Revue des langues romanes

Tome CXXIV n°2 | 2020 La Réception des au Moyen Âge (oc et oïl) 1 - La poésie lyrique

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/rlr/3397 DOI : 10.4000/rlr.3397 ISSN : 2391-114X

Éditeur Presses universitaires de la Méditerranée

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2020 ISSN : 0223-3711

Référence électronique Revue des langues romanes, Tome CXXIV n°2 | 2020, « La Réception des troubadours au Moyen Âge (oc et oïl) 1 - La poésie lyrique » [En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 28 mai 2021. URL : https://journals.openedition.org/rlr/3397 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rlr.3397

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Tome CXXIV

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ANNÉE 2020

N° 2

PRESSES UNIVERSITAIRES DE LA MÉDITERRANÉE

SOMMAIRE

Hommage à Jean- Marie Petit (1941- 2020) par Paul Fabre ...... 203

1. LA RÉCEPTION DES TROUBADOURS AU MOYEN ÂGE (OC ET OÏL) 1 - La poésie lyrique

Études réunies par Valérie FASSEUR

Valérie Fasseur, Avant- propos ...... 209 Elizabeth Poe, Vie et survie de la tradition auvergnate ...... 217 Isabel de Riquer,…e fon sazos/ Que per un gan/ Er’hom bautz e ioios! Giraut de Bornelh, Iois e chans (BdT 42. 40), v. 93-95 ...... 235 Christelle Chaillou-Amadieu, La réception musicale dans les de troubadours : le cas du R, Paris BnF fr.22543 ...... 257

Federico Saviotti, Épisodes de la réception : le partimen d’En Coyne e d’En Raymbaut (BdT 392. 29), ses auteurs et son public (avec une nouvelle édition critique du texte) ...... 271

Guillaume Oriol, La transmission des amorces saisonnières des troubadours aux trouvères : l’hypothèse des mécanismes émotionnels ...... 295

Florence Mouchet, Un référent musical ? La réception des mélodies de troubadours par les trouvères ...... 323

2. CRITIQUE

Frédéric Mistral, Mémoires et récits, édition de Claude Mauron et Henri Moucadel, 2 vol., Montfaucon, À l’asard Bautezar !, 2020. (Vol. 1 : Au Mas dóu Juge, Préface autobiographique des Isclo d’Or, 343 p. ; Vol. 2 : La riboto de Trenco-Taio, 280 p.) (Jean-Yves Casanova) ...... 353 James Thomas, Grains of Gold. An Anthology of Occitan Literature, London, Francis Boutle Publishers, 2015, 775 p. (Jean-François Courouau) ...... 359

Elisabetta Barale (éd.) La Généalogie, la vie, les miracles et les mérites de Saint Foursy, Paris, Classiques Garnier (Textes littéraires du Moyen Âge 47), 2018, 252 p. (May Plouzeau) ...... 365 HOMMAGE

Jean-Marie Petit (1941-2020)

En apprenant le décès de Jean-Marie Petit, ma pensée va en premier lieu à son épouse, Odette Camproux, à qui la Revue des langues romanes présente ses condoléances. Elle se retourne aussi, spontanément, vers le passé, et je ressens immédiatement un sentiment de vide profond et comme une sorte d’injustice : de l’équipe d’occitanistes des années quatre-vingts de l’université Paul-Valéry, me voilà désormais seul ; tour à tour Charles Camproux (dont Jean-Marie était le gendre), puis Marcel Barral, puis Christian Baylon, puis Robert Lafont sont partis. C’est au tour de Jean-Marie aujourd’hui, et j’avoue que « je ne m’y fais pas », comme on dit. Avant d’évoquer le professeur, le dialectologue, le lexicologue et le poète, c’est le collègue et l’ami que je voudrais rappeler. Notre dernière rencontre remonte à cinq ans, lors de l’anni- versaire que mes enfants avaient organisé à l’occasion de mes quatre-vingts ans ; la première remontait à 1964, au stage de l’Institut d’études occitanes qui, cette année-là, se tenait à Decazeville, dans l’Aveyron. Entre-temps, c’est presque une trentaine d’années passées ensemble à l’université ; avec Robert Lafont et Jean-Claude Bouvier notamment, j’étais de son jury de thèse d’État, une thèse soutenue à Aix-en-Provence et pour laquelle il avait obtenu la mention « Très Honorable ». Nos ensei- gnements ont été parallèles, et nous n’avons pas eu l’occasion de travailler ensemble dans le même certificat, mais nos rencontres ont été toujours amicales, évidemment, mais aussi très bavardes ; 204 REVUE DES LANGUES ROMANES combien de fois, sur le parking de la Fac, avons-nous « taillé des bavettes » sur tous les sujets qui nous venaient à l’esprit : amusants, sérieux, tout y passait. À ce propos, un jour que nous parlions d’occitan et d’action occitane, je me souviens de la phrase de conclusion de notre échange d’idées, phrase qu’il avait lâchée soudain avec fermeté : « Le premier acte révolutionnaire, si on veut mettre les choses sur ce plan, c’est d’abord de parler sa langue ». Parler sa langue, tout est là, et avant toute chose. Ce principe, il l’a appliqué toute sa vie, à l’université bien sûr, mais aussi dans ses écrits de poète ou de chercheur. Comme Charles Camproux, Jean-Marie Petit a été dialectologue ; sa thèse appartient à cette direction de recherches et il a travaillé à l’Atlas linguistique du Languedoc oriental. Cela l’a conduit à orienter ensuite une large part de son enseignement vers la lexicologie et l’étude des dictionnaires. Curieux donc de tout ce qui concerne le domaine occitan, il a d’abord travaillé, en compagnie de Jean Téna (professeur d’espagnol à l’Université Paul-Valéry), à un Romancero occitan, paru chez François Maspero, en 1971 (édition bilingue) ; l’ouvrage recense une bonne centaine de pièces occitanes, dont la thématique est commune avec les romances espagnols, chansons populaires au charme toujours opérant : O ! lo polit parèu ! Ne’n son mòrts d’amoreta ! Lo paire n’a grand tòrt que non la li donava : lo galant n’a ‘nncar mai que non la desraubava ! Cela me conduit à évoquer le poète qu’a été Jean-Marie, qui a publié un bon nombre de petits recueils chez Jorn ou à Letras d’oc. Poèmes courts, vers courts, syntaxe réduite, tout est choisi pour l’évocation spontanée, puis pour la rêverie que fonde cette spontanéité. Jean-Claude Forêt (Europe) a écrit à ce propos : « Jean-Marie Petit est un de ces poètes brefs dont l’écriture paraît si naturelle, évidente et limpide qu’ils ne donnent jamais l’impression d’un dépouillement ou d’une quête délibérée de silence » ; cette phrase caractérise bien, me semble-t-il, ces poèmes nés d’une sensibilité qui puise sa nourriture dans la langue des gens de peu, modestes travailleurs de nos vignes, dans la langue des plantes, celle de leurs noms. La langue, l’occitan, le respect HOMMAGE À JEAN- MARIE PETIT (1941- 2020) 205 de Jean-Marie pour « sa » langue et la connaissance profonde qu’il en avait, riche lexicalement mais surtout proche de la vie, la vie de nos campagnes, de nos villages, de nos caves et de nos jardins. J’ai sous la main Erbari (Herbier), publié chez Jorn en 2011. J’aime beaucoup ce petit livre présenté avec soin. Plutôt que de faire des phrases, je préfère rappeler ici un court poème sur une bien jolie plante, le liseron (la correjòla) : T’ai fach un vestit de folhum per las noças del vent e danças liura pè descauç sus la tèrra doça dels meus que t’ai donada liura ja de nosautres. Lo sorelh es a tu. C’est simple, c’est libre, c’est expressif et c’est « vrai ». Je vois là une sorte de dénominateur commun dans les recueils de Jean-Marie, même quand les sujets diffèrent, deLo pan, la poma e lo cotèl à D’aquesta man del jorn, en passant par Bestiari, aubres, vinhas ou Patarinas. Et j’y vois, et j’entends surtout, la langue dans son naturel, sa saveur et sa libre expression. Dans la dédicace qu’il m’a adressée en m’offrantErbari, Jean-Marie se dit poèta de pauc dins sa lenga caparuda de paure. Tout Jean-Marie est là, poète discret et modeste, mais qui s’exprime dans sa langue avec entêtement (l’acte révolutionnaire ?), une langue « de pauvre », celle des gens simples. Une langue que nous te remercions d’avoir enrichie de ta poésie pour en montrer fièrement la noblesse.

Paul Fabre Professeur émérite de l’université Paul-Valéry

LA RÉCEPTION DES TROUBADOURS AU MOYEN ÂGE (OC ET OÏL)

1 - La poésie lyrique

Études réunies par

Valérie FASSEUR

Avant-propos

Évoquer la réception médiévale des troubadours en terre d’oc et en terre d’oïl renvoie à un processus presque immédiat, attesté dans une production littéraire qui appartient à la même époque que la poésie dont elle se fait le réceptacle, privé de cet écart temporel ou géographique qui autorise la lecture distanciée d’un Aragon dans La leçon de Ribérac, la fixation des figures de troubadours dans tel rôle emblématique assigné par Dante, ou la reconstruction quasi mythique d’une époque littéraire par une autre, comme celle dont témoigne La Fabrique du Moyen Âge au XIXe siècle (Bernard-Griffiths et alii, 2006). Dans le cadre du vaste projet scientifique, englobant toutes les époques, portant sur la réception des troubadours dont Jean-François Courouau et Daniel Lacroix ont eu l’initiative 1, le présent dossier, qui occupe deux fascicules de la Revue des Langues romanes, exige une approche particulière de la notion de réception : limité à la temporalité et à la géographie les plus proches, il observe la genèse du phénomène de réception de la lyrique des troubadours, le moment où, dans les aires les plus proches et alors que la littérature en langue romane est en cours de formation, des poètes constituent le public originel d’autres poètes qui ne se nomment pas encore ainsi. Le phénomène bien réel d’émulation immédiate qui a entouré la production des troubadours n’a pas été, d’abord, étudié sur le mode de la réception, au sens théorique où l’entend H. R. Jauss, mais sur celui du « rayonnement » (Touber, 1998) ou

1. Il s’agit d’un projet coordonnant les universités de Bordeaux, Gérone, Montpellier, Pau et Toulouse. 210 REVUE DES LANGUES ROMANES de la « diaspora 2 », c’est-à-dire au regard premier d’un tissage géographique 3. La synthèse de Maria Luisa Meneghetti (1984), en adoptant le point de vue théorique de la réception, fait figure d’exception et fonde tout un champ heuristique. L’ensemble de la critique en lien avec le sujet se limite la plupart du temps à des observations ponctuelles, au repérage d’allusions, à la mise au jour d’effets intertextuels ou citationnels, abondants, de fait, dès les premières manifestations de la poésie des troubadours, qui puise dans ces jeux son émulation, sa faculté d’expansion et de renouvellement. Comme le montre Walter Meliga (2018), l’étude de ces relations permet de comprendre comment l’activité des troubadours se construit dès ses origines comme une dynamique de réseaux. L’émulation est si active qu’en à peine deux siècles, la conscience d’un épuisement créatif taraude les poètes, dont Guiraut Riquier, dans une formule célèbre, exprime la lassitude et l’impuissance : Mas trop suy vengutz als derriers 4 En réponse à l’essoufflement de la lyrique, lexiii e siècle développe, sous prétexte d’en préserver la mémoire, une attitude de renouvellement formel (voir par exemple D. Rieger, 2016), aussi vivace au Nord qu’au Sud. Chansonniers constitués en anthologies, mais développant aussi ces gloses d’un nouveau genre que sont les Vidas e Razos ; procédé citationnel à l’œuvre dans les romans à insertions lyriques (McCann Boulton, 1993 ; Paden 1993 ; Simó Torres, 1999) ou dans le Breviari d’Amor ; allusions voilées, réservées à un public de connaisseurs au sein d’un corpus par définition impossible à cerner : autant de formes de réception qui impliquent la plupart du temps un réinves- tissement herméneutique, moteur d’une vitalité à laquelle la bataille de Muret, contrairement à une idée reçue encore vive à

2. Par exemple, le colloque « La diaspora occitane au Moyen Âge : la culture occitane en Occitanie et ailleurs », hommage à Linda Paterson organisé par Simon Gaunt et Ruth Harvey, Londres, King’s College, 5-7 juin 2008. 3. Il s’agit dans ces travaux, en observant des méthodologies très différentes mais toujours philologiques, de reconstituer des réseaux de troubadours à partir d’un critère géographique. Il est impossible d’en établir une bibliographie exhaustive. Retenons, à titre d’exemple, ceux de Miriam Cabré (1999 ; 2011 ; 2017), Gilda Caïti- Russo (2005 ; 2016). 4. Guiraut Riquier, Be·m degra de chantar tener : voir Longobardi 1982, v. 16. AVANT-PROPOS 211 date récente 5, n’a pas porté de coup d’arrêt. Bien au contraire, la croisade albigeoise, au même titre que les croisades d’Orient, a pu favoriser l’échange des cultures du Sud et du Nord, d’oc et d’oïl, et même être le vecteur d’une mutuelle innutrition (Beltran et alii, 2014 ; Fasseur, 2016). La croisade albigeoise, cependant, n’a fait que prolonger et amplifier un phénomène déjà repérable bien plus tôt : la généa- logie et l’histoire personnelle d’Aliénor d’Aquitaine, on le sait, ont suffi à amorcer la diffusion de la poésie méridionale en terri- toire anglo-normand ou champenois (voir par exemple A. Rieger 1995, 207). La littérature d’oïl offre des témoignages de cette circu- lation et de la connaissance de la lyrique d’oc par les poètes du Nord : souvenir diffus des troubadours dans les romans antiques (Heintze, 1988), mise en fiction des figures de Guillaume IX d’Aquitaine et Marcabru dans Joufroi de Poitiers (Sakari, 1993), citations « oïlisées » de troubadours dans les narrations à inser- tions lyriques, et, plus généralement, « polarité globale », selon l’expression de Pierre Bec (1995, 163) : les exemples ne manquent pas. Ce n’est pas à leur récapitulation que tendent les contribu- tions ici réunies, mais à l’analyse des modalités de réception, considérées dans leur diversité. Dans cette perspective, les deux volets de ce dossier ne s’ordonnent pas selon la répartition géographique qui consis- terait à scinder le Nord et le Sud, la réception des troubadours dans leurs propres terres et dans celles d’oïl. La nature de l’inflé- chissement herméneutique entraîné par l’acte de réception, voire son écart par rapport à l’œuvre première, dépendent en effet largement, autant que du décalage temporel et du territoire, de la distance générique que l’œuvre réceptrice instaure vis-à-vis de sa source, et c’est cette approche littéraire qui a présidé à la structu- ration du dossier. Tandis que la relation de réception, simultanée, s’instaure sur le mode dialogique dans le « partimen d’En Coine et En Raimbaut », elle s’avère d’ordre compositionnel, spécu- laire, dans les œuvres non lyriques. Elle consiste en une véritable « récupération herméneutique » (Compagnon, 1979), qui atteint son paroxysme dans les Vidas e Razos ou le Breviari d’Amor.

5. Pour une remise en question de la persistance de ce regard « décadentiste » dans l’héritage pourtant ancien de Joseph Anglade (1905), voir par exemple Beltran et alii (2014). 212 REVUE DES LANGUES ROMANES

Le traitement de la musique participe pleinement d’une « esthétique de la réception » (Jauss, 1990) avant l’heure, qui sous-tend celle du texte, avec d’identiques subtilités. En musique ou en texte, plus le jeu citationnel est discret, plus il est exigeant. Non seulement parce qu’il sollicite la connaissance et le discernement du public au sein duquel il opère une forte hiérarchisation, toute courtoise, puisqu’il en détermine le degré de distinction, mais aussi parce qu’il fonctionne à l’image de ce qu’Alain de Libera (1984), réactualisant en d’autres termes la notion de « champ de présence » 6 élaborée par Michel Foucault, observe à propos de l’argument d’autorité : moins la citation est visible, moins elle est rapportée à son auteur, plus elle révèle que l’autorité, la notoriété d’un discours, en l’occurrence poétique, a été assimilée, incorporée, par la mémoire collective. Voilà qui pose un problème méthodologique que l’ensemble des contributions ne prétend pas résoudre. Pour qu’il soit possible, sans abus de langage et pour pallier les difficultés définitoires analogues à celles que posent les contours de l’inter- texte, de parler de réception, il est nécessaire qu’existe entre l’œuvre source et l’œuvre réceptrice un continuum identifiable 7. D’autre part, la citation qui serait la plus à même de révéler l’autorité d’une figure de serait celle qui ne lui serait pas nommément rapportée et procéderait du sous-entendu d’un acquiescement collectif : une citation dont les vertus gnomiques pourraient masquer l’identité auctoriale aux yeux des ignorants. Or la distance temporelle qui nous sépare des œuvres étudiées brouille inévitablement notre faculté d’identifier de telles citations, dont l’efficacité reposait pourtant sur l’immédiateté de leur perception par le meilleur du public contemporain. Le moment est venu de consentir aux limites de notre investigation, corollaires du redoublement du phénomène de réception qu’im- plique de lire, en tant que médiéviste d’aujourd’hui, la lecture

6. M. Foucault (1986, 77) définit ainsi le « champ de présence » : « tous les énoncés déjà formulés ailleurs et qui sont repris dans un discours à titre de vérité admise, de description exacte, de raisonnement fondé ou de présupposé nécessaire ; il faut entendre aussi ceux qui sont critiqués, discutés et jugés, comme ceux qui sont rejetés et exclus. » 7. Sans cela, l’étude ne peut consister qu’en une comparaison/juxtaposition de corpus, comme celle à laquelle se livre Pierre Bec (1995, 163), en soulignant les limites méthodologiques de l’exercice. AVANT-PROPOS 213 opérée par des poètes de jadis de poètes antérieurs. Comme l’écrit Jean Starobinski à propos de la pensée de Jauss (1990, 10) :

Tout critique, tout historien, parle à partir de son lieu présent. Mais rares sont ceux qui en tiennent compte pour en faire l’objet de leur réflexion. Le panorama que nous proposons de la réception des troubadours au Moyen Âge Âge en terres d’oc et d’oïl ne peut que se trouver faussé. Il n’est ainsi pas sûr que les références à Jaufré Rudel ne soient pas sur-représentées, tandis que la discrétion de Guillaume IX d’Aquitaine, de Guiraut de Bornelh, « maître des troubadours » selon sa vida, d’Aimeric de Peguilhan ou de Marcabru n’est pas à la mesure du renom de ces troubadours en leur temps ni de la récurrence de leur présence dans la litté- rature qui leur a immédiatement succédé. La perspective d’une étude de la réception a par ailleurs tout naturellement incité les contributeurs à envisager les œuvres dans lesquelles l’acte de réception était manifeste ou réputé tel, à observer le phénomène de réception à partir d’elles, plutôt que de partir d’un élément lyrique diversement reçu ; les multiples remplois de l’alouette de Bernart de Ventadorn, tant au Nord qu’au Sud, selon des modalités citationnelles et herméneutiques fort variées, auraient pu donner une vision kaléidoscopique du processus. Puisse ce dossier, dans son incomplétude nécessaire, donner l’essor à d’autres travaux qui témoigneront de l’extraordinaire moteur créatif que fut, dès son origine, le trobar.

Valérie Fasseur Université de Pau et des Pays de l’Adour (ALTER)

Références bibliographiques

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Libera Alain de, 1984. « De la lecture à la paraphrase ; remarques sur la citation au Moyen Âge », Langages 73, 17-29. Longobardi Monica (éd.), 1982. I vers del trovatore Guiraut Riquier, Pacini. Meliga Walter, 2018. « Posizione e diffusione dei primi trovatori », dans « Que ben devetz conoisser la plus fina ». Per Margherita Spampinato, Mario Pagano (dir.), Avellino, Edizioni Sinestesie, 567-582. Meneghetti Maria Luisa, 1984. Il pubblico dei trovatori. La ricezione della poesia cortese fino al XIV secolo, Torino, Einaudi. Paden William, 1993. « Old Occitan as a Lyric Language : The Insertions from Occitan in Three Thirteenth-Century French Romances », Speculum 68, No 1, 36-53. Rieger Angelica, 1998. « Relations interculturelles entre troubadours, trouvères et Minnesänger au temps des croisades », dans Le rayonnement des Troubadours, Actes du colloque de l’AIEO, Anton Touber (dir.), Amsterdam, 16-18 octobre 1995. Amsterdam, Rodopi, 201-225. Rieger Dietmar, 2016. « Tot est dit. Le concept du ‘nouveau’ dans la littérature médiévale en France », dans Esclarzir paraul’escura. Regards sur la diversité des lettres médiévales, Paris, Garnier, 246-268. Sakari Aimo, 1993. « L’influence de la poésie lyrique des troubadours dans Joufroi de Poitiers », dans G. Hilty (éd.), XXe Congrès International de Linguistique et Philologie Romanes, t. V, Tübingen/Basel, 355-367. Simó Torres Merixtell, 1999. La arquitectura del ‘roman courtois’ con inserciones líricas, Berne, Peter Lang. Starobinski Jean, 1990. « Préface », H. R. Jauss, Pour une esthé- tique de la réception, trad. française de Claude Maillard, Paris, Gallimard, 7-21. Touber Anton (dir.), 1998. Le rayonnement des Troubadours, Actes du colloque de l’AIEO, Amsterdam, 16-18 octobre 1995, Amsterdam, Rodopi.

Vie et survie de la tradition auvergnate

Dans l’imagination médiévale, l’Auvergne est un pays merveilleux. L’homme qui cherche à mettre sa virilité à l’épreuve y trouve la possibilité d’avoir des rapports sexuels 188 fois en une semaine (Jeanroy 1927, 8 sq., Farai un vers pos mi sonelh a lieu en Alvernhe part Lemozi, v. 13). Le pénitent qui veut faire un pèlerinage y découvre un site agréable, sans mouches, sans araignées, où les égouts dégagent une odeur de sainteté (Banks- Binns 2002, III, 10, 574). Celui qui est désireux de visiter une forêt enchantée peut y apercevoir quelque valeureux chevalier se transformer en loup-garou, dévorer des enfants et reprendre forme humaine au moment où on lui tranche la jambe (Banks- Binns 2002, III, 120, 812 sq.). En réalité, l’Auvergne était au Moyen Âge une région rude, pauvre et difficilement accessible (Paterson 1993, 96). C’est dans ce pays merveilleux et dur à la fois que la poésie des troubadours, après avoir pris racine dans la région aquitano- limousine, s’est épanouie (Jeanroy 1934, I, 158). Si le terrain auvergnat s’est avéré propice à la culture du gai saber, c’est que pendant un siècle environ, toutes les conditions nécessaires à une telle floraison sont remplies : un troubadour de premier ordre qui établit la norme tandis que d’autres talentueux y aspirent, un protecteur généreux qui encourage et rémunère la production de chansons, et un concours annuel où les troubadours affluent des quatre coins du pays pour présenter leurs dernières compositions devant un jury d’amateurs, en constituent les principales fondations. Ajoutez à cela les compilateurs passionnés qui font 218 REVUE DES LANGUES ROMANES des anthologies, et les composantes sont alors en place pour la conception, l’élaboration et la perpétuation d’une tradition auvergnate. Peire d’Alvernhe lance l’idée ; le Dalfin d’Alvernhe cautionne les efforts ; la Cour du vérifie la qualité ; Bernart Amoros, Miquel de la Tor et Uc de Saint-Circ consignent les résultats par écrit pour la postérité. Examinons ce phénomène d’un peu plus près. Peire d’Alvernhe, le premier troubadour à gagner une réputation très répandue pour ses chansons, était fier de ses attaches auvergnates. Au lieu de s’identifier à un château précis (comme Bernart de Ventadorn) ou à une ville particu- lière (comme ), Peire semble considérer l’Auvergne entière comme sa demeure. Par conséquent, toute la renommée acquise par ce troubadour revenait à la gloire de la région dont il portait le nom. Dans son satirique, Cantarai d’aqestz trobadors, Peire fait l’éloge de sa propre valeur et rabaisse dans le même élan celle de ses rivaux professionnels. Passant en revue une douzaine de troubadours actifs à l’époque, dont deux Auvergnats, Peire expose les défauts de chacun et se couvre de louanges : Peire d’Alvergne a tal votz Que canta de sus e de sotz, E lauza·s mout a tota gen ; Pero maïstres es de totz, Ab c’un pauc esclarzis sos motz, C’a penas nuilz hom los enten 1. Peire d’Auvergne a une telle voix qu’il chante haut et bas, et il chante ses propres louanges à tout le monde ; enfin, il est le maître de tous, pourvu qu’il éclaircisse un peu ses mots, car c’est à peine si quelqu’un les comprend. Bien sûr, tout le monde comprend les paroles de Peire. Aucun des troubadours qu’il vient de ridiculiser ne lui demandera de s’exprimer plus clairement. La plaisanterie est entendue. Mais Peire d’Alvernhe ne plaisante pas toujours. Il a aussi un côté sérieux. Il est le premier et unique troubadour à utiliser l’expression « amour courtois » (cortez’amors), et il ne manque pas de le mettre en contexte : l’amour de la domna, aussi parfaite soit-elle, n’est en fin de compte qu’un sentiment profane. Dans la

1. Cantarai d’aqestz trobadors : voir Del Monte 1955, 118 sq., v. 79-84. VIE ET SURVIE DE LA TRADITION AUVERGNATE 219 mesure où l’amour courtois détourne l’homme du droit chemin imposé par Dieu, il doit être abandonné : Mas so non pot remaner, Cortez’ amors de bon aire, Don mi lais esser amaire, Tan m’agrada a tener Lai on vol sanhs esperitz 2. Mais il n’y a pas moyen de faire autrement, mon noble Amour courtois ; donc, je cesse d’être amant, tant je prends plaisir à me tenir là où le Saint-Esprit le veut.

Bernart Marti n’exagère pas quand il suggère qu’on a du mal à distinguer chez Peire d’Alvernhe le troubadour de l’ecclésiastique : E quan canorgues si mes Pey d’Alvernh’ en canongia, A Dieu per que·s prometia Entiers que pueys si fraysses ? Quar si feys fols joglares, Per que l’entier pretz cambia 3. Et quand Peire d’Auvergne fut entré comme chanoine dans un canonicat, pourquoi se promettait-il entièrement à Dieu, pour ensuite se briser ? Car il se transforma en fol jongleur, de sorte qu’il change son renom entier. Jongleur ou chanoine, Peire d’Alvernhe est constamment à la recherche d’une nouvelle manière de chanter : Chantars m’a tengut en pantays, Cum si chantes d’aytal guiza Qu’autruy chantar non ressembles, Qu’anc chans no fon valens ni bos Que ressembles autruy chansos 4. Mon souci angoissé est de chanter d’une manière qui ne ressemble à aucune autre ; le chant qui rappelle celui d’un autre ne vaut rien.

Cette chanson se termine par une signature qui souligne l’identité auvergnate de ce troubadour novateur :

2. Gent es, mentr’om n’a lezer : voir Del Monte 1955, 98 sq., v. 57-61 3. D’entier vers far ieu non pes : voir Hoepffner 1929, 14 sq., v. 31-36. 4. Chantarai pus vey qu’a far m’er : voir Del Monte 1955, 41, v. 3-7. 220 REVUE DES LANGUES ROMANES

Peire d’Alvernhe l’er cofes Tant de servir e d’orazos, Tro que li·n venha guizardos 5. Peire d’Alvernhe sera endetté à l’égard de l’amour tant en service qu’en prière jusqu’à ce qu’il en soit récompensé.

Avec le recul, il est tentant de dire que Peire d’Alvernhe, novateur auvergnat, a prévu son rôle de chef de file d’une tradition. Mais une tradition ne prend pas corps du jour au lendemain ; elle ne peut en tout cas reposer sur l’œuvre d’un seul individu, aussi brillant soit-il. Elle exige en l’occurrence un cénacle de troubadours, auvergnats de naissance ou non, qui se connaissent, se citent, se critiquent, s’admirent et qui savent qu’ils seront les bienvenus en Auvergne. Ils trouvent en effet l’accueil chaleureux dont ils ont besoin à la cour du Dauphin d’Auvergne, comte de Clermont. Hôte bienveillant, mécène libéral, ami fiable, poète occasionnel et arbitre respecté de débats sur l’amour, le Dauphin a été pendant plusieurs décennies l’homme le plus sollicité du monde courtois (Aston 1953, 3 sq. ; Stroński 1907 ; Zufferey 1987, 60). Troubadours et jongleurs de toutes les régions de l’Occitanie fréquentaient sa cour : , Peire de Maensac, Perdigon, Uc de Saint-Circ et probablement la trobairitz Castelloza (Bec 1995, 75 sq.). y a passé plus de vingt ans (Mouzat 1965, 491). Peirol loue le Dauphin pour son affabilité (solatz et amors e cortes sens) 6, pour sa joie et son mérite (joys e pretz 7). Uc de la Bacalaria fait son éloge, voyant en lui quelqu’un qui « connaît la voie et l’œuvre de courtoisie » (sap la via et l’obra de cortesia 8). Gaucelm Faidit et Perdigon s’accordent à dire que lui seul saura trancher judicieu- sement leur différend (q’al Dalfin sia·l plaitz pauzatz | qe·l jutge, o·ns acord’ en patz) 9. Le Comte de Rodez l’admire parce qu’il est expert en amour (que sap ben d’amor cum ella vai e ven e cor) 10 et quant à Guiraut lo Ros, il lui assure que ses bienfaits ne passeront

5. Chantarai pus vey qu’a far m’er : voir Del Monte 1955, loc. cit, v. 50-52. 6. Del sieu tort farai esmenda : voir Aston 1953, 81 sq., v. 46-48. 7. Pos de mon joi vertadier : voir Aston 1953, 77 sq., v. 62. 8. N’Uc de la Bachallaria : Mouzat 1965, 367 sq., v. 72-76. 9. Perdigon, vostre sen digatz : voir Mouzat 1965, 492 sq., v. 61-68. 10. N’Ugo, vostre semblan digatz : voir Jeanroy, Salverda de Grave, 1913, 136 sq., v. 79-83. VIE ET SURVIE DE LA TRADITION AUVERGNATE 221 pas inaperçus et que tout ce qu’il fait est agréable aux gens de mérite (Senher Dalfi, tant sai vostres fags bos, Que tot quan faitz platz et agrad’ als pros) 11. En façonnant l’archétype du chevalier parfait, Elias de Barjols emprunte au Dauphin « ses belles réponses » (sos belhs respos) 12. Ce dernier était évidemment un homme charmant, et le fait qu’il avait deux sœurs très belles n’a sans doute pas nui à son pouvoir d’attraction. Giraut de Bornelh voit en lui quelqu’un qui « apprécie les bonnes chansons » (So di·l Dalfis, que conois los bons chantz) 13 et il lui envoie ses propres compositions dans l’espoir d’obtenir son approbation : Leu chansonet’ e vil M’auria obs a far Qe pogues enviar En Alvergn’ al Dalfi 14. J’aurais besoin de faire une petite chanson facile et vile pour envoyer en Auvergne, au Dauphin.

Ailleurs, Giraut conseille au jongleur Cardalhac de rendre visite au Dauphin : E si anatz lai vas Rodes Ni passatz entrels montaniers, Laitz freitz no·us tengua ni tempiers Que al Dalfin non siatz la calenda, E no·us calra preiar qu’el vos entenda 15. Et si vous allez là-bas vers Rodez et que vous passez parmi les montagnards, que le froid extrême et les tempêtes ne vous empêchent pas d’être chez le Dauphin à Noël, et vous n’aurez pas besoin de lui demander de vous écouter. Toutes les bonnes qualités pour lesquelles le Dauphin était admiré sont comprises dans ce que lui-même appelle sa « courtoisie 16 ». Par « courtoisie » il entend, me semble-t-il, l’ensemble des qualités énumérées laconiquement quelques années auparavant par l’auvergnat Garin lo Brun :

11. Auiatz la derreira chanso : voir Mahn 1886, III, Guiraut lo Ros, 174 sq., v. 43-44. 12. Belhs-Guazanhs, s’a vos plazia : voir Stroński 1906, 2 sq., v. 21. 13. Per solatz reveillar : voir Sharman 1989, 467 sq., v. 83. 14. Leu chansonet’ e vil : voir Sharman 1989, 283 sq., v. 1-4. 15. Cardaillac, per un sirventes : voir Sharman 1989, 399 sq., v. 68-72. 16. Vergoingna aura breument nostre evesques chantaire : voir Labareyre 1976, 54 sq., v. 31-34. 222 REVUE DES LANGUES ROMANES

Cortesia es en guarnir E en gent acuillir ; Cortesia es d’onrar E es en gen parlar ; Cortesia es en solatz 17. La courtoisie consiste à pourvoir et à accueillir noblement ; la courtoisie consiste à honorer et à parler noblement. La courtoisie consiste en solatz.

Il ressort de cette définition que la courtoisie n’existe que dans la collectivité. Les actions de garnir, d’acuillir et d’onrar requièrent quelqu’un qui les reçoive. De plus, on ne peut pas pratiquer gen parlar dans la solitude. Solatz, en soi intraduisible, renferme la joie, la satisfaction et l’enjouement ressentis par les hommes et les femmes qui participent à cette vie en communauté. Autrement dit, la « courtoisie » du Dauphin naît et se nourrit de sa cour. Le solatz de la cour du Dauphin est devenu légendaire bien avant la mort de son seigneur (Paterson 1993, 102). Il est évoqué avec nostalgie par le jongleur dans le poème narratif Abril issia de Raimon Vidal : Et si anc genta cort vi hom Ni de bon solatz si fo sela ; Non y ac dona ni donzela Ni cavayer ni donzelo No fos pus francx d’un auzelo C’om agues noirit en sa man. Aqui trobey senher sertan, E companha ben entenduda Per qu’ieu laisei dans una muda A gran joya, si Dieu mi sal. E si s’avenc entorn nadal, C’om apela kalendas lay, Venguem e fom ses tot esmay, A Montferrat sus e·l palaitz ; E s’anc vis homes essenhatz Ni ab baudor, so fom aqui. (Huchet 1992, 46 sq., v. 142-157)

17. L’Ensegnamen alla dama : voir Bruno 1996, 88, v. 457-461. Solatz : ‘divertissement’, ‘amusement’, ‘joie’, ‘plaisanterie’, ‘entretien’, ‘conversation’, ‘compagnie’, ‘société’. VIE ET SURVIE DE LA TRADITION AUVERGNATE 223

Si on vit jamais cour agréable et de bonne compagnie, ce fut celle-là ; il n’y avait pas là dame ou damoiselle, chevalier et damoiseau qui ne fût plus pur qu’un oiseau qu’on aurait nourri dans sa main. J’ai trouvé là un seigneur parfait et une compagnie d’excellents connaisseurs, c’est pourquoi je laissai les épreuves pour quelque temps avec une grande joie, que Dieu me sauve. Il arriva ainsi qu’aux alentours de Noël, qu’on appelle « calendes » là-bas, nous résidâmes à Montferrand et fûmes installés, insouciants, en haut dans le palais. Et si jamais on vit des hommes cultivés et allègres, ce fut nous qui étions là.

La réputation croissante de l’activité poétique qui agite l’Auvergne pousse quelqu’un à organiser un concours au Puy-en-Velay, qui était depuis longtemps un lieu de pèlerinage très fréquenté (Lejeune 1962, 375 ; Varvaro 1960, 22, 49 18). On ne peut préciser ni à quel moment ni dans quelles circonstances le concours du Puy a commencé, et on ignore également de quelle manière il était organisé à l’origine, néanmoins on a raison de croire qu’il existait déjà vers le milieu du xiie siècle (Paterson 1993, 96 sq.). Trois troubadours actifs entre 1140 et 1160, donc contemporains de Peire d’Alvernhe, font allusion au Puy 19. Bernart Marti parle d’un épervier qui prendra son vol vers la plus belle dame de l’assemblée : L’esparviers, ab bel semblant Va del Pueg ves leis volant : La longua trencada, Pren lai sa volada 20. L’épervier de belle apparence s’envole du Puy vers [la meilleure]. La longe tranchée, il prend son vol vers elle.

Bernart de Ventadorn exprime le désir que sa nouvelle chanson soit chantée au Puy parce qu’il est d’avis que plus elle sera chantée, meilleure elle deviendra : Lo vers, aissi com om plus l’au, Vai melhuran tota via.

18. Perrel (1976, 104) est persuadé que le Dauphin a présidé la cour poétique du Puy. 19. Appel (1928, 30) est d’avis que Raimbaut d’Aurenga, lui aussi, fait allusion à la cour du Puy. 20. Bel m’es lai latz la fontana : voir Hoepffner 1929, 8sq ., v. 51-54. 224 REVUE DES LANGUES ROMANES

E i aprendon per la via Cil c’al Poi lo volran saber 21. Elle s’améliore toujours plus, cette chanson, plus on l’entend. Et qu’ils l’apprennent le long des chemins, ceux qui au Puy voudront la savoir.

Rigaut de Berbezilh, lui, semble tenir la Cour du Puy pour une tribune où l’amant fautif peut admettre son tort devant un auditoire compatissant qui trouvera le moyen de le réconcilier avec sa dame : Atressi con l’orifanz, Que quant chai no·s pot levar Tro li autre, ab lor cridar, De lor voz lo levon sus, Et eu voill segre aquel us, Que mos mesfaitz es tan greus e pesanz Que si la cortz del Puoi e lo bobanz E l’adreitz pretz dels lials amadors No·m relevon, iamais non serai sors, Que deingnesson per mi clamar merce Lai on preiars ni merces no·m val re 22. Juste comme l’éléphant qui ne peut se lever quand il tombe jusqu’à ce que les autres le soulèvent au moyen de leur voix, moi aussi je veux faire autant, car mon méfait est si terrible et grave que, si la Cour du Puy et son beau monde ne me soulèvent pas et que la juste valeur des amants loyaux, daignant crier merci de ma part là où les supplications et la merci ne me valent rien, jamais je ne me lèverai. À la fin duxii e siècle, la Cour du Puy était une entreprise si complexe qu’il fallut quelqu’un pour la gérer. Le Moine de Montaudon, auvergnat des environs d’, fut désigné seigneur du Puy Sainta Maria, chargé d’accorder l’épervier, fonction qu’il détenait jusqu’à la suspension du concours : E fo faichs seingner del Puoi Sainta Maria e de dar l’esparvier. Lonc temps ac la seingnoria de la cort del Puoi, tro que la cortz se perdet. (Boutière-Schutz 1973, 307)

21. Ges de chantar no·m pren talans : voir Lazar 1966, 100 sq., v. 57-60. 22. Atressi con l’orifanz : voir Varvaro 1960, 121 sq., v. 1-11. VIE ET SURVIE DE LA TRADITION AUVERGNATE 225

Et il fut fait seigneur du Puy Sainte-Marie, avec le privilège de donner l’épervier. Longtemps il eut la seigneurie de la cour du Puy, jusqu’au moment où la cour disparut.

Alors que le Puy atteint son apogée, son seigneur le Moine de Montaudon regarde en arrière. Il veut continuer le travail commencé par son compatriote Peire d’Alvernhe. Dans un sirventes bâti sur le schéma métrique de Cantarai d’aqestz trobadors, le Moine annonce : Pos Peire d’Alvernh’a cantat Dels trobadors que son passat, Cantarai ieu al mieu escien D’aquels que pueys se son levat ; Et ia no n’aian cor irat S’ieu lor malvatz fagz lor repren 23. Puisque Pierre d’Auvergne a chanté les troubadours qui sont passés, moi, je chanterai, selon ma connaissance, ceux qui se sont élevés depuis ; et qu’ils n’en aient pas le cœur courroucé si je leur reproche leurs méfaits. Il se met à dénigrer quinze de ses contemporains, y compris des figures célèbres telles qu’, , Gaucelm Faidit, , Arnaut de Maroill, et Folquet de Marselha. À l’instar de son devancier Peire d’Alvernhe, le Moine n’épargne pas même les troubadours de provenance auvergnate. En effet, l’auvergnat Guilhem de Saint Leidier est sa première cible 24 : Lo primiers es de Sanh Desdier Guillems, que chanta voluntier ; Et a chantat mot avinen, Mas quar son desirier non quier, No·n pot aver nulh bon mestier ; Et es d’avol aculimen. (v. 7-12) Le premier est de Saint-Didier, Guillaume, qui chante volontiers et il a chanté des mots agréables mais, puisqu’il ne désire pas sa « désirée », il ne peut en avoir vraiment besoin et il reçoit un mauvais accueil.

23. Pos Peire d’Alvernh’a cantat : voir Routledge 1977, 153 sq., v. 1-6. 24. Le premier poète attaqué dans les sirventes de Peire d’Alvernhe était Peire Rogier, lui aussi auvergnat. 226 REVUE DES LANGUES ROMANES

À propos de l’auvergnat Peirol, le Moine observe : Lo quartz Peirols, us Alvernhatz, Qu’a trent’ans us vestirs portatz ; Et es plus secs que lenh’ arden, E totz sos cantars pejuratz, Qu’anc, pus si fon enbaguassatz, A Clarmon no fetz chan valen. (v. 25-30) Et le quatrième, Peirol, Auvergnat, qui a porté trente ans un seul vêtement, et il est plus sec que du bois à brûler et tout son chanter est devenu pire car jamais, depuis qu’il s’est débauché à Clermont, il n’a fait chant qui vaille. À la lumière des relations de Guilhem de Saint Leidier et Peirol avec les deux sœurs du Dauphin dont ils étaient les amants courtois 25, il devient évident que le Moine implique le Dauphin dans sa satire. Car si Guilhem de Saint Leidier n’est pas le bienvenu, c’est que le Dauphin ne l’a pas accueilli, et si Peirol n’a pas de jolis vêtements, c’est que le Dauphin ne lui en a pas donné. Quoique la Cour du Puy cessât d’exister du vivant du Moine son seigneur, sa mémoire perdure dans les générations qui suivent. Dans la seconde partie de la Canso de la Crozada, qui fut écrite entre 1220 et 1230, Simon de Montfort aurait dit au sujet du jeune comte Raimon de Toulouse : — Joris, so ditz lo coms, no·m detz espaventer. Qui no sap cosselh prendre, l’ora qu’el a mestier, Ja a la cort del Poi no prengua l’esparvier. (Routledge 1992, 1138) — Joris, dit le comte, n’essayez pas de me faire peur. Que celui qui ne sait pas se décider au moment où il le faut ne prenne jamais l’épervier à la Cour du Puy.

25. Voir Boutière-Schutz 1973, 271 : « Et [Guillems de Saint Leidier] entendet se en la marquesa de Polonhac, qu’era sor del Dalfin d’Alverne » ; 303 : « E·l Dalfins si avia una serror que avia nom Sail de Claustra, bella e bona e molt presada, et era moiller d’En Bernart de Mercuor, d’un gran baron d’Alverne. En Periols si l’amava per amor » (« Il courtisa la marquise de Polignac, sœur du Dauphin d’Auvergne. Le Dauphin avait une sœur qui se nommait Sail de Claustra, belle, bonne et fort estimée ; c’était la femme de Bernard de Mercœur, grand baron d’Auvergne »). VIE ET SURVIE DE LA TRADITION AUVERGNATE 227

Nous déduisons de cette remarque que non seulement Simon de Montfort ne se laissera pas intimider par quelqu’un d’aussi indécis que Raimon mais également que le concours du Puy jouit d’un prestige proverbial même après avoir cessé. Qui plus est, le dernier des troubadours, Guiraut Riquier, écrivant vers la fin du treizième siècle, paraît étonnamment bien informé sur ce concours qui aurait été suspendu plus de cinquante années plus tôt. Dans son commentaire sur l’énigmatique canso de Guiraut de Calanso à propos du moindre tiers de l’amour, Guiraut Riquier explique que Guiraut de Calanso, troubadour du xiie siècle, a conçu sa chanson dans le but de la faire juger au Puy : En Guiraut a prezen Fes sa chanso retraire, En que dis son vejaire Primamen a subtil, Lai en la cort gentil Del Puey, qu’esser solia Honrada, que·s fazia Per pretz e per honor, On tug li gran senhor, Baro e cavayer, E donas per entier Pretz ab laus conquerer Venian per vezer La cort onradamens, A far totz faitz plazens, Et a tot per engual, Ensems e general, A donas e senhors, Als mejas, als menors, En Guiraut fes auzir Sa chanso, on cubrir saup son entendemen. (Routledge 1992, 1139) Messire Guiraut fit divulguer sa chanson, où il exprime subtilement son opinion, là-bas dans la noble Cour du Puy qui était jadis honorée, car elle était maintenue pour le mérite et l’honneur. C’est là que tous les grands seigneurs, les barons et les chevaliers ainsi que les dames, tous venaient ensemble pour voir la cour, pour gagner mérite et louanges et pour faire, honorablement, toutes sortes de choses plaisantes. Et à tous équitablement, ensemble et généralement, aux dames et aux 228 REVUE DES LANGUES ROMANES

seigneurs, aux gens des moyennes classes comme aux plus modestes, Messire Guiraut fit entendre sa chanson, tout en sachant en déguiser le sens profond. Au début du xive siècle, le récit 61 des Cento Novelle antiche décrit le Puy de façon assez détaillée. Selon les Cento Novelle, les organisateurs des festivités plaçaient un jeune épervier sur une lance. Celui qui se tient pour suffisamment riche et courageux mettait alors l’oiseau sur son poignet. Il était convenu que cette personne couvrirait les frais de la Cour cette année-là. Les chevaliers et les dames, gais et joyeux, faisaient de belles chansons, de la mélodie aux paroles, et quatre juges étaient chargés de désigner les meilleures (Routledge 1992, 1140). Ces témoignages littéraires révèlent que la Cour du Puy, dont l’existence réelle demeure contestée 26, a longtemps vécu dans la mémoire collective, et en Italie et en France. Elle faisait partie intégrante de la tradition auvergnate. Mais les traditions disparaissent au fil du temps et tombent dans l’oubli lorsqu’elles ne sont pas mises par écrit. En fin de compte, la tradition auvergnate telle qu’elle nous est parvenue consiste en textes rassemblés et copiés par des compilateurs et scribes médiévaux. Les compilateurs de provenance auvergnate étaient fiers de leur identité régionale. C’est cette fierté qui les a poussés à conserver leur patrimoine culturel et qui a motivé deux d’entre eux à signer leurs recueils et à citer leurs origines auvergnates comme une garantie de leur qualité de connaisseur du gai saber. L’un de ces compilateurs se présente ainsi : Eu Bernartz Amoros, clergues, scriptors d’aqest libre, si fui d’Alvergna, don son estat maint bon trobador, e fui d’una villa qe a nom Saint Flor de Planeza. (Zufferey 1987, 80 sq.) Moi, Bernart Amoros, clerc, scribe de ce livre, je suis né en Auvergne, d’où viennent beaucoup de bons troubadours, et je viens d’une ville qui s’appelle Saint Flor de Planeza.

L’autre, ayant quitté sa région natale, insiste encore davantage sur sa provenance auvergnate :

Maistre Miquel de la Tor de Clermon d’Alvernhe si escrius aquest libre estant en Monpeslier. (Zufferey 1987, 157, n. 176)

26. Voir Lejeune 1962, 372 : « Rigaut », insiste, « On n’a pas de raison de douter de l’existence réelle de cette cour du Puy-en-Velay ». VIE ET SURVIE DE LA TRADITION AUVERGNATE 229

Moi, Maître Michel de la Tor de Clermont en Auvergne, j’écrivis ce livre à Montpellier, où je réside.

Les deux recueils en question sont le fameux chansonnier de Bernart Amoros et le Libro di Michele. Il y a en outre un troisième compilateur, Uc de Saint-Circ, qui peut-être plus que les deux autres a contribué à la conservation de la tradition auvergnate. Quoique originaire de Quercy et non d’Auvergne, Uc a passé du temps à la cour du Dauphin. Dans sa vida, qui est généralement acceptée comme étant autobiographique, Uc mentionne le Dauphin d’Auvergne parmi ceux qui l’ont aidé à se faire une réputation de jongleur :

E·l coms de Rodes e·l vescoms de Torena si·l leverent molt a la joglaria, ab las et ab las coblas que feiren ab lui, e·l bons Dalfins d’Alverne. (Boutière-Schutz 1973, 239) Le comte de Rodez, le vicomte de Turenne et le bon Dauphin d’Auvergne lui donnèrent un rang très élevé dans l’art de la jonglerie, en échangeant avec lui des tensons et des couplets. Plus précisément, le Dauphin l’a encouragé dans sa jeune carrière en lui racontant les histoires de certains troubadours de son entourage, histoires que Uc a en mémoire (ou dans son sac) au moment où il quitte l’Occitanie pour l’Italie vers 1220 (Zufferey 1987, 61 sq.). Le premier des « écrits », produit par Uc peu après son arrivée sur le sol italien, est un recueil de razos destinées à accompagner les sirventes de (Poe, 1990, 135). À la fin de cet « écrit » traitant de Bertran de Born (et de son fils), se trouve unerazo dans laquelle le personnage principal est le Dauphin d’Auvergne (Poe, 1990, 134 sq.). Du point de vue thématique, l’inclusion de cette razo est légitime en ce qu’elle évoque les relations tendues entre Richard Cœur de Lion et le roi de France, motif récurrent dans les razos des sirventes de Bertran de Born. Pourtant, la portée de cette razo est autre : Quant la patz del rei de Franssa se fetz e del rei Richart, si fon faitz lo cambis d’Alvergne e de Quaersin ; qu’Alvergnes si era del rei Richart e Quaersins del rei de Fransa, e remas Alvergnes al rei de Franssa e Caersins a·N Richart. (Boutière-Schutz 1973, 294) Lorsque se fit la paix entre le roi de France et le roi Richard, il fut procédé à l’échange de l’Auvergne et du Quercy ; l’Auvergne 230 REVUE DES LANGUES ROMANES

appartenait, en effet, au roi Richard, et le Quercy au roi de France ; et l’Auvergne échut au roi de France, le Quercy au roi Richard. Uc semble s’intéresser vivement à cet accord qui met en relief, du moins implicitement, le lien entre le Dauphin (auvergnat) et lui-même (quercynois). On peut même se demander s’il a conçu cette razo comme une espèce de trait d’union entre le présent écrit qu’il est sur le point d’achever et un projet futur dans lequel le Dauphin d’Auvergne jouera un plus grand rôle. Ce projet ultérieur sera constitué de vidas, dans lesquelles Uc ne laisse jamais échapper l’occasion d’attirer l’attention sur les bienfaits du Dauphin. Dans la vida de Peire de Maensac, c’est le Dauphin qui protège le couple amoureux contre le mari jaloux 27 ; dans la vida de Peirol, c’est aussi lui qui fournit vêtements, chevaux et armes 28 ; dans la vida de Perdigon, c’est encore lui qui offre non seulement vêtements et armes mais aussi une terre et une rente 29. Enfin, dans la vida consacrée à lui-même, le Dauphin prend des dimensions quasi mythiques : Lo Dalfins d’Alverne si fo coms d’Alverne, uns dels plus savis cavalliers, e dels plus cortes del mon, e dels larcs, e·l meiller d’armas, e que plus saup d’amor e de domnei e de guerra e de totz faitz avinenz, e·l plus conoissenz e·l plus entendenz, e que meilz trobet sirventes e coblas e tensos, e·l plus gen parlanz hom que anc fos a sen e a solatz. E per la larguesa soa perdet la meitat e plus de

27. Voir Boutière-Schutz 1973, 301-302 : « Tant cantet d’ella e tant la onret e la servi que la dompna se laisset furar ad el ; e mena la en un castel del Dalfin d’Alverne. E·l marritz la demandet molt com la Glesia e com gran guerra que·n fetz; e·l Dalfins lo mantenc, si que mais no·[i]ll la rendet. » (Il chanta tellement cette dame, tant l’honora et tant la servit qu’elle se laissa enlever par lui ; il l’emmena dans un château du Dauphin d’Auvergne. Le mari la réclama violemment, avec le concours de l’Église, en faisant une rude guerre ; mais le Dauphin soutint si bien Peire que jamais il ne la lui rendit.) 28. Voir Boutière-Schutz 1973, 303-304 : « E·l Dalfins d’Alverne si·l tenia ab se e·l vestia e·ill dava cavals et armas. » (Et le Dauphin d’Auvergne le gardait auprès de lui, l’habillait et lui donnait des chevaux et des armes.) 29. Voir Boutière-Schutz 1973, 408-409 : « E per so sen e per son trobar montet en gran pretz et en gran honor, que·l Dalfins d’Alverne lo tenc per son cavallier e·l vesti e l’arma ab si long temps, e·ill det terra et renda ». (Grâce à son esprit et à son talent de troubadour, il s’éleva à un très haut degré de mérite et d’honneur, tant que le Dauphin d’Auvergne l’agréa comme son chevalier, et lui fournit longtemps des vêtements et des armes, et lui donna une terre et une rente). VIE ET SURVIE DE LA TRADITION AUVERGNATE 231

tot lo sieu comtat ; e per avareza e per sen o saup tot recobrar, e gazaingnar plus que non perdet 30.

Le Dauphin d’Auvergne fut comte d’Auvergne, l’un des chevaliers les plus sages, les plus courtois et les plus généreux du monde ; ce fut le meilleur au métier des armes, et celui qui connut le mieux l’amour, la galanterie, la guerre et tous faits charmants. Ce fut l’homme le plus éclairé et le plus entendu, et qui sut le mieux composer sirventés, couplets et chansons ; et aussi le mieux parlant qui fut jamais tant sérieusement que plaisamment. Par sa largesse, il perdit la moitié et plus de son comté ; mais par avarice et sagesse, il sut tout recouvrer et même gagner plus qu’il n’avait perdu.

Uc de Saint-Circ a sans doute bénéficié lui aussi de la générosité prodigieuse du Dauphin d’Auvergne, mais curieusement il n’en dit pas un mot dans sa propre vida. En revanche, il exprime ailleurs sa reconnaissance à son ancien mécène de lui avoir confié le don qui s’est avéré le plus précieux et le plus durable de tous : le legs auvergnat. Dans la vida sur Peire d’Alvernhe, Uc situe Peire dans l’évêché de Clermont et l’appelle lo premiers bons trobaire que fon outra mon et aquel que fez los meillors sons de vers que anc fosson faichs. C’était d’après Uc le meilleur troubadour du moins jusqu’à l’arrivée de Giraut de Bornelh, qui introduisit une nouvelle mode avec ses cansos (et era tengutz per lo meillor trobador del mon, tro que venc Guirautz de Borneill). Uc conclut cette vida en nous assurant qu’il tient tout ce qu’il écrit de source sûre, car c’est le Dauphin d’Auvergne, compatriote de Peire d’Alvernhe, qui lui a donné les renseignements :

Longamen estet e visquet al mon, ab la bona gen, segon qe·m dis lo Dalfis d’Alverne, en cui terra nasquet 31.

Il demeura et vécut longtemps en ce monde parmi la bonne société selon ce que m’a dit le Dauphin d’Auvergne, qui naquit dans sa terre.

30. Voir Boutière-Schutz 1973, 284 sq. ; F. Zufferey (1987, 61) attire notre attention sur le fait que la biographie du Dauphin est conservée uniquement par les chansonniers de la tradition auvergnate, ABIK. 31. Voir Boutière-Schutz 1973, 264 : variante trouvée dans MSS AB ; Zufferey (1987, 60) décrit Uc comme le « trait d’union entre l’Auvergne et la Vénétie ». 232 REVUE DES LANGUES ROMANES

Or, ce n’est pas seulement dans les vidas que Uc a fait de la publicité pour l’Auvergne. Dans le recueil de poèmes qu’il a compilé pour Alberico da Romano, Uc a mis Peire d’Alvernhe en première position et Peire Rogier, lui aussi auvergnat, en deuxième, reléguant le limousin Giraut de Bornelh maestre dels trobadors, maître des troubadours (Boutière-Schutz 1987, 39 sq.), au troisième plan. La décision d’Uc d’accorder la place d’honneur à Peire d’Alvernhe, initiateur de la tradition auvergnate, a eu des répercussions importantes. Sa compilation, le Liber Alberici, dont la copie date de l’an 1254, a servi de modèle à d’autres chansonniers d’Italie du nord plus tard au xiiie siècle, notamment MSS ADIK parmi lesquels Peire d’Alvernhe figure en tête (Zufferey 1987, 60-62 ; Gröber 1877, 459 sq.). Le parti pris d’Uc de Saint-Circ pour l’Auvergne aurait contribué à l’image que s’est faite Dante des troubadours. Dans le De vulgari eloquentia, Dante cite les vers de six poètes provençaux 32 ; aucun n’est auvergnat. De l’avis de Dante, Bertran de Born a légué les meilleures chansons au sujet des armes, Arnaut Daniel les meilleures chansons d’amour, et Giraut de Bornelh les meilleures chansons célébrant les plus hautes valeurs morales (Botterill 1996, II, ch. 2, 52), mais quand il veut nommer un seul troubadour pour représenter ce qu’il y a de meilleur dans la tradition entière, Dante choisit Peire d’Alvernhe (Botterill 1996, I, ch. 10, 22). Le plus beau de l’Auvergne était pour Dante synonyme du plus beau de l’Occitanie, grâce, dans une large mesure, aux efforts promotionnels de l’ami et protégé du Dauphin d’Auvergne, Uc de Saint-Circ.

Elizabeth Poe Tulane University

32. Bertran de Born, Arnaut Daniel (2 fois), Giraut de Bornelh (3 fois), Folquet de Marselha, Aimeric de Belenoi, Aimeric de Peguilhan. Botterill (1996), II, ch. 2, p. 52, ch. 4, p. 60, ch. 6, p. 64. VIE ET SURVIE DE LA TRADITION AUVERGNATE 233

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Le don (do, don) ou la récompense (avec formes diverses en occitan médiéval ghizardo, guierzardon, guizardo, gazardo) sont des termes du langage juridique en rapport avec les droits et les devoirs entre seigneur et vassaux, qui se matérialisaient par l’échange de certains objets symboliques utilisés dans le rituel de l’investiture au Moyen Âge. Ces objets devaient répondre à deux intentions : marquer le passage de la possession d’une chose d’une personne à une autre, et obéir à un usage consacré de façon que ce passage soit perçu par tous comme un acte ayant valeur juridique. Parmi les objets que Jacques Le Goff range dans cette catégorie, certains sont liés à des traditions anciennes, comme l’anneau, et d’autres apparaissent avec insistance, comme certains vêtements qui tiennent compte des symboles socioculturels, dont la ceinture et le gant (Le Goff, 1977, 360-361). Et comme c’est habituel dans la poétique des troubadours, il n’a pas été difficile de convertir les

* « Il y eut un temps où pour un gant les hommes étaient gais et joyeux ! », dit R. V. Sharman (1989, XLVI). Je remercie la professeure Lluna Llecha de l’uni- versité de Besançon du soin et de l’attention qu’elle a consacrés à la traduction de cet article. Cette étude a été réalisée dans le cadre du projet de recherche Los trovadores : creación, recepción y crítica en la edad media y en la edad contemporánea (FFI2015-68416-P). 236 REVUE DES LANGUES ROMANES mots, les gestes et les symboles de la société féodale en métaphore de la relation amoureuse entre la domna et le troubadour 1. Le thème du don est bien connu des spécialistes de la lyrique des troubadours : la domna remet au troubadour un objet qui lui appartient en récompense de son service loyal et des constantes louanges qu’il fait d’elle dans ses cansos. Le don est donc devenu un jeu littéraire prolifique, qui se matérialise en un objet personnel d’une certaine valeur, comme un anneau ou une broche, mais qui peut aussi être quelque chose de plus personnel et intime, comme une manche, un gant ou un cordon, qui sont en contact direct avec le corps de l’aimée et conservent donc sa chaleur. Depuis le premier troubadour il est évident que le don tan gran reçu de son “Bon Vezí” par Guilhem de Peitieu est sa drudaria confirmée et scellée par la remise deson anel 2. Enquer me menbra d’un mati que nos fezem de guerra fi e que·m donet un don tan gran sa drudari’ e son anel. Enquer me lais Dieus viure tan qu’aia mas manz soz son mantel ! (Gambino 2010, v. 21-22)

Je me souviens encore d’un matin où nous mîmes fin à la guerre, et où elle me fit un grand présent : son amour et son anneau. Dieu fasse que je vive assez longtemps pour mettre mes mains sous son manteau ! Entre 1168 et 1170 3 Raimbaut d’Aurenga a composé deux cansos, qui semblent être de la même époque puisque dans toutes deux

1. Francesco Benozzo (2007) met en rapport le don et sa réciprocité dans l’idéologie de la fin’amor selon les troubadours et le domaine de l’anthropologie religieuse : « una trasformazione di uno stadio più arcaico di adorazione della dea ». 2. V. 22 sa drudari’ e son anel : Gambino (2010, 3, 45) « l’espressione mi sembra un’endiadi, nella quale anel costituisce il complemento di drudaria ; quest’ultimo lemma assumerebbe qui non tanto il significato di ‘intimità amorosa’ (come hanno interpretato fino ad ora tutti gli interpreti […] quanto quello più specifico di ‘oggetto che costituisce pegno della manifestazione d’amore’, quindi letteral- mente l’espressione significherebbe ‘il pegno del suo anello’ o ‘il suo anello come pegno’. Questa accezione è attestata da numerosi esempi sia in francese antico […] FEW, III, p. 165b 8 druerie « gage d’amour, cadeau galant » ; e la voce druderia del TLIO. — anel : simbolo di fedeltà feudale, simboleggia qui la fedeltà. 3. La chronologie de plusieurs poèmes des troubadours aussi bien que l’identification de certains senhals est, encore aujourd’hui, un problème extrêmement ardu qui donne lieu aux opinions les plus diverses parmi les occitanistes. …E FON SAZOS/QUE PER UN GAN/ER’HOM BAUTZ E IOIOS ! 237 apparaît le senhal Joglar (la trobairitz Azalais de Porcairagues), dans lesquelles il fait allusion à un anneau qu’une dame lui avait offert. Dans Assatz sai d’amor ben parlar 4, chanson qui parodie le caractère didactique des ensenhamens, le troubadour se console de sa triste situation amoureuse (non am ren, ni sai qu’es enquar ! « Je n’aime rien ni ne sais seulement ce que c’est [aimer] ! », v. 51) avec l’anneau qui lui a été donné, mais sans oser dire qui le lui a donné : Mas mon anel am, que·m ten clar, quar fon el det…ar son trop sors ! Lengua, non mais ! (v. 52-54) Mais j’aime mon anneau, qui me maintient radieux car il a été porté au doigt … [mais] là je suis allé trop loin ! Langue, suffit !

Peut-être est-ce ce même anneau qui lui sert de talisman, le rendant invulnérable face à tous types d’armes, comme il le déclare dans Ara·m so del tot conquis : Que ges lanza ni cairel non tem, ni brans asseris, can bai ni mir son anel 5, (v. 57-59) Car je ne crains pas du tout lance ni carreau ni épées d’acier quand je baise et contemple son anneau.

Dans la canso de Giraut de Bornelh Can lo glatz e·l frechs e la neus 6, qui est remplie d’images et de comparaisons suggestives et écrite avec une allégresse que nous trouvons rarement chez ce taciturne troubadour, l’anneau qu’il a reçu de sa bona domna est également pour lui un objet merveilleux, comme celui de Raimbaut d’Aurenga, puisqu’un seul regard sur l’anneau suffit à apaiser sa douleur et à lui donner tant d’agilité et de courage qu’il se sent invulnérable face aux armes. Bona domna, lo vostr’aneus que·m donetz, me fai gran socors : qu’en lui refranhi mas dolors, e can lo remir, sui plus leus

4. Voir Pattison 1952, 134, n° 20 (BdT 389. 18). 5. Voir Pattison 1952, 167, n° 29 (BdT 389. 11). L’éditeur (1952, 44-45) considère que les expressions mon anel, son anel sont un senhal. 6. Voir Riquer M. de 2013, 398-401 (BdT 242. 60) ; Sharman 1989, 92-97, XII ; Beltrami 2011. 238 REVUE DES LANGUES ROMANES

c’us estorneus, e sui per vos aissi auzart que no tem que lansa ni dartz me tenha dan n’acers ni fers. (v. 27-34)

Excellente dame, l’anneau que vous m’avez donné m’est d’un grand secours, car grâce à lui je tempère mes douleurs, et quand je le contemple, je suis plus joyeux qu’un étourneau, et grâce à vous je me sens si audacieux que je ne crains pas que lance, ni dard, ni acier, ni fer ne me blessent. Les anneaux magiques étaient à la mode dans les romans français les plus célèbres de ces décennies : Médée en remet un à Jason et grâce à lui il n’aura plus à redouter les enchantements, les atteintes du feu, les blessures des armes, le venin, et il deviendra invisible (Baumgartner-Vielliard 1998, Roman de Troie, v. 1677-1702) ; Lunete passe au doigt d’Yvain un anneau qui le rendra invisible à tous ceux qui voudraient se saisir de lui (Hult 1994, v. 1023-1037) ; et la dame-fée donne à Lancelot un anneau qu’il lui suffit de placer devant ses yeux pour faire disparaître les phantasmes illusoires qui pourraient troubler son jugement (Méla 1994, v. 2335-2344 ; 3124-3129). L’effet merveilleux des anneaux, que certaines femmes offrent à leurs amoureux dans quelques romans et chansons de geste — procédé contraire à la fin’amor qui n’accepte pas de recours au merveilleux —, n’apparaîtra plus parmi les récompenses octroyées aux troubadours. La seule conséquence bienfaisante qu’ils obtiendront des dons de leur bien-aimée sera un grand bonheur, la certitude d’une réciprocité dans la relation amoureuse et une motivation pour composer de nouveaux chants. À côté de l’anneau si caractéristique et si approprié à l’engagement amoureux et féodal, on trouve aussi le cordon, une ceinture qui resserre la robe ou un cordon qui lace les manteaux, sacs ou capuches. Dans les classes aristocratiques, les cordos — signe distinctif de la femme mariée — étaient très longs et leurs extrémités retombaient tout au long du corps jusqu’aux genoux. Certains pouvaient être d’une grande valeur puisqu’ils étaient confectionnés avec de riches soies et des fils d’or et d’argent (Lovillo 1949, 107-109), et parfois étaient tressés ou brodés par les dames elles-mêmes qui les remettaient ensuite à leur amoureux (Jourdan 1995, 23-46). Un …E FON SAZOS/QUE PER UN GAN/ER’HOM BAUTZ E IOIOS ! 239 message d’amour avait été tissé par Gille de la Haien pour Richard du Hommet dans deux cordons de soie. Ces cordons sont conservés aux Archives nationales ; ils ont servi en 1190 à sceller la charte par laquelle Richard Cœur de Lion, son roi, confirme l’époux dans la possession de la dot de Gille. En voici les quatre vers : Je suis druerie, Ne me donez mie Ki nostre amur deseivre La mort pu [ist ja receivre.] (Frank 1954, 131-32) Je suis galanterie [un gage d’amour] ne me donnez pas. Que celui qui sépare notre amour puisse recevoir la mort.

Le petit répertoire que j’ai confectionné — et que je publierai par ailleurs — des cadeaux reçus par une longue vingtaine de troubadours de Guilhem IX à Cerveri de Girona nous révèle que les anneaux, gants, cordos, broches, poils ou fils de manteaux, miroirs, rubans, manches ou la joia del cabeill que Raimbaut de Vaqueiras désire posséder (Era em requier, 392, 2) sont devenus des preuves ou des messages d’amour dont la possession et la soigneuse préservation élèvent l’amoureux à la catégorie d’entendedor, c’est-à-dire amoureux « toléré » 7, comme nous le retrouvons dans des vers d’un salutz anonyme : E s’ela·l fai tant, en prejan, qe·l don corda, centura o gan o nul son aver pauc ni gran, a entendedor es pojaz 8. Et si, pendant qu’il est son suppliant, elle fait tant qu’elle lui donne cordon, ceinture ou gant ou un quelconque de ses biens, petit ou grand, il est élevé au grade d’amoureux.

C’est peut-être cette prolifération dans le thème du don qui a amené certains troubadours à plaisanter à son sujet, comme ils l’ont également fait avec d’autres motifs, avec l’intention,

7. « Si la dame l’autorise à lui faire des dons, à lui montrer des marques d’affection (cordon, ceinture ou gant) ou à lui donner de l’argent (sonaver ), il s’élève à la catégorie d’entendedor ». (Riquer M. de 2013, 84). 8. Radaelli 2009, v. 111-114. Kolsen (1916-1919, 21), et P-C. (153 n. 1) l’attribuent à un « Coms d’Angeu » qui apparaît au v. 81. 240 REVUE DES LANGUES ROMANES peut-être, de capter l’attention de leur auditoire et de le surprendre alors qu’il s’attendait à entendre une fois de plus le bonheur du troubadour quand il reçoit la récompense. Raimon de Miraval (1191-1229) renverse le code de la fin’amor quand il dit désirer avant tout tener, baisar et jazer avec sa bien-aimée et recevoir ensuite mangas e cordos, les cadeaux de l’amour : De la bella, don sui cochos, desir lo tener e·l baisar, e·l jazer e·l plus conquistar, et apres, mangas e cordos, e del plus qe·il clames merces ; que jamais no serai conques per joia ni per entresseing, si so q’ieu plus vuoill non ateing 9.

La belle dame dont je suis désireux, je veux la tenir dans mes bras, lui donner des baisers, coucher avec elle et obtenir d’elle le maximum de faveur : c’est après seulement que je désire recevoir d’elle des manches et des colliers et lui demander la grâce de toute sa faveur ; car je ne serai jamais conquis par cadeau ni par signe d’amour, si je n’atteins pas ce que je désire le plus. Peire Cardenal (1225-1272), dans un échange de coblas avec Uc de Manseac, troubadour inconnu, défend l’idée que recevoir gants et anneaux des dames en récompense de ses chansons est bien peu de chose en comparaison des faveurs sexuelles que d’autres obtiennent : — En Pèire, per mon chantar bèl, ai de mi Dòns gantz et anèl, e mant autre n’an atressi agut de dòmnas per lur chant ; e cel que contra chantar di sembla ben qu’ane rebuzant.

— Ugon, si vos n’avètz joèl, autre n’a la carn e la pèl, e chantatz quant el es el ni. E quan vos enformatz son gant, autre enforma [son] lauri : dont vos anatz brezanejant. (Bec 1984, 44-45)

9. Topsfield 1971, 264 : XXXII, v. 8-15 BdT ( 406. 20). …E FON SAZOS/QUE PER UN GAN/ER’HOM BAUTZ E IOIOS ! 241

Uc : Seigneur Pierre, par mon beau chant, j’obtiens de ma Dame gants et anneau et, de même, maints autres ont reçu ces dons de leur dame, grâce à leur chant. Celui qui parle contre le chant, il semble donc bien qu’il radote. Peire : Hugues, si vous obtenez d’elle un présent, un autre en a la chair et la peau. Et pendant que vous chantez, lui, il est au nid. Et tandis que vous enfilez son gant, un autre lui enfile l’oreille (?). C’est pour cette raison que vous grommelez [vos chansons]. On trouve un cas remarquable dans la mention que fait de ce motif littéraire la trobairitz Castelloza. Dans la strophe V de Ja de chantar non degr’aver talan, canso triste et désespérée dès le début, la trobairitz nous dit qu’elle a profité pendant un moment de la possession d’un don, le gant de son ami. Mais, pour l’obtenir, elle a dû se l’offrir à elle-même, en le volant :aic vostre gan/qu’enblei ab gran temor, avant de le rendre tout de suite, desse, renonçant ainsi à la fois au don et à l’ami 10 : Si pro i agues, be·us membri’en chantan qu’aic vostre gan qu’enblei ab gran temor ; pois ac paor que i aguessetz dampnatge d’aicella que·us rete, amics, per qu’ieu desse lo tornei, car ben cre qu’ieu non ai poderatge 11.

Si j’y trouvais quelque avantage, je vous rappellerais par mon chant que j’ai eu votre gant entre mes mains, ce gant que je vous dérobai en grande crainte. Ensuite, j’eus peur que vous n’en eussiez du dommage auprès de celle qui vous retient, et c’est pour cela que je vous le rendis bien vite, car je crois bien que je n’en ai nul pouvoir. La courte histoire du gant volé de Castelloza relie le thème du gazardon, la récompense amoureuse, au thème du bais emblat, le baiser volé, que l’on trouve dans trois cansos de Peire Vidal (Anglade 1966, XX [BdT 364. 2] ; XXVIII [BdT 364. 37] et

10. Francesca Nicholson (2003), qui apporte une lecture lacanienne de cette chanson, se demande si le gant volé par Castelloza, vostre gan, est le gant de l’ami ou celui que lui avait octroyé aicela que·us rete. 11. Bec 1995, 81-84 : v. 37-45 (BdT 109. 2). Paden 1981 ; I. de Riquer 1991. 242 REVUE DES LANGUES ROMANES

XXVI [BdT 364. 48]) et que la razo de Pus tornatz sui en Proensa (Boutière-Schutz 1973, [364, 367], [361-363]) romance et allonge avec des emprunts provenant d’autres chansons du troubadour (abandon de la cour, voyage outremer, retour et réconciliation des amoureux) sans tenir compte de la chronologie, mêlant personnages et situations réelles avec des lieux communs poétiques et brouillant peut-être le personnage de la dame du baiser (Riquer M. de 2013, 722-727). Il rédige finalement une des plus belles histoires du monde des troubadours « qui n’a qu’un seul défaut, celui de ne répondre en rien à la réalité » (Hoepffner 1946, 145). L’apport de Castelloza à l’histoire littéraire du motif du don, c’est de finir l’anecdote sans garder le gant, comme le font presque tous les troubadours, ni le perdre, comme Giraut de Bornelh, Peire Vidal et Cerverí de Girona, mais de le voler et ensuite le rendre. Ces mentions que les troubadours font des dons qu’ils ont reçus de leur bien-aimée semblent suffisantes pour constater qu’il s’agit là d’un thème poétique très répandu mais qu’il ne constitue, en aucun cas, le thème central du poème. En quelques vers, on nous dit que la récompense reste en possession du troubadour qui la garde soigneusement car elle représente la reconnaissance de son amour de la part de sa dame et la promesse d’une relation plus satisfaisante. Et c’est tout. Nous avons volontairement laissé de côté les cinq chansons du cycle du gant de Giraut de Bornelh, les deux composées par Peire Vidal sur le cordon de Na Vierna et les quatre poèmes sur le cordon de Cerverí de Girona parce qu’elles présentent des caractères fort particuliers : les trois troubadours répètent le thème plus d’une fois et tous trois perdent le présent de la dame. Mais, comme chez les autres troubadours, on trouve également mention des dons reçus dans des citations isolées, très vagues, qui n’occupent jamais une strophe entière, sans allusions ni développement dans les strophes qui précèdent ou qui suivent. 12 Il semble cependant qu’avec la répétition de la perte du don, ces troubadours aient voulu consciemment créer un petit groupe thématique, une histoire que l’auditoire suivrait parce qu’elle donne aux poèmes unité, continuité et mythification. Un commentaire de

12. Pour une première rédaction sur le “thème du cordon” chez Peire Vidal et Cerverí de Girona, voir Isabel de Riquer (1991). …E FON SAZOS/QUE PER UN GAN/ER’HOM BAUTZ E IOIOS ! 243

J.-J. Salverda de Grave (1938, 24) sur ces poèmes borneliens peut s’appliquer également aux deux autres troubadours : […] voici des allusions à des faits précis, des circonstances et des événements que ne peuvent pas connaître les auditeurs. Ces souvenirs qui, conformément à l’éthique des poètes d’alors, sont racontés avec la plus grande réserve, et qui créent une atmos- phère de mystère, établissent un lien d’intimité entre le poète et sa dame ou un cercle étroit de ses amis et donnent à une poésie qui, en son essence, est doctrinaire, un léger air de réalité, sans dissiper le vague où elle plane ». Et il se demande : « Qu’est-ce qui s’est passé entre Giraut et sa dame au sujet du gant, dont il parle à plusieurs reprises ? »

L’ordre établi par Adolf Kolsen (1910-1935) pour les chansons de Giraut de Bornelh qui font allusion au gant est le suivant : 25. Era si·m fos en grat tengut 26. La flors el vergan 27. Si·m sentis fizels amics 28. Tot suavet e de pas 52. En un chantar L’édition de Ruth V. Sharman (1989) a très peu modifié l’ordre du « glove cycle » : XXVIII. La flors el vergan XXIX. Era si·m fos en grat tengut XXX. Si·m sentis fizels amics XXXI. Tot suavet e de pas LI. En un chantar A. Kolsen (1910-1935), J.-J. Salverda de Grave (1938), B. Panvini (1949), W. Pattison (1952), A. Serper (1974), R. V. Sharman (1989) et G. Peyrebrune (2000), parmi d’autres spécialistes, donnent une certaine importance à l’anecdote sentimentale de la perte du gant et quelques-uns croient qu’il s’agit d’un fait réel. En le mettant en rapport avec les changements stylistiques du troubadour, ils essaient d’établir une chronologie de l’événement et aussi de fixer le nombre de chansons sur l’incident du gant 13. 13. Salverda de Grave (1938, 24-25) et Simonetta Sorana (1990, 5-17) ajoutent Lo doutz chans d’un auzel, BdT 242. 46 ; rien ne semble indiquer que les v. 69-72 de cette pastourelle-sirventés fassent référence au même gant que les cinq chansons citées auparavant. À mon avis, il n’y aucun rapport non plus avec le cycle du gant dans les poèmes Pos lo glatz (BdT 242. 60), Gen m’aten (BdT 242. 34) et Ben m’era bels chantars (BdT 242. 20) qu’ajoute Peyrebrune (2000). Il y a aussi chez Giraut 244 REVUE DES LANGUES ROMANES

Dans les quatre premières chansons de l’affaire du gant (Sharman, 1989, XXVIII, XXIX, XXX et XXXI), le troubadour exprime l’intention de composer des chansons simples, bien qu’il emploie pour cela une mise en strophe très compliquée, une métrique et une syntaxe embrouillées et mélange toute sorte de thèmes, d’idées et de mots, dont certaines semblables à celles que l’on trouve dans son débat avec Linhaure 14, composé vers 1170/1171. En ce qui concerne l’affaire du gant, Giraut de Bornelh ne dit à aucun moment quelle dame lui a donné son gant 15 ni en quelle occasion 16, et il ne précise pas non plus s’il s’agit de la même dame ni du même gant, désigné par mon gan (XXVIII), lo gan (XXIX), un gan (XXX), del gan (XXXI) et un gan (LI) (Sharman 1989). Une parenthèse : Pour notre compréhension des textes borne- liens, les lectures diverses des manuscrits, la ponctuation et l’emploi de majuscules au commencement des vers et dans certaines combinaisons de mots des éditeurs, dont quelques-uns éditent comme senhals des mots qui n’en étaient peut-être pas pour Giraut de Bornelh, représentent de grands obstacles. L’édition et traduction des vers 106-109 de La flors el vergan (BdT 242. 42) nous en fournissent un exemple. a) No·m recre D’esperar jasse de Bornelh d’autres allusions aux gants en général, et il arrive même à désirer les mains dégantées de la dame (Can creis, BdT 242. 59 et Ben m’era bels, BdT 242. 20/21). 14. Era·m platz (BdT 242. 14 = BdT 389, 10a). 15. Nous trouvons plusieurs dames dans le chansonnier bornelien : Midonz de Narbona, Escaronha, Alamanda (Rieger 1991 ; Guida 2001), quelques-unes résidant en Gascogne, en France ou en Espagne et d’autres cachées sous des senhals masculins ou ambigus, Mon Senhor, Bel Senhor, Mos Segurs (Sharman 1989, 11-17) ou d’autres appelées bell’amia, bona domna, etc., ce qui fait que certains critiques ont considéré Giraut de Bornelh comme une sorte de « Don Juan » (Panvini 1949, 25-29), malgré Kolsen (1916-1919) qui a toujours défendu l’idée que l’unique amour du Périgourdin a été Escaronha. Nous laisserons cet aspect de côté. 16. Pour établir la chronologie des chansons sur le gant, nous ne pouvons pas nous fier à l’expression l’autr’an, à laquelle Kolsen et Panvini ont donné tant d’importance dans les études citées. L’autr’an est une formule commune dans de nombreuses compositions, surtout dans les pastourelles et, dans ce cas, son emploi est contraint par la rime avec gan. Dans Si·m sentis fizels amics (BdT 242. 72), gan rime avec antan, autre terme temporel v. 83-84 ; et dans Tot suavet, gan (BdT 242. 79), v. 23 rime avec un an v. 32. …E FON SAZOS/QUE PER UN GAN/ER’HOM BAUTZ E IOIOS ! 245

Sobre toz que longamen M’aura menat ‘pren, no pren’ !

Ich höre nicht auf, stets mehr als alle zu hoffen, so dass man von mir sagen wird, dass die Geduld (?) mich lange geleitet hat 17.

Traduction de Salverda de Grave (1938, 70-72) : Je ne renonce pas à espérer toujours Sobre-Totz, car elle m’aura mené longtemps [à la manière de] prends-moi-et-ne-me-prends (sc. elle a fait longtemps la coquette avec moi, de sorte qu’il est toujours possible qu’un jour elle se montre plus aimable). b) No·m recre D’esperar iasse Denan-Totz ; que longamen M’aura menat Pren-Non-Pren. I never stop hoping, Before-All ; for Undecided has kept me guessing for a long time 18.

c) No’m recre D’esperar jase Denan totz que lonjamen M’aura menat pren non pren. Jamais je ne cesse d’espérer, bien conscient qu’elle m’aura longtemps manœuvré avec « j’accepte, je n’accepte pas » 19.

D’après la chronologie de Giraut de Bornelh, le troubadour pourrait avoir composé les chansons du « cycle du gant » dans l’entourage d’Alphonse II d’Aragon, peut-être quand le roi se trouvait sur ses domaines pyrénéens du sud 20. Les trois premières,

17. Voir Kolsen 1910-1935, 146-147 : mss. CMRSg. 18. Voir Sharman 1989, 171-173 : Ms. B. 19. Voir Peyrebrune 2000, 48-49 : Ms. Sg. 20. La présence, en certaines occasions, de Giraut de Bornelh à la cour de la Couronne d’Aragon, ses relations avec le roi Alphonse II, aquel que trobet (vida dans IK, éd. cit., p. 525) avec qui il débat sur l’amour du ric ome (BdT 242. 22 = BdT 23,1a), et sa personnalité poétique extraordinaire, laissèrent une empreinte profonde dans les milieux littéraires catalans. Un grand nombre de ses chansons se trouvent dans les deux codex copiés en Catalogne, le V et le Sg, quelques-unes en trans- mission unique (V : BdT 242. 9 et BdT 242. 10 ; Sg : BdT 242. 18a et BdT 242. 69a), 246 REVUE DES LANGUES ROMANES

La flors el vergan, Era si·m fos et Si·m sentis (lonh dels provensals, v. 92), en 1168-1169 (si c’est bien là l’ordre dans lequel elles ont été écrites). La quatrième, Tot suavet e de pas, écrite probablement en 1172 (Riquer M. de 2013, 395) est la plus intéressante puisque, en plus des allusions au trobar leu, le troubadour se réfère expli- citement à ses deux illustres protecteurs, le roi Alphonse II et Raimon V de Toulouse — par ailleurs, grands rivaux. Celle qui semble être la dernière, En un chantar, pourrait dater de 1179, puisque le troubadour exprime dans la dernière strophe son intention de se rendre aux Lieux Saints (Sharman 1989, 4-5, v. 23 ; Peyrebrune 2000, 58). La participation de Giraut de Bornelh à la troisième croisade est avérée, puisqu’il y fait référence dans différents poèmes, quelques-uns composés en Catalogne, où se trouvait alors Alphonse II (Riquer M. de 2013, 385). 1. La flors el vergan E pero l’autr’an, Qan perdei mon gan, Anava chantan Plan e plus ades, RSg clus E si m’en tarzes, En for’encolpatz, Pois lo dos ni·l gratz No m’era tardatz 21. Autrefois, lorsque je perdis mon gant, j’allais chantant (comme) toujours simple et « clus ». Et si j’avais tardé à le faire, on me l’aurait reproché, car ni le don ni la reconnaissance n’avaient tardé à me venir.

2. Era si·m fos en grat tengut E qi·m mostres Co me loingnes, Garira, Gandira, Loingnan, Esperan Man des citations aussi nombreuses qu’élogieuses de plusieurs de ses vers apparaissent dans les Razós de trobar et dans les novas de Ramon Vidal de Besalú, entre beaucoup d’autres, qui présentent l’époque alphonsine comme l’âge d’or de la courtoisie (Frank 1955 ; M. de Riquer 1959 ; I. de Riquer, 1989-1990). 21. Voir Sharman 1989, 168 : Canso, XXVIII, v. 46-53 (BdT 242. 42). …E FON SAZOS/QUE PER UN GAN/ER’HOM BAUTZ E IOIOS ! 247

Deviron Belcaire, Car non puesc de lai re Mon fat cor estraire, Ni blan La perda qe pris per lo gan 22.

Et si l’on m’avait montré comment m’éloigner, j’aurais été délivré et sauvé, prenant mes distances, attendant un message alentour de Beaucaire, car je ne peux enlever de là mon cœur simple ni adoucir la perte que j’ai éprouvée à cause du gant 23. 3. Si·m sentis fizels amics Giraut de Bornelh fait de nouveau une allusion obscure aux malheurs survenus après la perte d’un gan. Q’antan Per un gan, de que·m sove — Pero si·s fara iase ! — Mogron m’ist no-fezat fals Tal ghera, pois fo mortals 24.

Puisque jadis, à cause d’un gant, dont je me souviens et il en sera ainsi toujours, ces faux perfides engagèrent contre moi une guerre telle qu’elle fut mortelle.

4. Tot suavet e de pas, canso datée entre 1168 et 1172. Tot suavet représente un cas singulier car le troubadour, faisant peut-être allusion aux chansons antérieures, s’adresse au jongleur pour lui dire : « souviens-toi du gant/duquel Mos Segurs/fit un mauvais marché » (v. 23-25). L’affaire du gant sert à adresser une dure critique à Mos Segurs, le seul senhal féminin, à notre avis, qui soit mis en relation avec le gant. Vai t’en, que bon’anaras, Al meu semblan, E pero membre·t del gan Don Mos Segurs Fetz avol bargajna, Que·l seus rics pretz sobeiras

22. Voir Sharman 1989, 175 : Canso, XXIX, v. 65-76 (BdT 242. 16). 23. V. 76 : la perda qe pris per lo gan. Pour R. Sharman (1989, 180, n. 76), ce vers est ambigu puisqu’elle l’interprète comme « The harmful consequences of losing his lady’s glove, not the loss of the glove itself (as Kolsen understands) ». 24. Voir Sharman 1989, 181 : Canso, XXX, v. 83-88 (BdT 242. 72). 248 REVUE DES LANGUES ROMANES

Es tornatz fragil e vas E d’avol parvenza, Per qu’es mort’e decauzuda, Si·l cor flac en ferm no muda 25. Va-t-en ! Ça t’ira bien, à mon avis, mais souviens-toi du gant au sujet duquel Mos Segurs fit un mauvais marché, parce que son noble prix souverain est devenu fragile, faible et de mauvais aspect ; aussi elle est morte et avilie si le cœur mou ne se change pas en ferme.

Ensuite, le troubadour continue en exprimant de durs reproches contre la domna de leuger talan, v. 33 et mal chaptenguda, v. 40. 5. En un chantar, chanson datée de 1179. L’affaire du gant et ses funestes conséquences gran( damnatge, v. 49) semblent au troubadour une affaire déjà connue (si com avetz auzit comtar, v. 47), ce qui l’amène à donner libre cours, dans cette strophe et dans d’autres, à des reproches contre la domna : camjaritz, v. 29 ; mal’abetairitz, v. 51 ; irable savais, v. 54 ; sa mal’amor, v. 55, etc. comme il l’a déjà fait dans le poème antérieur : E·m fez loinar, Tan mi promes, De clams e d’iras e de plainz, Si com avetz auzit comtar. Qu’ie·m solia d’un gan clamar Qe·m fon de gran damnatge guitz. E pueis la mal’abetairitz Camietz me datz — C’aissi com m’en er alegratz, Me fo pueis irable savais — Qui ab sa mal’amor m’atrais 26. Elle me promit tant qu’elle me fit renoncer aux réclamations, aux tristesses et aux plaintes, comme vous l’avez entendu raconter. Et je ne cessais de me plaindre au sujet d’un gant qui fut pour moi cause d’un grand malheur. Ensuite, la méchante trompeuse m’a changé les dés, car comme elle m’avait d’abord réjoui, ensuite elle se montra horrible et méchante, elle qui m’avait attiré de son amour perfide. La perte du don, qui semble être d’invention bornelienne, représente la rupture de la relation amoureuse et la perte de la

25. Voir Sharman 1989, 187 : Canso, XXXI, v. 21-30 (BdT 242. 79). 26. Voir Sharman 1989, 298 : Canso-sirventés LI, v. 45-55 (BdT 242. 33). …E FON SAZOS/QUE PER UN GAN/ER’HOM BAUTZ E IOIOS ! 249 faveur de la domna 27. La répétition, à cinq reprises au moins, de la double perte, celle du gant et celle de l’amour de la dame, aurait pu attirer l’attention du rédacteur des deux razos qui se trouvent uniquement dans le chansonnier Sg, confectionné en Catalogne (Ventura 2006) ainsi que celle des spécialistes modernes dont les travaux ont porté pendant plus de cent ans sur le « cycle du gant » de Giraut de Bornelh. Les razos de Si-us quier conseil, bell’amiga Alamanda, (BdT 242. 69) et de Ges aissi del tot no·m lais, (BdT 242. 36) précèdent ces deux chansons dans lesquelles l’affaire du gant n’apparaît jamais. Les razos borneliennes du chansonnier catalan semblent être l’œuvre d’un remanieur, bon lecteur des textes poétiques, très habile à mettre en relief des détails apparemment peu importants mais très précis des chansons ; et, en ajoutant la fantaisie et l’ima- gination d’un romancier, il tire profit du débat du troubadour avec Alamanda si bien qu’il transforme le jeu poétique du gant octroyé puis perdu en réalité vécue et individuelle 28. La première razo raconte la rupture entre le troubadour et N’Alamanda à cause de l’affaire du gant. Si.us quier conseil, bell’amiga Alamanda (BdT 242. 69 29)

(1) Vertatz es qu’En Giraut de Borneyll amava una domna de Guascoyna qui era apelada N’ Alamanda. (2) Fort era prezada e de sen e de valor e de beutat, e sufria los precs d’En Giraut per lo gran enansamen (ms. eseynam) qu’el li fazia, e per los bos chantars qu’el fazia de ley, on ela se delechava fort, per ço c’ome be los 27. Il nous semble que l’affaire du gant a été comprise ainsi à son époque, comme nous le verrons dans les razos qui n’accusent pas le troubadour de négli- gence ni d’un trouble psychologique qui le mène à la répétition traumatique du thème, comme l’a écrit Francesca Nicholson (2003, 167-182). Bruno Panvini (1949, 81), qui défend l’interprétation biographique et réelle du thème du gant, écrit que « la perdita del guanto offre alla donna il mezzo di troncare definitivamente una relazione pesante e difficile ». 28. Nous nous souvenons tous de la razo de BdT 70. 43, intercalée dans Sg dans la Vida de Bernart de Ventadorn, qui narre une tendre scène amoureuse entre le chevalier Rai et la dame Alauzeta, interpolation que la critique a qualifiée de façons très diverses et pas du tout élogieuses. À mon avis, il s’agit d’une insertion très poétique et d’une précieuse sensualité ; une prosopopée pleine d’esprit qui réussit à humaniser, à donner chair et os, mouvements et sentiments, aux premiers vers de la chanson de la lauzeta ventadornienne. 29. Rubrique : Vida d’En Guiraut de Borneill (Boutière-Schutz 1973, 44) ; (Riquer M. de 2013, 417-418). 250 REVUE DES LANGUES ROMANES

entendia. (3) E il se deffendet da luy ab paraulas et ab promessas mout cortezamen, que anc no[n] ac da lei mas un sol gan, don el visquet lonc temps joios ; mas pois n’ac gran tristeza e dolor, car el lo perdet. (4) E can ma dona Alamanda o saub, ela lo blasmet e repres fort del gan, dizen que mal l’avia guardat, e que mays no li daria alcun joi ni espers da lei alcun endrech d’amor, e que tot so qu’ela li havia promes li desmandava, car ben vezia que trop s’era luynatz da son comandamen. (5) E quan Girautz auzic lo comjat, el fo fort dolenz iratz, e venc s’en a una donzella qui era apelada Alamanda, atresi con sa domna. (6) Aquesta donzela era fort corteza e savia, e sabia ben trobar et entendre, e sabia letras. (7) E li contet so que sa domna li avia dich, e li demandet conseyl en un sieu chantar qui es escritz en aquest libre e comensa aissi : Si-us quier conseil, bell’amiga Alamanda.

Dans ce texte, nous pouvons souligner quelques thèmes inventés par l’écrivain : à cause des bonnes relations entre le troubadour et N’Alamanda, il reçoit le don du gant qui le remplit de joie. La perte du gant irrite tellement la dame qu’elle lui donne congé (comjat) et le troubadour plein de douleur se lamente et demande conseil à une demoiselle appelée aussi Alamanda. L’histoire du gant se prolonge et se complète dans la razo suivante, qui précède la chanson-sirventés Ges aissi del tot no·m lais (BdT 242. 36) (Boutière-Schutz 1973, 49-50) : (1) En Girautz no poc far ne dir tan qu’el pogues tornar en la grasia de ma domn’ Alamanda, car ela era mout felona vas luy, per so qu’ela se volia partir da luy ; don ela li trobet la ouchaizon del gan. (2) Don Girautz, si tot li fo greu, s’en partic. (3) E sapxatz que ma don’ Alamanda no li det comjat sol per lo gan, si tot en trobet ouchayzon ; qar ilh o fes per so que pres per son drut tal don ela fo fort blasmada, car el era hom fort malvatz e croys. (4) Don Girautz de Borneyl remas mout tristz e dolenz longa sazon per lo dan de se e per lo blasme de ley, car ilh avia fach amador di tal qui no-l covenia. […] (5) e car a la domna no plazia plus solatz ni deportz ni rire ; le quals chantars es escritz en aquest libre.

Cette razo explique les plaintes de Giraut par l’infidélité de N’Alamanda et nous donne à connaître la cruelle ruse de la dame : le comjat que la dame donne au troubadour à cause de la perte du gant est une excuse (la ouchaizon del gan) pour se débar- rasser de Giraut et se consacrer tout à fait à son nouvel amant. Dans le récit de la trahison de la dame, l’écrivain crie sur tous les …E FON SAZOS/QUE PER UN GAN/ER’HOM BAUTZ E IOIOS ! 251 toits des mots durs contre elle : mout felona et contre le drut : hom fort malvatz e croys, …tal qui no·l covenia, et accorde une grande attention à quelques mots contre la domna que Giraut de Bornelh lance dans Ges aissi et les utilise pour rédiger son texte : Ges aissi : non lais /chantar ni deport ni rire (v.1-2) Razo : (5) no plazia plus solatz ni deportz ni rire

Ges aissi : qe no·ls aus retraire, /car non i vei gaire / cui plassa iais, (v. 11-13) Razo : (1) En Girautz no poc far ne dir tan qu’el pogues tornar en la grasia Ges aissi : ma mal’amiga qu·m trais, (v. 18) Razo : (1) car ela era mout felona vas luy

Et il est possible qu’il ait aussi tenu compte de certains vers de la avec Alamanda 30 : dompna truanda (v. 3), m’a mentit mais de cent vetz primeira (v. 34), leu muda/ cors d’amador (v. 52-53) ; ainsi que des reproches à la dame infidèle, déloyale et changeante, la camjaritz, qui se trouvent dans d’autres chansons du « cycle du gant » et dans d’autres poèmes borneliens, copiés aussi dans le codex Sg. Voyons quelques exemples : — BdT 242. 42 La flors el verjan : “m’amia fellona” (v. 55) ; “son durs cors engres” (v. 80). — BdT 242. 79 Tot suavet : “·l seus rics pretz sobeiras/es tornatz fragil e vas/e d’avol parvenza,/per qu’es mort’e decauzuda,/si·l cor flac en ferm no muda” (v. 26-30) ; “leugier talan” (v. 33) ; “mal captenguda” (v. 40). — BdT 242. 33 En un chantar : “camiaritz” (v. 29) ; “ella·m galiet e·m trais” (v. 33) ; “la mal’abetairitz” (v. 51) ; “Me fo pueis irable savais/Qui ab sa mal’amor m’atrais” (v. 54-55) 31.

30. Voir Sharman 1989, 384 : Sirventes, Canso, LVII (BdT 242. 69). 31. Quant la brun’aura s’eslucha (BdT 242. 59) : “mal’amigua” (v. 8) ; Joys e chans (BdT 242. 40) : “Aissi·m gavaing” (v. 47) ; L’autrier, lo primier iorn d’aost (BdT 242. 44) : “fals’abetairitz” (v. 27), “volatieira” (v. 30), “chamjairitz” (v. 3) ; Ben deu hom chastian dire (BdT 242.13) : “falsa semblansa” (v. 40) ; Ab semblan mi fai dechazer (BdT 242. 2) : “ab art et ab fals geing mi pren” (v. 15) ; Ben m’era (BdT 242. 20) : “galiars l’es bels ni l’acomortz” (v. 79-80), “om galiet e·m trais lo jorn qu’ela m’estrais” (v. 88-89) ; Can creis la fresca (BdT 242. 58) : “Cors l’era camiatz” (v. 43), etc. D’après Marion Coderch (2009, 65), Giraut de Bornelh alterne dans 18 poèmes les critiques et les louanges à la domna. 252 REVUE DES LANGUES ROMANES

Mots mordants de reproche et de mépris, les mêmes que l’on retrouve dans les malas cansos d’un groupe de troubadours réunis autour de , avec Gui d’Ussel à leur tête 32, et que leurs razos ont mis à profit, en introduisant des personnages et des situations qui donnaient le temps et le lieu à la fiction poétique (Boutière-Schutz 1973, 181, 205-206, 210-211, 384-386). L’auteur des deux razos borneliennes du codex Sg, utilisant les vagues mentions des textes poétiques, agit de même en rédigeant une histoire sous le prétexte de la perte du gant 33 et, prenant le parti du troubadour, insiste d’une manière critique et sévère sur le comportement de la dompna avec le langage de la mala canso 34, comme s’il voulait rédiger une mala canso en prose puisqu’il avait tous les ingrédients pour en composer une : 1. Le troubadour dénonce une dame concrète d’une faute précise. 2. Il emploie des mots très durs. 3. Il proclame publiquement l’infidélité de la dame. 4. Le troubadour prédit son avilissement moral et physique. 5. Le troubadour renonce au service amoureux et prend congé de la dame déloyale : comjat 35.

Isabel de riquer RABLB Universitat de Barcelona IRCVM

32. Pour l’ambiance poétique autour de Maria de Ventadorn, voir Rieger 1992 ; Archer-Riquer 1998, 18-35. 33. Une troisième razon bornelienne de Sg Si per mon “Sobre-Totz” no fos, BdT 242. 73 (Boutière-Schutz 1973, 53 ; Sharman 1989, LXXV) rattache la mort du roi Richard d’Angleterre à la rupture du troubadour avec Alamanda ; et bien qu’il n’y ait pas mention du gant, on peut bien sous-entendre l’affaire. 34. Les razos — la première réception et assimilation des textes poétiques suivant l’avis des cercles littéraires et courtois — n’ont pas mis en cause le troubadour : toutes les critiques ont porté contre la domna, chamjaritz, abetairitz, volatiera et mal’amiga qui est partie avec un autre, malvatz e crois. 35. Voir I. de Riquer 1999, 171-188. …E FON SAZOS/QUE PER UN GAN/ER’HOM BAUTZ E IOIOS ! 253

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La réception musicale dans les chansonniers de troubadours : le cas du chansonnier R, Paris BnF fr. 22543

Un siècle et demi sépare les premiers troubadours des chansonniers musicaux 1. Maintes fois évoqué, ce décalage entre les auteurs et les sources suggère de considérer l’écriture comme un témoignage d’une pratique, intégrant de fait réécritures ou interprétations orales diverses, ce dont témoignent les variantes musicales 2. Comment les mélodies de troubadours ont-elles été trans- mises ? La tradition musicale ne se résume qu’à quatre principaux témoins dont deux sont des recueils de trouvères intégrant quelques pièces en occitan. À côté de la tradition textuelle occitane et sa quarantaine de chansonniers, la tradition musicale semble bien réduite et singulière ; on peut raisonnablement se demander si les modalités de transmission ont été les mêmes que pour les textes. Les mélodies ont pu être transmises avec les textes sans pour autant être notées, mais on ne peut exclure que certains Liederbücher (voir Gröber 1877) contenaient aussi des 1. Les chansonniers musicaux furent élaborés entre 1230 et 1350 : R (Paris, BnF, fr. 22543 : 160 mélodies), G (Milan, Biblioteca Ambrosiana R 71 sup. : 81 mélodies), W (Paris, BnF fr. 844 : 40 mélodies) et X (Paris, BnF fr. 20050 : 21 mélodies). R, W et X sont accessibles sur le site http://www.gallica.fr. 2. Le corpus des chansons notées avec une mélodie ne constitue que 10 % du corpus, soit deux cent trente-neuf chansons (voir Aubrey 1996, Van der Werf 1984). Pour cent quatre-vingt-cinq chansons, nous n’avons qu’une attestation de la mélodie tandis que pour trente-cinq, nous en avons deux, pour dix-sept, nous en avons trois et pour une, nous en avons quatre. 258 REVUE DES LANGUES ROMANES mélodies. Les deux solutions ne sont pas incompatibles et expli- queraient aussi la quantité de variantes et de micro-variantes entre les différentes leçons que nous ne pouvons pas interpréter comme des erreurs ou des fautes de copie. Les scribes ont pu aussi uniformiser les mélodies ou les rendre plus conformes à l’esthétique de l’époque de consignation. Toutes ces interférences semblent donc intégrer les mélodies qui nous sont parvenues. Par l’analyse des variantes musicales, nous chercherons à mieux comprendre les modalités de réception et de diffusion des mélodies de troubadours. La mélodie intègre des réceptions successives mais nous verrons que les différentes versions d’une même chanson comportent toujours des passages communs, excluant pour ce corpus la possibilité de plusieurs compositions musicales autonomes pour un même texte. Nous nous attar- derons sur les leçons de R, manuscrit élaboré dans le premier quart du xive siècle dans le Toulousain (Zufferey 1987, 105-133), dont les mélodies s’écartent bien souvent des autres leçons, pour proposer quelques hypothèses sur la compilation des mélodies dans ce témoin en particulier. Une typologie de la variante mélodique Les diverses attestations mélodiques ne sont jamais identiques : elles comportent toujours des différences, même infimes. Nous pouvons distinguer quatre groupes de variantes musicales dans le corpus des troubadours (Chaillou-Amadieu 2017). Premièrement, les mélodies sont similaires à quelques minimes variations près (ornementations, petites permutations, décalages dans la disposition des ornementations…). Deuxièmement, les mélodies entretiennent entre elles un lien de transposition stable d’un bout à l’autre de la pièce ; dans ce cas, les mélodies suivent une courbe musicale semblable sur un ton différent. Troisièmement, les témoins ont une matrice commune avec des différences diverses (ornementations, variations dans la courbe musicale, passages transposés, permutations, etc.) mais conservent certains passages à l’identique, notamment dans la première partie strophique. Quatrièmement, quelques mélodies pourraient être assimilées à des compositions autonomes, mais une analyse fine montre de brefs passages communs, un schéma de la courbe musicale et, la plupart du temps, une LA RÉCEPTION MUSICALE DANS LES CHANSONNIERS… 259 forme musicale commune. Les deux attestations musicales de la chanson BEdT 406. 002 sont considérées par la critique comme deux mélodies distinctes 3. Si les ornementations diffèrent d’une version à l’autre, nous observons toutefois une ligne musicale sensiblement la même jusqu’à la fin du vers 6. Sur l’exemple musical n° 1, nous avons intégré les notes secondaires des ornementations sous la forme de petites notes, ce qui laisse entrevoir les traits communs des deux courbes musicales. Nous observons en revanche des différences d’intervalles (seconde et tierce ; tierce et quarte) comme au début du vers 1 ; la ligne musicale est pourtant la même. Se pose alors la question de la faute, question que nous aborderons ensuite dans l’étude des leçons de R. Le passage encadré sur l’exemple 1 montre une reprise exacte entre les deux versions, le seul passage de la pièce. Cet exemple prouve sans ambiguïté que les deux mélodies sont fondées sur un schéma mental commun et ne forment aucunement deux compositions autonomes.

Figure 1 — Exemple musical n° 1. BEdT 406. 002 ; R83v et G68r ; vers 1 à 6.

3. Voir sur la base en ligne http://bedt.it. 260 REVUE DES LANGUES ROMANES

La proportion de différences entre les témoins représente le principal critère de distinction entre les quatre catégories énoncées ci-dessus. Les ajouts et les suppressions de sons dans les ornementations, les permutations ou les inver- sions mélodiques, les transpositions ainsi que les variations libres constituent les principaux éléments permettant de les distinguer. Dans une étude récente (Chaillou-Amadieu 2017), nous avons calculé la proportion de récurrences musicales entre les témoins. Pour les chansons ayant deux versions mélodiques, seules quatre chansons sur trente-deux comportent plus de 50 % de récurrences exactes 4. En ce qui concerne les chansons avec trois versions, aucune des quinze chansons ne dépasse 38 % de similitudes. Le calcul des similarités entre les témoins montre une plus grande concordance entre le manuscrit W et le chansonnier G. En outre, dans l’intégralité du corpus des pièces avec plusieurs attestations musicales, les mélodies d’une même chanson sont toujours reliées entre elles, même si dans certains cas les similitudes sont rares (quatrième groupe de variantes énoncé ci-dessus). La mélodie transcrite conserve une certaine identité tout en intégrant la possibilité d’en modifier des éléments. Les contours modaux, les notes pivots du mode sont le plus souvent conservés. Dans la plupart des cas, les variantes musicales n’entretiennent pas de liens avec celles du texte. La mélodie semble en effet indépendante car les diffé- rences musicales entre les témoins s’accompagnent rarement de disparités poétiques. Comparaison des variantes Les pièces occitanes des deux chansonniers français W et X sont connues pour avoir été francisées. Le texte de ces pièces s’accompagne pourtant de mélodies de qualité certaine, ce qui ne semble pas le cas en revanche pour le chansonnier R, seul témoin musical occitan. Une première ébauche d’explication pourrait être donnée par une simple comparaison des traditions d’oc et d’oïl : la tradition française est avant tout musicale, comme le montre la tradition des trouvères en grande partie transmise avec des mélodies notées, tradition musicale qui perdure bien au-delà de la tradition lyrique. En revanche, la tradition écrite occitane,

4. BEdT 70,06 ; BEdT 70,16 ; BEdT 366,9 et BEdT 366, 12. LA RÉCEPTION MUSICALE DANS LES CHANSONNIERS… 261

à la vue des sources qui nous sont parvenues, est avant tout textuelle. Il convient de s’interroger sur les liens qu’entretiennent entre eux ces quatre témoins musicaux. R avec G, X, W R-W. Les mélodies des chansonniers R et W semblent provenir de deux branches bien différentes de la tradition. Pour les 33 chansons copiées avec deux versions musicales, aucune pièce de R n’est contenue dans W (Chaillou-Amadieu 2017, 71-72). En revanche, dans le cas des 16 chansons présentant trois versions musicales dans ces quatre chansonniers, R et W ont en commun 9 pièces, dont 8 intégrant le groupe R-G-W. Le lien entre R et W s’effectuerait donc par l’un des témoins ayant servi pour la consignation de G mais de façon très indirecte. Le calcul en pourcentage de syllabes musicales communes entre R et W renforce cette idée 5 ; avec une moyenne de 24 % de similitudes entre les versions de ces deux témoins (pièces à trois versions), ce taux de similitudes, calculé seulement pour une strophe de musique, semble extrêmement faible vis-à-vis de la tradition textuelle qui montre une relative stabilité pour les premières strophes. R-G. Dans les faits, R semble un peu plus proche de G qu’il ne l’est de W. Trente-trois pièces de G sur quatre-vingt-une sont présentes aussi dans R. Nous avons une moyenne d’environ 30 % de syllabes musicales communes pour les pièces à deux ou trois versions (27 % pour les pièces avec 2 versions et 30 % pour les pièces avec trois versions). R-X. Dix pièces de X, soit près de la moitié de son corpus occitan, sont attestées dans R, 5 dans le groupe R-G-X (3 versions) et 5 dans le groupe R-X (2 versions). La réception est toutefois accrue au sein du groupe R-G-X avec un taux de 30 % de simili- tudes contre 17 % pour le groupe R-X. À partir de cette analyse de la position de R vis-à-vis de G, W et X, nous pouvons émettre la remarque suivante : le taux de similitudes des pièces de R avec les autres attestations se situe

5. Ce calcul est effectué selon les modalités suivantes : on comptabilise le nombre de syllabes par strophe, on soustrait le nombre de syllabes avec mélodie manquante. Ensuite, sont comparées les syllabes musicales entre les témoins ; seuls les décalages de sons sont admis comme similitudes et les changements dans l’ornementation ou autres sont exclus car considérés comme des variantes. 262 REVUE DES LANGUES ROMANES autour de 30 % sauf lorsqu’il n’y a pas de leçon dans G (chute à 17 % pour X et aucune mélodie pour W). G avec X et W G-W. Trois pièces seulement sont communes à G et W sur les 33 avec deux attestations musicales et 10 pour les pièces à trois versions. Pour les pièces à 3 versions, nous obtenons un taux de 56 % de similitudes, soit près du double que pour le groupe R-G. Notre première étude (Chaillou-Amadieu) avait déjà décelé un rapport plus étroit entre la source italienne et la source française. G-X. Le taux de similitudes est légèrement inférieur au groupe G-W mais identique dans les pièces à 2 ou 3 versions (45 %). W-X Seules 3 pièces avec 3 versions présentent une mélodie dans ces deux témoins. Le taux de similitudes s’élève cependant à 58 %, soit à peu près au même niveau que le groupe G-W. Cette analyse autorise plusieurs remarques. Premièrement, toutes les pièces ont des points communs sans pour autant être calquées sur un témoin ou un modèle similaire comme nous pouvons le voir notamment dans beaucoup de chansons de trouvères. Deuxièmement, si les quatre chansonniers semblent appartenir à des familles différentes, les versions musicales du chansonnier R semblent se distinguer des autres. La question reste de savoir comment interpréter ces variantes, comment les distinguer des éventuelles fautes de copie ou corrections des scribes, mais aussi de comprendre pourquoi nous avons des passages repris à l’identique dans des pièces à première vue totalement différentes. La transmission orale des chansons, souvent évoquée pour ces corpus, pourraient expliquer les variantes. Cependant, l’explication semble un peu limitée pour rendre compte de la différence dans les proportions de simili- tudes entre R-G et G-W notamment, relativement stable dans toutes les pièces. LA RÉCEPTION MUSICALE DANS LES CHANSONNIERS… 263

Tableau 1 — Pourcentage de similitudes pour les pièces avec trois leçons musicales

R-G R-W R-X G-W G-X W-X BEdT 70,001 R 57 G 9 W 202 56 % 51 % 60 % BEdT 70,007 R 57 G 17 W 190 19 % 19 % 67 % BEdT 70,041 R 56 G 10 W 188 28 % 26 % 68 % BEdT 70,043 R 56 G 10 W 190 47 % 38 % 61 % BEdT 155,023 R 42 G 5 W 188 13 % 16 % 61 % BEdT 167,030 R 41 G 28 W 200 35 % 34 % 76 % BEdT 167,043 R 43 G 30 W 202 9 % 8 % 29 % BEdT 364,039 R 63 G 42 W 204 13 % 1 % 41 % BEdT 167,015 R 44 G 28 X 85 50 % 39 % 52 % BEdT 167,032 R 44 G 23 X 90 32 % 23 % 38 % BEdT 167,052 R 45 G 27 X 86 43 % 42 % 57 % BEdT 364,004 R 46 G 41 X 85 25 % 18 % 46 % BEdT 364,011 R 48 G 40 X 87 16 % 21 % 40 % BEdT 262,002 R 63 W 189 X 81 38 % 47 % 30 % BEdT 421,002 G 63 W 195 X 84 45 % 44 % 61 % BEdT 167,022 G 29 W 191 X 87 54 % 43 % 54 % TOTAL des similitudes 30 % 24 % 32 % 56 % 46 % 58 %

Les leçons de R, Paris BnF fr. 22543 Variantes ou erreurs ? Pour les mélodies, distinguer la variante de l’erreur reste encore complexe. Le chansonnier R s’éloigne le plus des autres témoins et pourrait à ce titre être le plus fautif. Le peu de corrections apposées dans ce manuscrit appuie cette hypothèse. Contrairement aux autres témoins, notamment à W, le nombre de pièces avec des corrections sont rares ; seules 10 mélodies sur 160 en comportent 6, soit environ 6 % du corpus mélodique contre 16 sur 41 pour W, soit environ 40 %. La correction indique, de toute évidence, une relecture des pièces, une connaissance des mélodies et un besoin de précision. Le peu de pièces corrigées

6. BEdT 80. 037 (f. 6r) ; 305. 006 (f. 39v) ; 305. 010 (f. 40r) ; 155. 003 (f. 43r) ; 155. 018 (f. 43v) ; 167. 032 (f. 44r) ; 392. 008 (f. 61r) ; 406. 013 (f. 83v) ; 406. 020 (f. 84-85r) ; 406. 023 (f. 86r). 264 REVUE DES LANGUES ROMANES dans R permet trois hypothèses : 1) l’absence ou quasi-absence de relecture ; 2) la plupart des mélodies consignées n’étaient plus connues à l’époque de consignation ; 3) R n’était pas ou peu utilisé pour l’interprétation musicale des chansons. On remarque aussi que les pièces corrigées dans R sont localisées dans la première partie du manuscrit et seulement pour les pièces de Monge de Montaudon, Folquet de Marseille, Gaucelm Faidit, Raimbaut de Vaqueiras et Raimon de Miraval, mélodies, pour la plupart, reprises dans d’autres témoins. Si les corrections apposées dans W se limitent à une voire deux notes, celles dans R sont la plupart du temps substantielles. Analyse de quelques corrections dans R BEdT 80,037 (f. 6r) et son contrafactum BEdT 305,010 (f. 39v) Les deux pièces sont corrigées dans R. Elles sont identiques jusqu’au vers 4 puis le contrafactum de Monge de Montaudon (305, 010) retire la mélodie des vers 5 et 6 de « Rassa tan creis » (80,037) pour l’adapter au nouveau texte 7. Les corrections se situent à la fin des deux pièces, ce qui montre certaines hésitations de la part des scribes. Les deux pièces semblent avoir été écrites par deux mains différentes. « Rassa » et soncontrafactum , identiques pendant les vers 1 à 4, sont en mode de SOL. La fin en mode de FA du contrafactum semble donc ici discordante. Il semblerait qu’à la fin du vers 8 de « Rassa » ou du vers 6 de soncontrafactum , une erreur se soit glissée dans l’intervalle descendant : « Rassa » indique la>MI et la pièce de Monge la>DO. La pièce de Monge continue à la tierce inférieure jusqu’au vers 8 (ou vers 10 de « Rassa »), puis à la seconde inférieure jusqu’à la fin ; elle semble de fait être la version fautive. Cependant, la mélodie de la fin de « Rassa » a elle aussi été modifiée. À l’origine, elle terminait sur un FA. On peut donc se demander si les corrections apposées sur les deux pièces ont été faites par la même main et si la copie du contrafactum ne s’est pas fondée de prime abord sur la version fautive. Dans le contrafactum, l’oubli d’un changement de clé juste après le la pourrait résoudre la fausse transposition ; une clé d’ut placée sur la 3e ligne, ferait du DO un MI. Cependant, elle ne

7. Les contrafacta conservés dans le corpus des troubadours font toujours état de modifications musicales ; ici la mélodie est abrégée pour s’adapter à un nouveau schéma métrique. LA RÉCEPTION MUSICALE DANS LES CHANSONNIERS… 265 peut résoudre la transposition à la seconde inférieure des deux derniers vers. L’hypothèse selon laquelle le scribe est parti de la version avant correction de « Rassa » est donc ici bien probable ; on voit nettement qu’il « perd pied » pendant les trois derniers vers, ne sachant plus où conduire la ligne mélodique. BEdT 406. 013 (f. 83v-84-85r) Les corrections apposées dans R montrent de façon pertinente deux types de fautes qui ont dû être commises dans d’autres pièces. Dans le vers 5, sur « dona m’agradatz », le premier copiste a dû se tromper de ligne : la mélodie est ensuite corrigée à la tierce inférieure, conformément à la version de G. Ensuite, à la fin du vers 6, juste avant « comans », le changement de clé marquant initialement une clé d’ut 2 se trouve ensuite corrigée par une clé d’ut 3. La troisième correction montre un oubli de changement de clé. BEdT 155. 003 (f. 43r) Nous avons ici un cas un peu troublant : la version effacée dans R est bien plus proche de la version de G que celle réécrite. Le correcteur avait-il peut-être en tête une autre version de la mélodie ? Décalages et transpositions Les versions de R montrent très souvent des décalages avec les autres leçons. Les erreurs sont possibles lorsque les versions n’entretiennent pas d’un bout à l’autre le même écart de transposition (par exemple, tierce, quinte, seconde…). Contrairement à R, les versions de G, X et W montrent rarement des écarts de transposition à petite échelle. Ces écarts peuvent être parfois entendus comme des variantes mais, lorsque la modalité devient plus floue, nous pouvons envisager la faute. Voici quelques exemples : – BEdT 70. 006 : le vers 8 est en mode de FA mais termine sur SOL, l’erreur de transcription dans R est fort probable et correspondrait à un changement de portée ; – BEdT 70. 041 : nous avons des décalages à la tierce, mais aussi à la seconde et pourtant certains passages sont repris à l’identique (vers 5). Un problème de clé est ici difficilement justifiable ; 266 REVUE DES LANGUES ROMANES

– BEdT 70. 043 : nous voyons un décalage à la seconde au vers 4, même chose à la fin des vers 6 et 7 ; – BEdT 155. 001 : nous avons transposition à la seconde au vers 1, une même courbe musicale au vers 2, une transposition à la quarte puis à la quinte ; – BEdT 155. 005 : nous relevons une transposition à la seconde au vers 4. La première note du vers 4 a peut-être été corrigée du DO en RÉ. La fin du vers 10 montre un décalage à la tierce inférieure à partir de l’intervalle descendant de quinte SOL>DO remplacé par une tierce descendante dans G : SOL>MI. Dans la version de R, la mélodie se termine en mode de RÉ, alors que la deuxième partie strophique s’oriente en mode de FA. La version de G se termine quant à elle en mode de FA ; – BEdT 155. 022 : la fin sur le MI dans la version de R semble peu probable. G se termine sur un RÉ (mode de RÉ) ; – BEdT 155. 023 : R et G entretiennent une seconde de décalage, mais s’alignent au vers 11 ; – BEdT 167. 052 : nous avons un décalage de la dernière ligature au vers 4 ; – BEdT 167. 059 : la mélodie de R se décale à la seconde dès le vers 1 après la note pliquée 8 (syllabe 4). Au vers 3, les courbes mélodiques de R et G se rejoignent pour se décaler d’une tierce à la fin du vers. Au milieu du vers 5, l’écart entre les deux courbes se réduit à la seconde. Au vers 9, elles commencent à la tierce pour terminer toutes les deux sur la note finaleRÉ . Ces quelques exemples montrent à quel point le phénomène est courant, ce qui pose la question de l’origine de ces variantes ou de ces fautes. La transposition la plus problématique est celle qui est faite à la seconde ; s’il est courant de se tromper de ligne ou d’omettre de changer de clé, se tromper entre la ligne et l’interligne paraît impossible, tout comme le fait de les considérer systématiquement comme des variantes parce que bon nombre d’entre elles contredisent le mode employé dans la mélodie. Se pose donc la question de la condition de copie des mélodies de R, quasiment toutes de la même main, et qui ne comportent que de très rares corrections. Si certaines transpositions

8. La plique ou note pliquée se distingue graphiquement par une note pourvue d’une double hampe. Elle est généralement traduite par deux sons ascendants ou descendants. LA RÉCEPTION MUSICALE DANS LES CHANSONNIERS… 267 peuvent rendre compte d’une pratique orale, comme la manière d’orner les syllabes, ces écarts auraient pu aussi être causés par les supports employés pour la copie. Selon cette idée, des supports plus anciens écrits en notation neumatique adiasté- matique — sauf peut-être pour le corpus de Guiraut Riquier, pourraient expliquer certaines disparités avec les chanson- niers X, W et G. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la notation neumatique sans ligne n’est pas abandonnée avec l’apparition de la notation carrée sur ligne, on la retrouve encore dans certains manuscrits des xiie et xiiie siècles, voire plus tard 9. De la notation neumatique à la notation carrée sur ligne La notation neumatique adiastématique offre un schéma mental ; elle n’a pas pour perspective de donner des hauteurs fixes et les écarts de hauteurs dans le cas d’une transcription en notation sur ligne peuvent être difficiles à traduire, surtout lorsque la mélodie n’est plus chantée ou inconnue du notateur. Le schéma visuel représenté permet de se remémorer la mélodie. Si les scribes ne connaissaient pas les mélodies qu’ils étaient en train de copier, ceci expliquerait donc que pour une courbe musicale sensiblement la même que dans les autres leçons, des écarts s’observent (comme dans l’exemple 1, BEdT 466. 002). Dans BEdT 366. 009 (voir exemple 2) nous avons une courbe musicale similaire avec, bien entendu des variations de type ornemental. Cependant, nous voyons bien que les intervalles peuvent être légèrement différents (voir les passages encadrés). Nous avons aussi très fréquemment des inversions musicales (voir flèches). Ces petites inversions pourraient aussi renvoyer à une mauvaise traduction des ligatures par le scribe qui aurait inversé le sens de lecture (FA-SOL ou lieu de SOL-FA) La chanson BEdT 70. 006 montre d’autres exemples de possibles confusions des hauteurs (voir passages encadrés sur l’exemple 2). La micro-variante relevée sur companho est très fréquente, c’est-à-dire la possible erreur de lecture entre deux 9. Je remercie Christelle Cazaux-Kowalski d’avoir attiré mon attention sur ce point. Voir par exemple le chansonnier Carmina Burana – BSN Clm 4660 (http:// daten.digitale-sammlungen.de/~db/0008/bsb00085130/images/, site consulté le 2 mai 2019) et son supplément (http://daten.digitale-sammlungen.de/~db/0008/ bsb00085131/images/index.html, site consulté le 2 mai 2019), copié au xiiie siècle pour la partie la plus ancienne et jusqu’au xive siècle. 268 REVUE DES LANGUES ROMANES sons de deux syllabes avec ou non le même son. Ainsi, deux sons indiqués sans une notation adiastématique, placés approximati- vement à la même hauteur, peuvent donner lieu à des confusions de hauteur. L’exemple de BEdT 70,023 est là aussi caractéristique. Nous voyons bien que le schéma musical du début est le même pour les deux versions, mais la version de R se décale à la tierce supérieure. Or, la transposition ne continue pas et la mélodie de R s’aligne sur celle de G à partir de la syllabe 4. Dans ce cas, nous pouvons suspecter une erreur de ligne ou une confusion des hauteurs de la part du scribe de R. Pour BEdT 157. 052 (voir exemple 2), nous avons trois versions musicales. Le vers 4 débute sur un RÉ dans les trois versions. Au milieu, nous observons un décalage dans la distribution des sons qui se poursuit dans R par un décalage à la seconde inférieure sur la syllabe 7. La transposition à la seconde inférieure vis-à-vis des autres leçons pourrait davantage s’expliquer par le rapport de hauteur qu’entretient cette ligature avec la note suivante (RÉ) ; le scribe a pu ne pas bien distinguer la différence de hauteur de son modèle entre les deux ligatures. Le dernier cas est un peu similaire ; la distribution des sons dans R diffère sur les 3 dernières syllabes. De la même manière que le cas précédent, le dernier groupe de deux sons (-ra) aurait pu être mal lu par le scribe qui l’a interprété une seconde au-dessus.

* * *

Les chansonniers R, G et W comportent un grand nombre de pièces dont les portées sont restées vides, ce qui suggère que les scribes ont très certainement travaillé à partir de plusieurs sources et que des supports différents ont pu être employés pour copier le texte ou la musique. G et W, par leur proportion plus élevée de similitudes, se distinguent des leçons de R. Tout porte aussi à croire que R serait une source peu fiable. Les interprètes actuels, les premiers, devant plusieurs leçons possibles, n’optent jamais pour les mélodies de R ; les modes y sont souvent flous et les cadences peu orthodoxes. Une partie des chansons de R serait donc issue d’un processus de réception quelque peu différent des trois autres témoins. Si l’on poursuit cette hypothèse, les LA RÉCEPTION MUSICALE DANS LES CHANSONNIERS… 269

Figure 2 — Décalages et micro-variantes. leçons de G et W proviendraient de supports déjà écrits en notation carrée, et donc peut-être postérieurs à ceux employés pour la copie de R. Cependant, nous pouvons aussi envisager que les notateurs, notamment ceux de W, soient plus compétents en matière de transcription musicale ou qu’ils avaient en tête les mélodies copiées. Malgré ces différences entre les témoins musicaux, il convient d’affirmer ici une certaine stabilité du matériel mélodique ; en distinguant les variantes ornementales ou intervalliques, les erreurs de lectures ou les erreurs de copies (oublis ou erreurs de clé ; erreurs de lignes), nous voyons nettement que toutes les chansons avec plusieurs versions, sans exception, ont pour antériorité une seule et même source. 270 REVUE DES LANGUES ROMANES

L’hypothèse de copies de certaines pièces de R faites à partir de témoins musicaux notés dans un système plus ancien modifie quelque peu la perception que nous avons de l’unique chansonnier occitan. Même en étant le plus tardif de la tradition, il se pourrait, moyennant beaucoup de fautes de lecture ou de traduction de la part des copistes plus ou moins connaisseurs de l’écriture neumatique (probablement aquitaine), qu’il soit plus proche des versions originelles que ne le sont G ou W. Les leçons étudiées proviennent des trois premières générations de troubadours et une étude comparative avec les pièces tardives du manuscrit, celles de Raimon de Miraval et de Guiraut Riquier, permettrait de mieux cerner les différences de réception entre le début et la fin du trobar. Si les mélodies attestées plusieurs fois et étudiées ici ont pu être copiées à partir de sources anciennes, une comparaison avec les chansons de la fin de la tradition, ne serait-ce que sur la modalité, pourrait mettre en évidence la possibilité d’une copie établie à partir de supports aux caractéristiques bien différentes.

Christelle Chaillou-amadieu CNRS/CESCM UMR 7302

Références bibliographiques

Aubrey Elizabeth, 1996. The Music of the troubadours, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press. Chaillou-Amadieu Christelle, 2017. « Philologie et musicologie. Les variantes musicales dans les chansons de troubadours », Les noces de Philologie et de musicologie. Textes et musiques du Moyen Âge, éd. C. Cazaux-Kowalski, C. Chaillou-Amadieu, A.-Z. Rillon-Marne et F. Zinelli, Paris, Classiques Garnier, 69-95. Gröber Gustav, 1877. « Die Liedersammlungen der Troubadours », Romanische Studien 2, 368-401. van der Werf Hendrik, 1984. The extant troubadour melodies : trans- criptions and essays for performers and scholars, Rochester N.Y, H. Van Der Werf. Zufferey François, 1987. Recherches linguistiques sur les chanson- niers provençaux, Genève, Droz. Épisodes de la réception : le partimen d’En Coyne e d’En Raymbaut (BdT 392. 29), ses auteurs et son public (avec une nouvelle édition critique du texte)

À toute époque, la réception d’une œuvre littéraire chez son public constitue une étape cruciale de sa vie. De notre point d’observation, cela s’avère encore plus vrai pour les textes du Moyen Âge, dont les circonstances et les modalités de la réception auprès d’un public contemporain ou peu postérieur à l’auteur déterminent inévitablement notre connaissance même du texte, notre propre réception. Ainsi, il est très fréquent que des traces évidentes d’une réception plus « active » que nous ne le souhaiterions — une réception relevant d’une approche à la création littéraire beaucoup plus libre que la nôtre — nous empêchent de remonter à l’original sorti de la plume de l’auteur, comme le sait trop bien tout philologue. Mais une fois détectées et dûment interprétées, ces traces nous permettent aussi de mieux juger du rapport entre le texte et son premier (ou deuxième, ou troisième…) public médiéval : de recréer, en quelque sorte, au moins des fragments d’une atmosphère culturelle. Si cela est tout à fait commun dans le cas des ouvrages narratifs, tels les romans et les chansons de geste, la poésie lyrique, avec ses formes strictes et rigoureuses et l’étalage prétendument sincère d’une subjectivité, semblerait se prêter moins bien à ce jeu de variance, pour des raisons non moins formelles que substantielles. Néanmoins, il existe des poèmes dont les spécificités de langue 272 REVUE DES LANGUES ROMANES ou de style ont particulièrement invité leurs lecteurs et copistes d’autrefois à adapter, renouveler ou même réécrire le texte pour le rendre plus proche du goût et des compétences d’un nouveau public. C’est le cas du partimen d’en Coyne e d’en Raymbaut, selon la rubrique du chansonnier narbonnais C 1. Les auteurs et le public du partimen Les deux partenaires y débattent sur une question de casuistique amoureuse très répandue, à savoir : lequel de deux amants est le plus digne d’obtenir l’amour de la dame, le timide ou le hardi ? Coine ayant choisi le hardi, il ne reste à Raimbaut qu’à soutenir les raisons du timide. Ce poème, transmis par huit manuscrits (C Da E G I K Q T), a connu un succès critique très particulier : d’abord publié au xixe siècle en une édition diplomatique fondée sur le chansonnier de Milan G (Grützmacher 1864, p. 102), et presque redécouvert par la philologie provençale au début du siècle suivant, il a fait l’objet par la suite de plus d’éditions différentes et de tentatives de réécriture linguistique que d’études proprement littéraires 2. Quant à la raison d’une telle attitude de la part de ceux qui se sont occupés de ce poème, il faut la rechercher dans la nature même du texte. Il s’agit en effet de l’un des rarissimes exemplaires de poème dialogué bilingue 3 : ici, à l’occitan pur du premier partenaire, le second répond en un idiome dans lequel on peut reconnaître, plus ou moins défiguré dans la tradition manuscrite, le français. Ce bilinguisme, l’identification des deux partenaires (sur laquelle je reviendrai tout à l’heure) et la consistance évidemment fragmentaire du partimen, qui manque de la fin dans tous les manuscrits : voici les seuls points qui

1. Les paragraphes qui suivent reprennent les pages 143-160 de Saviotti (2017), auxquelles nous renvoyons pour plus de précisions sur la question de la rencontre et de l’interférence linguistique entre oc et oïl dans la poésie lyrique. 2. Dans la suite de cet article nous examinerons l’approche et les choix des différents éditeurs : Bartholomaeis (1905) ; Schultz-Gora (1921) ; Linskill (1964) ; Bec, (2003) ; Harvey-Paterson (2010). 3. À côté du partimen entre Gaucelm Faidit et le comte Geoffroy de Bretagne Jauseume, quel vos est semblant (BdT 178.1 = 167.30b), de la tenso scatologique occitane-galicienne entre Arnaut Catalan et le roi Alphonse X de Castille Senher, adars ie·us venh querer (T 21.1) et du contraste fictif du même Raimbaut Vaqueiras avec la femme génoise Bella, tan vos ai pregada (BdT 392.7). Tous ces textes comportent une réponse « per le rime » ; cela n’est pas le cas, par ex., pour l’échange bilingue de sirventes entre Richard Cœur de Lion et Dauphin d’Auvergne (BdT 420.1 et 119.8). ÉPISODES DE LA RÉCEPTION : LE PARTIMEN D’EN COYNE… 273 ont fait l’unanimité de la critique. Pour tout le reste — identité réelle ou fictive du deuxième partenaire, analyse linguistique et rapport entre les deux idiomes employés, réception orale et écrite du texte, politique éditoriale — le désaccord ne pourrait être plus grand. La quantité et la complexité des questions ouvertes justifient mon choix de revenir une nouvelle fois sur ce poème, pour essayer d’en établir sur des fondements plus sûrs le texte, à partir d’une meilleure compréhension de sa genèse et de sa réception médiévale. Nous devons à Vincenzo de Bartholomaeis (1905) les premières annotations philologiques sur notre partimen. Le savant italien reconnaissait, sous l’hétérogénéité de la varia lectio, l’altérité linguistique des deux partenaires et proposait une identification plausible pour le seigneur Coine : l’interlocuteur de Raimbaut de Vaqueiras — dont l’identité est attestée par les rubriques des chansonniers vénitiens Da I K 4 — serait le grand trouvère Conon de Béthune. Les deux poètes, argumente V. de Bartholomaeis, se seraient rencontrés à l’époque de la Quatrième croisade, selon toute vraisemblance dans cet Empire latin de Constantinople, dont Conon venait d’être nommé « protovestiaire ». Comme l’a souligné Angelica Rieger (1998, 218), pendant l’été 1204, entre la chute de la ville et le départ de Boniface pour son royaume grec, tout ce beau monde [c’est-à-dire : l’aristo- cratie des croisées] jouit d’une trêve de plus de six mois. Ce n’est donc pas surprenant si les échanges littéraires vont bon train 5. Boniface est naturellement le marquis de Montferrat 6, le célèbre mécène de Raimbaut de Vaqueiras et de nombre d’autres troubadours. Si l’identification nominale deCoine n’a jamais été

4. Dans C G Q il est question tout simplement de Raimbaut, tandis que dans E T la seule indication fournie par la rubrique est relative au genre de la pièce (tenso/ tenço). 5. En revanche, d’autres chercheurs préfèrent situer la rencontre entre les deux poètes et la composition du partimen à la cour de Montferrat, avant le départ pour la Croisade : cf. en particulier F. Brugnolo (1983, 84-85, n. 37) ; Harvey (1995, 211) ; Meneghetti (2003). Faute d’indices certains d’une présence de Conon dans l’Italie du Nord (à l’exclusion du passage rapide sur la route de Venise en 1202), une telle hypothèse paraît – et paraissait déjà à Bartholomaeis (1905, 52-53) – beaucoup moins vraisemblable. 6. Selon Linda Paterson (2010, vol. III, 1092), les noces de sa fille Agnese, célébrées en février 1207 à Constantinople, auraient été aussi une occasion propice à la composition du poème. 274 REVUE DES LANGUES ROMANES remise en cause, sa réalité substantielle a pourtant été l’objet d’une critique assez radicale dans un article de Pierre Bec (2003 7). Vu l’autorité de l’auteur et la singularité de son hypothèse, il paraît opportun de commencer notre révision critique préci- sément par la lecture et la discussion de cet article 8. Tout en acceptant l’équivalence Coine = Conon de Béthune, Pierre Bec avance que le partimen pourrait être une tenso fictive 9, dans laquelle Raimbaut de Vaqueiras feindrait de se mesurer poétiquement avec son illustre collègue. Cette hypothèse se fonde principalement sur des considérations d’ordre linguis- tique : en effet, les strophes attribuées à Conon présenteraient des traits, attestés par les rimes, incompatibles à la fois avec la langue française et avec ce que nous savons de la personnalité poétique du trouvère. En particulier : – les mots à la rime en -ors comme folors : valors : aillors : secors renvoient à une variété régionale de l’Ouest qui ne saurait être celle utilisée par un trouvère artésien ; – la rime graphiquement correcte -ai n’est pas homophone en occitan et en français, où la diphtongue s’est réduite bien avant la fin du xiie siècle ; – les mots à la rime en -ai et en -ir (toujours des futurs et des infinitifs verbaux) sont trop faciles pour le grand poète qu’est Conon de Béthune. En outre, ajoute le philologue en rappelant une strophe célèbre de la chanson de Conon Mout me semont Amour que je m’envoise (RS. 1837), rien ne nous dit qu’il ait été à même de comprendre une autre langue que le français, ce Picard qui s’est vu reprocher, par la

7. Force est de constater que, sans doute à cause de sa collocation parmi des essais sur la littérature occitane moderne et contemporaine, cet article est peu connu des médiévistes : il est absent, par exemple, du répertoire bibliographique de référence, la Bibliografia elettronica dei Trovatori(www.bedt.it). 8. Ruth Harvey et Linda Paterson en ont aussi brièvement discuté les arguments principaux en marge de l’édition la plus récente du partimen (Harvey-Paterson 2010, vol. III, 1086-1087). 9. Pour la question de la définition relative detenso et partimen, la référence obligée est l’article de Dominique Billy (1999). Ici, j’utilise le mot tenso au sens le plus large de « pièce dialogique en vers » : tout partimen (ou joc partit) est donc une tenso (en revanche toute tenso n’est pas un partimen). ÉPISODES DE LA RÉCEPTION : LE PARTIMEN D’EN COYNE… 275

comtesse Marie de Champagne, de ne pas parler un bon francien et d’employer trop de mos d’Artois 10. Tous ces arguments paraissent renforcés par le fait qu’il serait possible d’« occitaniser » complètement les coblas de Conon, même en prenant pour base le texte comportant le plus grand nombre d’éléments français, celui du chansonnier Da. Et P. Bec offre effectivement à ses lecteurs un specimen de cette traduction. Une considération d’ordre socio-culturel est aussi avancée, bien qu’implicitement : ce personnage de haut rang qu’était Conon de Béthune, aurait-il réellement partit un joc avec un troubadour d’humble origine ? Selon le philologue, il serait bien plus vraisemblable que « Raimbaut [se soit] inventé un partenaire français, un grand seigneur, un trouvère célèbre et un protecteur potentiel » (Bec 2003, 419). On pourrait, si on partageait cette opinion, ajouter encore un autre indice : le partimen est présent dans huit chansonniers occitans, tandis qu’aucun chansonnier lyrique d’oïl ne le contient. Examinons tous ces arguments dans le détail. Tout d’abord, sur le plan purement linguistique, une rectification s’impose : les rimes en -ors (prononcées -ours) sont tout à fait possibles dans la langue poétique de Conon de Béthune. Comme le remarque Charles-Théodore Gossen (1970, 82), bien que l’évolution phoné- tique de -ŌRE latin à -eur soit déjà achevée en Picardie et en Artois au début du xiie siècle, des graphies -o(u)r circulent encore bien plus tard, particulièrement à la rime 11. Mais de telles termi- naisons se trouvent aussi dans une autre variété de langue d’oïl

10. Voir Bec (2003, 415) : « La Roïne n’a pas fait ke cortoise, /Ki me reprist, ele et ses fieus, li Rois./Encoir ne soit ma parole franchoise,/Si la puet on bien entendre en franchois ; /Ne chil ne sont bien apris ne cortois,/S’il m’ont repris se j’ai dit mos d’Artois,/Car je ne fui pas norris a Pontoise » (RS. 1837, v. 8-14 ; (Wallensköld 1921), 5. Trad. : “Cette Reine n’a pas été courtoise/En m’accusant, elle et son fils, le Roi./Mon expression, encore que non française,/On peut très bien la comprendre en français./Ils ne sont ni cultivés ni courtois/De m’accuser pour mes termes d’Artois :/On ne m’a pas élevé à Pontoise” (Gros 2012, 40). 11. « Comme dans l’aire picarde l’évolution […] est un fait indubitable, mais comme les mêmes poètes usent indifféremment des formes eneu et des formes en ou dans la rime, il est permis de se demander s’il ne s’agit pas simplement de facilités de versification. La pratique poétique aurait admis des emprunts à des dialectes différents, c’est-à-dire à ceux de l’Ouest et de l’Est dans lesquels l’évo- lution de accentué s’arrête à la phase ow, de la même façon qu’elle joue sur des états de langue chronologiquement différents. Ce qui confirme cette hypothèse, 276 REVUE DES LANGUES ROMANES que Conon de Béthune aurait pu connaître et même assimiler : celle d’Outremer. S’il est vrai que notre connaissance du français employé à Constantinople et en Grèce au xiiie siècle est encore bien mince, les recherches récentes de Laura Minervini (2010, 155-156) ne laissent aucun doute quant à la fréquence des attes- tations de –or < -ŌRE dans la scripta employée à Chypre et dans l’ensemble des États croisés du Proche-Orient. En outre, la tentative de rendre occitanes les coblas de Coine se heurte à une difficulté majeure, que Oskar Schultz-Gora (1921, 705-706) avait déjà remarquée : les deux mots à la rime malage (v. 30) et ensoage (v. 31) ne sont pas traduisibles en occitan sans un changement du phonème consonantique qui permet la rime. Aussi, faut-il reconnaître que le français de Coine est tout à fait français, malgré les imperfections que nous trouvons à diffé- rents degrés dans les versions transmises par les manuscrits. Reste le problème de la rime -ai, auquel s’ajoute celui de la rencontre -age/atge. Mais, vu l’impossibilité d’une rime parfaite, même dans l’hypothèse où Raimbaut aurait voulu écrire en français les strophes de son partenaire, dans les deux cas la solution de la « rime pour l’œil » semble être tout à fait acceptable pour un Conon de Béthune obligé de répondre à une question posée dans une langue qui n’est pas la sienne et se permettant pour cela même des petites (ou grandes) licences. L’oscillation -atge/- age/-agge/-aje dans certains manuscrits, même à l’intérieur de la même cobla, pourrait représenter les perplexités des jongleurs confrontés à l’exécution d’une pièce ou les rimes « sonneraient faux ». Ensuite, quant à la prétendue « facilité » des rimes employées par Coine, la lecture du petit chansonnier de Conon de Béthune suffit pour reconnaître que cet argument finit par aller plutôt dans le sens de la thèse contraire. En effet, non seulement toutes les rimes (et presque tous les mots à la rime) de notre poème se retrouvent ailleurs dans l’œuvre du trouvère, mais nous découvrons même que celui-ci n’utilise pour la rime -ir que des formes verbales à l’infinitif, tout comme leCoine du partimen 12. Il c’est que les rimes en question se trouvent encore au xve siècle chez Alain Chartier et Charles d’Orléans » (Gossen 1970, 82). 12. Dans Tant ai amé c’or me convient haïr (RS. 1420-895 ; Wallensköld 1921, 13-14) : haïr (v. 1), traïr (v. 3), coisir (v. 10), traïr (v. 12), oïr (v. 14), haïr (v. 16). Ce ÉPISODES DE LA RÉCEPTION : LE PARTIMEN D’EN COYNE… 277 y a plus. La conformité stylistique et idéologique des coblas du second partenaire aux poèmes de Conon s’avère étonnante. Dans trois chansons notamment, le trouvère exprime à l’égard de l’expérience amoureuse une position qui est tout à fait cohérente avec celle défendue par Coine, et les expressions employées sont parfois identiques. Par exemple, dans la Chançon legiere a entendre (RS. 629) et dans Si voiremant con cele don je chant (RS. 303), le poète reconnaît et se reproche sa propre timidité : Tant ai celé mon martire Tos jors a tote la gent Ke bien le devroie dire A ma Dame solement, K’Amors ne li dit noient… …fols sui ki ne li ai dite Ma dolor, ki est si grans 13. (RS. 629, v. 15-19, 29-30)

Hé ! las, dolanz, je ne sai tant chanter Que ma Dame parçoive mes tormenz, N’encor n’est pas si granz mes hardemanz Ke je li os dire les mals que trai, Ne devant li n’en os parler ne sai ; Et kant je sui aillors devant autrui, Lors i parol, mais si pou m’i dedui K’un anui valt li deduiz que j’en ai. Encor devis comment je li dirai La grant dolor que j’en trais senz anui, Ke tant l’ador et desir, kant g’i sui, Que ne li os descovrir ma raison ; Si va de moi con fait del champion Qui de lon tens aprent a escremir, Et kant il vient ou champ as cous ferir, Si ne seit rien d’escu ne de baston 14. (RS. 303, v. 25-40) qui démontre aussi un goût pour la répétition et la redondance – jusqu’à la rime identique ! – semblable à celui du partenaire de Raimbaut. 13. « J’ai si longtemps caché mon martyre/chaque jour à tout un chacun/ que je devrais bien le dire/à ma dame seulement,/puisqu’Amour ne le lui dit nullement…//Je suis fou de ne pas lui avoir déclaré / ma douleur qui est si grande… » (Wallensköld 1921, 1-2) ; trad. Rosenberg-Tischler (1995, 373-375). 14. « Hélas, dolent, je ne peux pas chanter tant / Que ma dame perçoive mes tourments,/Et je n’ai toujours pas assez de courage/Pour que j’ose lui avouer les maux que j’endure ;/Face à elle je n’ose ni ne suis capable de parler./Et pourtant, 278 REVUE DES LANGUES ROMANES

En revanche, dans Mout me semont Amor que je m’envoise (RS. 1837), il proclame de façon péremptoire la nécessité d’avouer son amour : Dieus ! ke ferai ? Dirai li mon coraige ? Li irai je dont s’amor demander ? Oïl, par Dieu ! car tel sont li usaige C’on n’i puet mais sans demant riens trover ; Et se jo sui outraigeus del trover, Se n’en doit pas ma Dame a moi irer, Mais vers Amors, ki me font dire outraige 15. (RS. 1837, v. 15-21) On peut ainsi affirmer que celui duhardement — possible, souhaité, regretté... — de l’amant est un véritable topos récurrent, voire obsédant, dans la poésie d’amour du trouvère 16. Aux chansons que nous venons d’examiner, notre Coine semble faire une référence directe lorsqu’il dit, au début de sa deuxième cobla, cum qu’eu faza aillors (v. 25), « quoique j’aie fait ailleurs ». Si je ne m’abuse, la subtilité de cette référence réside dans ce que le poète parle bien de « fait », non pas de parole ou de pensée. De fait, la timidité exprimée dans les deux premières chansons se situe sur le plan de l’action ; en revanche, l’auteur ne cesse d’être persuadé de la supériorité de la hardiesse en amour, comme le prouvent clairement l’exclamation Fols sui ki ne li ai dite/ma dolor, ki est si grans ! (RS. 629, v. 29-30), ou la comparaison avec le champion qui n’a qu’une capacité théorique de se battre (RS. 303, v. 37-40). Même si, en général, il n’est pas permis de chercher dans le joc partit, en tant que jeu de société, le reflet nécessaire de l’idéologie de son auteur 17, les coblas de Coine représentent indéniablement lorsque je suis ailleurs, face à autrui,/Alors je parle, mais j’en tire si peu de plaisir,/ Que le plaisir que j’en ai est un ennui.//Encore je réfléchis à la façon de lui dire/ la grande douleur que je souffre sans peine,/car je l’adore et désire à un tel point que, lorsque j’y suis,/Je n’ose pas lui avouer mon esprit./Il en est de moi comme du champion/Qui s’exerce depuis longtemps à l’escrime/Et, lorsqu’il vient au moment de se battre,/ne sait plus rien d’écu ni de lance » (Wallensköld 1921, 3-4) ; notre trad. 15. « Dieu, que faire ? Lui dire ma pensée ?/Irai-je lui demander de m’aimer ?/ Oui, par Dieu ! ainsi vont les usages/Qu’on n’y peut plus rien trouver sans demande ;/Et si je suis extrême en composant,/Ma dame n’en doit pas s’emporter contre moi,/Mais contre Amour, qui m’inspire à l’excès » (Wallensköld 1921, 5) ; trad. Gros (2012, 40). 16. Sur ce trait caractéristique de la poétique de Conon de Béthune, voir Zaganelli (1983). 17. « Il y aurait d’ailleurs quelques inconvénients à vouloir retrouver dans les tensos et partimens les valeurs impliquées dans la canso amoureuse » (Paterson 2007, 518). ÉPISODES DE LA RÉCEPTION : LE PARTIMEN D’EN COYNE… 279 et admirablement la manière de Conon de Béthune (Zaganelli 1983, 160-161) : cela nous dispense une fois de plus de remettre en cause l’identification nominale du second partenaire, que V. de Bartholomaeis fondait complètement sur des arguments externes au texte. Mais la conformité poétique de Coine à Conon fait surgir en même temps une interrogation assez inquié- tante : n’aurions-nous pas affaire à un exercice de maniérisme composé par quelqu’un qui connaissait par cœur la poésie du trouvère ? Personne n’aurait pu le faire mieux que Raimbaut de Vaqueiras, étant donné que, comme Furio Brugnolo (1983, 88-91) l’a bien montré, la cobla française du fameux descort plurilingue, chef-d’œuvre du troubadour, n’est qu’un répertoire de formules cononiennes... Paradoxalement, donc, la découverte d’une présence massive de Conon de Béthune dans le poème pourrait étayer l’intuition de Pierre Bec quant à son absence du nombre des auteurs réels du partimen. Mais une telle hypothèse est-elle vraiment soutenable ? Pour trois raisons au moins, sa vraisemblance me paraît faible. La première raison est d’ordre socio-culturel. Vu la position de Raimbaut en Orient, chevalier prisé — malgré son humble origine — à la suite d’un grand seigneur, il aurait eu bien plus d’opportunités d’échanger des vers avec le protovestiaire impérial que de devoir s’inventer un Conon de Béthune fictif à partir de la connaissance de sa poésie. En ce sens, l’invitation à « tensonner » aurait même pu avoir une motivation politique : R. Harvey et L. Paterson (2010, vol. III, 1092) y voient une « useful diplomatic function between the French and Lombard contingents 18 ». De plus, dans le partimen, nous ne trouvons pas d’hommages évidents à Coine : à l’exception de l’appellatif Seigner, rien chez Raimbaut ne semble montrer une soumission quelconque à l’illustre interlocuteur, contrairement, par exemple, à la dédicace déférente au même Conon qu’exprime la chanson Estat ai dos ans (BdT 133. 3) d’Elias Cairel 19. Notre troubadour, qui avait jouté sur un plan d’égalité

18. « Fonction diplomatique utile entre les contingents français et lombard ». Cet argument semble particulièrement cohérent avec une datation du partimen à l’été 1204. 19. « Chansso, drogomans/Seras mon seignor Coino,/E no m’ochaiso/Car ieu no l’ai vist enans,/Que la gens de sai/Dizen qe val mai/Qe negus ; pero be·m par,/Si parlar negueis me volgues,/Per q’ieu·l veirai anz de dos mes,/E si ma chanssoneta·il platz,/Ma domna Ysabel sia·l gratz » (BdT 133. 3 ; Lachin 2004, 144-146, v. 45-55. Notre trad. : “Chanson, tu seras/ 280 REVUE DES LANGUES ROMANES poétique avec des seigneurs féodaux déjà dix ans auparavant en Italie — que l’on pense à l’échange d’insultes avec le marquis Albert Malaspina : Ara·m digatz, Raimbaut, si vos agrada (BdT 15. 1 = 392. 1) — et en Provence — avec le comte Adhémar de Poitiers dans un partimen impliquant aussi Perdigon : Senher N’Aimar, chauzetz de tres baros (BdT 392. 15) — ne l’aurait fait qu’avec plus encore de facilité une fois la gloire obtenue, comme chevalier aussi bien que comme poète. Bref, lorsqu’on considère la person- nalité publique et poétique de Raimbaut, ainsi que les occasions de rencontrer Conon de Béthune en 1204, on ne voit pas la raison de supposer que le dialogue entre les deux poètes soit inventé. Si le premier a eu envie d’échanger un partimen avec le second, il semble avoir eu toute la possibilité de le faire réellement. Le deuxième argument est d’ordre littéraire. Nous ne connaissons pas d’autres partimens fictifs. Quant aux deux tensos d’un troubadour avec une dame que Marianne Shapiro (1981, 292, n. 9) cite en ce sens dans son étude consacrée aux débats poétiques imaginaires il paraît abusif de parler de « partimen », puisqu’il n’y a pas de casus fictus à débattre et qu’aucun jugement final n’est prévu 20. François Zufferey (1999, 321) résume ainsi la spécificité du genre : le partimen se présente d’abord comme un jeu de société, qui suppose en principe réunies en un même lieu les deux personnes participant à un débat dilemmatique et qui se termine par la désignation d’un ou de plusieurs arbitres. Contrairement aux tensos fictives, dans lesquelles les troubadours font débattre des objets inanimés, des entités psychiques, des types sociaux ou même Dieu, on voit bien, conclut le philologue, qu’un partimen fictif n’aurait pas de sens, l’intérêt principal du genre étant moins celui de développer une pensée originelle par la comparaison de deux points de

Mon interprète auprès de monseigneur Conon,/Et ne me blâme-t-il pas/Si je ne lui ai pas rendu visite plus tôt,/Car les gens d’ici/disent qu’il vaut plus/que quiconque ; mais je serais ravi,/S’il voulait vraiment me parler :/Je le rencontrerai avant deux mois,/Et si ma chanssoneta lui plaît,/Il doit en savoir gré à ma dame Isabelle”). 20. Il s’agit de Bona dona, d’una re que·us deman (BdT 87. 1) de Bertran del Pojet et de Bona domna, un cosselh vos deman (BdT 370. 4) de Pistoleta. Comme le révèlent les incipit presque identiques, les deux pièces sont étroitement liées : voir Saviotti (2013, 14). ÉPISODES DE LA RÉCEPTION : LE PARTIMEN D’EN COYNE… 281 vue, que celui de surclasser l’adversaire par un emploi malin de la rhétorique. Mon troisième argument reprend les remarques de P. Bec sur l’imperfection de la rime -ai dans le passage de l’occitan au français. Pour admettre que Raimbaut ait librement choisi, parmi toutes les possibilités qu’il avait en tant que compo- siteur unique du poème (selon l’hypothèse de P. Bec) de faire rimer -ai occitan avec -ai français, il faudrait soupçonner de la part du troubadour une ignorance des sons de la langue d’oïl tout à fait incompatible avec ce que nous savons de sa vie et de sa poésie. En effet, non seulement il est presque assuré que des trouvères et des jongleurs français avaient chanté des poèmes en sa présence, à la cour de Montferrat 21, mais à Constantinople sa compétence orale de la langue a pu s’amé- liorer jour après jour grâce au contact direct avec les hommes du contingent français. Cette compétence lui aurait permis de donner à son Coine tous les moyens de s’exprimer poéti- quement dans la manière la plus correcte. Par conséquent, la licence poétique de la rime imparfaite, soulignant l’irréduc- tibilité d’une langue à l’autre, paraît renvoyer davantage au trouvère qu’à Raimbaut. Pourtant, comme l’affirme très justement Ruth Harvey (1995, 218) en traitant du descort plurilingue de Raimbaut, the public’s capacity to understand these songs is perhaps of more significance for medieval court culture than the linguistic virtuosity of one poet who may have been an exceptionally gifted individual 22. Il me semble que cette remarque peut être valable aussi pour notre cas. Tant d’encre a coulé afin de reconstruire la langue originaire du texte sans que soient prises en considération les variables de sa réception, à savoir les circonstances de la

21. C’est ce que raconte, par exemple, la razo de l’estampida Kalenda Maia (BdT 392. 9), dont la mélodie aurait été empruntée à celle d’une estampie française exécutée par deux jongleurs venant de la France du nord. L’histoire relève, bien sûr, de la fantaisie du biographe ; cependant, son intérêt vient de sa parfaite vraisemblance. 22. ‘La capacité du public de comprendre ces chansons est peut-être plus signifi- cative pour la culture courtoise du Moyen Âge que la virtuosité linguistique d’un seul poète, qui pouvait être un individu extraordinairement doué’. 282 REVUE DES LANGUES ROMANES performance, la transmission écrite, l’appréciation de la part du public en Orient et en Occident 23. Pour ce qui est des auteurs, nous pouvons supposer que Conon comprenait l’occitan, au moins au niveau d’une compétence passive de la langue stéréotypée de la poésie lyrique, mais que, appelé au débat par le troubadour, il ait préféré répliquer dans la seule langue qu’il maîtrisait pleinement. En ce sens, le principal responsable du bilinguisme de la pièce n’est pas nécessairement Raimbaut : vu le prestige de la langue des troubadours et sa propre capacité à jouer avec des idiomes différents, il aurait bien pu s’attendre à une réponse en occitan. Quant au public, il est évident qu’au moins quelques-uns parmi les premiers auditeurs de la pièce, les barons croisés et leurs suites, devaient posséder la même compétence passive de l’occitan des troubadours que nous venons d’accorder au trouvère. C’est la typologie même du partimen qui exige chez le public une compréhension assez précise du texte, sans laquelle le jugement final (prévu par les contraintes du genre) ne serait pas possible. Mais rien ne permet d’affirmer que ce genre entendedorsd’ étaient nombreux : nous nous tenons, sur ce point, aux considérations générales faites par R. Harvey (1995, 219-220) sur la compétence linguistique généra- lement approximative et partielle du public des troubadours. Notre partimen ne saurait être un indice certain à cet égard. Mais c’est sur un autre public que la tradition manuscrite nous renseigne plus précisément : celui des milieux, italiens et langue- dociens, qui nous ont légué le partimen en le consignant dans les chansonniers. En Vénétie, la réception écrite de cette pièce dans la seconde moitié du xiiie siècle démontre une approche identique des deux langues en présence, les deux ressenties comme étran- gères. Cette approche se caractérise par l’insertion très discrète et vraisemblablement involontaire de formes italiennes dans toutes les coblas, occitanes et françaises, mais surtout par un respect généralement soigneux de l’altérité linguistique : les copistes italiens pourraient difficilement être considérés comme les responsables d’une « occitanisation » ou bien d’une « franci- sation » du texte. En ce sens, il n’est pas étonnant qu’aucune des formes françaises « occitanisées » présentes dans la varia lectio

23. J’emploie ce terme dans son sens le plus large, à l’instar de « il pubblico dei trovatori » chez M. L. Meneghetti (19922). ÉPISODES DE LA RÉCEPTION : LE PARTIMEN D’EN COYNE… 283 n’apparaisse exclusivement dans la « tradition vénitienne ». Quelques-unes de ces formes se trouvent dans tous les manus- crits (merce au v. 10, pecadors au v. 16, ma domna au v. 27, etc.) : la responsabilité de celles-ci reviendra à l’archétype commun de la tradition, sinon aux choix arbitraires, et pour nous indétectables, de Conon de Béthune. En revanche, la plupart d’entre elles sont propres aux chansonniers languedociens et configurent une véritable réécriture en occitan des coblas de Coine. Si l’audience italienne pouvait écouter le partimen sous une forme plus proche de l’original sans peut-être trop y comprendre, le public du Midi qui, au contraire, comprenait très bien le texte de Raimbaut, paraît s’être permis tout genre de retouches à celui de Conon, afin de le réduire à sa propre langue. Nous pouvons d’ailleurs constater la même disparité de traitement dans la tradition du descort pluri- lingue : le chansonnier C est le seul à témoigner d’une tentative évidente de réduction à l’occitan de toute forme allogène. Qu’un tel interventionnisme révèle une résistance contre la pénétration de la langue française dans les milieux languedociens du début du xive siècle, ou bien, plus simplement, le sentiment d’avoir affaire à un idiome très proche, il est clair que l’appropriation linguistique de ce poème témoigne de sa circulation et de son succès dans la France du Sud. Un succès bien différent par rapport à celui dont le partimen a joui en Italie, où sa fréquentation s’est bientôt traduite dans une fixation définitive de sa forme. Restent à examiner les quelques mots français appartenant aux coblas de Raimbaut : l’article une (Da, v. 3), l’impératif parlez (v. 20), le subjonctif die (Da I K, v. 20), le substantif dame (Da I K, v. 36), peut-être l’adjectif toutz (K, v. 19). Leur présence — et le mélange linguistique que l’on peut constater chez Coine dans tous les manuscrits — a suggéré à R. Harvey et L. Paterson (2010, vol. III, 1086) que la langue de l’archétype était « already mixed » dans toutes les cinq coblas. Mais, pour admettre une telle hypothèse, la faible quantité des éléments que nous venons d’énumérer ne semble pas suffisante. Il se pourrait, en revanche, que le troubadour ait décidé, une fois constaté le switch code opéré par son interlocuteur, d’insérer ça et là des mots français pour faire de l’ironie sur l’incompétence de l’occitan de Conon ou tout simplement pour s’amuser. Le v. 20, par exemple, où la forme française parlez est employée dans le discours direct, pourrait 284 REVUE DES LANGUES ROMANES railler une éventuelle réponse peu flatteuse de la dame de Coine à l’égard de son amoureux... Cela ne serait pas incohérent avec la personnalité poétique excentrique de Raimbaut, ni avec son goût pour le mimétisme linguistique. Mais la présence de une déjà dans la première strophe, quoique dans un seul manuscrit, nous oblige à envisager une possibilité différente. Si l’attitude « conservatrice » des copistes italiens amène à exclure que ceux-ci puissent être les responsables de l’insertion des formes françaises, ces dernières remonteront sans doute à la transmission, orale ou écrite, antérieure à l’arrivée des textes en Occident. Dans une culture à dominante française, telle celle d’Outremer, il n’est pas inconcevable que, lors de l’exécution du partimen ou de sa trans- cription, des mots de langue d’oïl se soient faufilés dans un texte qui devait paraître tout à fait idoine pour les accueillir. Le texte du partimen En envisageant une nouvelle édition critique de ce poème 24, une question majeure se pose : jusqu’à quel point sommes-nous autorisés à essayer de reconstruire le français du trouvère, à partir des formes « occitanisées » ? O. Schultz-Gora (1921) l’avait fait, en se fondant, par surcroît sur le texte quasiment occitan de C. Mais, n’est-il pas possible que Conon, en dialoguant avec un troubadour, ait employé quelque forme à la lyrique d’oc ? Loin des excès de la philologie positiviste mais également de l’option conservatrice de J. Linskill (1964) et de Harvey-Paterson (2010), je choisirai une approche prudemment reconstructive, afin d’éviter à la fois une réécriture sans doute abusive du texte et le risque de refuser a priori une forme française possiblement authentique présente dans un manuscrit différent de celui de base — le choix devra tomber, pour les raisons que nous venons d’évoquer, sur l’un des trois chansonniers vénitiens — ou facile à postuler à partir d’une leçon corrompue. À cet égard, les

24. Si Coine est bien Conon de Béthune, il faudra que le partimen soit accepté non seulement dans le corpus poétique de Raimbaut, mais aussi dans celui du trouvère, contrairement à la politique de son éditeur, qui s’était borné à mentionner le poème dans une note, sans commenter le choix de l’exclure de son édition (Wallensköld 1921, VIII, n. 1). Une nouvelle édition des poèmes de Conon de Béthune a été récemment annoncée par Germana Schiassi : dans le prolegomenoi présenté en 2010 lors de la Seconde rencontre valenciennoise sur l’art des trouvères (Schiassi 2012), elle ne s’occupe pas du partimen entre Raimbaut et Coine. ÉPISODES DE LA RÉCEPTION : LE PARTIMEN D’EN COYNE… 285 indications offertes par Giuseppe Tavani en vue de l’édition du descort plurilingue de Raimbaut nous seront précieuses : l’editore sarà autorizzato ad assumere a testo tutte le forme linguistiche genuinamente [francesi] o che consentano, con minimi interventi grafici, di ripristinarne la genuinità, anche se attestate da un solo relatore, in quanto tali forme sono da consi- derare lectiones difficiliores 25. Au contraire, nous nous abstiendrons d’attribuer à la plume de Conon toute forme française, quoiqu’aisée à reconstruire et même présente ailleurs dans le texte, lorsque la forme occitane concur- rente fait l’unanimité de la tradition : aussi garderons-nous par ex. merce (v. 10, tous les ms.) contre merci (v. 12 et 13). Les rapports entre les copies se laissent partiellement retracer sur la base des fautes et innovations suivantes.

฀ (archétype) v. 13 le v. comporte trois éléments de négation (corrigé dans CE, abrégé dans QT) v. 21-23 un des trois v. — vraisemblablement le v. 22 — est abusif (le v. 23 manque dans C, le v. 21 manque dans Q) v. 26 le v. manque d’une syllabe v. 32 la DaGIKQ vs. lo (en référence à malage, v. 30 ; aisément corrigé dans CET) v. 34 CS esparv(i)er DaGIKQ vs. CR esparviers (aisément corrigé dans E) v. 39-42 les trois derniers v. de la cobla V (et l’éventuelle cobla VI) manquent

α [DaIK] 26 v. 4 li eschai vs. s’eschai v. 7 ill lo vs. lo·i v. 13 poing vs. point v. 24 eque(r)ren vs. enquerron v. 25 quer fatz ma dom(p)nam merir vs. fatz ma dompna·m deu merir v. 33 puosca desgarir vs. puosca guerir

25. ‘L’éditeur sera autorisé à accueillir dans le texte critique toutes les formes linguistiques authentiquement [françaises] ou bien permettant, par des inter- ventions minimes d’ordre graphique, d’en reconstruire l’authenticité, même lorsqu’elles sont attestées par un seul manuscrit, car ces formes sont à considérer comme des lectiones difficiliores’ Tavani (2002, 39-40). 26. La famille α correspond évidemment à e d’Avalle (1993). 286 REVUE DES LANGUES ROMANES

αI [IK] v. 9, 14, 27, 30 double l (italianisme) dans follors, follatge, cellerai (cellarai K), cella v. 13 quere vs. querer

β [G - - Q - - T] v. 2 iuzaz GT vs. jujetz v. 9, 25 en Raimbaut QT vs. Rambautz v. 11 midonz GT vs. ma dame v. 12 esp(er)arai vs. desperarai v. 13 ges manque QT v. 14 Judan QT vs. Judas v. 24 enquera vs. enquerron v. 28 le vers manque de 2 syllabes QT v. 30 a son mege QT vs. al mege

Des mots occitans se trouvent identiques chez Coine dans CEGQT, en opposition aux formes françaises de α (merce(s) v. 12 et 13, preiar v. 15, deu v. 32 CEG, do(mp)na v. 33), et exclusivement dans CE, en opposition aux formes françaises du reste de la tradition (Sertas v. 9 et 26, s’auzet v. 15). Si, en l’absence d’erreurs de sens ou de grammaire partagées par les témoins intéressés, ces correspondances ne sont pas suffisantes à elles seules pour démontrer l’existence d’antécédents communs, il serait néanmoins risqué d’en exclure la possibilité (CEGQT pourraient correspondre à la tradition languedocienne y d’Avalle). Aussi, renonçons-nous à tenter une reconstruction exhaustive de la généalogie des copies conservées dans un stemma codicum, en nous bornant à proposer un schéma vraisemblable de la circu- lation du texte entre le moment de sa composition en Orient et les « actes de réception » que sont les différents manuscrits. L’impossibilité de tracer un véritable stemma, s’ajoutant à la situation linguistique tout à fait exceptionnelle de l’original inconnu et des copies conservées, entraîne la nécessite de décider au cas par cas et sur la base de tous les critères disponibles de l’acceptabilité des leçons adiaphores. Le manuscrit choisi comme base est le chansonnier I, son texte comportant, parmi les témoins qui conservent la plus grande partie des éléments français dans ÉPISODES DE LA RÉCEPTION : LE PARTIMEN D’EN COYNE… 287

les coblas de Coine, moins d’aberrations singulares que ceux de Da et de K. Toutes les erreurs et les innovations assurées de I (ou de αI) ont été corrigées, à l’aide des leçons des autres manus- crits ou, le cas échéant, par voie de conjecture (signalée par des crochets). Au v. 7, la leçon ·ill lo est un italianisme (apparemment la seule autre occurrence parmi les troubadours se trouve chez le bolonais Rambertino Buvalelli : BdT 281. 2, v. 16), l’ordre correct des pronoms en occitan étant OD-OI. Le v. 13 contient trois éléments de négation, non, ges, poing (malgré la tentative des éditeurs précédents de garder poing de α, seul point d’oltrage semble être un syntagme acceptable à la fin du v.) : le deuxième est probablement le résultat de la corruption, remontant à l’archétype, d’un mot qui reste pour nous indéterminable. Aux v. 21-23, l’un des trois est abusif : vu le sens, on peut soupçonner que le v. à rejeter soit le 22 ; toutefois, en l’absence de toute preuve certaine, ce v. apparaît dans le texte entre chevrons. Au v. 25, nous suivons, contre l’avis des autres éditeurs qui l’ont considérée facilior, la leçon de CEGQT : si le sens est, dans les deux cas, peu 288 REVUE DES LANGUES ROMANES cohérent avec celui des v. précédents (α : « j’amène ma dame à me récompenser par le bien auquel j’aspire » ; autres : « ma dame doit me récompenser pour le bien que je fais »), la construction syntaxique du verbe merir que nous trouvons en α n’est pas attestée ailleurs en occitan. Dans deux cas (v. 28 et 33) nous avons repéré dans les coblas de Coine une césure du décasyllabe 5 + 5 (assez fréquente dans les chansons de Conon de Béthune). Une telle césure, tout à fait inusuelle dans la poésie des troubadours, paraît avoir créé une « diffraction » dans la varia lectio des manus- crits : au v. 28 la bonne leçon devrait être celle de α, tandis qu’au v. 33 nous avons essayé de la reconstituer par la comparaison des différentes innovations. Les notes de bas de page font fonction d’apparat critique : celui-ci est de type négatif et contient toutes les leçons rejetées du manuscrit de base, accompagnées, le cas échéant, par celles des autres manuscrits. I. Seingner Coines, Jois e Pretz et Amors vos comandon que jujetz 27 un lor plai, d’una dompna qu’a dos entendedors que fan per lei tot quant a pretz s’eschai 28 e son amdui d’un pretz e d’un paratge ; [5] e l’uns li ditz s’amor e son coratge, l’autre tem tant que no lo·i 29 ausa dir. Gardatz qual deu meillz a merce venir.

II. Certes, Rambautz, lo taisers es folors 30 : si je ne quier merce, per que l’aurai ? [10] Pois que ma dame aura totas valors, ja de merci no mes desperarai. † Querre 31 merci non es ges point d’oltrage 32, † qe Judas fo perdutz per son folatge, qui de proier no s’ausa enardir. [15] Mainz pecadors fai desespers morir. III. Seingner Coine, danz l’es e desonors a cel que quier lo don pois li estrai,

27. jujetz] iuiatz IKT, iuzaz DaG. 28. s’eschai] li eschai DaIK, eschai ET. 29. lo·i] ill lo DaIK, lil G, lel Q, li T. 30. folors] follors IK, folhors C. 31. querre] querer C, quere IK, qui quer E. 32. ges point] g. poing DaIK, point QT, lunh mal C, fai p. E. ÉPISODES DE LA RÉCEPTION : LE PARTIMEN D’EN COYNE… 289

e sobra totz amadors l’es paors qu’om li die : « Ja no m’en parletz mai ! ». [20] E l’autre amans tem dir lo sieu damnaje < quar cel que tem sap d’amor son usatge > e tramet li 33 fin amor per mesage. Si no la enquier, enquerran la·l 34 sospir. Lo ben qu’eu fatz ma dompna·m deu merir 35. [25]

IV. Certes, Rambautz, cum que [je] 36 fassa aillors, ja ma domna mon mal non celerai 37, quar hom pot trop tart querir lo secors ; e que me val 38 secors, pois mort serai ? Fols es qui cela 39 al mege son malage, [30] qu’el n’es plus greus, e plus greu ensoage. Anz lo 40 dei hom si per temps descobrir, si sa dame vol lo puosca guerir 41.

V. Seingner Coine, d’esparviers e d’astors voill que·m mostretz 42, que d’amor eu me sai. [35] Que cel qui quier no se fida en lausors, ni en sa dame, ni el be que·il fai 43, que·l querre fai de joi privat salvatge. […]

Traduction

I. Seigneur Conon, Joie, Valeur et Amours vous ordonnent de prononcer un jugement dans une de leurs disputes à propos d’une dame ayant deux amoureux, qui font pour elle tout ce qui est conve- nable selon la valeur et qui sont tous les deux de même valeur et de même rang ; l’un lui révèle son amour et son sentiment, tandis que

33. li] liei I. 34. enquerron] eq(u)er(r)en DaIK, enquieyran C, enqueron E, enq(u)era GQ, in cier an T ; ·l] i IK, li EGQT. 35. fatz ma dompna·m deu merir] quer fatz ma dom(p)nam merir DaIK, fatz madonam dezir E {-1}. 36. que je] q(u)(i)eu CDaEGIK {-1}, q(u)e QT {-1}. 37. celerai] cellerai I, cellarai K, celarai CDaEGKQ. 38. me val] men ual IK, ·m ualra C, ·m ual T. 39. cela] cella IK, sela T. 40. lo] la DaGIKQ. 41. lo puosca guerir] l. [manque Da] p. desgarir DaIK, ben len p. g. E, ben l. p. garir G, ben me pot garir Q. 42. mostretz] mostra(t)z GIKQ. 43. que·il] que el I. 290 REVUE DES LANGUES ROMANES

l’autre est si craintif qu’il n’ose pas le lui confesser. Lequel, à votre avis, devrait plus justement obtenir sa merci ?

II. Certes, Raimbaut, se taire est une folie : si je ne demande pas sa merci, comment pourrais-je l’obtenir ? Puisque ma dame est pourvue de toutes les vertus, je ne perdrai jamais l’espoir qu’elle ait merci de moi. Le demander n’est nullement un acte d’outrecuidance : de fait, Judas, qui n’osa pas avoir la hardiesse de supplier, fut condamné par sa folie. C’est le désespoir qui fait mourir maint pécheur.

III. Monseigneur Conon, c’est un dommage et une honte pour celui qui demande un don lorsque celui-ci lui est ôté, et il craint plus que tous les amoureux qu’on lui dise : « Ne me parlez plus jamais ! ». Au contraire, l’autre amoureux a peur d’avouer le mal qu’il souffre < car l’amoureux craintif sait bien se conduire en amour > et lui [à la dame] transmet son amour parfait par un messager. S’il ne la sollicite pas, ce seront les soupirs qui le feront à sa place : ma dame doit me récompenser pour le bien que je fais.

IV. Certes, Raimbaut, quoique je fasse dans d’autres circonstances, jamais je ne cacherai ma souffrance à ma dame, car il peut arriver de demander trop tard le secours ; et à quoi me servira ce secours, une fois mort ? Il est fou celui qui cache au médecin sa maladie, car elle en devient plus grave et plus difficile à soigner. Il faut plutôt la manifester à temps, si l’on veut que sa dame la puisse guérir.

V. Monseigneur Conon, je veux bien que vous m’enseigniez l’art des éperviers et des autours, car en amour j’ai toute la compé- tence qu’il me faut. Celui qui demande n’a pas confiance dans les louanges, ni en sa dame, ni dans le bien qu’elle lui fait, puisque le fait de demander éloigne de la joie celui qui en était proche. […]

Federico saviotti Università di Pavia ÉPISODES DE LA RÉCEPTION : LE PARTIMEN D’EN COYNE… 291

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La transmission des amorces saisonnières des troubadours aux trouvères : l’hypothèse des mécanismes émotionnels

Il semble difficile, voire téméraire de proposer une lecture globale du corpus des troubadours et des trouvères à la lumière d’un motif littéraire. D’abord parce que la masse des textes est telle que seule une lecture très superficielle permettrait de brosser à grands traits les éléments de ressemblance et de dissemblance. Ensuite parce que l’individualité même des poètes pose question : nous ne savons que très peu de choses tangibles sur leur vie, leur activité littéraire, et qui plus est, lorsque nous possédons des informations, les éléments permettant d’établir une lecture comparatiste sont rapidement soumis à caution. L’exercice ne date pourtant pas d’hier et appartient à ces thématiques qui, sans faire l’objet d’une approche exhaustive et systématique, sont inscrites dans la génétique de la recherche en médiévistique. Friedrich Diez annonçait déjà en 1826 : « Man könnte sich diese ganze Litteratur als das Werk eines Dichters denkens, nur in versciedenen Stimmung hervorgebracht 1. » C’est dire si le travail comparatiste entre les poètes méridionaux et leurs épigones du Nord partait avec un sérieux handicap : la postérité ne retiendra d’ailleurs généralement de ce jugement

1. Voir Diez (1975, 107) : « On pourrait penser à toute cette littérature comme le travail d’un poète, produit seulement dans une humeur différente » (notre traduction). 296 REVUE DES LANGUES ROMANES que son versant négatif 2. Pourtant, des études de tout premier ordre ont pu établir des imitations, des contrefacta et des emprunts sur une forme, une idée ou même un sentiment. À ce titre, la thèse de Frank R. P. Aekehurst (1970) a ouvert la voie à d’autres travaux de première importance. La parution de l’ouvrage de Roger Dragonetti (1960), où l’auteur dénonçait l’erreur de ceux qui jugeaient la poésie des trouvères selon les critères de sincérité et d’originalité qui lui sont inadéquats, a donné lieu à de nombreuses études qui ont permis d’établir un rapport d’intertextualité directe ou indirecte entre la poésie des troubadours et celle des trouvères. La circulation des chansons d’une cour à l’autre, quel que soit son domaine linguistique, n’est plus à démontrer : les échanges poétiques sont avérés dans un sens comme dans l’autre 3. Il a donc été rendu possible de repérer un corpus identifié de poésies de trouvères, où l’on constate une émulation très nette de modèles chers aux troubadours, qui eux aussi, ont pu être clairement identifiés. Il s’agit en principe des trouvères courtois de la première génération, pour lesquels la poésie des troubadours, notamment celle de Jaufre Rudel et Bernart de Ventadorn, est encore une poésie vivante, avec laquelle ils entrent en discussion et qui leur permet aussi de se définir. C’est à partir des conclusions de l’étude de Marc-René Jung (1992) sur les débuts saisonniers d’un corpus de troubadours et de trouvères, avec l’ouverture lan can, que nous souhaiterions amorcer notre réflexion. En établissant un relevé précis des séquences intro- ductives Lan que, Lan ke, Lan kant ou Lors que, Marc-René Jung arrive à la conclusion que les corpus lyriques d’oc et d’oïl offrent une grande constance des débuts qu’il définit comme autant de topoï soumis à transformation et à variation. Nous souhaiterions montrer que ces amorces saisonnières, si elles se retrouvent dans de nombreuses pièces françaises, fonctionnent en effet comme un marqueur intertextuel. D’abord parce que la reverdie est un motif traditionnel de la lyrique occitane largement réutilisé par

2. Sur ce point, il n’est pas étonnant de trouver sous la plume d’Alfred Jeanroy (1998, t. II, 94) : « Autant la poésie des Provençaux est variée dans ses formes, autant elle est monotone dans son contenu ». 3. On mentionnera notamment l’article de Pierre Bec (1998), mais surtout l’étude philologique de Fabio Zinelli (2004). LA TRANSMISSION DES AMORCES SAISONNIÈRES… 297 la lyrique des trouvères, ensuite parce que l’incipit du poème est le lieu d’expression d’une disposition affective particulière. Le rapport saisonnier, à la nature ou à la météorologie, est l’expression privilégiée du sentiment, qui exaltera ou inhibera l’expression amoureuse de la chanson. La disposition de l’amorce printanière a été étudiée par Gérard Gouiran (1996) dans son article sur les lieux communs littéraires en lyrique d’oc, « À propos d’un lieu commun chez les troubadours », qui la définit comme untopos de la poésie occitane, topos dont la variété illustre l’originalité et la virtuosité de l’écriture des troubadours. Notre postulat est donc le suivant : les débuts printaniers ou saisonniers, composés et reçus comme topoï de la composition poétique, nous renseignent à la fois sur la circulation du motif naturel entre la poésie des troubadours et celle du Nord, mais aussi sur la capacité de ces séquences introductives à intégrer la disposition affective de l’amant. L’étude des mécanismes émotionnels, c’est-à-dire la disposition logique des émotions exprimées, sur lesquelles se fondent le parcours de l’amant ou le code amoureux 4, nous permettent de comprendre la manière dont le topos saisonnier s’est transmis dans la tradition poétique. Cet article n’a donc pas pour vocation l’examen exhaustif des manifestations émotionnelles significatives dans les séquences introductives. L’objectif est de tenter de dresser un bilan partiel des transmissions de ces séquences entre troubadours et trouvères, à travers une typologie concordante entre le joi de l’amant et la nature qui le voit naître, le suscite ou le contrarie. En nous appuyant sur les classifications lexicales proposées par Georges Lavis 5, nous proposerons une démarche taxinomique d’après les dispositions affectives en chaînes, parfois appelées mécanismes ou scripts émotionnels 6, qui fonctionnent dans nos textes comme des signatures stylistiques.

4. Les étapes de ce code amoureux ont notamment été transmises par les Leys d’amors : « Quatr’escalos a en amor… » (Chabaneau-Noulet 1888, 149). 5. En particulier la deuxième partie « Le vocabulaire de la joie et de la souffrance dans la poésie lyrique du Moyen Âge » (Lavis 1972, 151-333). 6. La notion de script est exposée et illustrée par Nira Pancer (2008) dans le cas des hontes mérovingiennes. Elle appartient à la réception et fait partie intégrante des représentations collectives. Le modèle de mécanisme émotionnel suppose des correspondances dans les modèles d’écriture et se prête davantage à notre démarche épistémologique. 298 REVUE DES LANGUES ROMANES

Le choix des séquences printanières comme sujet d’étude n’est certes pas nouveau. Il y a même une explication à cela : la philologie du xixe siècle y a vu un outil de recherche historique permettant d’établir une origine à la jeune littérature occitane. Michel Zink (2006, 107) établit un lien essentiel entre cet objet d’étude et la possible transmission de motifs littéraires d’un domaine linguistique et culturel à l’autre : « Le lyrisme roman tirerait ses origines des chansons de danse, accompagnant des danses de femmes et célébrant le renouveau printanier par des ‘fêtes de mai’. Ces chansons seraient apparues d’abord en langue d’oc, mais à la frontière linguistique entre la langue d’oc et la langue d’oïl, aux confins du Poitou et du Limousin ». La séquence introductive présente la tendance générale du poète à commencer par l’annonce de son chant. Roger Dragonetti (1960, 140 sq.) établit à ce sujet une parenté avec la rhétorique antique (et appliquée par les écrivains latins du Moyen Âge) de la propositio. Or la question de la composition rhétorique rencontre celle de la pensée et de la présence même de l’auteur. Paul Zumthor (1961) ne s’y trompe pas lorsqu’il relève, dans son compte rendu de l’ouvrage de Dragonetti, qu’« [i]l est clair que l’analyse faite ici par l’auteur de ce topique et des formes diverses qu’il revêt conserve toute sa valeur comme telle. Pourtant, au niveau de l’interprétation, on ressent une ambiguïté ; on constate bien en effet que la formule Ferai chanson nouvelle, par exemple, a pu être conçue par des auditeurs (et des poètes) de formation lettrée comme un cas particulier du topique de bienveillance. Mais pour que cette conception nous permît d’approcher de la nature même du ‘grand chant courtois’, il faudrait qu’il y eût à la source de celui-ci, et comme fait spécifique, une volonté de compo- sition rhétorique. Est-ce là la pensée de l’auteur ? Il y paraît trop souvent, et j’ai alors du mal à le suivre ». Mais s’il est incontes- table que l’annonce du chant, d’autant plus si elle s’insère dans une séquence printanière, appartient à une tradition de la propo- sitio, elle est intégrée dans la canso puis la chanson courtoise à un système expressif spécifique, puisqu’elle l’associe à l’expression d’émotions complémentaires et, si l’on peut dire, interactives. Le poète utilise un topos d’écriture, mais en y intégrant l’expression émotionnelle voulue, qui colorera l’ensemble de la chanson. Les procédés, à travers lesquels se manifeste l’effort d’invention et LA TRANSMISSION DES AMORCES SAISONNIÈRES… 299 de variation des trouvères, ont été minutieusement détaillés par Roger Dragonetti, et il ne s’agit pas ici de revenir sur ce point. Or en établissant l’existence d’une tradition typique à travers les amorces saisonnières, cette conclusion offre, dans une perspective synchronique, la possibilité d’établir une unicité de forme et d’organisation tant sur le plan lexical que sur le plan syntaxique. Généralement, la transmission du motif saisonnier s’effectue sur un rapport de concordance entre le joi de l’amant et l’allé- gresse printanière. Le contexte est porté par le substantif tens, souvent accompagné d’un complément évoquant la douceur ou la quiétude de la nouvelle saison. La célèbre canso de Guilhem IX utilise la séquence la dolchor del temps novel, qui sera reprise telle quelle ou avec d’infimes variations par la tradition : Ab la dolchor del temps novel Foillo li bosc, e li aucel Chanton chascus en lor lati Segon lo vers del novel chan ; Adonc esta ben c’om s’aisi D’acho don hom a pus talan 7. Par la douceur du temps nouveau les bois verdissent, les oiseaux chantent chacun en son langage les strophes de leur chanson neuve. Il faut bien qu’on se mette en quête de ce qu’on désire le plus 8. Le motif printanier acquiert une forme d’autonomie. C’est le novel chan de la prime saison qui règle le chant des oiseaux, et l’épanouissement des sentiments humains. Structurée autour du groupe temps novel, l’amorce printanière déploie l’allégresse sur toute chose de la nature et sur le poète en dernier lieu. On retrouve le substantif (temps) chez Gace Brulé, mais sous une forme plus virtuose encore, grâce à l’écho des rimes internes (tens) :

7. Guilhem IX (P.-C. 183.1) : voir Jeanroy 1913, 24-25, v. 1-6. 8. Nelli-Lavaud (2000, t. II, 36-38). Sauf indication contraire, les traductions d’oc et d’oïl sont de notre fait. Nous remercions Sarah Delale et Lisa Sancho pour leur amicale relecture. 300 REVUE DES LANGUES ROMANES

Quant li temps reverdoie Contre le tens pascour, M’est vis que chanter doie Après ire et dolour Dont tant avoir soloie, Por servir fine Amor 9. Lorsque le temps se pare d’une fraîcheur nouvelle, en dépit de la saison printanière, il me semble que je dois chanter pour servir l’amour parfait, après la fureur et les souffrances que j’avais tant endurées. Ces deux exemples, qui n’ont certes rien de représentatif ni de définitif dans nos conclusions, permettent du moins d’attester une forme de concordance entre la formule et la tonalité émotionnelle du poème : la saison verdoyante suscite le chant (celui des oiseaux chez Bernard, celui du poète chez Gace), un chant d’amour, propice à l’apparition d’une séquence émotionnelle complexe. L’allégresse du chant sera en effet confirmée ou infirmée par de nouveaux éléments. Le début de la canso de Bernart de Ventadorn, Lancan folhon bosc e jarric, est sur ce point sans ambiguïté : Lancan folhon bosc e jarric, e⋅lh flors pareis ⋅e lh verdura pels vergers e pels pratz, e⋅lh auzel, c’an estat enic, son gai desotz los folhatz, autresi⋅m chant e m’esbaudei e reflorisc e reverdei e folh segon ma natura. Lorsque les bois et les chênaies se couvrent de feuilles, et dans les vergers et les prairies paraissent la verdure et les fleurs, et les oiseaux qui étaient tristes sont gais sous les feuillages alors moi aussi, je chante et exulte, je refleuris, reverdis et me couvre de feuilles selon ma nature 10.

9. Gace Brulé (RS. 1757) : voir Petersen Dyggve 1951, 251, XVIII, v. 1-6. 10. Bernart de Ventadorn (P.-C. 70. 24) : voir Lazar 1966, 82, v. 1-8. LA TRANSMISSION DES AMORCES SAISONNIÈRES… 301

Nous retrouvons les éléments printaniers topiques qui établissent toujours une concordance entre le joi de l’amant et le printemps. Le rapport s’établit sur le mode de l’émotion : le cadre de nature, auparavant c’an estat enic, renaît à un point tel que la reverdie printanière rejaillit sur le poète à la manière d’une métalepse stylistique. Le substantif natura peut être compris comme une syllepse, renvoyant à la nature qui entoure le poète et le fait refleurir, mais aussi à sa nature émotionnelle, en l’occurrence amoureuse. D’une autre manière, sans doute plus prosaïque, Gace Brulé établit une concordance explicite entre la bele seson, ses chants et ses couleurs, et ses dispositions affectives : A la douçor de la bele seson, Que tote riens se reprent en verdor, Que sunt biau pré et vergier et buison, E li soisel chantent desor la flor, Lors sui joianz quant tuit lessent amor, Qu’ami loial ne voi més se moi non 11. À la douceur de la belle saison, quand toute plante retrouve sa verte splendeur, que les prés, les vergers et les buissons sont beaux, que chantent les oiseaux sur les fleurs, alors j’éprouve de la joie, car tous délaissent l’amour si bien que d’ami loyal, je ne vois que moi seul. Ce rapport est rendu plus évident encore chez Guiot de Provins, qui choisit de débuter par les conséquences d’une bone amor avant d’en exposer les causes, du moins, les causes attendues, selon la tradition poétique, c’est-à-dire le douls tens d’esteit ki reverdoie : La bone amor ki en joie me taint Et li douls tens d’esteit ki renverdoie Et li pensiers dont a cuer me sovaint Me font sovent chanteir et moneir joie. 12 Le bel amour qui me met en joie et le temps plaisant de l’été qui reverdit et la pensée qui me revient au cœur, me font souvent chanter et me transportent de joie. Les exemples permettant d’attester un rapport intertextuel ne manquent pas et l’on retrouve le même mécanisme émotionnel

11. Gace Brulé (RS. 1893) : voir Petersen Dyggve 1951, 366, LIV, v. 1-6 . 12. Guiot de Provins (RS. 1248) : voir Orr 1915, 6-7, IV, v. 1-4. 302 REVUE DES LANGUES ROMANES de concordance, plus tard, chez Moniot de Paris, et sous une forme allégorisée : Li tens qui raverdoie Et la rose nouvele Fet mon cuer estre en joie, Si que touz en sautele. Talent m’est pris de chanter, Car bone Amour m’en semont 13. Le temps qui s’adoucit et la rose nouvelle mettent mon cœur en joie, si bien que tout sautille autour de moi. Il me prend l’envie de chanter Car l’amour sincère m’y enjoint. L’annonce du chant reste cependant la conclusion ultime du rapport entre l’allégresse de la nature et du cœur. L’amorce printanière intègre un système expressif particulier qui, en faisant concorder le joi d’amour et la verdeur de la nature au réveil, aboutit à l’argument de la chanson : les raisons de dire son amour et comment les dire. Le rapport de concordance est rendu explicite dans cette amorce de Simon d’Authie grâce au gérondif en chantant qui superpose les deux actions soutenues par les verbes renvoisier et chanter : Li noviaus tans qui fait paroir Et flour et foille verdoiant, Et fine amour ki mon voloir A atorné a son coment, Me font renvoisier en chantant 14. La nouvelle saison qui laisse paraître la feuille et la fleur verdissante et le tendre amour qui a soumis ma volonté à son commandement, me font me réjouir, en chantant. Les exemples ne manquent pas qui montrent la manière dont les trouvères ont continué le motif entrelaçant la renaissance naturelle et les cœurs. Le début de Quant recommence et revient biauz estez, de Jacques de Cysoing, rappelle que le chant procède de cette subtile alchimie lorsqu’il décrit le locus amoenus habituel :

13. Moniot de Paris (RS. 1756) : voir Petersen Dyggve, 1938, 44, XLIV, v. 1-4. 14. Simon d’Authie (RS. 1802) : voir Gennrich 1951, VIII, v. 1-5. LA TRANSMISSION DES AMORCES SAISONNIÈRES… 303

Quant recommence et revient biauz estez, Que foille et flor resplendist par boschage, Que li frois tanz de l’yver est passez Et cist oisel chantent en lor langage, Lorsque ressurgit de nouveau le bel été, lorsque les feuilles et les fleurs illuminent le bocage, lorsqu’est passé le temps rigoureux de l’hiver et que les oiseaux chantent chacun en leur langage, Pour ajouter finalement : Lors chanterai Et envoisiez serai De cuer verai 15. alors je chanterai et je me réjouirai de tout mon cœur. On observe à nouveau ce rapport de concordance entre joi de l’amant et reverdie printanière, mais avec de multiples varia- tions ; cette concordance n’est jamais gratuite et toujours motivée par des dispositions affectives particulières. Guiot et Jocelin de Dijon modulent leur chant sur celui des oiseaux pour l’adapter à l’émotion que suscite le souvenir d’une tresdouce amie : A l’entree du douz comencement Du novel tans que je voi repairier, Que pré sunt vert et foillissent vergier Et cist oiseill chantent si doucement, Lors chanterai plus envoisïement C’ainc mais ne fis, quant cele le me prie Qui est ma dame et ma tresdouce amie 16. Aux premières et douces lueurs de la nouvelle saison que je vois reparaître, lorsque les prés reverdissent et que les vergers se parent de nouvelles feuilles que les oiseaux chantent leur si douce mélodie, alors je chanterai avec plus d’allégresse que je ne le fis jamais, quand me le demande celle qui est ma dame et ma très douce amie.

15. Jacques de Cysoing (RS. 930) : voir Hoepffner 1938, 91, IV, v. 1-7. 16. Guiot et Jocelin de Dijon (RS. 647) : voir Nissen 1929, 22, XVII, v. 1-7 . 304 REVUE DES LANGUES ROMANES

Il faut noter la manière dont la référence intertextuelle à la tradition des annonces printanières ressortit ici à une autorepré- sentation. Le poète compose et chante d’après des dispositions affectives particulières. Ces dispositions sont explicitées Et( cist oiseill chantent si doucement,/Lors chanterai plus envoisïement) et fonctionnent, sur le principe de varietas, comme une singulari- sation. Les sources occitanes fournissent une abondante palette de composition et recompositions émotionnelles. La concordance peut prendre des tours plus complexes et la douceur de la prime saison susciter une variété d’émotions qui occupe la totalité de l’échelle du désir, du réveil timide des sens à la pulsion sexuelle. C’est cette extrémité de l’expression émotionnelle du cycle des saisons qui est évoquée en creux dans ce début de Guiraut de Bornelh, et qui donne également matière à réfléchir. Le printemps de mars ravive la flamme de l’amant, ce qui ne présente d’abord rien de très spécial : Can lo glatz e⋅l frechs e la neus s’en vai e torna la chalors e reverdezis lo pascor et auch las voltas dels auzeus, m’es aitan beus lo dolz tems a l’issen de martz que plus sui salhens que leupartz e vils non es chabrols ni cers 17. Quand le froid, la glace et la neige s’envolent et que la chaleur revient avec le beau printemps vêtu de vert, lorsque j’entends les oiseaux faire des trilles, je me réjouis tellement en cette douce période de la fin mars que je suis plus turbulent qu’un léopard et plus alerte qu’un chevreuil ou un cerf.

Le système comparatif qui s’établit entre la furtivité du léopard, du chevreuil et du cerf permet d’introduire une séquence hypothétique originale : Si la bela cui sui profers Me vol onrar D’aitan que·m denhe sofertar Qu’eu sia sos fis entendens, Sobre totz sui rics e manens. (v. 9-13)

17. Guiraut de Bornelh (P.-C. 242. 60) : voir Sharman 1989, 92-93, v. 1-8. LA TRANSMISSION DES AMORCES SAISONNIÈRES… 305

Si la belle dame à qui je suis dévoué souhaite tant m’honorer qu’elle m’accepte comme son fidèle prétendant, je serai alors le plus fortuné et le plus riche de tous. La concordance du joi de l’amant avec l’ambiance de verdeur printanière qui accompagne l’image de ces animaux du bestiaire est assujettie à l’approbation de la dame. Le réseau émotionnel est ainsi soumis à des correspondances complexes qui excèdent largement l’exercice de style d’un modèle hérité. Les variations de concordance entre les cycles saisonniers et l’état affectif de l’amant connaissent un tel degré de complexité que l’on peut soupçonner un jeu de correspondances et de virtuosité dans le traitement spécifique de chaque poème. Dans les deux amorces de chansons suivantes, Moniot d’Arras et Gautier d’Épinal inscrivent l’expression du désir dans une typologie du code courtois. Moniot reprend le parcours d’allé- gresse que le printemps suscite chez le poète : Quant je voi bois e prez reverdir Et j’oi ces oiseaux rejoïr Par soir et par matinee, Lores me vuil esbaudir Por la douce savoree A cui n’os mun cuer jeïr 18. Lorsque je vois reverdir les bois et les prés, et que j’entends les oiseaux se réjouir du matin au soir, alors je veux moi aussi m’enivrer en faveur de la douce et savoureuse à qui je n’ose avouer mon amour. Le rapport de correspondance nature-amour est à peine évoqué dans deux rapports logiques de conséquence : Lores me vuil esbaudir/por la douce savoree, puis de cause : a cui n’os mun cuer jeïr. Cette chaîne logique ne semble pas suivre une mécanique émotionnelle classique, telle qu’on a pu la lire dans la verdeur de Guiraut de Bornelh par exemple. L’air du temps suscite moins directement l’amour ou le sentiment amoureux, comme on pourrait imaginer la sève de la vie venir exciter les

18. Moniot d’Arras (RS. 647) : voir Petersen Dyggve 1938, 131, *H, v. 1-7. 306 REVUE DES LANGUES ROMANES

âmes impatientes, qu’un rapport codifié. Le rapport du chant amoureux se lit d’après une logique étrangère, déjà extérieure aux lois essentielles de la nature. Gautier d’Épinal commence sa chanson et semble user du motif de la reverdie comme simple accroche. C’est le sème du changement des formes et des sentiments qui donnera sa couleur à la chanson : Quant je voi l’erbe menue Poindre a prin d’esté, Que tote riens change et mue En graignor biauté, Se lors vient a gré Ma dame qu’aie chanté, Bien ert ma joie creüe, Sol qu’ele l’a comandé 19.

Lorsque je vois surgir au premier jour de l’été les jeunes pousses au printemps, que toutes les plantes changent et atteignent dans leur croissance une plus grande beauté, s’il fait plaisir à ma dame que j’ai chantée, alors ma joie en sera bien augmentée du moment qu’elle me l’a ordonné. Les rapports entre l’amant et la dame suivent davantage un code courtois qu’une logique dictée par la topique de la nature. Les dispositions affectives s’affinent selon une éthique de la fin’amor en voie de codification. On constate cependant la concor- dance entre la suite des saisons et les dispositions affectives : les émotions — ici de joie confiante et de service amoureux — sont sanglées dans un code courtois, mais obéissent toujours dans la forme du poème au topos de l’amorce printanière. Sur le même mouvement de concordance, mais à l’inverse d’une communion heureuse entre le printemps et l’amour, on trouve des chansons, essentiellement de trouvères, dont la topique hivernale soutient la douleur de l’amant. Ces pièces mettent également en rapport l’action de chanter ou de ne pas chanter, avec la contrainte saisonnière. Gautier de Dargies établit ce rapport en sourdine, mettant discrètement en lien l’ennui et

19. Gautier d’Épinal (RS. 2067) : voir Lindelöf-Wallensköld 1901, 94, XV, v. 1-8. LA TRANSMISSION DES AMORCES SAISONNIÈRES… 307 la langueur d’un paysage hivernal avec une chanson dont on imagine qu’elle s’imprégnera de cette atmosphère désolée : Quant il ne pert fueille ne flours, Fors pluie, nois e gelee, Pensis d’atendre lonc secours, Ai chançon faite et chantee 20. Lorsque les feuilles tombent, que les fleurs fanent, et qu’il pleut, et qu’il neige, et qu’il gèle au dehors, absorbé par l’attente d’un secours long à venir, j’ai fait, puis chanté ma chanson. Raoul de Soissons, lui aussi, choisit de situer à la rime les éléments lexicaux significatifsflor (color muer), froidor, plor, dolor, en plaçant en rimes alternées les verbes muer, chanter, conforter et amer, pour mieux contraindre par une négation la génération émotionnelle qu’ils soutiennent dans le poème : Quant je voi et fueille et flor Color muer, Qu’oiseillons, por la froidor, N’osent chanter, Adoncques souspir et plor, Ne conforter Ne me puis, tant ai dolor Por bien amer 21. Quand je vois les feuilles et les fleurs perdre leur couleur que les oisillons, à cause du froid, n’osent plus chanter, alors je soupire et je pleure, je ne puis me consoler tant je souffre à aimer parfaitement.

Ces amorces du printemps ou de l’hiver entraînent un usage axiologique de l’émotion. La concordance du temps et des sentiments permet de faire l’inventaire d’émotions propres à annoncer le chant et de moduler la plainte, le désir, l’attente et l’espérance. Considérée comme un motif littéraire appartenant à la tradition poétique des troubadours et des trouvères, l’amorce saisonnière témoigne de sa capacité à intégrer les espoirs de la

20. Gautier de Dargies (RS. 2036) : voir Huet 1912, 40, *XIX, v. 1-4. 21. Raoul de Soissons (RS. 1978) : voir Winkler 1914, 55, IX, v. 1-8. 308 REVUE DES LANGUES ROMANES relation amoureuse. Le rapport intertextuel permet de rendre compte de l’amplitude anthropologique de l’émotion pour les troubadours et des utilisations qu’en feront les trouvères. La concordance du sentiment avec la saison, heureuse ou malheu- reuse, accompagne la dynamique du plaisir dans l’expression du désir, entretenu ou contrarié, et occupera une place de choix dans les cansos et chansons du Midi et du Nord. La saison anticipe l’expression du désir, l’accompagne et en devient le marqueur littéraire, à la manière d’un motif. Cet élément peut expliquer, du moins partiellement, l’extraordinaire permanence de l’amorce saisonnière dans la transmission des formes poétiques depuis les troubadours jusqu’aux trouvères, et au-delà. Mais la variété des formes dans les amorces printanières peut aussi jouer de la discordance entre les émotions de l’amour du poète et les éléments naturels. La chose est connue et constitue un trait que l’on retrouve à plusieurs reprises chez Bernart de Ventadorn. Deux exemples vont nous permettre d’illustrer la manière dont l’émotion transforme la perception des éléments. Le motif du joi hivernal renverse l’ordre des correspondances : Ara no vei luzir solelh, tan ne son escurzit li rai ; e ges per aisso no m’esmai, c’una clardatz me solelha d’amor qu’ins el cor me raya ; e can autra gens s’esmaya, eu melhur enan que sordei, perque mos chans no sordeya. Je ne vois pas luire le soleil maintenant, tant ses rayons se sont obscurcis pour moi ; je ne m’en émeus guère, parce qu’une clarté m’ensoleille d’amour, qui dedans mon cœur rayonne ; et, quand les autres s’émeuvent, je m’exalte au lieu de sombrer ; aussi ma chanson ne décline-t-elle guère 22.

Ce premier exemple est construit selon une équivalence entre la clarté du soleil (luzir solelh) et celle de l’amour (una clardatz me solelha). La structure agit comme un polyptote : le groupe verbal

22. Bernart de Ventadorn (P.-C. 70.7) : voir Lazar 1966, 78, v. 1-8. LA TRANSMISSION DES AMORCES SAISONNIÈRES… 309 me solelha adopte le fonctionnement d’une syllepse. Le couple de rims derivatius tisse ici un réseau de sens qui renvoie à un sème commun. En effet, l’expression semble davantage répondre à une structure de pensée qu’à la forme grammaticale qui, à notre connaissance, n’est pas ici lexicalisée. Le rapport établi met au même niveau le soleil et l’émotion ressentie : l’amour « ensoleille » le poète et constitue le principe générateur de l’émotion. Ce mécanisme émotionnel permet l’inversion du topos traditionnel et introduit une discordance entre le sentiment et les éléments. Mais Bernart de Ventadorn nous offre un autre exemple de discordance des perceptions et de la nature du poète : Tant ai mo cor ple de joya, tot me desnatura. Flor blancha, vermelh’ e groya me par la frejura, c’ab lo ven et ab la ploya me creis l’aventura, per que mos chans mont’ e ploya e mos pretz melhura. Tan ai al cor d’amor, de joi e de doussor, per que⋅l gels me sembla flor e la neus verdura 23. J’ai le cœur si plein de joie qu’il transmue Nature. C’est fleur blanche, vermeille et jaune qu’est pour moi frimas ; avec le vent et la pluie s’accroît mon bonheur si bien que mon Prix grandit, monte, et mon chant s’épure. J’ai tant d’amour au cœur de joie et de douceur que gelée me semble fleur, et neige, verdure. Nelli, Lavaud (2000, 68-69). Michel Zink (2006, 129-131) s’interroge, dans une démons- tration brillante, sur la traduction de desnatura et sur le régime de tot me. À la traduction de Moshé Lazar (1966, 72), « J’ai le cœur si plein de joie qu’elle métamorphose tout pour moi », il propose

23. Bernart de Ventadorn (P.-C. 70.44) : voir Lazar 1966, 72, v. 1-12. 310 REVUE DES LANGUES ROMANES de « voir en me le complément direct et en tot un adverbe : mon cœur est si plein de joie qu’il change complètement ma nature ». Dans l’une et l’autre traductions, la perception du poète est changée, c’est-à-dire la perception de la nature : le froid se constelle des couleurs des fleurs printanières et la pluie fait naître en lui son bonheur (l’aventura). Mais plus avant, ce que la proposition de Michel Zink met en évidence, c’est que la perception changée trahit une transformation du poète lui-même, c’est-à-dire de sa nature essentielle. En d’autres termes, deux lectures peuvent procéder de ces problèmes de traduction. Dans un premier temps, on peut comprendre que le mouvement de joie (joya/joi) qui emplit le cœur de l’amant déforme sa perception des éléments qui l’entourent. Dans un second temps, la chaîne émotionnelle qui conduit l’amant à éprouver un sentiment de joie à travers le changement de saison et ses manifestations sur la végétation ou les conditions météorologiques, pluie et neige, accroissent son bonheur, un sentiment de confiance (mos pretz mont’e ploya) et de douceur (doussor) qui rejaillit sur son chant (mos pretz/chans melhura). Le mécanisme qui passe d’une émotion à une autre, en suivant le processus fondamental de changement, qui est essentiel à la nature, obéit à un scénario qui sera repris comme motif dans la poésie ultérieure. Raimbaut d’Orange, presque contemporain de Bernart de Ventadorn, et dont on retrouve le couple de rimes lexicales, aura pu lire la desnatura du poète en écrivant la flors enversa, mais ce n’est pas le lieu de déterminer quel poème procède de l’autre et s’il y a lieu d’établir clairement un rapport d’intertextualité (Lafont 1992). Nous constatons simplement une permanence des mécanismes émotionnels qui, à partir des changements de la nature, conduisent le poète à évaluer les éléments qui l’entourent. Les deux premières coblas méritent d’être citées en entier : Er resplan la flors enversa pels trencans rancx e pels tertres. Quals flors ? Neus, gels e conglapis. que cotz e destrenh e trenca, don vey mortz quils, critz, brays, siscles pels fuels, pels rams e pels giscles ; mas mi ten vert e jauzen joys, er quan vei secx los dolens croys. Quar enaissi o enverse LA TRANSMISSION DES AMORCES SAISONNIÈRES… 311

que⋅l bel plan mi semblon tertre, e tenc per flor lo conglapi, e⋅l cautz m’es vis que⋅l freit trenque e⋅l tron mi son chant e siscle, e paro⋅m folhat li giscle ; aissi⋅m sui ferms lassatz en joy que re no vey que⋅m sia croy 24. Alors, la fleur inverse brille entre les falaises escarpées et les collines. Quelle fleur ? De la neige, de la glace et du givre qui gercent, blessent et coupent ; c’est pourquoi je vois morts, parmi les feuilles, les branches et les rameaux, des appels, des pleurs et des gémissements. Mais la joie me garde vert et gai maintenant que je vois flétrir les mauvais. Car j’inverse les choses de telle manière que maintenant les collines me semblent une belle plaine, je prends le gel pour une fleur, il me semble que la chaleur coupe le froid, le tonnerre chante et siffle, et les rameaux semblent couverts de feuilles. Ainsi lié si fortement à la joie je ne vois plus rien de mauvais. La transformation de la perception du poète est exprimée au début de la deuxième cobla : le poète renverse le monde, sa perception de celui-ci et le système des valeurs qui fait concorder son essence aux émotions suscitées. La transfiguration du sentiment amoureux se poursuit tout au long de la canso, qui voit s’imposer l’implacable rythme des rims derivatius où la forme féminine engendre, au premier vers de la cobla suivante, sa forme masculine, etc. Les trouvères ont repris le motif inversé de l’accroche hivernale et heureuse : l’occasion était trop belle. Les deux exemples qui suivent paraîtront plus timorés que ceux de leurs illustres prédé- cesseurs, amis du froid et du gel. Pour autant, dans la perma- nence des motifs, on constate que les constructions mentales s’articulent différemment selon les cultures. C’est dans ce type de comparaison que les données lexicales ne permettent que de

24. Raimbaut d’Aurenga (P.-C. 389. 16) : voir Pattison 1952, 199, v. 1-16. 312 REVUE DES LANGUES ROMANES révéler la teneur de l’affect éprouvé, mais ne nous livrent pas d’elles-mêmes leur signification. Georges Lavis (1972, 12) notait déjà dans sa thèse sur l’affectivité chez les trouvères : « Le domaine de l’affectivité est large et son actualisation linguistique, dans les pièces lyriques du Sud et du Nord, est très riche ; on verra cependant que les réseaux lexicaux qui organisent le vocabulaire affectif n’ont pas tous la même importance : si certains sont peu étoffés et ne se manifestent que rarement, d’autres, en revanche, imposent leur présence avec force et constance, et révèlent la complexité d’une vie « affective » intense où souvent — du moins dans la chanson courtoise — s’amalgament les tendances rivales ». Dans ce sens, l’utilisation par les trouvères d’un motif de discordance dans l’accroche introductive et leur relative fadeur peuvent s’expliquer par le fait qu’il suffisait aux poètes d’esquisser les contours d’une situation introductive pour que l’auditoire puisse lui associer une expérience émotionnelle. Gace Brulé nous livre un exemple éloquent de raccourci par lequel la situation de dissociation entre l’espérance de l’amant et le chant transcende la froidure de l’hiver et donne au sentiment sa véritable valeur, telle que l’enseigne la fin’amor : Contre le froit tant d’yver qui fraint pluie, Que fuille et flour voi mout descolorer, Li plus dou mont laisse joie et oblie, Et je sui cil qui ne puis oblïer : Touz jors ai remembrance Vers fine Amor, qui m’aprent a chanter 25. En dépit du temps froid de l’hiver, où la pluie s’interrompt, et où je vois les feuilles et les fleurs perdre toutes leurs couleurs, le monde le plus doux déserte et oublie la joie, mais moi, je suis celui qui ne peut oublier : tous les jours, j’ai en mémoire bel Amour, qui m’apprend à chanter. Le motif de la remembrance peut être réactualisé grâce à la recontextualisation de l’émotion. Barbara Rosenwein (2006, 194) propose de réinsérer une unité lexicale, dont la charge émotionnelle est patente, dans le contexte immédiat des phrases qui l’entourent pour mieux apprécier le mode (métaphorique, ironique ou littéral) sur lequel le passage est compris. La

25. Gace Brulé (RS. 867 = 2075 bis) : voir Petersen Dyggve 1951, 346, XLVIII, v. 1-6. LA TRANSMISSION DES AMORCES SAISONNIÈRES… 313 définition du mécanisme émotionnel (ou « script émotionnel 26 ») peut ici permettre de soutenir l’idée d’une permanence dans la transmission des motifs saisonniers. Roger C. Shank (1977, 41) le définit ainsi : « a predeterminated stereotyped sequence of actions that defines a well-know situation ». Ce mécanisme guide l’interprétation des séquences rencontrées dans les poèmes et détermine la manière d’en comprendre la logique. Ainsi, les analogies du froid heureux rendent d’autant plus facile l’évo- cation du souvenir d’amour chez Gace Brulé : le parallélisme de construction entre, d’une part, le mouvement d’effacement de la couleur des feuilles et la nature, et d’autre part le racornissement du souvenir, réactive la discordance entre la joie de l’amant et les rigueurs de l’hiver. Sur un mode mineur, Perrin d’Angicourt convoque le même mécanisme où le froid suscite la joie du chant d’amour : Contre la froidor M’est talent repris De chanter joliement De tres bone Amor Qui si m’a conquis Que siens suis a escient 27. En dépit du froid, il m’a repris l’envie de chanter joyeusement le très doux Amour qui m’a si bien conquis que je lui appartiens certainement. À l’inverse, ce mécanisme de discordance entre le joi de l’amant et les rigueurs hivernales connaît une modulation qui procède cependant du même mécanisme émotionnel : les accroches printa- nières et le renouveau de la nature entrent en contradiction avec les souffrances de l’amant. Gaucelm Faidit compose un poème où un rossignol, héraut traditionnel du chant des troubadours,

26. Si la notion de mécanisme émotionnel est utilisée dans plusieurs études linguistiques (voir Oriol, à paraître en 2021), celle de « script émotionnel » revient à Nira Pancer (2008). La notion de script, comme le rappelle Nira Pancer, n’est pas nouvelle en soi : Stephen White (1998) la mentionne dans son article sur la colère et Robert A. Kaster (1993) l’utilise de manière systématique dans son étude sur les émotions des Romains. 27. Perrin d’Angicourt (RS. 1987) : voir Steffens 1905, 53, *XXIX, v. 1-6. 314 REVUE DES LANGUES ROMANES endosse le rôle du fou d’amour enivré de l’ardeur printanière. C’est son exemple qui provoque l’envie teintée de nostalgie chez l’amant. Ici encore, il faut citer la première cobla en entier, car seule une vision globale du réseau lexical permet de comprendre le mécanisme émotionnel qui accompagne le renouveau de la nouvelle année (dont on fêtait le commencement entre le 25 mars et le 1er avril) : Lo rossinholet salvatge ai auzit que s’esbaudeia per amor en son lengatge, e⋅m. fait si morir d’enveia, car lei cui dezir no vei ni remir, ni no⋅m volgr’ogan auzir. Pero pel dous chan qu’el e sa par fan, esfortz un pauc mon coratge, e⋅m vau conortan mon cor en chantan, so qu’eu no cuidiei far ogan 28. Le rossignol sauvage j’ai ouï se réjouir par amour, en son langage, il me fait mourir d’envie ! Car ne vois qui j’aime et qui — aujourd’hui — ne voudrait pas m’écouter… Le doux chant que font l’oiseau et s’amie, stimule un peu mon courage… Je vais consolant mon cœur en chantant ce qu’aujourd’hui ne croyais faire ! (Nelli-Lavaud 2000, 126-127). Le motif ici à l’œuvre reprend l’effet de discordance entre l’expression affective et la saison. Pourtant, le chant de l’oiseau fait écho à celui du poète (en son lengatge). On se rappelle les oiseaux de Guilhem IX, qui eux aussi chantaient en leur langage les strophes du chant du renouveau. Mais il s’agit d’un rossignol salvatge, dont la discordance avec l’état affectif de l’amant n’est

28. Gaucelm Faidit (P.-C. 167. 34) : voir Mouzat 1965, 355, v. 1-13. LA TRANSMISSION DES AMORCES SAISONNIÈRES… 315 rendue que plus sensible. Rappelons que le motif du rossignol agit comme un double du troubadour : c’est l’oiseau dont on n’admire le chant, en dépit de son ramage commun, qu’au couvert du crépuscule. Le mécanisme émotionnel de la discor- dance est ici pleinement générateur. La joie suscitée par la beauté du chant du volatile, assimilée en l’occurrence au chant d’amour (s’esbaudeia/per amor), fait naître un sentiment d’envie (enveia) chez l’amant. Il ne retrouve plus dans son environnement proche les éléments comparables sur lesquels appuyer son discours amoureux, fondés eux aussi sur le désir (dezir). Le mécanisme émotionnel arrive à son paroxysme dans l’intensité de la douleur du souvenir, car le groupe verbal morir d’enveia est à prendre au premier degré, et engendre à nouveau un mouvement inverse où l’amant déclare esfortz un pauc mon coratge,/e⋅m vau conortan/mon cor en chantan, que l’on peut traduire par : « fais violence à mon cœur puis le console en chantant ». On retrouve ce même mécanisme dans trois chansons de Gace Brulé, décliné sur des registres différents où la douleur ne fait que s’entretenir dans le contraste avec la saison nouvelle : Quant voi reverdir l’arbroie Que li tens d’estey revient, D’une amor qui me maistroie Et en grant dolor me tient Volontiers me complaindroie 29. Quand je vois les bosquets reverdir, que s’en revient la saison d’été, je me plaindrais volontiers d’un amour qui me gouverne et me tient en grand chagrin. Ou dans ce début printanier où le contraste s’organise à partir du mot chant : Quant nois et giaus et froidure Remaint od le tanz felon Que flours et fueille et verdure Vient od la bele saison, Lors chant sanz envoiseüre 30.

29. Gace Brulé (RS. 1690) : voir Petersen Dyggve 1951, 347, LXIV, v. 1-5. 30. Gace Brulé (RS. 2099) : voir Petersen Dyggve 1951, 223, X, v. 1-5. 316 REVUE DES LANGUES ROMANES

Lorsque la neige, le gel et le froid s’accrochent au temps détestable, que les fleurs, les feuilles et la verdure apparaissent avec la belle saison, alors je chante sans aucun entrain. Jusqu’à ce que la nature organise elle-même la perdition de l’amant dans le contraste indécent qu’elle dessine entre son épanouissement printanier et les dispositions affectives de ce dernier : Quant voi la flor boutonner, Qu’esclarcissent rivage, E j’oi l’aloe conforter Qu’Amours veut mon damage 31. Lorsque je vois les fleurs en boutons, que les ruisseaux deviennent limpides et que j’entends l’alouette m’assurer qu’Amour veut ma perte. Le mécanisme émotionnel de discordance connaît un certain succès chez les trouvères. On le retrouve chez le Chastelain de Couci, où l’opposition s’organise entre l’affectivité morose du poète et un extérieur allègre indifférencié chascun( chante), contre- disant, dans le même vers aux pleurs et soupirs de l’amant : Quant li estez et la douce saisons Font foille et flour et les prés raverdir, Et li douz chanz des menus oiseillons Fait as plusours de joie souvenir, Las, chascuns chante et je plour et suspir 32. Quand l’été et la belle saison font reverdir les feuilles et refleurir les prés, et que le doux chant des petits oiseaux ravive partout la joie, chacun chante, mais hélas, je pleure et je soupire. Ou encore sous une forme beaucoup plus originale chez Jacques de Cysoing, où la poussée de la nature allégorisée en Amors, engage le poète à chanter malgré lui. Tout comme chez Gaucelm Faidit, le mouvement imposé par l’incipit génère un mécanisme émotionnel conduisant au chant d’amour, même s’il s’agit d’un chant dépressif :

31. Gace Brulé (RS. 772) : voir Petersen Dyggve 1951, 198, III, v. 1-6. 32. Chastelain de Couci (RS. 1913) : voir Lerond 1964, 112, XI, v. 1-5. LA TRANSMISSION DES AMORCES SAISONNIÈRES… 317

Quant foille vers et flors naist sor la branche, Que toute rienz doit en joie manoir, Amors, en qui j’ai eü ma fiance Sans nul penser de li a decevoir, Me fait chanter encontre mon voloir, Car de li n’ai fors anui et pesance 33. Lorsque pointent la fleur et la jeune feuille sur la branche, lorsque toute chose doit s’épanouir dans l’allégresse, Amour, en qui j’avais placé toute ma confiance, sans jamais songer à le décevoir, me pousse à chanter contre ma volonté, car il ne m’offre qu’ennui et affliction. Pour conclure, il faut rappeler que nous ne savons que peu de choses de l’anthropologie des milieux que fréquentèrent les troubadours. La littérature française est en revanche plus riche d’informations, car nous possédons toute une série d’œuvres narratives à insertions lyriques, en tête Guillaume de Dole de Jean Renart. Si ces romans farcis de pièces lyriques ne nous renseignent pas directement sur l’anthropologie, ils nous proposent cependant une structure intertextuelle des pièces lyriques. C’est la raison pour laquelle nous ne saurions proposer de bilan définitif sur la permanence des mécanismes émotionnels chez les troubadours et les trouvères. L’approche, même partielle, du vocabulaire saisonnier en langue d’oc et en langue d’oïl se trouve confrontée à un certain nombre de problèmes spécifiques que seule l’analyse stylistique peut tenter de suppléer. Les introduc- tions consacrées aux descriptions saisonnières, tout en préludant au thème de l’amour, constituent le point de référence par rapport auquel le poète se situe sentimentalement. Le lien intertextuel autorise ainsi la notion de signature stylistique : en faisant varier la matière du topos saisonnier, les troubadours ensemble, puis les trouvères avec eux, signent émotionnellement l’expression de l’affectivité soutenue dans le poème. Tout un système de relations, déjà présent chez les troubadours, s’établit entre la tonalité affective des descriptions de la nature et l’état d’âme du poète. Étant donné les deux types essentiels de tableaux intro- ductifs — l’animation joyeuse de la nature au printemps ou aux derniers jours de l’automne, et le dépérissement et la tristesse de

33. Jacques de Cysoing (RS. 256) : voir Hoepffner 1938, VI, v. 1-6. 318 REVUE DES LANGUES ROMANES la nature en hiver —, le poète peut affirmer la concordance ou la discordance de son cœur avec l’atmosphère et le cadre évoqués. Les combinaisons sont en effet multiples. Dans son article, cité en introduction, Marc-René Jung (1992, 993) plaide pour une méthode qui permette des rapprochements entre poètes fondés sur la sensualité et la sensibilité : « Dans un rapport intertextuel, il y a toujours rencontre et souvenir ; ce souvenir peut être celui d’une rime, d’un rythme, d’une mélodie, et la rencontre peut être celle de deux expériences analogues, voire identiques, mais les conclusions que tire un poète déterminé de ces expériences peuvent diverger ». Il ne s’agit donc pas d’examiner s’il y a eu ou non rencontre entre les troubadours et leurs continuateurs septentrionaux, mais de comprendre la manière dont ils fondent, respectivement, leur expérience des textes à travers leur sensi- bilité et l’expression des émotions.

Guillaume oriol Université de Bordeaux Montaigne (CLARE 4593) École pratique des Hautes Études (SAPRAT 4116)

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Un référent musical ? La réception des mélodies de troubadours par les trouvères

Musicalement, la réception du corpus des troubadours dans la sphère « européenne » s’est faite de manière large et précoce : les traces d’une intermélodicité (Rossell 2006) quasi-constante entre la lyrique d’oc et le répertoire gallégo-portugais (Cantigas de Santa Maria notamment), italien, français et allemand (Minnesängers) ont depuis longtemps été mises en évidence, tant dans la sphère littéraire que musicologique (Aubrey 1996 ; ead. 1997 ; Cremonesi 1977 ; Gennrich 1965 ; Huglo 1982 ; Jung 1986 ; Karp 1962 ; Marshall 1980 ; Poe 1995 ; Pollina, 1985 ; Rossell 2006 ; Switten 1992 ; ead. 1993 ; Venturi 1988 ; Stones- Krause 2006 ; Jung 1974). Cependant, les liens les plus étroits le sont entre la lyrique des troubadours et celle des trouvères. Certains genres, certains thèmes privilégiés sont repris d’une sphère à l’autre et témoignent à la fois de l’admiration et d’un désir d’appropriation portés au corpus méridional par les poètes-musiciens septentrionaux (le sirventes devient serventois, le partimen jeu-parti, la pastorela pastourelle, etc.). Appropriation qui passe principalement par des modifications stylistiques : autant les chansons de troubadours étaient destinées à un public aristocratisant et s’appuyaient donc sur un registre courtois, autant les textes des trouvères semblent plus nettement tournés vers un registre popularisant, incluant de nombreuses pièces destinées à la danse (virelais, chants avec refrain, rondeaux), et plus souvent d’ailleurs anonymes qu’au Sud. 324 REVUE DES LANGUES ROMANES

La relation entre les deux corpus est également très nette, par le jeu des reprises mélodiques, totales ou partielles, et par un usage assez similaire des modes de l’octoechos 1. Le changement intervient davantage sur le plan formel, avec la systématisation de la forme ballade, au détriment de l’oda continua 2, ou avec l’introduction des refrains. Dans la réception du corpus musical des troubadours par les poètes-musiciens du nord interviennent cependant un certain nombre d’éléments sur lesquels nous devons nous interroger : quelles sont les différentes modalités de cette réception ? Comment mesurer l’adéquation entre texte et musique, dans le cas d’une reprise complète d’une chanson ? Comment savoir s’il y a eu réellement réception directe d’une chanson de troubadour par un trouvère, sans passage par une pièce « intermédiaire » ? Ce n’est là qu’une mince partie des questionnements qui se posent à tout musicologue souhaitant travailler dans un axe comparatiste, le risque de distorsion de la réalité historique du phénomène de réception étant, en effet, réel. Pour tenter d’apporter quelques éléments de réponse, et proposer une méthodologie spécifique, susceptible de mieux définir les liens potentiels entre chanson d’oc et chanson d’oïl, nous nous proposons de prendre appui sur les exemples de citations mélodiques et de contrafacta attestés entre les deux lyriques. Ce procédé, connu depuis fort longtemps puisqu’on en trouve déjà mention dans l’Institutio oratoria de Quintilien 3, permet en effet de mettre en évidence le lien concret existant entre les répertoires, d’un point de vue poético-musical. Nous

1. C’est-à-dire le système des huit « modes » médiévaux, s’appuyant chacun sur une échelle mélodique donnée (de Ré-protus à sol-tétradus). 2. Désigne une mélodie sans répétitions internes. L’expression est utilisée par Dante dans son De vulgari eloquentia (Santagata 2011, livre II, chap. X, 2, 1492) : « Dicimus ergo quod omnis stantia ad quandam odam recipiendam armonizata est; sed in modis diversificari videntur; quia quedam sunt sub una oda continua usque ad ultimum progressive, hoc est sine iteratione modulationis cuiusquam et sine diesi » (Nous disons donc que chaque strophe est construite de façon harmonieuse dans le but d’avoir une mélodie spécifique qui lui est rattachée. Mais il est clair que chaque strophe est différente formellement. Pour cela, elles sont accompagnées d’une mélodie continue, dans une progression ordonnée du début jusqu’à la fin, sans répétition de phrases musicales ou de ‘diesis’). 3. Institutio oratoria, IX, 2, 35 : « Nomen ductum a canticis ad aliorum (canticorum) similitudinem modulatis ». UN RÉFÉRENT MUSICAL ? LA RÉCEPTION DES MÉLODIES… 325 nous attarderons ici sur ce dispositif « d’écho » spécifique, lié à une transposition mélodique, après avoir listé les autres points de jonction musicaux entre les deux lyriques 4. Des reprises partielles : citations, refrains, interpolations. Avant de nous arrêter sur les cas avérés de contrafacta entre lyrique d’oc et d’oïl, il faut nous pencher sur les situations mélodiques qui soulignent des modalités de réception plus ponctuelles de l’œuvre musicale des troubadours par les trouvères. Ainsi, certains motets polyphoniques, par leur bilinguisme, voire leur trilinguisme, pourraient confirmer l’utilisation de procédés de reprise entre les deux types de répertoire. Quatre motets français du xiiie siècle contiennent ainsi des vers en langue d’oc : Tableau 1 — Les motets contenant des éléments en langue d’oc Ms* Motet Réemploi Mo, 218v-219v 1- Li jalous par tout sunt Motetus : P.C. 461,148a fustat/Tuit cil qui sunt enamourat/Veritatem StV, 2- Agmina milicie celestis Motetus : L’altrier cuidai f. 258 + La Clayette omnia/Agmina aber druda (P.C. 461,146) (La), 377 Wolffenbüttel (Wo), 134-5 W2, f. 194v-5v 3- El mois d’avril qu’ivers va Motetus : source departant/Al cor ai une occitane ou simple présence alegrance/Et gaudebit d’occitanismes ? Cl f. 370v-1 4- Onques n’ama loialment/ Motetus = P.C. 461,170a + Molt m’abelist l’amorous citation du premier pensanment/Flos filius eius vers d’une canso de Folquet de Marseille (P.C. 155,22) * Montpellier, Bibl. de la Faculté de Médecine H 196 ; Wolfenbüttel 2 : Herzog August Bibl. olim Helmst. 1099 ; Saint Victor : Paris, BnF, lat. 15139. La première pièce (Li jalous par tout sunt fustat/Tuit cil qui sunt enamourat/veritatem) est un double motet contenu dans le cinquième fascicule du manuscrit H 196 de Montpellier, l’une des sources essentielles de ce genre au xiiie siècle. Des traits linguistiques 4. Le phénomène inverse (contrafacta occitans de textes français) semble s’être également produit, encouragé par « l’acculturation » de plus en plus forte du Sud par le Nord à la suite de la croisade albigeoise. Asperti (1991) en donne un certain nombre d’exemples : s’appuyant sur des éléments formels, il détermine des rapports d’imitation entre textes occitans et français, et vise à rétablir l’unité perdue texte-musique par l’adaptation des mélodies d’oïl aux pièces occitanes non notées. 326 REVUE DES LANGUES ROMANES mixtes apparaissent dans ce motet, au niveau du motetus (Tuit cil qui sunt) qui comporte un refrain et dont les huit vers forment un rondeau. Cependant, Elizabeth Aubrey a montré clairement qu’il était difficile d’affirmer l’origine occitane demotetus ce , d’autant plus que la présence d’un refrain pourrait être le signe d’une origine française. En conclusion de son analyse, elle indique qu’il s’agit davantage d’une « évocation » du corpus occitan par un musicien français, plutôt que d’une véritable reprise 5. Les deux motets suivants posent également problème, pour ce qui concerne l’origine des éléments en langue d’oc qu’ils contiennent. L’un est fondé sur le ténor Agmina (pour la fête de sainte Catherine d’Alexandrie), le texte du motetus étant de Philippe le Chancelier. La mélodie correspondante se trouve dans le manuscrit français M (fol. 199), comme contrafactum d’une pièce considérée comme occitane (L’altrier cuidai aber druda). L’étude paléographique de cette mélodie tendrait cependant à prouver qu’elle n’est pas d’origine occitane, mais française (Aubrey 1996, 16-23 ; Billy 1990). Quant au second motet, il comporte une partie de duplum qui a pu parfois être prise comme étant d’origine occitane, mais qui, à l’instar de la pièce précédente, serait plus vraisemblablement due à un auteur français soucieux d’introduire des occitanismes dans son texte (Aubrey 1996, 24). Seul le dernier motet a pu avoir de réels contacts avec le domaine occitan. Il s’agit d’une pièce sur le ténor marial Flos filius eius. Le duplum Molt m’abelist l’amorous pensament commence ainsi avec la citation du premier vers d’une canso de Folquet de Marseille (« Tant m’abelis l’amoros pensament »). Mais seul ce premier vers est quasi-identique à la pièce de Folquet ; les vers suivants diffèrent, même si l’on peut souligner, comme l’a fait Sylvia Huot (2001), une « polyphonie poétique » entre le texte de la canso de Folquet et la voix de duplum du motet. Le choix de Folquet de Marseille n’est probablement pas dû au hasard : sans parler du fait que ses chants sont particuliè- rement bien conservés dans le répertoire occitan et que cette

5. Aubrey (1996, 16) : « The presence of occitanisms in the texts of the double motet seems to point a desire to evoke southern sounds, but direct imitation of specific pieces or of a formal structure is not clearly established. […] This motet appears to be a clever experiment by a French composer in manipulating secular structures and themes and grafting them into related liturgical structures and thèmes ». UN RÉFÉRENT MUSICAL ? LA RÉCEPTION DES MÉLODIES… 327 canso est présente dans trois leçons mélodiques 6, il fut évêque de Toulouse durant la période tourmentée de la croisade albigeoise, et farouche partisan des Français. Cet engagement, de même que l’appui de personnalités « exilées », tel Jean de Garlande, ont également dû contribuer à le faire connaître au nord de la France et à populariser ses pièces. Ce très rapide survol des quelques motets intégrant des vers en occitan témoigne donc déjà de la difficulté à définir la réalité d’un réemploi qui nous échappe en grande partie : affirmer que les citations en langue d’oc ainsi que les reprises mélodiques proviennent de façon certaine du corpus des troubadours (hormis pour le quatrième motet), est impossible. Nous ne sommes pas ici dans une pratique de reprise affirmée, mais davantage dans une pratique imitative qui signe l’intérêt et l’empathie des trouvères envers leurs homologues occitans, sans pour autant passer par une imitation directe de leurs pièces. On trouve également trace de cette empathie dans les textes narratifs interpolés du nord de la France, principalement du xiiie siècle : si les citations de chansons de trouvères dominent, qu’elles soient partielles ou totales, certains textes font cependant parfois appel à des sources occitanes. Cette pratique, également présente en pays d’oc dans certaines novas ou dans le Breviari d’amor de Matfre Ermengaud, est souvent le signe d’un hommage rendu à un troubadour tout autant qu’à l’ensemble des poètes-musiciens occitans, considérés comme auctori- tates dans leur domaine. Elle est présente par exemple dans le Guillaume de Dole, avec trois chansons de Jaufré Rudel, Daude de Pradas et Bernart de Ventadorn, ou dans le Roman de la Violette, avec deux chansons de Bernart de Ventadorn 7. Dans ces textes, le choix a été fait de reprendre des chansons extrêmement connues,

6. R : Paris, Bnf fr. 22543, f. 42d ; G : Milan, Biblioteca Ambrosiana R 71, f. 2c : W : Paris, Bnf fr. 844, f. 188c. L’œuvre poétique de Folquet est conservée dans 22 manuscrits littéraires. 7. Guillaume de Dole : Lors que li jor sont lonc en mai, PC 262, 2 (Jaufré Rudel) ; Bele m’est la voiz altane, P. C. 124, 5 (Daude de Pradas) ; Quant voi la loete moder, P. C. 70, 43 (Bernart de Ventadorn). Également présente dans les textes suivants : Breviari d’amor / En aquel temps com’era jays / Razos de trobar / Roman de la Violette. Roman de la Violette : Il n’est annuis ne faillemens, P. C. 70, 1 (Bernart de Ventadorn). Également présente dans les textes suivants : Breviari d’amor / En aquel temps com’era jays / Razos de trobar ; Quant voi la loete moder, P. C. 70, 43 (Bernart de Ventadorn). 328 REVUE DES LANGUES ROMANES dont la « chanson de l’alouette » de Bernart de Ventadorn et celle de « l’amour de loin » de Jaufré Rudel, ce qui permettait certainement de faire appel à la fonction mémorielle de l’écriture et de renvoyer à un substrat culturel commun correspondant à l’horizon d’attente du public visé (Babbi 2001). Les reprises mélodiques complètes Cette difficulté à mesurer l’influence réelle des troubadours sur les trouvères, qui se matérialiserait par des reprises directes d’éléments mélodiques, semble tomber d’elle-même avec l’analyse des cas de contrafacta attestés, c’est-à-dire les pièces dont les mélodies similaires ont été transmises avec un texte occitan dans un manuscrit et un texte français dans un autre 8. La liste en est brève : sept cas sont relevés, huit si l’on tient compte de la traduction d’un sirventes de Pistoleta 9.

8. Le contrafactum implique donc une reprise mélodique, et ne peut donc être confondu avec les simples cas d’isomorphismes, soit lorsqu’il existe une identité du schéma strophique entre plusieurs textes (schéma accompagné ou non de timbres de rimes communs), sans réemploi mélodique. Ce phénomène se produit parfois entre les répertoires d’oc et d’oïl, par exemple avec les deux textes français de Blondel de Nesle, Ains que la feuille descende, et de Conon de Béthune, Chançon legiere a entendre, associés par leur schéma strophique à la canso de Peirol Del seu tort farai esmenda. Dans chaque cas, la mélodie est divergente. 9. Ces contrafacta sont moins nombreux que l’on ne pourrait l’attendre. Cependant, il en existait probablement davantage, ne serait-ce qu’au vu du nombre plus élevé de chansonniers de trouvères notés : faut-il rappeler ici que dix-huit sources manuscrites contiennent textes et mélodies des trouvères, alors qu’il en existe seulement quatre pour les troubadours ? Il est fort possible que dans les sources conservées en langue d’oïl se trouvent d’autres contrafacta, impossibles à déceler faute d’éléments de comparaison avec les sources occitanes. UN RÉFÉRENT MUSICAL ? LA RÉCEPTION DES MÉLODIES… 329

Tableau 2 — Liste des contrafacta

Pillet- Troubadour Incipit Cf. Trouvère Incipit Carstens (Genre) Spanke (Genre) Source* (R) ou autre (Source)** 1 70,7 B. de Eta non 1057 O Anonyme Pour R 57a Ventadorn vei luzir 105d longue W 190b (Canso) solleill (Cangé) atente G 17a de merci (Strophe unique) 2 70,43 B. de Can vei 365 O 13v Anonyme Amis quelx R 56d Ventadorn la lauzeta (Jeu parti) est li mieuz G 10a (Canso) mover vaillanz W 190d 349 X 191 Philippe le Li cuers P 181 Chancelier se vait de l’oeil plaignant 1934 U 47 Anonyme Plaine C 191 (Chanson de d’ire et de femme) desconfort + Anonyme Sener mil 461,218a (Jeu de gracias Chigi Sainte- C.V. 151, Agnès) fol. 74v + Chev. Philippe le Quisquis 16799 Chancelier cordis et (conduit) oculi 3 167,22 Gaucelm Fort 381 Alart de E, G 29c Faidit chausa M 19b Chans serventois, W 191d (Planh) oiaz e tot T 51v (serventois) arriere t’en X 87r n lo major K 321b revas 89d* dan 4 366,26 Peirol Per dan 41 Hue de Saint A l’entrant G 46a (Canso) qe d’amor M 81d Quentin del tans m’avegna T 42r (Pastourelle) salvage + Pluteo 29,1 2 voix (grave Vite (Florence) pour le perdite me 356r contrafactum) legi 5 392,9 Raimbaut Kalenda 1506 Anonyme Souvent R 62d de maya K 332 (Estampie) souspire Vaquieras N 159 (Estampida) P 136 X 208 330 REVUE DES LANGUES ROMANES

6 404,4 Raimon Lou clar 333 Thibaud de Phelipe W 192c Jordan tans vei 0 96b Navarre (Jeu je vous (Canso) brunasir K 37 parti) demant X 38c Mt 70a 1459 Anonyme À la mère V 151d (Chanson Dieu mariale) servir 388 Guillaume Virgene M 1a le Vinier pucele a 123 (Chanson roiauz mariale) 7 461,148 Anonyme L’autrier 7 Anonyme De Yessé (Pastorela) m’iere X 266 (Chant naistera levaz religieux) 922 Jacques Je chant P 120 de Hesdin comme X 16 (Chanson desvés K 239 satirique, N 116 contre les femmes) + Anal. Chancelier Homo Hymn. 21, de Paris considera n° 139 (conductus) (8) 372,3 Pistoleta Kar egusse 641 Traduction Quar eusse X 82r (Sirventes) or mil O 125a française du je cent mars de S 87 texte. Même mile mars fin argent mélodie. d’argent

* G : Milan, Biblioteca Ambrosiana, R 71 sup./R : Paris, BnF, fr. 22543/W : Paris, BnF, fr. 844/X : Paris, BnF, fr. 20050/Chigi : Rome, Biblioteca Vaticana, Chigi C. V. 151/n : Paris, BnF, lat.11724. ** M : Paris, BnF, fr. 844 ( = ms. Troubadour W)/K : Paris, Arsenal, 5198/N : Paris, BnF, fr. 845/P : Paris, BnF fr. 847/X : Paris, BnF, nouv. acq. fr. 1050/T : Paris, BnF, fr. 12615/V : Paris, BnF, fr. 24406/a : Rome, Bibl. Vat., Reg. 1490/ Florence : Bibl. Laurenziana Plut. 29.1/O : Paris, BnF, fr. 846/Mt : Paris, BnF, fr. 844 (Chansonnier du Roi de Navarre).

Il est difficile de trouver une logique à cet ensemble de pièces, au plan générique. On peut cependant remarquer que quatre cansos sont reprises, dont deux d’un des troubadours les plus connus (Bernart de Ventadorn), ainsi qu’un planh, une estampie et une pastourelle, deux genres particulièrement appréciés dans la sphère française. Élément peut-être plus essentiel : trois pièces occitanes ont été conservées dans au moins trois UN RÉFÉRENT MUSICAL ? LA RÉCEPTION DES MÉLODIES… 331 chansonniers différents : les deuxcansos déjà citées, ainsi que le planh de Gaucelm Faidit Fort chausa, ce qui pourrait signifier que les trouvères se sont appuyés sur des pièces particulièrement appréciées dans la sphère occitane ou du moins particulièrement bien transmises au niveau musical. Quant aux contrafacta, ce sont principalement jeux partis et chansons mariales ou religieuses qui découlent d’une reprise mélodique. Rien d’étonnant à cela, puisque les chansons pieuses et notamment les chansons à la Vierge constituent un domaine d’application souvent exploité par les trouvères de la seconde moitié du xiiie siècle. Le procédé imitatif semble être ici si présent qu’il relève probablement d’une véritable convention littéraire et musicale. Les poètes ont d’ailleurs parfois eux-mêmes laissé entendre qu’ils compo- saient leurs pièces « sur » la mélodie d’une autre chanson. Le manuscrit C 10 signale ainsi les modèles des chansons de Jacques de Cambrai, et les indications très exactes qu’il fournit tendraient à prouver que c’est à l’auteur même qu’elles sont dues. L’emprunt métrique et mélodique semble s’être effectué ici selon deux directions distinctes. D’un côté, les auteurs, souvent anonymes, de ces chansons mariales se sont tournés vers le corpus monodique qu’ils connaissaient probablement le mieux (celui des chansons d’amour en langue d’oïl), de l’autre vers le corpus des troubadours, reprenant schéma strophique, rimes et mélodie d’une chanson occitane 11. Quant à la forme métrique suivie par ces contrafacta, le tableau ci-dessous permet d’en faire la synthèse et de vérifier quelle a été l’attitude du trouvère face à la pièce choisie comme source du contrafactum : reprise du schéma métrique seul (soit le type de vers utilisé dans chaque strophe), ou du schéma strophique (association des schémas métrique et rimique, avec reprise éventuelle des rimes).

10. Ms. C : Bern, Burgerbibliothek, Cod. 389. 11. C’est le cas de la chanson anonyme L’estoile qui tant est clere, dont le modèle strophique semble être une chanson provençale anonyme, présente dans le ms. fr. 844, Eissamen com la panthera (P.C. 461. 102). 332 REVUE DES LANGUES ROMANES

Tableau 3 — Type de reprise dans les contrafacta oc/oïl

1- B. de Ventadorn, Etat non vei schéma strophique avec rimes modifiées

2- B. de Ventadorn, Can vei la lauzeta schéma métrique (Plaine d’ire) schéma métrique (Amis quelx est) schéma métrique (Le cuer se vait) schéma métrique (Sener mil gracias) schéma métrique (Quisquis cordis)

3- Gaucelm Faidit, Fort chausa schéma strophique avec rimes partiellement modifiées

4- Peirol, Per dan qe d’amor schéma strophique avec rimes modifiées

5- R. de Vaqueiras, Kalenda maya schéma strophique avec rimes modifiées

6- , Lou clar tans schéma strophique avec rimes modifiées (T. de Navarre) schéma métrique (Anonymes)

7- Anonyme, L’autrier… schéma métrique modifié

(suppression d’un vers dans la version occitane)

(8)- Pistoleta, Kar egusse schéma strophique avec rimes identiques

Cette synthèse montre que globalement, les schémas strophiques des pièces modèles sont repris, avec des rimes modifiées la plupart du temps. Une exception notable est celle de la canso de Bernart de Ventadorn, Can vei la lauzeta, dont les nombreuses reprises suivent seulement son schéma métrique (Mouchet 2011). La modification quasi-systématique des rimes est bien sûr liée au changement linguistique qui s’opère entre les deux corpus. Enfin, au plan musical, il faut aller au-delà de la reprise formelle globale pour analyser de manière détaillée chaque pièce. Le plus souvent, seul le squelette mélodique est réutilisé (le mode, les notes-pivots…), avec des changements intervenant dans l’orne- mentation. Cette « variabilité mélodique » n’est cependant pas spécifique du processus de reprise caractéristique des contrafacta : elle existe également entre les différentes leçons mélodiques d’une même pièce, qu’elles appartiennent au corpus occitan ou français. La difficulté relevée précédemment pour les motets (à savoir la réalité d’un lien direct entre corpus musical d’oc et d’oïl) est également présente ici. En effet, il faut souligner que seulement trois contrafacta sur sept sont uniques, dans le sens où il existe une pièce modèle et une imitation (pour les pièces 1, 3, 5). À partir du moment où des éléments fiables de datation sont connus, il est possible que UN RÉFÉRENT MUSICAL ? LA RÉCEPTION DES MÉLODIES… 333 la pièce occitane corresponde au modèle, et la pièce française au contrafactum. Reste qu’en cas de pièce française anonyme, ou écrite par un poète dont la période de création n’est pas connue, cette corrélation est évidemment à compléter par de nouveaux critères de détermination, fondés notamment sur une étude codicologique, paléographique et littéraire des sources conservées. Mais même en ce cas, le doute peut subsister : à la contrafacture entre Kalenda maya de Raimbaut de Vaqueiras et la pièce anonyme Souvent sospire vient s’ajouter une autre pièce, instrumentale, à laquelle, si l’on en croit sa vida, Raimbaut de Vaqueiras aurait ajouté des paroles. Quant aux contrafacta restants, ils mettent en parallèle une pièce occitane et plusieurs pièces françaises, voire latines (pour les pièces 2, 4, 6, 7). Cette pluralité de pièces secondaires pose ainsi la question du type de relation existant entre elles et un possible modèle, ainsi que celle de leur chronologie. Quelle est en effet la pièce modèle, dans de tels schémas ? Est-ce forcément la pièce occitane ou bien une autre ? Et l’une des pièces conservées est-elle nécessairement celle qui a permis l’imitation ? Plus généralement (ce qui nous renvoie au premier cas de figure), il a peut-être existé d’autres pièces, aujourd’hui disparues, qui ont servi de modèle musical. Il est bien sûr complexe de répondre à ces questions, qu’il faut cependant poser sous peine de s’en tenir à une vision binaire et probablement partielle des rapports entre troubadours et trouvères. Elles permettent ainsi d’aborder le problème délicat du mode de réception du corpus mélodique des troubadours par les trouvères en tenant compte de la multiplicité des situations de réemploi. Pour tenter de résoudre les « cas litigieux », il est nécessaire de développer une approche non plus seulement quantitative (comparaison des schémas métriques, des genres et des théma- tiques suivis), mais aussi « qualitative », qui, par l’analyse comparée des différentes pièces, d’un point de vue mélodique et poétique) pourra permettre de mesurer plus précisément le degré d’appropriation du contrafactum au regard du modèle choisi. Le traité Arte poetica de Colocci-Brancuti nous propose une approche intéressante du processus imitatif, habituellement peu décrit dans les sources théoriques. L’auteur y décrit « l’arte de seguir » (d’imiter) en trois degrés : le premier est celui de l’imitation de la mélodie et de la structure syllabique seule ; le 334 REVUE DES LANGUES ROMANES second celui d’une imitation qui adapte vers, rime et structure strophique du modèle ; le troisième enfin est celui dans lequel l’imitation reprend le lexique avec le plus de discernement, soit en supposant un registre intertextuel (Rossell 2006). Certes, rien n’est dit explicitement sur le processus de reprise musicale, mais ces indications sont cependant à prendre en compte, dans la mesure où elles supposent une véritable appropriation de la pièce modèle (dans le dernier degré), et surtout la conscience réflexive que l’imitation est un procédé de composition comme un autre. Cette gradation apportée à « l’art d’imiter » est un élément nouveau au regard des traités de rhétorique, notamment occitans, de l’époque : ces derniers se limitent en effet le plus souvent à des indications assez sommaires sur le procédé, et soulignent simplement la possibilité de reprendre une mélodie, la mesure de la pièce modèle (c’est-à-dire le schéma métrique), ainsi que les rimes ou le nombre de strophes pour les genres qui font usage du contrafactum 12. Nous ne connaissons ni la portée ni l’audience du traité Arte poetica, et il nous est difficile de savoir s’il reflète une pratique bien ancrée, ou limitée à une sphère géographique spéci- fique, mais il nous invite cependant à mesurer le degré de dépen- dance existant entre les pièces modèles et les pièces « contre- faites ». Cette posture, notamment au plan littéraire, pourrait permettre de mesurer plus finement le « degré d’implication » de l’imitateur face à sa pièce-source, et la façon dont il la considérait. Comment se positionner, cependant, dans une perspective musicologique ? « L’art d’imiter » est-il plus fin lorsque l’on reprend précisément une mélodie-mère, jusque dans ses moindres détails ? Ou bien est-il plutôt préférable de procéder à une adaptation d’un schème mélodique malléable, afin de le faire coïncider davantage aux contours du nouveau texte qui lui sera appliqué ? C’est cette approche qui semble avoir été privilégiée par les troubadours, du moins dans les quelques exemples de contrafacta conservés 13.

12. Marshall (1972, 95). Ainsi pour la Doctrina de compondre dictatz, datée de la première moitié du XIIIe siècle, à propos du sirventes : « Et tu peux le composer sur n’importe quelle mélodie qui te plaît, rarement une nouvelle, mais plutôt celle d’une canso. Et tu dois lui donner autant de strophes qu’il y en a dans la chanson dont tu as tiré la mélodie ; tu peux suivre les rimes correspondant à ce chant, ou en prendre d’autres ». 13. Raimon Jordan, Vas vos soplei domna (P.C. 404, 11) ; Peire Cardenal, Rics hom que greu (P.C. 335, 49) ; Bertran de Born, Rassa tan creis (P.C.80, 37) ; Monge de Montaudon, Mot m’enveya (P.C. 305, 10) ; Guiraut de Borneil, Non posc sofrir (P.C. 242, 52a) ; Peire Cardenal, Ar me posc (P.C. 335, 7). UN RÉFÉRENT MUSICAL ? LA RÉCEPTION DES MÉLODIES… 335

Un contrafactum, pour les troubadours, n’aurait pas forcément signifié une reprise des caractéristiques compositionnelles du modèle, ou une simple superposition d’un nouveau texte sur une mélodie préexistante, sans tenir compte du mode de liaison musique-texte de la pièce d’origine, mais peut-être la recherche d’un moyen terme et d’une adéquation judicieuse entre certains particularismes du modèle poético-musical et la pièce contre- faite. C’est bien ici la position qui semble se dégager des contra- facta conservés en occitan : la pièce-modèle n’y est pas considérée comme un cadre rigide à respecter dans son intégralité, mais au contraire comme un « patron » stimulant, permettant au poète de renouveler librement, voire de recréer une adéquation neuve entre mots et sons, en partant d’une trame donnée. En définitive, l’impression de se trouver face à une nouvelle pièce musicale est réelle, même si la trame d’origine est encore perceptible, et devait l’être encore plus pour les auditeurs médiévaux. Et c’est bien ici, dans ce processus de re-création, que le terme d’intermélodicité prend pleinement son sens, tout comme celui d’intertextualité. La canso de Peirol Per dan qe d’amor est symptomatique des diffé- rents questionnements que nous venons d’évoquer, liés à l’iden- tification de la « chanson source » et à sa réception. Cette chanson est présentée en effet comme modèle decontrafactum pour une pastourelle de Hue de Saint-Quentin, A l’entrant delà tans salvage. Tableau 4 — Schémas métrico-rimiques et mélodiques de la chanson de Peirol et des chansons affiliées. 4- Peirol Per dan qe d’amor 366,26 (F. 302 :13) 1 2 3 4 5 6 7 8 sch. stroph. a7’ b4 a7’ b4 b7 a6 b7 a6 rimes -a -ai -a -ai -ai -a -ai -a sch. mélodique A B A B’ C D C D’ Hue de Saint Quentin A l’entrant del tans salvage 41 a7’ b4 a7’ b4 b7 a6 b7 a6 -e -ot -e -ot -ot -e -ot -e sch. mél. Ia (M) A B C D E F G H sch. mél. Ib (T) A B A B C D C D’ + Anonyme Vite perdite me legi a7’ b4 a7’ b4 a7 b6 b7 a6 -i -am -i -am -am -i -am -i sch. mél. (F) A B A B C D C D’ Le schéma strophique de la pièce de Peirol est en effet repris dans la pièce de Hue de Saint-Quentin (strophe de 8 vers, 336 REVUE DES LANGUES ROMANES alternance de vers de 4, 7 et 6 syllabes, deux groupes de rimes croisées), mais sans les rimes initiales. Il faut souligner qu’une autre pièce, en latin et polyphonique, reprend également mélodie et schéma métrique de la pièce de Peirol. Le schéma rimique y est en revanche modifié. Il s’agit d’un conduit à deux voix tiré du manuscrit Pluteus 29.1, conservé à Florence, témoin essentiel de l’Ars Antiqua, et de la polyphonie pratiquée dans la sphère parisienne à la fin du xiie siècle. Musicalement — et le cas est loin d’être unique dans le corpus des trouvères —, les deux versions conservées de Hue de Saint- Quentin ne correspondent pas : l’une est fondée sur une forme ballade nettement identifiée (ABAB/CDCD’), l’autre suit une forme en oda continua qui n’a aucun lien mélodique avec les leçons des manuscrits M et T. Par ailleurs, la proximité musicale de la chanson de Peirol avec la teneur du conduit de Notre-Dame est évidente : les notes cadentielles sont systématiquement les mêmes, et la variabilité ornementale très faible (les mélismes introduits dans cette mélodie de type syllabique sont positionnés aux mêmes endroits — la plupart du temps sur la pénultième ou l’antépé- nultième du vers —, et sont quasi identiques entre les deux versions). Cette proximité n’est qu’à moitié étonnante, le conduit étant une forme assez libre, au sens liturgique du terme. Et même s’il fut chanté dans un cadre ecclésiastique, il pouvait être fondé sur une teneur non liturgique, contrairement aux autres formes contemporaines (organum notamment 14), et être nouvellement composé. Dans certains cas, l’emprunt à une mélodie préexis- tante tirée du domaine profane restait possible. Mais l’inverse également, si l’on tient compte de la fluidité existant entre les répertoires profane et religieux. Quant à la version mélodique de T, elle maintient une relation assez nette avec la chanson de Peirol, mais cependant moins précise qu’entre les manuscrits G et F : les notes cadentielles sont ainsi identiques pour sept vers sur huit ; les mélismes sont également placés aux mêmes endroits que dans les leçons précé- dentes (hormis pour les vers 2 et 4, dans le frons) et semblent

14. L’organum, tel que pratiqué dans le cadre de l’école de Notre-Dame de Paris, est une pièce polyphonique complexe, le plus souvent à 2 ou 3 voix, fondée sur une « teneur » (voix initiale ou vox principalis) empruntée au répertoire grégorien. UN RÉFÉRENT MUSICAL ? LA RÉCEPTION DES MÉLODIES… 337 plus directement « inspirés » par la leçon de F (par exemple sur l’antépénultième du vers 6, qui introduit un saut de tierce descendant dans les manuscrits F et T, mais non dans G). Enfin, la leçon du manuscrit M est en décalage presque complet avec les précédentes : seule la mélodie des deux premiers vers conserve un certain lien de parenté avec G, puis s’en distingue très nettement 15. Par ailleurs, l’ambitus de cette leçon est beaucoup plus restreint (une sixte, de fa à ré), à la place de l’octave voire de la neuvième (si/do à do) ; le positionnement modal est différent (mode de fa authente, avec appuis sur do et fa) au lieu du mode de do ; l’ornementation plus marquée (mélismes de trois voire quatre notes) et sur des syllabes nouvelles (vers 6 et 8, 2e syllabe/vers 7, 2e et 3e). Et bien sûr, comme nous l’avons déjà dit, la forme adoptée par cette version diffère, en optant pour un renouvellement systématique du matériau mélodique sur chaque vers. En définitive, seul le texte, identique entre T et M, permet de lier l’une à l’autre ces deux versions. Pour terminer, il n’est pas forcément simple d’établir la chrono- logie de ces trois pièces : la naissance de Peirol se situerait dans les années 1160, Hue de Saint-Quentin aurait composé dans les années 1220, quant au conduit latin, il est conservé dans un manuscrit compilé dans les années 1240-1255, ce qui n’exclut pas la possibilité que cette pièce ait été composée bien plus tôt, « l’âge d’or » de l’école de Notre-Dame de Paris se situant dans le dernier tiers du xiie siècle. Il resterait donc à compléter cette approche musicologique par une approche spécifiquement littéraire, qui pourrait permettre — mais sans aucune garantie cependant — de préciser les éventuels liens intertextuels entre ces différentes pièces et d’établir de façon plus fiable leur filiation.

15. Il nous est difficile d’adhérer à la remarque d’Hendrik van der Werf (1972, 73) qui souligne une possible ressemblance avec la partie supérieure de la version polyphonique de F : « Its other melody (contrafacta Ia) is related to the Old Occitan song in verses 1-2, while the rest bears a very vague ressemblance to the upper voice of the Latin song. » 338 REVUE DES LANGUES ROMANES

Conclusion Les mélodies de troubadours ont-elles donc bien constitué un élément référentiel pour les trouvères ? Si l’on s’en tient simplement au nombre de reprises mélodiques, qu’elles soient partielles ou totales, la réponse est oui. Mais si l’on prend en compte les interrogations liées aux modalités de réception de ces chansons, il faut moduler cette réponse. Il n’est pas toujours certain que le processus imitatif ait bien opéré dans le sens troubadours/ trouvères ; pas certain non plus qu’il n’ait pas existé d’autres pièces qui auraient pu interférer dans une filiation directe et unidirectionnelle du répertoire occitan vers le répertoire en langue d’oïl. En d’autres termes, la réalité de la contrefaçon est indéniable, mais sa forme n’est peut-être qu’approximative et partielle, masquant l’existence, avérée ou non, d’un maillage mélodique certainement plus riche et complexe que celui qui a été conservé. L’analyse des pièces faisant état d’une « imitation » nous permet de souligner deux points qui nous semblent particulièrement faire sens. Elle permet tout d’abord d’affiner les modalités du réemploi musical, d’une zone linguistique et culturelle à l’autre, en dégageant deux types d’intermélodicité privilégiés : ceux qui relèvent d’un procédé citationnel (interpolation musicale dans une trame narrative, présence mélodique ponctuelle sous forme de refrain ou d’entes) et ceux qui suivent une reprise complète (c’est-à-dire les contrafacta) qui peuvent également prendre des formes différentes (Poe 1995). Au-delà des reprises complètes, l’existence de correspondances musicales partielles témoigne certainement de la connaissance précise que le public français devait avoir du corpus des troubadours, puisque qu’une ou deux phrases mélodiques pouvaient être suffisantes pour identifier le modèle musical. Cela pose la question d’une possible intention métamélodique et du choix de la mélodie, qui n’était certainement pas gratuit, mais tenait compte de sa reconnaissance par le public (Rossell 2006, 351). Elle témoigne ensuite d’une pratique imitative peut-être plus « lâche » pour les trouvères qu’elle ne l’est pour les troubadours. Les réemplois mélodiques semblent en effet être abordés avec une grande mobilité, intégrant par exemple sans difficulté des pièces latines tirées des corpus contemporains. La composante musicale de la chanson profane semble ainsi avoir été pensée comme plus indépendante, au regard du texte UN RÉFÉRENT MUSICAL ? LA RÉCEPTION DES MÉLODIES… 339 qu’elle accompagne. Les réemplois, d’un corpus à l’autre, sont fréquemment marqués par des modifications formelles plus ou moins fortes et une variabilité ornementale assez marquée. Cette remarque se vérifie d’ailleurs pour l’ensemble du répertoire des trouvères, au sein duquel, comme le décrit très justement Frédéric Billiet (2006, 128), « l’acte de composition tient plus de l’assem- blage que d’une recherche de création originale ex-nihilo ». La recherche et l’analyse des données musicales, dans toute leur diversité, peuvent ainsi nous aider à mieux percevoir et à mieux comprendre les processus de réception des troubadours par les trouvères, en une approche complémentaire et indispensable de l’analyse textuelle. Les troubadours ont bien été des inspirateurs, certes, pour les trouvères, mais principalement pour l’esprit, et non pour la lettre (Aubrey 1996, 53). Et ce d’autant plus que la notion « d’invention musicale », encore pour le xiiie siècle est caduque 16. Pourrions-nous aller jusqu’à dire que le contrafactum est seulement un objet de communication, comme le fait Frédéric Billiet et limiter à cet aspect communicationnel la réception du corpus des troubadours par les trouvères ? Pas uniquement, puisqu’au-delà du principe imitatif, la réception musicale apparaît également dans les reprises stylistique et formelle. Mais il semble bien que cette dimension soit également à prendre en compte dans l’analyse des objectifs de la contrafacture, qui permettait une meilleure popularisation du message véhiculé. D’où la difficulté à rétablir la filiation d’une pièce à l’autre, d’un musicien à un autre, puisque, comme le rappelle joliment Michel Zink (1996, 89), « la réalité n’existe que dans la mémoire ».

Florence mouChet Université de Toulouse-Jean-Jaurès

16. F. Billiet (2006, 143) : « Les trouvères ne sont donc pas des compositeurs au sens moderne du terme car la notion d’invention personnelle n’existe sans doute pas et parce qu’ils participent plus de la mise en musique d’un texte par des processus d’improvisation que de la recherche à ‘com-poser’ des textes au sens de les superposer dans une forme plus élaborée comme celle du motet. » 340 REVUE DES LANGUES ROMANES

ANNEXES

1- B. de Ventadorn Etat non vei P.C. 70,7 (F. 753 :1) 1 2 3 4 5 6 7 8 sch. stroph. a8 b8 b8 c8 c7’ c7’ a8 c8 rimes -eill -ay -ay -ia -ia -ia -eill -ia sch. mélod. A B C D E F G H Anonyme Pour longue atente R. 1057 1 2 3 4 5 6 7 8 sch. stroph. a8 b8 b8 c8 c8’ c7’ a8 c8 rimes -i -our -our -oie -oie -oie -i -oie sch. mélod. A B C D E F G H 2- B. de Ventadorn Can vei la lauzeta P.C. 70,43 (F. 407 :9) 1 2 3 4 5 6 7 8 sch. stroph. a8 b8 a8 b8 c8 d8 c8 d8 rimes -er -ai -er -ai -e -on -e -on sch. mél. ABCDEFGH

Anonyme Plaine d’ire et de desconfort R. 1934 1 2 3 4 5 6 7 8 sch. stroph. a8 b8 a8 b8 b8 c8 c8 b8 rimes -ort -ui -ort -ui -ui -ort -ort -ui sch. mél. A B C D E F G H Anonyme Amis quelx est li mieuz vaillant R. 365 1 2 3 4 5 6 7 8 sch. stroph. a8 b8 b8 a8 a8 b8 a8 b8 rimes -ant -uit -uit -ent -ent -uit -ant -uit sch. mél. A B C D E F G H Anonyme Le cuer se vait de l’oil plaignant R. 349 1 2 3 4 5 6 7 8 sch. stroph. a8 b8 a8 b8 a8 b8 a8 b8 rimes -ant -on- ant- -on -ant -on -ant- -on sch. mél. A B C D E F G H Anonyme Sener, mil gracias 461,218a 1 2 3 4 5 6 7 8 sch. stroph. a8 b8 a8 b8 a8 b8 a8 b8 rimes -ent -ar -ent -ar -ent -ar -ir -ar sch. mél. A B C D E F G H UN RÉFÉRENT MUSICAL ? LA RÉCEPTION DES MÉLODIES… 341

Philippe de Grève Quisquis cordis et oculi Chev. 16799 1 2 3 4 5 6 7 8 sch. stroph. a8 b8 a8 b8 a8 b8 a8 b8 rimes - i -a -i- a- i- a- i- a sch. mél. A B C D E F G H 3- Gaucelm Faidit Fort chausa P.C. 167,22 (F. 444 :1) 1 2 3 4 5 6 7 8 sch. stroph. a10 b10 a10 c10’ c10’ b10 e10 d10 rimes -am -es -ant -re -re -eis -est -ir sch. mél. A B B’ ? ? N X G W Alart de Chans E serventois, arriere t’en revas R. 381 1 2 3 4 5 6 7 8 sch. stroph. a10 b10 a10 c10’ c10’ b10 b10 d10 rimes -as -ant -as -re -re -ant -ant -ir sch. mél. A B C D E F G H 4- Peirol Per dan qe d’amor P.C. 366,26 (F. 302 :13) 1 2 3 4 5 6 7 8 sch. stroph. a7’ b4 a7’ b4 b7 a6 b7 a6 rimes -a -ai -a -ai -ai -a -ai -a sch. mél. A B A B’ C D C D’ Hue de St Quentin A l’entrant del tans salvage R. 41 1 2 3 4 5 6 7 8 sch. stroph. a7’ b4 a7’ b4 b7 a6 b7 a6 rimes -e -ot -e -ot -ot -e -ot -e sch. mél. Ia A B C D E F G H sch. mél. Ib A B A B C D C D’ Anonyme Vite perdite me legi 1 2 3 4 5 6 7 8 sch. stroph. a7’ b4 a7’ b4 a7 b6 b7 a6 rimes -i -am -i -am -am -i -am -i sch. mél. F. A B A B C D C D’ 5- R. de Vaqueiras Kalenda maya P.C. 392,9 (F. 88 :1) 1 2 3 4 5 6 sch. stroph. a4 a4 b4 a4 a4 a4 b4 a4 b4 a4 b4 a4 a2 a2 c2 a4 a2 a2 c2 a4 rimes a : -a ; b : -e ; c : -os sch. mél. F. A A B B C C’ 342 REVUE DES LANGUES ROMANES

Anonyme Souvent souspire R. 1506 1 2 3 4 5 6 sch. stroph. a4 a4 a8 a4 a4 a8 a8 a8 a2 a2 a8 a2 a2 a6 ou : a2 a2 b4 a4 a2 a2 c2 a4 rimes a : ire ; b : -us ; c : -et sch. mél. (K) A A B B C C’ 6- Raimon Jordan Lou clar tans P.C. 404,4 (F. 504 :26) 1 2 3 4 5 6 7 8 9 sch. stroph. a7 b7 b7 a7 a7 c7 c3 d5 d7 rimes -ir -utz -us -ir -ir -ous -ous -is -is sch. mél. A B A B’ C D E C’ F(B’) Anonyme Virgene pucele roiauz R. 338 1 2 3 4 5 6 7 8 9 sch. stroph. a7 b7 a7 b7 b7 c7 c3 b5 b7 rimes -auz -is -aus -is -is -or -or -is -is sch. mél. A B A B’ C D E C’ F(B’) Anonyme A la mère Dieu servir R. 1459 1 2 3 4 5 6 7 8 9 sch. stroph. a7 b7 b7 a7 a7 b7 b3 a5 a7 rimes -ir -ent -ent -is -is -ent -ent -iz -iz sch. mél. A B A B’ C D E C’ F(B’) Thibaud de Navarre Phelipe, je vous demant R. 333 1 2 3 4 5 6 7 8 9 a7 b7 b7 a7 a7 c7 c3 d5 d7 -ant -ors -ors -ant -ent -i -i -aint -aint sch. mélod. O A B A B’ C D E C’ F(B’) sch. mélod. Mt A B A B’ C D E C’ F(B’) 7- Anonyme L’autrier m’iere levaz P.C. 461,148 (F : 49,1) 1 5 9 sch. stroph. a6 a6 a6 b6’ a6 a6 a6 b6’ b6’ b6’ a6 a6 b6’ rimes a : -atz, i ; b : -ia sch. mélod. A A B C A A B C D E A B C Anonyme De Yessé naistera R. 7 1 5 9 sch. stroph. a6 a6 b6’ a6 a6 b6’ b6’ b6’ c6 c6 b6’ sch. mélod. A B C A B C D E A B C UN RÉFÉRENT MUSICAL ? LA RÉCEPTION DES MÉLODIES… 343

Jacques de Hesdin Je chant comme desvés R. 922 1 5 9 sch. stroph. a6 a6 b6’ a6 a6 b6’ b6’ b6’ a6 a6 b6’ sch. mélod. A B C A B C D E A B C Chancelier de Paris Homo considéra 1 5 9 sch. stroph. a6 a6 b6’ a6 a6 b6’ c6’ c7’ a6 a6 c6’ sch. mélod. A B C A B C D E A B C (3 fois) (8) Pistoleta Kar agusse or mil mars de fin argent P.C. 372,3 1 2 3 4 5 6 7 8 sch. stroph. a10 b10 a10 b10 c10’ c10‘ d10 d10 rimes -ent -ous -ent -ons -e -e -ar -ar sch. mélod.n X G W A B A B C D E F Anonyme Quar eusse je cent mil mars d’argent R. 641 1 2 3 4 5 6 7 8 sch. stroph. a10 b10 a10 b10 c10’ c10‘ d10 d10 rimes -ent -ox -ent -ons -e -e -ar -ar sch. mélod.n X G W A B A B C D E F 344 REVUE DES LANGUES ROMANES

Peirol, Per dan qe d’amor/contrafacta UN RÉFÉRENT MUSICAL ? LA RÉCEPTION DES MÉLODIES… 345 346 REVUE DES LANGUES ROMANES UN RÉFÉRENT MUSICAL ? LA RÉCEPTION DES MÉLODIES… 347

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CRITIQUE

Frédéric Mistral, Mémoires et récits, édition de Claude Mauron et Henri Moucadel, 2 vol. , Montfaucon, À l’asard Bautezar !, 2020. (Vol. 1 : Au Mas dóu Juge, Préface autobiographique des Isclo d’Or, 343 p. ; vol. 2 : La riboto de Trenco-Taio, 280 p.)

Céline Magrini-Romagnoli, Histoire littéraire du Rhône. Le Rhône dans la littérature française et provençale 1800-1970, Paris, Honoré Champion, 2020, 676 p.

On n’en finit pas d’étudier et d’analyser l’œuvre mistralienne depuis plus d’un siècle, que ce soit lors des commémorations publiques, comme en 2014, qui ont donné lieu à diverses publications, notamment celle des actes d’un colloque 1, des manifestations et des célébrations. Les deux ouvrages dont nous parlons ici font partie d’un ensemble plus profond, moins factuel : le premier s’inscrit dans les principes d’une politique éditoriale, le second est issu d’une thèse de doctorat qui fut remarquée en son temps et dont la publication est livrée aujourd’hui au public. Depuis plusieurs années, Clément Serguier, que ce soit aux éditions de la Librairie contemporaine ou à celle d’À l’asard Bautezar, a initié un vaste projet méritoire, celui d’éditer les principales œuvres de Mistral en les accompagnant de préfaces et postfaces, de notes et d’illustrations guidant le lecteur dans son voyage mistralien, et ce, bien sûr, en respectant les deux langues d’écriture, le provençal et sa traduction française. Après Mirèio en 2008, Lou Pouèmo dóu Rose en 2015, Calendau en 2018, sont publiés les Memòri e raconte selon les mêmes principes, mais en deux volumes étant donné l’épaisseur du texte et son inévi- table « elucidàri ». Confiée à Claude Mauron et à Henri Moucadel, 1. Sus la mar de l’istòri. Lectures et réceptions de l’œuvre de Frédéric Mistral, sous la direction de Jean-Yves Casanova, Jean-François Courouau et Philippe Martel, Paris, Classiques Garnier, « Études et textes occitans, 6 », 2018, 347 p. 354 REVUE DES LANGUES ROMANES cette édition poursuit le projet initial qui, nous l’espérons, pourra être perpétué dans le temps, par Nerto (la thèse d’État de Claude Mauron de 1988, qui ne fut pas publiée, pourrait être d’un apport précieux) et d’autres textes mistraliens moins connus, ce qui constituerait l’édition d’un corpus que l’on souhaite offert à tous. Cette entreprise éditoriale, qui n’est pas que mistralienne 2, pose un problème quasi insoluble, celui de l’accès aux textes de Mistral. Ce ne sont pas bien sûr les éditions qui manquent, que ce soit du vivant de l’auteur ou après sa mort, en 1914, mais elles sont le plus souvent anciennes, peu accessibles, si ce n’est Mirèio aux « Cahiers rouges » chez Grasset, la lecture mistralienne devenant donc quelque peu difficile. On objectera qu’il existe en plusieurs volumes une édition « critique » donnée il y a déjà plus de cinquante ans par Pierre Rollet, mais, comme l’indique clairement Claude Mauron, et nous le suivons pleinement, ces publications ne sont pas assorties du sérieux scientifique néces- saire et demeurent fautives en plusieurs endroits, du point de vue de la lecture, des commentaires et des traductions proposées 3. Les éditions actuelles des Memòri, notamment celle de Martine Reid chez Actes Sud qui ne reprend que la version française, témoignent d’une méconnaissance totale de l’œuvre mistra- lienne, des apports de la critique et de la langue d’oc. Il était donc temps de pouvoir lire ces Memòri et de restituer ainsi toute sa valeur à un texte qui a connu une certaine célébrité en son temps. Les principes des éditeurs sont clairs : il ne s’agit pas d’une édition critique. Pour cela, il aurait fallu l’établir à partir du manuscrit autographe de Mistral dont une partie est conservée à

2. Le catalogue des éditions de la Librairie contemporaine ou d’À l’asard Bautezar est riche de publications provençales, de François Jouve à Charles Galtier. Relevons également quelques publications récentes, celle d’un récit méconnu d’Henriette Dibon (Farfantello), Ratis, vaste évocation de la légende des Saintes Maries, celle d’un recueil de contes de François Jouve, Lou Marqués de Frescàti (précédé d’une préface d’André de Richaud), et, tout dernièrement, d’un recueil d’entretiens de Max-Philippe Delavouët, Conversations, Paraulo dans le cadre du centenaire de la naissance du poète. 3. Il existe également dans le commerce une édition du Poème du Rhône chez Actes Sud avec une nouvelle traduction française de Claude Guerre. Cette dernière entreprise mériterait que l’on y consacre une étude spécifique. Nous avons pour notre part, et en divers lieux, exprimé notre perplexité devant certains choix (cf. notre recension in La Revue Littéraire, n° 65, novembre-décembre 2016). CRITIQUE 355 la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence 4 et sur celui déposé au Palais du Roure d’Avignon, manuscrit préparatoire à la publication, peu raturé, mais primordial pour la connaissance de l’œuvre. Si les propos des éditeurs n’étaient pas de se livrer à un travail d’édition critique, long, fastidieux et qui ne facilite pas toujours la lecture du grand public, fût-il érudit, l’ensemble livré est conforme aux éditions principes mistraliennes de 1906. Certaines erreurs ou coquilles, que les éditions successives avaient allègrement reproduites, ont été corrigées. Les éditeurs ont ajouté à cette publication proprement dite des Memòri, la préface que le poète avait incluse dans sa première édition des Isclo d’Or, texte riche et dense qui nous permet de retracer le fil des écrits autobiographiques. Aurait pu également être ajouté un passage que Mistral avait retranché en 1906, mais qui figure dans le manuscrit d’Aix-en-Provence (Fo 41) et qui fut publié dans la revue Fe en 1948 sous le titre Mistral estudiant : il est vrai que les raisons de ce retranchement mistralien sont complexes et auraient sans doute amené les éditeurs à gloser plus avant sur cette genèse des écrits autobiographiques qu’Henri Moucadel étudie par ailleurs dans un chapitre particulier, analyse cependant spécifique qui n’aurait pas pu avoir sa place dans cet ouvrage. Cette édition est accompagnée de notes précieuses, de commen- taires et d’un index, ainsi que d’un cahier d’illustration singuliè- rement riche, toujours en accord avec les principes éditoriaux de Clément Serguier. La qualité esthétique de l’ensemble est donc remarquable, soignée, et conforme à nos attentes. Le lecteur a entre les mains deux volumes qui peuvent pleinement faciliter la lecture des textes autobiographiques mistraliens, le guider dans les arcanes d’une entreprise dont on n’a pas fini de reconsidérer l’ampleur, la profondeur et la richesse. En attendant une édition critique, l’essentiel est acquis. Le cadre d’une bonne lecture érudite est fourni et permet donc d’apprécier pleinement les motivations et les aboutissants de l’œuvre autobiographique mistralienne. Nous voudrions 4. Manuscrit incomplet, qui ne comporte qu’une version parcellaire des premiers chapitres des Memòri. La tradition mistralienne souligne qu’un autre ensemble, son complément, acquis par le conservateur aixois Édouard Aude, aurait été malen- contreusement égaré. Il est fait régulièrement référence à quelques échos signalant l’existence de ce manuscrit en certaines mains privées. Nous n’avons jamais pu vérifier ce fait. 356 REVUE DES LANGUES ROMANES toutefois, par souci de continuité d’un travail qui ne sera jamais achevé, relever quelques pistes de recherches. La première est liée à la formation mistralienne proprement dite, à ce que Mistral a pu lire dans sa jeunesse soit en provençal, soit en français. On sait que le poète insiste dans les Memòri sur la tradition orale maillanaise, les représentations théâtrales et sa rencontre fondatrice avec Roumanille. Ce que dit Mistral ne doit pas être remis en question, mais relativisé à l’aune de ses correspondances qui montrent (malheureusement celle entre Roumanille et Mistral est incomplète et mal éditée) tout un réseau d’écriture que le Maillanais reprend à son compte et qui demanderait à être repéré plus avant, puis mis en perspective dans deux directions : ce qui est de l’ordre de l’acquis provençal en ce qui concerne la constitution d’une langue « littéraire » et ce qui est du nécessaire investissement mistralien. De même, les nombreuses intertextualités qui peuvent être remarquées, essen- tiellement françaises, de Lamartine à Renan ou Loti, devraient nous permettre d’inscrire la portée de l’écriture et de l’édition des Memòri dans une visée plus générale, celle d’un écrivain reconnu qui livre à la fin de sa vie ses propres clés de lecture. Cela mènerait sans doute à prolonger la critique vers cet inves- tissement singulier dont Charles Mauron a tenté d’établir les fondements dans sa lecture fondatrice des Flour de glaujo, mais qui demande encore à être poursuivie 5. Si la genèse du texte est maintenant assez bien connue, il n’en demeure pas moins que les intentions mistraliennes doivent être questionnées. Ce n’était pas le propos des éditeurs, mais doit être celui des exégètes et des critiques qui suivront afin de mettre en perspective un corpus que certains ont pu trouver « naïf », mais qui ne l’est sûrement pas, Mistral excellant dans la dissimulation de soi et de ses motivations profondes. Saluons le fait que cette dernière édition vienne permettre une lecture en deux sens : celle d’un grand public et celle des « spécialistes » de l’œuvre mistralienne qui ont à leur service un texte clairement établi et un appareil de lecture riche et varié.

5. Nous avons pour notre part consacré une étude à ces Memòri en 2004, mais nous trouvons encore au fil de nos lectures d’autres pistes nous menant vers d’autres interprétations, ce qui garantit le caractère inépuisable du texte et la profondeur de l’investissement de la psyché mistralienne. CRITIQUE 357

Céline Magrini a soutenu en 2000 une thèse remarquée sur le mythe littéraire du Rhône dans les littératures provençale et française. Elle est aujourd’hui publiée dans une version actua- lisée qui nous permet de lire cet apport majeur à la critique mistralienne. L’intérêt de ce travail est multiple : il présente tout d’abord les fondements du mythe littéraire du fleuve, le Rhône en particulier, dans un ensemble plus vaste, celui des reconnaissances à la fois géographiques, historiques, littéraires et mythiques des fleuves et de la culture qu’ils engendrent. Dans un deuxième temps, cette étude met en perspective inter- textuelle l’œuvre mistralienne, principalement Lou Pouèmo dóu Rose dans ses aspects singuliers constitués par ce mythe litté- raire à la fois français et provençal. Nous sommes ainsi dotés d’un outil de comparaison, évaluant le Rhône littéraire au Rhin et à d’autres fleuves européens ou asiatiques — que l’on pense seulement à ce que le Gange a façonné comme textes poétiques, des plus anciens aux plus modernes d’entre lesquels il nous plaît de relever les poèmes de Lokenath Bhattacharya — qui souligne l’originalité de Mistral et de Max-Philippe Delavouët, les deux poètes provençaux occupant une large place dans ce travail. Nous pouvons ainsi relever l’érudition de Céline Magrini qui révèle des textes méconnus, mais qui ont eu, en leur temps, leur importance et ont peut-être apporté au poème mistralien une matière indispensable. Prenant en compte un corpus souvent négligé, notamment celui des guides et descriptions, les diffé- rents récits des Romantiques descendant le fleuve, jusqu’aux devanciers de Mistral, Céline Magrini permet de mesurer la continuité que constitue Lou Pouèmo dóu Rose, texte double donc, qui se veut à la fois dans le courant de l’histoire du fleuve et du temps, mais aussi dans cette profession de foi intempo- relle paradoxalement soulignée par le silence final. L’analyse du poème mistralien est menée avec brio, œuvre inépuisable, parfois insaisissable que l’on réduit à l’évocation d’un monde révolu, mais qui est bien plus que cela, Mallarmé ne s’y étant pas trompé, malgré la distance que Mistral avait prise avec le poète symboliste. La continuité mistralienne est poursuivie par Joseph D’Arbaud, Henriette Dibon, Pierre Millet — poète trop peu connu et reconnu — et surtout Max-Philippe Delavouët et son admirable Istòri dóu Rèi mort qu’anavo à la desciso. On aurait 358 REVUE DES LANGUES ROMANES pu, bien sûr, consacrer tout un travail d’envergure à ce poème que nous n’avons pas fini de questionner et qui demeure l’un des plus grands textes de la littérature d’oc, sans conteste une œuvre résolument ouverte vers une multitude d’interprétations, qui recourent toutes à l’évocation de la figure du fleuve et du Temps qui lui est associé, ici celle de la mort, de « l’entre-mort », durée de la desciso et des funérailles du Roi descendu de ses montagnes. L’apport de Céline Magrini est important, car il permet de désenclaver la littérature d’oc, mais livre dans le même temps des analyses profondes sur la poétique mistralienne, dans le courant critique qui est le sien, celui de l’interrogation des struc- tures de l’imaginaire telles que Gilbert Durand les a proposées. On peut se demander également ce qu’une lecture junguienne ou freudienne pourrait révéler de ce poème, car l’intérêt primordial de l’étude de Céline Magrini est de révéler le caractère insaisis- sable d’un poème qu’il nous faut pourtant cerner, déplier, lire entre les lignes, dans les plis et les silences de l’œuvre. L’actualité mistralienne est donc riche en ces derniers mois. Elle tente, comme toute initiative de qualité, de mettre en perspective une œuvre, soit par la disposition des textes ainsi offerts à la lecture, avec leur accompagnement critique, soit par l’analyse qui en est proposée. On n’en finira jamais avec Mistral, et, si on croit avoir cerné cette œuvre, elle s’échappe et laisse parfois les critiques désemparés. C’est le fondement des œuvres littéraires et leur qualité première que de révéler l’intemporalité du poème.

Jean-Yves Casanova ELH-PLH Université de Toulouse-Jean-Jaurès James thomas, Grains of Gold. An Anthology of Occitan Literature, London, Francis Boutle Publishers, 2015, 775 p.

Comment les lecteurs de langue anglaise — ils sont potentiel- lement nombreux — peuvent-ils avoir accès à la littérature occitane produite depuis mille ans ? Le livre en forme d’antho- logie représente un bon moyen à qui ne veut pas se satisfaire des notices d’encyclopédies datées ni des informations parcel- laires et parfois peu fiables de Wikipédia. L’anthologie publiée par James Thomas en 2015 représente, sauf erreur, une première dans le monde anglo-saxon. Il y avait bien eu des précédents (relativement nombreux) pour la littérature médiévale 1, mais rien qui permette d’embrasser de façon globale l’ensemble de la production littéraire de langue occitane, du xe siècle à nos jours. Cette première mérite d’être saluée. L’anthologie de James Thomas se présente sous la forme d’un épais volume de 775 pages. Elle est divisée en 17 chapitres qui suivent un ordre chronologique. Chacun d’eux est doté d’un bref préambule où sont définies les principales caractéristiques de la période. Ce sont 253 textes, si le compte est juste, qui sont donnés à lire et chacun, sauf dans la dernière section consacrée

1. Citons R.T. Hill et T.G. Bergin, An Anthology of Provençal Troubadours, Yale Univ., 1941 ; A. Press, Anthology of Troubadour Lyric Poetry, Austin, 1971 ; F. Goldin, Lyrics of the Troubadours and Trouveres. New York, 1973 ; P. Blackburn, Proensa. An Anthology of Troubadour Poetry, Berkeley, 1978 ; F. Jensen, Troubadour Lyrics. A Bilingual Anthology, New York, 1998 ; S.N. Rosenberg, M. Switten et G. Le Vot, Songs of the Troubadours and Trouvères, Londres, 1998 ; R. Kehew, Lark in the Morning. The Verses of the Troubadours, Chicago, 2005 ; W.D. Paden et F.F. Paden, Troubadour Poems from the South of France, Cambridge, 2007. 360 REVUE DES LANGUES ROMANES

à la littérature contemporaine, est précédé d’une présentation de l’auteur qui permet de situer le texte édité dans son œuvre et suivi d’une traduction en anglais. Le texte occitan est donné dans sa langue avec à chaque fois les références précises de la source. On s’attendrait à ce que le Moyen Âge des troubadours occitans occupe une place de choix dans ce panorama et, de fait, c’est bien ce qu’il advient puisque 6 des 17 chapitres sont consacrés à cette période si riche. Tous les grands troubadours sont là avec leurs chansons (Guilhem IX, Bernart de Ventadorn, Jaufré Rudel, Peire Vidal…, chap. 2. « Troubadours – Canso ») mais ils n’occupent pas seuls le paysage. D’une part, un chapitre (chap. 3, « Troubadours – Other lyric and poetic genres », 13 textes) est consacré aux autres genres pratiqués par les troubadours, mais surtout, d’autre part, l’auteur prend soin de ne pas limiter le regard du lecteur à ces beaux arbres qui pourraient cacher la vaste forêt. Les premiers témoignages de l’occitan (Boèce, Sponsus, Sainte Foi…) sont précédés par l’émouvante formule pour les femmes enceintes découverte dans les années 1980, datée du ixe ou xe siècle (chap. 1, « Early texts »). Les œuvres narratives et didactiques (Jaufré, la Chanson de la Croisade contre les Albigeois, Flamenca…) font l’objet d’une section distincte (chap. 5) mais aussi les trobairitz (chap. 4), les textes en prose, si souvent négligés (chap. 6) tandis que le bas Moyen-Âge bénéficie d’une attention particulière (11 textes, chap. 7). Avec ses 7 chapitres représentant 40 % de l’ensemble des sections qui composent l’anthologie, la période médiévale pourrait paraître particulièrement représentée. Tel n’est pas le cas si on tient compte du nombre de textes puisque les trois quarts de ceux présents dans le volume sont consacrés aux périodes posté- rieures au Moyen Âge. L’un des nombreux mérites de cette anthologie est en effet la place importante accordée aux périodes moderne et contem- poraine. Commençons par les siècles modernes. Répartis entre deux sections pour le xvie et le xviie siècle, elles-mêmes définies sur une base géographique (chap. 8, « The Baroque Renaissance in Gascony and Western Languedoc » et chap. 9, « The Baroque Renaissance in Provence and Eastern Languedoc »), les textes permettent au lecteur anglophone de lire les grands auteurs (Garros, Du Bartas, Godolin, Larade, Bellaud, Brueys, Despuech, CRITIQUE 361 le Théâtre de Béziers…). Le second xviie siècle et le xviiie siècle ne sont pas négligés (chap. 10, « Centralised Monarchy to the French Revolution ») avec des textes d’auteurs aussi importants que Saboly, Cabanes, Despourrins, Fabre, Germain…) tout en incluant des compositions musicales (Cassanéa de Mondonville) et des chansons datables de ce siècle si épris de musique et de chant. Le même souci d’exhaustivité se retrouve pour la première moitié du xixe siècle avec des textes littéraires (Fabre d’Olivet, La Fare-Alais), des textes ne relevant pas de la littérature occitane proprement dite, on y reviendra, consacrés à la redécouverte des troubadours (chap. 11), des textes d’auteurs qui occupent pendant cette période le haut du pavé (Jasmin) et ne sont pas forcément tous des marginaux (chap. 12, « New Troubaires and Marginal Voices »). La place accordée à Mistral et à la naissance du Félibrige est conséquente (chap. 13), mais ce n’est que justice tandis que celle faite à la contestation du Félibrige (chap. 14, « Montpellier and the Félibrige Rouge ») autour de Fourès, Ricard, Gras, etc., rend compte des limites du mouvement renaissantiste provençal. S’ensuivent deux sections particulièrement riches. La première sert de transition entre le renouveau de la fin du xixe siècle et le début de la Seconde Guerre mondiale (chap. 15, « Later Félibrige, Modernism and the Origins of Occitanism », 25 textes), la seconde, la plus développée (36 textes, chap. 16) est consacrée aux auteurs actifs après le second conflit mondial. Pour finir, dans la dernière section (chap. 17, « Contemporary Writing »), l’anthologiste cherche manifestement à témoigner de la vitalité de la création actuelle (22 auteurs, 25 textes) avec des auteurs tous vivants en 2015 (Bernard Lesfargues est mort en 2018). La moisson est énorme, fruit d’un travail colossal. La vision est d’autant plus complète que tous les textes ne sont pas occitans, certains sont français ou anglais (ceux en français sont directement traduits en anglais). Ce qui pourrait paraître un paradoxe pour une anthologie de textes occitans s’avère une excellente idée. On découvre ainsi au fil des pages, glissés entre de grands et beaux textes de la littérature occitane, des témoi- gnages de contemporains français et britanniques sur le Midi de la France, sa langue ou sa littérature. Le connaisseur franco- phone ne sera pas étonné de retrouver le récit, maintes fois cité, 362 REVUE DES LANGUES ROMANES de Racine décrivant à La Fontaine ses difficultés de communi- cation à Uzès en 1661. On sera plus surpris de lire une histo- riette de Tallemant des Réaux qui témoigne de l’occitanophonie des élites marseillaises au milieu du xviie siècle, et surtout, on lira avec attention les témoignages des intellectuels et des voyageurs britanniques : John Locke qui rencontre les vignerons des Graves en 1677, Tobias Smollet rend compte des préjugés de son temps contre le nissard (1764), Charles Burney qui publie en 1782 la première traduction en anglais d’un texte médiéval occitan (Gaucelm Faidit), la traduction par l’écrivain américain Henry Longfellow de L’abuglo de Castèl-Cuillé de Jasmin et une intéressante critique de ce poème parue en 1840 dans la revue littéraire anglaise Bentley’s Miscellany, sans oublier, bien sûr, si essentiel à la connaissance des troubadours dans le monde anglophone, Ezra Pound. Mais ce n’est pas tout. L’anthologiste, visiblement soucieux de restituer les grandes étapes du climat intellectuel qui définissent la vie culturelle en domaine occitan, mobilise également des textes rédigés en français mais qui ont profondément marqué l’évolution de la création en occitan : Jean de Nostredame, le rapport de l’abbé Grégoire, Florian, Rochegude, Sismondi, Mary-Lafon, Millin…). Ainsi constituée, l’anthologie Grains of Gold se présente comme une véritable histoire de la littérature occitane qui vient prendre la suite de celle, à présent ancienne, de Robert Lafont et Christian Anatole (Nouvelle histoire de la littérature occitane, 1970), de celle, limitée aux périodes moderne et contemporaine de Fausta Garavini (La letteratura occitanica moderna, 1970) et de celle, enfin, proche dans sa forme mêlant textes et témoignages, mais limitée aux périodes médiévale et moderne, de Robert Lafont et de Philippe Gardy (Histoire et anthologie de la littérature occitane, 1997, 2 vol. ). C’est donc un travail monumental qui a été accompli par James Thomas. La tâche de l’anthologiste n’étant jamais aisée, on ne lui reprochera aucun de ses choix de textes et on rendra hommage à l’effort considérable de traduction. Chaque fois qu’une traduction en anglais était disponible, c’est elle que l’auteur a publiée mais il arrive à de très nombreuses reprises que ce soit l’auteur lui-même qui ait dû traduire en anglais des textes souvent particulièrement difficiles (Godolin, Max Rouquette, Manciet, pour donner quelques exemples). Il appartient aux CRITIQUE 363 lecteurs parfaitement anglophones de se prononcer sur la qualité de ces traductions, mais, pour peu que l’on puisse en juger, le courageux anthologiste semble être sorti victorieux de cet autre défi que comportait son entreprise. Une réserve que l’on pourrait peut-être formuler concerne les choix des éditions de certains textes. Tous ne sont pas heureux et on regrette que ce ne soit pas les éditions de référence ou les éditions les moins défectueuses qui aient servi à cet effet. Pour les églogues de Garros, on ne connaît pas de meilleure source que l’édition procurée par André Berry (Les Églogues de Pey de Garros, Toulouse, 1953), pour Godolin celle de Jean-Baptiste Noulet (Œuvres de Pierre Goudelin, Toulouse, 1887), à Larade, l’auteur de ces lignes a consacré quelques efforts La( Margalide gascoue et Meslanges (1604), Toulouse, 1999) et Joëlle Ginestet n’a pas peu fait pour Dastros (Lou Beray e Naturau Gascoun, Toulouse, 2009). Ces imperfections pèsent peu en regard du travail monumental qui a été accompli par ce jeune chercheur. L’anthologie Grains of Gold dont le titre renvoie aux paillettes d’or que Fabre d’Olivet décèle dans l’Hérault et à celles que l’Anglore, dans le Pouèmo dóu Rose de Mistral, récolte dans le Rhône est elle-même une pépite. Elle constitue une prouesse et elle mérite à ce titre non seulement de figurer dans toutes (!) les bibliothèques universi- taires du monde anglophone, mais aussi dans celles des curieux et amateurs de littérature occitane, quels que soient leur pays de résidence et leur nationalité.

Jean-François Courouau Université Toulouse-Jean Jaurès PLH-ELH

Elisabetta barale, éd., La Généalogie, la vie, les miracles et les mérites de saint Foursy, Paris, Classiques Garnier (Textes littéraires du Moyen Âge 47), 2018, 252 p.

Présentation

Issu d’une thèse, l’ouvrage fait honneur à la collection où il paraît. C’est qu’Elisabetta Barale (dorénavant EB), spécialiste de Miélot, déploie une érudition impressionnante dont témoignent à elles seules les notes infrapaginales de ce qui est appelé « Introduction 1 » [7-78], extraordinairement abondantes. Cette « Introduction » est d’une densité inouïe et ma recension ne saurait rendre justice aux recherches menées par EB sur l’activité de Fursy et celle de Miélot, leur contexte, et les documents qui nous permettent de les connaître. Le livre s’ouvre sur « Saint Fursy » [7-13]. Fursy est un Irlandais qui, après quelque temps de prédication en Est-Anglie 2, poursuit son œuvre dans le Ponthieu, la Somme et notamment Péronne, édifie un monastère à Lagny-sur-Marne et meurt à Mézérolles, peut-être « en 649 ou 650 » [9] 3. Ses reliques sont transférées à Péronne, et la France du Nord continue de le vénérer. Des textes remontant au viiie siècle témoignent du culte qui lui est porté et

1. Elle-même suivie d’un « Commentaire linguistique » et de « Principes d’édition ». 2. EB mentionne des érudits qui situent l’arrivée de Fursy en Angleterre en 633, en 636 [8, n. 4], puis, sans justification, à ce qu’il me semble, elle se propose de la fixer « vers 640-641 » [9, n. 9]. 3. Je note (ce qui n’est pas dit dans l’Introduction) que Miélot situe la mort de Fursy l’an .vic lii. ou environ 96r. 366 REVUE DES LANGUES ROMANES trois Vitæ latines, s’échelonnant du viie au xie siècle avec la Vita Secunda lui sont consacrées (la deuxième Vita est appelée Virtutes). La partie intitulée « Jean Miélot » [13-19] rapporte que, né dans le Ponthieu, Miélot fut pendant dix-huit ans au service de Philippe le Bon jusqu’en 1467, puis qu’il travailla pour Charles le Téméraire et pour Louis de Luxembourg ; il dut mourir vers 1472. Auteur de rares ouvrages originaux [15, n. 39], il se consacra à la traduction de textes latins 4 et à la copie, le tout plus ou moins réaménagé, en particulier en fonction de l’aspect esthétique qu’il entend donner à ses pages. Une bonne part de sa production est d’ordre religieux, et dans « Les œuvres hagiographiques de Jean Miélot » [20-28] sont documentées les hagiographies qu’il a consacrées à saint Josse, saint Adrien, sainte Aldegonde, écrites dans le cadre de « production pieuse à caractère régional » [25] ; le sentiment d’une menace ottomane, l’atmosphère de croisade régnant dans le duché de Bourgogne 5, une sorte de désir d’Orient explique- raient la conception de la Vie de saint Thomas l’apostre et patriarche des Indes ainsi que celle de sainte Catherine d’Alexandrie ; la dernière Vie en date, celle de saint Fursy, s’originerait entre autres raisons dans l’intérêt que portait Philippe le Bon aux domaines picards, dont la possession était fragile, dans celui que ce duc à la santé délicate marquait pour un saint guérisseur et dans la dévotion que vouait Miélot à ce saint. « Le manuscrit Wien, Österreichische Nationalbibliothek, Series Nova 2731 » fait l’objet d’une étude approfondie [28-45]. Il est le seul à conserver la version de la Vie de saint Fursy ici publiée et ne contient pas d’autre texte. Je le siglerai W. On déduit de la description faite par EB qu’il est de la plume d’un seul copiste (ce qui n’est pas dit explicitement) ; il n’est pas sûr qu’il soit de la main de Miélot [29]. Les marques de possession remontent au xvie siècle 6. Encore en France en 1913 [45], et peut-être volé pendant la Grande Guerre, il a été acheté plus tard à un antiquaire de Leipzig par la Bibliothèque de Vienne. Le texte 4. À propos de ses traductions, EB n’explique pas vraiment en quoi il nous fait « envisager l’Antiquité sous un angle différent » [17]. 5. Sur ces points, voir aussi Stefania Cerrito dans son édition de 2010 du Rommant de l’abbregement du siege de Troyes, p. 23-29 et 85-86. 6. La devise de l’abbé Cardon, qui a possédé le ms. au xixe siècle, doit-elle vraiment se lire Tangentis pungii stimulat pigros [32, n. 109] ? CRITIQUE 367 de W porte de nombreuses indications de dates ; pour la table des matières : Cy finent la genealogie, la vie, les miracles et merites du glorieux confés monseigneur saint Foursy de Peronne. Escript a Lille en Flandres l’an mil .cccc lx viii. 8r ; pour le prologue : Peronne, ou repose aujourd’huy, mil quatre cens soixante deux, son benoit cors 11r ; pour la dédicace à Philippe le Bon regnant et seigourissant [sic, ainsi que le souligne EB] 14r : l’an present mil .cccc. soixante deux, que [fu] faitte ceste translacion par Jehan Mielot ibid. ; pour la généalogie, vie et miracles : Ce fu fait et translaté par Jean Mielot, presbtre chanoine de Lille en Flandres, l’an de grace mil .iiiic. soixante deux 90r ; pour l’« Énumération en vers et commentaire en prose des maladies que saint Fursy est réputé guérir » [34] : ad present, l’an mil .iiiic lxix., repose son [de saint Fursy] precieux corps en la grande eglise de ladicte ville de Peronne 95v 7 ; seule la liste des fêtes de saint Fursy (fol. 95v-96r) n’est pas datée 8. Le corps du texte a donc été écrit et peut-être aussi, semble suggérer EB, copié en 1462, année où Philippe le Bon « était tombé gravement malade » [35] ; « pour une raison inconnue » [36], la Vie n’aurait pas été offerte à Philippe : on n’a aucune preuve que ce dernier ait effectivement reçu le manuscrit [31, n. 105] ; la table des matières aurait été composée lors de la reliure (elle occupe un cahier à part, lequel se termine par une page blanche), et les deux dernières sections (en gros, maladies, puis fêtes), auraient été rédigées pour remplir l’espace restant du dernier cahier. La décoration de W est minutieusement décrite ; retenons ici qu’elle comporte « trois grands dessins à la plume » [36], dont au moins les deux premiers (illustrant prologue et dédicace) pourraient avoir suivi des compositions de Le Tavernier [40]. À cela s’ajoute un arbre généalogique de Fursy (fol. 14v) 9, opportunément reproduit p. 199 (l’édition ne comporte pas d’autre figure). Le chapitre se termine par une liste des « éditions [très !] partielles » de W et de leurs dérivés, dont la

7. Dans les citations de cette liste comportant dates et lieux, j’ai suivi le texte édité (en me permettant de régulariser la position des points d’encadrement des chiffres romains), et non les pages 33-35 de l’Introduction, qui comportent quelques diver- gences par rapport à ce texte. 8. EB se contredit : « Les fêtes de saint Fursy (s. d.) » [35], mais « le commentaire sur les maladies et la liste des fêtes, qui ont d’ailleurs été composés en 1469 » ibid. 9. Comment le fol. 14v peut-il être « en regard » [43] du fol. 15v ? Par ailleurs, la dénomination « trois […] dessins à la plume » ibid. ne désigne en fait pas les « trois grands dessins à la plume » décrits p. 36 et suivantes. 368 REVUE DES LANGUES ROMANES première, de 1607, l’aurait « sans doute » [44] connu, et les trois suivantes, de 1857 à 1913, ne semblent pas plus qu’elle corres- pondre aux critères actuels de probité philologique. Dans « La Vie de saint Fursy et ses sources » [45-61], EB résume le récit rapporté par W (qu’elle sigle M), pour conclure qu’il se rapproche de celui de la Vita Secunda, où manquent toutefois cinq épisodes de W, lesquels se retrouvent, tous ou partiellement, dans les autres légendiers en français qui transmettent la Vie en s’inspirant de la Vita secunda. EB décrit les manuscrits de ces légendiers 10 : Cambrai, Bibliothèque municipale, 812 et son quasi- jumeau, Cambrai, Bibliothèque municipale, 811 (siglé C par EB), où la Vie est fortement abrégée, et dont Anne-Françoise Leurquin- Labie écrit que c’est « vers […] 1475, 1486 ou 1497 qu’[il] aurait été copié » (Leurquin-Labie, 266), dates non citées par EB ; siglé F par EB, le « manuscrit 141 de la collection mediceo-palatine de la Laurentienne de Florence » [49], « exécuté en 1399 » [50] à Arras ; et A, Arras, Bibliothèque municipale, 307 (ancien 851) qui « a été daté de la seconde moitié du xiiie siècle » [51]. A, C et F présentent « trois versions indépendantes les unes des autres » [47]. EB procède à une comparaison de passages bien choisis de A, C, F et W 11 pour conclure que Miélot « a consulté et reproduit une version vernaculaire qui a des rapports très étroits » [61] avec celle de F, mais qu’il a peut-être « travaillé parallèlement sur un ou plusieurs textes latins » (ibid.).

10. En omettant d’indiquer à quels folios se trouve la Vie de saint Fursy. 11. Je n’ai pas consulté C, F et W, mais j’ai vu A. Les transcriptions de ce ms. exigent des corrections : non a memoire, mais en m. ; non par atendre, mais por [avec abréviation] a. ; non esperance de leurs mesmes, qui n’a pas de sens, mais e. d’eles [ms. de les avec changement de ligne après de] meesmes [53] ; — non « 139vb », mais « 139va » [54] ; — non ceste partie, mais cele p. ; non ot nom Fondlonga, mais ot a non [en clair dans le ms.] F. ; non et Brendin, mais et Brendins ; non son tiers de freres, mais soi t. de f. ; non œuvres, mais oevres ; non appartenoient, mais apartenoient ; après Sires, il manque Jhesucris ; non sont n’avenir, mais sont a a. ; non la volonté, mais le volenté ; non Philtans, mais Philtains ; plusieurs mots ont été omis après Cognast ; non comme, mais con ou com (signe tironien) ; non commença, mais comença (écrit en clair) [57] ; — non porra, mais porras ; non convoitises, mais covoitises (en clair) ; non volonté, mais volenté ; non « 132vb », mais « 132va » ; non « 128ra », mais « 127vb » [58] ; — non areer, mais arreer ; non « 133va », mais « 133rb » [61]. En ce qui concerne le ms. F, éditer non oiies, mais oiiés [54] ; on préférerait lire assanlé ‘assemblés’ plutôt que assaulé [56] ; dans ce ms. artésien, inutile dans se femme ‘sa femme’ de faire suivre se de sic, mais utiliser sic dans vit carnelment pour jut carnelment [59]. CRITIQUE 369

« Les autres versions de la Vie de saint Fursy par Jean Miélot » [62-78] sont au nombre de trois. Le manuscrit Bruxelles, KBR, 9945, daté de 1462-1463 [62], et destiné à Philippe le Bon [63], contient « un abrégé » [62] ; je le siglerai Br. Le manuscrit Paris, BnF, fr. 17001 renferme un « récit encore plus succinct » (ibid.) ; la Vie y est « datée de 1463 » [67] et la décoration des initiales historiées « est attribuée au Maître aux grisailles fleurdelisées » [66]. « Le manuscrit privé olim Anvers, collection “Blondeel Antiek” » [69], que je siglerai An, dont l’actuel possesseur est inconnu, mais dont on a des reproductions, est postérieur à 1467 [71] ; dans une enquête passionnante, EB examine qui pourrait être le destinataire de cet étrange objet : la Vie y est constituée principalement de courts textes qui explicitent en quelque sorte les dessins qui les précèdent, lesquels sont encore attribués au Maître aux grisailles fleurdelisées [76]. Ces trois versions sont publiées en annexe [187-198]. Le « Commentaire linguistique » [79-90] est très aéré. Il est vrai qu’il n’est pas utile de scruter la langue de W pour tenter de déterminer auteur, date et lieu de composition : Miélot fournit tout cela à foison. — Les « Principes d’édition [du manuscrit de Vienne] » [91-92] expliquent les signes conventionnels utilisés dans le texte imprimé et présentent succinctement le traitement de W. — Les textes de W [95-155], puis en annexes, ceux des trois versions abrégées (p. 187-198, rappelons-le) paraissent bien édités. Je précise que pour ces quatre textes je ne me suis reportée qu’au ms. Br 12. Outre les annexes précitées, différentes pièces suivent la Vie de W. Nous avons de très riches « Notes philologiques, historiques et littéraires » [157-185] qui éclairent tous les thèmes traités par Miélot (généalogie, vie, miracles, mérites) avec en particulier élucidation de termes liés aux maux qu’une prière au saint est censée guérir. — Le « Glossaire » [201-228] consignerait uniquement des mots et formes qui ont disparu en français moderne, ou bien dont le sens a changé depuis Miélot, et l’on précise que « Dans le cas de polysémie, seules les acceptions disparues sont enregistrées » [201]. Bref, il « vise à faciliter la compréhension du texte », et remplit honnêtement

12. Dans la transcription de ce ms., on corrigera alaer [189], en aler. 370 REVUE DES LANGUES ROMANES cet office 13. — La « Bibliographie » [229-246] est utile : EB fait partie des gens qui lisent et citent les prédécesseurs. — Le livre se clôt sur un « Index des noms propres » [247-250] qui exclut les occurrences des noms de « Dieu, Seigneur et Jhesu Crist » lit-on dans un mode d’emploi très bien fait 14. Notes de lecture Je me bornerai à des observations sur mots et formes, ou peu s’en faut : On ne puet mie par tot estre ! La citation faite d’après Doutrepont [25, n. 83] a développé tacitement un certain nombre d’abréviations : il fallait le préciser, ou suivre l’éditeur. À propos du « Commentaire linguistique », on aimerait des éditions qui légendent les abréviations utilisées (cela vaut aussi pour le Glossaire) telles que « P3 » [84] ou « COD » [85], et qui précisent quel alphabet phonétique est suivi. Les relevés ne sont pas méthodiques. Ils soutiendraient pourtant la recherche dans deux directions : une étude détaillée des graphies, comparées à celles des pièces que l’on pense écrites de la main de Miélot, apporterait peut-être quelque lumière sur la question du caractère autographe ou non de Saint Foursy ; on pourrait également analyser la tension qui s’instaure entre “ modernité ” latinisante et “ tradition ” picardisante : de ces éléments, le Commentaire s’intéresse exclusivement au « participe présent […] employé en fonction d’adjectif » [85] dans les féminins agente, conscendente et excedente et à certaines graphies ou prononciations picardes. Or, la question du maintien de traits régionaux dans les scriptæ au xve siècle 15 ne saurait s’accommoder de pointillisme. Il serait bon d’indiquer systématiquement si les listes d’attestations d’un trait donné prétendent ou non à l’exhaustivité 16, sans quoi on ne peut émettre d’hypothèse sur l’existence éventuelle d’un système graphique dans le ms. (voir infra, sur le). Cette absence d’indication est d’autant plus troublante que parfois le caractère non exhaustif des inventaires est explicitement souligné (par exemple p. 87). Il est un peu étrange aussi que certaines formes épinglées en note n’aient pas trouvé place dans ce Commentaire, comme respendissoit ‘resplendissait’ note cy, lieux ‘lieues’ note dx, etc.

13. Supprimer l’article « haire subst. fém. : chemise de crin ou de poil de chèvre portée à même la peau par esprit de mortification », qui ne répond pas aux critères de sélection. 14. Mais je ne comprends pas la phrase « Sa rédaction suit les établissement [sic] des index énoncé [sic] » ; par ailleurs, contrairement à ce qui est annoncé, la mise en évidence des « noms de personne […] en petites capitales » n’a pas été réalisée. 15. Voir à ce sujet la présentation d’un article de Geoffroy Roger dans la Revue de Linguistique Romane 83 (2019), 541. 16. Ainsi jenne [81] est accompagné d’une seule référence. Pourquoi ne pas renvoyer à l’article du Glossaire ? Rien ne montre que les sept citations illustrant la variabilité (ou non) du participe passé auxilié avec avoir [85] ne couvrent pas l’ensemble des attestations : ajouter (entre autres ?) nostre Seigneur les eust secouru 22r. CRITIQUE 371

Remarques sur la section « Graphie » [79]. EB enregistre des occur- rences de ee pour e simple (cueers, meectre, meerites), sans commenter ; ces formes pourraient être septentrionales : cf. Jean-Charles Herbin dans son édition de La Vengeance Fromondin, n. 49 p. 40-41, et Charles H. Livingston dans son étude et édition de Gautier Le Leu, p. 22 ; — à propos de uu de vainquu et convainquue (ajouter vainquus 41r), voir maintenant EB dans son édition du Papaliste de Miélot (Barale 2019, 140-141) ; — on ne peut dire que ii « alterne avec la forme ie » quand le ms. porte liiéz et liéz ‘joyeux’, mais avec i simple ; — la lettre g est dite avoir « valeur de fricative » dans herberga et d’autres mots ; selon Gossen, § 42, en picard, nous aurions une prononciation occlusive dans certaines formes du verbe ; des documents du Nord présentent des graphies en gu : voir Gdf 4, 456a ; la valeur phonétique de g dans herberga et autres est symbolisée entre crochets droits par la lettre grecque zêta ; il serait bon d’indiquer quel alphabet phonétique est suivi ; — manque le type qui se réalise dans blances ‘blanches’ 30v, secceresse 94r ; — peut-être relever le z de canonization, canonizié, solempnizié, tous en 96r. Remarques sur la section « Phonétique » [80]. La syllabe je de jenne ‘jeune’ et jennesse ‘jeunesse’ est dite attester « la prononciation [e] » : voilà encore une occasion de préciser la source de l’alphabet phoné- tique ; — consigner la graphie eu dans espeux ‘époux’ 20v ; — ajouter l’issue phonétique écrite oy dans loyen ‘lien’ et dans les verbes de la même famille loyer et desloyer (voir Glossaire), trait du Nord ; — sur la fermeture d’un élément prétonique sous l’effet d’une consonne palatalisée, ajouter batilloient 35r ; — ajouter encoire(s), voir Glossaire : cf. Giovanni Palumbo dans son édition du Roman d’Abladane, p. 45, et prosme(s) (sept occur- rences au Glossaire) ; — à revenderoient (de revenir), receverons et croistera, joindre deveroit 74r ; — noter le passage de s à r dans dervé 18r, derverie 85r, phénomène du Nord ; — consigner ll dans despoullent ‘dépouillent’ 37v, agenoulloit 64v, agenoulla 70r (où ll peut traduire une prononciation non palatale), graphie particulièrement répandue en picard ; — relever laidaignes, qui est dit « typique du picard et du wallon » dans la note fy ; — curieusement, un phénomène récurrent est absent du Commentaire, qui identifie pourtant quelques traits picards : celui qui se réalise dans la graphie ch de exauchier 10v, anchiens 16v, soy esleschir 18v et Eslechiéz vous 21r (formes d’un verbe signifiant ‘se réjouir’), etc. Remarques sur la section « Morphosyntaxe » [81-86]. À propos de le dans le humilité, le humidité, le honnourable matrone, il est constaté que « L’article défini féminin prend parfois la forme picarde le » [81], avec renvoi à Gossen ; EB ne cite pas d’autre instance de cette forme. La similitude des cotextes est frappante : toujours devant h purement graphique. Or, on ne saurait en conclure que le copiste pratique un système concernant le féminin ; car les formes de le pour la, pronom personnel, que donne EB p. 82 ne se trouvent pas devant des mots commençant par h graphique ou par une voyelle ; et surtout, ce qu’on ne peut deviner à lire la p. 81, c’est que toutes les instances de l’article le féminin ne sont pas fournies, cf. Le universelle 93r (pour la paralisie univer- selle) ; par ailleurs, la non-élision (au moins graphique) de e devant une 372 REVUE DES LANGUES ROMANES initiale phonétiquement vocalique ne frappe pas seulement l’article de genre féminin, comme on le voit dans le humeur flumatique, ou sanguin 93r, et plus généralement, elle ne frappe pas seulement l’article, cf. il proposa de aler 30r, le roy et les barons se apperchurent 71v, puis se esvanuirent 80r, se appelle ‘s’appelle’ 96r ; —l’adjectif doulce n’est pas le seul à pouvoir « ne pas être accordé au pluriel » [81], cf. moult grande sont les œuvres 17r ; — « quelconques précède le déterminant : en quelconques maniere » [82] : il n’y a pas ici de « déterminant » après quelconques ; — à propos du pronom personnel, EB note « formes de la série I au lieu de formes de la série III » ibid. : les termes de grammaire évoluent sans cesse : il est bon de les définir ; — « forme quil(z) pour le relatif sujet qui : ne quilz il devoient honnourer » [83] : dans cet exemple, quilz est complément ; — aux passés simples présentant une troisième personne sans t, comme baty ou servi [84], ajouter entendi 42r, creÿ et mescreÿ 66v, perdy 86r ; inversement, ce qui n’est pas noté non plus, nous lisons par exemple oÿt, ouyt 34v, etc. ; — la forme approchit de Le feu croissoit moult durement et a. le saint homme 38r mériterait d’être relevée (comparer approchier 41v) ; — consigner receut ‘reçoit’ 49r : cf. l’impératif receus dans le Papaliste de Miélot commenté par EB (Barale 2019, 142) ; — on pourrait noter le s marque de deuxième personne à l’impératif, par exemple dans metz 49r et surtout doubtes 34v ; — faire une section pour des participes tels que receut 49r, reçut 52r, 52v ; dans la note dn, EB affirme d’ailleurs à juste titre que reçut est un picardisme ; — « le subjonctif imparfait est utilisé pour marquer l’oppo- sition dans cette coordonnée adversative : ne fu nul qui les peust mectre en terre, ains eussent bien voulu tous qu’ilz eussent esté ravis par menbres » [85] ; la notion d’« opposition » est portée par le sémantisme de ains, non par le subjonctif. Note sur la section « Syntaxe » [87-88]. Dans la collecte des « locutions conjonctives pour exprimer les relations logiques », la « concession » est dite être rendue par ja soit ce que ; on trouve aussi ja soit que 31v ; — à côté des exemples de reprise de la conjonction se après incidentes, on pourrait noter la reprise de que dans Si cria mercy au saint homme que pour Dieu qu’il luy pardonnast 29r. Remarques sur la section « Lexique » [89-90]. Dans pour la salut de l’umain lignage, le mot salut est dit « féminin, comme en ancien français » ; mais on trouve des occurrences du genre masculin dans l’article salu du TL, entre autres dans la rubrique « Heil, Gesundheit » (EB ne cite ici que GdfC, FEW et DMF 2015) ; — parmi les mots de genre féminin on aurait pu relever jour de la locution toutte jour, toute jour 26r, 53v, d’autant que la note bb lui est dévolue ; — la section intitulée « Formes ou sens non attestés » devrait préciser « avant le texte édité » : y figure celebrité « caractère de ce qui est célèbre », dont EB écrit que le sens est « attesté depuis le xvie siècle ». On aurait pu être attentif aux picardismes d’ordre lexical ; sauf erreur, ils sont très rarement commentés dans les Notes au texte, et ne sont jamais pointés comme tels dans le Glossaire, qui pourtant enregistre tous les mots de la liste qui suit. Voici ce que j’ai remarqué : ahanables de terres a., cf. Gilles Roques dans Revue de Linguistique Romane 71 (2007), CRITIQUE 373

583 (emploi du Nord et du Nord-Est) ; — entrementes que « pourrait être picard » selon Giovanni Palumbo dans son édition du Roman d’Abladane, p. 122 ; — maneglier signalé dans la note dw comme forme « typique de l’aire picarde » ; — moyenne ‘milieu’, cf. Mts ; — muyaulx ‘muets’ : muel est « typique de la Picardie, de la Wallonie, de la Lorraine et probablement de la Champagne » selon François Zufferey dansRomania 125 (2007) 485, n. 11 ; — potentes ‘béquilles (d’un infirme)’,cf. Mts ; — sourgon ‘source’, cf. Mts, article sorjon ; — taye ‘grand-mère’ et tayon ‘grand-père’, cf. Mts, où il est précisé que ces mots ne sont pas uniquement picards. Remarques sur les « Principes d’édition » et sur le texte. « Dans le cas de mots coupés [dans W], les deux parties sont affectées chacune d’un trait d’union » [91] ; EB ne cite pas d’exemple ; il me semble que le texte ne présente de ces traits d’union que lors de changement de feuillet (ex. alaitant 18v-19r) ; — EB ne liste pas les abréviations du ms. qu’elle a développées et n’indique pas comment elle a procédé ; que ces abréviations soient « conformes aux usages scribaux du xve siècle » ibid. est naturel, mais de nombreux copistes ont leurs propres habitudes, c’est pourquoi ces abréviations auraient pu être communiquées, d’autant qu’elles seraient « assez rares » ibid. et qu’elles n’ont pas été rendues en italique dans le texte ; — le tréma est dit « utilisé pour marquer les diphtongues » [92] : comprendre « diérèses », et non « diphtongues » ; EB ne théorise pas et ne donne aucun exemple, mais la présence et l’absence de tréma dans l’édition ne m’a pas choquée (sauf dans l’impératif oÿéz 66v) ; — l’apostrophe « signale les voyelles élidées dans les mots monosyl- labiques accolés au mot suivant » ibid. : suit une énumération des cas de figure : articles définis, etc. ; je suppose qu’il faut ajouter la préposition de, cf. d’Irlande […] d’Escoce 15r ; — sur l’absence d’accent grave dans le texte édité, voir Revue des Langues Romanes 123 (2019), 468. Comme déjà dit, l’édition paraît très correcte. On regrette que l’indi- cation du foliotage, qui figure à l’intérieur des pages, soit dans la même typographie que le reste du texte, au lieu d’être mise en relief. Les appels des « Notes philologiques, historiques […] », sont figurés par des lettres microscopiques. Un mot sur le choix d’éditer œuvres 17r avec œ serait bienvenu (mais on lit euvre 32v, 71v, euvres 45r, 52r) ; — non reboubtance 22v, mais, je suppose, redoubtance, comme écrit au Glossaire ; — actéz de a. chaulx ou frois 91r, à propos d’états de morbidité, est traduit accès dans le Glossaire, qui ne fournit pas d’autre occurrence du mot ; la forme devrait faire l’objet d’une note qui souligne que la lecture est assurée, car, à lire la p. 92, on comprend qu’il n’est pas toujours facile de distinguer entre c ou t dans le ms. (mais actéz n’est pas commenté à cet endroit) ; il en va de même pour desectant de d. le humidité du corps 93r, où on attendrait desseccant (cf. secceresse 94r) ; — mais on attendrait constipacion et non conscipacion dans c. de dur ventre et difficulté et tardiveté d’aler a chambre 94r, qui n’est commenté nulle part et est absent du Glossaire, contrai- rement à actéz et à desectant. Remarques sur les « Notes philologiques, historiques et littéraires ». Faut-il bien lire « mort en 547 ou 578 » note ab ? ; — dans les notes ax, 374 REVUE DES LANGUES ROMANES bo, bp, etc., sont données des traductions françaises de passages de la Bible ; il serait bon de mentionner l’auteur des traductions ; — la note er explique que moyenne ‘milieu’ de en la m. de Romme 64r est une faute de copie pour Montjoie ; rectifier la citation du ms.A , qui porte Monjoie, non Montjoie, fol. 134rb (et non 134va) ; pour l’anecdote, le même échange se lit dans des mss de Gautier de Coinci : Entre Dieu et homme est moianne (sujet : la mère de Dieu), miracle II, 23, v. 227 p. 210 du tome IV de l’édition Koenig, qui indique qu’on lit non moianne, mais monjoie dans le ms. D ; — dans la note gd, les passages latins transcrits (de première main ? ce n’est pas clair) du ms. Bruxelles, KBR, 5097-5099, que j’ai consulté, souffrent quelques approximations, spécialementusquez pour usque et l’absurde e contudiem pour egretudinem (le e initial se trouve en bout de ligne dans le codex ; syntaxe et signes abréviatifs n’ont pas été pris en considération). Le « Glossaire » appelle quelques mises au point. On n’a pas de moyen de savoir si les articles nourris par une seule attes- tation sont complets ou non ; c’est ce qui se produit notamment dans le cas de ceux qui ont été créés pour élucider une forme ou un tour jugés difficiles ; voir par exemple « ueil subst. masc. : œil [92v] » (alors que le mot se rencontre encore dans puis se esvanuirent de ses yeulx 80r, elle perdy […] la veue des yeulx 86r) et voir infra entre autres sous umuer : il serait expédient de marquer d’un signe particulier les articles dont on décide de ne pas fournir toutes les occurrences. Mieux vaut s’abstenir de marquer le genre d’un nom plutôt que d’indiquer celui « des dictionnaires de référence » [201] quand le cotexte ne permet pas de le déterminer : et du reste les « dictionnaires de référence » ne proposent pas toujours un genre unique ; c’est ce qui se produit par exemple pour luminaires traduit « cierges » et dit « masc. pl.» dans .iii. l. 61r 17 : le mot est étiqueté « m. und f. » dans TL et le DMF 2015 ne donne pas son genre ; voir aussi infra sous mesaise et umuer. Enfin, on améliorerait le Glossaire en italicisant les locutions schématisées qui de la sorte se distingueraient de la traduction qui les accompagne ; ainsi seraient rendus lisibles, parmi tant d’instances, les articles accoustumance ou *a(d)monnester ; ce défaut a été repéré ailleurs dans la collection : voir Romania 137 (2019), 496 ; il conviendrait aussi de veiller à l’ordre alphabétique, souvent bousculé, et de renvoyer systé- matiquement aux Notes, si riches, ce qui est loin d’être toujours fait ; je m’abstiendrai généralement de reprendre ces trois défauts dans la liste qui vient. Le Glossaire ne prend pas en compte les trois courtes Vies de saint Fursy données dans les annexes ; j’intègre dans ce qui suit les mots de ces Vies qui selon moi méritent de retenir ; on notera que, sauf erreur, aucun ne figure dans laVie du ms. de Vienne. Le mot acceptacion 54r est traduit « approbation » ; il ne s’agit pas de cela, mais de ‘acception’ dans il annuncha a toutes gens la parole de nostre Seigneur, sans a. de personnes ; incidemment, la date de 1615 donnée par le FEW 24, 71b, de la première attestation de acceptation de personnes,

17. Et non 60v, contrairement à ce qu’indique le Glossaire. CRITIQUE 375

« préférence qu’on a pour une personne au préjudice d’une autre » (définition duFEW ), doit être remontée de plusieurs siècles grâce au DMF 2015 ; — sous *a(d) monnester noter que admonnesta 32v ne signifie pas « avertir », mais « exhorter », comme le dit aussi l’article (la forme est classée à deux endroits), et préciser la construction : admonnesta saint Foursy le peuple qu’il veillast ; — entrer *apperchevoir 18 prono- minal pour lors le roy et les barons se apperchurent 71v sans complément ‘comprirent, virent clair, ouvrirent les yeux’ ; — entrer arbre : voir cognation ; — *(se) assentir est traduit « approuver » ; préciser la construction : le complément est introduit par a ; — faire une entrée bestelette 68r ; — entrer cognation pour arbre de c. dans le ms. An [193] : la lexie manque (sauf erreur) à Gdf, GdfC, TL, DMF 2015, ANDél, FEW 2, cognatus, FEW 25, arbor, DeafPré et Mts ; — entrer contradicion ‘contes- tation, débat’ 41r ; — on lit sous creoient « ind. imper. de *croire, P6 : ils croyaient » : que signifie « imper. » ? Nous avons à l’endroit indiqué un imparfait ; parce qu’elle est jugée opaque (pour quel lectorat ?), cette forme nourrit un article à elle seule : il serait opportun de rassembler sous une entrée *croire cette forme et par exemple creÿ 66v ; — l’article *croistre, dont rien ne montre qu’il est incomplet, devrait entrer et élucider croistera 58v ; — *cuider est glosé « penser, croire » pour toutes les occurrences ; dans quant elle le cuida veoir, elle perdy soudainement la veue des yeulx 86r (référence qui figure dans l’article), le sens est ‘fut sur le point de’ ; — sous cure noter que l’occurrence de 47r ne relève pas du tour mettre sa c. a, mais du tour mettre sa c. en ; — le verbe *despeschier de ilz despeschoient l’un l’autre 62r est bien identifié comme transitif : ne pas traduire « infliger toutes sortes de violence », mais « infliger toutes sortes de violence à » ; — embrachemens, pluriel, est traduit « contraintes », peut-être ‘étreintes (dans un contexte métaphorique)’ serait-il préférable vu l’unique attestation : mirent jus tous les e. du vain siecle 72v ; — entrer *engresser pour voix horribles qui l’engressoyent dans le ms. Br [188] ; — entrer *enroider pour ses membres se enroiderent [en clair dans le ms.] de froidure dans le ms. Br [188], car enroid(i)er est très peu représenté dans les dictionnaires ; — créer *entreamourer pronominal pour ilz se entreamourerent de vray amour dans le ms. An [195] : ce verbe manque à Gdf, GdfC, TL, DMF 2015, ANDél, FEW 24, amor, DEAFPré et Mts ; — il n’est pas sûr qu’il faille lemmatiser *(se) esconser, car dans l’exemple allégué, Se esconsoit ja le soleil 62v, Se commence une phrase près un point (et la ponctuation s’impose) : au plan de la syntaxe, il serait plus satisfaisant d’y voir une forme de l’adverbe Si, cf. redresche ceulx qui sont cheüs et se desloye les emprisonnéz 75r ; — entrer *escouteur pour les escouteurs 41r ; — il existe une entrée euvez, pluriel, accompagnée de la traduction « ouvrages de broderie » ; voici le cotexte de l’unique attestation : aournemens de draps de soye ouvréz de diverses e., de pierres precieuses et d’or 72r ; s’agit-il d’une forme de euvre ? Cf. par exemple une eglise de merveilleuse euvre par dedens et par dehors 71v. Auquel cas,

18. Comme EB le fait de ses lemmes, je munis d’un astérisque les formes non attestées (à ce qu’il me semble) dans les Vies de Fursy des mss An, Br et W. 376 REVUE DES LANGUES ROMANES il faudrait réunir avec l’article œuvre (voir infra) ; — contrairement aux apparences, l’article face est incomplet : il y manque le tour f. a f. dans commençons une bataille f. a f. 35r ; — entrer faulte ‘manque’ pour une si grant f. de vin 88v ; — à côté de incontinent (que), ajouter incontinent 1v ; — entrer indignacion 67r ‘indignité’, je suppose ; — entrer inflacion pour ung humeur eaueux entre cuir et char avecques i. 94v ; — mesaise est donné pour féminin, ce que ne montre pas le cotexte, n’avoient eu m. ; le DMF 2015 marque ce mot en entrée seulement comme féminin, mais dans la majorité des citations, il est impossible d’en déterminer le genre ; l’article du DMF 2015 se termine sur un exemple où le diction- naire souligne que le mot est masculin ; dans TL, il est donné pour « m. oder f. » ; — l’entrée moustier ne consigne que l’occurrence de 23r ; ajouter monstier 22v (où une note devrait préciser si cette lecture s’impose) ; — œuvre ne figure que pour le tour (faire* grant) œuvre, qui apparaîtrait en 32v ; à cet endroit le texte porte en fait euvre ; on lit encore les œuvres de nostre Seigneur 17r, bonnes euvres 45r, toutes tes euvres 52r et voir supra à propos de euvez ; — à côté de ouvrer, traduit entre autres « agir » et « travailler », entrer le nom ouvrier 52r ; — entrer *parquet pour a mis par escript en brief en plusieurs parquetz la vie de ce glorieux confés dans le ms. An [193], mot dont le sens est expliqué en note ; — *(de son) propre est traduit « pour son propre compte » ; est-ce bien de cela qu’il s’agit dans la réponse du saint à un roi qui veut le combler de trésors, Donnés nous, s’i vous plest, aucun lieu ou nous puissons fayre une eglise […] et l’aidiéz a faire et edifier de vostre propre pour le sauvement de nous et de vous 71r ? ; — rancune ne figure que pour le tour*(estre en) r. ; on lit aussi plaine de r. et de felonnie 85r ; — sous reigle, non marqué comme incomplet, ajouter regle 2v (la graphie manque à l’article) ; — sous relaxacion, non marqué comme incomplet, ajouter l’occurrence de 94v ; — sous repundre, corriger il repuns en le soleil repunt ; — entrer rompture 94v ; — entrer *sensible pour nerfz sensibles ou motifz […] les nerfz motifz et sensibles 93r ; — entrer *sourvenir pour il [il s’agit d’une personne] sourvint en la place 16r ; — dans l’article surmonter, la seule traduction fournie est « l’emporter sur qqn », mais en 51v (référence donnée dans l’article) on lit tu as surmonté les pechiéz ; — entrer tempore pour en ce t. moru le roy dans le ms. Br [188] ; EB a fait suivre tempore de sic, mais cette forme est très bien attestée ; — l’article tribulacion consigne seulement le sens de « adversité » en 57r ; rien ne montre que l’article est incomplet ; ajouter tribulacion(s) 42v, 51v ; — nous avons une entrée umuer simplement traduite ‘humeur’ (ce qui n’explicite rien), dotée d’une seule occurrence et marquée comme du genre féminin ; mais le DMF 2015 donne le mot humeur1 pour « masc. ou fém. » et le genre n’apparaît pas dans l’occurrence (qui se trouve dans une phrase dont la syntaxe m’est incompréhensible) ; pour enrichir la lexicographie, on aurait relevé le humeur flumatique, ou sanguin 93r, humeur visqueuse 93v, ung humeur eaueux 94v, et on aurait lemmatisé humeur, sans omettre de mentionner la belle note de type encyclopédique gj à propos de humeurs 92r ; — sous veneration, dont on ne peut deviner que l’article CRITIQUE 377 est incomplet, ajouter par digne veneracion 88r ; — entrer volubilité pour de la v. et de la vanité du fraille monde 70v ; — entrer voyage 35v. Conclusion

Sans doute jugera-t-on que les notes qui précèdent ne portent que sur des broutilles, peut-être inévitables, eu égard à la somme de travail considérable impliquée par l’ouvrage 19, et quiconque publie sait bien que « non faillir appartient a Dieu plus que aux hommes mortelz » 20. En tout état de cause, Elisabetta Barale a procuré une édition indispensable pour la connaissance de Miélot 21.

May Plouzeau Université d’Aix-Marseille

Références bibliographiques

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19. Je tiens à la disposition de qui serait intéressé une liste d’une soixantaine d’étourderies à corriger. 20. La Genealogie, la vie, les miracles et les merites de saint Foursy, 12v. 21. Je remercie Elisabetta Barale, Stefania Cerrito et Denis Autesserre d’avoir bien voulu répondre à mes questions. 378 REVUE DES LANGUES ROMANES

Dictionnaire du Moyen Français (1330-1500), version 2015 http:// www.atilf.fr/dmf/ consulté le 30 juin 2020. DMF 2015 : voir Dictionnaire du Moyen Français (1330-1500). FEW : voir Wartburg. Gdf, GdfC : voir Godefroy. Godefroy, Frédéric, 1880-1902. Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, Paris, Vieweg, 10 vol. ; le Complément (GdfC) commence au vol. 8. Gossen, Charles Théodore, 1970. Grammaire de l’ancien picard, Paris, Klincksieck (Bibliothèque française et romane. Série A : manuels et études linguistiques 19). Herbin, Jean-Charles (éd.), 2005. La Vengeance Fromondin, Paris, Paillart, SATF. Koenig, V. Frederic (éd.), 1970. Gautier de Coinci, Les Miracles de Nostre Dame ; tome quatrième, Genève, Droz (TLF 176). Leurquin-Labie, Anne-Françoise, 2002. « La promotion de l’hagiographie régionale au XVe siècle : l’exemple du Hainaut et du Cambrésis », dans Herbin, Jean-Charles (dir.), Richesses médiévales du Nord et du Hainaut, Le Mont Houy, PUV, 253-267. Livingston, Charles H. (éd.), 1951. Le jongleur Gautier Le Leu ; étude sur les Fabliaux, Cambridge, Havard University Press (Harvard Studies in Romance Languages 24). Matsumura, Takeshi, 2015. Dictionnaire du français médiéval, Paris, Les Belles Lettres. Mts : voir Matsumura. Palumbo, Giovanni (éd.), 2011. Le Roman d’Abladane, Paris, Champion (CFMA 164). TL : voir Tobler. Tobler, Adolf, Lommatzsch, Erhard, puis al., 1915-2008. Altfranzösisches Wörterbuch, Berlin, etc., 12 vol. Wartburg, Walther von, puis al., 1922. Französisches etymolo- gisches Wörterbuch, Bonn, etc.