Dans Nos Classes Actions Éducatives
Total Page:16
File Type:pdf, Size:1020Kb
Dans nos classes Actions éducatives Mémoires de la déportation, en savoir plus Marie-Françoise Bonicel* (pour la revue Cultures en mouvement, n° 25, mars 2000.) "Biographie : Une histoire de vie en taille directe(1) " La mémoire, comme les racines de l'arbre Conditionne et maintient notre vie. Ma vie coïncide avec celle de mon peuple. Ma vie d'artiste coïncide avec le retour de ma mémoire… Je voudrais fixer la Mémoire dans la pierre et être l'outil grâce auquel l'Esprit rentre dans la Matière. Shelomo Selinger. Prix Mémoire de la Shoah. C'est le plus souvent par l'approche directe de sa création que nous sommes amenés à découvrir l'œuvre d'un artiste. Lorsque celui-ci est contemporain, elle se fait parfois à travers lui à la faveur d'une rencontre. Ce peut être aussi le fruit d'un travail sur l'histoire collective d'un peuple ou d'une culture transcendant son art qui en ouvre les portes. La vie, peut enfin se transformer en alchimiste de la rencontre, mêlant ainsi ces voies et ces voix .C'est ainsi que je fus accueillie par des mains tendues au seuil de sa vie et de son œuvre : "Les mains sont le prolongement de l'âme…" Au seuil de l'atelier de sculpture de Shelomo Selinger, un néflier issu d'un noyau venu d'Israël, arque ses branchages sur la cour pavée et des sculptures, dans un mouvement immobile, prononcent les mots du silence : Babyar parle de la tragédie du peuple juif ukrainien, Œdipe et Antigone racontent une histoire venue de la nuit des temps, La Femme Chouette a son regard de marbre tourné vers l'intérieur, et La femme aux trois seins vient d'éclore dans le granit. Au fond de l'atelier L e rêve d'Hélena dessine l'arbre de vie de ses origines et Les oiseaux de l'âme en platane moiré, disent le plus intime, le plus invisible, le plus sacré de l'être mais aussi l'envol possible. Leurs enlacements conjuguent le cœur et la solitude, la vie et le souffle de l'esprit, reliés par le fil invisible de la lumière, Construire offre l'équilibre de ses volumes de granit rose, Jacob combat avec l'ange sur un bas- relief auprès d'Hanna au violon. Mendes-France côtoie La vague et le Baiser en hommage à Brancusi Au cœur de l'atelier de Shelomo Selinger, j'ai rencontré le mystère d'une vie inouïe, d'une œuvre éblouissante d'émotion retenue, déclinée en pierre, bois, bronze, déroulant à l'infini les temps où s'entrechoquent les contraires : la vie et la mort, le passé et le futur, la lumière et l'obscurité, le bien et le mal, la douleur et l'espoir. Le microcosme du monde…La vie de Shelomo Selinger est une histoire dans l'Histoire, une histoire de vie adossée "au mur du temps ". Témoin de l'histoire du peuple juif, dans sa plus grande tragédie, la Shoah, il sculpte sa vie, celle de sa famille, les générations passées et celles à venir, l'intime et l'universel. Ma sculpture, c'est ma vie… En parlant de Rembrandt, Van Gogh prétendait que pour peindre ainsi , il avait certainement fallu qu'il meure plusieurs fois. Pour sculpter ainsi , Shelomo Selinger est né lui, plusieurs fois. Il est né une première fois en Pologne en 1928 à Szczakowa, non loin d'Auschwitz, dans une famille de commerçants aisés, sensibles à la musique et au chant, mais à aucun moment la sculpture n'apparaît dans le registre familial .L'antisémitisme au quotidien qui sévit dans ces pays de l'est ne suffit pas à imaginer la folie qui allait inexorablement recouvrir une partie du monde. Les massacres et les déportations organisées commencent dès 1939. En 1941, malgré des tentatives pour échapper aux rafles, la famille de Shelomo est emportée dans la tourmente. Sa sœur aînée Sarah sera arrêtée la première. Sa mère et sa petite sœur Rouja disparaîtront à Auschwitz. A l' âge de treize ans, à peine célébrée sa Bar-Mitsva il est déporté avec son père qui fut assassiné au bout de trois mois. Mais Shelomo Selinger est habité par une force de vie qui l'animera tout au long de ces années terribles où guidé par son étoile intérieure, il est "choisi" par le destin pour survivre et témoigner. C'est ce désir de vivre qui le poussera au moment de la sélection à se faire passer pour un garçon de dix-neuf ans .C'est cette force de vie qui lui fera découvrir les gestes pour survivre, la force pour résister aux coups, aux humiliations, au sadisme des bourreaux au long de son passage dans les neufs camps de travail et les trois marches de la mort qui le conduiront à sa dernière étape de l'enfer, à Theresienstadt, dans un amoncellement de cadavres où il est laissé pour mort au côtés du poète Robert Desnos, qui lui, ne survivra pas. Shelomo est né une seconde fois entre les mains d'un médecin juif, officier russe de l'armée de libération qui entendra un souffle parmi les morts et le ramènera à la vie : "qui sauve une vie sauve le monde" , dit la tradition juive …Rescapé, il est amnésique et le restera pendant sept années après avoir rejoint Israël en bateau clandestin. Là, il retrouvera sa sœur aînée Sarah, qui a survécu elle aussi. C'est en Israël que Selinger va naître une troisième fois, Israël où il va tenter de mettre en œuvre ses rêves : "je veux me changer, construire le pays, changer le peuple juif, changer le monde" ! C'est ainsi qu'il s'instruit pour rattraper le temps perdu, qu'il participe à l'installation d'un kibboutz en Judée où il lave la terre du sel qui la stérilise depuis des siècles, pour la rendre à nouveau fertile, voir renaître les cultures et fleurir les vergers, et qu'il participe à la guerre d'indépendance de 1948. "La renaissance d'Israël coïncide avec ma renaissance personnelle…Ici est ma maison ; je travaille, j'apprends à me défendre, je m'instruis, et je suis initié à la poésie et à la beauté. Mais je suis toujours l'homme sans mémoire et sans passé. Je suis un nouveau- né. Le désert de Judée est mon lieu de naissance, la lumière de ce lieu m'imprègne à jamais. Plus tard, j'essaierai de la faire rayonner dans ma sculpture (2) " . Les années passent et sa mémoire en jachère redevient elle aussi fertile. En 1951, à l'occasion d'une promenade avec Ruth, sa fiancée qui deviendra plus tard son épouse, il sculpte par jeu une petite figurine. Plus tard ce sera son auto- portrait à l'aide d'un miroir…renouant peut-être ainsi avec des gestes d'enfance enfouis dans sa mémoire repliée sous le poids de trop de douleur… "L'enfance est le puits de l'être" disait Bachelard…Le pass é enfoui ressurgit alors progressivement avec sa cohorte de souvenirs terrifiants et des cauchemars qui vont hanter ses nuits. Depuis, Shelomo n'a pas cessé de sculpter, en Israël d'abord, où il remporte son premier prix de sculpture puis en France où il vient travailler en 1956 dans l'atelier de Gimond, rencontrer Brancusi, mais aussi développer un style propre. Il sculpte de façon obsessionnelle, dans le bois, mais surtout dans la pierre. Le granit de Bretagne sera sa pierre privilégiée, pierre des menhirs qui peuvent défier l'éternité. Rami Selinger, son fils, spécialiste de chirurgie plastique et réparatrice, notamment des mains , l'évoque : "Moi, j'aide les gens à tourner les pages. Mon père lui, sculpte ses souvenirs ; il sculpte dans des matières qui vivent bien plus longtemps que nous. Il sculpte pour les générations à venir, pour transmettre sa mémoire. " Ses plus grandes sculptures monumentales sont réalisées dans cet esprit : l e Mémorial de la Déportation de Drancy , qui atteint les 4,70 mètres de haut, le Monument de la Résistance à La Courneuve, qui porte encore la trace de l'arrachement à la terre de ce bloc de 40 tonnes, L e Requiem pour les juifs à Bösen près de Saarbrücken ou le Monument des Justes des Nations à Yad-Vashem : Pourquoi le monumental, les grandes dimensions ? "Pour que tous , répond Selinger, à l'occasion de l'exposition de La Courneuve en 1986, y voient l'évidence d'un souffle supérieur ". A la folie de la lumière noire de la Shoah (3) Shelomo répond par une autre folie : plus de 700 œuvres, qui se poseront en France et à l'étranger et lui vaudront les plus grandes récompenses : "L'art est une blessure devenue lumière" nous dit Braque… Par quelle magie l'artiste peut-il entretenir l'émotion nécessaire à la réalisation d'œuvres comme Drancy ou La Courneuve qui durèrent chacune plus de deux années ? En taillant la lumière et en libérant la forme immense qui va devenir le Mémorial de Drancy, il pense à sa mère, à sa petite sœur, à son père et aux membres de sa famille décimée, et trouve là le souffle pour nourrir l'œuvre chargée de symboles qui touchent à l'universel, mais à laquelle on accède par l'intime de son histoire personnelle et de la tragédie des siens . Le souvenir et la douleur sont dans chaque sillon, dans chaque courbe, dans chaque cocon qui fait naître un sein ou un visage (4) . En arrachant à la terre les quarante tonnes de granit rose de Perros- Guirec et en œuvrant plus de deux années pour faire émerger "l'esprit de résistance " enclos dans ce volume, l'artiste pense à tous les résistants et particulièrement à son cousin, Moniek Urbeitel, qu'il admirait.