intervention chirurgicale. Ce témoignage suggère que le corps des femmes est le locus privilégié de l’inscription matérielle et symbolique des pratiques et des

249 I.C :La paciente ideal para salpingo es una paciente de 35 años, ya después es un embarazo de alto riesgo, ya no se operan mujeres jóvenes “ya no dejan” de 22 o 23, ya se prohibió por las hormonas, les hace daño, antes sí lo hacían. El paciente ideal de vasectomía, es de 35 o más años y que “realmente ya no quieran tener más hijos” para que ya “corten la fábrica”, porque con ellos hay luego más broncas. En cambio la paciente ideal es la mujer, “ahí hay que agarrar parejo nada que “ahorita no” pero eso sí, ya no se puede operar a las muy jóvenes (…). El hombre es más rebelde no se deja platicar, el hombre es más duro” las mujeres llegan más a los centros de salud. 294 savoirs médicaux touchant la contraception. Ceci contribue à reproduire et à valider les inégalités de genre en ce qui concerne la contraception. Notons que pour certains professionnels de la santé, les effets secondaires des contraceptifs sur le corps et la santé des femmes ne sont pas considérés comme une raison suffisante pour refuser une méthode contraceptive ou pour la laisser de côté : O.D250 : Un couple arrive avec un nouveau-né, la femme semble être dans la vingtaine. L’infirmière stagiaire dit à la promotrice de la contraception qu’il faut donner des pilules à la femme. La jeune femme répond qu’elle ne veut pas prendre de pilules avec des hormones, car elle ne veut pas grossir ou devenir poilue. Les deux infirmières et la promotrice l’entourent et commencent à la réprimander (y compris son conjoint). La jeune fille baisse la tête, elle sourit timidement (en acceptant la réprimande passivement). Une des infirmières lui répond : « Peu importe, l’important, c’est de ne pas tomber enceinte, peu importe si tu deviens grosse ou poilue » (Observation, milieu urbain) 251. Ce paragraphe est un fragment d’une observation réalisée dans un centre de consultation de santé en milieu urbain. Cette observation est l’expression d’une interaction courante parmi les infirmières et les promotrices de santé et les patientes. Notons que toutes les infirmières participent à cette interaction, dans le but de « convaincre » la femme d’accepter la méthode. Soulignons également comment les raisons des femmes pour refuser la méthode recommandée sont banalisées et sont vues comme n’étant pas importantes. D’une part, ceci montre qu’il existe un écart entre la jeune femme et les infirmières. D’autre part, cela montre que les femmes doivent affronter des pressions « contraceptives » au sein des lieux de santé fréquentés, pressions qui façonnent souvent leurs choix contraceptifs. Il est à noter que les préférences contraceptives chez les professionnels de la santé obéissent non seulement aux rapports de genre, de classe sociale et d’appartenance

250 O.D = Observation directe. 251 O.D : Llega una pareja al consultorio con un bebé recién nacido, ella parece tener unos 22 años. La enfermeras y la promotora la rodean, la enfermera pasante dice a la promotora de planificación mándele unas pastillas. La chica contesta que no quiere tomar pastillas por las hormonas, “es que no quiero engordar, o que me salga vello”, el personal de salud la regañan entre todos incluyendo al esposo, la chica baja el rostro al sentir la presión que se dirige a ella y sonríe tímidamente (aceptando el regaño pasivamente)eso no te debe de importar con que no te embaraces ya, eso es lo que importa, cómo vas a estar pensando en que si te pones o no gorda, si te pones gorda ni modo (énfasis)” todos miran a la chica invalidando su argumento. 295 ethnoraciale, mais qu’elles sont également liées au manque d’approvisionnement en méthodes contraceptives dans les centres de santé publics, ce qui restreint aussi les options que les médecins et les infirmières qui sont en contact avec les utilisatrices peuvent recommander aux femmes : C : Quelles sont les méthodes que vous recommandez le plus? I.C : Je recommande souvent le stérilet, le T de cuivre et les injections. Je ne recommande pas l’implant, car il est recommandé aux femmes minces. Je ne recommande pas d’autres méthodes, car on n’en a pas assez pour combler les besoins des utilisatrices. La population avec laquelle nous travaillons est très défavorisée et, pour l’approvisionnement, ils n’auront pas l’argent pour s’approvisionner de contraceptifs par leurs propres moyens (Alicia, infirmière, 37 ans) 252. En outre, certains témoignages suggèrent que, bien que rares parmi les femmes appartenant aux couches sociales très défavorisées, il y a des situations dans lesquelles les femmes demandent de se faire stériliser, mais où les professionnels médicaux refusent : P : Depuis que j'ai eu mon deuxième enfant, je voulais me faire stériliser. Je l’ai dit au médecin, je lui ai raconté que mon mari était un homme infidèle, qu’il buvait tout le temps. Je me disais : « J’ai assez de mes deux enfants », mais ils n’ont pas voulu me faire stériliser. C : Mais qui n’a pas voulu te faire stériliser? P : Je lui ai dit au médecin que je ne voulais plus avoir d’enfant, mais comme les médecins sont des hommes… J’allais cacher ça à mon mari, il n'allait pas le savoir. Le médecin m’a dit : « Oui, nous allons t’opérer ». Mais quand ma belle-mère est venue me rendre visite, le médecin lui a dit : « Ta belle-fille veut se faire stériliser », ma belle-mère a dit : « Non, elle ne se fera pas stériliser, car mon fils n'est pas d'accord ». Ils n’ont pas voulu me stériliser (Luz, 52 ans, Autochtone, urbaine) 253.

252 I : ¿Cuáles son los principales métodos que recomienda?/P : Yo recomiendo más el DIU, la T de cobre, las inyecciones. El implante no, porque debe de ser una persona delgada, con kilos adecuados, los parches se proporcionan aquí, sí los dan pero en poca cantidad y luego se terminan. Esta gente no tiene recursos para estarlos amolando más pues no (…) yo no les recomiendo los parches o el implante porque casi no nos dan. 253 P : Desde que tuve mi primer hijo y la segunda niña me quería operar, mi esposo era bien mujeriego y tomador. Yo decía “nada más con dos ¿para qué quiero más?” y no, no me quisieron operar/I : ¿Quién no la quiso operar?/P : El doctor, le dije “mi esposo es así y ya no quiero tener otro hijo”. A veces los doctores como son hombres, bueno a escondidas yo quería que me operaran mi esposo ni iba a saber, y él me dijo “sí, 296

*** C : Tu m’as dit qu’ils t’ont mis le stérilet lors de ton deuxième accouchement, tu te souviens comment ça s’est passé? P : Oui, oui. Au fait, j’avais planifié de me faire stériliser [...], mais le médecin machiste m’a dit : « Non, toi, on ne t'opère pas ! » , et moi, de façon stupide, j’ai suivi ce qu’il me disait [...]. Peut-être qu’il avait raison de me dire ça, mais ils ne te permettaient pas de choisir! (Yazmin, 39 ans, non-Autochtone, urbaine) 254. Ils ne te permettaient pas de choisir/non, elle ne se fera pas stériliser, car mon fils n'est pas d'accord. : Des témoignages qui expriment le manque de reconnaissance dans les contextes hospitaliers des droits des femmes de décider à propos de leur corps ainsi que les restrictions pour l'exercice et la reconnaissance de l'autonomie reproductive des femmes dans ces contextes. Comme nous pouvons l’observer dans les témoignages précédents, différents acteurs sociaux ont, aux yeux des médecins, « plus d’habiletés que les femmes impliquées » pour prendre les « bonnes » décisions en ce qui concerne les interventions sur leur corps et sur leurs capacités reproductives. Il est nécessaire de mettre en évidence la logique professionnelle par laquelle se maintient la disqualification des choix contraceptifs des femmes ainsi que l’invalidation de leur autonomie reproductive, en démontrant les bases et les conditions sociales qui les rendent possibles dans ces contextes et ces interactions. En effet, dans ces interactions se manifestent de manière spécifique diverses relations et logiques sociales qui tendent à reproduire dans ces espaces l'infantilisation et la remise en question de l’autonomie des femmes. La reconnaissance de leur pleine citoyenneté est aussi en question, puisque l’on tient pour acquis qu’elles ne peuvent pas prendre les meilleures décisions à propos de leur corps, car elles ne sont pas construites socialement comme des êtres autonomes.

la vamos a operar”. Pero cuando llegó mi suegra a verme, le dijo “su nuera se quiere operar” y mi suegra dijo “no, no se va a operar mi hijo no está d acuerdo” y ya no me operaron. 254 P : Yo tenía planeado operarme (…) yo me quiero operar y obviamente cuando metió mano el machista médico dice “no, tú no te operas”, y yo de estúpida le hice caso, dije "no, no me opero" (...) en una de esas tenía toda la razón del mundo, pero no te dejaban elegir.

297

6.2 Les blagues, les réprimandes et « l’étiquetage de femmes » : pratiques disciplinaires et inégalités structurelles dans les services de santé reproductive Dans les témoignages des participantes relatifs aux interactions avec le personnel médical lors de l'accouchement, lors du suivi de la grossesse ou lors des consultations pour des raisons de contraception, il ressort souvent des exemples de ce que nous pouvons nommer des « pratiques disciplinaires » (les réprimandes et les blagues dans les rencontres professionnelles médecin-patiente). Ces pratiques doivent être problématisées en tant que mécanismes sociaux de « restauration » et de renforcement de l'ordre social dans les rencontres patiente-professionnel de la santé.

6. 2.1 Les blagues : le prix du plaisir au féminin Toutes les participantes qui ont accouché dans des hôpitaux publics ont été témoins et/ou ont fait l’objet de « blagues » provenant des professionnels de la santé. Celles-ci tendent à se concentrer, comme d'autres études l’ont suggéré (Pizzini, 1991), autour de l'accouchement en faisant allusion au plaisir et à la sexualité féminine : P : Je me rappelle encore quand j’ai dit : « Hé, docteur, faites-moi une césarienne! ». Il m’a répondu : « Non! Quand tu écartais les jambes, ce n’était pas comme ça ». Tu restes avec la douleur et tu ne peux rien répondre (Lorenza, 25 ans, non-Autochtone, urbaine) 255. Non! Quand tu écartais les jambes, ce n’était pas comme ça . Ces propos font allusion au lien entre les douleurs de l'accouchement et le plaisir qu'a éprouvé la femme lors de la conception du bébé. Cette douleur peut être considérée comme la « punition » que « mérite » la femme pour le plaisir sexuel qu’on présume qu’elle a éprouvé. Cette dynamique est significative du point de vue sociologique, puisque le langage et l'humour sont des ressources privilégiées qui servent à renforcer les relations hiérarchiques aux caractères normatifs hégémoniques. Les habitus (schémas de perception et de dispositions durables) sont inscrits dans le langage et reflètent les relations de pouvoir symbolique. En effet, à travers les blagues, on verbalise et reproduit les relations et les inégalités sociales existantes. Les auteurs de ces blagues détiennent des moyens d’expression considérés

255 P : Todavía recuerdo que cuando le decía “doctor ya hágame cesárea me duele”, y el doctor me dice “cuando está abriendo las piernas no es lo mismo". Tú con el dolor que te digan lo que sea. 298 objectifs tout en cachant le statut et l’origine sociale de l’auteur. Ce n'est pas un hasard si les blagues font allusion à des normes hégémoniques de la sexualité dans un contexte où la sexualité et le plaisir sont normalement définis comme appartenant au domaine symbolique du privilège masculin : P : (Pendant l'accouchement) j’ai demandé au médecin de l'aide, parce que je ne supportais plus la douleur, je lui criais : « S'il vous plaît, aidez-moi, parce que je n’en peux plus! » et il m’a répondu si j’avais demandé de l’aide lorsque j’étais avec mon mari. C'est tout ce qu’il m'a répondu, et ils ont commencé à rire (les médecins). Ils étaient plusieurs. Ceux qui étaient là, proches du lit, ils ne s'approchaient jamais seuls, toujours en groupe, hommes et femmes. Entre eux, ils ont commencé à rire et ils sont partis (Lety, 48 ans, non-Autochtone, urbaine) 256. Ici, il faut s’arrêter non seulement sur le fait qu’une personne fasse une blague, mais aussi sur la personne faisant l’objet de la blague, le contexte et le moment auxquels la blague a été faite (il m'a répondu et ils ont commencé à rire), et également avec qui elle a été partagée. Ceci est important, car le fait de rire avec d’autres signifie que l’on partage également (à différents degrés) le sens de la blague et la situation dans laquelle nous place la blague dans le contexte de l’interaction. Ajoutons que Lorenza et Lety sont des femmes urbaines, métisses, qui possèdent un faible niveau de scolarité et qui appartiennent aux couches sociales défavorisées. Il faut également noter qu’un des informateurs clés qui est médecin (femme) a indiqué avoir été témoin de ces pratiques envers les femmes de la part de ses collègues dans différents contextes et moments de sa vie professionnelle : I.C : J’ai souvent été témoin du machisme des médecins envers les femmes et de la maltraitance des femmes dans les milieux ruraux et dans les grands hôpitaux urbains. J'ai souvent écouté les médecins dire aux femmes (qui étaient en train d’accoucher) : « Quand tu écartais les jambes tu étais très contente, alors maintenant endure (aguántate) ». C’était vraiment une expression très machiste, très offensante pour les femmes (Magda, 51 ans, médecin) 257.

256P : Le pedí ayuda al doctor, porque ya no aguantaba, yo le gritaba: “por favor ayúdeme porque ya no puedo más!”.Lo que me contestó él es que si yo cuando había estado con mi esposo, había pedido ayuda, es todo lo que él me contestó y se empezaron a reír. Eran varios los que se arrimaban a la cama, nunca se arrimaba uno solito, en grupo siempre, mujeres y hombres. Entre ellos se empezaron a reír y se retiraron. 257I.C : A mí me tocó mucho ver tanto en la ciudad, en grandes hospitales como en hospitales más rurales, cómo los médicos, el machismo y cómo tratan groseramente a las mujeres. Me tocó mucho a veces oír la 299

Le témoignage précèdent illustre l’existence de positions dissonantes chez les médecins, montrant que ce ne sont pas tous les médecins qui considèrent approprié de faire des blagues déplacées aux femmes qui sont en train d’accoucher. En effet, Magda est médecin et elle ne considère pas le comportement de ses collègues envers les femmes comme étant adéquat. Il faut noter que pour Magda, ces « blagues » résultent du machisme des médecins. Cependant, bien qu’elle reconnaisse que ce sont des pratiques offensantes envers les femmes, elle n’arrive pas à les envisager comme étant des pratiques violentes qui sont très répandues et qui expriment une violence structurelle résultant des rapports inégaux de genre et de pouvoir, mais aussi de classe sociale et parfois des rapports ethnoraciaux.

D’ailleurs, notons que certains témoignages font référence aux droits. Cela signifie que les discours sur les droits sexuels et reproductifs a commencé à se répandre parmi les femmes âgées de moins de 35 ans, même parmi celles provenant de milieux ruraux, ayant un faible niveau de scolarité et autochtones. Par exemple, Katia est une femme autochtone qui habite dans un milieu rural. Elle a un faible niveau de scolarité. Elle a été témoin de réprimandes et de blagues destinées aux femmes qui accouchaient lorsqu’elle attendait le médecin pour subir une intervention médicale : C : Ils (les médecins) vous ont réprimandée? P : Mais oui, ils font toujours ça. Ils disaient aux femmes qui étaient en train d’accoucher, quand elles avaient des douleurs : « Mais tu ne te plaignais pas quand tu couchais avec ton conjoint, et maintenant, tu te plains ». Ces commentaires sont déplacés. Ce n’est pas correct de leur part, ce n’est pas éthique. Ils n’ont pas le droit de dire cela aux femmes (Katia, 34 ans, Autochtone, rurale) 258. Cela montre comment les femmes plus jeunes, incluant celles qui sont socialement défavorisées, commencent à avoir une notion de leurs propres droits, ce qui n’est pas le cas expresión de “Así como abriste las piernas con tanto gusto ahora, aguántate”. Ese tipo de expresiones machistas y muy insultantes hacia la mujer. 258 I : ¿En algún momento la regañaron?/P : Sí, eso siempre pasa. Les decían a las demás compañeras de cuarto, cuando están embarazadas o si te duele “no te quejaste cuando estabas con tu marido y ahorita te estás quejando”. Llegaban y hacían esos comentarios. Eso no está bien, eso es no tener ética y no tienen derecho de meterse y decirte esas cosas. 300 parmi les femmes âgées de plus de 40 ans qui normalisent fréquemment ces pratiques et qui n’arrivent pas à se représenter, ni elle ni les autres femmes, comme des sujets de droits.

6.2.2 Les réprimandes et l’étiquetage des femmes : les rapports ethnoraciaux, de classe sociale et de genre dans les milieux hospitaliers Dans le cadre des consultations prénatales, des pratiques autoritaires et des réprimandes dirigées vers les femmes ont été rapportées dans les témoignages des participantes. Toutefois, de telles pratiques autoritaires et la maltraitance ne sont pas expérimentées de façon aléatoire chez la population féminine. Elles tendent à se concentrer, selon les témoignages et les observations directes effectuées dans le cadre de cette étude, surtout auprès des femmes possédant certaines caractéristiques déterminées. Ainsi, malgré une position en apparence neutre de la part de la profession médicale, le comportement des professionnels de la santé s’avère suivre un processus d'étiquetage (labelling) des patientes, en fonction d’attributs individuels, de stéréotypes et d’images sociales : P : Nous allions avec ma sœur, je l'accompagnais et, dès le début (ils lui demandent) : « Vous êtes mariée ou célibataire ? » et ils la classent déjà comme mère célibataire. Il est facile de dire : « Pourquoi avez-vous ouvert les jambes? » [...] alors que ça ne les regarde pas. Si tu arrives avec ton conjoint (on te dit) : « Écoutez Madame (et en s’adressant à l’homme), votre femme a ceci ou cela ». C’est à cela que je me réfère. Lorsque tu vas avec l'homme, ils s'adressent à l'homme et, en effet, ils te regardent avec davantage de classe, donc ils s'occupent mieux de toi (Lorenza, 25 ans, non-Autochtone, urbaine) 259. Alors il est facile de dire : « Pourquoi avez-vous ouvert les jambes? » […] et ils la classent déjà comme mère célibataire sont des propos qui font référence non seulement aux processus d'étiquetage et de hiérarchisation qui entrent en jeu lors de chaque rencontre médecin-patiente, mais aussi aux prérequis et aux attentes sociales qui font partie et délimitent le devoir de la maternité, exprimant la stratification sociale de la maternité. De cette manière, ces processus peuvent être vus comme des pratiques disciplinaires qui font

259P : Íbamos con mi hermana (al hospital), yo la acompañaba. Desde un principio le preguntan “¿casada o soltera?” como mamá soltera ya es fácil decirte “¿para qué abriste los pies?”, cosas que no les corresponde a ellos. Si tu vas con tu esposo, “mire señora pásele, su esposa tiene esto y esto”. A eso me refiero. Con un hombre, como que se dirigen al él “mire señor esto y esto”, te ven con más clase y te atienden mejor. 301 partie du sens du jeu social, de la vision et des divisions du monde des principes professionnels qui tendent à ordonner le cadre médical en différenciant, en catégorisant et en classant les patientes selon divers critères (l’âge, l’affiliation ethnoraciale, le nombre d’enfants, la classe sociale, l’état civil, etc.), ce qui reproduit les inégalités structurelles. De telles classifications sont inhérentes au traitement accordé aux femmes utilisatrices des services de santé, traitement lui-même lié aux dispositions, au sens bourdieusien du terme, du personnel de la santé face à leur égard. Le traitement que les femmes reçoivent et les dispositions du personnel de la santé ont une répercussion sur la qualité du service accordé et sur l’attention différentielle qui, à leur tour, reproduisent des inégalités structurelles (comme la classe sociale, la génération, le genre etc.), qui sont articulées autour des attributs individuels comme l'état civil, l’affiliation ethnoraciale et/ou le nombre d’enfants qu’a une femme : P : Ensuite, ils se fâchent : « Hé! Et vous, pourquoi avez-vous autant d’enfants? », Pourquoi? Parce que quand on leur dit : « Je veux me faire opérer », alors ils devraient respecter la personne et sa décision. Et ensuite, ils te disent : « Vous avez l’air d’un lapin, avec tous les enfants que vous avez ». Je leur ai dit :« C’est parce qu’ils n'ont pas voulu m'opérer ». C : Quelqu'un vous a parlé ainsi dans les services de santé? P : Oui, oui, en effet, ils me disent : « Vous avez l’air d’un lapin avec tous ces enfants ». Mais il y a aussi les pilules, c’est que, moi aussi, je ne les prenais pas bien, selon les indications. C’est aussi de ma faute, je n’ai pas fait attention (Luz, 52 ans, Autochtone, rurale) 260. Il n’est pas anodin que Luz ait été victime de ces réprimandes, de cette violence dans un contexte hospitalier. Luz a plusieurs attributs « stigmatiques » pour les professionnels de la santé. Elle provient d’un milieu rural, et bien qu’elle porte des vêtements de style occidental, elle est une femme autochtone, analphabète, qui appartient à une couche sociale très défavorisée. Elle avait, aux yeux des médecins, beaucoup d’enfants

260 P : Porque yo ya le había dicho, ellos tienen que respetar si uno dice, y luego se enojan “ay! usted ¿por qué tiene tantos hijos?”, ¿Por qué? Porque si cuando uno les dice “yo me quiero operar” deben de respetar a uno, su decisión. Después dicen “usted parece coneja, vea cuántos hijos tiene”, pues dije “no me quisieron operar”. /I : ¿Alguien le ha dicho así en los servicios de salud?/ P : Sí, sí me dicen “coneja, como coneja con los hijos” es que yo también las pastillas no me las tomaba luego bien como era el reglamento, también tengo la culpa, no me cuidé. 302

(sept). Notons qu’aux yeux des professionnels de la santé, une femme avec beaucoup d’enfants s’éloigne du genre humain et se rapproche de l’animalité (avoir l’air d’un lapin). Malgré qu’elle ait demandé de se faire stériliser et que le médecin n’ait pas voulu respecter sa décision, elle se représente malgré tout, dans son témoignage, comme la responsable de ses multiples grossesses (C’est aussi de ma faute, je n’ai pas fait attention). Cependant, nous pouvons voir une forme d’acte de résistance dans la réponse qu’elle a donnée aux professionnels de la santé, alors qu’elle rappelait le refus du médecin de la stériliser quand elle en avait fait la demande. Notons également que Luz affirme que les médecins devraient respecter la personne et sa décision, ce qui montre déjà une notion d’appropriation des droits même chez les femmes plus socialement défavorisées, ayant un faible niveau de scolarité et autochtones. D’ailleurs, notons que l’étiquetage est essentiel pour identifier celles vers qui les pratiques disciplinaires et les réprimandes doivent être dirigées, et dans quelles circonstances ces pratiques sont socialement légitimes (« Hé ! Et vous pourquoi avez-vous autant d’enfants? »). Il est important de souligner l’origine et l’ancrage social des manifestations de l’étiquetage dont les femmes font l'objet dans le milieu de la santé, parce que cette catégorisation constitue un des principes fondamentaux qui réaffirment (selon le cas) un ordre social considéré comme étant le seul ordre légitime par rapport à la maternité et au rôle de reproduction des femmes. Cette classification définit dans quelles conditions, à quel moment et sur quel corps ce rôle et la maternité doivent se s’appliquer (l’état civil, le nombre d’enfants, l’âge, l’appartenance ethnoraciale, etc.). Il est nécessaire de souligner le caractère structurant de ces classifications et de les relier aux pratiques autoritaires de la profession médicale, car cette juxtaposition mène parfois à la violation des droits humains et reproductifs des femmes (Jacobson, 2009, 2007). Comme nous le verrons dans la section suivante, toutes les femmes ne sont pas victimes de ces pratiques d’étiquetage, mais les plus affectées sont celles qui s’éloignent de ce qu’on peut nommer la « normativité reproductive » : être mariée, âgée entre 20 et 30 ans, ne pas avoir « beaucoup d’enfants », ne pas avoir un phénotype très autochtone, ne pas être pauvre et obéir aux ordres des médecins. Ceci dit, les critères précédemment cités diffèrent selon la classe sociale, c’est-à-dire qu’une femme d’une classe sociale aisée pourra plus 303 facilement justifier des choix qui s’éloignent de tels critères normatifs de la grossesse qui sont socialement valorisés.

6.3 Entre exclusion sociale et médicalisation : inégalités sociales et santé reproductive

À propos de l’accès aux services de santé reproductive, les témoignages des participants suggèrent des différences significatives en fonction des événements reproductifs, mais aussi à l’égard de la médicalisation de la reproduction. La plupart de nos participants ont utilisé les services de santé publique. Cependant, une fraction minoritaire de notre échantillon, motivée par diverses causes, a aussi fait appel à des services de santé privés. Par exemple, certaines participantes qui étaient femmes de ménage ont bénéficié d’un suivi de grossesse et d’un accouchement auprès de médecins privés, parce que leur patron leur avait payé le service. D’autres participants moins défavorisés ont choisi les services de santé privés, en les définissant comme étant de meilleure qualité que les services publics. À cet égard, notons que l’éventail de possibilités et d’options pour gérer les événements reproductifs, mais aussi pour négocier et interagir avec les professionnels de la santé dépend de plusieurs variables comme nous le verrons. Il ressort des témoignages des participants une grande diversité d’expériences en contextes institutionnalisés ainsi que des positions différentes devant les discours médicaux et les pratiques médicales selon la classe sociale, l’appartenance ethnoraciale, l’âge, le milieu urbain/rural et le niveau de scolarité.

Par exemple, en ce qui concerne les trajectoires d’insertion dans les services de santé, il est à noter que la plupart des participantes de tous les âges, milieux et appartenances ethnoraciales, possédant un faible niveau de scolarité et appartenant aux couches sociales défavorisées ont commencé à utiliser les services de santé pendant de leur première grossesse ou même à l’occasion de leur premier accouchement. Cela implique que, pour ces femmes, l’expérience contraceptive commence une fois qu’elles ont commencé ou même terminé leur vie reproductive :

C : Quand avez-vous commencé à employer les services du secrétariat de santé? 304

P : Quand mes enfants sont nés (Luz, 52 ans, Autochtone, rurale) 261. ***

C : Quand avez-vous commencé à employer les services du secrétariat de santé?

P : Lors du suivi de grossesse de mon premier bébé (Rosa, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 262.

Pour les femmes appartenant aux couches sociales défavorisées, la santé est définie selon la capacité d’accomplir les tâches quotidiennes assignées. La plupart de ces femmes ont travaillé pendant toute leur grossesse. Dans le cas des femmes provenant de milieux ruraux, certaines d’entre elles, Autochtones, ayant un faible niveau de scolarité et appartenant aux couches sociales défavorisées sont d’avis que la grossesse n’est pas vécue nécessairement comme un événement ayant besoin d’une surveillance et d’interventions médicales :

P : Je viens d'une ville appelée Ixcatepec, je suis arrivée ici pour travailler [...]. Je ne tombais pas malade, je travaillais, je ne me reposais jamais. Je ne suis jamais allée chez le médecin. Quand je suis tombée enceinte, mon patron m’a dit qu’il fallait aller chez le médecin. Je ne savais pas qu’il fallait aller chez le médecin quand on était enceinte (Luz, 52 ans, Autochtone, rurale) 263. ***

C : Lorsque vous étiez enceinte, avez-vous fréquenté les centres de consultation?

P : Là, dans l’état de Guerrero, on n'avait pas de centres de consultation. Là-bas, on grandit comme si on était des animaux. Mes accouchements étaient normaux,

261 I : ¿Cómo se acercó a los servicios que ofrece la SSA?/P : Cuando tuve los niños. 262 I : ¿Cómo te acercaste a buscar servicios de salud?/P : Ahorita cuando comencé con el primer embarazo, los chequeos de cada mes. 263 P :Vengo de un pueblo que se llama Ixcatepec, me vine a trabajar (...). No me enfermo, trabajo, hago todo, nunca me acuesto ni nada de eso. Entonces, no iba al doctor hasta que ya estaba embarazada, la señora donde estaba trabajando me dijo “tienes que ir al doctor a checarte”. No sabía nada que tenía uno que ir uno al doctor cuando estaba embarazada. 305

parfois j’ai eu mes enfants avec des sages femmes, mais certains de mes enfants, je les ai eus toute seule à domicile (Norma, 52 ans, non-Autochtone, rurale ) 264.

Le témoignage de Luz suggère que, dans son contexte, on se repose seulement quand on tombe malade, situation où on considère qu’il faut aller chez le médecin. Cela expliquerait pourquoi, pour elle, il ne fallait pas aller chez le médecin quand on tombait enceinte, car la grossesse n’est pas vue comme un état pathologique. Quant au témoignage de Norma, il fait référence au manque d’accès aux services de santé dans son village d’origine, ce qui impliquait que, pour les gens dans sa situation, accoucher sans aide ou avec celle d’une sage-femme faisait partie de la normalité. Par contre, chez les femmes âgées de moins de 35 ans, dont le niveau de scolarité est plus élevé, provenant majoritairement de milieux urbains et appartenant aux couches sociales moins défavorisées, la grossesse est régulièrement un événement planifié. Souvent, leur premier contact avec les médecins était pour acquérir des contraceptifs : P : Notre grossesse était désirée [...] moi, je prenais la pilule, car, quand on s’est mariés on est allés chez le gynéco pour demander des contraceptifs. Nous avons arrêté les pilules et, plus tard, j’étais enceinte (Edith, 33 ans, non-Autochtone, urbaine) 265. Souvent, le suivi de grossesse des femmes socialement moins défavorisées et majoritairement urbaines commence plus tôt que chez les femmes plus pauvres et qui possèdent un faible niveau de scolarité. De même, il est à noter que les femmes socialement plus favorisées ont parfois l’argent nécessaire pour payer un médecin privé pour faire le suivi de leur grossesse : C : Lors de votre suivi de grossesse, comment les médecins vous ont-ils traitée?

264 I : ¿Cuando usted se embarazó, en algún momento se acercó al centro de salud?/ P : Uy por allá no había centros de salud en Guerrero, allá uno creciendo como animalitos. Mis partos fuero normales y unos fueron que nada más yo los tuve solita, sin parteras ni nada. 265 P: En ese entonces estábamos tomando unas pastillas. Cuando nos casamos decidimos ir a ver a la ginecóloga, dejamos pasar cuatro meses, después ya, concebimos al bebé. 306

P : Bon, c’était un médecin privé, à l’époque on a payé 500 pesos! Chaque consultation, chaque mois, j’allais au suivi et on avait le droit à un ultrason par mois (Gisela, 39 ans, non-Autochtone, urbaine) 266.

Gisela laisse entendre que le fait de payer un médecin privé donne accès à une meilleure qualité de services, mais aussi à un meilleur traitement, plus gentil, de la part des médecins. De la même façon, ce témoignage nous montre comment et à quel point, dans la pratique privée, il existe autant si ce n’est plus d’interventions non nécessaires lors de la grossesse et de l’accouchement. En effet, les estimations suggèrent que, dans les milieux de santé privés au Mexique, les grossesses, mais aussi et surtout les accouchements tendent à être plus médicalisés. Par exemple, bien que l’épisiotomie n’est pas pratiquée de façon systématique dans la pratique privée (comme dans les hôpitaux publics), elle est aussi bel et bien pratiquée :

C : Lors de l’accouchement, avez-vous subi une épisiotomie?

P : Oui, oui, ils m’ont coupée (Gisela, 39 ans, non-Autochtone, urbaine) 267.

Ce témoignage nous permet de mettre en lumière le fait que l’éventail de possibilités qui s’offrent aux femmes qui peuvent se payer un service de santé privé signifie parfois d’être moins exposée aux limites (en ressources humaines, infrastructure, etc.) des services de santé publique, mais cela n’implique pas pour autant d’échapper aux interventions médicales non nécessaires (nous y reviendrons). Dans cette perspective, il n’est pas surprenant que les participants appartenant aux couches sociales moins défavorisées, majoritairement métisses, âgées de moins de 40 ans, urbaines et ayant un plus haut niveau de scolarité aient souvent une vision plus médicalisée de la reproduction. Les probabilités qu’ils expérimentent une grossesse et un accouchement plus médicalisés quand ils ont recours à la pratique privée sont plus élevées :

266 I : ¿Cómo fueron las interacciones con los médicos, cómo te trataron durante el control de embarazo? /P :) ¡ay! mija pues era particular, en ese entonces eran ¡500 pesos! la consulta, con todo y ultrasonido porque era mensual. Cada mes me checaba el doctor. 267 I : ¿Le hicieron episiotomía, es decir corte en la vagina antes del parto?/P : Sí, sí me hicieron corte. 307

C : Lors de la grossesse de votre femme, comment avez-vous vécu les interactions avec les médecins?

P : C’était terrible. Le gynéco voulait s’imposer, elle était très autoritaire, c’était une femme [...]. Elle nous a dit lors de la première rencontre : « Je fais de l’épisiotomie, du rasage complet du pubis La position de l’accouchement, c’est la position gynécologique. Le père ne peut pas être présent lors de l’accouchement. Je le fais dans une clinique, et cela prend une heure dans le stade d’expulsion ». Elle était partisane de la césarienne, car elle considère que c’est plus facile (Gregorio, 30 ans, non-Autochtone, urbain) 268. Bien que Gregorio et sa conjointe aient décidé de ne pas accepter les impositions de la gynécologue, Gregorio a souligné qu’il était vraiment indigné par l’attitude autoritaire du médecin. Ils ont donc cherché un autre médecin et ont finalement opté pour une sage- femme qui leur a proposé une grossesse et un accouchement non médicalisés. Soulignons que tant Gregorio que sa conjointe proviennent de milieux urbains, ont un haut niveau de scolarité, sont métis et n’appartiennent pas aux couches sociales défavorisées. Cela leur a sans doute permis de chercher parmi un plus grand nombre d’options et de pouvoir choisir de façon éclairée parmi celles-ci. Il est à noter que Gregorio était le seul participant dans notre étude avec des enfants en milieu urbain qui a vécu un suivi et un accouchement avec une sage-femme. Quant aux participants qui ont fait faire le suivi de la grossesse et l’accouchement dans les services publics de santé, la plupart d’entre eux étaient satisfaits par le service obtenu. En termes généraux, presque toutes les participantes ont été apparemment satisfaites de leur expérience avec les services de santé publique. Cependant, si nous analysons leurs témoignages en profondeur, nous trouvons des différences significatives selon la classe sociale, l’appartenance ethnoraciale et le niveau de scolarité. Par exemple, bien qu’Edith ait indiqué que les interactions avec les professionnels de la santé se sont

268 I : ¿Cómo fueron las interacciones con el personal médico durante el embarazo de su esposa? /P : Fue terrible era la visión impositiva. Esta visión autoritaria, lo más chistoso es que era una mujer. (...) Parecía que nos estaba leyendo el manual. Nos dijo “yo hago de rigor episiotomía, el rasurado completo, es (posición) horizontal, no entra el papá (al parto) lo hago en una clínica, me tardo una hora en expulsión”. Recomendaba cesáreas, incluso la primera consulta le preguntábamos que cómo podía recomendar a cesárea “es más fácil señora”. 308 bien déroulées, elle a remarqué le peu de marge qui lui était laissée lors de ces interactions pour poser des questions :

C : Lors de votre grossesse, comment se sont passées les interactions avec les professionnels de la santé?

P : Bien, bien, mais ils manquent de sensibilité, notamment les infirmières [...] elles ne demandaient jamais si on avait des questions à poser (Edith, 33 ans, non- Autochtone, urbaine) 269.

Soulignons que cette participante a un niveau de scolarité élevé et ne provient pas d’un milieu très défavorisé. Donc, s’il était impossible pour elle de poser des questions, on peut supposer qu’il est encore plus difficile pour les femmes plus socialement défavorisées de le faire, étant donné la forte hiérarchisation des espaces de santé. Les femmes plus scolarisées, âgées de moins de 35 ans, métisses, appartenant aux couches sociales moins défavorisées et souvent urbaines ont tendance à considérer avoir reçu une bonne attention ou, à tout le moins, un traitement digne de ce nom lors de l’accouchement, en comparaison à ce qu’elles ont pu observer lors de leur passage à l’hôpital :

C : Lors de votre grossesse, comment se sont passées les interactions avec les professionnels de la santé? P : Mon accouchement était franchement merveilleux, c’était dans un hôpital public (l’IMSS). Cependant, à côté de moi se trouvaient des femmes qui criaient et les médecins leur exigeaient de se taire. C’était très violent d’observer cela [...]. Elles criaient, car elles étaient en train d’accoucher et les professionnels de la santé, les infirmières étaient franchement hostiles, c’était affreux. Cependant, moi, j’ai reçu un traitement très digne (Ana, 33 ans, non-Autochtone, urbaine) 270.

269 P : ¿Cómo fueron las interacciones con el personal médico durante el embarazo?/P : Todo bien, pero le falta todavía sensibilidad al personal, sobre todo a las enfermeras, (…) y no te hacen preguntas, por ejemplo ¿Qué dudas tienes? 270 I : Durante el embarazo ¿cómo viviste las interacciones con el personal médico? /P : Mi parto fue maravilloso, fue en el seguro social. Pero a mi lado estaban mujeres gritando y los doctores les decían “ya cállese, cállese”. Era muy violento y me molestaba. (…) Estaban gritando para parir, y la gente les gritaba las enfermeras de manera hostil, espantosa. Pero en lo personal mi trato fue muy digno. 309

*** P : Moi ils m’ont bien traitée. Mais j’ai constaté qu’ils réprimandaient certaines femmes, c’était nécessaire. Pas exactement les réprimander ou se moquer d’elles. C : Ils les réprimandaient les femmes et se moquaient d’elles? P : Oui, parce que dans la salle de travail, il y avait beaucoup de femmes, c’était plein [...] Oui, les infirmières avaient une attitude moqueuse, mais c’était dans le but de relâcher la tension, car si on écoute les autres femmes crier, les autres femmes auront peur, et donc cela peut signifier l’anarchie, le désordre (Edith, 33 ans, non- Autochtone, urbaine) 271.

Dans le cas d’Ana, celle-ci perçoit et définit la maltraitance des femmes qu’elle a observées dans les espaces de santé comme affreuse et comme une pratique violente. Remarquons qu’elle est une des rares participantes à avoir défini ces pratiques comme étant de la violence. Par contre, pour Edith, qui témoigne également de ces pratiques, les réprimandes et les plaisanteries des professionnels de la santé dirigées vers les femmes sont vues comme étant « nécessaires », comme un des moyens de « contrôler » les femmes et de maintenir et rétablir l’ordre. Cela exprime l’intériorisation de la normativité qui veut que les femmes demeurent sous contrôle lors de l’accouchement et fassent preuve d’autocontrôle sous peine d’être contrôlées par d’autres. Ces pratiques de contrôle et de réprimande reproduisent la hiérarchisation sociale ainsi que les relations inégales de pouvoir au sein des milieux hospitaliers. De même, la façon par laquelle Edith justifie ces pratiques suggère son adhésion au mandat d’obéissance des experts que doivent respecter les femmes (Oinas, 1998). Rappelons que ces réprimandes sont exercées sur les femmes qui ne se conforment pas aux attentes des professionnels de la santé et qui souvent possèdent des traits physiques qui dévoilent leur appartenance à une classe socialement défavorisée et aux groupes racialisés.

271 P : A mí, en lo particular, me atendieron bien. Pero me tocó ver que reganaban a algunas pero yo lo considero un mal necesario, no precisamente que las regañen o que se burlen de ellas./I : ¿Las regañaban y se burlaban de ellas?/P : Sí, porque, en tococirugía, donde estuve estaba ¡lleno! (…) entonces ahí sí, las enfermeras, tenían una actitud si tu quieres, burlona y todo, pero era con el afán de relajar un poquito la tensión, porque si una que está ahí en su dolor y escuchas a una que siente que se muere, te intimida mucho y ¡Puede empezar a ser todo el descontrol con todas las mujeres. 310

De leur côté, bien que les hommes soient souvent absents du suivi de grossesse, les hommes âgés de moins de 35 ans provenant de classes sociales moins défavorisées tendent souvent à les accompagner . Sur ce sujet, Carlos, un homme autochtone commentait :

P : Les infirmières, les médecins étaient étonnés de ma présence. Ils m’ont dit que ce n'était pas très courant qu’un homme aille au suivi de grossesse avec sa conjointe. J’étais surpris, je croyais que tous les hommes allaient avec leur conjointe (Carlos, 30 ans, Sutochtone, urbain) 272. Concernant l’accouchement, rappelons que, dans les services de santé publics, les conjoints des femmes doivent rester dans la salle d’attente et leur présence dans la salle de travail et d’expulsion est tout à fait interdite (ce qui peut être amené à changer à l’avenir dans les hôpitaux et les centres de consultation du Secrétariat de santé, selon nos informateurs clés). D’ailleurs, les témoignages des femmes socialement plus défavorisées, ayant un faible niveau de scolarité (moins de 10 ans de scolarité), âgées de 35 ans et plus, tant métisses qu’autochtones, suggèrent à première vue qu’elles ont été bien traitées lors des interactions avec le personnel de la santé lors de leur accouchement. Cependant, si on approfondit l’analyse des témoignages, il ressort que ces femmes ont été maltraitées et souvent victimes de négligences médicales : C : Comment ça s’est passé lors de vos accouchements? P : Quand ma fille est née, très bien. Lors de mon deuxième accouchement, ils m’ont presque laissée mourir. En plus, ils m’ont mis le stérilet sans mon consentement. Après l’accouchement j'étais très faible, et l'infirmière me disait qu’il fallait que je me douche. Je lui disais que je ne pouvais pas me lever et elle m’a obligée à prendre une douche. Lorsque j’étais en train de me doucher, je me suis évanouie. Même un des médecins m’a demandé qu’est-ce qui s’était passé. Il m’a dit que, si je le voulais, je pouvais déposer une plainte contre les professionnels de la santé qui m’avaient laissée dans cet état de santé pénible. Mais ils n’allaient pas

272 P : Yo sí noté cómo que se extrañaban, se sorprendían las enfermeras o el doctor o doctora que nos tocaba que un hombre acompañara a una mujer ahí a las consultas. Que no era muy común eso me decían (...) me sorprendí. Pensé que todo el mundo hacía lo mismo. 311

me croire, cela ne valait pas la peine. La seule chose que je voulais, c’était de sortir vivante (Sofia, 36 ans, non-Autochtone, urbaine) 273. *** P : J’ai vécu un avortement. Je suis tombée et le bébé est décédé en moi. Une semaine après [...] j’ai eu une hémorragie. Ils m’ont emmenée à l’hôpital, en arrivant, je me suis évanouie. C : Comment vous ont-ils traitée à l’hôpital? P : Bien, parce que j’ai survécu, je suis sortie vivante (Luz, 52 ans, Autochtone, urbaine) 274. *** P : [...] Je suis restée à l’hôpital, je suis restée là le samedi et le dimanche tout endolorie. J’ai dû attendre jusqu’à lundi, car il n'y n'avait pas d’anesthésiste. Ils nous ont programmés pour une chirurgie pour toutes les femmes, comme si on était des vaches [...]. Je n’avais aucune dilatation, je ne pouvais pas accoucher normalement [...] trois jours plus tard, je faisais de la haute température et j’avais des maux de tête. Je suis retournée à l’hôpital, ils m’ont dit que je n’avais rien. Finalement, j’avais une grosse infection (Yazmin, 39 ans, non-Autochtone, urbaine) 275. Le témoignage de Sofia indique qu’elle a été bien traitée lors de son premier accouchement à l’hôpital public, mais qu’elle a été maltraitée lors de son deuxième accouchement. De même, son témoignage montre la violation de ses droits sexuels et

273 I : ¿Cómo te fue en tus partos?/P : La primera vez muy bien, de maravilla, en el segundo casi me dejan morir. Encima me pusieron el DIU, no me pidieron mi opinión. Estaba muy débil, no quería ni moverme ni levantarme y me dice la enfermera “a bañarse, a bañarse!” “es que no puedo” “tiene que bañarse!” “pero no me puedo ni parar”, “órale la ayudo”. Ya me ayudó me levantó y sí llegué a la regadera y le digo “es que no puedo, me siento bien cansada” “no sea chipilona, a bañarse”. Me metí a bañar a la regadera y no sé si fue el agua caliente o qué pero me desvanecí, me caí. Inclusive el doctor que me atendió me dijo “¿qué le hicieron madre, que casi me la dejan morir?”, dijo que si quería hacer una denuncia del cuate que casi me deja morir que la podía hacer “si usted quiere señora hágalo! Porque estamos aquí para aliviar una vida no para dejar morir” algo así dijo. Yo decía que sí pero “a mí no me van a hacer caso, no tiene caso hacerlo ya salí quiero salir viva de aquí, eso ya es suficiente” y ya salí. 274 P : Cuando el aborto, me resbalé tenía cinco meses, se me murió adentro. Sí me puse mal, no fui al doctor, a los 8 días se me vinieron los dolores empecé a arrojar sangre y me llevaron al hospital general entré y me desmayé /I : ¿cómo la trataron esa vez?/ P : pues yo digo que bien, digo no me morí. 275 P : (…) me aventé todo el sábado y todo el domingo con dolores porque no había anestesista, hasta que logran el lunes traer al anestesista pues empiezan entonces a operar pero no tan sólo a mí, sino a todas las que estaban programadas. Cual vacas (…) no había dilatación, en todas esas horas me aventé un centímetro de dilatación, el bebé no iba a nacer por parto normal. (…) el bebé salió bien pero yo no (…) de repente empiezo con mucha temperatura y con dolores de cabeza, voy de regreso a toco a cirugía y me dicen que no tenía nada. (…) en unas horas yo casi me desmayaba de la temperatura, una infección. 312 reproductifs par le personnel lorsqu’ils lui ont imposé le stérilet. Il est à noter qu’un des médecins qui s’est rendu compte de la négligence médicale qu’elle a vécue lui a suggéré de déposer une plainte. Cela démontre de la part du professionnel de santé une position dissonante, étant donné que les professionnels tendent souvent à couvrir les erreurs de leurs collègues. Pour Sofia, il ne valait pas la peine de déposer une plainte. Cela montre comment certaines femmes appartenant aux couches sociales défavorisées ne se reconnaissent pas comme des sujets de droit et ont intériorisée que la maltraitance dont elles font l’objet n’est pas méritoire de punition. Une autre interprétation possible suggère l’existence d’un sens commun où les femmes socialement défavorisées connaissent en profondeur l’impunité du système d’impartition de justice mexicain à l’égard de tous les citoyens, mais plus spécifiquement à l’égard des plus défavorisées socialement. Quant au témoignage de Luz, elle était dans la salle de travail à cause d’un avortement. Il ressort du témoignage qu’elle a répondu qu’ils l’avaient bien traitée, car ils ne l’ont pas laissée mourir. En fait, il ressort des témoignages de Sofia et Luz que leur attente était de sortir vivantes de leur passage à l’hôpital et non d’être bien traitées et de recevoir un service de qualité. Ainsi, l’habitus de ces femmes, leur rapport au possible et l’intériorisation de la position qu’elles occupent dans la hiérarchie sociale, qui représentent leurs attentes de vie, sont davantage liées à la survivance qu’à la défense de leurs droits. Concernant le témoignage de Yazmin, celui-ci montre les conséquences sur la santé des femmes d’une mauvaise pratique médicale, mais indique aussi les effets du manque d’infrastructure des services publics de santé (il n’y avait pas d’anesthésiste). De plus, il faut souligner le manque d’accès aux services de santé de deuxième et de troisième niveaux qui affectent les femmes qui résident dans les milieux ruraux et dans les ceintures de pauvreté urbaines quand elles en ont besoin. Remarquons que ces femmes proviennent souvent de milieux socialement défavorisés, ont un faible niveau de scolarité et parfois ne profitent pas d’un réseau social qui puisse les soutenir dans les moments où elles en ont plus besoin :

P : Je suis arrivée, mais le médecin à Yautepec m’a dit qu’il fallait aller à Cuautla, car j’avais besoin d’une césarienne [...]. Je suis arrivée la nuit, mais il n’y avait pas de médecin pour me faire la césarienne. Je leur ai dit : « Je ne vais pas avoir une césarienne, moi, j’ai toujours eu des accouchements vaginaux ». Je n’ai reçu aucune 313

attention médicale pendant toute la nuit. C’était à 5 heures a.m. Moi, je n’en pouvais plus, alors je suis entrée dans la toilette, j’avais avec moi un tissu et j'ai accouchée toute seule là. Après, une infirmière est venue pour m’ordonner de rentrer. Moi, je lui disais que je ne pouvais pas marcher sans couper le cordon ombilical, alors j’ai refusé et je suis rentrée une fois que j’ai coupé le cordon (Luz, 52 ans, Autochtone, rurale) 276. Le témoignage précédent, bien qu’unique dans notre échantillon, nous indique le parcours difficile que doivent suivre les femmes socialement vulnérables pour obtenir de l’attention médicale quand elles en ont besoin. Luz n’a pas reçu l’attention médicale nécessaire et a été réprimandée par l’infirmière une fois qu’elle a accouché toute seule dans la toilette de la salle d’attente. Ajoutons que c’est parmi ces femmes (ayant un faible niveau de scolarité, provenant de milieux majoritairement ruraux et de couches sociales défavorisées, tant métisses qu’autochtones) que se concentrent les cas de mortalité infantile dans notre échantillon, ce qui expose par ailleurs la marginalisation sociale que ces femmes expérimentent dans leur vie. Remarquons que le manque d’accès aux services publics a également été soulevé, lors des entretiens avec les informateurs clés, comme un problème qui reste encore à résoudre : I.C : Il y a un manque d'accès aux services de santé, parfois les femmes arrivent et sont envoyées d’un lieu à l’autre par les professionnels de la santé. À la fin du parcours, parfois c’est trop tard pour les femmes et personne ne peut sauver leur vie. La mortalité maternelle a été liée à une mauvaise pratique médicale (Magda, médecin, 51 ans) 277. ***

276 P : Llegué, la doctora me dijo en Yautepec que tenía que ir a Cuautla porque me tenían que operar (…). Llegué (a Cuautla) era de noche, no había doctor para la cesárea. Les dije “a mí, no me hacen cesárea, yo los tengo normal”, “espérese”. No me atendían, toda la noche, ya eran las 5 am y yo dije “ya no me aguanto, pues ni modo, lo tengo aquí”.(…) yo llevaba una cobijita y que me meto al baño, yo los tengo rápido,(…). Ya nació, después salió la enfermera y dice “camínele para allá adentro” y le digo “¿cómo le voy a caminar con el hijo aquí colgando, tráigame para cortarle , ¿cómo me voy a meter así, cómo lo voy a ir agarrando? No, yo no me voy a meter así, traiga para que le corte y ya me pueda ir para adentro”. 277 P : La falta de acceso a los servicios, luego llegan y que la empiecen a pelotear a la mujer “pues que mejor que vaya para allá, que no está el doctor pues mejor vaya para allá”, y cuando llega finalmente y alguien por fin la acepta o la ingresa, pues ya llega en situación donde ya no se le puede salvar la vida, las muertes maternas han sido muy asociadas con la mala atención médica. 314

P : Ici, les gens sont vraiment pauvres [...] ils habitent dans le gouffre (barranca), c’est la précarité totale [...]. Je pense que les femmes enceintes qui habitent là-bas doivent monter 200, 300, 400 marches pour nous rejoindre. Les femmes enceintes qui doivent monter au déclenchement du travail, tous ces escaliers, c’est pour tout cela que parfois elles ne montent pas. Par conséquent, parfois les nouveaux-nés ne survivent pas (Yuri, promotrice de la santé, 50 ans) 278. Les témoignages précédents nous permettent de mieux contextualiser les obstacles que les femmes socialement défavorisées doivent souvent affronter lors de leur quête d’attention médicale. De même, ils montrent les effets des inégalités structurelles sur la vie et sur la santé reproductive des femmes et des désavantages qui les affligent en mettant en relief la stratification sociale de la mortalité maternelle et infantile, car ces derniers ont lieu et se concentrent au sein de contextes sociaux spécifiques (socialement défavorisés). Le témoignage de Magda met en lumière la participation des institutions médicales dans la reproduction de ces inégalités sociales dans les espaces de santé.

Par ailleurs, les femmes appartenant à des couches sociales défavorisées, tant métisses qu’autochtones, tant urbaines que rurales, âgées de moins de 30 ans, ayant au moins six ans de scolarité sont plus sensibilisées à reconnaître les mauvais traitements qu’elles ont vécus lors des interactions avec les professionnels de la santé en regard de leur santé reproductive : C : Comment vos accouchements à l’hôpital se sont-ils passés? P : C’était un supplice. Mon bébé .était en danger de mort, je n’avais pas de dilatation et personne ne faisait attention à moi. Ils étaient tous occupés. On est une femme de plus pour eux, ils nous entassent là. Finalement, ils m’ont secourue, car un ami médecin de ma belle-sœur est arrivé. J’étais là depuis deux jours. Ils se sont rendu compte que mon bébé était en danger, alors j’ai eu une césarienne d’urgence

278 P : (aquí) hay gente muy pobre, de verdad. (…) que viven en unas casas de pura lámina, de cartón, o de madera muy vieja, (...) Yo considero a las mujeres embarazadas allá debajo de la barranca, que tienen que subir 200, 300, 400 escalones. Porque viene desde allá bajo una pobre mujer ya en trabajo de parto, yo nada más me la imagino. Ya no suben. Por eso se les han muerto los niños. 315

grâce à l’ami de ma belle-sœur, sinon mon bébé serait décédé. Je crois qu'ils donnent une mauvaise attention, ils sont très arrogants [...] tout le temps, ils réprimandent les femmes si elles crient lorsqu’elles accouchent [...] ils sont brusques quand ils font les examens vaginaux. On s’attend à un traitement digne et c’est pas du tout cela (Karen, 25 ans, non-Autochtone, rurale) 279. *** C : Comment ça s’est passé lors de vos accouchements à l’hôpital? P : J'ai été mal traitée, car j'ai attendu cinq heures dans la rue. Ils m’ont reçue à une heure du matin [...]. Ils m’ont déchirée, ils m’ont blessée, ma jambe et mon ventre étaient tout couverts de bleus, car le médecin s’est appuyé là pour pousser le bébé (Lorenza, 25 ans, non-Autochtone, urbaine) 280.

Les témoignages de Lorenza et de Karen illustrent comment ces femmes ont tendance à parler plus ouvertement que les autres femmes plus âgées de tout ce qui les a dérangées lors de leurs accouchements institutionnalisés. De même, le témoignage de Karen indique qu’elle avait des attentes plus élevées concernant les services de santé publics. Pour Karen, ce qui a été décisif, c’était l’aide de son réseau social, sans lequel son bébé serait décédé. Ces femmes ont pu expliquer avec plus de détails les pratiques des professionnels et des services de santé qu’elles ont trouvées inappropriées. Ces témoignages font aussi référence explicitement ou implicitement à une mauvaise pratique médicale et aux contraintes liées à l’infrastructure des services publics de santé. Bien que la plupart des pratiques négligentes se concentrent dans les contextes institutionnalisés, une des participantes a identifié des effets négatifs sur sa santé dus à la négligence d’une sage- femme : C : Quel service avez-vous le plus aimé lors de vos accouchements?

279 I : ¿Cómo le fue en sus partos?/P : Muy mal porque el niño se andaba muriendo, porque no dilataba, nadie te hace caso, todos están ocupados, eres una más y te amontonan ahí. Hasta que un amigo de mi cuñada que es médica me vio, ya tenía dos días en el hospital y me checaron “el niño ya se está muriendo”. Me hicieron la cesárea de urgencias gracias al amigo de mi cuñada, sino él se muere. Creo que ahí sí es muy mala la atención desde que llegas son bien prepotentes todos (…) todo el tiempo te están regañando. A las señoras, yo nunca grité pero a las señoras que gritan “cállese, que se calle” (….) hasta para que te revisen los doctores, te meten la mano bruscamente, feo. Uno siempre se imagina un trato digno, y no eso. 280 I : ¿Cómo te trataron en el hospital durante tus partos?/P : me trataron mal porque esperé cinco horas afuera, en plena calle y ya entré era la una de la mañana. (…) me rasgaron y me lastimaron, cuando salí estaba mi pierna negra, mi panza, de que se me recargó el doctor aquí, para empujar el bebé con la rodilla. 316

P : Je préfère la sage-femme [...]. Cependant, lors de l’accouchement de mon fils, la sage-femme était saoule et elle m'a laissé un morceau de placenta. Plus tard, j'avais de la fièvre, des frissons et des maux de tête sévères. Je suis allée au centre de consultation externe, je lui ai raconté et il (le médecin) m’a réprimandée. Il m’a dit qu’on ne devait pas accoucher avec les sages-femmes […] il m'a dit que j’ai survécu par miracle (Luz, 52 ans, Autochtone, urbaine) 281. Luz est une femme autochtone provenant d’un milieu rural et d’une couche sociale défavorisée qui avait l’habitude d’accoucher avec des sages-femmes. Cependant, un de ses accouchements a eu lieu dans un hôpital. Il est frappant de constater que, malgré le fait qu’elle ait eu des problèmes importants de santé à cause de la mauvaise pratique de la sage- femme, elle considère tout de même préférable d’accoucher avec une sage-femme. L’avis du médecin à l’égard des accouchements avec des sages-femmes montre que, du point de vue du personnel de la santé, les pratiques biomédicales sont toujours beaucoup plus sécuritaires que les pratiques traditionnelles liées à l’accouchement à domicile. Ainsi, ce médecin, à l’image de tous les professionnels de la santé avec lesquels nous avons interagi lors du travail de terrain, n’encourage pas les femmes à accoucher à domicile.

6.4 Droits sexuels et reproductifs, inégalité sociale et médicalisation Il est à noter que l’expropriation du corps des femmes (et de leurs droits) est aussi vécue dans les services de santé publics à travers l’ensemble des pratiques où l’on impose des procédures médicales non seulement inutiles, mais employées de façon systématique et sans le consentement des femmes, telles les examens vaginaux lors de l’accouchement : C : Vous me racontiez que vous aviez beaucoup souffert lors de l’accouchement, qu’ils vous avaient laissée trop souffrir. À quoi faites-vous référence exactement? P : Oui, car différents médecins me faisaient des examens vaginaux tout le temps, sans arrêt. Je ne sais pas si ça fonctionne toujours comme ça, mais beaucoup de médecins me touchaient, un après l’autre. Alors je leur ai dit : « Vous allez arrêter de m’examiner!! Je ne vous permettrai pas de le refaire. Cela ne m’intéresse pas si

281 I : ¿Qué servicio le gustó más en sus partos?/ P : con la partera (…). Cuando tuve al hombre la partera que me atendió estaba tomada y me dejó un pedazo de placenta. Después yo tenía fuertes dolores, escalofrío y calentura. Fui al centro de salud de acá y el doctor pues me atendió bien, le platiqué y me regañó “no debes de atenderte con la partera” (…) me dijo “de milagro estás viva, porque eso es malo. 317

je meurs ». Ils m’ont blessée. Je leur ai demandé s’ils auraient aimé que leur femme vive une chose pareille lors d’un accouchement. (Lety, 48 ans, non-Autochtone, urbaine) 282. Différents médecins me faisaient des examens vaginaux tout le temps, sans arrêt fait allusion à une procédure routinière dans les services d’accouchement qui vulnérabilise la dignité des femmes. Ceci s’explique par un contexte marqué non seulement par un déséquilibre de pouvoir et de prestige dans les rencontres patiente-professionnel de la santé, mais aussi par la structure hautement hiérarchisée et autoritaire de ces espaces. Ceci contribue à la chosification des femmes en permettant de visualiser leur corps comme un espace d’entraînement et d’apprentissage accessible (physiquement, mais aussi symboliquement) aux médecins et à leurs étudiants. Ceci nous oblige à poser des questions politiques et éthiques autour de la pratique médicale et du corps des femmes en démontrant les relations de pouvoir qui entrent en jeu dans ces interactions. À cet égard, il faut noter que les femmes ne sont pas toutes exposées au même degré à ce genre de pratiques autoritaires et à ces impositions. Par contre, ces pratiques sont surtout dirigées sur les femmes provenant de couches sociales défavorisées et souvent avec des traits physiques définis comme autochtones. Soulignons que Lety n’a pas conservé une attitude passive et que, à un certain moment, elle a confronté les médecins qui venaient sans arrêt lui faire passer des examens vaginaux. Bien que l’OMS (1985) ait recommandé de diminuer le nombre d’interventions non nécessaires lors des accouchements institutionnels, dont l’épisiotomie, celle-ci est encore de nos jours une pratique systématique. En effet, toutes les participantes qui ont accouché dans des hôpitaux publics ont subi une épisiotomie lors de leur premier accouchement vaginal :

C : Avez-vous vécu une épisiotomie?

282I : Decía que la dejaron sufrir mucho cuando tuvo su primera niña ¿A qué se refiere específicamente?/P : A que me estuvieron haciendo el tacto a cada momento, a cada ratito, segundo por segundo. Entraba un doctor, otro, otro, otro, o sea, no sé si de por sí tenga que ser así que entren varios, entonces llegó el momento en que yo les dije: “¿saben qué? ya no me voy a dejar revisar y si me muero, pues que me muera pero ya no, porque ya me acabaron de lastimar". Luego ya no dejé al último les conteste mal pues, les dije "¿a ustedes que les pareciera que estuviese su esposa, y que las estén martirizando?". 318

P : Oui, elle est faite pour éviter une déchirure, mais on ne peut pas décider à cet égard. Elle se fait systématiquement (Edith, 33 ans, non-Autochtone, urbaine) 283. ***

C : Avez-vous vécu une épisiotomie? P : Oui. Ils m’ont rien dit, j’ai seulement senti la déchirure dans mon corps (Ana, 33 ans, non-Autochtone, urbaine) 284. Certaines femmes (dont Edith) ont été informées lors de leur suivi de grossesse à propos de cette intervention, mais celle-ci n’est jamais présentée comme une option. Elle est plutôt décrite comme une intervention nécessaire pour celles qui accouchent pour la première fois. Il est à noter qu’un grand nombre de nos participantes qui ont subi une épisiotomie dans des contextes institutionnels ont directement senti la déchirure sans avoir été préalablement averties. En ce qui concerne la césarienne, le recours à celle-ci est relativement fréquent. Il est à noter que, parmi les femmes urbaines âgées de moins de 30 ans, la césarienne s’avère une méthode indolore d’accoucher et certaines jeunes femmes la demandent, parce qu’elle est considérée comme une technique anodine, et presque toujours souhaitable. Par exemple, Rosa, enceinte de son premier enfant et qui en est à son huitième mois de grossesse, affirmait : P : Moi (lors de l'accouchement), j’aimerais être en mesure de contrôler ma douleur, car je n'aimerais pas avoir à réclamer une césarienne ou une épidurale (Rosa, 24 ans, non-Autochtone, urbaine) 285. Le témoignage de Rosa suggère que certaines femmes croient que la césarienne est une intervention qui sert à éviter les douleurs de l’accouchement. Bien que dans la pratique privée les femmes aient souvent la possibilité de demander à leur médecin de l’avoir (et dans la plupart des cas, de l’obtenir), la décision de subir une césarienne, dans la pratique publique, est rarement une initiative de la femme, mais le résultat d’une décision du médecin.

283 I : ¿Te hicieron episiotomía?/ P : Sí, se hace para evitar algún desgarre pero no lo consideran algo que puedas decidir tú, simplemente, es algo que ya se hace de rutina. 284 I : ¿Te hicieron episiotomía?/ P : A mí ni me dijeron nada, nada más sentí que estaba rasgada. 285 P : no me quiero acobardar (en el parto). Pues que, yo digo, pues que sienta el dolor y que yo diga: no lo soporto, no lo soporto y me acobarde y diga: ¡cesárea! Así que te inyecten y no sientas. 319

Dans le cas de la pratique privée, certains de nos participants ont indiqué comment les médecins ont beaucoup insisté pour imposer une césarienne à leurs patientes, et même parfois ils ont employé la gestion du risque pour les convaincre : P : (Le médecin) m'a dit que j’étais trop étroite des hanches, que c’était impossible pour le bébé de sortir par le canal vaginal. Plus tard, j’ai compris qu’il avait des intérêts économiques pour me convaincre de subir une césarienne. C’est triste. Et je ne me suis pas rendu compte que c’était pour l’argent. Il m’a dit tout ce qui allait arriver si je ne subissais pas une césarienne, mais ce n’était pas vrai. Tout ça pour l’argent (Yazmin, 39 ans, non-Autochtone, urbaine) 286. Le témoignage de Yazmin met en évidence comment, pour les professionnels de la santé travaillant dans les services de santé privés, l’argent est souvent mentionné et considéré comme source de motivation afin de convaincre leurs patientes de subir une césarienne. Rappelons que Yazmin est une femme issue d’une classe sociale défavorisée et qui possède un faible niveau de scolarité. Sa belle-famille a épargné de l’argent pour payer un médecin privé pour son suivi de grossesse. L’accouchement qu’elle décrit était son premier accouchement, et le médecin a finalement réussi à la convaincre de subir une césarienne. Comparons l’expérience de Yazmin avec celle vécue par Gregorio et sa conjointe chez un gynécologue privé :

P : Le gynéco nous a dit qu’elle était partisane de la césarienne. Elle nous a recommandé de subir une césarienne lors de la première rencontre. Quand on lui a demandé les raisons pour lesquelles elle était partisane de cette pratique, elle nous a répondu qu’elle considérait que c’était plus facile [...] on a commencé à se renseigner ailleurs et, avec les amis, on a beaucoup lu sur ce sujet. On a finalement trouvé un médecin qui travaillait avec les sages-femmes. On a décidé d’accoucher avec une sage-femme (Gregorio, 30 ans, non-Autochtone, urbain) 287.

286 P : Me dijeron que la cavidad no estaba supuestamente preparada para un parto, después yo entendí que finalmente fue negocio del médico particular (…) así de tristes se manejan las situaciones pero uno es tan estúpido que no se da cuenta de todo lo que hay atrás, él nos empezó a meter miedo, que si no se hacia la cirugía (...) fue un engaño. Un engaño para sacarse una lana. 287 P : La ginecóloga recomendaba cesáreas, incluso desde la primera consulta le preguntábamos que cómo podía recomendar la cesárea “es más fácil señora”. Nosotros escuchábamos, callábamos y leíamos, (…) y con compañeras que tenían estudios de género nos informamos, (…) finalmente estuvimos con un doctor con mucho respeto, que trabaja con parteras, lo tuvimos al final con parteras. 320

Comme l’illustre le témoignage précédent, Gregorio et sa conjointe sont métis et ont un haut niveau de scolarité (études universitaires). Ils sont issus d’une classe sociale moins défavorisée que la moyenne de nos participants. Ils avaient donc plus d’éléments en main pour remettre en question la recommandation de la gynécologue concernant la césarienne. Soulignons que Gregorio et sa conjointe pouvaient compter non seulement sur des ressources économiques suffisantes pour changer de médecin, mais ils étaient aidés dans leur décision par un capital culturel et social qui leur a permis d’accéder à un éventail de possibilités, éventail qui, pour la plupart de nos participants est souvent inaccessible et même impensable. Finalement, ils optèrent pour une sage-femme qui leur proposa une grossesse et un accouchement non médicalisés. Cela nous montre que le fossé entre les options, mais aussi la possibilité qu’ont les sujets sociaux de choisir une option plutôt qu’une autre dépend de leur accès et de l’accumulation de différentes sortes de capital (économique, symbolique, social, etc.). Finalement, il est à noter que toutes les femmes issues de classes sociales défavorisées et ayant un faible niveau de scolarité n’acceptent pas forcément l’imposition de la césarienne d’une manière passive. En effet, certaines des participantes ont remis en question les ordres des médecins concernant le fait de subir une césarienne : P : Je suis arrivée, mais le médecin à Yautepec m’a dit qu’il fallait aller à Cuautla, car j’avais besoin d’une césarienne [...]. Je suis arrivée la nuit, mais il n’y avait pas de médecin pour me faire la césarienne. Je leur ai dit : « Je ne vais pas avoir une césarienne, moi, j’ai toujours eu des accouchements vaginaux ». Je n’ai reçu aucune attention médicale pendant toute la nuit (Luz, 52 ans, Autochtone, urbaine) 288.

P : Mes trois accouchements ont été normaux (vaginaux). Je n’ai jamais accepté de subir une césarienne C : Est-ce qu’on t’a proposé la césarienne? P : Oui, lors de mon dernier accouchement, ils m’ont dit qu’ils devaient le déclencher ou faire une césarienne. Je leur ai dit que je n’accepterais pas la

288 P : Llegué, la doctora me dijo en Yautepec que tenía que ir a Cuautla porque me tenían que operar (…). Llegué (a Cuautla) era de noche, no había doctor para la cesárea. Les dije “a mí, no me hacen cesárea, yo los tengo normal”, “espérese”. No me atendían, toda la noche, ya eran las 5 am y dije “ya no me aguanto, pues ni modo, lo tengo aquí (en el baño)”. 321

césarienne, alors ils m’ont fait signer un document qui me rendait responsable dans le cas où il y aurait un problème [...] mon bébé est né de façon normale (Andrea, 38 ans, non-Autochtone, urbaine) 289. Andrea a un faible niveau de scolarité, tandis que Luz est analphabète. Les deux appartiennent à une couche sociale défavorisée et résident dans un milieu urbain (même si Luz est née dans une région rurale). Andrea est Métisse et Luz est une Autochtone. Notons que ce n’était pas le premier accouchement pour ces femmes. Ceci leur a donné des éléments (à partir de leurs expériences passées) pour remettre en question les ordres et les recommandations des médecins concernant la césarienne. Ces deux femmes, ayant vécu des accouchements antérieurs « normaux » (c.-à-d. vaginaux) n’arrivaient pas à saisir pourquoi cette fois elles devraient subir une césarienne, étant donné leurs « antécédents » reproductifs. Andrea a évité la césarienne en signant un document qui libérait les médecins de la responsabilité des conséquences délétères possibles de ne pas subir une césarienne. Luz, quant à elle, a accouché dans les toilettes de la salle d’attente de l’hôpital. Cela montre comment malgré les relations inégales de pouvoir, certaines femmes (même celles issues de groupes stigmatisés et très défavorisées) ne reçoivent pas toujours de façon passive les recommandations des professionnels de la santé. Cela montre aussi les résistances complexes élaborées par les femmes dans des contextes hospitaliers visant à affronter ces relations inégales de pouvoir et les conséquences qui leur sont afférentes.

6.4.1 Les contextes institutionnels de la santé et les rapports ethnoraciaux

Comme nous l’avons précédemment illustré tout au long de ce chapitre, à l’intérieur des espaces de santé s’expriment et se reproduisent différents rapports sociaux : de sexe, de classe sociale, de génération, mais aussi ethnoraciaux. Bien que le soulèvement de l’armée zapatiste de libération nationale (EZLN) dans l’État du Chiapas (en janvier 1994) ait signalé à l’opinion publique internationale les graves problèmes sociaux affectant les communautés autochtones du Mexique, ce mouvement a été insuffisant pour changer les

289 P : Mis tres partos fueron normales. En ninguno me dejé hacer cesárea. /I: ¿Se la propusieron? /P : Sí, del último, que era para cesárea porque ya se me había pasado 10 días y me propusieron que me inyectaban para provocarme el dolor y les dije "sí, provóquenmelo, pero no me voy a dejar que me hagan cesárea" (…) me hicieron firmar y adelante, nació mi bebé. 322 relations structurelles d’exclusion, d’oppression et de discrimination sociale à l’égard des autochtones au Mexique. Comme nous avons précédemment souligné dans le chapitre 2, cela reflète des rapports sociaux de longue durée qui, dès le XVIe siècle, se sont fondés sur l’asymétrie structurelle entre les Espagnols, les Créoles, les Métis, les mulâtres, les Noirs et les Autochtones. Une des conséquences de ces hiérarchies se trouve dans les estimations de l’Enquête nationale contre la discrimination au Mexique (ENADIS, 2010), qui suggèrent que, lors des enquêtes, les répondants mexicains tendent à s’autoidentifier à des catégories fondées sur des ton de peau plus clairs que ceux qu’un observateur mexicain percevrait. Cela est particulièrement vrai quand il s’agit des femmes.

En ce qui touche l’autoidentification ethnoraciale, il est à noter que tous les médecins et les professionnels de la santé s’identifient eux-mêmes comme étant des Métis ou des Mexicains. Quant à l’autoidentification ethnoraciale, la plupart de nos participants profanes se sont aussi identifiés comme des Métis ou des Mexicains. Parmi tous nos participants, moins de 10 se sont identifiés comme des Autochtones (voir le tableau 1). En ce qui concerne l’assignation ethnoraciale, tous les participants (tant les informateurs clés que les profanes) ont soutenu qu’il est très facile d’identifier les individus appartenant aux groupes autochtones dans les interactions quotidiennes ou lors des interactions dans les milieux hospitaliers ou cliniques à partir de leur façon de s’habiller, leur façon de marcher, leurs traits physiques, leur langue et la couleur de leur peau, bref, par leur capital physique et leur hexis corporelle. Notons également que presque tous les participants à notre étude ont indiqué se sentir vulnérables en ce qui a trait à leur santé, mais ce sont les plus socialement défavorisés et les Autochtones qui se sentent les plus exclus du système de santé.

En outre, tous les participants et certains de nos informateurs clés ont indiqué avoir été témoins de pratiques discriminatoires à l’égard des Autochtones dans différents espaces sociaux, dont les espaces de santé : C : Avez-vous parfois été témoin de pratiques discriminatoires envers les Autochtones dans les services de santé? P : Oui. Quand ma fille est née, il y avait une dame, elle allait accoucher. Elle était une femme autochtone et ils l’ont laissée par terre à l’hôpital [...]. Plus tard, un 323

médecin est sorti pour la faire entrer, mais ils ne voulaient pas lui donner d’attention médicale. C : Pensez-vous que ce traitement a un rapport avec l’origine ethnique de la femme? P : À dire vrai, oui, et ce n’est pas normal de faire ça. Nous sommes tous des êtres humains, nous avons les mêmes droits […], peu importe si nous sommes de classes sociales différentes ou de différentes races. C : Comment vous vous êtes rendu compte qu’elle était une femme autochtone? P : Parce que c’était évident, sa façon de s’habiller, elle avait des sandales (huaraches), elle était avec ses autres enfants et son mari. Il n’était pas exactement négligé, mais il avait l’air d’un paysan. Moi, je me suis dit : « Je suis pauvre, mais pas comme ça » [...], on se rend compte qu’il y a d’autres personnes qui sont en position plus désavantageuse, plus défavorisées qu’on l’est (Oscar, 41 ans, non- Autochtone, urbain) 290. Le témoignage d’Oscar montre le mépris avec lequel, souvent, les individus d’origine autochtone sont traités dans les services de santé publics. Bien que ce mépris ne soit pas exclusif aux populations autochtones ni aux populations socialement défavorisées, il s’accentue lorsqu’il s’agit d’individus de couches sociales défavorisées et autochtones, et davantage s’ils ne parlent pas l’espagnol. De même, bien qu’Oscar se reconnaisse lui-même comme appartenant à une couche sociale défavorisée, par rapport aux Autochtones de l’interaction en question, il se considère comme moins défavorisé, ce qui suggère qu’il perçoit les Autochtones dans l’échelle sociale comme ceux qui occupent les positions les plus marginales. Cette appréciation découle d’un sens commun où les sujets sociaux savent qui dans la société sont les plus discriminés et les plus vulnérables : P : Moi je me suis dit, s’ils font ça avec moi (maltraitance), car je sais lire et écrire, et je connais plus ou moins mes droits, je me demande : « Comment ils (les

290 I : ¿Alguna vez, en un espacio de salud ha sido testigo de discriminación hacia una minoría étnica?/ P : Sí, había una señora que iba también a dar a luz, una indígena y la dejaron ahí tirada en el hospital general, cuando mi hija nació (…) Ya hasta las quinientas, salió un doctor y la metieron y todo, pero sí fue muy feo y no la querían atender/I : ¿Usted cree que haya tenido que ver con el hecho de que era una mujer indígena?/P : La verdad sí y no es normal, todos somos seres humanos, tenemos los mismos derechos (…) seamos de clase diferente, seamos de raza muy diferente/ I : ¿Cómo se dio usted cuenta que se trataba de una mujer indígena? /P : porque la ves cómo va vestida, cómo lleva sus huarachitos, imagínate vaya jalando a sus otros niños y su esposo igual, que lo ves todo, no desarrapado sino tipo campesino y dices, dios mío, cómo es posible que yo me siento pobre y los más pobres son ellos. (…) te das cuenta de que hay otros más abajo que tú, y dices híjole dios mío ! 324

médecins) traiteront les Autochtones? (Yazmin, 39 ans, non-Autochtone, urbaine) 291. À cet égard, les programmes et les politiques publiques visant l’interculturalisation des services de santé au Mexique n’ont pas inclus une révision nécessaire de la formation des professionnels de la santé (comme dans le cas de l’inclusion de l’approche de genre). Elles n’ont pas plus inclus les besoins de cette population dans leur perspective ni n’ont rendu visibles les rapports de domination de la société mexicaine « métisse » et des médecins majoritairement Blancs et Métis à l’égard des Autochtones. Une véritable approche interculturelle en santé devrait déstabiliser les structures qui permettent la subordination, le « racisme silencieux » (De la Cadena, 2008) et l’exclusion des populations socialement défavorisées, dont les Autochtones et les Noirs, non seulement de la santé, mais de leurs droits fondamentaux.

Conclusions Les témoignages des participants illustrent la poursuite de ce que nous pouvons appeler « la logique des objectifs démographiques » et l'instrumentalisation du « consentement informé » sans contenu. Ceci révèle également les préférences des services de santé et de la profession médicale pour certains moyens de contraception en privilégiant ceux de longue durée (stérilet et stérilisation féminine), ainsi que la promotion des méthodes de contraception féminine au détriment des méthodes s’adressant aux hommes. Comme nous avons pu le voir tout au long de ce chapitre, les droits sexuels et reproductifs des femmes ne sont pas toujours pris en considération dans le contexte des services de santé reproductive que nous avons analysés. Notre étude s’est plutôt attardée à décrire comment les pratiques médicales, dans ce contexte, sont imprégnées d’une évaluation différentielle des corps masculins-féminins et hiérarchisés selon l'intersection de différents axes d’oppression et de privilège comme l’ethnicité racialisée, la classe sociale, l'âge, la génération, ce qui a des répercussions sur les contrôles spécifiques de la sexualité et des capacités reproductives des femmes et des hommes. Ce sont en général les femmes les plus socialement défavorisées et les Autochtones qui sont les plus exposées à vivre des

291 P : Yo dije, si esto me hacen a mí que se leer y escribir y que sé más o menos mis derechos "¿qué le harán a toda la gente indígena que viene de otras partes?". 325

épisodes de violation de leurs droits sexuels et reproductifs, ainsi que de leurs droits humains fondamentaux.

D’ailleurs, les témoignages des femmes appartenant aux couches sociales défavorisées et qui ont un faible niveau de scolarité et souvent autochtones démontrent la difficulté qu’elles ont à se reconnaître comme sujets de droits. On peut résumer en termes généraux les attentes des femmes âgées de plus de 35 ans, socialement défavorisées, tant métisses qu’autochtones, ayant un faible niveau de scolarité et provenant tant de milieux urbains que ruraux de la façon suivante : leur principale préoccupation était de sortir vivantes de leur passage à l’hôpital et non d’être bien traitées et de recevoir des services de qualité. Cela révèle à quel point leur rapport au possible est davantage lié à la survie qu’à la défense de leurs droits, ce qui est en lien étroit avec leurs conditions objectives de vie et avec un contexte d'impunité généralisé. Cependant, il est à noter que ces femmes adoptent rarement une attitude passive face aux pratiques médicales qu’elles trouvent incompréhensibles, autoritaires et parfois abusives. Elles réagissent malgré les conséquences que cela peut entraîner (souvent plus de réprimandes et une attitude hostile de la part des professionnels de la santé). À travers leurs témoignages, elles ont questionné certaines pratiques oppressives et normatives auxquelles elles ont été confrontées, non seulement dans le contexte de la santé, mais aussi dans leur quotidien. Par exemple, les témoignages des femmes suggèrent que le recours à la césarienne est particulièrement remis en question par celles qui ont déjà vécu un ou plusieurs accouchements par voie vaginale. Cela suggère que les expériences reproductives de ces femmes sont un des éléments fondamentaux pour remettre en question les ordres et les recommandations des médecins concernant la césarienne (ou l’imposition ou la recommandation de certains contraceptifs). De même, soulignons que, parmi les femmes âgées de moins de 35 ans, nous trouvons des témoignages qui font référence aux discours sur les droits sexuels et reproductifs, ce qui indique que ces discours ont commencé à se répandre parmi les femmes plus jeunes, même parmi celles ayant un faible niveau de scolarité, provenant de couches sociales défavorisées et qui sont tant Métisses qu’Autochtones. Il faut également souligner que les femmes appartenant aux couches sociales défavorisées, tant métisses qu’autochtones, tant urbaines que rurales, âgées de moins de 30 ans et avec au moins 6 ans de scolarité sont plus 326 sensibilisées à reconnaître les mauvais traitements qu’elles ont vécus lors des interactions avec les professionnels de la santé touchant leur santé reproductive. Les témoignages des participants profanes et des informateurs clés suggèrent que la grossesse des femmes présentant certaines caractéristiques stigmatisées (être une mère adolescente pauvre, Autochtone célibataire, sembler trop vieille pour être mère, avoir plus de trois enfants, etc.) est perçue comme un problème social à combattre par les professionnels de la santé au Mexique. Pour eux, il est très difficile de concevoir les femmes, surtout celles issues de classes sociales défavorisées, comme des sujets autonomes ayant la capacité de prendre des décisions en ce qui concerne leur vie reproductive, et encore davantage lorsqu’il s’agit de femmes autochtones. Soulignons que les témoignages des informateurs clés suggèrent la racialisation et l'infantilisation des femmes qui ont « de nombreux enfants ». En effet, les témoignages indiquent que les femmes racialisées sont construites comme plus proches de l’animalité et du chaos, ce qui « légitime » aux yeux des professionnels de la santé (et parfois même aux yeux des participants profanes) l’imposition de contraceptifs et d’autres pratiques autoritaires à l’égard de ces femmes. Soulignons que les médecins et la mise en œuvre de la politique publique touchant la contraception tendent à privilégier une vision qui valorise une forte rationalisation des conduites reproductives, exigeant des patientes ce que nous pouvons nommer une « blanchité éthique et culturelle ». Il est à noter que les préférences contraceptives des professionnels de la santé obéissent non seulement aux rapports de genre, de classe sociale et d’appartenance ethnoraciale, mais qu’elles sont façonnées par l'organisation des services (l'importante charge de travail, les horaires, etc.) et le manque de ressources (par exemple, le manque d’approvisionnement en méthodes contraceptives) dans les services de santé publics, ce qui restreint aussi les options que les médecins et les infirmières qui sont en contact avec les utilisatrices peuvent recommander aux femmes : Les témoignages montrent également à quel point les femmes dans ces espaces sont continuellement assiégées par le personnel de la santé afin qu’elles « consentent » à l’installation du stérilet ou même à l’acceptation de la stérilisation. Notons que toutes les femmes qui fréquentent les hôpitaux publics font l’objet (à un degré plus ou moins élevé) de ces pressions institutionnelles, mais surtout les femmes ayant plusieurs enfants, souvent 327 les plus socialement vulnérables : elles ont un faible niveau de scolarité, appartiennent aux couches sociales les plus défavorisées et sont le plus souvent des Autochtones. En outre, pour certaines femmes provenant de milieux ruraux, , Autochtones, ayant un faible niveau de scolarité et appartenant aux couches sociales défavorisées et âgées de plus de 40 ans, la grossesse n’est pas vécue nécessairement comme un événement nécessitant une intervention et une surveillance médicales. Bien que la probabilité de subir une grossesse ou un accouchement hautement médicalisé augmente selon le positionnement de la femme dans l’échelle sociale, les témoignages indiquent que les processus de médicalisation de la reproduction, de la grossesse et de l’accouchement se sont significativement répandus chez les participants âgés de moins de 40 ans, de tous les milieux et de toutes les appartenances ethno raciales. Notons que le suivi de grossesse des femmes âgées de moins de 35 ans, socialement moins défavorisées et majoritairement urbaines et métisses commence plus tôt que chez les femmes plus pauvres ayant un faible niveau de scolarité. De même, il est à noter que les femmes socialement plus favorisées ont parfois l’argent nécessaire pour se payer un médecin privé pour faire le suivi de leur grossesse et pour l’accouchement. Bien que ces femmes reçoivent régulièrement et puissent payer un traitement plus digne et de meilleure qualité (mais pas nécessairement moins sexiste), les probabilités qu’elles expérimentent une grossesse et un accouchement plus médicalisés sont plus élevées quand elles ont recours à la pratique privée. Finalement, les femmes urbaines, détenant un niveau de scolarité élevé, métisses, provenant de couches sociales moins défavorisées et âgées de moins de 35 ans ont eu tendance à élaborer des témoignages qui suggèrent une exposition majeure aux discours égalitaires sur le genre. Ces femmes tendent plus à contester les inégalités de genre et expriment leur expérience incorporée comme femmes dans un contexte marqué par une hiérarchisation sociale façonnée par les inégalités de genre. Cela n’implique cependant pas que les femmes socialement défavorisées ne contestent pas ces inégalités, mais plutôt qu’elles le font d’une manière différente et au moyen de différentes stratégies. Par exemple, les femmes plus défavorisées socialement, ayant un faible niveau de scolarité, âgées de plus de 40 ans, tant métisses qu’autochtones, sont celles qui ont le plus souvent caché qu’elles prenaient des contraceptifs ou qui ont eu recours à la stérilisation « sans le consentement » de leur conjoint. 328

Conclusions finales

Cette étude nous a permis de montrer l'importance non seulement d'historiciser le corps en tant que lien fondamental entre le soi et la société, mais aussi de mettre en lumière comment les significations construites à propos du corps sont traversées par divers axes de domination et de privilèges qui interagissent et s’entrecroisent (tels que l’âge, le sexe, le genre, le niveau de scolarité, la race/l’ethnicité et la classe sociale). Ces intersections donnent lieu à une diversité d’expériences en ce qui concerne la construction du corps et le rapport que les individus entretiennent avec ce dernier, avec la sexualité et avec la reproduction, et leur lien avec la médicalisation. Effectivement, en suivant les réflexions de Bourdieu (1980), nous pouvons affirmer que tous les ordres sociaux tirent parti de la disposition du corps; en même temps l’ordre social s’impose dans les dispositions corporelles, ce qui a aussi des implications significatives sur la structuration de l’expérience subjective de la sexualité et de la reproduction. De plus, comme nous avons pu le constater tout au long de notre étude, aucune activité ou pratique corporelle, sexuelle ou reproductive ne peut sociologiquement être comprise si elle est séparée des conditions politiques et sociales dans lesquelles elle se produit et prend un sens. L’analyse l'intersectionnelle au cœur de cette étude nous a permis de mieux comprendre les multiples façons dont les rapports de genre sont liés à d’autres aspects de l’identité sociale, articulant des expériences particulières d’oppression et de privilèges. De même, nous pouvons affirmer que les inégalités sociales (comme celles de genre) s’inscrivent dans les corps. Malgré la tendance dans les sociétés contemporaines à penser le corps, la reproduction et la sexualité comme étant des domaines unidimensionnels construits et déterminés par la prise de décisions individuelles et rationnelles d’acteurs sociaux abstraits de leurs contextes, cette étude met en évidence l’existence de liens complexes entre les trajectoires corporelles, sexuelles et reproductives et la médicalisation d’une part, et les contextes sociaux et la structure sociale, d’autre part. Par ailleurs, les témoignages des participants nous ont permis d’analyser dans leurs discours la perception qu’ils ont de l’usage de leur corps ainsi que la perception de leur corps dans l’espace. Ceci nous a permis de constater, comme le suggèrent les théories de Young (1990), à quel point l’espace est genré et constitue une contrainte qui moule le corps des femmes (et leurs expériences corporelles) et qui reproduit la chosification du corps des 329 femmes en tant qu’objet du regard masculin. Par contre, « être au monde » avec un corps masculin exige des hommes de montrer la force physique et le déploiement de celui-ci à travers l’espace. En effet, notre étude met en lumière également l’existence de géographies physiques et symboliques des corps masculins/féminins, qui découlent d’un ordre corporel et sexuel hautement hiérarchisé qui produit différents habitus corporels genrés. Ces géographies organisent non seulement les dispositions, mais aussi les positions des corps féminins/masculins dans les espaces physiques ainsi que symboliques. Cela a des effets importants, comme nous avons pu le voir dans le chapitre 3, sur les libertés et l’autonomie spatiale et sexuelle des hommes et des femmes. De même, notre étude montre à quel point l’incorporation de la détresse chez les femmes, surtout en ce qui concerne leurs capacités reproductives, est également genrée et façonnée par les contextes politiques, sociaux et historiques plus larges dans lesquels ceux-ci s'inscrivent. Nous constatons également comment non seulement l’expérience du corps, mais aussi l’expérience de la reproduction et de la sexualité ne peuvent pas être séparées des significations historiques et politiques du corps sexué. Notamment, la plupart des participants hommes de notre étude ont montré des difficultés à se prononcer et à réfléchir sur leur propre rapport au corps, et presque tous les participants ont eu des difficultés à penser les hommes et à en parler en termes corporels, ce qui expose la tendance à l’invisibilité de la corporéité des hommes. Par contre, les témoignages des participants nous orientent vers les différents mécanismes sociaux à travers lesquels les modèles de féminité sont inscrits dans le corps des femmes. Les témoignages suggèrent qu'il existe seulement des corps dynamiques et situés, ce qui implique que la biologie est interprétée différemment selon un certain contexte sociohistorique. Ainsi, les significations d’être une femme ou un homme; de la féminité ou de la masculinité, ainsi qu’avoir un corps de femme ou d’homme doivent toujours être analysées en relation aux contextes, notamment politiques et historiques. De surcroît, dans notre échantillon, nous n’avons pas trouvé de signes significatifs de la sexualisation et de la chosification (objectification) du corps des hommes. Les hommes avec lesquels nous avons travaillé ne montraient pas une forte tendance à placer la santé reproductive en tête de liste dans leur vie (sauf dans le cas des maladies transmises sexuellement), ce qui peut être en lien avec la classe sociale et la culture somatique des 330 participants. Autrement dit, il est possible que chez les hommes dont la classe sociale est élevée, certains aspects de la santé et même de la santé sexuelle et reproductive occupent une place plus importante dans l’échelle de valeurs associées à la masculinité. Quant à la violence conjugale et à la violence sexuelle, comme nous l’avons vu précédemment, dans le cas de la plupart des participantes, la sexualité et les relations sexuelles se trouvent liées à des épisodes de violence sexuelle et parfois de violence domestique. En effet, nous avons identifié la subordination et la violence sexuelle contre les femmes comme étant très significatives de la domination masculine, au point où celles-ci sont érotisées. Bien qu’au sein des unités domestiques la violence domestique et la violence sexuelle soient significativement façonnées par les rapports de genre et les relations inégales de pouvoir, notre travail permet de constater que la violence sexuelle perpétrée par des étrangers est aussi fortement façonnée par les rapports de classe et ethnoraciaux. Cette violence est liée à la construction sociale des corps sexuellement accessibles et s’articule autour de ce qui a été nommé par Phipps (2009) la « construction sociale de la respectabilité » (morale et sexuelle). Nous pouvons donc affirmer que cette violence sexuelle est hautement ethnoracialisée et façonnée significativement non seulement par les rapports de genre, mais aussi par les rapports de classe sociale. Dans notre échantillon, on peut remarquer que l’acceptation socioculturelle de la violence sexuelle et physique est ambigüe. Bien qu’aucun de nos participants n’ait justifié ce genre de violence, aucune des femmes qui ont été physiquement ou sexuellement abusées n’a dénoncé son agresseur. Cela montre non seulement le degré de banalisation et de normalisation de cette violence dans la société mexicaine, mais le manque d’un État de droits et l'affaiblissement des institutions en regard de l'impunité généralisée présente au Mexique et en regard de la violence envers les femmes. En effet, bien que le Mexique ait créé au cours des années un certain nombre de lois et d'institutions visant à protéger les femmes contre les différentes formes de discrimination et de violence, les lois ne sont pas réellement mises en œuvre et les institutions ont une portée limitée dans ce domaine. Il est également à noter que presque tous nos participants ont eu des difficultés à identifier d’autres formes de violence moins « explicites », par exemple la violence psychologique, économique, communautaire, etc. Cela peut être le résultat des campagnes d’information sur la violence tenues au Mexique qui se sont majoritairement 331 concentrées sur la violence physique et sexuelle, laissant de côté les autres formes de violence. En outre, nous considérons que le corps est le « miroir » de la société et de ses structures, ce qui engage une valorisation différentielle des corps dans différents contextes et moments sociohistoriques, mais aussi l’existence de mécanismes politiques, idéologiques et sociaux qui sont à l’origine de ces valorisations et de leur maintien dans le temps. Ces valorisations hiérarchiques des corps en fonction de leurs différentes dimensions (le corps sexuel, le corps reproductif, etc.), comme nous l’avons vu tout au long de cette étude, ont notamment des conséquences sur l’élaboration des politiques publiques en santé et sur leur mise en œuvre. Par exemple, comme d'autres études l’ont déjà indiqué (Erviti, Castro et Sosa, 2006; Figueroa, 1998), le changement terminologique dont on fait l’objet les services de planification familiale pour en faire des services de santé reproductive au Mexique n'a pas suscité de changement substantiel dans l'organisation de ces services qui aurait permis une pleine participation des hommes dans la santé reproductive ni de mise en œuvre de pratiques qui auraient reconnu et fortifier les droits sexuels et reproductifs ainsi que l'équité de genre. Par ailleurs, notre étude s’est attardée à décrire comment, malgré le fait qu'elles soient présentées comme neutres, les pratiques médicales sont imprégnées d’une évaluation différentielle des corps masculins et féminins qui sont hiérarchisés en fonction de différents axes d’oppression et de privilèges tels la classe sociale, le genre, la race, l'ethnicité, etc. Cette évaluation différentielle n’est pas sans conséquence sur les contrôles spécifiques de la sexualité et des capacités reproductives des femmes et reflète les valeurs, les normativités et les représentations sociales dominantes dans la société mexicaine. Par exemple, les résultats de cette étude montrent comment certains traits phénotypiques, comportements sexuels et reproductifs ainsi que l’hexis corporelle sont à l’origine de l’assignation des identités sociales. En effet, tous les participants ainsi que les informateurs clés identifiaient et différenciaient les Autochtones des non-Autochtones, et ce, non seulement à partir des traits phénotypiques, mais aussi de la manière de se tenir, de porter le corps, de s’approprier l’espace, de s’habiller et de maîtriser ou non la langue dominante (l’espagnol), c'est-à-dire à partir de ce que nous pouvons nommer, pour reprendre Echeverría (2010), une « blanchité » ethnoraciale et culturelle que définit le degré de civilisation et d'affiliation à l'ethos 332 occidental. Parallèlement, tout au long de ce travail, les témoignages indiquent comment la société mexicaine est profondément imprégnée de mécanismes d’exclusion, de discrimination et de domination des populations autochtones et afromexicaines, ce qui n’est pas indépendant de leur classe sociale. De même, la reproduction peut être envisagée comme un domaine au sein duquel prennent forme des dynamiques qui reproduisent les inégalités structurelles, mais aussi celles qui sont spécifiques au racisme propre au Mexique. Tout au long de ce travail, les témoignages des participants ont mis en évidence l’existence de pratiques médicales racistes se manifestant sous de multiples formes dans le cadre de la gestion sociale de la reproduction et de la sexualité. En effet, nous pouvons souligner le rôle important que jouent les pratiques discriminatoires et le racisme (en tant que système d’idées et pratiques d’exclusion) en interférant dans les dimensions collectives et individuelles de la reproduction, des droits et de la santé. De plus, il est important de noter que certains de nos participants, ceux qui partageaient des traits phénotypiques et culturels associés aux Autochtones (et parfois d’autres caractéristiques telles la langue) ne s’identifient pas toujours comme des Autochtones. Cela ne doit pas nous surprendre, car l’identité ethnoraciale minoritaire est souvent source de désavantages et de contraintes structurelles et symboliques pour l’individu ou le groupe ethnoracial minorisé. En effet, l’individu minoritaire risque toujours d’être discrédité ou disqualifié. La stratification sociale contribue à reproduire les inégalités sociales au sein des groupes ethnicisés et racialisés. De même, les femmes (et les hommes) pauvres ayant de nombreux enfants sont souvent racialisés et ethnicisés non seulement dans les discours des professionnels de santé et des participants de notre étude, mais aussi à l’occasion d’interactions sociales qui se déroulent dans les contextes hospitaliers, ce qui a souvent des effets négatifs sur leurs droits reproductifs et humains plus généralement. Soulignons que les rapports ethnoraciaux qui ressortent dans le cadre des relations entre les professionnels de la santé et les patientes sont issus d’un système discriminatoire ethnoracial prévalant dans la société mexicaine, ce qui nous amène à affirmer que les rapports ethnoraciaux sont systémiques. En effet, lors des interactions sociales et des rencontres avec les professionnels de la santé et les utilisatrices des services de santé 333 reproductive, nous avons pu observer des relations hiérarchiques ethniquement et racialement structurées. En outre, bien que l'imposition évidente de méthodes contraceptives et la stérilisation forcée aient diminué de façon significative dans le milieu médical que nous avons observé par rapport à ce qui arrivait au cours des années 70 et 80, cela ne signifie pas qu’il y ait une absence de pratiques répressives et de contextes autoritaires conditionnant les décisions reproductives des utilisatrices (et des utilisateurs) réelles et potentielles de ces services. Nous avons fait ressortir le contexte social dans lequel les « choix » contraceptifs sont élaborés par les femmes. Dans le cadre des contextes hospitaliers et cliniques de notre étude, les professionnels de la santé induisent les patientes à « choisir » certaines interventions spécifiques, sans leur donner l’information complète ni leur accorder des conditions propices pour y réfléchir. Cette influence limite la possibilité des femmes de prendre une décision libre et éclairée. Il est à noter que l’idéologie du choix libre et rationnel renforce la construction sociale de la maternité en tant qu’entreprise individuelle. Cette étude apporte des éléments importants pour problématiser les concepts de « choix rationnel » et de « choix individuel » en démontrant leur nature rhétorique et leur complexité. Quand on met en relief le processus d'interaction et les mécanismes au moyen desquels les femmes « consentent » à se soumettre à diverses interventions médicales, on constate que les femmes, lors des rencontres avec les médecins, éprouvent des difficultés à refuser qu’on leur impose des contraceptifs ainsi qu’à contester les pratiques autoritaires des professionnels de la santé. À cet égard, la micropolitique des rencontres médecin-patiente (Waitzkin, 1991) nous permet de voir comment diverses inégalités sociales se manifestent et se reproduisent lors des interactions avec les professionnels de la santé. En effet, les rencontres médecin-patiente sont des processus micro et macrosociaux où différents facteurs entrent en jeu, tels les contextes sociaux des participants, les institutions sociales, les idéologies (institutionnelles, professionnelles, de genre, de race, etc.) et les savoirs médicaux et profanes. Cette perspective nous a permis d’identifier l'existence de différents facteurs qui déterminent les asymétries de pouvoir dans les rencontres médecin-patient. Ces facteurs (comme l’appartenance ethnoraciale, la classe sociale, l'âge, l’état civil et la taille de la famille) interviennent pendant l'interaction et jouent un rôle essentiel pour statuer par 334 exemple de la pertinence de la méthode contraceptive recommandée ou décider de l'intervention à pratiquer (incluant, selon le cas, la stérilisation). Il n’est donc pas anodin de noter que ce sont souvent les femmes les plus socialement défavorisées et qui s'éloignent du comportement sexuel et reproductif normatif qui se font stériliser dans les hôpitaux publics au Mexique. Ce sont aussi elles (souvent autochtones, avec un faible niveau de scolarité, célibataires avec plus de trois enfants) qui sont perçues par le personnel médical (et même par la société en général) comme des « incapables » pour qui il est impossible de contrôler leur sexualité et leur capacité reproductrice ou comme des « irresponsables ». Ce jugement moral fait en sorte qu’une fois l’accouchement terminé, les professionnels de la santé exercent des pressions sur les femmes pour qu’elles acceptent la stérilisation, sous prétexte que cela est « pour leur bien ». D’ailleurs, ces pratiques expriment l'existence d'une évaluation sociale différentielle de la maternité dans les interactions médecin-patiente. Celle-ci renvoie à ce qu'Ellison (2003) nomme la « stratification sociale de la maternité » et reproduit la violence structurelle implicite dans les modèles normatifs de la sexualité féminine et de la maternité. En effet, la stratification de la maternité suggère que la maternité est valorisée et hiérarchisée différemment selon différents facteurs sociaux. Ainsi, sous certaines conditions, la maternité est évaluée socialement de façon favorable (quand la maternité se produit dans un mariage hétérosexuel non adolescent, blanc, de classe moyenne, etc.) ou de façon négative quand elle se produit hors du mariage, dans une couple non hétérosexuel, pauvre, racialisé, ayant plus de trois enfants, etc. Bien que de nombreuses études (Roth, 1981; Lupton, 2003; Smith-Oka, 2012)aient souligné que la conduite des professionnels médicaux lors des rencontres médecin-patiente était conditionnée par des processus d'étiquetage des patients provenant de divers attributs individuels et d’images stéréotypées de genre (Lupton, 2003; Roth, 1981), les témoignages des participants et les observations directes montrent que d’autres asymétries de pouvoir, tels les rapports de classe sociale, de génération et ethnoraciaux jouent également un rôle important. Nous constatons donc que la domination médicale prend appui sur les inégalités de genre, mais également sur d’autres inégalités comme la race, l’ethnicité, la classe sociale et la génération. D’ailleurs, les pratiques d’étiquetage permettent de « classer » et de différencier les patientes, façonnant tant l’interaction que les recommandations (ou même les pratiques 335 d’imposition) en matière de contraception formulées des professionnels de la santé. De cette manière, la médecine joue également un rôle important dans la légitimation et la reproduction sociale de la structure de classes, du système économique ainsi que dans la production et la reproduction des inégalités ethnoraciales dans le domaine de la santé (Waitzkin, 1991; Nettleton, 1995; Chapman et Berggren, 2005). De plus, notre étude démontre le poids du contexte institutionnel, politique, idéologique et normatif (souvent dans le cadre d'un hôpital) dans la prise de décision quand vient le moment de choisir un moyen de contraception. Ce contexte est également pertinent pour expliquer l’absence des hommes dans le domaine contraceptif et même reproductif. Ajoutons aussi que les témoignages des participants profanes et des informateurs clés confirment l’existence d’une acceptabilité différentielle des risques liés aux technologies contraceptives selon le sexe des personnes auquel ces technologies sont destinées (Van Kammen et Oudshoorn, 2002; Barroso et Corea, 1991). L’étude de l'innovation, de l'acceptation et de l'incorporation de nouvelles technologies ne se limite pas à l'histoire des processus entourant leur découverte, mais conduit à la reconnaissance du fait que celles-ci expriment, reproduisent ou interrogent un certain ordre social et corporel – c'est-à-dire que celles-ci tendent à reproduire les contraintes sociales et les relations de pouvoir existantes dans la société. Cela veut dire que l’incorporation des technologies contraceptives demande une renégociation des relations sociales (dont celles du genre) pour accomplir l’équité de genre dans ce domaine. Cette étude a également démontré comment les politiques publiques et surtout la mise en marche de politiques touchant la reproduction au Mexique façonnent et contraignent les décisions reproductives des femmes en mettant en évidence la fragilité du consentement comme processus de sauvegarde de l'autonomie dans des contextes d'extrême inégalité sociale. En effet, bien que nous reconnaissions que le concept d'autonomie est un concept multidimensionnel et dynamique, les résultats suggèrent le besoin de dévoiler son caractère problématique, son manque des sens dans différents contextes sociaux et la difficulté d'évaluer et de mesurer le degré d'autonomie atteint par les populations/individus ciblés. Par ailleurs, il se dégage des témoignages des participantes que les pratiques gynécologiques sont parfois liées à des situations de vulnérabilité et de déshumanisation de la femme pendant la rencontre médecin-patiente (surtout quand il s'agit de femmes dont 336 l’identité sociale est stigmatisée). Comme nous avons pu l’observer tout au long de cette étude, les droits sexuels et reproductifs des femmes, et plus spécifiquement des femmes socialement défavorisées, ne sont pas toujours pris en considération dans le contexte des services de santé reproductive que nous avons analysé. De même, certaines pratiques autoritaires s’avèrent nécessaires aux yeux des professionnels de la santé pour rétablir et actualiser l’ordre social lors des interactions médecin-patiente. Ainsi, les professionnels de la santé tendent à réprimander les femmes qui n’adhèrent pas au modèle de la patiente obéissante (par exemple, lors des accouchements ou lors des consultations pour discuter de la contraception). De cette façon, comme le suggère Smith-Oka (2012), les femmes (surtout celles ayant différents attributs sociaux stigmatisés) doivent apparaître suffisamment obéissantes aux yeux des professionnels de la santé pour éviter d’être trop exposées aux mauvais traitements lors des interactions établies dans des contextes institutionnels. D’ailleurs, les témoignages des participantes et des informateurs clés suggèrent que le personnel médical s’attend à ce que les femmes maintiennent un rôle passif et « s’autocontrôlent » lors de l’accouchement. Ceci signifie qu’elles devraient réprimer leurs sentiments et leurs émotions – qu’elles ne crient pas, par exemple – sous peine de se faire réprimander par le personnel de la santé. En même temps, on s’attend à ce qu’elles soient attentives aux indications du médecin pendant l'accouchement. Il est également à noter que certaines de nos participantes considèrent les pratiques autoritaires des professionnels de la santé comme étant justifiées et parfois nécessaires. À cet égard, les concepts d’habitus, de pouvoir symbolique et de violence symbolique ont permis dans notre analyse de rendre compte de la logique pratique des femmes dans l'interaction médecin-patiente (Bourdieu, 1998). En effet, les actes de domination symbolique s’exercent avec la complicité objective et le consentement implicite des dominés, car ces derniers appliquent les catégories construites du point de vue des dominants aux relations de domination apparaissant comme étant « naturelles », « justifiables » et « nécessaires ». Ces résultats ne peuvent ni ne doivent être lus comme des incidents isolés. Afin d’expliquer l’ensemble des facteurs qui contribuent à cette situation, il est aussi nécessaire d’examiner le rôle des conditions objectives (liées à des enjeux politiques, idéologiques et institutionnels) tels le manque de ressources humaines, la saturation du travail, les conditions matérielles restreintes et le manque de qualification adéquate du personnel 337 médical, qui peuvent engendrer de graves violations des droits sexuels et reproductifs. Il est important de clarifier que nous ne soutenons pas ici que tous les membres du personnel médical sont autoritaires et que toutes les pratiques médicales sont répressives ou conduisent nécessairement à la violation des droits reproductifs et de la dignité des patientes dans des contextes institutionnels. Tout comme Erviti et al. (2006), nous reconnaissons que, comme dans tout autre domaine social, la médecine comprend une diversité d’acteurs parmi lesquels il existe une distribution inégale du capital symbolique et donc des dispositions envers la pratique. Il ne faut toutefois pas négliger le caractère socialement structuré de la pratique médicale autoritaire et des conséquences qu’elle entraîne dans des contextes d'inégalité sociale marquée. Ceci dit, il est à noter que les témoignages indiquent que tous les médecins ne reproduisent pas forcément l'idéologie dominante dans leurs interactions et que ce ne sont pas toutes les femmes qui acceptent passivement ce que leur disent ou ce qu’essaient de leur imposer les professionnels de la santé. Dans la lignée de certains auteurs qui nous amènent à dépasser la conception binaire pouvoir médical/partiente passive au sein de laquelle la tendance est de concevoir les femmes de manière passive (Petchesky, 1984; Sawicki 1991), notre analyse montre que les femmes interprètent à partir de leurs propres expériences et connaissances les discours et les pratiques médicales et y résistent, malgré les possibles réactions défensives et même hostiles du personnel médical. À travers leurs témoignages, les femmes ont questionné et même refusé certaines recommandations médicales et pratiques normatives et autoritaires auxquelles elles étaient confrontées, par exemple en refusant de subir une césarienne ou de porter un stérilet. Les trajectoires de vie et les histoires reproductives de ces femmes leur ont permis d'évaluer et de décider que les interventions médicales suggérées n’étaient pas appropriées pour elles. Ainsi, au moyen de stratégies subtiles ou parfois directes, ces femmes ont pu refuser ces interventions médicales, et ce, malgré les contraintes posées par les contextes cliniques et hospitaliers. En outre, il ressort des témoignages de nos participantes une continuité dans la médicalisation de la sexualité féminine, phénomène qu’Ehrenreich et English (1982) ont nommé « la politique sexuelle de la maladie ». Ce processus fondamental mis en place par les institutions médicales contribue non seulement à contrôler le corps, la sexualité et la capacité reproductive des femmes, mais aussi à « hystériser » le corps des femmes. Par 338 contre, le thème de la médicalisation de la sexualité masculine n’est pas ressorti dans les témoignages des participants. Bien que nous n’ayons pas d’éléments suffisants pour affirmer que ce processus n’existe pas au Mexique, nous pouvons remarquer dans notre contexte d’étude (contexte socialement défavorisé) que ce phénomène ne s’était pas encore répandu chez les hommes. Nous devons souligner que se traduit des discours des participants une transformation importante des significations du corps reproductif à la lumière des discours médicaux et du processus de médicalisation. Ainsi, pour les femmes âgées de moins de 40 ans, il est presque impossible de penser leur corps reproductif sans faire référence aux discours, aux interventions, aux NTR et aux vocabulaires médicaux. En fait, certaines d’entre elles ont vécu les effets iatrogéniques des interventions médicales. En effet, les femmes enceintes deviennent de plus en plus responsables des résultats de la grossesse et de l’accouchement aux yeux des professionnels de la santé sans tenir compte de l'ensemble des relations sociales dans lesquelles elles s’inscrivent. Notons que ces relations sociales, les politiques de santé reproductive ainsi que les contextes sociaux restreignent les possibilités reproductives (et même les choix reproductifs) des femmes enceintes à un nombre limité d'« options raisonnables » et socialement acceptées. Cela contribue à construire les femmes comme des êtres qui doivent s’assujettir à des contrôles médicaux, moraux et sociaux pendant la grossesse, et ce, en ignorant le contexte social et économico- politique dans lequel se déroulent ces grossesses (parfois non souhaitées et/ou le résultat de viols ou d'autres coercitions sociales). Il est important de souligner que les participantes plus âgées, les participantes provenant de milieux ruraux et parfois les Autochtones perçoivent clairement que la grossesse est de plus en plus soumise à un contrôle médical, contrôle qui s’exprime dans toutes les pratiques « préventives » entourant le suivi de la grossesse et l'accouchement. Soulignons que l’adhésion à de telles pratiques « préventives » est d’ailleurs socialement et moralement considérée la plupart du temps comme une obligation par les professionnels de la santé et les participants profanes. En outre, penser la médicalisation comme facteur de reproduction des inégalités ne signifie pas pour autant nier que les NTR (contraception, ultrasons, césarienne, etc.) ont introduit des changements sociaux majeurs en fournissant les moyens d’établir de nouveaux modèles d’interprétation des binômes nature-culture, sexe-genre, etc. (Lee et Beasley, 339

2002), et en offrant de nouvelles options et en exerçant des pressions sur la vie sexuelle et reproductive (Rapp, 1998). Par exemple, les technologies contraceptives ont joué un rôle indéniable dans la transition sociale qui s’est opérée dans les domaines de la sexualité et de la reproduction au nom d’une plus grande égalité. Cependant, des défis majeurs subsistent encore pour que les rapports de genre touchant la contraception soient plus égalitaires. Bien que les revendications féministes à propos de l’appropriation par les femmes de leur propre corps et de leur capacité reproductive constituent un projet essentiel, nous soulignons l’importance d’élargir les marges de cette revendication en incluant la coresponsabilité des hommes en ce qui concerne les conséquences de l’activité sexuelle et la distribution plus égalitaire des risques associés à l’usage des technologies contraceptives. D’ailleurs, nous pouvons affirmer que la liberté reproductive n’est pas une question technologique, mais bien politique.

Ajoutons que la politique de contrôle de la population, la politique de santé reproductive et le processus de médicalisation dans ce domaine reflètent et reproduisent les inégalités sociales, dont celles de genre, de classe sociale et ethnoraciales. Ils assument un rôle de légitimation de l’assignation différentielle des responsabilités des femmes et des hommes à l’égard des processus reproductifs. Par exemple, les témoignages des participants profanes et des informateurs clés illustrent la poursuite de « la logique des objectifs démographiques », ce qui façonne de manière significative les dispositions et les pratiques des professionnels de la santé. Ainsi, notre étude montre comment les professionnels de la santé tendent à envisager les options et les décisions reproductives des femmes sans tenir compte du contexte où elles sont adoptées, ce qui rend, à leurs yeux, ces décisions et options inintelligibles et même illégitimes.

Cependant, cela ne signifie pas nécessairement de nier l’existence minimale de changements en ce qui touche les rapports de genre en matière de contraception et de reproduction. Il est important de noter que, dans notre étude, ce sont les hommes plus scolarisés, âgés de moins de 35 ans et urbains qui ont parlé de la possibilité d’obtenir une vasectomie, souvent pour alléger les souffrances liées à la contraception de leurs femmes. En effet, un facteur qui semble être fondamental dans la prise de décision en ce qui a trait à la vasectomie chez ces hommes est la dimension affective (l’amour), ce qui corrobore les 340 résultats d’autres études menées auprès d’hommes vivant en milieux ruraux plus âgés et issus des classes populaires (Gutmann, 2007). Il est à noter que les femmes âgées de moins de 40 ans ont tendance à exiger de leur conjoint une participation plus active dans la contraception. Ceci nous amène à faire ressortir, à l’image de Gutmann (2007), le rôle important que jouent les femmes dans les transformations des identités masculines, des masculinités et des rapports de genre dans le Mexique contemporain. Notons comment le manque de pertinence de la vasectomie du point de vue des politiques de planification familiale, le fait qu'elle ne soit pas pensée comme une méthode importante par les professionnels de la santé, ainsi que l'organisation des services de santé ne contribuent pas à favoriser la participation des hommes dans la contraception. Nous devons souligner le rôle non seulement des rapports de genre, mais aussi du machisme dans les expériences sexuelles et reproductives des participants. À cet égard, rappelons que les hommes âgés de moins de 35 ans perçoivent le machisme d’une façon contradictoire et complexe et non seulement comme un aspect de la masculinité qui accorde du pouvoir aux hommes. D’une manière plus marquée, les hommes des nouvelles générations tendent à parler du machisme comme une source non seulement de privilèges, mais aussi d’oppression et comme une contrainte dans leur vie, ce qui corrobore les résultats d’autres études menées au Mexique dans des contextes semblables (Gutmann, 1998). En ce qui concerne les technologies de dépistage, malgré le fait que l’étude d’Armstrong (2007) suggère que ces technologies produisent de nouvelles formes d'ambiguïté et de risque, presque tous les participants de notre étude considéraient la pratique de l’ultrason (l’échographie) comme une pratique souhaitée et ni l’ambigüité ni les risques n’étaient des éléments centraux dans leurs discours. Tous donnèrent un sens positif à cette pratique médicale, qui a originalement été introduite pour surveiller les grossesses à haut risque. Cela montre aussi la normalisation de cette pratique chez les femmes âgées de moins de 35 ans et ayant au moins 6 ans de scolarité. Pour les participantes de cette étude, cette pratique était un moyen leur permettant de voir et d’écouter le cœur du fœtus avant la naissance et parfois de connaître le sexe du bébé. Cette pratique a été considérée par presque tous les participants qui y avaient eu accès comme une pratique centrale pour transformer le rapport fœtus-femme enceinte, mais surtout pour établir un « lien » plus 341

étroit entre le fœtus et le père avant la naissance. Notre étude confirme à quel point les technologies prénatales et plus particulièrement l’ultrason (l’échographie) peuvent contribuer à augmenter la participation des hommes dans la grossesse de la conjointe(Rapp, 1998), tout en promouvant des modèles de paternité plus équitables tout au long de la période prénatale. Cela nous amène à affirmer, comme le suggèrent Brubaker (2007) et Tanassi (2004), que les pratiques médicalisées sont non seulement imposées, mais parfois remises en question ou reçues favorablement par les femmes pour accomplir le rôle de la « bonne mère » ou pour exercer un plus grand contrôle sur leur corps. Autrement dit, les résultats de cette recherche nous permettent d’affirmer que les femmes sont des agents actifs dans les processus de médicalisation, ce qui ne signifie pas d’ignorer l'ensemble des arrangements et des assujettissements sociaux qui résultent d’un accès différentiel à diverses formes de capital (économique, symbolique, social, etc.) qui moulent tant les choix « individuels » que les ajustements institutionnels et culturels à travers lesquels s’expriment la biologie, la reproduction et la sexualité (Petchesky, 1984). En effet, les femmes plus jeunes adhèrent souvent à certains discours médicaux et pratiques médicalisées pour contester des oppressions culturelles ou familiales qu’elles trouvent non appropriées ou non souhaitables pour elles. En même temps, les femmes plongées dans des contextes et des interactions institutionnalisés peuvent contester et refuser les conseils et les recommandations des professionnels de la santé. Ainsi, les femmes évaluent d’une manière critique les pratiques médicales recommandées en faisant appel à différentes ressources (les conseils des amies, des autres femmes, leurs propres expériences reproductives, etc.). Ces résultats suggèrent que les femmes socialement défavorisées et qui sont âgées de moins de 40 ans expérimentent et interprètent le processus de médicalisation d’une façon plus positive (que les femmes plus âgées) en considérant les interventions et les pratiques médicales comme nécessaires et plus sécuritaires (pour elles et pour leur bébé) que les pratiques non médicalisées. En résumé, nous pouvons donc affirmer que tant la conformité que la résistance aux recommandations et demandes des professionnels de la santé sont des stratégies déployées par les femmes pour accomplir (dans la mesure du possible) le rôle de la « bonne mère » (Tanassi, 2004) et pour assurer leur bien-être et celui de leur bébé. 342

Les témoignages que nous avons analysés tout au long de cette étude montrent comment les expériences corporelles, sexuelles et reproductives des participants acquièrent du sens et sont également façonnées par les contextes et les conditions sociales des participants, et ce, depuis leur jeune âge. À cet égard, conceptualiser le genre comme une structure sérielle (Young, 2007) nous permet de théoriser les sujets sociaux (hommes et femmes) comme collectivités sociales (en dévoilant des oppressions partagées) et, en même temps, nous évite de les définir comme des groupes homogènes. De plus, penser les relations ethnoraciales, de classe, de genre, etc., comme les formes d’une structure sérielle permet, en conjonction avec les notions d’habitus, d’espace social, de champ et de capitaux sociaux inégalement distribués parmi les agents sociaux (Bourdieu, 1980, 1994, 1995) de comprendre tant les similitudes que les différences, les continuités et les ruptures dans les expériences corporelles, sexuelles et reproductives qu’ont vécues les participants. En reprenant Young (2007), nous considérons qu’il est fondamental de conceptualiser les oppressions de genre, ethnoraciales, de classe sociale, etc., comme des processus systématiques, structurés et institutionnalisés et non comme des pratiques isolées. De même, il faut noter que, pour tous les participants, le principal défi n’est pas seulement celui d’affronter le processus de médicalisation, sinon paradoxalement celui d’affronter l’exclusion sociale et d'accéder aux services de santé de base. Rappelons que le système de santé mexicain est très segmenté et procède à l’exclusion du travailleur en fonction de son revenu et de son statut. Ainsi, les services de santé sont encore perçus comme étant insuffisants et inaccessibles pour un bon nombre de nos participants. Cela est particulièrement problématique dans un contexte global et national où il existe une forte tendance à la concentration de la richesse, l’augmentation de la pauvreté, la privatisation de la santé et la mise en place de politiques publiques de santé néolibérales. Afin de souligner les contributions les plus importantes et originales de notre étude, nous devons rappeler que le contexte mexicain permet de mettre en évidence les rapports de classe sociale et les rapports ethnoraciaux qui sont en général relativement peu pris en compte dans l'étude du processus de médicalisation (Brubaker, 2007) et des NTR. Notre étude met en lumière que le processus de médicalisation n’est pas un processus homogène qui touche toutes les femmes de la même façon. Au contraire, la médicalisation établit et façonne les choix et les expériences reproductives de façon hétérogène et elle est hautement 343 sensible aux rapports de classe sociale, de génération, de genre, mais aussi aux rapports ethnoraciaux. De surcroît, l’ensemble des expériences autour de la construction sociale du corps sexué et de la sexualité éclaire les différents rapports à la médicalisation et aux NTR, en jetant la lumière sur ces expériences qui sont profondément marquées par les inégalités de genre, de classe sociale et ethnoraciales. Ainsi, les NTR peuvent contribuer à l’autonomie des femmes (dans certaines conditions), mais peuvent aussi renforcer la domination qui est exercée sur elles. De même, en ce qui touche les NTR, notre étude montre comment les rapports de classe sociale, de genre, de génération et les rapports ethnoraciaux changent la réception et les effets des NTR. Ainsi, notre étude dévoile que l’interprétation par les agents sociaux des NTR, de leur introduction et de leur appropriation, est très complexe et hétérogène. Ainsi, pour certaines femmes (surtout pour celles appartenant aux classes sociales aisées de tous les âges et pour les femmes âgées de moins de 35 ans issues de toutes les classes sociales), les NTR peuvent favoriser une plus grande autonomie et des rapports de genre moins inégaux. Soulignons également que, pour d'autres femmes (surtout celles qui sont racisées et/ou ethnicisées, âgées de plus de 35 ans et issues de contextes sociaux très défavorisés), les NTR (et plus particulièrement les technologies contraceptives) contribuent au maintien d'une domination de classe et ethnoraciale tout en reproduisant les inégalités en santé. Ceci est dû au fait que ces femmes ont un accès très restreint à ces technologies ou parce que ces femmes sont vues dans les contextes hospitaliers et cliniques comme étant incapables de décider pour elles-mêmes quand vient le temps de réguler leurs capacités reproductives. Ajoutons aussi que les femmes issues de couches sociales défavorisées qui, comme nous l’avons déjà vu, bénéficient d’un accès restreint aux services de santé de base et aux services de santé reproductive, auront difficilement accès aux NTR destinées à la procréation assistée médicalement (PAM). En outre, nos résultats suggèrent que la médicalisation, l’utilisation et l’innovation entourant les NTR, ainsi que diverses pratiques médicales qui sont ressorties des témoignages des participantes (les blagues au sujet de la sexualité des femmes, l’imposition de contraceptifs, etc.) ont aussi un lien étroit avec la construction sociale du corps sexué, de la sexualité et de la reproduction (surtout en ce qui a trait aux femmes). En effet, les expériences reproductives des femmes (contraception, avortement, etc.), ainsi que leurs 344 expériences avec les services de santé publics au cours de la grossesse, mais surtout lors de l’accouchement sont le prolongement et en même temps le résultat d’une expérience plus large de violence structurelle, de rapports de domination ainsi que d’inégalités sociales. Ces rapports conçoivent les femmes et parfois même les hommes (surtout ceux qui sont socialement démunis) comme des êtres chaotiques, non autonomes, incapables de contrôler leur vie sexuelle et reproductive. Ils légitiment une domination et des violences à l’endroit des femmes, de la vie sexuelle privée jusqu’à la salle d’accouchement. Ils façonnent l’habitus corporel des femmes, leurs valeurs, leurs émotions et leurs conduites, où s’expriment de la résignation et de la soumission, mais aussi, et de plus en plus, une indignation et un désir d’émancipation. Par ailleurs, notre étude met en évidence des changements de mentalité parmi nos participants, à la fois à propos de la sexualité et de la reproduction. En premier lieu, ces changements sont le résultat de l’expansion des nouveaux discours et des nouvelles pratiques en matière de santé et de santé reproductive diffusés par les institutions de santé (campagnes de santé publique), les institutions éducatives et les médias de masse (principalement la télé et la radio). En second lieu, ces changements découlent de l’augmentation du niveau d’éducation de la population mexicaine (surtout dans les régions rurales), des mouvements féministes et de diversité sexuelle ainsi que de l’augmentation du travail salarié des femmes. D’ailleurs, les témoignages de nos participantes montrent que les discours sur l’équité de genre dans les domaines de la reproduction et de la sexualité ont commencé à se répandre parmi la population (surtout parmi les nouvelles générations). Nous trouvons donc, dans les discours des hommes participants âgés de moins de 35 ans, une tendance généralisée à s’impliquer dans le suivi de la grossesse, dans le soin des enfants et dans des activités qui jadis étaient assignées exclusivement aux femmes. De même, les femmes âgées de moins de 35 ans ont tendance à remettre en question la faible participation de leur conjoint dans la prévention de grossesses non désirées. Dans ces changements, soulignons encore le rôle important joué par les institutions éducatives et les médias de masse (principalement la télé et la radio). Paradoxalement, ces institutions ont aussi fortement contribué à la continuité de pratiques sexistes et racistes qui prévalent dans la société mexicaine. Ainsi, ces institutions non seulement ne remettent pas en question certaines 345 dimensions des rapports inégaux de genre dans le domaine de la reproduction et de la sexualité, mais elles les légitiment aussi en contribuant parfois à leur perpétuation (par exemple :l’hétéronormativité, la criminalisation de l’interruption volontaire de la grossesse, les pressions sociales à l’égard de la maternité, etc.). De surcroît, notre étude montre le façonnage social de ce que nous pouvons nommer « l’invisibilisation de la dimension reproductive chez les hommes ». Bien que la dimension reproductive ait un rôle fondamental dans la réaffirmation et la construction des masculinités, le corps masculin est avant tout un corps sexuel et non pas un corps reproductif. En effet, le silence des hommes et leur difficulté à parler de leurs capacités et de leurs responsabilités reproductives décrivent un ordre social où les hommes ont été construits comme des acteurs secondaires dans le domaine de la reproduction et où cette dernière n’est pas envisagée comme un domaine relationnel où interagissent tant les hommes que les femmes. Cela expliquerait pourquoi, dans les discours des participants (et même des informateurs clés), quand on essaie de parler de la reproduction, c’est toujours les femmes qui ressortent en premier lieu. Mais leurs discours soulignent rarement le rôle reproductif des hommes. Notre étude suggère également que les discours plus égalitaires à propos des rapports de genre acquièrent du sens, sont appropriés, interprétés et même remis en question d’une façon hétérogène et contingente par nos participants, selon leurs contextes et leurs besoins particuliers. Ainsi, certaines pratiques qui, dans un moment et contexte donnés, et peuvent être jugées comme plus égalitaires par certaines participantes, peuvent, dans un autre contexte, être perçues différemment, voire même être dépourvues de sens. En ce qui concerne la continuité des rapports sociaux de domination, nous devons souligner le lien étroit entre ceux-ci et les inégalités structurelles et les contextes politiques, historiques et économiques plus larges dans lesquels ces rapports sont produits (la précarisation des conditions de travail, ainsi que la tendance globale à la privatisation de la santé, la réduction des programmes gouvernementaux pour combattre la pauvreté, etc.). N’oublions pas non plus la place qu’occupent dans la reproduction de ces rapports et de ces inégalités les divers mécanismes de légitimation qui contribuent à leur perpétuation et rendent difficile leur remise en question et leur abolition. 346

Il est également important de souligner la reproduction des rapports de domination de classe sociale et de genre en ce qui touche l’accès restreint à l’avortement au Mexique et la criminalisation de cette pratique dans presque tout le pays (sauf à Mexico). D’ailleurs, le contexte de violence généralisée que vit le Mexique présentement, résultat de la guerre contre le narcotrafic et de la militarisation de la vie quotidienne, a signifié non seulement l’accroissement de la pauvreté et l'affaiblissement de l'état de droit, mais aussi l’augmentation des féminicides et de la violence dans tout le pays, et a été à l’origine d’un recul important des droits et des libertés fondamentaux des citoyens en général. Rappelons que la plupart des formes de violence (guerres, violations des droits de la personne, inégalités des sexes, racisme, etc.) sont enracinées dans des structures sociales inéquitables. En ce qui concerne l'analyse intersectionelle privilégiée dans cette étude et, plus particulièrement, l'analyse intercatégorielle que nous avons décidé d’adopter tout au long de cette recherche, elle nous a permis de rendre compte de la complexité de l'interaction et de l'entrecroisement des différents systèmes d’oppression présents dans les expériences et les histoires de vie reproductive des femmes et des hommes qui ont participé à cette étude, ainsi que dans leurs interactions avec les professionnels de la santé. Notamment, notre étude est l’une des premières analyses intersectionelles de caractère qualitatif menées au Mexique qui insistent sur les rapports de classe sociale, de genre et ethnoraciaux. À propos des limites méthodologiques de cette recherche, soulignons que le matériel recueilli porte majoritairement sur des discours (entretiens). Les deux modes de cueillette de données choisis (les observations et les entretiens) présentent certains inconvénients. Notre présence a pu influencer le déroulement des interactions observées chez les professionnels (médecins, infirmières, promoteurs de la santé, etc.). De plus, les discours et les souvenirs des participants ne sont pas nécessairement fidèles aux interactions qui ont eu lieu lors des consultations, ce qui représente une limite importante. Cependant, dans les salles d'attente, nous avons souvent pu observer des interactions entre les professionnels de la santé et les utilisatrices des services de santé. Nous avons donc pu observer directement un nombre limité de consultations dans le cadre desquelles ont pris place les interactions entre les professionnels et les utilisatrices . Pour terminer, précisons qu’il reste encore de nombreuses questions à explorer. Par exemple, de futures recherches devraient approfondir la façon dont les NTR transforment 347 les rapports de genre ainsi que les processus à travers lesquels les sujets sociaux dotent ces technologies de nouveaux contenus. Il reste encore à approfondir et à identifier les mécanismes à travers lesquels les rapports de classe sociale, de genre et ethnoraciaux s'entrecroisent et interagissent dans la construction sociale des corps sexuellement accessibles. Finalement, il reste encore à identifier le rôle de la politique internationale et celui de la privatisation de la santé non seulement dans l’augmentation des inégalités dans le domaine de la santé, mais aussi dans le processus de médicalisation.

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Annexe 1

Guide d’entretien semi-structuré participants profanes292

CORPS : Explorer les changements corporels et identifier comment les personnes ont vécu les changements corporels à l’adolescence, la ménopause, l’andropause et pendant la grossesse (selon le cas) :  Quels changements corporels liés cette étape vous rappelez-vous le plus et pourquoi?  Quel sont les changements significatifs dans votre propre corps et dans le corps des autres personnes et pourquoi?  Comment pensez-vous que les autres personnes expérimentaient ces changements corporels?  Comment avez-vous vécu ces changements?  Explorer les significations associées à ces changements -Explorer comment les personnes ont vécu cette expérience, explorer les contrastes avec ce qu’ils pensaient avant et après l’événement. -Explorer les images sur la grossesse, l’adolescence, la ménopause, l’andropause;  Quelles sont les images en général et les images corporelles associées à ces événements?  Qu'est-ce que vous avez entendu dire sur ces périodes ?  ment avez-vous vécu les changements CORPORELS liés à l'adolescence (menstruations, élargissement des hanches, élargissement du dos, etc.)  Comment avez-vous perçu les changements dans votre entourage par rapport aux changements corporels que vous avez vécus?- -Explorer si, à partir de ces changements corporels, la relation avec l’entourage (amis, pères, frères, sœur, copine/ copain, mari, épouse, etc.) ont changé. -Sonder quels types de surveillances et d’obéissances sont mis en rapport avec ces changements corporels (par rapport aux corps masculins et aux corps féminins), s’ils sont différents, et pourquoi?

292 Le texte est entièrement écrit au genre masculin pour ne pas l’alourdir. Toutefois quand les questions ont été posées aux femmes, elles ont été converties au genre féminin. 363

GROSSESSE :-Si la personne a déjà vécu une grossesse, explorer comment elle a vécu cette expérience et les contrastes avec ce qu’elle pensait avant et après l’événement. -Explorer des images et des représentations autour du corps féminin et masculin fertile, du corps en grossesse et des identités génériques par rapport à la grossesse, la paternité et la maternité. - En cas de grossesse (ou d’avoir mis enceinte sa partenaire), sonder comment les personnes ont vécu cette grossesse, comment ils ont vécu les changements corporels que la grossesse a amenés dans leur propre corps ou dans le corps de la partenaire, les risques qu’ils ont perçus pendant ce processus. Sonder comment leur trajectoire a été modifiée avant, pendant et après la grossesse. Sonder si cette expérience a changé d’une grossesse à l’autre. -Était-ce une grossesse désirée ? Avez-vous vécu une grossesse non désirée? -Explorer comment la personne a perçu les interactions avec le personnel médical pendant le suivi de la grossesse.

Interactions avec le personnel médical - Sonder comment se sont passés les interactions significatives avec le personnel médical, soit sage-femme, médecin etc., pendant le suivi de la grossesse, l’accouchement, ou après l’accouchement. - Explorer comment la personne a vécu les expériences avec les nouvelles technologies reproductives (NTR) (ultrasons, dépistages, etc.), les processus de négociations avec le personnel médical, s’ils ont eu lieu. Demander sur le contexte dans lequel la négociation a eu lieu Ce que les personnes attendaient des technologies médicales dans le domaine de la reproduction? (explorer les contrastes avant et après). - Explorer si cette expérience avec les NTR a changé son rapport aux fœtus pendant la grossesse ou avec le ou la partenaire.

364

Jamais enceinte -Explorer les images de la personne : Comment elle s’imagine dans le processus, l’interaction avec le personnel médical, où elle aimerait accoucher (l’hôpital, la maison), avec un médecin, avec une sage-femme? Pourquoi? -Ce que la personne attend des technologies médicales dans le domaine de la reproduction? Et pourquoi? - Sonder si elle aimerait avoir des enfants et à l’intérieur de quelles circonstances. -Demander comment se sont passées les expériences et interactions significatives vécues avec le personnel médical en ce qui concerne la santé sexuelle ou reproductive,

CONTRACEPTION et services de planification familiale - Sonder les processus de négociation par rapport à l’emploi de contraceptifs à l’intérieur du couple. -Sonder les processus de négociation par rapport à la contraception avec les médecins et le personnel médical. Demander sur le contexte dans lequel la décision a été prise -Explorer le premier contact avec les services de santé reproductive ou de santé liés aux événements reproductifs.

SEXUALITÉ -Explorer :  les images idéales de sexualité féminine et masculine  les images stigmatisées de sexualité féminine et masculine -Explorer le récit de vie par rapport à la vie sexuelle : -Explorer quand la personne a commencé sa vie sexuelle, avec qui, à l’intérieur de quelles circonstances, l’âge à laquelle l’initiation sexuelle a eu lieu, les négociations avec les partenaires sexuels par rapport au moment où l’on devrait avoir des relations sexuelles, et ce, tout au long de la vie -Explorer l’image des circonstances « idéales » pour avoir des relations sexuelles -Explorer le but des relations sexuelles (pourquoi), le rôle que jouent l’amour, le désir, dans les relations sexuelles. 365

- Explorer les peurs associées aux négociations sexuelles, à l’expression érotique, l’expression des désirs et du plaisir dans couple. Besoins spécifiques en matière de santé reproductive et de sexualité -Explorer les besoins spécifiques des participants en matière de santé reproductive et sexuelle (services, besoins d’information) etc. -Explorer si le participant il s’est senti dans une position vulnérable par rapport aux services de santé, ou s’il a vécu des situations de discrimination dans les contextes médicaux (l’hôpital, la clinique) s’il a perçu un traitement différentiel et désavantageux en ce qui concerne la santé sexuelle et reproductive, où, dans quel contexte.

366 Annexe 2

Questionnaire socio- démographique, participants profanes No : ______L'information fournie pour ce questionnaire est absolument confidentielle et sera exclusivement utilisée à des fins de recherche sociale. Nous vous garantissons en tout temps l’anonymat et la confidentialité des renseignements recueillis Âge : _____ Sexe : _____ Langue maternelle : ______Autres langues parlées (spécifier): ______Langue parlée au foyer : ______Religion : (spécifier) ______Scolarité : ______État civil : ______Occupation : (spécifier) : ______Vous avez des enfants? ___ Combien ? ____Femmes : _____ Âge : ______Hommes : ____ Âge :______Nombre de personnes qui habitent dans votre maison ______Nombre de pièces :______De quel matériel est fait le sol de votre maison? ______Quel est votre prénom ? (Facultatif) ______

MERCI BEAUCOUP POUR VOUS DONNER LE TEMPS DE RÉPONDRE À CE QUESTIONNAIRE ET POUR PARTICIPER À CETTE ÉTUDE !

367 Annexe 3

No______Guide d’entretien semi-structuré Informateurs clés (médecins, infirmières et sages-femmes)

- Sonder les besoins, les problématiques, les croyances et les risques en santé sexuelle et reproductive que ces informateurs perçoivent des populations avec lesquelles ils travaillent. - Explorer les réponses professionnelles organisées pour affronter ce qui a été défini comme un “problème de santé sexuelle et reproductive”. - Identifier les discours dominants et légitimes « en santé sexuelle et reproductive » chez les experts en ce qui concerne : la contraception, le suivi de la grossesse, l’accouchement, etc. - Explorer la question des attentes et des expériences que les informateurs clefs ont eues pendant les rencontres et les interactions avec les femmes et les hommes en tant que professionnels de la santé. - Explorer des interactions significatives avec les patients et patientes pendant les consultations en santé sexuelle et reproductive. - Explorer les pratiques de routine en santé reproductive en ce qui concerne : le suivi de la grossesse, l’accouchement etc. - Explorer les réactions du personnel médical face aux questionnements des patientes e ou quand une patiente se refuse à suivre les recommandations de contraception, stérilisation etc. qu’on professionnel propose - Explorer à sur le contexte, et le moment « idéale » pour proposer à une patient une stérilisation ou un certain contraceptif etc. - Explorer la façon dans laquelle ils « convainquent » leurs patientes à choisir une stérilisation. - Sonder les recommandations professionnelles pour : o la stérilisation féminine – masculine. o l’emploi de l’épisiotomie, de l’épidurale, des dépistages, des ultra-sons, des césariennes et d’autres technologies contraceptives. 368

o le suivi des maladies transmises sexuellement - Explorer : o la façon d’affronter les défis en santé sexuelle et reproductive o l’image de la patiente « idéale » et du patient « idéal » en santé sexuelle et reproductive (et l’antonyme) o les discours autour de la contraception masculine, de la participation des hommes et de leur inclusion dans le domaine de la santé reproductive.

369 Annexe 4

Questionnaire socio- démographique Informateurs clés No : ______L'information fournie pour ce questionnaire est absolument confidentielle et sera exclusivement utilisée à des fins de recherche sociale. Nous vous garantissons en tout temps l’anonymat et la confidentialité des renseignements recueillis Âge : _____ Sexe : _____ Religion : (spécifier) ______Langue maternelle : ______Niveau de Scolarité : ______État civil : ______Occupation : (spécifier) : ______Affiliation institutionnelle ou communautaire : ______Comment vous avez appris votre______Il y a combien de temps que vous travaillez en tant qu’infirmière, sage-femme ou médecin ? ______Quel est votre prénom ? (Facultatif) ______

MERCI BEAUCOUP DE PRENDRE LE TEMPS DE RÉPONDRE À CE QUESTIONNAIRE ET DE PARTICIPER DANS CETTE ÉTUDE !

370 Annexe 5

Formulaire de consentement verbal (dont la lecture a été faite à tous les participants, version en français)

Avant d’accepter de participer à ce projet de recherche, veuillez lire les renseignements qui suivent. Ce document vous explique le but de ce projet de recherche, ses procédures, avantages, risques et inconvénients. Nous vous invitons à poser toutes les questions que vous jugerez utiles à la personne qui vous présente ce document.

Titre du projet : Les significations du corps, de la sexualité et de la reproduction dans le cadre de la médicalisation: une étude de cas intersectionnelle au centre du Mexique

Ce projet de recherche s'effectue dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie. La directrice de doctorat est Mme Stéphanie Rousseau professeure rattachée au département de sociologie de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval située au Canada. La chercheure titulaire de ce projet est l’étudiante de doctorat Itzel A. Sosa Sánchez également rattachée au département de sociologie de la Faculté des sciences sociales, de l’Université Laval.

Description du projet de recherche : La présente étude cherche à comprendre sociologiquement les significations sociales du corps, de la reproduction et de la sexualité des personnes dans le cadre de l’élargissement de l’emploi des technologies médicales (contraception, techniques de dépistages, ultrason, etc.) et leurs impacts sur la santé ainsi que sur les droits de l’homme et de la personne.

Objectifs poursuivis : Un des objectifs poursuivis avec ce projet de thèse est de contribuer à la production de connaissances visant à améliorer la qualité des services de santé et ainsi devenir une source d’information pour les décideurs en politique de santé. De plus, cette recherche vise à contribuer à l’accomplissement du respect des droits en matière de sexualité et de reproduction des femmes - et des hommes. 371

Nous cherchons à explorer de quelle manière la césarienne, les contraceptifs, les dépistages, etc. transforment l'expérience du corps par rapport à la sexualité et la reproduction. Nous cherchons à explorer ce à quoi les participants de cette étude s’attendent (ou non) des technologies reproductives (tels que la césarienne, les contraceptifs, les dépistages, ultrason, etc.).

Déroulement de la participation Cette étude est une recherche sociologique. Il est prévu d’effectuer des entrevues individuelles auprès d’hommes et de femmes. Par ce moyen nous chercherons à obtenir de l’information sur les idées, les croyances, les pratiques et les significations autour de la reproduction, du corps et de la sexualité chez les participants dans cette étude. Nous devons préciser que vous êtes libre à tout moment de ne pas répondre aux questions posées. Nous vous demandons votre permission pour enregistrer (audio) l’entretien. Si vous n’êtes pas d’accord, nous vous mentionnons, que l’enregistrement n’est pas obligatoire pour la participation à cette étude, et celui-ci peut être arrêté à n'importe quel moment de la rencontre à votre demande. La durée probable de la participation (le temps requis) est d’une heure et quarante minutes maximum, ce qui comprend remplir les questionnaires sociodémographiques, ainsi que l’entretien en profondeur et une période pour poser des questions à la chercheure.

Avantages et inconvénients possibles liés à la participation à cette étude - Nous vous garantissons la possibilité de partager vos expériences dans un milieu professionnel et respectueux. - Nous garantissons un espace de réflexion pour parler des sujets qui ne sont pas facilement abordés dans la vie quotidienne. - Il n'y a aucun risque connu lié à la participation à cette recherche. Cependant, nous devons souligner que l’objet d’étude de cette recherche peut constituer un sujet sensible pour certains participants. D’ailleurs, si le fait de raconter et de partager vos expériences vous suscite des inconforts nous vous invitons à en parler avec nous a fin de que nous pouvons vous remettre à une liste de ressources en mesure de vous aider au besoin. Ainsi, nous vous fournirons l’accès à un réseau d’aide et de 372

services psychologiques, de soutien en travail social, d’information en sexualité et reproduction, contraception, etc. - Nous vous offrons une compensation financière ($4CN= 40 pesos) pour couvrir les dépenses de transport au lieu de la rencontre (s’il y a lieu).

Droit de retrait Vous devez savoir que vous avez le droit de refuser de participer à la recherche ou de mettre fin en tout temps à votre participation sans préjudice. En cas de retrait du participant, les données le concernant seront détruites immédiatement, mais le participant pourra conserver les 40 pesos. Vous pouvez refuser de répondre à certaines questions sans conséquences négatives pour vous.

Confidentialité et gestion des données Nous avons prévu des mesures afin de garantir la protection et la confidentialité des données personnelles des participants dans cette étude. Ainsi, toute l’information sera dépersonnalisée en employant tout au long de l'analyse des données un nom code assigné à chaque participant. De cette façon, l’accès à l’identité du participant sera impossible pour qui que ce soit. Il est important de préciser que les données qui vous concernent ainsi que les enregistrements (audio), seront détruites après une période de 5 ans.293 Ces données seront conservées tout au long de cette période dans une banque de données créée pour le projet.

Coordonnées de la chercheure Vous pouvez à tout moment vous communiquer avec nous : pour avoir plus des éclaircissements, sur le projet et sur les implications de votre participation,:

Itzel Sosa: [email protected], [email protected] téléphone cellulaire :294

293 Période requise au Mexique. 294 À cet effet j’ai acheté un téléphone cellulaire à mon arrivé au Mexique pour commencer le travail sur terrain. De cette façon, les possibles participants ont pu me contacter en tout moment. Nous devons souligner que le téléphone cellulaire au Mexique est plus utilisé et répandu que le téléphone fixe. 373

De mai à fin juin 2009: Centro Regional de Investigaciones Multidisciplinarias (CRIM- UNAM). Téléphone: (777) 31750 11 Ádrese: CRIM –UNAM, Av. Universidad s/n, Circuito 2 62210, Col. Chamilpa, Cuernavaca, Morelos Ciudad Universitaria de la UAEM

Directrice du projet: Mme Stéphanie Rousseau : [email protected]

Toute plainte ou critique peut être adressée en toute confidentialité en tant que participant à ce projet de recherche :

Bureau de l’Ombudsman Université Laval : Par téléphone au 418 656-3081 (boîte vocale confidentielle) Ligne sans frais au 1 866 323-2271 Par télécopieur au (01) 418 656-3846

Nous vous remercions beaucoup votre intérêt et votre participation dans cette étude

 Approuvé le 21 avril 2009 par le Comité d’éthique en recherche de l’Université Laval (CERUL) numéro d’approbation : 2009-039/21-04-2009

374 Annexe 6

Formulario de consentimiento verbal (que se leyó y/o se dio a leer a todos los participantes, según sea el caso) (versión en español)

Antes de aceptar participar en este proyecto de investigación, lea/escuche (según sea el caso) con atención la información siguiente. Este documento explica el objetivo de este proyecto de investigación, sus procedimientos, ventajas, así como sus riesgos e inconvenientes. Le invitamos a plantear cualquier duda a la persona que le presenta este documento Título del proyecto: Los significados del cuerpo, la sexualidad y la reproducción en el marco de la medicalización: un estudio de caso interseccional en el centro de México Este proyecto de investigación se efectúa como parte de una tesis de doctorado en sociología. La directora de esta tesis es la Dra. Stéphanie Rousseau quien es profesora en el departamento de sociología de la Facultad de las ciencias sociales de la Universidad Laval, ubicada en Canadá. La investigadora titular de este proyecto es Itzel A. Sosa Sánchez, quien es estudiante de doctorado en el departamento de sociología de la Facultad de ciencias sociales, en Universidad Laval, en Canadá. Descripción del proyecto de investigación: Este estudio busca explorar sociológicamente los significados sociales del cuerpo, de la reproducción y de la sexualidad de las personas en el marco del incremento en el uso de tecnologías médicas como son: la contracepción (anticonceptivos orales, esterilización) el ultrasonido, la cesárea, etc. Se busca explorar el impacto de estas tecnologías en la salud y en los derechos humanos de las personas que los usan (usuarios). Objetivos: Uno de los objetivos principales de este proyecto de tesis es contribuir a la producción de conocimientos destinados a mejorar la calidad de los servicios de salud y proporcionar información pertinente para los tomadores de decisión en materia de política de salud. Además, esta investigación tiene por objeto ayudar al fortalecimiento y promoción del respeto de los derechos en materia de sexualidad y reproducción de las mujeres y de los hombres. 375

Pretendemos explorar cómo la cesárea, los contraceptivos, los ultrasonidos y otras tecnologías médicas en el área de la reproducción transforman la experiencia del cuerpo en relación a la sexualidad y a la reproducción. Pretendemos explorar qué es lo que los participantes de este estudio esperan (o no) de las tecnologías reproductivas (como la cesárea, los contraceptivos, el ultrasonido etc.). Desarrollo de la participación Este estudio es una investigación sociológica. Está previsto realizar entrevistas individuales con hombres y mujeres. Así, pretenderemos obtener información sobre las ideas, las creencias, las prácticas y los significados en torno a la reproducción, el cuerpo y la sexualidad en los participantes en este estudio. Es preciso señalar que ningún participante está obligado a responder a todas las preguntas planteadas ya que todos los participantes son libres en todo momento de no responder a cualquier pregunta que les sea incómoda, difícil de responder o incomprensible. También queremos pedirle su permiso para grabar (audio) la entrevista. Si usted no está de acuerdo en que la entrevista sea grabada cabe aclarar que la grabación de la entrevista no es un requisito obligatorio para participar en este estudio. De aceptar que la entrevista sea grabada, debemos remarcar que la grabación puede ser detenida en cualquier momento del encuentro a petición suya. La duración aproximada de la participación (el tiempo requerido) es de una hora y cuarenta minutos como máximo. Esto incluye llenar los cuestionarios sociodemográficos, la realización de la entrevista así como un período para plantear preguntas a la investigadora. Ventajas e inconvenientes posibles vinculados a la participación en este estudio  En el marco de esta investigación le garantizamos la posibilidad de compartir sus experiencias en un ambiente profesional y respetuoso. - Proponemos un espacio de reflexión y discusión de temas que no se abordan fácilmente en la vida diaria.  No hay ningún riesgo conocido vinculado a la participación en este estudio. Sin embargo, debemos destacar que el objeto de estudio de esta investigación puede constituir un tema sensible para algunos participantes. Si el hecho de verbalizar y compartir sus experiencias le suscitara algún malestar, le invitamos a comunicarse con nosotros para canalizarlo a una red de apoyo especializada. En el marco de este estudio le ofrecemos el acceso a una red de ayuda y servicios psicológicos, de apoyo en trabajo 376

social, y de información en sexualidad y reproducción, contracepción etc. de alta calidad para hacer frente al malestar suscitado.  Le ofrecemos una compensación financiera ($4CN= 40 pesos) para cubrir los gastos de transporte derivados de la entrevista (si hay lugar). Derecho de retirarse del estudio La participación en esta investigación es en todo momento libre y voluntaria. Usted debe saber que tiene el derecho de negarse a participar en esta investigación o a poner fin en todo momento a su participación sin que esto le cause ningún perjuicio o represalia. En caso de retirarse del estudio le garantizamos que todos sus datos serán inmediatamente destruidos y que podrá conservar los 40 pesos. Es preciso resaltar una vez más que usted puede libremente negarse a responder a toda pregunta que usted desee sin consecuencias negativas para usted. Confidencialidad y manejo de los datos En cuanto a las medidas para garantizar la protección y la confidencialidad de los datos personales de los participantes en este estudio toda la información será mantenida en estricta confidencialidad protegiéndose el anonimato absoluto de todos los participantes en este estudio. Para ello, a lo largo del análisis de los datos un nombre-código será asignado a cada participante. De esta forma, el acceso a la identidad del participante será imposible para cualquier persona. Es importante señalar que la información aportada por los participantes así como las grabaciones (audio), se destruirán después de un período de 5 años.295 Estos datos se conservarán a lo largo de este período en un banco de datos creado para el proyecto. Datos de la investigadora Usted en tanto participante de este estudio, puede en todo momento comunicarse con nosotros: para solicitar más explicaciones o detalles adicionales sobre el proyecto así como para saber más de las implicaciones de su participación. También pude contactarse con nosotros para comunicarnos cualquier duda, comentario que hacernos:

Itzel Sosa: [email protected], [email protected] teléfono celular: (777) XXXXXXXXX

295 Período requerido en México. 377

De mayo a finales de junio de 2009: Centro Regional de Investigaciones Multidisciplinarias (CRIM-UNAM). Teléfono: (777) 31750 11 Ádrese: CRIM - UNAM Universidad s/n, Circuito 2 62210, Colonia. Chamilpa, Cuernavaca, Morelos, Ciudad Universitaria de la UAEM

Directora de tesis: [email protected] Oficina del Defensor de derechos Universidad Laval: Pabellón Alphonse-Desjardins Universidad Laval 2325, calle de la Universidad, local 3320 Quebec (Quebec), G1V 0A6 Teléfono: 418.656-3081 (caja vocal confidencial) Línea sin costo al: 1 866 323-2271 Fax: (01) 418.656-3846 Toda crítica o queja sobre el proyecto puede ser dirigida de manera confidencial a:

Oficina de l’Ombudsman (defensor) de la Universidad Laval Québec, Canadá. Al teléfono: 418 656-3081 (contestadora confidencial) Línea gratuita: 1 866 323-2271 Número de fax (01) 418 656-3846 !Le agradecemos mucho su interés y su participación en este estudio!

 Proyecto aprobado el 21 de abril del 2009 por el comité de ética para la investigación (CERUL). Número de aprobación : 2009-039/21-04-2009