Les Relations Turquie-Russie (1992-2016) : Une Géopolitique De L’Espace Pontique À Nouveau Sous La Loupe
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Notes de recherche no 1 | Janvier 2017 Les relations Turquie-Russie (1992-2016) : une géopolitique de l’espace Pontique à nouveau sous la loupe Lucie France Dagenais, Ph.D. Présentation1 territoire composé en partie de populations turcophones, doublée du conflit syrien au sud Les relations entre la Turquie et la Russie qui de l’Anatolie qui a vu l’intervention militaire ont tenu le devant de la scène médiatique russe à partir de 2015, ont ravivé la menace internationale à l’été 2016 reviennent en force pour la Turquie. en décembre 2016 s’inscrivant dans des rapports de longue date. Ces relations ont des Dans le présent texte nous entendons retracer racines très anciennes ayant traversé des les relations Turquie Russie depuis la fin de siècles d’inimitiés tout en ayant su parfois tisser l’Union soviétique, en décembre 1991, jusqu’à des alliances nécessaires. L’annexion en 2014 leur réconciliation ayant suivi une rupture de par les Russes de la Crimée ukrainienne, près d’un an. Notre propos entend circonscrire ces relations à l’intérieur de l’espace Pontique 1 Cet article a fait l’objet d’une relecture par monsieur i.e. autour de la mer Noire, cadre qui sera Jacques Lévesque, professeur émérite au précisé plus loin après avoir indiqué la Département de Sciences politiques à l’Uqam ainsi que par monsieur Tolga Bilener, professeur- justification du choix du sujet à l’étude, sa chercheur en Relations internationales à l’Université thématique, sa marche à suivre méthodologique Galatasaray d’Istanbul. Qu’ils soient ici remerciés pour leurs commentaires qui ont contribué à enrichir et nos objectifs. ce texte dont la responsabilité nous revient entièrement. 2 Notes de recherche no 1 | Janvier 2017 Justification du choix du sujet qu’une simple région géographique locale pour les relations Turquie Russie. Pourquoi avoir choisi de s’intéresser aux relations de la Turquie avec la Russie dans la Il ne peut être simplement désigné en terme région de la mer Noire? C’est d’abord «régional» sans perspective continentale car au précisément parce que rares sont les analyses fil de l’Histoire il est apparu comme le pont entre traitant côte-à-côte de la situation de la Turquie Europe et Asie. Aujourd’hui, l’espace Pontique avec celle de la Russie, une lacune que la correspond en fait à une construction conjoncture géopolitique récente nous a conduit géopolitique d’États riverains – Bulgarie, à vouloir combler. Ensuite, dans le contexte des Géorgie, Roumanie, Russie, Turquie, Ukraine- affrontements persistants au Moyen-Orient et et d’États non riverains, mais adjacents – au rôle croissant joué par la Turquie et la Arménie, Azerbaïdjan, Grèce, Moldavie, États Russie sur ces différents théâtres, il devenait de centrasiatiques-. Même ceux qui ne sont pas plus en plus essentiel de dresser les contours des États du littoral de la mer Noire en sont de leurs relations à l’ère post-soviétique. historiquement proches en ayant des liens étroits en tant qu’acteurs régionaux depuis En privilégiant l’étude des relations extérieures l’Europe balkanique et orientale, jusqu’à l’aire entre les deux pays les plus importants de la eurasiatique. zone Pontique du point de vue populationnel (données 2016), soit la Russie et ses 146,5 La thématique millions d’habitants et la Turquie avec 78,7 millions, nous tentons de mettre en lumière les La thématique à laquelle s’intéresse cet article représentations, discours et positions politiques soulève deux dimensions particulières à des deux États sur l’ensemble de cette aire examiner : d’abord la question du poids de d’influence. «Toute approche de la politique l’héritage conflictuel entre continuités et ruptures extérieure de la Turquie, toute analyse du rôle dans les politiques turques mises en œuvre vis- de ce pays dans les relations internationales à-vis Moscou. Dans quelle mesure cet héritage font immédiatement ressortir l’importance du marque-t-il après la fin de la Guerre froide les facteur géopolitique» (Billion, 1997 :11). Le positions du régime du Président Erdogan et la recours à la géopolitique est souvent invoqué dynamique sous-jacente aux relations turco- en période de grands bouleversements; elle russes? Ensuite, comment cette relation fleurit dans l’Histoire lors de périodes de bilatérale est-elle affectée et remodelée par les turbulences. Dans le cas de la Turquie cela se changements de nature du système des traduit par le fait d’être placée dans une position relations internationales et la géopolitique géographique où certaines constantes tendent à régionale sur la période retenue, compte tenu se manifester régulièrement. que la politique menée par les États est souvent davantage guidée par des réalités géopolitiques La mer Noire, le Pont-Euxin de l’Antiquité, aussi (Realpolitik) qu’en obéissant strictement à un désigné d’espace Pontique, est ce bassin idéalisme politique? maritime qui depuis plus de trois millénaires se trouve au centre des péripéties de l’Histoire. Pour appréhender ces questions, nos Situé au cœur de l’Eurasie, cet espace revêt présupposés de départ entendent attribuer un une importance géopolitique majeure à l’ère poids marquant aux positions internes des post-soviétique contemporaine car il est plus États, poids qui infléchit il va sans dire leurs positions en politique extérieure (voir Dagenais, 3 Notes de recherche no 1 | Janvier 2017 1980). De plus, notre analyse retient l’idée d’un riverain de la mer Noire allié aux pouvoirs retour de la géopolitique et ses conflits occidentaux et de la politique d’endiguement de régionaux depuis la fin de la bipolarité de la Washington à l’endroit de la puissance russe, la Guerre froide et l’émergence d’un phénomène Turquie représentait jusqu’à récemment, un cas de prolifération des États qui a suivi. à part dans la géopolitique Pontique (Serebrian, L’éclatement de l’Urss a produit la Fédération 2010 :67) ou de la Région intermédiaire (Filis, de Russie -21 républiques autonomes- dont la 2008 :353). Avec l’adhésion roumaine et Russie, la Biélorussie, l’Ukraine, la Moldavie, bulgare à l’Otan en 2004, deux autres pays de les trois républiques du Caucase (Arménie et l’espace mer Noire, ce statut turc d’exclusivité Azerbaïdjan; Géorgie;) les cinq républiques tend à s’atténuer. d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizistan, Dans les années 1990, un discours politique Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan). La 2 Tchétchénie, aujourd’hui membre de la s’affirme sur le «panturquisme» où les Fédération de Russie, avait tenté en novembre dirigeants turcs de l’époque voyaient «le monde 1991, soit un mois avant la dislocation de l’Urss, turc de la mer Adriatique à la mer de Chine». La de proclamer son indépendance et lors de deux Turquie va atténuer par la suite cette orientation conflits armés subséquents (en 1996 et en dans sa politique extérieure devant des objectifs 1999). stratégiques nouveaux qui surgissent dans son voisinage immédiat. Quant à la Russie Le phénomène de multiplication des États contemporaine, la référence à la notion de tendrait à amoindrir la puissance géopolitique sphère d’influence se colore de panslavisme et de l’espace russe comparé à l’ancien empire d’eurasisme3, des termes messianiques soviétique. Ce phénomène était impensable au appartenant à l’idéal laïc d’une Russie cours de la Guerre froide car les problèmes des socialiste, termes à considérer aujourd’hui peuples, nations et de leurs territoires encore car intervenant dans la politique apparaissaient alors comme secondaires sinon extérieure russe y compris avec la Turquie. révolus (Lacoste, 1995 :14). Aujourd’hui, il remet en cause l’équilibre des puissances et, en La théorie eurasiste prend sens en tant que particulier, l’équilibre des forces entre la Russie version politique d’un discours identitaire et la Turquie. Disséquer la géopolitique de cet (fonction géopolitique du panisme : espace ne peut se faire qu’à travers une prise panslavisme, eurasisme) sur la Russie. En en compte de la diversité des peuples, des théorie géopolitique, la notion d’Eurasie, jugée contraintes géographiques et des dispositifs institutionnels ou politiques qui nous rappellent 2 Panturquisme : «idéologie selon laquelle toutes les toute l’importance de cette région pour la populations turcophones du monde partagent une stabilité de l’ensemble du continent européen. même origine ethnique et ont vocation à se retrouver dans un ensemble politique commun» (Roy, 2004 :179). Le panturquisme peut être laïc ou teinté La suprématie déclinante de la Russie dans de panislamisme. Pendant des siècles l’ottomanisme l’espace mer Noire avec la décennie 1990 a éclipsé l’idée de panturquisme. L’ottomanisme entraine une redéfinition du rôle de cette «désigne la nostalgie éprouvée pour l’Empire ottoman dont la légitimité religieuse se conjuguait puissance dans la zone. La redéfinition de la avec une grande diversité ethnique» (Roy, puissance russe semble alors offrir ou redonner 2004 :179). 3 Nous reprenons ici la définition de Tapia (2009 : 4) : une sphère d’influence à la Turquie, adversaire «L’eurasisme est une théorie politique et géopolitique héréditaire ou allié de circonstance dans Russe qui considère l’ensemble formé par la Russie l’espace Pontique. En tant qu’unique État et ses voisins proches, slaves et musulmans, comme un continent à part entière, appelé Eurasie». 4 Notes de recherche no 1 | Janvier 2017 comme très marquée idéologiquement (voir musulmans russifiés pour éviter de les voir se Tapia, 2009 :2) est vue comme un espace rallier à d’autres aires de civilisations comme primordial pour qui voudrait dominer le monde. celle du monde turc (ou iranien). Considérée comme Eur-Asie, la Russie serait en réalité un autre continent, empruntant moins Marche à suivre méthodologique et objectifs à l’Europe qu’à l’Asie et «défini par l’unité du monde russe orthodoxe et du monde turcique» L’idée centrale au cœur de la présente analyse (Laruelle, 2013 :641).