RENCONTRES PROFESSIONNELLES ARTISTIQUES

Les nouvelles écritures du spectacle vivant musique, danse, théâtre

TOULON, DU LUNDI 5 AU VENDREDI 16 NOVEMBRE 2007 Les actes

1 Ces rencontres professionnelles artistiques sur le thème des “nouvelles écritures du spectacle vivant - musique, danse, théâtre” ont été organisées par le Conseil Général du , dans le cadre des actions de préfiguration du Centre Départemental d’Echanges et de Transmission Artistiques de l’Abbaye de La Celle. Elles se sont tenues à l’Espace Comédia, 10 rue Orves à , du lundi 5 au vendredi 16 novembre 2007.

En collaboration avec : L’ADIAM 83 http://www.adiam83.com La compagnie Rialto- Fabrik Nomade http://www.cie-rialto.com L’Institut d’Etudes Théâtrales Paris 3 Sorbonne Nouvelle http://www.univ-paris3.fr L’Espace Comédia http://www.theatremediterranée.fr La Compagnie Hors Champ http://www.ciehorschamp.fr La Compagnie Le Bruit des Hommes http://www.lebruitdeshommes.com La Bibliothèque de théâtre Armand Gatti http://www.orpheon-theatre.org Le Centre National de la Danse http://www.cnd.fr Karwan http://www.karwan.info La pensée de midi http://www.lapenseedemidi.org L’arcade http://www.arcade-paca.com Le Pôle Jeune Public du Revest les Eaux http://www.polejeunepublic.over-blog.com Le Théâtre Massalia - Centre Ressources Jeune Public http://www.theatremassalia.com

Des spectacles étaient également présentés lors de ces rencontres. Il s’agit de :

Le parti pris des choses, théâtre de corps et de cirque par le Collectif Petit Travers proposé par Karwan, Pôle de développement et de diffusion des arts de la rue et des arts du cirque en région PACA. Auteurs, mise en scène, interprétation : Nicolas Mathis, Céline Lapeyre et François Lebas.

D’après J.C., d’Herman Diephuis - danse proposé par l’Adiam 83. Avec : Julien Gallée-Ferré et Claire Haenni.

Être le loup, théâtre jeune public proposé par le Pôle Jeune Public à la Maison des Comoni au Revest les Eaux. Texte de Bettina Wegenast, mise en scène Christian Duchange, avec Nathalie Raphaël, Jacques Ville.

Salam Leila, danse proposé par la Cie Rialto Fabrik Nomade. Chorégraphie et Interprétation : William Petit. Chant : Hassounia.

La solitude du créateur, concert proposé par la Pensée de Midi. Musique contemporaine, lecture et danse. Avec Kaoli Isshiki, soprano, Joël Versavaud, saxophone, Frédéric Daumas (ensemble Symblema) percussions, Ziya Azazi danse, Renaud Ego lecture. Œuvres de Zad Moultaka, Iannis Xenakis, François-Bernard Mâche, Renaud Ego

Tradition, transgressions, danse et musique proposé par la Pensée de Midi. Avec Ziya Azazi, danse, Yalda Younes danse, DJ Click, Zad Moultaka, musique.

Auteurs et compagnies, événement proposé et animé par la compagnie Hors Champ, en partenariat avec les compagnies théâtrales du Var. Les compagnies professionnelles du Var ont présenté dans une forme brève, au grand public et aux diffuseurs, leurs spectacles en cours de création ou de diffusion…

Organisation des rencontres : Direction des Affaires Culturelles du Conseil Général du Var Tél : 04 94 18 66 12 Françoise Longeard-Sanyas Coordination des Actes : Graziella Végis, Théâtre Massalia : 04 95 04 95 70 - La Friche la Belle de Mai - Marseille Retranscription : Aline Maclet Un numéro spécial de la revue Le Filou éditée par le Théâtre Massalia, synthèse des rencontres, est disponible ; renseignement au 04 95 04 95 70.

Réalisation : rouge - Caroline Brusset. Impression : CCI

2 Ẳommaire

MARDI 6 NOVEMBRE Discours d’inauguration, par le Docteur Arthur Paecht p 5 Discours d’inauguration, par Monsieur Claude Bonnet p 6

MERCREDI 7 NOVEMBRE Présentation de la bibliothèque de théatre d’Armand Gatti, par Georges Perpès p 7 Prélude à un abécédaire des nouvelles écritures théâtrales, par Daniel Lemahieu p 13

JEUDI 8 NOVEMBRE Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco ; par Jean-Pierre Ryngaert p 27

VENDREDI 9 NOVEMBRE Ecriture et notation musicales : l’écriture et l’espace ; par Nicolas Frize p 39 Conférence-concert, de Nicolas Frize p 65

LUNDI 12 NOVEMBRE Danse contemporaine, l’écriture à l’œuvre ; proposé par l’Adiam 83 p 75 L’œuvre d’Anne Teresa Keersmaker, par Philippe Guisguand p 77 “Déroutes” de Mathilde Monnier, par Gérard Mayen p 95

MARDI 13 NOVEMBRE L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? proposé par le théâtre Massalia première partie p 113 deuxième partie p 151

JEUDI 15 NOVEMBRE La solitude, proposé par La Pensée de Midi p 169

VENDREDI 16 NOVEMBRE Traditions, transgressions, proposé par La Pensée de Midi, avec Zad Moultaka, Renaud Ego, Dj Click, Thierry Fabre, Catherine Peillon p 183

Les intervenants p 195

3 4 MARDI 6 NOVEMBRE Discours d’inauguration 2007 Docteur Arthur Paecht, vice président du Conseil Général du Var

ắendant plus de dix jours, vont se dérouler, à l’Espace Comédia de Toulon, les Rencontres Professionnelles Artistiques du Spectacle Vivant, organisées par le Conseil Général du Var :

Plus d’une centaine d’artistes, de responsables d’enseignement artistique, de responsa- bles culturels vont échanger et se rencontrer autour de partenaires d’audience nationale ou régionale tels que l’Institut Théâtral de l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, le Centre National de la Danse, la revue littéraire « La pensée de Midi », l’association Karwan, pôle de développement et de diffusion des arts du Cirque et de la Rue, l’asso- ciation Massalia, centre de ressource régional Jeunes Publics, l’Arcade, agence régionale des Arts du Spectacle… avec l’implication forte de partenaires départementaux tels que 17 compagnies professionnelles de théâtre, 4 compagnies professionnelles de Danse, l’ADIAM83, le Pôle Jeunes Publics du Revest les Eaux, de nombreux professeurs et élèves du CNR de TPM…

Où en est, aujourd’hui, l’écriture du Théâtre ? Où en sont, aujourd’hui, l’écriture de la Danse, celle de la Musique ? Comment Cirque et Théâtre, Théâtre et Danse, Danse et Musique se rencontrent-ils au sein de propositions artistiques communes ? Quels sont les chemins qu’explore l’écriture de spectacle spécifiquement destiné aux jeunes publics ? Comment Tradition et Modernité s’entrelacent-elles dans les propositions contem- poraines du Spectacle Vivant ?...

Voilà quelques unes des questions qui seront abordées par les professionnels du Var lors de ces rencontres. Voilà aussi celles qui seront proposées aux spectateurs eux-mêmes lors de nombreux rendez-vous ouverts au plus large public : spectacles, conférences-lec- tures, conférences-spectacles, rencontres-débats, par la qualité de leur contenu et l’ori- ginalité de leur forme, contribueront, en nous réjouissant, à nous éclairer sur les pistes suivies par les créateurs d’aujourd’hui.

Ces premières Rencontres Professionnelles Artistiques sont la preuve que, dans le domaine du spectacle vivant comme dans d’autres domaines, le potentiel de notre département existe bel et bien mais qu’il est urgent de le soutenir, de le valoriser, de l’ac- compagner dans son effort de développement : c’est cette volonté qu’a affirmé le Conseil Général du Var en adoptant, en décembre 2006, un schéma départemental des enseigne- ments de la Musique, de la Danse et du Théâtre qui prévoit, non seulement l’aide à la structuration, sur l’ensemble du territoire, des établissements d’enseignement spécia- lisé, mais aussi, l’ouverture, en 2009, d’un Centre Départemental d’Echanges et de Transmission Artistiques à l’Abbaye de La Celle. Ce Centre, proposera, dans tous les domaines du secteur artistique, des temps de forma- tion professionnelle continue, des temps d’échanges et d’expérimentation, contribuant, par là, à la qualité des propositions varoises en matière de création, à la pertinence des pratiques en matière d’enseignement et de transmission artistiques.

Les Rencontres Artistiques que nous ouvrons ce soir sont la préfiguration de ce projet unique en et affirment la très grande attention que porte le Conseil Général du Var à son développement culturel, à ses artistes et à tous les publics auxquels ils s’adressent…

5 MARDI 6 Discours d’inauguration NOVEMBRE 2007 Monsieur Claude Bonnet, Adjoint à la culture de la ville de Toulon

ẫe département du Var est riche d’énergies culturelles et artistiques. Dans le domaine du Spectacle Vivant tout particulièrement, certaines équipes artistiques professionnelles relèvent aujourd’hui le défi d’une reconnaissance régionale, nationale ou même, pour certaines, internationale tout en continuant à s’investir efficacement sur leur territoire d’origine.

Et c’est grâce à la présence et au travail de ces artistes novateurs et entreprenants, que le Var et particulièrement sa capitale, la ville de Toulon, peuvent espérer aujourd’hui pro- poser à leurs habitants et à ceux qui les visitent, une offre culturelle attractive et de qua- lité. Chaque année, plus de 7 000 personnes viennent vivre et travailler à Toulon : à ces nouveaux habitants, aux toulonnais de plus longue date, la Ville de Toulon doit pouvoir proposer des opportunités culturelles diversifiées et pertinentes.

Dans le domaine du Spectacle Vivant, celui du Théâtre, de la Musique, de la Danse, des Arts du Cirque et de la Rue, contrairement à certaines idées reçues, le public et les spec- tateurs ont gardé intact leur appétit ; grâce aux efforts de la communauté d’aggloméra- tion T.P.M, de la Ville de Toulon et du Conseil Général, cet appétit peut se satisfaire et se développer dans des lieux tels que l’Opéra, le Pôle Jeunes Publics du Revest, le Centre National de Création et de Diffusion Culturelle de Châteauvallon… bientôt des lieux comme le Théâtre de la Liberté en centre ville…

L’Espace Comédia lui-même, où nous sommes ce soir, travaille depuis de nombreuses années à proposer aux publics une programmation dont l’originalité est de faire une place non négligeable aux créateurs varois ou toulonnais…

Car les lieux ne suffisent pas, il faut des artistes qui y résident, Si le spectacle se veut vivant, des artistes qui lient des relations originales et privilégiées avec les il doit aussi dépasser publics et les populations ; des artistes qui partagent leur savoir ses propres frontières ; être et leur savoir-faire, des artis- tes qui écoutent nos savoir être et s’il veut parler du monde, nos savoir-faire : car, si le specta- cle se veut vivant, il doit aussi il doit aussi dépasser ses propres frontières ; s’il veut parler du monde, il doit entendre les bruits du monde… aussi entendre les bruits du monde… Si le spectacle se veut vivant, ses artistes eux-mêmes doivent, quelle que soit leur expérience, s’interroger sans cesse et nous interroger sur le contenu, les formes, les sens de leurs démarches et de leurs créations…

Ce que propose le Conseil Général du Var, par l’organisation de ces rencontres, ce n’est pas d’ouvrir, pendant dix jours, le temple d’une soi disant vérité esthétique… C’est de proposer pendant dix jours, un laboratoire ouvert et convivial où artistes confrontent librement leurs expériences artistiques et leur recherche, un terrain d’aventures où spec- tateurs et artistes goûteront ensemble les joies de l’inattendu. La Ville de Toulon est heureuse d’accueillir cette expérience

6 MERCREDI 7 PRÉSENTATION DE LA BIBLIOTHÈQUE DE THÉÂTRE ARMANT GATTI NOVEMBRE par Georges Perpès 2007 PRÉLUDE À UN ABÉCÉDAIRE DES NOUVELLES ÉCRITURES THÉÂTRALES par Daniel Lemahieu

Présentation de la Bibliothèque de Théâtre Armand Gatti Georges Perpès

Ấn préliminaire de cette soirée sur les écritures contemporaines, et à l’abécédaire, orga- nisé par Daniel Lemahieu, on nous a demandé de faire une petite présentation de la Bibliothèque de Théâtre Armand Gatti. Pour ceux qui ne connaissent pas, donc c’est une bibliothèque de théâtre qui s’appelle Armand Gatti, qui a été crée et inaugurée par Armand Gatti en octobre 2000.

Ạlors pourquoi une bibliothèque de théâtre ? Et pourquoi Armand Gatti ? Une bibliothèque de théâtre parce que dans les années 98/99, le livre de théâtre, dans le Var était devenu quasiment invisible, à la fois dans les librairies, dans les médiathèques publiques, dans les bibliothèques universitaires ou les CDI des collèges ou des écoles. L’enquête qu’on a faite en 98/99 corroborait ce que Michel Vinaver avait fait dans son rap- port sur le livre de théâtre, parce qu’il constatait que tous les maillons de la chaîne, qui va de l’auteur au lecteur, (en passant par l’éditeur, le libraire, jusqu’au lecteur), que ce soit dans les bibliothèques ou dans les librairies, peu à peu, avaient été cassés. Donc, il y avait la nécessité, d’une manière un peu volontariste, de réaffirmer qu’il y avait des auteurs de théâtre, vivants, qui écrivaient, qui étaient édités, et de donner physique- ment, matériellement un lieu où on pourrait constater de visu ce qu’on ne pouvait pas voir, puisque c’était devenu invisible. C’est pour ça qu’on a, d’une manière un peu étonnante, ouvert une bibliothèque de théâ- tre. Parenthèse, c’est une initiative d’une compagnie de théâtre : Orphéon Théâtre Intérieur qui ne joue jamais dans les théâtres !

ảeuxième chose : pourquoi Armand Gatti ? Le nom d’Armand Gatti est venu très rapidement parce que c’est un auteur vivant. Même s’il est né en 1926 à Monaco dans un bidonville, ce monsieur là est toujours vivant, il tra- verse le siècle. Il a été successivement immigré, fils d’immigré italien, fils d’éboueur, de femme de ménage, résistant, déporté, il a le Prix Albert Londres, ses premières pièces sont créées par Jean Vilar et j’en passe… C’est quelqu’un d’une fidélité absolue qui traverse le siècle. C’est quelqu’un qui est à la fois fidèle dans ses engagements, dans sa vision de la vie, et en même temps un homme de théâtre. C’est aussi un homme de cinéma, parce que plusieurs films ont été réalisés par lui, il est aussi un grand poète. Et le poème, la poésie ont toujours été très liés au théâtre. Il est venu inaugurer cette bibliothèque, qui pour lui est, comme on dit, l’un des derniers refuges de l’utopie.

On l’a installée dans un théâtre, un petit théâtre dans une petite commune à 20 kilomè- tres d’ici. C’est à la fois une bibliothèque et à côté une salle de spectacle qui reçoit régu- lièrement des auteurs. Elle est ouverte le lundi, le mardi, le mercredi, le jeudi, de15 heu- res à 19 heures. L’adhésion est de 16 euros par an. Vous pouvez emprunter 3 livres tous

7 Présentation de la bibliothèque de Théâtre Armant Gatti par Georges Perpès

les 15 jours, ou 6 livres par mois. C’est une bibliothèque de prêt, de consultation, et j’y reviendrais, de conservation. C’est une bibliothèque qui compte 8500 ouvrages à peu près, classée avec une partie théorique et à la fois une partie de pièces de théâtre. Le fond couvre largement toute la période de la seconde partie du 20ème siècle, mais ça mord sur le début du 20ème siècle, il y a une partie de la fin du 19ème aussi et l’ouvrage le plus vieux date de 1780. C’est un fond dont la moitié vient d’acquisitions, grâce au fonds du Conseil Général, du Conseil Régional, de la DRAC, d’un ensemble de partenaires, et en même temps, la moi- tié est due à des donateurs. Merci aux donateurs, dont nous gardons les noms dans nos archives. Cette bibliothèque est à 20 kilomètres de Toulon, à 20 km de Hyères, à 20 kilomètres de Brignoles. Elle est située dans une agglomération de 450 000 habitants, où se concen- trent la plupart des compagnies professionnelles et amateurs du Var. C’est la première bibliothèque de théâtre en région PACA, jusqu’à la frontière italienne, à avoir tout son catalogue sur internet. C’est à dire que ce soir, si vous avez Internet, vous rentrez chez vous, vous faites www.orpheon-théâtre.org, et vous pouvez consulter le catalogue.

Cette bibliothèque a comme particularités, outre le fait que son catalogue est entière- ment sur Internet, d’avoir une base de données qui vous permet des recherches assez pointues. En même temps, elle développe des fonds spécifiques : il y a un fonds spécifi- que pour la jeunesse, à peu près 800 ouvrages, et surtout deux fonds qui sont en déve- loppement, consacrés au théâtre italien et au théâtre espagnol. Régulièrement, la bibliothèque met en ligne des bibliographies thématiques du théâtre européen. Si vous allez en ce moment sur le site, vous pouvez télécharger une bibliogra- phie du théâtre allemand, d’une trentaine de pages. Pareil pour le théâtre italien et pareil pour le théâtre hispanique. Dans le théâtre hispanique c’est le théâtre espagnol, le théâ- tre espagnol d’Amérique Latine, et aussi le théâtre catalan. Ces livres, on a décidé de les faire voyager aussi à l’extérieur. A travers différents types d’opérations qui sont hors les murs de la bibliothèque. Ce sont donc, en ciblant des com- munes rurales (moins de 5000 habitants), des communes sensibles, des zones sensibles dans certaines communes, où le théâtre et les livres de théâtre ne vont jamais qui sont concernées. Ceci sous la forme d’une opération qu’on appelle « Boulangerie Bibliothèque », qui consiste à mettre un livre de théâtre contemporain soit dans une boulangerie, soit dans une poste, soit dans un bar tabac, de manière à ce que les gens puissent librement pren- dre le livre, le ramener ou ne pas le ramener. Ça c’est une chose qu’on fait. Et la seconde chose Après la chose importante, qu’on fait, c’est une expérience avec l’Education Nationale : c’est des dépôts de livres pendant c’est de se dire aussi qu’il y a un mois pour une classe, que ce soit du CM1, du CM2 ou de la sixième, pour arriver à casser une des livres mais que les livres idée que le théâtre est une chose compliquée… C’est vrai que c’est compliqué, ça peut l’être n’existent pas sans les hommes. mais en tout cas, le théâtre peut se lire, très tôt, et on peut faire lire du théâtre très intéressant, Un livre ne voyage très bien écrit par de très bons auteurs dès le CM2, même parfois le CM1, parfois même le que s’il est porté. CE2.

Après la chose importante, c’est de se dire aussi qu’il y a des livres mais que les livres n’existent pas sans les hommes. Un livre ne voyage que s’il est porté. Donc à côté de tout ce travail sur le livre, il y a un travail qui s’appelle « Vie Littéraire », qui fait que toute l’année, dans le lieu, dans la bibliothèque et autour, il y a des rencon- tres avec des auteurs de théâtre, des lectures de pièces, des expositions thématiques, des projections de films et des stages d’écriture théâtrale. Et depuis cette année, le lieu est devenu un lieu de résidence d’écriture, destiné aux auteurs de théâtre et plus parti- culièrement destiné à ceux qui écrivent pour la rue. En décembre nous accueillerons Sonia Chiambretto qui est allée à la Chartreuse et puis après à Montevidéo, et qui vient chez nous passer un mois et demie pour écrire une pièce. En même temps on accueillera une compagnie « arts de la rue », Les Chercheurs d’Or qui viennent du Jura. Ils viennent travailler sur un projet d’écriture pour l’espace public, dans un jardin.

8 Présentation de la bibliothèque de Théâtre Armant Gatti par Georges Perpès Cette « Vie Littéraire » est orchestrée sur 4 temps forts : I Une fête du livre de théâtre qui a lieu maintenant depuis 2000, chaque année le troi- sième week-end d’octobre, qui correspond à « Lire en Fête » où là, tous les gens qui sont les protagonistes de la chaîne du livre sont présents. Il y a l’Education nationale, il y a des auteurs, des libraires, cette année par exemple, il y avait Sonia Chiambretto, Philippe Malone, Jean Cagnard, Ricardo Mansera, Victor Haïm, Gérard Levoyer, la FNCTA… Des gens qui abordent le théâtre tous de manière différente, sous des angles différents. Il est important que cette variété puisse continuer et que ces gens se rencontrent. I Ensuite, il y a une chose qu’on a inventée, qui est un portrait d’éditeur. C’est à dire faire découvrir des éditeurs de théâtre. L’année dernière c’était l’Amandier, un éditeur à Paris, qui avait fait découvrir, en trois volets, à la fois un travail théorique sur le théâtre espagnol justement, une autre partie qui portait sur un travail de publication lié à la Revue Cassandre, et un troisième travail portant sur jeune auteur qui s’appelle Emmanuelle Destremeau qui écrit une pièce pour le jeune public. Ces pièces pour le jeune public ne sont pas des pièces « gnangnan ». Ce sont des pièces où l’on peut par- ler de la sexualité d’une enfant par exemple, chose qui est taboue. I Troisième rendez-vous : c’est le mois d’avril avec Le prix Tartuffe. Il a été créé en 2004 et il est décerné par un « observatoire de la censure », qui réunit des artistes, des écri- vains, des éditeurs, des programmateurs des spectacles, des bibliothécaires, et des jour- nalistes. C’est un lieu de réflexion et d’information sur la censure ou l’autocensure. Chaque année ce Prix Tartuffe est décerné à un écrivain, ou a un artiste victime de la cen- sure, ou un livre qui défend la liberté d’expression. En 2006, cette année, il a été attribué à Christian Salmon qui, avec Salman Rushdie avait fondé le Parlement International des Ecrivains et le réseau des Villes-Refuges et la revue Autodafé, et qui a sorti un livre fabuleux, qui s’appelle « Verbicide ». L’année précédente, en 2005, le prix avait été donné à une dramaturge anglaise Gurpreet Kaur Bhatti puisqu’en 2004, 400 Sikhs étaient rentrés dans le théâtre où une de ses pièces se jouait, « Déshonneur » et avaient absolument tout cassé. Les représentations avaient été stop- pées, l’auteur avait été forcée de se cacher, puisqu’elle était victime de menaces de mort. Le texte a été édité finalement chez Les Solitaires Intempestifs, pièce jugée blasphéma- toire. I Et après, il y a le Prix de la pièce contemporaine pour le jeune public. C’est un travail qu’on fait depuis 4 ans avec l’Education Nationale. C’est un comité de lecture qui lit pen- dant une année toutes les pièces qui peuvent intéresser des enfants et des adolescents, en partant de 7,8 ans, jusqu’à 16, 17 ans. Cette année, il y avait 60 pièces éditées par 28 éditeurs, et parmi ces 60 pièces et 28 éditeurs, on a choisi 5 pièces pour les CM2, 6ème et 5 pièces pour les 3èmes et 2nde, parce que ce sont des moments charnière, au niveau de leur parcours. Et c’est important de faire lire du théâtre contemporain avec des pièces éditées récemment dans le service public et l’Education Nationale.

Ce qui est très important aussi, c’est de se dire que l’Education Nationale achète des livres. Pour que les livres soient édités, il faut que les éditeurs sentent qu’il y a des gens les achètent,. L’un des buts de la bibliothèque, c’est d’être une vitrine, et en même temps aussi de vous donner envie de lire, d’avoir ce livre en main que vous pouvez venir choi- sir, regarder etc… C’est bien aussi de se constituer une bibliothèque personnelle, et c’est bien qu’il y ait de plus en plus de bibliothèques un peu partout, chez vous, dans les CDI… parce qu’on trouve des manga dans les CDI, on trouve pas de pièces de théâtre éditées. C’est étonnant ! Donc simplement pour vous rappeler que les premiers prix, la première année c’était Nathalie Papin pour « Camino » et Jean Gabriel Nordmann pour « Bakou et les adultes ». La seconde année, c’était Jean-Claude Grumberg pour « Pinok et Barbie » et Sylvain Levé pour « Ouasmok ». La troisième année, c’était Wadji Mouawad avec « Pacamanbo » et ex-aequo avec Fabrice Melquiot pour « Albatros » et Suzanne Lebeau pour « L’Ogrelet ». L’année dernière ce sont deux auteurs, deux garçons Stéphane Jauberti pour « Yaël Tautavel », qui maintenant est chez Théâtrales et Abdelkader Djemal pour « Une étoile pour noël ».

L’important c’est de dire qu’il y a des collections jeunesse, mais on se rend compte qu’il y a des textes qui peuvent intéresser de enfants et adolescents qui ne sont pas forcément dans les collections jeunesse. Cette année il y a dix auteurs très intéressants chez des

9 Présentation de la bibliothèque de Théâtre Armant Gatti par Georges Perpès

éditeurs qui ne sont pas forcément des éditeurs jeunesse. On a choisi par exemple « Pourquoi mes frères et moi on est partis ? », de Hédi Tillette de Clermond Tonnerre chez Les Solitaires Intempestifs. Ou chez l’Arche une pièce de Daniel Danis, pour les enfants de CM2, 6ème. Il y a vraiment une grande diversité d’écritures d’approches…. Il y a une pièce d’une jeune femme qui s’appelle Nathalie Akoun qui est éditée à l’Avant/Scène, une pièce de Joseph Danan, « Jojo, le Récidiviste », qui est uniquement constituée de didascalies. Proposer différen- tes écritures, différentes manières dès le très jeune âge, c’est un de nos travaux.

Cette année en 2008, on va lancer un autre procédé, processus, dispositif, qui tient compte du fait que nous sommes une bibliothèque de prêt, de consultation et de conservation. Ce qui se passe, c’est que, vous savez que à partir de 40 ans, les livres changent de statut, ils glissent d’étagère, ils vont dans une réserve et ils deviennent en quelque sorte un patri- moine. Dans certaines bibliothèques, les livres sont pilonnés. Nous on ne pilonne pas, on ne détruit rien, on conserve. Même si ils sont en mauvais état, si ils sont un peu tâchés, pour nous, c’est important. Ce qui se passe, c’est qu’au bout de 40 ans, si vous venez à la bibliothèque, vous verrez que « Ah, non, tiens, c’est bizarre, ils ont pas ce livre », mais sur le catalogue vous allez le trouver. Donc on ne prête que les ouvrages qui ont moins de 40 ans. Pour permettre de valoriser ce patrimoine, de le transmettre et de le faire connaître, on a décidé de faire chaque année, d’essayer ça, de faire une espèce de retour en arrière, 40 ans avant. Qu’est-ce qui s’est passé il y a 40 ans ? Donc l’année prochaine sera consacrée à l’année 1968, qui est une année théâtrale parti- culière. On va faire une exposition de livres, entièrement consacrés à 68, on en a à peu près une centaine, pour qu’on voie précisément ce qui était édité à cette époque là, quelle collection, ce qui était à la page. Qui connaît la thèse de Jack Lang publiée en 68 ? Qui connaît le texte de Monsieur Lebel qui s’appelle « Avignon, supermarché de la Culture » ? Il y a des choses très intéressantes à revisiter et surtout plein de pièces à questionner. Que ce soit « L’aurore rouge et noire », pièce qui a été écrite par Arrabal à cette occasion, que ce soit une pièce de Copi, que ce soit la première pièce de Grumberg, la première pièce de Jean-Claude Carrière… Il y a des tas d’auteurs qui sont édités à ce moment là, des pièces jouées. Est-ce que ça nous parle toujours ? Pour se questionner à la fois sur les textes, savoir ce qui se passe… Est-ce que c’est toujours lisible cette littérature-à ? Donc on va faire ça, et on va l’accompagner avec des spécialistes qui viendront pendant l’année, parler à la fois du Living Theater. Vous savez que le Living Theater est venu à Chateauvallon le 1er août 1968. Nous avons les photos, on les montrera. Vous savez aussi peut-être que Grotowski est venu a Aix en Provence, en 68, on a les photos, on vous les montrera. Il y a plein de choses comme ça qui sont liées à la fois à l’actualité régio- nale, et en même temps, c’est revenir sur une histoire du théâtre et des lieux de théâtre. En 68, ce lieu, le Théâtre Comédia, n’existait pas. On peut se poser la question aussi : qu’est-ce qu’il y avait comme lieux de théâtre où se jouaient les pièces. On se rend compte qu’il y a plein de lieux qui n’existaient pas, plein de lieux qui ont disparu. Le lieu où a été créée la pièce d’Arrabal, « Le Cimetière des voitures », le Théâtre des Arts a été détruit. L’endroit, « L’Epée de Bois » où Grotowski a joué « Acropolis » à Paris a été détruit. Ce sont des choses comme ça qu’on va essayer de voir, parce que je pense que l’his- Cette bibliothèque est la maison toire du théâtre, on s’enrichit à la connaître et que avant de s’attaquer à une relecture, à des auteurs de théâtre, remonter par exemple « Le Cimetière des Voitures », c’est bien de voir comment les des compagnies des théâtre, mises en scène étaient faites et dans quel contexte, et c’est modestement ce qu’on va professionnelles et amateurs. essayer de donner comme outils. Voilà un peu le travail de la bibliothèque. Il Vous êtes tous les bienvenus. y a une phrase écrite par le Conseil Général que je trouve merveilleuse, qui dit : « Cette bibliothèque est un lieu de travail et de recherche pour les professionnels, un lieu pédagogique pour les enseignants et les élè- ves, un lieu de découverte pour les amateurs ». Je crois que c’est bien. Cette bibliothè- que est la maison des auteurs de théâtre, des compagnies des théâtre, professionnelles et amateurs. Vous êtes tous les bienvenus.

10 Présentation de la bibliothèque de Théâtre Armant Gatti par Georges Perpès

Pour les deux mois qui viennent, vous rencontrez Alexandre Férociandé qui est là tous les matins et qui, l’après-midi généralement est à la bibliothèque et qui vous accueillera et vous conseillera.

Quelques petits rendez-vous : Il y a un portrait d’éditeur qui est en cours, lié aux Editions Théâtrales. Jean-Pierre Engelbach qui en est le directeur viendra passer une soirée avec nous pour parler de la naissance d’une maison d’édition, parce que cette maison fête 25 ans d’existence, et 25 ans c’est important. Pourquoi 68, c’est parce que 68 c’est le début du retrait des auteurs dans les théâtres, la prise de pouvoir des metteurs en scènes, des dramaturges, c’est aussi le retrait de la cri- tique. C’est aussi l’abandon de l’édition de théâtre par les grands éditeurs et après ce moment-là commencent à apparaître de nouveaux éditeurs, qui vont prendre des ris- ques, qui vont se mettre à éditer des gens de théâtre. Donc Théâtrales fait partie de cette aventure là. Ils fêtent 25 ans. Il va parler à la fois de la naissance d’une maison d’édition, mais en même temps de l’économie, c’est important de parler de l’économie du livre. Comment les manuscrits arrivent, comment on les édite, quels sont les pourcentages, combien ça coûte tout ça ? Parce qu’un livre de théâtre, c’est cher finalement. Nous ça nous revient à douze euros en moyenne. On a plus de réductions pour les bibliothèques. Et la vie continue à augmenter. C’est cher, c’est cher… Et le même soir, il y a aura Michel Corvin qui viendra présenter la première anthologie critique des auteurs de théâtre européen. C’est important de se dire qu’après l’antholo- gie de Michel Azama en trois volumes sur le théâtre en France et plutôt le théâtre fran- cophone, parce que dedans il y a aussi des Suisses, des Belges. Il y a cette anthologie qui est sortie, dans laquelle on ne trouve aucun francophone, pas de belges, pas de Suisses. Mais on trouve des Wallons. C’est une Europe un peu élargie parce que ça va jusqu’à l’Oural. Il y a des auteurs Russes, et ça englobe même la Turquie. C’est 45 ans de théâtre en Europe, avec des extraits.

Ensuite, le troisième volet de « Portrait d’éditeurs » qu’on consacre à Théâtrales sera consacré à Noëlle Renaude, qui est quelqu’un qui n’est jamais venue dans le Var, qui est quelqu’un de fabuleux. Elle n’a jamais été jouée dans le Var, mais peut-être que je me trompe. Ah, elle va l’être bientôt, c’est une bonne chose. C’est une femme fantastique, qui continue à écrire et qui a une écriture très surprenante. C’est bien de la recevoir. En plus, c’est une femme qui écrit, c’est génial.

Pour finir, les partenaires sont la Ville de Cuers, où nous sommes installés : il y a le Conseil Général du Var, la DRAC PACA, le Conseil Régional, et le Centre National du Livre, la DMDTS. Le problème c’est que le livre c’est pas quelque chose de rentable. On ne vend rien du tout. Par contre, le gros du problème du livre, et d’une bibliothèque, c’est le fonctionnement. Ce n’est pas d’acheter des livres, c’est le travail autour qui se fait et qui nécessite des personnes compétentes et diplômées. Françoise Trompette : Je tiens à préciser aussi que la bibliothèque a été fermée un an. Parce que, une bibliothèque qui n’est pas municipale, qui est associative n’a pas les res- sources qui permettent d’assurer son fonctionnement. Donc, pour trouver les moyens de financer un poste, c’était très difficile. Il a fallu attendre un an pour que ce débloquent des solutions, avec notamment un poste Adac et les partenaires qui ont complété le poste. Mais la situation d’une bibliothèque comme celle là est toujours fragile. J’insiste sur le soutien de ceux qui sont les partenaires de cette aventure que sont les compa- gnies, les amateurs de théâtre. Soutenir le travail de la bibliothèque c’est permettre à cette chose là de continuer.

Georges Perpès : D’autant plus que, ça me fait penser que j’ai oublié de vous dire ça : nous sommes la seule bibliothèque jusqu’à la frontière italienne. Il y en a une autre qui est à Marseille, qui est dans le Théâtre de la Minoterie. Actuellement il a de gros problèmes. Il est menacé d’expulsion. On ne sait pas ce que va devenir à la fois la compagnie qui dirige le lieu, qui accueille toute l’année plein de monde et en même temps, ce que va devenir ce lieu. Paradoxalement, il y a un second problème sur Marseille, la bibliothèque du CIPM, qui est le Centre International de la Poésie, qui est installé dans la Vieille Charité, qui connaît un gros problème aussi. Il y a des problèmes en ce moment avec les bibliothèques.

11 Présentation de la bibliothèque de Théâtre Armant Gatti par Georges Perpès

Françoise Trompette : Je pense que quand il y a des lieux de la pensée, il est absolument important d’avoir une attitude de soutien, parce que les lieux de la pensée disparaissent les uns après les autres. On se rend compte qu’ils ne sont plus là au moment où ils ne sont plus là.

12 MERCREDI 7 NOVEMBRE Prélude à un abécédaire des nouvelles 2007 écritures théâtrales Daniel Lemahieu écrivain de théâtre

ắrésentation Daniel Lemahieu a travaillé trois jours dans ce théâtre sur l’écriture de Samuel Beckett, avec un certain nombre de professionnels ou de responsables d’enseignement du théâ- tre dans le Département. Ils étaient une quarantaine en tout. Le dernier soir, certains d’entre eux se sont associés à lui pour illustrer son « prélude à un abécédaire des nou- velles écritures théâtrales », en lisant quelques extraits de textes.

Daniel Lemahieu Pour commencer, une mise en bouche, un texte de Peter Handke, Gaspard.

Gaspardde Peter Handke

Chaque phrase compte pour du beurre chaque phrase compte pour du beurre chaque phrase compte pour du beurre

Il s’arrête. Il recommence à parler. Un projecteur est braqué sur lui.

ẩ’ai été fier du premier pas que j’ai fait, mais j’ai eu honte du deuxième ; de même j’ai été fier de la première main que je me suis découverte. Mais j’ai eu honte de la deuxième main ; j’ai eu honte de tout ce qui se répétait. Pourtant j’ai déjà eu honte de la PREMIERE phrase que j’ai prononcée, alors que je n’avais déjà plus honte de la DEUXIEME et que je me suis vite habitué aux suivantes. J’ai été fier de la deuxième phrase.

Dans mon histoire, avec la première phrase, je voulais seulement créer du bruit, alors qu’avec la phrase suivante, je voulais déjà me manifester, alors qu’avec la phrase sui- vante, je voulais déjà PARLER, alors qu’avec la phrase suivante, je voulais déjà M’EN- TENDRE PARLER, alors qu’avec la phrase suivante, je voulais déjà que d’AUTRES m’en- tendent parler, alors qu’avec la phrase suivante, je voulais déjà que les autres entendent CE QUE je disais, alors qu’avec la phrase suivante, je voulais déjà que d’autres, qui disaient AUSSI une phrase, ne soient plus entendus, alors que ce n’est que l’avant der- nière phrase de l’histoire que j’utilisais pour QUESTIONNER et que ce n’est qu’avec la dernière phrase de l’histoire que je commençais à demander ce que les AUTRES, qui n’avaient pas été entendus, avaient bien pu dire pendant que je disais ma phrase. (…)

L’écriture contemporaine est liée au déséquilibre, à la fracture, aux fêlures, à la schize. Sur quoi est fondé ce déséquilibre ? Sur la bifurcation son/sens. D’abord le son pour produire le sens, le signifiant pour ouvrir au signifié, la matière pour engendrer la signification. Le déséquilibre des écritures contemporaines fonctionne aussi sur la variation : thème et variation. Voyez Novarina. Voyez Vinaver. Ce déséquilibre est lié à l’hétérogénéité. L’aspect hétéroclite contre l’homogénéité de la langue du répertoire telle qu’elle est aujourd’hui entendue ou la langue de la communication. L’écriture proposée aujourd’hui

13 Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu

n’est pas une écriture de communication mais une écriture liée essentiellement à une écriture personnelle où chacun envoie sa voix. « Voie » ou « voix ». Le déséquilibre est également fondé sur le phrasé de la langue des textes. Il est enfin lié au ressassement et aux perpétuels méandres, reptations, retours en arrière, etc… Nous allons lire un extrait de Manque de Sarah Kane. Quatre personnages en scène : c’est un quatuor.

Manque de Sarah Kane

A Elle l’a repris. C Je crois aux anniversaires. Et qu’on peut retrouver l’émotion d’avant, même si la cause en est triviale ou oubliée. Ce qui là n’est pas le cas. M Et je vais vieillir et je vais, et ça va, je ne sais quoi. B Je fume à m’en rendre malade. A Noir blanc bleu. C Quand je me réveille, je me dis que c’est le début de mes règles ou plus exactement qu’elles se prolongent puisqu’il n’y a pas trois jours qu’elles viennent de se terminer. M De moi part la chaleur. C Et moi je pars du cœur. B Je ne sens rien, rien. Je ne sens rien. M Mais, est-ce possible ? B Pardon ? A Je ne suis pas un violeur. B David ? (Un temps) B Ouais. A Je suis un pédophile. M Tu te souviens de moi ? (Un temps) B Ouais. C Tout de l’Allemand côté physique. A Tout de l’Espagnol coté débit. C Tout du Serbe coté clopes. M Tu as oublié. C Tout à tous. B Je ne crois pas M Si. C Je n’ai pas pu oublier. M Je t’ai cherché. Dans toute la ville. B Non vraiment je M Si, si. A Ah Vraiment. M Oui. C S’il vous plaît, vous arrêtez. M Et maintenant je t’ai trouvé. C Quelqu’un qui est mort sans l’être. A Et maintenant, nous sommes amis. C Ce n’est pas ma faute jamais ça n’a été ma faute. M Tout ce qui arrive est censé arriver. B T’étais où ? M Ici et là. C Pars. B Où ? C Maintenant.

Ằuatuor vocal, difficile à jouer parce qu’il exprime des couleurs musicales. Comme les quatuors de Bartok. Un vrai quatuor. J’ai aussi découvert que Sarah Kane travaillait à partir de T. S Eliot, comme Michel Vinaver.

14 Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu

Vinaver c’est La Demande d’Emploi, à nouveau un quatuor, à quatre voix. Les deux affirment qu’ils ont été traversés par le modèle de la musique poétique d’Eliot, en parti- culier son poème La Terre vague, The waste land . Dans son sillage, ils insistent sur la primauté du rythme poussant le sens, le traitement contrapunctique de thèmes autono- mes, l’amenuisement de l’intrigue, l’« antériorité de la parole, les personnages se consti- tuant à partir de l’éruption du tout venant des mots » (Vinaver), la pratique du montage/collage, etc. Illustration :

La Demande d’Emploi de Michel Vinaver

FAGE. On peut dire que j’ai entièrement façonné cette équipe dans les premiers six mois j’ai viré tous les vieux bonshommes qui traînaient là-dedans j’ai embauché de jeunes loups des types aux dents longues qui cherchaient à mordre. NATHALIE . Je l’ai rencontré aux Presses Universitaires de France boulevard Saint- Michel au rayon mythologie. FAGE. En deux ans j’ai complètement renversé la situation parce que vous savez Monsieur Bergognan NATHALIE. Il m’a prise pour une vendeuse LOUISE. Tu me fais un peu peur en ce moment mon chéri FAGE. C’est un homme qui a un don artistique incontestable il dessine lui-même tous ses modèles mais allez lui parler d’organisation de gestion NATHALIE. Il m’a demandé si nous avions Le Cru et le Cuit de Lévi-Strauss. WALLACE. Avez-vous des sautes d’humeur ? LOUISE. Je sais que ça fait quatre mois que ça dure on peut tenir six mois si on veut WALLACE. Etes-vous susceptible ? NATHALIE. Je lui ai dit que je n’appartenais pas à la librairie

ẵous assistez à un partage des voix, un théâtre vocal débouchant sur une disharmonie dramatique (« atonale ? ») qui raconte cependant des mini histoires inscrites dans la micro histoire. On entend des fragments de paroles quotidiennes, on entend Lévi-Strauss, le cru, le cuit… Évidemment, quelques référents sont parfois nécessaires. Le tout venant, le contingent est tissé, entrelacé. Ces écrivains (Kane, Vinaver) travaillent sur les lapsus, les rictus, les divagations, les liai- sons étirées, les précipités, les ralentissements brutaux, les jeux de mots, de sonorités et de références, que l’on connaît ou pas. Étoffes moirées. Autour des années 1880, comme référence lointaine mais néanmoins pertinente, on peut citer Strindberg. Il opère une fracture à l’intérieur de l’écriture dramatique. Il nous donne des indications dans la préface de Mademoiselle Julie (1888) sur ce trio de personnages (Mademoiselle Julie ; Jean, maître d’hôtel ; Christine, cuisinière) qui est presque un qua- tuor si l’on pense au retour du père de Julie, à la fin de la pièce, père dont on sait la pré- sence mais qui restera invisible : « L’âme de mes personnages, (leur caractère) est un conglomérat de civilisations passées et actuelles, de bouts de livres et de journaux, des morceaux d’hommes, des lambeaux de vêtements de dimanche devenus haillons, tout comme l’âme elle-même est un assemblage de pièces de toute sorte ». Ainsi composent les auteurs dramatiques touchés par tout ce qui passe et se passe. Ils font théâtre de tout.

Alors à quoi conduit cette opération de déséquilibre de la langue et des sons avant même de produire du sens ? Cela conduit à essayer de faire que sa langue maternelle soit une langue étrangère. Cela conduit à faire crier, à faire hurler, à faire bégayer, à faire bal- butier la langue. Et quand on parle de balbutiements de la langue, on pense à Gilles Deleuze, Critique et Clinique, chapitre 13, « Bégaya-t-il ? » , puisque la langue est un perpétuel bégaiement de sons et de sens : « On dit que les mauvais romanciers éprouvent le besoin de varier leurs indicatifs de dialogues en substituant à “ dit-il ”, des expressions comme “ mur- mura-t-il ”, “ balbutia-t-il ”, “ sanglota-t-il ”, “ ricana-t-il ”, “ bégaya-t-il ” qui marquent les intonations. Et, à vrai dire, il semble que l’écrivain par rapport à ces intonations n’ait que deux possibilités. Ou bien le faire, (ainsi Balzac faisait effectivement bégayer le Père Grandet, quand celui-ci traitait une affaire, ou faisait parler Nucigen dans un patois déformant, et l’on sent chaque fois le plaisir de Balzac) ». Autre option : le dire sans le

15 Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu

faire. Se contenter d’une simple indication, qu’on laisse au lecteur le soin d’effectuer. Ainsi les héros de Masoch ne cessent de murmurer, leur voix doit être « un murmure à peine audible ». Par exemple, Beckett peut demander de « proférer dans un murmure ». À peine audible. Si on se trouve devant mille personnes, comment procéder ? Il faut qu’elles entendent. Non ! Il écrit : « Un murmure à peine audible », donc on émet le murmure à peine audible. « Isabelle, de Melville a une voix qui ne doit pas excéder le murmure. Et l’angélique Billy Budd ne s’émeut pas qu’on doive lui restituer son bégaiement ou même pire ». Grégoire, chez Kafka, dans La Métamorphose, piaule plus qu’il ne parle, mais c’est d’après le témoignage des tiers. Il suffit de lire le début de La Métamorphose de Kafka et vous constaterez cela.

Il semble pourtant qu’il y ait une troisième possibilité : quand dire, c’est faire. Sur ce point existe un très beau livre, Quand dire, c’est faire, de l’Anglais Austin . Exemple : quand on conclut un mariage. À un moment donné, quelqu’un dit « Oui ». L’homme puis la femme. Ou l’inverse. À quoi s’engagent-ils quand ils disent « Oui » ? Vous le savez tous. Vous êtes la plupart passés par là. Qu’est-ce que veut dire ce « Oui » dans toutes ses conséquences imprévisibles où chacun et chacune s’engagent ? Une seule solution : le faire au fur et à mesure pour le savoir. Dire, c’est faire.

« C’est ce qui arrive quand le bégaiement ne porte plus sur les mots préexistants, mais introduit lui-même les mots qu’il affecte ; ceux-ci n’existent plus indépendamment du bégaiement qui les sélectionne et les relie par lui-même. Ce n’est plus le personnage qui est bègue de parole, c’est l’écrivain qui devient bègue de la langue. Il fait bégayer la lan- gue en tant que telle. » Et Deleuze explicite « comment on fait bégayer la langue ». Dès lors, la langue bégaie d’elle-même en elle-même. Quand on lit une partition contem- poraine, ça peut être Beckett, ça peut être Novarina, la langue y bégaie d’elle-même en elle-même. Même projet du côté de Guyotat : Prostitution ; Eden, Eden, Eden, livre inter- dit à l’exposition dans les librairies, les bibliothèques dans les années 70. Quand, en 1981, Antoine Vitez a monté Tombeau pour 500 000 soldats au Théâtre national Chaillot, on a perdu des quantités d’abonnés.

Ce bégaiement conduit à quoi ? Il conduit à ce que l’auteur, l’écrivain (écrivain / écri- vaine) se considère comme un étranger dans la langue où il s’exprime, même si c’est sa langue maternelle. On utilise sa langue propre pour construire, avec cette langue propre, une langue sale. Francis Ponge expliquait que lorsqu’on essaie de traiter des choses avec des mots, on parle du parti pris des choses compte tenu de mots : PPC / Parti pris des Choses / CTM / Compte tenu des Mots. Et ces mots sont sales. Ils sont utilisés par tout le monde, à la différence de la gouache immaculée sortie des tubes du peintre avant qu’il ne la triture, la brosse, la malaxe, la frappe, la glisse sur la toile. On écrit avec les mots du boucher, du boulanger, du pasteur, du policier, du maçon, du fossoyeur. L’écriture s’inscrit dans cette dialectique langue propre / langue sale, et écrire en Français revient à écrire comme si le Français était une langue étrangère.

Quand Beckett s’exprime et s’imprime, d’une certaine manière il écrit dans une langue étrangère et invente un Français. Jusque-là, il écrivait en Anglais. Ou en Irlandais, si vous voulez. Et tous les mots français de cette langue, qui n’est pas la sienne, lui permettent de parler de sa langue propre. À lui. Il manipule des mots sales, des mots qu’il ne connaît pas pleinement, maternellement et, dans cette traversée, il commence à bâtir son uni- vers. Il pratique ainsi le Français comme on pratique une langue étrangère. Pour Novarina, cela revient à pratiquer le “Franquon” ». Quand on pratique le “Franquon”, on entre vraiment dans l’étranger par sa langue et on apprend, par l’étranger, sa propre langue. Lorsqu’on traduit une langue étrangère, ce n’est pas la langue étrangère qu’on traduit, c’est sa propre langue qu’on apprend au fond pour traduire l’Anglais, le Russe etc. Ces écrivains tentent l’écoute et la profération d’une langue inouïe, une langue que per- sonne n’a encore jamais parlée. Ils fabriquent des « drames de bouche ». Les Allemands appellent ça « Maulwerke », drames de gueule. « Maul » : « gueuler » et « Werke » : travaux. Ce langage jamais entendu, cette langue mineure que personne n’a jamais pro- noncée, ni articulée, deviendra un jour langue majeure.

16 Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu

À ce propos, Beckett, en 1953, fait jouer En attendant Godot, mise en scène de Roger Blin. Quelques spectateurs écoutent cette profération étrange. Maintenant, et depuis vingt ans au moins, il est au programme de l’agrégation. Et quand on crée Godot, on est étonné de la manière dont les personnages nous apprennent la langue qu’on devrait par- ler, tout au moins au théâtre. Parce qu’il existe deux langues opposées : la langue de la communication et la langue de l’écriture. La langue de l’écriture, c’est la voix que chacun possède, mais que l’école, l’université… interdisent de parler. On ne parle jamais sa langue parce qu’elle est insolite, mal dite, mal entendue, tellement à l’envers… Un exemple parmi d’autres : Herbert Achternbusch, natif de Munich. Avec sa pièce Ella , il exhibe une écriture fautive à la ponctuation perturbée épousant le flux intérieur de la voix.

Ella d’Herbert Achternbusch

Il y avait comme ça un il y avait des religieuses là-dedans et tout et mon Dieu et toujours prier je n’avais pas non plus envie et après je me suis dit : « Maintenant, tu passes une fois outre et tu vas une fois à Dachau ». À Dachau j’y suis allée en train depuis Röhrmoos à Dachau au ciné. Et ça le prélat l’a, c’était comme ça un directeur là, un prélat m’a il a appris ça, que j’avais été au ciné, c’était pour lui un péché un grand péché, après il a dit : « Une chose pareille on n’en a que faire » je devais de nouveau. « C’est une maison pieuse, une maison convenable ». Une fois à Shönnbrunn il y en a une qui a filé, elles l’ont aussi rattrapée des relig… mais celle-là elles l’ont à tel point… Le café en grains où est-ce que je l’ai seulement mis ?

ắarole erratique, présentant différentes manières de prendre le son comme il vient, passé et présent entremêlés…

Il existe aussi des écritures mariant les variations / répétitions, créant un effet « jazzy ». Exemple : Bernard-Marie Koltès. Au début de Combat de nègre et de chiens , il met en place une facture « jazzy », un jeu sur thèmes et variations avec nombre de répétitions / variations. On retrouve cette frappe dans Dans la solitude des champs de coton , ou dans Roberto Zucco .

Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès

Derrière les bougainvillées, au crépuscule. HORN. – J’avais bien vu, de loin, quelqu’un derrière l’arbre. ALBOURY. – Je suis Alboury, monsieur ; je viens chercher le corps ; sa mère était partie sur le chantier poser les branches sur le corps, monsieur, et rien, elle n’a rien trouvé ; et sa mère tournera toute la nuit dans le village, à pousser des cris, si on ne lui donne pas le corps. Une terrible nuit, monsieur, personne ne pourra dormir à cause des cris de la vieille ; c’est pour cela que je suis là. HORN. - C’est la police, monsieur, ou le village qui vous envoie ? ALBOURY. - Je suis Alboury, venu chercher le corps de mon frère, monsieur. HORN. - Une terrible affaire, oui : une malheureuse chute, un malheureux camion qui roulait à toute allure ; le conducteur sera puni. Les ouvriers sont imprudents, malgré les consignes strictes qui leur sont données. Demain, vous aurez le corps ; on a dû l’emme- ner à l’infirmerie, l’arranger un peu, pour une présentation plus correcte à la famille. Faites part de mon regret à la famille. Quelle malheureuse histoire ! ALBOURY. - Malheureuse, oui, malheureuse non. S’il n’avait pas été ouvrier, monsieur, la famille aurait enterré la calebasse dans la terre et dit : une bouche de moins à nourrir. C’est quand même une bouche de moins à nourrir, puisque le chantier va fermer et que, dans peu de temps, il n’aurait plus été ouvrier, monsieur ; donc ç’aurait été bientôt une bouche de plus à nourrir, donc c’est un malheur pour peu de temps, monsieur.

« […] malheur… malheureux… malheureuse […]», Koltès reprend ces sons et jongle avec ces sonorités comme le ferait un jazzman improvisant à partir d’un standard. On repère exactement tous ces aspects. On est conduit par son texte. Les acteurs n’ont pas

17 Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu

grand-chose à réaliser si ce n’est épouser le texte. Évidemment, il faut construire les ima- ges, les mettre en scène, les interpréter. Mais cette texture fonctionne très bien. Quand Patrice Chéreau crée l’œuvre au Théâtre des Amandiers, à Nanterre, il dirige des acteurs qui connaissent cette musique scripturale : Michel Piccoli, Philippe Léotard et autres. Et le résultat étonne.

Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès

HORN. – Vous, je ne vous avais jamais vu par ici. Venez boire un whisky, ne restez pas derrière cet arbre, je vous vois à peine. Venez vous asseoir à la table, monsieur. Ici, au chantier, nous entretenons d’excellents rapports avec la police et les autorités locales ; je m’en félicite. ALBOURY. – Depuis que le chantier a commencé, le village parle beaucoup de vous. Alors j’ai dit : voilà l’occasion de voir le Blanc de près. J’ai encore, monsieur, beaucoup de cho- ses à apprendre et j’ai dit à mon âme : cours jusqu’à mes oreilles et écoute, cours jusqu’à mes yeux et ne perds rien de ce que tu verras. HORN. – En tous les cas, vous vous exprimez admirablement en français ; en plus de l’an- glais et d’autres langues, sans doute ; vous avez tous un don admirable pour les langues, ici. Etes-vous fonctionnaire ? Vous avez la classe d’un fonctionnaire. Et puis, vous savez plus de choses que vous ne le dites. Et puis à la fin, tout cela fait beaucoup de compli- ments. ALBOURY. – C’est une chose utile, au début. HORN. – C’est étrange. D’habitude, le village nous envoie une délégation et les choses s’arrangent vite. D’habitude, les choses se passent plus pompeusement mais rapidement : huit ou dix personnes, huit ou dix frères du mort ; j’ai l’habitude des transactions rapi- des. Triste histoire pour votre frère ; vous vous appelez tous « frères » ici. La famille veut un dédommagement ; nous le donnerons, bien sûr, à qui de droit, s’ils n’exagèrent pas. Mais vous, pourtant, je suis sûr de ne vous avoir encore jamais vu. ALBOURY. – Moi, je suis seulement venu pour le corps, monsieur, et je repartirai dès que je l’aurai. HORN. – Le corps, oui oui oui ! Vous l’aurez demain. Excusez ma nervosité ; j’ai de grands soucis. Ma femme vient d’arriver ; depuis des heures elle range ses paquets, je n’arrive pas à savoir ses impressions. Une femme ici, c’est un grand bouleversement ; je ne suis pas habitué.

Ẩci, la profération du mot corps fonctionne comme une stichomythie. Stichomythie : succession de courtes répliques de même longueur ou de longueur voisine qui permet un échange verbal rapide, voire une confrontation, un combat, entre deux personnages. On récupère le son que l’un donne et on le relance. « Je suis seulement venu pour le corps, Monsieur, et je repartirai dès que je l’aurai. » L’autre répond : « Le corps, oui oui oui ! »

Et maintenant, l’abécédaire, à tout le moins le prélude.

A / « Allegro » « Allegro vivace » : la parole qui va vite. Elle fuse. « Vite fait mal fait », comme dirait Paul Claudel. Point de vue de Valère Novarina : « Il faut tout jouer allegro, pas de temps, jamais. Le théâtre classique devait être joué comme ça. Molière ou Shakespeare, ça va à toute allure. Toscanini qui est musicien et chef d’orchestre pareil. Ce sont les metteurs en scène qui s’étendent, qui ralentissent. L’acteur va vite, l’écriture va toujours à toute allure. Tartuffe. Héraclius. Coriolan . À la création, ça ne traînait sûrement pas. Parce que le langage surprend. Il est saisi dans sa marche. Parce que le langage ne se comprend qu’en allant. Le sens n’apparaît que dans l’aventure déséquilibrée de la marche. Je demandais aux acteurs de toujours chasser les temps. Jamais aucun silence ou presque. Parce que dans les temps s’engouffrent l’émotion toute faite, la psychologie. C’est l’homme qu’il faut maintenant chasser du théâtre. Son insupportable perpétuel pen- chant à l’autoportrait. Au théâtre, il faut être des animaux. » Interpeller en l’écartelant dans l’espace, non notre humanité, mais notre « pantinitude ». Parce qu’on est des pan- tins. « Par la parole, sortir en volutes des bouches de voix et s’en étonner. S’étonner de ce ruban matériel qu’on souffle ».

18 Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu

C / « Choralité » Aujourd’hui on invente des dramaturgies de la voix. Des partitions vocales. Des choralités. Difficile d’assigner un acte de naissance de la choralité dans l’histoire des formes drama- tiques. Il s’agirait plutôt d’une tendance, de plus en plus appuyée historiquement, à faire varier le dialogue en toutes sortes de figures qui s’apparentent : à l’étoilement, (au texte étoilé, un des thèmes chers à Roland Barthes. Exemple : Maeterlinck, Les Aveugles) ; à la dispersion aléatoire (Minyana, Les Guerriers) ; à la sérialisation (Novarina) ; à un éta- gement des paroles, (Vinaver). Pouvant faire office de principe unique de composition, la choralité dramatique est particulièrement opérante pour l’analyse d’un théâtre visant moins à raconter qu’à exposer les limites de l’être ensemble en proposant de faire acte de mémoire à partir des blessures de l’Histoire et des effondrements du lien social. À tissu social en délitescence, voix instables, dispersées, éclatées, clivées, désagrégées. Le théâtre contemporain fait chœur et non pas chorus comme au jazz. Quand on joue chorus au jazz, on produit un solo. Exemple : Peter Weiss, L’Instruction, transcription litanique et scrupuleuse de procès- verbaux du tribunal de Francfort devant lequel comparurent un certain nombre de res- ponsables —subalternes— du camp d’extermination d’Auschwitz. Juges, accusation, défense, accusés, témoins composent, comme dans un oratorio, un registre de voix (ou groupes de voix) qui alternent dans une suite de discours, de répliques, de récitatifs. Autres exemples : Vinaver, 11 septembre 2001 touchant l’explosion des « Tours » à New- York ; Groupov, Rwanda 94, exposant le génocide perpétré dans ce pays, fondé sur des témoignages parfois explicités en public par les témoins des atrocités commises. Les trois œuvres chorales ici signalées présentent toutes un lien étroit avec la musique. Elles s’inscrivent dans l’idée que l’écriture contemporaine s’élabore en corrélation avec la musique. De la même façon, Beckett était inscrit dans la musique. Vous voyez Oh les Beaux Jours, et entendez la dernière réplique : « oh le beau jour encore que ça aura été. (Un temps.) Encore un. (Un temps.) Après tout. (Fin de l’expression heureuse.) Jusqu’ici. » L’actrice, à la fin, s’essaie à chantonner Heure exquise. On se souvient de Madeleine Renaud, engoncée dans son mamelon de sable, qui s’y enfonce petit à petit. On entend plus que les voix, les voix qui parlent : celle de Madeleine (Winnie) et celle de Jean-Louis Barrault (Willie).

C / « Collage / montage » Les auteurs aujourd’hui pratiquent le collage / montage. Depuis l’avènement du cinéma, depuis Eisenstein et la juxtaposition des plans, des images : 1+1=3. Un plan plus un plan, c’est trois. Certains ont vraiment intégré ça : l’adjonction d’une réplique à une réplique exacerbe l’entre-deux. Le spectateur crée la réplique manquante dans sa tête. En quoi consiste le collage / montage ? L’écrivain choisit, découpe, mélange, assemble, organise des matériaux disparates provenant de la vie quotidienne, de la lecture des journaux et des livres, des paroles entendues dans la rue, des bribes de mots ou de sonorités, des lieux communs, de la phraséologie caractéristique de certains milieux afin de prendre en compte la totalité et la complexité du monde et créer des déflagrations de sens par le côtoiement incongru de ces fragments extraits d’univers a priori incompatibles. La signification de l’ensemble est obtenue par le geste de l’écrivain, qui vise à dégager une tension, un drame microscopique à l’échelle de quelques répliques formées à par- tir de l’imbrication et de l’emboîtement d’éléments réfractaires les uns aux autres. Dans l’assemblage dramatique de l’œuvre, le style composite des séquences assure aux frag- ments collés une grande autonomie par rapport à la forme globale de l’œuvre. Par exemple, Les Huissiers (1957) de Michel Vinaver joue sur un travail d’entomologiste de collage / montage des langues. Cette œuvre a pour sujet la Guerre d’Algérie, interpré- tée sous l’angle des cabinets et des couloirs ministériels, sous la IVe République. Elle a pour structure de référence ?dipe à Colone, de Sophocle. Elle prend appui sur des cahiers de collages, réalisés par Vinaver, d’articles et de photographies de journaux d’époque d’origines diverses . Dans les brouillons de composition de Vinaver, des traits de crayon soulignent, isolent, racontent d’autres histoires à partir de coupures de presse. En même temps qu’il écrit la pièce, il fait éclater par des jeux d’ellipses, de contractions d’espace, l’ensemble de ces informations hétéroclites. Ces gestes de montage / collage deviennent les matériaux pre- miers de la production d’une écriture, d’une structure neuve, d’entrechoquements de sons et de sens à découvrir. Ces techniques habitent aussi les œuvres de Vitrac, de Brecht, de Piscator, de Ionesco, et la liste est longue.

19 Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu

Un autre auteur use également de cette facture : Heiner Müller, HM. Dans Hamlet Machine, on reconnaît HM, les initiales de Heiner Müller. Il s’agit de la machine Müller alimentée par Hamlet de Shakespeare. Comme il détestait, enfin, il adorait Hamlet, mais il n’avait jamais réussi à composer un texte aussi exemplaire, il s’est décidé à le coller, le décoller, le monter, le démonter… Il a voulu lui faire un sort. Et voilà ce que ça donne. Il faut imaginer qu’il habite Berlin-Est, le mur n’est pas encore tombé. Et de quoi parle- t-il ? Des ruines de l’Europe.

Hamlet Machine de Heiner Muller.

1/ Album de famille J’étais Hamlet. Je me tenais sur le rivage et je parlais avec le ressac BLA BLA, dans le dos, les ruines de l’Europe. Les cloches annonçaient les funérailles nationales, assassin et veuve un couple, au pas de l’Oie, derrière le cercueil de l’éminent cadavre les conseillers se lamentent en deuil mal rétribué QUEL EST CE CADAVRE DANS CE CORBILLARD / POUR QUI CES PLEURS ET TOUT CE TINTAMARRE /

Ici, il s’appuie sur Shakespeare, Richard III.

LE CADAVRE EST CELUI D’UN HOMME / GRAND DONATEUR D’AUMÔNES entre les haies de la population, œuvre de son art du gouvernement C’ÉTAIT UN HOMME QUI NE PRENAIT TOUT QU’À TOUS. J’arrêtai le cortège funèbre, défonçai le cercueil avec mon épée, la lame se brisa. J’y parvins avec le tronçon restant et distribuai le géniteur mort VIANDE QUI RESSEMBLE S’ASSEM- BLE aux misérables tout autour. Le deuil se changea en allégresse. L’allégresse en gloutonnerie, sur le cercueil vide, l’assassin saillait la veuve.

Ça, c’est encore Richard III.

VEUX-TU QUE JE T’AIDE A GRIMPER ONCLE OUVRE LES CUISSES MAMAN.

Ça, c’est Hamlet.

Je me couchai par terre et j’entendis le monde tourner aux pas cadencés de la putréfaction.

Et ensuite évidemment, comme Heiner Müller monte et colle, ensuite, il cite et détourne l’Anglais de Shakespeare :

I’AM GOOD HAMLET GI’ME A CAUSE FOR GRIEF AH THE WHOLE GLOBE FOR A REAL SORROW RICHARD THE THIRD I THE PRINCEKILLING KING OH MY PEOPLE WHAT HAVE I DONE UNTO THEE COMME UNE BOSSE JE TRAÎNE MA LOURDE CERVELLE DEUXIÈME CLOWN DANS LE PRINTEMPS COMMUNISTE SOMETYHING IS ROTTEN IN THIS AGE OF HOPE LETS DELVE IN EARTH AND BLOW HER AT THE MOON

Ắn a affaire à un auteur qui croise et mélange, jusqu’à inclure les histoires liées à sa pro- pre existence. En général, au théâtre, on raconte des histoires. Le sujet qui écrit ne se met pas en scène. Heiner Müller installe au contraire le sujet au centre de sa proposi- tion. Il se « colle », se « monte » sur la scène de l’Écrire. Quand Ophélie survient, il s’agit de la femme de l’écrivain. Elle s’appelle Inge Müller : « La femme avec la tête dans la cui- sinière à gaz ». C’est comme ça qu’elle se suicide. À Berlin. La femme de Heiner Müller était suicidaire. Un jour elle ne s’est pas ratée, et il inscrit brutalement cette catastrophe dans sa pièce. Heiner Müller et Inge Müller ont tissé ensemble une jolie pièce : La comédie des fem- mes, éditée aux éditions Théâtrales (1984). Elle est peu connue. Ce sont des hommes qui miment les femmes. On est dans les pays de l’Est. Les personnes qui exercent des métiers et des travaux manuels pénibles sont des femmes. Et ce sont des hommes qui les jouent. Cela rend davantage insupportable l’exploitation de toute personne par une autre.

20 Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu

C / « Crise » (du personnage) Je vais laisser de côté cet aspect souvent analysé. Je vous signale la thèse de Robert Abirached publiée en 1978 : La crise du personnage dans le théâtre moderne .

D / « Didascalie » La didascalie, le drame gestuel (cf. Beckett, Acte sans paroles I ; Souffle, intermède), le drame corporel, l’écriture didascalique. À l’époque classique, peu de didascalies. Plus on avance dans le temps, plus on rencontre de didascalies. Exemple, Beckett : dans Acte sans paroles I n’existe aucune parole. Théâtre muet en référence au cinéma muet. On bai- gne dans une écriture didascalique. Je vous passe toute l’histoire du pourquoi presque pas ou peu de didascalies. Chez Molière, il en existe très peu, avec Shakespeare, très peu ou pas du tout. En tout cas, dans les éditions premières. L’écrivain ne dit pas ce qu’il faut faire. Seul le texte fait loi. Ensuite les indications scéniques se sont accrues : Hugo, Labiche ; Feydeau, lui, propose parfois une ou deux pages. Une sorte de « romanisation » du théâtre. Beckett aussi n’ar- rête pas d’en produire. Si vous lisez Fin de Partie, au début est énoncée, déclinée d’abord la partition de l’escabeau, de la fenêtre, du drap, de la poubelle, et ta ta ta, ta ta ta… apparaît un rythme.

Fin de partie de Samuel Beckett

Au centre, recouvert d’un vieux drap, assis dans un fauteuil à roulettes, Hamm. Immobile à côté du fauteuil, Clov le regarde. Teint très rouge. Il va se mettre sous la fenêtre à gauche. Démarche raide et vacillante. Il regarde la fenê- tre à gauche, la tête rejetée en arrière. Il tourne la tête, regarde la fenêtre à droite. Il va se mettre sous la fenêtre à droite. Il regarde la fenêtre à droite, la tête rejetée en arrière. Il tourne la tête, regarde la fenêtre à gauche. Il sort, revient avec un escabeau, l’installe sous la fenêtre à gauche, monte dessus, tire le rideau. Il descend de l’escabeau, fait six pas vers la fenêtre à droite, retourne prendre l’escabeau, l’installe sous la fenêtre à droite, monte dessus, tire le rideau. Il descend de l’escabeau, fait trois pas vers la fenê- tre à gauche, retourne prendre l’escabeau, l’installe sous la fenêtre à gauche, monte des- sus, regarde par la fenêtre. Rire bref. Il descend de l’escabeau, fait un pas vers la fenêtre à droite, retourne prendre l’escabeau, l’installe sous la fenêtre à droite, monte dessus, regarde par la fenêtre. Rire bref. Il descend de l’escabeau, va vers les poubelles, retourne prendre l’escabeau, le prend, se ravise, le lâche, va aux poubelles, enlève le drap qui les recouvre, le plie soigneusement et le met sur le bras. Il soulève un couvercle, se penche et regarde dans la poubelle. Rire bref. Il rabat le couvercle. Même jeu avec l’autre pou- belle. Il va vers Hamm, enlève le drap qui le recouvre, le plie soigneusement et le met sur le bras.

ả’autres exemples : Peter Handke, Le pupille veut être tuteur ; L’heure où nous ne savions rien l’un de l’autre. Philippe Minyana propose pareillement des drames didasca- liques brefs : Drames brefs (1) et (2) . Écoutons Le Pupille veut être tuteur, proposition gestuelle pour deux personnages : le pupille et le tuteur. Anecdote : quand je travaillais au Théâtre national de Belgique, avec Philippe Von Kessel, ce texte a réussi à réunir les Flamands et les Wallons parce qu’on a produit et créé ce spectacle muet. En outre, les personnages y sont masqués, ainsi personne ne sait qui parle, Wallon ou Flamand. De ce fait, les publics des deux communautés sont parvenus à se tolérer, voire à s’écouter et à se parler.

Le Pupille veut être Tuteur de Peter Handke

Le tuteur : penche soudain la tête d’un côté, comme un piège. Le pupille : est saisi du regard du tuteur et cesse de promener son regard. Ils se fixent l’un l’autre, ils se dévisagent l’un l’autre, ils se percent l’un l’autre, ils se quit- tent l’un l’autre du regard. Ils se regardent l’oreille. Le pupille : pose d’un seul coup les pieds sur le plancher ; nous l’entendons. Le tuteur : regarde l’oreille du pupille.

21 Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu

Le pupille : se lève avec précaution, doucement. Le tuteur : le suit, le regard fixé sur l’oreille. Le pupille : va vers la porte, n’étant conscient que de lui-même, le bruit des pas aug- mente ; les pas, d’une prudence extrême au début, se font de plus en plus insouciants. Le tuteur : le suit du regard. Le pupille : se baisse vers la fente de la porte et en retire le journal. (…)

ẫe rapport maître-esclave fonctionne. Avec les regards… On est vraiment dans cet uni- vers de théâtre didascalique, muet, assez ralenti avec support musical. Peter Handke n’indique ni le temps, ni la durée…

D / « Dramaticule » Autre élément : les formes remarquables du « dramaticule » (Beckett), du « dramuscule » (Thomas Bernhard), de la « virgule dramatique » (Beckett). Encore plus court ! Trente secondes.

1 Noir 2 Faible éclairage 3 Cri faible 4 Bruit d’expiration 5 Noir

ẵoilà, c’est fini. Et Beckett indique les durées : 10 secondes, 5 secondes, 10 secondes… Ceci m’évoque les rencontres entre Charles Juliet et Samuel Beckett : Rencontres avec Beckett, éditées chez Fata Morgana (1986). Beckett lui lit un passage. Il ne voulait pas qu’il prenne de notes. Charles Juliet écoutait, quand Beckett voulait bien, car il pouvait s’arrêter pendant une heure, deux heures, trois heures, ne rien dire…Le silence était très important. De temps à autre, il lisait un extrait. À un moment de ces entretiens, Beckett dit : « Je rêve de faire une pièce de théâtre où il n’y aurait plus d’acteurs ». Là, il nous embête un peu, parce que les acteurs c’est quand même pas mal ! Donc quelque chose sans acteurs : une virgule dramatique. À ce propos, j’ai pensé à un texte intitulée Pièce de Cœur de Heiner Müller. Onze répli- ques. Deux personnages. Dramuscule ! Virgule dramatique ! Breath ! Souffle, comme dit Beckett.

Pièce de cœur de Heiner Müller

1 - Puis-je déposer mon cœur à vos pieds ? 2 - Si vous ne salissez pas le plancher. 1 - Mon cœur est propre. 2 - C’est ce que nous verrons. 1 - Je n’arrive pas à le sortir. 2 - Voulez-vous que je vous aide ? 1 - Si ça ne vous ennuie pas. 2 - C’est un plaisir pour moi. Moi non plus je n’arrive pas à le sortir. 1 - pleurniche 2 - Je vais procéder à l’extraction. Sinon, pourquoi aurais-je un canif ? Il n’y en a pas pour longtemps. Travailler et ne pas désespérer. Bon, eh bien le voilà. Mais C’est une brique. Votre cœur C’est une brique. 1 – Oui, mais il ne bat que pour vous.

Ẵn raccourci du dialogue amoureux, façon « amour vache ». Ce n’est même plus les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, petits épisodes qu’on peut jouer, ou déjouer. Ce texte déploie un alphabet des relations amoureuses. Je vous conseille de lire Les Lunettes Noires. Quand on est blessé et qu’on veut simuler avoir beaucoup

22 Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu pleuré, on cache / montre sa douleur derrière des lunettes noires. Le semblant, plus effi- cace que le vrai. Associés aux « dramuscules » et aux « dramaticules », se développent des formes brèves. Chaque séquence d’une pièce peut valoir pour elle-même. Un exemple : Noce chez les petits bourgeois de Heiner Müller.

Noce chez les petits bourgeois, une des formes brèves de La Bataille de Heiner Müller

Mari, femme, fille, portrait de Hitler. MARI : Mes très chères, il est grand temps Que je vous fasse quitter la vie Selon l’exemple que le Führer a donné Car demain l’ennemi sera dans notre ville Et qui voudrait vivre dans la honte FILLE : Moi. MARI : Retire cela ou je te répudie. Une jeune fille allemande. À peine croyable. FILLE : Répudie-moi, papa. MARI : ça t’arrangerait. Elle n’est pas ma fille, je le sais. Avec qui m’as-tu trompé, femme. FEMME : Que je meure sur-le-champ MARI : C’est ce qui va t’arriver. À sa fille : À toi maintenant : As-tu quelque chose à me dire. FILLE : Oui. FILLE : Je peux aller aux toilettes, papa ? MARI : Il faut savoir se maîtriser. L’homme n’est pas un animal. Permission refusée. Pas chez moi. Que diraient nos valeureux soldats. Eux qui se passent de choses bien plus importantes. C’est la bête en toi qui aboie. Il faut tenir bon. Femme, va chercher la corde à linge – je vais T’attacher à la chaise. Fille hurle. Tu la fermes et tu t’assieds. FILLE : Mais, papa, puisque j’ai envie. MARI : Nous verrons. À la femme : Nous allons devoir lui mettre un bâillon. La serviette. — Et maintenant allons-y. Le Führer est mort, vivre c’est de la haute trahison. Applique le canon de son revolver sur la tempe de sa fille, Appuie sur la détente. Le coup ne part pas. Bon sang, j’ai oublié de le charger. Le charge et abat sa fille. Bon débarras. FEMME crie : Non. Pense au Führer : plutôt mort que rouge. Le plus beau dans la vie c’est de mourir en héros. Tu vas y passer maintenant. Et je te suis.

ảans cet extrait, on entend que Heiner Müller façonne et déplace le sens de certains proverbes. Et pas mal de répliques comportent souvent un aphorisme ou un proverbe.

M / « Monologue » L’écriture théâtrale contemporaine utilise abondamment le monologue, la forme mono- loguée. Exemple : Philippe Minyana, Inventaires , suite de monologues, de textes à une voix. Il

23 Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu

appelle ça des « sacs à mots ». Pour l’écriture de Les Guerriers , il est allé dans des hos- pices, des maisons de repos. Il a écouté les derniers des « Mohicans » de la guerre de 14- 18. Il les a enregistrés et ensuite il a composé. Son œuvre s’est transformée en une suite de dépôts de textes sculptés, ouvragés, ciselés. Quand Koltès écrit Dans la Solitude des Champs de Coton , le texte se présente comme une suite de répliques monologuées ajointées, aboutées les unes aux autres. Autre exemple : Eugène Durif, Croisements, Divagations : les protagonistes, à de multi- ples reprises, se répondent sans se parler et se parlent sans se répondre. Je vous propose un extrait. À l’époque du répondeur, les gens n’arrivent plus à se parler, donc on parle au répondeur, et voilà ce que ça donne, un homme seul proférant la bande son de la voix d’une femme.

Croisements, divagations de Eugène Durif

L’homme sort de sa poche un bipper. Il le colle contre le téléphone, on entend le bruit d’une bande qui se rembobine, puis une voix (qui pourrait être celle de la passante) entrecoupée des bouts caractéristiques du répondeur. L’HOMME. On a été coupé. Là, j’ai cru que c’était toi, j’ai décroché, mais… Il faut que je te parle, il faut qu’on se parle, cette fois, c’est différent, je reste ici à guetter, cette sonnerie me rend folle, je décroche et ce n’est pas toi, attendre, attendre, mais tu as donc tout oublié ? ça tu l’as bien dit, tu te souviens ou tu as perdu complètement la mémoire ? Moi aussi, je voudrais mettre un point final, mais avant il faut que l’on se parle, il faut que l’on se voie dans les yeux, je t’ai écrit des dizaines de lettres, je n’arrive pas à te les envoyer, je me dis sans cesse que tu es peut-être là caché derrière ce répondeur de merde. Si tu es là, décroche, tu m’entends ? DÉCROCHE ! C’est la dernière fois que je te le demande, tu veux que je me mette à genoux pour te le demander encore. Il y a des bruits de balles de tennis à toutes les fenêtres. Je ne supporte pas les dimanches, tu es là ? Tu m’entends ? Je pourrais mourir, hein, je pourrais crever, ça ne te ferait ni chaud ni froid, tu n’as plus rien dans le ventre, tu es l’archétype du salaud, le salaud parfait, je suis sûre que tu es là, et tu es peut-être en train de ricaner ou de sourire derrière ce répondeur. J’ai écrit, ces mots, c’est un désert, mais je ne pourrais pas le traverser, et puis j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Pourquoi est-ce que tu rends idiote ? Je t’appelle partout, je répète ton nom pour rien, je te cherche dans l’appartement, je ne cesse de te parler comme si tu étais là. Réponds !

Ẩntrusion des machines ajoutées aux machineries théâtrales. Quelqu’un parle à per- sonne. Ça tourne. Nouvelle forme de drame.

N’ayant pas eu le temps de présenter Jean-luc Lagarce, la navette mythique, la polypho- nie, je terminerai sur une note toute personnelle. Je vais vous lire un dialogue, une stichomythie. Une forme de dialogue un peu à l’image de Combat de nègre et de chiens de Koltès, autrement dit une bataille. Une partition où on s’empare du son de l’autre pour rebondir sur ce son et le retourner à l’envoyeur. Un jeu proche du tennis ou du ping-pong. Si l’autre engage une balle molle, vous pourrez toujours essayer, vous ne la renverrez jamais. « Stichomytie », donc. « Sticho » qui veut dire court, et « mythie », mythe, muthos, his- toire ; technique permettant de raconter des histoires de manière brève, réplique après réplique.

La passion n’a pas d’âge de Daniel Lemahieu.

F - Pis je le sais que ça t’écœure. H - Penses-tu que j’ai le goût d’y aller, moi ? F - Si t’as pas ton goût non plus, on ira pas. H - Cinquante ans que chus sans goût quand je te vois. F - Non mais dis-le une fois au lieu de laisser passer toujours l’eau sous les ponts parce que ce tu dis que t’es sans goût, c’est faux. H -Tu m’a pris la main quand tu m’as vu, c’est pas croyable, mais c’est tout. Tu t’es arrêtée là. F - J’ai pas eu le temps de fermer ma main sur toi, voilà, parce que tu m’as pas laissée faire jusqu’au bout, t’es parti. T’es tout froid. H - Tu te crois encore plus intelligente que moi, hein ? Comme d’habitude, hein ? F - J’ai pas le temps d’être intelligente avec toi, parce que ce que je devrais te dire aujourd’hui

24 Prélude à un Abécédaire des nouvelles écritures théâtrales par Daniel Lemahieu c’est bien bête, tu vois ! H - T’aimes ça te faire plaindre. Pis t’attends que je te récupère. Pis quand je te récupère, c’est pire. Tu pleures. Dis-moi une fois pourquoi tu pleures quand je t’approche ? F - Parce que c’est trop dur de dire ça pourquoi quand je te vois. H - De toute façon tu m’énerves quand tu commences à dire des affaires, pis que t’en finis pas, parce que c’est pas ça que je veux entendre de toi. F - Ça fait combien de temps que je te dis de ne pas me voir ? H - Alors rien ? Rien ? Pour une fois ? Pour encore une fois aujourd’hui, rien ? F - J’ai le droit de rien dire, non ? H - Oui, mais moi, je vais le dire ce qui t’afflige. Tu le sens que je vais le dire cette fois ? F - C’est pas un homme que j’ai à côté de moi, c’est un espion. Toujours le nez fourré où qu’y faudrait pas dire. H - Fais pas semblant que t’entends pas depuis tout ce temps parce que tu le sens ça, aujourd’hui. F - Ça je le sens ? Quoi que je sens ? Dis, t’en as si envie ! H - Oui, j’en ai envie, depuis cinquante ans de dire ça, oui, j’en ai envie que t’entends ça, oui, pour une fois… F - Et c’est quoi qui est si urgent depuis cinquante ans que tu le dis pas ? H - Mon amour, pour toi, mon amour que ça fait depuis que je suis sorti de ma mère que je dois te dire que je t’aime. À une femme. À une seule. Toi. Je t’aime, voilà. Je l’avais jamais dit ça avant, jamais, ça. F - Ben j’aimais mieux que tu le dises pas, pendant cinquante ans, parce que maintenant que tu l’as dit que tu m’aimes, je dois le dire aussi, moi, cette chose que je t’aime, mais ça fait mal, ça fait trop mal que je t’aime, mais maintenant qu’on se prend, qu’on s’est pris, je sais même pas pourquoi… H - Et comment qu’on s’est pris maintenant que tu sais pas pourquoi ? F - Pieds et poings, mon vieux, on s’est pris. H - Cinquante ans à attendre ça, que je t’aime… qu’on s’est pris… ? F - Cinquante ans à attendre ça, que je t’aime… qu’on s’est pris… ? H - Alors qu’est-ce qu’on fait maintenant qu’on s’est pris ?… F - Ben, on s’aime… H - Comment on s’aime ? On s’est pris ? F - On s’est pris. On s’aime. H - Mais comment qu’on s’aime, qu’on s’est pris, si vieux, si mal ? F - On s’est pris, on s’aime. H - Mais comment ? F - T’as qu’à penser que la passion n’a pas d’âge.

25 26 JEUDI 8 DU FAIT DIVERS À LA FICTION, LE CAS ROBERTO ZUCCO NOVEMBRE par Jean-Pierre Ryngaert 2007 proposé et animé par la compagnie Le Bruit des Hommes

Pouvoir d’un spectre

Roberto Zucco de Bernard Marie Koltès

I.L’EVASION

Le chemin de ronde d’une prison, au ras des toits. Les toits de la prison, jusqu’à leur sommet. A l’heure où les gardiens, à force de silence et fatigués de fixer l’obscurité, sont parfois victimes d’halluci- nations. PREMIER GARDIEN. - Tu as entendu quelque chose ? DEUXIEME GARDIEN. - Non, rien du tout. PREMIER GARDIEN. - Tu n’entends jamais rien. DEUXIEME GARDIEN. - Tu as entendu quelque chose, toi ? PREMIER GARDIEN. - Non, mais j’ai l’impression d’entendre quelque chose. DEUXIEME GARDIEN. - Tu as entendu ou tu n’as pas entendu ? PREMIER GARDIEN. - Je n’ai pas entendu par les oreilles. Mais j’ai eu l’idée d’entendre quelque chose. DEUXIEME GARDIEN. - L’idée ? Sans les oreilles ? PREMIER GARDIEN. - Toi, tu n’as jamais d’idée, c’est pour cela que tu n’entends jamais rien et que tu ne vois rien. DEUXIEME GARDIEN. - Je n’entends rien parce qu’il n’y a rien à entendre et je ne vois rien parce qu’il n’y a rien à voir. Notre présence ici est inutile. C’est pour cela qu’on finit toujours par s’engueuler. Inutile, complètement ; les fusils, les sirènes muettes, nos yeux ouverts, alors qu’à cette heure, tout le monde a les yeux fermés. Je trouve inutile d’avoir les yeux ouverts à ne fixer rien et les oreilles tendues à ne guetter rien, alors qu’à cette heure, nos oreilles devraient écouter le bruit de notre univers intérieur, et nos yeux contem- pler nos paysages intérieurs. Est-ce que tu crois à l’univers intérieur ? PREMIER GARDIEN. - Je crois qu’il n’est pas inutile qu’on soit là, pour empêcher les évasions. DEUXIEME GARDIEN. - Mais il n’y a pas d’évasions ici, c’est impossible. La prison est trop moderne. Même un tout petit prisonnier ne pourrait pas s’évader. Même un prisonnier petit comme un rat. (…) PREMIER GARDIEN. - Tu vois pas quelque chose ? Apparaît Zucco, marchant sur le faîte du toit. DEUXIEME GARDIEN. – Non, rien du tout. PREMIER GARDIEN. - Moi non plus, mais j’ai l’idée de voir quelque chose. DEUXIEME GARDIEN. - Je vois un type marchant sur le toit. Ce doit être un effet de notre manque de sommeil. PREMIER GARDIEN. - Qu’est-ce qu’un type ferait sur le toit ? Tu as raison, on devrait de temps en temps refermer les yeux sur notre univers intérieur. DEUXIEME GARDIEN. - Je dirais même qu’on dirait Roberto Zucco. Celui qui a été mis sous écrou cet après midi pour le meurtre de son père. Une bête furieuse. Une bête sauvage. PREMIER GARDIEN. - Roberto Zucco. Jamais entendu parler. DEUXIEME GARDIEN. - Mais tu vois quelque chose, là, ou je suis seul à voir ? Zucco avance toujours, tranquillement, sur le toit. PREMIER GARDIEN. - J’ai l’idée que je vois quelque chose mais qu’est-ce que c’est ? Zucco commence à apparaître derrière une cheminée. DEUXIEME GARDIEN. - C’est un prisonnier qui s’évade. Zucco a disparu. PREMIER GARDIEN.- Putain, tu as raison : c’est une évasion. Coups de feux, projecteurs, sirènes.

27 Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco par Jean-Pierre Ryngaert

ẩe ne serais pas revenu sur le « Roberto Zucco » de Bernard Marie Koltès si cette année, au cours du travail qu’on faisait dans ce théâtre au mois de mai, on n’avait pas abordé indirectement la question du fait divers, rappelant que c’était bien ici qu’avait eu lieu le meurtre de l’inspecteur et qu’il était ici question d’un vrai Succo. Donc l’idée m’est venue de travailler le fait divers ce soir. Avec deux pièces, celle de Koltès, déjà très célèbre. Et puis celle de Joseph Danan « R. S/Z ». Je me suis appuyé également sur le livre d’une journaliste, Pascale Froment, qui s’inti- tule « Je te tue, histoire vraie de Roberto Succo, assassin sans raison », publié chez Gallimard en 1991. Le projet est d’essayer de voir comment la question du fait divers travaille les écritures dramatiques et comment elle les travaille différemment. En effet, chez Koltès, il y a une forme de distance avec l’histoire, comme si Koltès la racontait et la rendait immédiate- ment mythique, alors que Danan met en place un personnage d’écrivain double, un écri- vain, et un « auteur à la hache », qui mène l’enquête autour de l’histoire du tueur.

Je rappelle brièvement les faits. L’Italien Roberto Succo avait tué son père et sa mère en 1981 à Mestre près de Venise. Il est interné dans un hôpital psychiatrique. Il s’en évade en 86 puis se cache en France, où il commet de nombreux crimes et délits, viols et cam- briolages sur la Côte d’Azur et en , avec un détour par la Suisse, sans jamais se faire prendre. Il est aussi assassin d’un inspecteur de Police à Toulon, en janvier 88. Il meurt en mai 88, à 26 ans, après qu’on l’aie vu une dernière fois sur les toits de sa pri- son, à Vincenza, en Italie. Bernard Marie Koltès achève d’écrire « Roberto Zucco » à l’automne 88, donc très peu de temps après la mort du vrai Succo. L’auteur lui, meurt du Sida en avril 89. La pièce est créée d’abord en Allemagne, à Berlin en avril 90, et des représentations de la création française doivent être jouées à Chambéry en avril 92, dans une mise en scène de Bruno Bœglin. Elles sont déprogrammées, à la suite de l’intervention du Maire de Chambéry, je cite, qui avait eu « à connaître la douleur et les difficultés de la famille du brigadier de police la relation entre le tué en avril 87 par Succo ». Le Maire s’était déclaré hostile à la représentation dans sa ville, je cite à partir du journal Le réel et la fiction est Monde, « d’une sinistre chevauchée sanguinaire », fut-elle dis- tanciée. Ça faisait longtemps au fond que le théâtre n’avait particulièrement pas fait autant de vagues, et on peut s’en réjouir ou s’en éton- ner, mais en tout cas, on voit bien ici comment la relation complexe. entre le réel et la fiction est particulièrement complexe. Par exemple, il semble acquis pour beaucoup que Succo est mort en tombant du toit de sa prison, alors qu’il s’est officiellement suicidé, je cite « à l’aide d’une bouteille de gaz et d’un sac de plastique ». Mais son séjour sur le toit de la prison fut l’occasion d’un véri- table spectacle télévisé en direct, sa tentative de fuite ayant rameuté les caméras. Plus anecdotique, ça ne vous étonnera pas de la part d’un parisien, j’ai cru longtemps que « Le Petit Chicago », où Succo, où Zucco pardon, de Koltès, tue un inspecteur avant d’être finalement arrêté, était une référence de Koltès à l’univers des mauvais garçons de Brecht. Alors qu’il s’agit, je l’ai appris depuis par de longs séjours à Toulon, d’une déno- mination d’un quartier de la basse-ville. Plus anecdotique encore, j’ai fait un atelier à l’Université en Licence sur cette pièce il y a huit ou neuf ans. On travaillait la scène du commissariat, et une discussion très violente opposa des étudiants qui jouaient le Commissaire et l’Inspecteur, avec l’un de leurs cama- rades qui soutenait qu’un commissariat, je le cite : « ça n’était sûrement pas comme ça ».

IX.DALILA

Un commissariat de police. Un inspecteur ; un commissaire. Entre la gamine La gamine s’avance vers le portrait de Zucco et le désigne du doigt. (…) L’INSPECTEUR. - Que sais-tu de lui ? LA GAMINE. - Tout. L’INSPECTEUR. - Français, étranger ? LA GAMINE. - Il avait un très petit, très joli accent étranger. LE COMMISSAIRE. - Germanique ? LA GAMINE. - Je ne sais pas ce que veut dire germanique.

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L’INSPECTEUR. - Ainsi donc, il t’a dit qu’il était agent secret. C’est étrange. En principe, un agent secret doit rester secret. LA GAMINE. - Je lui ai dit que je garderai ce secret quoi qu’il arrive. LE COMMISSAIRE. - Bravo. Si tous les secrets étaient gardés comme cela, notre travail serait facile. LA GAMINE. - Il m’a dit qu’il allait faire des missions en Afrique, dans les montagnes, là où il y a de la neige tout le temps. L’INSPECTEUR. - Un agent allemand au Kenya. LE COMMISSAIRE. - Les suppositions de la police n’étaient pas si fausses, après tout. L’INSPECTEUR. - Elles étaient exactes, commissaire. Son nom maintenant ? Tu le sais ? Tu dois le savoir puisque c’était ton ami. LA GAMINE. - Oui, je le sais. LE COMMISSAIRE. - Dis-le. LA GAMINE. - Je le sais, très bien. LE COMMISSAIRE. - Tu te moques de nous, gamine. Est-ce que tu veux des gifles ? LA GAMINE. - Je ne veux pas de gifles. Je le sais mais je n’arrive pas à le dire. L’INSPECTEUR .- Comment ça tu n’arrives pas à le dire ? LA GAMINE. - Je l’ai là, au bout de la langue. LE COMMISSAIRE. - Au bout de la langue, au bout de la langue. Tu veux des gifles et des coups de poings, et qu’on te tire les cheveux ? On a des salles équipées tout exprès, si tu veux. LA GAMINE. - Non, je l’ai là ; il va venir. L’INSPECTEUR. - Son prénom au moins. Tu dois bien t’en souvenir, tu as bien dû lui lécher cela dans l’oreille. LE COMMISSAIRE .- Un prénom, un prénom. N’importe lequel où je te traîne dans la salle de torture. LA GAMINE. - Andréas. L’INSPECTEUR. - Notez : Andréas. Tu es sûre ? LA GAMINE. - Non. LE COMMISSAIRE. - Je vais la tuer. L’INSPECTEUR. - Accouche de cette saloperie de nom, ou je t’en mets une dans la gueule. Dépêche-toi ou tu t’en souviendras. LA GAMINE. - Angelo L’INSPECTEUR. - Un Espagnol. LE COMMISSAIRE. - Ou un Italien. Ou un Brésilien, un Portugais, un Mexicain : j’ai même connu un Berlinois qui s’appelait Julio. L’INSPECTEUR. - Vous en savez des choses commissaire. Je m’énerve. LA GAMINE. - Je le sens, au bord des lèvres. LE COMMISSAIRE. - Tu veux une tape sur les lèvres, pour le faire venir ? LA GAMINE. - Angelo, Angelo Dolce ou quelque chose comme cela. L’INSPECTEUR. - Dolce ? Comme doux ? LA GAMINE. - Doux, oui. Il m’a dit que son nom ressemblait à un nom étranger qui voulait dire doux, ou sucré. Il était si doux, si gentil. L’INSPECTEUR. - Il y a beaucoup de mots pour dire sucré, je suppose. LE COMMISSAIRE. - Azucarado, zuccherato, sweetened, gezuckert, et ocukrzony. L’INSPECTEUR. - Je sais tout cela, commissaire. LA GAMINE. - Zucco. Zucco. Roberto Zucco. L’INSPECTEUR. - Tu en es sûre? LA GAMINE. - Sûre. J’en suis sûre. LE COMMISSAIRE. - Zucco. Avec un Z ? LA GAMINE. - Oui, avec un Z. Oui. Roberto avec un Z. L’INSPECTEUR. - Conduisez-la faire sa déposition. LA GAMINE. - Et mon frère ? LE COMMISSAIRE. - Ton frère, quel frère ? Mais qu’as-tu besoin d’un frère ? Nous sommes là. Ils sortent

ẩe reviens à mes étudiants qui donc avaient travaillé cette scène et en bavardant avec eux, j’ai découvert le pot aux roses de la grosse bagarre. L’un des étudiants était le fils d’une policière et d’un commissaire de police, et ça le rendait totalement sourd à toute considération pour ses cours d’esthétique théâtrale, ou même pour une éventuelle réfé- rence à des films de série B largement cités par Koltès dans cette scène. Pour lui, le réel c’était le réel. Et c’est bien notre question ce soir. Alors, j’aborde la ques- tion de Roberto Zucco et le fait divers. Je ne vais pas rester longtemps sur l’analyse for- melle de la pièce, qui est souvent commentée, pour n’en souligner que quelques traits.

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Ce qui frappe d’abord dans le travail de Koltès, c’est une très grande fidélité aux faits. Je dois dire que je connaissais bien la pièce, mais que je n’avais jamais lu le livre de la jour- naliste, et quand on se réfère à la cavale interminable de Succo, c’est assez incroyable, y compris dans les détails. Koltès connaissait tous les détails. Et pourtant, il arrive à construire une forme théâtrale exemplaire et très identifiée, qu’on appelle une « pièce à stations ». Cette structure caractéristique du théâtre expressionniste entraîne un peu plus le per- sonnage vers sa chute, à chaque arrêt vers son destin, d’emblée programmé, et qui peut suggérer, on l’a dit, le Calvaire du Christ. Les quinze séquences ou tableaux de la pièce sont numérotés, et soigneusement titrés, et entraînent Zucco de la prison à la prison, de « L’évasion », le premier tableau, à « Zucco au Soleil », le dernier. Mais la vie de Succo, du vrai Succo, en tout cas sa cavale, fut également une vie à stations. Par étapes. Ce qui est fascinant c’est la compression des évènements par Koltès puisque les sept années meurtrières, dont deux années de cavale, sont évoquées en une durée proche, dans la pièce, de la journée, chère aux classiques. Comme dans les romans noirs, d’autre part, la mort est annoncée. Elle est due à la tra- hison d’une femme, en l’occurrence la Gamine, que Zucco rencontre et viole au tableau 3 et qu’il ne reverra pas avant qu’elle se précipite vers lui pour l’embrasser au tableau 14, le désignant ainsi aux yeux de la police par un geste qui rappelle celui de Judas dans les Evangiles.

XIV. L’ARRESTATION

Le quartier du Petit Chicago. Deux policiers. Des putes et, parmi elles, la gamine. (…) PREMIER POLICIER. - Je sens qu’il me pousse des racines et de feuilles sur les bras et les jambes. Je sens que je m’enfonce dans le béton. Filons boire un coup chez la patronne. Tout est calme. Tout le monde se promène tranquillement. Tu vois quelqu’un qui a l’air d’un tueur, toi ? DEUXIEME POLICIER. - Un tueur n’a jamais l’air d’un tueur. Un tueur part se promener au milieu de tous les autres comme toi et moi. PREMIER POLICIER. - Il faudrait qu’il soit fou. DEUXIEME POLICIER. - Un tueur est fou par définition. PREMIER POLICIER. - Pas sûr, pas sûr. Il y a des fois où j’ai presque envie de tuer, moi aussi. DEUXIEME POLICIER. - Eh bien, il y a des fois, où tu dois être presque fou. PREMIER POLICIER. - Peut-être bien, peut-être bien. DEUXIEME POLICIER. - J’en suis sûr. Entre Zucco PREMIER POLICIER. - Mais jamais - même si j’étais fou, même si j’étais un tueur, jamais je ne me promènerais tranquillement sur les lieux de mon crime. DEUXIEME POLICIER.- Regarde ce type. PREMIER POLICIER. - Lequel ? DEUXIEME POLICIER.- Celui qui se promène tranquillement, là. PREMIER POLICIER. - Tout le monde se promène tranquillement, ici. Le Petit Chicago est devenu un petit jardin public où même les enfants pourraient jouer à la balle. DEUXIEME POLICIER. - Celui qui est habillé avec un treillis militaire, PREMIER POLICIER. - Ouais, je le vois. DEUXIEME POLICIER. - Il ne te rappelle personne ? PREMIER POLICIER. - Peut-être bien, peut-être bien. DEUXIEME POLICIER. - On dirait que c’est lui. PREMIER POLICIER. - Impossible. LA GAMINE.- Roberto. (elle se précipite sur lui et l’embrasse) (…) Je t’ai cherché Roberto, je t’ai cher- ché, je t’ai trahi, j’ai pleuré, pleuré au point que je suis devenue une toute petite île au milieu de la mer et les dernières vagues sont entrain de me noyer. J’ai souffert, tellement que ma souffrance pourrait remplir les gouffres de la terre et déborder des volcans. Je veux rester avec toi Roberto ; je veux surveiller chaque battement de ton cœur, chaque souffle de ta poitrine ; l’oreille collée contre toi, j’entendrai les rouages de ton corps, je surveillerai ton corps comme un mécanicien surveille sa machine. Je garderai tous tes secrets, je serai ta valise à secrets ; je serai le sac où tu rangeras tes mystères. Je veillerai sur tes armes, je les pro- tègerai de la rouille. Tu seras mon agent et mon secret et moi, dans tes voyages, je serais ton bagage, ton porteur et ton amour. (…)

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DEUXIEME POLICIER. - C’est lui. PREMIER POLICIER. - Cela ne fait plus aucun doute. (…) PREMIER POLICIER. - Qui êtes vous ? ZUCCO. - Je suis le meurtrier de mon père, de ma mère, d’un inspecteur de police, et d’un enfant, je suis un tueur. Les policiers l’embarquent.

ắeut-être à cause de cette construction, les commentateurs sont généralement sensi- bles à la construction du mythe, à la tragédie moderne annoncée, à l’implacable malé- diction maternelle qui a construit un destin. Je cite à nouveau cette phrase : « Tu es fou Roberto, on aurait dû comprendre cela quand tu étais au berceau, et te foutre à la pou- belle ». Cette forme de malédiction familiale ne manque pas d’avoir les conséquences que l’on peut deviner et que l’on sait.

II.MEURTRE DE LA MERE

La mère de Zucco, en tenue de nuit devant la porte fermée.(…) Zucco cogne contre la porte. LA MERE. - Comment t’es-tu échappé ? Quelle espèce de prison est-ce là ? ZUCCO. - On ne me gardera jamais plus de quelques heures en prison, jamais. Ouvre donc. Tu ferais faire perdre patience à une limace. Ouvre ou je défonce la porte. LA MERE. - Qu’es-tu venu faire ici ? D’où te vient ce besoin de revenir ? Moi je ne veux plus te voir, je ne veux plus te voir. Tu n’es plus mon fils, c’est fini. Tu ne comptes pas d’avantage, pour moi, qu’une mou- che à merde. Zucco défonce la porte. LA MERE. - Roberto n’approche pas de moi. ZUCCO. - Je suis venu chercher mon treillis. LA MERE. - Ton quoi ? ZUCCO. - Mon treillis. Ma chemise kaki et mon pantalon de combat. LA MERE. - Cette saloperie d’habit militaire ? Qu’est-ce que tu as besoin de cette saloperie d’habit militaire ? Tu es fou, Roberto. On aurait du comprendre cela quand tu étais au berceau et te foutre à la poubelle. ZUCCO. - Je le laverais moi-même. J’irai à la laverie automatique. (…) LA MERE. - Tu dérailles mon pauvre vieux. Tu es complètement dingue. ZUCCO. - C’est l’endroit du monde que je préfère, c’est calme, c’est tranquille et il y a des femmes. (…) Donne-moi mon treillis, ma chemise kaki et mon pantalon de combat ; même sales, même froissés, donne- les-moi. Et puis je partirais je te le jure. LA MERE. - Est-ce moi Roberto, est-ce moi qui t’ai accouché ? Est-ce de moi que tu es sorti ? Si je n’avais pas accouché de toi ici, si je ne t’avais pas vu sortir, et suivi des yeux jusqu’à ce que l’on te pose dans le berceau ; si je n’avais pas posé depuis le berceau mon regard sur toi sans te lâcher, et surveiller chaque changement de ton corps au point que je n’ai pas vu les changements se faire et que je te vois, pareil à celui qui est sorti de moi dans ce lit, je croirais que ce n’est pas mon fils que j’ai devant moi. Pourtant je te reconnais Roberto. Je reconnais la forme de ton corps, ta taille, la couleur de tes cheveux, la couleur de tes yeux, la forme de tes mains. Ces grandes mains fortes qui n’ont jamais servi qu’à caresser le cou de ta mère, qu’à serrer celui de ton père, que tu as tué. Pourquoi cet enfant si sage pendant vingt-quatre ans est-il devenu fou brusquement ? Comment as tu quitté les rails, Roberto ? Qui a posé un tronc d’arbre sur ce chemin si droit pour te faire tomber dans l’abîme ? Roberto, Roberto. Une voiture qui s’est écrasée au fond d’un ravin, on ne la répare pas. Un train qui a déraillé, on n’essaie pas de le remettre sur ses rails, on l’abandonne, on l’oublie. Je t’oublie Roberto, je t’ai oublié. ZUCCO. - Avant de m’oublier, dis-moi où est mon treillis. LA MERE. - Il est là dans le panier. Il est sale et tout froissé. (Zucco sort le treillis) Et maintenant va- t’en, tu me l’as juré. ZUCCO. - Oui, je l’ai juré. Il s’approche, la caresse, l’embrasse, la serre ; elle gémit. Il la lâche et elle tombe, étranglée. Zucco se dés- habille, enfile son treillis et sort.

Ắn peut avancer que pratiquement tout ce qui arrive dans la pièce relève du vrai par- cours de Succo, même si plusieurs figures du fait divers participent par des effets de com- pression, à la construction d’un seul personnage. Par exemple, au long de ses années de cavale, Succo a une spécialité, c’est de s’emparer d’une femme, de préférence si elle a une voiture, et de profiter d’elle par tous les moyens.

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On retrouve tous ses personnages féminins qui sont en grand nombre dans la véritable histoire de Succo dans un seul personnage, celui de la dame élégante.

XII.LA GARE

ZUCCO. - Roberto Zucco. LA DAME. - Pourquoi répétez-vous tout le temps ce nom ? ZUCCO. - Parce que j’ai peur de l’oublier. LA DAME. - On n'oublie pas son nom. Ça doit être la dernière chose que l’on oublie. ZUCCO. - Non, non, moi je l’oublie. Je le vois écrit dans mon cerveau et de moins en moins bien, de moins en moins bien clairement, comme s’il s’effaçait. Il faut que je regarde de plus en plus près pour arriver à le lire. J’ai peur de me retrouver sans savoir mon nom. LA DAME. - Je ne l’oublierai pas. Je serai votre mémoire. ZUCCO. - J’aime les femmes. J’aime trop les femmes. LA DAME. - On ne les aime jamais trop. ZUCCO. - Je les aime. Je les aime toutes. Il n’y a pas assez de femmes. LA DAME. - Alors vous m’aimez ? ZUCCO. - Oui, bien sûr puisque vous êtes une femme. LA DAME. - Pourquoi m’avez vous amenée ici avec vous ? ZUCCO. - Parce que je vais prendre le train. LA DAME. - Et la Porsche ? Pourquoi ne partez-vous pas en Porsche ? ZUCCO. - Je ne veux pas qu’on me remarque. Dans un train personne ne voit personne. LA DAME. - Suis-je censée le prendre avec vous ? ZUCCO. - Non. (…)

ắratiquement donc, tout est vrai et pourtant tout est faux, transfiguré, moins du point de vue de la fable que de la couleur radicale de l’écriture, qui est source d’humour et d’une sorte de distance inimitable. Outre la tragédie, déjà mentionnée, on note la présence, dis- crète ou pas, de diverses formes narratives modélisantes, comme le mélodrame, le roman noir, ou le cinéma de série B, qui contribue à creuser l’écart. A ce titre, la boite de nuit de Toulon, quartier de prostitution et de drogue Pratiquement donc, tout est vrai du Petit Chicago et les jeunes barmaids que Zucco y rencontrent sont autant de pans de et pourtant tout est faux, la réalité mis au service de la fiction. L’œuvre achevé de Koltès est bien loin du transfiguré, moins du point de fait divers, et pourtant, il maintient la thé- matique du voyage, du voyage rêvé. Comme vue de la fable que de la couleur pour reprendre les errances perpétuelles du vrai Succo, qui avaient contribué à compli- radicale de l’écriture, qui est quer les enquêtes policières, relevant de dif- férentes juridictions locales ou internatio- source d’humour et d’une sorte nales. D’autre part, Koltès fait le choix d’un personnel dramatique inhabituellement de distance inimitable. abondant pour 1988. En effet, vous savez que quelque fois les auteurs hésitent à mettre trop de personnages, parce qu’économi- quement, ce sont des productions très coûteuses. Or ici, il surinvestit particulièrement le champ familial : il y a un père, deux mères, un frère, une sœur. Seul le vieux monsieur du métro fait exception, dans la série de personnages hauts en couleurs et saisis comme des figures, des stéréotypes plutôt que comme des personnages réalistes. L’ange noir, por- teur de mort, comme on l’a appelé, se caractérise, dans le fait divers comme dans la fic- tion, dans les mêmes traits dominants : la mythomanie, la capacité à se transformer, c’est un vrai caméléon, le beau gosse qui plait aux femmes. Les plus âgées ont envie de le pro- téger, les plus jeunes, comme Sandra, qui sert de modèle à la Gamine, de l’admirer, lui l’inventeur de cachettes. Sandra est une lycéenne qu’il a fréquentée pendant très long- temps. Le diseur de poèmes et le manieur d’armes à feux. Koltès pose donc un personnage en creux, qui tue sans savoir pourquoi, et qui laisse place à toutes les conjectures. On dirait pourtant que ce personnage est comme haussé. Il y a un phénomène de mythification. Ou pour parler comme les formalistes russes, de défamiliarisation. C’est à dire que le ne nous est pas familier dans le traite- ment que lui réserve la dramaturgie, son mystère me semble participer d’une tradition

32 Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco par Jean-Pierre Ryngaert contemporaine d’un personnage non psychologique, a-psychologique, qui parle peu, qui agit sans prévenir et qui ne commente jamais ce qu’il a accompli. L’assassin sans raison, comme l’appelle Pascale Froment, est un personnage plus intéressant pour nos mytho- logies contemporaines qui le préfèrent donc auréolé de son mystère que passé à la mou- linette des mobiles d’une enquête policière classique, ou des fêlures repérées dans l’en- fance, analysées par des experts psychiatres. La déréalisation participe du travail de Koltès qui place Zucco à l’écart. Un peu macho, un peu étranger, un peu étrange, un peu étudiant, un peu bizarre, mais pas trop. Le vrai Succo trouvait son bonheur à s’enfuir en voiture avec une femme qui lui servait d’otage, de réconfort, de proie sexuelle, en échappant à toutes les polices. Mais même la part du sexe s’est fait discrète dans « Roberto Zucco », où, avec la Gamine, il s’agit autant d’une histoire d’amour que d’une perte de pucelage, avec cet « autre » très romanesque dont le nom ne sera plus jamais oublié. Koltès a fait le choix du mystère, ce qui probablement fait de la bonne dramaturgie. Il a surtout créé une fascination adolescente pour le personnage indéterminé, non achevé peut-être. Et en tout cas, non conforme.

C’est ce qui a intéressé Joseph Danan, qui a eu le culot d’écrire « R.S/Z », sous-titré : « Impromptu/Spectre ». Joseph Danan prend au départ le point de vue inverse : c’est à dire qu’il ne va pas entretenir le mystère, il va mener l’enquête. Il se demande ce qui a fait la fortune de la réception de ce personnage de tueur. Le pourquoi de la violence, des meur- tres et des viols et son point de départ. Je le cite : « Pourquoi avoir fait de ce tueur, vio- leur, parricide, un héros contemporain qu’on commente dans les écoles ? ». A propos de cela, vous savez évidemment que, quand il a été question de choisir dans les écoles un texte de Koltès, pour les lycées, ça a fait débat, et ça n’était pas forcément « Roberto Zucco » qui venait en tête. Donc Danan, sans avoir de préoccupation morale, met en place un remontage et un démontage de scènes assez complexes, et, à l’intérieur de certaines d’entre elles, il fait des rapprochements inédits et montés serrés. Il y a un certain nombre de personnages de la pièce initiale, mais il y en a d’autres, qu’il crée, et surtout, il y a un personnage double et assez particulier, qui crée un effet de théâtre dans le théâtre, mais un peu plus que ça : le personnage de l’Ecrivain et le personnage de l’Auteur à la hache, qui mènent l’enquête. On va tenter, avec les acteurs, un inventaire de quelques types d’écriture de scènes, cette fois-ci chez Joseph Danan, en commençant par des scènes qui sont très inspirées par les évènements réels, telles qu’ils ont été diffusés par les articles de journaux. Danan fait pour cela le choix d’une écriture, le mot n’est pas très juste, mais enfin, d’une écriture assez neutre, brève et elliptique où si c’était possible de le dire comme cela, l’auteur serait très peu présent. Par exemple celle-ci.

Roberto danse avec Béatrice et Carole les regarde.

ROBERTO. - Pas trop près. BEATRICE. - Pourquoi ? C’est ma sœur. ROBERTO. - Je sais. Il est pas là le marin ? BEATRICE. - Pas vu. ROBERTO. - Qu’il s’avise pas de vous toucher. BEATRICE. - Toutes les deux ? Qu’est-ce que tu lui fais ? ROBERTO. - Je le bute. BEATRICE. - Comment ? ROBERTO. - Une balle entre leurs deux yeux. BEATRICE. - T’as une arme ? Montre. ROBERTO. - Pas ici. BEATRICE. - Elle est où ? ROBERTO. - Touche pas. Je l’ai pas sur moi. Touche pas. Tu t’ennuies pas ? BEATRICE. - Je sais pas. ROBERTO. - Tu danses pas ? BEATRICE. - Je sais pas non plus. ROBERTO. - Hier tu dansais. BEATRICE. - Je suis en deuil ROBERTO. - De qui ? BEATRICE. - De toi.

33 Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco par Jean-Pierre Ryngaert

Ậais toutes les scènes ne sont pas du tout comme ça. Voilà un autre exemple d’une scène cette fois–ci totalement inventée, intitulée : « Il est entré dans une église ». Or, il semble bien que Succo n’ait jamais fait ça. Dans cette scène, il interrompt un mariage, avec l’intention de violer la jeune mariée, fraîchement bénie. Danan renoue, faisant cela, avec une tradition qui est celle de Don Juan, mais d’avantage encore, celle de Casanova.

LE PRETRE. - Nous allons procéder à l’échange des consentements. Jean Daniel veux-tu prendre pour épouse Jeanne, ta fiancée. JEAN-DANIEL. ¬- Oui, et pour toujours. LE PRETRE. - Et toi Jeanne, veux-tu prendre pour époux Jean Daniel, ton fiancé. JEANNE. - Oui, et à jamais. LE PRETRE. - Je vous déclare unis par les liens du mariage. Musique. Les jeunes mariés sortent de l’église. Vin d’honneur. Roberto s’approche de la jeune mariée. ROBERTO. - Je peux vous parler ? JEANNE. - Bien sûr. ROBERTO. - Un peu à l‘écart JEANNE. - Vous faites du mystère. Vous êtes un ami de Jean-Daniel ? ROBERTO. - Oui. Et à jamais. J’ai envie de vous. JEANNE. - Vous êtes fou ? ROBERTO. - Pourquoi ? Qu’est-ce que ça a de fou. Vous êtes là, dans une foule, vous vous exhibez dans une robe décolletée jusqu’à l’indécence, vous êtes belle comme une gifle. Je ne vous demande pas de m’ai- mer. Je vous demande juste de céder à ce qui se dresse au milieu de moi et monte vers ce ciel que vous venez d’attester de votre union. Ce n’est pas grand chose. Bien peu au regard du ciel qui ne le verra même pas. Non, restez là, restez, (il sort un revolver) ou je tire. JEANNE. - Je vous en prie c’est le jour de mon mariage. ROBERTO. - Il est difficile de l’ignorer. JEANNE. - C’est une mauvaise farce. ROBERTO. - Je vous laisserais je vous le promets, mais auparavant, il faut céder. Ça ira vite, je le crains, mais vous aurez votre nuit de noce, et toute la vie ensuite tandis que moi, je serais retourné à ma solitude et à la nuit glacée. Allez, vous n’êtes pas vierge, répondez moi ? JEANNE. - Ça ne vous regarde pas. ROBERTO. - Si, il faut que je sache. JEANNE. - C’est le plus beau jour de ma vie. C’était. Pourquoi faites-vous ça ? ROBERTO. - Mais si vous n’êtes même plus vierge, pourquoi tout ce cirque ? Pourquoi n’êtes vous pas restée dans votre coin à tirer vos coups sans témoins ? JEANNE. - Vous salissez. Vous me salissez. ROBERTO. - Si vous aviez dit oui, ce serait déjà fini. Et peut-être même moins sale. Oui quelques minu- tes. Ensuite j’aurais disparu. Et vous auriez des souvenirs pour vos vieux jours. JEANNE. - Mais je vais hurler. ROBERTO. - Je ne vous le conseille pas. JEANNE. - Je peux vous présenter quelques amies, il y en a deux ou trois ici et qui sont très mignonnes. ROBERTO. - Ce ne serait pas un cadeau à leur faire. Croyez moi. JEANNE. - On va s’inquiéter de ma disparition. ROBERTO. - Je ne te plais pas ? D’habitude, les filles ne se font pas prier. Apparaît le jeune marié. JEAN-DANIEL. ¬- Tu étais là ? Roberto s’est brusquement reculé. Il fait feu sur elle qui s’écroule.

Ậais Danan qui est suffisamment pervers invente l’opposé de L’aveu est fait et cette scène. Un peu plus loin, le Chœur vient reprocher à l’au- teur d’avoir inventé purement et simplement un événement cette question de qui n’existait pas dans le fait divers. la fiction du réel, LE CHŒUR. - Pourquoi faites-vous ça/ Impossible/ là-dedans/ de démê- ler le fait réel des autres/ sans parler de l’ordre que vous chamboulez pour va continuer à l’arranger à votre guise. Prenez le mariage ensanglanté par exemple, ça n’est pas avéré. C’est de l’inconscient pur et simple. travailler le texte. L’AUTEUR. - Oui. C’est une fiction.

ẫ’aveu est fait et cette question de la fiction du réel, va continuer à travailler le texte.

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Troisième référence à des exemples : on a des prises de parole directes d’un personnage qui est désigné comme l’Auteur à la hache sous forme de monologue ouvrant et fermant la pièce, et écrites par des éléments courts et séparées par des slashes. Il arrive égale- ment que ce personnage s’adresse à une autre série de personnages, en particulier à Succo, sans que la présence de celui-ci en scène soit précisément avérée.

Quatrième série d’exemples : on a des scènes entre l’écrivain qui mène son enquête sur le serial killer et une serveuse du restaurant. Dans la liste des personnages, j’insiste, l’Auteur à la hache et l’Ecrivain ne font qu’un mais ils se distinguent dans le cours du texte par la nature de leurs interventions. L’Ecrivain semble plus ordinaire, en tout cas, plus inoffensif. Voilà une scène entre l’Ecrivain et la Serveuse à l’Auberge du Lac.

L’ECRIVAIN. - Plus personne. Vous n’attendez plus que moi pour fermer on dirait. LA SERVEUSE. - Je ne suis pas pressée. Le patron peut-être un peu. Les gens se couchent comme des poules ici. Ce sont des familles surtout. L’ECRIVAIN. - C’est toujours aussi apaisant de dîner au-dessus du lac. LA SERVEUSE. - Vous étiez déjà venu ? L’ECRIVAIN. - Oui souvent. Mais vous par contre, vous êtes nouvelle. Il fait déjà presque nuit. LA SERVEUSE. - Vous habitez ? L’ECRIVAIN. - Non, non. Je suis à l’hôtel un peu plus haut. Et vous, vous êtes d’ici ? LA SERVEUSE. - Non, de Grenoble, je suis ici pour l’été. L’ECRIVAIN. - Je viens de temps en temps voir ma mère, à Annecy. LA SERVEUSE. - Ah bon, et vous descendez à l’hôtel ? Excusez-moi, je suis indiscrète. L’ECRIVAIN. - Je préfère être un peu à l’écart. Rapport à la ville. Je suis plus tranquille pour travailler. J’ai le lac sous ma fenêtre. LA SERVEUSE. - Vous n’êtes pas en vacances ? L’ECRIVAIN. - Si aussi. J’écris. LA SERVEUSE. - Qu’est-ce que vous écrivez ? Euh, vous pouvez m’envoyer promener, hein ! L’ECRIVAIN. - Non non, pas du tout, j’écris une pièce sur un serial killer. LA SERVEUSE. - Ah la la… L’ECRIVAIN. - Qui a semé la mort il y a plus de dix ans. LA SERVEUSE. - Et vous, vous êtes venu enquêter sur place ? L’ECRIVAIN. - Non, même pas. C’est une coïncidence. Je suis venu voir ma mère. L’enquête a déjà été faite, il y a un livre. LA SERVEUSE. - Et vous vous écrivez une pièce sur ce type ? L’ECRIVAIN. - C’est ça. LA SERVEUSE. - Pourquoi ?

Ả’est toute la question. Pourquoi diable Danan revient-il sur cette affaire ? Pourquoi mène-t’il une enquête aussi minutieuse, avec un Ecrivain qui est assez inoffensif ? L’Auteur à la hache lui, peut tout à fait manifester de la colère, du ressentiment, des émo- tions, qui sont notamment dirigées contre Succo. Mais dans une autre scène de l’Ecrivain, intitulée « Quelque part dans le midi de la France », l’Ecrivain est seul en scène mais il semble qu’il s’adresse à une forme de personnage absent, qui ne figure pas dans la liste, et qui pourrait être sa mère. Là, je m’arrête un instant parce que ça va faire partie des séries de parallélismes qui vont apparaître. Succo et Zucco avaient un rapport très particulier à leur mère, qui a été jusqu’au meurtre. Ici, on a affaire à l’Ecrivain qui a aussi un rapport peut-être un peu par- ticulier, peut-être banal, je n’en sais rien, à sa mère. Donc le texte est fortement adressé, mais il est construit autour de « blancs », qui pourraient correspondre aux répliques de celle que l’on n’entend pas. La mère, on ne l’entendra jamais.

L’ECRIVAIN. - La mer est belle. Comme tout est simple. La mer, le ciel, cette terrasse au soleil, sur les rochers, c’est autre chose que le lac d’Annecy. Et oui, il a son charme aussi, qui n’est pas moins simple. C’est un peu clos, c’est un lac. C’est en face que nous sommes. J’ai toujours rêvé de venir vivre dans le sud. C’est un non-retour. Moi aussi je disparaîtrai un jour. Je sais. Pas de café ? Bon on va y aller. C’était bien, hein ? Et pas très cher. Je regarde, je regarde la mer. Je reviendrai bientôt mais l’été sera fini. Ce ne sera plus cette lumière du plein midi. On y va ? Tu vas être bien ici, tu verras, c’est tranquille.

La mort pour la mère de Zucco, la maison de retraite pour la mère de l’Ecrivain. Cinquième exemple : une scène où le dialogue est entrain de s’écrire. Ou plutôt la scène

35 Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco par Jean-Pierre Ryngaert

est en train de se dérouler, sous les regards conjugués de l’Ecrivain et de la Serveuse. L’Ecrivain fait une sorte de démonstration de son pouvoir, mais aussi des limites de son autorité sur les faits, et peut-être aussi de la jouissance et la toute-puissance que peut donner l’écriture, et l’ascendant qu’elle lui confère sur la serveuse. Là encore, il y a riva- lité, l’écrivain se sert de l’écriture pour approcher une femme. Ce qui n’est pas le cas de Succo, ni de Zucco. On a dans cette scène : Roberto, Cécile, l’Ecrivain et la Serveuse.

LA SERVEUSE. - C’est lui. L’ECRIVAIN. - Oui. LA SERVEUSE. - Il est beau. ROBERTO. - Emmène-moi, il faut que je parte très vite. Je suis un terroriste. Je suis très dangereux. L’ECRIVAIN. - Maintenant, ils sont dans sa voiture. LA SERVEUSE. - Ah bon ? L’ECRIVAIN. - On est pas au cinéma LA SERVEUSE. - Je vois. Et alors ? L’ECRIVAIN. - Et alors rien je n’ai pas envie d’écrire. LA SERVEUSE. - Raconte-moi. L’ECRIVAIN. - Ils ont roulé jusqu’à un petit bois, et là, il l’a forcée à se déshabiller. LA SERVEUSE. - Complètement ? L’ECRIVAIN. - Elle a enlevé son pull. LA SERVEUSE. - Elle n’avait rien dessous ? L’ECRIVAIN. - Si un t-shirt. LA SERVEUSE. - Et alors ? L’ECRIVAIN. - Il a essayé de l’embrasser, et il l’a caressée. LA SERVEUSE. - Avec son arme toujours ? L’ECRIVAIN. - Oui. LA SERVEUSE. - Et alors ? L’ECRIVAIN. - Elle ne l’a pas laissé faire. Elle lui a expliqué qu’elle était amoureuse de l’homme chez qui il l’avait surprise. LA SERVEUSE. - Il a compris. L’ECRIVAIN. - Apparemment. LA SERVEUSE. - Non, parce que ça, beaucoup d’hommes ne comprennent pas justement. Et ensuite ? L’ECRIVAIN. - Elle a remis son pull-over et il l’a laissée filer. LA SERVEUSE. - Dans le petit bois ? L’ECRIVAIN. - Non, il lui a demandé de le laisser en ville. Elle l’a laissé devant chez elle. Il lui a fait la bise, avant de descendre de sa voiture et il est parti dans la nuit. Il a juste dit avant de claquer la portière : Coup de hache !

Ẩl arrive aussi que l’écriture ne soit absolument pas dramatisée, et on assiste alors à des effets de collage, à quelques rares insertions d’extraits de journaux, comme ceux-ci.

J’ai senti une présence derrière moi, je me suis retourné. J’ai compris qu’il était là. J’ai compris instanta- nément qu’il allait tirer. J’ai voulu le ceinturer, et j’ai senti deux balles qui m’entraient dans le ventre. Libération 1er mars 1988, d’après le témoignage du collègue de l’Inspecteur Morandin, grièvement blessé au thorax et à l’abdomen.

Le même procédé est repris quelque fois dans le texte. Par exemple avec une citation du journal France Soir par le Chœur. Joseph Danan fait donc référence à des formes d’écri- ture extrêmement diverses.

Septième série d’exemples : le Chœur peut prendre la parole plus longuement, sur le mode semi-lyrique de l’écriture segmentée pour intervenir dans la conduite du récit, ou bien pour commenter plus longuement le comportement du meurtrier.

LE CHŒUR. – « Ce sont les 4 visages d’André », titre du Midi Libre en première page le 7 février 1988, encadré par ces quatre photos. On l’appelait encore, faute de mieux, André. Avant d’en avoir découvert son identité. J’aimerais bien en connaître les dates. Elle sont, selon toute apparence, dans l’ordre chrono- logique. Dans les deux premières, on pourrait le dire angélique, et sur la troisième, son air menaçant l’est juste un tout petit peu trop. Comme s’il avait quelque chose de joué, pour la photo. Il a encore ce visage juvénile. Oui. Le regard… Tout de même, on s’y perd. L’innocence sans fard a laissé place au mystère désormais visible. C’est un visage qui exhibe sa propre énigme. Et sur la quatrième, il n’a plus rien d’un

36 Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco par Jean-Pierre Ryngaert ange. La métamorphose est accomplie. Si le doute sur première était permis, comme s’il était dans l’hési- tation du meurtre, dans sa possibilité, même ignorée de lui, là, il a déjà tué. Et il est au delà de l’acte et de la menace, au mieux, de sa propre dureté. En tant que meurtrier, il s’est accompli. C’est l’homme qui dira aux policiers qui viennent l’arrêter : « Je suis un tueur, mon métier est de tuer alors je tue ».

Huitièmement, dans des effets de montage inattendus, des interventions verbales de l’écrivain et les actions physiques de Roberto se relaient à une telle vitesse, que leurs images finissent par se superposer, et que, je l’ai déjà signalé à plusieurs reprises, il y a une sorte de rivalité qui devient palpable, entre Roberto et l’auteur, écrivain à la hache.

Ils ont en commun une mère, un certain goût pour les femmes, l’un les séduit ou les viole, l’autre pas ; l’un tue sa mère et l’autre pas, il l’installe dans une maison de retraite. Mais la question des désirs de l’écrivain finit par se poser. A chacun ses armes. Comme si l’écrivain avait eu tort de se servir d’une hache, qui sert aussi à couper les séquences et que Roberto, plus tard, finira par lui enlever. Donc insistons un petit peu sur les ris- ques de l’enquête : ces modes d’écriture un peu hétérogènes s’enchaînent rapidement, parfois au milieu d’une phrase, comme si l’auteur, Danan, travaillait effectivement avec brutalité, à la hache. La fable qui est d’abord traitée à la manière d’un drame ordinaire, se creuse de la pré- sence de plus en plus forte de l’Ecrivain, qui est cependant dans la totale incapacité d’in- tervenir sur le cours des choses. En tant qu’écrivain, il ne peut que raconter, revenir sur les faits, parfois on a vu, de manière ambiguë, en utilisant des exemples croustillants. Et il dispose d’un nombre de collaborateurs auxiliaires : le Chœur, la Serveuse. Face à la personnalité centrale de Roberto, la silhouette de l’Ecrivain prend de l’impor- tance. Comme si la collection des aventures du serial killer renvoyait l’auteur à ses fan- tasmes. Le drame fait place à des formes épiques, puis à nouveau au drame, par des séquences de plus en plus courtes, qui évoquent le cinéma. On pourrait dire que Danan essaie de faire passer un spectre entre le S de Succo et le Z de Zucco. Ou plutôt, il explore l’espace qui sépare l’un de l’autre, il sonde les parois et revient sur les traces du meurtrier. Koltès lui, fait mine de ne pas être présent dans l’œuvre, de mettre à distance une épure parfaitement construite, on l’a vu, et au déroulement exemplaire. Et, de faire un usage homéopathique du fait divers. Danan installe un auteur, certes fictif, au cœur du fait divers, et le fait se heurter, dans une grande proximité, à quelques figures de ce fait divers et directement au meurtrier. J’avancerais que ce faisant, et je le lui ai dit, il subit une certaine contamination, traitée certes avec humour et comme une sorte de rêve, mais dont il ne sort pas indemne. Le meurtrier a tué son père et sa mère. Le père de l’Ecrivain est déjà mort, et il se débar- rasse sur la pointe des pieds et avec discrétion de sa mère, qu’il « abandonne » dans un lieu : une maison de retraite. Comme si c’était une condition pour emmener la serveuse à Paris, et plus généralement, pour accéder librement aux femmes. Il ne se situe plus, comme on aurait pu le croire, en sociologue, en analyste, ou en juge d’un événement de société, qui a empli les colonnes des journaux pendant quelques temps, il prend des ris- ques. Il sort, il s’arme d’une hache, et de son outillage d’écrivain, pour aller voir de plus près ce que cette histoire nous fait. Puisque tel est son projet de départ. Or, au lieu d’en rester à ce que cette histoire nous fait, il se confronte finalement à ce que cette histoire lui fait personnellement. Mais il n’avance pas vraiment, ou il n’obtient pas de réponse décisive, du moins du point de vue de l’action. Prisonnier de la fiction, il se retrouve seul à Paris dans un appartement désert, et en présence d’une fille qu’il avait rencontrée dans un pressing et, je cite : « Et, donc/ rien n’aura eu lieu ».

Les biographes de Koltès ont épilogué sur cette œuvre testamentaire, qui traite d’un homme en fuite, et qui sème la mort, faisant une large place cependant à l’histoire fami- liale, à celle de Zucco aussi bien qu’à celle de la gamine ; à sa fascination pour l’individu agissant sans raison et tuant parfois comme si il ne s’en apercevait pas. Je ne jouerais pas au biographe imaginaire inventé par Danan, pas davantage au biogra- phe de l’écrivain réel. On peut cependant noter que les rapprochements entre Koltès, auteur mythique et romanesque et Succo, l’ange noir, non moins romanesque n’ont pas manqué. Danan construit la contre-épreuve. Celle d’un écrivain qui est tout sauf roma- nesque, qui est confronté à la matière brute de l’écriture et aux envies soudaines de s’échapper. Ce serait un écrivain qui vivrait chez sa mère, qui vomirait, par exemple au

37 Du fait divers à la fiction, le cas Roberto Zucco par Jean-Pierre Ryngaert

souvenir des meurtres, ou d’un mauvais repas au restaurant au bord du lac, un écrivain qui est fasciné par la séduction et ses effets, mais qui résiste timidement aux avances de la serveuse pour des raisons bonnes ou mauvaises. Le fait divers est donc revisité et séparé du mythe. Il s’agit d’une dérive de l’enquête. De l’objet de la quête, on passe à une certaine parenté possible de l’auteur avec Roberto, comme si la fréquentation, même fictive, du meurtrier, créait des liens. C’est tout à fait troublant dans la pièce, on perçoit une familiarité, et en définitive, une interrogation sur son propre parcours, celui de l’auteur, et par ricochet, celui du lecteur. La fin arrive à temps pour que la séparation ait lieu et la hache trouve à ce moment un nouvel usage.

L’AUTEUR A LA HACHE. - J’en ai assez de toi, Roberto. Trop de temps passé en ta compagnie. Trop de nuits à affronter le taureau, en sueur, dans le petit espace de ma chambre, entre le bureau et le lit. Et maintenant te voici pour de bon avec ta présence réelle. Avec ta masse de chair et de muscles. Je peux approcher ma main de ton souffle. Pourquoi restes-tu dans l’ombre ? Je veux voir ton visage. Tu es effrayant Roberto, vu de près. Tu n’as rien du gentil garçon qu’on a pu dire, ni du poète aux yeux clairs, réincarné. Tu vis là où tout est mort en nous, désertifié. C’est là que je me suis aventuré. Et j’approche cette nuit ta face écumante, ton mufle gigantesque, plus près encore de ce que je ne l’avais fait. Montre- moi ton visage, je le vois mal, je cherche ton regard dans la puissance de l’ombre. Ton regard d’avant le meurtre. Il faut que je me défasse de toi définitivement, et que tu retournes dans ta tombe là où tu ne seras plus qu’un nom d’homme, sur une dalle de marbre où des jeunes filles iront déposer des fleurs. J’ai peut- être trouvé une réponse. Une réponse possible, un élément, peut-être dans ce livre.

Il ne s’agit plus du tout d’une enquête tranquille menée par un auteur qui se protège. Ça va finir par une sorte de duel entre Zucco et l’auteur, chacun avec ses armes, et en dépit de cette hache bizarre, que Succo finit par enlever à l’auteur, peut-être pour le tuer.

L’AUTEUR A LA HACHE. - Qu’est-ce que tu en dis, Roberto ? Qu’est-ce que tu as à me dire ? ROBERTO. - Je veux te montrer comment on se sert de ça. Il lui prend la hache des mains. Noir. Coup de hache dans le noir.

Ảette aventure d’écriture n’est donc pas exempte de dangers. Il la redescend dans le fait divers, dans le fait d’en faire, et éclaire différemment les évènements. C’est d’ailleurs bien la fonction d’un spectre que de balayer de sa lumière le champ de l’expérience. On prendra garde cependant de lire un point de vue moral, ou de verser je ne sais quel tribut au L’étrange fonction de l’écrivain compte du réel. Le Zucco évoqué est toujours multiple. Il entraîne l’auteur dans des direc- de théâtre, de cinéma, tions différentes, y compris dans un bref délire de toute-puissance dont l’inspiration ne doit qui choisit de se placer au plus rien au vrai meurtrier. Apparaître armé sur les lieux d’un mariage, envisager d’enlever la près du réel et qui se trouve mariée pour la violer et finalement la tuer, pos- séder précisément donc la femme d’un autre au pourtant saisi, moment précis où je cite, « Les tourtereaux entrent dans l’église ». ou poussé à la dérive.

En éclairant le fait divers, Danan nous éclaire, et sans doute s’éclaire t-il à nouveau sur l‘étrange fonction de l’écrivain de théâtre, de cinéma, qui choisit de se placer au plus près du réel et qui se trouve pourtant saisi, ou poussé à la dérive ; tenté par la description d’un monde où les serveuses de restaurant vous feraient d’aimables et légères propositions amoureuses, où il serait simple, si simple de se débarrasser d’une mère qu’on aime, mais qui est devenue un tout petit peu encombrante ; où il suffirait d’un flingue pour détour- ner à son profit n’importe quelle jolie mariée de sa nuit de noces ; et où les meurtriers seraient des anges descendus des toits pour nous proposer des chemins de traverse. Bref, au moment où il croyait se battre au plus près du réel via le fait divers, Danan tombe sur un spectre qui lui rappelle, à toutes fins utiles, la puissance de l’imaginaire et des fantasmes, et que le combat avec les ombres laisse forcément des traces, ou même, qu’il pourrait être mortel.

38 VENDREDI 9 ECRITURE ET NOTATION MUSICALES : L’ÉCRITURE ET L’ESPACE NOVEMBRE par Nicolas Frize 2007 proposé par l’Adiam 83

Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace Atelier de Nicolas Frize

ạonjour à tous. Merci d’être venus nombreux pour cette conférence de Nicolas Frize. Il a travaillé il y a maintenant deux ans à Marseille, à l’invitation de Radio Grenouille sur un projet avec les personnes de la Poste de Marseille. Et l’an dernier, il est revenu dans le secteur pour travailler en résidence tout l’année dans le village de Signe, avec Alain Maillet qui est ici. Nous avons le plaisir de l’accueillir pour cette journée dans le cadre des rencontres organisées par le Conseil Général du Var. La séance de cet après midi s’ar- rêtera vers 17h30. Ce soir, il continuera par une séance tout public. Bon après-midi.

Nicolas Frize C’est un peu bête que je reste là, mais je vais manipuler des petites choses. Je vais faire un parcours hétérogène entre plusieurs créations, entre plusieurs dispositifs, pour ten- ter de répondre à cette question qui m’est posée : quel rapport à l’espace ? Je ne vais pas forcément développer un discours organisé, incantatoire, volontariste, car ce n’est pas ma position. Je vais rester fluide et assez libre et je vous encourage à m’in- terrompre si vous avez des questions, si vous avez envie qu’on s’arrête sur un point, si vous voulez en savoir plus sur quelque chose. Sinon, je vais partir tout seul ! Si vous êtes là, autant que je le sache !

En fait, mon intérêt pour les lieux, pour les espaces, pour les volumes, les territoires est parti depuis le début quand j’étais… J’ai commencé la musique de façon un peu tradition- nelle, par le piano à l’âge de 5 ans. Après, je me suis rendu au Conservatoire de Paris en classe de composition entre autre avec Pierre Schaeffer. J’ai commencé la composition par la musique électro-acoustique que j’ai quittée ensuite. Je continue d’en faire un peu, en tout cas je fais souvent des pièces mixtes, pour instruments, voix et bandes. J’ajoute des bandes magnétiques dans mon travail mais je ne fais plus de travail pour bandes magné- tiques seules. Sauf les musiques appliquées, qui sont par essence des musiques sur sup- port, des musiques pour la danse, le théâtre, le cinéma. Mais maintenant, je ne fais plus de pièces sur bandes. C’est vrai que ces débuts sur bandes magnétiques inscrivaient pres- que immédiatement l’espace dans la diffusion. Par essence, quand vous n’avez pas de scène, quand vous n’avez plus d’instrumentistes, quand vous n’avez plus de musique vivante, et que vous êtes réduits à écouter de la musique à travers des hauts-parleurs, évi- demment, vous vous posez tout de suite la question de l’endroit où vous les mettez. Cette musique, depuis qu’elle est née, depuis 1948, 1950, s’est tout de suite posée la ques- tion de sa diffusion. C’est arrivé doucement, mais, assez rapidement on a commencé à par- ler de spatialisation. On a commencé à faire un série d’expériences. Enfin, je dis, « on », c ‘est « ils », parce que moi, en 1950, je naissais ! Assez rapidement, j’ai commencé à m’intéresser à cela. Très vite, j’ai fait partie de ceux

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qui mettaient des hauts-parleurs partout. J’ai commencé à travailler sur la question du Ces questions de rapport à volume intérieur, et à réfléchir à ces ques- tions de rapport à l’espace, sur le plan l’espace, sur le plan acoustique, acoustique, sur le plan architectural, sur le plan thématique, sur le plan géographique sur le plan architectural, sur le et sur le plan social. Ce sont tous les élé- ments qui constituent la raison d’être d’un plan thématique, sur le plan son dans un espace. Et puis, il a fallu se documenter en acousti- géographique et sur le plan que, travailler avec des acousticiens. On en peut pas arriver quelque part et mettre ses social. Ce sont tous les éléments hauts-parleurs simplement à l’endroit où on en a envie. On ne maîtrise pas tout. Je me qui constituent la raison d’être suis évidemment fortement intéressé à l’ar- chitecture. Comme j’étais militant, et que d’un son dans un espace. j’avais déjà envie de repenser mon métier et de ne pas me conformer à la trajectoire que le Conservatoire me destinait, à savoir, écrire des œuvres et attendre qu’elles soient jouées ; ce qui est un peu la façon de faire de la pédagogie traditionnelle, en tout cas au Conservatoire de Paris, où l’on met l’accent sur l’écriture. On dit que la musique existe parce qu’elle est écrite. Moi, je partais du prin- cipe que la musique existait parce qu’elle est entendue. Et si personne n’est là pour dire qu’il l’a entendue, je postulais qu’elle n’existait pas. C’est parce qu’on l’entend qu’elle existe. Comment l’entend-on ? Où l’entend-on ? Pourquoi l’entend-on ? Ces quelques questions m’ont donné une direction de travail, une direction militante, pour essayer de travailler sur plusieurs aspects de la musique, à savoir les sources, les gens, et les espaces. Pour les sources, je souhaitais continuer à travailler pour l’orchestre et la voix, mais abor- der un répertoire d’objets sonores, qui évidemment était une pente naturelle de l’électro-acoustique, c’est à dire emmener l’électro-acoustique en dehors du studio et l’amener dans la vie Moi, je partais du quotidienne. Un peu comme le fait Cagle, comme le fait Cage, ou certains d’entre nous. Et puis travailler avec les gens, m’inté- principe que la resser à la pratique amateur. Enfin, pas vraiment à la pratique amateur, mais à la présence de non-musiciens dans l’exercice musique existait de la musique professionnelle. C’était plutôt ça mon idée. Que je n’ai d’ailleurs pas quittée. parce qu’elle est Qu’est-ce que quelqu’un qui n’est pas musicien peut apporter à la musique professionnelle ? Comment est-ce que le travail des entendue. auteurs ensemble donne une dynamique à la musique, même si elle donne une dynamique aux interprètes, ce qui n’est pas mon objectif principal. C’était d’abord une façon d’apporter à la musique une dimension particulière, que je trouvais dans l’interprétation, grâce à l’arrivée de gens singuliers. Ou de gens non formés, ou non virtuoses. Le troisième élément, c’était la notion d’espace, c’est à dire, puisque je peux faire enten- dre ma musique partout, car j’ai moins de contraintes qu’avec un orchestre ou un ensem- ble vocal, car je dispose d’outils d’amplification, de répartition etc.. quel est l’intérêt d’al- ler faire entendre ça dans une église, dans une place publique, dans un piscine, dans un gymnase, sous la mer, sous l’eau, sur la neige, dans une gare, dans une école ? L’intérêt, encore fallait-il le trouver. Encore fallait-il avoir des raisons de le faire. Tout cela est parti de l’électro-acoustique. On va trouver des tas d’exemples dans la musique savante d’avant 1950 où la musique avait des raisons d’être jouées dans des endroits un peu alternatifs, qui n’étaient pas des lieux d’auditorium, des lieux de concerts ou des salons. Mais c’est sûr que depuis 1950, ça c’est généralisé, et ça a même été un lieu de recherche très expérimenté par beaucoup de monde. Actuellement, pour rester sur le domaine de l’électro-acoustique, tous les studios d’élec- tro-acoustique ont développé (même ceux qui sont à Marseille et à Nice), chacun pour eux-mêmes, sans s’occuper de ce que faisaient les autres, des logiciels de spatialisation sophistiqués qui permettent d’automatiser les déplacements des sons dans l’espace. Ceci de manière sophistiquée, en compensant les phases, en simulant des espaces et des volumes, avec parfois des traitements en temps réel qui permettent d’accompagner

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la notion de déplacement des sons. Toute chose qu’on ne peut pas faire avec des instru- mentistes. Enfin, moi je l’ai beaucoup fait. J’ai demandé à des instrumentistes de se déplacer au milieu d’un concert, de rentrer au milieu des gens, de descendre dans la salle, d’entrer, de partir, ou de jouer sur le toit. N’empêche qu’effectivement, avec des sons enregistrés et des enceintes, ça paraît beaucoup plus évident. Mais ça ne donne pas du tout le même résultat. Parce que c’est pas l’interprétation qui se déplace, c’est seule- ment la source, ce qui change pas mal de choses. Lorsqu’une source se déplace, elle reste égale à elle-même. Lorsque l’interprète se déplace, l’interprétation se déplace avec lui. L’interprète ne peut pas jouer de la même façon en se déplaçant. Il déplace donc quelque chose en même temps qu’il se déplace. Donc il déplace la musique. Il est forcé- ment soumis à des stimuli divers, ne serait-ce qu’à sa difficulté de se déplacer. Mais aussi à des stimuli qui sont liés à la nature du lieu, qu’il connaît ou ne connaît pas, aux réfé- rences culturelles dans lesquelles il est emporté à ce moment là, et la musique s’en modifie. Ce que ne peut pas faire un son sur support. Autant la spatialisation sur support est un espèce de moment un peu artificiel, un travail purement formel, où les sons, sans se soucier de quoi que ce soit, n’ont que faire de l’es- pace, mais se déplacent à l’endroit où l’on veut parce que c’est nous qui le décidons, autant lorsqu’on demande à des interprètes de se déplacer, là, ils ont beaucoup à faire de l’espace. Parce qu’il y a un rapprochement, un éloignement par rapport à l’auditeur. Il y a des éléments acoustiques qui font qu’il ne s’entend plus ou il s’entend beaucoup. Il y a sa connaissance des lieux… Toute une série de facteurs dont un interprète pourrait mieux parler que moi. Quand je me suis remis à l’écriture, quand j’ai quitté le monde de l’électro-acoustique, je me suis remis à l’orchestre, à la voix, à l’instrument, aux objets sonores en direct, concrets, j’ai naturellement continué d’expérimenter ces questions acoustiques, ces questions architecturales, de géographie. D’autant plus que l’électro-acoustique m’avait appris qu’il y avait des effets collatéraux militants intéressants à travailler sur l’espace : d’une part on faisait entrer la musique dans des espaces qui n’étaient pas faits pour ça, donc on détournait des espaces, on les contraignait, on les transgressait ; ça avait un intérêt militant, même si ça n’était pas l’objectif premier ; d’autre part, ça ré-interrogeait l’usage de la musique. Pour le public, ça les mettait en situation de se dire : « Qu’est-ce que cette musique fait là ? Et pourquoi je vais dans cet endroit pour aller au concert alors que je n’ai aucune raison d’aller écouter une musique à cet endroit là ? Qu’est-ce qu’on veut me dire ? Pourquoi on m’amène là-bas ? ». Il y a eu comme ça toute une série de questionnements qui se sont ajoutés à l’exercice de la musique dans ces lieux. On va se promener, après cette introduction générale, dans des espaces que j’ai expérimentés, en essayant de comprendre pourquoi j’y suis allé, quand je le sais. J’espère le plus possible. Le lieu est destinataire. J’ai imaginé trois situations. La situation où le lieu est destinataire, c’est à dire que j’ai une commande. Par exemple, un village qui fait une commande à un compositeur. Le lieu est imposé. Le vil- lage dit qu’il voudrait une musique pour le village, dans le village. Il y a un lieu destina- taire. Ça m’est arrivé de nombreuses fois. Moi-même, je me suis mis dans des situations où je m’imposais des lieux, au point même qu’après 30 ans de travail, il m’est arrivé d’avoir des difficultés à écrire sans lieu. C’est à dire que je m’étais tellement formaté à écrire pour des espaces, que j’avais développé des principes d’écriture liés à l’espace, et que j’avais du mal à écrire des musiques qui étaient destinées à rien, à aucune tempora- lité, aucune rencontre, aucune circonstance, aucun espace, aucune commande, aucun lieu, aucune époque. Des musiques qui seraient comme ça, suspendues au dessus de la terre et qui attendraient de descendre, si un jour quelqu’un voulait bien les faire atterrir. Je me suis posé cette question il y quelques années, parce Des lieux scénographiés. que je me suis dit, ça c’est drôle, finalement, je ne sais pas le faire. J’ai écrit des pièces qui n’ont aucune raison d’être. Mais je n’en ai pas écrit beaucoup. J’ai beaucoup plus écrit des pièces qui avaient des raisons d’être, qui d’ailleurs, sont mortes, parce qu’elles étaient faites pour naître. Leur vie était liée à leur naissance. Donc, il y a ces lieux destinataires, avec ces appro- ches soit thématiques, soit géographiques, soit architecturales, soit sociales.

Après, il y a eu des lieux scénographiés. C’est un lieu, un espace lambda, qui m’est pro-

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posé, ou que je choisis, mais qui en lui-même n’est pas porteur de commande, et que du coup, je scénographie. Je le mets en scène et je lui impose de devenir un lieu. Au départ, c’est un espace. Je pense par exemple à des usines dont l’histoire ne m’intéressait pas. Par exemple à la Friche la Belle de Mai à Marseille, où j’ai fait une création l’année der- nière. En tant que tel, je n’ai pas voulu travailler sur l’histoire de la Friche, sur la Seita, sur cet endroit. On m’a donné un volume. Disons que dans le cadre de ce travail, son his- toire ne m’intéressait pas, son architecture était intéressante, enfin, je l’ai modifiée, et puis par contre, je l’ai fortement scénographié, parce que je voulais lui faire dire quelque chose qu’il ne disait pas. Je voulais le transformer en un certain espace. J’ai écrit la musi- que en fonction de la transformation que j’avais anticipée de l’espace. Donc ça, c’est la deuxième rubrique. Les lieux à scénographier. Je ne suis toujours pas dans une musique qui s’écoute, mais qui se joue, là, dans une salle.

Après, il y a les non-lieux. C’est à dire que ce sont les musiques que l’on peut écouter dans une salle, on se Les non-lieux. fiche complètement de là où on est. On se met dans le noir, on paie, un peu comme dans une psychanalyse, on se projette, et puis on attend. C’est l’auditeur qui fait tout le tra- vail. De territorialisation interne.

En fait, avant de faire trop de théorie, on va parcourir quelques uns des espaces. Un peu dans le désordre. Je me suis amusé à faire des paysages pour la vue. Vous voyez la Rue Lafayette, qui croise la Rue du Château Landon. Il y a un feu rouge. Au bout, on voit le métro qui passe, à Stalingrad. Je me suis amusé à faire des tas de paysages. Ce ne sont pas des partitions de musique, ça n’est pas jouable. C’est pour vous montrer que j’ai envie de faire coller les sons et les images. Ça, c’est une création que j’ai donnée dans le cadre du Festival d’Ile de France, qui s’ap- pelle Auguste s’envole. C’était une ancienne usine de chaudières Babcok à la Courneuve. J’ai voulu utiliser les trois volumes et que le public déambule entre les espaces, mais de façon non libre. Il y avait des parties. Le public était simultanément dans les trois parties. C’est quelque chose qu’on va retrouver plusieurs fois. Il y avait un immense hangar dans lequel il y avait deux scènes. Le public est assis. Des objets sonores vont circuler pen- dant que les musiciens jouent. On a une pièce pour Ténor et Violoncelle. Dans le volume suivant, sur une des deux scènes, sur des tourets électriques, on a un ensemble de cuivres et de bois, qui sont plantés là. Dans cette même salle, il y avait 8 ins- trumentistes qui étaient collés au plafond, et deux lecteurs. Le public déambulait dans l’espace. Chaque fois, ce sont des pièces de 20 minutes. Le public s’arrête, écoute ça. Le troisième espace était un immense gradin. Il me servait de scène pour une première partie. Les instrumentistes sont dessus et se déplacent dans l’espace. Un peu comme du théâtre musical. Sauf qu’il n’y a rien de parlé. Il n’y a pas de texte. C’est une pièce pour contrebasse, violon, clavecin et voix. Ce gradin va se renverser. C’est quelque chose que j’aime beaucoup faire. Le public est à la place des interprètes, et il va se reverser pour le final, alors que les interprètes se retrouvent sur une scène. On est vraiment sur une option de lieu scénographié, parce que je propose un rapport à l’écoute. Ce qui m’intéresse c’est de travailler la verticalité, avec les instrumentistes en l’air, que le public aille lui-même chercher les sons, puisse se déplacer et trouver sa place. Souvent les gens se déplacent pendant une dizaine de minutes, apprivoisent l’es- pace, s’arrêtent, et en général s’assoient. Alors que dans d’autres endroits, ils sont assis, et écoutent un dispositif avant/arrière pour la première des salles. C’était un travail sur la neurologie que j’ai fait avec des neurologues, sur les gens qui ont subi des opérations du cerveau et qui finissent par avoir des troubles cognitifs importants. Ils finissent par dire des choses qui n’ont pas de sens. Un peu comme dans le livre « L’homme qui pre- nait sa femme pour un chapeau ». Ce sont des associations de langage qui créent des effets de sens incroyables. J’avais recueilli auprès de ce neurologue toute une série de textes de gens qui avaient des troubles neurologiques. C’étaient des très beaux textes d’associations d’idées très hétérogènes, un peu hors du sens. J’ai voulu que le public soit emporté comme ça dans cet imaginaire de langage, avec des dispositifs où les gens vien- nent derrière, montent, de déplacent, redescendent. Une chose qui chavire tout le temps. Quand on passe d’une salle à l’autre, on est mis dans un rapport d’écoute complètement transgressif. Le tout dans le noir avec peu d’éclairage, laissant l’espace assez neutre, de manière à gommer l’usine, qui en elle-même m’intéressait peu, sauf qu’elle m’offrait des

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volumes acoustiques très intéressants. Il y avait d’immenses hauteurs de plafonds, des lignes de fuite très grandes. En éclairant très peu, on ne savait pas où étaient les murs, c’était à perte de vue. C’est vraiment le cas des textes que j’entendais, qui sont des tex- tes à perte de vue. On a l’impression que ça se prolonge sans cesse, que ça ne peut jamais s’arrêter, et que tout est possible. Au contraire de ce qu’on peut croire, il n’y a pas de murs. Ce sont des textes sans murs. Je ne dis pas que quand on est intelligent, on a des murs, mais en tout cas, quand on perd la cohérence sémantique, il y a une sorte de vertige, d’espace sans fin, d’infini. J’avais cherché cette usine, et je l’avais travaillée en éclairage pour qu’il n’y ait plus de limites.

Là on arrive sur une deuxième création, qui est une chronique sur la voix des gens. J’ai enregistré 200 personnes, il y a quelques années, avec l’envie de créer une mémoire de la voix, et en postulant que les voix ont changé en 50 ans, en 100 Chronique sur ans, en 300 ans. Mais on ne peut pas le mesurer parce qu’on a pas d’enregistrement. la voix des gens. Et on voit bien que dans les premiers films sonores, les gens ne par- laient pas pareil que nous. Mais on n’est pas très sûrs, c’est évidem- ment dû aux micros, les voix étaient un peu plus aiguës, comme celle d’Arletty, un peu plus pointues. Est-ce que c’est le cinéma, les micros… ? On a du mal à mesurer ça. Donc j’ai enregistré 200 personnes, en leur faisant faire un même corpus. C’était un peu scientifique. Ils disent une même série de textes. Par exemple, ils disent « La Déclaration des Droits de l’Homme », un extrait de « Lucky Luke », et « Les Trois Petits Cochons ». Ce qui est très intéressant, si je vous le fais lire par chacun de vous, vous allez dire : (Il prend un ton de récit d’une histoire, d’un conte) « Alors, le troisième petit cochon… », et vous le racontez comme si vous le disiez à un enfant. Tout le monde le fait spontanément. Et quand vous lisez « Lucky Luke », (il prend un ton « western »), « Les Daltons… », vous mettez la voix en arrière, et vous parlez d’une voix un peu gutturale. Quand vous lisez « La Déclaration des Droits de l’Homme », vous prenez un ton neutre, inexpressif, vous respirez un grand coup et vous dites « Les hommes naissent et meurent libres et égaux en droits… ». J’étais amusé de voir qu’il y avait des références culturelles comme ça très intéressantes sur le timbre, sur le son, sur le silence, sur la position de la voix, sur le souffle, qui nous sont communes et qui viennent du fait qu’on vit ensemble, qu’on écoute les mêmes radios, et que l’on se parle. J’ai imaginé que dans 50 ans, les choses pourraient ne pas se passer de la même façon. Peut-être qu’on fera des phrases moins longues, peut-être qu’on chantera encore beau- coup plus que maintenant. Ou peut-être qu’au contraire, on deviendra très neutre, col- lectivement. Donc j’ai fait ce gros travail. Après, j’ai fait toute une série de pièces qui voulaient mon- trer la voix dans tous ses états. Ça a donc donné des scénographies. (Il désigne une photo). Ici, il y a des gens qui sont sur des banquettes, allongés, d’autres sur des chaises, d’autres sur des tabourets, d’autres encore assis sur La voix dans des bancs d’écoles. Il y a 4 parties dans le concert, entre chaque par- tie dans le concert, c’est comme si on tape avec le bâton, et on dit tous ses états. de changer de cavalière. Comme un jeu de chaises musicales. Les gens se mettent dans d’autres dispositions. C’est une expérience de stature de l’auditeur, et en même temps, c’est une expérience de positionnement dans la salle. Car évidemment, l’acoustique n’est pas du tout la pareille d’un point à un autre. Les interprètes sont sur les scènes qui sont ici, et se déplacent aussi tout le temps. On a derrière soi une clarinette, ou un petit ensemble vocal, un trombone, ou un saxophone. La régie est en plein milieu. Sans arrêt, on est soumis à… ça c’est une chose à laquelle je crois beaucoup : Vous avez tous eu l’expérience d’arriver en retard au théâtre, et donc, vous ne pouvez pas rejoindre la place sublime que vous avez payée la peau des fesses au milieu devant, parce que c’est trop tard, et vous êtes à l’arrière. A l’entracte, vous comptez bien la retrouver. Mais vous vous rendez compte que vous voyez deux pièces différentes. Dans la première, vous vous rendez compte que d’abord vous voyez tout le théâtre, et la scène est le théâtre, donc vous vous focalisez sur le cadre, vous voyez les personnages, leurs déplacements, vous voyez les décors. Le texte s’inscrit dans un espèce de tout, dans un espace qui est distancié. Quand vous rejoignez votre place à l’entracte, vous vous rendez-compte qu’il y a des personnes, avec des visages, que vous ne voyiez pas bien jusque là. Vous êtes obligé de faire un travail centripète alors

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qu’avant, vous étiez sur une sorte de réception centrifuge. C’est à dire que les choses vous arrivaient, mais ce que vous alliez chercher ne pouvait pas être tellement détaillé. Alors que lorsque vous êtes devant, elles vous arrivent beaucoup plus, mais d’une cer- taine façon, elles ne vous arrivent pas ensemble. Il faut que vous les reconstituiez. Cette expérience d’arriver en retard au théâtre est pour moi une expérience déterminante dans le rapport à la musique. Je On écoute que ce pense que, comme dans la vie quotidienne, on n’écoute que ce qu’on veut. Ça n’est certainement pas le compositeur qui dit ce qu’on veut. qu’il veut, il y a autant de musiques à entendre que de gens qui l’écoutent. C’est l’auditeur qui crée la musique, qui la construit. C’est lui qui dit ce qui est à entendre. Evidemment, chacun entend ce qu’il a envie. Du coup, ça vaut la peine d’inciter l’auditeur à se déplacer. C’est à dire, à faire l’expérience d’arriver en retard, enfin, d’écouter une fois ici et une fois là. Parce qu’il entendra des choses différentes, pour des raisons qui sont essentiellement acoustiques, mais qui sont évidemment beaucoup plus qu’acoustiques parce qu’on écoute toujours ensemble. Vous avez vécu dix fois d’écouter quelqu’un qui est très tendu, nerveux, qui n’en peut plus, qui en a marre, ou qui n’aime pas ce qu’on écoute, ou un enfant qui s’endort, ou des gens qui s’endorment autour de vous, ou des gens qui font du bruit, ou des gens qui sont très attentifs ; vous êtes empor- tés dans cette écoute. De même que pour ceux qui ont des enfants, quand vous allez à un spectacle avec un enfant, vous ne pouvez pas faire autrement que d’écouter le spectacle à travers son oreille. C’est à dire que vous sentez ce qu’il entend et ce qu’il n’entend pas, quand il accroche… C’est un bonheur quand on a des enfants d’aller au spectacle sans eux ! Car enfin, notre écoute nous appartient, seul avec soi même. On n’est pas obligé d’écouter à travers les autres.

Voilà un autre exemple de scénographie. On est donc dans un espace neutre, et dans ce même espace, j’avais fait une expérience de concert verticaux. J’en ai fait un certain nom- bre, ce qui est, selon les acousticiens, une hérésie. On nous explique que nous avons nos deux oreilles horizontales, et c’est fait pour percevoir la stéréophonie, c’est à dire la profondeur de champ. Grâce à l’écartement des deux oreilles, si un son est à deux mètres ou dix mètres, on perçoit les variations, en particulier du champ différé, le champ direct étant ce que je reçois en direct de vous, mais le champ différé, c’est ce que l’environne- ment me renvoie, ou le champ diffus, ce que l’environnement me renvoie du message par des réflexions diverses. On dit que l’oreille ne perçoit pas la verticalité, ce qui est théoriquement exact, mais pra- tiquement faux. Donc j’ai fait des expériences de concert verticaux, avec des interprètes qui sont les uns sur les autres. C’est intéressant de les empiler quand on a pas beaucoup de place ! Imaginez un orchestre entièrement vertical ! Là je pense que ce serait Quand on fait chanter un aberration, mais il y a parfois des choses intéressantes à faire avec cette verticalité. des adolescents,

Un autre exemple d’une scénographie liée à l’écriture : on a précisément, et ça dans mon expérience sur la voix, je rencontre des adoles- cents. Evidemment, je rencontre des personnes de tous les renvoie à ce que je âges. Et je m’aperçois qu’il y a quelque chose de très par- ticulier qui se passe à l’adolescence, qui est vraiment très disais sur les amateurs, typique de cet âge, c’est que la voix est identifiée très rapi- dement comme un organe annexe de la sexualité. La voix des voix qui sont et la sexualité sont deux choses intimement liées. Jusqu’à l’adolescence, jusqu’à ce que les poils poussent, on ne le extrêmement sait pas. Quand on voit que l’on commence à se transfor- mer en un individu sexué, enfin, on est déjà sexué mais… intéressantes et qui tout d’un coup, la voix devient un problème. Il y a une mue. Déjà, il va falloir passer d‘un sexe à un autre. Pour les parlent de nous, petits garçons qui avaient des voix de petites filles, ils vont devoir devenir des garçons. Pour les jeunes filles, il y a qui parlent du monde. aussi une mue, qui est moins visible, moins évidente, mais qui existe tout à fait. Surtout, il y a le fait qu’on est interpellés dans son identité. Prendre la parole, c’est particulièrement compliqué parce que ça demande de savoir qui on est,

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et comme c’est un moment où, précisément, on change d’identité, on se dit que juste- ment, ce n’est pas le moment où l’on sait qui on est. Donc prendre la parole à cet âge là est un acte compliqué, et j’ai voulu parler de cette fragilité. Quand on fait chanter des adolescents, on a précisément, et ça renvoie à ce que je disais sur les amateurs, des voix qui sont extrêmement intéressantes et qui parlent de nous, qui parlent du monde. La musique a besoin de ces voix. Si la musique continuait de survivre sans que l’on ait écrit pour des adolescents, pour cette voix d’un garçon de 15 ans ou une fille de 12 ans, on serait fous. On ne peut pas se passer de ça. Quand un adolescent chante ou parle, il nous dit bien autre chose que ce qu’il veut dire. Et sa voix traduit quel- que chose qui est de l’ordre de l’ambiguïté, de la fragilité, de la mue, à tous les sens du terme, de la métamorphose. C’est quelque chose qui nous appartient à vie, qu’on a vécu à l’adolescence, mais qui nous reste, qu’on revit dans l’inhibition, qu’on revit dans la dif- ficulté d’identité, et qu’on va aussi revivre dans des moments de fragilité, des moments forts, des moments émotionnels, des moments amoureux, des moments où on vit tout avec intensité, des moments où on vit tout dans l’excès parce que l’on ne met pas de mots sur les choses. Donc je suis allé dans une friche industrielle à la Plaine Saint-Denis, qui était déserte. J’ai fait sortir deux tours du sol, que j’ai entourées de sable. J’y ai mis des projecteurs. J’ai campé ces deux ados là-haut, avec un micro. Le public n’est pas invité à cet endroit là. Des gens sont venus voir, mais pour moi c’était un peu conceptuel, comme une œuvre qu’on ne voit pas. Je fais allusion à une œuvre de Walter De Maria, qui s’appelle « Earth Kilometre », qui est un tube d’un kilomètre de bronze, qui est coulé dans la terre. Ils ont foré à un kilomètre de profondeur, et il y a un mètre qui sort. Vous voyez le mètre qui sort, c’est l’œuvre, mais vous savez qu’il y a 999 mètres qui sont sous terre. C’est la définition pour moi absolue de l’art conceptuel. Donc, là, c’est un peu ça. La disposition de ces deux adolescents est un peu anecdotique. Pour moi, elle est entre deux rails, elle est dans une Friche, dans un endroit de métamorphose, un endroit abandonné. Ça pourrait se reconstruire mais on ne sait pas encore comment. Avec des choses qui sortent de terre et qui sont, en même temps, entre des voies désertes. Leur micro est sonorisé dans la Plaine Saint-Denis, à travers des enceintes que je dis- pose sur les toits des immeubles, pour reproduire des muezzins, comme dans les villes arabes. J’ai été très frappé à Marrakech, ou à Alger, où j’ai pu faire des concerts, de la puissance évocatrice de ces muezzins, leur beauté évocatrice quand ils se mettent tous en marche. Et quand on habite à côté d’un minaret, et qu’on commence à entendre les voix qui sont très proches, et tout d’un coup, on en entend un qui est à 600 mètres, un autre à 1 kilomètre, un autre encore plus loin… Tout se mélange, il y a une profondeur de champ. C’est d’une beauté inimaginable. Indépendamment du contenu religieux ou de l’autoritarisme territorial que ça suppose, et qui peut poser problème. En tout cas sur un plan totalement acoustique, je trouve que c’est une expérience musicale d’une beauté assez rare. J’ai eu envie de reproduire ça. Avec différentes autorisations nécessaires, j’ai fait en sorte, sur 6 kilomètres carrés, c’est à dire toute la Plaine Saint-Denis, de la Porte de Paris à la Porte de la Chapelle et entre Aubervilliers et Saint-Ouen, qu’on puisse entendre ces deux voix d’adolescents très fort. Enfin, qu’on puisse les entendre parfaite- ment dans l’ensemble de l’espace public. Six mois avant, j’ai distribué la partition dans les Postes, dans les pharmacies, dans les boulangeries, pour que tout le monde puisse l’avoir et la suivre, et écouter depuis chez soi ces voix fragiles qui n’osent pas parler et qui cette fois ci, s’entendent de partout. Un dispositif spatial qui Là, on est vraiment sur un dispositif spatial qui est lié à un contenu. Il y a des gens qui ont laissé tomber la par- est lié à un contenu. tition, et qui se sont promenés en vélo dans la ville pour écouter le concert en se déplaçant, en essayant de voir comment, quand ils quittent un endroit sonorisé, ils arrivent dans un endroit où c’est beaucoup plus faible, et ils trouvent un immeuble un peu plus loin.

Là on est au fond d’un stade nautique que j’ai vidé. Le public est autour. C’est une pièce pour un grand ensemble vocal, avec une partition géante au fond. On est toujours dans le travail sur la voix. La voix immergée. Je ne vais pas faire trop de discours sur chaque scénographie. Pour l’instant, on parcourt des rapports à l’espace. Ici on voit des musiciens qui sont partout dans l’espace. La dame par exemple qui est là, c’est une dame du public. Une dame très forte, qui a peur d’avoir des difficultés à se relever, donc elle s’assoit sur le bord d’un plateau sur lequel il y a des

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interprètes. Les autres gens sont assis autour. Sur cette photo, on ne voit pas très bien. On voit même l’inverse de ce que je cherchais. C’est François Leroux, le baryton. Le plateau était en pente. Il montait, et il faisait corps avec le fond, qui était un cyclo bleu. Tout était bleu. Je voulais que l’interprète soit sus- pendu en l’air, et qu’on ne le voie pas. Mais sur cette photo, on voit que l’interprète et son pupitre sont posés entre le sol et le fond. C’est un travail sur la suspension de la voix. Il y avait des interprètes qui étaient cachés dans les gradins, et qui faisaient des sons en plus, sans voir le baryton. C’était une pièce pour baryton et ney, une flûte turque, et avec des interprètes cachés sous les gradins et qui font des sons.

Maintenant on est passé à une autre pièce. On va écouter des choses. Et je vais vous par- ler de scénographie sans images. Ça, c’est ce que j’appelle une musique appliquée. C’est une pièce que j’ai faite pour un spectacle qui a été donné à la Cité des Sciences. On a fait un spectacle avec un metteur en scène et Hubert Reeves sur la naissance de l’univers, depuis le Big Bang jusqu’à la naissance de la Terre. Il y avait quatre espaces visuels et musicaux. Le premier c’était devant la Cité des Sciences, devant la Géode. J’avais envie d’une dou- che. J’avais envie qu’ils se rincent l’oreille. Qu’ils oublient la vie quotidienne. Qu’ils oublient l’échelle de la Terre, dans le sens qu’on puisse plus tard aborder à l’intérieur du spectacle les années lumières, donc il fallait oublier la durée de vie sur terre. Surtout celle de l’homme. Donc j’imaginais une pièce qui serait une pièce nocturne. Vous savez quand vous mettez du papier noir devant une lampe et que vous la trouez avec une aiguille, vous obtenez la nuit, avec des étoiles. J’ai fait la même chose en son. J’avais commandé à l’IRCAM un logiciel. Sur l‘écran de mon ordinateur j’ai un mur en plomb. Derrière ce mur, il y a tous les sons de la terre. Toutes les fréquences. Quand, avec ma souris, je clique à un endroit, je fais sortir d’un trou, et il y a une fréquence pure qui sort. J’ai attribué à 8 enceintes, 8 pistes. Tout le travail consistait en fait à faire sortir des sons purs, et à les reboucher. Je faisais donc des trous avec le logiciel, que je rebouchais après. Puis j’ai placé mes huit enceintes sur toute la façade de la Cité de Sciences, pour que les gens entendent une façade d’un immeuble entier qui diffuse des sons purs, de façon horizontale, comme des fils de laser. Ils étaient diffusés très faibles. Les gens attendaient 20 minutes dehors, l’objectif était qu’ils s’imprègnent de ce bâti- ment, dans lequel on allait entrer pour parler d’une autre temporalité, et qu’ils se rincent les oreilles. Qu’ils n’entendent plus le périphérique, la vie quotidienne, eux-mêmes, en faisant silence et qu’ils entendent ces sons purs qui partaient horizontalement de la Cité des Sciences et qui étaient fortement spatialisés, parce quand on se déplaçait, on les entendait parfaitement. Là vous entendez une stéréophonie, ce qui est absurde, parce qu’en fait, il aurait fallu que je diffuse les sons dans tout l’espace.

[Diffusion du son]

Voici ce qu’on appelle une musique spectrale. C’est une musique qui travaille uniquement sur le spectre. Il n’y a Musique spectrale plus de formes. Chaque son a une temporalité qui lui est propre, et tellement induite dans celle des autres, qu’elle nous échappe. On n’a pas la conscience de la durée des sons, tellement l’apport de nouveaux sons nous fait oublier l’extinction des sons précé- dents. C’est une pièce que j’ai commandée. Je suis parti de l’idée que ce bâtiment respire, avec une notion d’infini, de non-temporalité, d’intemporalité. J’ai conçu le dispo- sitif, j’ai conçu l’idée, et j’ai commandé le programme et fait de la musique avec. Toute l’idée de l’espace et de la préparation de l’audition a conditionné complètement l’écriture. C’est comme ça que je suis arrivé à faire une pièce électronique, ce que je fais rarement. Et puis après, on entre dans la Cité des Sciences, dans la grande cuve du bas, où on parlait de l’infiniment petit. On commençait par un travail sur la matière, l’univers, le cosmos étant d’abord fait de matière, qui passe de moins 256 degrés au plus froid à plusieurs centaines de milliers de degrés au plus chaud, à l’endroit où l’hydrogène se consume, au centre du soleil entre autre. On est vraiment sur des effets de matières. J’ai donc créé une deuxième pièce. Mon objectif était de tenter des déplacements de la très grande vitesse dans l’espace. Donc là encore, nouveau logiciel pour arriver à la faire. C’est à dire que j’avais une table graphi- que, et j’avais mis une quarantaine d’enceintes. J’ai dessiné pour chaque son, leur dépla- cement dans l’espace. Chaque son, individuellement était dessiné dans l’espace. Ils

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étaient remixés. Enfin, la composition musicale est faite, mais après ça, elle est décom- posée, et chaque son a sa propre histoire dans l’espace. Ça se combine. Ici on n’entend rien du tout parce qu’il y a deux enceintes, mais ça vous donne simplement l’idée de la matière.

[Diffusion du son]

Il faut vous dire que chaque élément sonore est séparé des autres et a sa propre histoire dans l’espace. Comme une espèce de précipitation. Une tornade. C’est un travail très organique. Il a été pensé effectivement à cause du travail de spatialisation. Et puis on arrive à une troisième partie où les gens montaient, ils étaient à moitié cou- chés pour regarder des images de Hubble qui avaient été animées en vidéo, pour racon- ter cette naissance du système solaire, visibles sur des écrans qui avaient été recompo- sés en iris sur la toiture de la Cité des Sciences. Là, on est sur une version instrumentale et vocale. Je vous fais entendre un passage pour un ensemble instrumental et vocal. C’est le passage des galaxies. Ce qui est propre à ce qui se passe dans le ciel, c’est qu’il y a plusieurs forces qui s’exercent, dont une, qui n’est pas la principale, qui est la gravita- tion. Deux corps s’attirent toujours, mais ils ne s’attirent jamais linéairement. Quand ils s’attirent, ils partent en rotation, pour diverses raisons qu’on ne va pas expliquer ici. Les choses tournent tout le temps. Les images qu’on a des galaxies sont des images circu- laires, d’ellipses, comme nous nous tournons autour de nous-mêmes sans cesse. J’ai essayé d’écrire une pièce qui tourne. A la fois dans les hauts-parleurs sur le toit, mais en même temps, qui tournait à l’intérieur de l’écriture musicale. Il faut imaginer, quand vous l’écoutez, que vous regardez des galaxies. Ils avaient animé des images d’Hubble, de façon à ce que les étoiles circulent entre elles.

[Diffusion du son]

La descente finale c’est un zoom avant. La musique est écrite en fonction des images. Dans ce passage, c’est un duo entre un baryton et une basse. C’est un moment où la terre s’énerve, et où il s’est mis à pleuvoir pendant des siècles. Il y a eu un gros orage. Tout s’est couvert et il a plu pendant très longtemps.

[Diffusion du duo]

Il va pleuvoir pendant 10 minutes là ! Evidemment, c’est un peu anecdotique, mais la spatialisation était importante, la notion de volume. On entend bien un orgue. Tout est fait en une seule prise. Il y a des instruments qui sont placés dans l’espace, on a enregis- tré en multipistes, c’est ça qui est intéressant. Ce qui est rapporté après sur bandes magnétiques, c’est la partie d’orage et la pluie. Mais tout le reste, tout ce qui est percus- sion, en particulier l’orgue qui fait des effets de basse, est enregistré en direct. Ça me permet d’introduire la question de la prise de son dans ce genre de projet, qui est absolument centrale. Aujourd’hui dans le cinéma, avec cette mode du cinéma multipis- tes en 5.1, vous avez des enceintes qui sont dans les salles, et vos sons se déplacent d’une enceinte à l’autre. En venant ici, j’ai eu envie de mettre deux enceintes au centre, pour que vous ayez un minimum d’espace central. Le gros défaut des musiques spatiali- sées, c’est qu’elles partent de sons qui sont souvent des sons mono, des sons uniques, qui viennent d’une prise de son ponctuelle. Après, ces sons sont mis dans l’espace. Mais ils ne sont pas mis dans l’espace, ils sont mis dans des points. Vous entendez ces points. Vous n’entendez pas d’espace. Vous n’entendez pas de volume. La plupart du temps, il ne se passe rien à l’endroit où vous êtes. Ça se passe là-bas dans les enceintes. Et vous entendez qu’un son se déplace d’une enceinte à l’autre. C’est en général très faible. Sur le plan musical, ça n’a aucun intérêt. Alors que lorsque vous vous mettez par exemple à l’intérieur d’un orchestre symphonique, ou d’un ensemble vocal, vous êtes vraiment au centre du son. Les sons ne sont pas à l’extérieur, ils sont parmi vous. Ils sont là. Pour arriver à faire ça, il faut, soit imaginer des concerts où le public est au cœur des interprètes, et il y a alors un son partagé, soit, si ce sont des choses enregistrées, il faut faire des prises de son en multipistes, c’est à dire avoir une position centrale où on met les micros, et puis on répartit les sons dans l’espace. Après ça, pour chaque micro correspondra une enceinte et on se retrouvera avec une virtualité de la restitution. Pour être un peu plus clair, en général, je mets 8 micros au centre espacés d’un mètre.

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Ce sont des micros assez directionnels. On place les interprètes en face de ces micros. Ils jouent. Après, on met huit enceintes dans la salle et on entend ce que les micros, qui étaient au centre entendaient de leur point de vue, de l’espace où ils étaient. Du coup, vous avez un espace central. Vous avez une spatialisation. Vous entendez vraiment les sons là où ils sont, mais vous êtes bien à l’endroit où il faut pour les entendre. Ils ne sont pas « là-bas », là où ils arrivent. C’est ici que vous les entendez, vous ne les entendez pas là-bas. C’est une chose qu’on ne fait pas assez, que personne ne fait, en tout cas, que le cinéma ne fait pas, et il nous prend pour des imbéciles. Je trouve ça très regrettable que le cinéma se soit mis à faire du 5.1, a mis des enceintes partout pour ne pas les utiliser, ou pour les utiliser de façon imbécile. En nous faisant croire qu’ils créent des espaces, alors qu’ils les déconstruisent, qu’ils les vident.

Je continue avec mes photos. C’est une pièce que j’ai donnée à la Havane, puis en Seine Saint-Denis. Je me suis amusé à faire un film où je laisse la continuité de la musique, mais à chaque fois, je montre des images de villes différentes. Comme le concert a été donné 4 fois dans 4 villes différentes, dans la musique, je passe d’une ville à l’autre, et je re-synchronise. Là, on est dans un Conseil Municipal. Le public est assis à gauche. Les chanteurs, là c’est l’Ensemble Soli-tutti dirigé par Denis Gautheyrie, à Paris VIII, qui est entrain de monter une partition. Ils sont assis à la place du Conseil Municipal. C’est une œuvre pour 16 chanteurs. Le chef est debout, il n’est pas à l’endroit du Maire. Ça a été donné dans chaque ville dans des lieux différents. Ici, on est dans une Bourse du Travail, à la Havane. Les interprètes sont à tous les étages. Au deuxième, au premier. Des percus- sionnistes sont de tous les cotés. Le public est en bas et ne les voit pas. Il entend les per- cussions à trois étages successifs qui font entrer en résonance le puits architectural, mais il ne les voit pas. Les interprètes se voient entre eux. Ils ont un chef parmi eux. La musi- que vient de l’intérieur du bâtiment. (Il désigne une autre photo) Ça, ça se passe dans un cloître. Je suis au centre, et je dirige une partition qui est à 360 degrés. J’avais plusieurs pupitres, pour pouvoir me tourner et avoir toujours une partition devant moi. J’ai le public partout autour sur le cloître, avec une première rangée de choristes qui sont au premier étage, et au deuxième étage, il y a les cuivres. Le public lève la tête, suit en regar- dant ce qui se passe.

Question dans le public : Par rapport à ce que vous avez dit concernant le cinéma et la musique de cinéma. Je me posais la ques- tion suivante, d’après ce que je sais là-dessus, la musique de cinéma ou au cinéma a un statut différent. Elle n’a pas le même statut, pour l’auditeur, que l’auditeur qui va écouter un concert ou qui va se retrou- ver plongé au sein d’un orchestre symphonique par exemple. Donc, je me disais qu’en fait, je ne sais pas si j’ai raison, mais d’après les travaux de Michel Chion entre autres, qui est spécialisé là-dessus, j’ai l’im- pression que la musique au cinéma n’est pas là pour… elle est là de temps en temps pour amener des effets, mais elle n’est pas considérée en tant que telle, avec un statut aussi reconnu que celui de l’image. Il y a forcément soit l’image, soit le son qui est privilégié. Et je pense qu’au cinéma, il s’agit de l’image. Mais c’est une question.

Ce débat est très vaste. On ne va pas le généraliser parce qu’il y a des tas de films qui sont différents. Là, je fais allusion au cinéma, pourquoi, parce qu’on est dans un lieu qui a depuis une dizaine d’année, généralisé l’envie de créer un espace cinématographique. C’est à dire de sortir de l’écran. Jusqu’à maintenant, le son était placé derrière l’écran, avec deux enceintes et avec des écrans percés de petits trous pour que le son puisse pas- ser correctement. Aujourd’hui, les salles s’équipent avec de hauts-parleurs partout. On est entrain de faire sortir le cinéma de l’écran, parce qu’on voudrait lui donner du réa- lisme, on voudrait transporter les gens dans l’espace où le film se passe. Et donc dépla- cer les sons dans l’espace pour virtualiser les espace sonores. Il s’agit peut-être plus de la bande sonore que de la musique. Mais la musique fait aussi partie de ces bandes sonores. Je faisais donc allusion à ces virtualités désastreuses plutôt qu’à une spatialisa- tion de la musique. Le cinéma est entrain de se préoccuper d’espaces, parce qu’on veut en rajouter. On veut que les gens s’y croient. On veut aller au bout de la psychanalyse !

Question dans le public : On entend la pierre, grâce au son surround dont tu parles, on entend la pierre que le garçon jette au fond.

48 Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize

Mais en fait, c’est mal fait. On entend le ricochet derrière.

En général, si vous écoutez bien les sons surround, dans les films en 5.1, c’est très mal fait. C’est très anecdotique. Il y a une voiture qui part à droite, alors l’ingénieur du son a essayé de la faire partir à droite, donc elle part ici alors qu’elle devrait partir là-bas… C’est complètement anecdotique. Alors qu’on pourrait très bien faire un vrai travail de volume. Mais ça oblige à faire des prises des sons… On pourra entendre des travaux que j’ai faits avec des prises de sons multipistes, pour que vous voyez la différence. Encore que là, on les écoute en stéréo. C’est sûr que ça aurait été bien pour notre après-midi que j’installe 8 enceintes et que vous voyez ce qui se passe. Ce qui se passe dans la vie. Dès qu’on sort, il se passe ce que je dis.

[Il montre des photographies ou des séquences de films.]

Ça c’est un travail que j’ai fait sur le vide. J’ai eu envie de travailler avec un groupe de Saint-Denis, sur la question du vide. On est allés voir des physiciens qui nous ont expli- qué ce qu’est le vide dans l’espace. Evidemment, il n’y en a pas. Entre la terre et la lune, il y a ce qu’on appelle l’éther. D’ailleurs, il y a quand même Sur la question du vide. une quantité de matière. Dans le monde du son, il n’y a jamais de vide. Le silence n’existe pas, puisqu’il y a toujours des choses qui sont audibles. Mais on s’est quand même amusés à travailler sur la notion de silence, avec ce physicien, un philosophe, des musiciens. Jusqu’à faire la chose la plus bête que j’ai jamais faite dans ma vie, c’est à dire aller enregistrer la chambre sourde à l’IRCAM. Parce que ça, c’est bête. Il ne se passe rien. Mettre des micros dedans. Fermer la porte. Etre impatient d’écouter après. Et puis, rien du tout. Quand on fait une recherche, il faut être cohérent avec soi-même, et ne pas préjuger des résultats. Mais à ce point là, c’est fort ! On a travaillé sur le vide, et le vide ce n’est pas seulement quand il ne se passe rien. C’est aussi quand on est très haut, comme ces enfants au dessus de la balustrade en haut de la Basilique, et qui voient le vide en-dessous. C’est un vide qui n’est pas du tout silen- cieux. Il évoque quelque chose qui a à voir avec le vertige du silence. C’est à dire, ce qui va se passer si on saute. Et puis, nous sommes allés sous le Stade de France. C’était à l’époque de sa construc- tion. On a découvert une immense cuve, qui est le plus grand bassin de rétention d’Europe. Il est censé retenir les eaux de tout le département de Seine Saint-Denis. Il y a des systèmes très sophistiqués dans nos villes, qui font que quand il pleut, on ne se pose même pas la question de savoir où va l’eau. Mais c’est en fait très élaboré. Il y a des petits caniveaux, des petites grilles et après, on ne veut pas le savoir. Mais en fait, il y a des mil- liards et des milliards de mètres cubes d’eau qui sont évacués. On le voit quand il y a des inondations. Par exemple, Marseille est en pente, donc on imagine que c’est plus facile, mais dans la banlieue parisienne, faire la collecte de ces eaux paraît invraisemblable. On se dit, où est-ce que ça part ? En fait, ça part dans ces trucs là. Il y a soit des bassins de rétention qui sont naturels qui sont des bassins faits pour recueillir l’eau, et qui la plu- part du temps, parce que par essence, ils sont faits pour attendre la catastrophe, ou sinon il y a des espaces comme ça. Pour un musicien, ce sont des espaces formidables. Des endroits où on va, et on entend vraiment plus rien. Sauf que comme c’est un volume fermé, il a une fréquence de réso- nance. Ça veut dire que dès qu’on bouge à l’intérieur, on fait entrer le bâtiment en réso- nance. On a fait tout un travail autour de ça, pour proposer à un public de descendre. On avait fait un travail de lumière qui permettait de localiser les endroits d’où on entendait quoi. Evidemment, on avait identifié avec la lumière des points d’écoute spéciaux. On avait laissé les gens, qui venaient s’allonger à passer du temps à écouter presque rien. Ça me fait penser à une pièce de Luc Ferrari qui s’appelle « Presque rien », dans laquelle il y a pas mal de choses… Je vous y renvoie. Mais là, il se passait encore moins de cho- ses. La seule chose qui se passait c’est ce qu’on pouvait entendre de ce que les gens, le public produisait lui-même, en écoutant ce qui ne se passe pas. Quelque part, on est forcément porteur de sons. Et là c’est une expérience sur l’écoute du volume et de l’espace. Soi-même étant l’excitateur du volume. Là, on n’est pas sur de la musique, mais sur une expérience d’écoute. J’avais poussé le bouchon un peu loin, puisqu’on a fait tout ça avec le Musée d’Archéologie de Saint-Denis, qui est une ville archéologique, à cause, entre autre des

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sous-sols médiévaux qui datent de très loin. Je m’amusais à faire entendre ce qu’on entend à l’intérieur des pots. Des pots qui ont des centaines de milliers d’années. On était allés enregistrer dans la crypte, dans les cercueils des Rois de France. Il y en a cer- tains qui sont un peu ouverts, donc on peut y glisser des micros. C’est un peu blasphé- matoire, mais c’est pas grave. Pour écouter, non pas ce qu’ils entendent, parce qu’ils ne sont plus là, mais pour réfléchir à ces notions de fréquence de résonances. On faisait entendre au public ce qu’on entend dans un espace. C’est une sorte de méta- phore de ce qu’on entend dans les espaces. Sauf que là, les espaces sont tellement petits qu’on entend une fréquence particulière. J’ai oublié de vous apporter ces sons. C’est très intéressant d’entendre chaque silence. On entend ça (sons de souffle). Un peu comme la fuite de gaz que je vais vous faire ! Je ne vous conseille pas de l’avoir chez vous. C’est pourtant ce qu’on entend dans les pots. Cette expérience d’écoute, en l’occurrence, là, ce n’est pas la fréquence de résonance que l’on entend, parce qu’elle est en général beau- coup plus timbrée. C’est une expérience d’écoute des volumes, en se disant que ce qui se passe en petit se passe aussi en grand.

A propos de concerts verticaux, j’ai fait des pièces qui s’appelaient « Les Maisons Chantent », et les musiciens étaient aux fenêtres. On a fait ça sur des places, comme des cours italiennes. J’ai fait ça sur deux places à Paris, et une à la Rochelle. Le grand intérêt de ce genre de dispositifs spatiaux, c’est que c’est intéressant en terme d’accessibilité de la musique contemporaine. Si j’écris une pièce pour 30 solistes, là, ils étaient 26, et je les mets tous sur une scène, et ce sont vraiment des solistes, ce n’est pas un chœur, ils ont chacun des choses différentes à chanter, pour le public non averti, ou pas forcément inté- ressé à travailler, c’est à dire à aller écouter l’imbrication de ces éléments distincts, la notion de paysage qu’ils forment, ou l’accumulation des contre-champs les uns avec les autres, c’est difficile à écouter. Souvent les gens disent que la musique contemporaine, c’est intellectuel. C’est difficile parce qu’il leur semble que les choses s’imbriquent de façon pas évidente, et cela demande un décodage… Ils ont du mal à entendre la notion de paysage, c’est à dire être décontractés, ne pas vouloir comprendre à tout prix les rela- tions qu’il y a entre les choses, mais les laisser se faire en nous, soit aller voir comment ils se décryptent, ou comment ils se cryptent, mais ça, c’est beaucoup plus compliqué ; surtout, si les choristes sont rassemblés sur une scène, comme la plupart des ensembles de musique contemporaine font, ce qui est évidemment fatal à l’écoute. Je m’étais dit : « Tiens, si on pouvait déployer la partition. Si on pouvait faire entendre aux gens l’ensemble comme ça, l’ensemble déployé. Est-ce qu’il n’y aurait pas d’un coup une lisibilité qui viendrait à la musique ? ». Donc j’ai proposé à ces solistes de se mettre chacun dans des appartements. On est allés voir tous les gens d’une place, la Place Sainte Opportune, la Place Sainte Catherine à Paris. On a demandé aux gens d’arrêter de vivre dans leur maison le temps d’un concert, de nous prêter les clés, de sortir de chez eux, de descendre sur la place, et de nous prêter la chambre du petit, les WC, la cuisine, pour que les solistes s’installent partout. On a mis les solistes à ces endroits là. Chacun avait un micro, un haut-parleur qui était diffusé sur place. Moi, je suis sur une tour au centre, et je dirige encore à 360 degrés. On entend très nettement que la soliste du deuxième étage est entrain de chanter un air ou une chose qui répond parfaitement au baryton du premier étage. Ça devient distinct, mais on les entend ensemble, donc on comprend qu’il y a une relation entre les deux, parce que on les distingue dans l’espace. Même si les autres se mettent à chanter. On entend que tout le 6ème étage fait une pul- sation, qui est assez cohérente, ou au contraire en contradiction avec ce qui se passe au deuxième etc… Tout au long de la partition, c’est comme si on prenait toutes les portées d’une partition que tout le monde sait lire, et qu’on la mettait comme ça, et tout d’un coup, on tourne la tête, et on se met à entendre l’imbrication et à en comprendre les modalités. Et puis surtout on a une notion de paysage, du coup, on peut aussi abandonner l’écoute analytique, l’écoute réduite, Se donner à et se donner à une écoute errante, qui est l’écoute musicale fréquente, qui consiste à laisser les choses venir à soi dans une écoute errante. leur mélange, et écouter la musicalité plutôt que la musi- que, l’architecture, la structure musicale, le geste. Et pas seulement ses composantes. J’ai remarqué que dans ce genre de dispositif, les gens sont capables d’écouter des cho- ses d’une complexité incroyable, qui sont réellement très hétérogènes et sédimentées, là où dans une salle et sur scène, ils ne resteraient pas 5 minutes parce que ça serait trop

50 Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize compact, trop compliqué. Ce sont des dispositifs qui permettent une lecture intéres- sante de la musique.

Autre dispositif, un magasine me demande de faire un hommage aux Bruitistes. C’est un courant qui s’est accompagné d’un courant futuriste dans la littérature avec Marinetti, dans les arts plastiques avec Russolo. Le mot d’ordre au niveau du son, c’était de don- ner de la place à la vie, de se rapprocher des ouvriers, du monde industriel. C’était le début du monde industriel, au début du siècle, et il fallait lutter contre l’art bourgeois, contre la musique de salon, et donner toute leur place aux bruits et imaginer que les bruits étaient rebelles. Ils faisaient des concerts de moteurs, avec des bruits. Mais pas des bruits au sens Schaefferien, ou Cagien du terme. Au sens brutal. Je repense à un concert d’un compositeur russe, qui était sur le toit d’une usine, et qui faisait passer des avions, des trains… C’était à une grande échelle. C’était un concert bruitiste. On m’a proposé de faire un hommage à ça, et j’ai arrêté la Gare de Lyon pendant trois jours, pour des répétitions. J’ai sollicité tous les sons de la gare, par exemple un Chef de Gare avec un espèce de pilon. C’est avec ça qu’on teste les traverses. Des maillets ser- vent à surveiller l’homogénéité métallique des roues. J’ai utilisé tous les sons de la gare. J’avais un musicien qui écrivait des choses sur la partition, qui avait une caméra, qui me voyait, qui écrivait des choses qu’on avait prévues d’écrire, qui donnaient le rythme qu’on voulait. On avait fait en sorte d’avoir les tempo qu’on voulait. On a travaillé avec des locomotives, une douzaine. Il y avait un pianiste. Un chanteur sur la locomotive à vapeur, une micheline, le train de banlieue, un diesel, un TGV, une Yaya. Je suis très fort mainte- nant en locomotive ! Et puis, il y avait un wagon plateau sur lequel il y avait des choris- tes. On a fait un travail avec les chauffeurs. Dans chaque locomotive il y avait un chauf- feur et un musicien avec sa partition, de façon à pouvoir lancer quand on voulait, les essuie-glaces, les pantographes, les ouvertures de portes, les Pchhh… tous les sons du train qui étaient sonorisés. Ça donne à la fin un truc dans toute la gare. Le début du concert est une entrée tonitruante des 12 locomotives en même temps, elles sont effrayantes ! Là, c’est vraiment un lieu destinataire et la commande d’un lieu. Et d’un style. J’avais aussi un wagon de train de nuit, parce que pour ceux qui sont de ma génération, on se rappelle du son du contrôleur sur la vitre, on se rappelle du cliquet du dessus du cen- drier métallique, on se rappelle des rideaux. Ce sont des sons qui font partie de la mémoire sonore des gens qui ont voyagé la nuit dans des trains de nuit. Paris/Briançon, Paris/Marseille la nuit, il y a toute une série de sons qu’on a adoré, pour ceux qui ont beaucoup voyagé. Ils étaient tous là ! Il était question de les faire sonner dans la gare. Il y avait un travail de spatialisation, mais ce qui était important pour moi, c’est que ce concert ait lieu dans la gare, qu’on puisse entendre la gare réagir et avoir son volume propre et laisser les sons se rencon- trer dans l’espace en leur laissant leur origine.

Ça c’est un concert que j’ai donné dans une station de ski, avec des hauts-parleurs par- tout dans la montagne. Je vous montre quand même parce que c’est incongru. L’idée c’était d’exploiter l’écho de la montagne. On avait calculé avec des revolvers. On émet un son ponctuel, et on regarde quelle est la rémanence du son et surtout où sont les échos. On avait identifié tous les espaces qui pouvaient être intéressants soit parce qu’ils maî- trisaient les échos, soit parce qu’il les déclenchaient. On avait placé des enceintes à ces endroits là. J’avais diffusé une musique en multipistes sur l’ensemble de la montagne.

C’est un travail que j’ai fait sur la mémoire sonore dans le monde du travail. J’ai enregis- tré toute l’usine Renault de Billancourt pendant 6 mois. Ça c’est la cataphorèse. C’était les 4L à l’époque. Ça, ce sont les toits. Ça, c’est la centrale, où l’on fabrique l’électricité pour l’ensemble de l’usine. Et puis voilà un travail de répétition avec les ouvriers, dans un camion studio qui se promenait dans l’usine pendant 3 mois où je faisais réentendre aux ouvriers les sons avec lesquels on avait travaillé. On réfléchissait sur l’acoustique, sur la propagation des sons, sur leur savoir faire auditif, sur l’acuité auditive au travail. Ça a donné lieu à un concert qui a eu lieu dans une salle qu’on avait vidée de toutes ses machines. J’avais installé les ouvriers sur un camion plateau et sur des palettes. On avait reconstitué tout un atelier virtuel avec des hauts-parleurs partout. On entendait dans cha- que haut-parleur des choses extrêmement distinctes qui ne se déplaçaient pas. On était dans une usine virtuelle, très musicalisée. Le public étant debout, je le laissais se dépla-

51 Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize

cer et puis des choristes étaient placés à des endroits précis. Une sorte de reconstitution d’une usine qui s’est transformée en usine musicale. Avec des lieux appropriés à des types de sources. Sans mouvements de sons mais une localisation comme dans une usine. Voilà pour cette présentation de scénographies différentes. Après on peut rentrer dans des choses plus en détail. Je peux vous passer un film qui vous montre plusieurs instal- lations et où on entend la musique en même temps.

Question dans le public : Je voulais vous demander si la spatialisation va aider à l’écoute de la musique contemporaine, et si ça n’agit pas aussi sur le regard du spectateur ? Parce qu’en fait en spatialisant, on fait entendre des choses distinctes, mais il y a aussi le fait de voir des gens à des endroits différents ?

Vous touchez du doigt une polémique dans le milieu de la musique contemporaine. C’est revenu parce qu’il y a eu toute une époque du théâtre musical, en particulier à Avignon, avec une série de confrères qui ont fait beaucoup de choses dans le théâtre musical, je pense à Aperghis, mais aussi à beaucoup d’autres. Ils pensaient que c’était important de désigner la musique pour l’entendre. Quand on la montre, on l’entend bien. C’est sûr qu’on a pas besoin de voir les instrumentistes jouer pour écouter une Suite pour Violoncelle, mais il n’empêche que quand le musicien est là, on entend autre chose. D’abord on entend que l’on est à l’endroit où il est, il y a un instant vivant qui se passe. On est en contact acoustique avec l’interprète. Mais surtout on est dans un moment vivant qui est inreproductible parce qu’il va jouer pour la dernière fois ce qu’il va jouer là. S’il le joue le lendemain, il va jouer autre chose. Il y a une notion de vivacité, une notion de vide mort qui se joue pendant le concert, qui est intéressante. Dans les arts plastiques, ça ne se joue pas de la même façon, parce que ce sont des objets inertes. Alors la polémique vient du fait qu’après le théâtre musical, après ces expériences de concerts électro-acoustiques dans des endroits… je pense au Festival de Royans il y a 20 ans, où Pierre Henri faisait des concerts sur la plage, où il y avait des pièces de Boucourechliev avec l’orchestre éclaté dans l’espace… Je n’ai pas un discours totalitaire Il y a eu une espèce de crispation de certains milieux conservateurs qui sur la question du rapport à ont commencé à dire : on donne des choses à voir, on empêche les gens l’espace. Je pense que tout ça a fait d’entendre. Tout compositeur qui met en scène sa musique, ou qui la beaucoup de bien à l’auditeur mêle à des dispositifs visuels, la condamne. Ça n’a pas été une polé- candide. Je pense que pour un mique violente, tout le monde s’en fout. Disons que ce sont deux écoles auditeur non averti, ce sont des qui ont raison toutes les deux, et qui cachent d’autres préoccupations. dispositifs qui le mettent en Moi, ma préoccupation, c’est d’habi- ter ma vie, mon époque, les endroits action, qui lui permettent de se que les gens habitent. Je ne me pose même pas la question si je dois le rendre compte que c’est à lui faire ou ne pas le faire, et en plus je ne fais pas que ça, j’ai fait des pièces d’aller écouter les choses, et que pour des non-lieux. Je suis serein par rapport au fait que quand j’ai grâce à cela, le chemin pour aller envie de le faire, je le fais et quand je n’ai pas envie, je fais autre chose. vers la musique est plus évident, Je n’ai pas un discours totalitaire sur la question du rapport à l’espace. Je plus facile. pense que tout ça a fait beaucoup de bien à l’auditeur candide. Je pense que pour un auditeur non averti, ce sont des dis- positifs qui le mettent en action, qui lui permettent de se rendre compte que c’est à lui d’aller écouter les choses, et que grâce à cela, le chemin pour aller vers la musique est plus évident, plus facile. Je vous montrerais une pièce où je vais encore plus loin là-dedans. Je ne dis pas qu’on le fait pour ça, on ne fait pas des œuvres pédagogiques. Mais il y a un effet pédagogique

52 Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize naturel qui se passe dans ces dispositifs qui font que la musique n’en est pas moins, comment dire, elle n’a pas changé à son exigence de complexité, d’écriture etc… elle s’est simplement occupée de savoir comment les gens étaient assis, où ils étaient assis, comment ils venaient et quelle participation active ils pouvaient avoir. On n’est pas allés plus loin que ça. Après ça, ceux qui savent écouter dans le détail, la plupart du temps, ils ferment les yeux, parce qu’effectivement, ils se disent qu’ils aime- raient mieux ne pas trop en voir. J’ai des photographes qui suivent mes concerts, et sou- vent on voit les gens fermer les yeux. Il y a aussi ceux qui ont les yeux grands ouverts et qui après, me racontent la musique. Donc je pense que tout est important. Le CD a aussi cet intérêt qu’on peut écouter les choses chez soi, et que justement, on est dans une situation acousmatique, c’est à dire une situation aveugle, et que c’est là qu’on peut effectivement écouter les choses sans les voir. Mais ça peut être aussi intéressant de vivre à plusieurs sans se voir. C’est ce que font les concerts de musique contemporaine dans les auditoriums. Mais je pense que ça peut être intéressant de se savoir entrain d’enten- dre ensemble. Je pense qu’il n’y a pas de règles. Je suis là pour parler de l’espace, je ne vais pas vous parler des auditoriums. Mais je n’exclus rien. La plupart des gens qui vien- nent à mes concerts me demandent souvent l’enregistrement pour l’écouter en dehors du contexte. Je ne leur donne pas, mais c’est légitime. Ils ont bien raison.

[Pendant qu’il parle, il désigne des photographies, ou des séquences d’un film]

Là on va entendre la pièce qui s’intitule « Du Plus Profond », qui est la pièce qui a été donnée à La Havane et dans les villes de Seine Saint-Denis. C’est le final où tous les choristes sont en cercle sur la place. C’est une sorte de moment festif. Ça, c’est la pièce pour 16 chanteurs. Là, on est dans un dispositif, dans une des vil- les. On est dans l’ église à La Havane. Les chanteurs sont à droite et à gauche du public. Les chanteurs et les instrumentistes sont déployés dans l’espace. Là c’est un chœur d’enfants. C’est plus traditionnel là, comme lieu. Ça, se sont des percussions qu’on entend à l’étage. Voilà, ça donne un peu l’idée des différents volumes dans lesquels on a joué, en vertical, en cercle. C’est une pièce qui était jouée dans plusieurs espaces simultanés. Ce qui permet de démultiplier le public, un peu comme on l’avait fait à Signe. A La Havane, il y avait le grand chœur dans le cloître, les 16 chanteurs, plus la clarinette, et la clarinette basse dans l’église, les enfants, le violoncelle et le basson dans le Parlement, une guitare élec- trique sur un bateau, une pièce électro-acoustique qui allait à l’embarcadère, des percus- sions dans la Bourse du commerce, et le duo entre le vieil homme et l’enfant dans une maison. Il y avait du public partout. Toutes les pièces ont la même durée, et tout le monde bouge en même temps. Ce qui permet de jouer 6 pièces simultanées avec 300 personnes, c’est à dire 1800 personnes en même temps. Sans avoir besoin d’un espace de 1800 places. Ce sont des choses que j’ai reproduites à plusieurs reprises. Des systèmes de multi-espaces. C’est comme si on vous proposait de changer de pièce, de changer de salle pour chaque mouvement d’une symphonie. Vous commencez à écouter le mouvement quelque part et puis vous bougez, vous partez dans une autre pièce pour écouter le second mouvement. En l’occurrence, ça n’est pas ça puisque ce sont des musiques différentes à chaque fois. Ce sont des éléments musicaux qu’on retrouve ailleurs. Le public reconstitue l’œuvre dans sa totalité avec sa mémoire.

On peut aller du côté de la Rue Watt. Mr Watt, celui qui fait des watts, a une rue souter- raine dans Paris, qui passe sous le train, sous les rails de la gare d’Austerlitz. C’est une rue assez basse, qui est une espèce de tunnel un peu glauque, un peu sombre. Mais acoustiquement, il est intéressant, parce que c’est un lieu extérieur/intérieur. Je me suis tout de suite dit qu’on pourrait faire quelque chose là dedans. Il se trouve que j’avais une commande d’un festival qui s’appelle « Opéras des Rues ». Là, c’est un lieu que je scénographie, et en même temps un lieu qui me tend une perche énorme : c’est qu’il y a des trains qui passent et à chaque fois qu’ils passent, tout se met à trembler. On est sous les rails. Je me suis dit qu’on pourrait essayer d’intégrer ces passages de trains à ce projet musical. On a mis une grande moquette blanche au sol, qui est devenu un lieu immaculé, très beau, avec toute une série de chaises de plage pliantes, de façon à ce que les gens soient assis assez bas, blanches aussi, des plumes d’autruche au plafond pour constituer des

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lumières. Il y a à peu près 600 personnes qui peuvent s’asseoir, qui sont dans toutes les directions. Chacun regarde ailleurs. On avait mis les chaises comme ça, les gens ne pou- vaient pas les déplacer, c’était trop serré. Les gens s’asseyent, les musiciens jouent de part et d’autre, et déambulent le long des trottoirs dans un sens perpendiculaire aux trains qui vont passer dans l’autre sens. Il y a une bande magnétique. Toutes les musi- ques se mélangent, les instrumentistes, le train et la bande. On est dans une espèce de lieu de rencontre, posé dans des conditions d’écoute assez privilégiées, sous les Prendre le réel et de le rails. On ne sait jamais si le train est dans la bande magnétique, dans la musique ou si c’était vraiment le mettre de force dans la train. Mon idée, c’est de prendre le réel et de le mettre de force dans la musique, pour qu’il y ait une confusion musique, pour qu’il y ait et non pas une distinction. Ça donne ça. Le public est assis, on voit des gens de dos, de face. C’est l’arrivée. une confusion et non pas Les instrumentistes sont sur le côté. Il y a un basso- niste, un baryton. Les musiciens n’arrêtent pas de se une distinction déplacer. Ils emportent leurs partitions, il y a des pupi- tres partout. Il y a une harpe sur un plateau mobile qui avance le long des trottoirs, poussé par deux personnes qui sont assez discrètes. Elle avance très doucement, pour que tout le monde ne soit pas toujours à côté de la harpe. C’est une harpe qui s’en va, et qui revient. Tout ça est très anecdotique dans le concert. En fait, vous êtes assis dans un endroit très inattendu, dans un tunnel. Une musique commence, et vous réalisez que la harpe est par- tie, mais vous ne l’avez pas vue partir. Elle n’est pas sur un moteur. En fait, vous ne réali- sez même pas qu’elle est partie. Les musiciens se déplacent et tout ça n’est pas impor- tant. C’est juste que c’est un endroit qui n’arrête pas de vivre. Il existe. Il n’est pas posé. Ce chanteur, là, vient de traverser le public, pour rejoindre le baryton, et il va repartir. Au bout d’un moment, les gens ferment les yeux, s’abandonnent complètement. Ils ne s’intéressent plus à la scénographie. Ils se disent que maintenant qu’ils ont compris où ils étaient, ils ont compris ce qu’il se passe, ils savent qu’ils sont sous terre, que des trains vont passer, maintenant qu’ils savent tout ça, ils se disent qu’ils peuvent écouter la musique et fermer les yeux. Ils ne regardent plus. Ils ne cherchent pas à suivre ce qui se passe. Ils sont dans un espace qui a de la vie, dont ils comprennent la finalité, mais qui finalement dont l’anecdote n’est pas importante parce que c’est acquis que ce lieu est entrain de vivre. Et ça n’est pas pareil que si on est dans une salle. Vraiment pas pareil. Même si on ne regarde rien.

Je m’intéresse dans cette création à des vocabulaires intermédiaires qui servent à des artistes à s’exprimer vis à vis d’autres en passant par le graphisme. C’est à dire que le compositeur ne fait pas de musique. Ce n’est pas un musicien, c’est un dessinateur. Je passe mon temps à dessiner. Je n’écris pas sur l’ordinateur, j’écris sur le papier. Je ne fais C’est à dire que le compositeur ne fait pas de musique. Ce n’est pas un musicien, c’est un dessinateur. Je passe mon temps à dessiner. pas de musique. J’ai arrêté d’en faire il y a longtemps. Je ne peux pas être compositeur et instrumentiste en même temps, je suis graphiste. Pour m’exprimer, je ne fais que dessi- ner, je ne fais qu’écrire. J’ai plein de stylos différents, plein de crayons, plein de papiers. Je ne suis pas le seul à faire ça. L’architecte ne construit pas des maisons, il est graphiste. Le styliste, en mode, il ne coud pas, il ne fait pas les vêtements, il ne fait que des dessins. On est plusieurs professions qui passent par des intermédiaires, pour s’exprimer vis à vis de gens qui vont interpréter nos dessins pour comprendre que ce qui est à faire, à jouer, n’est pas ce qui est dessiné mais ce qui est à l’intérieur de l’intention du dessin et dont le dessin est le prétexte. C’est à dire que nous avons des dessins au sens de « desseins », qu’on manifeste par des dessins, mais le dessin est bien pauvre par rapport à ce qu’on veut faire, et c’est pour ça qu’il y a autant d’interprétations de « La Passion selon Saint Jean » de Bach, parce que tout n’est pas écrit. Il y a même pas grand chose d’écrit. C’est un peu de la provocation. Mais quand on voit les versions différentes, on se dit qu’il y a

54 Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize quand même beaucoup de choses à faire avec ça. On peut bouger beaucoup de choses. On peut bouger les nuances, c’est ce que fait Fabio Bondi avec Vivaldi. Ça n’a plus rien à voir avec ce qui a été pratiqué jusqu’à maintenant. On peut varier énormément de choses, qui ne tiennent pas seulement aux nuances, aux tempos, qui tiennent à un caractère ; bien sûr il y a, dans certains cas, des instruments anciens qui jouent et changent le son. J’ai trouvé ça intéressant de faire partager cette question du graphisme et du dessin avec le public, et qu’il partage ces écritures intermédiaires qui nous servent à nous compren- dre entre musiciens qui ne jouons pas les partitions, qui essayons de jouer ce que la musique veut… Il est question de jouer la musique qui n’est pas dans la partition. Ce qui est dans la partition, c’est le moyen. C’est la façon par laquelle on va y aller, mais ce n’est pas du tout la musique. D’ailleurs quand on ne joue que les notes, il ne se passe pas grand chose.

[Il désigne des photos.]

Donc j’avais fait une première création dans une salle, où pendant le concert, des étu- diants de l’Ecole du Paysage de Versailles, fabriquaient une fresque qui représentait une ville. C’était comme un sablier. Ils avaient commencé, le mur était vierge, et ils avaient calculé leur coup pour qu’au bout d’une heure et quart, la ville soit finie. J’avais une sorte de sablier. La ville qui monte, qui monte… A la fin du concert, ils avaient fini, ils avaient rangé leurs escabeaux et leur peintures, et avaient fabriqué cette fresque. Il y avait aussi d’autres interprètes qui continuaient d’écrire d’autres partitions sur les murs. Toutes les partitions étaient sur les murs. Les musiciens n’avaient plus de pupitre, il fallait qu’ils aillent voir les murs pour lire les par- titions. Il y a avait donc tout un circuit pour chaque interprète, qui était au milieu du public. Il savait qu’à cette partie, il allait jouer en regardant ce mur là, donc ils se mettait devant, plus ou moins près, avec les autres. Alors que les autres ont la même partition ailleurs. Et puis après ça, il y a un moment où ils ne jouent pas, ils se redéplacent pour aller regarder une partition qui est peut-être au plafond… Enfin, là, il n’y en avait pas au plafond. Mais sur un autre mur. Mais en fait, ils n’avaient jamais de pupitre. Le public pouvait regarder ces graphismes qui servaient de scénographie à la musique. Et moi-même, je dessinais. Avec un vidéo- projecteur, j’ai une caméra au dessus de moi, et je dessine des choses que les interprè- tes jouent aussi en même temps que je les dessine. Là on voit certains instrumentistes qui jouent plein de partitions sur les murs. Le violon- celliste en regarde une qui est quelque part, à notre gauche. Là, il y a un dessinateur qui est entrain de dessiner des virgules, des glissendi. Moi je suis ici avec ma caméra au dessus de moi. Tout ça a été donné en grand dans un espace de Saint-Denis, où les partitions étaient sur les façades des immeubles. On a reproduit des partitions à une échelle immense sur des grandes bâches imprimées (chez des imprimeurs spécialisés en bâche). Du coup, il y a différentes parties de la musique qui vont être données à différents moments, et les interprètes vont regarder l’immeuble pour jouer. Tout le monde pourra regarder l’immeu- ble éventuellement. Ça n’apprend pas grand chose aux gens, mais les interprètes vont aller regarder dans la ville ce qu’ils vont jouer. C’est aussi une métaphore du rôle de la ville. Il y avait des partitions en tissus tendus comme des immenses draps, tendus sur des fils. Pendant la première partie du concert, ils séparaient tout l’espace. Ça faisait des rues. On pouvait passer entre ces draps. Les musiciens montent sur un petit praticable, de façon à être un peu au dessus du public, qui est debout et déambule entre les parti- tions, les voit, et entend la musique. Au bout d’un moment, on va les décrocher, elles vont tomber, et l’espace entier va se révéler et les gens vont s’asseoir, sur les mêmes chaises que la Rue Watt. Sur cette photo il y a un peu de vent… C’est assez beau une partition qui s’envole. (il désigne une photo). Un petit chœur. Sur une des façades, on avait monté un pont avec des fils et les mêmes paysagistes de l’Ecole de Versailles dessinaient sur des immenses panneaux, qu’ils mon- taient au bout d’un moment, comme sur les cintres d’un théâtre. Ils les ont montés sur toute la façade. Ils ont reconstitué une ville sur un immeuble. Il y a des gens qui étaient aux fenêtres évidemment. Les partitions se mélangent au linge ! Les gens continuent d’habiter. Mais ce sont des partitions aussi, on aurait pu les jouer. Ça c’est le lieu pendant l’installation. Un lieu dans Saint-Denis, avec des maisons très vieilles, un peu abîmées. Voilà les panneaux des paysagistes qui montent. Il y a aussi des

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plasticiens d’une école d’art plastique d’un lycée de Montreuil, qui eux aussi faisaient un travail d’écriture, c’est à dire d’imaginaire par le dessin pendant la création. Il y a aussi des danseurs. Il y a un ensemble de contrebasses. Un lecteur. Quelqu’un qui secoue ses draps. C’était un danseur qui travaillait aux fenêtres. Bertrand Schubert, un baryton. Ça c’est un vieux séchoir qui est protégé. C’est un bâtiment historique. Il y avait des cuisiniers aussi. Ils sont sur un gâteau, qui va être mangé après par les spectateurs. Ils fabriquent une fresque sur le gâteau avec de la nourriture. Eux aussi, ils ont un projet de nourriture qui passe par le graphisme. Tout ça, ça se mange ! Voilà la distribution du gâteau.

Il n’y a pas beaucoup de danseurs qui écrivent. J’ai fait beaucoup de musique pour la danse. Mais je le regrette beaucoup que les danseurs ne passent pas à un stade d’écriture. Il y a des chorégraphes qui le font maintenant, mais pas tant que ça. Beaucoup travaillent par un processus d’improvisation, par un travail de découverte, un processus de travail dans l’espace en temps réel, celui de la répétition. Je trouve important de penser les choses quand on n’est pas entrain de les faire. C’est ce qui m’a beaucoup gêné dans la musique électro-acoustique. Le compositeur est soumis à écouter ce qu’il fait, et je pense que c’est un handicap très important d’écouter ce qu’on fait, ou de voir ce qu’on fait, ou d’être entrain d’éprouver soi-même ce que l’on fait. Alors, j’ai conscience que c’est horrible de dire ça à un danseur ; « Tu ne dois pas éprouver ce que tu fais ». Mais ce n’est pas inintéressant pour le chorégraphe. L’interprète doit éprouver ce qu’il fait, mais pas le compositeur. En électro-acoustique, quand vous êtes dans un studio, et que vous travaillez sur les sons, vous êtes sans arrêt soumis à écouter ce que vous êtes entrain de faire, et vous êtes soumis à succomber à des états d’âme. A ce que vous en pensez, à du beau… et vous perdez votre intention, votre fil, qui n’a rien à voir avec du beau, mais qui a à voir avec du sens. Il faudrait arriver à travailler en studio en se disant que ce je j’entends n’est jamais ce que je veux. Il faut que je parvienne à ce que je veux. C’est assez difficile parce souvent la matière nous fait des propositions auxquelles on succombe et à raison. On n’est pas des bêtes, ni des machines. Sauf que du coup, on n’est plus sur un travail de composition, mais d’interprétation. Dans la composition, il y a quelque chose d’intéressant, c’est que tout fait silence. Le papier est vierge. Tout ce qui va se passer, doit se passer dans notre intention, dans notre projection. Cette projection n’est pas une expression de nous-même, on n’est pas là pour s’exprimer, jamais un compositeur ne s’exprime. Il exprime des choses qui lui sont exté- rieures. Et il met sa technique d’écriture au service de cette chose. Il n’est pas entrain d’exprimer un état d’âme, une psychologie, ou je ne sais quoi. Il est soumis à subjecti- vité, à ses errances psychologiques, ou idéologiques, économiques, ses difficultés. Mais ce n’est pas ça qui lui fait écrire. Parfois, ça contredit son écriture, ça vient lutter. Il est là pour dire des choses qui lui sont extérieures, qu’il va dire à sa façon, d’où sa facture. Le fait d’être dans le silence, d’être devant le blanc, sans rien du tout, sans épreuve, ça lui permet d’inventer des choses injouables. Souvent les instrumentistes disent que ce compositeur ne sait pas écrire, que c’est injouable. Alors il y a deux raisons : soit il ne sait pas écrire parce qu’il ne connaît pas la tessiture de l’instrument, là où l’instrument sonne, enfin, ça serait grave ! mais ça arrive, et ce n’est pas si grave que ça, ça peut arriver ; soit il demande à l’instrumentiste encore plus, et c’est qu’il veut aller encore plus loin. Je me rappelle avoir écrit une pièce pour violoncelle, qu’il fallait jouer avec deux personnes sur le violoncelle. Il fallait deux archets sur le même instrument. On l’a fait. C’était bien de l’avoir fait. Si j’avais été raisonnable, je n’aurais jamais osé le faire. C’est comme l’improvisation. Je ne veux pas trop dire de bêtises, parce que j’ai des confrères qui ont développé des choses intéressantes sur l’improvisation. En tout cas, pour ceux qui maîtrisent mal l’improvisation, je vais être plus modeste, comme moi, je ne peux improviser que ce que je sais jouer. Je ne peux pas improviser des choses qui vont plus vite que ce que mes doigts savent faire. Je ne peux pas improviser des choses que ce que ma localisation dans l’espace de mes doigts ne savent faire. Je ne peux pas improviser des choses que je n’aime pas. Alors que je peux écrire des choses que je n’aime pas. Je ne peux pas improviser, maîtriser la structure, le temps, en tout cas pour moi. Alors que dans l’écriture, je peux essayer, je ne dis pas que je vais la maîtriser, mais, je peux avoir la prétention de maîtriser la structure, c’est à dire le temps, le geste, de maîtriser des développements ou

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des immobilités, de maîtriser des projets esthétiques qui Maîtriser des projets ne sont pas de l’ordre du plaisir ou du beau mais du juste, c’est à dire du sens, ce qui doit être fait pour ce projet, pour esthétiques qui ne sont cette intention, pour ce développement, pour cette situation, pour cette densité, pour ce travail formel ou pas pas de l’ordre du plaisir que formel. Je crois beaucoup dans le mérite de l’écriture. Je pense ou du beau mais du juste, qu’écrire, c’est se mettre au service. Avec un grand recul de ça. L’écriture n’en est pas moins incarnée, elle est très c’est à dire du sens. charnelle. On peut écrire des choses qui sont très sexuées. C’est important de se désincarner au moment où on les écrit. J’en parle mal. On n’est pas désincarné. Disons que le cerveau est au service du corps. Le corps n’est pas au service du corps. Quand je dis ça à des chorégraphes, ils me regardent avec des yeux éberlués en me disant : chacun pour soi. Oui, je suis d’accord, mais je leur dis : est-ce que ça ne vous tente pas ? Là ils me répondent qu’ils n’ont pas de vocabulaire graphique. Il y a des tas de choses qui ont été faites, mais qui ne sont pas faciles. Mémoriser la danse, c’est compliqué. C’est 4 dimensions, trois dimensions dans l’espace, plus le temps. C’est sacrément compliqué. Mais quand même, il y a quelque chose que j’aimerais bien que les chorégraphes travaillent plus, c’est cette absence du corps au moment de l’écriture. Comme moi j’ai l’absence de sons au moment de la musique. On n’invente pas les mêmes choses. On ne peut pas prétendre qu’on peut seulement écrire des choses qu’on a jamais pensées. Tout le travail de Cage consistait à se mettre dans des situations… Moi j’ai été élevé, j’ai été fortement influencé par Pierre Schaeffer dont j’ai été l’élève pendant 2 ans et qui me disait : « La vie est un entonnoir. Toute ta vie, tu vas tendre vers un point, que tu vas sophistiquer de plus en plus, tu vas affiner ta technique ». Evidemment, comme tous les entonnoirs, comme les rails de chemin de fer, plus tu avances, plus ça recule. Finalement, tu vas faire toujours la même œuvre. A la fin de ta vie, tu n’en auras fait qu’une. C’est un point vers lequel tu vas tendre, et que tu n’atteindras jamais. Je traverse l’Atlantique, j’ai eu une bourse pour être l’assistant de John Cage pendant 9 mois, et il m’explique : « La vie est un entonnoir. Il faut que l’on se mette dans des situations où ce qu’on écrit est imprévisible. Parce que l’homme ne peut penser que ce qu’il sait déjà. Parce qu’on ne connaît que ce qu’on reconnaît ». Il m’explique le système inverse du système latin, qui est une façon anglo-saxonne de penser, il me dit : « Qu’est-ce que ce serait pauvre de n’écrire que la musique que l’on est capable d’écrire ». Il dit : « Je vou- drais me mettre en situation de composer une musique… », il prétend la composer, et beaucoup de détracteurs de Cage ont prétendu qu’il faisait n’importe quoi, que ce n’était pas musical. En fait, il ne fait pas du tout n’importe quoi. Il met en place des dispositifs, et ces dispositifs font qu’il ne fait pas n’importe quoi. Ces dispositifs font que les choses qui vont arriver sont imprévisibles. Mais tout n’est pas imprévisible. Je pense en particulier à une musique qu’il a faite pour Cunningham, où il avait un gros dictionnaire, il avait une pièce pour clavecin, un extrait de Bach. Il avait décidé que la musique devait être discontinue. C’était sa grande théorie par rapport à la danse. Les choses doivent être discontinues. Il ne doit pas y avoir de la musique tout le temps. La musique est une apparition, une entrée. Elle doit être écoutée pour elle-même, y com- pris avec la danse. Quand elle est écoutée pour elle-même, c’est comme cela qu’elle vit le mieux avec la danse, c’est comme ça qu’elle parle à la danse, c’est comme ça que la danse peut lui parler, c’est comme ça qu’elles forment à elles-deux un troisième élément qui n’est pas la danse, mais qui est un élément dans lequel il y a deux éléments. Une chose très dialectique. Du coup, il ouvre le dictionnaire trois fois, et il obtient trois chif- fres. Le premier chiffre, c’est le nombre de mesures qu’il va jouer. Le deuxième, c’est pen- dant combien de temps il va le jouer. Le troisième, c’est l’intensité, ou le tempo. Il est sur le côté, il est discret, on ne s’intéresse pas à lui. Il referme le livre. Tout d’un coup, on entend le clavecin qui commence et s’arrête tout de suite. Pas de pot, il est tombé sur 0,5, une demie mesure ! La danse de Cunningham s’est chargée de cet espèce de petit motif, qui ressemble quand même au motif qui était là une minute avant, qui était le même, mais là il est parcellaire. Tout d’un coup, ça crée une sorte de mémoire. Il y a quelque chose qui reprend mais qui s’est arrêté. C’est comme un main tendue. Trente secondes plus tard, il y aura 4 mesures. C’est une espèce de phénomène non aléatoire, tout est très composé, par un principe de composition qui lui est partiellement extérieur, et qui lui permet d’inventer une chose

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qu’il n’aurait pas pu inventer. Donc à la question : Est-ce qu’on peut inventer une chose qu’on ne peut pas inventer ? Cage pensait que non. C’est pour ça qu’il a inventé des dispositifs de combinaison, de combination, en faisant entrer le hasard dans sa compo- sition. Moi je pense qu’on peut inventer des choses qu’on n’est pas capables d’inventer. Alors, je pense que c’est compliqué. On a des réflexes, des références culturelles, des barrières, on a peur, peur de se tromper, donc on ne va pas n’importe où. Mais je crois que l’écriture a le mérite d’être faite sur des durées très longues, c’est souvent des durées assez douloureuses. On n’est pas menacés de reproduction. On a tous envie de se repro- duire. C’est pour ça que beaucoup d’entre vous dans cette salle ont fait des enfants. Mais je pense qu’on peut ne pas se reproduire. Personnellement je n’en ai pas fait ! Je n’avais pas prévu d’atterrir là ! (Rires) Non mais parce que pour aller encore plus loin, je fais exprès de ne pas faire de disques par exemple. Je combats les maisons de disques qui me poursuivent, pour essayer de mourir sans avoir fait de disque ! Et sans avoir de partitions éditées. Donc je vais jusqu’au bout de ce rapport à l’espace. Je veux vraiment être vivant. Je ne veux pas être immortel. Je pense que faire rentrer la mort dans son travail, c’est faire entrer la vie. A partir du moment où l’on est mortel, on est vivant. Si on n’accepte pas d’être mortel, on est déjà mort. Et on met de l’argent de côté ! J’aimerais bien faire comme dans les soldes : « tout doit disparaître ! ». J’aime bien cette idée. Heureusement que tout le monde ne le fait pas… J’écoute des disques chez moi et je suis très heureux d’en écou- ter. Mais je trouve que c’est une belle idée. C’est une idée qui doit être incarnée par quelqu’un. Parce qu’elle nous repose la question du vivant. Elle nous repose la question de l’action même, musicale. Que faisons-nous tous les matins ? Est-ce que nous refaisons, ou est-ce que nous consommons ce que nous avons déjà fait la veille, ou est-ce que nous recommençons ? Ce qui serait horrible pour moi serait de réécrire toujours la même musique. Si je décide qu’elle n’est pas reproductible, il faut que j’en invente une nouvelle tous les jours. En même temps, ça ne m’intéresse pas de partir dans tous les sens. Ma musique est aussi mon corps, et il ne part pas dans tous les sens. Enfin, il part un peu dans tous les sens les années passant, mais ça c’est un problème narcissique qui est distinct de ce qui nous occupe ici !

A partir du moment où vous vous acceptez dans des commandes invraisemblables, à partir du moment où vous rencontrez des lieux, des gens, des sources, vous êtes chamboulés, déstabilisés. Vous êtes mis dans des situations inconnues. Il n’y a pas que ça, bien sûr, ça ne suffit pas. Un compositeur qui écrirait six pièces pour orchestre à la suite, comme beaucoup, ils sont capables d’écrire six œuvres absolument hétérogènes. Mais moi ça m’aide beaucoup d’être transporté. D’être immergé dans des contextes différents. Ça m’aide beaucoup pour repenser le sens de la musique et les projets. Mais c’est vrai que ça ne suffit pas. Je pourrais très bien me promener et réécrire la même chose ! Je pense que je suis quelqu’un qui ne peut pas faire autrement. On a souvent les théo- ries de nos impuissances. On découvre qu’on est pas capable de faire quelque chose et on construit une théorie avec. On fait tous ça. Par exemple, je n’ai pas de mémoire. Mais vraiment pas de mémoire du tout. D’une façon pathologique, médicale, grave. Par exem- ple, si on va au cinéma ce soir ensemble, et que j’ai adoré le film, le lendemain matin, je vais téléphoner à des amis pour leur dire d’aller le voir. Mais il est possible que je vous appelle, parce que je ne me souviens plus que je l’ai vu avec vous. Ça m’est arrivé plu- sieurs fois ! C’est assez grave. Cette absence de mémoire, je ne l’ai pas fait exprès, c’est un problème, et bien j’en ai fait un travail. Je suis obligé de tout noter, et je note pour me débarrasser. Parce que comme je sais qu’il faut que je me rappelle, je suis prisonnier de me rappeler donc je passe mon temps à noter pour ne pas me rappeler, pour me libérer du fait que je ne me rappellerais pas. Ça a donné l’écriture, parce que depuis tout petit, je sais que je dois écrire pour me rap- peler. Ça m’a donné une habitude d’écriture et je me suis rendu compte qu’au bout d’un moment, je pouvais me rappeler de choses que je n’avais pas encore pensées. Je pouvais commencer d’écrire. Se rappeler de rien peut vous amener à faire des choses que vous avez déjà faites. Parce qu’on ne se rappelle pas qu’on les a faites ! ça m’est arrivé à deux reprises. Il y a un an, je me promenais dans les Halles, et j’entends une musique qui sort du magasin. Et je la trouve belle. Je me dis, celle là, j’aurais aimé l’écrire. Ça arrive souvent aux musiciens. En

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fait, elle était de moi ! Je l’avais reconnue. Non, je ne l’avais pas reconnue, mais reconnue intuitivement. Elle passait à la radio. Je pense que cette absence de mémoire plus cette mobilité, plus un côté amoureux un peu fou furieux, qui consiste à vraiment avoir envie des choses, des gens, d’être un peu boulimique des situations, plus cette situation de mourir régulièrement, me met dans une insécurité pour laquelle j’ai une grande passion. L’insécurité est une chose L’insécurité est une chose jubilatoire jubilatoire. C’est sublime de ne pas savoir ce qui va se passer demain. De ne pas savoir si on va se réveiller le lendemain. On ouvre l’œil, c’est un cadeau. Ça n’est pas acquis, ça n’est pas donné. Je ne sais jamais si je vais me réveiller le lendemain. D’ailleurs ce matin j’ai envoyé un SMS dans l’avion, avant de décoller, en disant à des amis, « Je pars à Toulon, j’espère que je vais revenir ! ». Jusque là ça va ! C’est marrant que l’on parle de ça. D’ailleurs l’avion a bougé à l’arrivée. J’ai repensé à mon SMS. C’est drôle.

Question dans le public : A propos du fait que vous ne voulez pas éditer. Il y a peut-être quelque chose de dommage de refuser de le faire.

Oui, c’est dommage. Enfin, je n’ai pas à dire ça, je serais fier si je disais ça ! Mais je trouve ça regrettable. Mais bon, il faut le faire.

Question dans le public : C’est peut-être dommage aussi de penser qu’à un moment donné il y a d’autres interprètes qui pourraient s’approprier cette musique en faire autre chose et continuer à la faire vivre.

Oui, mais ils le font avec les autres. C’est bien qu’il y en ait un qui le fasse. Ça crée plein de questions, ça soulève des idées. Il faut qu’il y en ait un qui le fasse jusqu’au bout. Si je craque en cours, c’est dommage. Ça pose des questions : Qu’est-ce que c’est que le vivant ? Qu’est-ce que c’est que la consommation ? Qu’est-ce que le rapport à l’argent ? Est-ce qu’un sujet peut devenir un objet ? Est-ce qu’un objet est reproductible ? Est-ce qu’un sujet est reproductible ? Là, vous pouvez m’entendre parce que je suis là. Si je n’étais pas là, vous ne m’entendriez pas. C’est le cas de tout le monde, mais pour la musique, je parle. C’est formidable, en général, il y a un monde fou au concert. Ça n’est pas prévisible. Mais les gens savent qu’on pourra m’écouter à ce moment là, après, c’est dans un an. Du coup, ça fait un monde fou au concert. C’est le moment vivant. Ça va se passer à ce moment là. Il y a eu un travail d’un an, avec des interprètes, un travail d’écriture compliqué dans un lieu choisi avec un thème particulier, bon, ben, on y va. Si vous savez que vous pouvez le voir dix fois, que vous pouvez acheter le DVD dans un mois, pourquoi pas rester chez soi et se faire une choucroute. Ça crée de la société. Le chou, c’est bon, oui ! Mais on peut le faire le lendemain. Un concert, c’est un moment de société. C’est très important de sortir, de se retrouver ensemble entrain d’écouter les choses.

Je vous en montre un autre. C’est Marseille, sur la Poste. La salle, je la recrée, je la peins entièrement en blanc, pour pouvoir la colorer en bleu. J’imagine un ciel bleu, entre le ciel et la mer, comme à Marseille, un univers bleu, dans lequel je reconstruis une usine. Enfin, pas vraiment une usine, plutôt un centre de tri, de distribution, où des sons arrivent de partout. Les interprètes vont se déplacer. Ce serait comme un lieu de travail. Les gens sont assis dans des rangées, comme des casiers. La musique va leur parler de la distribution, du courrier, de ces choses qu’on se dit les uns les autres par le courrier. Il y a toute une installation. Le postier prend son petit déjeuner, il a son toaster. On voit un tuyau arriver, là. Il y avait cet immense tuyau qui traversait toute la salle à l’horizon- tale, et quelqu’un envoyait des billes. Les billes dévalaient dans la salle. C’est une méta- phore de la transmission, qui est le propre du courrier. Je suis au centre entrain de diri- ger, derrière moi il y a la clarinette, la clarinette basse, un haute contre, un chœur d’adul- tes, à gauche, notre facteur, qui dit des textes. Ici on a un autre facteur qui fait des sons. Tout à l’heure, il va se promener avec un piano renversé. Il joue avec sa distribution. On avait mis une grille au fond, et quand il envoie les lettres, ça fait un bruit sympa, avec leur rythme. Il est d’ailleurs rejoint par un percussionniste qui est dans un autre casier.

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Ce percussionniste est prof de percussions à Marseille, au Conservatoire. Il s’appelle Alexandre Régis, pour ceux qui le connaissent. A un moment donné, le facteur passe avec deux enceintes dans la salle, comme on a fait à Signe. Il a un petit mini-disc dans la poche, et il passe avec des sons. Il transporte des sons. Le public entend tous ces sons qui lui passent par dessus. Je n’ai pas de sons de ça, mais j’ai des choses que j’ai faites pour Radio Grenouille. Des petits extraits musicaux. [Diffusion des extraits, de photos.]

Il y a eu tout un travail musical fait sur des lettres, qui a donné lieu à plusieurs petites choses radiophoniques, que je vais vous faire entendre pour le plaisir. Par exemple, on a fait un travail sur le manuscrit : Qu’est-ce que c’est que recevoir la lettre de quelqu’un qu’on aime ? Aujourd’hui, on s’écrit beaucoup de mails, et un jour, par hasard, on s’en- voie une lettre. Et on revoit l’écriture. C’est en général très émouvant. Et puis, il y a cer- tains d’entre nous qui sont espiègles, qui mettent un peu de parfum. Et ça donne tout d’un coup une matière à la matière. C’est une enveloppe qu’on ouvre, on y voit une écri- ture. On a essayé de parler de ça. Tout ça s’est fini par un débat sur la notion de service public. Parce qu’évidemment, le travail s’est fait à un moment où les postiers étaient en grève. On a réfléchi à ce qu’est le service public. Le courrier noble, c’est à dire nos courrier personnels, manuscrits, c’est 5 % du courrier qui circule à la Poste. Il y a 80% de magasines et de publicités qui font vivre la Poste. Ce qu’on appelle notre service public, ce que nous défendons, ça sert en fait à la publicité. Aujourd’hui, il n’y a plus que 5% de ce que distribuent les facteurs, qui nous sert réellement de service public, c’est à dire qui nous sert à correspondre entre nous. Il y a 15 % pour les courriers administratifs, c’est à dire quand on parle à l’Etat, et quand l’Etat nous parle. Pas que l’Etat, il y a aussi les entreprises maintenant privatisées que sont EDF, GDF, etc… Tout ça est assez triste. On tenait à un système de distribution entre nous, on y tient tou- jours, mais en fait, il est utilisé par d’autres, et financé par d’autres. On a voulu parler de tout ça. Qu’est-ce qu’un service public qui n’est plus pour le public ?. Et on Qu’est-ce qu’un service public doit continuer à y tenir mais sauf qu’il est fou. Il est devenu fou, qui n’est plus pour le public ? parce qu’on ne s’en sert pas. Parce qu’on ne s’écrit plus. C’est un concert qui se finit en débat, en travail. Pendant le débat, je refaisais des dessins sur un écran et les interprètes continuaient d’interpréter ce que je dessinais. Je vais vous faire entendre trois extraits radiophoniques. En me promenant dans les cen- tres de Tri de Marseille, j’ai découvert que le courrier était énormément violenté. Quand on le met dans la boite aux lettres avec amour, on écrit la lettre à « lettre/l’être aimé », avec une grande douceur et une intensité contenue, on descend avec impatience, on l’abandonne au temps en la glissant très doucement dans la boite. Là, que se passe t-il ? Jusque là, tout allait bien. Le facteur arrive à 200 à l’heure, il ouvre la boite, il bourre les lettres dans son sac, il les jette dans la voiture, il conduit la voiture à 200 à l’heure, il arrive dans le centre, il la décharge, elle est jetée dans le camion, elle passe à toute vitesse, elle part dans un train, elle arrive dans un centre de distribution où elle est triée encore une fois par une machine, puis par un homme qui la met dans des casiers, qui la met dans son chariot, qui la fait passer sous la pluie, et qui la balance sous la porte. A l’autre bout, la personne voit arriver la lettre et (soupir) « Elle m’a écrit ! ». Et il l’ouvre délicatement. La lettre arrive dans un état ! J’ai imaginé une lettre d’amour qui entend tout le passage entre les deux.

[Diffusion des extraits]

Voilà ce qui s’est passé pendant le trajet ! Un dernier extrait. Pierre Henry a fait, dans les années 63, 64, une « Symphonie pour un homme seul ». La musique électro-acoustique est née avec des boucles, avec des disques qui étaient rayés en fait. C’est comme ça que Pierre Schaeffer a découvert la matière. Pour ceux qui ne le savent pas, je le répète brièvement. Quand on entend un texte répété, on comprend bien le sens. (Il répète plusieurs fois : quand on entend un texte répété). Mais si je raye le sillon un peu plus près du centre (Il répète plusieurs fois : si je raye le/ le sillon). Alors, on se met à entendre le son, la matière de la voix. C’est comme ça qu’il a

60 Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace par Nicolas Frize pensé la musique concrète. C’est comme ça qu’il a découvert la concrétude, la matéria- lité des sons. Leur forme, leur matière, leur enveloppe, leur timbre, leur spectre etc… C’est comme ça qu’il a eu l’idée de travailler scientifiquement ce rapport à la musique qui laisse tomber provisoirement la hauteur, le tempo, la durée, l’intensité et qui s’inté- resse à beaucoup plus de paramètres que ça. Donc, à l’époque ils ont fait des musiques en rayant des disques. Ils avaient plein de tourne- disques rayés. C’était le début de DJ, cinquante ans avant ! Ils rayaient des disques, et ils les mixaient en direct. Ça a donné la « Symphonie pour un homme seul », qui est faite de plein de boucles. J’ai fait avec la Poste, un petit hommage à Pierre Henry, et j’ai écrit une « Symphonie pour un postier seul », avec des sons de la Poste.

[Diffusion de « Symphonie pour un postier seul »]

Je voulais parler des espaces de la Poste. C’est un espace à la fois répétitif et un espace de voyage, de train, de choses qui avancent en permanence, des choses dans la rotation et la répétition.

On va finir par trois petites choses : faire un petit tour de ce qu’on a vu et vous dire comment je l’envisage. Après, parler un peu de partitions, et je finirais par un extrait musical donné à Bruxelles.

Quand les lieux sont destinataires au niveau thématique, j’ai envie de travailler sur la lisibilité de la musique contemporaine, alors je fais « Les Maisons Chantent ». Le destinataire en tant que géographie, ce serait le « Concert de Locomotives », donc j’ai la Gare de Lyon, j’ai le village de Signe, et cette friche dans laquelle j’ai fait « Dessins », et je me sers des maisons ; j’ai fait un concert avec les pompiers de Paris, devant l’Etat Major. Ce sont de lieux dont la géographie induit le travail musical. Comme ces concerts dans les montagnes. Il peut y avoir aussi l’acoustique. Je pense à une création que j’ai faite, qui s’appelle « Le Chant de la Chair », qui est uniquement sur la peau. Je suis obligé de choisir des espaces très particuliers en fonction de l’acoustique parce qu’elle n’est pas sonorisé et que ce sont des sons qui sont infinitésimaux, minimalistes au possible. Il faut trouver un lieu particulier à chaque fois qu’on me la demande, parce que c’est une pièce que je repro- duis. Il y en a une seule ! Je l’ai emportée à Cuba, au Japon, à Chateauvallon, à Marseille, à Montbéliard, à Paris… Elle est très compliquée parce qu’il faut trouver le lieu pour la donner. Elle ne peut être donnée que dans des lieux très difficiles à trouver. Elle est inté- ressante pour ça, elle nous oblige à trouver l’endroit où elle doit être donnée, tellement elle est fine, tellement il faut un silence total. Là, on est sur une exigence acoustique que j’aime bien, alors que le lieu ne compte pas pour lui-même mais pour ce qu’il résonne. Je suis entrain de faire un travail en ce moment à la Manufacture de Sèvres. Je fabrique un instrumentarium uniquement en porcelaine. Cela fait deux ans que je suis là bas. J’y suis encore pour deux ans, pour un concert qui se déroulera en 2009. Je travaille un matériau dans une manufacture pour un concert qui aura lieu dans cette manufacture, avec un instrumentarium, un orchestre, uniquement en porcelaine. Là, il y a vraiment une dominante acoustique qui va imposer la musique. Il y a aussi la destination en terme architectural, c’est le travail sur le vide. C’est le travail dont je vous ai parlé tout à l’heure, « Du Plus Profond », cette musique qui se déplace d’un lieu à un autre et qui se définit en fonction des lieux, ce cloître, cet embarcadère, cette Bourse du commerce etc… Il y a aussi la dimension sociale, dont je ne vous ai pas parlé aujourd’hui parce que ça n’était pas le sujet, qui donne des lieux particuliers. C’est le travail que je fais en prison, dans les hôpitaux, dans les écoles, les usines. On est confronté à des espaces qui sont avant tout des espaces sociaux, et pas architecturaux, acoustiques ou géographiques, et qui influencent fortement la commande musicale et le type d’écriture. Ce sont des lieux et des espaces qui sont à l’origine des musiques. Après, il y a les espaces qui sont scénographiés. C’est « Auguste s’envole », que je vous ai montré tout à l’heure, dans l’usine désaffectée ; c’est le travail que j’ai fait autour des pierres, ou celui que j’ai fait sur la voix des gens, où je veux faire entendre la voix, et je vais chercher des lieux que je construis, pour faire entendre les choses dans des condi- tions particulières. Dans les non-lieux, c’est une pièce que je n’ai pas le temps de vous le faire entendre, c’est

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une pièce écrite à partir des poèmes d’Eluard, qui s’appelle « Je t’aime, je meurs ». Ce sont des lettres que Eluard a écrites à Gala. C’est une pièce pour baryton et piano qui peut être jouée partout, n’importe quand, par quiconque, qui veut ! C’est une pièce de répertoire. Je l’aime beaucoup. Je ne lui donne pas plus d’importance qu’une autre. Pour moi, elle est finie. Je sais que d’autres gens vont la rejouer, mais…

Je voulais vous dire que, en fait, écrire pour le près ou pour le lointain, ce n’est pas pareil. Quand on sait qu’un instrumentiste sera là, près de vous, ou qu’il sera à l’autre bout, on n’écrit pas les mêmes choses. Si on ne sait pas à l’avance qu’il est près ou loin, on n’écrit pas les mêmes choses non plus. Monteverdi a fait des échos dans certaines pièces, où il y a un chœur derrière et un devant qui reprend en écho, c’est écrit dès l’écriture. On ne peut pas écrire des choses pour la voix et après, on décidera de les mettre où on veut. Si une personne est loin, dans une musique, on peut imaginer qu’elle ne va pas chanter les mêmes choses. Si elle est tout au bord des gens, elle ne va pas non plus chanter la même chose. Ça n’est pas qu’une question d’intensité, ou de nuance. C’est aussi une question de contenu musical. On travaille beaucoup sur le centripète et le centrifuge. C’est quelque chose que l’auditeur doit aller chercher, parce qu’on lui donne l’envie d’aller écouter cette chose, et d’aller la chercher, d’aller la trouver. Au contraire, des fois, on va lui envoyer la chose, pour qu’il l’attrape. Même si il ne veut pas écouter, il va l’entendre. Les concerts de rock, ça n’est que centrifuge. C’est en face, il y a deux enceintes, on n’entend même pas la gauche et la droite. C’est en mono, c’est très fort, c’est tout le temps pareil. Je dis ça avec Cette question du centrifuge beaucoup de sérénité, j’écoute beaucoup de rock. C’est 40 % de mon écoute. Cette musique et centripète, c’est important. est invraisemblable parce qu’elle est centri- fuge. Si on veut aller écouter un truc spécial, C’est le moment où le corps c’est dur. C’est une musique qui ne peut pas être défaite. C’est comme ça. C’est tout se transporte, et où il reçoit, ensemble. On a du mal à la défaire. Dèjà, elle existe rarement en stéréo, il n’y a pas de c’est cet espèce d’aller-retour volume. Il n’y a pas d’espace. En fait, elle vous arrive. dans l’écoute que nous Cette question du centrifuge et centripète, c’est important. C’est le moment où le corps avons, dans la vie se transporte, et où il reçoit, c’est cet espèce d’aller-retour dans l’écoute que nous avons, quotidienne. Notre oreille est dans la vie quotidienne. Notre oreille est errante. Elle passe son temps à s’approcher, à errante. Elle passe son temps se retirer, à revenir et à repartir. à s’approcher, à se retirer, à J’ai fait tout un programme pédagogique sur cette question de l’écoute. Comment on revenir et à repartir. écoute la musique différemment de la vie quotidienne ? On écoute différemment parce qu’on a décidé d’écouter, ce que l’on ne fait pas dans la vie quotidienne, en tout cas dans la durée. Mais il n’empêche que c’est la même façon, c’est ce qu’on a appris, c’est comme ça qu’on a appris à écouter, et on le met en œuvre dans la musique. Il n’y a pas de raison que les musiciens ne travaillent pas ce va et vient entre le centrifuge et le centripète.

Et puis, il y a cette idée de créer un espace central, et de ne pas toujours faire de la musique à la périphérie. Ne pas faire de la musique à l’extérieur des gens. S’inscrire dans le vivant, rendre lisible et intelligible ce que l’on fait, et puis, faire sonner et faire absorber. Vous imaginez que les architectes fabriquent des murs porteurs et des murs de sépara- tion. Les murs porteurs ce sont les murs en pierre de taille, que certains d’entre vous ont la possibilité de s’acheter grâce à leur salaire, et les murs de séparation, ce sont ceux que les autres, qui n’ont pas un pouvoir d’achat très important, peuvent acquérir. C’est dans les HLM ou les logements sociaux. Et comme par hasard, le mur porteur est celui qui isole, le mur de séparation est celui qui relie. C’est à dire qu’avec un mur de séparation, vous entendez tout ce qui se passe de l’autre côté. Et avec un mur porteur, vous n’enten- dez rien. Comme par hasard, ce ne sont pas n’importe lesquels d’entre nous qui

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entendent leurs voisins ou qui ne les entendent pas. De même que ce n’est pas n’importe qui, qui est producteur de bruit ou pas. Si vous avez une Safrane ou une 2CV, vous n’êtes pas producteur de bruit de la même façon. Pour les hommes, si vous avez un rasoir à 200 ou à 25 euros, vous serez plus ou moins bruyants ! Il y a une idéologie derrière la Il faut savoir que ce n’est pas neutre tout ça. Il y a une idéologie derrière la consommation des consommation des sons. sons. Comme par hasard, les familles aisées font moins d’enfants que les familles plus pau- vres. Comme par hasard, les maisons, les objets les moins chers sont les plus bruyants. Et comme par hasard, France Culture distille avec parcimonie des niveaux sonores très délicats, très fins, avec un son à la fois, et avec beaucoup de silence entre les sons. Ce n’est pas le cas de Skyrock, Nova, NRJ…

Tout cela nous emmène dans des références culturelles. Ça nous emporte dans des réalités, dont un musicien peut ne pas s’occuper, mais il peut aussi décider de se battre, ou en tout cas, de travailler ces questions. Du coup, le travail sur l’espace est un endroit où l’on peut militer, d’une façon très sophistiquée, je ne le fais pas de façon littérale, mais on peut produire des nouvelles postures pour que les gens aillent au devant des choses, qu’ils aillent les chercher, en remettant un peu d’égalité entre les gens. Les gens qui paient leurs places devant, entendent aussi bien que ceux qui sont derrière. Et si possible que personne ne paie ! Je dis ça parce que tous mes concerts sont gratuits.

Je termine comme ceci pour faire un emballage un peu plus idéologique par rapport à la question du rapport à l’espace. Je trouve que c’est important, après avoir beaucoup parlé d’acoustique et d’esthétique, de musique, je pense qu’il est important de prendre en considérations d’autres choses. Quand on embrasse l’espace, on embrasse aussi les gens. La lutte anti-bruits, contre laquelle je me suis battu, ça fait 20 ans que je travaille avec le Ministère de l’Environnement, je suis un peu le musicien au cœur de l’environ- nement et de l’équipement. J’ai fait beaucoup d’études pour eux, des documents pour le CNDP. Je me suis beaucoup battu contre la lutte anti-bruits. La lutte anti-bruits, c’est la lutte anti-gens. C’est toujours les gens. On se bat contre les gens. Maintenant, on parle de lutte pour l’amélioration de l’environnement sonore, ça veut dire pour quelque chose de positif et de qualitatif, et non pas pour La musique s’inscrit aussi dans du quantitatif et du négatif. Mais c’est 20 ans de travail qui n’a pas encore atteint ces contextes idéologiques et tout le monde. Il faut savoir que la musi- que s’inscrit aussi dans ces contextes de tension économique. idéologiques et de tension économique. Merci.

63 64 VENDREDI 9 NOVEMBRE Ecriture et notation musicales : 2007 L’écriture et l’espace Conférence-concert de Nicolas Frize

Dispositif : Ecran / Haut-parleurs/ une table, un ordinateur et un amplificateur, un micro Pendant l’accueil, bande son : une femme chante, un homme chuchote.

ạonsoir. Je suis désolé, je voulais pas vous arrêter comme ça. Alors je vais essayer de vous présenter, en pas trop longtemps parce que je suppose que vous voulez aller vous coucher, des aspects de mon travail. Je m’étais donné des rubriques, et je vais essayer de vous faire chanter aussi. On m’a dit que vous veniez ici pour ça. Je ne me suis pas trompé ! Je voudrais vous présenter mon travail de manière un peu différente de ce que je fais d’habitude, en 5 rubriques. Je fais un travail de lutherie. Je fabrique, j’invente des instruments. Je fais des musiques appliquées, des musiques pour la danse, le théâtre, le cinéma, la vidéo, des expositions, enfin, des choses qui ne sont pas des concerts. Je fais des musiques en relation avec des gens, qui sont faites pour des gens qui me demandent de les mettre en action, ou qui me demandent de les rencontrer et d’exploi- ter cette rencontre dans une œuvre, d’en tirer des œuvres. Je fais des travaux sur des thèmes, souvent un peu militants. J’ai des projets de défendre, de mettre des idées dans des musiques. Et puis éventuellement, une dernière rubrique où on parlera d’écriture, de partitions. On en verra.

Alors on va parcourir tout ça un peu rapidement. Je vais commencer par les choses sur les relations. Je m’intéresse depuis longtemps et même depuis le début, au monde du travail. Je suis très proche du monde ouvrier en général. J’ai fait beaucoup de choses en relation avec ça. Je suis actuellement entrain de faire un projet là-dessus avec plusieurs entreprises dans la Région Ile de France. C’est vraiment quelque chose qui revient régulièrement. Je me suis lancé dans des mémoires sonores, j’ai enregistré beaucoup de lieux de travail, que j’ai remis à la Bibliothèque Nationale, ou dans divers endroits. En particulier j’ai fait une expérience un peu spécifique dans l’Usine Renault de Billancourt. J’ai amené un studio qui était dans un camion et j’ai enregistré l’ensemble des 16 000 postes de l’Usine de Billancourt. C’est une usine où on peut rentrer en voiture partout, au pied de la chaîne, au pied des forges, des fonderies, de la presse, des pneumatiques, de la sellerie, des machines-outils. J’avais la possibilité d’emmener les ouvriers au fur et à mesure pour écouter les prises de sons que je faisais et discuter avec eux sur l’usage de ce travail. Eux, ils voulaient que je fasse une création uniquement avec les bruits de l’usine mais moi je trouvais que c’était pas bien. J’avais envie qu’on entende leurs voix et surtout qu’on voie leurs corps. Parce que le seul endroit où on voit le corps de l’ouvrier à la télévision, c’est quand il est tombé de la tour, c’est les accidents de travail, quand il est en sang ou bien quand il manifeste. Dans ce cas là, il a un placard qui ne dit pas grand chose. Il dit en général qu’il veut plus de temps et plus d’argent. Evidemment ce n’est pas ça qu’il demande. Il demande de posséder les outils de production, il demande de vivre. Il demande beaucoup de choses. Et comme on n’arrive pas à le dire dans une pancarte, ils sont tous d’accord avec le mot d’ordre, et ça finit par n’être plus grand chose. Mais la revendication, elle, porte sur la sexualité, sur le loge- ment, sur les transports, sur la vie, sur la responsabilisation, sur l’appropriation sensible, sur l’appropriation intellectuelle, sur le sens du travail, sur les moyens de production. Mais ça, on peut pas le mettre dans une pancarte. Donc je me disais que c’était bien d’imaginer un concert où les gens seraient présents, vivants, chantants, au milieu des sons, et j’ai commencé à leur montrer des possibilités de traitement de ces sons d’usine. A ma grande surprise, ils n’avaient pas du tout envie que je les traite. Ils voulaient les reconnaître tels qu’ils étaient. Et ils me faisaient la commande difficile de faire de la

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musique avec des bruits bruts, parce que ça ne les intéressait pas que je les traficote. Ils disaient : « Si c’est pour les trafiquer, t’as qu’à aller à l’IRCAM, et tu fais ça avec des synthétiseurs. Mais si tu viens chez nous, c’est pour nous les redonner tels que nous on les vit ». Et les vivre, c’est pas forcément les détester, au contraire. Même si le lieu de travail est Même si le lieu de travail est un lieu de lutte, un lieu de questionnement de son rapport social, du rapport un lieu de lutte, un lieu de de son corps à l’espace social, c’est aussi un endroit où on se réalise, où on se bat, où on met de la compé- questionnement de son tence, du plaisir, même si il y a de la souffrance, et le fait de garder les sons originaux, c’est aussi respecter rapport social, du rapport de ce témoignage de la vie, de la vie du travail. Donc je vais vous faire entendre un extrait d’un travail son corps à l’espace social, que j’ai fait à partir de ces sons. Par contre, ils m’ont autorisé, parce que c’était possible, d’associer des c’est aussi un endroit où on bruits entre eux qui n’avaient rien à voir. Des sons qui étaient au 5ème étage, par exemple, dans la partie se réalise, où on se bat, où peinture, jusqu’à des sons qui étaient dans les essais à la fin quand les voitures roulaient. A l’époque on on met de la compétence, fabriquait des 4L, et c’était le début des R5. C’était il y a un certain temps, pour ceux qui ont connu ce temps du plaisir, même si il y a de ! Et donc, j’ai fait cette association de sons entre les divers points de l’usine. Dans ce que vous entendez, il la souffrance, et le fait de y a quelques petits traitements, quelques sons à l’en- vers, un ou deux sons transposés, mais sachez que ce garder les sons originaux, sont les sons bruts. Je ne vous ai pas amené la version concert avec les voix, car je trouvais ça intéressant c’est aussi respecter ce d’entendre une transposition musicale de sons d’usine. Vous verrez, à un moment, on entend une témoignage de la vie, corne de brume. A l’avant de l’île, qui était organisée comme un paquebot, il y avait la centrale électrique. Je de la vie du travail. dis « paquebot » parce qu’il y avait même une ram- barde en bois qui était à l’avant de l’île. La centrale alimentait toute l’usine en électricité, en gaz et en air chaud sous pression. Comme il y avait beaucoup de bruit, ils n’entendaient pas le téléphone sonner, et comme ils avaient de l’air comprimé sous la main, car ils en fabriquaient, ils avaient mis une corne de brume sur le téléphone. Donc quand le téléphone sonnait on entendait un paquebot qui embarquait.

[Extrait musical de « Paroles de voitures »] Pendant l’écoute, des photos montrant la prise de sons dans l’usine et avec les ouvriers.]

Donc il y avait dans ce travail quelque chose de très organique, on entend que la matière rugit. Les sons ne font pas que nous échapper, ils nous expriment. Il y a une sorte de côté très physique, à la fois brutal et très doux. Ces sons sont une matière extraordinaire. Voici donc un exemple d’un travail qui a été fait avec ces gens pendant une période assez longue.

Je vais vous parler maintenant d’un autre travail qui procède aussi d’un préalable avec la mémoire. J’ai enregistré tout un hôpital. Avec l’idée que si on avait enregistré les hôpi- taux il y a cinquante ans, on aurait une autre compréhension de ce que c’est que le soin. On verrait comment on a évolué dans notre J’ai enregistré tout un hôpital. rapport au corps, au soin, entre le sensible et le technique, sur la relation entre le privé et le public, entre la façon dont le corps personnel s’implique dans le corps social et inversement, et com- ment quand on traite du corps social, on traite aussi du corps. Il y a cinquante ans par exemple, les hôpitaux étaient des grandes salles, où il n’était pas question de secret médical évidemment et lorsqu’il y a une souffrance, lorsqu’il y a de la famille qui arrive, tout le monde le partage. Tout le monde partage le corps de l’autre. Et on partage son histoire. Aujourd’hui on est dans des chambres pour une personne et on demande des

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chambres pour une personne, rarement pour deux. C’est rare qu’on dise : « Je voudrais être avec quelqu’un d’autre ». Il y a certains médecins qui font l’effort, quand ils viennent pour faire les soins, de demander à l’autre personne de sortir, de façon à pouvoir parler avec elle dans un secret médical, ce qui est assez rare. Le fait d’avoir fait des prises de son dans cet hôpital a généré énormément de… enfin, c’est un travail de musicien qui consiste à se dire : « Il y a des choses que l’on ne peut sentir, que l’on ne peut compren- dre que par l’oreille. Si on ne fait que les regarder, ou les analyser, et bien il y aura « Il y a des choses que l’on ne des choses que l’on ne verra pas. Il y a des choses qui ne se disent que par l’oreille ». peut sentir, que l’on ne peut J’ai deux exemples : j’étais entrain d’enre- gistrer dans un service, et je faisais enten- comprendre que par l’oreille. dre au personnel et aux infirmières mes prises de sons. Il y a une infirmière qui me Si on ne fait que les regarder, dit : « C’est bizarre, ça fait deux mois que vous êtes là et vous n’avez toujours pas ou les analyser, et bien il y aura enregistré la douleur ». J’étais un peu vexé parce que c’était mon métier de faire des des choses que l’on ne verra pas. prises de sons, j’avais du bon matériel… je lui ai dit : « Mais, j’enregistre ce qu’il y Il y a des choses qui ne se disent a, je ne peux pas inventer des choses qui ne s’entendent pas. Elle me dit : « Oui, que par l’oreille ». mais justement, ça s’entend, et vous êtes passé à côté d’une chambre où il y a un monsieur qui souffre depuis très longtemps et je l’entends parce que j’y viens régulièrement ». Et je me suis demandé pourquoi je n’avais pas entendu. Je ne l’avais pas entendu parce que les micros sont bêtes. Ce jour là, j’ai compris que tout le travail de mémoire que j’avais déjà fait était un travail insuffisant. En fait, peu nous importe la réalité, ce qui nous intéresse, c’est ce que nous, nous entendons. Il faut que je fasse la mémoire de ce que les gens entendent et non pas la mémoire du présent, de l’existant. Le micro, lui, entend tout. Il n’a pas de sélection auditive, il n’a pas d’intelligence, il n’a pas de culture. Du coup, quand il entend les télé- visions, les portes qui claquent, il croit que c’est ça. Sauf que l’infirmière, elle, fait la dis- tinction entre tous ces sons là et certains sons, qui sont le souffle de la personne, ou ses difficultés à respirer, ou peut-être certains râles, qui passent derrière en intensité ou qui le couvrent. Mais, elle, elle fait la différence, elle fait la distinction. Comme une maman, une jeune maman, qui reçoit des amis à la maison, qui laisse la porte de la chambre ouverte, et qui, à un moment donné se lève, et part à la chambre, parce que le bébé s’est réveillé et c’est elle qui l’a entendu. Parce qu’elle a une sélection auditive, elle sait écou- ter dans un centre de fréquence, des sons qui sont beaucoup moins forts que les autres et qui ont pour elle du sens. Donc j’ai commencé de modifier tout mon travail de son qui a consisté à me dire, il faut que j’aille écouter, non pas ce qu’il y a à entendre, mais ce que les gens entendent. Les gens qui habitent là. Donc, il faut que je sache ce qu’ils entendent. Et du coup, j’appre- nais aussi mon métier de musicien, parce que je me disais : « Si moi, je crois que je fais entendre, je vous fais entendre ce que vous avez entendu tout à l’heure, et que je vous pose la question, personne n’a entendu la même chose. Parce que vous avez une plus ou moins grande connaissance de ces bruits industriels, plus ou moins envie de les enten- dre, une plus ou moins grande disposition à entendre des choses musicales ou des cho- ses bruyantes, chaotiques et finalement un peu désagréables. Ce qui est important, c’est ce que vous recomposez. En fait, la musique, c’est vous qui la faites. Moi je ne fais que vous apporter des associations, et vous, vous la construisez et en faites ce que vous avez envie. Donc je suis reparti enregistrer cet homme. Il a fallu que je choisisse mes micros pour qu’ils soient sélectifs comme l’oreille. Et puis, il fallait que j’arrive à comprendre ce que elle, elle entendait et qu’est-ce qu’elle entendait à travers ça. Pour enregistrer quel- que chose qui est très doux, comme quelqu’un qui souffre, il faut se rapprocher de lui. Et quand on se rapproche, du coup, on rentre en relation avec lui. Et quelqu’un qui souf- fre, devant quelqu’un qui a des micros, il n’a peut-être plus envie de souffrir. C’est là qu’on s’est rendu compte que, quand on est à l’hôpital ; c’est pas les autres, c’est nous ; quand la famille arrive, on a en général assez mal. Vous avez remarqué ? On souffre beau- coup plus. Et puis quand c’est le médecin qui arrive, comme on a envie de s’en aller, ça

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va beaucoup mieux. Et on lui demande quand on pourra sortir. Et quand il n’y a personne, et qu’il y a une relative complicité avec les aides-soignantes, les infirmières, là on est dans des conditions où la douleur n’arrête pas d’aller et venir, elle s’en va, elle revient, selon qu’on est obsédé par elle, selon qu’on ne la sent pas etc… Il y a donc tout un rapport au corps qui est finalement un rapport vivant au corps, qui n’est pas statique. Il n’y a pas d’état, pas de figure, il n’y a que du mouvement. Et donc, pour rentrer en relation avec cette personne, pour enregistrer sa douleur, il fallait que je lui explique que j’en avais besoin. Pourquoi ? Non pas pour en jouir, comme font les journalistes, qui viennent nous voir quand nous souffrons, et pour gagner de l’argent et en jouir, mais là, je lui racontais que c’était une histoire de mémoire et que ça serait bien que dans 50 ans, on sache ce qui se passait dans les hôpitaux de l’an 2002 ou 2003. Et que je lui ai expliqué le sens de cette mémoire, le fait qu’elle était une inscription dans l’histoire. J’ai tiré de ce travail de mémoire un immense creuset de réflexions sur ce que c’était que le silence. Par exemple, dans le service d’immunologie, où sont traités les gens atteints du Sida, il y a eu des crédits très importants qui ont été attribués à ces services en par- ticulier. Dans le service où j’étais, le sol était moquetté, il était refait à neuf, avec des chambres individuelles pour des gens qui étaient en fin de vie. Sauf que des gens en fin de vie, il y en a dans tous les services. Il y a des soins palliatifs partout. Il y a des gens qui sont en fin de vie, et il y a des gens qui bénéficient de soins palliatifs pour le cancer etc… J’ai remarqué uniquement à l’oreille, et je l’ai fait entendre au personnel, que dans ces endroits là, il y avait du silence, que les gens marchaient sur la pointe des pieds, fermaient la porte doucement quand ils rentraient dans les chambres. Alors que dans les autres services, il y avait un barouf pas possible. J’avais même remarqué, comme j’étais là tout le temps, et que je voyais mourir les gens, que les gens qui étaient morts le len- demain, la veille ils étaient vivants. C’est à dire qu’il y avait la télévision qui était ouverte… On s’est comme ça rendu compte uniquement avec les prises de son, avec l’oreille, qu’on a tendance à faire rentrer la mort avant qu’elle n’arrive. Et tout ça pourquoi ? Par amour. C’est à dire que quand on va voir quelqu’un dont on sait qu’il va décéder, on veut lui faire comprendre que c’est une situation horrible, pas pour lui, parce qu’il ne saura pas quand il est mort, mais pour nous, parce qu’il n’y a que nous qui saurons. On veut le lui faire sentir, alors on fait une tronche de quinze pieds de long. Et lui, qu’est-ce qu’il a en face de lui ? La mort qui rentre dans sa chambre. Alors que dans les autres services, on voyait que les gens montaient les télévisions pour dire qu’ils étaient là, et laissaient la porte ouverte. Ce travail a duré évidemment plusieurs mois, je suis resté 6 mois, et ces prises de sons nous ont beaucoup appris sur nos comportements par rapport à ces situations critiques, difficiles, pour lesquelles on a pas toujours les bons… Enfin, je ne parle pas de nous… mais surtout des personnels qui sont eux confrontés à cette gestion des sons et de l’écoute. Il en est sorti une création musicale, dans l’hôpital. Elle n’était pas du tout à destination des patients, elle était à destination de la ville, des patients et du personnel. De toute façon, les patients, c’est tout le monde, c’est vous et nous, et moi. On est tous patients, vous, moi. Vous portez tous en vous un milliard de trucs que vous ne direz à personne. Ce n‘est pas les autres. Ça a donné lieu à une création qui se passait dans deux espaces de l’hôpital. Un premier qui se passait au 9ème étage. J’avais pu l’investir tout à fait parce qu’il était en travaux. Je l’ai repeint complètement. J’ai imaginé un trajet où on rentre dans toute une série d’expé- riences sur le corps. Des enfants qui se passent des objets, des sons. On parlait de la trans- mission. On peut se transmettre en quelques secondes une grippe, alors qu’on n’arrive pas à se transmettre nos idées. C’est un comble ! Il y a des choses tellement importantes qu’on aurait envie de se transmettre et on se transmet ce qu’on ne veut pas. Donc on beaucoup parlé de transmission. Dans cette salle, il y a des chanteuses qui chantent en étant allongées, un violoncelliste qui joue à l’envers. Il y a toutes les positions d’un corps. On passait entre des gens qui formaient un couloir de personnes qui chuchotaient. On passait entre ces voix. On rentrait comme dans des tuyaux, des espèces d’organes chuchotants et chantants. C’est une expérience du corps que j’ai essayé de faire vivre dans la musique.

[Film de l’expérience à l’hôpital]

Je vais vous faire entendre une séquence où je travaillais avec l’un de ces hommes sur un travail vocal.

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L’homme fait un son « iiii », entre rire et toux. Nicolas Frize lui demande : « Fais un son un peu moins réaliste, plus chanté ». Séquence où un homme « écrit » sur un drap avec sa main. Son de cette action.

En fait, ce qu’il fait sur le drap, c’est toute une série d’écritures, je lui écris des lettres, il fait des lettres, des « l », des « t ». Il écrit sur le drap. Voilà bon je ne veux pas vous en passer trop. C’est parce que je voulais vous faire enten- dre deux expériences particulières de ce que je fais, disons, en relation avec des gens. Je travaille beaucoup en prison, depuis 16 ans, à travers deux dispositifs que j’ai montés dans des établissements pour longue peine, qui m’occupent beaucoup, encore aujourd’hui. J’ai un film là-dessus mais ce serait trop long, donc je préfère qu’on passe à d’autres choses.

Je voudrais qu’on passe à la Le travail sur la lutherie. deuxième rubrique : le travail sur la lutherie. J’ai réalisé pendant plusieurs années de suite une expérience sur les pierres, en rassemblant, et en allant chercher des pierres un peu dans le monde entier, et en essayant de les accorder. Ça a fini par donner un instrument qui s’appelle le lithophone. C’est comme un clavier, comme le vibraphone ou le xylophone, qui est entièrement en pierres. Il y a plusieurs types de pierre : il y a surtout de l’onyx du Bosphore, de Turquie, mais il y a aussi des choses en marbre noir de Belgique, ou en Scarpediem d’Italie, des marbres qu’on va chercher à Carrare, pas loin d’ici. Ça a donné toute une série de concerts. Un premier au Musée d’Art Moderne, à l’époque où je débutais dans la pierre. C’était un concert un peu brut, un peu, comment dire, presque primitif. Vous avez des baguettes avec des silex au bout des baguettes. Après, j’ai appris à la tailler, à m’en servir un peu mieux. Ça a donné lieu, ensuite, à des instruments assez sophistiqués, ainsi que des cloches, des gongs, tout ça en pierre. C’est un travail qui a pris trois ans qui a fini au Festival d’Avignon. En ce moment, je suis entrain de faire un travail un peu équivalent avec de la porcelaine à la Manufacture de Porcelaine de Sèvres. Je suis entrain d’inventer un instrumentarium d’instruments à cor- des, à vent, à clavier et à percussion, entièrement en porcelaine. On va se promener à l’intérieur de ce film.

[Projection du film concernant le travail autour des pierres.] Quelques citations… « J’aime beaucoup les cuillères, les tasses à café, les galets, les poignées de porte, les douilles d’ampoules, les fils électriques, et c’est avec ça que j’ai envie de faire des sons ».

J’ai travaillé avec ces personnes pendant 3 ans. Je leur ai demandé un certain nombre de choses. J’ai été un peu exigeant avec elles. Il y en a qui n’ont pas répondu, qui ont cra- qué, qui sont parties. Et puis il y en a d’autres qui ont appelé leurs copines parce qu’el- les savaient que ce que j’allais leur demander les intéresserait. Il y en a même qui ont ouvert des voies que je n’imaginais même pas, car musicalement je n’étais même pas capable de penser ce qu’elles me proposaient.

Voix de Nicolas Frize diffusée dans le film, entrecoupée de sons du lithophone. « Epidule, coraux, ardoise, cristaux de quartz, mica, obsidienne, granit, gré, cuivre… J’ai même une pierre du Grœnland. Un petit bout du mur de Berlin. Grés et gogotes. Cailloux de tombe qui viennent d’Angleterre, des pointes de flèche, quartz, hyacinthe, oursons fossiles, hématites, pavés, lave, agathe, des baguettes en agathe, silex en rognons et silex en galets, et puis des galets, en, je ne sais pas en quoi d’ailleurs, basalte, topaze… Toutes les sortes de marbre. Je ne considère pas ça comme une œuvre. Je suis simplement quelqu'un qui travaille, qui fait des recherches et qui les rend publiques. Je dis : « Voilà où j’en suis, voilà ce que je fais ». J’organise un concert et je dis au gens : « Ecoutez ces pierres avec ce premier degré. Ecoutez ces pierres avec cette espèce de candeur de l’oreille, qui simplement entend comment cette matière devient parfois fluide, devient parfois très dure, résiste, rebondit, ou au contraire dérape ». Le matériau est apprivoisé, tout un travail de musiciens a été fait sur lui, j’ai choisi des tailles, des formes. J’ai travaillé pendant très longtemps sur les suspensions. C’est à dire

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que cette pierre, si ça fait 20 000 ans qu’on ne travaille pas dessus, c’est pour une raison simple, c’est que les gens ne savaient pas comment la faire sonner. Si je prends une pierre, comme ça et que je la pose… (son de la pierre), si je la mets en état d’apesanteur, j’ai ça… (son de la pierre). Alors là, j’ai un état d’apesanteur avec deux doigts, mais si je fais ça… (son de la pierre)… La seule chose qui me dérange finalement, c’est l’attraction terrestre. (Sons) C’est incroyable ce que le marbre se taille facilement, en jouant sur l’épaisseur, la longueur et la largeur, on arrive à avoir une note extrêmement précise. Ça m’a tout de suite donné envie d’inventer le lithophone. C’est à dire un instrument de percussions qui serait horizontal, qui aurait plus de cinquante lames, cinq octaves, et qui serait assimilé aux autres instruments comme le xylophone, le vibraphone, et entrerait dans l’orchestre pour tenir sa place au milieu des autres instruments comme il tient sa place au milieu de mes pierres. C’est difficile d’écrire pour les pierres, il faut inventer des graphismes, inventer des gestes qui se dessinent. Si je demande à un musicien de rester à genoux, ou de s’allonger dessus, ou d’en jouer très très vite au contraire, ou de la toucher avant d’en jouer, c’est aussi pour montrer comment moi je l’aborde. Il y a une espèce de chorégraphie de l’approche avec la pierre qui sert aussi finalement à la faire entendre.

Ắn va passer maintenant à une autre catégorie de choses, qui va nous permettre d’in- troduire un petit travail musical ensemble. Je vais vous faire entendre une séquence et vous allez voir un moment de direction. Après on le fera ensemble. C’est un extrait d’une pièce que j’ai donnée pour un grand chœur dans plusieurs villes, dont La Havane. Et puis à trois villes de Seine Saint Denis, qui étaient Saint-Denis, Drancy et Clichy-sous-Bois. C’est une pièce pour plusieurs cuivres et grand chœur. On a une continuité musicale alors que les images n’arrêtent pas de changer de ville. Je me suis arrangé pour que ce soit synchronisé, qu’on ne se rende pas compte qu’on passe d’une ville à l’autre, alors que la musique continue. Vous verrez un passage où je dirige de façon euh… un peu … On le fera ensemble après.

[Extrait du film]

Bon alors je vais vous montrer comment ça marche. On ne va pas faire la même chose, mais… On peut allumer un peu plus la salle ? Alors je vais battre les mesures à quatre temps. Le premier temps est là. Vous vous rap- pelez de vos cours de musique en CM2 ? Le premier temps est ici, le deuxième là, le troi- sième est ici, le quatrième là. Vous avez vu que je me balade du 1 au 2, au 3, au 4. On va attribuer à chacun de ces temps un son. Par exemple, celui là, on va faire (son 1). On y va. (Le public fait le son 1). Ecoutez au passage, parce que c’est très beau… On entend de la pluie sur un toit… On le refait en écoutant. Vous le faites. Mais préoccupez- vous surtout d’écouter les autres. (Le public le refait). On va passer au deuxième, on va faire un poisson. (Son de poisson). (Il bat la mesure, alternant son 1, son 2). Déjà ça mar- che, hein, ça sonne ! Le troisième maintenant : on va faire « tttttttt ». Et le quatrième. Vous vous rappelez de celui là ? Il y a une différence entre les deux ! On recommence ! (Il bat la mesure, alternant son 1, son 2, son 3 et son 4). Et ici on inspire ! ça nous per- met de reprendre notre respiration. Maintenant je vais jouer avec ces quatre là. Et j’en rajouterais peut-être après. Parce que je peux faire d’autres gestes, les spécifier. Je peux aussi faire 1, 2, 3, 4, 5, 6. Là, je pousse le bouchon assez loin, parce que j’ai plusieurs répertoires. On peut imaginer un répertoire de 6 sons avec le chiffre 1, et un deuxième répertoire de 6 autres sons avec le chiffre 2, et de 6 autres sons avec le chiffre 3 et ainsi de suite. Ça fait en tout, 30 ! Je peux utiliser ma main droite et ma main gauche. Je peux faire tout un paysage sonore avec une assemblée, qui a un peu de mémoire évidemment, qui est un peu entraînée. Et comme ça, on se balade dans les sons. On recommence. (Il bat la mesure, alternant les sons, le public essaie). Deuxième répertoire. (Il propose d’au- tres sons Chhhh, Fff, Ssssss). Je varie l’intensité. On ne s’arrête pas. On garde le même pour le haut. Il faut vider votre air ! Vous me suivez ? Si je fais ça, voilà et puis je fais ça, geste court. Il y en a qui suivent ! Vous pouvez faire un « ss » sombre ou un « ss » plus aigu. On change de répertoire ! Ça va c’est pas mal, ça marche pas mal ! Quelqu’un a envie de diriger ? Bon, c’est pas mal, vous êtes assez bons !

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Question du public : Pourquoi dans vos concerts, vous avez la volonté de mélanger les amateurs et les professionnels ?

Pour plusieurs raisons. Je pense que la musique savante ne doit pas être réservée aux professionnels. C’est une première disposition militante qui consiste à dire que même si ça va me coûter parfois en précision, me coûter en temps de travail, c’est important que tout le monde ait accès à la pratique artistique la plus sophistiquée, la plus complexe, la plus élaborée, savante, écrite. Ensuite, les professionnels, je ne peux pas m’en passer parce que ça me permet d’écrire des choses difficiles, des choses virtuoses, des choses qui demandent une qualité de son importante, au niveau instrumental en particulier. Je travaille rarement avec des amateurs au niveau instrumental. Mais au niveau vocal, je travaille souvent avec des amateurs. Soit avec des solistes, avec des gens que je choisis, qui sont des gens singuliers avec qui je fais un travail sur le long terme ; j’écris pour eux, pour leurs caractéristiques vocales ; soit ce sont des chœurs. Dans les deux cas, les amateurs apportent quelque chose de très important. Un professionnel, c’est son métier. Il joue avec un formidable apport en technicité, en références culturelles. Il joue aussi parce que c’est son métier. C’est à dire qu’il est situation de travail. Donc, à un moment donné comment dire…. Les amateurs, pour eux, ça ne peut pas être un travail, ça peut être un moment de recherche, en général personnelle, un moment de tension. Cette tension, on l’entend. Je trouve que plus on met les amateurs dans des choses difficiles, dans des choses tendues, ça s’entend. J’ai du mal parfois, à obtenir autant de tension avec des professionnels qu’avec des amateurs. Il y a quelque chose d’existentiel que les amateurs apportent. C’est que si ils sont là, c’est que ils doivent y être. Bien sur il y a des instrumentistes qui savent pourquoi ils sont là, mais parfois aussi, ils ont besoin de vivre, ils ont besoin de manger. Ils font aussi de la musique pour manger. Heureusement, il ne sont pas nombreux dans ce cas là, ils se rappellent toujours pourquoi ils ont voulu faire de la musique, donc ils investissent beaucoup dans leur métier. Mais en tout ça un amateur, dès que ça le dépasse, dès qu’il se casse les pieds, dès qu’il n’aime pas, il s’en va. Donc si il est là, c’est par survie, c’est qu’il a besoin d’y aller. Vous savez, sortir, le soir, loin, aller à une répétition, pour jouer un truc qu’on ne comprend pas, à plusieurs, plusieurs fois de suite, ça demande pas mal de travail. Il faut forcément y mettre quelque chose qui va à un moment donné s’entendre, et qui effectivement, soulève la musique. Je vais vous passer un extrait. Vous allez me dire, ce ne sont pas des amateurs. Mais si, ce sont des amateurs, j’ai fait une création pour la Nuit Blanche à Paris en 2004 parce que j’en étais le directeur artistique. J’ai fait diverses créations. J’avais envie de faire quelque chose avec des enfants. Alors, ce sont des enfants de Maîtrise, ce ne sont pas des enfants du tout venant qui chantent. Oui, effectivement. Mais il n’empêche que ce sont des enfants. C’est donc quand même un peu des amateurs. Ils ne sont pas payés pour ça. Ils font de la musique, à leur âge, pour leur plaisir. Avec beaucoup de travail quand même. Je trouve que leur imperfection est très intéressante. Je trouve que la façon dont ils chantent, en n’étant pas parfaits, donne quelque chose de très fort. On sent que chez eux il y a quelque chose qui engage tout leur être, et qui est lié à leur statut. Je vais vous en faire entendre deux passages, pour mieux parler de ce que je veux dire. Je trouve cette petite fille de 12 ans admirable, ainsi que la jeune Marocaine, qui elle, avait 15 ans.

[Extrait du la Nuit Blanche à Paris en 2004] Jeune fille de 12 ans qui chante du Bach. Jeune fille de 15 ans.

C’est du Bach, hein ! Je préfère le dire. Elle ne chante pas des notes, elle chante de la musique, ça se sent. Elle est à 6 mètres de haut sur une place, il y a quatre mille personnes en bas, dans la nuit. On va entendre la jeune fille Marocaine maintenant, qui est complètement dans son univers. Elle n’est même plus là… Pour moi c’est ça les amateurs. L’une et l’autre. Vous me direz, elles ont déjà beaucoup chanté. N’empêche que c’est cela qu’on sent qu’elles donnent. On sent qu’elles donnent, qu’elles sortent de chez elles. Moi j’entends leur vie, j’entends ce que leur corps traverse. Alors, vous me direz, les professionnels aussi, ils font ça. Oui, mais ils le font d’une autre façon. Je pense que c’est complémentaire. On ne peut pas s’en passer.

ẩe peux maintenant vous montrer un dispositif, des photos, d’une création que j’ai faite. On parlait tout à l’heure d’un travail militant, et j’ai souhaité réfléchir il y a deux ans sur

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la question de l’altérité, de l’étranger. Je me disais, avant de traiter ce sujet… Vous savez, souvent les artistes, les compositeurs ont un sujet, et ils se documentent ou pas, et ils traitent leur sujet. Ils amènent l’œuvre, la partition finie, que ce soit un texte, une musi- que, quoi que ce soit, ils l’amènent finie, comme étant leur façon à eux de traiter de ce sujet. Pour ce projet, j’ai trouvé intéressant que ce ne soit pas moi qui décide de comment on parle du sujet, mais que ce soient les gens qui participent au travail musical qui anticipent la réflexion sur le sujet. Ça s’appelait « êtres ». C’était une réflexion sur l’étranger. J’ai été voir des universitaires : un psychanalyste, un philosophe, un historien, un anthropologue, un sociologue, des gens de plusieurs disciplines, en me disant que cette question de l’étranger, si on la prend pas par tous les bouts, on la prend par aucun bout. C’est à dire que si on prend uniquement du côté de l’histoire et de la colonisation, on va expliquer des comportements collectifs, on va expliquer comment le racisme était un racisme d’Etat au moment de la Troisième République, mais ça ne va pas nous dire pourquoi, nous, aujourd’hui, on est raciste. Ça va nous expliquer des choses, mais ça ne va pas tout nous dire. Si on va voir un psychanalyste et qu’il nous explique comment se constitue la figure de l’altérité, après l’accouchement, au moment où on doit se séparer du corps de la mère et accepter que le corps de la mère soit un corps distinct du notre, parce qu’au début, l’enfant pense que le corps de la mère et le sien sont confondus. Il y a un moment où il y a une séparation, et cette séparation constitue la figure de l’altérité. C’est une souffrance, et il doit accepter cette séparation. Elle va lui causer des soucis jusqu’à sa mort. Ce qui va faire revenir le psychanalyste plus tard ! Je me disais que c’était important de voir comment se constitue la figure de l’autre, la figure sexuée en plus. Et puis le philosophe lui, apporte des considérations très différentes sur la question de l’altérité. Sur « qui suis-je ? », « qui suis moi ?», pourquoi je poursuis le même ? Et pour- quoi l’autre est important ? Parce que c’est lui qui dit que je suis. Et toute une réflexion sur le miroir etc… Et puis le sociologue, lui, va parler de communauté, de communautarisme, de la façon dont on se constitue en tant que communauté, entre gens, qui sont mystérieusement parfois du même coin. Par exemple, vous avez deux personnes qui n’en ont rien à faire de l’autre, qui sont dans un café. Et puis, par hasard, il y en a un qui dit qu’il est né à Plougastel. « C’est pas vrai, vous êtes nés à Plougastel ? Moi aussi ». Et là, ils sont copains, ils se servent des Calva. C’est à dire, c’est comme si le fait d’être nés au même endroit, ça nous soudait à jamais. Il y a comme ça une hystérie de la racine, une hysté- rie de l’origine, de « d’où je viens », qui est l’endroit où sont enterrés nos morts, qui nous constitue et qui est assez invraisemblable, avec cette course à l’identité dans laquelle on nous embarque, et qu’on croit être juste. Comme si l’identité, c’était le passé, comme si c’était la culture ou l’éducation de nos arrières, arrières grands-parents, comme si ça n’était pas aussi ce que nous avons traversé et surtout ce qu’on va devenir. Comme si ça n’était pas le tout, et que le tout, ce sont des imbrications assez compliquées entre tous ces facteurs, qui sont des facteurs économiques, matériels, psychanalytiques, philosophiques, anthropologiques, sociologiques etc… Ces universitaires nous ont donc emmené des étudiants et on a monté le projet dans 6 villes successives. A Fontenay sous Bois, à Saint-Ouen, à Villeneuve la Garenne, etc… Dans chacune des villes, il y avait un groupe d’à peu près 100 personnes qui avaient décidé de faire la création et qui pendant 6 mois se sont réunis dans des séminaires, pour échanger sur leur façon de penser ces questions. On a donc entendu tout ce qu’on pense nous-mêmes, tout ce qu’on entend dans les cafés, ou ce qu’on entend dans les dîners qu’on fait chez nous, tout ce qu’on dit ensemble sur ces questions qui sont des questions difficiles, et ce ne sont pas les autres. C’est pas les autres qui ont des problè- mes avec l’étranger. Parce que l’étranger, c’est tout le monde. Depuis que mon père est mort, je me suis rendu compte que finalement c’est la personne la plus près de soi qui est la plus étrangère. Parce c’est celle que l’on croyait connaître le mieux et on mesure à quel point elle nous est étrangère. Finalement, quelqu’un que je ne connais pas, je ne sais pas s’il est étranger ou pas. Mais quelqu’un que je connais bien, je sais à quel point il m’est étranger. Quand mon père est mort, j’ai compris, j’ai réalisé que la personne avec qui j’avais vécu et avec qui j’avais grandi pendant plus de quarante ans, c’est la personne que je connaissais le moins. Sauf que c’était un peu trop tard. C’est pour dire que ces questions ne sont pas du tout évidentes, et que ça vaut le coup de les travailler. On a donc discuté. Et de tous ces débats j’ai sorti des constances, des

72 Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace - Conférence-concert de Nicolas Frize consistances, des essences, qui m’ont permis d’écrire la musique. Elle était faite pour ces gens qui avaient élaboré ce travail théorique. Pendant les séminaires, les séances, on fai- sait déjà de la musique. Et c’était très intéressant de voir que, en fait, quand on débat, on débat face à face, et quand on fait de la musique, on se met dans la même direction, on regarde le chef, et on a une partition. C’est un mouvement de face à face, de travail en commun. Comme je le disais tout à l’heure, être ensemble, c’est aller dans la même direction musicalement. Après, on reprend sa chaise, on est face à face et on discute, puis on reprend la répéti- tion et on rediscute, c’est un exercice de travail collectif extrêmement intéressant. On se rend compte que, finalement, on se bat pour des idées qui sont entre nous, mais qui ne sont pas nous. On ne peut pas se confondre avec nos idées. On ne peut pas s’identifier à nos idées. On ne peut pas faire une casserole au cul de l’autre parce qu’il a les idées qu’il a. Finalement les idées, elles sont entre nous. Elles sont au milieu de la table, elles sont ce qu’on apporte sur la table, ce qu’on croit, ce que l’on ne croit pas, ce que l’on pourrait sentir, ce que l’on a entendu… mais c’est pas nous. Et du coup, il est plus facile, après, quand les idées sont devant nous, de se remettre ensemble pour travailler, parce que finalement, les idées sont une sorte de moment qui nous est distinct, et la partition est le moment où nos corps sont ensemble. Ça a donné un concert qui avait 4 parties. Une première partie où il y avait des lectures, où il y avait des amateurs du collectif qui lisaient des textes de Camus, de Glissant, de Sartre, d’Aimé Césaire, de plein d’auteurs. En même temps, des textes étaient projetés. L’idée était de faire un peu du Godard, c’est à dire de ne pas être trop donneurs de leçons, donc il y avait des tas de textes qui se superposaient les uns aux autres et les gens attrapaient ce qu’ils voulaient là-dedans. Et puis il y avait un livret, les gens avaient un texte sous la main. C’était une première partie où on tendait la main à la réflexion. On était assis, et les lecteurs nous donnaient des informations. Et puis dans un deuxième partie, les interprètes sont au milieu de la salle, debout, au milieu des gens, au milieu du public. On ne sait pas qui chante, qui est instrumentiste et qui est public. Petit à petit, il commence à y avoir des sons, des gens qui font des choses très basiques. On se demande si ce n’est pas quelqu’un du public qui se mouche ou qui se racle la gorge ! Petit à petit, on commence à comprendre qu’il y en a parmi nous qui font des choses bizarres. Ces gens ont l’air de faire des choses ensemble. Parfois dans la partition, je les regroupais. La notion de famille, de clan, le moment où on se met à deux, ça s’appelle le couple, puis on se met à trois, puis quatre. Certains appellent cela la famille, d’autres le clan, la communauté. Et puis on a du mal à rentrer dans ces com- munautés, parfois, elles éclatent et se refondent dans des groupes etc.. Tous ces mouvements un peu bizarres qui font que, finalement, on ne se mélange pas tant que ça. Cette musique était au milieu des gens et on ne savait pas qui faisait quoi. Et de temps en temps, certains sont identifiés comme chanteur, trompettiste. Parfois on voit du public qui se laisse aller, qui ferme les yeux pour entendre tous ces sons au milieu de lui. Il y a des mélanges. En plus, comme les gens avaient un livret, on ne savait plus très bien qui avait la partition et qui ne l’avait pas. C’était la première partie.

Deuxième partie, on partait dans une autre salle. C’étaient des salles successives. J’avais imaginé un gradin comme une sorte de petite pyramide et tout le monde est assis, en se tournant le dos. Tout le monde se tourne le dos, ce qui est en gros la situation de la vie collective. Les chanteurs sont autour et se déplacent. Donc quand vous avez un chanteur en face de vous, vous êtes contents, c’est rassurant, vous le voyez. Vous vous faites une figure de lui. C’est ce qu’on appelle la désignation, la nomination. On se dit : c’est une femme, elle a un certain âge, elle est blanche, il semble que sa langue soit le français… On ne se rend pas compte, mais très vite, on marque les gens. A un moment donné, cette personne s’en va parce que les interprètes bougeaient et se déplaçaient. Cette personne s’en va, et comme on a entendu sa voix et qu’on sait qui elle est, on ne la fantasme pas, on la reconnaît même si on ne la voit plus parce qu’elle est passée derrière. Elle fait partie de notre mémoire et elle fait partie de nous-même si elle n’est plus avec nous. A l’inverse, les gens qu’on a pas encore vus, qui sont restés dans notre dos longtemps, devant les autres, on est inquiets, on se demande qui c’est. On ne sait pas comment ils sont. On ne sait pas s’ils sont gros, petits, de quelle couleur ils sont… A un moment ils viennent devant nous, on reconnaît leur voix, et on se dit : « Mais celui là je ne l’ai encore pas vu, je ne sais pas où il est ». Donc, c’est tout l’exercice de la figuration et de la reconnaissance, du fantasme aussi. Les interprètes circulent tout autour. D’autres sont

73 Ecriture et notation musicales : L’écriture et l’espace - Conférence-concert de Nicolas Frize

immobiles. Moi je suis au centre, donc personne ne me voit. Le public ne me voit pas parce qu’il me tourne le dos. Des fois, des gens se retournent. Les gens sont tous assis en se tournant le dos, et les interprètes leur tournent autour et se déplacent. Dans une dernière partie, les choristes viennent chercher le public en leur tendant la main, en leur disant : « Est-ce que je peux prendre votre place ? » Ce qui est vraiment la grande question de l’étranger, c’est que chacun croit qu’il est à sa place, et que chacun espère qu’il est à sa place, et que l’autre soit à sa place. Chacun doit être à sa place. C’est la grande leçon du Ministère de l’Intérieur en ce moment. Seulement c’est quoi cette place ? C’est la place qui est assignée, que l’on vous assigne, qui semblerait être évidente et dont beaucoup d’entre nous avons souffert. Nos parents nous ont assigné à une place. Déjà, quand on est une femme, on est touché. Les femmes ont été assignées à une place. Simone de Beauvoir dit : « On ne naît pas femme, on le devient ». Moi j’ai été assigné à être un homme. Et puis j’ai été assigné à… Enfin, on est tous assignés à un certain nombre de choses, et ça n’est pas toujours facile. Il y en a qui sont mauvais en classe, il y en a qui sont bons… Donc les interprètes interpellaient le public. On prend le public et on le lève, on le met autour, et on s’installe tous au centre. Les interprètes ne se voient plus. Ils n’ont plus de chefs. Ils font une séquence qui durait 10 minutes sans chef, qui est une grande trame qui évolue très lentement avec des repères sonores subtils envoyés par la violoniste, qui quand elle change de note, déclenche des changements de notes chez le violoncelle qui est derrière, le trombone, la trompette. Les interprètes qui sont à côté de ces instruments, ont des repères pour évoluer dans la trame. Et donc on voit une trame de gens qui s’entendent entre eux sans se voir, et, on peut imaginer, sans se connaître, parce que chacun est dans son univers, et qui s’entendent entre eux. Le public est autour et voit cette espèce de corps social en train d’avancer dans cette trame savante, sans direction, simplement avec une écoute interne. Voilà une traduction scénographique d’un projet politique. Une façon d’avoir envie de traiter d’un sujet, mais de le traiter de façon artistique et de mettre une scénographie au service d’un projet artistique. C’était pour vous parler de ce dernier thème.

Pour se quitter, on peut écouter quelque chose de drôle. Un concert de savants ! Je m’ex- cuse, je suis très jeune sur le film, c’était il y a très longtemps ! C’est pas très agréable à regarder ! J’avais imaginé faire un concert de savants devant le Cité des Sciences. J’avais rassemblé 200 savants et je leur ai demandé de nous parler de leurs sons. J’étais allé visiter l’Institut Pasteur, un accélérateur de particules, dans plusieurs laboratoires au CNRS pour écouter les sons de la physique de la chimie, même des mathématiques, de la linguis- tique aussi ! Et puis j’ai essayé de transposer ça dans la voix. Tout est entièrement vocal. Mais ce sont les sons de leur travail. Ils sont tous habillés en savants. Evidemment il y en a des faux hein ! Vous reconnaîtrez d’ailleurs le Professeur Tournesol !

[Film du concert de Savants. Fête de la musique 1987.]

Je fais un commentaire par rapport à ce qu’on voit, pour que vous arriviez à entendre les choses. Dans la partition, il y a cette espèce de chœur à deux voix, et un moment donné, en annexe, je fais un dessin d’un petit marteau, d’un petit étau, et de celui de quelqu’un qui est au bord d’un précipice. Je bats la mesure. Les interprètes ne savant pas quand je vais utiliser ces dessins. A un moment donné, tout en continuant à diriger, je vais donner un petit coup de marteau, avec l’autre main. Et d’un coup, les interprètes sont obligés de ressentir le coup de marteau pendant qu’ils chantent. Ça fait un accent dans la musique. J’ai trouvé cette astuce. A un autre moment, je serre un étau, et ça fait cet effet : ça serre et ça se relâche. Et puis à un moment donné, on saute dans le précipice. Alors on va réécouter et vous allez repérer ces endroits.

Merci je ne résiste pas à l’envie de laisser un peu de musique pour le départ. C’est un des enfants qu’on n’a pas encore entendu. Ce n’est pas pour rester, c’est pour partir ! Vous pouvez rester si vous voulez, moi je suis bien là !

74 LUNDI 12 DANSE CONTEMPORAINE, L’ÉCRITURE À L’ŒUVRE NOVEMBRE proposé par l’Adiam 83 2007 L’ŒUVRE DE ANNE TERESA DE KEERSMAKER par Philippe Guisgand

“DÉROUTES” DE MATHILDE MONNIER par Gérard Mayen

Danse contemporaine, l’écriture à l’œuvre Amélie Glisson Philippe Guisgand est Maître de Conférence à l’UFR Art et Culture de Lille III. Il est aussi responsable pédagogique de la Licence Danse du département de Musique et de Danse. Il est chercheur et spécialiste de l’œuvre d’Anne Teresa de Keersmaeker, dont il va nous parler ce matin. Nous sommes avec lui jusqu’à 12h30. Cet après-midi, nous reprenons à 14 heures, avec Gérard Mayen, qui est journaliste et critique de danse, qui nous parlera de la pièce « Déroutes », de Mathilde Monnier. Enfin, à 16 heures, nous retrouverons Herman Diephuis, chorégraphe, qui vous proposera un travail autour de sa pièce « D’après J.C », qui est présentée ce soir. Les conférences sont mêlées, entrecoupées de projections vidéo. On fera alors le noir dans la salle. N’hésitez pas à intervenir, à poser des questions, peut-être plus à la fin de l’intervention. Dans le hall, vous avez vu la présence du Centre National de la Danse, le département des métiers, qui est là pour renseigner, informer sur les filières, les professions, les métiers, la vie pratique du danseur et des professionnels de la danse. Certains d’entre vous ont des rendez-vous personnalisés avec les deux personnes qui sont là, mais n’hésitez pas à les solliciter en cas de besoin. Bonne journée et à tout à l’heure.

Philippe Guisgand Bonjour. En préparant cette journée, la question s’est posée de comparer deux écritures, à travers deux pièces. En comparant une pièce de Mathilde Monnier et une pièce d’Anne Teresa de Keersmaeker. Evidemment, chaque pièce peut s’offrir et s’offre comme un petit univers en soi, que chacun peut décoder, interpréter à sa manière. Pour ce qui me concer- nait, je trouvais plus intéressant de vous faire profiter de l’expérience que je continue de vivre depuis 5 ans aux cotés d’Anne Teresa de Keersmaeker et de la Compagnie Rosas, installée à Bruxelles. Je voulais vous faire profiter d’une étude dans laquelle j’ai pu travailler sur les archives, sur des captations, parce que Rosas est une assez grosse machine, très bien organisée. Je choisis de vous faire partager ma réflexion plutôt sur les éléments du style et ce qui constitue la manière dont on peut dire qu’il y a présence d’un auteur dans son œuvre, non pas à travers la succession des pièces, mais à travers ce qui pourrait être une sorte de fil tendu, au travers de toutes ses pièces. Ce que vais essayer de vous proposer ce matin, contrairement à Gérard qui sera lui, plus centré sur une pièce, c’est une espèce de survol de l’œuvre d’Anne Teresa de Keersmaeker, qui comprend une vingtaine d’œuvres, depuis 25 ans. Je vais tenter de montrer qu’un style n’est pas quelque chose qui advient comme une espèce d’épanouissement logique et implacable, mais que ça impose aussi beaucoup d’examens de détails, de retours en arrière, de liaisons entre les pièces, qui font qu’on arrive à trouver une certaine originalité, une certaine spécificité à un artiste.

Gérard Mayen Bonjour à tous. Lorsque j’ai été contacté pour cette journée, par Amélie Glisson, elle m’a proposé de travailler sur la composition. La composition en danse, qu’est-ce que c’est ? De nombreuses questions arrivent à partir de ce mot. Des questions fondamentales sur ce qui distingue la composition en danse de ce qu’on appelle la chorégraphie. C’est la première question qu’on pourrait traiter. Donc, embarras habituel, embarras méthodolo- gique. Dans ces cas là, on va au Petit Robert. On regarde « composition », « composer » : com, du latin qui veut dire avec, et poser. Composer : former par l’assemblage la combi- naison des parties. Puis le dictionnaire renvoie à des choses qui nous concernent plus : faire produire une œuvre, et il renvoie à des analogies : bâtir, créer, écrire, produire. Une

75 Danse contemporaine, l’écriture à l’œuvre, proposé par l’Adiam 83

des bonnes attitudes dans ces cas là, c’est d’aller chercher dans l’opposé, le contraire. On va clarifier une notion parce qu’on va s’intéresser à ce qui pourrait s’y opposer. En l’occurrence, j’avais beaucoup travaillé sur la pièce « Déroutes », de Mathilde Monnier, qui pourrait, d’une certaine manière, être vraiment très distincte de l’écriture d’Anne Teresa de Keersmaeker. Je ne veux pas empiéter sur le terrain de Philippe Guisgand, mais c’est quand même une écriture extrêmement lisible, structurée, très déroulée, figurale etc., alors que vous verrez, « Déroutes », et son titre peut déjà le lais- ser pressentir, peut paraître déroutante, avec quelque chose d’abyssal, d’insaisissable, quelque chose difficile d’abord. En écrivant sur cette pièce, j’ai traversé la notion de dispositif. On retourne au Petit Robert : « dis », élément du latin indiquant la séparation, la différence, le défaut. On était tout à l’heure dans le fait d’être avec, là on serait dans le fait de cultiver la séparation, la différence et le défaut. Mais, dispositif : manière dont sont disposées les pièces, les orga- nes d’un appareil. On s’intéresse là au mécanisme lui-même. On s‘approche beaucoup plus. Il ne s’agit pas de séparation ou de défaut, mais au mécanisme lui-même. Quel est ce mécanisme, qu’est-ce qu’il produit ? A quoi ressemble ce qu’il fait ? Comment il va permettre des choses, permettre de produire des effets ? Comment est-il lui-même orga- nisé et pensé ?. On va s’intéresser avant tout à ça. Disposer, là, c’est disposer comme arranger, mettre dans un certain ordre. Je passe la parole à Philippe Guisgand. Quand on est sur des questions de danse, on essaie d’avancer, un des réflexes, c’est de chercher dans la collection de Nouvelles de Danse. C’est une revue Belge, pas au sens de magasine dans les kiosques, mais de com- pilation de textes de référence, d’entretiens approfondis, qui sort deux fois par an sur des grands thèmes. Evidemment, miracle, on a une Nouvelles de Danse sur la composition. Je vais juste vous lire une phrase de l’introduction, écrite par la rédactrice en chef, Patricia Kuypers, qui est elle-même pratiquante de la danse, ainsi que théoricienne. Elle pose la question de la composition d’emblée en tension, avec une contradiction. Elle écrit : « Le sentiment d’une obligation à combattre sans cesse la composition en même temps qu’on l’élabore, une obligation de penser l’irruption du sauvage, de l’indompta- ble, de l’informel et du chaotique, au sein d’un schéma précis, forme la base de la dia- lectique de la composition chorégraphique tendue entre ces deux pôles ». Vous avez bien saisi : d’un côté cette élaboration d’un ordre, d’une mise en ordre, et de l’autre, l’irrup- tion de l’informel etc. Je pense qu’on va garder en tête cette proposition et se demander si la composition serait comme un jeu de Lego, où on aurait des éléments bruts posés là et qu’il s’agirait d’arranger pour construire quelque chose. En fait, c’est l’acte de composer lui-même qui produit ces éléments. Je ne sais pas si vous me suivez. On n’a pas des pièces de Lego qu’on va arranger, pour produire quelque chose. Le fait même de se mettre à produire, produit ses propres composants. C’est beaucoup plus « en boucle », avec des renvois. Je vais terminer sur une autre citation. Quand on se pose des questions en danse, en tout cas, dans ma génération, où la recherche en danse était moins développée qu’au- jourd’hui, on va chercher dans Laurence Louppe. C’est une chercheuse, une théoricienne, qui réfléchit sur l’esthétique de la danse, et qui a écrit de multiples articles de recher- che. Elle a rédigé un article pour ce numéro sur la composition. J’ai retenu une phrase. C’est un certain langage, qui est magnifique, que je défends totalement, mais qui n’est pas basique : « Un des éléments fondamentaux de la trans-poétique moderne consiste en l’approche globale de l’acte compositionnel, qui efface la hiérarchie entre les parties et le tout ». Quand on ne réfléchit pas beaucoup, on pourrait se dire que les parties sont des choses mineures, et que le tout est majeur. Les parties sont dans une position infé- rieure par rapport au tout. Elle vient nous rappeler que dans une optique moderne, on va effacer cette hiérarchie. On va s’intéresser autant aux parties, et leur donner autant de portée poétique et d’articulation générale qu’au tout. Elle va nous inviter « à vivre le compositionnel non comme une démarche arrêtée, mais comme une interrogation sans fin ». Voilà. C’est ce que j’essaierais de conduire autour de cette pièce cet après-midi. L’un des interprètes est à mes cotés.

Herman Diephuis Je voulais rajouter, par rapport à comment j’étais présenté, à part d’être là pour présen- ter un spectacle « D’après J.C », et d’animer un atelier, enfin, une tentative, autour de ce spectacle, je suis là aussi en tant que témoin parce que j’ai été un des interprètes de « Déroutes » de Mathilde Monnier. Je suis là pour être vigilant par rapport à ce que va

76 L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand dire Gérard Mayen. Je pense que ça peut être intéressant d’avoir le regard de Gérard Mayen sur ce spectacle, en écho à mon vécu de l’intérieur, qui peut-être n’aura rien à voir avec son regard. Je n’ai pas préparé un discours, mais je serais plutôt là pour intervenir sur ce que Gérard va dire, et peut-être démystifier ! J’attendais une réaction de Gérard… ! C’est passé comme une lettre à la poste, donc j’ai le droit ! Par contre, par rapport à l’œuvre d’Anne Teresa de Keersmaeker, à part qu’elle est flamande et que je suis hollandais, je n’interviendrais pas parce que je ne me permettrais pas. « D’après J.C », est un spectacle qui a été fait à partir des tableaux religieux de la Renaissance Italienne, Française, Flamande, Allemande. Dans le petit atelier que je vais faire, je voudrais tenter, pour faire un lien entre cette journée de parole et le spectacle ce soir, de travailler avec ceux qui voudraient participer, autour d’un tableau, une descente de croix, qui est une composition, un tableau de groupe autour du corps du Christ. C’est court, mais on verra. C’est en lien avec ce qu’on a travaillé hier soir avec un groupe de figurants de Toulon qui vont être présents ce soir dans le spectacle. J’ai voulu chercher une logique dans la journée.

L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker Philippe Guisgand

Juste un très rapide sondage avant de commencer, pour savoir s’il faut développer des choses qui pour moi tombent sous le sens : qui n’a jamais vu ou ne connaît absolument pas Anne Teresa de Keersmaeker ? D’accord. Les autres, vous avez vu une pièce ou plus ? Je vais donc passer par une légère mise au point biographique. Le premier réflexe quand on est face à une œuvre c’est de tenter de se rassurer avec le goût des autres. Que dit la presse de Keersmaeker ? A peu près tout et son contraire. Les meilleurs articles en général réussissent juste à mettre en évidence des contradictions, et la difficulté qu’il y a à appréhender cette œuvre. « On la dit formaliste, parce que sa gestuelle archi-codée confère à un certain académisme. On la qualifie de minimaliste. On la considère volontiers comme une baroque parce que sa gestuelle évoque implicitement la danse française de style Renaissance. Les romantiques traitent Keersmaeker de cartésienne intégriste parce sa chorégraphie peut se révéler rationnelle jusqu’à l’extrême. Les perfectionnistes la vénèrent parce qu’elle se situe constamment à la recherche de l’émotion brute, et qu’elle exècre le geste superficiel et le mouvement gratuit. Les théâtreux l’aiment parce qu’elle entretient avec les textes des grands auteurs un rapport assidu et respectueux. Les mélomanes l’adorent parce que la musique se veut sa source d’inspiration constante et qu’elle le lui rend au centuple ». Voilà ce qu’écrivait Valérie Lehmann en 1994. Vous voyez, c’est un peu confus comme réception pour une artiste. Les réponses que je vais essayer d’apporter aujourd’hui, ne sont qu’une interprétation, j’insiste, et non pas une vision autorisée, même si Anne Teresa, avec qui je travaillais encore la semaine dernière, continue à me dire bonjour après avoir lu mon travail sur elle, ce qui, connais- sant son caractère, est déjà plutôt bon signe ! Quelques éléments biographiques pour ceux qui ne la connaissent pas du tout. Elle a 47 ans. Elle est flamande et bruxelloise. Pour vous, ça ne veut peut-être pas dire grand chose, mais pour moi qui suis frontalier, c’est déjà tout un univers. Cursus de danse clas- sique comme toutes les petites filles de son époque. Elle hésite longtemps entre la danse et le théâtre. Ce qui va la décider pour la danse, alors que sa sœur, par exemple, va s’engager dans le théâtre, c’est qu’elle réussit son entrée à MUDRA, qui était l’Ecole de danse créée par Maurice Béjart à l’époque où il était en résidence à La Monnaie à Bruxelles. A MUDRA, elle va croiser Thierry et Michèle-Anne de Mey, Fumiyo Ikeda, qui va être une de ses danseuses tout au long de son parcours et encore aujourd’hui, et surtout Fernand Schirren, qui aura sur elle une très grande influence. En 1981, elle quitte Bruxelles et part compléter sa formation en s’inscrivant dans un département de danse dans une université de New York. Elle va y demeurer un an et approche d’assez près la danse post moderne américaine. De retour à Bruxelles un an plus tard, elle va créer « Fase, quatre mouvements sur une musique de Steve Reich », une série de trois duo et d’un solo avec Michèle-Anne de Mey. Ce spectacle est un jalon incontournable dans l’histoire des arts scéniques en Belgique. Il joue sur simplement quelques phrases

77 L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand

corporelles répétées indéfiniment, déclinées, interprétées avec des intensités de nuances assez variées. Il a été reçu en Belgique véritablement comme une provocation, entraînant des réactions très enthousiastes, mais aussi vraiment des réactions de haine. La pièce annonce peut-être plus discrètement la composition complexe qui sera développée, notamment dans la pièce suivante, qui s’appelle « Rosas danst rosas » et un statut de l’interprétation qui différencie peut-être Anne Teresa de Keersmaeker de la froideur et de la distance qui peut apparaître parfois chez les post-modernes américains de cette même époque. Après le succès de « Fase », elle crée sa compagnie qu’elle appelle Rosas en 1983, où elle élabore « Rosas danst rosas », qui est un immense suc- cès. En trois ans, elle va s’imposer comme une espèce de figure du proue de la nouvelle danse en Belgique. Son répertoire va s’enrichir en 1984, d’une nouvelle création appelée « Elena’s aria ». Peu de gens l’ont vue car elle a été jouée 20 ou 25 fois. Par contre, on connaît mieux le documentaire de Marie André qui s’appelle « Répétitions », un film qui suit le travail de création, jusqu’à la veille de la première. C’est un film de danse sans danse, dans lequel on voit plutôt les questionnements entre la chorégraphe et ses inter- prètes. Il révèle une question centrale : Est-ce qu’il faut continuer dans une manière qui a contribué au succès foudroyant de cette chorégraphe ou bien chercher d’autres voies artistiques ? C’est de toute évidence la deuxième solution qui sera choisie. Je vais proposer qu’on jette un premier regard sur le style, et de temps en temps, je vais avancer comme ça comme deux fils entrecroisés sur le plan biographique, ce qui vous permettra de garder des repères. Comme je l’ai dit en introduction, pour comprendre comment est structurée cette œuvre, il faut sans arrêt revenir en avant, en arrière. C’est un voyage assez particulier.

Cette journée est placée sous le terme de l’écri- ture, qui présente pour moi une analogie avec la Une grammaire de la danse. langue et convoque aussi les termes de syntaxe et de grammaire. Une grammaire de la danse, ça pourrait comprendre dans un premier temps une morphologie, c’est à dire une étude des formes et des structures, c’est à dire, ce qu’on pourrait danser « à la manière de » Keersmaeker. Incontestablement, il y a eu une évolution. Entre une phrase issue de « Rosas danst rosas », qui serait (il montre la phrase dansée), 1982, et une phrase de « Rain », en 2000 qui serait (il montre la phrase dansée), vous voyez que ce n’est pas du tout le même travail formel. Dans un second temps, cette grammaire pourrait inclure une syntaxe, c’est à dire un agen- cement de formes au sein de ces phrases corporelles. C’est ce que de Keersmaeker appelle des phrases de base. Basic phrase. Ce concept de phrases corporelles est absolument central dans son processus artistique et conditionne, d’une certaine manière, toute son esthétique. Alors, qu’est-ce que c’est qu’une phrase de base ? C’est une séquence de mouvements qui est conçue comme un germe, comme une cellule originelle et qui se déploie dans l’œuvre toute entière, en compositions savantes, comme si on avait une graine qui se développait de plus en plus. Pour reprendre la phrase que je vous ai montrée, (il montre la phrase), la phrase de base de « Rosas danst rosas » est construite sur une base rythmique assez complexe, qui est une addition d’une mesure à huit temps, plus sept temps, plus six temps, plus cinq temps, plus quatre, plus trois, plus deux, plus un. Celle que j’ai montrée, si je la découpe rythmiquement, ça va donner : « 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 1, 2, 3, 4, 5, 1, 2, 3, 4, 1, 2, 3,1, 2, 1 », et ça repart à 8. Ça, c’est la phrase de base. Et là dedans, il y a des moments où on va incruster quelque chose pour faire une variation, par exemple, je vais changer la mesure de 7. Et ça va donner : « 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 », et je retombe sur mon 6, mon 5, mon 4, mon 3, mon 2, mon 1. Je peux ensuite changer le 6 et le 5 par exemple. Donc je retrouve le 8, le 7, et là, je vais changer, et je retombe sur le 4, le 3, le 2, le 1. A partir de cette phrase, qui est une phrase relativement simple, je vais développer, varier, accumuler, qui sont aussi les principes de construction chorégraphique de toute la post- modern danse. Si vous regardez le travail de Trisha Brown, de Lucinda Childs, on retrouve ces principes là : déclinaison, répétition, déformation. Mais je pense que l’analogie avec la linguistique finalement, l’idée que la danse serait un langage au sens premier du terme, évidemment s’arrête là, parce que les formes dansées sont souvent des formes abstraites, et n’ont pas vocation à devenir des langues. Mais le terme d’écriture du mouvement se manifeste aussi à travers des figures de composition. L’ensemble de ces procédures finit par révéler un style, c’est à dire, ce que j’appelais tout à l’heure, ce qui assimile l’œuvre à son créateur, ou finalement, la

78 L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand

présence de l’auteur dans une œuvre. C’est dans ses Une danse des bras. premières pièces, que s’impose, chez Keersmaeker, avant tout une danse du haut du corps. Alors, c’est d’abord, même si ce n’est pas forcé- ment évident à voir, une danse des bras notamment. On peut l’apercevoir en regardant un extrait de « Fase », qui est sa première pièce.

[Extrait vidéo de Fase, et Rosas danst rosas]

Vous voyez que là, ce sont les bras qui entretiennent la figure majeure de la pièce qui est la rotation, mais dans « Rosas danst rosas » dont je vous ai présenté un court extrait, là aussi ce sont les bras qui permettent de faire avancer cette danse. « Rosas danst rosas » est construit de manière très particulière, puisque la pièce est divisée en trois morceaux, une partie couchée, une partie assise et une partie debout. Je vous montrerais tout à l’heure un extrait de la partie assise, et vous verrez que là aussi ce sont les bras et le buste qui colorent le mouvement, qui lui donnent son émotion, beaucoup plus qu’une danse de jambes. On va retrouver, dans les pièces ultérieures, jusqu’à « Drumming », ou « Rain », dans les années 2000, cette priorité accordée aux bras, tant sur le plan graphi- que, dans les lignes tracées par le corps, que dans les variations d’intensité tonique, les énergies. Donc, il y a une volonté de mettre aussi en avant une espèce d’expansion du centre, du buste. C’est un travail qui utilise aussi une énergie qui est emmagasinée par le relâché des bras. Il y a tout un travail cinétique des bras qui permet d’enclencher cette danse. Deuxième caractéristique de ses premières œuvres, c’est l’influence, je l’ai déjà évoqué, du minimalisme. Anne Teresa de Keersmaeker émerge au moment où deux post modernismes finalement, se font face : d’un côté celui des minimalistes aux Etats-Unis, et de l’autre côté, celui des trois chorégraphes qu’on appelle les trois cousines, en Allemagne, c’est à dire Pina Bausch, et dans une moindre part, Susanne Linke, et Reinhild Hoffmann. Venant des minimalistes, on retrouve des principes de variation, d’accumulation, par exemple dans « Rosas danst rosas ». Je vais vous en montrer un exemple dans la dernière partie, et vous allez voir que, à partir d’une base qui est toujours une base, un patron de mouvement identique, la fin étant toujours la même, il y a une variation sur des postures qui est directement influencée par cette manière de composer. C’est le film qui est de 1997, la pièce est de 1984.

[Extrait de Rosas danst rosas]

Là, vous voyez un unisson, où le geste se regroupe comme ça, dans une attitude jambe pliée, et finalement on voit l’espèce d’arrimage du collectif avant qu’on ait à la fois un travail sur le contre point au niveau de l’écriture et de la répartition du mouvement sur les interprètes. C’est aussi le moment où vont se faire les variations individuelles sur les postures et le travail du haut du corps. Finalement, ce qui va écarter, de manière relativement sensible, le travail esthétique de Keersmaeker de l’esthétique minimaliste américaine, c’est précisément que Keersmaeker cherche à épuiser la forme, et en même temps à épuiser, à faire presque changer d’état ses interprètes. A travers le renouvelle- ment du même, il y a aussi un processus de dévoilement, de l’énergie que coûte le mouvement. On le voit par exemple, dans ce travail qui est relativement physique, alors que l’impression que peut donner le travail de Lucinda Childs est plutôt un état relative- ment étal, relativement calme, où on a l’impression que les danseurs pourraient danser presque infiniment. Ce n’est pas du tout le cas dans « Fase », ou « Rosas danst rosas ». Quand les danseurs viennent saluer, ils sont épuisés et cet épuisement se voit. Il se laisse approcher, mais absolument pas masquer. Il fait partie de la danse. Par conséquent, son travail de cette époque là est bien loin de l’exercice de style. C’est à dire qu’en même temps qu’elle est arrimée à ses fondements d’écriture, elle cherche aussi autre chose et s’affirme dans un troisième trait, qui serait une théâtralité particulière. Dès ses premières pièces, est annoncée une envie d’explorer une théâtralité qui, à cette époque là est assez peu courante, et d’en faire l’un des éléments essentiels de la compo- sition de ses spectacles. Dans « Elena’s aria », les postures qui sont prises, (c’est la troi- sième pièce, créée en 1985), par ces 5 femmes, en tenues de cocktail, très élégantes sur leurs talons aiguilles, sont déjà un peu dérangeantes. On les voit à quatre pattes, affa- lées, en déséquilibre sur les talons. On pense, à ce moment là, que Keersmaeker ne

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regarde pas seulement du côté de l’Amérique, mais qu’elle jette aussi un autre coup d’œil en direction de Pina Bausch notamment. Mais jamais dans sa danse n’émerge ce qu’on pourrait appeler de personnages. C’est à dire que chez elle, la croyance, la confiance en une expressivité du mouvement lui-même, est assez tenace, et fait qu’elle n’a pas besoin d’aller jusqu’à une incarnation de ce qu’on appellerait, au théâtre, des personnages. Elle dit d’ailleurs : « Je ne commence jamais à travailler sur une production en disant : là, c’est avec telle émotion que je veux travailler. Les choses se produisent de façon artisanale et d’une manière physique. J’aime tel mouvement, et ce mouvement définit ce que je veux dire exactement ». Cette conception interprétative assez originale à cette époque là, impose l’idée que la moindre différence d’interprétation du mouvement, dans la mesure où elle est dans un registre qui est quand même relativement répétitif, est lourde de sens dans la percep- tion, par le spectateur, des états de danse qui sont sur scène. De ce point de vue, la révélation de l’intimité des danseuses, dans « Rosas danst rosas », par exemple, est tout à fait caractéristique. Malgré le carcan de la composition, « Rosas danst rosas » est une pièce pour un quatuor de femmes qui restent en scène pendant plus de deux heures, avec une structure et une charge de mémoire absolument exceptionnelle, puisqu’on est toujours sur les même phrases, mais déclinées avec une infinité de détails, sur une musique où on a très peu de repères si elle n’est pas comptée. C’est parfaitement révélateur de cette manière de dévoiler des états, à cette époque là. Du coup, on n’a jamais de recréation d’une sorte d’état artificiel. On a une espèce de corps, qui est à la fois la forme et à la fois une transparence, qui laisse advenir la personne qu’est le danseur, et pas simplement, comme on le disait tout à l’heure, quelqu’un qui serait un interprète au service d’une vision chorégraphique. Ce qui fait que ce qui se voit très sou- vent, aujourd’hui ça paraît normal parce qu’il y a une forme de naturel qui s’est installé sur les plateaux, et qui fait que c’est devenu peut-être plus banal, mais pas du tout à l’épo- que, c’est l’idée de connivence qu’on voit entre les danseurs sur le plateau, d’entraide, d’incitations solidaires, qui sont très fréquentes. Fumiyo Ikeda, que vous voyez là au premier plan, la petite danseuse japonaise de la compagnie Rosas, me disait : « Il y a encore des gens 25 ans après qui me demandent pourquoi à ce moment là je suis sortie du plateau boire un verre, ou qu’est-ce que ça veut dire, quand je parle à untel. Ça ne veut rien dire, si je bois c’est parce que j’ai soif, et si je lui parle, c’est parce que j’ai quelque chose à lui dire, qu’il s’est trompé de 10 centimètres, ou qu’il m’a marché sur le pied ». Il y a une forme de naturel, qu’on retrouve aussi dans une forme de théâtre flamand, qui a peut-être un peu fait école, qui est au départ, relativement spécifique à cette compagnie. Donc, d’une certaine manière, la chorégraphe laisse exister un jeu. Un jeu comme on dit d’un mécanisme, d’une serrure par exemple, qu’elle a du jeu. Il y a un espace dans lequel peuvent s’engouffrer des qualités interprétatives individuelles. Keersmaeker le définit ainsi : « C’est une espèce de degré 0 qu’on prend comme point de départ en étant soi-même. La plus belle chose qu’on peut donner, c’est nous-mêmes dans toute notre force, notre fragilité. Le point premier, c’est d’être là, ici et maintenant. Dans le même temps, you have to stay with the point. Il faut rester sur la tâche. Voilà, il n’y a pas de tra- vail stratégique là dessus, il y a ce qui est rigoureux et stratégiquement construit, et ce qui se décide dans une certaine liberté, au moment même ». Ça, c’est déjà plus contradictoire, comme le disait Gérard Mayen tout à l’heure, dans une œuvre qui a une espèce de construction « au cordeau » en permanence, extrêmement claire, extrêmement rigoureuse, à travers cette liberté laissée dans l’interprétation, quelque chose qui est Chez la chorégraphe, une richesse tout à fait intéressante. Chez la choré- graphe, le sens ne se situe jamais en embuscade der- le sens est vraiment rière le mouvement comme s’il était constitué de thè- mes qui auraient été identifiés à l’avance comme fai- toujours en instance sant partie du projet. Il est vraiment toujours en ins- tance et inhérent à la matière corporelle. et inhérent à la Je continue à dérouler un peu le fil biographique. En matière corporelle. 1984, Keersmaeker et Rosas vont créer « Bartók/Aantekeningen », qui voudrait dire « Bartók annoté », ou « des notes sur Bartók ». Elle s’essaie aussi à la mise en scène d’une trilogie de Heiner Muller, un travail qu’une grande partie de la critique va juger assez hermétique. En 1987, elle présente

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« Mikrokosmos », et insère dans cette présentation, un moment purement instrumental. Entre deux chorégraphies, un duo et un quatuor de femmes, qu’on voit ici, le travail sur « Mikrokosmos » reprend une partie du travail dans « Bartók/Aantekeningen », le quatuor numéro 4 de Bartók, et marque déjà un hommage appuyé à ce qui va être sa principale source d’inspiration, la musique. Entre les deux se trouve l’interprétation d’une pièce pour deux pianos de Ligeti. En 1988, la compagnie présente « Ottone Ottone », qui est la pre- mière production de Keersmaeker pour un grand plateau chorégraphique, où il y a huit fem- mes et huit hommes et qui se confrontent au « Couronnement de Poppée » de Monteverdi. Puis, ça va être le retour à un travail plus intime, où elle se retrouve avec sa petite com- pagnie de 5 femmes, pour un travail qui s’appelle « Stella ». Dans ce spectacle, qui est presque autant théâtral que chorégraphique, Anne Teresa de Keersmaeker renoue avec sa manière de travailler à partir des textes. On va voir que cette hésitation initiale entre la danse et le théâtre, fait qu’elle va aussi accorder beaucoup d’importance au texte. Texte qui peut être important au moment du processus de création, mais qui ne se retrouve pas forcément comme un élément de la composition, comme un élément scénique, ou comme élément principal dans les créations elles-mêmes. En 1990, c’est « Achterland », qui dévoile une danse au sol assez fulgurante. On y revien- dra, je vous en présenterai un extrait un peu plus tard. Puis, c’est une autre pièce qui s’appelle « ERTS », qui est un projet assez ambitieux, qui mêle la danse, la musique, des enregistrements de voix, une projection vidéo, des textes de Tennessee Williams, le tout relayé par des moniteurs vidéo disséminés un peu partout sur la scène. Il faut avouer que cette pièce qui est un peu brouillonne, et qui va être présentée un peu trop tôt, recèle quand même un joyau particulier, qui est le travail qu’elle fait sur la Grande Fugue de Beethoven, dont je vais vous présenter un petit extrait.

[Extrait de « ERTS »]

Cette posture, par exemple, est tout droit tirée de « Rosas danst rosas ». Vous voyez déjà l’idée que des éléments chorégraphiques circulent d’une pièce à l’autre, en l’occurrence, ces deux là sont quand même séparés de 6 ou 7 ans. De même, cette pièce dans la pièce, la Grande Fugue, est le noyau de la pièce « ERTS », mais va être reprise dans d’autres productions, pour devenir aussi, dans les soirées de répertoire par exemple, une pièce récurrente. C’est un des grands moments de la compagnie, je vais vous expliquer pourquoi. Là, on est dans un moment de repos relatif. Je vais un peu plus loin pour vous montrer une autre dynamique. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, c’est bien une pièce pour huit interprètes, mais ce n’est pas une pièce pour huit garçons, même si le costume est identique chez les garçons ou chez les filles, ça peut paraître parfois ambigu. C’est une pièce véritablement unisexe. Toutes les combinaisons de distributions ont été faites dans cette pièce : des garçons et de filles, que des garçons, que des filles. Comme elle est jouée et continue d’être présentée très souvent, toutes les distributions sont possibles. Le matériau corporel particulier de cette pièce est assez sobre, et la phrase de base est construite autour d’une triple redondance, une espèce de retour permanent qui est le tour en dedans, classique ou en attitude, un déséquilibre suspendu et un saut. Cette cellule gestuelle initiale est exécutée à l’envie, enfin, à de très nombreuses reprises. C’est peut-être dans ce spectacle, que le terme de phrase de base trouve sa pleine signification. D’une certaine manière, à ce moment là, c’est à dire que Keersmaeker, quand elle présente la grande Fugue, a déjà presque 10 ans de chorégra- phie derrière elle, cette petite pièce dans la pièce résonne déjà un peu comme un condensé de son style. En même temps, c’est aussi, je trouve, un archétype de la danse contemporaine de l’époque, avec l’utilisation de ce que Trisha Brown appelait « un corps démocratique », c’est à dire où toutes les parties du corps, sans préséance entre elles, peuvent prendre les fonctions d’appui, de trace, de rythme. En même temps, il y a une chose assez étonnante, c’est que la complexité de l’œuvre de Beethoven elle-même est tout d’un coup rendue beaucoup plus lisible, y compris si elle est complexe, par la composition spatiale de Keersmaeker. De ce point de vue là, je trouve qu’il y a quelque chose qui Cette relation musique-mouvement. renvoie à une concep- tion qui était une conception Balanchinienne. Balanchine disait : « Ma relation avec mon travail, c’est : la danse révèle la musique, écoutez ma danse et regardez ma musique ». Et chez Keersmaeker

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à ce moment là, il y a peut-être un peu de cette relation musique-mouvement. Ce saut qu’on vient de voir, ou du moins, ces déclinaisons autour d’un saut, vient d’une manière dont Keersmaeker a cerné des registres moteurs spontanés qui étaient différents chez les hommes et chez les femmes. Ça peut paraître un peu contradictoire de dire ça quand on vous propose une pièce où apparemment, les rôles peuvent être indifféremment tenus par des hommes ou par des femmes. Mais elle dit, au moment de « ERTS » : « La femme bouge avec la pesanteur, l’homme bouge contre ». L’homme, pour elle, avec sa présence différente et sa motricité qui est quand même relativement inédite, elle n’a pas encore beaucoup travaillé avec des hommes, apparaît au départ dans « Mikrokosmos », c’est à dire dans la création précédente. Il semble bien qui la chorégraphe ait du mal à cerner la motricité de l’homme, si on en juge par la manière dont elle choisit, pour ce premier duo dans « Mikrokosmos », ses interprètes. Là, c’est Oliver Koch, mais au départ, à la création, c’était Jean-Luc Ducourt, ou Martin Kilvady, qui sont des danseurs très grands, et qui ont un air un peu dégingandé, parfois presque malhabile, notamment pour Jean-Luc Ducourt. Le saut apparaît avec l’arrivée des hommes dans la compagnie. Avant, dans les pièces précédentes, il n’y a vraiment aucun rapport avec cette ascension verticale. Un saut qui va devenir typique : c’est un cloche-pied. On ne le voit pas ici parce qu’il est un peu différent, c’est vraiment les premières images où on voit des suspensions. Un cloche- pied qui est réalisé sur une jambe tendue, et avec l’autre jambe qui est retirée au genou ou à la cheville. Il est souvent accompagné d’un port de bras en seconde qui l’équilibre et en même temps lui donne une composante esthétique horizontale. On peut même dire que ce saut, qui est fait des dizaines et des dizaines de fois dans la Grande Fugue, est véritablement emblématique de son style. Notamment dans cet ultime saut, qui vous voyez là, dans la Grande Fugue, c’est un saut sans retombée. Vous avez un saut à l’unis- son des huit danseurs, et qui est saisi dans un cut au noir. C’est à dire que vous ne voyez pas les danseurs retomber. Ils s’envolent presque définitivement. Ça fait un peu penser à Nijinski dans « Le Spectre de la Rose », il s’envole par la fenêtre, on ne voit pas la retombée du saut. Deuxième élément du style de cette époque, c’est le statut du sol, la manière dont Keersmaeker Le statut du sol. conçoit le rôle du sol, qui gagne en importance, et qui est toujours un dialogue, un travail dynamique entre le corps et le sol. Le sol est une aide. C’est une surface qui va contribuer à tisser des liens avec une danse qui devient une danse véritablement de dépense. Un peu comme celle, à la même époque que propose un Lloyd Newson, un Edouard Lock au Canada, ou un Wim Vandekeybus aussi en Flandre. Mais chez Keersmaeker, la descente n’est jamais suivie d’une immobilité, comme c’est le cas chez Edouard Lock, ou d’une déflagration, comme c’est le cas chez Vandekeybus. Au contraire, c’est toujours une accélération qui permet de relancer le corps et qui lui permet de s’éri- ger, pour mieux rebondir à nouveau. On retrouve ce rôle du sol dans « Stella », dans « Achterland », dont vous voyez en haut une photo, ou dans « ERTS ». La troisième caractéristique qui est finalement une des caractéristiques majeures, présente dans toute l’œuvre, c’est évidemment le rapport amoureux à la musique. C’est un vaste sujet, que je ne vais faire qu’évoquer ici, tout simplement parce que je ne suis pas musicien de formation. Pour y répondre, j’ai commencé à travailler avec Jean-Luc Plouvier, qui est le directeur artistique d’Ictus, avec lequel on va publier la semaine pro- chaine, dans une revue que vous connaissez peut-être, qui est la revue Repères, éditée par la Biennale du Val de Marne, qui sort un numéro précisément sur « Musique et danse ». Donc là, on a essayé de creuser un peu la question. Ce qui est sûr, c’est que Keersmaeker, et là il n’y a pas besoin d’être musicien pour le dire, est allée vers des formes de musi- que assez variées, et presque maintenant vers toutes les musiques. Elle a utilisé le Baroque, Purcell, Bach ; le Classique, avec Mozart, Beethoven ; la musique moderne, Berg, Schönberg, Webern, Bartók ; la musique contemporaine, Cage, Ligeti, Steve Reich, Thierry de Mey ; la musique d’opéra, Monteverdi ; la musique populaire, « Wants » est fait sur des chansons de Joan Baez ; le jazz, avec Miles Davis et John Coltrane ; ce qu’on appelle les musiques du monde, notamment les raga indiens, dans une pièce plus récente qui s’appelle « Desh », créée en 2005. Qu’est-ce que c’est que cette relation à la musique ? Il y a des indices. Les premiers sont qu’il y a de nombreux titres de Rosas qui reprennent le nom des compositeurs, ou des partitions. « Fase », c’est le raccourci, mais le titre global, c’est « Fase, quatre moments sur une musique de Steve Reich ». « Bartók annoté », « Woud, trois moments sur une

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musique de Berg, Weber, et Wagner ». Deuxième indice : la musique jouée live sur le plateau, avec les musiciens sur le plateau chaque fois que c’est possible. Troisième indice, l’occupation du plateau par les musiciens, qui vont jusqu’à danser eux-mêmes parfois. Là, c’est la photo d’une création « Just before », vous voyez les pianistes au fond, vous voyez tous les instruments d’Ictus, le travail que font les musiciens dans un second plan. Leur place n’est jamais la même, bien qu’elle soit toujours très définie dans les spectacles. Là ils sont devant, il y a une pièce où il y a une pente à 6 ou 7 %, beaucoup plus que la moyenne des théâtres à l’Italienne, qui tombe carrément dans le piano. Parfois ils sont un peu sur le côté comme dans « La Grande Fugue », comme on a vu tout à l’heure. Parfois aussi, comme dans « April Me », vous avez les danseurs et les musiciens qui se mêlent dans des parties chorégraphiques. Bon, ça c’est au rayon des indices. Au rayon des explications de ce postulat esthétique, j’en ai parlé tout à l’heure, il y a une rencontre déterminante, au moment où elle était jeune étudiante en danse, à MUDRA, avec Fernand Schirren. Anne Teresa de Keersmaeker n’a pratiquement jamais écrit, la seule chose qu’elle ait écrite, c’est lors de la publication par Nouvelles de Danse, du fac-similé du Traité de Rythme de Fernand Schirren où elle a écrit une petite préface, avec Maguy Marin qui était aussi étudiante à MUDRA à la même époque. Autre explication, une curiosité éclectique naturelle qui l’a amenée au devant de toutes les musiques. Elle a toujours justifié ses choix dans les interviews, les entretiens avec la presse, par une rencontre amoureuse avec une forme de musique, avec une certaine musique. Et puis, aussi, mais ça c’est peut-être un arrière-plan moins connu, elle a un entourage musical. Elle est musicienne, il y a les musiciens d’Ictus, mais aussi les gens qui l’entouraient quand elle était en résidence à la Monnaie, à l’Opéra de Bruxelles, qui a duré une quinzaine d’années. Un entourage musical très compétent et très incitateur. Les gens lui disaient « Tiens, Anne Teresa, tu devrais écouter, ça, compte tenu de ce que tu as déjà fait, ça pourrait être intéressant etc. ». Donc autant d’éléments qui ont fondé, au fil de sa carrière, l’image d’une chorégraphe musicienne, pour qui la musique consti- tue une donnée fondamentale et est organisatrice de son travail. Schirren disait : « Le bon chorégraphe est celui qui s’identifie et compose, tandis que le mauvais juxtapose ». Elle est un peu atypique dans la nouvelle danse des années 80, à un moment où, forcément, après les expériences de Cage et Cunningham, c’est à dire la possibilité d’avoir une cœxistence presque de hasard, entre la danse et la musique, rares étaient ceux qui avaient envie, dans la nouvelle danse, dans les années 80 en Belgique, en France, en Angleterre, d’utiliser la musique dans les rapports classiques qu’offrait déjà l’histoire de la danse. Souvent eux-mêmes n’étaient pas musiciens. Donc la confronta- tion avec les grands compositeurs a toujours mis son travail à l’épreuve d’une exigence, qui est tentée de construire une espèce d’enveloppement mutuel entre la danse et la musique, et d’en faire un seul individu esthétique, sans qu’un art singe l’autre, ou tente même de prendre l’ascendant sur l’autre. C’est cette forme d’intuition commune entre la danse et la musique, mais j’en reparlerais plus tard, qui fonde ce rapport, cette particularité de Keersmaeker, chorégraphe musicienne. Il y a aussi une périodisa- Une périodisation de la musique. tion de la musique. On peut distinguer trois gran- des périodes dans son travail, avec des relations musicales différentes. La première est courte : 1982-1985, où la partition est abordée comme une espèce de maître autoritaire à défier. C’est spécialement criant dans « Rosas danst rosas », à travers des constructions chiffrées, glaciales qu’avaient écrites Thierry de Mey, spécialement pour ce spectacle, où véritablement, c’est un casse-tête. C’est à dire que les danseuses rentrent dans la partition tête la première, et c’est un défi. Deuxième temps, de 1986 jusqu’au milieu des années 90, c’est le temps des grandes partitions de la tradition classique, romantique, avec Beethoven, jusqu’à Bartók, où la danse prend une sorte de distance avec le cérémo- nial de la grande musique, mais en épouse quand même les principes. Parmi ces princi- pes, on trouve le thématisme. Le matériel chorégraphique ne se déduit pas de qualités de mouvements que souhaiterait imprimer Anne Teresa de Keersmaeker ou les danseurs eux-mêmes qui participent évidemment beaucoup à la création du matériau, mais s’ins- pire des processus, de la notion de phrase de base, qui est ce point de départ, à partir duquel va se générer, sortir le reste du matériau. Deuxième caractéristique très musicale, la notion de polyphonie, notamment sur le modèle du canon. La même phrase chorégra- phique se diffracte dans des compositions de plus en plus complexes. C’est ce qui

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explique que parfois, ce qu’on appelle chez elle les "flower patterns", ce que vous voyez, les espèces de traits, comme ça, qui strient le praticable, le tapis de danse, ne sont pas seulement une manière de faire de jolis tapis, ce sont aussi des repères très importants de placement pour les danseurs. Ils sont dans une telle complexité de l’occupation de l’espace, que sans ces repères, ils peuvent être perdus. Je vous montrerais peut-être tout à l’heure, des choses. Ce qu’on voit là, ce n’est pas une ombre portée, c’est des gros points noirs, on voit des lignes continues, des lignes pointillées, qui occupent tout l’espace. On voit ça aussi dans « Rain ». Alors dans ce spectacle, c’est comme un gymnase en désordre, comme si on avait secoué tout un gymnase et que toute les lignes qui marquent les différents terrains se retrouvaient mélangés dans tous les sens. Je voulais vous dire encore quelque chose la-dessus. Par rapport à la notion de polypho- nies, elle a quand même une préférence pour un processus musical particulier, qui est le palindrome, la lecture inversée, que l’on voit dans « Rain », qui date de 2000. La lecture inversée, c’est (il montre des mouvements). Je prends un mouvement, une première séquence qui peut être simplement (il montre) et je l’inverse. Si je fais palindrome plus accumulation, je vais avoir une première cellule rétrograde, donc inversion, première cellule, deuxième cellule, rétrograde, et inversion, première cellule, deuxième cellule, troisième cellule, deuxième, première et j’ai l’inversion, etc. Donc on retrouve un mouvement qui s’enrichit finalement, non pas de choses qui viennent s’accumuler et qui viennent d’ailleurs, mais qui simplement sont nourries de la réflexion, de la manière dont on peut voir le mouvement, de son point de vue, de son sens, de son inversion, qui sont des processus d’écriture relativement classiques et anciens en musique. Enfin troisième temps de la périodisation, dont peut-être la pièce « Rain » constitue le moment magique, c’est celui où les ressorts formels de la construction de la partition ne sont plus regardés que d’assez loin. La danse s’impose finalement comme une sorte de contrepoint de ce qu’est la musique. On assiste plutôt à une prise de distance où un dialogue peut s’instaurer.

Le quatrième élément qui se met en place à cette époque là du point de vue de la composition, c’est le passage assez progressif de l’unisson, qui faisait la force de « Fase » et de « Rosas danst rosas », au contrepoint, qui va aller en se complexifiant au fur et à mesure des créations. Cette notion d’unisson disparaît progressivement à partir de « Stella » qui est la cinquième pièce, alors qu’elle avait initialement fascinée Keersmaeker, de « Fase », où on voit les deux danseuses véritablement dans le même mouvement, à « Mikrokosmos » dans le Quatuor n°4. La chorégraphe commence à s’en éloigner à partir de « ERTS ». On a vu tout à l’heure dans la Grande Fugue, qu’on était déjà dans l’incarnation de la musique de Beethoven, avec forcément, une occupation de l’espace qui renvoie à la manière sont est structurée en contrepoint, cette fugue. Alors Keersmaeker ne va pas lâcher ces trois grands registres initiaux dont on a parlé, et qui se sont imposés dès la première pièce, qui sont la répétition, l’accumulation, et la variation. Au fil des pièces, ces principes vont se multiplier, se complexifier, en s’inspirant des structures musicales, qui sont l’unisson, le contrepoint, l’alternance, le développement d’un motif, etc. Mais la déclinaison à partir d’une séquence restreinte va demeurer l’un des fondements de la composition et de la construction du vocabulaire, qui fait que la grande majorité des œuvres chorégraphiées d’Anne Teresa de Keersmaeker, créent un monde qui est à la fois toujours le même et toujours un autre. La fréquentation de son œuvre dans la durée impose presque un zoom du regard. Vous pouvez prendre la pièce pour ce qu’elle est, indépendamment de toutes les autres, évidemment, elle porte son univers en soi. En même temps, si vous la regardez d’un peu plus loin, et que vous la resituez dans le travail, elle porte aussi une généalogie très importante située dans les pièces précédentes, parfois de très anciennes, des dizaines d’années en arrière. Avec des petites choses qui reviennent dans son travail, c’est toujours de l’ordre de la réminiscence. Cet « autre » se situe aussi dans ce qu’on a évoqué tout à l’heure, comme une espèce de marge, d’espace de liberté laissé aux interprètes. C’est le cas notamment dans « Rain ». Il importe finalement pour Keersmaeker assez peu que dans une diagonale de jetés, la photo est particulièrement révélatrice de ça, les bras d’un danseur ou d’une danseuse soient un peu plus haut ou un peu plus bas que ce qu’on appelle l’unisson de manière académique. Ce qui est important, c’est que la même dynamique guide tout le monde, et guide cette vague qui se propulse d’un côté et de l’autre de la scène. La composition chorégraphique de Keersmaeker est donc classique. Elle est classique en

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ce qu’elle fait appel à des structures très claires qui sont souvent inspirées des structu- res musicales elles-mêmes. A cette structure vient s’ajouter une complexité qu’on pourrait dire parfois ésotérique, même très souvent ésotérique. C’est à dire une complexité qu’elle rajoute, par plaisir simplement ou par fascination des structures complexes. Il n’y a pas forcément d’explication d’ailleurs, à ce fouillis de couches structurelles, plus ou moins autonomes. Elle rajoute des cercles, des spirales, des symé- tries, la série de Fibonacci, qui obligent la compagnie à inscrire au sol, on le disait tout à l’heure, ces espèces de trajets horizontaux. Dans la plupart des pièces ultérieures, ces trajectoires s’interpénètrent de manière tellement précise, qu’assez vite, le spectateur perd l’architecture de l’espace. C’est à dire que le raffinement qui est un raffinement de construction, se mue alors d’un point de vue esthétique pour celui qui le regarde, en une forme de syncrétisme. Là, vous n’avez plus que deux choix : soit vous êtes complètement étourdis et vous essayez de repérer comment c’est construit, soit vous vous abandonnez à cette espèce de microcosme qui circule en tous sens. La composition La composition c’est aussi le contrepoint. c’est aussi le contrepoint. Le contrepoint dans tous ses états. On en a vu un exemple avec l’occupation de l’espace dans la Grande Fugue, mais c’est aussi un contrepoint entre les états et le mouvement. Dans un duo qui s’appelle « Rosa », par exemple, il y a un état de sérénité des deux inter- prètes, qui est complètement paradoxal. Il est installé comme ça, sur leur visage, et offre un contraste assez étonnant avec le vocabulaire et les intensités qui sont eux, très proches de la musique de Bartók, jouée, sur le côté de la scène par un violoniste. Contrepoint aussi, entre discours et mouvement dans la pièce « Quartett » : entre la danse et le jeu théâtral. La danse est extrêmement sobre, extrêmement calme, presque détachée, et contraste avec les textes qui sont dits. C’est un duo, vous avez une danseuse de la compagnie et un acteur de la compagnie T. G. STAN, qui est la compagnie où tra- vaille sa sœur, Jolente de Keersmaeker. Le texte lui-même est un texte d’Heiner Muller, qui reprend « Les liaisons dangereuses » de Choderlos de Laclos. Ce texte est d’une violence, d’une cruauté, d’une crudité sexuelle notamment, presque gênantes parfois, qui est en complet contraste avec la danse et les états de corps qui sont produits sur scène. C’est ce qui fait aussi l’intérêt de cette rencontre danse/théâtre, le corps n’étant pas illustratif du discours. Comme si la danse des corps s’exonérait des turpitudes du projet libertin que véhicule le texte. Ce contrepoint là est assez fort, c’est une des illuminations, un des intérêts de cette pièce. Enfin, on rencontre aussi des contrepoints presque morphologiques, ce qui n’est pas propre à Keersmaeker, mais c’est quelque chose qu’elle utilise beaucoup, dans la qualité de danse des interprètes. Dans le duo, « For Elisabeth Corbett », qui est une danseuse qui a longtemps dansé chez William Forsythe, les unissons permettent d’apprécier les différences d’interprétations entre les deux danseuses. On le voit sur cette photo, sur un simple grand jeté, l’une est sur ses pointes, l’autre est en espèces de baskets montantes, et vous voyez que l’amplitude du mouvement est totalement différente. Mais ça n’a aucune importance. C’est comme sur la ligne de jetés qu’on voyait tout à l’heure.

Je reviens au fil biographique. L’année 1992 est une saison totalement exceptionnelle pour la compagnie Rosas. D’abord parce qu’elle rentre pour trois ans en résidence au Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles, où elle succède à Maurice Béjart, qui était parti quelques années auparavant. Il avait été suivi par un chorégraphe américain, Mark Morris, qui s’était lui aussi littéralement laissé déborder par le succès des gens comme Keersmaeker et Vandekeybus à la même époque. Il n’est donc pas resté très longtemps. C’est Keersmaeker qui rentre à la Monnaie comme artiste invitée, en résidence au départ pour trois ans. En réalité, cette résidence va se prolonger jusqu’en juin 2007. Aujourd’hui, en réalité, c’est la première année où la compagnie a repris son autonomie. L’invitation va lui permettre de réaliser trois de ses souhaits les plus chers. Continuer d’intensifier, avec d’énormes moyens parce qu’à La Monnaie, il y a aussi un orchestre à demeure, ces relations danse/musique, et notamment avoir les moyens de jouer avec un orchestre live pratiquement toutes ses pièces. Développer un répertoire. Fonder une école puisque MUDRA avait été fermée au moment où Béjart était parti pour Lausanne. Il faudra attendre 1995 pour voir ouvrir P.A.R.T.S, Performing Arts Research and Training Studio, qui est l’école fondée par Keersmaeker. Les deux autres vœux, en revanche, vont être mis en chantier. La création d’un répertoire avec la reprise immédiate de

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« Rosas danst rosas » et puis l’accès aux hauts moyens musicaux qu’offre la Monnaie en tant qu’orchestre, va permettre un travail nouveau de grande envergure, qui est « Mozart/Concert Aria’s ». Elle travaille avec 40 musiciens, installés sur scène d’abord, et ensuite dans la fosse parce qu’elle se rend compte, en allant présenter cette pièce à Avignon, que 40 musiciens plus trois chanteuses, plus une quinzaine de danseurs, ça fait vraiment trop de monde pour que la pièce soit véritablement lisible. Cette pièce, qui n’est pas celle que je préfère, reste quand même une fête de la musique et de la danse. C’est un moment de jouissance sans prétention, qui est une sorte de happening, qui symbolise assez bien cette nouvelle ère qui commence. En 1993, c’est aussi la rentrée d’Anne Teresa de Keersmaeker en tant que danseuse. Pour la première fois depuis 7 ans, elle revient sur scène, alors qu’elle était devenue la chorégraphe au sens où elle ne participait plus, elle n’était plus interprète des pièces. Il lui vient l’envie de remonter sur scène, avec une pièce qui s’appelle « Toccata », dont on verra un extrait tout à l’heure. Puis elle va créer un autre spectacle, « Kinok », qui sert lui-même de base. Vous voyez que l’idée du germe qui explose et qui se déplie en tous sens, ça n’est pas seulement valable pour une cellule corporelle. C’est aussi valable d’un spectacle à l’autre. C’est à dire que « ERTS » contenait un germe, La Grande Fugue, qui va être reprise dans le spectacle « Kinok », et il y a une partie de ce spectacle qui va se retrou- ver dans d’autres spectacles ultérieurement. Il y a comme ça un jeu de relation entre les pièces, qui commence à se complexifier et qu’on ne voit qu’à partir du moment où on prend du recul et où on étudie d’assez près les éléments syntaxiques de la danse, pour voir qu’effectivement, des éléments existaient, sont repris, sont transformés. Cette pièce, « Kinok », et même « Toccata » avant, expriment une forme de danse « nouvelle manière » de la chorégraphe. C’est à dire que la lecture de ce que je vous ai présenté tout à l’heure, de « Rosas danst rosas », s’infléchit vers une relecture assez per- sonnelle de ce que pourrait être l’académisme ou en tout cas la danse classique. On le voit à la manière dont le geste va structurer le sens des pièces. Les créations se poursui- vent, avec « La Nuit Transfigurée », sur la partition de Schönberg, qui constitue elle-même un moment d’une pièce qui va être inséré dans la pièce suivante qui s’appelle « Woud ». En 1997, elle crée « Just before », qui est aussi le début d’une nouvelle période. C’est une autre façon d’alterner les choses, entre des pièces de danse pure où il y a musique et danse seulement, et des formes théâtrales qu’elle avait déjà abordées au début de sa car- rière. Et pour ce spectacle, « Just before », Anne Teresa de Keersmaeker est assistée par sa sœur Jolente, qui est comédienne et qui membre de ce collectif T.G.STAN. Cette collaboration va avoir une incidence assez forte sur les parti pris théâtraux de cette pièce. Et comme la plupart des œuvres de Keersmaeker, « Just before » est à la fois la synthèse d’expériences précédentes, parce qu’il y a de nombreuses composantes essentielles du passé chorégraphique qui ressurgissent à ce moment là. Elle amorce également, de façon incontestable, un nouveau départ dans la manière de faire exister ou de faire cohabiter les mots et les gestes dans son travail. Mais on va voir aussi que l’influence de la danse classique vient en colorer cette nouvelle période de la compagnie. Il faut se rap- peler qu’au départ c’est quand même une danseuse de formation classique, c’est pour ça que je parlais de réminiscence tout à l’heure. Cette influence revient tout d’un coup, alors que jusque là, elle l’avait complètement écartée, parce qu’elle voulait véritablement fonder un style loin de l’académisme, A plusieurs égards, « Mikrokosmos », l’une des premières pièces, où il avait ce moment musical inscrit entre un duo et un quatuor, portait déjà les stigmates de cette formation classique, de ce bagage initial. Pourquoi ? Grâce à l’apparition d’un pas de deux dans son travail. Le pas de deux est classique, avec un pas de deux qui est une sorte de « pas de deux homme femmes », ce qui est tout à fait traditionnel. Classique aussi la distribution des rôles des portés, jusque là, les femmes sont portées par les hommes Là, c’est une photo extraite de « Achterland ». Classique encore la répartition du mouvement dans le corps avec un bas essentiellement rythmique dans l’utilisation des appuis pédestres et un haut du corps aux accents plus mélodiques notamment dans les bras. Classique aussi l’arrimage de la danse à la partition. Pourtant, jusqu’à « Achterland », les éléments de ce vocabulaire académique, étaient pratiquement absents de l’écriture, c’est à dire qu’on ne les voit pas, on ne les identifie pas. Et puis les ports de bras, les pirouettes, les ronds de jambe, vont progressivement être réintégrés, à partir de La Grande Fugue, ils faisaient partie des éléments récurrents, notamment le tour en dehors. Mais cette assimilation n’est pas si évidente que ça. On ne

86 L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand peut pas dire : « Tiens il y a du vocabulaire classique qui arrive ». D’abord parce que les sauts, qui eux, sont présent depuis qu’il y a des hommes, ne cherchent jamais l’ascen- sion verticale. Ils ont presque toujours plutôt une valeur de contraste qui permet de mettre en évidence un passage au sol par exemple, plutôt que un désir d’aller vers le haut. C’est presque plutôt, à la Cunningham, un désir d’aller vers l’avant. A partir du spectacle « Toccata », dont je vais vous montrer un petit extrait, la référence classique se fait un peu plus nette. On voit apparaître les positions classiques, les ports de bras, les pirouettes, mais il y a tout un tas de petits accents, qui décalent la tête, un port de bras qui ne se termine pas, l’épaule, un désaxé latéral, qui fait que dans la distribution du mouvement, dans la distribution des énergies, on n’est plus du tout dans une logique classique. C’est toujours dans une partie assez inattendue par rapport au schéma traditionnel du déroulement du mouvement qu’on trouve cette originalité. Le mouvement teinté du classique, mais pas une réappropriation complète du classique.

[Extrait de Toccata]

La Suite Française. Le fond est orange-rouge. Vous voyez qu’on est bien loin de la fureur de « Rosas danst rosas », qu’on est bien loin des énergies de « La Grande Fugue », et qu’on est bien loin aussi de ce vocabulaire initial qui avait occupé la première décennie. Pourtant, ce sont les mêmes danseurs. Pourtant, les danseurs dans les entretiens que j’ai eus avec eux, ont beaucoup dit la difficulté de rentrer dans ce schéma. D’ailleurs ça va correspondre au début d’un recrutement qui se fait de manière différente, avec des dan- seurs qui quittent la compagnie parce que cette manière de danser ne les interpelle pas, forme dans laquelle ils ne se sentent mal à l’aise. C’est le cas par exemple de Johanne Saunier, qui aujourd’hui fait un travail totalement indépendant, ou de Vincent Dunoyer. C’est vraiment sa dernière expérience avec Rosas en tant qu’interprète. Mais il vient de chorégraphier une pièce pour Anne Teresa. Vous le voyez, le vocabulaire classique est présent, on l’identifie, mais en même temps, il est perpétuellement détourné. Comme si le mouvement ne pouvait pas trouver sa résolution de manière académique, et que l’in- térêt se portait toujours sur une conclusion dans un lieu corporel un peu inattendu. Ce n’est pas seulement le déroulement du mouvement, ou disons sa forme. Ce qui est aussi différent, c’est finalement les rythmes d’apparition, les accents, on voit parfois des spas- mes, des petites choses douloureuses, des petits accents parfois violents des épaules, comme là chez Marion. Donc, il y a bien revendication d’un héritage, mais cet héritage est toujours considéré avec distance, comme si la chorégraphe voulait essayer d’en déjouer les pièges. Arrêter du Bach comme ça, c’est criminel, mais il faut bien que j’avance un petit peu ! A ce sujet, Anne Teresa se justifie, quand on lui pose la question, elle dit : « J’ai toujours eu un rapport très fort avec ce langage, avec la danse classique, qui a été le point de départ de ma formation, et pour lequel j’ai toujours eu une admiration par rapport à la rigueur et la cohérence ». Ce qui lui correspond très bien. « Et en même temps, une grande impossibilité de m’exprimer avec ça ». Il y a un rapport de oui et de non, une espèce de valse hésitation avec ce vocabulaire. C’est peut-être cette aporie qui l’a conduite à déconstruire le mouvement à sa façon, d’en questionner le déroulement, pour en réordonner certaines étapes, ce qui n’est pas parfois sans rappeler la démarche d’un William Forsythe dans sa première période chorégraphique.

Je reprends la biographie. A partir de 1997, l’alternance entre les œuvres de danse « pure », on va les appeler comme ça, et les créations en lien avec d’autres matériaux dramaturgi- ques, notamment le texte et l’image, va s’imposer comme une espèce d’étape incontour- nable du processus créatif, et puis comme élément de l’œuvre chorégraphique elle-même. Mais il y a un autre rythme d’alternance qui apparaît à ce moment là, c’est celui d’un tra- vail en effectif réduit, qui vient s’ajouter à la grande création de la saison. Ces petites pièces sont des pièces en soi, elles ont leur valeur, il leur arrive d’être presque plus intéressantes que la grande pièce qui suit, mais très souvent, elles en constituent une forme d’étude. C’est à dire, que c’est parce qu’à un moment donné, il y a un matériau suf- fisant débordant pour faire la grande pièce, que l’étude de ce matériau devient une petite pièce, ou alors, c’est la démarche inverse. Elle dit : « Je fais une pièce d’étude ». C’est le cas de « La Grande Fugue » qui existait avant « ERTS », qui existait avant ce spectacle et qui continue sa vie ; c’est le cas de « Kinok » qui est une petite partie, un travail de contrepoint qui appartient au spectacle qui s’appelle lui-même « Kinok » mais qui conti-

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nue sa vie. Il y a comme ça, à travers ces petites œuvres, à la fois un statut d’étude et de prise d’autonomie d’une part du mouvement, de petites unités qui se créent comme ça, indépendamment des pièces phares. On le voit, ce qui est très intéressant quand on suit ce travail, c’est de voir grandir, s’interroger, mûrir sous les nos yeux de spectateurs au fil des spectacles, justement ces questions de vocabulaire, ces manières de dialoguer avec le texte, avec l’image, avec la musique et qui fait voir aussi ce travail comme un « work in progress » permanent, une réflexion sur ces relations qui ne s’arrête pas.

Si on veut parler du style « Rosas », c’était un peu le titre qu’on a choisi de donner à cette intervention, j’aurais pu aussi, je l’ai évoqué un petit peu, parler de l‘influence de Trisha Brown, sur la manière de construire le mouvement à partir des années 90, sur la question du genre, dans les rapports hommes-femmes, sur la question de l’adresse au spectateur, sur la question des références au temps, sur les références à la mémoire. J’en avais parlé il y a peu de temps, à Nice, à Monaco, sur la question de la place de l’artiste dans le monde, sur la question de l’improvisation, sur le rôle des langues. Mais avec un tel panel, s’il avait fallu le présenter de façon extensive, déjà là, je suis ne suis pas sûr, mais je risquais de vous perdre. Donc, j’ai préféré ramasser un petit peu. Ramasser sur trois questions artistiques qui me paraissent intéressantes. La première, c’est comment l’œuvre s’inscrit, non pas en convoquant les arts pour les faire se rencontrer, mais comment elle creuse un questionnement entre les arts. De ce point de vue là, ce travail d’exploration date de très longtemps, déjà dans sa première pièce d’étude, qui ne fait pas franchement partie du répertoire qui s’appelait « Asch », qui avait été présentée en fin d’année à MUDRA, en 1980, avant même qu’elle parte à New York. C’était déjà un travail à partir d’un texte, avec un comédien. Ce lien avec le théâtre était déjà très fort. De ce point de vue là, la première pièce dans laquelle se pose cette ques- tion du « entre les arts » et de la relation des arts entre eux, c’est « Elena’s aria ». Dans cette pièce, il y a de la vidéo, des textes qui sont lus par les interprètes, de la musique, des objets fonctionnels qui sont presque là pour faire exister la danse. Il y a des choses, des fauteuils en pagaille, une énorme soufflerie, des lampes qui servent à structurer les espaces de lecture notamment, et qui viennent habiter l’espace de la danse. Vous vous souvenez, c’est la pièce dans laquelle Anne Teresa de Keersmaeker se demande : « Est- ce que je continue ce travail sur l’unisson, ce travail de défi à la musique, ou bien est-ce que pars vers autre chose ? ». Cette pièce là n’est pas une réponse. Elle est la mise en évidence scénique de ce ques- tionnement. C’est une pièce qui s’interroge sur son propre processus de création. On voit bien comment la chorégraphe cherche, à travers tous ses matériaux. Malheureusement on l’a peu vue, et il en reste des traces difficiles à trouver, mais on voit comment elle cherche déjà à travailler cet impact des différents matériaux et comment ils peuvent s’ar- ticuler entre eux dans la composition. Seize ans plus tard, avec un goût jamais démenti pour ces envies de cohabitation des dis- ciplines, Anne Teresa de Keersmaeker, avec une pièce qui s’appelle « In real time « . C’est l’irruption de l’improvisation dans son travail, qui est d’ailleurs une pratique commune à la fois à la musique au théâtre et à la danse, et elle va tenter d’opérer une fusion entre ces trois disciplines. Elle instaure la disponibilité et l’écoute, qui permet le « faire ensemble » de cette pièce, et qui permet d’habiter un espace commun. Là, clairement, cette recherche, même si de mon point de vue, la pièce n’est pas véritablement aboutie, se fait assez clairement entre les arts et non pas comme une superposition des arts. Et d’ailleurs, elle dira souvent : « Je reçois assez bien cette idée d’être entre les arts, je n’ai pas formulé ça clairement. Mais c’est normal, moi je suis Belge, et en Belgique tout est entre. On est entre l’Allemagne, la Hollande et Paris. C’est un mélange de cultures, entre la culture romane et la culture germanique. Bref, c’est une espèce de no man’s land ». Qui d’ailleurs aujourd’hui est dans une crise assez inquiétante. Autre domaine qui pourrait constituer un exemple assez éclairant, c’est l’image. D’abord parce qu’elle a un lien avec l’image qui est très fort. Toutes les pièces évidemment sont filmées, captées depuis le début, mais souvent ont été reprises pour des vidéo danses. « Rosas danst rosas », « Achterland », c’est un peu différent, ou « Rosa », ce sont des piè- ces qui ont été filmées pour devenir des objets-vidéo danse en soi. C’est elle qui filme, comme dans « Achterland », où elle devient cinéaste. Parfois, elle va chercher des noms très prestigieux. « Rosa » a été filmé par Peter Greenaway, et beaucoup ont été faites par Thierry de Mey, qui présente la caractéristique d’avoir la double casquette d’être à la fois

88 L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand un cinéaste et un compositeur. Je ne vais pas développer, parce que je vais vous inviter à lire ce qu’il y a dans le dossier. On a choisi cet article que j’avais écrit il y a quelques années pour une revue de cinéma, et non une revue de danse, qui s’appelle Vertigo, qui date de 2005, et dans laquelle j’ai essayé justement d’analyser tous ces rapports différents. C’est au départ le film de Thierry de Mey sur un solo d’Anne Teresa, qui est en fait un peu le prétexte à essayer de dégager l’ensemble des problématiques qui traversent l’ensemble de la danse et l’image. Vous pourrez prolonger la réflexion grâce à votre dossier. Quand même, sur l’image, j’en parle dans l’article, mais là, c’est quand même intéres- sant, c’est assez emblématique, je dois parler de la création qui s’appelle « Cantor’s phra- ses », qui n’est pas une création à proprement parler de Keersmaeker, mais qui est une sorte de réponse à au compositeur Pascal Dusapin, qui s’étonnait qu’on trouve normal de voir de la danse accompagnée de musique enregistrée, et jamais l’inverse. En discu- tant de ça avec Thierry de Mey, ils ont, en 2004, choisi de faire l’inverse. Ils ont choisi de présenter, pour l’Ensemble Ictus qui était en concert, des films de danse qui défilaient au-dessus de la tête des musiciens. Je vais vous en montrer un petit extrait. Là, pour le coup, on a de la musique vivante, mais de la danse enregistrée. Vous allez voir l’image se difracter en deux ou trois écrans. Ils sont le quart de la taille de celui-ci en vérité. Quand vous voyez deux écrans, c’est à peu près de la taille de la grande image dans le processus. Les musiciens sont sur le plateau, et les trois écrans sont au-dessus de leurs têtes. Ce sont dix petits films qui accompagnent dix morceaux de musique commandés spécialement à dix compositeurs contemporains.

[Extrait de Cantor’s phrases]

Keersmaeker n’est pas seulement une chorégraphe, même si elle a su, on l’a dit, s’entou- rer de gens très compétents dans le domaine musical, dans le domaine théâtral, dans la dramaturgie, ou même du point de vue cinématographique. C’est aussi quelqu’un qui a créé de nombreuses formes spectaculaires qui mêlent les disciplines. Elle a fait de la mise en scène de théâtre, d’opéra. On se concentre sur la danse, mais c’est quelqu’un qui a une activité assez protéiforme, la musique, le chant, le cinéma. Et chacun de ces essais là, qui n’est pas forcément réussi d’ailleurs, je ne fais pas une apologie de Keersmaeker, dévoile une sorte d’espace d’articulation entre ces éléments, ces disciplines, qui parfois ailleurs, peuvent paraître de simples rencontres, de simples accolements. Du même coup, c’est ce qui est difficile à faire quand on suit son travail, c’est que l’idée de la possibilité d’appréhender chaque art séparément est repoussée un peu plus loin. Cette rencontre entre les arts, c’est souvent au spectateur, d’un point de vue esthétique, de désigner ce qui pourrait faire synthèse des arts chez elle. C’est une question que je continue à creuser précisément avec Jean-Luc Plouvier, à partir de ce questionnement qu’on a eu sur le rapport entre texte et danse, parfois à la lueur de textes théorique d’un musicologue qui s’appelle François Nicolas. Je vous invite à le lire. Il génère des hypothè- ses sur cette question d’espace entre les arts qui sont assez intéressantes. Je ne rentre pas là-dedans, parce que c’est vraiment théorique et que ça nous ferait sortir du sujet. Deuxième chose importante, mais qui va avec, c’est l’idée d’une danse comme espèce d’organisme, comme métabolisation des arts. C’est à dire, ça peut paraître un peu bar- bare, mais ça correspond aussi à la manière dont la chorégraphe dit appréhender les matériaux qu’elle retient pour construire les pièces. Elle dit : « Je ressens très souvent les choses, et aussi le contenu, sous une forme charnelle, matérielle ». Cette logique déjoue presque toujours les oppositions critiques qu’on peut lui faire, et qui se sont très souvent arrêtées à une conception statique qui mettait Keersmaeker grosso modo à mi-chemin entre la danse et le théâtre. Alors que précisément, je pense que son pro- blème, ce n’est pas de trouver ce point d’équilibre entre la danse et le théâtre, mais plu- tôt d’être en permanence dans une perception plus dynamique de l’équilibre où chacun des arts vient perturber l’autre, le questionner, et donc d’être plutôt dans une oscillation. Ce fonctionnement, pourquoi je le dis métabolique, c’est parce que parfois, et notamment dans ce dialogue danse/musique, on se retrouve avec des gestes qui sont des gestes de même nature. Le geste musical est aussi le geste du danseur. On voit cette gestuelle com- mune entre la danse et la musique, dans « Quatuor n°4 », qui date de l’époque de « Mikrokosmos », mais encore en 1998 avec « Drumming », dont j’aimerais bien vous pas- ser un extrait. C’est souvent particulièrement le cas, bon, là, cette pièce, c’est une musi- que de Steve Reich, qui est donc préexistante à la danse, mais c’est aussi le cas, chaque

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fois dans la période récente, qu’une musique a été composée, notamment par Thierry de Mey, à l’observation des danseurs. On retrouve des similitudes.

[Extrait de Drumming]

L’idée de ce solo c’est la phrase de base exposée par une seule danseuse. Vous avez une chose importante qui est que le mouvement présente toujours des flexions. Ces flexions présentent une forte analogie avec le geste du musicien, le geste percussif. « Drumming » est une composition faite par Steve Reich, en revenant d’une résidence en Afrique. Cette manière d’avoir toujours des flexions, d’un point de vue esthétique, montre cette analogie, cet arrimage très fort entre la gestuelle, et la musique. Dans cette captation là, la musique est enregistrée, mais « Drumming » a été souvent présentée live avec tous les musiciens, en arrière fond sur le plateau. Vous avez cette étrange alchimie entre les percussions incessantes du percussionniste d’Ictus, et une gestuelle qui est souvent très proche esthétiquement, qui est celle de la danseuse.

Troisième grande caractéristique de ce style, ce qui n’est pas forcément propre à Rosas, c’est des danseurs créateurs. C’est vrai que tous les grands chorégraphes, et aujourd’hui, c’est devenu pratiquement une règle, ont forgé leur écriture avec l’aide de danseurs par- fois d’exception. C’est le cas avec Edouard Lock, avec Louise Lecavalier, danseurs qui ont aussi une forte personnalité. Keersmaeker ne fait pas exception à cette règle là. Cela s’affirmait déjà dans le titre tautologique « Rosas danst rosas ». Rosas affirme l’engage- ment des interprètes dans ce travail d’écriture. Il y a un élément important, c’est que Anne Teresa de Keersmaeker, toute grande chorégraphe qu’elle puisse paraître, n’est pas une danseuse d’exception. C’est quelqu’un qui, au sol se sent très mal à l’aise. Elle le reconnaît elle-même, elle dit qu’elle danse comme un cube. Ça vous donne un peu une idée de sa célérité au sol. C’est la raison pour laquelle, pour pouvoir explorer de manière très dynamique le sol, elle a fait appel aux garçons. Le vocabulaire du sol dans un spectacle de Rosas, c’est très souvent un vocabulaire qui vient des danseurs eux-mêmes. Autre élément intéressant, c’est ce cycle d’apparition/disparition de Keersmaeker sur scène en tant qu’interprète. A chaque fois qu’elle revient sur scène, c’est souvent parce qu’arrive un questionnement, un point de basculement sur la forme de la danse. Si elle revient à « Toccata », après avoir disparu de la scène pendant 7 ans, c’est précisément parce que le vocabulaire se teinte d’autre chose que de la danse. Il y a une autre manière de faire de la danse. Quand elle se fait filmer dans « Tippeke », et que « Tipekke », est réintroduit comme univers d’images dans le spectacle « Woud », c’est aussi pour avoir sa présence à elle qui guide les danseurs sur scène. La réaffirmation de sa propre présence intervient souvent à des périodes de questionnement où on sent que le vocabulaire change ou va changer. C’est le cas encore très récemment avec « Wants », qui est le solo qui est écrit sur les musiques de Joan Baez. Cette alchimie entre son vocabulaire à elle, le vocabulaire des danseurs, les conditions qu’elle crée pour générer du matériau choré- graphique, porte aussi la trace de son enseignement. Il ne faut pas cacher, j’ai dit tout à l’heure que son troisième projet qui était P.A.R.T.S a aujourd’hui 12 ans, et il est évident que la pédagogie P.A.R.T.S résonne très fort sur la manière qu’ont les danseurs de dan- ser, et le répertoire qui est choisi. Keersmaeker a très peu d’icônes, ses icônes sont Forsythe, Pina Bausch et Trisha Brown, une grande partie du vocabulaire de P.A.R.T.S, des acquisitions techniques se fait à partir du répertoire. Soit parce que les professeurs invi- tés sont des danseurs de ces compagnies, c’était le cas d’Elisabeth Corbett, soit, parce que disons, depuis une dizaine d’année, une grande partie des danseurs sont issus de ce réservoir P.A.R.T.S. Ils créent comme ça une espèce de connivence corporelle, et c’est évi- dent, une manière de danser. Il y a un style. Ce qui pose problème aux autres. Pour les autres étudiants qui sont issus de P.A.R.T.S, c’est Johanne Saunier qui me disait ça, c’est très difficile de rester en Belgique, parce que soit vous êtes trop « P.A.R.T.S », soit vous ne l’êtes pas assez. Si vous dites que vous avez dansé chez Rosas, ou que vous êtes de P.A.R.T.S, soit vous êtes trop Rosas, soit vous ne l’êtes pas assez. Pendant une dizaine d’années, ça a posé des problèmes aux gens qui sor- taient de cette école et qui cherchaient à percer, Sa danse serait entre, comme chorégraphes notamment. Enfin, dernier point qui est important et qui est sou- encore une fois, vent « tarte à la crème » sur Keersmaeker, c’est l’idée que sa danse serait entre, encore une fois, structure structure et émotion.

90 L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand et émotion. La critique a souvent repris l’idée de cette dualité, qui consistait à la situer, en fait, comme si elle était un pont impossible entre la structure, c’est à dire, Trisha Brown, Lucinda Childs et la postmodern danse et l’émotion qui se trouverait dans la danse d’expression dont est héritière Pina Bausch. Cette oscillation artistique, cette espèce de recherche figée entre ces deux pôles, de mon point de vue, est en permanence désavouée par cette recherche, ces différents cycles de recherche qui émaillent l’œuvre quand on la regarde d’un peu plus près. Ce qui dément ça, surtout, c’est le fait que Anne Teresa de Keersmaeker, depuis une quinzaine d’année, est très fortement influencée, et ce n’est pas seulement de la lecture, c’est vraiment un choix de vie, par le Taoïsme. Je ne sais pas si vous savez beaucoup de choses sur le Taoïsme, mais en tout cas, en Chine, l’harmonie résulte d’une action perpétuelle entre le Yin et le Yang, qui implique un mouvement incessant de contractions, d’expansion, de flux, de reflux, une espèce de métamorphose permanente, qui font que l’état des choses n’est jamais figé. Ces alternances dynamiques, on les retrouve dans la symbolisation du Tai Chi, c’est à dire les deux vagues emmêlées. La pensée chinoise, la pensée philosophique qui s’inspire du Taoïsme privilégie la continuité à la rupture dans tous les domaines, pas seulement en art. C’est donc la notion de transition qui préside à la logique de pensée, aux régulations, aux alternances etc. On le trouve déjà dans « Fase », même si à cette époque là, elle n’est pas nourrie de cette philosophie, C’est vraiment une dégradation, enfin une évolution de l’état interprétatif dans la répétition du toujours même et qui, forcément, n’est plus le même. L’uniformité qu’on peut avoir aussi en regardant la pièce d’un peu loin, n’est toujours que de surface, dans les costumes, dans les morphologies utilisées, dans les manières d’interpréter la danse. Les danseurs sont des personnes, ils ne sont jamais des person- nages, et pourtant ils sont toujours désignés comme des quasi-personnages. Mais en fait, ces personnages, ce sont eux-mêmes, et cette façon de laisser cet espace de révéla- tion, est aussi un jeu beaucoup plus fin que serait la construction d’un personnage au sens plus traditionnel du terme. Chez Keersmaeker, cette esthétique là, est toujours beaucoup plus fine et beaucoup plus mobile qu’elle peut paraître, d’un peu loin, quand on se contente simplement de voir les choses sans trop y réfléchir.

Ce qui peut frapper l’observateur attentif de ce travail, qui est étalé sur 25 ans mainte- nant, ce sont toutes ces redondances, ces rappels, ces citations de toute sorte, qui sont disséminées dans les pièces. Cette utilisation d’indices, d’éléments, de matériaux qui voyagent d’une création à l’autre, fonctionne aussi comme un système d’auto citation, assez sophistiqué, et qui tisse un jeu de piste assez hallucinant parfois, dans lequel on peut s’amuser à se perdre. Ce jeu, un peu comme un puzzle, finalement, commence parfois au sein d’une même pièce. Par exemple dans « Fase », les costumes de la première et de la dernière partie se répondent, ainsi que ceux des deuxièmes et quatrièmes mouvements. Ces filiations, ces jeux avec les références peuvent aussi se faire dans des créations qui se suivent. Le vocabulaire de « Asch », qui était cette étude de fin de cursus à MUDRA se retrouve dans « Fase ». Elle préserve aussi la structure de ce duo fondateur, c’est à dire quatre parties distinctes dont une partie, la troisième, est un solo. Donc, « Fase », et « Asch » sont orga- nisés de la même manière de ce point de vue là. La déambulation de la troisième partie de « Rosas danst rosas », est empruntée à « Piano Fase ». La coda finale de « Elena’s aria », c’est à dire des femmes assises sur des chaises, rappelle aussi « Rosas danst rosas », qui était la pièce précédente. La solo de Marion Ballester dans « Toccata », en 1993, a une forte analogie avec sa position entrain de diriger des musiciens dans la pièce de l’année suivante. Il y a parfois un simple bras levé, qui peut passer d’une pièce à l’autre, mais qui fonctionne un peu comme un indice, comme quelque chose qui relie les pièces l’une avec l’autre. Certaines pièces fonctionnent en diptyque. Le matériel de base de « Achtenland » est celui de « Stella ». Les matériaux sont identiques alors que l’une est écrite pour garçons et filles, l’autre est une pièce pour effectif féminin assez resserré. « Just before » trouve l’année suivante un versant quasiment solaire dans la pièce « Drumming ». La citation peut aussi fonctionner à plus vaste échelle, avec des pièces qui sont beaucoup plus éloignées dans le temps. On retrouve par exemple des danses de pieds et de mains qui étaient dans « Rosas danst rosas », dans « Achterland », alors que les deux pièces sont séparées de 7 ans. Dans « ERTS », il y a une espèce d’oscillation, qui a l’air d’une danse du temps, qui voyage de « Just before », jusqu’à « Amor Constante ». Des battements de

91 L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand

« Fase », en 1982, des sauts accroupis dans « La Nuit Transfigurée » passent dans « Quartett », se retrouvent dans « For », et dans « Small Rains ». Il y a des morceaux qui prennent une autonomie, qui passent d’une pièce à l’autre. C’est le cas de « La Grande Fugue ». Elle est au départ créée toute seule, est et appartient au spectacle « ERTS », elle apparaît ensuite dans « Kinok », qui comprend outre l’étude Kinok, un duo qui s’appelle « Rosa », qui va se retrouver dans le spectacle qui s’appelle « Kinok », qui va ensuite passer dans un autre spectacle qui s’appelle « Amor Constante ». Donc, au bout d’un moment, évidemment, on finit par d’y perdre. Par exemple « La Nuit Transfigurée » va être complètement intégrée, décor compris, dans « Woud », sauf que entre les arbres du décor, vient s’installer un cyclo dans lequel est projeté « Tippeke ». Donc on a une espèce de duo virtuel entre Cyntia Lœmi qui est sur scène, et Anne Teresa qui est filmée par Thierry de Mey dans un duo à l’unisson. On pourrait comme ça, multiplier les références. Par exemple, le duo « Rosa », dont on parlait, avait été joué une fois, puis avait été filmé par Peter Greenaway, dans l’Opéra de Gent, avec un décor baroque assez prestigieux, et va être repris sur scène bien des années plus tard. Il n’y a pas que le matériau dansé qui circule. C’est aussi le cas pour la musique : la Grande Fugue, le matériau avait déjà été utilisé dans « Medea Material », qui était une première tentative de mise en scène du texte d’Heiner Muller. La Théorie des Cordes qui est quelque chose qui n’a a priori rien à voir avec l’univers chorégraphique, qui est un traité de physique, qui va inspirer « In real time », et qui s’affiche aussi dans « Rain ». C’est à dire que la Théorie des Cordes, c’est presque mot pour mot le décor de « Rain », dans cette espèce de grand arc de cercle dont vous vo,yez un fragment sur la photo du plateau. « Small Hands » par exemple, qui est un duo de 2001 reprend un poème de Cummings, qui avait été utilisé 7 ans auparavant dans « Amor Constante ». « Achterland » reprend les Huit Etudes pour Piano de Ligeti, qui était déjà utilisé dans « Stella ». Berio, Webern, qui était utilisés dans « ERTS », sont repris dans « Ikeda », etc. Les images, les textes de « Elena’s aria » vont être conservés dans « Bartók ». Donc, cela concerne des éléments non dansés, mais aussi des éléments scénographi- ques. Notamment les décors et les costumes qui n’échappent pas à la règle. Par exem- ple, les costumes de « Ottone, Ottone », l’opéra de Monteverdi sont repris et exposés dans « Stella », la pièce qui suit. « Stella » emprunte l’envers de son décor à « Bartók », et va céder ses tables basses, qui font aussi partie du décor, à « Achterland ». « Achterland » va voir son plancher émigrer dans « ERTS », et ensuite dans « Toccata », avant de se décliner dans une espèce de grande ellipse qui penser au Château de Schönbrunn dans « Mozart/Concert aria’s », ellipse qu’on va retrouver dans le seul spectacle non frontal de la compagnie qui est « Small Hands ». C’est une gigantesque ellipse d’une vingtaine de mètres de long, autour desquelles trois rangée de spectateurs sont disposés. Voilà, là, normalement, à ce stade là, vous êtes complètement paumés ! Mais c’est normal, c’est fait exprès ! Et dans cette circulation sans fin des indices de la danse, des matériaux chorégraphiques, des costumes, de tout ça, évidemment, il y a un cas assez particulier, c’est la question des sièges. Dans « Fase », ce sont des tabourets. Ce sont des chaises dans « Rosas danst rosas », des fauteuils dans « Elena’s aria ». On a l’impression que sans eux, aucune création de Keersmaeker ne peut s’ordonner. On les retrouve dans « Toccata », on les retrouve dans « Juste Before », dans « Quartett », dans « Ikeda », dans « In Real Time », « Rain » etc. Mais les sièges ne sont pas simplement l’occasion d’un travail sur la posture comme c’était le cas dans « Rosas danst rosas », ce sont aussi des îlots qui permettent des poses physiques, qui sont utilisés au centre du dispositif scénique comme c’est le cas dans « Rain ». Ils ont aussi parfois un rôle fonctionnel. Un rôle intermittent de partenaires. C’est le cas dans « Elena’s aria », où le peu de danse qu’il y a, est véritablement un tra- vail de liaison avec le dossier des chaises et des fauteuils. Il suggère aussi parfois l’ab- sence, le désir évidemment. Les chaises suggèrent aussi, dans « Mikrokosmos » par exemple, que cette danse, à l’image de la musique qu’elle incarne, pourrait être aussi vue de n’importe où, de n’importe quel endroit sans être altérée. Une idée qui sera reprise dans « Small Hands », dont je vous parlais tout à l’heure. Ces jeux de piste pourraient contribuer à un rôle actif du spectateur. Ils valorisent évidemment une fréquentation de l’œuvre dans la durée, en faisant presque du spectateur une sorte d’abonné perpétuel. Mais ils sont aussi révélateurs, et c’est peut-être plus important, d’une obstination de la chorégraphe à creuser toujours les mêmes sillons, et qui font de l’observateur, comme le

92 L’œuvre de Anne Teresa de Keersmaker par Philippe Guisgand disait Laurence Loope, « un artiste qui hante ses propres frontières ». Qu’est-ce qui vient du passé chorégraphique, qu’est-ce qui n’est qu’une ébauche et qu’on retrouvera dans un an, dans deux ans, dans dix ans ? Ce déroulement linéaire de l’œuvre est aussi per- turbé par ce côté Petit Poucet qui essaime des indices en permanence, et qui induit sans cesse des retours au passé. Et à ce sujet Keersmaeker confesse souvent, je la cite : « Il n’est pas possible de tout inclure dans un seul spectacle. Certaines choses sont si den- ses et si riches qu’on ne peut pas tout formuler en l’espace d’une représentation ». Les indices de filiation ne sont pas seulement, et d’ailleurs, elle s’en défend, de simples clins d’œil au spectateur qui serait fidèle depuis 25 ans, il n’y en a finalement pas tant que ça. Cela révèle le statut d’étude de certaines pièces. On en a parlé, je ne reviens pas là-des- sus. Mais ce statut d’étude fait aussi signe : signe d’une ténacité dans l’exploration des matériaux, et des emprunts permanents qui donnent aussi, quand on regarde l’œuvre d’un peu plus loin, une cohérence assez forte. Mais cette image du puzzle n’est pas forcément satisfaisante. Au départ, je pensais vous égarer juste, avec cette image. Pas satisfaisante, pourquoi, parce que peut-être trop éloi- gnée de l’univers esthétique de cette chorégraphe. Le rythme d’apparition et de dispari- tion de ces indices suggère plutôt l’idée qu’il y a aurait des fils, qui seraient à certains moments sous-terrains, qui ré-émergeraient, qui redisparaîtraient, qui feraient apparaî- tre plus distinctement certaines choses, et puis d’autres seraient plus cachées. C’est aussi plus près de l’imaginaire d’Anne Teresa de Keersmaeker, qui dit souvent : « Moi, j’aime les formes en spirales parce que je les retrouve partout. Je les retrouve dans les coquilles d’escargots, je les retrouve dans les structures de l’ADN, je les retrouve dans la disposition des cheveux ». La spirale est, il faut le dire, est une de ses obsessions majeu- res. Pas seulement graphique, en dessinant ces fameuses trajectoires sur le sol, la spi- rale, c’est aussi une manière, dans le découpage avec la suite de Fibonacci, de découper aussi la partition musicale, en utilisant, notamment la progression du nombre d’or. Cette métaphore de l’ADN est attrayante sur le plan poétique, elle semble plus juste, mais elle n’est pas satisfaisante.

On pourrait dire, si ce n’est pas un puzzle, c’est une tresse, mais la tresse n’a pas d’âme, comme un cordage. S’est imposée à moi quand il a fallu trouver une image qui marque ce style ou mon interprétation de ce L’image de la guirlande. style, l’image de la guirlande. L’idée que, autour de ces bras plus ou moins visibles, qui colorent à certains moments tout un tas de paramètres du spectacle, il y avait quand même à l’intérieur, qui lui donne une solidité, une espèce de fil tendu, une forte cohérence. Alors, évidemment, on vient de voir tout ce qui pourrait composer les brins de cette guir- lande, mais l’âme, c’est quoi ? Ce moment de cohérence, ce serait quoi ? Je pense que, pour avoir maintenant Un état de danse permanent. discuté un peu avec Anna Teresa de Keersmaeker, je dis un peu et pas beaucoup parce qu’il est vrai qu’elle est très difficile d’accès, c’est un état de danse permanent. C’est à dire, une façon d’être en danse quasi- ment tout le temps, même si les spectacles ne constituent qu’une partie émergée de l’iceberg. C’était déjà une intuition, qui est confirmée par ce qu’elle dit elle : « Pour moi, le spectacle, c’est le travail et vice versa. Ce qui se passe durant les répétitions se voit sur scène ». C’est ce qui explique qu’il n’y ait pas cette mise en retrait du danseur et quand on a quelque chose à dire quand on s’est fait marcher sur les pieds, on le dit à l’instant même. Moi ça m’est arrivé, dans « Small Hands », d’être au premier rang, donc les dan- seurs passent vraiment à 5 centimètres de nos nez, sur un saut, de me prendre une claque, et bien ça ne la dérange pas, vous partiriez avec votre joue rouge, elle, elle revient, elle s’excuse et ça repart. Il y a une espèce de naturel qui ressort. Je pense qu’il y a bien comme ça un état chez elle, qui ressort, qui se tient là comme ça, continûment depuis longtemps, et qui est un ferment à la fois ontogénétique et phylogénétique, dans le déroulement temporal de son travail, son développement perpétuel, qui fait que son spectacle naît toujours du précédent et de cette envie de danse qui n’est jamais démen- tie. Parce que finalement le côté « danse conceptuelle », ou danse qui deviendrait une forme de posture, ne s’est jamais imposé chez elle. C’est à dire qu’indépendamment de ces courants qui ont animé ces quinze dernières années, le mouvement a toujours été considéré comme un problème artistique majeur chez elle.

93 Donc c’est vrai que, pour conclure, je le disais tout à l’heure, les pièces paraissent telle- ment rigoureuses, tellement fixées au cordeau qu’on a peine à imaginer simplement qu’au départ, il y a la musique, son rapport amoureux à la musique et une pulsion de danse que sa raison organiserait sans toutefois la dominer tout à fait. Je pense, et ça n’est qu’une interprétation, que cette œuvre là est belle parce que je sens Keersmaeker aux prises avec un problème artistique majeur qui est l’épuisement de la forme. Cette obsession parmi d’autres, on en a vu quelques-unes unes ensemble, don- nent une cohérence à son travail assez forte, donne à son style l’aspect d’un désir qui dure, qu’on identifie dans la durée. Marianne Van Kerckhoven, qui est dramaturge, qui a beaucoup travaillé avec elle, et qui dirige maintenant le « Kaaitheater » à Bruxelles, répète souvent que plus on aime une œuvre, et plus il faut écrire dessus. Et c’est ce que je m’efforce de faire, la plupart du temps, et je pense que j’aurais fait mon travail si aujourd’hui, cette intervention pour vous, en tout cas pour celles et ceux qui n’ont pas vu, pousse à devenir des spectateurs de la compagnie Rosas. Voilà. Je termine avec ce que moi je considère comme son chef d’œuvre « Rain », et je ne suis pas le seul à le pen- ser. Je pense que c’est vraiment un pur bonheur.

[Extrait de Rain]

94 LUNDI 12 NOVEMBRE “Déroutes” de Mathilde Monnier 2007 Gérard Mayen

ẩe ne suis pas quelqu’un de la scène. On ne change pas une formule qui gagne. Je vais vous demander, comme Philippe Guisgand ce matin, qui a déjà vu des pièces de Mathilde Monnier ? Un gros tiers, une petite moitié. Comme Philippe l’a expliqué, on va changer beaucoup dans la méthode, tout en restant autour des mêmes questions. Cet après-midi, au lieu de parcourir toute l’œuvre d’une chorégraphe, on va s’intéresser à une seule pièce. La pièce, c’est « Déroutes ». Comme je l’ai dit dans mon introduction ce matin, c’est une pièce qui manifestement va d’emblée nous donner l’impression d’être sur un tout autre versant, je dirais, qu’Anne Teresa de Keersmaeker. On va d’abord regarder des extraits, pour que vous rentriez dans la pièce, pour que vous vous la mettiez sous la dent. Et vous verrez que ce n’est manifestement pas la même sensation d’écriture, tenue, claire, presque étincelante, presque « au cordeau » comme disait Philippe ce matin. On est dans tout autre chose. Vous vous souvenez, ce matin, j’insistais sur la notion de dispositif. Ça va nous porter à nous intéresser sur la manière dont le mécanisme est constitué, de quoi il est fait, comment il fonctionne peut-être plus qu’à ce qui est produit. Du coup, j’étais parti, ce matin sur une interrogation sur ce qu’est la composition. Vous savez, tout ça ce sont des mots. Des La chorégraphie serait mots valise. Des mots à tiroir, des mots où chacun de nous peut mettre beaucoup de choses. On a le choix. Voilà ce qui serait de l’ordre comment je vais essayer de réfléchir avec vous. On va se dire peut-être que la chorégraphie serait ce qui serait de de l’écriture de la l’ordre de l’écriture de la danse « en propre », je dirais de l’écriture du mouvement. C’est une écriture du mouvement danse « en propre », qui travaille un certain rapport espace/temps. Ça serait ça la chorégraphie « en propre ». On essaierait de situer ce qu’on je dirais de l’écriture a va appeler « composition ». Je cherche où serait la composition par rapport à la chorégraphie. du mouvement. On va dire qu’il y aurait la dramaturgie qui serait une visée sur le sens, une traversée du sens. Comment une pièce va, du début à la fin, vers une production de sens. C’est un peu comme ça que je voudrais travailler avec vous cet après midi. Quelles sont les composantes qui rentrent dans cette pièce, les composantes chorégraphiques, mais aussi les autres, ce qui l’a nourrie, mais aussi dans le travail de la scénographie, le travail du plateau, par rapport au texte, à la musique ? Comment tous ces éléments vont s’agencer, vont être mis en ordre et selon quelle conception, pour se situer entre ces deux niveaux que je viens de désigner : entre la chorégraphie au sens strict d’un côté et la dramaturgie de l’autre. Une petite précision, Herman Diephuis, interprète de Mathilde Monnier et de la pièce « Déroutes » particulièrement, a précisé ce matin qu’il était susceptible d’intervenir en pure contradiction avec ce que je vais vous exposer. On ne s’est pas concertés avec lui quand à la manière dont il peut intervenir dans mon propre développement. Ce que je voulais dire, c’est que c’est une idée qui ne doit pas nous choquer, qu’un interprète ait un propos sur une pièce qui peut être totalement distinct, voire antagonique avec le mien, qui ne fait qu’observer la pièce. Il va sans dire qu’entre plusieurs personnes qui observent une pièce, il peut y avoir autant de diversité, voire d’antagonisme. Entre l’interprète et le chorégraphe, il peut y compris y avoir toute cette gamme de variations, entre des choses qui se rejoignent, qui convergent, ou des choses très distinctes, voire des choses qui divergent. C ‘est de ça qu’est véritablement faite une pièce. Une pièce, ce n’est pas un produit fini qu’on achète au supermarché dans une boite de conserve, pas quelque chose qui com- mence à 20h30 et qui finit à 22h15. Ce n’est pas quelque chose qui s’arrête le soir de la première ou de la générale. Ce n’est pas quelque chose qui sort uniquement du cerveau du chorégraphe, de l’intention du chorégraphe, qui l’aurait mise en forme. Une pièce, c’est quelque chose qui est constamment ouvert, qui se nourrit. C’est ma conception des choses, d’autres gens vous expliqueraient autre chose. C’est ma conception, mais je ne suis pas tout seul. C’est une certaine conception, une certaine compréhension de ce que peut être une œuvre. La conception dans laquelle je me reconnais le plus, c’est l’idée qu’une pièce, ce n’est pas clos, ce n’est pas un objet cerné et définitif. Tout au contraire, ça n’arrête pas d’être ouvert, ça n’arrête pas de vivre, de s’ouvrir à de multiples forces, qui

95 “Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard Mayen

la traversent, qu’elle prend en charge, qu’elle transforme, et qui ne sont jamais arrêtées. Le commentaire, notamment le commentaire critique, comme le mien, ou le commen- taire des interprètes qui en ont leur propre récit, leur propre expérience, tout ça fait partie de formes diverses. Tout ça est très important. Ça vous concerne au premier plan. C’est à dire que vous ne devez absolument pas avoir peur, devant un spectacle, de vos propres manières de le ressentir, de le traverser, de le voir. Il y a des manières paresseu- ses, peu intelligentes, qui consistent à dire : « Je n’aime pas », ou « Ce n’est pas ce que j’avais imaginé » ou : « ça ne correspond pas à l’idée que je me fais de ce que doit être un beau mouvement ». Bon d’accord. C’est assez paresseux, parce qu’une fois qu’on l’a posé, ça n’amène pas grand chose. En revanche, dès qu’on sort de cette catégorie là, des points de vue paresseux, on peut dire que tous les points de vue construisent, nourrissent, dans la mesure où ils se mettent au travail, où ils se posent un certain nombre de questions. Aujourd’hui on a la chance de les partager avec vous et avec Herman Diephuis. Tous les points de vue sont valides. Je vais même jusqu’à dire que c’est dans le regard même que, peut-être, se fait une part de la composition. Ça serait à débattre. Peut-être que je tords le bâton un peu trop. Je vais un peu loin ! Je me laisse En tout cas, emporter par mes propres conceptions. En tout cas, c’est dans nos propres regards que se forment des niveaux essentiels de la c’est dans nos pièce. C’est par là où elle existe. Elle ne serait pas là sans notre regard, elle ne serait pas là sans ce que nous projetons, ce que propres regards nous en pensons, ce que nous ressentons, ce à quoi ça nous fait penser, les discussions que ça nous amène, les curiosités que ça que se forment suscite, les contradictions, ce à quoi nous adhérons, ce que nous acceptons, ce que nous rejetons, etc. La pièce n’existerait pas, s’il des niveaux essentiels n’y avait pas, y compris, ce moment de son développement. C’est vraiment une clé. C’est une bonne nouvelle. Vous n’êtes pas de la pièce. auteurs, vous n’êtes pas chorégraphes, enfin, j’imagine, pour la plupart d’entre vous, en revanche vous êtes vraiment co-réalisateurs de ce qu’une pièce produit. Nous le sommes tous. Nous réalisons. Nous permettons qu’elle arrive à la réalité, qu’elle s’y confronte, qu’elle soit là, présente, avec nous, vivante. Et c’est forcément avec nous. Pour que je ne parle pas totalement dans le vide, j’ai pensé vous montrer des extraits de cette pièce, pour vous la mettre sous la dent. Il s’agit donc de la pièce « Déroutes ». Je me permets de vous dire que le titre inspire d’emblée quelque chose d’assez déroutant, où le sens ne serait pas évident. C’est une idée qu’on peut garder en tête. C’est une pièce créée en 2002 au Théâtre de Gennevilliers en banlieue parisienne, mais en programmation du Théâtre de la Ville à Paris. Je l’ai travaillée. Je ne suis pas universitaire au niveau de Philippe Guisgand, qui est Maître de conférence, chercheur… Moi j’étais modestement en DEA. Néanmoins, ça a donné cet ouvrage qui est une analyse d’œuvre, entièrement consacré à l’analyse de cette pièce. Ouvrage qui s’intitule « De marche en danse », sur la pièce « Déroutes » de Mathilde Monnier. Je ne vais pas présenter toute l’œuvre de Mathilde Monnier. Je dirais que c’est une chorégra- phe qui dirige depuis 13 ans maintenant le Centre Chorégraphique de Montpellier, en Languedoc Roussillon. Ça serait un peu comme le Pavillon Noir d’Angelin Preljocaj à Aix en Provence. Ça va nous permettre de nous rendre compte qu’il n’y pas deux directeurs de Centres Chorégraphiques qui se ressemblent, et que peut-être certaines conceptions sur ce qu’on fait de la danse ou ce qu’on fait d’un centre chorégraphique à Aix sont radicalement différentes de ce que peut inventer Mathilde Monnier à Montpellier. On va regarder quelques extraits. C’est une pièce longue. Une heure quarante cinq environ. C’est une pièce d’une durée excep- tionnelle. Il y a une tendance au formatage. Des pièces de groupe font une heure ou un petit peu plus. Ces 1h45 ne veulent pas rien dire quant au propos de la pièce. La question du temps est une question essentielle en terme d’écriture chorégraphique. Ce choix de durée est peut- être un des éléments de composition. On va essayer de repérer des éléments de composition, les saisir, les faire sortir. Ça va être notre jeu cet après-midi. Donc peut-être que cette durée veut dire quelque chose. On va regarder.

[Il montre plusieurs extraits de « Déroutes » de Mathilde Monnier, à différents moments de la pièce.]

Ne vous étonnez pas de l’obscurité, ce n’est pas un défaut de la prise de vue. C’est une caractéristique de la pièce à ce moment là. On va accélérer pour sortir de l’obscurité. On

96 “Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard Mayen arrive en lumière « normale ». Mes coupures sont arbitraires. Ça n’est pas une pièce en tableaux, de structure fixe qui permettrait de passer d’un acte 1 ou un acte 2 dans le théâtre. Voilà, le processus se déroule. J’imagine que vous avez reconnu Herman Diephuis qui est entrain de passer sa cravate. Là, je ne choisis pas tout à fait au hasard. Vous voyez le personnage à droite en jaune, qui est dans une position comme s’il était dans des starting blocks. Il n’est plus seul. C’est une figure qui tend à se multiplier. On y reviendra tout à l’heure. C’est Michaël Falipo qui a commencé.

Voilà. Est-ce que vous pourriez réagir en peu de mots, si quelqu’un se sent. Qu’est ce que ça vous inspire, qu’est ce que vous avez vu ? On peut se le raconter très simplement. C’était programmé à la télé. Vous l’avez vu. Vous en parlez à quelqu’un qui n’a pas vu l’émission. En peu de mots. Qu’est-ce que vous avez vu ? Sans compliquer. Sans analyser. Sans vouloir retranscrire tout le sens. Est-ce qu’il y aurait un ou deux points de vue comme ça.

Première personne dans le public : Moi, j’ai ressenti un climat de grande solitude. De violence intérieure. D’un schisme total .Un malaise.

Gérard Mayen Donc violence, schisme, solitude, malaise.

Première personne dans le public Avec des moments humoristiques aussi.

Gérard Mayen (se fait le porte voix des interventions dans la salle qui ne sont pas audibles) Moments humoristiques. On va continuer. « Chaos. Désordre. On ne reconnaît rien de la vie ». De la vie qu’on connaît ? Et c’est dérangeant. Des gens qui marchent. Une dernière vision ? Sans blague, ce que je disais tout à l’heure est vrai : tout est intéressant. J’anime souvent des ateliers du regard. C’est différent, ce sont des pièces qu’on a vues, avec des spectateurs. Je vous assure que des interventions que vous avez faites, il n’est pas un mot inintéressant. On pourrait commencer à tirer, comme sur un fil, à partir des choses que vous avez dites. Un dernier point de vue ? Par rapport à l’objet qu’on détourne. Le côté humain qu’on détourne. On est vraiment déjà dans des pistes d’analyses. Comme si la chorégraphe avait plaqué sur les individus quelque chose, alors qu’ils auraient un potentiel autre. Ce qui serait un peu une forme d’enfermement éven- tuellement. Parmi les jeunes, les « un peu plus jeunes » ! Excusez-moi pour les autres !

Deuxième personne du public Les danseurs ont des profils très variés. La scénographie intègre des éléments du quotidien, qui n’ont pas leur place dans ce spectacle, qui sont inhabituels à cette place là. Ça me fait penser à de l’absurde.

Gérard Mayen Donc, d’une part les danseurs ont un profil très varié, d’autre part on a des éléments dans le décor, des objets du quotidien qui sont déplacés dans des contextes autres. Au total, quelque chose qui nous rapprocherait de l’absurde. On va en rester là. Pour tout vous dire, je vous le signalais tout à l’heure, le titre le suggère, c’est une pièce absolument déroutante, difficile à saisir, incontestablement. Moi je fais partie du petit fan club, (où il n’y a que des gens bien !), qui sont convaincus que c’est une pièce impor- tante. Ce n’est pas du tout la plus connue, la plus notoire de Mathilde Monnier, elle a été très peu montrée. Il n’y a eu qu’une vingtaine de représentations en France. Peut-être même moins. Pour ma part, j’ai eu la chance d’en voir 8 d’affilée au Théâtre de Gennevilliers. C’est une expérience à vivre. Avec des procédures particulières, qui ne seront jamais celles d’un spectateur normal, avec des prises de notes particulières, un jour sur les éclairages, un jour sur les entrées en scène, sur les costumes, sur le rapport à la musique, etc. Je reste sur l’idée que quelque chose est un peu abyssal, difficile à sai- sir, de déploie dans une dimension qui nous échappe. Encore à ce jour, quand je regarde ces images, quelque chose échappe. Et intuitivement, n’ayons pas peur des intuitions, comme un premier niveau, il m’apparaît que quelque chose a trait au volume, à l’espace. Comme si cet espace était sur-dimensionné, ou peu marqué, ou échappait aux repères habituels que nous avons lorsque nous rentrons dans une salle de spectacle et que nous

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sommes devant une cage de scène. Pour avancer un peu plus dans cette idée, là, je vais changer de cassette. J’en profite pour faire une petite leçon générale. Soyez toujours vigilants sur les supports au travers lesquels vous abordez le monde. Toute image est déjà une production, c’est déjà tout un travail. Vous allez comprendre ce que je viens de dire. Nous venons de voir le tra- vail d’une vidéaste de danse, de renom, reconnue professionnellement, qu’on connaît. Pour ma part, je dirais qu’elle s’est beaucoup attachée au figural, aux personnages. Je pense qu’ on peut parler de personnages dans cette pièce, mais pas au sens théâtral classique, pas au sens de l’anecdote ou d’un déroulement dramaturgique narratif. Néanmoins, elle s’est beaucoup fixée sur l’action, si j’ose dire. C’est manifeste. Ça a été capté en février 2003 à la salle du Corum, de l’Opéra Berlioz à Montpellier. Le plateau a des caractéristiques conventionnelles. C’est un très grand et magnifique plateau. Mais la pièce n’avait pas été créée là. Elle avait été créée à Gennevilliers. Dans cette salle précisément, il y a une caractéristique toute particulière. Je vous laisse regarder et saisir ça. Cette cassette là, c’est une prise de vue de travail, qui n’a pas vocation à être diffusée. Ce que je vous ai montré avant, c’est plutôt ce qu’on destine aux diffuseurs, aux program- mateurs. Ça doit être attirant à l’œil, ça doit être léché, attractif. Là, c’est un travail brut, fait depuis la régie en situation de générale, sans public. C’est une captation. Il y a une caméra tout en haut. C’est un plan fixe. On n’a pas de mouvements de caméra. C’est vu de loin. On n’y voit pas grand chose, sauf peut-être des éléments essentiels qu’on n’a pas vus, ou beaucoup moins, dans la première cassette, éléments qui ont trait à la question de l’espace.

Comme je disais, à Gennevilliers, c’est particulier parce que la scène dispose d’une arrière-scène qui est carrément un second théâtre, en temps normal. C’est un théâtre d’essai. On y met des gradins, on peut produire des pièces. C’est un rapport scénique totalement inhabituel. On a un plateau d’une très grande profondeur. Un rapport lar- geur/profondeur qui est à peu près deux fois et demie supérieur au rapport habituel. Ça n’est pas neutre. On n’a pas choisi ce plateau parce qu’on ne savait pas où aller et que celui-ci était libre. C’est éminemment choisi. Je caractérise ça comme un gouffre d’hori- zontalité. Au lieu d’être vertical. En tout cas, ça opère une sorte de dégagement. C’est un plateau qu’on pourrait qualifier de paysage. Qu’est-ce que j’entends par paysage par rap- port à un plateau, une cage scénique classiquement ordonné ? C’est qu’il est d’emblée plus ouvert, plus déployé, avec des lignes qui échappent, avec une manière dont le regard est obligé de se promener selon ses propres critères depuis le devant de scène, à plus profondément, à plus loin etc. Le regard est sans doute beaucoup moins cadré, conduit, que dans un dispositif scénique habituel. Ça tient aussi à la nature de l’action, à la manière dont est composée l’évolution de la pièce. On va y revenir. Mais on a d’em- blée la sensation d’un plateau paysage, avec cette possibilité pour l’œil d’aller soit dans le général, soit dans le détail, soit dans le proche, soit dans le lointain. Une liberté est laissée au spectateur. Liberté qui peut être extrêmement perturbante. Elle n’est pas for- cément un gage de confort. Retenez que ça n’est à aucun moment une pièce qui emballe, qui séduit, qui emporte son monde, qui conduit le regard d’une manière évidente. Voici la première caractéristique. Il y en a une seconde qui est aussi essentielle, on y reviendra. Vous devez remarquer des éléments de ce type : des panneaux métalliques, des perches métalliques, des portiques, des cadres. Je passe sur ce qu’ils peuvent signifier, symboliser, quel type de rapport au monde, ça a été spécifié, dans le rapport au quotidien. La plupart sont difficiles à définir, ainsi que leur fonction éventuelle dans le quotidien. C’est difficile de les ramener à un usage évident dans le quotidien. On va s’intéresser à un des éléments les plus manifes- tes, c’est qu’ils formeraient presque comme un second cadre de scène. On aurait le cadre que ferait le bâtiment lui-même, les structures en béton. Et puis on aurait là une espèce d’enceinte, de pourtour de scène, tracé, poreux, qui laisserait de nombreuses ouvertures, qui serait inconstant, qui va parfaitement dans la lignée mais qui néanmoins structure, vient poser un second cadre. Ça nous amène à une troisième caractéristique, regardez bien d’où proviennent les personnages, les interprètes pardon, comment ils font leurs apparitions ou au contraire, comment ils quittent le plateau. On a neuf points d’entrée et de sortie. C’est une carac- téristique qui n’est pas des plus courantes, d’autant qu’ils semblent guidés par un pur aléatoire. Rien ne semble être imposé par une hiérarchie évidente, un déroulé évident de la représentation, qui va faire qu’on attend l’entrée ou la sortie de tel ou tel interprète

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dans un endroit. Ça semble purement joué comme dans l’instant, relever d’une forme d’aléatoire. En voilà un qui apparaît. Regardez à droite. Il se passe quelque chose en hauteur, le long du pilier latéral droit. Enfin, pour rester à cette question de ce qu’on va disposer de l’espace, je reviens à ce mot de disposition, plutôt que de composition. Herman Diephuis vient d’entrer. Il est jambes nues. Il est entrain d’enfiler un pantalon. On peut s’intéresser à la manière dont il parcourt l’espace. Voilà pour les entrées et les sorties. Autre élément à noter, pour ce qui est des éléments matériels. Cette enceinte est d’autant plus poreuse qu’un grand nombre des éléments qui la composent ont trait au souffle. Vous remarquerez qu’on a carrément des tuyaux. On a des becs qui peuvent diffuser du souffle. Un des interprètes commence à actionner son énorme pneu, chambre à air de poids lourds, qu’on peut aussi rapprocher des questions sur le souffle.

On a décrit ce dispositif. Le plateau dans ce cas là serait relié à ce qui le déborde. Cette soufflerie, on pourrait imaginer qu’elle est souterraine, qu’elle émerge du sous-sol. On a vu ces entrées et sorties multiples, ces possibilités. Donc on voit non seulement ce plateau présent, paysage, extrêmement ouvert, mais aussi le monde entier. C’est à dire une connexion qui refuserait totalement d’être sécante, d’être dans une coupure signifiante entre l’intérieur et l’extérieur. En plus, vous avez cette seconde enceinte qui a ce statut très problématique, non évident. Je dis que c’est évident et c’est ressorti dans les réactions, rien de « Déroutes », ne nous ramène à des évidences, en tout cas à nos habitudes de perception d’un spectacle. Beaucoup de choses vont venir surprendre et mettre en doute, nous laisser dans des perplexités. Alors je dois vous dire, et c’est essentiel, d’où vient cette pièce. De quoi elle traite. Ou plutôt de quoi elle part. Elle réfère à un texte, à « Lenz » de Büchner, datant de 1835. Buchner est auteur dramatique, poète, avec une portée philosophique, romantique. Lenz est un personnage qui est entrain de perdre sa foi, il se livre à d’incessantes marches dans la montagne. Au cours de ces marches, il tente de se saisir d’un grand souffle du monde, d’une globalité, d’une sorte d’immersion et de contact Ce texte n’est pas choisi par hasard. profond et déstructurant avec les forces du monde. En même temps Il nous pose dans une optique de la qu’il perd sa foi, il perd en partie sa raison. Je vais vite. Je ne suis pas modernité, qui est une optique y un spécialiste. Je l’ai évidemment lu et ai lu beaucoup de commen- compris de la perte du sens, taires à l’occasion du travail sur cette pièce. En fait, ce texte, tant de la mise en doute des idées, du point de vue de son écriture, qui est réellement travaillée par cette de la raison, de la foi. relation avec des éléments tran- chants, abyssaux, perturbés de Il remet en cause la nature de ce l’univers, que dans son thème, est une sorte de manifeste très signifi- lien au monde. On peut estimer que catif d’une entrée dans la moder- nité littéraire et intellectuelle. la pièce part de là. Quand je dis Ce texte n’est pas choisi par hasard. Il nous pose dans une opti- qu’elle part de là, le mot est choisi. que de la modernité, qui est une optique y compris de la perte du On part, comme on quitte. sens, de la mise en doute des idées, de la raison, de la foi. Il On ne reste pas clos, remet en cause la nature de ce lien au monde. On peut estimer que la enfermé dans sa référence. pièce part de là. Quand je dis qu’elle part de là, le mot est choisi. On part, comme on quitte. On ne reste pas clos, enfermé dans sa référence. Vraisemblablement, certains l’ont ressenti, on a parlé d’absurde, de solitude, de violence, des thématiques de cette pièce qui sont investies, traversées par les interprètes. En l’occurrence chacun d’eux a lu « Lenz » et s’en est nourri de manière individuelle, et séparée, à sa façon. Pour ce qui est de ce qui se déroule sur le plateau,

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on peut retenir trois motifs qu’on va remarquer tout au long de ce travail : - Le motif du souffle, qui revient beaucoup dans la description presque clinique qu’on a de Lenz dans son rapport au monde, dans un rapport de compression ou de grande extension, un lien au monde qui passe par le souffle comme écriture première de notre relation au monde. Dans son cas, ça passe par des amplifications, des restrictions. - Le motif de la glace. Dans les extraits, on voit qu’ils travaillent avec des blocs de glace. Il me semble que c’est lié à plusieurs notations du texte, où il se jette dans une fontaine d’au glacée. Il y a un rapport avec la température, la glace très présent. - Le motif de la marche. Ces marches incessantes, à pertes de vue qui sont dans « Lenz ».

Pour revenir à ce qu’on voyait à l’image, on est vraiment dans des éléments de composition. On est dans une espèce de nappe, comme une sorte de gouffre d’horizontalité, dans ce plateau paysage, on est dans une sorte de nappe de marche, quelque chose qui met en cause nos perceptions habituelles de la perspective, en tout cas les aiguise, qui, pour ma part, les excite. On pourrait considérer que la marche est le lieu de traitement permanent du rapport horizontalité/verticalité. Cette insistance dans la marche vient exciter, problématiser cette figure. Autre élément de composition essentiel, avant de recommencer à observer les choses. Je parlais de ces entrées multiples. Que se passe t-il ? Chaque interprète, y compris dans des travaux seuls à seuls avec Mathilde Monnier, en tout petits groupes de deux ou à trois, produit des boucles : des boucles de déplacements, des boucles de marche, des boucles de façon de s’engager dans le monde et dans ce plateau paysage. Ces boucles débordent du plateau. Elle s’insinuent, apparaissent et disparaissent par des entrées et sorties multiples, et on perçoit bien qu’elles se réalisent en dehors du plateau lui-même. On perçoit tout ceci plus ou moins consciemment. Il faut savoir qu’un grand nombre des éléments de composition ne sont pas manifestes et visibles à l’œil nu. Ça ne veut pas dire qu’ils ne travaillent pas, qu’ils ne produisent rien. C’est sot de penser que la danse est un art de l’image, un art de photographie mise en mouvement. Je pense que la photographie a fait beaucoup de mal, dans la perception de la danse que nous avons habituellement, car nous sommes en attente de jolis mou- vements successifs. On peut estimer que la danse n’est pas ça. Dans ce cas là, ce que nous percevons confusément de ces trajectoires qui après tout, doivent bien se terminer quelque part, puisque l’interprète a disparu d’un côté, et va réapparaître deux minutes après de l’autre côté, au fond. On se demande ce qui se passe, s’il y a des arrières-scè- nes, des couloirs, si ça continue, s’il sort de la salle complètement. Par ailleurs, je vais évoquer un autre élément de composition dont je ne me suis rendu compte qu’en visionnant la vidéo, même en ayant vu la pièce huit fois, et ceci grâce à cette vidéo moche. Je me suis mis à retranscrire le parcours, (je reconnais les interprètes), et à les tracer. Ils sont tous très singularisés. J’ai attiré votre attention sur Herman, parce que, pour le coup, singulier des singuliers, il a un parcours particulière- ment manifeste et systématisé. Les autres ont aussi véritablement des qualités de trajectoires très singulières. Je vais faire de la micro-danse, ultra minimale. (Il montre sur la scène ces trajectoires). Vous allez avoir des trajectoires régulières, sur des courbes légèrement elliptiques, d’autres vont faire de longues traversées. D’autres, au contraire, vont avoir des inscriptions « au carré », je dirais. Certains ont des séquences très définies, en six pas par exemple. Et puis, tout d’un coup, ils font quelque chose qu’on n’arrive plus du tout à repérer ou à saisir. D’autres font des boucles. On a manifestement, contrairement à ce qu’on pourrait croire, une singularisation, chacun individuellement saisi, produit une matière particulière, au travers même des trajectoires. On va revenir à de l’image. Je vous invite à vous intéresser plus particulièrement à la nature physique, ou la qualité physique de la relation entre eux, qu’est-ce que ça produit comme espace. Comment se travaillent les espaces entre eux. Est-ce qu’on se rapproche ? Est-ce qu’on se touche ? Les rapprochements sont-ils nets, ou moins saisissables ? Sont-ils fré- quents ? Ont-ils l’air délibérés ? On y va. Ça commence par une longue plage, sinon d’obscurité, de pénombre profonde. On va passer. J’accélère d’emblée. L’observation que je vous propose, on aurait pu la conduire de manière plus riche sur l’autre cassette, mais là, on rentre dans les qualités de pré- sence, les manières d’être à l’égard de l’autre, et on voit quand même suffisamment le travail des trajectoires, des espaces.

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[Extrait vidéo de la pièce captée par la vidéaste.]

Les précisions d’Herman seront précieuses. J’en profite pour vous dire quelle est ma méthode. Naïvement, dans un premier temps, j’ai cru que plus j’allais interviewer de danseurs, plus j’y verrais clair dans cette pièce, plus j’allais m’approcher de sa vérité. La vérité d’une pièce serait l’adjonction des vérités de chacun. On a treize interprètes sur le plateau, on aurait donc treize vérités. Grand dieux, merci, je me suis rendu compte que même s’y j’apprenais des choses, j’y voyais de moins en moins clair. C’est à dire que je perdais de plus en plus mon propre territoire de regard, je laissais s’étouffer littérale- ment la dimension performative de mon regard, dont je parlais tout à l’heure, comme opérateur, comme co-réalisateur de la pièce. Je ne peux, moi, ne rendre compte que de cette expérience là, de mon expérience de perception, et j’ai donc à un moment délibérément cessé de rencontrer les interprètes et aussi annulé le grand entretien final avec Madame la chorégraphe que j’avais prévu. Contrairement, à ce qu’évoquait Philippe Guisgand ce matin avec Anne Teresa de Keersmaeker, pour tout vous dire, j’ai été très longtemps journaliste des pages cultures à Montpellier, et c’est quelqu’un avec qui je peux facilement obtenir un rendez-vous. Ce problème ne se pose pas. C’est de mon propre chef qu’à un moment, j’ai suspendu ce cycle d’entretiens, pour que mon regard puisse fonctionner. En clair, je ne suis pas en mesure d’être précis et exact pour tout. Mais ça ne constitue pas à mes yeux un problème rédhibitoire. En l’occurrence, pour ce qui est des espacements, de la façon dont se traite la relation de l’un à l’autre dans l’espace. Qu’est-ce qui se produit là ? J’avoue que je reste dans une perplexité. Je sais que chacun a ses boucles. Je constate que, à l’évidence, parce que j’ai vu la pièce maintes fois, cela produit une trame différente, à chaque fois, à chaque représentation. On n’a pas à tout instant les mêmes rencontres qui se produisent au même endroit du plateau. Chaque représentation est différente. On est dans une structure de dispositif. C’est un dispositif qui permet, qui génère et qui va, d’une certaine manière, laisser la pièce auto-générer d’elle-même une partie de sa forme sans que la chorégraphe en ait l’absolue maîtrise. A chaque représentation, il y a quelque chose de neuf. Par exemple, à un moment assez merveilleux, on a une rencontre absolument inopinée, qui est saisie par les deux inter- prètes, qui crée une micro-dramaturgie de cet instant là, qui m’émeut énormément. A part ça, ces trajectoires sont néanmoins très inscrites, reconnaissables. Elles sont à mi chemin entre la trajectoire et l’amorce de la construction d’un personnage, d’une qualité de présence, d’une manière d’être dans cette histoire. Entre cette part d’écrit, de déterminé, et là l’information des danseurs m’est très précieuse, par le temps. En cou- lisse, sont donnés les temps très précis d’entrée et déclenchement des entrées. Ils savent à quel moment ils doivent entrer. Ils ont des trajectoires souvent semblables, des qualités, des manières de les aborder, de s’en saisir. Je ne sais pas jusqu’à quel élément de variation ils peuvent aller. En tout cas, ça produit de l’aléatoire de relation et de croisements, tout ça reste très ouvert. Parfois, on a alors au contraire, à certains moments, des micro-dramaturgies parfaitement écrites, volontaires, et reproduites de soirées en soirées où on s’attend relativement bien à la situation où untel et untel se rencontrent, et il se produit une situation. Dans l’ensemble, je crois qu’on pourrait se mettre d’accord pour observer que l’écriture pourrait être particulièrement celle de l’espacement. Les contacts sont rarissimes. Les rapprochements ne sont pas recherchés. On est dans une écriture de l’entre-deux. Une écriture qui naîtrait en grande partie entre les interprètes eux-mêmes, sur un territoire qui échapperait en partie à la prise volontaire et déterminée des interprètes eux-mêmes. On serait dans une écriture de l’autre, à l’autre. De cet espace de l’autre à l’autre, je m’en- tends. Eventuellement de l’espa- La danse n’est pas un art de l’image. cement à l’autre soi-même, ça me semble essentiel dans cette C’est un art de la transaction entre affaire. l’humain et l’espace, sa relation au En tout cas, je retiendrais au pas- sage une leçon de regard en danse monde au travers de cette relation pour tout un chacun, apprenons à regarder la danse autant par l’es- de l’espace et du temps. pace que par le geste. Encore une fois, la danse n’est pas un art de

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l’image. La danse n’est pas un art de la belle figure humaine. C’est un art de la transac- tion entre l’humain et l’espace, sa relation au monde au travers de cette relation de l’es- pace et du temps. La danse est un art de ce travail d’espacement qui crée la conscience de soi, la conscience du monde et pose un acte créateur dans le monde. C’est ténu. Je vais me faire assassiner, là. Je ne sais pas si certains ont un goût pour la corrida, c’est mon cas. Allez voir cent corridas, si vous continuez à ne regarder que le torero, vous ne comprendrez rien à la corrida. Une corrida se regarde dans la relation entre le taureau et le torero, et dans ce qui se passe à l’initiative du taureau et ce que ça produit, remet en cause, dans cette relation entre les deux. L’image est grossière, mais elle fait sens néanmoins. On va continuer à regarder et à s’intéresser à la marche. On dit souvent que c’est une pièce sur la marche. J’ai moi-même titré mon travail « De marche en danse ». Essayons de regarder d’un peu plus près la marche, mais qu’est ce que ça nous dit, comment marche t-on, pourquoi on marche ?

[Extrait de la vidéo]

Vous avez vu la jeune fille, là, Corine Garcia qui est allongée au sol devant ce fameux bec à souffle et à sons. Je n’ai pas encore parlé du son, mais on va le faire. Quelque chose se passe avec ces sources là. Ce souffle, qu’est-ce qu’il fait ? Qu’est-ce qu’il produit ? Le son notamment. On revient aux marches, je vous disperse ! Alors, la marche. On peut tout à fait admettre que « Déroutes » produit un certain ennui. Moi je pense que c’est une œuvre très importante, et je ressens cet ennui par moments. Evidemment, je ne paie pas mes places… Mais je pense que l’ennui est un des modes de rela- tion au monde et qu’il se travaille peut-être quel- Je pense que l’ennui est un que chose. Il faut choisir à un moment. Il y a beaucoup de spectacles divertissants, entraî- des modes de relation au nants, il s’en passe plein au Zénith etc. On peut admettre qu’il y ait des variations, d’autres pro- monde et qu’il se travaille positions. L’une des réactions que l’on entend souvent c’est : « Ils ne font que marcher. Ça n’a peut-être quelque chose. aucun intérêt. Ce n’est pas de la danse ». Bon. Ok. Je vous invitais à regarder d’un peu près ces marches. On peut dire que c’est une pièce sur la marche, certes, mais il n’y a pas une seule seconde dans toute la pièce où il n’y a pas, au moins, l’un des interprètes dont l’action manifeste ne peut être décrite autrement que par la marche. Il y a toujours au moins un interprète qui ne semble rien faire d’autre que strictement marcher. Il faudrait s’entendre sur ce qu’on entend par marche. J’emploierais volontiers la notion de marche exacerbée. Là, on revient à tout l’héritage du minimalisme en danse. On pour- rait d’intéresser à la post modern danse, qu’évoquait Philippe ce matin. On revient à un geste le plus quotidien, un des fondamentaux, à un geste de base que nous pratiquons tous. Evidemment, dès que nous le transportons sur le plateau, nous exacerbons ses significations possibles. Le seul fait de le sélectionner, de s’en emparer, c’est déjà le problématiser, c’est déjà axer le regard dessus ; c’est déjà se rendre compte que n’est banal que ce que nous avons décidé de voir tel. C’est commencer à engager la réflexion sur notre regard sur le monde : en quoi finalement aucun de nous n’a la même marche qu’aucun autre ? Cela suffit à fonder énormément d’éléments de la relation au monde, qui peut être passionnante à regarder, à investir. On peut aussi engager un point de vue politique. On peut se demander ce que ça veut dire d’aller chercher un geste réputé trivial, commun, en général peu valorisé, de le trans- porter sur un plateau et d’en faire un acte « auréolé » d’un prestige, d’un investissement artistique. Qu’est-ce que ça vient déplacer ? Mais, très concrètement, vous avez dû vous en rendre compte, en fait, on a de toute manière là, une multitude de marches dans la pièce. Certaines sont très neutres, d’apparence, à l’œil nu. Mais, même ces marches les plus neutres, je les ai longuement analysées, en vitesse, en dynamique, elles sont à peu près au deux tiers, à trois quart de nos marches communes. Par rapport à la vitesse communément reconnue pour la marche en terrain plat, sans se presser ni traîner. Celles-ci sont réglées à peu près à deux tiers de cette vitesse là. C’est particulier, on peut s’y intéresser. Il y a une option de composition. Et, même dans ces marches les plus neu- tres, si vous regardez bien, c’est une très belle question, un danseur reste un danseur.

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Nous avons des qualités de coordination, de fluidité, des régularités de port, qui ne sont pas celles du commun d’entre nous dans la rue. Je me suis amusé, j’ai été me poster au dessus de la place carrée, aux Halles à Paris, dans cette place souterraine qui me rappe- lait énormément la cage de scène de Gennevilliers. Je notais les différence entre les manières de marcher. Dans la pièce, ce sont des marches évidemment qui sont investies autrement. Ce sont des marches conscientes, des marches en scènes, conscientes de faire acte artistique, des marches qui n’ont pas les mêmes trajectoires, les mêmes desti- nations, les mêmes usages quotidiens que ceux de nos marches de tous les jours. Et puis, évidemment, sont montrées aussi des marches soulignées. C’est l’un des éléments de composition. On va dire que les questions principales du geste sont prises en charge par tel ou tel interprète, qui travaille un peu systématiquement pendant toute la pièce cette question là. Vous avez dû remarquer Julien Gallé-Ferré, un garçon filiforme avec le haut rouge. Il décline une variété insensée, pendant toute la pièce, de marches tirant plu- tôt vers la figure du pantin, du militaire, avec des variations. Il ne va pas cesser de contra- rier les relations habituelles entre l’avancée de la jambe et du bras. Il va faire l’inverse. Il va l’amplifier. Il va le cadencer, le ralentir à l’extrême, exacerber les antéversions ou les rétroversions du bassin. On a toute une gamme de ce type là. On a aussi de manière plus subreptice, mais à mon goût la plus intéressante, vous pourrez l’observer, puisque ça va continuer tout le long de la pièce, de marcher. A maints moments, on voit une sorte de qui-vive, une suspension, une attention à ce qui survient, et qui n’est plus de la marche. Mais on n’était déjà dans une chorégraphie de marche. On est dans cette variation d’un pied qui va se soulever anormalement, et se suspendre un instant, quelques secondes. Quelque chose qui va s’arrêter avant de reprendre. Une direction qui tout d’un coup s’al- tère, se modifie. Le simple fait, par exemple, de modifier une qualité d’intention, qui est la clé, en l’occurrence, quand je parle de cette conscience d’être en scène, et qui modifie une direction d’intention plutôt, et pas tant de regard. Tout d’un coup, un interprète se met à regarder son pied droit alors qu’il est entrain de marcher. Evidemment, c’est peu perceptible. Les éléments de composition ne sont pas forcément des exposions géomé- triques, figurales et autres. Mais tous ces éléments viennent travailler ce que la pièce tra- vaille de bout en bout, c’est à dire une mise en doute, un questionnement systématique qui se passe sur la frange, sur le bord, ou alors dans l’espace entre, mais qui refuse de prendre quoi que ce soit comme une donnée intangible, centrale, manifeste. Là on va être dans « Qu’est-ce que c’est qu’un geste qui ne serait plus de la marche, qui serait peut-être de la danse ? Qu’est-ce qu’une marche ? ». Mon titre est à double ressorts : « De marche en danse », c’est comment passe-t’on de la marche à la danse, mais qu’est-ce qui, en toute danse, relève toujours de la marche, de la marche comme ce premier investissement, ce premier rapport au monde, cette pre- mière manière de se projeter, cette première manière de s’ouvrir à l’espace et d’y choisir des trajectoires, d’y choisir des intentions, des curiosités et de les rendre productives. Donc la marche qui est dans toute danse et en même temps, qu’est-ce qui nous fait pas- ser de la marche à la danse ? Je suis obligé d’accélérer un peu. Je passe sur la thématique humaniste, existentialiste autour de la marche. Tout ça est travaillé. Référencé. On aurait pu parler de Beckett. On aurait pu parler de Giacometti. On pourrait parler de tous les performers, comme Dan Graham, etc. C’est une thématique du 20ème siècle entier, la marche.

On va continuer, je vous propose de vous intéresser au son. Je vous donne une clé. Vous avez remarqué, j’imagine, un personnage qui est à l’avant, qui est tout en noir et qui est devant ses engins. Il est néanmoins quasiment sur scène. Il est devant sa table de mixage. C’est Erikm. Pour ne pas tout compliquer, on va dire que c’est le musicien dans cette affaire. Terme qu’il faudrait questionner à l’infini. On va dire que c’est lui qui tra- vaille particulièrement cette question là dans la pièce.

[Extrait vidéo]

L’image n’est pas excellente pour ma démonstration. C’est un des rares moments où il est dans une position un peu exceptionnelle. Il s’est perché sur un des montants métal- liques. C’est Stéphane Bouquet, il est tout en bleu. Habituellement, il ne fait pas des acrobaties comme ça, puisqu’à l’échelle de « Déroutes », là, c’est quasiment une acroba- tie ! En règle générale, vous l’avez remarqué, il marche. Qu’est-ce qu’il a de si différent des autres ? Je suis sûr que pour la plupart d’entre vous, vous l’avez remarqué.

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C’est le propre de cette pièce là. On peut, à tout instant, se porter sur l’un, sur l’autre, choisir. Ce qui fait qu’en même temps, elle paraît d’une aridité, d’une sécheresse exceptionnelles, parce qu’elle ne cultive pas cette composition d’ensemble, ces unissons qui vont nous entraîner. Elle est beaucoup perçue comme « sèche comme un coup de trique », comme l’avait écrit Dominique Frétard dans Le Monde. En fait, elle est à profusion. Ça n’arrête pas. Il se passe toujours quelque chose dans « Déroutes », c’est une pièce over active. Surdosée. On peut à tout instant choisir, avec ce mode de composition de l’espace, vers qui on va porter notre regard. Donc Stéphane Bouquet vous a sûrement déjà attirés par sa singularité. Alors qu’est-ce qu’il a que les autres n’ont pas, qu’est-ce qui fait qu’il est différent ? A part de rares exceptions comme là, il marche. Il marche. Alors, il marche nettement plus lentement que les autres. Il marche sur des lignes strictement rectilignes. Ses trajectoires n’ont de variations qu’exclusivement en angle droit. Donc, une marche excessivement géométri- que, en carrés etc. Il est manifestement beaucoup plus absorbé peut-être que les autres. Il est claquemuré dans un univers intérieur. Vous avez peut-être remarqué que les autres ont des jeux de regards, d’attention. On va y venir, ce sont des micro-dramaturgies qui se produisent. Lui, ne s’y prête absolument pas. Quel est-il ? On peut aussi trouver, par rap- port à cette qualité de marche qu’à un danseur dont je parlais précédemment, qu’appa- remment, il ne l’a pas vraiment. Il a quelque chose d’un peu gourd, peut-être dans son port corporel, dans son corps. Stéphane Bouquet en fait est écrivain, scénariste de cinéma et poète. Il n’est pas du tout danseur. Danseur, alors, entendons-nous, il faut problématiser ça. Il n’est pas danseur de profession. Il n’a pas suivi des formations de danse, il ne se consacre pas à cette activité de manière professionnelle, il n’en tire pas de revenus, sauf exception comme ici. En revanche, il appartient à un certain courant de l’écriture contemporaine en poésie, dont le propre est d’essayer d’engager un état corporel dans l’acte de création littéraire, et en l’occurrence, la marche, dans son cas. De longues marches dans la ville. L’écriture est issue de ce processus là. C’est une écriture, qui n’est pas la poésie romantique à grand déploiement émotionnel, elle est très contemporaine, très neutre, peu tonale. En fait, vous vous souvenez ce qu’on disait de « Lenz ». Stéphane Bouquet est ici sur le plateau et se consacre à cette activité qu’il choisit habituellement comme mode d’écri- ture. Qu’est-ce que ça donne ? Moi je le sais, 95 % des spectateurs de cette pièce ne le savaient pas. Ils n’ont pas forcément lu tout ce qui a pu se dire. La feuille de salle qu’on distribue à l’entrée comportait certains de ses poèmes, qui étaient donc accessibles à la lecture pour les spectateurs. C’est tout. Là encore, ça me touche énormément, dans ces éléments de composition strictement imperceptibles. Je le sais, mais ça peut ne pas se savoir, la pièce se déroule tout autant, se reçoit tout autant. Je suis convaincu qu’elle s’enrichit de ça, que ça ne produit pas rien, que c’est là que ça travaille. Ça fait partie du dispositif. Ça permet le travail du regard sans que ce soit un rapport d’évidence manifeste. On continue à s’intéresser au son.

[Extraits de la vidéo]

Vous voyez la marche en crabe de Julien Gallé-Ferré, que vous verrez ce soir dans le spectacle. Vous vous souvenez qu’il y avait des chambres à air ? Et bien le son, là a peut- être à voir avec ces objets. On me signale que je parle trop. Je vais accélérer. Je ne vais pas pouvoir tout passer en revue. Je me dis que si au moins vous voyez comment j’essaie de travailler dans le regard, j’aurais fait passer l’essentiel de ce que je voulais faire passer. Pour ce qui est de la musique, Erikm, dans la feuille de salle, figure dans la liste des interprètes. Ils sont 13. Il est placé dans l’ordre alphabétique. Son nom figure aussi dans la ligne : création son. C’est intéressant à questionner. C’est un musicien électronique actuel, qui travaille. C’est toute une mise en œuvre, vous l’avez peut-être perçu. Il amène son propre son, sa bande sonore, qui est composée d’éléments de musique composée, même s’il y en a très peu, au sens conventionnel du mot, de sons captés, et surtout ici d’une auto-captation des sons du plateau. Ils sont absorbés, altérés, amplifiés, ils vont s’articuler en rebonds, en déphasage, qui vont revenir beaucoup plus tard en écho etc. Il utilise une procédure de recyclage, de retraitement, de rediffusion. Je ne suis pas spécialiste, même si j’adore tout ça. Je ne comprends pas très bien comment tout ça fonctionne. En tout cas, on a là un usage de la musique qui devient, je dirais, une sorte de matériau d’une méta-chorégra- phie. En tout cas, ça n’est absolument pas quelque chose qui ne serait qu’un appui ou

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un accompagnement, un cadrage, un élément sur lequel on fonctionnerait en contre- point, en opposition, en accompagnement, en appui rythmique, en cohérence, en diver- gence. On n’a pas non plus un travail de la divergence systématique, ou de l’autonomie dans la lignée de Cage/Cunningham. On a un travail de méta-chorégraphie qui inclut le son comme l’un de ses On a un travail de méta-chorégraphie matériaux, comme un dis- positif qui auto-produit et qui inclut le son comme l’un de ses auto-digère, auto-assimile, auto-transforme, dérègle, matériaux, comme un dispositif qui altère, recycle, reforme et reproduit de nouvelles for- auto-produit et auto-digère, mes. C’est le mode de composition de cette auto-assimile, auto-transforme, pièce. Ça fait écho, vous vous souvenez ce qu’on a dérègle, altère, recycle, reforme et dit sur ce mode de relation au monde, encore une fois, reproduit de nouvelles formes. il faut questionner ce lien. On revient à « Lenz », l’élément de cette relation globale au monde, à la nature, qu’on retrouve dans ce mode de traitement musical. La lumière est très mal rendue dans ce document. La réalisatrice a voulu être claire et nette et aisément communiquer. Je ne sais pas comment elle s’est débrouillée pour modifier à ce point la perception lumineuse, qui paraît dans la vidéo assez convention- nelle. On y prête pas attention en tout cas. Mais c’est intéressant d’y passer quelques instants. On a une lumière qui neutralise énormément. Je ne sais pas utiliser les mots techniques qui conviennent, mais c’est une lumière assez métallique et industrielle. Elle a un effet neutralisant. Elle tire vers une espèce de gris, qui créerait quelque chose de diaphane, mais aussi de très urbain, de très contemporain, pas le diaphane de l’aube sur les marécages. En même temps, ces choix exacerbent la perception lumineuse des élé- ments de costumes. Les rouge, les jaunes des chemisettes et de pantalons, avec cette texture très actuelle, très contemporaine. Ça renforce l’idée que ce sont des électrons qui circulent, une constellation d’électrons. C’est ce que ça produit à l’œil. Ça rentre évidemment dans la composition globale. Mais surtout, les découpages de la lumière sont essentiels. Ils procèdent par plages neu- tres et stables. Par des ruptures neutres et franches, on va changer l’intensité ou de qua- lité. Elles sont très perceptibles à l’œil. Je ne comprends pas comment on ne les perçoit pas dans cette vidéo. Elles paraissent indépendantes de toute relation avec ce qui se passe sur le plateau. Le découpage de ces changements d’intensité, de qualité, est sans rapport manifeste, avec ce qui est entrain de se passer. On n’est pas en train de changer de qualité d’action, on n’est pas en train de changer de dynamique. On n’est pas entrain de s’engager dans un unisson. Non, rien ne se passe apparemment de manifeste, de fla- grant sur le plateau qui justifie ce changement de lumière. On est là aussi dans une com- position qui serait comme par couches, par nappes qui coulisseraient, se tuileraient, se dissocieraient. On pourrait passer d‘une couche à l’autre, d’une nappe à l’autre. C’est essentiellement l’interstice, l’espacement qui serait au travail, qui produit quelque chose d’extrêmement singulier. On est dans un refus de se saisir d’un point de vue univoque flagrant et évident, et de laisser un dispositif relativement lâche. Je parlerais presque d’une composition à basse intensité. Je n’ai pas utilisé ce terme dans l’ouvrage, mais il m’est venu en relisant, en retravaillant ces jours derniers. C’est à dire que c’est très composé, même si la pièce semble échapper, qu’on ne peut pas la saisir etc., j’essaie de vous montrer qu’en fait tout est travaillé, qu’il y a une multitude d’éléments, qui sont tous dans le parti-pris d’un certain retrait. Le travail est de mettre en place des dispositifs qui le permettent.

Herman Diephuis Je voudrais que tu montres un extrait du spectacle vers la fin. Parce que sinon j’ai l’im- pression que les gens ne vont pas saisir.

Gérard Mayen Oui. On va montrer la fin. Ce que fait Herman. Je laisse ouvert. Vous vous souvenez, j’en

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ai parlé ce matin. La composition comme quelque chose qui ne ferme pas mais qui laisse ouvert. Ma conclusion est faite. On va la laisser à l’image et à Herman.

Herman Diephuis Je voudrais que tu reprennes au moment où la musique change. Le moment où les mar- ches reprennent.

[Extrait de la vidéo. Séquence finale.]

Gérard Mayen Julien Gallé-ferré est sur des patins, eux-mêmes en glace. Il glisse. Il met douze minutes à traverser le plateau comme ça. Bertrand Navi a pris les costumes de Stéphane Bouquet. C’est l’un des éléments de composition dont je voulais parler. Personne ne s’en rend compte. Mais on se met tout d’un coup à s’emparer des éléments de costumes de l’au- tre. Composition par empreinte subreptice.

Herman Diephuis Je crois que c’est une pièce très compliquée à regarder en images. J’avais envie qu’on voie la fin de la pièce. Tu parles d’une pièce où tout est aléatoire, tu dis qu’il y a beaucoup d’aléatoire. Finalement, il n’y en a pas beaucoup. Je suis d’accord que c’est fait pour don- ner cet aspect aléatoire, mais en fait, c’est très précis comme pièce. C’est une pièce extrê- mement écrite. Dans chacun dans nos parcours, on a des temps qui peuvent varier, sauf qu’on est toujours en lien par rapport à l’autre, à C’est une pièce extrêmement écrite. ses actions. La notion de temps est importante : on avait des montres qui défilaient le temps dans les coulisses, donc on était toujours très fixés sur le temps. A une minute, deux secondes, tu entres sur scène, par exemple. Même la lumière a des tops par rapport aux actions précises de cer- tains. Du silence du début, jusqu’à la musique que l’on vient d’entendre à la fin, pendant une heure quarante cinq, ça se construit. Quelque chose se construit tout le long. L’écriture de Mathilde a imposé des plages de groupe, où on est tous, le moment de la fente, par exemple. Ou le moment où tu dis : « Ah, là, malheureusement, ils ne marchent plus ». Effectivement, il y a des moments où on arrive à l’arrêt. Et ça redémarre. Pour le faire, on est pas fermés, on n’est pas seuls. En apparence, bien sûr que oui. Mais pour les circulations c’est pareil : la pièce voudrait donc en fait être comme si on donnait un cadre sur un morceau de pièce qui continuerait à l’extérieur, où le hors champ pourrait fonctionner dans l’imaginaire du public, comme si on était sur des trajets qui conti- nuaient dehors, avec des actions peut-être. Ce qu’on voit, c’est qu’on traverse cet espace qui est là, qui est la scène, et qu’on aperçoit un bout d’une pièce qui se jouerait sur des kilomètres et des kilomètres. Pour nous de l’intérieur, ces parcours là n’existaient pas vraiment bien sûr. On était dans les coulisses en attendant nos entrées. Ma proposition dans cette pièce, c’était d’avoir un rôle d’horloge presque. Je fais toujours le même tra- jet, en changeant de costumes, et en modifiant légèrement, sur la durée de la pièce, ce concours, pour arriver à cette fin où je disparais dans le congélateur. Mon entrée se fai- sait au départ toutes les 4 minutes, et là aussi, après, pour des soucis d’ennui, on a fait des concessions. Je me base sur une action pour ne pas laisser ce temps complètement aléatoire. C’était juste quelque chose d’important à dire.

Gérard Mayen Juste une précision. Sur les lumières, bien entendu, ce n’est pas Eric Wurtz qui écrit quand ça lui chante. C’est très précis. Mais il n’empêche que depuis le point de vue du spectateur, tu ne peux pas associer les changements de lumière à un élément dramatur- gique manifeste.

Herman Diephuis Quand tu connais certains tops, oui.

Gérard Mayen Non, mais toi, tu me parles de tops techniques de construction de la pièce. Moi, je parle de dramaturgie.

106 “Déroutes” de Mathilde Monnier par Gérard Mayen

Herman Diephuis Effectivement, ce n’est pas fait pour donner à voir un lien entre la lumière et l’action.

Gérard Mayen C’est fait exactement pour l’inverse.

Herman Diephuis Je voulais juste dire que ce n’est pas de l’aléatoire total. C’est très précis comme pièce. C’est une pièce qui fonctionne aussi sur la durée. Quand on ne voit qu’un extrait, on se demande ce qu’ils font. Je crois que c’est la fin de la pièce qui lui donne son sens. C’est la durée, ça joue sur le temps. On rentre dans une espèce de rythme où on perd la notion du temps, on rerentre dedans, par moments on nous oblige à rerentrer, c’est dû à la cho- régraphie ou à un moment qui est plus mis en avant qu’un autre.

Gérard Mayen Il y a des moments où il y a ce que j’appelle des moments de micro dramaturgie, où il y a une intensification des situations. Il y a des micro tableaux où il se produit effective- ment du temps resserré.

Herman Diephuis Ce qui est intéressant et compliqué dans le travail de Mathilde, c’est qu’elle nous parle peu de pourquoi elle fait une pièce. Elle nous donne un texte, une envie de travailler sur la marche par exemple. Tu as ton regard de spectateur, et comme tu l’as dit au début, chacun des interprètes doit avoir une notion de cette pièce complètement différente. Et on n’a jamais une réponse de Mathilde non plus. Je ne sais pas si sa réponse à elle serait la même aujourd’hui qu’à son départ dans la pièce, ou même après la première de la pièce. Je crois que pour elle aussi, c’est très trouble. C’est clair ce que je dis ?

Personne du public Tu disais que tu avais des actions très précises. Etaient-elles écrites ? Comment avez- vous travaillé en tant qu’interprètes, puisque tout était très précis, très ordonné ? Mais toi les actions que tu faisais, est-ce que ce sont des propositions qui t’appartiennent et qui vont évoluer ou est-ce qu’elles étaient demandées et écrites ?

Gérard Mayen Juste une petite précision, parce que dans ta position, tu ne vas pas oser le dire, on n’a pas eu le temps d’y venir. Herman Diephuis a un rôle très particulier. Il a un parcours qui est toujours le même, des actions qui sont répétées, et comme il l’a dit, des durées de présence, d’entrées et de sorties qui sont très fixées. Il est un peu unique. Et comme par hasard, ça se passe dans ce fameux pourtour, dans cette fameuse enceinte. Je n’en dis pas plus.

Herman Diephuis Ce n’est pas par hasard non plus !

Gérard Mayen Non, non, je dis : « Comme par hasard ». Je le précise parce que ça lui donne une place éminente dans ce qu’on retient de la pièce. Il est l’une des figures les plus marquantes.

Herman Diephuis C’est venu d’une méthode de travail. Effectivement, j’ai un rôle assez particulier dans la compagnie de Mathilde. J’ai une relation avec elle, on travaille ensemble depuis très longtemps. En amont d’une pièce, on discute beaucoup sur ce qu’on va faire et comment. On avait décidé, pour cette pièce, puisqu’il s’agissait de parcours individuels, de travailler en petits groupes, de ne pas commencer tous ensemble. On avait chacun deux semaines seul avec Mathilde, enfin, des groupes de deux ou trois personnes. Ça a duré sur une longue période. Moi je suis arrivé dans le dernier groupe. A la toute fin. Moi j’ai eu une semaine avec elle seul, et après, tout le monde est arrivé, a débarqué, et donc… Non, même pas ! Je dis des conneries. Moi, quand je suis arrivé à la fin, tout le monde était là. J’ai vu le produit de ce qui avait été fait dans ces moments de travail. Donc, Mathilde comme moi, on a vu qu’il y avait quelque chose de très intéressant dans cette chose très

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aléatoire, ce temps individuel, mais qu’il y avait aussi une nécessité de donner un cadre à ça, un repère, pour donner une lecture possible de la pièce dans son ensemble, pour que ça ne devienne pas indigeste. J’ai proposé du coup, d’être le personnage extérieur. Je trace les limites de la scène. Je trace un rectangle, comme une horloge, où tous les tant de minutes, en changeant de costume, en amenant une chose pareille qui se répète avec une modification, qui a une évolution du début jusqu’à la fin, se crée comme une réso- lution, qui n’en est pas une. Je propose une certaine histoire, un certain personnage, plein d’humour, un personnage qui revient et qui permet, je crois, qui cadre l’aléatoire des autres.

Question du public Comme un contrepoint ?

Herman Diephuis En travaillant avec Mathilde, pour répondre à ta question, chacun propose. Elle n’a rien écrit pour les danseurs. Ce sont les danseurs qui fournissent le matériel. Après, bien sûr, elle enlève ou elle garde, elle change la place dans le parcours de chacun, ou crée des liens avec les autres… Ce n’est pas complètement ouvert.

Gérard Mayen Si je peux me permettre, sur cette question là, gardons-nous d’y mettre de connotation morale. C’est une question qui revient dans presque toutes les rencontres avec le public. Est-ce que ce sont les danseurs qui écrivent, ou est-ce le chorégraphe qui impose ? Sous- entendu, quelle est la part de liberté qu’ont les interprètes face à un méchant chorégra- phe qui impose tout ou de gentils chorégraphes qui laissent les danseurs écrire beau- coup. Gardons-nous de ce genre de raisonnements. Par exemple dans cette pièce, il y a un moment où il faut choisir, il faut retenir, éliminer. Lorsque j’ai fait les quelques entre- tiens, l’un deux ne cachait rien de sa colère, il avait le sentiment d’avoir été volé de son travail. Il décrivait les choses en ces termes : Mathilde Monnier fait faire les choses par les autres, et vient faire ses emplettes pour faire sa pièce. Je pense qu’il est dans l’erreur dans ce raisonnement là, qu’il est trop schématique. Mais n’imaginons pas que c’est une simple question de jeu entre la jolie liberté et la méchante autorité.

Herman Diephuis Non, c’est aussi très particulier à cette pièce, cette façon de travailler.

Autre intervention du public C’est une pièce qui me touche beaucoup, mais j’aimerais bien la revoir plusieurs fois. C’est une pièce qui donne envie de revenir. Je ne l’ai jamais vue en vrai, juste ces extraits. Mais le peu que j’en vois, me donne envie de la voir plusieurs fois. Il y a plein de choses à voir. Mais ce que je me demande, c’est que toi, tu avais une partition écrite, mais pour les autres interprètes, est-ce qu’il y a une partition qui a fini par s’écrire ou est-ce que finalement ils font un parcours avec des consignes, mais qui laisse la possibilité d’une mutation dans les propositions au fur à mesure de la pièce ?

Herman Diephuis Non, le parcours de chacun était très précis. Mais ça ne veut pas dire qu’on ne pouvait pas proposer de nouvelles choses à l’intérieur de quelque chose de précis. Pour moi, j’avais le rôle le plus précis. Mais, entre la première et la dernière fois qu’on l’a jouée, ça s’est modifié. Comme le dit Gérard, sur une semaine, sur 8 spectacles, il n’a pas vu exac- tement la même chose.

Gérard Mayen Oui, c’est vrai. Par exemple, je vais évoquer un cas qui m’intéresse particulièrement pour illustrer ceci. Rémi Ritier dans ses deux bouées faites dans des chambres à air, faisait des rebonds, il se laissait aller à ce poids, aux rebonds, ça n’est pas écrit. Ses mouvements ne sont pas écrits. Ils génèrent des rencontres inopinées. Il y a eu une très belle rencon- tre, qui ne peut être qu’inopinée, malheureusement, on n’a pas eu le temps d’y venir, avec Bertrand Mavie, ça a duré 45 secondes. C’est une micro situation. Ça n’existait pas les autres soirs. Quand il pousse ses blocs de glace, certes, il les pousse en général dans la même direction, mais il n’y a pas deux fois où ça donne le même résultat. Ça éclate le

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plateau, ça croise les trajectoires des autres, ça produit du son, etc.

Herman Diephuis Par contre, on savait quand Rémi allait commencer à gonfler ses pneus, et plus ou moins où il se trouvait dans l’espace, même en se déplaçant. Après, le temps qu’il donnait à ça, le nombre de rebonds, et effectivement si ça tombait en même temps que le passage de quelqu’un … il y avait une marge, bien sûr.

Question du public Est-ce que cette pièce est encore jouée ?

Herman Diephuis Non, elle ne l’est plus. Mais il est question d’une reprise l’année prochaine. On vous dira.

Gérard Mayen Elle a été très peu jouée.

Herman Diephuis Ce n’est pas une pièce qui a bien marché. Malgré le fait est que pour beaucoup de gens, ça reste la meilleure pièce de Mathilde.

Gérard Mayen Il y en a de plus abouties, comme on dit. Celle-là est à mes yeux, la plus envoûtante, celle que l’on peut voir huit fois, en voyant toujours autre chose. Il y a quelque chose d’assez fascinant. Je rencontre, dans ce tout petit monde, des gens qui en parlent comme d’une pièce inouïe, d’exception.

Personne dans le public Justement, par rapport à ça, vous avez souligné l’importance de cette pièce. Elle va plus loin que ce qu’on a pu voir. J’aurais aimé que vous me fassiez partager ce que vous avez vous ressenti, analysé. On sent qu’il y a quelque chose dans cette pièce que vous trou- vez extrêmement important, pouvez vous nous en faire partager un peu quelque chose de cette importance ?

Gérard Mayen Moi, elle me met dans un état de suspension, de suffocation. Devant quoi ? Devant le fait qu’elle est… En somme, c’est une pièce qui est sur un grand plateau, avec un grand effectif, de gros moyens, c’est un Centre Si vous voulez, c’est une pièce, Chorégraphique, elle est composée, on voit beaucoup de danse, beaucoup de j’ai essayé de le développer à mouvements dansés, ce n’est pas une pièce expérimentale, avec des petits plusieurs moments, moyens, axée sur la déconstruction, qui passerait à la Ménagerie de Verre, à qui m’amène à essayer d’aborder Paris. On est sur l’autre versant des cho- ses. Pourtant, sur ce versant là, on est en le monde autrement, permanence dans une non évidence. Rien n’est sûr. Rien n’est arrêté. Tout est de le penser autrement, un peu affolé, déstabilisé, déréglé. Le regard doit en permanence choisir. Ce de sortir du fonctionnement qui fait cette profusion. Ce n’est pas que j’aie besoin de manger beaucoup pour duel, dualiste. me sentir bien, mais je sais que je n’arri- verais pas à tout y voir. Je sais que c’est le cas de chaque spectacle. Mais là, à chaque fois, je réinvente quelque chose. Je vois quelque chose de tout autre. Je l’ai vue au moins 50 fois en vidéo pour travailler. On a de gros effectifs, de gros moyens, grande scène, encore une fois, grande production, et quel- que chose qui est au bord, jamais évident, en permanence en doute, dans un flottement, dans des fuites, des insaisis. C’est un peu philosophique, mais entendons-nous, c’est une profonde jouissance. C’est une pièce qui m’émeut, qui me possède.

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Personne dans le public Ça a répondu. J’ai une piste. Merci

Gérard Mayen (Un léger suspens) Si vous voulez, c’est une pièce, j’ai essayé de le développer à plusieurs moments, qui m’amène à essayer d’aborder le monde autrement, de le penser autre- ment, de sortir du fonctionnement duel, dualiste. On est soit là, soit là. Pas ailleurs. Alors qu’à mon avis, on est entre les deux. C’est entre les deux que ça travaille. Il faut envisa- ger le ici et le là, non pas comme des données qui préexistent, des données intangibles, mais comme des productions. C’est parce que nous sommes dans la tension entre les deux que nous produisons les termes de la contradiction. En général, toute notre pen- sée ancienne et paresseuse, consiste à penser que les termes sont posés, et que la contradiction en découle. Non. Nous n’arrêtons pas de créer les termes parce que nous sommes entre les deux. Le chemin est intéressant, du fait que nous l’empruntons, plus que du fait que de savoir d’où nous venons et où il nous mène. J’ai beaucoup insisté sur cette notion de l’entre, dans l’entre, et sur les bords. C’est à dire, comment arriver à défi- nir les choses, les choses se font, elles se font par leurs franges, et leurs franges ne sont pas des clôtures. Les relations se passent entre. Elles ne se passent pas dans le choix de l’un ou l’autre. En clair, il y a beaucoup d’inspiration de la lecture de Gilles Deleuze, pour ceux qui situent. C’est dit, mais je n’ai pas voulu y venir, parce que ça aurait été un encombrement de plus.

Question d’un participant Par rapport à l’architecture, à l’espace, je trouvais que là où avait été créée la pièce, il y avait quelque chose qui me permettait effectivement, d’être engouffré. Je me posais la question quand c’est replacé dans un théâtre avec une scène plus traditionnelle, j’ai l’im- pression que ça permet moins cela. Comment on pourrait rendre cette dimension de l’es- pace qui est très importante ?

Gérard Mayen Je pense que Herman pourrait répondre.

Herman Diephuis On n’a jamais pu reproduire cela nulle part.

Gérard Mayen Moi je ne l’ai vue qu’à Gennevilliers. Est-ce que ça joue beaucoup ?

Herman Diephuis Je crois que les gens qui l’ont vue ailleurs ont vu une autre pièce, c’est tout. Alors, à la fois, c’était dommage parce que cet espace était incroyable, était fort pour la pièce, mais il était problématique aussi, parce que nous, on se perdait. L’espace rendait la lecture de la pièce encore plus compliquée pour un public qui vient voir un spectacle de danse. Cet énorme plateau implique que c’est une grande salle. Selon où on était placé dans la salle, pour la personne qui était au fond, l’interprète était tout petit ! J’ai senti qu’à Gennevilliers, où on aimait beaucoup cet espace, qu’il nous semblait être l’espace nécessaire pour cette pièce, et en même temps, après l’avoir joué, et on l’a même joué dans des tous petits théâtres, on pensait que ça allait être ridicule, la récep- tion de la pièce était meilleure. Parce que les gens étaient sur les interprètes, ils voyaient ce qui se passait dans le corps, l’émotion qui pouvait exister, et ça jouait moins sur l’ar- chitecture. Et donc aussi, moins sur l’image. On était plus directement sur le corps. Ça donne deux pièces différentes, plus faciles pour un public qui vient voir de la danse. Enfin, tu m’entends !

Gérard Mayen Je m’en prenais à la cassette qui montre un peu la version officielle de la pièce, je pense que c’est dû à cela, au fait qu’on soit sur le rapprochement des personnes et qu’on voit très peu le dégagement. Ça me donne envie de revenir à la question de la dame, quand tu parles de ce qui se passait dans les corps. Enfin, je n’ai pas eu le temps d’en parler, il faudrait des heures, ou que je m’organise mieux ! Je n’ai pas évoqué l’essentiel : ce qui se passe dans les corps, et qui m’émeut le plus, c’est que l’essentiel des figures de danse,

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qui sont finalement nombreuses, je Ce qui se passe dans les corps, et veux dire qui ne sont pas la marche stricto sensu, sont constituées de qui m’émeut le plus, c’est que corps déchirés entre des directions multiples et qui n’arrêtent pas de l’essentiel des figures de danse, qui problématiser ce que pourrait être leur engagement dans le monde. sont finalement nombreuses, je veux Qu’est-ce qui va faire danse ? Comment on va y aller ? On ne va dire qui ne sont pas la marche pas y aller vraiment, on ne va pas déployer de grandes figures, mais stricto sensu, sont constituées de on va constamment réamorcer cette question. Dans ce cas là, on corps déchirés entre des directions est dans une impossibilité, une non-évidence, une fois de plus. On multiples et qui n’arrêtent pas de a beaucoup de figures où ça pour- rait y aller. Mais ça reste, ça se problématiser ce que pourrait être défait dans les directions. Les trois principales directions sagittales, leur engagement dans le monde. frontales, horizontales. Ça devient ça la question. Je peux vraiment beaucoup aimer des pièces de grande composition, par exemple, Anne Teresa de Keersmaeker, où ça y va vraiment, cette question n’est pas là, me semble t-il. Mais «Déroutes » me ramène constamment à « Commencer à y aller ? », « Pourquoi y aller ? », « Est-ce que c’est si évident ? ». Pour nous, dans notre monde, commencer à poser son corps dans le monde et vers où on va aller, pour quoi faire, quoi dire, quoi manifester ? L’écriture du geste est en général celle là. Là aussi, un peu de basse intensité.

Question d’une participante Est-ce que c’est de cette pièce là que vous parliez dans un article en la comparant avec une œuvre de Daniel Dobbels ?

Gérard Mayen Non. Pas du tout. Je le comparais avec Caterina Sagna, « Basso Ostinato ». Je crois qu’on va arrêter là. Herman s’y colle, lui après. Il joue ce soir.

Herman Diephuis Je voulais proposer un mini atelier, mais on a un spectacle à faire ce soir. Donc on est embêtés. On a besoin de préparer le spectacle. Il ne sert à rien, en 10 minutes de faire un atelier.

Gérard Mayen Excusez-moi, c’est de ma faute.

Herman Diephuis On en a discuté pendant. Ça n’avait aucun sens par rapport à ton exposé, tu n’étais pas encore arrivé au bout. C’est comme ça. Par contre, nous on va répéter de maintenant à 7 heures. Si parmi vous, il y a des gens qui ont envie de rester dans la salle, d’assister à la répétition, c’est possible. Tout le monde va revenir voir le spectacle ?

Gérard Mayen C’est un spectacle fameux !

Herman Diephuis Qui ne vient pas ce soir ? Il n’y a que trois personnes qui ne reviennent pas ce soir ? Comment vous convaincre ? Et si on répétait avec les figurants ? Est-ce que tous les figu- rants sont là ? Il faut faire une pause. Non, je propose qu’on répète et pour ceux qui ont envie de voir des bouts de répétition, on laisse les portes ouvertes. Ceux qui ne veulent pas se gâcher le plaisir parce qu’ils vont venir voir le spectacle ce soir, on se retrouve à 20h30. Je suis ouvert à vos questions. Je suis désolé mais le déroulement de la journée se fait un peu malgré moi. Je dirais tout avec mon spectacle ce soir.

111 112 MARDI 13 L’ÉCRITURE AU THÉÂTRE JEUNE PUBLIC NOVEMBRE EMERGENCE D’UN NOUVEAU LANGAGE OU NOUVEAU RAPPORT AU PUBLIC ? 2007 proposé par le Théâtre Massalia Première partie

L’écriture au théâtre jeune public Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ?

Graziella Végis (Théâtre Massalia) Le Théâtre Massalia et le Pôle Jeune Public sont heureux de vous accueillir à cette jour- née de réflexion et d’échanges sur l’écriture au théâtre jeune public, organisée dans le cadre des Rencontres professionnelles artistiques sur les nouvelles écritures artistiques dans le domaine de la musique du théâtre et de la danse, organisées elles-mêmes par le Conseil Général du Var. Je remercie tout de suite de leur présence Françoise Longeard, qui est à la direction des affaires culturelles du Conseil Général du Var, ainsi que Mme Anne-Claire Pankowski de la DMDTS, qui nous fait l’honneur d’être là avec nous, pour cette journée.

Le Théâtre Massalia est installé à Marseille, à la Friche la Belle de Mai dont il est le fon- dateur. Créé en 1987, il est aujourd’hui « Centre européen de Productions Jeune Public Tout Public ».C’est une structure de production et de diffusion de spectacles vivants pour le jeune public. Il appuie son projet artistique sur « l’art du jeu » qui croise les discipli- nes artistiques : théâtre, marionnettes, danse, cirque, musique, arts plastiques à l’adresse des enfants, des adolescents mais aussi des adultes.

En 2003, le Théâtre Massalia a mis en place le centre ressources. Il est centré sur les questions du jeune public et s’ouvre également sur les marionnettes et sur le cirque avec lesquels le jeune public développe des relations privilégiées. Plus qu’un lieu d’information, ce centre ressources jeune public est le lieu des expérien- ces et des pratiques artistiques et culturelles, reflet de la conception des relations aux jeunes publics que développe Massalia au sein de la Friche La Belle de Mai. C’est également un lieu de réflexion, sorte d’espace protégé, à l’écart de l’urgence de la programmation, un lieu où il s’agit d’observer, d’analyser, et de mettre en relation les pra- tiques artistiques et culturelles avec d’autres champs disciplinaires et notamment scien- tifiques.

En 2004, le Théâtre Massalia s’est vu confier par la Communauté d’Agglomération Toulon Provence Méditerranée, la Direction Régionale des Affaires Culturelles, soutenu par le Conseil Général du Var, une mission de préfiguration d’un Pôle Jeune Public situé à la Maison des Comoni au Revest les Eaux. Centre ressources régional, le Théâtre Massalia a pu activer rapidement ses relais locaux, réseaux de compagnies régionales et interna- tionales, mobiliser son équipe et ses savoir-faire. Il assure ainsi une programmation de spectacles à la Maison des Comoni et hors les murs, en décentralisation dans les com- munes de la Communauté d’Agglomération Toulon Provence Méditerranée.

C’est donc à la demande du Conseil Général du Var que nous avons imaginé cette ren- contre autour de l’écriture au théâtre jeune public. Et nous vous remercions d’avoir répondu à cette invitation. Je remercie d’ores et déjà le théâtre le Comédia et son équipe

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de nous accueillir, ainsi que les intervenants réunis autour de cette table, que je vais brièvement vous présenter. Brigitte Lallier Maisonneuve, qui est comédienne, metteur en scène et directrice du Théâtre Athénor de Saint-Nazaire Sylviane Fortuny, metteur en scène de la Compagnie Pour ainsi dire. Isabelle Hervouët, metteur en scène et comédienne de la Compagnie Skappa !, à Marseille. Christian Duchange, metteur en scène de la Compagnie L’Artifice, à Dijon. Patrick Ben Soussan, pédopsychiatre. Dominique Bérody, délégué général jeunesse au CDN de Sartrouville et co-directeur de la collection Heyoka Jeunesse, qui va animer l’ensemble de la journée. Nathalie Papin, auteur. Christian Carrignon, metteur en scène et comédien au Théâtres de Cuisine, à Marseille. Anne Luthaud, auteur. Georges Perpès, co-directeur de la Compagnie Orphéon Théâtre Intérieur. Il représente la Bibliothèque théâtrale Armand Gatti de Cuers. Philippe Dorin, auteur, qui travaille beaucoup avec la Compagnie Pour ainsi dire.

Dominique Bérody va animer l’ensemble de la journée. Je vous prie de bien vouloir excu- ser deux invités annoncés mais finalement retenus dans leur pays, en Italie, il s’agit d’Alessandro Libertini et de Bruno Stori. Il va revenir plus précisément sur le déroulement de la journée, le programme est assez chargé, on vous l’a distribué à l’entrée : vont se succéder des interventions, des tables rondes, des lectures, une projection et des échanges avec vous. On s’arrêtera à 13h pour aller déjeuner et nous reprendrons à 14h30 pour terminer au plus tard à 17H00. Je vous rappelle que la journée se poursuivra ensuite avec le spectacle « Etre le Loup » à 19H30 au Pôle Jeune Public au Revest les Eaux et qu’il vous faut absolument réserver votre place si vous ne l’avez pas encore fait. Je remercie aussi la bibliothèque Armand Gatti pour le choix et la lecture d’extraits d’œuvres théâtrales. Voilà pour ce qui est des informations pratiques, je laisse maintenant la parole à Dominique Bérody.

Dominique Bérody On va se chauffer avec quelques applaudissements pour se mettre en forme. On va pas- ser une journée ensemble autour d’une question tout à fait essentielle qui m’habite depuis, non pas toujours car ce sont toujours des coquetteries que de dire depuis l’en- fance… mais il n’empêche qu’en tout cas, depuis que je travaille comme comédien, met- teur en scène, éditeur, et maintenant comme responsable de manifestations pour la jeu- nesse, j’ai toujours pris en compte et participé au développement du répertoire. Cette question est essentielle. Je trouve que l’avoir posée sous l’angle de l’écriture, de l’émergence d’un nouveau langage, et/ou d’un nouveau rapport au public me semble tout à fait pertinent. Je crois que si aujourd’hui, on peut poser cette question là, en ces ter- mes là, c’est bien parce que depuis de très nombreuses d’années, un certain nombre de pionniers se la sont posée. Mais aussi la question de l’importance du théâtre dès d’en- fance et donc de l’importance de l’accès à des œuvres d’art, de l’accès à des langages artistiques, s’est posée de plus en plus. C’est réjouissant du côté de l’artistique, dans un autre rapport à l’école, à l’enfant, et je crois que c’est en abordant la question sous l’an- gle de l‘écriture, des langages artistiques, donc du texte, que l’on va peut-être pouvoir scruter d’une manière un peu différente cette question du théâtre qui est proposé aux enfants, pendant le temps de représentations scolaires, tout public…

On va essayer d’aborder ces thèmes de manière large et ouverte, grâce à la présence d’au- teurs, de metteurs en scène, mais aussi avec le regard d’un pédopsychiatre, et je crois que c’est intéressant parce que c’est un regard culturel et pas uniquement un regard de prescription, du côté du soin. De quel soin pourrait-il s’agir quand on est face à une œuvre d’art ? Nous allons essayer de brasser toutes ces questions ensemble, sous forme d’interven- tions, d’échanges, de conversations. Naturellement, je pense que ce n’est pas complètement fortuit si je me retrouve à ani- mer cette journée. Je vais essayer en ouverture d’introduire un petit historique de l’écri-

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ture pour la jeunesse, puisque c’est la question que me posait Graziella Végis et l’équipe qui a organisé cette journée. Autre petite parenthèse avant de rentrer dans le vif du sujet. Je trouve aussi très intéres- sant qu’une manifestation comme celle là, ainsi que toutes les autres qui se déroulent sur le Département, et plus particulièrement à Toulon, soient aussi initiées par une puis- sance publique, une collectivité territoriale. Aujourd’hui, en effet, on ne peut pas penser ces questions là, sans les penser en étroite relation avec la question des territoires, et au travers, la question de leur aménagement, du rapport à la population, et par conséquent, du rapport au futur public qui vient découvrir les œuvres. Cette articulation intelligente, féconde, sur le thème du partenariat, où on mutualise nos efforts, nos initiatives, où, finalement, à un moment donné, on repense la distribution de l’argent public, qui est un juste retour des choses, puisqu’il vient de l’impôt. On a donc la responsabilité du bon usage de l’argent public pour faire découvrir les œuvres. C’est là le beau projet qu’il faut toujours soutenir dans la démocratisation de l’accès aux œuvres. Je trouve tout à fait intéressant qu’une initiative du Conseil Général nous per- mette d’aborder la question du côté artistique, du côté culturel, du côté de la langue, du côté des œuvres, et donc du côté de l’écriture et du répertoire puisqu’il s’agit aussi d’aborder cette question de l’émergence du répertoire. Je tenais à insister sur ce point là, puisque par ailleurs, cette manifestation fait écho à la manifestation dont je m’occupe, par rapport au sens que ça peut avoir. La Biennale de Création Théâtrale pour l’Enfance et l’Adolescence intitulée « Odyssée 78 » a été conçue aussi en étroit partenariat entre un Conseil Général, celui des Yvelines, et un théâtre, le Centre Dramatique National de Sartrouville. Cela montre à quel point, aujourd’hui, on ne peut avancer sur ces questions là que si on avance d’une manière, je dirais partenariale, en pensant ensemble le projet, du point de vue de chacun des partenaires, dans une complémentarité intelligente. Le partenariat, c’est la part de l’autre. En quoi le regard de l’autre peut éclairer ce que je fais, et en quoi ce que je fais peut éclairer celui de l’autre. On pourrait l’étendre à la question de l’éducation artistique, de la complémentarité entre l’artiste et l’enseignant, on peut aussi l’éclairer du double point de vue, celui des élus, des représentants du peuple, représentant de celui qui l’a élu, et de la manière dont il va penser avec les acteurs de terrain, avec les artistes, cette question de la démocratisation de l’accès, de l’élargissement des publics, et donc, de la fréquentation des œuvres, qui est quand même une des choses essentielles dont on sait très bien qu’elle peut aider à se construire et qu’elle peut donner des atouts pour l’avenir. Surtout quand on est un jeune. Voilà ce double éclairage me semble très intéressant, et je pense qu’il est bien de l’avoir toujours quelque part, par rapport aux questions qui vont nous habiter. Alors sur cette question plus particulière du statut du texte au théâtre jeune public, je vais commencer au travers d’un bref historique. D’abord, sur la question de l’histoire, qui m’est souvent posée, on va tout de suite la relativiser. En effet, on ne peut faire qu’une brève histoire dans un temps bref si on regarde cette courte histoire, cette histoire récente, en train de se faire, du théâtre jeune public, et de l’émergence de ce répertoire, au regard de 25 siècles de l’histoire du théâtre. Par consé- quent, soyons modestes et humbles et ne nous amusons pas à jouer les historiens, dans un moment qui est entrain de se fabriquer, de se créer avec des artistes, qui est donc relatif, fragile. C’est la fragilité qui nous intéresse quand on aborde la question de l’écriture, du théâtre. Par conséquent, il est extrêmement difficile, aujourd’hui, de tenter une approche histo- rique. Laissons du temps au temps. Prenons un peu de distance. J’ai juste envie de don- ner quelques points de repères, quelques éclairages, qui sont naturellement partiels, voire partiaux. Après tout, il est important de savoir de quel bois on se chauffe. On le découvrira ensem- Le mot répertoire vient du ble je crois, au cours de cette journée, mais je vais latin « reperire : trouver ». vous donner quand même deux ou trois repères. Si aujourd’hui, on peut poser la question du statut Pour qu’il y ait quelque du texte, il faut qu’il y ait eu, à un moment donné, l’apparition de ce texte, donc l’émergence d’un chose à trouver, il faut répertoire. Le mot répertoire vient du latin « repe- rire : trouver ». Pour qu’il y ait quelque chose à trou- qu’il y ait quelque chose. ver, il faut qu’il y ait quelque chose. Donc, naturelle-

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ment, tant que le théâtre n’a pas quelque chose à dire, on ne risque pas de trouver une trace de ce qu’il veut dire. C’était particulièrement vrai dans le domaine du théâtre pour l’enfance et la jeunesse, parce que c’était intimement lié à la manière dont on considère l’enfant. Le considère-t-on pour ce qu’il est ou pour ce qu’on croit qu’il est ? C’est une question centrale par rapport à ce qui nous occupe. On peut faire le parallèle avec la littérature jeunesse. Il semblerait erroné de dissocier l’apparition du répertoire du théâtre jeune public de l’apparition de la littérature jeu- nesse, mais on voit ça s’est fait dans des moments différents. Parce que si la littérature de jeunesse est apparue au 18ème siècle, elle est apparue comme une littérature de substitution. Elle est apparue parce que l’on considérait que l’enfant n’était pas capable d’accéder au livre, d’accéder au texte, à la littérature. Par conséquent, il s’agissait d’une littérature qui naissait d’une censure, d’un interdit. Donc, est apparue une littérature de seconde main, avec des émotions de seconde main, une sorte de para littérature. On le verra encore beaucoup plus tard, au 20ème siècle, au moment de l’apparition d’une lit- térature de jeunesse, mais aussi à la fin du 19ème, avec des contes édulcorés. Cette littérature là, au lieu d’être écrite par les écrivains qui faisaient la littérature du moment, était écrite par des spécialistes. Mais des spécialistes de quoi ? Est-ce que c’étaient des spécialistes de l’empêchement d’accéder à la littérature ? Des spécialistes de la compréhension ? Il s’opérait une pré-digestion de ce qu’il fallait comprendre, et donc pour avoir accès à la littérature et au texte, il fallait faire une sous-littérature d’ac- cès ? Une sorte de littérature intermédiaire, une sorte de para-pharmacie ? Comme je l’ai Ça ressemble à du théâtre, ça a le goût du théâtre, mais ce n’est pas du théâtre.

dit parfois du théâtre, une para-pharmacie du théâtre ? Ça ressemble à du théâtre, ça a le goût du théâtre, mais ce n’est pas du théâtre. On était dans cette question de la spé- cialisation, qui fait qu’on a eu pendant tout un temps des textes dont on pouvait pen- ser, dont on disait aussi, et certains pédagogues de la lecture le disaient, que c’étaient plutôt des textes pour apprendre à lire plutôt qu’une littérature qui permettait d’accé- der à la lecture. Comme si lire, c’était uniquement déchiffrer des sons, et non pas accé- der au sens. Je ne vais pas marcher sur les territoires de Patrick Ben Soussan, mais Bruno Bettelheim a dit là dessus des choses très pertinentes. On sait très bien qu’un enfant va accéder d’autant plus facilement au sens, et va accéder d’autant plus facilement à la lecture qu’il va avoir sous les yeux, des textes qui vont le faire rêver, des textes qui vont le faire ima- giner, qui vont l’interroger, parce qu’il n’aura de cesse de vouloir aller plus loin pour trouver le sens. On voit bien qu’on peut avoir des littératures écrans, qui empêchent finalement d’accéder au sens. Or, la question centrale c’est : comment accéder au sens, si ce qui est écrit n’en a pas ? Donc le théâtre pour enfants n’a pas échappé à ce phénomène là, avec un décalage dans le temps. Pourquoi ? Parce que, dans un premier temps, le théâtre jeune public qui apparaissait était un théâtre pour les enfants, avec la préposition « pour », préposition de la prescription, alors qu’avec le « de », et le « et », le théâtre de l’enfance, ou le théâ- tre et l’enfance, le sens est différent. Cela valait aussi pour la littérature, la littérature qui nous accompagne à ce moment là de la vie. Avec le pour, il y une prescription un petit peu réductrice. Donc le théâtre jeune public dans son apparition récente était au départ exclu du théâ- tre. Pourquoi ? Parce que, fondamentalement, il n’avait pas de textes. Il n’avait pas de textes parce qu’il n’avait pas d’auteurs. Il n’avait pas d’auteurs parce qu’il n’avait pas d’éditeurs, pas d’édition. Par conséquent, on était dans une émergence un peu chaoti- que qui ne permettait pas d’intégrer le théâtre jeune public dans la famille du théâtre. Or, les évolutions du théâtre jeune public au 20ème siècle, font en réalité, si on l’exa- mine de près, tout à fait en écho à l’évolution du théâtre tout court, et que ceux qui ont marqué l’histoire du théâtre du 20ème siècle, de Copeau, Dullin, Gaston Baty, à Vilar, (qui en 1969 à Avignon pose la question du théâtre des enfants), et plus tard, Vitez, à Chaillot, (avec l’expérience du Théâtre National des enfants), de Jack Lang, mais aussi avec Catherine Dasté, et la décentralisation, dans la tradition de son père (fille de Jean Dasté, petite fille de Jacques Copeau), mais aussi avec des auteurs et des metteurs en scène comme Bruno Castaing, Françoise Pillet, Maurice Yendt, Miguel Demuynck et le

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Théâtre de la Clairière. Tous ces gens se sont posé des questions de théâtre parce qu’ils étaient dans le mouve- ment du théâtre. Ils se sont posé, comme on le verra tout à l’heure, la question du rap- port au public et de l’identification de ce public. Donc, aujourd’hui, et je vais à grandes enjambées, pardonnez-moi, mais le temps nous est compté, l’émergence du répertoire d’une part, celui que l’on peut découvrir au travers des auteurs présents, au travers des livres qui lui sont consacrés, a donné raison aux pionniers qui s’interrogeaient sur leur rapport au public.

Je pense qu’aujourd’hui, les enjeux artistiques, qui sont ceux de l’émergence de ce réper- toire sont de 4 ordres :

- Ce sont des enjeux artistiques. Des auteurs proposent en toute liberté leur uni- vers. Il y a donc des écritures qui perdurent, qui restent au-delà de leur représentation dans une mise en scène, au-delà du spectacle. On va au-delà de l’éphémère de la repré- sentation. C’est la naissance du répertoire. - C’est un réel mouvement artistique, qui renouvelle la littérature du domaine, parce que c’est une littérature extrêmement créative, qui prend à contre-pied les atten- dus sur la question. On est vraiment dans une littérature créative. - Et ce sont surtout, et c’est là le point essentiel, des formes d’écritures qui ne sont pas séparées du théâtre. Elles s’inscrivent donc complètement dans un mouvement qui participe à l’élargissement, à l’approfondissement du répertoire tout court. Donc c’est une chose tout à fait essentielle. Ça donne raison aux pionniers, et notamment à l’un d’entre eux, Léon Chanterelle, qui a inventé le premier théâtre pour la jeunesse. - C’est un théâtre en prise directe avec le présent. Donc avec le questionnement qu’on a sur le monde, qui est le questionnement des auteurs sur le monde, qu’ils veu- lent faire partager aux enfants. Mais c’est aussi un questionnement existentiel sur les grandes questions qu’on se pose dans la vie, et l’enfant n’échappe pas aux grandes ques- tions qu’on se pose dans la vie. Le rapport à la mort, à l’avenir, à lui-même, le consti- tuent. Donc les questions existentielles sont toujours à l’œuvre dans l’écriture de l’au- teur, parce que c’est bien le sujet qui se constitue dans la langue dans un rapport exis- tentiel et non pas dans un rapport utilitariste. C’est donc une poésie dramatique. On renoue fondamentalement avec le poème dramatique. Avec une littérature debout, dont les enjeux sont multiples, on le voit, dont notamment, mais uniquement par effet de rico- chet, pédagogiques, dans le sens où, quand bien même on se poserait la question du côté de l’éducation artistique, je dirais que l’émergence de ce répertoire au travers des auteurs qui l’écrivent est une forme de réponse ou de questionnement artistique par rap- port à une question pédagogique. Ce qui est tout à fait intéressant, et là on pourrait rejoindre la question de la médiation et du partenariat, c’est à dire que ça amène à repenser fondamentalement la médiation, donc la relation qu’on entretient avec l’œuvre, pour penser dans un même mouvement, la manière dont on va faire rencontrer les œuvres, qui sont plus des questions artistiques que pédagogiques, ou peut-être des réponses artistiques à des demandes pédagogiques.

Voilà quelques enjeux que l’on peut travailler. Sur la question plus précise du statut du texte : c’est une question très récente. Elle a peut-être 20 ans, pas plus. Dans le bouillon- nement de l’éclosion du théâtre jeune public Sur la question plus précise du statut du des années 70, j’ai cité tout à l’heure, l’année texte : c’est une question très récente. 69, avec à Avignon, une semaine consacrée au Elle a peut-être 20 ans, pas plus. théâtre des enfants, organisée par Jean Vilar, avec des productions dans le Théâtre Municipal d’Avignon, dans le cadre de la program- mation in. Le off commençait à peine. Il y avait, je crois Catherine Dasté, Maurice Yendt, Miguel Demuynck. Il y a des pionniers qui avaient de l’avance. C’est le rôle des pionniers d’avoir de l’avance. A nous de les rattraper pour récupérer le retard. L’émergence de ce théâtre là, le renouveau, au travers de ces pionniers, s’est constitué un peu contre le texte. C’est un théâtre qui s’est crée contre le texte, disons, d’une manière rapide. Parce que, rappelez-vous, pour les plus anciens, nous étions dans la

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pleine période de la création collective, de l’improvisation. Pour des raisons politiques, avec 68, (comme quoi, 68 a toujours une grande pertinence…), il s’agissait de revisiter, de dépoussiérer, de remettre l’acteur au centre, puisque l’acteur à ce moment du théâtre, était toujours un peu le jouet du metteur en scène. On était avant dans une conception du théâtre déclamatoire, par conséquent, il fallait remettre l’acteur au centre. Ça a été une grande période, avec le Théâtre du Soleil, et tous les mouvements issus de Grotowski, avec Bob Wilson, avec le Living Theater, avec le Bread and Il fallait remettre l’acteur au centre. Puppet, c’est à dire un théâtre qui voulait reprendre un peu la cité, ré-intervenir dans la cité. Ce mouvement de création collective, parce qu’on pensait que l’imagination devait être un peut plus au pouvoir, naturellement s’est positionné contre le texte, en rejet du texte, pour que le texte naisse des improvisations. On avait beaucoup de spectacles, il faut le reconnaître, qui étaient des improvisations fixées, où la figure et la place de l’auteur étaient margina- lisées. Pendant toute une période, on a dit : il n’y a plus d’auteurs. Il a fallu attendre Lucien Attoun avec le Gueuloir reprenant « Le Gueuloir » de Flaubert, pour que à Théâtre Ouvert à Avignon, les auteurs, avec un manuscrit sous le bras puissent venir et gueuler leur texte, pour le tester pour la première fois. Donc on voit bien que la question du statut du texte, par rapport à cette histoire là, est extrêmement récente. Dans le domaine du théâtre jeune public, le théâtre pour enfants à l’époque, naturellement en l’absence de répertoire, d’auteurs, d’éditions etc… propo- sait des adaptations. Des adaptations de contes. On puisait donc dans la littérature de substitution, pour essayer d’en faire une adaptation. Il faut bien le dire, nous avions beaucoup plus d’adaptations aux ciseaux qu’aux stylos ! On gommait les descriptions, on gardait les dialogues, on improvisait autour, et on essayait de fixer un spectacle. Ce n’était pas sans charme, et attention, aujourd’hui, on continue de faire ce travail là, mais avec d’autres apports et d’autres réflexions, on le verra avec Christian Carrignon et Isabelle Hervouët. Mais je crois qu’en effet, on peut dire que dans un premier temps, on constate l’émergence d’un théâtre qui se situe contre le texte, et dont le sens du texte est absent.

Les mouvements décisifs qui ont provoqué l’apparition d’un répertoire ont été des mou- vements pionniers. J’ai là deux morceaux d’anthologie, ils ne sont pas numérotés mais ils mériteraient. Ils ne sont pas sur papier Vélin, nous n’avions pas les moyens. Mais quand même, je voudrais citer, et je suis très heureux que Philippe Dorin soit présent, « Villa Esseling Monde » de Philippe Dorin, 1988, dans la première version des éditions La Fontaine, et « Sido et Sacha » de Claude Morand, en 1988, qui avait été présenté au festival off d’Avignon dans une mise en scène de Jean-Claude Cotillard. A la même période, il y avait également les Cahiers du Soleil Debout, du Théâtre des Jeunes Années, sur l’initiative de Maurice Yendt et de Michel Dieuaide. Avec ces livres là, c’est vraiment l’apparition du répertoire, avec deux auteurs qui sont marquants et qui ont marqué l’histoire. Je vais lire ce que disait Claude Morand, parce que ça pose bien la question de l’apparition à la fois du social et de la fable. Ça me fait toujours très plaisir de la citer, mais malheureusement, Claude Morand nous a quittés. Claude, quand je parlais avec elle, quand elle venait, il y avait déjà quelques colloques ici ou là, elle disait : mais moi je suis un auteur pour enfants parce que j’écris des textes métaphysiques pour bébés ! Ce qui aurait fait plaisir à Patrick Ben Soussan. Elle le reven- diquait comme tel. Ça veut donc dire qu’on peut-être des spécialistes universels ; Claude Morand, toute sa vie, à travers ses livres et ses albums, a revendiqué cette spécialité du sensible, cette spécialité métaphysique, philosophique. On voit bien que l’on peut entrer dans la spécialité pour rejoindre l’universel. On abordera cette question du double mou- vement de va et vient qui est entrain de naître aujourd’hui et qui est tout à fait pertinent.

Citation de Claude Morand. « Claude Morand confie à propos de l’écriture de « Sido et Sacha » : J’ai tourné longtemps autour d’un sujet théâtral, le racisme. Ce n’est pas le fond, mais la forme qui me posait problème. Comment aborder ce thème pour me faire comprendre d’une population d’en- fants où se retrouvaient les victimes, comme les bourreaux inconscients, car directement victimes eux aussi de l‘intolérance de leur milieu social ou familial. Les enfants ne nais- sent pas racistes. C’est l’idée qui m’habitait et qui m’habite toujours. Donc, je voulais

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écrire un texte qui les alerte et les empêche de le devenir. C’est la fable qui s’est impo- sée quant à la forme. La fable, avec ces personnages de bêtes familières, présentes à l’es- prit de chaque enfant. Quoi de plus banal qu’une histoire de chat, de chienne et même de souris. Mais quelle fable ? Et surtout pour quelle morale ? Le grand La Fontaine m’avait traumatisée dès l’enfance avec « la raison du plus fort est toujours la meilleure ». L’histoire de ce demi-siècle s’est violemment inscrite en faux. Je décidais que tout le tra- vail d’écriture découlerait de mon attention particulière aux erreurs d’aiguillage, et peu à peu, le concept de tolérance et de respect de l’autre, remplaça celui de racisme, et je me sentis libre ».

Quand on lit cette pièce, encore faut-il savoir la lire, si on reste à la fable première, on va dire, c’est une bluette, cette histoire de chat, de chienne et de souris. Les attendus que nous livre Claude Morand, nous montrent bien que les différents niveaux de lecture, dont on va faire son miel ensuite, sont essentiels, et c’est à ce moment là qu’on commence à rentrer dans le champ de la littérature. Puisque la littérature suggère plus qu’elle ne décrit. Elle invite à rêver plus qu’elle ne prescrit. Avec ce genre de textes, et Philippe Dorin nous parlera tout à l’heure de son écriture, on entre dans un nouveau champ litté- raire, on élargit la littérature à de nouveaux univers. Donc, cette littérature théâtrale, qui a commencé à naître dans les années 80, a pris à contre pied les attendus du théâtre et de la littérature, puisque la nature même des auteurs, et c’est ce qui est nouveau et révo- lutionnaire, dans leur for intérieur, dans leur désir, leur motivation et leur urgence, ont à écrire aussi pour les enfants, ils renouvellent ainsi radicalement le regard sur l’enfance, sur le théâtre de l’enfance, et renouvellent la présence de l’enfant au théâtre. Je crois qu’on peut dire, sans employer un gros mot, que c’est une véritable révolution copernicienne qui se déroule à l’occasion de l’émergence de ce répertoire. D’une formule on pourrait dire que ce n’est plus le théâtre qui va aux enfants, mais que ce sont les enfants qui retournent au théâtre, comme art de la métaphore, comme art du simulacre, comme art de la représentation. Ce sont bien, donc, à cette occasion là, les enfants qui retournent au théâtre. Car il s’agit bien, c’est l’autre point important qu’il faut signaler, que c’est une véritable révolution littéraire qui englobe les adultes, et qui ne produit pas, comme à la naissance de la littérature de jeunesse, une littérature de substitution. Parce qu’elle produit une littérature de contribution, une littérature de création. On est là en présence d’un élargissement, d’un approfondissement de ce champ litté- raire, qui s’inscrit dans le monde, dans un monde d’aujourd’hui, partagé par les adultes. Ce partage de ce monde avec les adultes, à l’occasion de cette révolution littéraire, est tout à fait essentiel pour comprendre, et pour mieux lire, car il s’agit bien aussi de ça, de mieux lire cette littérature créative, qui est entrain de naître. Cela pose plein de jolis problèmes. Parce que tout ça est complexe. Tout ça est contradictoire. Pourquoi ? Parce qu’on est dans le domaine de l’œuvre et de l’art, et que l’œuvre trouble. Elle fait rupture. Sinon, cela n’est pas de l’art. Ces textes aux écritures protéiformes, comme dans le théâtre pour adultes, c’est à dire que de Godot à Zucco, pour reprendre le titre de l’anthologie qu’a écrite Michel Azama, se glissent des Nathalie Papin, des Philippe Dorin, des Bruno Castaing, des Suzanne Lebeau. Mais ils ne se glissent plus subrepticement, ils ne sont pas en contre- bande, ce ne sont plus des passagers clandestins. Ils sont reconnus comme auteurs. On voit bien qu’on est encore obligés de dire « reconnaître », alors qu’on devrait dire « connaître ». C’est à dire, « naître avec eux » au théâtre. Au sens étymologique de connaissance, « Naître à nouveau, à l’occasion de ». On voit bien que l’on est dans un mouvement tout à fait fondamental, parce qu’à cette ques- tion là du statut du texte, qui a à voir avec cette question des écritures, on va devoir aujourd’hui, rajouter, d’une manière En gros, et pour revenir à 68, extrêmement riche, d’où la présence autour de cette nous passons de la discipline théâtrale, table, de Christian Carrignon et d’Isabelle à l’indiscipline artistique. Hervouët, emblématiques d’un autre mouvement, Je trouve que ce qui est intéressant, c’est la question des nou- veaux langages artistiques c’est que cette indiscipline artistique qui contribuent à cette nouvelle littérature active, aujourd’hui, s’écrit, se pense. littérature vivante.

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En gros, et pour revenir à 68, nous passons de la discipline théâtrale, à l’indiscipline artistique. Je trouve que ce qui est intéressant, c’est que cette indiscipline artistique aujourd’hui, s’écrit, se pense. Parce que d’une part pour déconstruire, il faut avoir construit, et là, on pourrait s’amuser à aller du côté de la peinture et des arts plastiques. Il suffit d’aller voir les croquis figuratifs de la Sainte Beaume autour d’Aix en Provence, quand on va au château de Gordes, quand on va découvrir Vasarely, c’est toujours fasci- nant de voir les premiers dessins de cet artiste pour voir jusqu’où il est allé. Sans parler du brochet superbe de Miro, et les gammes de Picasso, avant de se jeter à corps perdu dans ses toiles comme il l’a fait à la fin de sa vie.

Tout ça montre bien qu’on est d’une part dans une histoire fragile, récente, en train de se faire, ce qui la rend passionnante. Cette histoire du texte jeune public s’inscrit dans l’his- toire du théâtre et de son répertoire, tout simplement, et là, on ouvre une porte ouverte, parce que le théâtre est ancré dans l’histoire, parce qu’il en est toujours l’écho. Parfois, il l’anticipe, il la pressent dans ses intuitions, parfois il l‘accompagne, parfois il nous alerte. Il est né dans la cité. Il pourrait y avoir un joli débat avec des historiens du théâ- tre, mais, on peut dire, je parle sous réserve du contrôle de Patrick Ben Soussan, que c’est parce qu’on est passé du discours de l’orateur et du tribun, au poème dramatique, grâce au masque et au simulacre, par ce passage qu’est né le théâtre, pour continuer à dire le monde. On n’a pas échappé à ce mouvement là dans l’émergence du théâtre de répertoire pour le jeune public. Par analogie, on pourrait dire qu’on est passé du discours théâtral néo- pédagogique, au poème debout, pour reprendre le titre d’une pièce de Nathalie Papin, qui, devenant trace, (répertoire, reperire, des traces), font rêver. Je fais référence à René Char, qui dit qu’un poète n’a pas besoin de preuves de son passage, car seules les tra- ces font rêver. Je crois qu’on est vraiment là dans ce mouvement là, d’une poésie debout, et d’un théâ- tre qui se joue comme une fête, au sens où la fête et le théâtre, Françoise Dolto le disait très bien, sont comme une métaphore de la naissance. A chaque fois, c’est une renais- sance, une connaissance, qui se joue dans cette relation d’intimité, qui est la relation au public. Cette relation, je crois qu’il faut en dire un petit mot. Elle est fondée sur la préhension, ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas l’appréhender, ou la préhender, beaucoup plus que sur la compréhension. Tout simplement, parce que toute relation humaine, que ce soit dans la relation à l’autre, dans la relation à ce qu’on lit, fonctionne à l’insu de soi, pour toucher au plus profond de soi. Donc pour toucher au plus profond de son enfance, c’est à dire, de ce qui nous constitue. On voit bien là qu’on est dans un mouvement émi- nemment révolutionnaire, qui s’oppose à ce qui aujourd’hui nous gagne, qui est le com- portementalisme. On est bien là dans un autre rapport, dans une vraie rupture, qui déstabilise ceux qui pensent ce qui est bon pour les enfants. Car ça présuppose d’une relation de confiance totale. Confiance dans l’enfance, de confiance dans ce qu’il va découvrir. On voit bien que le texte est tout à fait essentiel et que l’évolution de ces écri- La légitimité du texte de théâtre, tures pose une myriade de questions, qui sont de l’ordre de l’existence, parce d’autant plus que c’est un texte de que ce sont de questions de l’ordre de la connaissance. Puisqu’on a abordé la théâtre jeune public, question du statut du texte, c’est donc la question de sa légitimité qui est tient aussi de sa légitimité de livre. posée. A un moment donné, la légiti- mité du texte de théâtre, d’autant plus Parce que le livre permet de perdurer, que c’est un texte de théâtre jeune public, tient aussi de sa légitimité de de rester, d’y revenir. livre. Parce que le livre permet de per- durer, de rester, d’y revenir. Avec ce grand et magnifique paradoxe de l’édition théâtrale, et Roland Barthes le résumait très bien d’une formule incisive,: « Est-ce que l’édition théâtrale, ce n’est pas le supplément d’un rien ? ». C’est un grand paradoxe. Car combien d’auteurs ne disent-ils pas : « Mais finalement, ce que j’écris n’a de sens qu’au moment où il est joué, car c’est écrit pour être lu à voix haute. C’est écrit pour être incarné. Quelle est la capacité de mon texte à être véritable-

120 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie) ment une œuvre littéraire au sens qu’il va uniquement pouvoir se découvrir dans cette relation d’intimité de la lecture muette ? ». Donc, c’est une complexité, mais je la trouve très féconde. Car la question est de savoir si l’éphémère peut tenir dans un livre. Est-ce qu’un livre peut concentrer, résumer, rassembler, tous les éphémères et les émotions fugaces qu’on ressent au moment de la représentation ? On est là aussi dans une belle question de la complémentarité. Je crois que fondamentalement, on est du côté de la poésie. Quand on est du côté de la poésie, on est du côté de l’écart. On est du côté du pas de côté. On est, comme le disait Truffaut dans un article des Cahiers du Cinéma, (et comme je sais que Patrick Ben Soussan aime bien le cinéma, et qu’il est né je crois du côté de la Nouvelle Vague, dans ces années là, il l’a écrit dans un très beau texte), dans « une certaine ten- dance du cinéma français ». Je le disais au début, de quel bois on se chauffe ? On est dans une certaine tendance du théâtre jeune public, des arts scéniques, (voire des arsenic), du spectacle vivant, du côté de la poésie, de ce certain regard que l’on porte sur le monde, de certain regard que l’on porte sur l’enfance. Voilà, en quelques mots, ce que j’avais envie de vous dire par rapport à la question que vous m’aviez posée, qui traverse mon travail. On va retrouver toutes ces questions au tra- vers des différents points de vue que l’on va entendre grâce à la présence d’auteurs, de metteurs en scène, d’artistes, qui tracent un sillon avec ce très joli mouvement qui appa- raît aujourd’hui de va et vient. On peut passer de l’un à l’autre. Les frontières sont en train de s’estomper. Car ces artistes posent aujourd’hui d’une autre manière la question du théâtre et des enfants. On a une petite aération, une virgule théâtrale !

Georges Perpès, comédien, metteur en scène (Cie Orphéon) Je ne sais pas si ça va être une aération. Plutôt une ponctuation, une résonance. On a choisi 5 textes. On va commencer par deux textes un peu historiques. L’un écrit par un acteur, l’autre par un auteur de théâtre.

Lecture de Roger Gaillard, La vie d’un joueur, Calmann Lévy éditeurs, 1953

Bien avant d’absorber avec obstination, les commentaires douceâtres de mon professeur de lettres, j’avais demandé que l’on me fit cadeau d’un Racine. Non sans résistance, car le couvre-lit noué naguère en toge et les longues stations devant l’armoire à glace, avaient mis la puce à l’oreille des miens. On me fit pré- sent, pour mon quinzième anniversaire, des œuvres complètes de Jean Racine. A l’instant où je trace ces lignes sur un cahier recouvert de toile, semblable exactement à mes cahiers de collège, j’ai sur ma table ce volume. Ouvrons le livre. Sur la page de garde voici : Bibliothèque de la jeunesse, Racine, édition épurée, Gélahure, éditeur rue des Saints Pères. Avertissement : en offrant, particulièrement aux jeunes gens et aux jeunes personnes, un choix du théâtre de Racine, nous nous sommes vus obligés d’y faire d’assez nombreu- ses épurations, que nous avons opérées au moyen de retranchements et de coupures. Ces coupures portent sur des passages qui nous semblent accessoires, pour l’intérêt du drame, et dont une prudente réserve et de pieuses convenances, nous prescrivaient la suppression. On nous dira peut-être que nous avons eu tort de mutiler Racine. Nous répondrons avec les juges les plus aptes à décider en cette matière, que ces tragé- dies ont des inconvénients réels, qu’elles ne peuvent être transmises intégralement, parce que ce poète est trop tendre. Il peint trop vivement des passions dont on sent toujours, trop tôt les attaques, et qu’il offre, par conséquent, tous les dangers les plus pernicieux des compositions théâtrales. Nos pensons faire ce que Racine, lui-même ferait aujourd’hui, si par opposition, il revenait parmi nous. Quoi qu’il en soit, répétons le, malgré notre respect pour le talent d’un grand poète, nous avons de bien plus fortes raisons de respec- ter les règles éternelles de la morale, qui sont à nos yeux, ce qu’il y a de plus beau. Terminons en disant que les passages sont nous nous sommes permis la suppression sont d’autant moins excusables qu’ils n’étaient aucunement nécessaires aux ressources d’un vrai talent. Il serait très souhaitable de produire des chefs-d’œuvre, dans l’art dramatique, sans l’emploi des passions dangereuses ».

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Nouveau Théâtre, à l’usage des Collèges et de Pensions, dédiés à la jeunesse, par Jean-Marc Richard, Tome Premier, Librairie de l’Université, 1922.

Préface. On joue quelquefois dans des collèges des tragédies telles que « La Mort de César », de Philoctète. Ces chefs-d’œuvre de notre scène sont rarement sentis par les jeunes gens qui les représentent. Il en résulte de la fatigue pour le spectateur et peu d’avantages pour les acteurs. On supprime aussi dans les comédies les rôles de femmes. Mais chacun sent que cette mutilation produit un tout incohérent et bizarre. Plusieurs auteurs ont travaillé à écrire des pièces plus faciles à comprendre, qui par conséquent, peuvent être jouées, avec goût, par ces jeunes gens de 10 à 16 ou 18 ans. Je ne prétends pas juger du mérite de ces pièces, dont quelques-unes m’ont paru atteindre leur but, mais elles sont en petit nombre. Les autres s’en éloignent absolument. Il en existe une dans laquelle un jeune indocile tire un coup de fusil, précisément parce qu’on le lui a défendu. Certes l’auteur de cette comédie, n’était ni père, ni instituteur. D’abord, en supposant, contre mon opinion, qu’il n’y ait pas d’inconvénient à présenter aux enfants, les hommes des classes infé- rieures de la société comme des être vils, grossiers et crapuleux. Pense t’on qu’il n’y a plus aucun danger à faire jouer le rôle d’un charbonnier mort ivre et accoutumer ainsi la jeunesse à braver en public l’avilis- sement et le mépris ? Il ne suffit donc pas de retrancher les rôles de femmes. Il faut éviter soigneusement de faire paraître le vice, dans sa grossièreté, et de le montrer trop à nu. Je pense aussi qu’il est bon d’écar- ter d’un théâtre de collège, la subtilité de la tragédie et l’intrigue de la tragédie, parce qu’elles ne sont pas toujours à la portée de ceux à qui on les destine et peuvent offrir quelques dangers. En effet, la sensibilité affectée qui règne dans la plupart des drames, apprend de bonne heure à exprimer des sentiments qu’on n'éprouve pas, et les plaisanteries basses et parfois triviales du Vaudeville sont souvent plus faites pour cor- rompre le goût, que propres à le former. Donc il ne faut pas non plus tomber dans un excès contraire et faire de ces pièces un sermon, qui serait là fort mal placé. Il faut que la morale, lorsqu’elle se présente, soit naturelle, sans aucune prétention. N’oublions pas surtout que ce doit être ici un divertissement honnête, rien de plus. Les exercices de l’esprit ont l’avantage de développer. Le plaisir est tout ce qu’on cherche, et pourvu qu’on n’offre rien de nuisible et de dangereux, on a rempli son but.

Dominique Bérody Merci pour cette ponctuation. Je vais me tourner vers Patrick Ben Soussan, à qui on a posé comme sujet de réflexion : « Vers une définition du jeune public, des jeunes publics ». C’est un sujet de thèse qu’il va devoir réaliser en quelques minutes. Mais je lui fais confiance, pour nous livrer ses réflexions et son expérience sur cette question de la défi- nition du jeune public. D’ailleurs faut-il le définir ?

Patrick Ben Soussan Bonjour. Une définition du jeune public et des jeunes publics. Faut-il le définir ? Ce qui est bien, c’est que dans le programme que j’avais, il y avait écrit « Lecture 2 à 5 minutes », et je me suis figuré pendant un temps que je pourrais en 2 à 5 minutes, vous donner une définition du jeune public et des jeunes publics. Je vais m’en séparer rapidement. Je n’en ai rien à cirer. Donc, je ne vais absolument pas vous parler de cette question là, qui a déjà rempli des tonnes de colloques, des tonnes de littérature, et qui pour moi, est vrai- ment le modèle de la question pipeau par excellence. C’est à dire que ça permet à beau- coup de monde de se gargariser de façon extraordinaire, mais ça ne fait absolument pas avancer le schmilblick. Donc, je suis désolé, je pense que j’ai dû respecter le « 2 à 5 minutes », et je sou- La rencontre entre le théâtre haiterais vous parler, dans le temps qui m’est imparti, de tout à fait autre chose, c’est à dire essen- et ce que l’on appelle le tiellement de la rencontre entre le théâtre et ce que l’on appelle le jeune public. jeune public. Alors, je ne sais rien de ce jeune public là. Je vais vous en parler de façon plus assidue parce que ce qui m’intéresse, c’est la petite conjonc- tion de coordination entre ces deux termes. Exclusivement. C’est à dire ce petit « et », qui vient là, et qui est tout à fait improbable, si on veut le penser essentiellement entre la partition d’un sujet, le jeune public, et d’un objet, le théâtre. Déjà, si on pense les cho- ses comme ça, on est dans l’erreur la plus totale. Mais bon, on va quand même essayer. On rapporte que Sacha Guitry à la sortie d’une représentation de théâtre aurait dit : « Si j’avais su que c’était si bête, j’aurais amené les enfants ». Donc, si on a des représenta- tions de l’enfance qui s’accordent avec ce propos là, on risque de ne pas aller très loin. On va essayer d’aller un peu plus loin, en se servant de toutes les données récentes qui ont été évoquées au sujet du développement de l’enfant, on en a parlé sur l’histoire, la

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place de l’enfant, la place de l’enfance dans notre société. On développe toujours les thèses de Philippe Ariès, qui a exposé l’idée que le concept même d’enfance n’existait pas jusqu’au moins la Révolution Industrielle, le 18ème siè- cle, etc… Ce qui est le plus grand baratin que la terre ait porté parce que bien entendu, les enfants existaient bien avant la Révolution Industrielle, et bien entendu, les parents étaient tout aussi affectés par les questions qui concernaient leurs enfants, avant et après. On a surdéterminé ces notions que, dans nos sociétés, les choses se passent dif- féremment, en fonction de ce qui fait la capacité d’un enfant à vivre. C’est à dire que pen- dant tout un temps, et jusqu’au 17, 18ème siècle, les enfants mourraient et mourraient tellement tôt (50 % des décès avant l’âge de 3 ans), que cette question là de l’intérêt de l’enfant ne se posait pas, puisque l’enfant était d’une certaine façon, un objet virtuel. Et c’est seulement à partir d’un certain âge, qu’on commençait à se figurer sa réalité et son importance. On cite régulièrement Montaigne : « Il m’est né deux ou trois enfants, je ne m’en souviens guère ». A qui on ferait croire qu’un père n’aurait pas le souvenir du nom- bre d’enfants qu’il a eu ? Mais bon, ça fait partie des données qui viennent témoigner du fait qu’il y a un temps historique pour témoigner de la naissance de l’enfance et que ce temps là n’est pas très loin dans le temps. Nous sommes aux prémisses de nos questionnements sur la place et le statut de l’en- fance aujourd’hui. Mais, ce qui m’intéresse tout autant, c’est à partir de ce « et », cette mise en rapport, mise en tension entre ces deux entités, qui, à la fois, est un rapproche- ment, mais en même temps, une confrontation. C’est ce qui m’importe d’essayer de com- prendre. Pourquoi est-ce que ça peut nous parler, cette chose là, qui vient coordonner enfance et théâtre ? Dans « enfance », je me soucie de façon plus assidue, de la petite enfance. C’est un de nos grands sujets de discussion avec Philippe Foulquié, sur l’importance de la ren- contre au plus tôt, avec le théâtre, pour les enfants. Au plus tôt, c’est vraiment au plus tôt. On pourrait reprendre le programme du Massalia, mais tout le monde fait ça : « à partir de ». La littérature de jeunesse aussi évoque ces mêmes questions sur l’âge. Alors, c’est peut- être plus intéressant d’aller à Disney Land, parce que là, on ne parle pas de l’âge, mais de la hauteur. A partir de 102 centimètres, on peut aller dans telle ou telle attraction. C’est intéressant de penser les choses, non pas au niveau de la temporalité, mais au niveau de la taille. C’est intéressant de le penser autrement parce que, qu’est-ce qu’on imagine quand on parle de cette réalité là, quand on parle du « à partir de », qui est une véritable icône du théâtre tout public jeune public aujourd’hui, et de la littérature de jeu- nesse tout autant. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’il y a peut-être un Ça veut dire qu’il y a moment où on peut imaginer que l’âge devient un facteur discriminant dans le rapport au théâtre. Pour le moins, on peut-être un moment où est tous d’accord là dessus. Enfin, je l’espère. J’imagine assez mal, par exemple, de me retrouver avec un tout- on peut imaginer que petit devant « Le Mahabharata » dans la version longue de Peter Brook. J’imagine mal de voir « Sauvés », mis en l’âge devient un facteur scène par Bond, avec un tout-petit. Donc il y a un certain cadre qui est pour nous admissible, et à côté de ça, par discriminant dans contre, il y a des questions qui reviennent de façon très itérative sur le fait qu’il y ait une place ou non pour le tout le rapport au théâtre. petit enfant au théâtre. Encore faudrait-il savoir quelle place le théâtre donne à la toute petite enfance. Alors, bien sûr il y a ce qu’on appelle, et de façon très assurée, la reconstruction. J’aimais beaucoup ce qui était évoqué par Claude Morand : j’allais aimer ça, et bien je n’aime pas du tout ça. Vous vous en doutiez, le modèle de « j’écris des textes métaphysiques pour bébés », je pense que ça n’a aucun sens. Parce que le bébé ne peut pas comprendre les textes métaphysiques. Donc, c’est se foutre de sa gueule que de lui adresser un texte métaphysique. Ça ne parle que pour celui qui parle. Mais pas pour celui qui reçoit. Je crois que la question du public, la définition du public, c’est beaucoup plus une question qu’on va référer presque à un modèle lacanien, de ce qui fait la transmission et le langage, c’est à dire que ce qui est important, c’est peut-être aussi l’auditeur. L’interlocuteur. Celui qui va recevoir ce qu’on va lui transmettre. Alors on peut tout dire, tout transmettre à un enfant. La question qui se pose est de savoir si notre souci est sa compréhension. Derrière ce

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mot là, on dit beaucoup et rien. Parce que, bien entendu, un enfant va toujours compren- dre quelque chose de ce qu’on va lui transmettre. Vous savez, il y avait un grand débat sur la question du texte et du langage. A partir des travaux de Dolto. Ça me rappelle un grand débat, lors d’un colloque, entre Caroline Eliacheff, qui était une représentante, une fille spirituelle de Françoise Dolto et Serge Lebovici, professeur de psychiatrie de l’en- fance, qui a inventé en France ce qu’on appelle la « bébologie », c’est à dire l’intérêt pour les tout-petits. L’un et l’autre se confrontaient à cette idée de ce que comprennent les enfants, les tout-petits en particulier dans ce qu’on leur dit. Serge Lebovici questionnait Caroline Eliacheff sur le fait qu’elle dise que tout est langage, que tout est compris par les enfants, qu’ils ont une compréhension fine des énoncés qui leur sont transmis. C’est vraiment du baratin tout cela. Ça n’est absolument pas vrai. Je peux vous assurer que si je prends un bottin et que je lis les pages jaunes de l’annuaire à un tout petit, et cet enfant là va être en empathie, en communication avec moi. Donc on peut témoigner du fait que le texte même n’a aucune importance, Le texte même n’a aucune importance, ce qui compte, c’est la réalité du message ce qui compte, c’est la réalité du message latent qui est transmis. C’est à dire ce qui latent qui est transmis. C’est à dire ce qui dépasse le texte. La prosodie de la voix, la dépasse le texte. La prosodie de la voix, présence de la per- sonne, les mimiques, la la présence de la personne, les mimiques, réalité charnelle de la personne qui dit. Donc, la réalité charnelle de la personne qui dit. ça, c’était la thèse de Serge Lebovici. Caroline Eliacheff reprenait ce propos en disant « Monsieur le professeur, assurément, sauf qu’il y a juste un petit problème à ça, c’est que les mères ne liront jamais les pages jaunes du bottin à leur enfant ». Je crois que là tout est dit quand on parle du caractère créatif de l’œuvre en soi, du caractère particulièrement écrit, joué autour de cette question là. Je crois que ce qui est important, c’est à partir du moment où il y a un véritable travail, et je pense que c’est un vrai travail, et que, s’il y a si peu de propositions dans le théâtre à destination de la petite enfance, c’est que, c’est vraiment un travail particulièrement complexe. Alors, c’est pas le modèle de : « Les enfants sont les spectateurs très exigeants de jeunesse ». Ça, c’est du pipeau. Les enfants gobent tout et n’importe quoi. Il faut arrê- ter d’avoir une vision totalement romantique de la petite enfance, des enfants qui savent là où est la rencontre esthétique, qui savent ce qui est beau, qui savent l’émotionnel etc, etc… Ce n’est pas vrai. C’est un vrai déni de ce La culture, c’est un travail de transmission, qui s’appelle la culture. La culture, c’est un tra- d’éducation, dans le sens noble du terme. vail de transmission, d’éducation, dans le Ce n’est pas acquis de base. sens noble du terme. Ce n’est pas acquis de base. Et, bien entendu, par rapport à ce que vous évoquiez encore de Claude Morand, les enfants naissent racistes. Pour eux, c’est noir, ou blanc. C’est un ou deux. C’est la nuit ou le jour. C’est Papa ou Maman. C’est comme cela que ça se passe. C’est un monde totalement contrasté. Et que c’est un vrai travail d’humanisation de montrer que le contraste n’est pas aussi radical et que les choses peuvent s’élaborer avec des tas et de tas de gris, par exem- ple, et puis après avec des couleurs. Bien entendu, au début de la vie, on fonctionne sur le modèle qui est totalement dichotomique, entre une vérité, et son opposé. Ce n’est pas possible autrement. Il y a un vrai travail, dans toutes les premières années de vie de l’en- fant, d’assemblage du monde et de la réalité. Pour comprendre le monde, il faut avoir une vue très grossière de ce qui fait le monde. Je ne peux pas avoir une idée déterminée de mon environnement. Je ne peux que comprendre la réalité des « entours » de ce qu’il se passe. Les ambiances. Le grand cadre. A partir de là, ça se passe ou tout d’un côté ou tout de l’au- tre. Il n’y a pas d’entre deux. Il n’y a pas d’écart. Hormis ce qui va être travaillé, élaboré dans le temps, et qui va permettre à l’enfant de comprendre que cet espace là peut exister, et doit exister. Mais au tout début, ça ne se figure jamais comme ça.

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C’est important de penser que les pires conflits, les pires animosités, les pires affects, ce sont ceux qui animent le temps de la petite enfance. Non pas pour revenir à cette vision que j’évoquais sur le modèle rousseauiste, mais simplement sur le modèle de la toute- puissance infantile et de la jouissance. Le petit-enfant fonctionne comme ça : je veux tout, tout de suite. Il y a vraiment tout un travail pour perdre, parce que c’est une perte, cette réalité, et pour advenir à un autre monde, qui est un monde qui tient compte du réel et du « socius », qui tient compte de l’autre. Au début, c’est « moi je ». Bien long- temps après, c’est « nous ». Entre ce « bien longtemps après », et ce « moi je », il y a un temps tout à fait particulier, pour l’enfant en tout cas, qu’il va falloir mettre en ordre. C’est vraiment une question d’ordre, de remise en ordre de ce qui fait le côté très tumul- tueux des pulsions initiales. C’est un vrai travail de culture et d’humanisation. Alors, à côté de ça, il me semble que la place du théâtre peut être particulièrement féconde, dans ce temps là. Pour permettre de comprendre quelque chose à ce qui se figure là, de ce passage entre tout et on ne va pas dire « rien ». Mais le fait est que dans notre nostalgie enfantine, nous avons tous aussi notre construction du temps de l’Eden, merveilleuse enfance, où tout était permis. Et qu’à partir de là, nous sommes des endeuillés de la vie. Nous sommes tous des rescapés de quelque chose. Nous avons tous perdu, laissé derrière nous quelque chose qui nous constituait. Si beau, si sincère, si naïf, si innocent, si extraordinaire. C’est encore du pipeau tout ça. Parce que ça ne tient absolument pas compte de ce que nous avons gagné sur ce chemin là de la vie. Alors, quelque chose qui concerne le langage, mais qui de fait nous a fait perdre quelque chose qui est en lien avec l’archaïsme même de nos premières relations. C’est à dire qu’un tout petit enfant ne pense pas avec des mots. Ça pense avec des sens et des images. C’est pour cela que l’on retrouve, de manière très féconde, tout un théâtre à l’adresse du tout jeune public, où ne sont mises en avant que ces questions de sensorialité. En gros, « ils ne pigent pas grand chose, il n’est pas encore vraiment totalement cérébré, donc à par- tir de là, on va lui proposer des lumières, des matières, des contines etc… ». L’enfant est tel que Dolto l’évoquait, c’est à dire des kilos de chair. Il lui faut de la matérialité dans le spectacle, la proposition. Le texte ne sera pas des plus importants. On va se la jouer comme ça, charnels, physiques, lalalalère, une petite lumière clignotante, un peu de bul- les et puis etc… Les enfants sont fascinés. Ebahis. Emerveillés. Et nous, à les voir, la même chose. Fascinés. Ebahis. Emerveillés. Cons ! Complètement. Nous, à les voir. En gros, qu’est-ce qu’ils font, eux ? Ils jouissent de la réalité de ce moment. Génial. On est tous très heureux au moment de jouissance. Un petit peu après aussi. Et puis, après, on se retrouve dans cette question du manque. Donc la confrontation avec ce théâtre là, elle ouvre assurément à la question du manque. Essentiellement axé sur un moment de jouissance, et puis plus rien. Donc on en redemande, on en voudrait encore comme ça tous les jours. Et puis, il y a peut-être d’autres théâtres, qui sont eux, plus exigeants, qui imaginent que les enfants pensent, quand même, un peu. Des fois. Dans ce mouvement là de pensée, peut-être peut-on leur proposer autre chose que de la matière. Peut-être qu’on peut leur proposer autre chose, Et puis, il y a peut-être d’autres théâtres, qui peut leur permettre de penser, de se ques- qui sont eux, plus exigeants, tionner, de s’interroger. De ne pas savoir exac- qui imaginent que les enfants pensent, tement dans quel grand champ ça doit être mis. quand même, un peu. Des fois. Dans ce Est-ce que c’est à droite ou à gauche ? Est-ce mouvement là de pensée, peut-être que c’est dans le blanc ou dans le noir ? Est-ce peut-on leur proposer autre chose que de que ça fait rire, ou est- ce que ça fait pleurer. la matière. Peut-être qu’on peut leur Est-ce que ça fait du bien, ou est-ce que ça proposer autre chose, qui peut leur fait du mal. Mais ça, ce n’est pas tout de suite permettre de penser, qu’il faut le faire. Parce que ça ne fonctionne de se questionner, de s’interroger. pas tout de suite. On

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est dans la confusion des genres. Il y a avait un monsieur qui s’appelait Sandor Ferenzci, un psychanalyste hongrois, qui a écrit dans les années 30 un très bel article qui s’intitule « Confusion de genres, entre le langage des adultes et le langage des enfants ». Son pro- pos c’était essentiellement que la langue qui était adressée aux adultes, des adultes aux adultes, entre adultes, était un langage de passion. C’est à dire que les adultes, quand ils se parlaient, étaient passés par le stade de la sexualisation. Ils avaient un rapport à la sexualité qui passe par le langage, qui est particulier, qui est avéré. Chacun de nos mots, de nos engagements témoignent de cette implication, de cet acharnement de la sexua- lité à travers nos propos et nos gestes. Ça, c’est très Freudien, cette idée qu’il y a du sexe partout, et que, assurément, c’est un grand moteur de la vie. Nous sommes tous, vous le savez bien, très Freudiens. Ceux qui pensent autrement peuvent sortir de la salle… ! La vraie vie, c’est ça. Ça se passe assurément beaucoup en dessous de la ceinture. Mais cette espace en dessous de la ceinture n’a de sens que parce que nous avons une pensée. Que nous sommes des animaux pensants, et qu’à partir de là, nous sommes tou- jours à nous référer à notre capacité à mettre en mots, mettre en rêverie des représenta- tions, chercher du sens etc… Mais que, tous ces efforts de penser, toutes ces cogitations que nous faisons, sont constamment en lien avec une recherche qui a un rapport avec la sexualité. Quelque chose qui nous fait du bien quelque chose qui est bon, quelque chose qui essaie de nous ramener en ce temps où nous avions tout, où nous espérions avoir tout, où nous imaginions avoir tout… donc l’idée que les adultes fonctionnent comme ça, dans ce langage là, qui est le langage de la passion. Et il dit que les enfants, et pour les enfants c’est, vous savez, avant Sophocle, Œdipe et toutes ces choses là, c’est à dire, avant la phase œdipienne, en gros, leur langage n’est pas ce langage là. Ils par- lent le langage de la tendresse. Leur façon de comprendre le monde n’est pas sexué, comme nous le comprenons. Cette différence là est capitale et irrémédiable, dans tout lien entre l’enfant et l’adulte. Quand les adultes se mettent à parler passion aux enfants, ça s’appelle l’inceste. N’entendez pas l’inceste essentiellement sur le mode du rapport physique, mais sur tout ce qui fait incestuel, confusion, confusion de genres, de générations, confusion de la dif- férence… On est tous pareils. La question du même. On parle tous la même langue. On se congratule tous les uns et les autres, d’être à la même tribune. On fait tous du même. Et à côté de cela, on se retrouve dans une dynamique où l’autre aspect c’est de pouvoir proposer quelque chose qui est différent. C’est à dire que l’adulte, quand il s’adresse à l’enfant, doit penser à l’enfant. Il y a eu toute une campagne de prévention, à une époque, sur la question des sévices sexuels où on disait aux enfants dans les écoles, on défendait un projet qui venait du Canada, qui disait « Mon corps, c’est mon corps ». On leur disait tout un truc autour de l’idée : « Tu dois dire à un autre qui viendrait toucher ton corps, touche pas ! Mon corps, c’est mon corps ». Ce qui est une façon complètement folle de penser le lien entre les générations. Parce que ça, c’est l’adulte qui doit le penser. Ce n'est pas l’enfant qui doit intégrer l’interdit, mais c’est l’adulte qui doit savoir au préalable qu’on ne touche pas le corps de l’enfant. Et toucher, je le répète, ça n’est pas simplement un rapport physique, ça peut être des mots qui ont exactement cette portée là. La violence du langage passion- nel qui peut être adressé à un enfant, aujourd’hui, il est majeur dans notre société. On devrait être attentif à cette chose là. Cette attention là, provient du fait qu’on se dise : « J’ai en face de moi un sujet différent ». Je dois faire un effort pour aller à la rencontre de cette différence là. C’est ce qu’on entend à longueur de jour aujourd’hui sur le modèle de l’intégration. Tout le monde doit être inté- gré. Regardez sur le modèle des retraites : tout le monde doit payer la même chose. On est sur le modèle du « toutlemondisme » extrêmement développé. Tous pareils. Et ce « tous pareils » là, il faut qu’il se mette en place dans le « pas de conflits ». Il faut qu’on arrive à être tous pareils sans qu’il y ait de conflits. Ce qui est la folie la plus totale. Parce qu’il ne faut pas que l’on soit tous pareils. Il faut aussi qu’il y ait du conflit. Ça n’est que comme ça que les choses évoluent.

On se retrouve dans un champ où, d’une certaine façon, le théâtre pour la petite enfance, est totalement imprégné de ces données là. Il peut tout à fait être un langage de passion et éveiller, et Ferenczi disait qu’il s’agissait là d’un mode de traumatisme de l’enfant, de la petite enfance. Alors bien sûr, ça va loin ces questions là. En quoi telle ou telle rencontre avec un tout-petit peut faire traumatisme dans sa vie ? Qu’est-ce que ça veut dire, d’ail- leurs, cette histoire là du traumatisme, qui est constamment convoquée aujourd’hui ?

126 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)

Mais, à la clé de cette question, il y a l’idée que, on parlait Est-ce qu’il faut d’ailleurs de l’utilité des choses, tout à l’heure, à quoi ça sert ? Est- ce qu’il faut d’ailleurs que le théâtre à l’adresse des jeunes que le théâtre à l’adresse publics serve à quelque chose ? Est-ce qu’il faut qu’il ait un projet ? Et ça, ça concerne essentiellement ce qu’on des jeunes publics serve développe aujourd’hui, mais de façon très manifeste, sous le terme d’éthique. Mais plus encore, ça développe deux à quelque chose ? autres éléments qui me semblent importants : ça déve- loppe le lien avec le « socius », la société, et la « res privata », c’est à dire la chose privée. Le théâtre, c’est ça. Pourquoi est-ce qu’il y aurait une extraterritorialité du théâtre à l’égard du jeune public ? Pourquoi est-ce qu’il faudrait définir un théâtre pour les adul- tes et un théâtre pour les enfants ? Pourquoi est-ce qu’on Ça développe le lien avec pourrait imaginer quelque chose qui permettrait un pas- sage entre ces deux liens en disant : le théâtre tout public le « socius », la société, jeune public ? Et comment est-ce qu’on pourrait évoquer ce que je viens de dire à l’instant sur cette différence et la « res privata », c’est constitutive, ontologique, entre l’enfance et l’âge adulte, sans prendre en compte la nécessité, dans l’adresse à dire la chose privée. même, du théâtre au jeune public de cette spécificité là ? Les enfants ne sont pas des adultes. Bien sur, il n’y a pas Le théâtre, c’est ça. lieu de leur parler dans une espèce de b a ba niais et cré- tin. Mais on sait tous que quand on s’adresse à un enfant, on parle aussi en fonction de son âge. On ne dit pas la même chose à un enfant qui a 1 an, qui a 5 ans ou qui en a 15. Et autant, ce qu’on évoquait par exemple pour Racine pour des adolescents de 15 ans ou de plus de 15 ans, la question n’aurait pas de sens, autant elle en aurait pour des petits, voire des tout petits. Donc, l’idée c’est comment on se situe dans cette place là, en Pourquoi est-ce qu’il sachant que de toute façon, les enfants ne vont jamais au théâtre ou au spectacle. Au sens en tout cas où nous, faudrait définir un théâtre nous pouvons l’entendre. Ce qui est important, c’est de pouvoir penser que les pour les adultes et un enfants, en tout cas les tout petits, les plus petits d’entre eux, transforment totalement les lieux qu’ils habitent un théâtre pour les enfants ? temps. Un tout petit ne s’assoit pas sur une chaise. Il ne regarde pas un spectacle pendant une demi-heure, ou 45 minutes, ou 1h30, comme nous on peut imaginer ces choses là. Un enfant pense, vit, il est plein d’émotions. Et plus encore il transporte sur le lieu même du spectacle ce qu’il en est de sa vie, de son quo- tidien. On sait très vite quand un enfant est un spectateur, et quand un enfant ne connaît pas une salle de spectacle, n’y a jamais mis les pieds. Ce n’est pas le modèle de « Pretty Woman », où, au premier jour de la rencontre dans un Opéra, elle est tellement magnifiée avec des yeux magnifiques, qui pleurent de partout, et elle pisse dans sa petite culotte, tellement elle jouit devant ces voix extraordinaires. Ça ne fonctionne pas comme ça un enfant. Et, il ne faut pas croire que parce que l’enfant est là, à faire des yeux tout ronds, que ce spectacle est extraordinaire, particulièrement adapté à la réalité de cet âge. Peut-être il faut s’inquiéter à ce moment là. Donc, je ne sais pas quoi dire de cette réalité du jeune public ou de la définition du jeune public, le mot définition même m’ennuie, et à mourir. Je ne sais pas comment on peut définir les choses. Il me semble important de pouvoir garder à l’esprit qu’il existe des publics, que les publics ne sont pas tous les mêmes, et que dans l’adresse à tel ou tel public, obligatoirement on doit penser à cette réalité là. Et je voudrais juste faire un sort, pour finir, à l’enfant qui vit en nous. Parce que ça, c’est le dernier modèle du pipeau nostalgique, romantique, ordinaire. Tout le monde va vous ressortir : « Mais j’écris de la part d’enfance qui est encore vivante en moi ». Et bien je pense très assurément que c’est bien de l’absence de cette part d’enfance qu’on écrit. C’est bien de cette perte, de ce deuil impossible avec cette part d’enfance, qu’on écrit. C’est bien de cette reconstruction, continue et assidue, de cette enfance, qu’on écrit. Jamais de notre enfance vécue. Je vous remercie.

Dominique Bérody Peut-être avez vous des questions, des réactions, pour revenir sur des choses que vous avez dites ? Moi j‘en aurai quelques-unes. Si on rebondit sur la toute dernière, sur le

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pipeau de la part d’enfance d’où l’auteur écrirait. Il serait intéressant que ceux qui le disent soient présents. Je ne suis pas sûr que ceux qui le disent soient là, présents, encore qu’il faudra scruter. En tout cas, ceux qui le disent ont de bonnes raisons de le dire, mais peut-être que c’est pour les raisons du deuil de cette part d’enfance qu’ils le disent et que finalement, c’est fondamentalement la même chose. Donc c’est de là qu’ils parlent. Je pense notamment à Joël Jouanneau qui le dit d’une manière très forte. On sait aussi qu’il y a des coquetteries dans cette question là parce qu’elle est essentielle, voire existentielle, elle se cache derrière un certain nombre d’écrans, de garde-fous, de para- pets. Je crois qu’il y a aussi ça. J’avais envie de revenir sur quelque chose. Malheureusement, Claude Morand n’est pas là, elle ne pourrait pas vous répondre, mais je sais qu’elle aurait eu très envie de vous répondre parce qu’elle était très militante, très polémique et très polémiste. Mais quand même sur la question de la métaphysique, vous dites c’est pipeau l’auteur qui écrit des textes métaphysiques pour bébés parce que naturellement les bébés n’ont pas accès à la métaphysique. Et en même temps, vous dites que c’est parce que les enfants pensent, que vous dites qu’il ne faut pas leur pro- poser un niveau de langage qui serait celui d’avant l’état de la pensée. Ce qui sous-enten- drait que le bébé n’a pas accès à la pensée et qu’il ne pense pas dès sa naissance. J’aimerais que vous reveniez sur cette question là parce qu’en même temps, on sait très bien que l’art c’est aussi une action qui fait penser. Alain le dit très bien dans ses textes. On est en même temps dans l’ordre de la transmission. Donc j’aimerais que vous reve- niez là-dessus. De la même manière que quand vous dites que les enfants ne sont pas racistes, ils le sont, ça renvoie en même temps le racisme à des références culturelles, et en même temps, les références culturelles du racisme qui sont purement idéologiques, est-ce qu’elles sont déjà ancrées dans l’enfance à ce point ?

Patrick Ben Soussan Non, pas le cadre de la référence culturelle. Mais essentiellement le cadre de la pulsion première.

Dominique Bérody C’est le rapport à l’autre ?

Patrick Ben Soussan Voilà. Le modèle freudien c’est : au tout début de la vie, dans les premiers mois de vie, l’autre n’a pas grand intérêt à exister, puisque le monde doit être essentiellement décliné autour de moi. Je suis le monde. A partir du moment où je peux penser qu’il y a un autre, c’est l’histoire du Petit Prince et de la rose, tant qu’il avait dans l’idée qu’il n’y avait qu’une seule rose dans sa planète, c’était merveilleux, et un puis un jour, il passe, il voit un champ de roses. Il se dit : « Basta, c’est pas possible la vie ! Donc il y a d’autres enfants qui ont aussi des mères ? ça va pas ». Donc il se la joue dans un modèle où tout à coup, il se sent abandonné, il n’a plus ce statut d’exclusivité ou d’exemplarité. Pour l’enfant, c’est comme ça. Freud disait qu’il y avait un lien d’articulation sémantique entre « autre », « ennemi », et « étranger », que ces trois mots là voulaient dire la même chose. Et que c’est comme ça que ça témoigne de nos pulsions à l’égard de tout ce qui fait l’altérité. Aujourd’hui, regar- dez la xénophobie. Je veux dire qu’il y a un moment dans la vie de l’enfant, où on ne peut pas supporter cette idée là, qu’un autre existe. Et que c’est vraiment tout un travail pour pouvoir arriver à penser l’existence de l’autre, et sa place à mon côté. Regardez les petits enfants en crè- che par exemple, il y en a un qui joue avec une petite voiture, et il y en a un autre qui vient lui prendre la voiture. Et bien, pour un enfant à ce moment là, celui qui vient lui piquer la voiture, il lui pique la voiture, il lui a pris la main, le bras, il lui a pris une par- tie de lui. Vous avez la puéricultrice qui va le voir et qui lui dit : « Mais c’est rien, tu sais, il faut prêter les machins, et tout », mais l’autre ce qu’il entend c’est : « Mais laisse-toi dévorer, fais-toi prendre en morceaux, admet le morcellement ». C’est impossible pour un enfant à ce moment là. Donc il se rue sur celui qui est en face, et l’histoire classique, c’est : il le bouffe. C’est comme ça que ça se passe. Tu m’as arraché un bout de moi, et bien, je fonce, je m’agrippe à toi et j’essaie de retenir quelque chose de ce que tu m’as piqué. Parce que je ne peux pas me représenter comme ayant perdu une partie de moi. Donc, c’est en ce sens là que je parle du racisme. Je ne parle pas de la construction cul- turelle. Cela nous concerne nous. C’est l’aspect en négatif, pour parler comme Hannah

128 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)

Arendt, de cette question là du racisme. La culture qui permet de rentrer dans la société et de s’ouvrir à l’autre, elle permet aussi exactement le mouvement inverse. Je crois qu’il faut être attentif à ce double aspect.

Christian Duchange Est-ce que vous voudriez bien revenir sur le concept du langage de la passion et de la tendresse ? Je suis tout d’un coup en train de me demander si l’on peut, nous les adul- tes, tenir le langage de la tendresse, et comment on s’y prend.

Dominique Bérody L’avantage, c’est que vous pouvez profiter de la présence de Patrick Ben Soussan pour consulter !

Patrick Ben Soussan Je crois que c’est très difficile. Je crois que c’est un vrai travail d’humanisation de toujours penser que l’enfant est un enfant, et que c’est à nous de faire cet effort là. Regardez les chatouilles par exemple. Le truc tout bête. Quand on se met à chatouiller un tout petit. Voilà, ça se passe bien, puis il se met à rire et il y a un moment où ça n’est plus possi- ble. Et assez rarement l’adulte s’arrête. Lui, il est emporté dans cette espèce de jouis- sance commune : ça fait du bien, on se marre, c’est tellement beau quand il rit… et qu’il y a sûrement autre chose qui se joue. Mais l’enfant, à un moment donné, ses canaux sen- soriels ne peuvent plus recevoir. Il est totalement débordé. Simplement, c’est le modèle du traumatisme pour Freud : le moment où on ne peut plus métaboliser le surplus d’énergie. Donc l’enfant commence à faire la gueule, et si vous continuez encore, il se met à pleurer. C’est une scène vraiment d’une banalité extrême. Il y a un moment où c’est nous qui devons nous arrêter. Où doit-on s’arrêter dans la connaissance que l’on a de l’enfant ? C’est le modèle classique à ne pas dépasser, et ça s’articule dans la connais- sance qu’on a de l’enfant. Regardez, la rencontre aujourd’hui de l’enfant dans la ville avec les publicités, à la télé, avec les images, etc… Tout ce qui était évoqué par exemple dans le risque du contact avec l’image, sur le fait que l’on met une iconographie pour signaler que c’est interdit de 10 ans, 8 ans etc…et qu’à côté de ça, les enfants, dans les journaux télévisés peuvent voir les gens cramer, les meurtres, enfin, des choses qui, bien entendu, vont avoir un impact sur eux. C’est très difficile, comme exercice de la part de l’adulte, de toujours se rappeler que c’est un enfant qui est en face de soi. Et qu’on ne jouit pas avec un enfant. Ça, c’est une chose vers quoi on est totalement porté en tant qu’adulte. On est totalement à la recherche de ça. Il y a un piège énorme, par exemple, pour remettre un Il y a un piège énorme pied dans l’histoire du théâtre, il y a un piège énorme autour de cette jouissance commune. C’est fou ce qu’il y autour de cette a comme compagnies par exemple, qui proposent des pièces de théâtre à des tout petits, qui sont essentielle- jouissance commune. ment dans ce champ de la jouissance. Viens on va jouir ensemble ! Ce n’est pas bon, ce truc là. Ce que vous disiez de la pensée, là où c’est important la pensée, c’est que ça met à distance. On se met à penser sur ce qu’on est en train de faire, de vivre, sur nos émotions. Et ça, ça crée cet écart là. Donc, ça ne vient pas de soi. Je crois que l’expérience d’huma- nité, c’est bien ça, c’est de nous permettre de faire le deuil de cette part d’enfance là qui veut fonctionner sur le mode mégalomaniaque.

Christian Duchange S’il y a une circulation pour nous, adultes proposant du théâtre ou dédiant du théâtre à des enfants, entre le langage de la passion et le langage de la tendresse, il y en a aussi une pour eux, en regardant les images du monde, entre la tendresse et la passion. Donc, il y a bien un endroit comme ça, où on va espérer se rencontrer dans de bonnes conditions.

Patrick Ben Soussan Ce qui est important c’est créer les Ce qui est important dans ce que vous dites, c’est bien les conditions de cette rencontre là. bonnes conditions. De créer les conditions de cette rencon-

129 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)

tre là. Ou en tout cas de les accompagner et de les apprivoiser, et de faire en sorte qu’on puisse les transmettre. C’est le modèle classique. Vous savez depuis quelques temps il y a une deuxième chaîne de télé qui s’appelle Baby Tv et qui est pensée pour les enfants de 6 mois à trois ans. Donc pourquoi pas regarder en semble un DVD de je ne sais pas trop quoi, ou regarder un dessin animé ou autre, avec un enfant, mais c’est foncièrement différent que de le laisser tout seul planté. C’est pour ça que la rencontre avec les enfants ou le jeune public et le théâtre, c’est toujours dans ce « et », c’est toujours médiatisé. Ça me semble beaucoup plus pensé comme étant un théâtre de famille et on a totalement abandonné cette notion là. Un théâtre de famille : c’est à C’est à dire que ce n’est pas un enfant qui est tout seul devant le théâtre, mais c’est dire que ce n’est pas un enfant un enfant qui est accompagné et qui va au théâtre. Et que cet accompagnant, c’est qui est tout seul devant le vraiment une personne clé dans cette his- toire là. Parce que c’est celui qui est à côté, théâtre, mais c’est un enfant c’est celui qui prend la main, celui qui regarde, celui qui s’éloigne, qui est à l’écart, qui est accompagné et qui va qui est collé sans être collé, qui après, est encore là. Ce n’est pas celui qui fait l’inter- au théâtre. rogation écrite à la fin du spectacle. Alors qu’est ce que tu as pensé, rempli, et-ce que tu as vu le chat passer ? Non, ce n’est pas ça le truc, parfois il y a le modèle des ateliers post théâtre. L’idée c’est quand même : il y a quelqu’un. Je ne suis pas tout seul. C’est fonda- mental dans cette rencontre.

Dominique Bérody D’autres réactions à chaud ? Des questions ? On aura un autre temps d’échange un peu plus long et on pourra revenir sur un certain nombre d’interventions de la matinée. Il y a une autre virgule musicale, une ponctuation théâtrale ?

Lecture de Jojo le Récidiviste , de Joseph Danan

Prise de parole. Entre une femme, qui tient un enfant, Jojo, par la main. Elle s’approche du public, à l’avant scène, il y a un micro sur pied, elle s’approche du micro, et sort une feuille de papier pliée en 4 de sa poche. Elle va par- ler. L’enfant s’empare du pied, il règle le micro pour le mettre à sa propre hauteur et l’orienter vers lui. Il sort une feuille pliée en 8 de sa poche. Il ouvre la bouche, il va parler. Sa mère lui donne une gifle. Elle règle à nouveau le micro à sa hauteur, elle l’oriente vers elle, elle va parler. Noir.

Babel. Jojo le bâtisseur. Il empile tables et chaises précautionneusement et avec art. Il en empile le maximum, aussi haut qu’il le peut. Entre sa mère. Elle regarde l’empilement, regarde Jojo, qui la regarde. Elle regarde à nouveau l’em- pilement. Jojo regarde lui aussi l’empilement. Elle s’approche de Jojo. Elle le gifle. Puis, elle entreprend de défaire l’empilement précautionneusement. Quand elle a fini, elle s’approche de Jojo et menace de le gifler, puis se ravise et sort. Au bout d’un temps assez long pendant lequel il regarde dans sa direction, Jojo recommence tranquillement son travail d’empilement. Noir.

Le bloc opératoire. Jojo a vidé le vase sur le tapis. Les fleurs gisent au milieu d’une flaque. Jojo met une blouse blanche, et un masque de chirurgien, ou des attributs approchant. Il prend une paire de ciseaux, et un objet pouvant évo- quer un bistouri. L’opération va pouvoir commencer. Jojo, en même temps qu’il opère, incise les tiges, ampute les pétales, se tourne vers son assistante, invisible, pour lui remettre les ciseaux ou lui demander le bistouri. Entre sa mère. Elle s’immobilise assez loin de la table d’opération et regarde le tableau. Elle s’approche de Jojo, lui enlève son masque, et lui donne une bonne gifle. Elle ramasse les lambeaux de fleurs, éponge l’eau, sort après un dernier regard vers Jojo. Jojo regarde un assez long moment dans la direction où elle est partie. Il sort à son tour, la scène reste vide un moment. On entend appeler « Jojo ! ». On va assister à un interrogatoire. Jojo revient chargé d’une quantité de fruits et de légumes, spécialement des fraises, des bananes, des tomates, qu’il entreprend de disposer sur un tapis ou sur un plan incliné de manière à composer une sorte de bonhomme à la Arcimboldo. Le bistouri va pouvoir servir à nouveau. Jojo s’acharne sur le bonhomme de fruits. Il attaque au bistouri, sort les bananes de leur peau, fait gicler les

130 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie) tomates, écrase les fraises entre ses mains, ponctuant ses gestes de « Tu vas parler, crevure ! », et de variantes de même nature « Je vais te faire la peau si tu ne l’ouvres pas ! ». Sa mère apparaît tandis qu’il est en pleine action. Elle s’immobilise et regarde le carnage. Noir.

Musique de chambre. Jojo est avec ses copains. Devant eux, sur le sol, l’aspirateur. Jojo entreprend le démontage de l’appareil et distribue les différentes pièces Chacune d’elle devient un instrument à vent ou à percussion. Et chacun des copains, sitôt en possession de son instrument, commence à émettre des sons. C’est au moment où l’or- chestre complet se déchaîne, que la mère rentre. Elle s’approche de Jojo, lui enlève son instrument, et lui colle une baffe. Les autres musiciens arrêtent instantanément de jouer. Noir.

Dominique Bérody Merci de cet extrait et c’est une superbe coïncidence, comme quoi le hasard n’existe pas. J’étais hier à la première de « Jojo le Récidiviste », à l’espace des Arts à Chalon, mis en scène par Joël Jouanneau. C’est naturellement une première mondiale à laquelle vous venez d’assister puisque « Jojo le Récidiviste » est la première pièce de théâtre jeune public écrite entièrement en didascalies. Le spectacle et la mise en scène de Joël Jouanneau est une comédie muette, burlesque, et il fait jouer à ses acteurs très exacte- ment et au millimètre près les didascalies de Joseph Danan. Et en même temps, ce texte didascalique offre, on le voit, un immédiat plaisir de la lecture à voix haute, donc, formi- dable coïncidence. Et si Joël Jouanneau a voulu mettre en scène ce texte, lui cet amou- reux du texte, de la littérature et de la poésie parce que toute son enfance, il s’est demandé si c’était la main de sa mère qui voulait s’abattre sur lui, ou si c’était sa joue qui attendait la main de sa mère, et que c’était une manière, pour lui, qu’ils puissent dire leurs « Je t’aime » journaliers. On va poursuivre notre voyage avec les auteurs cette fois ci, et avec leur écriture. Anne Luthaud est romancière, elle publie ses romans aux éditions Verticales, mais elle écrit aussi dans de nombreuses revues littéraires. C’est une aussi passionnée. Elle a eu à voir avec la création de la Fémis, donc elle a aussi un certain regard, (pour reprendre un certain Festival de Cannes), sur le cinéma et sur le monde et qui aussi, depuis quel- ques temps, contribue du côté de l’écriture, à la création de spectacles qui mêlent l’image, la poésie et le théâtre. J’évoque notamment le travail tout à fait novateur, je trouve, dans l’utilisation de la vidéo et l’écriture de l’image, de la compagnie dirigée et animée par Anne-Marie Marques. Le spectacle dont je parle tourne actuellement, il s’ap- pelle « Le bleu de Madeleine et les autres ». Mais la meilleure manière d’entrer en rela- tion et de faire connaissance avec Anne Luthaud, c’est d’écouter ce qu’elle écrit. Nous ferons ce petit voyage avec les auteurs en compagnie de Nathalie Papin, de Philippe Dorin, qui nous livreront peut-être, quelques-unes unes des raisons profondes intimes, qui fait qu’il y a eu chez eux ce désir de s’adresser aux enfants, et d’avancer sur leur pro- pre recherche sur la langue.

Lecture de Garder

« Maintenant je me souviens. C’est ce jour là que ça a vraiment commencé. J’ai raconté une histoire à Louise pour ne pas qu’elle me quitte. Plus tard, j’ai passé une annonce, pour dire que j’étais à la recherche de tou- tes les histoires qu’on voudrait me confier. Après, je suis allé habiter le phare. Il s’allume et s’éteint automa- tiquement. La machinerie n’a pas besoin d’hommes. J’ai obtenu la permission d’y rester, à condition de ne pas toucher à la lanterne. C’est rond, et on est enfermé. Il y a plusieurs étages, des fenêtres étroites, de murs de pierre. La mer autour. Aujourd’hui, je regarde la mer le moins possible. Je la laisse à distance. Certains jours, il me faut l’éviter. Sinon elle s’infiltre, me dissout. Alors, je regarde les pierres des murs, le parquet, les tours de fenêtres ou la table, au centre de la pièce où je suis. Tout est en ordre. Ici, tout est lisse. J’ai jeté beau- coup. Je l’ai fait peu à peu. Lorsque j’habitais à terre, je gardais tout. La plus insignifiante carte postale, elle était écrite. Les vêtements, ils pouvaient toujours servir. Les objets, je les entassais dans des boîtes. Les livres, je rachetais souvent les mêmes, je les avais oubliés. Puis, j’ai voulu me débarrasser des choses, pour avoir l’es- prit libre. Faire place nette. J’ai vidé, trié, choisi, jeté. Me sont seulement restées les histoires ».

Ả’est le début de « Garder », le titre s’imposait. Alors Anne, j’aimerais que tu nous dises un peu comment ça s’est passé, cette rencontre avec Anne-Marie Marques, et comment, tout en continuant à développer ton écriture littéraire et tes romans, tu as voulu, à un moment donné, creuser du côté de l’enfance ?

131 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)

Anne Luthaud Alors, en fait, j’avais travaillé avec Anne-Marie sur une pièce pour adultes, « Les Monologues de Femmes », et j’ai aimé travailler avec elle en raison de la manière qu’elle a de faire entendre la langue, justement. Je suis touchée par une attention particulière qu’elle a, aux mots et à la manière de dire. Ça a été comme une sorte de commande. Anne-Marie m’a demandé un texte pour enfants. Elle avait envie de faire un spectacle sur la couleur. J’ai réfléchi à la couleur. Ça a donné ce texte « Le Bleu de Madeleine et les Autres ». Je suis partie des mots de la couleur. Je n’ai pas pensé à comment j’allais écrire pour des enfants. Je suis partie des mots du bleu, des mots du jaune, etc… Le principe du texte, c’est une petite fille qui cherche le plus beau bleu de la terre, les mots du rouge et comment on fait le jaune. Il y avait une manière encore une fois pour moi de partir du langage. C’est toujours ma manière de travailler, c’est à dire de chercher, de la même façon quand j’écris pour les adultes, à ne pas être dans une écriture normée, à ne pas être dans la convention de la langue, à ne pas être dans les lieux communs, ce qui est attendu et ce qui est convenu. Ce qui m’intéressait de le faire pour les enfants, enfin, à l’attention des enfants, c’est parce que j’ai l’impression, justement, qu’ils ont une attention particulière aux codes de la langue. Ils sont attentifs aux codes. Ils ne les connaissent pas. On peut les amener à faire un pas de côté par rapport à ces codes. C’est ce qui m’intéresse beaucoup dans l’écriture à l’attention des enfants : de pouvoir écrire un peu à côté et le de les faire entrer dans cet à côté de la langue qui est simple. On sait comment les enfants s’arrêtent sur des expressions. L’autre jour je parlais avec un enfant qui me disait qu’il savait ce que c’était d’avoir un poil dans la main par exemple. Je lui dis que c’est donc être paresseux, qu’on a pas forcément envie de travailler. Il m’a dit : « Non, pas du tout, c’est qu’on a un poil qui pousse dans la main, et qu’on le voit ce poil ». Ce sont ces choses là. Comment on pousse les codes de la langue, et jusqu’où on peut aller.

Dominique Bérody Dans le processus d’écriture à proprement parler, c’est à dire le moment où, en effet, on écrit, est-ce que pour toi, il y avait dans un coin de ta tête que ça allait être adressé à des enfants, ou est-ce qu’au contraire tu travaillais plutôt à scruter les couleurs, les faire par- ler, et trouver dans cette recherche les mots justes, qui dans un deuxième temps, seraient incarnés et destinés aux enfants ? La-dessus, comment s’est passée la collaboration avec Anne-Marie Marques ?

Anne Luthaud Il y avait cette idée encore une fois de partir des mots et de la couleur, avec l’idée que, comme le disait tout à l’heure Monsieur Ben Soussan, il y a une culture, un passé, une connaissance de la langue que n’ont pas les enfants. Il y a donc une manière d’entrer dans ces mots, qui est la fois de leur offrir, leur donner et en même temps, de prendre en compte le fait qu’ils ne les connaissent pas toujours. Je suis partie de la matière, des cou- leurs comme je l’aurais fait avec n’importe quel texte, sauf que j’avais en tête que c’était à destination d’enfants qui n’avaient pas forcément les mots, la même construction. Il ne s’agit pas seulement des mots. Les enfants peuvent être très curieux de mots qu’ils ne connaissent pas, qui sont exceptionnels et rares. Il y a des questions de construction, de syntaxe. C’est une chose qui m’arrête souvent dans la littérature jeunesse, quand je lis des livres à des enfants petits, je me sens parfois obligée de modifier une construction de phrase, parce que j’ai l’impression qu’il y a une structure et une syntaxe qui ne prend pas en compte l’enfant tel qu’il pense. Et il n’en est pas forcément à cet endroit là de la construction de la langue.

Dominique Bérody Ça se traduit comment ce ressenti que tu as que parfois, dans ce que l’on lit dans les livres pour enfants à propos de la syntaxe ? Quel est, de ton point de vue, ce qui man- que, pour qu’on retrouve cette scansion qui serait nécessaire pour que, dans le rythme même, il y ait la relation avec l’enfant ? As-tu des exemples concrets qui te viennent ou est-ce que au travers de ton écriture, tu penses qu’on peut le retrouver ?

132 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)

Anne Luthaud Je n’ai pas d’exemples de phrases, là, comme ça, tout de suite. Mais, encore une fois, il s’agit des codes de la langue. Ces phrases qui sont toutes faites, qu’on retrouve aussi bien dans des livres pour enfants que dans des livres pour adultes, et qui sont la manière d’écrire conventionnelle et habituelle, et qui n’est pas juste, dans l’essence de la langue. Peut-être que ça rejoint ce que tu disais tout à l’heure, tu parlais de poésie. Comment être à l‘endroit de la langue, le plus épuré et le plus juste.

Dominique Bérody Ça me fait penser à la relation que tu as avec Philippe Rollet qui est un des auteurs publié aux Editions Verticales mais publié aussi aux Editions de Minuit. Il a une écriture, pour ceux qui ont entendu parler de lui, très proche de l’oralité, une écriture qui dit la parole, mais toujours dans l’écriture, avec toujours cette scansion, avec un rythme de la répétition qu’on a parfois dans la parole. Mais le fait de répéter par écrit ce que l’on dit en parlant donne de la littérature et de la poésie. Dans tes romans et dans « Le Bleu de Madeleine et les Autres », on retrouve cette scansion de la parole, qui finalement nous met au bord de la poésie, et c’est là que naît un poème dramatique. Ce n’est pas par hasard d’ailleurs si certains textes de Philippe Rollet ont été montés par de grands conteurs et je pense notam- ment à Abi Patrix, qui avait créé « L’Enfant Sans Nom », qui était une errance dans la ville à la quête de son nom. Comme par hasard, mais ce n’était pas un hasard, un grand conteur, en lisant l’écriture de cet auteur, trouvait là un prolongement à son travail de conteur. C’est vrai qu’on retrouve ça dans ton texte. On peut lire le début.

Lecture de Le Bleu de Madeleine et les Autres

« Un matin, Madeleine s’est réveillée en disant qu’elle voulait trouver le plus beau bleu de la terre. Bien sûr, elle a d’abord pensé au ciel. Au ciel, l’été quand il fait très chaud. Mais il est tellement bleu qu’il en devient presque blanc. Alors au ciel l’hiver quand il fait très froid. Mais ce bleu là est trop dur. Il ne lui plaît pas. Et puis le ciel est aussi rose le matin, et rose le soir. Et il est souvent gris aussi. Alors ça ne va pas. Elle ne prend pas le bleu du ciel, qui n’est même pas capable d’être toujours bleu ».

Ắn se demande qui part à la recherche du bleu ? Qui part à la recherche du jaune ? Comment c’est incarné par des personnages ? Dis-nous deux ou trois choses sur l’his- toire elle-même et sur les personnages qui l’habitent.

Anne Luthaud En fait c’est le regard d’une petite fille sur le monde. C’est le parcours de la petite fille dans le bleu, qui est à la recherche de ce bleu. Elle identifie le bleu autour d’elle et l’identifie à ce qu’elle vit, elle. Dans le rouge, elle cherche à nommer les mots du rouge. Donc c’est for- cément des noms qu’elle ne connaît pas parce que ce sont des noms de couleurs, Garance, dont elle cherche à trouver le sens. Dans le jaune, elle cherche à trouver comment se fabri- que cette couleur dans le réel. A la fin de chaque couleur, on arrive à une toile. C’était une des demandes d’Anne Marie de travailler autour de la peinture, parce que c’est mis en scène avec une femme peintre, qui peint en direct sur le plateau et qui est filmée. Il y avait cette idée là aussi du regard d’un enfant sur le monde et comment on nomme le monde. Comment un enfant peut nommer le monde. Mais ce qui est impor- tant, c’est surtout de le faire en ne se mettant pas à la place de l’enfant. C’est raconter ce parcours, mais encore une fois, avec le savoir que nous on en a, et le donner à entendre à des enfants, mais aussi à des adultes, parce qu’on a une manière de regarder particu- lière. Comme nettoyer des codes. Tout à l’heure, tu parlais de Philippe Rollet. C’est ce qui est intéressant dans cette langue à dire, et c’est ce qui m’intéresse par rapport au travail du roman, quand j’écris une pièce, qu’elle soit pour adultes ou pour enfants, à dire, elle est tout à coup comme nettoyée des conventions du roman. J’essaie de ne pas l’installer dans le roman, mais il s’y glisse toujours une espèce de fatras que j’essaie d’ôter autant que je peux. Quand c’est à l’endroit du théâtre, de cette langue à dire, j’ai l’impression que ce fatras est plus facile à enlever. Elle se nettoie plus vite, la langue. Sans doute parce qu’elle est mise en espace et en bouche par la suite. Elle n’existe pas seule.

Dominique Bérody Ce qui est vrai, c’est qu’à la fin de chaque couleur on débouche sur une toile. A la fin de

133 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)

la séquence sur le bleu : Lecture de Le Bleu de Madeleine et les Autres

« Après avoir cherché partout et partout, et encore et encore, Madeleine est allée chez son grand-père et lui a demandé où était le plus beau bleu de la terre. Et au moment où elle posait la question, elle a vu sur le mur un tableau qu’elle a toujours vu, auquel elle n’a jamais fait attention. Une reproduction du peintre préféré de son grand-père, et elle a trouvé que c’était le plus beau bleu de la terre. Elle a demandé le nom du tableau. Son grand-père a répondu : « Monochrome IKB3 de Yves Klein ».

Ất puis après, il y a le nom du rouge. Naturellement, toute recherche du bleu est en réa- lité la quête du jaune, chère à Van Gogh. Ce qui est très beau, je trouve, et c’est là où je trouve intéressant l’apport de la littérature, il y a Madeleine, et on voit bien de quelle madeleine il s’agit. Quand j’ai découvert ce spectacle et cette rencontre entre Anne-Marie Marques, une peintre, Jeanne Ben-Hammo, et Anne Luthaud, j’ai senti qu’on est vrai- ment dans un spectacle d’impression littéraire. Comme si c’était le spectacle des premiè- res impressions littéraires. Ce que je trouve magnifique, c’est qu’elles se font au travers de la peinture, de comment dire le bleu. Parce qu’il y a le bleu du néon, ça ne convient pas, le bleu de la mer…

Anne Luthaud Ce que je trouve très beau dans le travail d’Anne-Marie, c’est que justement, elle a mis en scène à la fois ce qu’il y avait dans le texte et ce qu ‘elle a demandé à la peinture, c’est à dire comment faire ? Comment on fabrique ? C’est la question de comment se fabrique l’écriture, comment se fait la peinture. C’est pour ça que Jeanne peint en direct sur le plateau au fur et à mesure de l’avancée du texte, elle peint de la couleur. Quelque fois, c’est figuratif, quelques fois pas. Il y a tout le temps cette idée là : comment on fait, com- ment on fabrique quand on fait un spectacle avec de la peinture et un texte et c’est comme sous-jacent au spectacle. C’est d’ailleurs une chose que les enfants perçoivent vraiment parce qu’on a fait ensuite un travail autour de ça, et on voit bien qu’ils rentrent là dedans tout de suite. On n’est pas dans le commentaire, on est pas dans l’explication, on est juste dans la fabrication des mots, des couleurs de la peinture.

Lecture de Le Bleu de Madeleine et les Autres

« Pour savoir comment on fait le jaune, c’est très simple : en mangeant un œuf sur le plat, je verrais com- ment est fait le jaune, se dit Madeleine. Elle s’applique si bien à tremper son pain dans le jaune de l’œuf et à le manger, qu’elle en oublie de regarder comment le jaune est fait. Alors, elle prend des couleurs ».

Ậerci Anne. Ré-interviens quand tu veux. On l’a évoqué tout à l’heure Philippe Dorin et Nathalie Papin. Les présenter, c’est toujours à la fois une émotion et une grande diffi- culté parce qu’il y a l’émotion, la connaissance. Que ce soit Philippe Dorin, ou Nathalie Papin, sans faire des formules, mais c’est toujours intéressant de nommer les choses, je considère qu’ils représentent, aussi paradoxal que cela puisse paraître, une des appro- ches les plus littéraires de l’écriture théâtrale pour la jeunesse, dans des registres et dans des styles de langue très différents. Il y a des allers-retours, notamment chez Nathalie, qui vont du mythe à aujourd’hui, au sens où Michel Vinaver l’exprime : le théâtre a une fonction de navette entre les mythes fondateurs et le monde d’aujourd’hui, et que c’est cette navette permanente entre les grands mythes de l’humanité qui permettent de comprendre le monde d’aujourd’hui. Cette fonction de navette est une fonctions que l’on retrouve dans l’écriture de Nathalie. C’est amusant que dans le début de « Garder », on arrive dans un phare, qui s’allume et qui s’éteint. Cette lumière qui s’allume et qui s’éteint et la fonction du Noir qui permet de découvrir la lumière, (comme dit Olivier Py, « C’est du trou noir que naît la lumière de l’univers »), est très présente dans l’écriture de Philippe Dorin. C’est une écriture dont je ne suis pas sûr qu’elle soit si minimaliste que ça, mais je suis sûr qu’elle va à l’essentiel, parce qu’elle est dans un choix de mots extrêmement précis, et en même temps, elle est très concrète. Mais le concret réside beaucoup plus dans l’imaginaire qu’il déclenche que dans la réalité des mots. Je trouve qu’on est là en présence d’auteurs majeurs. Ils sont vraiment contributifs, de

134 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie) manière essentielle au répertoire d’aujourd’hui. Si aujourd’hui, il y a un recueil qui pré- sente 101 pièces de théâtre jeune public, et qu’on considère qu’il y a environ 300 textes, c’est à dire des textes qui résistent à la mise en scène et à la lecture, des textes qui sug- gèrent et qui font rêver, ils en sont emblématiques. C’est un joli choix qu’ils soient ici pour cette table ronde. Je leur donne la parole. Ils parlent très bien de ce qu’ils font parce qu’ils en parlent avec beaucoup de fragilité. J’évoquais cette question de la fragilité de l’œuvre d’art qui est entrain de naître. Ce qui est formidable, c’est le rôle de l’édition, c’est qu’à un moment donné, l’édition leur dit stop. Parce qu’elle leur dit qu’il faut ren- dre la copie parce qu’il y a l’échéance. Par conséquent, l’édition permet que leurs textes soient consignés, et qu’on puisse y revenir. Mais en même temps, on retrouve la fragilité de leur écriture dans l’édition. C’est ce qui leur permet d’être créés et mis en scène, et que cette écriture continue à vivre. Juste deux choses avant de leur donner la parole. Nathalie Papin a écrit et à dit, elle a accepté qu’on le lise parce que c’est maintenant édité : « Je crois que j’écris pour les enfants, pour une raison très personnelle. Sans doute parce que j’ai vécu une enfance morte, pas tragique, ni pleine de désastres, morte tout simplement, et que je suis née assez tardivement, je suis née à 20 ans ». Philippe Dorin nous dit : « J’écris pour les enfants peut-être parce qu’il est tout seul. J’écris pour un seul enfant assis au milieu de 199 autres, dans la salle de théâtre. Et il se dit, ça y est, cette fois, c’est pour moi ».

On pourrait faire un petit écho, parce qu’on voit qu’il y aune famille d’auteurs, pas au sens d’un club qui se réunit régulièrement, c’est un autre type de famille, la famille de la poésie. Quand Fabrice Melquiot dit : « Ce qu’à l’enfant je dirais en passant, c’est ceci : le texte de théâtre attend quelqu’un, et il t’attend, toi. Le texte de théâtre attend aussi des enfants, et il t’attend ». On sent très bien qu’il y a là de l’intimité dans la relation, et une recherche très personnelle, comme si c’était une écriture qui venait de très loin. Je ne sais pas si elle vient d’une part d’enfance enfouie, ou du deuil de cette part d’enfance qu’on va chercher à retrouver, et en tout cas, il y a un mouvement très profond, et que ce mouvement là ne peut que rencontrer le profond de l’enfant à ce moment là. Alors, Nathalie, je te laisse carte blanche pour dire ce que tu as envie de nous dire sur cette question là, c’est le principe de la conversation, et Philippe, en écho, je te laisserais aussi carte blanche.

Nathalie Papin Alors tu n’as pas de question à me poser ?

Dominique Bérody Et non, c’était le piège de la matinée ! Parce que je croyais que toute question serait un peu anecdotique, donc j’ai opté pour la carte blanche.

Nathalie Papin C’est très difficile de parler. Je dis toujours que ça fait 10 ans qu’on me demande pour- quoi j’écris pour le jeune public, et ça fait 10 ans que je ne réponds pas ! Je ne peux pas. Je n’y arrive pas. J’ai cherché, j’ai formulé, j’ai essayé d’écrire, mais je ne peux pas y répon- dre.

Dominique Bérody C’est un peu le même problème que Patrick Ben Soussan, par rapport à la définition !

Nathalie Papin Peut-être, je ne sais pas. En tout cas, je n’y arrive pas. Qu’est-ce que je peux dire après ça ? J’écris. Qu’est-ce qui m’intéresse dans l’écriture ? Ça fait 10 ans à peu près que j’écris. Je n’ai pas commencé pour la jeunesse. En ce moment, je suis dans une période de trou- ble et de doute. Donc, en plus, il n’y a pas de question, donc… ! C’est très difficile. Des doutes sur évidemment l’écriture, parce que le but c’est évidemment d’avancer et d’écrire quelque chose de nouveau, pour soi et évidemment pour les autres. Si on écrit pas quel- que chose de nouveau pour soi, on ne peut pas le faire pour les autres. J’ai publié 8 tex- tes jeunesse à l’Ecole des Loisirs. Ce qui est drôle pour moi, c’est de voir évoluer ces tex- tes là. C’est de voir ce qu’ils deviennent. Parce que, sur la question de l’âge, par exem- ple, il y a des textes que je trouvais il y a 5 ans en CM1, CM2, et actuellement, je les trouve en collèges ou en lycées. Une espèce d’évolution des textes. Je ne sais pas exac-

135 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)

tement ce qu’il se passe. Est-ce qu’on les lit autrement ou est-ce qu’on les donne à lire d’une autre façon ? Mais, ce qui m’intéresse, c’est de raconter des choses d’une certaine manière. Par le théâ- tre, parce que le théâtre, c’est l’art du présent, c’est là, être ensemble à un moment donné. Le paradoxe, c’est que je préfère l’édition. Pour moi, l’édition du texte, c’est vraiment important. C’est le rapport au livre. Le livre est la plus grande scène de théâtre. Parce qu’on est tout seul. Pas dans une salle physiquement avec d’autres. Mais on est devant tellement de scènes de théâtre. Ce qui m’intéresse, c’est la langue. Ce que je raconte, c’est le sens. Par exemple pour « Mange-moi », je pose toujours une question. Je suis troublée en ce moment, parce qu’on me dit qu’il faudrait arrêter de mettre du sens. « Tu es en excès de sens ». Alors, ça me pose problème et question parce que j’ai toujours écrit à cause du sens. Quand j’écris « Mange-moi », je pose une question à laquelle je n’ai pas de réponse, qui était comment sortir de l’alternative, dévorant/dévoré. Comment on peut sortir de ça ? Il y a un personnage qui est né. Enfin, ça n’est même pas un personnage, c’est la langue qui est née, et puis un ogre « anogrexique » est né, une petite fille boulimique, et la ques- tion de l’autre est apparue, et puis l’histoire finalement a raconté la dévoration positive, en quelque sorte. La construction de deux êtres en tout cas. Dans « Debout », c’était la question de la mère. Un enfant se pose la question de changer de mère. Il y a toujours une question. Dans « Qui rira verra », c’est la question du ridicule. Est-ce que le ridicule construit ou détruit ? Là, je me dis : est-ce qu’on peut écrire sans sens. Beaucoup de gens me disent : « Oui. Ecris et c’est l’écriture qui agit. Il ne faut pas vouloir dire des choses. Il ne faut pas vouloir mettre du sens, parce que le sens y est déjà ». J’ai du mal à le faire. Je ne peux pas. Ma propre vie est toujours en quête de sens. S’il n’y a pas de sens, je ne peux pas vivre, donc je ne peux pas écrire. C’est ce que j’ai envie de donner aux enfants, au monde, aux autres, à ceux qui sont en face de moi. Dire : « Tiens pourquoi on est là, en fait ? ». On peut ne pas se poser la question, et se dire, tiens on est là, et on est ensemble et voilà. On ne va pas si loin que ça. Sur la langue, ce qui m’intéresse aussi, c’est la construction de la personne avec la lan- gue. Où ça commence ? Est-ce que c’est la langue qui commence, ou est-ce que c’est le sens ? Dans le sens de « sensoriel » ? C’est pour cela que probablement l’âge 10/12 ans m’intéresse. Cette langue qui n’est pas tout à fait connue des enfants, et qu’ils utilisent pourtant de façon poétique parce qu’ils n’ont pas toutes les clés. Moi j’aime bien travail- ler de cette façon, c’est à dire, mettre dans une phrase une idée complexe, avec une image concrète. On trouve ça dans la structure langagière de l’enfant, et ça c’est vraiment d’une richesse totale. Le dernier texte que j’ai écrit est adressé aux adolescents, alors je pense que maintenant, pendant 10 ans on va me demander pourquoi j’écris pour les ado- lescents ! On se donne rendez-vous dans dix ans ! J’ai envie de parler de Réza Barahéni. J’ai entendu une conférence extraordinaire de Réza Barahéni qui disait que si nous étions dans un monde belliqueux, guerrier etc, c’est que la structure de la langue était fracturée. Ça correspond à l’idée du corps fracturé, voire torturé. Pour lui, le summum de cela, c’est la mort du Christ. Sa tentative Pour lui, c’est la langue qui se est de trouver une langue qui recons- truit. Il prenait pour exemple « Les déroule et qui construit ce qui est Mille et Une Nuit », qui, pour la cul- ture générale est un peu mis de côté, vivant, parce qu’elle repousse du côté du conte etc… Pour lui, c’est la langue qui se déroule et qui chaque matin, la mort. construit ce qui est vivant, parce qu’elle repousse chaque matin, la mort. Je me souviens, j’étais avec Brigitte Lallier Maisonneuve qui m’avait traînée à Avignon pour entendre cette conférence, très bril- lante, c’est un grand intellectuel. J’étais en larmes. Je ne savais pas pourquoi j’étais dans cet état là, parce qu’il racontait exactement ce que j’essaie de trouver dans la langue. Voilà donc j’ai écrit un texte sur Isis et Osiris, en essayant de trouver ça à la fois dans le sens et dans la forme. Voilà ce que je peux dire.

Dominique Bérody Si on lit les titres de Nathalie Papin, il y a déjà un poème debout. « Mange-moi », « Debout, « L’appel du Pont », « Le Pays de Rien », « La Morsure de l’Ane ». Si tu te poses des questions sur le sens, lis tes titres et tu vas retrouver un sens qui est là, pas si caché que ça. Peut-être peux-tu lire un petit bout de « Qui Rira Verra », parce que, à juste titre,

136 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie) tu me disais une fois, « Mais j’en ai marre qu’on pense que je suis quelqu’un de grave, parce qu’en réalité, je suis quelqu’un qui aime beaucoup l’humour ». Je pense qu’au sein de ton écriture, on voit un clown caché en toi, et que ce clown est toujours prêt à sortir. C’est le clown intérieur, bien sûr. C’est la petite voix de l’intérieur qui régulièrement sur- git et que contrairement peut-être à une première lecture un peu superficielle, il y a énor- mément d’humour et de distance par l’humour dans tes textes. « Qui Rira Verra » en est une très belle illustration. Tu peux nous en donner un petit extrait et après on laissera la parole au camarade Dorin qui s’impatiente, et qui est trop content de ne pas parler !

Nathalie Papin Oui. A défaut d’enfant, j’ai un clown intérieur ! Ce sont 4 enfants qui sont enfermés dans le laboratoire d’un fou qui s’appelle Hard, et le code c’est que les enfants doivent parler chacun leur tour en ne disant qu’une seule phrase. Les enfants n’ont pas de prénom. Il y a 1, c’est un garçon. 2, c’est une petite fille qui est entourée uniquement de mères. La troisième enfant, c’est une enfant qui a trois sœurs, le 4ème enfant, c’est un garçon qui vit à peu près dans une forme de normalité.

Nathalie Papin lit un extrait de Qui Rira Verra

1 / Moi, j’ai 5 pères et 6 mères. 2/ Moi j’ai pas de pères, mais j’ai deux mères et quelque fois, elles sont des pères. 3/ Moi j’ai pas de mère, mais trois grandes sœurs et ça fait assez de mères. Le père j’en ai qu’un. 4/ Moi, j’ai un père et une mère.

1/ Moi j’ai du sang noir, du sang blanc et du sang jaune dans mes veines. 2/ Moi, mon sang, il est rouge. 3/ Moi, un jour, je n’avais plus de sang. 4/ Moi, j’ai des globules bleus, blancs, rouges.

1/ Quand je suis né, c’est mon papa qui a coupé le cordon. 2/ J’avais pas de cordon quand je suis née, j’étais même pas attachée. 3/ Ma mère, elle a rien senti, parce que ma grande sœur elle avait une grosse tête. 4/ Moi je suis né à la Clinique des Roses, j’ai nagé tout de suite avec mes parents, et puis j’ai fait du manège, j’ai entendu le Concerto Grosso d’Archangelo Corelli opus 6, n°8 et le chant des baleines, j’ai fait de la respiration abdominale.

1/ Ma peau était blanche au début, après, elle a préféré se foncer. 2/ Ma peau, elle était bien pliée, et s’est repassée maintenant. 3/ J’étais un bébé même pas né qu’elle a dit ma grande sœur. 4/ Moi j’avais déjà des dents définitives et une incluse le premier jour.

1/ J’ai un doigt en moins, c’est la coutume. 2/ Je n’ai qu’un nombril moi. 3/ J’ai une sœur, elle a tellement de poils que moi je serais chauve quand je serais grande. 4/ Moi j’ai un zizi en plus.

Dominique Bérody Merci Nathalie. Donc Philippe Dorin. Je voulais dire qu’il y a les trois périodes de Philippe Dorin. C’est une valse à trois temps, Philippe Dorin. La première période, c’est la période Bayard. Il est publié chez Bayard. Ce sont des contes. C’est « Paroles d’Ange », « Le Voleur de Sommeil ». Dans la continuité, Philippe était comédien, il a travaillé à Strasbourg, avec Eric de Dadelsen, au Théâtre Jeune Public de Strasbourg, un des théâ- tres pionnier dans le domaine du théâtre. Il écrivait, il jouait, il travaillait avec Eric de Dadelsen qui était un metteur en scène au TJP. Il y a eu aussi la période « Villa Esseling Monde », où René Pillaud, qui était le directeur du Théâtre La Fontaine, à Lille, un des 6 Centres Dramatiques pour l’Enfance et la Jeunesse de l’époque, t’avait commandé cette pièce. Ce sont les deux premières pério- des, pour moi. Il y a après, la période boule de papier, c’est à dire une mise à distance assez radicale de l’écriture et du conte, et de ton écriture antérieure, du théâtre plus narratif, avec des per-

137 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)

sonnages, des situations, une construction plus classique. Après, il y a donc la période boules de papiers, où certains disaient : « Mais qu’est-ce qu’il fait Dorin, il n’écrit plus, il ne joue plus, il roule du papier, il prend de l’encre… ». Cette période boule de papier a donné naissance à « En Attendant le Petit Poucet », et aussi à cette nouvelle période, qui correspond à cette écriture beaucoup plus resserrée, qui va à l’essentiel. Je pense que les boules de papier ne sont pas pour rien. Et puis aussi sûrement la ren- contre avec Sylviane Fortuny, mais ça on y reviendra cet après midi, parce que finalement, la question qui se posait c’était : Pour Ainsi Dire, qu’est-ce qu’on fait ? Autour de cette question là, si on a pas beaucoup de textes, il va falloir qu’on en écrive, et pour ainsi dire, mais qu’est-ce qu’on pourrait bien leur raconter ? Voilà, il y a ces périodes pour Philippe Dorin. Ce que je trouve aussi intéressant, c’est la question du va et vient. Ce que je trouve formidable dans l’itinéraire de Philippe Dorin, c’est qu’il a sa période Bayard, et maintenant, il a sa période Solitaires Intempestifs. Entre ces deux périodes, il y a forcément tout un itinéraire, où il continue à creuser le même sillon, et en même temps, il va se retrouver dans des domaines différents, il va rencontrer des publics nouveaux. De « Parole d’Ange », à « Christ Sans Hache », vous voyez qu’il y a un joli parcours. Je te laisse maintenant carte blanche, pour t’éviter de répondre à une question qu’on vous a posée quinze mille fois, je vous offre un espace de liberté.

Philippe Dorin Merci Dominique. Tout ça pour dire que, moi, écrivain, je ne suis pas tombé dedans quand j’étais petit, j’ai dû apprendre mon métier. C’était très loin de moi. Je ne parlerais pas de trois périodes comme ça. Je dirais que j’ai écrit pendant 15 ans, et un jour, je suis devenu écrivain. Il a bien fallu passer par des tas de périodes pour devenir vraiment un écrivain. D’abord j’ai cru que écrire c’était un peu comme j’avais appris à l’école. C’est à dire, mettre des sujets, verbes, compléments, des phrases bien tournées. Je me suis trompé parce que c’était insignifiant. Les textes qu’on peut écrire comme ça sont insigni- fiants. Après, j’ai pensé qu’être écrivain, c’était peut-être écrire comme les écrivains qu’on aime bien. Donc j’ai eu toute une période où j’ai essayé d’écrire comme les écri- vains que j’aimais bien, que j’aimais bien lire. Je me suis aperçu que ça n’était pas encore ça, puisque, quand l’original existe, ça n’est pas comme ça qu’on devient un écrivain. Après, je suis devenu un écrivain en étant moi-même. Moi-même, c’est à dire que je ne suis pas quelqu’un de très savant, je n’étais pas très doué en français, je n’ai pas beau- coup de vocabulaire, mais je suis quand même devenu écrivain. Avec mes défauts. Mon bagage, moi, c’était plutôt mes handicaps. C’est à l’époque aussi où j’ai rencontré Sylviane, parce que, pour moi, écrire du théâtre, c’est indissociable de la rencontre avec quelqu’un. Moi je ne suis pas metteur en scène. Il y beaucoup d’auteurs qui sont metteurs en scène, il y a beaucoup d’auteurs qui ne sont pas joués, qui sont publiés, mais qui ne sont pas joués. Pour moi, le théâtre, c’est d’abord de la vie, dans une rencontre avec quelqu’un. Ecrire pour quelqu’un, comme on envoie une lettre à sa fiancée. C’est un peu ça. Et puis écrire vraiment pour quelqu’un. Ecrire quelque chose qui lui correspond, à lui. Pour moi, c’est très important ça. Qu’est-ce que je pourrais dire encore ? La question du jour qui est écrire pour les enfants, moi je ne me suis jamais posé cette question, parce que c’est quand j’ai écrit pour les enfants que j’ai écrit pour la première fois quelque chose jusqu’au bout. Donc ce travail d’apprentissage de l’écriture dont je vous parlais tout à l’heure, je ne l’ai mené que par rapport à des enfants. Que parce que c’était une opportunité. C’était aussi la rencontre parce que je travaillais avec Eric de Dadelsen, c’est avec les enfants, en écrivant pour les enfants, que j’ai appris mon métier d’écrivain. Je me suis posé des questions que j’aimais bien. Moi je suis d’une famille de paysans. Donc on appelle un chat un chat. J’aime bien les choses assez concrètes. Le langage, c’est souvent que ce qui est nécessaire. Et ça, ça me plaît beaucoup. Ecrire des personnage qui ne disent que ce qui est nécessaire. Pas plus. C’est très important, ça. De ne pas faire de la littérature. Et moi j’aime bien ça dans la bouche des enfants. Parce que les enfants, ils me réapprennent souvent des mots très simples. Comme chaise, table, bouteille. Les enfants emploient toujours des mots très simples. On retrouve le sens de ces mots simples qui sont comme les outils d’un agri- culteur. Ce sont des objets qui servent à quelque chose de très précis. Qui ont des fonc- tions. Voilà. Moi j’aime bien que les mots aient des fonctions. Chaise, c’est ça. La chaise, c’est fait pour s’asseoir. Alors, la situation, ça peut être de dire, qu’on peut faire parler une chaise, par exemple, lui faire dire qu’elle est faite pour… Voilà, moi j’aime bien les

138 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie) choses qui sont des situations extrêmement concrètes. Ce que j’aime bien aussi quand j’écris, c’est que ça se résume toujours à : « Toi t’es qui ? Ça ça va où ? Tout ça, c’est à moi. On dirait que ce serait… ». Voilà, moi j’aime bien me poser ces questions là. Et sou- vent les enfants se disent ça aussi. Je me souviens, j’avais travaillé avec Christiane Véricel, et une réplique m’avait beaucoup marquée, qu’un enfant avait inventée, il était entré, il avait dit : « Tout ça, c‘est à moi ». Je trouve ça fabuleux. C’est le début d’une vraie pièce de théâtre ! Après, il faut apprendre à partager, se battre pour défendre son… Finalement, grâce aux enfants, toujours dans la compagnie des enfants, je suis devenu un vrai écrivain. C’est ce qui a fait qu’un jour, on m’a reconnu comme un écrivain à part entière. Il y avait quelque chose, un style, qui ne correspondait qu’à moi. C’était ma sin- gularité. Ce qui m’a plu dans cette singularité, c’est que finalement, je suis un écrivain complémentaire. C’est à dire que je n’existe que par rapport aux autres. Parce que c’est vrai que le théâtre que l’on fait avec Sylviane, on ne peut pas dire : « ça, c’est du théâtre pour les enfants ». On ne peut le dire que quand on voit beaucoup de choses. En fait, il y a beaucoup de nos spectacles qui ne peuvent pas être programmés dans des saisons où il n’y a qu’un spectacle pour les enfants. Parce que ça n’est pas très représentatif du théâtre pour les enfants. Notre force, c’est de pouvoir exister par rapport aux autres. C’est important parce que je crois que ce qu’il y a d’important dans le fait d’aimer le théâtre comme tout, tout l’art, c’est la comparaison. C’est à dire, de dire, « ça, je préfère, je me reconnais mieux là dedans ». Cet aspect comparatif, il est très important partout, parti- culièrement au théâtre. Justement, c’est grâce à la diversité des écritures, au fait qu’il y a des éditeurs qui se sont lancés dans l’édition de pièces pour le jeune public, parce que, des enfants qui sont dans une ville, voir plusieurs pièces dans l’année, c’est difficile. Il y a des théâtres qui le font, mais c’est difficile. Les enfants, soit ils ne vont jamais au théâ- tre, soit ils en voient un, soit ils en voient deux pendant l’année. C’est très difficile d’ap- précier le théâtre quand on voit un ou deux spectacles dans l’année. C’est le fait d’être toujours critique, de comparer les choses qui permet de se faire son idée du théâtre. Par contre, c’est très facile d’acheter des livres, et de lire. C’est là qu’apparaît la singularité des écritures, c’est là où les enfants peuvent le voir. Pour conclure, je dirais que maintenant, j’ai du mal à m’en défaire, d’écrire pour les enfants. Parce que j’ai rencontré d’autres compagnons metteurs en scène, qui m’ont demandé d’écrire pour les adultes. J’ai écrit une première pièce, qui ne changeait pas radi- calement ma façon d’écrire, les mots étaient les mêmes. Mais ce texte que j’ai écrit qui était destiné aux adultes, est devenu malgré lui une pièce qui s’est jouée devant beaucoup d’enfants, et même j’ai entendu des gens qui parlaient de ce spectacle comme un specta- cle jeune public. Donc c’est comme si le monde des adultes m’avait été interdit. Et alors, j’ai donc écrit une pièce, pour me défaire de ça. J’ai écrit une pièce contre les enfants. Et c’est une pièce qui commence par une bordée d’injures. Je pense que l’on en peut pas être complaisants, on se dit : « Non, les enfants ne peuvent pas entendre ça ». Donc il faut se séparer de ça, et écrire contre.

Dominique Bérody Là tu évoques « Bouge plus », et Le Christ Sans Hache, publiés aux Solitaires Intempestifs ?

Philippe Dorin Je vais vous lire la première scène du spectacle qu’on est en train de monter avec Sylviane, qui s’appelle « L’hiver quatre chiens mordent mes pieds, mes mains ». Ce qui compte le plus pour moi, c’est ce que je suis entrain d’écrire. J’étais content que Nathalie parle du doute, parce que c’est terrible ça. Là, vous me voyez, je parle de choses que j’ai l’air de maîtriser, mais en fait, j’ai tout le temps peur. Et l’écrivain, c’est ce que j’essaie de dire aux enfants, c’est quelque chose d’actuel. Ce n’est pas un livre dans une bibliothè- que. Moi, c’est le matin quand je me lève, je suis devant ma page. On n’existe pas par rapport à ce qu’on a écrit, on existe par rapport à ce qu’on va écrire demain. Et c’est par- fois difficile. Je vais vous lire la première scène

Dominique Bérody Comme Philippe est un homme très concret, il écrit toujours sur du papier pelure. Il recherche les endroits en France où l’on trouve encore du papier pelure. Le papier est important. Il aime bien écrire à la main.

139 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)

Philippe Dorin lit L’Hiver 4 chiens mordent mes pieds, mes mains

Un homme entre en tirant une femme par le bras. L’homme : Viens un peu par ici, toi. Tu sais, il y a un type, là-bas, qui est assis derrière son bureau pour écrire notre histoire, il n’a pas beaucoup d’idées. Alors il va falloir être patient, toi et moi. Il ne va pas fal- loir s’attendre à des miracles, ni à des grands événement pour tous les deux. Il y aura sûrement des longs moments sans rien dire, des compléments d’objets direct qui vont manquer, et même directement les objets. Faudra pas faire la difficile, c’est l’hiver. On peut pas faire trop de chichis en hiver. La femme : Je ne pourrais pas avoir une chaise ? L’homme : Bien sur. Il sort précipitamment, on l’entend scier, raboter, limer, clouer. Il revient avec une chaise. La femme s’as- soit. L’homme : Les gens débarquent toujours avant leur histoire. C’est pour ça qu’ils restent un long moment à pas savoir quoi faire. C’est sûr, on n’a pas tous un stylo à se demander par quel bout du dictionnaire on va commencer sa vie. On n’a que ses bras et ses jambes. On se demande surtout comment on va pou- voir s’en sortir. La femme : Tu voudrais pas t’asseoir aussi ? L’homme : Bien sûr. Il sort de nouveau précipitamment, on l’entend scier, raboter, limer, clouer. Il revient avec une autre chaise. Il s’assoit près de la femme. L’homme : Moi j’t’ai vue. J’ai couru. J’t’ai attrapée. J’ai pas demandé ton avis. C’est comme ça, faut pas m’en vouloir. Mais, j’vais pas attendre des heures que la vie m’apporte quelque chose sur un plateau. Faut pas réfléchir. Moi les pensées, j’préfère les avoir derrière que devant. La femme : Il ne pourrait pas y avoir une table, tant qu’on y est ? L’homme : Bien sûr. Il ressort de nouveau précipitamment, on l’entend scier, raboter, limer, clouer. Il revient avec une table. Il la pose entre lui et la femme. L’homme : Tu vois, là. En quelques minutes, on a déjà réussi à construire quelque chose. Tous les deux. Et sans écrivain. Et c’est du solide, tu peux me croire. Mais le plus difficile maintenant, ça va être de trou- ver quelque chose à mettre dans les assiettes. La femme : Tu pourrais pas la fermer un peu ? L’homme : Bien sûr. Il se tait. Silence. La femme sort délicatement les mains de ses poches. Elle les pose délicatement. Elle fait semblant de manger. L’homme : Qu’est-ce que tu fais ? La femme : Je mange. L’homme : Remets les vite dans tes poches tes mains. Tu vas te les faire attraper par le froid. Y’a rien à manger par ici. C’est pas la peine de faire les gestes si t’as pas les choses. Ça donne le vertige, et ça rend très triste. La femme : T’en veux ? L’homme : Oui. La femme sert l’homme. L’homme : Elles sont chouettes tes mains. Elles sont toutes neuves. On dirait qu’on vient de les sortir de la boite. A mon avis, c’est pas des mains à faire grand chose ça. C’est plutôt des mains à regarder le temps passer. C’est pour ça qu’elles savent si bien tenir les choses qui sont invisibles et qu’on a toujours rêvées. La femme : Mange, ça va être froid. L’homme fait semblant de manger lui aussi. L’homme : C’est curieux, hein. Le matin, on se lève, on a du mal à trouver deux chaussettes qui se res- semblent dans le grand bazar de la vie, et le soir, on se retrouve à l’autre bout du monde à dîner en tête à tête avec la fille de ses rêves. La femme : On ne parle pas la bouche pleine. L’homme : Ouais. Il se tait. Ils finissent leur repas en silence. La femme repose ses mains sur la table. La femme : t’as pas quelque chose à me dire ? L’homme : Si. Est-ce que tu veux m’épouser ? La femme : Oui. C’est tout ? L’homme : Oui. La femme : Alors bonne nuit. Elle pose sa tête entre ses bras sur la table, elle s’endort. L’homme : Et voilà déjà un jour de passé. Il se lève, prend sa chaise, va s’asseoir à l’écart. Il fredonne une chanson de Johnny Cash, en faisant sem-

140 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie) blant de jouer de la guitare. L’homme : « At my door, a lizard is falling. A cold wild wind has come. Sweet heart, we stand by toge- ther, and I still miss someone. I go out on a party, and look for little fun. But I find the darker corners, cause I still miss someone. Oh no, I’ve never got over those blue eyes. I see them everywhere. I miss those arms that tell me when all the love was there. I wonder if she’s sorry, for living what would have begun, there is someone for me somewhere, and I still miss someone”. L’homme reprend sa chaise, et va s’asseoir à la table. Il pose sa tête entre ses bras, et s’endort. La neige recouvre tout autour d’eux pendant la nuit.

Dominique Bérody Merci beaucoup Philippe, et tu nous donnes envie. La matinée était très copieuse, mais elle n’est pas encore terminée. En tout cas, le menu était concocté par Graziella. Alors, Georges Perpès, vous allez avoir la lourde tâche de conclure cette matinée. Après toutes ces belles paroles riches. Je remercie tous les intervenants. Vous allez nous parler avec votre double casquette de metteur en scène et de conseiller au niveau des acquisitions de la bibliothèque théâtrale Armand Gatti, le bel homme de théâtre, et nous parler de la constitution des fonds de théâtre, de la manière dont vous les faites vivre. Donc je vous laisse la parole sur ces points là. On aura un petit échange. Tous les participants de la table ronde peuvent ré-intervenir, et vous aussi, terminer à 13 heures. Je vous laisse la parole.

Georges Perpès Effectivement, on a créé une bibliothèque de théâtre, c’est une chose paradoxale. Il y avait la nécessité de montrer, à un moment, qu’il y avait des auteurs de théâtre, que des choses étaient écrites, éditées, et de pouvoir les réunir à un endroit, lisible, visible par tout le monde. I fallait qu’on se rende compte que ça faisait beaucoup de choses, beau- coup d’auteurs, qu’il y avait une grande diversité d’écritures. Le projet est né en 1998. Et la bibliothèque a été inaugurée en Octobre 2000. Actuellement, elle compte à peu près 9000 ouvrages de théâtre. Très rapidement, on s’est rendu compte de l’importance du théâtre jeunesse. Pourquoi ? Tout d’abord, pour nous, c’est une chose essentielle parce qu’il fallait tout reprendre à zéro. Il faut revenir un peu à ce qu’il se passait dans le Var dans les années 98 99, 2000. Les livres de théâtre avaient disparu des bibliothèques. Dans les médiathèques, il n’y avait pas de livres jeune public, ni dans les CDI de l’Education Nationale, on ne trouvait plus de livres de théâtre d’actualité, en librairie. Dans le Var, il n’y avait qu’un seul édi- teur de théâtre, Les Cahiers de l’Egaré. Un titre magnifique et emblématique. Le théâtre pouvait se lire, et se lire très tôt.

Donc, on a dû reprendre les choses à zéro. A la suite de pas mal de réflexions là-dessus, on s’est dit que le théâtre pouvait se lire, et se lire très tôt. Donc, très naturellement, on a travaillé sur la notion de répertoire. On a fait un inventaire. Qu’est-ce qui est publié qui peut intéresser les enfants, les adolescents. Et surtout, aussi d’arriver à cibler les niveaux de lecture. On ne peut pas faire lire du Bond à un enfant de CM1. Quoi que Bond a fait des progrès ! Il est arrivé maintenant, dans son écriture, à faire passer des choses, et je pense qu’il y a des pièces qui peuvent être jouées pour les enfants très jeunes. Donc, on a fait ce travail là. On a eu différents partenaires, qui ont compris le problème et sont venus à notre aide. L’Education Nationale est un partenaire essentiel. Une bibliothèque a une fonction de visibilité et en même temps, c’est une machine à désir, à relancer une espèce de chaîne qui va des auteurs aux lecteurs. Et c’est important qu’il y ait des livres dans les librairies, dans les médiathèques. Pour cela, il faut qu’il y ait des gens qui achè- tent. Lorsque Monsieur Bérody parlait des pouvoirs publics, il y a des pouvoirs publics qui sont des moteurs. L’Education Nationale peut en être un. Et réalimenter en œuvres de théâtre les rayons de l’Education Nationale, c’est une chose très importante. Il y a des mangas qui sont achetés. On lit des romans jeunesse, achetés par les CDI, mais par contre, on ne trouve pas assez, malgré les prescriptions de l’Education Nationale, des ouvrages de théâtre, et c’est nécessaire qu’il y ait un rayon qui se constitue peu à peu dans chaque école. Et très tôt ! Parce qu’en fait, on peut lire du théâtre pratiquement dès le CE2, parce que dès qu’on sait lire, il y a la possibilité de lire du théâtre. Il y a en plus une très grande diversité d’écritures. Certes, si on ne peut pas trouver 25 ouvrages à lire pour le CE2 CM1, dès le CM2, ce répertoire existe.

141 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)

Comme ça a été bien spécifié, un répertoire peu à peu s’est constitué, où il y a vraiment des tas d’auteurs qui vont passer le temps. Certains ouvrages ont été écrits il y a 20 ans, et ils ne bougent pas. Ils sont déjà des classiques. Ils sont amenés à être réédités. Ça, c’est une chose fabuleuse. Le travail de la bibliothèque a été un travail de liaison avec l’Education Nationale. Il y a des gens de la bibliothèque Départementale qui sont là. Il y a eu des partenariats sur des opérations en milieu rural par exemple. Parce que dans les communes de moins de 5000 habitants, les bibliothécaires qui travaillent là ne connais- sent pas ce répertoire. Ils ne savent pas qu’il y a, au-delà de l’album et du conte, des écri- tures d’auteurs contemporains, qui peuvent accompagner les enfants très tôt. Ce sont des choses qui se sont mises en place à partir de 2000-2001. On a fait des expériences étranges aussi : on a fait circuler des répertoires de 25 pièces de 25 auteurs différents, pour 25 élèves de CM2. On leur laissait les livres pendant un mois, au bout de ce mois, on allait les rencontrer, de manière à ce que chaque enfant puisse avoir un livre différent. Se confronter à une écriture. Et en même temps, montrer cette richesse là. D’autres cho- ses qui nous ont beaucoup plues aussi, c’était de se dire : « On prend ces livres là, et on les mets dans l’espace public ». Parce que nous sommes une bibliothèque, mais on a une conception de la bibliothèque qui fait que les livres voyagent, et on aime bien les ame- ner dans des endroits pas forcément attendus. Donc on a fait des expériences dans des boulangeries. C’est à dire mettre 25 livres accessibles dès le CM1, le CM2, et en même temps, on voit très bien que ces livres parlent à tout le monde, quelque soient les âges. Les mettre sur un rayon de boulangerie, et dire aux gens, c’est la consigne : « Vous pou- vez prendre ce que vous voulez, vous le ramenez quand vous voulez, si vous ne le rame- nez pas, vous aurez un livre chez vous ». C’est ce qu’on a fait. On a testé des choses comme ça. Une des choses importantes aussi qui a été faite avec les Cahiers de l’Egaré, c’est qu’on a fait en sorte, pendant deux années, dès 2002, de faire venir des auteurs : François Duchazel, Daniel Lemahieu, Fabrice Melquiot sont venus. Ça n’est pas simplement des livres que l’on fait voyager, ce sont aussi des auteurs. Il y a des rencontres. On a fait deux expériences d’essayer de sortir un livre à prix réduit qui serait un recueil de 4 pièces, pour 4 niveaux d’âge, allant du primaire au lycée dans un même recueil. On l’a renouvelée avec Françoise Pillet, avec Catherine Zambon qui est la première personne qui est venue avec Armand Gatti, Frédéric Senant, à la première fête. On pense que c’est un outil essentiel dans le théâtre. C’est un maillon essentiel. Je m’arrêterais là dessus : il y a une expérience que l’on mène avec l’Education Nationale, car elle est amenée à acheter des livres (avec le Rectorat de Nice), pour les remettre en rayons. Ça a été cette idée de la pièce jeune public, qui intervient à deux moments en CM2 et en 6ème, et entre la 3ème et la 2nde, des moments charnières pour la lecture, des moments de passage de cycles scolaires. On a constitué un comité de lecture. Des gens qui lisent l’actualité de l’écriture, ce qui sort dans les collections jeunesse, mais aussi hors des collections jeunesse. C’est symptomatique que le dernier texte de Philippe Dorin soit édité aux Solitaires Intempestifs. En même temps, il y a plein de tex- tes qui peuvent intéresser les gens et les enfants qui ne sont pas forcément dans les col- lections jeunesse. Cette année par exemple, on a travaillé sur 18 éditeurs. Certains sont connus, mais pas tous. Par exemple, « Chto », de Sonia Chiambretto, c’est chez Inventaires/Inventions. Qui aurait cru que Lars Norén se mettrait à écrire de pièce qui pourraient intéresser des adolescents ? Donc, il y a à la fois des auteurs, que ce soit Lars Norén, que ce soit, Wenzel, puis de jeunes auteurs qui apparaissent comme Marion Aubert, qui viennent avec leur enfance, avec leur passé, avec leur vécu, et qui investis- sent ce domaine et c’est une chose vraiment passionnante. Ce prix fonctionne toutes les années. Et après, dans le système, les enfants lisent, les ouvrages sont achetés par l’Education Nationale, et chacun choisit sa pièce, les auteurs viennent et rencontrent les élèves.

Dominique Bérody On peut avoir un échange de vues, et vous pouvez intervenir pour re-questionner un cer- tain nombre de propos tenus ce matin. Graziella est votre porte parole, si j’ose dire. Christian Duchange, tu ouvres le feu.

Christian Duchange Je suis entrain de penser à la difficile construction pour un spectateur et pour n’importe qui d’entre nous, d’ailleurs, parce que pour moi elle a été aussi délicate, c’est pour ça que

142 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie) j’y pense maintenant, entre les textes et les spectacles. J’ai l’impression qu’il y a là aussi, pas forcément une évidence, pour le spectateur, entre la représentation, la parole au pla- teau, quand le théâtre est donné dans toutes ses composantes, costumes, lumières, incarnation, et le rapport de cette représentation et la place de la parole dans cette repré- sentation avec la présence, la présence originelle au départ d’une écriture. C’est compli- qué ce que je dis, mais pour moi, c’est très simple, c’est à dire que je constate de plus en plus que les textes ont beau se multiplier sur les étagères, il y encore un rapport pas construit, pour la plupart des spectateurs qui vont au théâtre, entre l’origine de ces tex- tes et les spectacles sur scène. Ce lien là ne se fait pas du tout. Je ne sais pas si c’est clair.

Une personne dans la salle Moi je rebondis sur ce que vous venez de dire, la question que je me pose après votre descriptif du prix jeune public, c’est est-ce que les jeunes voient les pièces qui ont été primées ? Ou est-ce qu’ils restent au stade de l’auteur, de la lecture du texte ? Il y a une autre dimension lorsqu’on le voit. Et montrer que le texte, que ce qui a été proposé par l’auteur, c’est l’ensemble de ces formes là, la forme écrite, papier, avec la représentation que chacun a pu s’en faire, la forme spectacle, avec la représentation que le metteur en scène, et les acteurs, et tous ceux qui ont participé ont pu en avoir, et montrer que tout ça est un tout qui se construit, qui se joue. Je me pose cette question parce que j’ai l’im- pression qu’il manque ce maillon là.

Christian Duchange Oui, juste pour finir ce que je voulais dire, ça n’est pas grave, mais j’ai constaté ça. Philippe Dorin lit ce qu’il a lu tout à l’heure, en tant qu’objet à entendre, et si on avait découvert ce texte là sur un plateau, si on avait entendu des gens parler ces paroles que tu viens de nous lire, peut-être qu’on n’aurait pas pensé une demie seconde qu’il y avait un travail d’écriture posé avant ça. Je ne sais pas si il faut absolument le résoudre. Nous, en tant que metteurs en scène, on joue à se brancher là-dessus, et à exister à travers ce texte premier, mais en même temps, ça peut avoir deux vies autonomes aussi importan- tes l’une que l’autre.

Une personne dans la salle Oui, mais là, on est dans une démarche pédagogique. Si j’ai à peu près compris, c’est important de montrer qu’il y a ces deux versions. Je le ressens comme ça.

Georges Perpès Je comprends bien ce que vous voulez dire. La partie spectacle, on n’est pas dépendants de ça. Je vous explique, par exemple, l’année dernière, les deux lauréats, ce sont des piè- ces éditées dans l’année, c’est un choix. Des pièces éditées entre le 1er septembre et le 31 août. On suit l’actualité. Le problème qu’il y a est lié au problème du spectacle en lui même. On prend le cas de Stéphane Jauberti. Il est édité chez Comp’Act. Ils ont fait fail- lite. Il fait partie du Laquet, à Martel, de Cratère à Marseille, maisons d’édition, qui ont, entre autres, fermé dans les deux dernières années. Avec un catalogue magnifique. Avec un travail qui s’est fait sur les auteurs à Lyon, avec un travail fabuleux de repérage qui a été fait. Ce texte sort chez Comp’Act. On trouve ce texte qui n’est pas, pour nous, un texte ciblé jeunesse. Mais on pense, que simplement par la lecture, que ça peut intéresser le jeune public. Le problème qu’il y a c’est comment donner la possibilité à ces enfants de voir « Yaël Tautavel » ? J’espère que la scène conventionnée pour l’enfance qui est à Draguignan et le Pôle Jeune Public, programmeront dans l’année à venir ou l’année pro- chaine cette pièce. Le second auteur, c’était Nasser Djemaï, avec « Une Etoile pour Noël », c’est pas une col- lection jeunesse, ça n’était pas Heyoka ou Actes Sud, le spectacle, on a pu le program- mer, parce qu’il n’était pas lourd. Vous voyez ce que je veux dire. C’est un spectacle avec un comédien. On pense, mais il y a des moyens qu’on a pas. On fait ce qu’on peut, et après, on réagit dans le projet en tenant compte des réalités. C’est pareil pour les auteurs précédents. Que ce soit « L’Ogrelet » de Suzanne Lebeau, ou « Pacamambo » de Wajdi Mouawad, tout dépend si le spectacle va pouvoir être programmé dans l’année à venir. Là il y a des choses peut-être à faire, en liaison avec des pôles jeune public dans le Var pour voir si on peut collaborer.

143 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)

Christian Duchange Juste une dernière chose, j’en parlais d’autant plus qu’il y a des textes qui ne sont pas écrits pour être des textes de théâtre qui se retrouvent au plateau. C’est en pensant à ça que je l’ai dit.

Sofia Jonhson Je me présente, Sofia Jonhson, comédienne. Pour rebondir sur ce qui a dit par Georges, et par rapport à ce que disait la dame sur la représentation. Il faut savoir que des textes comme ça sont pris en compte par des professeurs de français en classe, et que juste- ment, l’intérêt aussi d’une pièce de théâtre pour la jeunesse, c’est qu’elle soit mise en bouche. Donc moi, en tant que comédienne, intervenante théâtre, j’ai travaillé sur des pièces qui étaient proposées par des professeurs et par la Bibliothèque Armand Gatti, avec des élèves qui se sont mis en bouche les textes et qui ont joué. Notamment « Pacamambo ». Les élèves n’ont pas vu le spectacle, mais ils ont participé à la construc- tion d’un spectacle. Ça aussi c’est une possibilité qui convient. Ce n’est pas comme un bouquin que l’on se passe et dont on discute, dont on parle. Ce qui est intéressant, c’est qu’on peut le jouer. Ils l’ont joué.

Jean-Louis Levasseur Je suis Jean-Louis Levasseur, metteur en scène, et je suis aussi ici artiste-enseignant au Conservatoire. Je voulais rebondir sur cette question : est-ce que les publics de la jeu- nesse peuvent avoir accès à l’écriture et à la mise en plateau ? Il y a des expériences qui existent dans un certain nombre de théâtres conventionnés qui accueillent des compa- gnies en résidence. Ça a été mon cas, où une commande d’écriture est faite sur un thème, là, c’était « l’enfant et la guerre », et les textes étaient acheminés auprès d’un certain nombre de groupes en milieu scolaire, collèges ou lycées. Les élèves s’emparaient des textes pour faire leur propre version. Il sont pu ensuite comparer avec ce que les comé- diens avaient à proposer. En plus de l’intérêt du sujet de la pièce, s’est révélé aussi l’in- térêt de comment on perçoit les choses, comment on les comprend… Je voulais dire que ça existait comme expérience, et que ça n’enlève pas que les moyens de la bibliothèque de Cuers ne sont peut-être pas assez poussés, mais voilà, c’est à encourager.

Dominique Bérody Je crois que ça pose bien la question de l’articulation entre les écritures que l’on retrouve dans l’édition et puis la création des spectacles. Ce qui présuppose deux choses : que les metteurs en scène et les compagnies lisent ce qui s’écrit aujourd’hui et s’approprient ce répertoire protéiforme, et ça signifie aussi, et là c’est un autre aspect, celui de la ques- tion de l’aménagement du territoire et de l’articulation des initiatives à l’intérieur d’un territoire, entre les politiques publiques de lecture, initiées par des bibliothèques fus- sent-elles théâtrales ou non, et les politiques de production et de création des œuvres. Comment ses initiatives peuvent se rapprocher, peuvent être pensées ensemble dans leur complémentarité, et faciliter le lien, et cette articulation. Parce que, bien évidem- ment, le spectacle fait aussi écran à ce que l’on peut imaginer de ce qui a été nécessaire pour le préparer. Parce que, si le spectacle a été réussi, le plaisir de la représentation, sa force d’émotion, on en reste là et c’est formidable, et comme on dit maintenant, « c’est que du plaisir, c’est que du bonheur ». Naturellement, les soubassements, le travail, le doute, les tâtonnements importent peu… Après, il ne faut pas non plus qu’à chaque fois qu’on est sur le plaisir d’un spectacle, on dise, « attention, ça a été dur, ça a été compli- qué etc »… Il ne s’agit pas de ça, mais c’est penser l’articulation entre différentes démar- ches, et l’autonomie du texte aussi.

Isabelle Hervouët Je voulais juste raconter la demande qui nous a été faite cette année de faire circuler le texte d’un spectacle qui s’appelle « Moitié Moitié », et qui est une création dans laquelle il y a un comédien et un technicien partenaire, avec un grand travail d’images. C’est un spectacle que nous adressons à tout le monde à partir de deux ans. On nous a proposé de faire circuler ce texte dans une valise théâtrale à Albi, parmi des textes qui sont adres- sés à des enfants de 10, 11 ans. Je me suis posé la question de la traduction de l’écriture du spectacle, pour que le sens soit compréhensible. C’est à dire que ne mettre que les mots dits par le comédien, à mon avis, ne suffisait pas pour faire saisir au lecteur, le sens du spectacle. Je n’avais pas beaucoup de temps pour réaliser ce travail là, donc j’ai écrit

144 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie) les didascalies. Le moins possible mais suffisamment pour donner des indications d’images, de couleurs… Là aussi, on parle de textes, et si j’avais eu le temps, il aurait fallu que je passe à une écriture qui soit plus proche de l’écriture d’une partition de musi- que contemporaine en fait. Pas forcément une écriture incluant des photos du spectacle, parce qu’on a travaillé avec un photographe, mais quelque chose qui intègre du gra- phisme pour donner les indices de cette écriture de plateau qui est celle du spectacle. Alors à la fin, ça donne 10 pages à lire. Je pense que cette forme là n’est pas suffisam- ment proche de ce qu’est le spectacle en réalité. Christian doit aussi se poser la ques- tion. Nos spectacles, ce sont aussi une écriture. Comment la faire passer ? L’idée que ça circule comme ça me plaît aussi. Mais…

Dominique Bérody Oui, parce que c’est plus une partition à ce moment là, qu’un texte proprement dit.

Isabelle Hervouët Voilà. Mais la personne qui m’a demandé ça reconnaissait une qualité littéraire à ce qui était dit. Une qualité d’écriture dans le sens où vous l’abordez. C’est intéressant à aborder.

Dominique Bérody On y reviendra cet après-midi à l’occasion de vos créations.

Philippe Foulquié (Directeur du Théâtre Massalia) D’abord, je voudrais dire la qualité de la rencontre et en tant que professionnel de la pro- fession, et remercier vraiment, même si je considère que derrière ça, il y a le travail de gens comme Georges Perpès, comme Jean-Claude Grosse ou Patrice Laisney, il y a quand même à saluer le financement de cette opération par le Département, comme ça a été fait au début. Ceci dit, sans vouloir polémiquer avec mon Président et ami, Patrick Ben Soussan, je vou- drais interroger quelque chose sur, non pas le souvenir de l’enfance, mais ce qu’avait commencé à dire Nathalie Papin. Non pas à propos du clown, mais à propos de ce que je lui ai entendu dire de ce que l’écriture cachait. Des petites cachotteries, ce n’est pas le mot, mais j’aimerais que tu développes cette idée de ce que l’écriture cache.

Nathalie Papin J’avais écrit ça dans un contexte. On m’avait posé des questions, c’est pour ça que j’avais répondu ça. Quand on écrit pour les enfants, il y a une adresse, je ne vais pas pouvoir le redire, j’ai écrit cela il y a quatre ans. Ce que contient la fable et l’idée de raconter pour les enfants, mais aussi pour les adultes, donc il y a un sens caché, en fin, ce n’est pas juste, mais il y a des strates plus ou moins profondes. En tout cas, il y a plusieurs niveaux de sens. Je m’explique mal.

Philippe Foulquié On parle de mystère ?

Nathalie Papin J’ai fait travailler « Le Pays de Rien » à des comédiens il n’y a pas longtemps par erreur. C’est à dire qu’on m’a fait venir et en général, moi je ne suis pas directrice d’acteurs ou metteur en scène, j’en ai fait, mais il y a très longtemps. J’écris, je me consacre à l’écri- ture. Quelqu’un me fait venir et me dit : « Voilà, je te propose de travailler avec 4 comé- diens ». Je dis : « Mais ce n’est pas mon métier, moi je ne sais pas faire ça. Pas du tout ». J’ai finalement accepté la proposition, j’avais fait 7 heures de train ! Et je me suis dit que ça allait être une expérience. J’ai fait travailler ces comédiens. « Vous allez me lire le texte d’abord », « Le Pays de Rien ». C’est un texte sur un tyran qui règne sur ce qu’il nomme le rien, et qui est vraiment son domaine. Il ne lui reste qu’une seule fille et il veut trans- mettre cet héritage à sa fille. Sa fille doit aller jusqu’au bout de cette idée du royaume de rien et donc s’éliminer elle-même. Donc évidemment, elle va se rebeller. Dans ce monde, il y a un troisième personnage qui va intervenir, qui est l’autre, un jeune garçon qui est à la tête d’une meute d’enfants errants, qui portent des sacs sur le dos, qui sont des sacs de rêves pourris, cassés, et qui meurent, s’écroulent devant le pays du rien parce qu’ils ne peuvent pas rentrer. Comment ce triangle va se faire et comment la jeune fille va bas- culer, se défaire de la tyrannie du père et ouvrir ce pays. Donc j’ai vu cette pièce jouée de

145 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)

nombreuses fois. De nombreuses fois très poétiquement. Des belles choses, mais il y avait toujours une dimension qui me manquait. Par exemple, un enseignant a lu « Le Pays de Rien », et a dit : « Oh, mais il n’y a rien là-dedans ». Si on le lit vite, ça peut faire cet effet là. Si on le lit moins vite, ah, on voit qu’il y a trois personnages, qu’il y aune ten- sion qui s’installe, et si on le lit encore moins vite, on va dans le fond, moi, j’appelle ça l’écriture verticale, on va dans le fond de la mine, on voit qu’il y a des enfants errants, qu’il y a une pression, un monde qui est autour de ça et on peut lire de moins en moins vite comme ça… Enfin, ce n’est pas une question de vitesse, c’est la question de rentrer dans la chair du texte. J’ai dit aux comédiens qui étaient là qu’on allait essayer de travail- ler ce texte comme moi je l’ai écrit. Je vais oublier que je l’ai écrit, mais on va essayer de retrouver, vous allez essayer de le manger, et de laisser le texte faire son travail en vous même, physiquement. Au début, il y avait comme une carapace théâtrale, j’ai été obligée de leur dire : « Excusez moi, les gens de théâtre, mais enlevez tout ce qui est théâtral, parce que là, le texte, je ne l’entends pas ». J’ai joué le jeu de réentendre ce texte vrai- ment. C’était assez beau de les voir travailler. Le texte a pris de la place. Ça n’était pas une histoire personnelle, je voulais trouver quelque chose d’extrêmement vivant, et je voulais voir comment ce que ce texte que j’avais écrit il y a très longtemps, que j’avais un peu oublié, resurgissait, comment il se réincarnait vraiment, sans masque, sans théâtre, sans formalisme. J’ai vu des choses incroya- bles. J’ai vu que le « Pays de Rien » pouvait J’ai moi-même vu une chose être une tragédie. J’ai moi-même vu une chose que je n’avais pas imaginée de mon que je n’avais pas imaginée propre texte. Par les mots eux-mêmes, qui portent plus que ce qu’on veut bien, que de mon propre texte. même l’écrivain ne sait pas ce que son texte contient. Parce que pour moi, l’écriture est plus forte que la personne. L’écriture est là depuis 2000 ans, 5000 ans ! Qui dit mieux ? Ça c’était une expérience de l’incarnation, je ne sais pas si je réponds à la question, mais il y avait dans mon propre texte des choses cachées de moi-même. J’ai une telle concentration, une telle exigence, j’ai un peu un sens sacré du texte, on me le reproche, mais c’est mon style, c’est mon rapport à l’écriture. Quand on écrit pour la jeunesse, on n’est pas dupe de tout ce qu’à apporté la psychanalyse, donc on ne peut pas être naïfs. Il y a effectivement tout ce sens caché que peut contenir un texte. Comme c’est caché, on ne peut pas trop révéler, Philippe !

Patrick Ben Soussan Ce qui est intéressant, c’est que s’il est caché, c’est qu’il est caché à l’auteur lui même. Ça me semble toujours époustouflant qu’on demande aux auteurs pourquoi ils écrivent pour la jeunesse ou ce qu’ils ont souhaité dire… Ce sont les moins à même de pouvoir témoigner de cette question là. Parce que sinon, ils ne l’auraient pas écrit. Et que dans la matière même de leur écriture, tout ça est parlé. Par contre, ils ne peuvent pas en faire un travail de reconstruction, d’introspection, c’est pas le truc ! Ils auraient trouvé d’au- tres moyens pour le faire. C’est le modèle classique des peintres qui, quand on leur demande ce qu’ils ont voulu dire, ils disent : « Mais je n’ai rien voulu dire ». C’est pas une question de propos, c’est là. C’est la matérialité des choses. Donc cette question là de la cachotterie c’est au cœur même de l’écriture. Sinon, il n’y aurait pas d’écriture. Pourquoi est-ce qu’on écrit sinon ? Ça n’a pas de sens. C’est au plus près de ça. L’autre aspect, c’est un psychanalyste, Jean Laplanche, qui a parlé des « signifiants énigmati- ques ». Il témoigne de cette idée là, pour le dire vite, dans le quotidien, pas dans l’écri- ture, mais dans la vie de tous les jours, un certain nombre de choses à la fois font du sens et à la fois font énigme. Les enfants sont particulièrement attentifs et friands de cette chose particulière. La première découverte qu’il évoque, c’est le sein. La rencon- tre entre le tout petit et le sein. A la fois, il comprend ce que c’est, mais c’est aussi quel- que chose plein d’énigmes. Pourquoi ? Parce que c’est totalement sexualisé par la mère à son insu. Quand Maman donne le sein à son bébé, elle ne lui donne pas du lait, elle lui donne bien autre chose que ça. Dans le texte, on pourrait dire de façon très assurée, quand tu décrivais l’histoire tout à l’heure, on était dans Sophocle, dans Œdipe… Chacun a ses propres représentations des discours, mais le père tyran qui veut transmet- tre le pays de rien à sa fille, et le petit gars qui est devant la porte et qui meurt parce qu’il ne peut pas rentrer…Moi j’y vais là ! Je ne sais pas si c’est parce que c’est l’heure du repas, mais moi, ça fantasmait bien ! Après, chacun y met ses trucs, mais on est vrai-

146 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie) ment au cœur de ces questions là. C’est la lecture de chacun. Certains trouveront qu’il n’y a rien là-dedans, d’autres tout.

Christian Duchange Pour les metteurs en scène que je suis et essaie d’être, et les auteurs, c’est comme ce que vous avez décrit avec les enfants. Nous on est dans cette espèce de rencontre avec la partie cachée, à condition qu’elle existe et c’est celle qui nous attire, en tout cas, qui m’attire, comme l’iceberg. Comme si l’écriture était le huitième apparent et que les sept/huitièmes qui nous faisaient nous exciter à mettre en scène un texte, c’étaient ceux là qui nous intéressaient, ceux qui sont immergés. Il y a des écritures qui cachent, mais dans le jeune public malheureusement, on en voit souvent, il y en a qui roulent en codes phares et surlignent la chose qu’on doit y lire. Là peut-être que ça fait moins envie, au spectateur et au metteur en scène.

Dominique Bérody Une dernière intervention.

Jean-Louis Sauza Je représente un mouvement national qui s’appelle l’OCCE, qui travaille depuis une dizaine d’années sur les écritures contemporaines, le théâtre, l’enfance, au cœur de l’école. Pour ce que j’ai entendu, j’ai retrouvé beaucoup de nos problématiques sur jus- tement, que faire lire ? que faire dire à voix haute ? que faire voir ? et que faire faire ? Car une de nos problématiques aussi, c’est de faire que les enfants s’emparent des textes pour les jouer. Au demeurant, je n’ai pas trop de difficultés pour trouver des choses à faire lire, parce que, vous l’avez évoqué, il y a un répertoire avec une émergence extraor- dinaire. On a travaillé sur des « malles théâtre », qui tournent, il y en a même deux qui circulent en principe en ce moment dans le Var. Avec 32 ouvrages et des tas de choses à faire. On n’a pas trop de problèmes pour faire lire, parce que ça, à l’école, on sait à peu près faire. Par contre, à partir du moment où on veut faire faire, se pose la problémati- que du partenariat. Comment arriver à trouver un partenaire artistique qui connaisse ce travail particulier qui est d’intervenir avec des enfants. Mais encore plus difficile, com- ment trouver des financements, qui sont malheureusement à l’heure actuelle de plus en plus en diminution. L’aspect du « faire voir » est aussi extrêmement complexe parce que c’est sur les grosses villes qu’on trouve les structures, que dans les campagnes, ça va être plus difficile, que payer des bus, là aussi ça devient hasardeux. La dernière chose, qui moi aussi me pose problème, c’est que au niveau des compagnies professionnelles qui proposent du travail « jeune public tout public », je n’en vois pas tant que ça qui travail- lent sur les écritures contemporaines. Et ça, ça me pose à moi problème, en tant qu’en- seignant qui ai découvert cet univers que je trouve extraordinaire. On a travaillé au plan national avec Philippe Dorin l’année dernière, on a eu cette chance, et on travaille cette année avec Nathalie Papin ! Il y a quatre ans, c’était Suzanne Lebeau, et on entendait parler de Christian Duchange, qui montait « L’Ogrelet ». Au demeurant, cette pièce va tourner dans le Vaucluse cette année, elle est montée par une compagnie profession- nelle. Et au Revest aussi cette saison. Mais quid de ces compagnies et de leur perméa- bilité à ce type de littérature récente ?

Dominique Bérody Je laisse la parole à madame, rapidement.

Représentante d’une compagnie théâtrale En tant que représentante de la compagnie Action Comédia, à Alès, dans le Gard, je suis ici comme mon collègue, enseignante au Conservatoire. J’ai du mal à entendre ça. Je crois qu’on est quand même nombreux à travailler sur les écritures contemporaines. On se bat depuis des années, on fait un travail d’enfer sur les territoires. C’est à la limite de la…

Jean-Louis Sauza. Non, moi je parle de ce qui arrive dans les écoles, les publicités qui arrivent dans les éco- les. Il y en a peu qui arrivent dans les écoles qui parlent d’écriture contemporaine et de théâtre contemporain.

147 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie)

Représentante d’une compagnie théâtrale Alors peut-être qu’il faut bien choisir vos intervenants. Je peux vous donner ma carte si vous voulez. Non, je crois qu’il y en a vraiment beaucoup qui travaillent, et les pouvoirs publics pourraient l’utiliser comme critère de choix d’aide. Ça fait tellement d’années qu’on travaille. Je n’aime pas raconter ma vie, mais ça fait des années qu’on travaille sur les œuvres de Nathalie Papin, et il me semble qu’on a développé une procédure qui ne se reproduira pas, parce que chaque procédure de travail, ce mot est un peu difficile, est inventée chaque fois, en considérant ce qu’est l’œuvre et ce qu’est l’auteur. C’est à dire une technique de diffusion qui est en rapport avec les deux. Pour Nathalie Papin, ce qu’on avait fait, c’est que on s’est jeté dedans, parce qu’il ne faut pas oublier que les metteurs en scène, ce sont des artistes. Notre spécificité c’est de tra- vailler avec les mots des autres, la vie des autres, et les histoires des autres et qu’il faut du temps pour mettre tout ça en place. Il faut des fois trois ans. Bref, on s’est jeté dans « Yolé Tam Qué » de Nathalie Papin. On a travaillé trois ans dessus. C’est un spectacle un peu spécifique parce qu’il y a 23 personnages, donc 23 enfants. Ça posait la question de jouer les écritures pour et par les enfants. On a travaillé sur les territoires alésien, fait un énorme travail avec les enfants, les écoles, les structures para scolaires, les munici- palités, les communautés de communes etc… Puis on l’a monté, on l’a joué. L’année d’après, on a eu envie, car la découverte par les populations de cette œuvre en milieu rural et semi-urbain avait très bien fonctionné, de faire connaître l’intégralité de l’œuvre de Nathalie Papin. Donc elle a eu la gentillesse de venir plusieurs fois, et on a travaillé sous forme de lectures cette fois, avec tous les âges, jusqu’aux plus âgés des adultes, pour faire connaître l’intégralité de l’œuvre. Avec d’autres auteurs, c’est autrement que ça se déroule. C’est un travail énorme. Excusez-moi j’ai du mal à entendre que les met- teurs en scène ne lisaient pas, c’est un peu dur à entendre.

Dominique Bérody C’est toujours à travers un point de vue extrêmement général, et que comme dans tout point de vue général, il y a des particularités.

Représentante d’une compagnie théâtrale Oui, mais les choses évoluent.

Dominique Bérody Si on regarde les productions d’une année on se rend compte qu’il y a moins d’auteurs jeune public qui sont produits que d’autres productions. C’est un constat un peu natio- nal que l’on fait. Ce qui ne sous-entend pas que ici ou là, il n’y ait pas un travail de fond qui soit mené comme le vôtre par des compagnies, naturellement. On est sur des gran- des tendances.

Représentante d’une compagnie théâtrale Il y a l’envie de travailler avec les auteurs. Mais il ne faut pas négliger les normes. C’est très difficile, au niveau du financement, du temps que ça prend, au niveau du déroule- ment des choses, de tout ce qu’il faut bousculer, de tout ce qu’il faut faire avancer, c’est pas évident. Je crois qu’il faut le prendre en compte. Et surtout aider les metteurs en scène, plutôt que de dire qu’ils ne lisent pas.

Sylviane Fortuny Simplement j’aimerais opérer un petit clivage, un grain de poussière. Je suis absolument partie prenante de mettre au cœur des choses l’auteur et le texte, ça fait quelques années que je fais ça, avec Philippe Dorin, notamment. Je voudrais dire que même si un beau texte est fondamental, il y en a quand même beaucoup qui ne J’aimerais bien que le spectacle sont pas magnifiques, on a du mal à en trouver des beaux malgré la ne soit pas au service de l’auteur. production foisonnante. Je trouve que c’est intéressant qu’il y ait une production et un répertoire et qu’on a sans doute besoin d’en passer par là, mais j’aimerais bien que le spectacle ne soit pas au service de l’auteur. C’est fondamental qu’il y ait des auteurs, mais c’est aussi fondamental qu’il y ait des spectacles, et que ce sont deux entités. Le spectacle, c’est véritablement une créa- tion, il y a des scénographes, des costumiers, qui sont des artistes. Le spectacle peut par-

148 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (1ère partie) tir d’un texte, et il peut aussi avoir son autonomie et son écriture. Donc je voudrais vrai- ment que l’on n’assujettisse ni l’un ni l’autre. Quand on va voir Shakespeare au théâtre, on va voir aussi qui le met en scène, et avec qui ça se passe, avec quels acteurs. Je vou- drais qu’on soit dans cette dynamique là, de défendre des disciplines artistiques, qu’el- les soient l’écriture, l’esthétique.

Dominique Bérody Ça tombe très bien parce que cet après midi, le thème, c’est le texte, mais encore ! Merci à tous pour leur attention, aux intervenants pour la qualité de leur parole, et bon appé- tit, puisque est venu le temps des nourritures terrestres. On ouvrira l’après-midi par le film Uccellini de la compagnie Skappa !

149 150 MARDI 13 L’écriture au théâtre jeune public NOVEMBRE Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? 2007 Deuxième partie

Dominique Bérody Le film « Uccellini » nous a permis de rester éveillés. Cet après-midi reste dans la conti- nuité de notre matinée, en présence des auteurs et sur la question du texte. On a vu que bien sûr, au delà et autour du texte, la question des écritures, des langages était à l’œu- vre et que par conséquent, il fallait englober l’évolution des langages artistiques qui tra- versent les créations. C’est pour cela qu’on peut aussi parler des spectacles qui croisent les arts différents, les pluridisciplinaires, les indisciplinaires, comme je l’ai évoqué ce matin. Le sous-titre de l’après-midi, c’est « Le texte, mais encore ? », il vient à propos. C’est en compagnie d’Isabelle Hervouët qui vient de nous présenter ce court métrage, de Sylviane Fortuny, Brigitte Lallier Maisonneuve, Christian Carrignon et Christian Duchange, qui seront les protagonistes de l’après-midi, que Le déplacement du théâtre nous envisagerons la question d’au-delà du texte, des écritures et des langages. Nous aborderons là où on ne l’attend pas aussi la question qui a été posée, sur le déplace- ment du théâtre là où on ne l’attend pas. Ces évo- lutions et ces radicalités, ces nouvelles manières d’envisager le spectacle vivant, qui croi- sent les écritures et le langages, est-ce qu’ils introduisent un nouveau rapport au public, est-ce pour toucher ce public là qu’on l’envisage ainsi ? Il y a également la question de la signature artistique qui faudra envisager. Le metteur en scène comme « point de vue de lecture » d’un texte. On parle de la signature de l’artiste, on l’a vu avec le court film de Skappa !, parce qu’il y a là aussi des artistes qui constituent des œuvres vivantes, certes, éphémères, qui se situent au croisement de la performance, de la forme théâtrale traditionnelle, dans la représentation et dans le rapport au public. Ce rapport est aussi cassé parfois par d’autres rapports qui sont introduits. Il est important que cet après-midi, on brasse toutes ces questions, avec ceux-là même qui sont au cœur de cette création et qui inventent de nouveaux langages. C’est très bien qu’on ouvre avec Isabelle Hervouët, sur l’émotion de la présentation de ton film, qui d’une manière pourtant resserrée, raconte bien ce qu’est votre spectacle « Uccellini ». C’est peut-être l’occasion Isabelle que tu nous parles de ce théâtre là que tu fais avec ton équipe, avec Skappa !, à cette manière d’envisager un autre rapport à l’espace, le travail avec la matière, les arts plastiques. Vous faites quelque chose qui a parfois à voir avec la performance en direct, un peu au sens du film de Clouzot, « Le Mystère Picasso », sauf que là, on voit aussi l’artiste en direct, elle, est face à l’œuvre. Elle n’est pas derrière l’œu- vre, comme le faisait Clouzot avec Picasso. Il y a aussi quelque chose qui a à voir avec le texte de Jean Genêt sur l’atelier de Giacometti. Ça me fait penser aussi à un très beau texte de Miro, « Ceci est la couleur de mes rêves », où il raconte que même lorsqu’il nettoie ses pinceaux, il est toujours en train de créer, parce que finalement, Dieu peut-être gît dans les détails et que ce n’est pas toujours lors- que l’on est devant la toile que l’on trouve, c’est aussi autrement. Miro le raconte très bien dans la quête des couleurs dont on a parlé ce matin, la quête du bleu, la quête du jaune, du rouge. C’est aussi une question qui travaille beaucoup Miro quand on lit ses textes. Je trouve qu’il y a un petit peu tout ça dans les créations de Skappa ! Il y a aussi des croi- sements avec des écritures, parce qu’il y a eu la rencontre avec un auteur de théâtre, Alain Gautré, qui devant les peintures, « Les Ogranges » d’Isabelle Hervouët, a écrit un texte qui se nomme « Comme ça ». Il a été joué après, pour la première fois à Athénor, et après il a mené sa vie. On voit bien que ces croisements là, ces rencontres, pas si fortuites que ça, produisent des œuvres, et font une synthèse au moment du spectacle. J’avais envie que tu reviennes là-dessus. Ce matin, on a parlé des allers et retours avec des mythes fonda- teurs, avec des légendes, des grands textes. J’ai vu un très beau spectacle, tiré du « Cantique des Créatures », c’était le premier spectacle de la compagnie, il s’appelait « Skappa, skappa », encore un croisement. Peux-tu revenir sur cette démarche très origi- nale, très singulière. C’est un vrai point de vue artistique. C’est une vraie démarche singu- lière. Là aussi, comme ce matin, carte blanche.

151 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)

Isabelle Hervouët D’accord. Alors, ça va être très désordonné ! Ce que je voudrais, c’est préciser que la com- pagnie s’appelle Skappa ! et qu’elle a été créée avec Paolo Cardona. Il est italien, et, quand on commencé à travailler en France, il ne savait pas très bien parler le français. Il est scénographe à l’origine, avant d’être comédien. Moi j’ai une pratique de peinture, et j’ai fait aussi des affiches de saison pour le Théâtre Massalia, pour le Théâtre Athénor pendant quelques années. Je suis marionnettiste de formation. Ça me fait toujours bizarre de revenir à ma formation parce que ça commence à être assez lointain mainte- nant, mais c’est une façon d’expliquer dans quelle histoire on s’inscrit. Tu parlais du film « Le Mystère Picasso », c’est comme si c’était un acquis pour nous. Ça fait partie de l’ap- prentissage, de choses qu’on a vues, et c’est acquis que c’est possible de mettre en scène d’une certaine façon la peinture. Paolo a travaillé sur des spectacles qui étaient accueillis par Brigitte Lallier Maisonneuve et sur lesquels elle travaillait. Des personnes comme elle ont rendues possibles des cho- ses. On est arrivés là dans un monde dans lequel des choses avaient déjà été défrichées, et il semblait qu’on pouvait tout essayer. Il semblait qu’on pouvait réunir nos différentes pratiques dans une forme théâtrale. « Uccellini » c’est une forme très particulière parce qu’à l’époque, je faisais beaucoup de peintures, de très grandes toiles, et que j’avais envie de repartir de zéro, de me questionner sur mon approche de la matière et de la pen- sée. Tout ça chemine ensemble. Ce travail s’inscrit dans une adresse assez spécifique à la petite enfance. « Uccellini » est un spectacle créé en 1999 et que je joue encore. Je suis toujours en accord avec ce qu’il raconte et avec la façon par laquelle il me permet de ren- contrer les gens. Que ce soient les structures qui l’accueillent ou le public présent à la représentation. C’est quelque chose d’assez particulier. Quand on parle d’écriture, c’est un spectacle qui a été passé à deux personnes, à Joëlle Driguez, une danseuse, dès le début, après 10 représentations. On avait envie de le partager avec cette femme là, dan- seuse et chanteuse, persuadés qu’avec ces deux éléments, elle pouvait arriver à la pein- ture et au geste, à la matière. On l’a également passé à une comédienne danoise qui nous en a fait la demande. Ce sont des écritures qui se transmettent. « Uccellini » est un spectacle de répertoire ! Par contre, tout à l’heure, quand je parlais de la difficulté d’écrire pour « Moitié Moitié », pour « Uccellini », c’est pire, parce que je ne parle pas. Par contre, je peux transmettre une écriture. C’est vrai que la peinture est mon histoire, et le spectacle s’est écrit à partir de cette histoire très particulière, personnelle. Mais nous avions envie de le défendre comme une écriture à transmettre. C’est sûr que Joëlle n’est pas peintre. Moi je patouille. Elle, elle arrive à la matière par un autre chemin. A deux reprises nous avons travaillé avec des auteurs, Alain Gautré, auteur et clown. J’ai fait un travail de clown avec lui. Il avait écrit à partir de mes peintures, des textes qui n’étaient pas une pièce de théâtre. Il a fallu qu’on se débrouille de ça, pour essayer de dégager une dramaturgie, faire un choix, éliminer des textes qu’on aimait… A une autre reprise, il y a trois ans, nous avons travaillé avec un auteur qui a suivi les répétitions, Francesca Bettini. On avait des thèmes d’improvisation. Elle prenait des notes sur ce qui sortait, les retravaillait et nous les redonnait. C’était fantastique parce qu’on atteignait très vite une grande qualité littéraire. Dans l’improvisation, on peut avoir des moments brillants. Mais c’est difficile de la reprendre pour l’emmener plus loin. Sa présence nous permettait d’avancer dans le travail. Ce qui détermine les choix de collaboration, c’est à la fois l’envie qu’on a de partager des choses avec certains artistes, comme avec le photographe avec lequel on travaille depuis deux spectacles, Christophe Loiseau. Il a déjà travaillé pour la scène. On a une réelle complicité…, intimité…, (à Dominique Bérody) tu me souffles des mots que je ne veux pas dire, c’est terrible !… un réel échange artistique. Et aussi, ça dépend du thème. Le regard que l’on porte sur le travail d’autres artistes ouvre des possibilités, de thèmes de recherche. Tout ça est très lié. C’est pour ça que je ne sais pas si il y a un langage « Skappa ! », mais en tout cas, on se balade entre les arts plastiques et le théâtre. Mais c’est du théâtre. Parce qu’il y a un public qui est convoqué, ce n’est pas de la performance dans le sens où les codes sont vraiment des codes théâtraux et où il y a très peu de pla- ges d’improvisations. Plus on joue, plus les choses sont précises. Mais on est nourri par l’histoire de la performance et des arts plastiques, et de celle du théâtre, par ce qui nous a précédé. On est nourri pas ce qu’on voit aujourd’hui, par ce que font les autres. Je ne sais plus dans toutes les portes que tu m’as ouvertes laquelle je viens de fermer !

152 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)

Dominique Bérody Qu’est-ce qui caractérise votre démarche ? A propos de ce souci de toujours croiser les langages, tu as beaucoup parlé de la peinture, la marionnette. Mais peut-être aussi tu peux évoquer ce qu’à vos yeux, ça introduit comme rapport au public. Parce que forcé- ment, chaque spectacle crée un rapport particulier au public, par l’émotion qu’il déclen- che. J’aimerais que tu parles de ça.

Isabelle Hervouët Alors, comment on s’adresse à des enfants ? J’ai envie de me présenter comme adulte, telle que je suis. Les personnes en scène sont des êtres humains. On ne travaille pas du tout sur l’idéal de l’adulte en scène qui pourrait montrer une voie. Ça induit une certaine qualité de présence en scène, très charnelle et très en relation avec le public présent.

Dominique Bérody Il y a un autre aspect que l’on peut évoquer, que tu as évoqué ce matin. Lorsque l’on vous demande « quelque chose » du spectacle, avant ou après, c’est à dire la question de la trace. Et est-ce que cette écriture là, puisqu’on n’est plus dans le domaine du texte théâ- tral traditionnel, est communicable ? Est-ce qu’elle permet de se préparer ou de prolon- ger ce qu’on a ressenti devant le spectacle ?

Isabelle Hervouët Ce qui est sûr, c’est que le public fait partie de l’écriture. Dans la construction de l’es- pace, dans la pensée de la dynamique de l’espace entre la scène, le public fait partie de l’écriture du spectacle. Soit parce qu’on est sur des formes de proximité, ou autrement. On ne se pose pas la question de l’enfance par contre, mais la question de où sont pla- cés ceux avec qui on va dialoguer. Comment cette distance ou cette proximité amène du jeu, du sens. Ça fait partie de l’écriture. Ensuite, on travaille beaucoup en improvisation. On se donne un thème. Il y a un temps de documentation, d’imprégnation, dans toutes ses ramifications. Je dis « on » parce c’est très difficile de séparer ce que Paolo Cardona fait de ce que je fais dans les créations, ça dépend des créations en réalité. Ensuite, on transmet aux collaborateurs du projet, le photographe ou le musicien ce bagage là, pour avoir un bagage commun. On commence à travailler ensemble C’est à dire qu’ils sont présents dès le début du travail. On avance ensemble en improvisa- Il y a une tentative de création de tion. Il y a une personne qui fait la mise en scène. langage commun. Nous l’appelons le ou la garante du sens. Les cho- ses avancent, il y a une tentative de création de langage commun. Ça prend un certain temps. Cela signifie qu’à un certain moment, il faut arrêter de répéter, qu’il faut que nous retournions à l’écriture dramaturgique pour pouvoir faire avancer le projet. On n’est pas comme tu le disais, dans une écriture de l’improvisation. On est dans une richesse de l’im- provisation ensemble, parce qu’on imagine que l’ouverture que donne la possibilité de découvrir la musique pendant que moi j’improvise est une ouverture énorme. J’arrive à en extraire des choses précieuses pour le spectacle, que l’on n’obtiendrait pas et qu’on atteindrait pas si tout était au préalable écrit, et si on demandait au musicien d’écrire sur des actions déjà déterminées. On laisse cette ouverture là comme une richesse d’écriture. Mais on a besoin que ce soient des phases bien déterminées dans le temps, et on a besoin de revenir à des phases d’écriture sur papier. J’ai besoin de revenir à une formulation écrite de ce qui se passe sur scène. C’est à dire mettre des mots sur les émotions, sur les inten- tions. C’est essayer de formuler le rapport qu’entretiennent les images avec le comédien et vice versa, comme dans « Moitié Moitié », ou « IN », par exemple, pour pouvoir enri- chir ce qui va venir après. C’est peut-être un travail d’écriture classique de dramaturgie, mais où tous les éléments sont présents dès le départ.

Dominique Bérody Très bien. Je pense que c’est une manière aussi de signer votre travail. Quand je parle de la signature artistique, je crois qu’on sent bien là qu’il y a une démarche extrême- ment formulée, et consciente, qui peut intégrer la part d’aléatoire et d’improbable de la création, mais qui peut aussi se fixer en quelque sorte, et déboucher sur la partition. Alors j’imagine que vous devez être confrontés, quand on vous demande cette parti-

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tion, elle parle à ceux qui vont la lire, elle n’est qu’un outil pour vous ?

Isabelle Hervouët Non mais ça, on ne me l’a demandé qu’une fois. C’était une proposition surprenante, à laquelle j’ai répondu, c’est pour cela que j’en ai parlé. Je ne suis pas sûre d’avoir répondu justement par rapport au spectacle. Par rapport au langage, je voulais dire ce qui m’est venu ce matin en tête en vous écou- tant. Il y a une formule que j’aime bien , c’est le « français langue étrangère ». Je pense que dans notre travail, il y a cette idée du « français langue étrangère ». Parce que Paolo ne parlait pas français quand il est arrivé, il a aussi une façon de parler, de jouer avec la langue, ou de sortir des mots de racine latine parce que ce sont des mots scientifiques communs à l’italien et au français. Ça aussi, fait partie du langage. On passe aussi sou- vent par la traduction du français à l’italien. On a travaillé assez régulièrement avec des acteurs étrangers, donc ça construit un langage. Et je ne parle pas seulement du langage parlé. Ça donne une forme artistique multinationale.

Dominique Bérody Merci Isabelle. Tu peux ré-intervenir quand tu veux. Je propose, parce qu’on a évoqué tout à l’heure le Théâtre Athénor à Saint-Nazaire, ce bouillonnement où des artistes peuvent se retrouver, de se tourner vers Brigitte Lallier Maisonneuve, directrice du Théâtre Athénor, Nantes/Saint-Nazaire. C’est un théâtre inscrit dans des villes et un théâtre nomade. C’est vrai qu’il y a dans la démarche, dans l’itinéraire de Brigitte, beaucoup de croisements, qui vont bien au delà de cette question du texte, parce que c’est la question des écritures qui a été posée. Tu as été toute première à organiser des rencontres où tu sollicitais des éditeurs d’ailleurs, à une époque où il n’y avait pas de répertoire et où on se posait la question de sa création, la question de l’existence d’auteurs. Ça commençait à fourmiller du côté de Saint-Nazaire ! C’est vrai qu’il y a la question des langages, de l’en- fance, de la musique, celle de l’art pour les bébés. Dans ce croisement des langages, avec ce côté laboratoire, il y a en même temps toujours ce souci d’être en relation avec les publics. Vous cherchez toujours à tendre vers cette utopie toujours chevillée au corps, au cœur et à l’esprit, de ne pas oublier le public. Quelle que soit la recherche dans laquelle vous allez, c’est la dimension de laboratoire qui est recherchée. Ça caractérise bien tout le travail qui a été mené à Saint-Nazaire puis à Nantes. J’évoquerais Mallarmé, qui disait « Nous disposons de toutes les langues, manque la suprême ». J’ai l’impression que tu es toujours à la recherche de cette suprême langue, qui serait la langue de l’art, la langue des artistes, pour rencontrer le plus large public. Il y a aussi le compagnonnage très fécond que vous avez avec Philippe Le Goff, musicien, le grand spécialiste de la langue inuit. Il parle inuit comme nous parlons français. Ça a d’ailleurs donné naissance à des specta- cles. Il y a aussi le festival « Résonances », dont le nom est bien choisi car son but est de faire écho à tout ce bouillonnement. Voilà brossé de manière impressionniste ce que j’ai ressenti de ce lieu, et de ma collaboration avec Brigitte autour de la question des écritu- res et du répertoire. Sur cette question de : « Du texte, mais encore… ? », je sais que tu as beaucoup de choses à dire. Dis-nous là où vous en êtes à Saint-Nazaire, et comment tu as conçu ce laboratoire plutôt tourné vers la musique mais qui n’en oublie pas pour autant le théâtre. Vers quel types de créations vous allez et comment vous rencontrez votre public ?

Brigitte Lallier Maisonneuve Tu veux que je cause de quoi là exactement ?

Dominique Bérody De ce que tu veux. Je t’ai présentée, maintenant carte blanche ! On est sur « Le texte, mais encore ? »

Brigitte Lallier Maisonneuve Il y a deux questions. Elles sont intimement liées. J’aime bien évidemment l’idée du théâ- tre là où on ne l’attend pas. Tu t’en doutes. Il y a aussi écrire au théâtre. On a beaucoup parlé de théâtre jeune public, d’ailleurs avec ces mots on associe toujours le théâtre. Ce qui est une question aussi pour moi. Le théâtre, c’est un lieu, pas forcément un bâtiment, et un temps. Il y a une unicité de lieu et de temps, qui rassemble des gens. Des qui agis- sent et des qui regardent. C’est d’abord ça. Cette unicité de lieu fait du lien, réunit. Elle

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fait que dans cet endroit là quelque chose va avoir lieu, va advenir, par la présence de ceux qui agissent, qui sont vivants. On est dans un lieu du vivant, on est dans un lieu du corps. Du corps faisant, du corps disant. Avec des langages. Du corps qui agit, qui bouge, qui dit, qui est dans le rapport au texte, le texte livre, le texte proféré, dit, qui prend chair, qui devient vivant, et où l’enjeu est de rendre visible ce qui ne l’est pas, de révéler quel- que chose de caché. C’est ce qui se passe dans cet endroit là, qui est ce moment, qui se passe toujours dans un rituel qu’on va installer d’une manière ou d’une autre. Là, il y a le langage de la musique, mais aussi celui des mots, du corps, de l’objet etc… Donc, je ne sais pas pourquoi, quand on est sur la question du jeune public, on parle à peu près exclusivement de théâtre. Si vous avez des réponses… je veux bien. J’ai eu envie d’invi- ter des artistes différents à nous rejoindre et à imaginer travailler dans nos lieux. Il y a la question des publics. Je suis comme certains autres qu’on a entendu ce matin, je ne sais pas bien, et de moins en moins, ce que c’est que le jeune public, même si nos salles sont pleines d’enfants. Il y a un nouveau contexte, parce que j’aime bien considé- rer les contextes, ces dernières années qui nous as activés. Parce qu’en fait, ce qui m’in- téresse c’est ce que je ne connais pas, ce qui va me surprendre, être nouveau, mettre en mouvement la pensée, me faire imaginer des choses que je n’avais pas prévues. J’aime bien ça. C’est pour ça que je fais ce métier, parce que ça m’emmène sur des terrains que je n’avais pas imaginés. Il y a des circonstances qui nous ont amenés sur des terrains qu’on avait pas imaginés, puisque Athénor est depuis une vingtaine d’années à Saint-Nazaire, et depuis 2000, à Nantes. On est arrivés à Nantes par un concours de circonstances, pour occuper un théâ- tre qui se trouvait être dans une banque. On a cherché les souterrains pendant deux ans, et on ne les a pas trouvés. On n’est plus aujourd’hui dans la banque. C’était donc dans le projet de la construction de la métropole Nantes Saint-Nazaire, c’est 60 kilomètres, entre les deux. Ce théâtre dans la banque se trouvait vide, il y a donc eu ce rapproche- ment entre les deux villes pour imaginer de faire les choses ensemble entre Nantes et Saint-Nazaire. En 2003, la banque qui hébergeait ce théâtre a repris ses murs, et on s’est retrouvés sans lieu. La ville a cherché un certain nombre de solutions qui ne fonction- naient pas. Au bout d’un moment, j’ai dit, un projet, ça n’est pas obligatoirement un lieu. Ça rencontrait les préoccupations de ma ville de se dire : comment toucher les publics qui sont à la périphérie des villes et qui ne viennent pas forcément dans les lieux cultu- rels de la ville. On a imaginé un projet nomade. On est dans Comment mettre en relation plusieurs quartiers de la périphérie de Nantes. Il s’agit là de se poser la question de des artistes, leurs œuvres comment mettre en relation des artistes, leurs œuvres et les publics. Et comment on et les publics. fait avec ça, comment, pourquoi, qui ? Les enfants, bien sûr, mais aussi les gens qui habitent ces endroits là. On a depuis trois ans, imaginé un travail sur un territoire, un contexte, et un projet artistique. Quelles résonances y a t-il entre un territoire, un contexte et un projet artistique ? On a travaillé sur l’idée de ce qu’on sent d’un territoire, qui est un grand quartier. Ce qu’on sent de ce quartier, de cet endroit. Quel artiste et quel projet pourraient être en écho avec cet endroit ? Quel artiste peut venir là pour imaginer des choses, pour s’inscrire dans ce territoire, pour travailler avec les publics et à partir de là, d’un artiste, comment en inviter d’autres, comment inviter des spectacles, comment rassembler des publics ? Ça a beaucoup re-questionné, effectivement, la manière dont on travaillait. Par exemple, dans un des quartiers, on a posé la musique comme entrée première. Dans un autre, on est sur la création musicale d’aujourd’hui, à l’écoute des cultures. On travaille depuis 3 ans avec Kamel Zecri, guitariste, musicien, qui fréquente les scènes de musique improvi- sée. Il est originaire de Biskra, en Algérie. Depuis quelques années, il a eu envie de renouer avec sa culture d’origine. Il a fait des études au conservatoire, il a vécu en France tout le temps. Il a reçu la musique de son grand-père, qui avait un Diwan, c’est comme les musiques Gnawa au Maroc. On a invité Kamel et le Diwan de Biskra, qui est un groupe de voix et percussions, à venir sur le quartier pendant un mois et demi. Ça a vraiment fondé des relations entre les artistes et les habitants. En particulier les enfants. A partir des chants traditionnels, ils se sont appropriés des choses qu’ils ne connaissaient pas. Et à partir de ce que je ne connais pas, comment je me l’approprie et comment je le passe, le transmets, comment je vis avec ? Ce sont les enfants qui ont été passeurs sur le quartier.

155 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)

Ils ont passé aux autres enfants et aux adultes, et ont embarqué les autres adultes dans l’histoire. A partir de la musique, on a invité Abbi Patrix, dont on parlait ce matin, qui est conteur. A partir de là, on a réinvité une compositrice, Valérie Jolie. Elle fait tout un travail de collectage de berceuses et de chants des femmes dans le quartier. Puis un auteur, et Nathalie Papin qui vient croiser cette histoire là, et puis Thierry Bédard, metteur en scène, qui vient aussi croiser cette histoire sur les questions de l’étranger, de la place de l’autre. Petit à petit, les artistes eux-mêmes se rencontrent, croisent des choses. Des artistes qui ne se connaissaient pas, peuvent commencer à travailler entre eux, à imaginer des for- mes, et à embarquer les enfants dans l’histoire. Toutes les questions se croisent et se tri- cotent ensemble. On travaille beaucoup en lien avec le Conservatoire de Nantes, sur la question de la transmission, et en particulier des musiques traditionnelles qui viennent requestionner nos manières d’enseigner la musique. La question du conte et de l’oralité vient questionner la problématique de l’écriture. Voilà comment petit à petit les choses s’entrechoquent et viennent interroger nos manières de travailler. Il y a des moments de laboratoire, des moments d’ateliers, des moments de programmation de spectacles, de concerts, de petits moments qui viennent s’inscrire dans le quotidien et dans la vie du quartier, et là, viennent les enfants, les adultes ensemble. Tout le monde ensemble. Effectivement, du coup, ça rebrasse les manières de travailler et cela questionne aussi les artistes sur les langages et sur les formes. Du coup, à partir des laboratoires qui se passent dans ces endroits là, il y a des formes artistiques qui naissent, qui viennent mélanger des choses. Par exemple, à partir des berceuses et des chants collectés, on va avoir un travail qui va être une sorte de forme opératique, qui va naître de là. Dans un autre quartier, on a mené un travail autour du son, de l’électroacoustique, des sons qui nous entourent. Comment on écrit, avec la musique ? Avec les ordinateurs, la voix, les instruments etc. De là, on a donc invité un compositeur qui vient travailler avec un vidéaste. On est sur des formes qui vont mêler l’image et le son. On est sur des choses qui sont des sortes d’installations, d’installations-concerts, où le public se trouve au cen- tre. Les artistes se trouvent du coup questionnés, brassés par les contextes dans lesquels ils se trouvent inscrits. C’est à dire, plutôt que de faire une commande, de venir créer pour, c’est « Venez-donc ici, soyez là, sentez des choses, voyez Notre métier, ce qui se passe », et comment ça questionne autrement. Par exemple, ça peut être à partir de plein de choses. Il n’y a pas une recette ou une c’est de rendre les manière de faire. Mais ouvrir la porte à plein de manières de faire possi- bles. Je crois que notre métier, c’est de rendre les choses possibles et de choses possibles. les ouvrir au maximum. De faire que des choses nouvelles, imprévues, différentes puissent advenir, puissent arriver. Là, on a des formes artistiques qui sont nourries par la présence des enfants, où là les enfants jouent comme des aiguillons, comme des questionneurs, comment ils viennent agiter, pour emmener les artistes ail- leurs et dans des endroits qu’ils n’avaient pas imaginé eux non plus. Quand j’ai commandé quelque chose à Jean-Christophe Felandler, qui est compositeur et percussionniste, j’avais envie qu’il écrive une chose pour la toute petite enfance. Je ne sais pas pourquoi j’avais envie de ça. J’avais envie d’une écriture musicale pour la petite enfance, quelque chose d’écrit. Je ne sais pas pourquoi je lui ai demandé à lui. J’ai peut- être senti cette possible connivence dans son écriture. Si, je lui ai demandé parce qu’il écrit très bien pour les percussions, la voix et qu’il y a cette espèce de chose là, que je sen- tais possible avec la petite enfance. Il m’a dit : « Je ne sais pas faire ça ». Je lui ai dit : Surtout, ne t’inquiète pas ». On a discuté. On a parlé de miniature, de petites choses, fines. Il a commencé par écrire un petit morceau, deux minutes d’une chose. Et puis, il est allé faire cette lecture avec une chanteuse, puisque c’est un travail pour voix et percus- sion, devant un public de bébés. Là, il était absolument terrorisé. Il disait : « Ce n’est pas possible, je ne peux pas ». Et puis, il a fait cette lecture de 2 minutes au pupitre. Et à par- tir de là et de cette rencontre, et ce que lui, a reçu en retour, il a continué à travailler. Ça s’est construit dans une confrontation, grâce à des choses qui l’ont nourri, lui. Les choses avancent comme ça. On est là dans une forme qui est une petite miniature de son écri- ture à lui. Ce qui est important, c’est que l’artiste soit dans son écriture, que ce travail ait du sens dans son travail d’artiste à lui, dans son parcours à un moment donné. Dans ce parcours, il va rencontrer ce public là, et ça a du sens dans l’ensemble de son parcours. C’est un exemple parmi plein d’autres. Je n’avais surtout pas envie qu’il fasse « pour ». Et la commande n’est jamais de « faire pour ». Mais de dire : « Tiens, voilà, viens là et à par- tir de là…et ça fonctionne ou pas, et vois comment ça va s’activer ». Je peux parler encore ! Un autre petit exemple parce que c’est très marrant, une chose qui

156 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie) me vient. Hélène Bréchon, harpiste, joue une pièce contemporaine de 10 minutes, à la harpe. Une salle bourrée de mouflets, parce qu’il y a aussi des salles avec beaucoup de gamins ! On entendait une mouche voler pendant 10 minutes. Pourquoi ? Parce qu’elle est dans la musique. Elle est là. Elle incarne, elle est, de la peau jusqu’aux oreilles, dans le son. Et c’est ça que l’on transmet, et il n’y a pas de soucis. Et ce n’était pas un machin « gouzi gouzi », ou je ne sais pas quelle acrobatie ou des petites lumières partout : là rien. Une harpe. Simplement, elle est là. Alors après, c’est de la musique, c’est du théâtre, c’est du texte, peu importe. Je pense que les enfants ont droit à ça. Je dis un peu des éviden- ces. Vous le savez bien, c’est avec cette exigence là qu’on peut aller très loin. On a créé une relation entre les artistes et les gens qui sont là parce qu’on s’est connus, on a des formes qui sont des formes contemporaines, voire expérimentales. C’est possible parce que les artistes ont cette exigence. On n’est pas dans des choses à demi. Et c’est tout, en fait c’est pas compliqué !

Dominique Bérody Non, c’est pas compliqué, parce que ça a la force de l’évidence, mais je crois qu’en même temps, si c’est possible, je vais synthétiser et résumer à mort, c’est bien parce qu’il y a cette relation que tu as bien notée entre le territoire, le contexte et le projet artis- tique. Ça me semble évident, et aussi la question du déplacement. Parce qu’à partir du moment où il y a un déplacement de la commande, comme tu l’as bien dit, il y a dépla- cement du théâtre. Parce les choses sont rendues possibles dans ce lieu là, et non pas dans le rapport frontal traditionnel, ça déplace aussi la question du public, du rapport au public, et ça déplace aussi la question de l’élargissement du public. Le public, c’est toujours posé en terme de moyens, de démocratisation de l’accès etc… Je pense que c’est la somme de ces déplacements, on le disait ce matin, avec l’idée de faire un pas de côté, c’est à dire de ne jamais envisager les choses uniquement dans cette immédia- teté frontale, ou au but sans la question. C’est pour ça que cette chose devient possible. Avec des degrés d’exigence qui seraient totalement impossibles et inaccessibles dans d’autres circonstances. Quand tu évoques l’harpiste ou des miniatures de musique où l’écriture musicale est et reste fondamentalement l’écriture du musicien, je crois que ce travail de déplacement est à l’œuvre. Il permet aussi d’aérer la question.

Brigitte Lallier Maisonneuve Cela déplace les artistes aussi. Ça leur donne aussi, je crois que c’est important que cha- cun ait une raison d’être là, et que ce soit important pour chacun d’être là, que ce soit un moment dans le parcours, et comment ça peut enquiquiner les artistes et les emmener sur des terrains auxquels ils n’avaient pas pensé, et où ça va questionner le « comment ils font ». Ça n’est pas toujours évident. Et ça prend du temps : dans les modes de pro- duction, dans le rapport au temps, le temps économique, le temps de produire, avec qui, le temps d’être là, d’inscrire les choses, d’être patient, et de pouvoir imaginer (et donc l’expliquer) qu’une chose qu’on avait prévue pour cette saison, en fait aura lieu dans trois mois parce qu’on ne s’est pas donné assez de temps. Donc, il faut pouvoir expliquer qu’on a besoin de ce temps, et quelques fois aussi pour rien. Pour se donner les temps du rien. De ne pas être dans l’obligation du résultat. Ce qui veut dire, qu’après, il faut qu’il se passe des choses. Et il se passe des belles choses.

Dominique Bérody Passez le micro, il y a des questions.

Florian Nicolas Je suis programmateur.

Dominique Bérody Dans un théâtre, dans une structure ?

Florian Nicolas Non, pas actuellement. Je suis en quête. Je connais un peu la ville de Nantes, je l’ai fré- quentée, et notamment le Lieu Unique. J’ai l’impression, vous parliez du contexte, du ter- ritoire, mais il y a des villes où ce genre de projet peut naître, peut émerger, peut vivre et que Nantes en est une. Il y a des territoires et des villes où c’est beaucoup plus difficile. Je crois que l’accompagnement d’un tel projet, dès le moment où il s’inscrit dans une

157 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)

démarche qui a été adoptée par les politiques, par les pouvoirs publics, peut donner lieu à des lieux de fabrique, des laboratoires. C’est quelque chose qui me paraît très intéres- sant parce ce type d’expérience repose la question du temps, du rapport à l’économie du spectacle, aux choses possibles qui interrogent à nouveau la démarche artistique d’un créateur. C’est difficile à faire émerger dans d’autres types de territoires. Je disais tout à l’heure à mon voisin que ce projet serait difficile à proposer dans cette région par exem- ple. Je pense que les élus ne sont pas tout à fait sensibles à cela.

Isabelle Hervouët Je vais répondre. Skappa ! mène un travail de puis 3 ans sur la petite enfance et relation avec la Maison des Comoni. Ensemble, on essaie. On a beaucoup partagé avec Brigitte, on a appris beaucoup de choses à Athénor. Dans cette possibilité d’invention. L’idée que tout est possible si on est justes dans notre démarche, si on est juste là, toutes les ren- contres sont possibles. Donc forts de ce qu’on a pu traverser, entre autres, à Athénor, on essaie d’inventer avec la Maison des Comoni, ce genre de situations. Ce sont des actions qui demandent des financements, et que ça tire. Mais on a pu, en travaillant dans une relation de confiance, en établissant un dialogue vraiment pointu, sur l’artistique, avec le personnel des crèches essentiellement et des écoles maternelles de la Communauté de Communes, vraiment arriver à faire des propositions osées. Ou en tout cas qui n’avaient jamais été tentées dans ces crèches là, comme par exemple proposer un solo de danse contemporaine à l’attention des parents, ce qui a ouvert une certaine parole, à laquelle on ne donnait jamais la place dans la crèche. Apparemment, le groupe de parents a bougé, ne laissent plus les enfants de la même façon. Après, ce n’est plus mon boulot. Mais disons qu’on a pu inventer quelque chose, avec l’équipe des Comoni, avec cette crèche et ses responsables, et avec Skappa !. Ces trois entités ensemble on pu créer la possibilité de cette représentation. Alors pour mettre en œuvre ça, ça a mobilisé trois équipes. Pour une journée. Pour un quart d’heure de solo. Par exemple, hier, dans le cadre de ce projet cette saison, Philippe Dorin a passé une jour- née en crèche à écrire, pour L’Abstrait, un journal que nous éditons autour du projet sur la petite enfance. Il y a des choses qui sont possibles. Ce qui est important c’est de toujours rester à notre place de créateurs. C’est fondamental. On ne fait pas le travail de la Maison des Comoni, on ne fait pas le travail des crèches. On est créateurs. On a envie de partager des intuitions qu’on a, sur le territoire de la création, d’une certaine invention de la vie et du présent, comme du futur. On tente donc de partager ce qu’on fait, de proposer à des personnes comme Philippe Dorin, dont on apprécie le travail, de traverser quelque chose. Nous supposons que ça va peut-être, comme nous, nous sentons bien à ce moment là, se transmettre et qu’il se sentira bien là, et que ça va faire quelque chose pour lui. On a envie aussi de partager les œuvres des autres. Par exemple, on a envoyé « Ur Sonate » de Kurt Schwitters aux crèches. C’est une pièce musicale des années trente. Avec une consigne pour que les personnes l’écoutent avec les enfants. Et ça passe. Ça veut dire qu’il y a une confiance. Mais c’est un temps infini de parole. Il faut que l’équipe des Comoni aille voir chaque personne. C’est du contact. On va serrer la main quoi. Et nous, arrivant dans ces lieux là, c’est pareil. (Monsieur de la salle : c’est de la médiation cultu- relle ! ) Oui, oui, enfin… Mais par exemple jouer dans une crèche, c’est 50 % de contacts, de prise en compte de la vie qui est là, pour comprendre comment on inscrit son spec- tacle dans ce lieu là. Mais ça se fait, c’est le montage. Ici, il y a des projets là qui sont menés. Ils sont ce qu’ils sont. Ils existent, ils se réalisent.

Brigitte Lallier Cela dit, il faut effectivement souligner que le soutien du politique, que les conversa- tions, l’approfondissement d’une pensée, d’un projet avec le politique est absolument essentiel. Pour aller plus loin, pour vraiment poser ce type de projets. En même temps, on doit faire en sorte que ce travail de grande proximité et les formes qui naissent de là, aient la possibilité d’à l’extérieur et qu’elles continuent leur vie. Je crois que c’est aussi une chose importante. C’est à dire qu’il faut qu’il y ait à la fois l’inscription forte dans le contexte et dans le proche, et en même temps le lien à l’extérieur. En France et à l’inter- national. Qu’il y ait ce double mouvement. Ça doit se mener bien sûr avec le soutien des fonds publics, évidemment.

Dominique Bérody Merci Brigitte, parce que je trouve que c’est un éclairage tout à fait intéressant. Je pro-

158 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie) pose, avant de poursuivre, une petite ponctuation.

Lecture de Les Atrabilaires de Benoit Fourchard

Désirée « Avec son air buté, elle tétanise son monde », dit ma mère au docteur. « Comment ça, elle tétanise son monde ? », répond le docteur. » Figurez vous qu’elle ne peut jamais baisser les yeux. Il faut toujours que ce soient les autres qui regardent ailleurs. Vous vous rendez compte ? A quatre ans ? Non mais pour qui elle se prend ? Il faut me donner des médicaments pour qu’elle arrête et qu’elle écoute ce qu’on lui dit. Sinon, c’est sûr, je serais obligée de la corriger et de la remettre au cagibi ». Le cagibi ? ça me fait penser à KGB. Une sorte de placard. Juste sous l’escalier. Le docteur lui, dit que le cagibi, ce n’est pas forcément une bonne idée. Il existe peut-être d’autres moyens un peu moins cœrcitifs. « Chez les Paradis, il n’y a pas de cœrcitifs qui tiennent. Moi et mon mari, on est pour une éducation à la dure, vous voyez ? ». Paradis. Désirée Paradis. Oui, je sais, c’est gratiné. Désirée. Tout ce que je ne suis pas. Ma mère voulait Dorothée, à cause du Club. Elle aurait aimé lui ressembler, à Dorothée. C’est plutôt raté. « Au moins, ça rattrapera », elle disait. Mais à l’Etat Civil, ils se sont emberlificoté les pinceaux. Des fois, à l’école, on m’appelle Vanessa, à cause de la chanteuse. On pourrait croire que ma vie avait commencé sous de bonnes étoiles. Moi, je ne veux pas qu’on me compare. Je suis moi. Et ceux qui ne comprennent pas, je les tétanise du regard. Après ça file doux. D’autres fois, il y en a qui disent : « Chez Paradis, c’est l’en- fer ». Là, je fais la sourde oreille. Dans le cagibi, je suis organisée, à tâtons, parce que, à part un filet de lumière sous la porte, on y voit rien. Avec une cagette j’ai fait une table. Avec une serpillière, une nappe. Avec la paillasse, un canapé. Avant d’être un cagibi, ce réduit était un débarras. Il suffit que je tâtonne, et je trouve des trésors. J’attrape des yeux de chats. Mes doigts deviennent experts en exploration, comme s’il étaient équipés de petites têtes cher- cheuses. Il n’y a que mon nez qui a du mal à s’habituer. « Et puis vous savez, docteur, cette gosse, elle n’a jamais pleuré. Même à sa naissance. Elle regardait son monde, avec son air insolent. Moi quand je l’ai vue, là posée sur mon ventre, j’ai failli vomir. Finalement, j’ai pleuré. Oui, moi j’ai pleuré. Et pas de bonheur, je peux vous le garantir. Elle m’observait avec ses yeux poin- tus. Elle me défiait, docteur, je vous jure. Déjà qu’avec mon mari, on voulait pas d’autres gosses. Avec les quatre garçons, on a déjà bien assez à faire. Mais vous savez ce que c’est… les hommes, quand ils ont envie… Qu’est-ce qu’on peut y faire. En tout cas, elle n’a jamais pleuré, même quand elle a fait ses dents ». « Vous n’allez pas vous plaindre. Il y a plein de mamans qui viennent me voir parce que leurs enfants ne cessent de crier ». « Je me demande si j’aurais pas préféré ». « Quoi qu’il en soit, si vous pouviez éviter le cagibi… ». « Mais elle est habituée. Hein, qu’tes habituée ? Mais réponds donc, quand on te parle ! ». Non, je ne réponds pas. Je regarde le docteur, fixement, il baisse les yeux. Je souris à l’intérieur. « Je vous prescris un peu d’homéopathie. Quelques gouttes. A prendre au moment des repas ». « De toute façon, ça ne pourra pas lui faire de mal. Vous ne l’auscultez pas ? ». « Pourquoi faire ? Elle est en parfaite santé ! ».

Dominique Bérody Paroles aux metteurs en scène, maintenant, avec Sylviane Fortuny et Christian Duchange. Sylviane Fortuny, figure marquante, si tu me le permets, de l’histoire, récente, mais his- toire quand même. Elle a traversé et suivi de très nombreux projets et a fait de nombreu- ses mises en scènes. Elle a croisé également l’aventure du Théâtre de Sartouville avec Heyoka, Kim Vinter, et Bernard Sultan, avec des productions qui ont énormément tourné, que ce soit avec « Les Draps du Rêve », « Le Lit Marine », « Jardin d’enfance ». La ren- contre avec Philippe Dorin, dans sa période petits papiers, a influencé son travail, mais aussi celle de Pierre Blaise, du Théâtre Sans Toit, avec des collaborations sur des fabri- cations de marionnettes. Plus récemment, avec la compagnie Pour Ainsi Dire, ce sont des spectacles : « Le Monde, point, à la ligne », « En attentant le Petit Poucet ». Elle est aussi comédienne manipulatrice, et a fait une création de la compagnie de l’Oliphant, « La Reine Contrefaite ». Plus récemment, « Dans ma maison de papier, j’ai des poèmes sur le feu ». Elle a également fait un projet avec Françoise Pillet et Joël Da Silva, qui était une correspondance inventée par eux, « Emile et Angèle, Correspondance », qui était une co- production québécoise. Plus récemment, elle a travaillé avec Joëlle Rouland, dans un projet qui a beaucoup marqué, qui vient de sortir, avec Agnès Desfosses, « L’Envolée ». C’est vraiment l’itinéraire d’une comédienne devenue « metteuse en scène ». Sur les questions du texte mais encore, et sur les déplacement du théâtre, j’aimerais que tu nous dises un peu comment tu travailles, à quel moment tu interviens, et quelle est ta préoc- cupation majeure, parce que tu sais malgré tout que tu t’adresses à un public d’enfants. C’est donc la metteuse en scène qui nous intéresse ici.

159 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)

Sylviane Fortuny C’est un peu vaste. Finalement, c’est une place assez simple, metteur en scène. Surtout quand on se situe comme moi. Ce qui m’intéresse, ce sont les textes, c’est la première chose que je défends. Finalement, ça part d’une forme d’incompétence. Comme je ne me sens pas spécialement créative, le premier désir, c’est de dire qu’il y a des gens qui ont une parole, et que cette parole là est suffisamment forte pour être soi-même emporté. On va dire que c’est le premier geste. Ensuite, on va dire qu’il y en a un deuxième, qui est de servir le mieux possible le texte qu‘on a dans les mains. Le troisième geste serait sa propre créativité face à tout ça. Voilà, c’est peut-être le geste le plus complexe à faire. Je ne sais, pas, je ne suis pas le juge. Après, il y a le parcours des gens. C’est évidemment la rencontre avec Philippe Dorin qui m’a placée là. Il y a aussi toute l’histoire de chacun, que je ne vais pas exposer. Voilà, c’est ce qui est assez fondamental. Ce que ça m’a fait découvrir, au fond, dans son écriture, comme il disait tout à l’heure, Philippe écrit les mots les plus simples, « table », « chaise », « viens », « oui ». C’est parfois assez com- plexe. C’est ça qui était formidable dans cette aventure, c’est que du coup, avec ces mots, c’est compliqué quand le sens ne vient pas comme ça. Alors, c’est ça le travail formida- ble dans lequel je me suis retrouvée directement. Oui. C’est pas oui, oui. Oui ? On peut en dire plein des oui. Là, non. Il faut, avec Philippe, dire OUI. Et ce oui, il s’ouvre sur tous les autres oui. Et ça pose vraiment une question. La question du minimalisme, du peu, de la toute petite chose, qu’il faut trouver sans arrêt, et qui va exprimer les grandes cho- ses. Finalement, ce dont parlait Nathalie tout à l’heure, et tous les autres, c’est la C’est la question du sens. question du sens. D’être à sa place. A quelle place est-on? Quand il parle de la chaise, la chaise, c’est la chaise. Et la chaise dit : « C’est quoi ma place ?». C’est bizarre ces niveaux là. Si on commence à les interpréter, on réduit les choses. Si on les ouvre trop, on donne tellement de lectures que l’on en donne plus… Enfin, voilà. Et en même temps, je trouve cette place là merveilleuse, celle du vide, du manque, qui laisse pour nous metteurs en scènes, énormément d’interrogations. Ça fait penser, ça rend un peu intelligent, j’espère. On essaie de répondre à ça. C’est à dire comment je fais, sur un plateau, pour être très simple, pour donner tous les sens que ça donne sans se perdre. Je trouve ça formidable, et ça m’a permis aussi, puisqu’on parle de place, de me questionner sur : à quelle place on est quand on fait quelque chose. Si je suis au bon endroit, ça n’est pas facile, mais ça va. Le projet qu’on défend, est-ce que ce sont des pro- jets qui me font m’embarquer dans une histoire qui correspond à quelque chose pour moi, ou pas ?. A partir de là, déjà, on est à peu près vrai. C’est déjà fondamental. Pour les enfants, c’est la même histoire. Il n’y a pas de raisons. On l’a déjà dit, tout le monde le sait à cette table, ça n’est pas parce qu’ils sont petits qu’on réduit les choses. Bien évidemment, c’est de nous-mêmes qu’il faut parler. On peut se poser des questions très techniques sur la durée, on peut leur dire beaucoup de choses. C’est un peu l’épreuve aussi. Par rapport aux enfants, quand même, je dirais que, là où c’est intéres- sant pour nous, c’est quoi ce point de rencontre entre eux et nous. C’est ça qui devient la chose forte parce que je ne peux pas me mettre à leur place. Si on arrive à traverser ça et à se rencontrer à un endroit en sachant que, à cet endroit là, les grands ne vont peut- être pas trop aimer, les petits vont peut-être s’ennuyer un peu, tout ça ne va pas forcé- ment être l’extase. Ce point là, il est essentiel. C’est ça qui fait que, nous, peut-être, au moment des premières représentations, on a défendu quelque chose de personnel, et ce sont les enfants qui vont répondre, nous dire si on s’est trompé ou pas. Moi, ça me plait de trouver un peu d’universalité. Je n’aime pas du tout parler en public. C’est tout.

Dominique Bérody Tu peux nous parler de la collaboration avec l’auteur ?

Sylviane Fortuny Philippe Dorin, c’est une grande histoire. Souvent, on prévoit les projets ensemble, on choisit la thématique. Ensuite, on en discute. Souvent, on choisit les comédiens, parce qu’ils font partie de cet univers qu’on défend. Puis Philippe écrit, il m’en parle. Je fais la mise en scène, on discute. Des fois c’est sympa, des fois pas. Et puis voilà. C’est un che- min qu’on fait depuis dix ans. Cette année, aussi dans cette idée de déplacement, dans l’idée qu’il faut trouver les choses qui vont nous inspirer, on a travaillé de manière inverse : j’ai proposé à Philippe un projet, sur les saisons. L’équipe s’est renforcée. Les

160 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie) collaborations se sont affirmées. Je travaille avec une éclairagiste et une costumière depuis quelques années, c’est pour moi des personnes importantes. Je leur ai proposé de travailler sur les saisons, mais in situ. On a pris dix jours à chaque fois, toutes les trois, pour aller se promener dans la neige en Février, dans les Alpes, ensuite, dans le Luberon à Apt au Vélo Théâtre au printemps, à Marseille pour l’été. On a regardé, on s’est inspiré. On a fait un travail de sensibilité pendant dix jours, et ensuite on a repéré des espaces, on a proposé aux comédiens qui vont jouer dans le spectacle de venir, et on a proposé des installations, ils ont fait des improvisations. Dans ce temps là, Philippe est venu avec eux. Il a été spectateur de toutes ces rencontres là. Le texte s’est écrit de cette façon là pour cette aventure là. On a changé un peu les choses. Ce qui n’est évidemment simple pour personne, parce tous les rouages, et les articulations sont complexes. On a multiplié les paramètres, puisque Philippe s’est saisi d’embryons de choses, a com- mencé à raconter une histoire. Avec ce paramètre des saisons, puisqu’on a des images à proposer. Tout ne colle pas. On est là dedans en ce moment. Vous en serez juges dans pas longtemps. Ça s’appelle « L’Hiver, quatre chiens mordent mes pieds et mes mains », et il sera crée le 10 janvier à Cavaillon.

Dominique Bérody C’est en cours d’écriture ?

Sylviane Fortuny Ah ben non.

Philippe Dorin C’est presque fini.

Sylviane Fortuny J’espère !

Dominique Bérody La metteur en scène s’inquiète !

Philippe Dorin Elle m’adresse un message ? Il manque une clé. Une clé de 12. Il manque un boulon.

Dominique Bérody Tu veux dire quelque chose, Philippe, sur le travail de la mise en scène de Sylviane ?

Philippe Dorin Je suis étonné que Sylviane ne parle pas de la relation aux arts plastiques. Notre rencon- tre s’est faite là-dessus, à une époque où moi je n’arrivais plus à écrire d’histoires, comme tu l’as souligné ce matin. On a repris ensemble ce travail autour du papier, ce travail d’écri- ture archaïque à partir des matériaux de l’écrivain. On a trouvé ensemble une forme. C’est à dire, des choses qui s’écrivent, mais sans les mots. On a fait beaucoup d’ateliers dans des classes. C’est de ce travail autour des arts plastiques qu’est né le désir de faire des spectacles. Ton travail, ça a été d’abord un travail sur l’espace, sur la création d’espaces, sur les matériaux. Ce que j’aime bien dans la manière de faire de Sylviane, c’est qu’elle crée, par rapport au texte, qui est, c’est vrai, fondamental dans nos spectacles, une sorte de page blanche sur scène. C’est à dire qu’on vient là et on essaie de mettre le spectateur à la place du lecteur, un lecteur de théâtre, où il peut conserver une grande ouverture dans la lecture, de ce qu’il entend, dans les temps de silence. Quand on lit un livre, on peut s’arrêter à un endroit. On peut faire d’autres choses. Nos spectacles, c’est un peu ça quoi. Mes pièces, ce sont un peu des fourre-tout, à un moment donné, il y a un poème, il y a un conte, une blague… C’est cette liberté là qui est importante.

Brigitte Lallier Maisonneuve Tu peux, à cette occasion, dire trois mots de ces jolies choses quand tu écrivais dans les livres des bibliothèques.

Philippe Dorin Ce sont des projets que j’ai faits un peu tout seul, sur les matériaux.

161 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)

Brigitte Lallier Maisonneuve C’est l’auteur déplacé.

Philippe Dorin Les pierres et les boulettes de papier. C’est un peu un travail de paysan, comme je le disais ce matin. C’est à dire, comme à la veillée, on faisait des paniers en osier. Il y avait une activité. J’aime bien les activités qui sont manuelles. Autour de l’écriture, j’aime bien ça. Pour moi, le désir d’écrire, ça n’est pas d’inventer des histoires, d’abord ça a été de collectionner le papier. Je collectionne le papier. A la bibliothèque de Guérande, j’ai inventé une histoire, mais qui ne s’écrit pas avec des mots. J’ai apporté deux pierres, qui étaient des pierres que Sylviane avaient trouvées dans une carrière. Elles avaient le for- mat d’un livre, où il y avait des traces, quand dans la carrière, on avait scié la roche. Quand on les regardait, ces pierres, on aurait dit des tablettes d’écriture anciennes. Je suis arrivé dans la bibliothèque de Guérande, on les a cotées, et mises en rayon, comme d’autres livres. C’étaient des livres de pierre. J’ai fait un travail pendant trois mois d’ar- chéologue. Je suis allé rechercher ce qu’il y avait dans ces deux pierres, en faisant des empreintes sur papier, en les relevant sur le papier, et ensuite, en essayant de chercher dans les livres, dans les signes qu’on a dans les livres, un rapport avec cette écriture là. C’était quand même assez complexe. Mais c’était beau ! Comme à la Chartreuse, j’ai fait un travail avec des petits cailloux. Mais c’est un peu comme ramasser des pommes de terre. Je voulais rajouter ça par rapport à Sylviane, parce qu’elle ne le disait pas. La face cachée du metteur en scène.

Sylviane Fortuny Au delà de ça, ce qui m’intéresse c’est l’abstraction. C’est retrouver la page blanche. Je trouve que ce n’est pas si simple à faire. Il faut pouvoir arriver à cela. De plus en plus, j’ai envie de vider l’espace. Et en même temps, il faut que ça ressemble à quelque chose. Il faut que ça puisse donner de l’air et du sens. C’est là où ça m’intéresse la page blanche. Ce qui est très fort quand on lit un roman, ou même quand on a des pages de descrip- tions, si on raconte un quartier, une rue, dans un roman, on aura tous un point de vue très différents. On verra tous cette rue à sa manière et ce sera extrêmement différent. Je trouve ça fascinant. Moi, j’aimerais bien arriver à faire ça. A donner des images des cho- ses, sans donner la chose. Et que chacun construise sa propre image à partir de ce qu’il voit. Parce que je pense que c’est ce qui est le plus complet. C’est toujours ça qui me guide. Travailler comme ça, sur la page blanche, c’est ça que ça me raconte, c’est de ren- voyer cette chose qui va permettre à celui qui regarde d’avoir la vison la plus personnelle, et son rapport le plus personnel à ce qui se passe.

Dominique Bérody Je voudrais laisser du temps à Christian Duchange et Christian Carrignon, et à vos réac- tions. Pour vous présenter Christian Duchange et la Compagnie de l’Artifice, (il montre un programme, une plaquette) : il est à Dijon, c’est un metteur en scène qui travaille en direction et à partir des écritures d’aujourd’hui. Il a monté des textes de Suzanne Lebeau, Christophe Honoré, Bettina Wegenast, Susie Morgenstern, des textes, « Lettres d’amour de 0 à 10 », « Etre le Loup », mais aussi « Crasse Tignasse », ainsi que des textes du répertoire classique de temps en temps. C’est une compagnie qui porte le théâtre, on a parlé beaucoup de cinéma, avec un certain regard, un point de vue, un éclairage, au sens propre et au sens figuré tout à fait singuliers, et qui, en même temps, contribue active- ment, je crois, et c’est ce que signe Christian dans son dernier éditorial, à une réflexion politique, citoyenne sur la place de notre théâtre. Je vais lire un extrait de cet édito, parce qu’il revient sur un certain nombre de questions qu’on a posées ce matin et tout au long de cette journée. Il l’a intitulé : « Les seuils de satisfaction sont des paliers à franchir » : « Il est des cathédrales inachevées dont nous avons hérité comme celle de la décentra- lisation théâtrale et de l’élargissement des publics jusqu’aux enfants et aux jeunes. En quelle compagnie trouverons nous l’énergie de les poursuivre ? Qui reste partant pour creuser un sillon dans la mer ? » Et il conclut : « Adaptons le vocabulaire à nos nouvel- les volontés et nos manières de penser et de construire notre théâtre. Allons vers une redéfinition commune et profonde des enjeux et de la place de ce théâtre jeune public, dans lequel nous voulons accueillir aussi et surtout les enfants. Faisons évoluer notre discours pour que sa pertinence reflète mieux son succès tout public grandissant et nous permette d’en finir avec l’accueil ambigu et paradoxal qu’il reçoit encore trop souvent.

162 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)

J’appelle ce débat de tous les artistes, élargis aux acteurs culturels et aux publics, pour que nous franchissions ensemble et au plus vite, nos seuils de satisfaction ». Donc, un éditorial artistico-politique ! Politico-artistique. Je te demande à partir ce ça, de prolon- ger la réflexion, mais aussi à partir de tes dernières créations. Parce que le choix des tex- tes que tu fais n’es pas anodin. Tu dis souvent que tu cherches des textes qui vont être une citation du monde. Parce que la mise en scène est quelque chose qui va permettre de rentrer dans un propos. Il y a une vraie signature chez toi. Peux-tu nous livrer quel- ques pans de ce travail que tu mènes depuis de nombreuses années.

Christian Duchange Pas facile ! J’aimais bien la manière dont Sylviane parlait de l’écriture de Philippe, avec un minimum de mots qui donnait accès à un maximum de choses. Vous étiez en réso- nance, entre ta façon d’écrire et sa façon de parler du travail. Je crois que la première remarque qui me vient, je ne sais pas si je vais pouvoir répondre à toutes les questions que tu as soulevées, c’est que j’aime à penser que chaque geste de mise en scène qu’on fait, est une manière de prendre en charge l’histoire des mises en scènes qui nous ont précédés, et de renouveler, si on en est porteurs, les questions que nos prédécesseurs nous ont transmises. Je faisais allusion à ce que j’entendais de Sylviane, parce que ce dont je voulais parler aussi, c’est la grande résonance dans laquelle on entre avec les écritures. C’est le premier maillon de mon histoire de metteur en scène, dans une his- toire de lecture, et plus globalement dans une rencontre. Je parlais de l’iceberg, c’est une image qui m’est chère, qui sert à comprendre un peu comment je fonctionne. L’écriture que l’on reçoit, après l’avoir découverte dans une bibliothèque ou achetée dans une librairie, c’est évidemment la partie apparente. On La partie cachée ne partage que la partie cachée que cette écriture veut bien enfouir, tout en révélant un certain nom- bre de mots sur la page, elle nous fait résonner à un autre endroit. C’est sans doute dans cette partie cachée, enfouie, que le dialogue peut se faire avec la partie émergée du texte, et sans soute avec le public pendant le temps de la représentation. J’ai l’impression de situer mon travail à cet endroit de recomposition, à ma manière, sans doute, peut-être qu’elle repasse par les sept/huitième de l’auteur avant qu’il ait écrit, mais c’est une manière de reconstruire cette partie qui fonctionnerait tout d’un coup à merveille, comme organique, comme projetée au dehors, comme sont les mots sur la page. Comment ça pourrait fonctionner pour moi pour retrouver tout le chemin, et ces sept/huitièmes manquants à l’écriture, comme ces sept/huitièmes de l’iceberg, comment retrouver, reconstruire dans mon travail de mise en scène, ce qui pourrait faire que le verbe, comme le verbe sur la page, devienne clair, incandescent, audible par tous, par le plus grand nombre en tout cas ? C’est un rapport à une écriture, et au delà de ça, à un auteur. On essaie de lire plusieurs textes du même auteur quand il en existe. On essaie de comprendre à travers cette multiplication des informations qu’on cherche sur lui, sur ces textes, sur le contexte, sur les sujets sur lesquels il a écrit, de reconstruire un che- min de résonance, de proximité, d’approche. C’est ce qu’on va tenter de transmettre et de construire avec les comédiens, qui eux, vont amener de nouvelles pensées et de nouvelles sensations et émotions sur le texte. C’est ce résultat chauffé à blanc, qu’on va essayer de donner à voir dans une structure. Comme disait Sylviane, il faut choisir, à un moment. C’est aussi la forme définitive, la forme finale, un produit, résultat de tout ce processus, il va être forcément frustrant. Au mini- mum incandescent, on l’espère, mais il va masquer des brillances, des éléments au fais- ceau. C’est modeste et très laborieux chez moi. Je suis vraiment un travailleur. J’ai vrai- ment besoin d’user, creuser, chercher, parler aussi. J’ai besoin de parler les textes, de les entendre dire. J’ai besoin de m’entourer de gens qui, avec leur langage, en parlent. C’est pourquoi j’ai une relation très suivie et très amicale avec deux philosophes que j’ai rencontrés au cours mon travail, et qui viennent échanger, interroger, qui viennent réflé- chir tout haut, avec leurs outils à eux, sur les textes que je choisis, que je leur ai envoyés préalablement. Ils ne viennent pas me dire comment mettre en scène, ce que je dois ou ne dois pas faire. Il arrive que les textes que je leur propose en lecture soit ne les inspi- rent pas, soit les rebutent. C’est bien l’idée d’un travail « autour ». Et ce n’est pas au sens dramaturgique pleinement comme les Allemands l’auraient fait, en infirmant ou confir- mant le choix d’un metteur en scène par la question dramaturgique. Non, c’est plus un compagnonnage, moi l’autodidacte, qui ai besoin des mots, qui ai besoin de la parole, des concepts, aussi. Ça me permet de déployer le texte à des endroits où moi tout seul

163 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)

je n’aurais pas imaginé qu’il puisse se déployer. Leur parole m’est chère. Elle m’est pré- cieuse aussi. J’essaie, en bonne éponge, avec le travail du costumier, des comédiens, de l’éclairagiste, d’être au carrefour de toutes ces paroles, de tous ces langages, et de l’or- ganiser sur scène. Voilà la manière dont je conçois mon travail.

Dominique Bérody Et sur le choix des textes, le choix des auteurs ? Vous avez monté Suzanne Lebeau, Christophe Honoré, Bettina Wegenast, Susie Morgenstern, Gombrovicz. Dans des choix de répertoire, des choix de compagnie, y a t’il des choses qui se disent dans ces textes là qui orientent tes choix ?

Christian Duchange Oui. Je pense, on va revenir sur l’iceberg. Vous allez dire que c’est obsessionnel. Mais pourquoi pas, les symboles nous aident après tout. Même s’il nous dépassent. Je crois qu’on a trop fait, en particulier en s’adressant aux enfants, de morale bipolaire. On a trop voulu tenter de séparer à tout jamais les bons des méchants. Je pense que les fables qu’il faudrait pouvoir raconter aujourd’hui, elles devraient nous aider, les enfants et nous, à mieux prendre en charge, à mieux reconnaître, à mieux vivre avec nos parts d’ombres, nos pulsions, nos monstruosités. Je pense qu’on n’est pas assez en prise avec cette par- tie de nous-mêmes et, pas systématiquement dans tous les titres que tu viens de citer, mais dans beaucoup, je m’aperçois que mon obsession, en fait, c’est d’essayer de trou- ver dans ces textes comment, un même individu est en prise avec sa partie cachée et sa partie visible, et comment il les rend vivables. Parce que le caché peut être très intéres- sant comme moteur ! Il ne s’agit pas non plus de n’avoir qu’un discours négatif, ou qu’un discours de secret ou de jugement péjoratif sur cette partie cachée. Elle est active. Il y a des moments où elle se révèle. Ce sont des moments explosifs qui se révèlent être des étapes utiles. Il y a des moments où elle se révèle dans un cadre social où elle ferait mieux d’être tue, ou conte- nue, en tout cas ! C’est ce jeu permanent du dedans et du dehors pour un même indi- vidu, dans une démarche de socialisation. Je crois qu’on est vraiment dans des cadres. Les sociétés dans lesquelles ont vit, font un sort à nos désirs, et suivant l’histoire, les époques et les sociétés, le désir n’a pas le même Je sens que c’est cette question de notre accueil. Je sens que c’est cette question de totalité de vie, de la façon dont nous notre totalité de vie, de la façon dont nous som- sommes unifiés, et pleins de toutes ces mes unifiés, et pleins de toutes ces questions là, questions là, que j’ai envie de partager que j’ai envie de parta- ger avec les enfants. Je avec les enfants. trouve que l’on a beau- coup, dans les histoires, mis les méchants d’un côté, pour les regarder ensemble, et faire « bouhhh, ils sont méchants». J’aime bien que celui qui part disqualifié retrouve grâce à nos yeux, et celui qui part en héros se trouve pitoyable par moments, parce que les cho- ses sont repensées dans un autre regard. Sur la forme, parce que c’est aussi quelque chose qui m’intéresse, j’en parlais avec Philippe à midi, j’ai l’impression qu’on ne peut pas faire l’économie, et le jeune public s’en occupe aujourd’hui, et c’est tant mieux, de dire aux enfants que nous sommes au théâtre. Le théâtre est un art, une pratique qui est particulière, qui a à voir avec les hom- mes qui le font, et les moyens techniques qui sont les leurs. Moi je m’amuse et je cher- che à chaque fois, à avoir la tête dans les étoiles, c’est sûr, c’est pas mal, mais aussi à dire qu’on est ici et maintenant sur une espèce de chose qui s’appelle la scène avec des moyens très simples. Le cérémoniel, le rituel du théâtre, c’est intéressant de dire de quoi il est fait, et d’en rendre compte dans le temps de la représentation. C’est pour ça que je suis allé vers des textes écrits pour le théâtre, où vous avez tout de suite des gens iden- tifiés, qui parlent à la première personne, qui sont des personnages, et on ouvre le rideau et leur histoire existe dans une espèce de 4ème mur. Je pense qu’il faut aider les enfants à retrouver le théâtre dans sa dimension de comment on le construit aujourd’hui, et que c’est quelque chose qui n’a pas à voir avec la construction cinématographique, ou télé- visuelle. C’est vraiment un espèce de rituel, comme ça, qu’ils connaissent, il est clair que

164 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie) c’est celui qui s’approche le plus de leurs jeux dans la chambre à coucher. Mais je veux partager ça aussi comme une chose bonne. Les effets spéciaux, comme ils disent, on pourrait voir les sources en même temps qu’on en voit les effets. Je cherche, pour ceux qui ont vu « L’Ogrelet », ou « Lettres d’Amour », à comprendre comment la construction peut être apparente, comment jouer avec le théâtre dans ce qu’il a de plus élémentaire et de plus magique, magnifique, avec les éléments que sont la coulisse, le comédien et le texte quoi. Le grand papier que Dominique a développé, en fait, le programme de la compagnie. On fait un état des lieux tous les ans. Cette année, on a voulu mettre en avant tous les arti- sans de cette aventure. On a envoyé des photos à une dessinatrice qui a travaillé avec nous, et c’était l’envie de porter sur ce document de saison, la mine et le portrait de tous les techniciens, artistes, musiciens qui vont être sur les routes en 2007-2008, pour défen- dre la tournée de la compagnie.

Dominique Bérody On pourra découvrir tout à l’heure ta dernière mise en scène, « Etre le Loup », de Bettina Wegenast.

Christian Duchange C’est une belle bêtise aussi ! J’ai l’air sérieux et un peu triste, mais c’est parce que je suis ému, mais j’aime bien les bêtises aussi. Cette pièce est une vraie bêtise. Mais une bêtise philosophique. Des moutons s’interrogent, après la mort du loup, sur l’idée que peut- être ça serait pas mal de prendre sa place. C’est une espèce de grande bêtise, où tout d’un coup, le lendemain de la mort des tyrans, on se demande déjà si ça ne serait fina- lement pas si mal de les remplacer.

Dominique Bérody Merci Christian. Je donne la parole à Christian Carrignon. C’est un grand morceau de l’histoire du théâtre d’objets. Je crois que vous avez beaucoup de chance, parce que, comme le dit le Roi Lear, « Je ne suis pas un faux-monnayeur, je suis l’original ». Avec Christian, c’est le cas. Vous avez devant vous l’original ! C’est avec Katy Deville qu’il a créé le Théâtre de Cuisine, et qu’il a vraiment creusé un sillon tout à fait original, singu- lier, et qui est une référence, qui se visite et se redécouvre toujours. Pour conclure cet après midi, j’avais envie qu’il nous dise un petit quelque chose.

Christian Carrignon J’avais envie de vous parler du théâtre scénographique, pas en opposition à la dramatur- gie au théâtre, mais comme un élément important. Ça a circulé beaucoup autour de ces quatre tables recouvertes de bleu toute la journée : comment la scène va parler de la dra- maturgie ? Il nous est arrivé souvent de prendre le contre-pied, notamment au début. Maintenant on le dit parce qu’on le sait, avant, on le faisait parce qu’on ne le savait pas, mais c’est plus facile maintenant de dire : « Je fais du théâtre scénographique », parce que les déplacements et les choses et les espaces parlent énormément de ce dont j’ai envie de parler. Je rebondis sur ce que dit Christian Duchange. Je vais vous montrer un truc. Je voulais vous parler du théâtre scénographique, mais je prends mon portable à la main maintenant, et je vais vous parler du théâtre temporel parce quand on ouvre le rideau… On n’ouvre plus le rideau au théâtre, on commence par découvrir la scénographie, avant de découvrir les comédiens qui vont occuper cet espace. On découvre comment ils vont transformer cet espace. A un moment donné du spectacle, on n’est plus dans l’espace, on est dans le temps. Comment ils vont finir cette histoire ? Alors, moi je me sens pressé par le temps, le moment où il va falloir finir. Mais combien ils vont me laisser de temps, qu’est ce que je vais pouvoir dire dans le peu de temps qu’il me reste ? Je me sens arrivé à ce moment de la conclusion, sans la connaître évidemment. Alors, je vais vous montrer un truc, et après, je vous parlerais d’autre chose. Je ne vais pas vous montrer tout ce que j’ai dans mon sac plastique, parce que je n’ai plus de temps. Alors, là, il y a une petite maison en bois, il y a des ciseaux qui sont théoriquement dans la maison en bois qui s’ouvre comme une tirelire, mais là, ce n’est pas le cas, donc c’est caché derrière, mais imaginez que c’est dedans. C’est facile d’imaginer que c’est dedans parce que je vous le dis. Il se passe une chose, pendant un stage, avec des A3, de théâtre A3, des jeunes gens qui ont 18, 19 ans, qui font du théâtre « option lourde », comme on dit. C’est une belle

165 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)

expression. On a peu de temps parce que l’intervention théâtrale est normée comme un cours, avec un début et une fin. Je travaille pendant deux jours du théâtre d’objets, une approche du théâtre d’objets avec ces jeunes gens. J’ouvre une valise et je dis : « On a pas le temps de monter le conte du Petit Poucet, parce que être l’ogre ?, être le loup ?, être le Petit Poucet… ? ». Je crois que ça a circulé beaucoup aujourd’hui. C’est vrai que c’est agréable de faire peur à un enfant. Et à un moment donné, on se dit « Peut-être que je suis entrain de faire une connerie ». Mais… Bon, voilà. Mais je leur dis : « On ne va pas montrer tout le Petit Poucet, parce qu’on n’a pas le temps et que vous êtes trop nombreux ». Je leur ai juste demandé : « Essayez de me dire, de me montrer comment l’Ogre poursuit le Petit Poucet dans la forêt ». Alors ils s’y mettent tous. Ils prennent des machins et des trucs dans la valise. Je leur dit : « 3 objets, pas plus ». Parce que la quantité noie le sens. Première règle que je leur impose. C’est bien de se faire imposer des trucs. Les contraintes sont produc- tives. Alors, tout le monde passe, tout le monde fait des choses. Il y a une jeune fille qui a Minyana dans la main, et qui dit « Moi, j’apprends Minyana, j’ai autre chose à faire que de faire la poursuite de l’Ogre dans la forêt ». Je n’insiste pas parce que ce n’est pas mon boulot. Sinon, je deviens prof et je suis cœrcitif. Je ne suis pas là assez longtemps pour l’être. Je ne lui dis rien, donc. Sa copine lui dit « Vas-y, vas-y quand même ». Bon, elle se lève. Elle pose la maison avec les ciseaux dedans. Elle est sur la scène, mais là, je fais juste un petit plaisir de transgression théâtrale, je mets les pieds sur la table. Elle atta- che un fil de laine à son pied et un tyrannosaure de l’autre côté. Elle se met… ,j’aime bien aussi franchir la deuxième transgression, c’est passer devant la table. Alors, elle pose le tyrannosaure. Elle a posé son Minyana. Elle a la meilleure mauvaise volonté du monde. Elle pose son dinosaure comme ça par terre, elle nous regarde. Bon il est par terre, je vous demande de l’imaginer. Mais, ce qui est intéressant, avec les objets, c’est que c’est un tyrannosaure en plastique. Donc tu ne vas pas Le théâtre d’objets, le voir. Mais on le sait. Le théâtre d’objets, c’est un c’est un théâtre totalement mental. théâtre totalement mental. On n’a pas besoin de voir. Il On n’a pas besoin de voir. faut juste savoir qu’un dino- saure est posé par terre. Alors, elle regarde son dinosaure, elle nous regarde, elle fait « ahhh », et elle se met à courir. Ça non plus vous ne le voyez pas. A un moment donné, qu’est-ce qu’elle voit au fond de la forêt ?, elle se roule par terre. Vu que, quand même c’est moi le plus important et pas le dinosaure, je ne me mets pas trop au sol, pour que Mademoiselle puisse me voir. Elle arrive devant la maison. Elle tend la main vers la mai- son, donc toujours le pied retenu par le tyrannosaure, et elle fait « Papa ! ». Evidemment, elle coupe le fil. Alors, très vite, très vite parce que je sais que maintenant, les trains nous courent après, je repasse derrière. Alors, je reviens un petit peu… Le texte, mais encore ? C’était pour dire qu’on se retrouve avec un nombre incroyable de figures poétiques, de figures rhétoriques. De figures dont Aristote, c’est Aristote ? Enfin peu importe. De rhétorique poétique. La première figure rhétorique, c’est l’inversion petit/grand. Petit Poucet/Ogre. Elle est le Petit Poucet. Voici l’Ogre. Il y a une inversion comme ça. Ce qui est intéressant et amu- sant quand il m’arrive de travailler en stages, c’est de reprendre cet exemple de cette jeune fille qui ne voulait pas le faire, et de lui dire : « Ecoute, tu as fait un truc absolu- ment renversant. Qui me renverse, et qui me permet de parler et de renverser les gens qui ont assisté à ces 30 secondes ». Ça a duré 30 secondes. Pas plus. Deuxième figure de rhétorique : poursuite. Ce n’est pas l’Ogre qui pousse le Petit Poucet à sa perte, c’est la comédienne, le Petit Poucet, qui tire artificiellement, par un fil, le fil du danger, le fil rouge. On peut y mettre tout ce qu’on veut derrière, cette forêt, ce che- min d’étoiles etc…Quand je suis en stage, je permets, je laisse le temps aux gens de découvrir toutes les métaphores cachées derrière, là, on n‘a pas le temps. A chaque fois que je montre ce petit truc, on découvre un nouveau type de sens. Ce n’est pas du sens, c’est du jeu sur la grammaire. C’est du jeu sur le démontage, c’est du Mécano, et c’est ça qui me passionne au théâtre, C’est qu’on est dans un espace de Mécano, et qu’y compris avec les mots, avec les objets, on peut faire du Mécano. Donc, troisième figure de rhétorique. Pourquoi a t-elle pris le tyrannosaure ? Je ne vous laisse pas deviner mais il y a quelque chose d’évident entre la gueule du tyrannosaure, et la mâchoire démesurée du… Il m’écrit « Conclure ».

166 L’écriture au théâtre jeune public - Emergence d’un nouveau langage ou nouveau rapport au public ? (2ème partie)

Quatrième métaphore. Ce qui est quand même extraordinaire, c’est que la jeune fille qui ne se rend pas tout à fait compte de ce qu’elle fait, tend les ciseaux en disant « Papa ! ». Elle n’a pas fait comme ça. Elle a fait « Papa ! ». Et évidemment, dans toutes les civilisa- tions qui se respectent, c’est le père qui coupe le cordon ombilical et qui permet… Après, je vous laisse rêver. Moi ce qui m’aurait fait plaisir, en un petit quart d’heure, ce qui m’aurait fait plaisir d’utiliser…, mais je vais être obligé de le dire en 2 minutes…

Dominique Bérody Malheureusement, interruption de séance, pour des raisons d’horaires SNCF.

Christian Carrignon Non, mais ça va !

Dominique Bérody Et vous laisser avec Christian ! Pour qu’il puisse développer son quart d’heure !

Christian Carrignon Moi, j’avais envie de vous dire, que nous sommes dans une salle de conférence pour plu- sieurs raisons. Les tables, 4 tables recouvertes de bleu, qui me font penser à 4 catafalques. J’aimerais que les gens qui organisent les conférences pensent au fait que les gens font des associations d’idées et que là, il y a une famille qui est morte devant nous pendant les vacances de la Toussaint, chez eux, et on a parlé de théâtre jeune public sur leurs cer- cueils pendant toute une journée. Des fois, les tissus sont noirs. Aujourd’hui, on la chance qu’ils soient bleus. Je voulais juste vous parler de la lumière. Ce qui fait la différence entre une salle de conférence avec une salle de spectacle, c’est que vous êtes éclairés, et que nous, on vous voit. Au théâtre, on ne vous voit pas. Et l’intérêt d’être ensemble, parce que j’estime que le théâtre, c’est être ensemble, c’est se reconnaître mutuellement, et d’une certaine façon, c’est comment cette gratitude mutuelle peut circuler. Alors, ça n’a aucun sens, ce sont des mots mis à la suite les uns les autres parce que j’ai une minute et demie. Le théâtre, c’est une machine, c’est une machinerie, elle est autour de vous, qui fabrique de la gratitude. De temps en temps. Bien sûr que j’ai besoin de ta gratitude à toi. Bien sûr que ça me fait plaisir « Ah quel beau spectacle », mais si je ne fais ça que pour ça, je crois qu’il y a quelque chose de loupé. Donc, je suis entrain de travailler sur un nouveau spec- tacle, et je me dis : « Comment pourrait-on faire pour que le public soit légèrement éclairé sur les épaules ? ». Le noir salle, c’est le cinéma qui l’invente. Parce qu’on projette les pre- miers films dans des salles de théâtre. Et les théâtres sont éclairés. C’est la première fois qu’on met de l’électricité. Les Frères Lumières attendent l’invention de l’électricité pour inventer le cinéma. Donc on projette, on est aussi dans une salle de cinéma, il y a un écran pour nous le dire. Mais on est aussi dans une salle de théâtre parce qu’il y a des pendril- lons qui sont là, et vous savez que c’est une salle de théâtre, ça s’appelle le Théâtre Comédia. Peut-être qu’on est en train de jouer une comédie tous ensemble ? Ce que je voulais dire c’est que le noir salle a été inventé pour le cinéma. Tout à l’heure, en voyant « Uccellini », on a éteint, on a rallumé. La convention du noir salle, ce n’est pas une règle intransgressible. Ce que je voulais dire, c’est que la musique, les costumes, le texte, la scénographie, les personnages, notamment les personnages, ne sont pas des choses obli- gatoires pour faire du théâtre. Là, en ce moment, je suis en train de me poser la question de la lumière. Je veux pas lâcher le micro. Il faut couper. Merci.

Dominique Bérody Merci Christian de cet exercice de style. Merci à vous, auteurs, metteurs en scène, artistes, merci à vous tous pour cette attention et puissent ces paroles que nous avons échangées aujourd’hui contribuer à la réussite de vos projets. C’est vraiment ce que nous vous sou- haitons. Beaux succès aux auteurs, aux metteurs en scène et bel avenir au théâtre jeune public et toutes les écritures que nous avons rencontrées aujourd’hui. Merci.

167 168 JEUDI 15 LA SOLITUDE NOVEMBRE proposé par La Pensée de Midi 2007 Avec Thierry Fabre, Zad Moultaka, Ziya Azazi, Renaud Ego

La solitude

Thierry Fabre On a le plaisir d’être réuni pour parler de création. Mais ce qui est important, à propos de la création, plus d’en parler, c’est de la voir, de l’entendre. Ce soir, on verra un certain nombre de spectacles qui permettront de la percevoir. Sur l’initiative du Conseil Général du Var et en lien avec la revue La Pensée de Midi, à partir d’une programmation de Catherine Peillon qui s’occupe de musique dans la revue, nous avons élaboré ces ate- liers, ces projets de concerts. Nous avons voulu aussi avoir un échange avec les artistes, qu’ils soient poètes, écrivains et critiques, comme Renaud Ego, musicien comme Zad Moultaka, danseur chorégraphe comme Ziya Azazi, comme spécialiste de musique, comme la traductrice qui accompagne Ziya Azazi pour traduire parce qu’il parle quatre langues, le turc, l’arabe, l’allemand et l’anglais, mais pas vraiment le français. Il s’expri- mera donc en anglais, ou en allemand, et elle traduira ses propos, après une longue jour- née ! Il a tout juste eu le temps d’avaler quelque chose pour être là avec nous. Le thème qui a été choisi est celui de la solitude. Il y a sans doute dans la démarche du musicien et du chorégraphe des points de jonction, notamment dans le rapport au sacré. J’aimerai, en prolégomène, en prélude, voir avec Renaud Ego dans le rapport à l’écriture, qu’est-ce qui vient de ce rapport à la solitude. Il y a cette expression formidable de Rimbaud, « Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles », comment le rapport du je avec lui-même se noue t-il en rapport à l’écriture, avant qu’on passe à une dimension plus spectacle vivant, qui est une dimension collective. Renaud Ego. Rien que ça ! Bonjour ! Il faut dire qu’il a pris le train ce matin, il est parti à 5 heures du matin.

Renaud Ego La question est immense. Ce qu’il peut y avoir de gênant avec le terme de solitude, c’est la connotation de désolation, d’esseulement, avec la crainte qui leur sont associés, que l’on peut entendre dans ce mot de solitude. Alors ça, bien sur, je pense que ça existe dans tout travail de création, ça fait partie à certains moments de ce travail, mais, indé- pendamment de ce sens un peu péjoratif de ce terme, c’est une exigence essentielle de construction, qui permet le déploiement ensuite de quelque chose qui va être, je ne sais pas, un poème, un livre. La solitude, c’est un rassemblement avec soi-même, c’est la condition d’un rassemblement, d’un assemblement.

Thierry Fabre Ce qui a changé dans l’écriture, c’est que, avant, il y avait des formes d’écoles littéraires ou poétiques, des lieux de sociabilité autour desquels les écrivains se retrouvaient. On a l’impression aujourd’hui, je ne dirai pas qu’on a besoin de chapelles, mais qu’il y a un émiettement total, qu’il n’y a plus ces lieux de retrouvailles. Peut-être que les revues sont un dernier lieu où se recomposent différentes approches, mais on parle très rarement aujourd’hui d’écoles littéraires. Sauf des rassemblements hétéroclites.

Renaud Ego Disons que ça c’est un peu une autre question, qui est liée au moment historique dans lequel on vit, que je trouve, pour ma part, assez passionnant, même s’il est inconforta- ble. On n’a pas de lecture de l’histoire. On n’a pas une prose du monde. En ce sens, on n’a pas un langage propre à dire le monde, comme ça a pu être le cas en d’autres pério- des. Tout est à inventer. On est dans un moment de pulvérisation. Quelque chose s’est

169 La solitude, proposé par La Pensée de Midi

effondré, comme une direction de l’histoire, c’est pour cela que je parle de prose du monde. Après tout, écrire, composer, ou danser, faire du cinéma, c’est toujours tendre une ligne, inventer une ligne. Cette ligne a à voir avec notre histoire personnelle mais elle est aussi en résonance avec une histoire du monde. Comme cette histoire est dans une période de recomposition, et bien, cette ligne ou l’invention de ces lignes est à refaire. Du coup, tout a explosé, et c’est ce qui est passionnant. Du coup, c’est plus inconforta- ble parce qu’il n’y a pas d’école, mais je trouve cela beaucoup plus riche, parce que la justification des formes dans lesquelles on va devoir inventer quelque chose se pose dans une exigence de construction, de réinvention, d’une forme de clarté vis à vis du monde. Juste pour étayer ça. Il y a quelque chose qui, à mon avis, s’est défait, dans le dernier quart du 20ème siècle, parce que là on parle de séquences historiques qui sont très lentes, ce sont des mouvements historiques qui sont très lents. On ne parle pas de la saison littéraire. Il y a quelque chose qui s’est défait et c’est quelque chose comme une certaine idée de la communauté. Et si je parle de la communauté, c’est que je renvoie aussi à l’idée d’un langage commun, et donc de prose du monde.

Thierry Fabre Ce qui peut faire sens commun.

Renaud Ego Voilà. Et d’ailleurs, ce qui est très intéressant, c’est qu’on ne parle pas d’un monde qui est entrain de se faire, or, il y a un monde qui se fait. Mais on parle d’un terme qui est passionnant, je trouve, si on l’écoute, on parle de globalisation. Ça veut dire quoi la glo- balisation ? La globalisation renvoie à un phénomène qui se ferait de l’extérieur, comme est le globe d’une ampoule, sauf qu’à l’intérieur, soit la lumière n’est pas là, soit la matière qui forme ce globe est pulvérisée comme une lumière. Je pense que ce qu’on est entrain d’appeler une globalisation, c’est un monde qui tente de se faire autour d’une disparition de quelque chose, qui est peut-être la question de la communauté. Cela pose la question du langage commun, de la langue commune dans laquelle on va s’exprimer. Tous les uns et les autres, on est toujours à un moment donné confronté à l’articulation entre l’invention d’une forme singulière qui est portée par notre individualité, et une lan- gue commune qui est capable de répondre. Que je puisse répondre, que je puisse m’adresser à vous et que je puisse répondre aussi de quelque chose qui est le fait qu’on est ensemble. C’est en ce sens que je peux dire qu’il y a une solitude, mais je la trouve plutôt intéressante.

Thierry Fabre Cette tension, justement, je vais me tourner vers Zad Moultaka parce qu’on parlait d’his- toire, de communauté. Il me semble que dans le rapport d’écriture et de composition musicale, existe un lien, qui n’est pas unique, avec ce qui fait énormément sens dans la réalité libanaise contemporaine, qui est un pays composé de communautés, notamment religieuses. Je voudrais savoir si l’exil, le terme est un peu profond, en tout cas, l’éloigne- ment, de ce lieu de sources qui est le Liban, a une incidence, s’exerce, de votre côté, sur le lien avec cet héritage là, qui est au fond peut-être le besoin de cette solitude, d’être seul pour composer et en même temps, de se nourrir de ces formes musicales, de cet héritage symbolique, de cette intensité violente. Je pense à la pièce « Non », dont ça serait peut-être bien de parler. Je pense au « Ezan » et à la façon de, à partir d’une réa- lité presque politique, comment le créateur, le compositeur s’en détache pour pouvoir lui-même inventer la forme ou les formes musicales qui sont les vôtres ?

Zad Moultaka Déjà par rapport à la solitude et l’écriture musicale, j’ai l’impression que ce n’est pas dif- férent de l’individu dans la société. Pour moi, il n’y a pas de séparation. En même temps, il y a une forme de solitude qui est essentielle pour pouvoir se centrer, se recentrer, et en même temps, être dans le monde et en dehors du monde. Je n’ai pas l’impression que ce soit quelque chose de seulement rattaché à l’écriture. J’ai l’impression que dans chaque individu, il y a cette tension là, entre être dans le monde et en dehors.

Thierry Fabre Ceci étant, il me semble qu’il y a quand même une singularité libanaise dans la relation qu’il faudrait peut-être expliciter, dans un certain nombre de compositions qui sont nées

170 La solitude, proposé par La Pensée de Midi de votre travail.

Zad Moultaka J’ai quitté le Liban il y a 25 ans maintenant. C’est vrai que pour un créateur, pour pouvoir travailler avec une matière, avec la matière de la mémoire de choses qu’il a côtoyées, qu’elles soient violentes ou pas, on a besoin d’une distanciation. Le fait d’avoir été dans cette espèce d’exil, si on veut l’appeler comme ça…

Thierry Fabre Un exil intérieur, pas un exil politique.

Zad Moultaka Voilà. C’est ce chemin là et ce voyage là qui m’a permis avec la distance, de pouvoir tra- vailler et réfléchir sur les choses de la mémoire, qui font en fait partie de ma mémoire.

Thierry Fabre Ça a permis d’une certaine façon des jonctions de sources. Entre une formation musicale disons, de musique classique/contemporaine avec la volonté de renouer avec des formes musicales héritées, et de les retravailler pour les réintroduire dans l’écriture contempo- raine. C’est intéressant d’expliciter cette problématique là.

Zad Moultaka Tout à fait. En fait, cette problématique là, c’est une problématique qui est très ancienne. Chaque créateur est en quête, en recherche de nouvelles formes. Alors, est-ce que les nouvelles formes viennent de quelque chose d’extérieur, est-ce une posture juste pour trouver de nouvelles formes ou est-ce qu’il y a à un moment donné une réflexion très intérieure de questions de son propre héritage et de sa propre position et existence au sein d’une société ? C’est vrai que moi j’ai une formation de musique occidentale, j’ai été formé à la musique occidentale classique depuis Monteverdi, Bach, Mozart, tout ça. J’ai eu la chance d’être en France, parce qu’il y a eu l’espace de la musique contemporaine et la dynamique de la création qui m’ont été ouverts, pas seulement en musique, égale- ment en peinture, dans toutes formes d’expression artistique. A partir de ce moment là, j’ai commencé à interroger mon héritage qui n’est pas forcément seulement un héritage libanais ou arabe, mais c’est aussi un héritage occidental. C’est là où les choses devien- nent un peu compliquées !

Thierry Fabre Ça s’appelle la Méditerranée ! Dans la façon de les relier en tout cas.

Zad Moultaka Voilà. A partir de ce moment là, quelle attitude avoir avec ces choses là qui me consti- tuent ? Comment travailler avec ça ? Comment mettre les choses en tension, comment, en fait, trouver un espace qui est, on a souvent envie de dire, un espace de fusion, on aime bien aujourd’hui ces mots de fusion. C’est un espace de, c’est une quête de cohé- rence intérieure parce que, comme on est fait de mille morceaux, de choses complète- ment diffractées, et de plus en plus aujourd’hui dans la globalisation. Dans la mondiali- sation, tout est tellement éclaté, on a l’impression que l’être aussi a subi ce choc. Ce choc et ce morcellement, on le subit chacun de nous et la question, c’est finalement, c’est pour ça que je dis que ce n’est pas tout à fait une posture, c’est comment arriver à un espace intérieur cohérent qui soit finalement dans une paix, pour recentrer l’être.

Thierry Fabre Jacques Berque, qui est un spécialiste du monde arabe et qui enseignait au Collège de France, avait fait un livre qui s’appelait « L’Orient Second ». Pour expliquer un peu cette quête là, il prenait deux exemples : en peinture Paul Klee avec son fameux voyage en Tunisie où il dit « J’ai découvert la couleur, je suis peintre », et Bartok, musicien qui non seulement venait au Congrès de Musique Arabe du Caire et qui s’est beaucoup intéressé à cette histoire, mais surtout, qui a renoué avec ce qu’on appelait alors le folklore. Je sais bien que ce n’est pas de cela dont il s’agit pour vous mais il s’agit quand même de renouer avec des voix, des formes de chant, des formes musicales. En écoutant par exem- ple la pièce « Ezan », il serait intéressant d’en dire quelques mots, vous essayez de réin-

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venter une polyphonie, à partir d’une forme tellement répandue, mais d’une façon détournée. C’est ça l’art de la composition ?

Zad Moultaka C’est aussi une volonté d’appropriation. Finalement, peut-être qu’on fonctionne comme un enfant. C’est à dire qu’un enfant, au début, il entend des sons, des mots, un langage, et il essaie à travers son expérience d’enfant de capter des choses et de reconstituer un langage et de trouver son propre langage, donc de s’approprier les mots, les bruits en fait qui sont autour de lui. Finalement, si on réfléchit bien, peut-être que l’humanité a fonc- tionné comme ça.

Thierry Fabre C’est assez général, mais prenons un exemple qui est celui de « Ezan ».

Zad Moultaka Voilà, je voulais arriver à ça. Quand j’étais petit, en fait je vivais à Beyrouth, il y avait des sons de cloches le dimanche matin, il y avait les sons de Ezan, qui est la cantilation du Coran, l’appel à la prière, j’ai été bercé par ça. A un moment donné la mémoire ferme des choses. J’ai oublié ça. Et il y a peu de temps, j’étais au Liban et le matin, je me réveille, en fait, je fais un rêve… Je fais un rêve, qui était un rêve inouï parce que c’était un rêve sonore. J’entendais une musique, peut-être la plus belle musique à laquelle je puisse rêver. Je me réveille, et je me dis, « Qu’est-ce que j’aimerai écrire cette musique ». Je me demandais, « Est-ce que c’est quelque chose qui peut avoir une existence physique ? ». J’étais tellement perturbé par ça que je me suis dit que c’était impossible. C’est sûrement quelque chose de physi- que qui se passe au niveau du cerveau pendant le sommeil qui fait qu’on invente, qu’on rêve de quelque chose qui fait que c’est utopique. On rêve, ça ne peut pas exister. Le len- demain, à peu près au même moment, autant que je puisse le savoir dans la nuit, car la lumière était la même, je fais exactement le même rêve. Deux fois de suite. Et là, dans le sommeil, je me dis : « Tiens, c’est curieux, c’est le même, donc j’aimerais bien capter quelque chose ». J’essaie un peu d’ouvrir les yeux et je vois une étoile. C’est le souvenir que j’en ai. Il y avait le ciel, je vois une étoile, et après, hop, je rebascule dans le som- meil. Le troisième jour, exactement à la même heure, même chose.

Thierry Fabre Ça n’a pas duré sept jours quand même ? La métaphore de la création !

Zad Moultaka Le troisième jour, je dis, bon ! Je me réveille. C’est vraiment étonnant. Et je rentre en France avec ça. Quelques mois plus tard, je retourne au Liban, et pareil, je refais exacte- ment le même rêve. A un moment donné, il y a quelque chose qui se passe. Je me réveille, je me dis : « C’est pas possible, c’est quoi ? ». Et en fait, ça n’était pas du tout chimique, c’était tout à fait la réalité : j’étais dans un immeuble au 11ème étage, et c’était l’heure de la prière, il y avait toutes les cantilations, tous les muezzin appelaient à la prière, et il y avait des haut-parleurs qui faisaient tourner en fait le son. Tout se mélan- geait et c’était une expérience sonore unique. Ce n’était pas un rêve.

Thierry Fabre Mais le rêve a donné de la réalité parce que ça a donné quelque chose de composé.

Zad Moultaka A partir de ça, je me suis dit que j’aimerai écrire une musique qui soit proche de ça, qui essaie de s’approcher d’une expérience comme celle-là. Ce soir, vous allez entendre, jus- tement avec Ziya Azazi, la fin du concert. On s’est rencontré hier soir et c’est une très belle rencontre parce que en fait on n’a jamais travaillé ensemble.

Thierry Fabre On est dans les nouvelles écritures, presque improvisées !

172 La solitude, proposé par La Pensée de Midi

Zad Moultaka Hier, je dis à Ziya Azazi, tiens, « Est-ce que ça te dit quelque chose cette bande là ?», et il me dit « Bien sûr ». On essaie de faire quelque chose. Finalement, j’ai pu faire le mon- tage, parce que j’ai eu des problèmes techniques. Vous allez l’entendre en fin de concert. J’ai pris un chanteur de « ezan », que j’ai coupé. Jai coupé dans ce qu’il fait et j’ai fait une espèce de polyphonie parce que, en plus, c’est relié à un rêve de la musique arabe qui est d’arriver à une polyphonie. La musique arabe n’a jamais été polyphonique. Comme vous le savez sûrement, c’est une musique linéaire, qui n’a jamais réussi, enfin, elle n’avait pas ce besoin là, ce besoin de verticalité. Elle était dans une horizontalité et ça lui suffisait. C’est d’une très grande richesse, mais dans l’horizontalité. Sauf que nous, aujourd’hui, je dis nous, je parle des compositeurs qui sont à cheval entre l’orient et l’oc- cident, pour aller très vite dans des schémas faciles…

Thierry Fabre Qu’on est justement entrain d’essayer de casser ! On est là pour ça !

Zad Moultaka Voilà ! Justement. Il y a cette volonté de renouer, un peu comme ce qui s’est passé au 12ème, 13ème siècle, à l’époque du schisme, de renouer avec un moment où il n’y avait pas de notion d’horizontalité ou de verticalité. A un moment, l’occident a pris son envol avec la musique occidentale, avec la musique écrite et qui a pu, par ce biais là, développer énormément la verticalité. J’ai aussi ce rêve qui consiste à me demander : est-ce que c’est possible de rapprocher ces deux attitudes, c’est à dire une attitude verticale, d’un point de vue, même philosophique, de vision du monde aussi. Est-ce que ce rapprochement est possible ? Dans cette pièce là, c’est un clin d’œil, c’est un « tajwid», donc une canti- lation coranique, mais qui, en même temps, vous allez l’entendre tout à l’heure, arrive à une verticalité, comme si c’était une polyphonie du 15ème arabe, alors que ça n’a jamais existé.

Thierry Fabre Le rêve toujours recommencé, peut-être pas des réconciliations, mais en tout cas, de l’arc qui permet de tenir, de mettre en tension les deux sources, les deux formes musica- les. Je dis les deux, mais…

Zad Moultaka Oui mais aussi peut-être qu’en chacun de nous il y a une sensation de perte de quelque chose. Finalement, quand on parle de l’occident en tant qu’orientaux, je me dis que j’ai peut-être perdu une part de moi-même. Et peut-être que l’occident a perdu une partie de lui-même. Finalement, ce ne sont pas des choses séparées, et on essaie de faire des jonc- tions pour retrouver une mémoire qui a été perdue il y a très longtemps.

Thierry Fabre C’est souvent le détour par l’autre qui renvoie, qui permet de redécouvrir par effet de prisme. C’est Adonis qui expliquait qu’il avait relu les textes d’un grand poète d’origine syrienne, qui expliquait qu’il avait relu les textes de la poésie classique arabe en les lisant complètement différemment après avoir lu Mallarmé, et surtout Rimbaud, avec « La Lettre du Voyant ». C’est cette idée du détour. Je vais me tourner vers Ziya Azazi, d’abord pour vous le présenter. Il m’a expliqué que son langage était d’abord un langage du corps. Il est danseur, chorégraphe, il ne parle pas avec un concept, mais avec le corps. Je pense que la meilleure façon de comprendre son projet, c’est de regarder ce qu’il fait. Il vient d’un double héritage, au moins, qui est un héritage turc et un héritage arabe. Il vient d’Antioche, qui était la province de Syrie qui a été annexée par la Turquie dans les années 20. Il part d‘une source qu’il a non seulement détournée mais déplacée, qui est celle de l’héritage de cette danse sacrée qui est la danse des Derviches, de cet art de tour- ner et tourner encore, pour atteindre une forme d’absolu. Il y a une dimension mystique qui vient de ce grand poète qui était Djalal-ud-Din Rûmî. Là aussi, c’est comme pour le « ezan», il y a un déplacement, une transgression. Mais la question que j’aimerai poser à Ziya Azazi, c’est comment se construit, et c’est une façon d’interroger cette solitude du créateur, le lien avec l’héritage, avec la forme tradi- tionnelle de la danse des Derviches et comment est venue l’idée d’en faire un acte de danse contemporaine ? Au fond, quel est ce langage là ? Je crois que ça s’appelle un

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« sama », c’est ça ? Tout le monde comprend l’anglais parce que ça éviterait une traduc- tion ? So, say it in English.

Ziya Azazi So if there is any need, you just scream, here we are ! (à sa traductrice) She is there! First, I would like to say that I’m really happy to be here, it’s for me a very nice experience to have many different levels at the same time. As a prologue, I would like to explain some- thing. For me, being alone, being in “solitude”, is not something juste personal. I can be on my own, but for example, now, we also are alone, with each other. It means that we forget that we are in Toulon, outside, life gœs on, but we are sitting here, alone. But we have the same goal. In reality, the energy tries to go deeper to build up oneself or to replace oneself as wished to become more powerfull, that we become more, or that we can unsderstand more, or that we have more freedom. Therefore, we go one step back. It dœsn’t matter if it’s with ourselves, ou with a group, or that could be geography, or a country, or population, or sometimes, you do it in different ways. It depends on how is the moment. Solitude means to step back, or just to take time, as we are doing now. The artist dœs it too. So dœs the human being.

Thierry Fabre You try not to be in the global mouvement. To be aside.

Ziya Azazi Exactly. Just like the atom. I used to learn it, I’m sorry I don’t remember well, but if I think about the atoms, like Oxygen, it is...

La traductrice En fait il est ingénieur des Mines de formation.

Ziya Azazi ...it is looking for two electrons. If it finds two extra electrons, then it is free, it is happy. It’s constantly looking for them. Where are they? Then, finally, it finds Hydrogen, which has one electron. The hydrogen says sorry I would not give you my electron. But I can share with you. So they decide to share it, but Oxygen needs two. Therefore, it asks for a second Hydrogen, and two Hydrogens come to the Oxygen, and they stay together for ever. This is called water. They are happy, and they stay alone. This human beings have many different forms to stay together or to be alone. Finding a balance between being alone and being in freedom. We search for deepness, I think, that’s the only thing. In nature, we have another example. We have four seasons, I never though about it before, but while we have been talking I realise actually that the summer is the solitude of nature. They have a lot of mouvements during the three seasons. Either they are distruc- tive, or constructive, or they are receiving or absorbing energy from the elements, what they need, and in the summer, they can stop. The river is clean, the sky is clean, the wae- ther is clean, the tree is happy, I am happy, I can swim, the fish is looking for the food, everyone is in balance. This is like the solitude of the energy.

Thierry Fabre The same in dancing !

Ziya Azazi It is much easier in the summer, you go dancing ! What I feel is that everything is mou- vement. Nowadays, I take for example a mango tree. I put it in Austria in a zoo, I can find a mango tree in Vienna. Outside, it is minus fourty degrees. It works ! The human being is like that now. Nothing is like what we know from before. Therefore, when I go with my old history, I go to another geography, to another temperature, so I start to become something new. For example, if I am an olive tree, and I’m looking for the magnesium in Antachia, or Syria, or anywhere else, and they put me in Spain, there is also some magne- sium, but it is another magnesium. I should accept this one, because I need to survive. But as soon as I take this magnesium I become another olive tree. I am not the same as before. But I still am an olive tree. I’m not Turkish anymore, or Syrian. It dœsn’t matter who I am. The point is to survive, to stay positive. Survive sounds negative, but...

174 La solitude, proposé par La Pensée de Midi

Thierry Fabre It is an example. But could it be possible to...

Ziya Azazi To say it in danse ! Ok.

Thierry Fabre Yes ! Your inheritage in dancing. Je posais la question de savoir comment les métapho- res, les exemples qu’il donnait, de transplantations, de rapport aux arbres, aux atomes, comment ça pouvait faire sens dans la question de la revendication d’un héritage formel dans la danse, dans la tradition soufi et de la danse des Derviches qui tournent et de ce qu’il en a fait dans la danse contemporaine.

Ziya Azazi In my dance, I am searching the basic rules of the universe, of the energy of “God”, “Allah”, “devil” I don’t know what it is, and how it works. It works. I don’t know how, but I’m searching for this basic rules as a dancer. Therefore, I like to speak in an abstract way, instaed of saying, well, the Dervish was dancing like this, and I decide it’s too oriental, so I decide to put some contemporary elements and let’s make “enchaîné, enchaîné, enchaîné”. (Il montre une position de danse classique, un tour).

Thierry Fabre Enchaîné ?

Ziya Azazi You know, like a ballerine. For me, it’s too direct, so if I give abstract explanation, this explanation can be understood for musique, for literature, for dance, for life. That’s why, if you ask me for an example, I would say I realise that the goal is to repeeat something while you are dancing. It dœsn’t matter if you shake your head, or your leg, or if you play with a pen, or if you (il tape du pied et tourne ses pouces), or if you smoke cigarettes, all of them are circles. So you make a circle to fall in another side. I don’t know what it is, but you fall.

Thierry Fabre C’était un cercle sacré de la danse, l’héritage des soufi.

Ziya Azazi What dœs it mean “holly circle”?

Thierry Fabre Coming from the soufi.

Ziya Azazi Who is the soufi?

Thierry Fabre You!

Ziya Azazi Organism. The energy, the body, the matter. The matter makes endless combination, and becomes an organism. And this organism develops itself, and it becomes human. The human start to think, and he needs to keep his knowledge, because he needs to survive. And he pays so much attention to his knowledge, that he starts to forget about the being. And the being is just to be. Or not to be!

Thierry Fabre And you can find this in dancing? The experience of being?

Ziya Azazi Yes. What I realise is just to spin, to repeat, it dœsn’t matter how you repeat. In my tradition, I don’t know how it happens that they decide mostly for spinning. Not only spinning, there

175 La solitude, proposé par La Pensée de Midi

are many different ways. They have shaking heads, shaking the body, or going back and forth.

La traductrice C’est la répétition qui compte, ça peut être fait par d’autres mouvements que de tourner.

Ziya Azazi The goal is to repeat. So I said, I think that’s the goal, to repeat, so let’s repeat in a diffe- rent way.

La traductrice C’est ça le but, la répétition est le but, et on peut le faire dans des formes différentes.

Ziya Azazi I started to search for it. I started to do some work in progress. I realised the function. I have the same joy. I roll on the floor, and roll and roll in different ways, I don’t care about technique and I saw it functionned. Therefore I say that the goal is to repeat. And when you see the classical form, then you see something new. We believe this is western dance. No. It is contemporary. It is “my” contemporary. It dœsn’t have anything to do with wes- tern culture. That’s why I say this is “my” contemporary.

Zad Moultaka The goal is to repeat or you repeat because you have a goal to catch?

Ziya Azazi Dœs the egg come from the chicken or the chicken from the egg?

Zad Moultaka It is not the same thing.

Ziya Azazi It is the same.

Zad Moultaka No, because the egg is good and the chicken is good. Maybe there is a goal which is not at the same level of ...

Ziya Azazi No, this is real. I feel very guilty sometimes that I don’t go and practice. Because I see if I have the goal to repeat and just rehearse for myself, then I have more travels. I don’t know where, but I enjoy more. I’m out of the knowledge of human being, which is what we search for. All of us.

Thierry Fabre But to stress the question of solitude, and the heritage. How are the traditional mouve- ments of spinning, appreciated in the way you are dancing? Are they accepted?

Ziya Azazi What I know if one from my geography or this heritage who knows really about God, not in the rules, who believes in God, he would realize that I fell in love with God. I don’t know what God means. But I do it with passion. I am real. I believe in that. If he sees me, of course it works on me. But if someone who is stuck or is struggling with rules, saying for example, you have to pray like this, you have to go to the mosque five times a day, and you should turn like this, and you should prepare yourself like this... I say “Thank you, go to school again, and start working again from the begining”. I often see this in Turkey. They criticize me a lot. Maybe you know them, people from the Galata Group, dervishes from Istanbul.

La traductrice C’est un ordre soufi.

Thierry Fabre Qui vient du Mevlana, héritage de l’eddin Rumi, dont le cœur est à Konya.

176 La solitude, proposé par La Pensée de Midi

Ziya Azazi I had performances with this group in Germany, and the first time I did it, the boss of the group, the leader was... So we had an interview and he said: “He is a very good dancer, a nice boy, he has passion, but what he dœs, we cannot add it into our mevlivision”. I am not asking to be into the mevlivison. I don’t care. I have my own rituals. But at the end of the tour, he said, when you come to Istanbul, come and tour with us. He realized some- thing. After the last performance, when they saw me tired, he brought me, he had cut lemon and after spinning, you bite lemon to recover your body. Because of the shock of the lemon, you come back and you drink water, and then, you are here again. I didn’t know it. They brought it for me and said to me that I had been good. So that was enough for me. It means they accepted me. It meant that I didn’t have to do the same as they did. And therefore I say, if someone really knows about love, they accept you. That’s the rea- son why we are sitting here together.

Catherine Peillon Je voulais poser une question à nos deux créateurs et poète au sujet de la solitude. Je pensais à cette attitude presque ascétique qui consiste à aller explorer en soi ce qui peut constituer le centre vide de nous-mêmes. Cette solitude n’est évidemment pas une soli- tude physique, c’est une solitude spirituelle, et ce qu’il y a de tout à fait étonnant chez les deux êtres qui sont là, Renaud Ego est un cas un peu différent. Tous les deux vien- nent de cultures d’immersion dans leur monde, Antioche, Beyrouth, une culture d’im- mersion, qui n’est pas forcément une culture conscientisée, puisque consciemment, Zad Moultaka est allé au Conservatoire et a étudié le répertoire classique, le même qu’on étu- die à Toulon, de la même façon qu’il aurait été à Ankara comme Toros Can ou n’importe quel artiste aujourd’hui au monde. Ziya Azazi c’est pareil, il était plongé dans des problé- matiques de danse contemporaine. La question que je veux leur poser, c’est, alors que tous les deux aujourd’hui, ont un questionnement et une interrogation tout à fait vifs par rapport à cet héritage dont on parlait, c’est où et à quel moment ils sont allés explorer et comment ça c’est passé ? Est-ce que c’était une affaire de contagion, parce qu’on est dans une époque qui a envie de penser la globalisation, il y a des courants, il y a des modes, après Bartok, etc, ou bien est-ce que c’est vraiment une démarche intérieure qui relève de cette solitude intérieure dont on parlait à l’instant ? Comment ça c’est passé ?

Thierry Fabre Zad Moultaka peut commencer avant que la traduction ne se fasse.

Zad Moultaka Moi, j’ai senti que c’était une démarche avant tout intérieure. Les choses arrivaient, alors curieusement. A chaque fois il y a des choses, des quêtes ou des questions ou des essais de réponses à des choses qui arrivaient et en fait, je me rendais compte que tout à coup c’est comme si c’était à la mode. Il y a toujours un décalage. C’est comme si en fait, le travail d’écriture permettait d’ouvrir des réseaux et de créer quelque chose qui circule.

Thierry Fabre Des connections inattendues…

Zad Moultaka …entre soi et le monde et qui fait qu’on devient un peu comme des capteurs ou comme quelque chose qui se met en vibration et qui par cette capacité de se mettre en vibration, finit par capter la vibration des choses qui nous entourent. Ce n’est pas une attitude…

Thierry Fabre Oui, mais il y a un moment où quelque chose se déplace. J’ai entendu il y a un ou deux ans le directeur d’Ars Nova, au Festival de Saintes, expliquer que grâce à la composition de Zad Moultaka, il avait renoué avec le désir et le plaisir de diriger, alors que c’est un grand chef d’orchestre de la musique contemporaine, parce que justement, il y avait quelque chose d’autre qui était insufflé et qui venait sans doute d’un ailleurs réappro- prié. Non ?

Zad Moultaka Oui, c’était très élogieux d’entendre ça. Mais peut-être que, comme justement, c’est une

177 La solitude, proposé par La Pensée de Midi

attitude qui est antérieure, c’est par le désir, c’est par une nécessité intérieure qui génère des formes et des sons, et c’est peut être ça qui génère l’un chez l’autre une envie de recommencer à cet endroit là qui est un endroit de désir. Un endroit de nécessité.

Catherine Peillon Ça questionne au même endroit ?

Zad Moultaka Oui, ça ne vient pas parce que le monde est aujourd’hui dans tel schéma que finalement, on va travailler avec ça. J’ai l’impression que, je reviens à l’enfant. C’est comme si à cha- que fois, on se retrouve dans une position du recommencement possible, d’un début de quelque chose. Tout le temps, on est à un point zéro de début. Par rapport à ce que tu disais tout à l’heure, c’est marrant parce que je n’ai pas l’impression que l’on va chercher dans ce qu’on a de vide à l’intérieur de soi quand on crée. En tout cas moi quand j’écris, en fait, je vais chercher dans ce qu’il y a de trop plein. A un moment donné, il y a du trop plein et l’écriture vient de ce trop plein qu’il faut absolument délier et justement peut- être à travers l’écriture, peut-être c’est une façon de vider l’espace intérieur pour créer un vide dans le bon sens du terme.

Catherine Peillon Je parlais du vide, du Tao, enfin, du vide… comme cette solitude.

Thierry Fabre Peut-être Ziya Azazi, par rapport à la question posée par Catherine Peillon.

Ziya Azazi Je ne parle pas français. If I could speak French, of course, I would prefer to speak with you, but unfortunately, I can’t. To be honest, there are many ways to explain such a ques- tion. I am going to try to use the image of the soufi. They talk about becoming a mirror, a channel, which means that you forget yourself. Before me, there is a man from the orient. A boy from Azazi Family. Before Azazi, I am from this geography. Before this geo- graghy, I am human. Before I’m a human, I am an organism. Before I’m an organism, I am just matter. Before matter, I am just energy. The story gœs back to the begining. Or to the end. Because the end is the same. Therefore, if I really search for deepness, for language, I try to forget myself because I am boring, because it is just me. Of course, I enjoy being also me ! The people enjoy seeing Ziya, and it is also boring sometimes to be with Ziya. Therefore I make this in my danse too, as everyone dœs, I search to go deeper, which means, as the soufi explain, to become a mirror. So as much as forget myself, I become a mirror. If I put the mirror on front of me, the mirror is me, if I put it in front of the camera, the camera is me, if I put it in front of Thierry, I am the person who speaks with the others. I am joking. Maybe it is too much. But the point is to become a mirror and empty yourself, and become clean. I call it clean, because I empty myself. I clean myself.

Thierry Fabre In the same way as Zad Moultaka.

Ziya Azazi Yes. Just as you said, to become a child again. You don’t know anything, you just start. While you’re doing it, you realize. Ah, there is this. There is that. And then, you start buil- ding up yourself. This can become either composition, or sentences, or danse, mouve- ments. Therefore I call it going back, cleaning oneself.

Thierry Fabre Je posais justement la question à Renaud Ego. Si la question du seul et du travail sur soi, dans l’écriture, s’est posée justement par rapport à ton propre nom, qui est Ego. Il y a forcément un moment par effet de miroir, un moment où cette question se pose. Je lui ai demandé si je pouvais lui poser cette question parce qu’elle peut être très intime. C’est aussi parce qu’on est entre nous. Je ne poserai jamais cette question en public.

Renaud Ego Peut-être de façon très seconde, mais… Je vais répondre, mais en fait en rebondissant

178 La solitude, proposé par La Pensée de Midi sur ce qui vient d’être dit. Chacun avec ses moyens propres cherche quelque chose. Trouver, dans une vieille acception du terme, c’est tourner. On tourne. Alors, quand je vois un danseur qui tourne sur lui-même, comme ça, je pense aussi à la roue et je sais que pour que la roue tourne, pour qu’elle soit capable d’être un mouvement et au-delà de son propre mouvement, une figure du mouvement, pour mettre les choses en mouve- ment, il y a quelque chose qui doit rester stable et vide, c’est le moyeu. Alors celui-là, on peut l’appeler l’ego. C’est très important. Il faut le vider de sa dimension égotique, pour qu’on puisse accéder à une dimension individuelle qui, finalement devient anonyme parce qu’elle est partagée, et à ce moment là, le sujet devient, il peut devenir la condi- tion d’un sujet épique. Au sens de l’épopée. Il peut avoir quelque chose à dire qui est commun, non pas dans le sens du banal, mais qui peut être partagé. Le Moi en tant qu’il est une sorte de face à face en miroir, il est haïssable, et ça donne lieu à des…

Thierry Fabre Un narcissisme contemporain ?

Renaud Ego Voilà. Un narcissisme dont il ne sort pas forcément grand chose. Ou alors il faut être capable d’une introspection imaginante remarquable comme celle de Proust pour réin- venter sa propre mémoire en en faisant un théâtre fantastique et mythomane, tel que le Moi est capable, à ce moment là, de devenir un théâtre collectif. Mais s’il s’agit de retrou- ver un ego en tant que petit soi, et bien je crois qu’on ne trouve pas ce qu’on peut avoir en propre ou alors ça sera toujours quelque chose d’extrêmement infime.

Thierry Fabre La quête d’un propre est effectivement un immense travail sur soi.

Renaud Ego C’est un immense travail sur soi et je dirais que…

Thierry Fabre C’est le travail de la création.

Renaud Ego Oui. On a des matériaux qui sont communs après tout. Zad Moultaka travaille avec des notes qui sont communes à tous les musiciens. Simplement avec des notes communes à tous les musiciens, il va essayer de construire une phrase qui sera peut-être le nom pro- pre d’une situation à laquelle il essaiera de rendre compte. Moi avec des noms com- muns, si j’essaie de décrire une scène, même la plus banale, elle est singulière, mais je n’ai que des noms communs pour essayer de la dire. Si je veux dire ce qu’elle a en pro- pre, et bien avec ces noms communs, je vais faire un travail qui va me permettre d’es- sayer de dire ce qu’elle peut avoir en propre. Ça c’est un travail vers la dimension imper- sonnelle des choses. Mais non pas en tant qu’elles sont vides, mais en tant que leur sens est ouvert et non pas clos en lui-même.

Thierry Fabre C’est peut-être un des grands enjeux du travail d’écriture contemporaine. J’entendais Jean-François Kahn qui disait une critique très vigoureuse sur le phénomène des blogs, en disant que c’est une écriture, non pas qui est en partage, mais d’un grand narcissisme, et d’un enfermement en soi, pour soi, qui n’est pas une façon de se partager, mais de mettre en scène son ego au sens d’égotisme.

Renaud Ego Oui, c’est un peu le sentiment que ça donne et on n’a pas l’impression à ce moment là que ce sont des lieux comme des ronds qui tournent. Parce que quand je parle de la roue qui tourne, ça veut dire d’être exposé, comme ça, exposé au monde avec tout un corps et on regarde tout autour de soi. Que ce soit de regarder à l’intérieur d’une chambre, ou que ce soit un petit peu loin dans un pays, ou un petit peu plus loin dans ce qu’on va appeler un monde. Si cette figure du tour est importante, c’est que très souvent par le biais du tour, des détours, on arrive à retrouver parfois ce qui est son propre héritage. Pour accéder à un passé, à un héritage, on est obligé de passer par un ailleurs. C’est une

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figure curieuse, mais c’est comme si c’était une nécessité ou une possibilité intellec- tuelle que parfois on appelle l’exil. Juste pour donner un exemple. Moi dans la tradition poétique d’où je viens, j’ai travaillé avec le vers libre. Le vers libre c’est une chose. La question des formes fixes se posait pour moi comme un héritage dont je ne savais pas quoi faire. Il se trouve que cet héritage des formes fixes, je l’ai trouvé à travers deux cho- ses. C’est un détour par le Japon, où j’ai compris ce qu’était la valeur substantielle du vide, et qui m’a permis de comprendre ce que pouvait être un rythme fixe. Par exemple un rythme de 10 pieds ou de 12 pieds, où ce qui m’intéressait était moins la stabilité du vers que l’intervalle entre les temps qui devenait important. La deuxième chose qui m’a permis d’accéder à ça, c’est un détour par l’histoire, à travers la question des natures mortes, et plus particulièrement des natures mortes espagnoles. Finalement on est tou- jours entrain de se détourner pour essayer de se voir soi-même.

Zad Moultaka Mais comment par la nature morte espagnole ?

Renaud Ego Ah ! Comment par la nature morte espagnole, c’est tout d’un coup la question du vide, comme substance. Si j’avais eu cette intuition, en séjournant plusieurs fois au Japon que c’était comme ça que je pouvais réinvestir un rythme régulier, ça n’était pas suffisant. Il se trouve que j’avais besoin d’une figure presque visuelle. Ce que m’a donné la nature morte, c’est que, quels que soient les objets qu’on pouvait poser ou disposer sur une table par exemple, trois pommes, ou je pense à une nature morte espagnole qui pour moi a beaucoup compté, c’est une peinture de Zurbaran où il y a trois pots en terre et une coupe d’étain. Et bien la force de cette peinture ne tenait pas à ces figures, mais à l’articulation entre elles et au fait que c’était le vide entre elles qui leur permettaient de devenir un objet commun. C’est comme ça que j’ai pu revenir questionner des formes fixes, qui étaient aussi des formes justes pour essayer de parler de quelque chose dont le mouvement, pour moi, aujourd’hui était problématique. Justement cette question de la prose. Justement cette question de l’histoire qu’on sent un peu bégayer, qu’on sent un peu être dans une situation de répétition, à ce moment là, la répétition, la scansion retrouvait un sens. Elle était pour moi une forme qui pouvait être réinvestie d’un sens au-delà de la répétition comme rythme, comme marche, comme ordre, comme cosmos. Parce que c’est ça, un sonnet, c’est construit comme quelque chose d’extrêmement sta- ble avec une répétition, une scansion, un accomplissement, mais cette forme là, dans sa globalité, elle renvoit à un cosmos qui a totalement volé en éclats. Donc je ne pouvais plus m’en servir. En revanche, des formes de rythme stable, relativement stable, et bien je pouvais les réinvestir. Ce ne sont pas finalement des rythmes pairs que j’ai réinvestis, c’est peut-être comme ça que je m’en sortais, mais ce sont des rythmes impairs parce que dans les rythmes impairs, le temps fort va tomber sur le vide. Il va tomber sur le creux c’est à dire, entre les choses. Je vais avoir un rythme qui ne va pas chanter, il va déchan- ter. Il va même être un peu dans une espèce de bégaiement. Alors tout ça, ce temps mort, ce temps vide, ce bégaiement et en même temps la recherche d’une forme dont j’avais besoin pour essayer de redonner forme à quelque chose qui était justement, qui ne pou- vait pas tenir dans la forme du vers libre, et bien curieusement, il a fallu que j’aille la trouver à travers la question du vide au Japon, et puis dans un autre détour historique avec l’apparition de la nature morte.

Thierry Fabre Moi je voudrai rajouter, pour connaître un peu le travail d’écriture de Renaud Ego, un autre déplacement, qui n’est pas dans le rythme cette fois ci mais dans la figure, dans l’image, qui est, je pense que ça vaut la peine aussi parce que c’était une quête solitaire, de la peinture rupestre des salles ? Peut-être que Renaud peut vous expliquer brièvement cette trajectoire là parce que c’est assez extraordinaire, y compris dans la découverte qui a été faite de ces images rarissimes que l’on trouve en Afrique du Sud.

Renaud Ego C’est difficile de tout résumer, mais je vais le dire en quelques mots. Il y a en Afrique Australe des peintures très belles, qui sont ce qu’on appelle de l’art pariétal, des peintu- res rupestres, qui sont peu connues. Maintenant, le site commence à être connu. Mais lorsque j’ai vu ces peintures et pour certaines d’entre elles, je les ai découvertes, c’était

180 La solitude, proposé par La Pensée de Midi juste après la fin de l’Apartheid, au milieu des années 90. Alors il y avait quelques cher- cheurs qui avaient travaillé sur ces peintures, mais en raison de l’Apartheid, on n’avait pas une connaissance à l’extérieur, de ces peintures. Et puis, on a la chance en Europe, en France et en Espagne, d’avoir un art pariétal paléolithique assez extraordinaire, alors finalement, ça éclipsait la curiosité qu’on pouvait avoir pour cet art. Pour des raisons aussi de nécessité de détour, parce que si je voyage, c’est pour revenir à moi, comme ça dans une figure du détour, j’ai eu la chance de voir ces peintures.

Thierry Fabre Pas seulement de les voir, aussi d’aller les chercher.

Renaud Ego D’aller les chercher, mais laissons de côté la dimension, je dirai de l’aventure, ce n’est pas très grave. Mais c’est vrai qu’à un moment donné, l’apparition, la façon dont se tenaient ces peintures, dans leur étrangeté, dans leur immobilité, dans leur rayonne- ment, c’est quelque chose qui m’a permis de revenir questionner quelque chose qui est très problématique dans la littérature qui est la question de l’image. Parce qu’on sort d’un siècle d’inflation d’images, au point que… la littérature est toujours en train d’in- venter des images visuelles, mais disons qu’il commençait à y en avoir trop. Il y avait trop d’images en littérature. La littérature faisait images, mais elles étaient éblouissantes et elles faisaient écran. Donc, il y a eu tout une recherche d’une littérature, qui à mon avis était beaucoup plus juste, qui est une littérature plus désincarnée, par exemple, avec des écritures plus blanches, qui assez justement témoignaient d’une désincarnation de l’homme contemporain. Ça a été par exemple le travail de Beckett. Mais, on ne pouvait pas aller jusqu’au bout, si on allait au bout de cette ligne, il y avait une sorte d’extinc- tion. Donc, à un moment donné, la ligne, si on veut la continuer, elle passe par un détour et moi j’avais besoin de réinvestir quelque chose qui était la question de l’image, et sans savoir très bien comment le faire, et bien, c’est le surgissement de ces images, alors là, je vais dire dans leur solitude extraordinaire, parce que j’avais la chance de pouvoir les voir tout seul, dans des déserts, dans des montagnes. Certaines sont proprement fabu- leuses, que j’ai pu me demander comment est-ce qu’on peut faire tenir cette apparition. Comment peut-on restaurer ce pouvoir d’apparition ? Mais je ne mets dans ce mot d’ap- parition aucune notion religieuse. Comment est-ce qu’on peut réussir à faire apparaître des choses dans le langage ? Voilà.

Thierry Fabre A travers la poésie ou l’écriture, l’écriture musicale, l’écriture chorégraphique et l’écriture du corps dans l’espace, et à travers ce fil conducteur de l’expérience du travail sur soi et du seul, on s’est peut être donné comme ça ce soir entre nous quelques pistes qui font sens pour réfléchir sur les écritures et les nouvelles écritures et d’essayer d’ouvrir des espaces nouveaux à la création, sans être dans l’infinie répétition du même dans laquelle on se retrouve aujourd’hui. C’est un peu le sens de la soirée de ce soir, de présenter des formes nouvelles qui sont entrain d’advenir, et c’est aussi le rôle d’une revue, c’est ce que nous essayons de faire à la Pensée de Midi, c’est d’être à l’écoute de ces formes nouvelles, d’être à l’écoute de ce qui vient, d’une littérature, d’une expression artistique. Il faut des lieux d’émergence.

Catherine Peillon Des lieux d’apparition !

Thierry Fabre Des lieux d’apparition. Ce n’est pas le pèlerinage à San en Afrique du Sud, mais c’est un lieu d’apparition de formes nouvelles. Si vous avez quelques questions, allez-y. Sinon, ils doivent jouer ce soir, donc… Merci pour votre écoute et à tout à l’heure pour les spectacles.

181 182 VENDREDI 16 TRADITIONS, TRANSGRESSIONS NOVEMBRE proposé par La Pensée de Midi 2007 Avec Zad Moultaka, Renaud Ego, DJ Click, Thierry Fabre, Catherine Peillon

Catherine Peillon Les grèves qui ont cours aujourd’hui ont empêché les gens qui devaient arriver ce matin de faire leurs balances, et ils n’ont pu arriver qu’à 4 heures et demie, ils ont voyagé toute la journée donc tout a été un peu décalé. On ne peut pas organiser un spectacle sans vérifier que tout marche, le son, la lumière etc. Voilà, c’était la première chose. On va tâcher de rattraper ce retard par la densité et la qualité.

Zad Moultaka Et par la rapidité du débit de la parole.

Catherine Peillon Hier, nous nous sommes rencontrés autour du thème de la solitude. Aujourd’hui, on a choisi un thème d’une certaine manière plus facile, qui est celui de la tradition, les tra- ditions, et la problématique de la transgression. Ces rencontres avaient été articulées autour de deux créateurs, l’un d’entre eux est entrain de dormir, parce qu’il faut qu’il recharge ses batteries pour ce soir, c’est Ziya Azazi.

Thierry Fabre Il est entrain de méditer. C’est un spectacle qui a une grosse charge spirituelle, il doit se recentrer.

Catherine Peillon De méditer. C’est pour cela qu’il n’est pas avec nous.

Thierry Fabre Il n’était pas prévu.

Catherine Peillon Oui, mais j’explique quand même ceci parce qu’il est concerné en premier chef par cette problématique. Le second créateur…

Zad Moultaka …va bientôt dormir !

Thierry Fabre Prélude et fugue !

Catherine Peillon Zad Moultaka est ici. En commun, ces deux là, parce qu’évidemment ils ne sont pas exclusifs des autres, ils ont beaucoup de choses. D’une part, ils viennent de pays du Moyen Orient et du Proche Orient, le Liban et la Turquie. Ils ont aussi en commun d’avoir fait le choix d’un langage qu’on peut appeler contemporain. En commun encore, d’avoir quitté à un moment donné les voies de ce langage pour aller explorer leur propre passé, leur propre héritage et des traditions qu’ils véhiculaient consciemment ou pas en eux. Ils ont donc fait ce retour, cette conversion, presque, au sens étymologique du terme, vers une partie d’eux-mêmes. Donc ça c’est déjà un témoignage intéressant, nous verrons celui de Zad Moultaka sur cette question. Ce retour n’est pas un retour à jamais, puisqu’en fait, on est dans quelque chose qui est très fluide et qui circule. A un moment donné, si ce retour est volontaire et approfondi, de toute façon, il est inscrit dans une démarche de va et vient qui les nourrit et qui, vous l’avez peut-être constaté hier soir, et vous pourrez le constater ce soir, donne lieu à des créations qui sont extrêmement puis-

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santes, du point de vue émotionnel, du point de vue artistique, parce qu’elles sont ancrées dans cette sincérité là, dans une recherche très radicale. Nous avons d’autres intervenants ce soir. DJ Click qui est dans une problématique assez différente, mais qui relève en même temps aussi des traditions et de leur transgression, puisqu’il le dit lui-même, c’est comme s’il était orphelin, et qu’il n’était détenteur d’au- cune tradition. Qu’est-ce qu’il a fait ? Il est allé chercher la tradition des autres. Il travaille sur un matériau complètement halogène, puisqu’il travaille aussi bien sur les traditions, sur l’art populaire maghrébin, que balkanique, que russe, enfin, du monde entier, et il s’en sert pour créer. Alors évidemment, on est dans une toute autre démarche, une autre problématique, mais on va essayer de trouver les liens qui existent entre elles. Ensuite, Renaud Ego, lui aura un point de vue encore différent de ces deux premiers points de vue exposés, puisqu’il est en même temps, aussi, je ne dirais pas en tant qu’oc- cidental, mais d’une certaine manière, il y a aussi, dans son travail, cette sensation de travailler à partir d’un matériau qui est étranger, qui ne lui appartient pas en propre. En même temps, il se situe dans une ligne qui est complètement cohérente par rapport à l’histoire et par rapport à la recherche de ces nouvelles écritures. J’aimerai commencer par Zad Moultaka, même si on l’a déjà entendu hier, notamment par rapport à cette rupture qui s’est opérée dans sa vie d’artiste, puisqu’il a commencé comme concertiste, pianiste brillant, avec une carrière qui s’ouvrait devant lui, et qu’il a volontairement coupée à un moment donné pour chercher, sans savoir sans doute à ce moment là ce qu’il cherchait. Il y a donc une rupture, et le passage d’un mode de repré- sentation artistique à l’écriture.

Zad Moultaka Quelle est la question ?

Catherine Peillon Par rapport à ces traditions, tu es allé explorer. Dans « Anashid », qui était une ébauche, dans « Zarani », et dans tes projets futurs, notamment par exemple, et tu as pour envie de créer un opéra arabe, ce qui n’existe pas vraiment à proprement parler aujourd’hui. Là, tu te situes vraiment par rapport à des traditions et leur transgressions. C’est comme ton travail sur Jérusalem. C’est transgressif aussi, de travailler sur Jérusalem alors qu’on est Libanais.

Zad Moultaka Est-ce que c’est véritablement dans la transgression? Je ne sais pas. Dans ce terme, il y a du volontarisme. C’est à dire, d’aller contre quelque chose. Je pense que du moment qu’il y a une quête de quelque chose qui est intérieure, qui est en soi, de toute façon, quelque chose opère au niveau de la mémoire, au niveau du rapport à la mémoire et à la tradition, qui passent par des chemins qui sont inhabituels. On ne peut pas reprendre des formes anciennes, on ne peut pas travailler sur des choses tout en les gardant exac- tement à l’endroit où elles sont. On est obligé de faire transiter cette mémoire là, cette tradition là par son propre filtre intérieur, c’est là qu’il peut y avoir un espace de création.

Catherine Peillon La notion d’interdit existe, tu l’as rencontrée, en travaillant avec d’autres artistes ?

Zad Moultaka Oui, bien sûr. Même avec soi. Quand on travaille avec cette matière là, on se bat avec ses propres limites, ses propres enfermements, parce que quand on hérite de quelque chose, de quelque chose de fort, parce que ce sont des choses qui sont très fortes, c’est à dou- ble tranchant. En même temps, c’est d’une grande richesse, et c’est aussi un endroit qui peut devenir un endroit d’enfermement et de peur aussi. La question, c’est comment tra- vailler dans l’écriture, avec ces choses là, tout en les acceptant comme une matière, comme une nourriture, qui est une nourriture très importante, et en même temps, trou- ver un espace de liberté, un espace où l’on peut réagir avec ça, avec ces éléments, avec le plus de liberté possible ? Il faut trouver ce lieu d’entente entre l’héritage et ce qu’on a envie d’en faire.

Catherine Peillon Ça serait intéressant tout à l’heure de revenir à cette question parce qu’il y a aussi la

184 Traditions, transgressions, proposé par La Pensée de Midi question de l’appropriation, de l’appartenance à une tradition. Est-ce qu’à un moment donné, tu as pu revendiquer cette mémoire comme tienne, car n’est-ce que quand on s’en sent responsable qu’on peut allègrement et sereinement la transgresser ? Ça serait la problématique presque inverse de celle de DJ Click.

Zad Moultaka J’ai senti qu’il y avait une mémoire. On a tous une mémoire qu’on a envie de revendiquer, de dire : « Moi, je viens de tel endroit ». Mais en fait, plus on s’approche de cette chose là, plus on a l’impression qu’elle s’échappe. Plus on a l’impression qu’on se dit : « Mais en fait, qu’est-ce que je garde de cette mémoire ? En quoi elle m’appartient ? Quel est véritablement l’espace dans lequel elle opère ? A quel point n’ai-je pas moi-même construit des choses qui ne sont peut-être pas justes, avec le rapport à la mémoire ? ». C’est à dire, où ça se situe exactement ? Où est cet endroit d’appropriation justement ? N’y a t-il pas des choses qui sont de l’ordre du fantasme, qui sont passées par des appro- priations, ou des parents, qui font que l’on croit que ce sont des choses qui nous appar- tiennent mais c’est aussi un travail de savoir ce qu’on a envie de laisser de côté, qu’est ce qui nous met en vibration avec ces choses et de quoi on a envie de se débarrasser ? C’est important de dire que cette mémoire là m’appartient, et je vais en faire quelque chose, mais en travaillant avec elle, on se rend compte qu’il y a beaucoup de choses qu’on ne connaît pas aussi profondément qu’on le croyait.

Catherine Peillon Renaud Ego, on disait que c’était un petit peu plus difficile de cerner ton propre rapport à la tradition.

Renaud Ego C’est à dire qu’avant d’avoir un rapport à la tradition, on a le rapport à un instrument, qui est un instrument dont on hérite, c’est à dire une langue. On n’en est pas le dépositaire, mais on en hérite. Le problème c’est que l’on apprend, dans cette langue, et en même temps, il va falloir curieusement, qu’on invente un peu en soi une langue étrangère, si on veut commencer à réussir à parler. C’est un peu étrange. Ce qui est d’autant plus étrange, c’est qu’on peut lire Homère et recevoir quelque chose de cette langue là. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui vient de là ? De cette langue qui est apportée là, alors même que si j’essaie de me servir de cette langue à mon tour, ça sera radicalement impossible. Je ne sais pas mais Zad Moultaka peut parfaitement écouter un concerto de Beethoven, mais ça lui serait impossible, je me permets de dire ça, d’utiliser le même langage musi- cal. Donc, c’est comme s’il y avait une circulation de quelque chose qui venait de ce lan- gage vers nous, mais en revanche, ça ne pouvait pas être une articulation inverse, que nous, on ne pouvait pas retourner à ce langage. Donc, je ne sais pas ce que ça veut dire. Je pense que d’un point de vue scientifique, il y a des circulations qui se font comme ça à un seul sens, comme si l’espace était plié, des espaces intransitifs.

Thierry Fabre L’esprit du temps.

Renaud Ego Peut-être, peut-être.

Thierry Fabre A un moment quelque chose a eu lieu et les œuvres majeures ont rythmé le temps, lui ont laissé une empreinte, et à partir de là, on ne peut plus penser, écrire de la musique de la même façon. Il y a des bifurcations qui scandent le temps, et qui font qu’effective- ment, toute tentative rétrospective est un passéisme ou une célébration du folklore, quelque chose qui fige, qui fossilise.

Renaud Ego Indépendamment de ça, qui serait une démarche passéiste, si moi j’avais le sentiment que ce n’était pas impossible de recourir à des formes anciennes sauf à les subvertir, à les réinventer, c’est là où l’on peut arriver à la question de la transgression. C’est comme si on mettait un propos dans une forme, qu’elle soit musicale, ou de l’ordre du langage dont on se sert, et déposée dans le temps, elle avait aussi en dépôt en elle-même une

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époque. Ce qui fait qu’elle va ressurgir en nous alors même que nous n’avons aucune légitimité, et là, c’est très important, à parler de cette époque que nous ne pouvons pas vivre. Parce qu’ensuite, s’il y a un propos qui peut commencer à se construire, si on peut commencer à construire une langue, cette langue étrangère qui est la notre, c’est à condi- tion qu’on ait au moins le courage de s’exposer au temps contemporain qui est le nôtre. Moi, je vais travailler avec des sensations, avec un corpus de sensations et d’expériences qui renvoie avant tout à mon espace contemporain. Je dois me charger de tout ça, pour ensuite le mettre en forme, à l’aide de langages que je vais peut-être ensuite chercher dans cet héritage qui m’a formé. Je ne sais pas si c’est clair, mais la ligne est extrême- ment étroite et elle est étroite parce que finalement, c’est assez facile de dire : « Ah, fina- lement, je vais changer de forme, de format, quoi ». Mais est-ce que ça va fonctionner ? Pour que ça fonctionne, il faut qu’on se tienne dans une ligne de crête très étroite.

Thierry Fabre Pour rester sur la poésie justement, on a beaucoup parlé de crise de l’écriture poétique française, après, je dirai une façon post-mallarméiste de travailler sur la langue qui consiste presque à épuiser une forme. Aujourd’hui, avec un premier regard non averti, on a l’impression qu’effectivement, cette forme, ce travail sur la langue a desséché le rap- port à la poésie. Alors qu’en fait, il y a bien d’autres courants qui sont à l’œuvre. Je crois que c’est intéressant de parler de poètes avec qui tu es en dialogue. Je pense par exem- ple à Matthieu Messagier, ou d’autres poètes qui rouvrent des espaces de la parole poé- tique, de l’écriture poétique et qui ne sont pas anecdotiques. Dans l’espace éditorial, je ne parle pas évidemment de l’espace télévisuel, dans lequel, pour le coup, il n’existe plus du tout, le champ poétique est mineur, alors qu’il était majeur au 19ème siècle dans la littérature française, et qu’il l’est resté pendant une partie du 20ème. Peut-être que la dernière grande figure c’est René Char. Mais aujourd’hui, les poètes n’occupent plus cette place. Alors qu’en même temps, ils ont un travail sur la langue, et sur la connais- sance, je dirai dans une autre forme de connaissance qui est là, visionnaire, qui restent majeurs.

Renaud Ego Ce que je peux dire, c’est qu’il y a là vraiment un problème presque de mise au point. Pourquoi on fait la mise au point ? Le roman contemporain globalement, est une forme qui fonctionne à plein tube mais qui ne produit pas beaucoup de choses exceptionnel- les. Et, simplement pour rester dans le champ de la littérature française, il y a une diver- sité des voix et des voies. La capacité qu’à la langue à être des terminaisons sensibles, des terminaisons de vue, est extraordinaire dans le champ de la poésie. Parce que, fina- lement il y a un vrai travail sur la plasticité de la langue, une vraie réflexion sur ses for- mes. On éprouve aussi la capacité de la langue à dire des choses en jouant sur ses for- mes, alors que finalement, on ne le fait pas tellement dans le champ du roman, où on reste dans quelque chose qui est de l’ordre d’une histoire qui, dans ses formes, est déjà comme déposée. Elle a été déposée au sens où un roi a été déposé mais on ne le sait pas encore. C’est comme le canard dont la tête est coupée qui continue à courir et là, il court depuis un bout de temps, mais personne ne veut dire qu’il est mort. Il faudrait effectivement qu’on en prenne acte, sauf effectivement à subvertir ses formes, ce que font de très grands romanciers contemporains. Je pense qu’il y a un problème qui est aussi lié à un problème éditorial, on n’en parle pas beaucoup. Il y a un problème de censure, c’est possible. Il y a aussi un problème qui est lié au fait que…

Thierry Fabre Censure, tu l’écris comme Bernard Noël, avec un « s » ?

Renaud Ego Dans tous les sens du terme, c’est à dire comme une censure éditoriale, « on n’en parle pas », et puis quelque chose qui a effectivement pour but d’interdire au sens de se pro- duire. Là, c’est une « sensure », comme l’écrit très justement un écrivain contemporain qui est un très grand poète qui s’appelle Bernard Noël, avec un « s ». Il désigne par là tous les mécanismes éditoriaux, politiques, techniques qui sont des mécanismes de pri- vation de sens.

186 Traditions, transgressions, proposé par La Pensée de Midi

Thierry Fabre Des grandes machines qui sont à l’œuvre aujourd’hui. Mais comment peut-on les trans- gresser justement ces machines ?

Renaud Ego Par la question des formes. Je vais prendre juste un exemple qui a l’air tout bête, mais puisque Hussein nous regarde (il désigne le caméraman), comme ça, il nous regarde avec son objectif, vous voyez le vocabulaire, l’objectif, comme si c’était transparent. Mais, il uti- lise une certaine focale. S’il fait un zoom sur moi, on ne voit que moi. Bon. S’il prend un plan large, il va dire autre chose. Simplement ça, c’est une forme. Je vais donner un exem- ple. Il y a deux ans, il y a eu ces émeutes à Paris. Je crois que heureusement, il n’y en a pas eu beaucoup ici, ça a été relativement calme, notamment à Marseille. Et je lisais la presse internationale, et on avait l’impression que la France était mise à feu et à sang. C’est une question de forme. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’il y a une voiture qui brûle et on prend un objectif avec une grosse focale, 80 millimètres, un 150 millimètres, et cette voi- ture qui brûle, elle prend tout l’espace. Cette forme dit : « l’espace est en feu ». Vous chan- gez, même pas de point de vue, vous changez juste d’objectif, vous mettez cette voiture dans un espace où il y a d’autres voitures, ça ne veut pas du tout dire la même chose. C’est pour ça que je dis que la question des formes est essentielle parce que c’est elle qui est porteuse de sens. En tout cas, c’est elle qui va pouvoir dire, qui va affecter consi- dérablement notre capacité à dire. Et si on est enfermé aujourd’hui dans certains types de formats, c’est aussi à des fins de promouvoir certains types de significations. C’est là où je dis que nous sommes dans des choses qui sont de l’ordre de la censure.

Il faut continuer à faire agir dans sa propre langue cette question là, et voir comment on va plier légèrement sa langue pour introduire cette tournure d’esprit qui reste encore vivante. (silence) Ça instaure un sacré silence !

Une personne dans l’assemblée C’est un domaine très délicat. Là on parle essentiellement de musique, mais si on se recentrait par hasard sur la langue et sur les langues, on est gêné. Il faut avouer que moi je suis très gêné, très embêté, lorsqu’on évoque ce problème. Je vous parle en français, nous parlons français, si l’histoire de la Provence s’était faite autrement, nous discour- rions en provençal. Les gens venus d’ailleurs se feraient un plaisir, une nécessité d’ap- prendre cette langue. Ce qui se passe aujourd’hui en Catalogne sud, pour ne pas dire en Catalogne espagnole parce que des catalans ici ne seraient pas satisfaits, c’est quelque chose qu’il est très difficile de comprendre. C’est quelque chose qui met constamment dans la gêne si on ne veut pas apparaître comme agressif. Dire aujourd’hui en France : « Ben écoutez, ici on est en France »... Je ne me prends pas pour Mistral ! Moi qui vous parle, je viens d’Allemagne, d’Italie, d’un peu partout, hein ! Surtout pas de ça ! Mon grand-père parlait le provençal avec l’accent de Grenoble ! Pourquoi, parce qu’il avait fait son service ici, il s’est marié avec une dame italienne née en Italie, et ce que je sais, je ne les ai jamais connus, mais ils étaient amenés à parler provençal. Sinon, ils n’auraient pas eu de contacts avec la population. C’était dans des milieux populaires à Toulon. Pourtant, Toulon est une ville qui depuis très longtemps est investie par le français, grâce à la Marine. C’est un débat, c’est un débat.

Thierry Fabre Je pense que l’exemple de la catalogne est très intéressant, parce que, à la fois ça peut être présenté comme une très grande réussite d’un point de vue linguistique, politique, et sur- tout d’un point de vue économique, mais en même temps, j’ai deux exemples à vous faire part. Un écrivain d’origine catalane qui écrit en castillan et en arabe qui est Juan Goytisolo, disait : « C’est quand même pathétique de voir la télévision catalane et de regarder des séries américaines traduites en catalan ». Ça le faisait bondir. Il trouvait ça assez grotes- que. Un des éléments qui me frappe, c’est le fait que même si Barcelone est un port, une ville-monde, dans laquelle des expressions contemporaines existent, des lieux existent, comme le CCB, le Musée d’art contemporain, qui sont des lieux culturels majeurs, on sent là aussi comme le provençalisme, un catalanisme, on sent une fermeture. On sent quel- que part un nombrilisme qui est assez pénible en Catalogne et en particulier à Barcelone, qui est à la fois la revendication d’une affirmation linguistique, identitaire, etc, mais qui parfois prend la forme d’une identité exclusive et qui est assez peu ouverte aux autres.

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Une personne dans l’assemblée Je pense qu’il y a deux mouvements. Il y a l’ouverture tous azimuts sur la Catalogne, qui se donne un destin universel, mondial, exagéré, et d’un autre côté, une réaction peut-être elle aussi exagérée de repli. Je me demande dans quelle mesure, enfin, je ne me demande pas, j’en suis certain, que c’est justement l’agression historique qui s’est por- tée sur une région, le Franquisme, sur, je ne sais plus quel mot employer, province ?

Thierry Fabre Les Catalans disent nation.

Un homme dans l’assemblée Cette agression peut se manifester de deux manières, dont la manière d’extrême droite, ou maurrassienne. C’est un repli. Pourquoi ? Parce qu’il y a une agression. Après tout, moi, qu’il y ait des séries américaines en catalan, je m’en fiche, je suis contre les séries américaines, qu’elles soient en français ou dans d’autres langues.

Une femme dans l’assemblée Pourquoi Goytisolo lui refuse ce droit, avec de gros guillemets, à la Catalogne ? Ça la ren- voie dans son traditionalisme de façon obligée alors ?

Thierry Fabre Non, mais si l’expression du catalanisme, c’est traduire des séries américaines…

Une femme dans l’assemblée On est bien d’accord dans le fond, mais pourquoi le refuser ?

Un homme dans l’assemblée Ça devient fatal. Pourquoi préserver une langue de ses maladies ? Je ne vois pas pour- quoi.

Catherine Peillon Ce qui devient fatal, c’est aussi la marche du monde et la mondialisation. On ne peut pas reprocher, on ne va pas dire à ce public catalan : « Vous serez différents de tous les autres qui sont au monde ». Peut-être pas nous qui sommes ici, mais la plupart des gens se repaissent de ces séries américaines. Mais moi je voudrai juste évoquer, parce que je vois que l’heure tourne, une autre question qui rejoint celle là.

Thierry Fabre Le temps passe vite en bonne compagnie !

Catherine Peillon Exactement. Notamment par rapport à la danse. Comme ça on va sortir du langage. On va passer à un autre type de langage. Je vais prendre l’exemple du flamenco. Le Flamenco, c’est une danse qui est quand même très liée à l’Andalousie, aux Gitans. Il y a évidemment dans le Flamenco, les traditionalistes qui se revendiquent du Flamenco pur, qui ne supportent pas que Juan Carmona, par exemple, que tout le monde connaît ici, ajoute même une percussion. Même le « cajon » à un moment donné c’était mal vu, alors qu’aujourd’hui on pense que ça, c’est la tradition du Flamenco. Donc il y a ça. Et puis, ce soir, on va écouter et voir, puisque nos deux sens sont interpellés, la pièce de Zad Moultaka qui s’appelle « Non », qui est un hommage à Samir Kassir. L’interprète de cette pièce s’appelle Yalda Younes. Elle est Libanaise. Il se trouve qu’elle a une maman vénézuélienne mais qui est au Liban depuis qu’elle a 20 ans, je crois, elle est purement libanaise. Elle anime des sessions de flamenco, elle danse le Flamenco traditionnel, elle a fait ses classes à Séville et à Xérès, enfin, dans la plus pure tradition justement. Ça c’est déjà surprenant. J’avais rencontré par exemple des Suisses qui sont très branchés sur la danse ou la guitare, des japonais aussi. C’est quelque chose qui essaime absolument partout. Là, en l’occurrence, Yalda Younes va en plus interpréter une danse particulière parce qu’elle est écrite par un compositeur et non pas par un chorégraphe de métier, même si c’est une chorégraphie, au fond. C’est un compositeur de musique qui écrit cette chorégraphie. Il est libanais, il travaille sur un espace qui est celui de la guerre et du refus, de la résistance, qui sont des thèmes universels. Moi-même je suis tombée

188 Traditions, transgressions, proposé par La Pensée de Midi dans l’histoire, dans la querelle du Flamenco. Pas l’ancien, mais le nouveau pur. Parce qu’à chaque fois, il y a des nouveaux purs. Par exemple, je déteste quand au Flamenco on ajoute, qu’est-ce qu’on ajoute… Non, pas la guitare. Quand ça se croise avec la musi- que sud-américaine, la rumba, tout ça, moi je n’aime pas. C’est quelque chose que je n’aime pas. Et pourtant, la démarche de Zad Moultaka et de Yalda Younes, et en général dans tout ce qu’elle fait, je la trouve complètement légitime. J’aimerais bien vous inter- roger là-dessus.

Thierry Fabre Je crois qu’on peut aussi prolonger sur la danse avec l’autre spectacle de danse de Ziya Azazi, qui part de l’héritage soufi, de l’art de tourner, de tourner, et de tourner encore. Il en fait une performance d’art contemporain et d’expression contemporaine. Comme il le disait hier, quand les traditionnels le voient danser, ils disent : « C’est pas nous », mais en même temps, ils vont l’inviter à danser ensemble, même si c’est en même temps tota- lement autre chose. C’est de la danse contemporaine. C’est vraiment une expression contemporaine. C’est vraiment dans cette tension entre les deux. J’avais regardé les tex- tes, puisque c’est Manuel De Falla et Garcia Lorca, dans les années 20, qui, à Grenade, on fait le premier congrès qui a renouvelé, qui s’est réapproprié le Cante Jondo etc… La aussi, ils ont réinventé une tradition. Si on est dans cette idée, qu’au fond, les traditions sont sans cesse à être réinventer, à réinventer, c’est à dire qu’elles s’inscrivent dans le temps, l’ennemi principal c’est l’essentialisme et d’essayer de figer une forme culturelle, après, tout est ouvert. Place à la création !

Un homme dans l’assemblée On n’a pas demandé à Zad Moultaka les réactions des musiciens traditionnels arabes par rapport à sa musique ?

Zad Moultaka Il y a en fait deux catégories. Il y a ceux qui fuient.

Catherine Peillon Et qui stigmatisent.

Zad Moultaka Et il y a ceux qui sont intrigués et qui ont envie de rentrer dans une aventure comme celle-là. Pour moi, c’est passionnant parce que ce sont des gens qui sont porteurs d’un savoir-faire et d’une attitude vis à vis de l’instrument. Tout à l’heure, je racontais que j’avais travaillé avec un musicien, un joueur de « quanoun », un espèce de psaltérion, avec les cordes couchées. C’est quelqu’un qui maîtrise très bien l’art du « taksim », l’im- provisation, qui est passé par l’oralité, qui connaît ça depuis tout petit et qui fait ça très bien. En fait, j’ai essayé de lui donner des formes qui sont différentes, par exemple de sortir des modes, ou des gammes qui sont traditionnelles, de lui dire, « Voilà, je te pro- pose une gamme, avec des intervalles qu’on ne trouve pas du tout dans la musique arabe, mais qui est quand même basée sur la même chose, qui sont proches au niveau de l’esprit, des parfums. C’est comme si on prenait une gamme, qu’on la tordait, qu’on l’élargissait, qu’elle devenait élastique et au travers de laquelle on effaçait des notes, avec des creux. Je lui dis : « Voilà, ce que tu sais faire, ce que tu sais faire avec le taksim, avec cet instrument là, est-ce que tu peux le faire à l’intérieur d’une gamme qui n’est pas la tienne ? Qui t’est étrangère ? ». Elle n’est pas tout à fait étrangère parce qu’il y a des endroits quand même qui sont des points de repère. En fait, il a joué le jeu, il est rentré dedans, et c’était absolument extraordinaire parce qu’il disait : « En même temps, j’ai l’impression d’être chez moi, et en même temps, je n’ai pas l’impression d’y être ». Il avait envie de recommencer. Tout à coup, il était dans un espace. Il y a beaucoup de musiciens arabes qui sont, surtout des nouvelles générations, intéressés, qui ont besoin, qui cher- chent. En Turquie c’est la même chose. Des gens qui cherchent un nouvel espace.

Catherine Peillon Moi je voudrai juste te faire part d’une anecdote, c’est que c’est vrai que les musiciens arabes, sur le moment, ils peuvent sembler un peu surpris, mais dans le fond, ils sont très intéressés. Quand ils sont vraiment musiciens, quand ils sont créateurs, ils sont tou- jours intéressés. D’une part, comme on dit « c’est pas n’importe quoi », ce n’est pas quel-

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que chose qui part, comme ça, ils sentent quelque chose. Je pense par exemple à Nidaa Abou Mrad, qu’on pourrait presque présenter comme un intégriste de la tradition. Lui, il est retourné aux Abbasides, il fait une recherche extrêmement précise. Il est le grand spé- cialiste. Il a étudié non seulement cette période, mais aussi tous les musicologues qui avaient étudié cette période. Vous savez, c’est la réflexion, et le discours sur le discours… Il a tout étudié, c’est un puriste, c’est un intégriste. Au départ, la rencontre avec Zad Moultaka était improbable. Elle était impensable, parce que, en plus, il avait commencé par la musique occidentale, le violon baroque… Il est allé tourner un peu partout en Europe… Et puis il y a eu cette espèce de retour, comme définitif à cet endroit là. Comme s’il avait trouvé son espace. Donc la rencontre avec Zad Moultaka était impensable. Tu es d’accord ?

Zad Moultaka Oui.

Catherine Peillon Elle était excessivement difficile. En plus, moi j’avais lu beaucoup de témoignages et d’entretiens qu’il avait pu accorder à droite et à gauche. Et je me disais : « Comment faire ? ». Parce que je voulais absolument que ces deux personnes aussi exigeantes se rencontrent. Outre le fait qu’il avait ce côté un peu puriste, intégriste, je voulais qu’ils se rencontrent. C’était une intuition. Finalement, la rencontre a eu lieu. Au départ, chacun doit faire un effort terrible, mais il y a une sorte de reconnaissance. Notamment sur la pièce que vous avez entendue hier, « Zourna », pour ceux qui étaient là, qui est juste après la lecture de Renaud Ego, la première pièce au soprano. Quand Nidaa Abou Mrad a entendu ça, il l’a trouvée extraordinaire. Alors que c’est quelqu’un qui disait : « Hors Bach, il n’y a point de salut dans musique occidentale. Il n’y a pas de perspective. Il ne peut pas y avoir de musique arabe contemporaine ».

Zad Moultaka Oui, c’est surtout ça. Par rapport à la musique arabe, il n’y a pas de transgression possible.

Catherine Peillon Que c’était impossible. Donc ça, c’est la première chose. La deuxième, c’est que récem- ment, au cours d’un concert qui était vraiment très expérimental, ce n’était pas un concert achevé, c’était une forme en devenir, c’était « La fenêtre sur cour », à la Fondation Royaumont, un « work in progress », comme on dit, est venu un joueur de nay. Mais ce joueur de nay, en fait n’est pas arabe, ni oriental, il est tout à fait parisien, et cela fait 25 ans qu’il s’est plongé dans ce milieu là. Il a changé son prénom. De Jean-Luc ou de Hervé, il est devenu Haroun, et ça s’est accompagné de toute une métamorphose intérieure, dit- il. Je fais exprès d’en parler juste après Nidaa Abou Mrad, qui d’ailleurs, est un savant, on n’en trouve plus des gens comme ça, il a aussi un diplôme de Médecine, il a aussi… enfin, bon, il est musicologue, il est violoniste… C’est un homme d’une très grande envergure. Donc, Haroun arrive au concert. Autant dire qu’il n’apprécie pas l’expérience qui est entrain d’être donnée. A la fin du concert, il parle à une petite fille, qui en fait, nous a tout rapporté. Il a dit qu’il avait fallu qu’il attende d’avoir, je ne sais pas 50 ans, pour entendre des choses pareilles, aussi scandaleuses. Donc on s’est trouvé dans cette position où c’est celui qui a emprunté la culture de l’autre qui est bien plus intégriste que l’autre. Pour répondre à ta question. Donc celui qui fantasme sur cette culture, lui, il place tout de suite…

Thierry Fabre La surenchère des convertis.

Un homme dans l’assemblée Parce que ça le déstabilise.

Catherine Peillon C’est exactement la même question qui était posée à l’atelier avec l‘histoire de la langue dont on ne peut tout transcrire, en termes de métrique et de rythmique. C’est à dire que lui, il a épousé une certaine forme de la culture de l’autre, mais cette forme, il ne peut pas, il ne l’a pas intégrée de manière à pouvoir réellement vivre avec cette forme et la faire évoluer.

190 Traditions, transgressions, proposé par La Pensée de Midi

Un homme dans l’assemblée Depuis tout à l’heure, c’est vrai qu’on parle beaucoup de la liberté qu’il y a dans la tradi- tion, comme si la tradition ne pouvait qu’être quelque chose qui fige le cœur, qui fige l’âme, qui fige l’être humain. Mais en fait, nous ici, là présents, avec notre expérience, ce que l’on a connu dans notre vie, ce que l’on a fait, ce que l’on a eu, la question c’était : « est-ce que nous avons assez de connaissances, de sensations assez plongées dans ce que peut apporter…? ». En fait quel est le bonheur que ces gens peuvent trouver par la pratique traditionnelle, comme quand on étudie un « makam », ou un « rag ». Qu’est-ce que ces êtres là, qu’on peut considérer comme figés, moi non, qu’est-ce qu’en fait, ils peuvent trouver dans cette pratique pendant tant et tant d’années à l’intérieur de ça ? On a parlé de la liberté, de la tradition comme quelque chose qui peut figer l’être, dans cer- tains cas, c’est vrai, mais on n’a pas parlé de pourquoi toutes ces personnes passaient des heures et des heures, des années, à travailler, ce que vous connaissez, sur un makam ou un rag. Voilà ma question. J’en ai une deuxième pour vous, vous avez dit tout à l’heure que vous détestiez le Flamenco et la Rumba mélangés.

Catherine Peillon Non, je n’ai pas dit que je détestais, c’était pour animer.

Un homme dans l’assemblée Vous avez dit que vous n’aimiez pas cette fusion.

Catherine Peillon Ça, c’est mon goût personnel. C’était pour me mettre en jeu aussi, en tant qu’individu qui a ses goûts, ses barrières, ses blocages.

Un homme dans l’assemblée Ça j’ai compris, ce que je n’ai pas compris, ça rejoint ce que fait DJ Click finalement. Il est dans une liberté artistique, il se nourrit de traditions différentes et de voyages.

Catherine Peillon C’est une écriture à un autre niveau à mon avis. La rumba c’est pour des raisons com- merciales. Ils le disent eux-mêmes.

DJ Click Souvent il y a un créneau dans le Flamenco très commercial.

Un homme dans l’assemblée Comme il y a un créneau dans la musique électronique. Dans ta démarche de création par exemple, quand tu vas de pays en pays, de villages en villages, rencontrer ces gens, tu co-signes ces titres avec ces gens ?

DJ Click Ben, souvent, c’est des traditionnels en fait.

Un homme dans l’assemblée Mais est-ce que tu co-signes avec eux ?

DJ Click Moi je fais un « arrangement ».

Un homme dans l’assemblée Est-ce qu’ils ont des droits sur ce que tu vas vendre après ? Est-ce que tu les intègres dans l’enregistrement ?

DJ Click Pour les droits Sacem, souvent on met « domaine public ». Ils ne touchent rien là-des- sus parce que ce sont de vieux textes ou de vieux airs. On se met en « arrangements ».

Un homme dans l’assemblée Vous, en tant que musiciens, vous vous mettez en « arrangement » ?

191 Traditions, transgressions, proposé par La Pensée de Midi

DJ Click Eux aussi. S’ils changent des notes. Souvent, on garde un thème, par exemple, un thème tra- ditionnel, et après, tout ce qui est les paroles, les chœurs, tout ça, c’est nouveau. On crée un nouveau truc avec juste une toute petite base. Donc on se met en « arrangement », ou en « co-auteur ». Mais il y a tout le temps le domaine public quelque part.

Un homme dans l’assemblée Parce que ce sont des musiques traditionnelles très anciennes qui ne peuvent pas être déclarées. Mais quand tu samples un musicien par exemple ?

DJ Click Mais ça, ça existe. Il y a quelques personnes de Serbie qui ont déposé les anciens titres quoi ! Et ça, ben, la Sacem est là pour ça.

Catherine Peillon C’est un grand débat.

DJ Click Mais c’est faisable, tu sais. Normalement, la Sacem, en France, vérifie tout ça.

Un homme dans l’assemblée Je parlais de ça uniquement pour le rapport humain.

DJ Click Mais dans les pays de l’Est, et même au Maghreb, c’est un peu l’anarchie, tout ce qui est droit d’auteurs.

Un homme dans l’assemblée Et c’est aussi l’anarchie chez les dj qui vont sampler des êtres qui sont absolument fan- tastiques et le mec va mettre deux pieds et une basse et en fait, tout le monde va chan- ter le thème du monsieur du village qui n’a jamais touché un seul centime.

DJ Click Moi ça n’est pas ce que je fais. J’ai bien dit que je les avais fait venir en France et j’ai fait des papiers tout ça, car je ne trouve pas ça intéressant.

Un homme dans l’assemblée C’est ce que j’apprécie dans ta démarche.

DJ Click Bon, ce sont les compils Bouddha Bar, tout le monde connaît. Tu prends un truc tradi- tionnel qui sonne bien, et derrière tu fais ta sauce, avec les plugs-in, l’ordinateur, et tu passes ça dans un bar, c’est génial, ça chante bien, mais bon…

Un homme dans l’assemblée Et sur la tradition, alors ?

Catherine Peillon Moi j’ai une chose à dire sur la tradition, c’est que les gens dont on parle, qui vont blo- quer sur un makam ou sur un raga, déjà, ça relève pour moi, je ne porte aucun jugement, parce que…

Un homme dans l’assemblée Utiliser le terme « bloquer », c’en est un de jugement, immédiatement.

Catherine Peillon Non, mais je vais le dire, malgré la connotation des mots, je ne porte pas de jugement, parce qu’il est légitime de se nourrir de ce dont on a besoin de se nourrir. On n’a pas de jugement à porter là-dessus. Ce dont j’ai besoin à un moment donné de ma vie. Mais pour moi, c’est quand même un simulacre, parce qu’au fond, ce que je crois, c’est que la

192 Traditions, transgressions, proposé par La Pensée de Midi tradition, c’est quelque chose qui est en perpétuelle transformation. Ce qu’on appelle en général des traditions, c’est la fixation de formes à un moment donné, notamment, sou- vent, c’est à la fin du 19ème siècle. Et pour moi, la tradition, c’est quelque chose dont on est porteur, et qui est tout le temps sur la brèche. Tout le temps en porte à faux. Tout le temps, c’est ce que je voulais dire aussi, dans sa propre transgression.

Un homme dans l’assemblée Je parlais simplement du fait qu’on ait une réponse ou pas par rapport à ce que pouvait amener une pratique traditionnelle très intense et très rigide. Une réponse qui pourrait nous faire comprendre pourquoi ces gens là se focalisent sur une pratique qui est très rude, très intense, très pragmatique, dans un makam ou dans un rag. Quel bonheur il peut y avoir dedans ?

Zad Moultaka Ce sont des traditions tellement fortes, que déjà une pratique comme celle là est un espace qui est énorme et très important. Je n’ai pas le souvenir qu’on ait dit que…

Un homme dans l’assemblée Non, mais dans tout le débat, on a parlé de la liberté et de la tradition, du poids de la tradition, pas de ce que ça pouvait amener.

Zad Moultaka Il y a quelque chose qui me travaille beaucoup. J’ai l’impression que dans le temps, les hommes étaient dans une attitude qui était beaucoup plus, bon, c’est un peu dangereux de parler comme ça, mais c’est pas grave, plus intérieur. Il y avait quelque chose qui les reliait plus. Les hommes étaient plus reliés qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, on n’est plus relié, à quelque chose, quelle qu’elle soit. On peut l’appeler Dieu, on peut l’appeler tout ce qu’on veut. Il y a eu une coupure qui s’est opérée. J’ai l’impression qu’il y a une perte de sens. Quand on regarde les choses anciennes, les vieilles formes, les vieilles tradi- tions, toutes ces choses là, on se rend compte que comme il y avait une liaison avec quel- que chose qui dépassait l’homme et son propre… il s’est passé quelque chose, qu’on peut appeler, je ne sais pas, un espace spirituel, qui a traversé les œuvres et les tradi- tions. Aujourd’hui, on est dans une attitude de regard, une attitude de consommation et de distanciation par rapport à tout ça. Moi en tout cas, ce que je cherche, c’est ce qui se disait tout à l’heure, en même temps, on ne peut pas revenir en arrière, c’est impossible. Dans la nature, une fleur qui pousse ne peut jamais faire un chemin inverse. Elle est vouée à pousser, à monter, à ce qu’elle monte le plus haut possible, et ensuite, à ce qu’elle meure. Toutes les civilisations ont toujours ce chemin là, qu’on le veuille ou pas. Sauf que chez nous, on a la possibilité de revenir en arrière parce qu’on a peur. L’acceptation ou l’inacceptation de la mort, notre conscience fait qu’on a peur parfois d’avancer donc on s’accroche à des choses anciennes. Ce que je trouve intéressant aujourd’hui, en tout cas pour moi en tant que compositeur, c’est de questionner ces tra- ditions. A quel endroit elles ont quelque chose de très profond ? A quel endroit l’essence, parce qu’elles contiennent une essence que nous on a perdu aujourd’hui. C’est à cet endroit là que moi j’ai envie de puiser. Elle ne passe pas forcément par une connais- sance, paradoxalement. Elle est véhiculée par d’autres choses. Une attitude de liberté justement, d’ouverture et d’humilité. En même temps, je suis dans une autre aventure, je ne veux pas revenir en arrière, mais en même temps, aujourd’hui, comment faire pour pouvoir intégrer cette essence là qui est vitale, pour moi et pour nous tous finalement. C’est peut-être en cela qu’il peut y avoir un regard vers ces traditions qui est très impor- tant. Sauf qu’il y a deux attitudes. Le danger c’est qu’il y en a qui tombent justement dans le piège de l’enfermement.

Un homme dans l’assemblée Là vous avez vraiment répondu à ma question. C’est ce que j’avais envie d’entendre, enfin, de comprendre surtout. Ce qui me plaît dans ce que vous avez dit, c’est qu’il n’y a aucun conflit dans ce que vous exprimez et que réellement il y a une beauté dans votre démarche, qu’elle soit contemporaine ou dans l’essence de la tradition. Je pense qu’il n’y a pas besoin de conflits pour découvrir les belles choses dans leur universalité. Une der- nière question, j’ai un peu accaparé le débat, excusez-moi. A quel moment avez-vous décidé, quel est le signe, la chose en vous qui a été un éveil profond, de quitter votre

193 Traditions, transgressions, proposé par La Pensée de Midi

métier de concertiste, le chemin que vous aviez choisi, pour une rupture totale avec cet ancien chemin, pour avoir une autre recherche ? Qu’est-ce qui s’est passé en vous ?

Zad Moultaka C’est quelque chose qui s’est fait sur presque 20 ans. Au début, on ne sait pas très bien, et à un moment donné, ça devient une évidence. C’est difficile d’en parler. J’ai eu l’im- pression qu’il y avait un décalage entre ce que je faisais, et le travail que je fournissais, et le temps que je donnais aux choses que je faisais, et le monde, ma perception du monde, et donc l’envie que les choses que j’avais envie de dire en tant qu’être et de trou- ver ma place par rapport à ce qui se trouvait autour de moi. J’avais envie d’exprimer des choses à mon échelle, à mon endroit, juste pour pouvoir exister en fait. Ce n’est pas du tout en terme de message, tout ça. C’est juste qu’à un moment, on est à un endroit, et il faut qu’on réagisse. Avec quel outil on réagit ? Moi l’outil avec lequel je travaillais ne me suffisait plus. Je sentais que j’étais décalé et dans un chemin qui ne me permettait pas de questionner le monde comme j’avais envie de le questionner, et du coup de me ques- tionner dans le monde.

194 LES INTERVENANTS

Daniel LEMAHIEU Né en 1946 à Roubaix. Auteur dramatique et metteur en scène, Daniel Lemahieu a lui-même porté à la scène plusieurs de ses pièces notamment à La Rose des Vents, scène nationale de Villeneuve d'Asq : D'siré (1983), Carbonezani (1989), La Voix de son maître (1991), et L’Idéal (1989) au Théâtre de l'Athénée- Louis Jouvet à Paris. Son parcours d'auteur est marqué par des collaborations artistiques privilégiées avec certains metteurs en scène dont Michel Dubois (La Gangrène, 1977 et L’Etalon or, 1988), Pierre-Etienne Heymann (Viols et Enfer et fils, 1980, Entre chien et loup, 1982, Djebels, 1988, Bye Bye Lerhstück, 1990) ou encore Jean-Pierre Ryngaert (Bavures, 1980 et Beaux Draps, 1985). Usinage, mis en scène par Claude Yersin à Caen en 1984, obtient le prix du syndicat de la critique dramatique « Georges Lerminier » en 1985. Daniel Lemahieu est également l'auteur des adaptations d'Antigone de Sophocle, et de La Tragédie du roi Richard II de Shakespeare (toutes deux mises en scène par Jean-Marc Bourg en 1994 et 1995). Il compose aussi pour les marionnettes et le théâtre d'objet (Paroles Mortes ou Lettres de Pologne), pour auteurs, marionnettes et prothèses, réalisation de François Lazaro (Clastic Théâtre, Théâtre d'Arras, 1996). Ses textes ont été montés notamment par Alain Bézu, Gilone Brun, Jean-Michel Coulon, Patrick Conan, Dominique Dolmieu, Yves Gourmelon, Thierry Hancisse, Ricardo Lopez Munoz, Gilbert Rouvière. Collaborateur artistique d'Antoine Vitez et secrétaire général du Théâtre national de Chaillot de 1985 à 1988, puis conseiller artistique au Théâtre national de la communauté française de Belgique, Daniel Lemahieu est aujourd'hui maître de conférences à l'Institut d'études théâtrales de la Sorbonne Nouvelle, Paris III. Par ailleurs il participe à la rédaction d'ouvrages théoriques et de revues sur le théâtre. Il participe à la rédaction d'ouvrages critiques, parmi lesquels Le dictionnaire encyclopédique du Théâtre, Les Cahiers de Prospero, Les Cahiers de la Comédie-Française, Théâtre / Public, Europe, L'Art du théâtre, Registres, Frictions, Pratiques, Répliques, Du théâtre (la revue), Puk, Alternatives théâtrales...

Jean-Pierre RYNGAERT Professeur (Études théâtrales) à l’Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle. Auteur d’ouvrages et d’articles, notamment Introduction à l’analyse du théâtre, (nelle ed.Nathan) ; sur les dramaturgies contem- poraines (dont Lire le théâtre contemporain, Nathan, 2000 ; et, avec Joseph Danan, Éléments pour une histoire du texte de théâtre, Dunod, 1997) et sur les relations entre le théâtre et la formation (Le jeu dramatique en milieu scolaire, De Bœck, 3e éd. 1996 (première ed. 1977) ; Jouer, représenter, CEDIC, 1985). Récemment, Nouveaux territoires du dialogue (direction, Actes Sud-Papiers, 2005) et Le personnage théâtral contemporain (avec J. Sermon, Théâtrales, 2006). Co-responsable, avec J.P. Sarrazac, d’un groupe de recherche intitulé « Poétique du drame moderne et contemporain ». A fondé et dirigé le Théâtre de Nantes (T.U) dans les années quatre-vint-dix. Metteur en scène (récemment, Celle-là de Daniel Danis en Suisse et divers travaux dans des écoles de théâtre). Directeur de l’université d’été du festival « La Mousson d’été ».

Nicolas FRIZE Nicolas Frize commence des études de piano à cinq ans et de chant à 8 ans, les poursuit jusqu'au niveau supérieur, prend des cours de direction chorale, est l'élève de Pierre Schaeffer dans la classe de composition électroacoustique du Conservatoire National Supérieur de Paris, conjointe au Stage du Groupe de recherches musicales de l'INA (1973/1974), puis devient assistant de John Cage à New-York durant neuf mois, dans le cadre de la bourse "Villa Médicis - Hors les murs" (1978) octroyée par le ministère français des Affaires Étrangères. Nicolas Frize reçoit le Grand Prix de l’Innovation Culturelle du ministère de la Culture (1995 – Philippe Douste-Blazy) puis est fait Chevalier dans l’Ordre National du Mérite (2000 - Catherine Trautman), s’est vu décerner successivement la médaille de la Sacem, la médaille Pénitentiaire et la médaille de la ville de Saint-Denis. Membre de la LDH (délégué du groupe de travail « Prisons »), de l’AFC, de Pénombre, membre du jury de la Bourse Zoomeroff, du Cercle des Halles, du Club de la Sirène, du comité d’expert pour le 104, rue d’Aubervilliers, adhérent à Agir ici…

Philippe GUISGAND Philippe Guisgand est maître de conférences en arts du spectacle/danse à l'UFR Arts & Culture de l’Université de Lille 3. Il est responsable pédagogique de la Licence Danse du Département de Musique et de Danse. Il est co-directeur et chercheur au Centre d'Etudes des Arts Contemporains (EA 3587). Spécialiste de l'œuvre d’Anne Teresa de Keersmaeker, ses autres axes de recherche sont la réception esthétique du spectacle dansé, la rencontre de la danse avec les autres arts, les méthodes d'analyse des œuvres chorégraphiques.

195 Les intervenants

Gérard MAYEN Gérard Mayen est journaliste, critique de danse (Mouvement, Danser, Quant à la danse), titulaire d’un DEA en danse de l’université Paris 8. Il est également praticien de la méthode Feldenkraïs et intervient en tant que médiateur de la culture chorégraphique pour différentes structures. Auteur de Marche en danse, dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier, l’Harmattan 2005 et Danseurs contemporains du Burkina Faso, l’Harmattan, 2006.

Patrick BEN SOUSSAN Pédopsychiatre, membre fondateur et Président de l’ARANE (Association pour la Recherche en Aquitaine sur le Nourrisson et son Environnement), Patrick Ben Soussan est également chargé de cours pour des écoles de puériculture et de psychomotricité, pour un institut de formation aux soins infirmiers, à l’Université, en facultés de médecine de Bordeaux, Marseille, Rennes-Caen et de sciences humaines (psychologie) d’Aix-Marseille. Patrick Ben Soussan est actuellement responsable de l’Unité de psycho-oncologie à l’Institut Paoli- Calmettes en région Provence-Alpes-Côtes d’Azur. Il dirige aux éditions Erès, la revue Spirale depuis 1996, les collections Mille et Un bébés, depuis 1997 et Même pas vrai depuis 2003. Il aime particulièrement la littérature jeunesse et s’intéresse aux relations que les enfants entretien- nent avec l’art. Il est auteur de nombreux ouvrages, notamment Les Bébés vont au théâtre avec Pascale Mignon ( décem- bre 2006 éditions Erès collection Mille et un bébés ).

Dominique BÉRODY Délégué général jeunesse et décentralisation en Yvelines au Centre dramatique national de Sartrouville, il est codirecteur de la collection Heyoka-jeunesse (coédition Actes Sud Papiers/ CDN de Sartrouville). Il est président de Scènes d’enfance et d’ailleurs, association nationale des professionnels des arts de la scène en direction des jeunes publics. Il est également membre de la commission littérature jeunesse du Centre national du livre (CNL) et membre du comité d’experts de la DRAC Ile-de-France. En tant qu’auteur, on lui doit plusieurs ouvrages sur le théâtre jeune public : Théâtres et enfance : l’émergence d’un répertoire.- Théâtre aujourd’hui n°9 SCEREN (CNDP). 2003 - Le répertoire jeune public en question - Publication de l’association ANETH - Jeune public en France - Chroniques de l'AFAA, La Documentation française. 1998 Il est rédacteur en chef du numéro spécial sur l’écriture théâtrale pour l'enfance et la jeunesse de Griffon revue de littérature jeunesse (novembre décembre 1998). Il est également chroniqueur jeune public du théâtre (la revue) Actes-Sud. 1993 - 1998 En tant qu’éditeur, il a créé les éditions « Très Tôt théâtre » 1987/1997. Il publie Bruno Castan, Claude Morand, Karin Serres, Dominique Paquet, Françoise Pillet, Françoise du Chaxel, Borje Lindstrom, Reine Bartève, Jean Louis Bauer, Frédéric Révérend. En tant que chargé de mission (1998 -1999), il a dirigé pour la DRAC Ile-de-France l’Etat des lieux de l’éducation artistique en Ile-de-France, organisé le Colloque sur l’éducation artistique pour l’ Action culturelle de Trappes (ACT) Festival Banlieues’Art et réalisé, le projet de développement de la biennale Odyssées 78 - Heyoka - Centre dramatique national pour l’enfance et la jeunesse de Sartrouville.

Christian CARRIGNON Metteur en scène, comédien et codirecteur du Théâtre de Cuisine : « Mon nom est Christian Carrignon . Et j'ai les mêmes initiales que Christophe Colomb. Je suis gau- cher comme lui. C'est-à-dire que je suis toujours ailleurs, prêt aux grandes aventures, dans la Lune si l’on veut... En 68 j’ai 20 ans, fac d’Histoire-Géo. L’histoire, c’est un peu le temps, la géo, un peu l’es- pace. L’Espace, le Temps, c’est pas bon pour les dyslexiques! Je manifeste ma différence. Puis je trouve ma voie : le théâtre, où l’espace et le temps se laissent «mentir» docilement. Je me forme sur le pla- teau au Théâtre de la Mama de Paris, au Théâtre de la Clairière. Je frôle Grotowski… Je suis autodi- dacte. Je picore là où c’est bon. Mais est-ce sérieux de dire ça dans un CV? Puis je fais des marionnettes à la Cie de l’Echelle. Et bien sûr je me mets à côté du castelet, je le fais tomber d’un coup de pied. Je suis comédien et marionnettiste, coincé dans l’entre-deux, avec la même quantité de plaisir d’un côté comme de l’autre. Mes mains se dégantent. Et se remplissent d’objets dérisoires, un peu kitchs. Je me rends compte que je fais du Théâtre d’Objet quand Katy invente le terme en 1981. Le théâtre d’objet a quelque chose à voir avec les marionnettes, mais il est un peu contre aussi. J’aime les Vilains Petits Canards… Il y a plusieurs canards qui naissent en même temps : Manarf, Vélo Théâtre, Théâtre de Cuisine, Bricciole. Ils se tiennent chaud ensemble, histoire de se rassurer sur leurs démarches inclassables (canards boiteux ?…). Le théâtre d’objet s’invente à l’aube des années 80. Il parle de nos vies de banlieusards du monde, au travers de ses objets manufacturés. Et puis le mouve- ment s’affirme et je m’affirme. Il y a une compagnie, fondée avec Katy Deville en 1979, dont le premier spectacle (qui tient dans une valise et fait le tour du monde) le Théâtre de Cuisine, donne son nom à la compagnie. En 25 ans, 25 spec- tacles balisent le chemin de la compagnie, des spectacles qui fouillent dans les arts plastiques et le montage cinéma, qui vont voir vers le muet, comme on dit du cinéma muet et le parlant aussi, comme on dit du théâtre parlant… Certains

196 Les intervenants de ces spectacles sont des repères secrets, sept petits cailloux blancs : L’Opéra Bouffe, Catalogue de Voyage, Opération Jules Verne, Mémoire de Mammouth, Shakespeare-Perrault, La Caverne est un Cosmos, l’Anthologie du théâ- tre d’objet. Ils ont été largement diffusés en France et en Europe, et ailleurs aussi avec l’AFAA. » Christian Carrignon, marseille le 1er avril 2007.

Philippe DORIN Philippe Dorin écrit des pièces de théâtre pour les enfants depuis 25 ans, d’abord au TJP de Strasbourg, entre 1980 et 1992. En 1994, il rencontre Sylviane Fortuny avec laquelle il crée des ateliers d’écriture et d’arts plastiques. Ensemble, ils fondent la Compagnie Pour Ainsi Dire. Le texte et la création d’espa- ces poétiques forts sont la base de leur travail destiné aux enfants. De ce compagnonnage naîssent 4 spectacles. Depuis 1999, Philippe Dorin travaille avec d’autres compagnons metteurs en scène : Ismaïl Safwan (Flash marionnettes), Michel Frœhly (Cie L’Heure du Loup), Nathalie Bensard (Cie La Rousse), avec lesquels il poursuit un travail pas uniquement destiné aux enfants. Par ailleurs, il aime créer des installations à partir de feuilles et de boulettes de papier, afin de prolonger, au-delà des mots, l’uni- vers rêvé de l’écriture. (Pour en savoir plus sur le travail de Philippe Dorin, voir L'Itinéraire d'auteur N°9, Philippe Dorin, Editions CNES, 2006).

Christian DUCHANGE C'est en dirigeant une troupe amateur d'enfants et d'adolescents, en animant des rencontres interna- tionales de jeunes au Festival d'Avignon puis un atelier de formation pour amateurs au Théâtre de Bourgogne qu'il attrape définitivement le virus du théâtre. Il quitte les chemins de l'Education Nationale, son métier de conseiller pédagogique pour fonder sa compagnie de théâtre L'Artifice. Le comédien amateur saute le pas, devient professionnel et reste en Côte d'Or. Il décide de créer surtout pour le jeune public, de porter le théâtre hors de l'institution pour des publics qui n'ont pas l'occasion de s'y rendre (appartement, rue, quartier...). Le metteur en scène a su donner la prépondérance au jeu des comédiens, affirmer ses envies de textes, questionner les formes théâtrales par des projets artistiques à la taille d'une cité. Avec CrasseTignasse, il fait l'unanimité, entre dans la cour des institutions culturelles et peut continuer son travail sur l'élé- mentarité des langages. En 2001, L'Artifice est conventionnée par la DRAC Bourgogne. En 2005, Lettres d'amour reçoit le prix du meilleur spectacle jeune public lors de la cérémonie des Molières 2005.

Sylviane FORTUNY Sylviane Fortuny découvre le théâtre destiné aux enfants en 1986, comme manipulatrice, puis comme comédienne avec Kim Vinter et Bernard Sultan au Théâtre de Sartrouville (Heyoka). En 1994, elle rencontre Philippe Dorin avec lequel elle invente des ateliers d’écriture où les arts plasti- ques tiennent une place importante. Ensemble, ils créent la Compagnie Pour Ainsi Dire dont elle devient la metteur en scène et dont elle réalise la scénographie des spectacles. Elle réalise également d’autres mises en scène pour d’autres compagnies : Émile et Angèle – correspondance, de Françoise Pillet et Joël da Silva, et L’envolé de Joëlle Rouland.

Isabelle HERVOUËT Isabelle Hervouët est peintre, comédienne et metteur en scène. Elle dirige avec Paolo Cardona, la com- pagnie de théâtre Skappa! qu’ils ont fondée ensemble. Ils visitent depuis 15 ans les arts plastiques et le théâtre, développant un langage où se combinent images, paroles, gestes, musiques, comme autant de mots qui écrivent la phrase du spectacle. Tous deux sont engagés dans une réflexion sur le théâtre jeune public-tout public mais, qu’il s’agisse des petits des crèches ou des adolescents, leur langage est toujours celui des adultes qu’ils sont et leurs outils ceux de Skappa ! Leurs spectacles reflètent ainsi leur propre parcours : théâtre d’ombres, d’objets, théâtre-peinture ; un théâtre qui toujours se cherche et évolue. À chacune de leur création, Paolo Cardona et Isabelle Hervouët proposent différents niveaux de lecture du propos qui se développe sur scène, imaginent une situation de représentation chaque fois différente : ils cherchent à créer des passerelles entre les publics et les objets artistiques.

Brigitte LALLIER-MAISONNEUVE Chanteuse et comédienne de formation, son itinéraire l’a conduite vers le théâtre musical et la mise en scène, réservant toujours dans son travail une place prépondérante au traitement de la voix, chan- tée et parlée. Elle est depuis une quinzaine d’années directrice du Théâtre Athénor à Saint Nazaire/Nantes, où elle privilégie le croisement des langages artistiques. Le Théâtre Athénor a fait de la rencontre des jeunes avec la création contemporaine, l’axe principal de son projet. Des formes artis- tiques y sont proposées pour tous les publics dès la petite enfance. Depuis 92, elle consacre une partie de sa démarche de recherche aux formes artistiques dédiées à la petite enfance : Câlins, Passages, puis en collaboration avec le Tam Teatromusica de Padoue en Italie, Douceamer et l’air de l’eau. Elle participe régulièrement à des festivals et des colloques consacrés à la création artistique et l’enfance en France et à l’étranger. « Nous faisons un travail de recherche sur le grain de la voix, on se pose dans un coin pour écouter les tous petits, on se nourrit d’eux. C’est un parcours musical que l’on partage avec les petits, on ne cher- che pas à capter, on est là avec notre voix, notre présence. La voix qui chante, c’est un moment fort, une présence charnelle. L’enfant est d’emblée dans l’écoute, le son, dans cette matérialité, le plaisir d’une forme, d’une sensation, il n’a pas besoin de passer par la représentation d’une chose, pas besoin d’histoire. Il est dans la matière ». Brigitte Lallier-Maisonneuve

197 Les intervenants

Anne LUTHAUD Anne Luthaud est née en 1962. Après des études de stylistique et d’histoire, elle a participé à la créa- tion de la Fémis avant d’en devenir directrice d’études, puis a travaillé dans l’édition, entre autres comme lexicographe et directrice de collection pour les Éditions Larousse. Elle a ensuite dirigé une revue de cinéma «Cinémas croisés » y organisant notamment la rencontre d’écrivains et de «fabricants de cinéma». Anne Luthaud est l’auteur d’un premier roman, Garder (Verticales, 2002 ; Prix de l'INFL ; Prix de l'ENS Cachan), et mène des travaux d’écriture (ateliers, interventions avec des plasticiens...) auxquels elle mêle un travail sur l’image. Elle a écrit deux textes pour le théâtre : Le Bleu de Madeleine et Les clés, la grand-mère et la haine, 3 monologues pour 3 femmes, mis en scène par Anne-Marie Marquès, qui tourne depuis sa création en 2005 (consulter la page «Paroles d'auteur»). Elle fait paraître chez Verticales son deuxième livre, Blanc fin septembre 2006. Et aussi à l’automne 2006, Tondue, un texte pour des photos de Philippe Bertin, à L’Atelier du grand Tétras.

Nathalie PAPIN Formée à l’Art du geste, Nathalie Papin se consacre progressivement à l’écriture. Pendant plusieurs années, elle a été comédienne et metteur en scène. Elle a animé des ateliers-théâtre pour enfants et adolescents et créé plusieurs spectacles dont Les Clefs de Perrault primé au Festival National de théâ- tre d’enfants à Perros-Guirrec. Parallèlement, elle se consacre à la formation théâtrale et anime des ateliers d’écriture pour adultes, puis a successivement été chargée de mission pour le jeune public au Carré Magique, Théâtre de Lannion et responsable de la programmation théâtre dans les Côtes d’Armor. Responsable du secteur théâtre à la Fédération des œuvres Laïques de Saint-Brieuc, elle met en place des classes d’initiation artistique et des classes culturelles, ainsi qu’un projet de dynamisation des communes de zone rurale, par le biais de projets culturels à l’école. L’été, elle encadre des colonies théâtre pour la mairie de Saint-Brieuc et des camps roulottes destinés aux adolescents pour lesquels elle écrit et crée des spectacles : Les Semeurs de rêves ; Le Prince des pierres ; Mais où sont mes dinosaures ? Panique chez les animaux… Avec l’association « Chant Manuel » (association pour promouvoir la poésie), elle met en scène La Seule Aventure de Yvon Le Men, sélectionnée au Festival de Théâtre d’Enfants sur Scène dans le Limousin. Elle écrit son premier récit pour adulte en 1995. En 1995 et en 1999, elle obtient une bourse d’écriture par le Centre National du Livre. Depuis 1997, elle est chargée de la programmation « théâtre et humour » à l’Office Départemental de Développement Culturel des Côtes d’Armor à Saint-Brieuc. Elle est invi- tée à rencontrer ses jeunes et moins jeunes lecteurs un peu partout en France et ailleurs. En mai 2001, elle est invitée au Québec, au CEAD, Centre National des Ecritures Dramatiques à Montréal pour un colloque autour de l’écriture dramatique jeunesse en France. En 2002, elle participe à une résidence d’écriture intitulée « Ecrire du théâtre pour le jeune public », à la chartreuse de Villeneuve-Lès- Avignon, où elle écrit Camino. Parmi ses pièces, cinq ont été montées en France (dont une en Nouvelle-Calédonie) et en Suisse.

Georges PERPES Georges Perpes est metteur en scène et codirecteur de la compagnie Orphéon Théâtre intérieur, fon- dée en 1983. En convention avec la ville de Cuers depuis 1998, elle joue hors des théâtres et mène une recherche sur la place du texte dans l’espace public : “la ville est notre terrain de jeu”. Il est également conseiller au niveau des acquisitions de la Bibliothèque Théâtrale Armand Gatti, de Cuers (83)

Ziya AZAZI Née en 1969 à Antioche/Turquie, Ziya Azazi finit ses études d’ingénieur à Istanbul où il découvre le monde de la gymnastique acrobatique et de la danse. De 1990 à 1994 il est engagé par le Theâtre de l’Etat d’Istanbul. C’est là où il commence ses premiers travaux chorégraphiques. Il vit depuis 1994 à Vienne. Entre 1994 et 1999 Ziya Azazi participe à différents festivals et travaille avec différentes com- pagnies viennoises. En 1999 il obtient une bourse européenne de (DanceWEB), lors du festival de danse Sommertanzwochen de Vienne avec une mention du jury l’honorant comme le danseur le plus remarquable de l’année en Autriche pour sa performance en solo Unterwegs Tabula Rasa. Entre 2000-2002 Ziya Azazi est engagé par l’Opéra de Vienne, par le Theaterhaus de Stuttgart et par le Grand Théatre de Genève. Ziya Azazi tourne depuis dans le monde entier, en Asie, aux Etats-Unis, en Amérique latine comme au Maghreb et au Proche-Orient. Il a collaboré avec des danseurs et chorégraphes renommés comme Sebastian Prantl, Philippe Arlaud, Anne-Marie Gros, Ismael Ivo, Marcia Haydée, Yoshi Oida, Thierry Smits, Jan Fabre, Cem Ertekin et Aydin Teker. Depuis 1999, il se consacre à la danse traditionelle des derviches tourneurs. Il a créé plusieurs inter- prétations en solo sur la trame du rituel soufi, recherchant une synthèse avec la danse contemporaine occidentale ( Work in progress I & II). En tant que derviche tourneur traditionnel il collabore avec le DJ Mercan Dede. Avec son nouveau solo Dervish in Progress, Ziya Azazi s’est produit en Autriche, Allemagne, Belgique, Hollande, Hongrie, Turquie, Italie, Espagne, France, Angleterre, Brésil, Venezuela et Colombie. Il a inté- gré sa dernière création Azab (première en 2005 au Brésil) dans son œuvre Dervish in Progress, une lon- gue performance de 45 minutes sous le nom de Dervish.

198 Les intervenants

Zad MOULTAKA Zad Moultaka, compositeur, né au Liban en 1967, poursuit depuis plusieurs années une recherche per- sonnelle sur le langage musical, intégrant les données fondamentales de l’écriture contemporaine occidentale – structures, tendances, familles et signes – aux caractères spécifiques de la musique arabe – monodie, hétérophonie, modalité, rythmes, vocalité… Cette recherche touche de nombreux domaines d’expérimentation… La lente maturation d’une forme d’expression très personnelle a fait naître, à partir de 2003, une série d’œuvres dont la production s’est peu à peu amplifiée. De la musique chorale à la musique d’ensem- ble, de la musique de chambre à la musique vocale soliste, de l’électroacoustique aux installations sonores et à la chorégraphie… Zad Moultaka est un enfant de la guerre et sa musique est traversée par ses réminiscences sonores, celles de la ville et de son orient natal. Il a une personnalité complexe qui le pousse à déchiffrer inlassablement les énigmes et les résistan- ces qui surgissent en lui, questionnant l’histoire, la mémoire, le monde contemporain, à explorer les limites, les rêves, avec ce sentiment d’urgence propre aux créateurs. Zad Moultaka a entamé une collaboration musicale avec de nombreux artistes à travers le monde dont les ensembles Ars Nova, Sillages, Accroche note, Les Percussions de Strasbourg, Symblema, Musicatreize, le Netherland Radio Choir, l’ensemble Schönberg d’Amsterdam, le Nouvel Ensemble Moderne de Montréal, le chœur de chambre de Strasbourg, la Maîtrise des Bouches du Rhône et le chœur de chambre Les Eléments… Ce travail continue parallèlement à l’entrée en résidence pour trois ans à la Fondation Royaumont et à des projets de l’autre côté de l’Atlantique.

Thierry FABRE Thierry Fabre, essayiste, est rédacteur en chef de la revue La Pensée de midi et concepteur des Rencontres d’Averroès (Marseille). Il a notamment publié Le Noir et le Bleu (Librio, 1998), Traversées (Actes Sud, 2001, Grand Prix littéraire de Provence) et Les Représentations de la Méditerranée (Maisonneuve et Larose, 2000).

Renaud EGO Renaud Ego, écrivain, critique littéraire, auteur d’essais, de romans et de poésies, (Il a notamment publié Le Désastre d’Eden (Paroles d’aube, 1995), San (Adam Biro, 2000) et un essai sur l’œuvre du poète Matthieu Messagier, L’arpent du poème dépasse l’année-lumière, aux éditions Jean-Michel Place (2004

Yalda YOUNES Née à Beyrouth le 13 avril 1978. Vit et travaille à Paris. Créatrice et ispiratrice de la pièce Non , en hommage à Samit Kassir, le 2 juin 2006, à l’occasion du pre- mier anniversaire de l’assassinat de l’intellectuel libanais. Yalda Younes est danseuse. Elève d’Israel Galván, elle cherche dans le flamenco une rigueur et un "sello" très personnel pour aborder les rivages de la création contemporaine. Ses origines libanaises, son imprégnation de la culture orientale, donnent à ses gestes une force et une fragilité nées de cette ambiguïté initiale.

Dj CLICK Globe trotteur, directeur artistique, musicien et producteur sur son label No Fridge, Dj ClicK, l’un des plus aventureux Dj français, continue d’explorer la world music et le métissage musical pour nous livrer un mélange ultra vitaminé qui bouscule les genres. Après avoir monté le groupe UHT° en 2001, ouvrant une brèche dans la musique électronique, il a croisé des Gnawa marocains, exploré les sons de l’Europe de l’Est, et en a issu deux albums de la col- lection Boum Ba Clash (Gnawa Njoum Exp et Rona Hartner). Il a ensuite produit sélectionné et mixé Labesse - l’expression signifiant « Ça va bien ?! », un circuit euro-méditerranéenne conçu comme un passeport pour l'aventure. Ce disque voulu à la croisée des cultures dédicacé à la dignité de la femme esquisse aussi un message d’espérance pour la paix au Proche-Orient, la fin des fanatismes et les mains tendues entre les peuples grâce à la musique. Il a fini en 2006 la production du second album de UHT°, trio phare de la scène électro-jazz ! Un ovni, 14 titresn sorti en papier recyclé dédié à la sauvegarde de nos forêts primitives, où s’entrechoquent le bois, le vent des instruments et le feu des platines. En 2007 sort son album Flavour, un double CD épicé inspiré et rapporté de saveurs de voyages, où les parfums sonores de l’Orient et des Balkans prennent goût à l’électro. Un univers musical précurseur composé de 28 morceaux la plus part inédits où l’Orient s’immisce en Europe, où la tradition côtoie la modernité, où les Tziganes jouent de la Drum’n’Bass et du Dub, où les danses folkloriques décou- vrent les stroboscopes et caissons de basse, où les Gnawa échangent leur guembri contre des syn- thés… Un patchwork de talents métissés : Leontina Vaduva, Mitsoura, Burhan Öçal, Project Zlust, Trans Global Underground, Rachid Taha, Fantazia, Laxula, Recycler, Stefano Miele, Tziganiada, N.o.h.a....

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