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L’Éros platonicien au secours de l’amour occidental : une étude du Banquet à l’usage de ceux qui veulent triompher de l’ennui

Mémoire

Sol Zanetti

Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Sol Zanetti, 2017

L’Éros platonicien au secours de l’amour occidental : une étude du Banquet à l’usage de ceux qui veulent triompher de l’ennui

Mémoire

Sol Zanetti

Sous la direction de : Luc Langlois, directeur de recherche

RÉSUMÉ

Après avoir analysé la conception de l’amour cultivée par la civilisation occidentale, ce mémoire dresse un portrait de ce qui, dans cette conception de l’amour, mène l’être humain à une impasse du désir proprement humain. Tout en étudiant les origines de cette vision de l’amour dans la littérature courtoise du XIIe siècle, l’auteur expose, à l’aide d’un axe d’analyse marxien, les liens dynamiques qui existent entre l’infrastructure économique du capitalisme néolibéral et cet idéal culturel nourri par la culture populaire.

Pour trouver une solution à cette impasse du désir, une étude de la conception platonicienne de l’Éros est menée, principalement par l’entremise d’une analyse du Banquet. Les enseignements de Platon quant à la nature du désir et de l’éthique qu’il nécessite sont confrontés à l’idéal culturel de l’amour occidental dans le but de lui opposer une alternative plus adéquate pour l’humain.

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Table des matières RÉSUMÉ ...... iii Remerciements ...... vi INTRODUCTION ...... 1 CHAPITRE 1 : L’impasse du désir en Occident ...... 9 L’échec du désir et la liquéfaction des unions ...... 9 La crise du mariage ...... 11 L’amour-passion à l’occidentale ...... 15 Au commencement, il y avait Tristan et Iseult… ...... 15 Résumé ...... 22 Amour passion et narcissisme ...... 22 Généalogie de l’amour-passion ...... 25 Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? ...... 25 Pourquoi n’en sommes-nous toujours pas sortis ? ...... 30 L’amour au temps du capitalisme ...... 31 La propriété privée des moyens de production ...... 33 La recherche du profit ...... 34 Le libre marché de l’offre et de la demande ...... 37 Passion, capitalisme et surconsommation ...... 39 CHAPITRE 2 : L’Éros platonicien et le monde actuel ...... 42 De l’amour passion au désir selon Platon ...... 42 Le Banquet : contexte et résumé ...... 44 Contexte ...... 45 Titre ...... 45 Prologue ...... 45 Un banquet très spécial...... 47 Les discours ...... 48 Discours de Phèdre : l’amour comme séduction ...... 49 Résonances actuelles ...... 56 Discours de Pausanias : l’amour comme investissement ...... 57 Résonances actuelles ...... 60 Discours d’Éryximaque : l’amour comme mécanique ...... 61 Résonances actuelles ...... 64

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Discours d’Aristophane : l’amour comme nostalgie de la fusion (ou comme recherche de sa maman) ...... 66 Résumé ...... 66 La cause de l’amour : la perte de l’union originelle ...... 67 Les dangers de la fusion : négation de l’autre, possession et narcissisme ....70 Le sexe comme éteignoir du désir ...... 72 Pourquoi mettre ce discours dans la bouche d’Aristophane ? ...... 77 Résonances actuelles ...... 78 Le discours d’Agathon: l’amour «kitsch»...... 80 Un éloge dithyrambique ...... 80 Un Éros confondu avec son objet ...... 81 Éléments nouveaux ...... 81 L’échec d’Agathon ...... 82 Résonances actuelles ...... 82 Discours de Diotime : l’ascension du désir ...... 84 Contexte ...... 84 Diotime, l’autre par excellence ...... 84 Thèses du discours ...... 85 La sexualité est-elle disqualifiée par Platon ? ...... 94 …dans le Phédon ...... 95 …dans la République ...... 96 …dans le Phèdre ...... 96 Résonances actuelles ...... 100 Éloge de Socrate par Alcibiade ...... 104 Le silène ...... 105 L’effet Socrate ...... 106 Quelle est la place de l’autre dans la conception platonicienne de l’Éros ? .107 … dans le Phèdre ...... 108 L’amour interpersonnel et la forme dialogique ...... 109 L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas...... 111 Résonances actuelles ...... 111 Conclusion...... 114 Vers une érotique libérée de l’égo, mais pas du corps ...... 117 Médiagraphie ...... 119

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Remerciements

J’aimerais tout d’abord remercier Thomas De Koninck pour m’avoir donné le désir d’étudier Platon et de toujours chercher ce qui, dans la philosophie antique, peut servir à l’humanité d’aujourd’hui.

Un grand merci également à Luc Langlois pour m’avoir permis de terminer aisément mon parcours à la faculté.

Je tiens également à remercier Marianne pour m’avoir soutenu et inspiré dans la rédaction de ce mémoire, qui fut rédigé sur une longue période, dans les rares interstices de mes activités professionnelles et politiques.

Je tiens à remercier mes ami.e.s philosophes pour les discussions fertiles, poétiques et toujours animées qui m’ont aidé à trouver les mots justes. Merci à Jean- François Bergeron, Stéphanie Grimard, Mathieu Saucier-Guay, Geneviève Lacroix et Antoine Cantin-Brault, entre autres.

Je tiens à souligner également l’apport important qu’ont eu dans mes réflexions les séminaires suivis au Groupe interdisciplinaire freudien de recherche et d’intervention cliniques et culturelles (GIFRIC) avec Willy Apollon, Danielle Bergeron et Lucie Cantin. Bien que je fasse peu référence à la théorie psychanalytique dans le cadre de ce mémoire, elle a beaucoup inspiré ma façon d’aborder la question du désir.

Merci également à ma mère pour m’avoir transmis le goût d’écrire avec style et à mon père pour avoir soutenu financièrement mes études universitaires.

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INTRODUCTION

À la longue liste des caractéristiques qui différencient l’humain de l’animal, nous pourrions sans problème ajouter celle-ci : les humains, le plus souvent, ne savent pas ce qu’ils veulent. Évidemment, pour rien au monde je n’échangerais ma condition avec celle d’un poisson ou d’une chauve-souris. Toutefois, il y a de ces moments, singulièrement humains, lorsque l’objet de notre désir se présente à notre conscience comme une énigme insoluble, où chacun de nous a probablement déjà envié la quiétude et la sérénité d’une vie de chat, domestique ou sauvage. Et pour cause, car les animaux, eux, savent ce qu’ils veulent. L’objet de leur désir ne semble jamais se trouver en dehors de la nature, du monde observable, du monde à notre portée. Ils veulent des caresses, des soins, un abri, de l’eau et de la nourriture. Dressés, ils exécutent même des prouesses spectaculaires pour obtenir une petite gâterie ou un témoignage d’affection. Mais les otaries de l’Aquarium de Québec ne font leurs acrobaties que pour un seau de poissons, pas pour la gloire ou pour la folle jouissance de dépasser les limites du possible. Les oies blanches qui migrent vers le sud ne le font pas parce qu’elles «se cherchent», mais pour y trouver les conditions saisonnières de leur subsistance. Tout cela, malheureusement, ne semble jamais suffire à l’humain.

À la liste des désirs animaux énumérés plus haut, le lecteur attentif aura remarqué qu’il en manque un très important : le désir de se reproduire. Si je l’isole des autres, c’est pour marquer à quel point il diffère des besoins humains qui y ressemblent. En effet, comme nous sommes des animaux, nous partageons avec eux toutes sortes de désirs naturels, comme le fait de manger, de s’abriter, d’obtenir différents soins, etc. Toutefois, s’il est un domaine en lequel nous différons des animaux, c’est bien sur le plan des désirs sexuels ou amoureux. On peut même se questionner à savoir si les animaux ont véritablement une sexualité et s’ils connaissent l’amour. Mais ce qui est certain, c’est que les raisons qui poussent les humains au coït, s’il faut appeler un «chat», un «chat», n’ont rien à voir avec celles des autres mammifères. Et que dire des poissons, qui eux, se reproduisent sans contact direct ?

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Cela dit, le discours scientifique élaboré au XXe siècle autour des choses de l’amour est parfois davantage un discours de zoologiste que d’anthropologue. En témoigne le rapport du docteur Alfred Kinsey, paru en 1948, sur les habitudes sexuelles des mâles humains. Ce professeur d’entomologie et de zoologie à l’Université d’Indiana a publié plusieurs rapports sur les comportements sexuels humains, basés sur des entrevues faites avec des volontaires. Ces rapports ont rendu compte d’un grand éventail de pratiques sexuelles du peuple américain qui étaient réprimées par leur morale plutôt puritaine. Ils ont levé le voile sur la vaste étendue des pratiques homosexuelles, du phénomène de la masturbation et également de mœurs sexuelles plus marginales. Le message de fond de ses rapports, selon Allan Bloom1, était à peu près le suivant : puisque tant de gens font ceci et cela, alors c’est naturel et ce n’est pas mauvais2. On doit reconnaître l’impact très positif qu’a eu la diffusion de ses rapports sur la lutte contre l’homophobie. En effet, il a contribué à sortir de l’opprobre le phénomène de l’homosexualité, considéré comme une déviance et donc comme quelque chose d’immoral. Toutefois, il n’est pas sorti d’une tentative de recourir à un argument de nature pour justifier moralement une pratique humaine. Mais si nous voulons comprendre davantage le désir humain, il faut sortir de ce paradigme. Qu’importe que le désir humain et les pratiques qui en découlent ne soient pas naturels. Il n’est pas pour autant immoral et mauvais.

En effet, malgré que le discours ambiant transporte l’idée que nos désirs sexuels sont des désirs « animaux », donc « naturels », auxquels on doit répondre et qu’on doit assouvir consciencieusement, presque pour des raisons de santé et d’hygiène de vie, je me permets ici de le mettre en doute. Mon objectif n’est pas, en les classant comme non-naturels, d’en faire des envies contre-nature et de les condamner moralement, surtout pas. Je vise plutôt à cerner leur être de plus près afin de pouvoir en comprendre et en dénouer les impasses. En effet, si l’objet de

1 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p.15 à 17

2 Toutefois, il est à noter que Kinsey a exclu de son rapport les pratiques sadomasochistes, pédophiles et violentes en général. Les aurait-il elles aussi considérées comme «normales» et «bonnes» ? Disons que cette omission lui a permis d’éviter plusieurs questions éthiques assez fondamentales.

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ces désirs n’est pas dans la nature, il vaut mieux le savoir et le chercher ailleurs, si l’on espère un jour le trouver.

Il est assez simple de démontrer que ce que nous qualifions aujourd’hui de désirs « sexuels » n’a rien de naturel. Un désir peut être qualifié de naturel s’il vise, d’une manière ou d’une autre, le maintien des fonctions vitales de notre organisme ou la survie et la pérennité de l’espèce. Or, il est assez évident que la très grande majorité des rapports sexuels humains, au moins à notre époque, ne visent pas du tout la survie de l’espèce3. Au contraire, la procréation est systématiquement évitée à l’aide de la contraception et considérée plutôt comme un risque que comme un but. Cette finalité naturelle de la copulation est même, dans certaines circonstances, vue comme une calamité, un dommage collatéral. La fille d’aujourd’hui qui tombe enceinte « trop tôt » ou d’un partenaire avec qui elle ne se voit pas rester longtemps, aura parfois recours à l’avortement pour annuler cette conséquence.

Non seulement nos pratiques sexuelles les plus normales ne visent pas, la plupart du temps, la finalité naturelle de la procréation, mais que dire de toutes celles qui sont reconnues comme perverses par les spécialistes ? Le pénis d’un homme n’a rien à faire dans le vagin d’une chèvre ou dans l’anus d’un enfant. Il n’y a là rien qui puisse être expliqué selon la logique des phénomènes naturels. Et pourtant, il s’agit là de désirs sexuels humains, semblables aux autres, sauf en ce qui concerne leur objet, jugé déviant et réprouvé par la collectivité. Comment rendre compte des disparités des objets sexuels visés par le désir humain ? Comment expliquer cela par les sciences de la nature ? Cela m’apparaît impossible. L’étrangeté de ces phénomènes doit nous mener ailleurs dans nos investigations, ailleurs que dans une logique de comportement animal en tout cas. Comme le souligne Bloom:

3 Et s’il est arrivé qu’il en fût autrement dans l’histoire, c’est-à-dire que la majorité des actes sexuels visaient la procréation, ce fut grâce à un fort contrôle social imposé par une autorité morale et souvent politique. Le cas des catholiques québécois qui eurent des familles nombreuses du début de la colonie de peuplement jusqu’au milieu du XXe siècle en est un bon exemple. Si les femmes avaient presque un enfant par année, c’est parce que l’Église faisait pression sur elles et non parce qu’elles étaient particulièrement à l’écoute de leurs désirs naturels.

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The truth of erotic arousal defies materialism. [...] And it is imaginative activity that converts sex into eros. Eros is the brother of poetry, and the poets write in the grip of erotic passion while instructing men about eros. You can never have sex without imagination, whereas you can be hungry and eat without any contribution of imagination.4

L’imagination, en effet, contribue à cette différence radicale qu’il y a entre l’Éros humain et le désir animal et naturel de copuler. Cette différence, cette distance, m’amène à conclure que les finalités de l’acte sexuel humain apparaissent, du point de vue de la nature, comme fondamentalement perverses. Freud est le premier à l’exprimer ainsi dans Trois essais sur la théorie de la sexualité5. Il y affirme effectivement que l’enfant est (déjà) un pervers polymorphe. Cette formule incendiaire mérite toutefois quelques précisions. En effet, le terme de perversion n’a pas, chez Freud, cette connotation moralement péjorative qui l’entache dans le discours ambiant. Lorsque Freud parle de perversion, il ne condamne pas, n’en parle pas comme d’un mal, mais plutôt comme un fait scientifiquement observable qui exprime la déviation par rapport à la nature. En ce sens, par exemple, la copulation humaine détournée de son but procréateur par la contraception est bel et bien une perversion. On dévie l’acte de son but naturel. L’homme fait cela tout le temps, avec une foule d’autres choses, sans les considérer comme un mal, comme une faute morale. Boire du lait de vache, pour un homme, est tout à fait pervers du point de vue de la nature. Les vaches ne produisent pas du lait à notre intention. Et pourtant, dans la morale ambiante, on considère cela comme beaucoup moins « mauvais », moins « pervers », pour un adulte, que de boire du lait maternel humain.

Ce que je désire mettre en lumière avec cette idée, c’est que la perversion, même si elle peut mener à des actes violents, méchants et moralement répréhensibles, n’a rien d’immoral en soi. Au contraire, la perversion est constitutive de l’humanité.

4 Ibid., p.24

5 FREUD, Sigmund. Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962, p.86

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Sans cesse, nous nous détachons de la nature en la déviant de ses buts6. Le pétrole produit par notre planète depuis des millions d’années, par exemple, n’a pas pour but naturel de servir l’humanité. Pourtant, nous l’extrayons du sol pour en faire du combustible, des vêtements, des objets décoratifs, des emballages, etc. Non seulement les besoins que nous assouvissons avec cette ressource ne sont pas naturels et essentiels (s’ils l’étaient, comment l’humanité aurait-elle survécu avant l’ère industrielle?), mais ils compromettent la survie de l’humanité en polluant irréversiblement la biosphère terrestre. Et le comble de ce paradoxe, c’est que nous continuons à consommer du pétrole en toute connaissance de cause, ce qui montre que la survie n’est pas toujours au cœur des préoccupations proprement humaines.

Bien que ce soit là un exemple de perversion qui cause notre perte, il y en a une foule d’autres qui vont dans le sens de l’épanouissement de l’humanité. Quand les hommes ont commencé à utiliser des boyaux de chèvre pour se faire des luths et exprimer, d’une nouvelle façon, toute une gamme d’émotions subtiles, ils ont rendu service à l’humanité. Ils l’ont aidée à vivre avec ses insupportables tensions intérieures, à se décharger d’une énergie qu’ils auraient tôt fait de diriger agressivement envers eux-mêmes ou envers les autres. Mais… les boyaux de la chèvre se sont développés pour permettre sa digestion et sa survie, pas pour émouvoir nos âmes tourmentées.

Les idées que je suis en train de défendre depuis le début sont donc les suivantes : les désirs humains sont pervers7 et le plus souvent, nous ignorons leurs buts. Nous sommes donc des pervers qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Je n’ai pas la prétention ici de faire de généralisation absolue, mais je pense pouvoir avancer sans risque que c’est le cas de la majorité d’entre nous. Même ceux qui croient savoir ce qu’ils veulent et qui obtiennent effectivement satisfaction dans l’existence, peuvent se tromper sur leur motivation, sur l’objet réel de leur quête. Cela importe

6 La question de savoir si la nature a des buts mériterait d’être abordée, mais je ne m’y attarderai pas ici, pour ne pas dévier de mon sujet.

7 Le terme de « pervers » est à entendre de façon complètement amorale, et ce, pour l’ensemble du présent essai.

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peu, me direz-vous, tant qu’ils y trouvent leur « bonheur ». Dans un sens, c’est vrai, à condition que l’on considère que le bonheur puisse exister en marge de la vérité, ce qui est contraire à l’intuition fondamentale du philosophe.

On peut donc parfois avoir la certitude que l’on sait ce qu’on veut, mais qui n’a jamais été trompé par ce qu’il croyait être l’objet de son désir ? Qui n’a jamais été victime d’un mirage affectif, ayant poursuivi une image illusoire qui ne tient pas ses promesses ? On pense que ça y est, qu’on a trouvé ce que l’on cherchait depuis toujours, que la félicité ne cessera plus de nous inonder tel un tsunami sans fin alors que finalement, un jour, graduellement, nous nous retrouvons les deux pieds dans un ruisseau asséché que la vie quitte avec indifférence. Triste désillusion humaine, triste déception du désir, triste trahison non-coupable d’un objet d’amour imposteur.

Les désirs humains pervers et énigmatiques qui seront l’objet de ma réflexion philosophique dans le présent essai sont, plus spécifiquement, les désirs amoureux. Je parle ici de ce que Platon et les Grecs appelaient l’Éros, et que nous appelons aujourd’hui l’amour. Enfin… ce que nous appelons aujourd’hui « amour » n’a peut- être rien à voir avec l’Éros, mais j’aurai l’occasion de traiter de cette question plus loin. Ce qui m’intéressera, c’est la nature du désir, de l’Éros, la façon dont il naît, meurt, s’exprime, ce qu’il cherche réellement et ce à quoi il aboutit.

Pourquoi s’intéresser à une telle chose ? Dans l’espoir d’apprendre à aimer mieux, sans doute. Pour apprendre, dans la mesure du possible, à éviter les impasses et les déceptions du désir, pour vivre toujours plus de félicité et toujours moins de mélancolie, pour atteindre le sommet des possibilités que nous offre l’existence humaine. Voilà pourquoi.

La philosophie peut-elle suffire à atteindre de tels objectifs ? La question s’impose. Apprendre à aimer n’est certes pas qu’une affaire de réflexion intellectuelle, quelque chose qui s’apprend dans les livres. Toutefois, en tant que les écrits philosophiques soulèvent des questionnements qui nous offrent l’occasion de faire une certaine introspection, de mieux nous connaître nous-mêmes, je pense que la philosophie peut être le point de départ d’une démarche visant à aimer mieux, dans la mesure

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où elle est pratiquée pour vrai, avec courage, et non comme une simple autojustification discursive, ce que finissent souvent par devenir les discours autoproclamés philosophiques.

Par ailleurs, je pense qu’Allan Bloom a raison lorsqu’il dit ceci :

There is an impoverishment today in our language about what used to be understood as life’s most interesting experience, and this almost necessarily bespeaks an impoverishment of feeling. This is why we need the words of old writers who took eros so seriously and knew how to speak about it.8

Voilà pourquoi il faut parler d’Éros, voilà pourquoi il faut utiliser la langue des Anciens pour en parler. Voilà aussi pourquoi il faut redéfinir l’Éros, indépendamment du mot « amour » par lequel on le traduit aujourd’hui. Il y a là une idée intéressante, celle selon laquelle la pauvreté de notre langue et de notre discours sur l’amour entraîne une perte dans la façon dont il est vécu. La pauvreté du discours entraîne une pauvreté de l’expérience. On peut donc penser que la philosophie, bien que possiblement insuffisante pour apprendre à aimer mieux, peut très certainement enrichir notre expérience amoureuse.

Pour participer à la réflexion intime et philosophique de ceux qui, désireux d’aimer mieux, liront mon essai, je commencerai par dresser un portrait des impasses que traverse aujourd’hui l'amour dans notre société occidentale et capitaliste. Pourquoi cerner précisément cette partie de l’humanité ? Pourquoi isoler ainsi l’Occident ? Parce que, comme l’exprime bien Denis de Rougemont, « L’Occident, c’est avant tout une conception de l’Amour »9. L’amour occidental, en effet, prend racine dans une vision très spécifique de l’amour, dans une tradition philosophique et littéraire que je prendrai le temps d’examiner. Et pourquoi parler de l’Occident capitaliste ? Tout d’abord parce que l’Occident fonctionne aujourd’hui sous le mode d’un capitalisme qui n’est pas sans impact sur la façon dont est vécu le phénomène

8 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p.13

9 DE ROUGEMONT, Denis. L’amour et l’Occident, Paris, Éditions 10/18 (PLON), 1972, (extrait tiré de la quatrième de couverture).

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amoureux. La structure même du système économique actuel, matrice de ce que appelle la « modernité liquide »10, détermine fortement l’ensemble des rapports humains, incluant les rapports amoureux. Voilà un aperçu des raisons pour lesquelles nous ne pouvons pas parler des impasses de l’amour sans parler de notre système économique.

Une fois ses impasses identifiées et décrites, je tenterai d’y chercher des solutions dans la riche réflexion que Platon a initiée sur l’amour et qui a encore des échos chez nos penseurs contemporains. La problématique globale de ce mémoire pourrait donc se résumer ainsi : Les leçons que nous pouvons tirer des enseignements de Platon sur l’Éros peuvent-elles nous sortir des impasses de l’amour occidental au XXIe siècle ?

Pourquoi choisir Platon ? Pourquoi remonter aussi loin ? Pourquoi faire l’hypothèse que se trouvent là des solutions aux problèmes d’aujourd’hui ? Je pourrais le justifier par un argument d’autorité, en disant qu’il est sans doute le philosophe dont on a le plus discuté au sujet de l’amour, qu’il est un des pères fondateurs de la philosophie occidentale ou que sa réflexion sur l’amour, articulée dans une forme à cheval entre la dialectique rationnelle et le discours mythique, est d’une originalité difficile à égaler. Son langage lui-même a en effet une portée qui dépasse celle de traités ordinaires tissés d’arguments froidement logiques. Mais la véritable raison pour laquelle j’ai choisi cet auteur comme objet de recherche est de nature plus intuitive, plus poétique. J’ai eu l’impression, j’ai senti, j’ai aperçu, qu’il y avait dans ses écrits quelque chose qui parlait de l’humain avec une justesse inégalée. D’une façon dont il est difficile de rendre compte, les lectures de Platon ont déclenché en moi un Éros particulièrement insistant, un désir d’en savoir toujours plus, à n’importe quel prix. Aucun autre philosophe n’a su à la fois me parler du désir et le faire naître en moi comme l’a fait Platon. Je ne sais si cela est suffisant pour justifier mon choix, mais au moins, cela l’explique.

10 BAUMAN, Zygmunt. L’amour liquide, Paris, Fayard, 2010, 191p.

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CHAPITRE 1 : L’impasse du désir en Occident

L’échec du désir et la liquéfaction des unions

Le rapport que l’Occidental moyen entretient avec le désir, avec l’Éros11, est celui d’un ludion qui oscille entre l’espoir et la déception. Un ludion est un « appareil de démonstration de physique, formé d’une sphère creuse, percé d’un trou en sa partie inférieure, […] qui monte et descend dans un bocal fermé par une membrane, quand on y modifie la pression »12. Par extension, on dit de quelqu’un qu’il est un ludion lorsqu’il se comporte comme un être passivement balloté par les circonstances, lorsqu’il se fait le jouet de forces qui lui sont extérieures. La position que l’Occidental adopte par rapport au désir est celle du ludion, car la modalité de jouissance qu’il privilégie, qu’il glorifie, est celle de la passion. Il recherche la passion, la désire, en rêve et va jusqu’à mourir de sa quête, malgré l’inévitable déception contre laquelle il se fracasse cycliquement.

Le moderne, l’homme de la passion, attend de l’amour fatal quelque révélation, sur lui-même ou la vie en général : dernier relent de la mystique primitive. De la poésie à l’anecdote piquante, la passion c’est toujours l’aventure. C’est ce qui va changer ma vie, l’enrichir d’imprévus, de risques exaltants, de jouissances toujours plus violentes ou flatteuses. C’est tout le possible qui s’ouvre, un destin qui acquiesce au désir ! Je vais y entrer, je vais y monter, je vais y être « transporté » ! La sempiternelle illusion, la plus naïve et – j’ai beau dire ! – la plus « naturelle » pensera-t-on… Illusion de liberté. Et illusion de plénitude.13

Ces mots de Denis de Rougemont ne doivent pas être confondus avec une condamnation tous azimuts de la passion. Non seulement se défend-il lui-même d’un tel acte, mais nous devons garder à l’esprit les paroles de Hegel, selon qui

11 J’utiliserai le terme «Éros» comme signifiant très largement le désir spécifiquement humain, distinct des désirs naturels qui visent, comme nous l’avons vu, le maintien de l’organisme et la pérennité de l’espèce.

12 ROBERT, P. Ludion. Le Nouveau Petit Robert. Paris: Dictionnaires Le Robert, 1994, p. 1309

13 DE ROUGEMONT, Denis. L’amour et l’Occident, Paris, Éditions 10/18 (PLON), 1972, p.304

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« Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. »14 En effet, la passion est aussi le nom que porte ce fort dynamisme affectif, intime et intérieur qui pousse l’humain à toutes ses grandes réalisations. Ce que Hegel désigne comme la passion est ce qu’il y a de plus admirable en l’humain. Cette force, cette volonté, cette énergie infinie qui nous transporte effectivement dans un ailleurs surnaturel est la cause de toutes nos véritables créations. Se dédier à ce transport est effectivement vital. Celui qui s’y soustrait, qui répudie cette force en lui, de peur d’avoir à assumer les conséquences de ses créations ou par manque de courage de bouleverser l’ordre établi (ce que finit par faire toute création nouvelle véritablement passionnée), celui-là, dis-je, finit comme un ruisseau desséché. Il n’est plus que la d’une vie passée, l’écorchure creusée par un torrent qui n’est plus, une espèce de mort-vivant. Il aura beau combler jusqu’à l’excès tous ses besoins naturels, se saturer de cette satisfaction que recherchent les autres animaux, il demeurera déprimé, insatisfait sans savoir pourquoi. Sa condition humaine le condamne à plus que ça, l’exile sur un chemin plus difficile.

Ce qui mène à l’impasse n’est donc pas ce « transport » en tant que tel, mais le champ dans lequel on entreprend de le chercher et le rôle qu’on décide de lui donner dans notre vie. Le problème, donc, serait plus spécifiquement la passion amoureuse dans la forme que lui a donnée la littérature occidentale. En effet, notre culture la prescrit comme la voie idéale de canalisation de notre désir. La passion amoureuse est présentée comme ce qui promet l’exaltation la plus intense et la plus sûre. Elle est vendue comme un antidote absolu contre l’ennui, un remède à la portée de tous.

Ce miracle de soudaine intimité est souvent facilité s’il s’associe à, ou est suscité par, l’attraction et la consommation sexuelles. Cependant, de par sa nature même, ce type d’amour n’est pas durable. Les deux personnes s’accoutument l’une à l’autre, leur intimité perd de plus en plus son caractère miraculeux, jusqu’à ce que leurs antagonismes, leurs déceptions, leur ennui mutuel, tuent ce qui a pu subsister de l’émoi initial. Mais voilà, au début elles ne se doutent de rien : elles prennent, en effet, l’intensité de l’engouement, cet état d’être «fou» l’un de l’autre, pour une

14 HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich. La Raison dans l’Histoire, Paris, Hatier, 2012 p.56

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preuve de l’intensité de leur amour, alors que cela ne fait que révéler le degré de leur solitude antérieure.15

Ces mots d’Erich Fromm décrivent froidement la déception amoureuse que traversent bien des gens, sans toutefois cesser de croire en la promesse de l’amour- passion, bien qu’il semble avoir des effets plus destructeurs que créateurs sur nos vies. La quête de cet idéal n’est pas sans conséquences sur l’ensemble de notre civilisation.

La crise du mariage

«Beaucoup de brèves folies, - voilà ce que vous appelez amour. Et votre mariage met fin à beaucoup de brèves folies, par une longue sottise.» - Friedrich Nietzsche16

«Si notre civilisation doit subsister, il faudra qu’elle opère une grande révolution; qu’elle reconnaisse que le mariage, dont dépend sa structure sociale, est plus grave que l’amour qu’elle cultive, et veut d’autres fondements qu’une belle fièvre.» - Denis de Rougemont17

Le premier de ces deux aphorismes, composé par Nietzsche à la fin du XIXe siècle, exprime une réalité qui est toujours brûlante d’actualité. Il résume fort bien l’impasse de l’amour-passion. Le simple fait de le lire réactive en nous la tension, la tristesse et la frustration que suscite l’abysse qui sépare les espoirs que nous plaçons en l’amour et ce qu’on finit par en retirer. D’une part, cet aphorisme critique la vision occidentale de l’amour en disant qu’au fond, ce que l’on appelle « amour » se réduit à bien peu de choses. Cela suppose aussi que l’amour, c’est autre chose que les joies et les jeux de la séduction, que c’est quelque chose de plus profond, de plus grave. D’autre part, Nietzsche dit aussi que le mariage, conçu comme un moyen de

15 FROMM, Erich. L’art d’aimer, Paris, Éditions de l’Épi, 1968, p.18

16 NIETZSCHE, Friedrich. Ainsi parlait Zarathoustra, « De l’enfant et du mariage», traduction de Maurice Betz, Paris, Gallimard, 1947, p.85

17 DE ROUGEMONT, Denis. L’amour et l’Occident, Paris, Éditions 10/18 (PLON), 1972, p.12

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rechercher le bonheur, est un piège. Combien de romans ont traité de ce phénomène ? Combien de films aujourd’hui encore ressassent inlassablement cette idée ? Et face à ce constat, à la peur qu’ils ont de tomber dans ce piège, comment réagissent la plupart des gens ? En faisant le pari que pour eux, exceptionnellement, ça va marcher. Ils se disent que les mauvais mariages sont dus à de mauvais calculs, à une décision précipitée. On cultive l’idée qu’il suffit de choisir la bonne personne pour que ça fonctionne. Et pour faire ce choix, on se fie à son intuition, c’est-à-dire au baromètre de sa passion amoureuse. Bref, on se fait ludion et on cultive l’impasse.

Le couple et le mariage sont en crise. Il y a quelque chose là qui, globalement, ne fonctionne plus. Non seulement de moins en moins de couples se marient au Québec, préférant plutôt vivre dans des unions libres plus ou moins durables, mais environ la moitié des couples qui se marient finissent par se divorcer18. Nous sommes en train d’assister à un phénomène que le philosophe et sociologue d’origine polonaise Zygmunt Bauman a appelé la liquéfaction des liens entre les hommes. Ce phénomène, prenant place dans le cadre historique de la «modernité liquide», serait selon lui le résultat de la sournoise et subtile diffusion de l’idéologie néo-libérale dans l’ensemble des sphères d’activités de l’humain. En effet, comme le système économique valorise et promeut la liquidité dans la vie économique, cet impératif finit par conquérir toutes les sphères de la vie de l’homme moderne liquide. La maximisation des profits, des revenus d’investissement, commande une bonne liquidité de nos possessions. Entre deux biens équivalents, celui dont on peut se débarrasser le plus aisément a une plus grande valeur sur le marché. Une liquidité des liens entre employeurs et employés est aussi prescrite afin de rendre les entreprises plus «souples», plus adaptables et plus performantes économiquement. On va de plus en plus préférer engager les gens à contrats, pour ne pas s’encombrer avec eux d’un lien et d’une responsabilité qui nuiraient à notre

18 Institut de la statistique du Québec (2011), Nombre de divorces et indice synthétique de divortialité, Québec, 1969-2008. En ligne : http://www.stat.gouv.qc.ca/donstat/societe/demographie/etat_matrm_marg/6p4.htm

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compétitivité le jour où ils nous deviendraient « inutiles ». L’engagement devient un poids, un fardeau qui nuit à notre compétitivité, qui contraint notre liberté de « rechercher le bonheur ». En favorisant la liquidité en tout genre, on se protège, on minimise les risques, on lève des obstacles sur le chemin vers notre infinie quête du profit. Et cette liquéfaction des liens économiques détermine à son tour les liens amoureux, nous laissant tiraillés entre le désir et la crainte d’établir des liens, comme l’exprime Bauman avec acuité :

Les personnages importants [du présent ouvrage] sont les hommes et les femmes, nos contemporains, […] recherchant ardemment la sécurité de l’unité ainsi qu’une main charitable à laquelle se fier en cas de besoin, il languissent «d’établir des rapports avec autrui»; et pourtant, l’état d’«être en rapport» les fait hésiter, en particulier celui du rapport «pour de bon», sans parler de «pour toujours», dans la mesure où ils craignent que cela leur impose des charges et leur cause des pressions qu’ils ne se sentent ni aptes ni disposés à supporter et qui, dès lors, peuvent sérieusement limiter la liberté dont ils ont besoin – oui, vous l’avez deviné – pour établir des rapports…19

Ce que dit Bauman quant à l’influence de cette nouvelle attitude moderne sur les liens entre les hommes est fort juste. Toutefois, je pense qu’il serait plutôt naïf et nostalgique de conclure que la crise du mariage est due au fait que les gens ne savent plus s’aimer comme dans le bon vieux temps. Manifestement, il y avait quelque chose qui, autrefois, solidifiait les unions et qui aujourd’hui n’opère plus. Et cela n’a peut-être rien à voir avec l’amour.

Il y a moins de mariages durables aujourd’hui qu’avant. Cela est un fait statistique tout à fait observable et incontestable. Toutefois, rien n’indique qu’il y ait moins de mariages «heureux» qu’avant. En effet, la différence majeure entre le passé et le présent est qu’avant, les époux restaient ensemble malgré qu’ils ne s’aimaient pas toujours. Le mariage ne tenait pas qu’à cela. On était marié pour des raisons de survie (ou de prospérité) économique et il y avait une forte interdépendance entre les époux. En général, une femme seule ne pouvait pas s’en tirer sans les revenus de son mari et un homme ne pouvait élever sa famille et tenir maison sans sa

19 BAUMAN, Zygmunt. L’amour liquide, Paris, Fayard, 2010, p.6

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femme. Mais aujourd’hui, alors que la différence des rôles socialement attribués aux hommes et aux femmes s’est atténuée, que les femmes sont beaucoup plus indépendantes des hommes20 et que ces derniers ont appris à se faire cuire un œuf, la nécessité de demeurer ensemble malgré l’échec amoureux s’est volatilisée. Aujourd’hui, le mariage ne repose plus (du moins, dans l’idéal que nous cultivons) que sur la satisfaction que chacun des partenaires estime retirer de sa relation amoureuse. Et les statistiques citées précédemment montrent assez clairement que cela ne fait pas des mariages très solides. En effet, « […] la passion ruine l’idée même du mariage dans une époque où l’on tente la gageure de fonder le mariage, précisément, sur les valeurs élaborées par une éthique de la passion ».21

Évidemment, être retenu dans une union par un lien de dépendance économique n’a rien de réjouissant. Que les femmes aient aujourd’hui la liberté de choisir autre chose est certes une belle évolution. Mais les conséquences que cela entraîne sur la fragilisation des liens familiaux nous contraignent plus qu’avant à se poser des questions sur ce qui devrait être à la base du mariage. Disons qu’avant, le problème était le même, mais que cela paraissait moins.

Si le divorce est si fréquemment choisi aujourd’hui, c’est qu’il n’a plus de conséquences aussi dramatiques qu’avant. Il ne signifie plus la mort sociale, l’exclusion ni la faillite économique. Celui qui divorce « […] a plutôt l’impression qu’il met de l’ordre dans sa vie et qu’il s’ouvre un nouvel avenir »22. Mais quelle est donc cette conception de l’amour qui faillit à réaliser le bonheur des mariés d’aujourd’hui et qui semble être responsable de l’éclatement de l’institution sociale la plus fondamentale qui soit : la famille ?

20 L’égalité entre les femmes et les hommes n’est évidemment pas pleinement réalisée aujourd’hui. Cette remarque relève d’une observation de la société québécoise.

21 DE ROUGEMONT, Denis. L’amour et l’Occident, Paris, Éditions 10/18 (PLON), 1972, p.310

22 Ibid., p.318

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L’amour-passion à l’occidentale

Malgré ce que l’on pourrait croire, la conception de l’amour accordant une place centrale à la passion qui règne en Occident et qui semble être une des causes de la crise du mariage, n’est pas un phénomène inhérent à la nature humaine. En effet, non seulement cette conception ne semble-t-elle pas être universelle, partagée par toutes les cultures23, mais elle semble, selon Denis de Rougemont, être apparue en Occident relativement récemment, soit au XIIe siècle en Europe.

Bien sûr, nous voyons des traces évidentes de passion amoureuse dans la littérature occidentale bien avant cette époque. Non seulement les mythes grecs en sont-ils truffés, mais les textes de Platon sur l’amour rendent très bien compte de cet élan de désir érotique que semble expérimenter chaque être humain. Ce que ressent Alcibiade pour Socrate, si l’on en croit le récit du Banquet, est une authentique passion amoureuse. Il n’y a pas de doute là-dessus. L’amour, l’Éros, donc, n’est pas réductible à un phénomène culturel occidental datant du XIIe siècle. Mais qu’a donc de spécifique cet amour-passion dont parle de Rougemont et qui serait la cause de cette crise du mariage que traverse notre civilisation ? C’est ce que je me propose d’examiner dans les paragraphes qui suivront.

Au commencement, il y avait Tristan et Iseult…

L’amour heureux n’a pas d’histoire. Il n’est de roman que de l’amour mortel, c’est-à-dire de l’amour menacé et condamné par la vie même. Ce qui exalte, le lyrisme occidental, ce n’est pas le plaisir des sens, ni la paix féconde du couple. C’est moins l’amour comblé que la passion d’amour. Et passion signifie souffrance. Voilà le fait fondamental.24

Denis de Rougemont, dans L’amour et l’Occident, retrace, par une impressionnante revue historique de la littérature amoureuse occidentale, les origines de la crise du mariage et des impasses de l’amour auxquelles se heurtent les couples à partir du

23 Il est toutefois difficile aujourd’hui de le constater aussi nettement qu’avant, tant la culture occidentale s’est diffusée largement avec les phénomènes croisés de l’hégémonie économico-culturelle des États-Unis au XXe siècle et la mondialisation.

24 Ibid., p.15-16

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XXe siècle25. Selon lui, les Occidentaux entretiennent une conception et un vécu amoureux mortifères qui les condamnent au malheur et qu’ils devraient abandonner. Il affirme que nous avons créé, par le biais du roman courtois, des mythes qui entretiennent en nous la glorification de la passion mortelle. Le premier exemplaire de cette création occidentale est le roman de Tristan et Iseult.

Ce roman, comme plusieurs autres récits qui suivront (entre autres, l’histoire de Roméo et Juliette), est celui d’une histoire d’amour qui carbure aux obstacles, aux trahisons, à l’infidélité et qui se termine par la mort. Ces contes d’amour et de mort sont ceux qui font le plus vibrer nos âmes occidentales. La plupart des spectateurs y voient quelque chose de si pur et de si intense, qu’ils rêvent d’avoir un jour la chance de vivre une pareille passion. Bien qu’ils ne reconnaîtraient pas explicitement désirer la mort par laquelle se termine l’histoire, ils jouissent de s’y projeter et trouvent, en comparaison, leur vie bien ennuyante. On glorifie ces histoires comme si la mort n’y était qu’un détail, comme si notre intérêt pour l’histoire n’avait rien à voir avec l’hécatombe finale. Mais je suis complètement persuadé que si l’on tentait de porter au grand écran une réécriture de l’histoire de Tristan et Iseult ou encore de celle de Roméo et Juliette en mettant de côté la mort, en terminant le tout dans un serein bonheur tranquille, on ferait face à un échec commercial total. Il y a quelque chose dans l’impossibilité de l’amour, dans la séparation et dans la mort qui fait littéralement perdre tous leurs moyens aux Occidentaux.

Le terme de « passion » signifiait à l’origine « souffrance »26. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’une des histoires d’amour-passion les plus célèbres, celle de Roméo et Juliette, se conclut par des paroles du Prince en ces termes : « Car jamais il n’y eut

25 Je parle du XXe siècle parce qu’il a publié son livre pour la première fois en 1938, mais les impasses du XXe siècle sont aussi celles du XXIe siècle. On peut dire que de ce point de vue, nous en sommes pas mal au même point.

26 BLOCH, O. et W von Wartbuch. Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, P.U.F., 2002, p.466

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plus douloureux récit - Que celui de Roméo et Juliette. »27 La passion est quelque chose dont on pâtit, quelque chose qu’on subit passivement. C’est un sentiment qui s’impose à nous, sur lequel nous avons peu de contrôle. Bien qu’on puisse contrôler nos actes, nos passions, elles, nous sont imposées. Cette caractéristique passionnelle de l’amour est manifeste dans le roman de Tristan et Iseult. Si les deux célèbres amants s’amourachent l’un de l’autre, c’est parce que, par erreur, leur est servi un philtre d’amour magique. « Tout porte à croire que librement, ils ne se fussent jamais choisis. Mais ils ont bu le philtre, et voici la passion. »28 La dimension du libre choix de l’objet d’amour est ici complètement évacuée. C’est une passion qui s’impose au sujet comme plus forte que lui, une passion contre laquelle il ne peut rien, une passion qui le domine et dont il ne peut douter. Aujourd’hui, ce désir de fatalité dans l’amour s’exprime par le souhait de trouver la personne qui a été « faite pour nous », d’où l’expression : « ils sont faits l’un pour l’autre ». Deux personnes qui ont été faites l’une pour l’autre ne peuvent pas ne pas s’aimer. Une « intention » de leur « créateur », une volonté extérieure à eux, les a liés a priori. Deux personnes faites l’une pour l’autre pourraient même sûrement s’aimer pour l’éternité si elles demeuraient toujours les mêmes. Toutefois, dans la réalité, tous les êtres sont en perpétuel devenir. Tout le monde change constamment. Si, donc, l’amour entre deux personnes dépendait de l’adéquation ou de la complémentarité de leur nature, il n’y aurait pas d’union plus friable que la leur. Il doit donc y avoir autre chose qui soutienne leur union.

Qu’est-ce que cache cet étonnant fantasme de l’âme sœur ? Je ne peux que m’étonner devant cette volonté de voir sa liberté mise sous la tutelle de la passion. Il y a ici désir de se faire ludion, désir d’être balloté par une force extérieure, plus grande et face à laquelle nous ne pouvons que céder. Je peux difficilement le comprendre autrement que comme un symptôme d’ennui. Vouloir sentir quelque chose à ce prix-là, au prix de sa liberté, ne peut être qu’un signe de désespoir

27 SHAKESPEARE, William. Romeo and Juliet, Collection Bilingue, Garnier-Flammarion, Paris, 1992, p.269

28 DE ROUGEMONT, Denis. L’amour et l’Occident, Paris, Éditions 10/18 (PLON), 1972, p.40

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profond. C’est signe qu’il ne se passe plus grand-chose à l’intérieur, que l’on a cessé de cultiver son désir depuis longtemps et que notre vie est «plate». Et par ailleurs, quelle est la valeur d’un tel amour ? Qui voudrait être aimé par un être dont la liberté est soumise à une passion déterminée extérieurement ? Qui voudrait être aimé sans avoir été choisi ? Et quel genre de parole pourrait tenir un tel être, qui agit sous le joug d’une puissance qu’il ne contrôle pas ? Qui croirait les promesses et les engagements d’un tel aliéné ?

Une autre caractéristique qui semble exalter la passion, qui semble en être la condition même, est la nécessité de l’obstacle. La passion carbure à l’obstacle. Plus l’amour est impossible, plus il est passionnant. Et plus les obstacles sont surmontés, plus la passion s’estompe. Le roman de Tristan et Iseult ressemble à une course à obstacles inversée. Au lieu d’avoir comme but de franchir les obstacles, on s’évertue à les maintenir en place. L’obstacle est là dès le départ, on se le rappelle, alors qu’Iseult est promise en mariage au roi Marc, à qui Tristan a juré fidélité. En effet, le roi Marc a chargé Tristan d’aller lui chercher la femme dont un oiseau lui apporta un cheveu d’or dans le but de l’épouser. Tristan y va, la ramène, ils boivent le philtre par erreur et tombent amoureux. Une fois découvert leur amour impossible et inconvenant, on les condamne à la séparation en livrant Iseult à une troupe de lépreux et en condamnant Tristan à la mort. Ils parviennent à y échapper et s’enfuient dans la forêt du Morrois où ils vivent durement pendant trois ans. Au bout de ces trois ans, le philtre cesse de faire effet. Selon le texte primitif du récit, repris par Béroul, le philtre était conçu pour avoir une durée de trois ans29. Mais cette fin de la passion, qui sera réanimée plus tard, coïncide avec l’épuisement des obstacles. Une fois les amants réunis, une fois les obstacles levés, la passion s’endort. Les amants se séparent donc à nouveau. Iseult retourne auprès du roi Marc qui a pardonné aux amants leur trahison et à ce moment même recommencent les rendez-vous galants clandestins. On les soupçonne de trahir à nouveau, ils réussissent à s’en tirer et Tristan est appelé au loin par de nouvelles

29 Ibid.,p.28

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aventures. Croyant qu’Iseult la blonde ne l’aime plus, il épouse une autre Iseult au- delà de l’océan, Iseult aux blanches mains. À un moment donné, blessé à mort, Tristan fait appel à Iseult la blonde, seule capable de le guérir. Elle va à son secours, mais le trouve mort à son arrivée. Elle meurt alors elle aussi.

L’autre caractéristique de l’amour-passion est qu’il a tendance à s’épanouir de préférence dans le terreau de l’adultère.

Pour qui nous jugerait sur nos littératures, l’adultère paraîtrait l’une des occupations les plus remarquables auxquelles se livrent les Occidentaux. On aurait vite dressé la liste des romans qui n’y font aucune allusion […]. Sans l’adultère, que seraient toutes nos littératures ? Elles vivent de la «crise du mariage».30

En effet, le roman de Tristan et Iseult est déjà truffé d’adultère. Tristan et Iseult trahissent tous deux le roi Marc en succombant à leur passion l’un pour l’autre. Ils le trahissent même à répétition. Et cette trahison exalte leur passion, lui donne un prix. Au fond, la fidélité qui est ici trahie par « amour » est l’archétype de l’obstacle. Il s’agit, de plus, d’un obstacle que l’on peut franchir sans le faire disparaître. Les amants ne peuvent s’aimer en raison des liens de fidélité qui les en empêchent, mais en les contournant en secret, ils réussissent à maintenir en place l’obstacle qui nourrit leur passion.

Mais on aurait tort de réduire cet adultère passionné à une simple infidélité. Ce serait trop vite en faire une faute morale et négliger l’éthique qui y est sous-jacente. Cet adultère est motivé justement par une fidélité à l’amour plutôt qu’au mariage, considérés comme deux choses incompatibles. En effet :

Selon la thèse officiellement admise, l’amour courtois est né d’une réaction à l’anarchie brutale des mœurs féodales. On sait que le mariage, au XIIe siècle, était devenu pour les seigneurs une pure et simple occasion de s’enrichir, et d’annexer des terres données en dot ou espérées en héritage. […] À ces abus, générateurs de querelles infinies et de guerres, l’amour courtois oppose une fidélité indépendante du

30 Ibid., p.17

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mariage légal et fondée sur le seul amour. Il en vient même à déclarer que l’amour et le mariage ne sont pas compatibles […].31

Le discours de base sur l’origine de l’amour courtois en reste habituellement à cette analyse tout-à-fait romantique. C’est le discours, en fait, que les courtois portent sur eux-mêmes pour se justifier. Ce discours se présente comme une critique d’un modèle matrimonial barbare, une institution de domination politique et économique injuste à laquelle l’amour, la bienveillance et le respect sont étrangers. Ce qui reste de cette antinomie de l’amour et du mariage, dans les fictions d’aujourd’hui, est cette approbation profonde que l’on donne souvent, en tant que spectateur, aux personnages qui quittent un mariage morne pour suivre une passion. Ils nous apparaissent comme assurant le triomphe de la vie sur la mort, comme les courageux révoltés sacrifiant beaucoup pour ne pas céder lâchement au confort et à l’ennui dans lesquels l’humain moderne s’enlise. Ces passionnés font acte de saine folie, ils agissent poétiquement et nous donnent espoir en le triomphe de la beauté dans le monde. Ils nous montrent une échappatoire pour notre propre ennui, dont on comprend mal l’origine, mais qui parfois nous étouffe en silence.

Cette révolte courtoise qui prend la forme de l’adultère est tout à fait inspirante. Les raisons de son indignation sont on ne peut plus justes. Mais la forme de cette révolte sert-elle véritablement l’amour ? La passion qu’elle glorifie engendre-t-elle un amour véritable ? Voyons ce qu’en dit de Rougemont, en analysant l’histoire de Tristan et Iseult :

Tristan et Iseult ne s’aiment pas, ils l’ont dit et tout le confirme. Ce qu’ils aiment, c’est l’amour, c’est le fait même d’aimer. Et ils agissent comme s’ils avaient compris que tout ce qui s’oppose à l’amour le garantit et le consacre dans leur cœur, pour l’exalter à l’infini dans l’instant de l’obstacle absolu, qui est la mort. Tristan aime se sentir aimer, bien plus qu’il n’aime Iseult la Blonde. Et Iseult ne fait rien pour retenir Tristan près d’elle : il lui suffit d’un rêve passionné. Ils ont besoin l’un de l’autre pour brûler, mais non de l’autre tel qu’il est; et non de la présence de l’autre, mais bien plutôt de son absence ! La séparation des amants résulte ainsi

31 Ibid., p.35

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de leur passion même, et de l’amour qu’ils portent à leur passion plutôt qu’à son contentement, plutôt qu’à son vivant objet.32

Cette sorte de passion dont les courtois font l’éloge et que l’Occident a érigé en idéal depuis des siècles serait donc une passion qui sépare alors qu’elle donne l’impression d’unir, une passion qui nous éloigne d’un autre qu’on n’aime pas vraiment, d’un autre à peu près interchangeable, une passion qui rend la rencontre de deux humains impossible, une passion qui ne supporte pas la présence de l’autre et entraîne plutôt son rejet. On peut comprendre aisément, la passion ainsi décrite, pourquoi le mariage ne peut reposer sur un tel idéal, sur une telle exigence. On peut comprendre aussi pourquoi les histoires d’amour passionnel qui ont le plus de succès sont celles qui se terminent par la mort des amants, comme celle de Tristan et Iseult. Si la passion vise les obstacles pour se perpétuer, il est sensé que la mort, qui est l’obstacle le plus absolu, soit le but ultime de la passion, qu’on appelle pour cette raison la passion mortelle. Il n’est pas étonnant, donc, que la pièce de Roméo et Juliette ait ainsi traversé le temps avec un tel succès et que le drame romantique du film Titanic, réalisé en 1997 par James Cameron, dans lequel l’amant meurt dans le naufrage final, ait établi un nouveau record mondial d’assistance dans les salles de cinéma. En effet, ce film n’a été dépassé, jusqu’ici, que par le film Avatar, du même réalisateur, en 201033. Nous nous délectons donc inlassablement d’histoires passionnées qui se terminent par la mort, une mort qui nous sépare irréversiblement. Une telle vision de l’amour comme passion ne peut que fragiliser le mariage, qui est une promesse d’amour « jusqu’à ce que la mort nous sépare ». Là où l’amour du mariage prend fin, l’amour-passion culmine. Peut- on imaginer deux trajectoires plus opposées ?

32 Ibid., p.43

33 Agence France Presse. "Avatar" a battu le record de recettes de "Titanic", article paru le 26 janvier 2010 sur le site du journal LeMonde.fr, site consulté le 18 avril 2012 à l’adresse suivante : http://www.lemonde.fr/cinema/article/2010/01/26/avatar-a-battu-le-record-de-recettes-de- titanic_1297139_3476.html

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Résumé

Avant de continuer plus avant dans notre description de l’impasse du désir dans l’amour-passion à l'occidentale, il est temps de faire le point sur tout ce qui a été examiné jusqu’ici au sujet de la passion. À la lumière de l’étude de Denis de Rougemont sur l’amour-passion, on peut conclure qu’il est une création culturelle spécifique à l’Occident qui aurait pris forme au XIIe siècle, dans le courant de l’amour courtois, et dont l’origine est plus précisément le roman de Tristan et Iseult. Le modèle de la passion amoureuse dépeint dans ce roman aurait ensuite été préservé et exalté dans toute la littérature qui a suivi jusqu’à nos jours. Cette passion, en plus d’engendrer des souffrances et d’être incompatible avec l’institution du mariage, semble cultiver les obstacles pour se maintenir à flot. En conséquence, elle s’épanouit dans l’adultère, entraîne des séparations, culmine idéalement dans la mort et rend impossible la rencontre réelle des individus impliqués dans cette passion, qui aiment davantage le fait même d’aimer que celui ou celle qui se présente comme leur objet d’amour. Nous pouvons donc conclure que cet amour est non seulement voué à être éphémère et souffrant, mais qu’il échoue à constituer un l’amour véritable d’une autre personne. Bien qu’il constitue une très convaincante illusion de rencontre et de communion, il semble plutôt être un obstacle à la véritable rencontre de l’autre, nécessaire à la connaissance de l’autre ainsi qu’à l’amour vrai. En effet, comment pourrait-on aimer quelqu’un que nous n’avons pas vraiment rencontré ni connu ? Comment aimer ce que l’on croit connaître, mais que l’on ne connaît pas ?

Amour passion et narcissisme

« Mais le malheur, c’est que l’amour qui les «demeine» n’est pas l’amour de l’autre tel qu’il est dans sa réalité concrète. Ils s’entr’aiment, mais chacun n’aime l’autre qu’à partir de soi, non de l’autre. Leur malheur prend ainsi sa source dans une fausse réciprocité, masque d’un double narcissisme. »34 L’amour-passion semble donc être une voie sans issue pour l’Éros. Il s’agit d’un chemin que le désir peut

34 DE ROUGEMONT, Denis. L’amour et l’Occident, Paris, Éditions 10/18 (PLON), 1972, p.55

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emprunter, mais qui ne le mène pas très loin. L’amour-passion, c’est le cul-de-sac du désir. S’il ne débouche sur rien, c’est qu’il confine en soi. Il a quelque chose de profondément narcissique. En effet, l’objet d’amour du passionné n’est pas, malgré ce qu’il peut en penser, un autre dont il fait la rencontre. C’est plutôt un objet fictif idéalisé, construit par lui à partir de ses fantasmes, qui prend forme lorsqu’il le projette sur la personne aimée, tel Narcisse se mirant dans l’eau. Évidemment, cette projection des fantasmes de l’amoureux sur l’être concret qu’il se met à « aimer » pour ce qu’il n’est pas, n’est possible que dans la mesure où cette personne lui est partiellement inconnue. Le mystère qui entoure la personne dont l’amoureux est épris est essentiel, car il sert de support au mirage que projette sur lui l’amoureux. Si l’amoureux connaissait cette personne dans l’intimité, il ne pourrait certainement pas se faire d’illusions à son sujet et sans ces illusions, il n’y aurait pas de ce type de passion. L’objet d’amour de cet Éros qui se blase est un objet abstrait de la réalité. Et cet objet ne résiste pas à la réalité concrète de l’être aimé tel qu’il est réellement et tel qu’il se dévoile au fur et à mesure que l’amoureux se met à le connaître. En fait, si l’Éros se blase dès qu’il croit avoir obtenu ce qu’il veut, c’est parce qu’il n’obtient pas ce qu’il veut et qu’il ne peut pas l’obtenir. C’est parce que son objet d’amour n’est que le reflet de ses fantasmes, le reflet de lui- même. C’est un amour narcissique qui s’éprend de son propre reflet et qui n’a pas de réelle envie de connaître l’altérité. C’est pourquoi il est déçu lorsqu’il rencontre l’autre, le vrai. Les tumultes et les remous que cela occasionne perturbent et détruisent le reflet qu’il contemplait dans l’eau.

Quoi de plus facile à aimer que son rêve ? Quoi de plus difficile à aimer que la réalité ? Quoi de plus facile que de vouloir posséder ? Quoi de plus difficile que de savoir accepter ? Quoi de plus facile que la passion? Quoi de plus difficile que le couple ? Être amoureux est à la portée de n’importe qui. Aimer, non.35

En effet, le narcissisme inhérent à l’amour-passion nous fait, comme le souligne le psychanalyste , « manquer » les autres.

35 COMTE-SPONVILLE, André, Petit traité des grandes vertus, Paris, P.U.F., 1995, p.383.

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[…] Avec vos proches, vous n’avez fait que tourner autour du fantasme dont vous avez plus ou moins en eux cherché la satisfaction. À eux, ce fantasme a plus ou moins substitué ses images et ses couleurs. Cet être auquel soudain vous pouvez être rappelé par quelque accident dont la mort est bien celui qui nous fait entendre le plus loin sa résonance, cet être véritable, pour autant que vous l’évoquez, déjà s’éloigne, est déjà éternellement perdu. Or cet être, c’est tout de même bien lui que vous tentez de joindre par les chemins de votre désir. Seulement, cet être-là, c’est le vôtre.36

36 LACAN, Jacques. Le Séminaire livre VIII : Le transfert, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p.50

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Généalogie de l’amour-passion

Comment, au juste, en sommes-nous arrivés là ? Une fois établi que Tristan et Iseult fut la matrice d’une culture de l’amour-passion qui est la cause de la crise du mariage aujourd’hui et des impasses du désir, restent toujours les questions de fond suivantes : pourquoi avons-nous pris une telle tangente au XIIe siècle et pourquoi n’en sommes-nous pas encore sortis ?

Pourquoi en sommes-nous arrivés là ?

Les conclusions de Denis de Rougemont quant à l’origine de l’amour courtois reflètent une conception idéaliste de l’histoire, au sens où l’aurait entendu . C’est-à-dire qu’il s’agit d’une conception qui explique la pratique par l’idée, à l’inverse d’une théorie (matérialiste) qui explique l’idée par la pratique37. J’insisterai sur cette distinction pour introduire l’explication généalogique que propose de Rougemont, afin de montrer par après comment une explication matérialiste peut la compléter et expliquer pourquoi l’amour-passion occidental est toujours au cœur de notre culture. Mais tout d’abord, quelle est l’explication la plus commune de l’origine de cette glorification de la passion ?

La thèse communément admise au sujet de l’origine de l’amour-courtois, que de Rougemont critique et que j’ai citée précédemment, voulant que l’amour-courtois soit né d’une espèce de révolte face à la décadence des mariages de l’époque qui étaient de purs moyens d’étendre sa domination politico-économique. Cette thèse pourrait avoir l’air d’une analyse apparentée au matérialisme historique de Marx. En effet, on fait découler l’idée, dans ce cas-ci une certaine conception de l’amour- passion, d’une réalité politico-économique très concrète touchant le mode d’acquisition de la propriété et donc d’un certain mode de production en découlant. Cette réalité est constituante, en termes marxiens, de l’infrastructure économique. La conception de l’amour y est conçue comme déterminée par un fait économique

37 MARX, Karl. L’idéologie allemande, tiré de Philosophie, Paris, Gallimard, collection Folio, 1982, p.326

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relevant de la structure même de la société. L’idée découle donc ici d’un fait matériel.

Toutefois, un marxien ne se contenterait pas de dire que l’amour courtois est né en réaction à une institution du mariage devenue ignoble et bassement calculatrice, puisque selon le matérialisme historique, les idées, les idéologies et les philosophies, qui constituent la superstructure de la société, sont non seulement déterminées par l’infrastructure économique, mais elles servent par surcroît à soutenir cette dernière. Ainsi, la philosophie, la religion, le droit et les représentations que nous avons de l’amour qui constituent la superstructure sont censés soutenir le système de domination économique en place. Dans le cas de la thèse communément admise qui présente l’amour-courtois comme une révolte, comme un acte de contestation sur le plan de la littérature, de cette infrastructure économique et sociale, on pourrait dire qu’elle n’est pas complètement conforme à la perspective du matérialisme historique. Un vrai marxien tenterait plutôt de voir comment cette conception de l’amour, tout en prenant la forme d’une révolte, tout en ayant l’air d’être contre, vient tout de même renforcer et permettre la continuation de l’ordre social et du mariage comme institution de pouvoir économico-politique. Il verrait dans cet amour-passion, qui a besoin de l’obstacle du mariage pour s’épanouir dans l’adultère, un allié très puissant de l’institution du mariage qu’elle critique. Elle la critique, mais en a besoin pour s’exalter et ainsi, elle la maintient.

Mais l’explication généalogique qu’apporte Denis de Rougemont est de type plutôt idéaliste. C’est-à-dire qu’elle ne voit pas l’origine de cette conception de l’amour dans un fait social, mais plutôt dans une doctrine religieuse, celle des sectes manichéennes cathares. Ainsi, il explique la pratique de l’amour courtois par une idée. Examinons sa thèse dans le détail.

Pour commencer, de Rougemont établit un lien entre la passion de l’amour courtois et la position dualiste radicale quant au rapport entre le corps et l’esprit, qu’il a hérité du manichéisme. La glorification de la passion, d’un amour dont la logique de l’obstacle mène à la chasteté et à la mort, se présente en effet comme une négation du corps et de la vie. De même, «toute conception manichéenne, voit dans la vie 26

des corps le malheur même; et dans la mort le bien dernier. »38 Dans la perspective de l’amour courtois et du manichéisme, « l’accomplissement de l’Amour nie tout amour terrestre. Et son Bonheur nie tout bonheur terrestre. Considéré du point de vue de la vie, un tel Amour ne saurait être qu’un malheur total. »39 C’est pour cela que l’histoire de Tristan et Iseult est une histoire malheureuse. Le mode d’amour qu’elle met en scène nie la vie terrestre, nie le bonheur terrestre, nie le corps.

Ce qu’elle exalte, c’est l’amour hors du mariage, car le mariage ne signifie que l’union des corps, tandis que l’«Amor», qui est l’Éros suprême, est l’élancement de l’âme vers l’union lumineuse, au-delà de tout amour possible en cette vie. Voilà pourquoi l’Amour suppose la chasteté.40

Cette négation du corps, cette condamnation de la chair, souvent à tort identifiée au christianisme ou au platonisme, serait donc d’origine manichéenne 41. Mais quelle est au juste cette secte cathare néo-manichéenne qui aurait eu un impact aussi déterminant sur la conception occidentale de l’amour ?

Les «purs» ou cathares («cathare» vient du mot grec catharoi, purs) se rattachaient aux grands courants gnostiques qui traversent le premier millénaire du christianisme. Et l’on sait assez que la Gnose, de même que les doctrines de Mani ou Manès, plonge des racines dans la religion dualiste de l’Iran.42

Il est difficile de savoir avec précision en quoi consistait la doctrine cathare, puisque la plupart des écrits qu’elle a générés ont été brûlés lors de l’Inquisition, mais quelques bribes de ceux-ci nous ont tout de même été transmises par des textes rapportant les interrogatoires des accusés hérétiques. Ce qui est connu, c’est que ce dualisme associe le corps au Mal et l’esprit pur au Bien. La vie terrestre y est

38 DE ROUGEMONT, Denis. L’amour et l’Occident, Paris, Éditions 10/18 (PLON), 1972, p.68

39 Ibid., p.68

40 Ibid., p.78

41 Ibid., p.86

42 Ibid., p.82

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dévaluée, la chair y est dévaluée. On peut comprendre que la conception de l’amour qui en découle prône la chasteté et engendre une pratique de l’obstacle qui aboutit à la mort, ultime libération du corps, ultime libération du Mal.

Selon de Rougemont, le christianisme aurait pu renverser ce dualisme négateur de la chair avec sa doctrine de l’incarnation de Dieu en Jésus-Christ. Car son originalité, c’est de dire que Dieu s’est fait homme, que l’Esprit, en quelque sorte, s’est incarné. Un tel événement de décloisonnement entre l’Esprit et la matière ne peut que rétablir symboliquement le statut de la chair et de la vie terrestre. Il ne peut que réhabiliter le corps et réconcilier les humains dans leur rapport à ce dernier.

Toutefois, les hérésies cathares qui avaient le vent dans les voiles au XIIe siècle, époque où les troubadours ont créé l’amour courtois, ont semble-t-il eu le dessus. Comment expliquer ce phénomène ? En fait, les hérésies se sont développées à partir du moment où, avec Constantin, l’Église primitive constituée de pauvres et de méprisés a été récupérée pour devenir un instrument de pouvoir politique. L’Empire de Constantin s’est alors mis à convertir par la force tous les peuples occidentaux. « Dès lors, les vieilles croyances païennes refoulées devinrent le refuge et l’espérance de tendances naturelles, non converties, et brimées par la loi nouvelle. »43 À ce moment, en réaction à cette oppression à des conversions forcées, se sont multipliées les hérésies païennes qui ont fait resurgir le mythe de la passion.

Denis de Rougemont donne en exemple, pour étayer sa théorie, le cas du mariage. Il affirme que les païens, qui étaient habitués au concubinat, ici défini comme le « droit d’user et d’abuser des esclaves, qui ne sont pas des «personnes» pour le droit romain […] »44, ont trouvé très oppressante l’imposition du mariage chrétien, qui les soumettait à une fidélité insupportable.

43 Ibid., p.75

44 Ibid., p.75

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C’est ainsi que les doctrines secrètes, dont nous avons rappelé la parenté, ne devinrent largement vivantes en Occident que dans les siècles où elles se virent condamnées par le christianisme officiel. Et c’est ainsi que l’amour-passion, forme terrestre du culte de l’Éros, envahit la psyché des élites mal converties et souffrant du mariage.45

L’utilisation de cet exemple par de Rougemont est plutôt surprenante. D’une part, il nous dit que l’interdiction d’abuser sexuellement des esclaves imposée par le mariage chrétien frustrait les citoyens de l’empire et d’autre part, il affirme que la forme qu’a prise leur révolte est l’adhésion à une foi cathare dont la condamnation de la chair glorifiait une chasteté encore plus radicale. Cela semble paradoxal. Cela ne veut pas dire que les hérésies cathares n’ont pas eu d’influence sur les troubadours du XIIe siècle, mais cette façon d’expliquer cette influence est quelque peu incohérente.

Il se peut que cette thèse soit vraie, même si elle est difficile à prouver hors de tout doute. On peut voir les liens temporels et philosophiques qu’il y a entre l’amour occidental et les sectes cathares. Toutefois, le fait que nous soyons encore aujourd’hui face à cette même glorification de la passion, à cette culture de l’obstacle que nous dressons les uns contre les autres, ne peut être attribué à la persistance de sectes hérétiques moyenâgeuses. Une culture ne se maintient pas d’elle-même comme un astre obéissant à son inertie et filant sur la même trajectoire cosmique infiniment. Si elle n’est pas entretenue, elle pourrit sur place et se voit remplacée. Nous ne pouvons donc pas attribuer notre culture de l’amour-passion occidental uniquement à une création faite il y a huit ou neuf siècles. Il doit y avoir des raisons actuelles, des motivations immédiates qui nous poussent à maintenir cette culture et les idéaux qui en découlent. Il est maintenant temps de jeter un regard à l’Occident d’aujourd’hui et aux conditions sociales qui entretiennent et nourrissent cette vision de l’amour.

45 Ibid., p.75

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Pourquoi n’en sommes-nous toujours pas sortis ?

La thèse que je défendrai ici pour expliquer cette persistance de l’amour-passion en Occident jusqu’à nos jours est inspirée du regard sociologique que porte le matérialisme historique de Marx sur les idéaux sociaux comme celui de l’amour- passion. Sans nécessairement appuyer par là toutes les conséquences métaphysiques des positions de Marx, je dois dire que le regard qu’il porte sur la société, dont la superstructure (idéaux, valeurs, lois, système politique, système judiciaire, etc) est déterminée par l’infrastructure économique (mode de production, type de possession des moyens de productions, moyen d’échange, etc.), éclaire bien des choses quant aux formes que prend l’amour occidental. En effet, selon Marx :

La structure économique de la société est la base réelle sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience.46

Une telle perspective m’amènera donc à voir comment l’infrastructure économique de l’Occident d’aujourd’hui détermine, pour utiliser le terme fort, les valeurs et les idées ambiantes qui attachent les Occidentaux à l’amour-passion. Je tenterai de montrer comment le capitalisme néolibéral d’aujourd’hui conditionne la vision que nous avons de l’amour, qui elle, en retour, contribue à solidifier et perpétuer cette infrastructure économique. Selon moi, on ne peut pas comprendre comment s’est cultivé au sein de notre civilisation la passion d’amour sans réfléchir aux fondements du capitalisme. Les deux sont liés. Notre vision de l’amour non seulement découle du capitalisme, mais elle le sert et le nourrit.

46 MARX, Karl. Contribution à la critique de l’économie politique (Préface), tiré de Dictionnaire de culture générale, Paris, P.U.F., 2000, p.458

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L’amour au temps du capitalisme

« Dans une culture où prévaut l’orientation commerciale et dans laquelle le succès matériel constitue la valeur éminente, il n’y a guère de quoi s’étonner que les relations amoureuses suivent le même modèle d’échange que celui qui gouverne le marché des affaires et du travail. »47 -Erich Fromm

Même si la thèse du matérialisme historique de Marx ne peut prétendre à la scientificité selon la critique de l’historicisme élaborée par Karl Popper48, même si ses prédictions ne peuvent atteindre le niveau de certitude des sciences telles que la physique, on peut dire qu’elle exprime des tendances fortes qui se vérifient souvent dans l’observation. En effet, l’histoire est constituée d’une suite d’événements singuliers dont les agents, les humains qui la font, sont des êtres libres, ou du moins capables de s’affranchir des déterminations qui s’imposent à eux49. Si le déterminisme économique du capitalisme industriel au XVIIIe siècle avait été absolu, Marx lui-même en aurait fait l’objet et n’aurait pas pu penser une théorie révolutionnaire comme il l’a fait. L’histoire, donc, étant constituée de moments singuliers causés en grande partie par des êtres libres, ne peut être objet de science, puisque la science est toujours science de l’universel et qu’il n’y a pas de science du particulier.

Cela dit, malgré la liberté que l’humain a de se soustraire aux déterminismes dont il fait l’objet, une majorité d’humains demeurent le plus souvent déterminés et font le choix de ne pas s’affranchir de cette influence du système économique qui les gouverne. Résultat : les idées et les valeurs (ainsi que les institutions qui en découlent) des hommes sont plus souvent arrimées aux exigences du système économique dans lequel ils se trouvent. On peut comprendre que le système

47 FROMM, Erich. L’art d’aimer, Paris, Éditions de l’Épi, 1968, p.18

48 POPPER, K. Misère de l'historicisme. Paris, PLON, 1956, p. i à iii

49 SARTRE, J.-P. L'existentialisme est un humanisme, Paris, Les Éditions Nagel, 1970, p.80-81

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économique engendre un si fort déterminisme sur les humains, puisque c’est lui qui définit les règles de la production des biens dont ils ont besoin pour survivre.

Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ses rapports forment la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale.50

Le système économique, donc, détermine les règles de la survie en société. Si l’on n’y obéit pas, si l’on ne les suit pas minimalement, on se voit coupé du moyen mis à notre disposition pour obtenir les biens essentiels à notre survie que sont la nourriture, les vêtements, un abri, etc. Le système économique change au fil du temps et ne relève pas d’un phénomène naturel, les règles qu’il dicte n’ont donc pas une valeur absolue pour l’humanité. Toutefois, celui qui ne les suit pas, à l’intérieur d’une société donnée, se voit exclu et met sa survie en danger.

À quoi ressemble donc ce système économique capitaliste néolibéral qui est le nôtre ? J’en dresserai ici un portrait qui permettra de comprendre par la suite ce qui, dans les mœurs amoureuses d’aujourd’hui, en découle.

Le capitalisme, en tant que système économique, se définit généralement par trois éléments principaux que sont: « […] la propriété privée des moyens de production, la recherche du profit et l’existence d’un marché concurrentiel où se forment les prix et les salaires par libre confrontation de l’offre et la demande. »51 Ces trois éléments de base de l’infrastructure de notre économie mondialisée méritent d’être commentés séparément.

50 MARX, Karl. Critique de l’économie politique, dans Oeuvres (Économie), t. I, trad. Maximilien Rubel et Louis Évrard, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1972, p.272-273

51 DUBREUIL, Richard. «Capitalisme», dans Dictionnaire de culture générale, Paris, P.U.F., 2000, p.111

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La propriété privée des moyens de production

Le mode de propriété des moyens de productions, aussi appelés capital, a des effets structurant dans tout système économique, parce qu’il détermine la façon dont sera réparti le pouvoir économique parmi les individus constituant la société. En effet, ceux qui possèdent les moyens de production ont un grand pouvoir puisqu’ils décident de la nature de ce qui sera produit, des conditions dans lesquelles se fera la production et que ce sont eux qui récoltent les profits qui en sont générés. Bien qu’ils prétendent produire des marchandises en réponse aux besoins de la population, la société de surconsommation dans laquelle nous sommes montre bien que la plupart des choses qui se vendent répondent principalement à des besoins artificiellement créés par la publicité commerciale.

L’accumulation individuelle de capital que ce type de propriété engendre donne un pouvoir d’achat et une influence telle à certains individus que dans certains cas, ils deviennent politiquement très influents, parfois même plus influents que certains représentants du peuple, élus dans un cadre démocratique. La propriété privée des moyens de production entraîne donc le fait suivant : pour décider de ce que nous allons produire, pour avoir le plus de liberté possible dans la façon dont nous allons exprimer notre être par le travail, il faudra posséder individuellement le plus de capital possible, sans quoi ce sera à jamais les autres qui décideront de la nature de notre production à notre place, ce qui nous laisse, pour reprendre des termes marxiens, dans une position d’aliéné, d’esclave d’une puissance étrangère que nous ne contrôlons pas. Ce mode de possession des moyens de production place tout travailleur dans une position de soumission par rapport à son patron ou, plus précisément, à celui qui possède les moyens de sa production. Il découle de cela une mise en compétition des individus les uns contre les autres, dont le désir de liberté ne peut s’assouvir, en apparence, que sur le chemin de l’accumulation du capital. Donc, pour être libre, il faut posséder. Celui qui ne possède pas est soumis à celui qui possède. Cela engendre une compétition qui a tendance à dresser les individus les uns contre les autres et à faire donner une place primordiale à l’avoir dans nos valeurs.

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Tout ce que l’on appelle amour – [...] Mais c’est l’amour sexuel qui se révèle de la façon la plus claire comme désir de propriété : Celui qui aime veut posséder, à lui tout seul, la personne qu’il désire [...]. Celui qui aime vise à l’appauvrissement et la privation de tous les autres compétiteurs, [il] vise à devenir le dragon de son trésor [...].52

Bien qu’il n’établisse pas de lien direct entre cette attitude et le capitalisme, cet aphorisme de Nietzsche exprime bien cette place que la possession prend dans le rapport amoureux, tout comme ce commentaire de Denis de Rougemont :

Votre bonheur, prêchent les magazines, dépend de ceci, exige cela – et ceci ou cela, c’est toujours quelque chose qu’il faut acquérir, par de l’argent le plus souvent. Le résultat de cette propagande est à la fois de nous obséder par l’idée d’un bonheur facile, et du même coup de nous rendre inapte à le posséder. Car tout ce qu’on nous propose nous introduit dans le monde de la comparaison, où nul bonheur ne saurait s’établir tant que l’homme ne sera pas Dieu. Le bonheur est une Eurydice : on l’a perdu dès qu’on veut le saisir. Il ne peut vivre que dans l’acceptation, et meurt dans la revendication. C’est qu’il dépend de l’être et non de l’avoir […].53

La recherche du profit

Ce mode de possession des moyens de production entraîne nécessairement la recherche du profit. En effet, la recherche du profit, dans le capitalisme, n’est plus seulement un moyen pour subvenir à nos besoins naturels (qui sont eux limités). La recherche de profit est devenue un but en soi, une poursuite sans fin puisqu’elle est liée à une quête de liberté conçue comme pouvoir d’achat qui peut toujours croître. L’individu de la société capitaliste veut toujours plus de richesse, car il veut un pouvoir d’achat toujours plus grand et que ce système économique lui fournira toujours, en lui offrant des produits de consommation fantaisistes des plus variés et démesurés, une raison de vouloir posséder plus. Au lieu d’un système économique

52 NIETZSCHE, Friedrich. Le Gai savoir, livre premier, § 14, traduction d’Henri Albert revue par Marc Sautet, Livre de poche, 1993, p.114. Pour un autre aphorisme sur le thème de la possessivité de l’amour, voir Humain, trop humain, § 401.

53 DE ROUGEMONT, Denis. L’amour et l’Occident, Paris, Éditions 10/18 (PLON), 1972, p.303

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dans lequel on produit une marchandise (M) pour obtenir de l’argent (A) qui nous servira à acheter une autre marchandise (M) complémentaire à nos besoins, tel que le fait le berger qui élève des moutons pour faire de l’argent et s’acheter ainsi des matériaux de construction ou des ustensiles de cuisine, on est dans un système économique dans lequel on veut avoir de l’argent (A) pour acheter une marchandise (M) que l’on vendra pour avoir encore plus d’argent (A). Le premier système que je viens de décrire (M-A-M) a pour point de départ et pour but une marchandise qui sert à combler des besoins naturels limités. Le second (A-M-A) a pour point de départ et pour but l’argent. Bref, le capital passe de moyen de production à but de production. C’est ce que Marx exprime bien en ces termes :

Le cercle M-A-M a pour point initial une marchandise et pour point final une autre marchandise qui ne circule plus et tombe dans la consommation. La satisfaction d’un besoin, une valeur d’usage, tel est donc son but définitif. Le cercle A-M-A, au contraire, a pour point de départ l’argent et y revient; son motif, son but déterminant est donc la valeur d’échange.54

Le système économique n’est donc plus strictement soumis à l’objectif de répondre aux besoins de l’humain et d’assurer sa survie, mais il est plutôt au service d’une accumulation individuelle de capital qui sert à être libre plutôt qu’asservi. En effet, le mode de propriété privé des moyens de production, par rapport à un mode de propriété collectif, crée nécessairement des rapports de production inégalitaires dans lesquels l’individu doit choisir entre son aliénation ou celle des autres. Bien que cette aliénation puisse être atténuée par le rapport de force que peut réussir à établir une union syndicale de travailleurs, au bout du compte, c’est celui qui possède qui dirige. On comprend que ces règles du jeu désolidarisent les collectivités et entraînent l’individualisme triomphant que l’on constate dans nos sociétés industrielles actuelles et qui ne sont pas sans répercussions sur les relations amoureuses.

54 MARX, Karl. Le Capital, livre 1 section 2, Paris, Flammarion, 1985, p.117

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La recherche du profit dans la sphère économique de notre existence a le plus souvent tendance à teinter la façon dont nous envisageons nos relations. Nous attendons d’elles qu’elles nous soient profitables et nous nous livrons à toutes sortes de calculs à cet effet. On ne veut pas se faire avoir. L’autre devient un objet de consommation comme les autres.

S’ils s’avèrent défectueux ou pas «totalement satisfaisants», les biens peuvent être échangés contre d’autres articles que l’on espère plus satisfaisants, même si la transaction n’inclut pas le service après-vente. Et le remboursement garanti. Toutefois, même s’ils tiennent leurs promesses, on n’attend pas d’eux qu’ils restent en usage longtemps; après tout, on se débarrasse sans grand regret – voire sans l’ombre d’un regret – de voitures en parfait état de marche, ou d’ordinateurs ou encore de téléphones portables, dès l’instant où leur «nouvelle version améliorée» apparaît dans les boutiques et que toute la ville en parle. Pourquoi diable les partenariats devraient-ils faire exception à la règle ?55

Bauman souligne aussi que tout comme avec les biens de consommation, on ne s’engage plus face aux autres, ou le moins possible. On les choisit et on attend de voir. On a peur de s’enchaîner, de manquer de meilleures opportunités d’investissement. « Une relation, vous dira l’expert, est un investissement comme un autre […]. »56 On ne fait plus son nid, on préfère « s’accoter ». On privilégie les valeurs mobilières, faciles à transiger, pour ne pas passer à côté d’une meilleure affaire. Tout comme on préfère l’argent liquide aux immobilisations, on préfère l’amour liquide, les relations liquides, avec lesquelles on réduit les risques que représente l’engagement. On peut se débarrasser des actifs qui tendent à perdre de la valeur, on peut se libérer des relations qui ne nous sont plus profitables. L’idéologie néolibérale qui dirige le monde économique, qui constitue le paradigme dans lequel nous entrons dans des rapports de production, influence grandement, voire détermine, la façon dont nous entrons dans nos rapports humains. Après tout, étymologiquement, l’«économie» ne signifiait-elle pas à la base, les « lois de la maison » ?

55 BAUMAN, Zygmunt. L’amour liquide, Paris, Fayard, 2010, p.24

56 Ibid., p. 24

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L’engagement semble être conçu aujourd’hui comme un résultat a posteriori, un état de fait que l’on constate avec le temps si la relation s’est révélée assez longtemps profitable ou que l’on n’a tout simplement plus confiance d’être capable de trouver un autre partenaire au cas où l’on quitterait celui qu’on a. L’engagement a perdu une partie importante de son sens. On est maintenant engagé dans une relation comme un objet est engagé dans une voie. L’engagement perd son caractère de promesse, de parole donnée a priori, sans connaître l’avenir. On ne signe plus de chèque en blanc. On calcule les risques et on se couvre, comme un bon conseiller financier le suggèrerait. Un peu plus et on irait jusqu’à diversifier notre portefeuille ouvertement.

Qu’est-ce que l’individu occidental moderne recherche vraiment dans une relation amoureuse ? Le sait-il ? En apparence, il recherche un certain profit, une certaine jouissance attendue de l’autre. Il attend de l’autre qu’il lui amène ce « il-ne-sait- quoi » qui lui creuse un manque au fond de l’être. Il change de partenaire, déplace sa mise sur un autre cheval, mais il ne sait pas ce qu’il cherche et il sait encore moins si une autre personne ne pourra jamais le lui donner. Mais face à ce manque, à ce défaut fondamental qu’il éprouve en lui, au lieu d’y faire face, de s’attarder à se connaître lui-même, de l’accepter à la rigueur, il tente d’appliquer au problème une solution dont la dynamique lui a été inspirée par le système économique néolibéral dans lequel il trempe depuis longtemps. Il aime comme un gestionnaire au portefeuille troué.

Le libre marché de l’offre et de la demande

L’autre caractéristique fondamentale du capitalisme est que les marchandises s’y échangent dans le cadre d’un libre marché où les prix sont fixés non pas en fonction de leur valeur d’usage ou de leur coût de production, mais plutôt en fonction de la « loi »57 de l’offre et de la demande. Ce mécanisme a une importance fondamentale

57 Évidemment, il s’agit plutôt d’un mécanisme que d’une loi. Les tenants du capitalisme vont l’appeler «loi» pour lui donner une espèce d’autorité naturelle, comme s’il s’agissait là d’un phénomène inéluctable et hautement légitime, mais ne nous laissons pas berner par cette appellation.

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sur la façon dont nous établissons la valeur des choses… et des gens que nous considérons comme des choses. Sur le libre marché de l’offre et de la demande, la valeur d’un objet n’a rien à voir avec ce qu’il est. En effet, le coût de production, qui souvent ne tient même pas compte des impacts environnementaux qu’engendre la production, n’est qu’un facteur mineur influençant le prix d’une marchandise. Ce qui fait qu’une marchandise a de la valeur, c’est le désir que les acheteurs éprouvent envers cet objet. Plus cet objet sera voulu et rare, plus il aura de la valeur, indépendamment de ses caractéristiques intrinsèques que sont, par exemple, son utilité, son impact sur l’environnement, son impact sur la santé, le temps de travail qu’il a nécessité, le fait qu’il est composé ou non de ressources non-renouvelables, etc. C’est ainsi que deviennent extrêmement valorisés des objets de consommation qui ne sont absolument pas liés aux besoins naturels de l’humain et qui sont destructeurs pour la santé et l’environnement. C’est aussi par ce mécanisme qu’un ustensile de plastique jetable peut ne coûter presque rien, alors que le matériau dont il est constitué a pris des millions d’années à se constituer au sein de la terre. Le système de l’offre et de la demande engendre une fixation de la valeur des objets qui mène à des aberrations, qui mène à des prix qui n’ont rien à voir avec ce que les choses sont. On donne un fort prix à des choses sans valeur et on dévalorise des biens essentiels et précieux. Ce qui détermine le prix d’une chose, c’est à la fois le degré auquel elle est voulue (la demande) et sa rareté (l’offre).

Il n’est pas étonnant que dans un tel système, les gens se préoccupent plus d’être voulus par les autres que d’être intrinsèquement valeureux. En effet, la plupart des gens vont avant tout chercher à plaire, c’est-à-dire à tenter d’acquérir les caractéristiques personnelles estimées par la culture du moment, plutôt que de se préoccuper de qui ils sont véritablement.

Pour l’homme, une fille attrayante – et pour la femme, un homme séduisant – sont les prix qu’ils convoitent. «Attrayant» signifie d’habitude un joli paquet de qualités qui jouissent de popularité et qui sont recherchées sur le marché de la personnalité. Ce qui spécifiquement rend une personne attrayante dépend de la vogue du temps, au physique comme au moral. […] En tout cas, la sensation de tomber amoureux ne se développe d’habitude qu’en regard de ces denrées humaines qui sont

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à la portée des possibilités d’échange propres à chacun. […] Ainsi, deux personnes tombent-elles amoureuses lorsqu’elles ont le sentiment d’avoir découvert le meilleur objet disponible sur le marché, compte tenu des limitations de leur propre valeur d’échange.58

C’est ce phénomène que traduit de façon un peu plus vulgaire le dicton populaire : « Chaque torchon trouve sa guenille ». La similitude qu’il y a entre le processus par lequel les gens vont choisir leur « objet d’amour » et celui du marché des marchandises du système capitaliste est troublant. Les sites de rencontre sur Internet, apparus relativement récemment, incarnent de façon encore plus manifeste cette dynamique du marché. Les gens y sont fichés en fonction de certaines caractéristiques jugées importantes par les utilisateurs, ce qui permet d’établir un catalogue facile à consulter où l’on tentera d’entrer en contact avec les individus les plus intéressants que l’on pense être susceptible d’attirer. Certains sites invitent même les participants à quantifier leur propre beauté, selon une échelle de 1 à 10. Ainsi, les « 6 » ne s’essaient pas inutilement auprès des « 9 » et le marché peut rouler de façon plus fluide, en écartant les tentatives de transaction vouées à l’échec. On magasine les relations sur des sites internet structurés de la même manière que les sites de vente immobilière. Certains individus annoncent qu’ils exigent un partenaire autonome financièrement, par exemple, et qui est de belle apparence. Ils magasinent, font des offres et essaient différents produits.

Dans ce système, les individus sont très préoccupés par l’idée d’être un bon objet d’amour, car c’est de cette façon qu’ils vont pouvoir aller chercher, obtenir et éventuellement posséder, le « meilleur » objet d’amour. La rencontre de deux individus se fait sous le mode d’une transaction. Comment ne pas y voir une influence de l’infrastructure économique dans laquelle nous vivons ?

Passion, capitalisme et surconsommation

Le résultat de ces mœurs amoureux valorisant la passion et se concrétisant sous le mode de la transaction engendre, comme j’en ai parlé précédemment, une grande

58 FROMM, Erich. L’art d’aimer, Paris, Éditions de l’Épi, 1968, p.17

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liquidité des relations, qui, étonnamment, n’est pas sans avantage pour un système économique de type capitaliste comme le nôtre. Effectivement, ce qui soutient un système capitaliste dont la recherche de profit est infinie, c’est une société qui consomme énormément. Les sociétés capitalistes évoluent toutes vers des modèles de société de surconsommation. Et la liquidité des unions, avec les séparations successives qu’elle occasionne pour beaucoup de gens, stimule énormément la consommation. Un groupe de quatre individus constituant une famille possédera en commun un seul réfrigérateur, un seul poêle, un seul mobilier de salon, un seul aspirateur, etc. La séparation des parents entraînera quant à elle, sur le plan économique, l’achat d’un deuxième exemplaire de tous ces biens. Les ruptures engendrent une forte augmentation du nombre d’électroménagers, de meubles et de biens de toutes sortes per capita. Les ruptures ont donc, en plus de leurs effets perturbateurs sur certains enfants, un impact dramatique sur l’environnement.

Cette lecture de l’état des choses tend à confirmer le matérialisme historique élaboré par Marx. Ici, on voit bien comment une certaine conception de l’amour, qui fait partie de la superstructure de la société semble fortement influencée par l’infrastructure économique capitaliste. Mais à cela s’ajoute aussi le fait que cette partie de la superstructure contribue à soutenir l’infrastructure économique de la société. En effet, la liquidité des unions engendre une stimulation de la consommation qui renforce et consolide le capitalisme.

Évidemment, le portrait que je viens de dresser tend vers une caricature de notre monde. Ce que je décris ici, c’est l’influence que subissent tous les individus à des degrés très divers. Une influence qui, de surcroît, est en compétition avec d’autres influences culturelles qui proviennent de facteurs multiples tels que les croyances métaphysiques ou simplement l’histoire familiale. Mais l’influence du capitalisme sur nos mœurs amoureuses, même si elle n’était pas le seul facteur nous déterminant, est indéniable. Le capitalisme est sans aucun doute un allié de l’impasse du désir, un obstacle à la rencontre vraie entre deux individus, un obstacle qui est

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certainement à surmonter. Mais qu’est-ce que signifierait cette sortie du capitalisme ? Hervé Kempf le décrit avec beaucoup de justesse :

Nous avons là notre guide : sortir du capitalisme, c’est reconnaître aux personnes d’autres motivations pour agir que leur intérêt propre; c’est aussi ôter à l’économie – la production des biens et leur échange – sa place exclusive dans la société, pour placer au centre de la représentation l’organisation des relations humaines en vue de leur harmonie.59

59 KEMPF, Hervé. Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, Paris, Éditions du Seuil, 2009, p.70-71

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CHAPITRE 2 : L’Éros platonicien et le monde actuel

De l’amour passion au désir selon Platon

L’Occident capitaliste actuel a perdu le sens de la liberté. Nous avons réduit la liberté à une simple question de pouvoir d’achat. Notre quête de liberté, notre quête d’un pouvoir d’achat toujours plus grand, est orientée par un esclavage de nos désirs, qui sont manipulés et dirigés par l’élite possédante de notre économie par le biais de la publicité. La conception dominante de ce qu’est la liberté n’a plus rien à voir avec la pensée et les désirs. Être libre se résume à pouvoir faire ce qu’on veut, ce qui est rendu possible par l’acquisition d’argent. Cette conception de la liberté évacue complètement le rôle de l’éducation, par exemple, dans l’éclosion de la liberté. L’éducation ne libère que si elle enseigne à faire plus d’argent. Cette conception très étroite de la liberté explique en partie pourquoi l’on tend à privatiser l’éducation et à l’arrimer aux intérêts de l’économie. Un diplôme n’a de valeur que dans la mesure où il donne accès à un emploi bien rémunéré, qui donne un pouvoir d’achat et donc, la « liberté ».

Dans cette perspective, la liberté humaine demeure toujours inféodée à la structure de l’économie capitaliste dont profite une minorité d’individus. La majorité des consommateurs a l’impression de faire ce qu’ils veulent, mais ils ne sortent jamais du « carré de sable » économique qui les aliène et dont ils ne perçoivent même plus l’exiguïté. La plupart des gens ont l’impression de penser librement et de désirer librement, à un point tel que la simple question de la liberté des désirs et des pensées leur apparaît absurde. La liberté de nos désirs et de nos pensées est considérée comme une évidence, quelque chose qui ne requiert aucune démonstration.

Les individus de nos sociétés riches et prospères se considèrent donc plus libres que jamais. L’éventail des opportunités qui s’offrent à nous, lorsque nous sommes riches, est effectivement d’une étendue sans précédent dans l’histoire. Toutefois, qu’en est-il de la liberté de nos désirs ? Serait-il possible que l’occultation de la question de la liberté du désir ait contribué aux impasses que connaît notre

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civilisation ? Que ce silence cultive l’ennui profond que nos mœurs amoureux n’arrivent pas à juguler ? Se peut-il que notre ignorance sur la nature du désir humain entrave notre capacité à aimer vraiment quoi que ce soit ? Se peut-il que nous ayons besoin de retourner à Platon pour y puiser la clé d’une sortie de crise ?

À toutes ces questions, je pense que la réponse est : « oui ». C’est pourquoi je vais maintenant explorer et analyser de plus près la doctrine platonicienne concernant l’amour et donc, le désir. Pour ce faire, je vais présenter et analyser le discours sur l’amour déployé dans le Banquet, pour ensuite relever les questions philosophiques qui en découlent et tenter d’y répondre. Cette analyse de la pensée platonicienne sur l’amour aidera à mieux comprendre les subtilités de son enseignement et fournira sans doute des clés pour aider mes contemporains et moi-même à aimer mieux. Évidemment, il sera fait référence à d’autres textes platoniciens, tels que le Phèdre, le Lysis, la République et le Phédon, qui traitent aussi de l’amour.

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Le Banquet : contexte et résumé

Le Banquet est le texte fondamental de la réflexion philosophique occidentale sur l’amour. C’est la première œuvre, parmi celles qui nous sont parvenues, à explorer aussi profondément la question de la nature de l’amour. La très grande majorité des auteurs et philosophes sérieux qui abordent le sujet y font référence, que ce soit pour l’encenser ou le critiquer. Cette très grande popularité de l’ouvrage, le fait que son propos soit toujours d’une grande actualité, atteste à mon avis du fait qu’il touche à quelque chose d’universel, à une vérité sans âge concernant l’humanité. Cet ouvrage nous en apprend sur la nature de l’Éros, de cette puissance désirante spécifiquement humaine qui est à l’origine de tant de grandes expériences et réalisations. Il me semble essentiel de l’étudier pour mieux saisir ce qu’est l’amour, certes, mais aussi pour mieux comprendre ce qu’est l’humain. Je vais à présent résumer quelque peu l’œuvre, afin de pouvoir par la suite opérer un travail philosophique plus profond à son sujet.

Le Banquet n’est pas un texte facile à interpréter. Comme l’a dit Lacan : « [...] Platon nous cache ce qu’il pense tout autant qu’il nous le révèle. »60 En effet, tant de choses y sont affirmées, puis niées, que l’on peut avoir du mal à se faire une idée juste de ce que pense réellement Platon au sujet de l’amour. Cette difficulté d’interprétation ne découle pas d’une faiblesse de l’œuvre, d’un manque de clarté, mais plutôt de la richesse de sa forme littéraire, qui met l’intelligence du lecteur au travail, refusant de lui donner le savoir tout cuit dans le bec, comme s’il était « […] de nature à couler du plus plein au plus vide […] »61. D’ailleurs, chez Platon, et particulièrement dans le Banquet, la forme de l’écrit en dit presque aussi long que le fond. Il est de ces choses qui ne se disent pas autrement que par la forme d’une œuvre et Platon l’avait bien compris. Il maîtrisait à merveille ce langage, auquel nous devons être particulièrement attentifs.

60 LACAN, Jacques. Le séminaire, Livre VIII: Le transfert, Paris, Éditions du SEUIL, 2001, p.77

61 PLATON. Le Banquet, tiré de Oeuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, p.108

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Contexte

Le texte du Banquet est une fiction dramatique, un dialogue qui met en scène un banquet tenu en l’honneur de la victoire d’Agathon, poète tragique de l’époque, au concours de tragédie des Lénéennes, qui étaient les fêtes du Pressoir en l’honneur de Dionysos62. Bien que l’on ignore si ce banquet soit ou non une pure fiction, la victoire d’Agathon, elle, aurait bel et bien eu lieu en 416 av. JC. À cette époque, Socrate devait avoir 52 ou 53 ans, tandis qu’Aristophane et Alcibiade étaient dans la trentaine. Selon Luc Brisson, la date de composition du Banquet devrait se situer peu de temps avant 375 av. JC., soit 41 ans après l’événement historique auquel il est rattaché.

Titre

Le titre complet est significatif : Le Banquet ou De l’amour, genre moral. Il est un des rares dialogues platoniciens à ne pas avoir pour titre le nom de l’interlocuteur principal de Socrate. Cela est compréhensible en raison de la multitude de personnages intervenant dans l’histoire. Le deuxième terme du titre, De l’amour, indique évidemment le thème. Mais pourquoi s’agit-il d’un dialogue de genre moral ? Pourquoi donner à un dialogue sur l’amour l’orientation philosophique de l’éthique ? On peut penser que cela est lié à la finalité de l’œuvre. Ce texte vise évidemment à définir ce qu’est l’amour, mais aussi à enseigner une éthique du désir, un comportement propre à nous diriger vers le bien. Associer le thème de l’éthique et du désir est certes à contre-courant de la tendance occidentale actuelle, dont le discours ambiant encourage plutôt à « libérer » le désir de toute forme de norme ou d’éthique, dans le but de « vivre plus intensément ».

Prologue

Le prologue du Banquet a une forme très intrigante. Il constitue une espèce de mise en abîme de récits. En effet, l’histoire nous est racontée par Apollodore, qui a lui-

62 Selon les notes et commentaires de Luc Brisson, tirés de : PLATON, Le Banquet. Paris, GF Flammarion, 2001, p.13

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même entendu le récit de la bouche d’Aristodème, qui était soi-disant présent ce soir-là. C’est une histoire dans une histoire. Pourquoi procéder ainsi ? Pourquoi tant de détours ? Il est possible que Platon ait fait cela pour donner de la vraisemblance au récit, qui aurait eu lieu longtemps avant l’écriture du texte, à une époque où Platon lui-même était un enfant et ne pouvait donc avoir assisté directement à l’événement relaté. En même temps, le fait qu’il passe la parole à Apollodore vient nuancer notre opinion quant à la crédibilité du récit. En effet, il était un des disciples les plus fervents de Socrate, mais il est loin d’être sûr, selon Brisson63, que Platon lui portait de l’estime. Comme Platon le souligne dans le Banquet (173d), on surnommait Apollodore le « fou furieux ». Le portrait que Platon en dresse également dans le Phédon, où il pleure, se lamente et fait perdre ses moyens à tout le monde durant les derniers instants de la vie de Socrate, est peu digne. Apollodore n’est pas un homme raisonnable. Il est un homme qui s’emporte, qui succombe à la passion, c’est un extrémiste qui fait preuve de démesure dans ses propos, lorsqu’il fait la morale aux autres, condamnant tout le monde, lui inclus, sauf Socrate. Allan Bloom décrit quant à lui Apollodore comme un disciple presque sectaire, plutôt fanatique. « This is a problem faced by all great teachers, the fanatic loyalists whose fanaticism is quite alien to the teacher’s disposition. [...] But there is a danger that will be misinterpreted or rigidified or codified by them in a way contrary to the spirit of the teaching »64. Cela jette un doute quant à la fiabilité du récit. Faire raconter l’histoire du Banquet par un extrémiste notoire pourrait être une mise en garde qui nous invite à ne pas tout prendre au pied de la lettre.

On pourrait toutefois l’interpréter différemment. Placer le récit du Banquet dans la bouche d’Apollodore ne serait-il pas une manière pour Platon de dire qu’il n’y a que les emportés qui sachent bien parler d’amour ? Qu’il faut une touche de folie en ce domaine pour parvenir à la vérité ? Cela voudrait-il dire qu’il faut écouter en nous la voix d’une certaine folie pour nous guider dans notre apprentissage de ce qu’est

63 Ibid., p.17

64 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p.448

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l’amour ? Toutes ces hypothèses sont à mon sens fort intéressantes, même si elles ne peuvent être vérifiées. Toutefois, ce qui est certain, c’est que mettre le récit du Banquet dans la bouche d’un fou furieux, qui lui-même tient le récit de quelqu’un d’autre, amène chez le lecteur une certaine méfiance, qui l’incite à ne pas s’abandonner sans questionnement aux discours qui lui sont servis. En bon pédagogue, Platon tient notre esprit en alerte.

Un banquet très spécial

Les banquets (sumpόsion) étaient l’objet d’une certaine tradition en Grèce antique. Ils suivaient habituellement un repas (le deîpnon). On s’y rassemblait pour boire du vin mélangé avec de l’eau et pour discourir jusqu’à ce que l’ivresse rende le tout impossible65. Toutefois, le banquet que nous raconte Platon est assez différent des autres. En effet, étant donné qu’il s’agit de la deuxième célébration en autant de soirs et que les convives (excepté Socrate, qui était absent le premier soir) souffrent encore légèrement de leurs excès de la veille, le banquet se déroule dans un climat de modération qui laisse plus de place à la parole et à la philosophie. Dès le début, on renvoie même la joueuse de aulos (176 e), peut-être pour éviter les envoûtements des sens qui pourraient faire diversion de la quête philosophique qui s’amorce. C’est donc un banquet spécial en ce sens que l’ivresse qui y sera recherchée ne sera pas celle des sens, mais celle de l’âme. Effectivement, on y passe de « […] l’ivresse la plus extérieure (la boisson) à l’ivresse la plus intérieure (la philosophie) […] »66. L’ivresse n’est pas disqualifiée, mais elle change ici de genre. L’ivresse est au contraire célébrée par cette œuvre, tel qu’en témoigne le discours de Diotime qui décrit la naissance d’Éros comme découlant, entre autre, de l’ivresse de Poros.

65 Selon les notes et commentaires de Luc Brisson, tirés de : PLATON. Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2001, p.34

66 Commentaires de Marianne Massin, tiré de : Platon. Le Banquet, Paris, Hatier, 2001, .p.143

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Les discours

Dans ce banquet, où le thème élu pour les discours sera Éros, se succèdent en ordre les discours de Phèdre, de Pausanias, d’Éryximaque, d’Aristophane, d’Agathon, de Socrate, qui relaie le discours de Diotime, et celui d’Alcibiade. Les cinq premiers discours sont en quelque sorte des « discours-témoins ». « Ils rendent présent l’arrière-plan de la doctrine platonicienne, la matière première que Platon élabore et transforme quand il substitue à la problématique de la «cour» et de l’honneur, celle de la vérité et de l’ascèse. »67 Ces discours, truffés d’antagonismes et de ressemblances, sont présentés dans un ordre qui constitue une espèce d’initiation à la vérité sur l’amour. En effet, bien que chacun des discours se voit contredit, nié en partie par le discours suivant, chacun d’eux transporte également des parcelles de sagesse, qui se trouvent réunies dans le discours de Diotime rapporté par Socrate. Le discours de Diotime, bien qu’il ne vienne pas tout à fait en dernier, est effectivement celui que l’on peut associer à la théorie platonicienne, ne serait-ce que parce qu’il est placé dans la bouche de Socrate. Il est le sommet de la « scala amoris » ou de la « ladder of love », décrite par Diotime elle-même. Voyons donc, en prenant les discours un à un, sur quel parcours nous entraîne ce célèbre Banquet.

67 FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité II: L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p.297

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Discours de Phèdre : l’amour comme séduction

C’est donc avec l’éloge concocté par Phèdre que commence la suite de discours sur l’Éros que contient Le Banquet. Ce serait même grâce à lui que les convives choisirent ce thème (177 a-d), puisque, comme le rapporte Éryximaque, Phèdre se préoccupe qu’on ne loue pas suffisamment Éros. Cela en dit long sur la place centrale du thème de l’Éros dans les préoccupations de Phèdre. C’est à cause de cela, sans doute, qu’un des dialogues platoniciens important en ce qui concerne le thème de l’amour porte son nom.

Mais qu’en est-il de ce Phèdre de Myrrhinonte ? Selon ce qu’en rapporte Luc Brisson68, il se préoccupe beaucoup de mythologie, tel qu’en fait état son discours d’ailleurs. Il suit les enseignements du sophiste Lysias et est l’ami du médecin Éryximaque. Vers l’an 415 av. J.C., soit un an ou deux après la date dramatique du Banquet (417 av. J.C.), il a parodié les Mystères d’Éleusis69, sacrilège suite auquel il dut quitter Athènes et perdre tous ses biens. Pour sa part, Bloom le décrit comme un personnage qui s’intéresse à l’amour de façon autant théorique que pratique. « He seems to be in the love business, someone who gets a lot of attention from older men -and, likes it- but who himself is essentially unerotic. »70 Lorsque Bloom dit de lui qu’il est « unerotic », il veut dire que ce dernier n’est pas désirant, qu’il n’est pas amant, semblable à Éros, mais plutôt aimé. En d’autres mots : « […] he is emphatically the beloved who profits from the love of the lover. »71

Connaissant l’hostilité de Platon envers les sophistes, ces vendeurs de savoir, prêts à donner à toute opinion l’apparence de la vérité ou de la fausseté selon la nécessité

68 Selon les notes et commentaires de Luc Brisson, tirés de : PLATON. Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2001, p.19-21

69 Il s’agissait d’un culte à mystère de nature ésotérique dont le lieu rituel dans le temple de Démeter à Éleusis, qui se situait près d’Athènes. Delcourt, M. Éleusis. Encyclopaedia Universalis [en ligne]. Consulté le août 25, 2016, sur http://www.universalis.fr/encyclopedie/eleusis/

70 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p. 453

71 Ibid., p.454

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du moment, il faut se méfier d’un discours qui sort de la bouche de l’élève d’un sophiste tel que Phèdre. Nous pouvons nous attendre à ce que ce discours fasse preuve d’érudition, à ce qu’il soit convainquant et élégant, mais pas à ce qu’il soit soucieux de viser la vérité quelle qu’elle soit. Je ferai donc ici une analyse serrée de l’argumentation que nous tient Phèdre dans cet éloge.

Il s’agit d’un discours très traditionnel, d’un discours rhétorique conventionnel de type « epideictic », qui vise à déployer et étaler sa puissance d’orateur lors d’événements publics72. Il s’appuie sur la mythologie, il cite ses sources. On voit qu’il a fait des recherches sur le sujet. Son discours est toutefois peu créatif, sans grande originalité. Il s’appuie sur l’autorité des textes. Il se réfère entre autres à la Théogonie d’Hésiode, mais à d’autres aussi, tel qu’en témoigne ce passage : « Ainsi plusieurs autorités s’accordent pour reconnaître qu’Éros est une des divinités les plus anciennes. »73 (178 c)

« Et, puisqu’il est le plus ancien, Éros est pour nous la source des biens les plus grands. »74 (178c) Ce raisonnement n’est pas d’une rigueur impressionnante. Le lien d’inférence entre l’ancienneté de la divinité et l’importance de ses bienfaits est plutôt faible. Comme le souligne Bloom75, nous pouvons peut-être l’attribuer à un trait culturel de l’époque, que l’on retrouve aujourd’hui de façon très répandue dans les sociétés traditionnelles. Les anciens sont considérés a priori comme plus sages que les plus jeunes, on leur voue un plus grand respect, leur attribue une plus grande dignité. De ce lien postulé entre la valeur et l’ancienneté, Phèdre fait découler que les amants qu’on a depuis longtemps apportent un bienfait supérieur. Mais cet argument repose sur une prémisse que l’on ne peut accepter qu’en entérinant ce préjugé culturel en faveur des anciens. Son acceptabilité repose sur

72 Ibid., p.454

73 PLATON. Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2001, p. 97

74 Ibid., p.97

75 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p. 454

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une donnée culturelle, comme le reste des arguments de Phèdre d’ailleurs. Ce discours de départ, reflétant ce préjugé des sociétés traditionnelles, est probablement celui qui est le plus recevable aux yeux de la société de l’époque. On y reprend les lieux communs, il n’y a rien de subversif là-dedans. On peut penser que c’est le début d’une gradation qui mènera, de discours en discours, à des propos de plus en plus subversifs.

Cela dit, un passage du début de ce discours mérite notre attention. Il évoque quelque chose d’original, comme une rupture avec la tradition (même si cela n’est qu’une apparence, comme nous le verrons plus bas).

Car le principe qui doit inspirer pendant toute leur vie les hommes qui cherchent à vivre comme il faut, cela ne peut être ni les relations de familles, ni les honneurs, ni la richesse, ni rien d’autre qui les produise, mais cela doit être au plus haut point l’amour.76

Avec ce passage, Phèdre établit un lien entre l’amour et la morale. L’expression : « […] les hommes qui cherchent à vivre comme il faut […] », suppose une conception morale de la vie bonne, ici aiguillonnée par l’amour. L’amour est présenté comme un guide, une pierre d’assise, un « principe directeur » pour la morale. Soit dit en passant, cela cadre bien avec le deuxième sous-titre du Banquet (genre moral).

Mais le principe directeur que propose Phèdre n’est pas exactement l’amour. C’est plutôt « [l]a honte liée à l’action laide, et la recherche de l’honneur liée à l’action belle. Sans cela, en effet, ni cité ni individu ne peuvent réaliser de grandes et belles choses »77. Déjà là, il y a contradiction. L’homme doit rechercher l’amour plutôt que les honneurs, mais l’amour lui dicte de rechercher l’honneur lié à l’action belle. La quête des honneurs est dans un premier temps disqualifiée, pour être ensuite présentée comme le bienfait suprême auquel mène l’Éros.

76 PLATON. Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2001, p. 97

77 Ibid., p.97-98

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Ici, Phèdre vante les bienfaits des fruits de l’Éros plutôt que de l’Éros lui-même. Selon moi, toutefois, la quête du beau, de la vie noble, ne peut reposer sur la peur ou la honte. C’est dire que l’amour décuple pour nous l’importance du regard et du jugement des autres, de la société, sur nos actions. La conduite noble peut-elle vraiment être motivée par le désir de plaire, ou de ne pas déplaire aux autres ? Ce genre d’Éros est un instrument de contrôle social. Il n’a rien à voir avec l’Éros qui motive à suivre et rechercher le beau indépendamment des normes de la société, tel que le fait Socrate.

Par ailleurs, quelles sont les actions laides que fait éviter l’amour et quelles sont les actions belles qu’il fait rechercher ? Si les actions laides dont parle Phèdre étaient réellement laides, ne les éviterions-nous pas de toute façon ? Et les actions belles qu’il évoque, ne les accomplirions-nous pas naturellement ? Pourquoi faudrait-il que l’amour d’un autre humain nous fasse adhérer davantage à cette conduite éthique ? En fait, ce que nous indique ce paradoxe, c’est que ces actions dites laides et celles dites belles, ne sont laides et belles que relativement. Un bien recherché pour un autre n’est pas un bien en soi. L’action belle recherchée pour plaire à son amant n’est pas belle en soi. Elle tire sa valeur de ce qu’elle nous apporte l’estime de l’autre.

En d’autres mots, si l’on va là où nous mènent les dires de Phèdre, on peut conclure que la grandeur, la beauté et la vie «comme il faut» ne sont atteignables qu’en se conformant le plus possible aux idéaux de beauté et de laideur (au sens large, s’appliquant aux actions et aux principes) que fournit à l’individu la culture dans laquelle il se trouve. Bien sûr, Phèdre ne l’aurait jamais dit comme cela. Les Grecs n’étaient pas familiers avec le concept de relativisme culturel, issu de l’ethnologie moderne.

Les idéaux de beauté et de laideur évoqués par Phèdre semblent plutôt être des choses reçues sans critique, ce que Platon identifierait comme des ombres dans la caverne, des opinions illusoires entretenues par les ignorants. Pourquoi ? Parce que le reste du discours de Phèdre prend pour fondement la tradition, quelque chose de reçu et de communément reconnu comme valide, non quelque chose de 52

découvert de façon autonome, comme les Idées vraies auxquelles accèdent le philosophe en raisonnant et qui souvent, sont en contradiction avec l’opinion de la multitude, de la masse.

Donc, Phèdre nous dit que la grandeur, la beauté et la vie « comme il faut » ne s’atteignent qu’en conformité avec les idéaux esthétiques et moraux78 de la culture. Et l’amour, plutôt que d’être le réel principe directeur menant à la grandeur, tel que l’avait annoncé Phèdre79, est plus précisément ce qui motive l’individu à se conformer avec la plus grande vigueur à ces idéaux, à ces principes. En termes psychanalytiques, on pourrait dire que l’amour « fouette » le Sur-moi de celui qui aime, décuplant l’effet moralisant de la honte quant à l’action laide lorsque son amant en est témoin, comme l’illustre cet extrait :

[…] [T]out homme qui est amoureux, s’il est surpris à commettre une action honteuse, […] souffrira moins d’avoir été vu par son père, par ses amis ou par quelqu’un d’autre que par son aimé. Et il en va de même pour l’aimé : c’est devant ses amants qu’il éprouve le plus de honte, quand il est surpris à faire quelque chose de honteux.»80 (178 d-e)

L’amour est donc conçu par Phèdre81 comme un désir de bien paraître dans le regard de son amant ou de son aimé. Il s’agit dans les deux cas d’un désir d’être aimé, d’être estimé, plutôt que d’aimer proprement dit. C’est un désir de séduction, d’une séduction qui, accessoirement, mène sur le chemin de l’action morale. C’est un désir de se faire objet du désir de l’autre, un désir qui carbure à la honte et à la soif d’honneurs.

Cet éloge du dieu Éros, qui s’appuie sur la capacité de ce dernier d’inspirer les actions les plus grandes, les plus admirables, les plus courageuses, est bancal. Il

78 Il semble effectivement y avoir ici une confusion, ou du moins une indifférenciation, entre esthétique et morale, entre le Bien et le Beau. Cette question mériterait d’être abordée plus en profondeur, puisqu’elle se pose fréquemment dans l’œuvre de Platon.

79 Voir passage cité plus haut.

80 PLATON. Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2001, p. 98

81 Du moins, tel que l’on peut l’observer dans son dialogue du Banquet.

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est déficient parce que l’agir moral qu’inspire cet Éros n’a pas lui-même une grande valeur éthique. En effet, l’individu possédé par cet Éros-là ne se comporterait pas de façon admirable par principe, c’est-à-dire par amour de la justice, du courage et de toutes les autres vertus. Ses comportements n’auraient de la droiture que lorsqu’ils seraient susceptibles d’être vus par son aimé ou rapportés à lui. La posture éthique inspirée par cet Éros de séduction est donc instable, susceptible d’être corrompue, de perdre de la force selon les circonstances.

De plus, cet Éros de séduction de l’aimé ou de l’amant mène à la soumission de l’individu. En effet, cette passion pousse celui qui en est épris à se conformer à ce que l’autre (celui que l’on veut séduire) estime et valorise. C’est donc un amour de contorsion, un amour de conformité à un quelconque idéal relatif à quelqu’un d’autre ou à une société donnée. La satisfaction amoureuse vécue est donc tributaire du jugement de l’autre, de son approbation et de son admiration face à nos actions. Par surcroît, celui qui entre à fond dans cette démarche de séduction fait de lui- même un être faux, composé à la mesure de quelque chose d’extérieur. Il devient quelque chose d’étranger à lui-même et dont la stabilité dépend du regard de celui qu’on vise à séduire. Comment l’authenticité est-elle possible dans une telle dynamique ? Et comment envisager un amour qui évolue en marge de l’authenticité ?

Par ailleurs, faire dépendre l’agir moral de cet Éros-là, c’est fragiliser énormément la régulation des comportements sociaux. Qu’adviendrait-il de ceux qui n’aiment pas82 et qui ne sont aimés de personne ? Sur quelles bases reposerait leur désir d’agir moralement ? Il semble évident que ce serait une mauvaise stratégie éducative que de miser sur ce genre de motivation de séduction pour inspirer la droiture éthique. Ce ne serait certainement pas agir selon le principe de bonne volonté tel qu’exposé par Kant dans Les fondements de la métaphysique des

82 On pourrait m’objecter que personne ne pourrait passer toute une vie sans aimer ou désirer un autre individu. Cela pourrait faire l’objet d’une longue discussion qui ne sera pas abordée ici, par soucis de concision.

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mœurs83. En effet, agir selon le bien pour bien paraître, pour faire bonne figure devant son amant ou son aimé, c’est agir égoïstement, pour en tirer un avantage. Nous sommes ici bien loin d’une éthique du devoir s’appuyant sur des principes solides et fiables.

Dans sa tentative de nous convaincre du pouvoir d’Éros pour rendre les hommes vertueux, Phèdre nous donne l’exemple des comportements héroïques inspirés par l’amour dans des contextes guerriers et mythologiques. En effet, comme le fait remarquer Bloom, il en fait l’élément crucial de l’ambition héroïque84. Il utilise à cette fin l’exemple d’Achille qui aurait, selon son interprétation, choisi la mort pour venger son amant, Patrocle. Toutefois, il n’est pas clairement dit par Homère que tels étaient les motifs d’Achille. Phèdre assume que la relation de Patrocle et Achille est une relation amoureuse, mais cela est une interprétation qui va plus loin que le texte lui-même. En effet, on dirait que Phèdre veut s’identifier à Achille85. Il insiste sur le fait qu’Achille était l’aimé et non l’amant, puisqu’il était plus jeune. Donc, dans ce cas, c’est plutôt l’aimé qui meurt par amour pour l’amant. Toutefois, chez Homère, il semble plutôt que la décision d’Achille de rester à la bataille et de mourir est plutôt motivée par l’amour de la gloire. Phèdre semble donc imposer quelques contorsions à la mythologie dont il se sert pour appuyer ses dires et par extension, ses propres pratiques amoureuses d’aimé (et non d’amant) en tentant de défendre qu’il est encore plus honorable (aux yeux des dieux) d’agir héroïquement pour son amant que pour son aimé. Cette tournure du discours de Phèdre en dévoile l’intention auto- justificatrice, incompatible avec une authentique recherche de vérité.

De plus, à cause du courage qu’engendre l’Éros sur le champ de bataille en général, avoir un amant est présenté comme une extraordinaire police d’assurance lorsqu’on

83 KANT, Emmanuel. Fondements de la métaphysique des moeurs suivi de Qu'est-ce que les Lumières ?, Anjou, Les Éditions C.E.C. inc., 2011, p.82

84 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p. 455

85 Ibid., p.457

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va à la guerre86. Phèdre trouve qu’il vaut la peine d’accorder à son amant les plaisirs qu’il recherche en échange d’une telle protection. Encore une fois, les intentions égocentriques de l’Éros dont parle Phèdre sont à peine dissimulées.

Résonances actuelles

La critique que nous pouvons faire du discours de Phèdre nous amène à remettre en question l’amour se réduisant à une quête de séduction de l’autre. Ce genre d’amour, où il s’agit d’être le bon objet pour l’autre, tel que le formulait Fromm, cité plus tôt, est très répandu dans l’Occident capitaliste d’aujourd’hui. La plupart des gens cherchent avant tout à plaire, pensant tirer de cette aventure quelques avantages, une protection contre l’ennui et la solitude. Ainsi, pour plaire, on tente de se conformer aux ombres de la beauté, reconnues par le plus grand nombre, au fond de notre caverne sociale. L’amour de séduction est un amour qui enchaîne à des idéaux de beauté et d’honneur tout à fait relatifs, c’est un amour qui fait consommer. L’industrie de la beauté en tire un profit faramineux, ainsi que celle du vêtement, des voitures, etc. Ce que nous enseigne cette critique, la leçon que nous pouvons appliquer à notre temps, c’est qu’il faut prendre le chemin de l’authenticité pour faire une expérience plus riche de l’amour. Il ne faut pas toujours agir en fonction du regard que l’autre posera sur nos actions, en cherchant à correspondre à ce qu’il pense chercher. Il faut agir selon le Juste, selon le Bien, pour soi et les autres.

En conclusion, nous pouvons dire que la vision de l’Éros exposée dans ce discours ne correspond certainement pas à la vision idéale de l’Éros platonicien. C’est un début pour le banquet, qui est intéressant dans la mesure où ses conclusions seront, en quelque sorte, progressivement niées par les discours successifs.

86 Ibid., p.457

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Discours de Pausanias : l’amour comme investissement

Au discours de Phèdre succède celui de Pausanias. Comme le fait remarquer Brisson87, Pausanias est l’érastes, c’est-à-dire l’amant d’Agathon. Il est donc plus vieux. Il doit avoir à peu près l’âge de Socrate, soit une cinquantaine d’années. Xénophon, dans son Banquet, le décrit comme un ardent défenseur de la paiderastia (pédérastie). Dans le Banquet également, il produit dans son discours un plaidoyer pour justifier un certain amour des jeunes garçons, en l’occurrence, celui qu’il pratique lui-même. Il s’agit, comme nous le verrons, davantage d’un discours justificateur et sophistique que d’un discours philosophique, recherchant la vérité quelle qu’elle soit.

On peut toutefois dire que Platon introduit par la bouche de Pausanias des distinctions importantes qui sont assez liées au discours de Diotime. En effet, il introduit l’idée qu’il y a deux types d’Éros, l’un visant davantage le corps et l’autre, l’esprit. Par cette distinction, il amène l’idée selon laquelle l’Éros n’est pas absolument bon, mais que sa valeur dépend grandement de l’objet qu’il vise. Seulement, la préférence de Pausanias envers l’esprit manque de crédibilité. En effet, s’il s’intéressait lui-même davantage à l’esprit qu’au corps, pourquoi s’intéresserait-il aux jeunes comme Agathon, qui sont généralement moins cultivés et moins sages que les adultes, plus éduqués et plus instruits? D’autre part, il avance que la relation amoureuse a un but éducatif. Comme le fait remarquer Jacques Lebrun : « L’enjeu [du discours de Pausanias], c’est le mérite, le savoir, l’éducation, en un mot devenir meilleur (184c) […]. »88 Mais là s’arrête la courte liste des éléments que l’on peut assimiler à la doctrine de Platon.

Dans ce deuxième discours, on passe d’un seul Éros à deux Éros. Selon Pausanias, tout comme il y a deux Aphrodites, il y a deux Éros. L’un relève de l’Aphrodite vulgaire (ou pandémienne), et l’autre de l’Aphrodite céleste (ou uranienne).

87 Selon les notes et commentaires de Luc Brisson, tirés de : PLATON. Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2001, p.22

88 LEBRUN, Jacques. Le pur amour de Platon à Lacan, Paris, Seuil, 2002, p.33

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L’Aphrodite vulgaire (180d-180e), qui est la plus jeune, est issue de l’union de Zeus et de Dionè. L’Éros qui en découle s’attache autant aux hommes qu’aux femmes, s’intéresse davantage au corps qu’à l’âme et est beaucoup plus centré sur l’impératif de réaliser l’acte sexuel que sur la façon dont il doit être fait.

L’Aphrodite céleste, en revanche, est la plus vieille des deux et n’est issue que d’un principe mâle, puisqu’elle est la fille d’Ouranos uniquement. L’Éros qui en découle s’oppose donc à l’Éros pandémien en ce qu’il ne s’intéresse qu’aux hommes, qu’à l’âme et qu’il est plus soucieux de réaliser l’acte sexuel de « belle façon » que de le réaliser tout simplement. Pausanias se servira de cette troisième caractéristique pour justifier les pratiques culturelles de la paiderastia en vigueur dans l’Attique. Le raisonnement a à peu près la forme suivante : puisque cette pratique est très socialement normée, puisqu’elle respecte des formes strictes du point de vue de la manière de réaliser l’acte sexuel, alors elle est plus noble, céleste, et bonne. C’est évidemment un raisonnement fallacieux, qui tente de recouvrir de vertu et de spiritualité une pratique sexuelle qui n’a rien d’éthérée. Il se sert de cet éloge d’Éros pour justifier, sur le terrain de la morale publique, une pratique sexuelle et sociale.

Une autre des thèses de Pausanias qui mérite d’être examinée est celle selon laquelle : « […] prise en elle-même, une action n’est ni belle ni honteuse [...], mais [que] c’est dans la façon d’accomplir cette action que réside telle ou telle qualification. »89 (180e -181a) Tout dépend, selon lui, de la façon dont un acte est exécuté. Cette thèse lui sert à justifier le fait que la pédérastie n’est pas laide en soi, mais qu’elle peut être noble si elle respecte certaines règles. On pourrait trouver plusieurs contre-exemples assez forts pour démolir cette idée selon laquelle aucun acte n’est fondamentalement beau ou laid. Par exemple, pourrait-on affirmer que le viol n’est pas laid et mauvais en soi, mais que tout dépend de la façon dont il est fait? Cette thèse de Pausanias semble être typiquement sophistique. Elle sert à justifier n’importe quel acte. En plus, elle est contradictoire. En effet, comment peut- on n’appliquer les épithètes de « beau » et de « laid » qu’à des manières de faire

89 PLATON. Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2001, p. 101

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des actes et non aux actes eux-mêmes ? La manière dont on fait un acte, c’est aussi un acte, susceptible d’être qualifié de bon ou de mauvais, de beau ou de laid.

Il y a d’ailleurs une autre chose qui frappe dans l’argumentation de Pausanias. Bloom le souligne par la question suivante : « One could also ask why Pausanias speaks of noble and base rather than good and bad. »90 En effet, on dirait que Pausanias veut faire admettre la neutralité morale de ses actions, et déplacer le jugement qu’on pourrait en avoir sur le terrain de l’esthétique. Il hésite à parler de bien et de mal. Il est davantage préoccupé par le caractère socialement recevable de ses actions, plutôt que par leur caractère bon ou mauvais. On peut reconnaître à cela qu’il est plus sophiste que philosophe.

Pour faire paraître plus nobles les pratiques sexuelles qu’il préconise, il propose des normes pour encadrer les relations entre les hommes et les jeunes garçons. Mais ces normes (181d), qui devraient selon lui devenir des lois, ne visent pas du tout la protection des jeunes garçons, comme on pourrait le penser. Habituellement, les interdictions, les lois justes devraient protéger ceux qui ont besoin de protection, c’est-à-dire les plus faibles, ceux qui sont vulnérables. Mais Pausanias veut plutôt protéger les amants, c’est-à-dire les plus vieux. En effet, en choisissant des aimés trop jeunes, l’amant risque toujours de faire un mauvais pari (181e), que son aimé tourne mal et le déçoive. Il veut donc une loi qui forcerait une certaine réciprocité de l’aimé envers l’amant. Il y a donc deux objectifs au discours de Pausanias. Tout d’abord, il veut établir la légitimité de la pédérastie dans la cité et ensuite faire en sorte que les jeunes aimés aient plus d’égards envers leurs vieux amants. Il veut faire condamner une sorte de pédérastie au lieu de la voir interdite complètement. Il en dénigre une pour en glorifier une autre91. Mais c’est une tactique rhétorique qui ne leurre pas un philosophe. Entre les deux pédérasties dont il parle, il n’y a qu’une

90 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p.460

91 Ibid., p.462

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différence de degré et non une différence essentielle, puisque les deux supposent des relations sexuelles, corporelles, avec de jeunes garçons.

Résonances actuelles

Pausanias, par ces propositions législatives, expose une vision de la relation amoureuse qui relève du placement, en retour duquel on attend des bénéfices. L’homme mature donne sa sagesse (qui ne lui coûte d’ailleurs pas grand-chose) en retour des faveurs sexuelles accordées par le jeune. Il y a là un marché conclu, une transaction. Mais Pausanias déplore qu’il s’agisse d’un investissement incertain, que les jeunes se révèlent parfois décevants ou infidèles en grandissant. Pausanias est calculateur, soucieux de ne rien dépenser en vain. Son amour n’est pas généreux et donc, ce n’est pas de l’amour du tout.

En mettant ce discours dans la bouche d’un sophiste comme Pausanias et en dévoilant la faiblesse des arguments sur lesquels s’appuie une telle conception d’Éros, Platon nous fait prendre position. Ce discours est une invitation à questionner et critiquer l’amour conçu comme une transaction, dans laquelle les bénéfices ne sont pas toujours bien répartis. À une époque comme la nôtre où les relations prennent souvent la forme de transaction, tel que ne manque pas de le souligner Bauman, présenté plus tôt, les leçons que l’on peut tirer de l’étude du discours de Pausanias sont hautement pertinentes.

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Discours d’Éryximaque : l’amour comme mécanique

En raison de la disposition des convives au Banquet, c’est Aristophane qui aurait dû prendre la parole après Pausanias. « Mais le hasard voulut que, soit parce qu’il avait trop mangé soit pour une autre raison, un hoquet le prît et qu’il ne fût pas capable de parler. »92 (185c) Cet élément dramatique pour le moins inusité est loin d’être insignifiant. Je l’analyserai plus en profondeur au moment de traiter du discours d’Aristophane. Pour l’heure, ce qui est intéressant, c’est le ton qu’il donne au discours d’Éryximaque. En effet, ne pouvant parler, Aristophane passe la parole à Éryximaque, qui est médecin, et lui demande de l’aider à arrêter son hoquet. Avant même de commencer son éloge d’Éros, Éryximaque prend déjà le ton de la prescription médicale, ton qu’il conservera pour son discours.

Les suggestions que le médecin adresse à Aristophane pour le soulager font sourire, surtout lorsqu’on s’imagine Aristophane les mettre en application durant le discours d’Éryximaque. Il l’invite d’abord à retenir son souffle le plus longtemps possible, puis à se gargariser avec de l’eau et ultimement, à se gratter le nez pour susciter l’éternuement (185d-e). Le lecteur doit donc lire le discours d’Éryximaque avec en tête cet arrière-fond tout à fait ridicule d’Aristophane traitant son hoquet par les procédés les plus comiques. Une telle mise en scène ne peut que saper l’autorité de notre spécialiste du corps.

Éryximaque est celui qui proposa de boire modérément au début de la fête (176d) et qui suggéra qu’on renvoie la joueuse de aulόs (176e). Il est quelque peu rabat- joie et semble en avoir contre toute forme d’ivresse ou d’excès. Dans son travail, il gère les fonctions du corps. Il les connaît bien. Bloom le décrit comme suit: « He is the scientific bourgeois with “ a little pleasure by day and a little pleasure by night, but always with an eye toward health.“ This is hardly a ringing endorsement of the sublimity of Eros. »93 La citation qu’utilise Bloom vient d’Ainsi parlait Zarathoustra.

92 PLATON. Le Banquet, tradition de Luc Brisson, Paris, GF Flammarion, 2001, 185c, p.108

93 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p. 474

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Bloom l’associe au dernier homme décrit par Nietzsche. C’est peu flatteur, mais on peut le comprendre du fait qu’Éryximaque produit le discours qui est probablement le plus ennuyeux et le moins poétique de toute la série. Il passe manifestement à côté de quelque chose d’important.

Effectivement, l’Éros dont parle Éryximaque ne semble pas avoir grand-chose à voir avec le sentiment amoureux humain, dont parlent tous les autres interlocuteurs. Peut-être parce qu’il n’y connaît que peu de choses, il quitte ce terrain et se met à parler du rôle de l’Éros dans le cosmos. Il reprend la distinction établie par Pausanias concernant les deux Aphrodites, mais il expose les conséquences de cette distinction sur tous les êtres (186a-b). Il parle donc des applications de cette distinction en médecine, en musique, en astronomie et en divination. « Apparently, he thinks of eros as a cosmic force, an attraction and desire among dissimilar, which brings opposite into agreement and harmony. He tries to define several arts and sciences in terms of eros [...]. »94 L’Éros dont il parle ressemble davantage à une loi de la nature, à un processus nécessaire que les médecins possèdent l’art de contrôler. En effet, la médecine est définie comme la « […] science des opérations de remplissage et d’évacuation du corps que provoque Éros. »95 (186c) Ce discours scientifique est très éloigné de la question du beau et du désir humain. La force du désir est remplacée par celle de l’attraction, la visée du beau par celle de l’équilibre et de la santé.

Comme le souligne Santas dans le passage suivant, ce discours peut aussi être vu comme représentant la tradition mythologique :

Commentators have seen Eryximachus’ speech as representing the tradition, in poetry and pre-Socratic philosophy, of Eros as a cosmic power, a principle of generation and reconciliation of opposites. In Hesiod’s Cosmogony Eros is “an all-powerful cosmic force... fairest among the immortal gods... the power of sexual generations... necessary

94 SANTAS, Gerasimos. Plato and Freud: Two Theories of Love, Basil Blackwell, 1988, p.17

95 PLATON. Le Banquet, tradition de Luc Brisson, Paris, GF Flammarion, 2001, 186c, p.109

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to set on foot the matings and births which are thought of as the sole means of generation of all parts of the universe”.96

Cette description de l’Éros est toutefois problématique. En le rapportant à un phénomène aussi global, on en perd l’essence. On dilue la réalité que les autres discours tentent de cerner dans un concept d’une étendue démesurée. Cela a pour résultat qu’Éryximaque finit par être le seul orateur du Banquet à ne pas présenter l’Éros comme une relation entre humains comportant une dimension sexuelle. Il nous éloigne du sujet en nous entraînant dans les dédales des mécaniques du corps et du cosmos.

La cause finale de cet amour mécanique n’est pas le beau, comme le suggèrera Diotime dans son discours, mais plutôt l’harmonie par la suppression des contraires. Pour appuyer sa thèse, Éryximaque fait référence au fragment suivant d’Héraclite (187a) : « L’unité, dit-il en effet, se constitue en s’opposant elle-même à elle-même, comme c’est le cas pour l’accord de l’arc et celui de la lyre. »97 Ce qu’Héraclite semble dire dans ce fragment, c’est que l’unité est constituée de l’opposition des contraires, que les contraires sont nécessaires à l’harmonie. Toutefois, prétextant qu’Héraclite, surnommé « l’obscur », s’est probablement mal exprimé, Éryximaque réinterprète ses propos en leur faisant dire le contraire, c’est-à-dire que l’accord et l’harmonie naissent de la suppression des contraires.

Or, il n’est vraiment pas raisonnable de dire que l’accord consiste en une opposition ou qu’elle résulte d’une opposition qui continue de subsister. En fait, Héraclite voulait sans doute dire la chose suivante : à partir d’une opposition antérieure entre l’aigu et le grave, un accord se réalise ultérieurement grâce à l’art musical. […] L’accord est consonance, et une consonance est une sorte de conciliation. […] Et de même que tout à l’heure c’était la médecine, c’est à présent la musique qui introduit l’accord entre tous ces termes en produisant l’amour mutuel et la concorde.98 (187a-187c)

96 SANTAS, Gerasimos. Plato and Freud: Two Theories of Love, Basil Blackwell, 1988, p.18

97 PLATON. Le Banquet, tradition de Luc Brisson, Paris, GF Flammarion, 2001, 187a, p.110

98 Ibid., 187a-187c, p.110-111

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L’amour, dans cette optique, est vidé de toute ivresse, si intérieure soit-elle. Cet amour est apaisement de toute tension et de tout désir. La forme d’unité qu’il vise, issue de la suppression des contraires, est comparable à une union qui élimine toute altérité, qui supprime l’autre. À quoi ressemblerait un couple épris d’un tel amour ? À une consonance parfaite où l’identité initiale des individus qui la forment est réduite à néant ?

Si l’amour décrit par Éryximaque est un amour mécanique, c’est parce qu’il le présente comme un phénomène cosmique nécessaire, comme une mécanique céleste et corporelle, comme un phénomène qui est étranger à la liberté humaine et à sa sensibilité esthétique. Sa théorie fait penser à une diététique de l’amour, où l’amour n’est qu’un moyen qui vise la santé, l’apaisement, l’équilibre, l’évacuation des tensions. Cette attitude est très représentative du discours médical de l’époque, tel que nous le révèlent entre autres les traités d’Hippocrate. Voici comment rend compte du discours médical de l’époque sur les aphrodisia (les choses de l’amour) :

C’est dans ce contexte général que l’usage des aphrodisia est réglé en tenant compte des effets qu’ils peuvent produire sur le jeu du chaud et du froid, du sec et de l’humide, […]. Les recommandations qui les concernent se situent en général entre les prescriptions alimentaires, les exercices ou les évacuations.99

Résonances actuelles

Comme le dit si bien Bloom : « Technique takes the place of love. »100 Éryximaque ressemble aux sexologues de magazines populaires qui donnent des trucs pour ressusciter les désirs éteints. Ils y vont avec des conseils techniques, des actes concrets à poser, comme si le désir obéissait à une quelconque mécanique. Mais l’Éros dont parle Platon n’a rien à voir avec ce paradigme matérialiste. La réflexion sur l’Éros semble se restreindre chez Éryximaque à une question de vidange et de remplissage. C’est très mécanique

99 FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité II: L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p.148

100 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p. 473

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et cela semble ne laisser à l’autre que la place d’un objet, d’un moyen d’atteindre un équilibre. Où est la place, dans cette vision de l’amour, pour des notions telles que le respect, l’altérité, la liberté et la bienveillance ? Ce que l’on peut tirer comme leçon de ce discours médical, c’est que l’essence de l’amour n’a rien à voir avec une technique que l’on peut contrôler comme nous tentons de le faire aujourd’hui, entre autres par la pharmacologie. Nous inventons des pilules pour éveiller le désir sexuel. Pour qui ? Pour quoi ? Une civilisation qui se comporte ainsi peut-elle vraiment prétendre comprendre quoi que ce soit au désir ?

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Discours d’Aristophane : l’amour comme nostalgie de la fusion (ou comme recherche de sa maman)

Le discours d’Aristophane est probablement l’extrait du Banquet qui a le plus marqué l’imaginaire et qui a été le plus retenu dans l’histoire de la pensée occidentale. Au contraire des discours précédents, il ne s’agit pas d’un discours d’érudit pompeux, mais plutôt d’une histoire, d’un mythe, qui rend étonnamment bien compte de l’expérience de la passion amoureuse. Lorsqu’on le lit, on y reconnaît une expérience humaine universelle, même s’il a été écrit il y a environ 2500 ans. Ce discours véhicule, en des termes différents, l’idée fantasmatique que nous appelons aujourd’hui « l’âme sœur ». Aristophane invente une explication mythologique qui vient justifier la quête d’une «douce moitié» à laquelle certaines personnes vont consacrer leur vie entière, malgré l’inévitable enchaînement de déceptions qui en découle. Ce rêve de trouver «l’âme sœur» semble être le dernier rempart fragile auquel s’accrochent, du fond de leur solitude, les chevaliers occidentaux de l’amour-passion. L’univers fantasmatique qu’il nourrit crée une diversion de l’ennui, mais il s’agit d’une diversion qui nous maintient en nous-mêmes et débouche rarement sur une voie d’expression qui convienne à la nature de l’Éros. Quoiqu’il en soit, voici d’abord un petit résumé de la fable qu’il nous propose.

Résumé

Tout d’abord, Aristophane présente l’Éros comme un Dieu et, plus précisément, comme un grand guérisseur de l’humanité. « Parmi les dieux en effet, nul n’est mieux disposé à l’égard des humains : il vient à leur secours, il est leur médecin, les guérissant de maux dont la guérison constitue le bonheur le plus grand pour le genre humain. »101 (189d) Cette vision de l’amour est encore aujourd’hui très actuelle. Elle nourrit l’espoir que l’amour nous rendra heureux et qu’il est possible de sortir de l’ennui simplement par la rencontre de la personne qui convient, qui existe certainement quelque part pour nous.

101 PLATON. Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2001, 189d, p.114

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Ensuite, Aristophane nous projette dans un passé lointain en faisant remonter à l’origine même de la naissance de l’humanité, l’apparition de l’amour. Il explique qu’au tout début, les ancêtres des humains ressemblaient à des sphères munies de tous les membres que nous avons aujourd’hui, mais en double. Rejetons des astres (le Soleil, la Lune et la Terre), ces êtres étaient beaucoup plus puissants que les humains actuels. On en comptait trois types distincts : ceux qui avaient deux sexes mâles, ceux qui avaient deux sexes féminins et ceux qui avaient les deux sexes, que l’on appelait les androgynes.

Toutefois, à cause de leur grande force, de leur vigueur et de leur orgueil immense, ils entreprirent de défier les dieux, qui les punirent en les coupant en deux morceaux, « […] comme on coupe les œufs avec un crin. »102 (190 e) C’est à partir de ce moment, de cette séparation initiale qui marque la naissance des humains que nous sommes aujourd’hui, que l’amour serait né. Affaiblis et en manque de leur unité originelle qui les rendait si puissants, les petites moitiés esseulées se mirent à chercher leur moitié perdue et à l’étreindre avec tant d’ardeur qu’ils en oubliaient de se nourrir et de travailler à leur survie. Cette étreinte aussi puissante que mortelle causée par l’amour dut toutefois être modérée pour éviter la disparition des humains et du culte qu’ils rendaient aux dieux. Zeus décida donc de ramener vers l’avant l’organe sexuel des humains, qu’ils avaient avant dans le bas du dos. Ainsi, il rendait possible la copulation lors de leur étreinte, ce qui eut pour résultat de rassasier leur soif, de les calmer momentanément et de leur permettre de retourner à leurs autres préoccupations de l’existence. Voici pour le résumé de l’histoire. Maintenant, analysons tout ce qui s’y dissimule.

La cause de l’amour : la perte de l’union originelle

La théorie de l’amour élaborée par le psychanalyste et philosophe Erich Fromm dans L’art d’aimer ressemble en plusieurs points au discours d’Aristophane. Les

102 Ibid. p.116

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deux associent l’origine de l’amour à une séparation insupportable pour laquelle l’amour serait la seule solution, le seul remède.

En effet, selon Fromm, l’humain commence son existence dans un état d’unité qu’il perd et cherche à retrouver toute sa vie. L’état dans lequel le jette cette perte de l’unité originelle s’appelle l’angoisse de séparation. Fromm pense que cette angoisse, qui constitue une expérience universelle, ne peut conduire qu’à la folie si on ne tente pas de la solutionner par une nouvelle forme d’union, dont le sommet est « […] l’accomplissement de l’union interpersonnelle, […] la fusion avec une autre personne, dans l’amour. »103 On peut facilement voir ici le parallèle entre la vision de Fromm et le récit d’Aristophane. Les humains, coupés en deux, séparés, arrachés à leur unité primordiale, sont désemparés et cherchent avidement à retrouver cette fusion par le biais de l’union interpersonnelle.

Fromm explique que « [de] par sa naissance, l’homme, entendez la race humaine aussi bien que l’individu, est expulsé d’une situation qui était déterminée, aussi déterminée que les instincts, dans une situation qui est indéterminée, incertaine et ouverte. »104 Pour la race humaine, l’union perdue est celle qui le fondait dans la nature. Cet arrachement correspond au moment où l’humain a cessé d’obéir à ses instincts et s’est mis à suivre d’autres désirs que ceux que la nature lui indiquait. Comme le fait remarquer Fromm, le récit de la Genèse chrétienne illustre symboliquement très bien cette séparation. En effet, Adam et Ève, dans le paradis perdu, vivaient nus comme des animaux en suivant les commandements de Dieu, que l’on peut ici comparer aux instincts. Leur désobéissance, acte de liberté fondateur de l’humanité, les expulse à jamais de cette union avec la nature et leur fait prendre conscience de leur séparation.

Après avoir mangé de l’«arbre de la connaissance du bien et du mal», après avoir désobéi (il n’y a ni bien ni mal à moins qu’il y ait liberté de désobéir), après être devenus humains et s’étant affranchis de l’harmonie animale originelle avec la nature, c’est-à-dire après leur

103 FROMM, Erich. L’art d’aimer, Paris, Éditions de l’Épi, 1968, p.34

104 Ibid., p.23-24

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naissance comme être humain – ils virent « qu’ils étaient nus – et ils eurent honte. »105

Comme dans l’histoire d’Aristophane, la séparation provient d’une punition divine. Et dans les deux cas, la séparation jette l’humain dans le manque pour toujours. En effet, comparativement à l’abondance que procurait le paradis perdu, où l’homme et la femme comblaient tous leurs besoins sans effort, c’est plutôt dans l’état de pénurie que les a jetés leur impudence.

À l’échelle de la vie individuelle maintenant, comment se vit cette séparation que relaient en symbole tant de nos mythes ? Fromm nous met sur la piste : la naissance, bien sûr. En effet, l’existence intra-utérine du petit humain ressemble à s’y méprendre au paradis perdu et à toutes les formes que prennent cette fameuse union primordiale suscitant tant de nostalgie. Il s’agit d’un univers ultra déterminé, dans lequel tous les besoins naturels de l’enfant sont comblés sans qu’il n’ait à fournir d’effort. Il fait en quelque sorte partie de sa mère. Leur union est littéralement fusionnelle, même leurs corps sont attachés ensemble par le cordon ombilical. Et la coupure effectuée par Zeus dans le mythe... elle ressemble à la naissance humaine elle aussi. L’enfant se voit coupé de sa mère. On coupe le cordon ombilical. Et le nombril est la cicatrice qui nous reste de cette union antérieure, comme dans le mythe. L’analogie est parfaite.

On peut s’imaginer facilement que pour le fœtus, qui n’a jamais connu autre chose que cet état de dépendance totale et qui ignore le manque, la naissance doit constituer tout un traumatisme. Il est littéralement expulsé par le corps de sa mère, d’un « paradis » où il ne pourra jamais retourner, comme celui de la Bible qui est gardé par des chérubins tenant des épées « flamboyantes et tourbillonnantes »106. Cette séparation de la mère est une expérience universelle qui commence

105 Ibid., p.24-25

106 La Bible expliquée: Ancien et Nouveau Testaments. Société biblique canadienne, 2004, Genèse : 3 : 24, p.8

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drastiquement à la naissance, mais qui ne se complète que graduellement avec le développement de l’autonomie de l’enfant.

Fromm fait de l’angoisse qui découle de cette séparation la cause même de l’élan amoureux, qui n’est, comme chez Aristophane, qu’une tentative de retrouver sous une forme substitutive cette unité perdue. Cette vision de l’amour est empreinte de nostalgie, d’une nostalgie profonde d’un passé à jamais inaccessible et dont la fusion avec l’autre ne peut être qu’un pâle substitut. C’est la nostalgie de la fusion maternelle, la nostalgie de sa maman. L’individu qui est mû par cet amour fait preuve à mon sens d’une certaine lâcheté existentielle. En effet, face à la difficulté de faire face à l’autonomie et à la solitude inhérente à l’existence humaine, cet individu cherche dans l’amour à s’en remettre à un autre, à redevenir cet enfant dont on prend soin, à qui l’on offre un rempart rassurant à l’existence en marge du monde des adultes. C’est un amour infantile, immature, qui met l’autre dans une drôle de position. On lui demande de recréer l’impossible, ce qui ne peut mener qu’à la déception.

Les dangers de la fusion : négation de l’autre, possession et narcissisme

Le défi, l’attraction, la séduction de l’Autre rallongent intolérablement toute distance, pour réduite et minuscule qu’elle soit. L’ouverture semble un précipice. La fusion ou la conquête semblent les seuls remèdes au tourment résultant. Et la frontière est bien mince, par trop facile à négliger, entre une douce caresse et une rude empoignade. Éros ne peut être fidèle à lui-même sans pratiquer la première, mais il ne peut la pratiquer sans risquer la seconde. Éros incite à tendre une main vers l’autre – mais une main qui peut caresser peut tout aussi bien agripper et comprimer.107

Le désir de fusion comporte effectivement des dangers. Rechercher à surmonter la solitude de son individualité par la fusion, c’est aussi sacrifier son individualité… et celle de l’autre.

Éros, insiste Lévinas, diffère de la possession et du pouvoir ; ce n’est ni une bataille ni une fusion – pas plus qu’une connaissance. Éros est « la

107 BAUMAN, Zygmunt. L’amour liquide, Paris, Fayard, 2010, p.18

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relation avec l’altérité, avec le mystère, c’est-à-dire avec l’avenir, avec ce qui dans un monde, où tout est là, n’est jamais là…» «Le pathétique de l’amour consiste dans une dualité insurmontable des êtres.»108 Tenter de surmonter cette dualité, de dompter l’incontrôlable et de domestiquer le déchaîné, de rendre prévisible l’inconnaissable et d’enchaîner le nomade – toutes ces choses sonnent le glas de l’amour. Éros ne survivra pas à la dualité. En ce qui concerne l’amour, possession, pouvoir, fusion et désenchantement sont les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse.109

Autrement dit, la fusion tue l’amour puisqu’elle tue la dualité qui le constitue. L’amour exige une retenue, une distance, une tension, dont la fusion n’est que l’abandon. La fusion est donc plutôt la capitulation de l’Éros, son écrasement, sa mort. Il est étonnant de voir à quel point notre culture met cet écrasement de l’Éros sur un piédestal. C’est comme si la plupart des comédies romantiques que nous proposent les cinémas faisaient l’éloge du déclin du désir, comme s’ils nous proposaient un remède au désir. Le désir semble être vécu comme un insupportable que l’on veut neutraliser, endormir à jamais dans un «bonheur» tranquille.

Bloom, d’ailleurs, doute fortement que cette quête d’une moitié perdue soit le véritable Éros : « But the longing for the lost half is not identical with Eros. It was simply the result of separating a whole into two parts, a condition akin, to such experiences as losing a limb. In such cases we are no longer wholly ourselves, and we lament. We love the part of ourselves that is missing. We love our own. »110

La quête de fusion est donc aussi une épopée narcissique. En effet, la quête de « l’âme sœur », de ma moitié, suppose qu’il ne s’agit pas de n’importe qui. Si, ensemble, nous ne formons qu’un, c’est que l’autre est une partie de moi. La moitié que je recherche, même si je la pense autre, c’est moi. Ce n’est pas de l’amour d’un autre. C’est l’amour d’un autre comme simulacre prothétique de nous-mêmes. C’est un amour narcissique, de soi à soi, dont l’autre est le leurre. La même méprise arrive à Narcisse qui tombe amoureux de son reflet dans l’eau, pensant qu’il s’agit là d’un

108 LÉVINAS, Emmanuel. Le Temps et l’Autre, Paris, P.U.F. 1994, p.78

109 BAUMAN, Zygmunt. L’amour liquide, Paris, Fayard, 2010, p.17-18

110 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p.480-481

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autre. Ce n’est pas de lui qu’il s’éprend, mais plutôt d’un fantasme, de son fantasme. Et ce fantasme, personne n’y correspond dans la réalité. Le temps que l’amoureux s’en rende compte, le voilà condamné à l’éternel retour de l’ennui. D’ailleurs, la mort des moitiés, qui s’étreignent jusqu’à s’en laisser mourir de faim, ressemble beaucoup à l’histoire de Narcisse, telle que racontée par Ovide. Tellement absorbé par la contemplation de son image, qu’il méprend d’abord pour un autre, il en meurt de faim et de soif.

Dans ce narcissisme de l’amour des moitiés, il y a aussi cette notion de possession de l’autre. Il s’agit de ma moitié. Nous formons une unité, un couple. Il y a là assimilation, possession, contrôle. Cette tentative de possession ne peut qu’éteindre le désir en tentant de combler l’abysse du manque. Toutefois, cette possession est complètement illusoire. Nous ne possédons rien au fond, ou du moins pas grand-chose. Nous ne possédons que ce qui ne peut nous être enlevé. Et l’autre peut nous être enlevé à tout moment.

« Eventually, there are no true other halves. The result is that men continue the quest, but it is hopeless. »111

Le sexe comme éteignoir du désir

« L’orgasme devint cet oubli de soi éphémère dans le souvenir permanent de l’incomplétude qui nous afflige. Un moment de suspension extatique et vital. »112 Il est étonnant de constater la fonction que le mythe d’Aristophane réserve à la sexualité. En effet, la façon dont il présente les choses nous force à conclure que l’Éros n’a pas du tout pour but la sexualité. Ce qui motive l’Éros selon cette histoire, c’est exclusivement la nostalgie de la fusion perdue et de la puissance qu’elle apportait. L’Éros vise le désir d’oublier notre individualité, de la fondre dans un tout

111 Ibid., p.481

112 LANCELIN, Aude et Marie Lemonnier. Les philosophes et l’amour, Paris, PLON, 2008, p.19

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qui l’effacerait, mais il ne vise pas le sexe. L’amour existait avant le sexe, comme en témoigne ce passage :

Quand donc l’humain primitif eut été dédoublé par cette coupure, chaque morceau, regrettant sa moitié, tentait de s’unir de nouveau à elle. Et, passant leurs bras autour l’un de l’autre, ils s’enlaçaient mutuellement, parce qu’ils désiraient se confondre en un même être, et ils finissaient par mourir de faim et de l’inaction causée par leur refus de rien faire l’un sans l’autre.113 (191 a-b)

Dans ce tableau dépeint par le poète, Éros et Thanatos sont liés. Éros mène à la mort, puisqu’il détourne l’humain de ses besoins naturels. Éros les éclipse, nous les fait oublier. Étant donné qu’il nous détourne des impératifs biologiques de la vie. Il est étonnant qu’Aristophane le présente comme un remède pour l’humanité. Ce n’est qu’avec l’arrivée du sexe, dans l’histoire, qu’un contrepoids est imposé à Éros pour permettre la survie. Lorsque Zeus ramena vers l’avant les organes sexuels pour qu’il y ait copulation lors de l’étreinte des humains, il avait deux buts :

Si, dans l’accouplement, un homme rencontrait une femme, il y aurait génération et l’espèce se perpétuerait; en revanche, si un homme tombait sur un homme, les deux êtres trouveraient de toute façon la satiété dans leur rapport, ils se calmeraient, ils se tourneraient vers l’action et ils se préoccuperaient d’autre chose dans l’existence.114 (191c)

Donc, les buts du sexe sont complètement différents, voire opposés, à ceux de l’Éros. Le sexe vise la procréation et la satiété, soit la fin ou la suspension momentanée de l’emprise du désir. Le sexe est présenté donc comme un éteignoir du désir bien plus que comme sa fin ultime ou son lieu de réalisation par excellence.

Selon le commentaire de Luc Brisson, l’acte sexuel est présenté dans le récit d’Aristophane comme un mode d’union qui permet une saine distance entre les individus, ce qui les rend capables de vaquer à leurs occupations quotidiennes et de survivre115. Il est tout de même étrange toutefois que, dans cette conception de

113 PLATON. Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2001, p.116-117

114 Ibid., p.117

115 Ibid., p45

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la sexualité, l’acte sexuel éloigne plus qu’il ne rapproche. La satisfaction éphémère qu’il engendre fait qu’on peut, momentanément, ne plus avoir besoin de l’autre. Cette forme d’union sexuelle me semble plutôt instrumentale. L’autre sert d’objet de satisfaction momentané qui permet de surpasser la nostalgie de la séparation originaire. D’un point de vue psychanalytique, on dirait ici que l’autre est un objet de substitution, qui vient remplacer la perte de la satisfaction totale que procurait l’union utérine avec la mère. Mais cette façon d’oublier ce mal momentanément est aussi une façon de ne pas le surmonter réellement et d’y être à jamais asservi. La sexualité doit-elle être réduite à cela ? N’y a-t-il pas quelque chose au-delà de cette simple recherche de détente momentanée du désir ?

La promotion d’une telle vision de l’amour et de la sexualité m’apparaît être un bon mécanisme de contrôle social, puisqu’elle maintient dans la servitude et la puérilité des individus à qui il sera toujours possible de vendre des remèdes, des solutions temporaires. N’y a-t-il pas un horizon pour l’amour au-delà de cette quête nostalgique d’apaisement du désir ? Au-delà de cette servitude et de cette instrumentalisation de l’autre ? Espérons-le.

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L’Éros d’Aristophane résulte-t-il d’un assujettissement du désir ?

Que signifie la coupure que Zeus effectue auprès de nos ancêtres sphériques ? Cet événement, qui est la cause de l’apparition du désir de fusion interpersonnelle qu’Aristophane identifie à l’Éros, peut avoir également une signification politique. Voici l’interprétation que propose Bloom à ce sujet:

I might suggest that what Aristophanes means by the cut is man’s necessary subjection to the nomoi of the family and the city, which wounds his bodily and intellectual freedom. His eroticism untamed, is that longing for nature as opposed to what the nomoi demand.116

La coupure, infligée par les dieux, est une forme de castration. Bloom affirme qu’elle symbolise la nécessaire soumission des désirs humains aux lois de la cité, aux lois du groupe. Cette répression pulsionnelle inhérente à toute civilisation, bien décrite par Freud dans Le malaise dans la culture, engendre effectivement une grande frustration chez l’individu. « […] [Il] est impossible de ne pas voir dans quelle mesure la culture est édifiée sur du renoncement pulsionnel, à quel point elle présuppose précisément la non-satisfaction (répression, refoulement et quoi d’autre encore?) de puissantes pulsions. »117 Il est tout à fait sensé de comparer la coupure de Zeus à cette répression pulsionnelle obligée par toute civilisation. La satisfaction de tous nos désirs à l’état brut causerait la mort du groupe, elle l’empêcherait de fonctionner. Par contre, la répression de nos désirs cause en chaque humain un manque profond, une insatisfaction qui ne s’en va pas toute seule. Est-ce de ce manque, de cette perte, que naît l’Éros ? C’est ce que l’histoire d’Aristophane semble suggérer.

Toutefois, là où Bloom se trompe selon moi, c’est lorsqu’il affirme ceci : « His eroticism untamed, is that longing for nature as opposed to what the nomoi demand. »118 En effet, il associe l’Éros tel que conçu par Aristophane comme une force rebelle s’opposant à ce que la culture demande en termes de refoulement.

116 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p.481-482

117 FREUD, Sigmund. Le malaise dans la culture, Paris, P.U.F., 1995, p.41

118 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p.481-482

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Toutefois, rien n’est moins sûr. Cet Éros comme manque ou recherche d’une autre moitié que l’on instrumentalise pour apaiser momentanément son désir est plutôt complice de la répression culturelle des désirs. C’est un Éros qui est complice de l’oppression parce qu’il rend tolérable la sujétion aux nomoi et la renforce. C’est un baume qui est toujours à refaire sur une plaie qui ne se referme jamais. Bloom se reprend toutefois en affirmant aussi ceci :

One of the defects of Aristophanes’ presentation is a certain downplaying or even forgetting of death and its meaning for erotic attachments. These couples, holding on to each other, wanting to be in this position forever, delude themselves because they better than anyone are aware of the truth about nature. They are both sad and ridiculous. This Aristophanes most beautifully depicts. [...] Somehow Eros, as understood by Aristophanes, is a gift of the Olympian gods for the enjoyment of men who live obediently under their rule.119

Encore ici, la question de la liberté est soulevée. Il s’agit d’un amour qui va de pair avec la sujétion aux dieux et à leurs lois. On verra plus tard, dans sa relation avec Alcibiade, que Socrate n’a que faire de cette petite jouissance d’assujetti. Il ne vénère pas les dieux Olympiens120. Il le paiera d’ailleurs de sa vie. Socrate n’est pas intéressé par ce que lui offrent les dieux pour obtenir sa vénération. Il vise plus haut. Il vise le Beau. « Aristophanes will not be put to death by those gods or their worshipers, while Socrates will. Aristophanes has taken the safer course, but perhaps he might envy Socrates’ greater self-sufficiency and his willingness to follow Eros wherever it leads. »121

En résumé, on peut dire que l’Éros de Socrate est libre, tandis que celui d’Aristophane est un amour soumis.

119 Ibid., p.483 (Notre mise en évidence.)

120 Dans l’Apologie de Socrate, où il est accusé d’impiété à l’égard des dieux de la cité, les dieux Olympiens, il reconnaît toutefois l’existence des daîmon, qui sont des êtres intermédiaires entre les mortels et les immortels, des fils des Dieux. (26a-28a)

121 Ibid., p.484

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Pourquoi mettre ce discours dans la bouche d’Aristophane ?

Comme je l’ai mentionné plus tôt, la forme littéraire du Banquet en dit certainement aussi long que le contenu manifeste des dialogues sur la pensée de Platon en regard de l’Éros. Elle mérite donc tout autant d’être analysée. Que signifie alors le fait d’avoir mis ce discours dans la bouche d’Aristophane ?

Aristophane est le poète comique le plus connu de la Grèce antique. Ayant vécu environ entre -445 et -380, il est donc le contemporain de Socrate. Dans l’Apologie de Socrate, il est présenté comme un de ses plus anciens calomniateurs, pour l’avoir dépeint comme un sophiste dans sa pièce Les Nuées, écrite en -423, soit 7 ans avant la date dramatique du Banquet 122. En effet, Aristophane était de tendance plutôt aristocratique et dénonçait haut et fort les démagogues qui tiraient les ficelles d’une démocratie athénienne qu’il jugeait décadente123. À cause de son esprit très conservateur et attaché à l’ordre passé, il pourfendait de la même façon Socrate et les sophistes, qu’il jugeait de la même espèce, estimant qu’ils étaient responsables d’une certaine dégradation des mœurs.124 À cause de ses attaques envers Socrate, la tradition lui a attribué une part de responsabilité dans la condamnation à mort de Socrate. On peut penser que même si Aristophane et Platon étaient en accord sur plusieurs points, comme la critique des démagogues et de la démocratie, ce dernier ait pu en vouloir à Aristophane.

Il serait donc très improbable que Platon ait mis dans la bouche d’Aristophane le discours qu’il jugeait le plus vrai au sujet de l’amour. Bien que ce discours soit racoleur et de nature à plaire aux masses, comme les comédies d’Aristophane, le fait de l’attribuer à un comique est en soi une critique. Lacan abonde dans ce sens

122 Selon les notes et commentaires de Luc Brisson, tirés de : PLATON. Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2001, p.23

123 DEFRADAS, Jean. « ARISTOPHANE (~445-~380) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 17 juillet 2013. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/aristophane/

124 Ibid.

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en disant qu’« Aristophane, pour lui, n’est pas autre chose. Un poète comique, pour lui, c’est un pitre. »125

L’amour-fusion que présente Aristophane est donc à comprendre comme une farce, c’est-à-dire une « […] pièce comique qui présente des situations et des personnages ridicules où règnent tromperie, équivoques, ruses, mystifications. »126 En effet, il est fort probable que pour Platon, les histoires d’amour qui s’apparentent à ce que décrit Aristophane soient des bouffonneries, dont seul rend bien compte un bouffon comme Aristophane. Le portrait de l’amour qu’il nous dépeint est plutôt une sorte de réfutation par l’absurde de notre désir comme fusion. Ce serait l’équivalent de dire qu’une telle conception de l’amour ne pourrait tenir qu’avec une explication des plus farfelues et donc, des plus improbables.

Résonances actuelles

Le discours d’Aristophane est celui dans lequel le lecteur d’aujourd’hui peut le plus reconnaître son expérience. La façon dont il décrit le manque, l’insupportable solitude qui pousse les humains les uns vers les autres dans un élan fusionnel aussi magique qu’éphémère, est l’objet d’une proportion étonnante de films produits chaque année. Le public en redemande et veut revivre à l’infini, par personnes interposées, l’épiphanie qui semble accompagner chaque début de rencontre amoureuse. Cette passion, aussi impossible à recréer volontairement qu’à prévoir ou à retenir, est vue par l’humain moderne comme le seul remède à l’angoisse et l’incertitude auxquels nous confine l’existence.

Mais cet amour nostalgique, comme le révèle l’analyse que je viens de faire subir à cette histoire, ne nous met que de façon illusoire sur le chemin qui mène vers l’autre. L’autre, dans cette quête de fusion, n’est qu’un mirage qui nous pousse à nous enfoncer encore davantage dans le désert, dans l’insupportable ennui de l’isolement

125 LACAN, Jacques. Le Séminaire livre VIII : le transfert, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 108

126 PICKFORD, Cedric E. « FARCE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 17 juillet 2013. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/farce/

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à l’intérieur de nous-mêmes. L’amour décrit par Aristophane, c’est celui que trace pour nous la société, qui nous éloigne des autres, nous déçoit et finit par éteindre notre Éros, notre désir véritablement humain.

Par chance, il y a d’autres voies pour l’Éros que celle du mythe d’Aristophane et de l’amour-passion. La suite du Banquet nous mettra sur d’autres pistes.

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Le discours d’Agathon: l’amour «kitsch»

Agathon, celui dont on célèbre la victoire au concours de tragédie lors du Banquet, est appelé à livrer son discours juste avant Socrate. Son discours est attendu, puisqu’il est la vedette du jour. L’auditoire s’attend à être ému, touché, bouleversé, transporté par la virtuosité de son éloge. Il est jeune, beau, populaire, talentueux : c’est la saveur du jour.

Ce jeune poète tragique, dont aucune œuvre n’est parvenue jusqu’à nous, est dépeint par Aristophane comme un être efféminé, pouvant passer facilement pour une femme dans les Thesmophories127. Il est l’aimé de Pausanias, qui est de beaucoup son aîné. C’est aussi un élève du célèbre sophiste Gorgias, duquel il empruntera le style lors de son éloge128. Connaissant l’opinion que Platon avait des poètes et des sophistes, le discours d’Agathon est à l’avance suspect. On peut s’attendre à ce qu’il ne soit pas tout à fait au service de la vérité.

Un éloge dithyrambique

Évitant de justesse, grâce à l’intervention de Phèdre, de se faire entraîner par Socrate dans une discussion dont on peut présumer qu’elle dévoilerait son ignorance devant tout le monde, Agathon commence son éloge en affirmant qu’Éros est à la fois le plus beau et donc le plus jeune des dieux, puisque selon lui, la beauté fuit la vieillesse. Il s’oppose ainsi au discours de Phèdre, plus traditionnel, qui valorisait Éros justement en lui attribuant la plus grande ancienneté. Éros est donc par nature beau, jeune, mais aussi «délicat» et «ondoyant» (196a), ce qui le rend gracieux. Il est aussi vertueux. Il « ne commet ni ne subit d’injustice »129 (196b) et est étranger à toute violence. Par surcroît, Agathon lui accole même la vertu de la

127 Selon les notes et commentaires de Luc Brisson, tirés de : PLATON. Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2001, p.24. 128 Ibid., p.25

129 PLATON. Le Banquet, tiré de Oeuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, p.129

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modération et du courage. Un Éros juste, non-violent et modéré… Décidément, il est difficile à croire qu’il est encore en train de parler du désir.

Un Éros confondu avec son objet

Dans son Éloge de Socrate, Pierre Hadot affirme du discours d’Agathon qu’« [il] a confondu l’amour avec son objet, c’est-à-dire avec l’aimé. Mais pour Socrate, l’Amour est amant. »130 En effet, l’Éros dépeint par Agathon possède pratiquement toutes les qualités désirables possibles. Cet Éros est désirable plutôt que désirant. À l’entendre, Agathon semble amoureux de l’amour lui-même. C’est un amour kitsch. Le kitsch, au sens où l’entend Milan Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être, est défini comme «la négation de la merde»131. Cette négation, c’est ce regard porté sur la réalité qui lui fait perdre toute sa vérité en faisant abstraction des difficultés, des souffrances et de ce qu’elle contient de laideur. L’Éros d’Agathon est un Éros idéalisé, décanté de tout trouble, de toute frustration, de toute tension, de toute violence. C’est un amour rose bonbon, sans effets secondaires, sans dommage collatéraux. Un amour ouateux, « […] père de la Mollesse, de la Délicatesse, de la Volupté, des Grâces, de la Passion, du Désir, […] ».132 Il crée l’harmonie et apaise les tensions. Il comble et chasse le manque. Cet Éros est presque l’antithèse de celui que décrira Socrate plus tard.

Éléments nouveaux

Comme tous les discours précédents, celui d’Agathon, malgré ses égarements, apporte des éléments nouveaux et vrais du point de vue platonicien que l’on retrouvera d’une certaine façon dans le discours de Socrate. En effet, il est le premier à introduire la question de la beauté dans son éloge d’Éros. Il fait erreur en

130 HADOT, Pierre. Éloge de Socrate, Paris, Éditions Allia, 1998, p.46

131 KUNDERA, M. L'insoutenable légèreté de l'être, Paris, Gallimard, 1984, p. 311-312

132 PLATON. Le Banquet, tiré de Oeuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, p.130

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l’attribuant à la nature d’Éros, mais il met la table pour que Socrate dévoile le véritable rôle du Beau dans le dynamisme du désir.

L’autre élément nouveau que contient le discours d’Agathon, est le fait qu’Éros est poète et qu’il rend poètes ceux qu’il visite. Agathon le place comme la source de toutes les grandes créations et les grandes découvertes. Cette dimension créatrice de l’élan érotique est tout à fait en phase avec le discours que livrera Socrate qui identifiera la procréation dans la beauté comme étant la finalité même du désir.

L’échec d’Agathon

Le défaut fondamental du discours d’Agathon est qu’il échoue à rendre compte du désir. Il n’arrive pas à expliquer l’origine de ce dynamisme fondamental.

The element of longing in love, on which Aristophanes concentrates so poignantly, is absent. Men may love love, but love does not love. Agathon’s Eros is in its way unerotic too and tells us almost nothing about the desires that Aristophanes explains so well.133

Son discours explique bien pourquoi on pourrait vouloir le beau, mais pas pourquoi l’Éros lui-même recherche le beau. S’il est beau lui-même, pourquoi recherche-t-il la beauté ? Agathon est dans une entreprise de séduction. Il veut que son discours plaise, il veut enivrer son auditoire, mais la vision qu’il nous propose nous mène sur une fausse piste, ce que ne manquera pas de souligner Socrate.

Résonances actuelles

L’Occident d’aujourd’hui a aussi ses variantes du discours kitsch sur l’amour. L’histoire d’amour conjugal idéalisée qui constitue la trame de fond de plusieurs films à succès chaque année est présentée comme la solution ultime et suffisante à l’ennui et à la solitude de l’être humain d’aujourd’hui. Cette vision de l’amour kitsch est parfaitement en phase avec l’amour-passion dont parle Denis de Rougemont. On rêve de cet amour parfait, si enlevant qu’il nous ferait oublier les difficultés d’une

133 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p.490

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véritable rencontre avec l’autre. Cet amour est voulu, idolâtré. On veut se le faire raconter de mille et une façons, on veut s’y projeter, entretenir l’espoir d’être un jour pris par lui, emporté, sorti de notre réalité plate, sorti de l’impasse où notre désir tourne en rond comme un lion en cage.

Le problème avec cette façon d’envisager l’amour, c’est qu’elle nous place dans une position passive. On attend qu’il nous submerge. De plus, comme peu de choses dans la réalité sont susceptibles de ressembler à l’amour idéalisé, on l’attend longtemps. Et quand on attend, on n’apprend pas. On ne crée rien. On se pose en spectateur du désir dans le stationnement de l’ennui.

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Discours de Diotime : l’ascension du désir

Contexte

Si le Banquet est un récit dans un récit, le discours de Diotime, relayé par Socrate, est un discours dans un discours. C’est une mise en abyme dans une mise en abyme. Lorsque Platon joue ainsi avec la forme d’une œuvre, c’est pour dire quelque chose qui ne se dirait pas mieux autrement. Alors, pourquoi Socrate, plutôt que de livrer son discours tant attendu, tant désiré, décide-t-il de transmettre le discours que lui avait livré Diotime dans le passé ? Au-delà des faux prétextes teintés d’ironie que suggère le texte – Socrate se sentirait incapable de livrer un éloge aussi beau que celui des autres convives – on peut y deviner une signification plus profonde.

D’abord, Socrate affirme que c’est de Diotime qu’il a appris ce qu’il sait au sujet d’Éros (201 d). Au contraire des orateurs précédents qui se présentaient comme des experts en la matière, source de leur propre sagesse, Socrate donne à l’autre, Diotime, une place essentielle dans son apprentissage. Il s’agit à mon avis d’une façon de dire que c’est par l’autre que l’on apprend ce qu’est l’amour. Il y a là une sagesse qui ne s’acquiert pas seul. Même si la théorie de l’amour présentée dans le discours de Diotime semble presque évacuer la notion du partenaire amoureux, du couple, c’est dans la forme du récit que l’on peut deviner quel est le rôle et la place de l’autre dans ce dynamisme du désir.

Diotime, l’autre par excellence

Dans Le Banquet, elle est cet autre (qui montre la voie à suivre en matière d’amour), ce que symbolise sa quadruple étrangeté : elle n’assiste pas au banquet, c’est une femme, une prêtresse, elle vient de Mantinée. Absente, elle surgit dans le discours de Socrate et arrête leurs faux hommages. Femme, elle interdit qu’ils se satisfassent dans leurs habitudes homosexuelles, en évoquant devant eux le registre inattendu de la procréation et de l’enfantement. De la ville des devins, elle tient son vocabulaire et son savoir, elle dévoile la nature démonique de l’amour et incite chacun à l’initiation. Prêtresse de cet étrange culte à mystères, elle permet de suggérer que l’intelligible transcende le sensible et que la

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continuité de la gradation doit laisser place à la discontinuité de la révélation.134

Bref, Diotime est l’autre absolu dans ce Banquet d’hommes du gratin de la société athénienne. Extérieure à la fête, elle joue ce rôle de l’autre qui oblige à sortir de soi à et se remettre en question. La scala amoris qu’elle présente invite à quitter l’immédiateté de notre rapport au désir pour l’élever. Mais cette élévation nécessite un changement de notre rapport à l’objet du désir. C’est un constat critique et confrontant qui vient dire aux convives rassemblés qu’au fond, leur désir stagne aux échelons inférieurs de la beauté. Eux qui se trouvent mutuellement si sages et si splendides se font soudainement renvoyer d’eux-mêmes l’image de novices satisfaits et naïfs. C’est un dur coup porté à l’égo, le genre de coup, si essentiel dans la quête de la sagesse, qui ne peut venir que de l’autre.

Thèses du discours

Juste avant de rapporter le discours de Diotime, Socrate entreprend un bref dialogue avec Agathon, qui le mène à établir les thèses suivantes : 1- Éros est Éros de quelque chose, 2- Éros désire ce dont il manque et 3- Éros désire le beau.

Un virage important est opéré dans ce dialogue par rapport aux éloges précédents. Au lieu de poser Éros comme étant cette chose belle et hautement désirable, on dévoile un Éros désirant le beau et donc, manquant lui-même de beauté. On passe des belles paroles aux paroles vraies, du kitsch idéalisé à la réalité concrète, avec tout ce qu’elle peut comporter de coches mal taillées et de conséquences pénibles. Éros amorce une descente de son piédestal. Dans le discours de Diotime, il passera de divinité à démon, qui est un intermédiaire entre les dieux et les humains.

Le manque cause le désir

La thèse fondamentale de la théorie platonicienne sur le désir est celle qui lie son origine au manque. L’humain désire ce qu’il n’a pas. Éros est cette tension, cette quête même, ce « longing », pour reprendre le terme de Bloom. On ne désire pas

134 Commentaires de Marianne Massin, tiré de : PLATON. Le Banquet, Paris, Hatier, 2001, p.134

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le désir puisque le désir est manque. Le désir est ce qui nous porte vers ce dont on manque.

Aristophane avait préfiguré cette idée avec son mythe de l’androgyne. On y voyait des êtres qui tentaient de retrouver une moitié d’eux-mêmes qu’ils avaient perdue suite à un châtiment divin. Leur amour naissait d’une perte, qui est une des modalités du manque. Toutefois, la correction que Diotime apportera à cette théorie est capitale. Elle concerne l’objet de l’amour. Pour Diotime, Éros ne tend pas vers ce qui est sien, mais vers ce qui est beau. En tentant d’étancher sa soif à la source de l’autre, comme s’il pouvait être ou même avoir ce dont l’humain manque véritablement, Aristophane tombait dans un piège. Ce dont Éros a soif, aucun individu ne le possède vraiment, pas même les plus beaux êtres humains qu’on puisse trouver. Ce dont Éros a soif est quelque chose de transcendant, quelque chose qui ne peut ni se consommer ni se posséder.

In a clear reference to this speech has Diotima made a fundamental criticism of Aristophanes’ definition of eros: Eros is not for our other half, nor for wholeness, nor for what is our own or what belongs to us, but only for the good. Conceivably, Plato is objecting to the narcissism implicit in Aristophanes’ view (what we love is a part of us or someone like ourselves), but he is certainly objecting to the concept of eros as attachment without valuation. Neither goodness or beauty or any other value term characterizes the object of Aristophanic eros, whereas such valuation is essential in Plato’s view.135

L’amour humain vient donc d’un manque, mais ce n’est pas d’une moitié perdue dont nous manquons. Et ce dont l’autre manque, comment pourrait-on bien le lui donner ? Rechercher dans l’autre la moitié de soi, c’est chercher une unité qui n’existe pas. C’est aussi tenter de posséder l’autre, le faire sien, supprimer son altérité et du même coup la possibilité d’une rencontre véritable.

135 SANTAS, G. Plato and Freud: Two theories of love, Oxford, Basil Blackwell, 1988, p. 21

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Éros : fils de Poros et Pénia

Si Éros recherche la beauté, c’est qu’il n’est pas beau lui-même. Il ne peut donc pas être un dieu, puisque les dieux ne souffrent pas un tel manque. Il est plutôt un démon, c’est-à-dire un intermédiaire entre les mortels et les immortels. Éros est un passeur. Il donne accès à ce que l’humain désire, sans l’avoir lui-même.

Le mythe de la naissance d’Éros rapporté par Diotime est d’une richesse symbolique extraordinaire. Engendré le jour des célébrations entourant la naissance d’Aphrodite, il a pour parents Pénia et Poros.

Pénia, en grec, signifie « pauvreté » ou « pénurie »136. Par sa mère, donc, Éros n’est jamais satisfait. Il est toujours en manque, tel un sceau troué qu’on tenterait de remplir infiniment. « […] Il est rude, malpropre, va-nu-pieds et il n’a pas de gîte, couchant toujours par terre et à la dure, dormant à la belle étoile sur le pas des portes et sur le bord des chemins, car, puisqu’il tient de sa mère, c’est l’indigence qu’il a en partage. »137 (203 c-d) Ce qu’on vient dire par là, c’est que le désir est inconfortable. L’extase d’Éros n’a rien à voir avec la satisfaction de nos besoins, réels ou imaginaires. Suivre le désir n’est pas une voie facile à suivre. Ça n’a rien à voir avec le fantasme de se faire emporter passivement par une passion extatique. Suivre le désir n’est ni facile ni magique. Ce n’est pas quelque chose qui se fait tout seul, qu’on doit espérer ou attendre. C’est un chemin qui est accessible à chaque instant pour celui qui choisit d’en supporter la tension et les difficultés. Pénia fait d’Éros, le désir proprement humain, quelque chose d’insatiable. Ce désir n’a donc rien à voir avec les besoins du corps, plutôt simples à satisfaire.

« À l’exemple de son père (Poros) en revanche, il est à l’affût de ce qui est beau et de ce qui est bon. Il est viril, résolu, ardent, c’est un chasseur redoutable, un

136 PLATON. Le Banquet, tiré de Oeuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, (203c), p.137

137 Ibid., (203 c-d-), p.137

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magicien et un expert. » (203d) Poros signifie « passage »138, c’est pourquoi on le dit plein de « ressources » et « d’expédients »139. À l’instar des pores de notre peau, il offre une issue là où il ne semble pas y en avoir à première vue. Grâce à son père Poros, Éros se faufile, trouve toujours le moyen de se sortir de l’impasse. Il se fraie un chemin là où il n’y en a pas; c’est un défricheur. Il ne se laisse pas cadrer; il ignore les sentiers battus. Il évolue hors-piste; il n’a que faire des chemins que les mœurs lui proposent et qui ne mènent nulle part. Il est rusé, inventif, source de nos plus brillantes créations. Ce démon est en quelque sorte le génie que chaque être humain porte en lui et qui amène l’humanité à se surpasser toujours.

Non seulement ses parents confèrent-ils à Éros des caractéristiques d’une complémentarité exceptionnelle, mais il faut aussi souligner qu’il a été conçu dans l’ivresse d’une fête divine. En effet, Pénia a rusé Poros pour se faire faire un enfant de lui. Elle a profité de son ivresse pour s’étendre auprès de lui dans son sommeil. On peut alors dire qu’il y a dans l’ivresse et une certaine forme d’abandon de soi des conditions nécessaires à la naissance du désir. Cette procréation tout à fait bachique est étrangère à la tempérance et à la mesure. Éros est l’enfant d’un débordement, d’une extase, d’une sortie de soi.

Le désir d’immortalité

Dans le Banquet, Platon semble utiliser les concepts de beau et de bien comme des équivalents ou du moins, comme ayant la même extension. Ce qui est beau est bien et ce qui est bien est aussi toujours beau. Je traiterai cette question plus loin dans le présent chapitre. Quoi qu’il en soit, Diotime affirme qu’Éros recherche toujours les belles et bonnes choses. Il désire posséder les bonnes choses maintenant et pour toujours. « Or, le désir d’immortalité accompagne

138 Ibid., p.137 (Voir la note de bas de page.)

139 Un expédient est un « moyen de se tirer d’embarras, d’arriver à ses fins en surmontant les obstacles. » Robert, P. Le nouveau petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1994, p.862

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nécessairement celui du bien, d’après ce que nous sommes convenus, s’il est vrai que l’amour a pour objet la possession éternelle du bien. De cette argumentation, il ressort que l’amour a nécessairement pour objet aussi l’immortalité. »140 (206 e - 207a)

La finalité de l’Éros semble donc être le désir d’immortalité. À première vue, il y a là quelque chose de tragique. L’être humain est un être mortel. Jamais il n’atteindra l’immortalité. Il serait donc condamné à désirer quelque chose qu’il ne pourra jamais atteindre.

Évidemment, l’immortalité dont il est question ne concerne pas le corps, ni même peut-être l’égo, mais plus généralement la continuité de la vie même. Il ne s’agit pas de ne pas mourir, mais plutôt d’assurer une succession. Même à l’échelle d’un corps vivant, la mort revient cycliquement. Comme le souligne Price : « Bodily survival is a matter not of strict identity over time, but of a sequence of successors. »141 En effet, la survie du corps dépend du remplacement constant de nos cellules et non de leur survie.

Ce n’est donc pas à l’immortalité des dieux que nous aspirons, mais à une forme d’immortalité accessible aux mortels :

Diotima has been describing an immortality open to what is mortal. After explaining how, even within a single life, survival is matter of renewal rather than of preservation, she concludes as follows: “ In this way everything mortal is preserved, not by being altogether the same like the divine, but by what is departing and being lost through age leaving a substitute of the same kind. By this means... the mortal partakes of immortality, both the body and everything else; but the immortal in another way (208 a7-b4).”142

140 PLATON. Le Banquet, tiré de Oeuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, (206 e -207a), p.141

141 PRICE, A. Love and Friendship in Plato and Aristotle, Oxford, Clarendon Press, 1989, p.22

142 Ibid., p.30

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Price identifie deux types d’immortalité : une selon laquelle l’âme préserve son identité singulière à jamais et une autre qui est une continuité de connections causales qui n’est pas définie par une identité ou un quelconque sujet. Cette deuxième forme d’immortalité, qui est accessible aux êtres humains, décentre l’immortalité de l’égo, de la conscience individuelle. C’est à mon avis une indication que le chemin du désir nous amène lui aussi au-delà de l’égo et de la conscience individuelle. Ce qui est transmis à l’humanité par-delà l’identité individuelle d’un être humain, c’est la vie même : « […] it is continuity that matters for survival, not identity. »143

Cette façon d’entrevoir l’immortalité implique l’idée de la disparition de notre identité, de l’inévitabilité d’une certaine mort qui a, à mon sens, un grand rôle à jouer dans le désir. C’est ce manque incontournable, fondamental, d’éternité qui fait qu’on la recherche tant. Cette impossibilité de ne pas mourir agit en regard du désir comme le ferait un trou dans un seau. C’est ce qui rend nos désirs insatiables. Il n’y a que la quête d’un pareil impossible qui puisse être durable.

Une difficulté théorique apparaît toutefois lorsqu’on replace le discours de Diotime dans l’ensemble de l’œuvre de Platon. Comme le fait remarquer Price : « The question becomes how best to characterize an immortality within mortality whose achievement is desirable even for souls that are themselves fully immortal. »144 En effet, si notre âme est immortelle, selon ce que Platon en dit dans le Phédon, entre autres, alors pourquoi rechercherait-elle une immortalité qu’elle a déjà ? Présumer que l’immortalité recherchée est l’immortalité par la préservation de l’identité individuelle serait incohérent avec l’ensemble de l’œuvre de Platon. Ce dont il est question doit donc nécessairement être une immortalité qui transcende l’individu et son âme. Le véritable Éros ne nous pousse pas à vouloir nous répliquer nous- mêmes, mais à engendrer dans la beauté quelque chose de nouveau, quelque chose qui n’est pas nous, une progéniture autre. C’est la différence entre se

143 Ibid., p.32

144 Ibid., p.33

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reproduire et procréer. La reproduction a quelque chose d’égocentrique, de petit. Procréer, au contraire, c’est transmettre ce qui en nous est plus grand que nous. C’est générer de la nouveauté, quelque chose qui nous dépasse. C’est transmettre ce qui ne nous appartient pas à un être qui ne nous appartiendra jamais. Il n’y a pas d’enjeu égoïste dans la procréation ainsi conçue. Il apparaît donc clair que l’immortalité vers laquelle nous guide Éros en est une qui transcende l’égo ou l’identité de l’individu érotique.

Si l’Éros est désir d’immortalité, on peut penser que c’est en tant que mortels que nous éprouvons un désir érotique. Le manque fondamental, le manque primordial, c’est la possibilité même de notre pérennité. Mais s’il en est ainsi, comment expliquer que les autres animaux, qui sont eux aussi des êtres mortels, n’aient pas une activité érotique semblable à la nôtre ? La différence doit se situer au niveau de la conscience que nous avons de notre propre mort. La conscience de notre mort engendre donc notre désir érotique. Pour aspirer à la transcendance, il ne suffit donc pas d’être mortel, encore faut-il en avoir conscience.

La métaphore utérine

Une des caractéristiques importantes des dialogues socratiques, c’est qu’ils s’efforcent de faire un pont entre les idées métaphysiques abstraites et l’expérience concrète de l’être humain. Ainsi, l’échange qu’il a avec Diotime nous fournit une métaphore très claire pour expliquer concrètement ce que signifie suivre l’Éros et tendre vers la beauté et l’immortalité.

L’amour de ce qui est beau est, selon Diotime : « L’amour de la procréation et de l’accouchement dans de belles conditions. »145 (206 c) La métaphore utérine, celle du processus de la grossesse, est particulièrement riche pour exprimer à la fois la difficulté et la joie spécifique à la vie érotique.

145 PLATON. Le Banquet, tiré de Oeuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, (206 c), p.141

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Selon Diotime, « […] tous les êtres humains sont gros dans leur corps et dans leur âme. »146 (206c) Suivre le désir, c’est mener à terme et accoucher dans la beauté ce dont nous sommes gros. C’est un chemin qui comporte son lot d’inconfort et de douleurs, tout comme la grossesse physique, mais qui est le seul à nous donner accès à la transcendance et à la beauté ultime. Ce qui frappe avec cette métaphore, c’est qu’elle montre bien le rôle actif et le choix que nécessite la procréation. En effet, ce n’est pas parce que nous sommes tous gros de quelque chose que nous en accouchons. Beaucoup d’êtres humains refusent la difficulté, la tension, les douleurs et l’inconfort de la vie érotique et avortent à répétition de ce dont ils sont gros. L’artiste qui crée, par exemple, doit traverser de grandes souffrances et d’innombrables passages à vide pour accoucher d’une œuvre profonde et belle. Comme le chantait Georges Brassens en reprenant les vers de Louis Aragon :

«Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard Que pleurent dans la nuit nos cœurs à l'unisson Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare Il n'y a pas d'amour heureux»147

Le désir n’est pas quelque chose qui nous emporte simplement de façon contingente. Éros ne mène pas à la beauté et à l’immortalité ceux qui attendent passivement de se faire prendre par lui. La vie érotique suppose un choix éthique, une décision courageuse et difficile à assumer. Comme le disait Rainer Maria Rilke : « Les hommes ont pour toutes les choses des solutions faciles (conventionnelles), les plus faciles des solutions faciles. Il est pourtant clair que nous devons nous tenir au difficile. Tout ce qui vit s’y tient. »148

146 Ibid., (206c), p.140

147 ARAGON, L. La Diane française, suivi de En étrange pays dans mon pays lui-même, Paris, Éditions Seghers, 2006.

148 RILKE, Rainer Maria. Lettres à un jeune poète, 1937, Paris, Éditions Bernard Grasset, p. 73

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L’échelle de l’amour

Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses de l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c’est, en prenant son point de départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever toujours, comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi.149 (211 b-c)

Dans son exposé, Diotime présente le chemin que parcourt l’individu érotique pour accoucher dans la beauté en définissant des échelons successifs d’objets d’amour vers lesquels il tend. C’est un parcours initiatique qui incite à s’élever par rapport à l’expérience première et universelle du désir qui s’attache, de prime abord, à la beauté corporelle. Cette échelle de l’amour traduit une vision très large du phénomène érotique. Elle ne le réduit pas à l’attirance proprement sexuelle et n’aboutit pas qu’à sa satisfaction génitale. Cette conception de l’Éros embrasse ce qui tend vers la beauté dans tous les objets possibles.

Toutefois, bien qu’elle soit très inclusive, cette théorie est aussi hiérarchique. En indiquant une élévation possible, en indiquant des échelons, elle affirme la supériorité de certains objets d’amour par rapport à d’autres. C’est cet aspect particulier de la théorie platonicienne qui a mené à la caricature populaire de «l’amour platonique», c’est-à-dire d’un amour condamnant la sexualité.

Comme le souligne Santas : « This first and most famous scala amoris is the normative part of Plato’s theory: it places different cases of eros in a developmental series, ranks them from the less to the more valuable. »150 Mais en fait, de quel genre de hiérarchie s’agit-il ? Je doute que cette classification ait une valeur proprement morale, car le critère de hiérarchisation est un critère pragmatique tiré

149 PLATON. Le Banquet, tiré de Oeuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, (211 bc), p.145

150 SANTAS, G. Plato and Freud: Two theories of love, Oxford, Basil Blackwell, 1988, p. 41

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de l’expérience du philosophe qui a franchi tous les échelons. Au fond, cela revient à dire que pour tous, c’est-à-dire universellement, il y a plus de satisfaction à tirer en haut de l’échelle qu’en bas. L’argument appuyant cette hiérarchie n’est pas de dire qu’il est plus «noble» ou « conforme à la morale » d’être à son sommet. L’argument est de dire qu’au sommet, l’être humain y trouve davantage son compte, à cause de la façon dont il est fait, du manque qu’il recherche à combler et qui lui est spécifique, soit le manque d’éternité. Je pense donc que l’on peut très bien interpréter cette hiérarchisation dans une perspective amorale. En effet, comme le fait remarquer Santas : « Here soul-eros is ranked above body-eros on the ground that soul-lovers have a fuller community and a far surer friendship than body-lovers; and this in turn on the ground that the offspring of soul-lovers is more beautiful and immortal. »151 L’argument n’est donc pas moral, mais pragmatique. Il cherche à établir le meilleur moyen d’atteindre l’immortalité, et non pas de correspondre du mieux possible à un quelconque idéal moral.

La sexualité est-elle disqualifiée par Platon ?

Tout d’abord, il faut préciser que le terme «sexualité» n’a pas d’équivalent en Grec. Comme le souligne Foucault :

On aurait bien du mal à trouver chez les Grecs (comme chez les Latins d’ailleurs) une notion semblable à celle de «sexualité» et de «chair». » Les Grecs utilisaient plutôt le terme d’aphrodisia pour parler des plaisirs de l’amour, mais ce concept ne regroupe pas exactement les mêmes choses.152

Les aphrodisia, ce sont « les œuvres d’Aphrodite »153, ou encore : « […] des actes, des gestes, des contacts, qui procurent une certaine forme de plaisir. »154 Maintenant, même si Platon établit une hiérarchie entre l’amour des beaux corps et

151 Ibid., p.43

152 FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité II: L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p.49

153 Ibid., p.53

154 Ibid., p.55

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l’amour de la beauté elle-même comme forme, peut-on dire que ce que nous appelons aujourd’hui « sexualité » est disqualifié dans sa théorie ? Pour l’évaluer plus globalement, il faut analyser également les autres œuvres du philosophe. En tenant compte des événements historiques cités dans ses œuvres ainsi que de certaines caractéristiques stylistiques, Luc Brisson suggère que les principales œuvres dans lesquelles Platon a abordé le thème de l’Éros ont été écrites dans sa « période de maturité », soit entre -385 et -370155. Platon aurait d’abord écrit le Phédon, suivi du Banquet, de la République et ensuite du Phèdre. Cet ordre est important, car il correspond aussi à une certaine progression que l’on peut observer dans la théorie de Platon quant à la place accordée à la passion et aux plaisirs amoureux dans la vie érotique.

…dans le Phédon

En tout cas, dans le Phédon, Platon est dur avec le corps. Il le décrit comme une espèce de boulet pour l’âme. La mort, l’instant où la séparation du corps et de l’âme est faite pour de bon, apparaît comme une libération pour l’âme immortelle qui peut enfin penser pleinement et connaître les formes sans mélange. Comme le fait remarquer Santas, le Phédon semble donc suggérer une certaine disqualification ou dévalorisation des plaisirs du corps :

A soul free of body can best pursue philosophy, the love of wisdom, and can best attain knowledge of eternal realities. The philosopher, says Socrates, does not care about the pleasures of food, drink, and sexual intercourse, nor thinks much about the cares of the body (64d). The body is a hindrance to the acquisition of wisdom: not only are the sense deceptive, but we cannot with them – but only with reason – apprehend such realities as (the Forms) Justice and Beauty and Goodness (65-6).156

155 PLATON. Le Banquet, tiré de Oeuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, p.XVI

156 SANTAS, G. Plato and Freud: Two theories of love, Oxford, Basil Blackwell, 1988, p. 73

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…dans la République

Dans la République, l’Éros corporel est associé à l’homme tyrannique. Cet Éros tyrannique rend incapable de raison, de mesure et donc, de sagesse. La sexualité n’a pas ici un rôle d’élévation de l’âme, mais plutôt d’asservissement.

Quand ces magiciens redoutables et fabricants de tyrans n’ont plus d’autres espoirs de dominer le jeune homme, ils déploient toutes leurs habilités pour faire naître en lui un amour particulier, qui prend la tête de ses désirs paresseux, ceux qui portent à dissiper toutes les ressources : cet amour est une sorte de grand faux bourdon ailé, n’est-ce pas ?157 (572 e-573a)

Les plaisirs du corps sont associés aux pires genres d’hommes, comme le fait remarquer Santas :

Apparently the tyrant is a sex maniac. Just why Plato thinks of the tyrannical soul in this way is not entirely clear : perhaps because he thinks of sexual desire as originating in the worst part of the soul and as being the most intense and uncontrollable ; so a soul ruled by such desires is literally tyrannized, just as a city is enslaved by a tyrant; and it is the worst soul because it is enslaved by its worst element. In any case, the low esteem in which Plato holds sexual eros in the Republic could hardly be made more clear : sexual desires originate in the worst part of the soul; they are the most lawless of all desires, and when they rule the soul they produce the worst and most wretched kind of man.158

…dans le Phèdre

L’arrière-fond théorique sur lequel Platon parle d’amour dans le Phèdre, c’est le mythe relayé par Socrate qui décrit l’âme humaine comme un attelage ailé, conduit par un cocher dirigeant deux cheveux, dont l’un « […] aime l’honneur, en même temps que la sagesse et la pudeur [et] […] est attaché à l’opinion vraie […] », alors que l’autre « […] est de travers, massif, bâti on ne sait comment, […] il a le goût de

157 PLATON. La République, tiré des Oeuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, 572 e-573a, p.1740

158 SANTAS, G. Plato and Freud: Two theories of love, Oxford, Basil Blackwell, 1988, p. 75

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la démesure et de la vantardise […] ». Le cocher, qui veut amener l’attelage vers les cieux pour y contempler les vérités divines, doit toujours composer avec un cheval rétif qui veut le dévier de sa trajectoire en tendant toujours vers les plaisirs sensibles, qui emportent l’âme vers le bas et l’éloignent de la vérité et de la sagesse.

Le Phèdre, qui est un écrit vraisemblablement postérieur au Banquet, apporte quelque chose de nouveau. Sans renier le caractère très rationaliste de l’Éros platonicien présenté par Diotime, il réhabilite l’idée d’une « folie » amoureuse, d’un transport d’ordre divin qui naît de l’amour des beaux garçons et qui contribue à l’élévation de l’âme.

Mais le fait est que les biens les plus grands nous viennent d’une folie qui est, à coup sûr, un don divin. […] autant l’emporte en beauté – les anciens en témoignent – la folie sur le bon sens, ce qui vient de dieu sur ce qui trouve son origine chez les hommes.159 (244 a-d)

Parmi quatre formes que peut prendre la possession divine, Platon associe Éros à la meilleure :

Conclusion : de toutes les formes de possession divine, la quatrième est la meilleure et résulte des causes les meilleures, aussi bien pour celui qui l’éprouve lui-même que pour celui qui y est associé ; et c’est parce qu’il a part à cette forme de folie que celui qui est amoureux des beaux garçons est appelé « amoureux du beau ».160 (249 e)

Toutefois, pour Platon, on ne peut pas à la fois porter son regard vers la beauté des Formes et en même temps se satisfaire des beautés d’ici-bas. Il oppose radicalement ces deux formes d’attraction. Autant la beauté en soi détourne des attractions corporelles, autant les plaisirs «animaux» nous détournent des beautés divines.

À la vérité, celui qui […] s’est laissé corrompre, celui-là n’est pas vif à se porter d’ici vers là-bas, c’est-à-dire vers la beauté en soi, quand, dans ce monde-ci, il contemple ce à quoi est attribuée cette appellation. Aussi n’est-ce point avec vénération qu’il porte son regard dans cette direction ;

159 PLATON. Le Phèdre, tiré des Oeuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, 244 a-d, p.1260

160 Ibid., 249 e, p.1265

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au contraire, s’abandonnant au plaisir, il se met en devoir, à la façon d’une bête à quatre pattes, de saillir, d’éjaculer, et, se laissant aller à la démesure, il ne craint ni ne rougit de poursuivre un plaisir contre nature.161 (250 e)

Si Platon identifie la sexualité à un plaisir contre nature, c’est qu’il a une vision très dualiste de la nature humaine. Essentiellement, il associe l’humain à son âme et le corps au règne animal, qui appartient au monde sensible. Pour lui, notre nature est divine et non pas animale. L’être humain mortel est un mélange inconvenant et il est condamné à lutter contre une partie de lui-même s’il veut atteindre, connaître et jouir de la beauté véritable. S’il y a une évolution de la théorie dans le Phèdre par rapport au Banquet, c’est qu’au moins, une certaine forme de plaisir est illustrée dans le transport érotique. Comme le souligne Santas : « […] [His] theory in the Symposium leaves pleasure entirely out of account. In the Phaedrus, Plato attempts to remedy this defect and make up for this omission. »162 On peut le constater dans le passage suivant :

Quand l’amoureux persévère dans cette conduite et qu’il approche le bien-aimé, en ajoutant le contact physique que favorisent les gymnases et les autres lieux de réunion, le flot jaillissant dont j’ai parlé, et que Zeus appela « désir », quand il aimait Ganymède, se porte en abondance dans l’amoureux ; une part pénètre en lui et, lorsqu’il est rempli, le reste coule au-dehors.163 (255b-c)

Cela dit, même si Platon réhabilite ici le désir amoureux et une certaine forme de proximité physique, il décourage les amants de succomber à la tentation de satisfaire par le corps ces désirs :

Tandis donc qu’ils sont étendus côte à côte, […] il entoure de ses bras celui qui est amoureux de lui et il l’aime dans l’idée qu’il témoigne son affection à quelqu’un qui lui veut grand bien ; et, chaque fois qu’ils sont étendus côte à côte, il est prêt, pour sa part, à ne pas refuser ses faveurs à l’amoureux, au cas où ce dernier lui en ferait la demande. Mais, d’un

161 Ibid., (250 e), p.1266

162 SANTAS, G. Plato and Freud: Two theories of love, Oxford, Basil Blackwell, 1988, p. 61

163 PLATON. Le Phèdre, tiré des Oeuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, (255b-c), p.1270

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autre côté, son compagnon d’attelage se joint au cocher pour s’y opposer au nom de la réserve et de la raison.164 (255d-256a)

Il n’est pas étonnant que la théorie de Platon ait été interprétée comme une condamnation sévère à l’égard de tous les plaisirs du corps. Il les présente comme impossibles à conjuguer avec la recherche de la vérité et les joies de la sagesse. Tout se passe comme si, pour Platon, un pas fait vers les plaisirs du corps était un pas de recul par rapport à la quête de vérité.

Cela dit, suivant Michel Foucault sur ce point, je pense que la position de Platon défend davantage une très forte tempérance qu’une abstinence absolue. Ce que craint Platon, ce ne sont pas les aphrodisia en elle-même, mais la démesure qu’elles peuvent entraîner.

C’est justement cette vivacité naturelle du plaisir avec l’attirance qu’il exerce sur le désir qui porte l’activité sexuelle à déborder les limites qui ont été fixées par la nature lorsqu’elle fait du plaisir des aphrodisia un plaisir inférieur, subordonné et conditionné. À cause de cette vivacité on est porté à renverser la hiérarchie, à placer ces appétits et leur satisfaction au premier rang, à leur donner pouvoir absolu sur l’âme. À cause d’elle aussi, on est porté à aller au-delà de la satisfaction des besoins et à continuer à chercher le plaisir après même la restauration du corps. Tendance à la révolte et au soulèvement, c'est la virtualité « stasiasique » de l’appétit sexuel ; tendance au dépassement, à l’excès, c’est sa virtualité « hyperbolique ». La nature a placé dans l’être humain cette force nécessaire et redoutable, toujours prête à déborder l’objectif qui lui a été fixé.165

La vertu de tempérance si ardemment défendue par Platon est capitale, parce qu’elle est la condition même de notre liberté. Il faut être maître de soi et capable de refuser les plaisirs non nécessaires si l’on veut suivre la voie que nous dicte notre raison et gravir les échelons de l’amour véritable vers la connaissance des choses vraies. Ce que condamne Platon, c’est de se laisser asservir par ce qu’il appelle les « désirs paresseux ».

164 Ibid., (255d-256a), p.1271

165 FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité II: L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p.68-69

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L’Éros tyrannique, c’est celui qui obsède, qui rend dépendant et qui asservit. C’est celui qui, pour être satisfait, est prêt à tout sacrifier. C’est aussi le désir induit par la dépendance aux drogues, celui du joueur compulsif et de l’alcoolique. C’est celui qu’on satisfait le plus souvent dans la solitude ou unilatéralement, au détriment des autres. La sexualité que disqualifie Platon est celle qui nous enchaîne, mais réduire à cela toute la sexualité humaine serait une erreur.

S’il ne faut pas chercher chez Platon le cadre théorique explicite d’une sexualité épanouie, humaine et poétique, il ne faut pas y voir non plus une condamnation absolue et rigoriste de la sensualité, telle qu’elle apparaîtra plus tard dans le christianisme. En effet, si l’on se fie à Foucault, le soupçon contre la chair n’apparaît qu’avec les chrétiens166. Chez les Grecs, on parle plutôt de mesure. C’est l’intempérance qui est condamnée moralement.

Socrate lui-même était un être à plusieurs facettes, qui, sans jamais n’en abuser, goûtait aux plaisirs du monde sensible. Il s’est marié, se tenait avec de jeunes hommes, ce qui ne l’empêchait pas d’être parfois cet être coupé du monde qui réfléchissait dans la plus grande solitude. Voici comment Bloom concilie cette dualité de l’Éros du philosophe :

The philosopher still has a body, and the Eros of the soul, no matter how powerful it is, does not do away with the body and its demands. Diotima makes it seem that everything that was implied in the first erotic attraction is fulfilled in philosophy. But a philosopher will still experience sexual attractions to bodies. He is not a saint who prides himself on the mortification of his flesh. He will do what pleases him, so long as it does not destroy the rank order of his pleasures. He will drink and have sex to such an extent as will permit or even encourage him to think.167

Résonances actuelles

Les éléments du discours de Diotime qui apparaissent les plus étrangers à notre époque et qui, en même temps, contiennent les pistes les plus intéressantes pour

166 Ibid., p.56

167 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p.524

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sortir l’Occident de l’impasse du désir dans laquelle la culture actuelle nous maintient, ce sont ceux qui traitent de la genèse du désir et de son objet. En effet, la conception de l’amour la plus largement répandue veut que l’humain recherche la vie de couple pour atteindre le bonheur, conçu plus ou moins comme un état de satisfaction permanente de nos envies. En gros, on recherche en l’autre ce qui va venir combler notre manque à jamais, espérant par là sortir de l’ennui et de l’aliénation que la vie moderne fait peser sur nous. Diotime, en posant le manque comme la cause du désir, nous amène à réfléchir à ce dont nous manquons comme être humain et à nous questionner par la suite sur le véritable objet de notre désir. Elle nous pousse à nous questionner sur la nature de la source qui soit la plus appropriée pour étancher la sorte de soif qui nous constitue. L’individu moderne occidental est invariablement déçu par les mirages du désert amoureux dans lequel il s’entête à s’enfoncer sans relâche, avec une conviction soutenue par les comédies romantiques dont il est bombardé. Il ne veut pas toujours admettre que l’amour qu’il recherche ne tient pas ses promesses, mais il encaisse les conséquences de l’impasse parce qu’il ne voit pas d’autres issues à ce désir qui tourne en rond dans son âme comme lion en cage.

Diotime propose une issue à l’impasse du désir. Elle suggère qu’on le détourne d’une fantasmatique âme sœur et qu’on l’oriente plutôt vers des objets qui conviennent à ce qu’il est : l’immortalité et la beauté en soi.

Le genre de vie que mène l’individu érotique dépasse donc nécessairement l’horizon de sa propre individualité. Procréer dans la beauté implique que l’autre ne soit pas l’objet de notre désir, mais plutôt un complice, un compagnon dans une épopée commune qui vise à créer quelque chose qui dépasse notre individualité, notre égo, et qui assurera la continuité de la vie (du corps ou de l’esprit) qui nous a été donnée. Alors que la vie moderne contribue à nourrir un individualisme aliénant qui dissout les liens sociaux et avec eux, la possibilité de grandes créations collectives, Platon suggère de vivre une vie véritablement érotique en transcendant notre égo et notre existence immédiate par la procréation dans de belles conditions.

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Cela dit, si l’existence érotique dont Platon décrit les conditions représente un défi pour les êtres humains de toutes les époques, elle représente un double défi pour l’individu occidental d’aujourd’hui. En effet, la croissance de la production nécessaire au soutien du régime économique actuel engendre un phénomène de surconsommation qui est, à plusieurs égards, contre-érotique. Les publicités commerciales nécessaires à la création d’une demande sur le marché des produits inutiles pour l’être humain entraînent un fort déterminisme sur les valeurs de nos sociétés. Pour nous vendre des produits dont nous n’avons pas véritablement besoin, les compagnies s’efforcent de créer des besoins matériels nouveaux chez les citoyens. Il s’ensuit une survalorisation du confort et de l’idéal de la satisfaction immédiate de toutes nos envies.

La grossesse et la procréation qui caractérisent une vie véritablement érotique supposent que l’individu apprenne à supporter le manque et l’insatisfaction. Le processus de procréation est parfois douloureux, tourmentant. La gestation est souvent longue et toujours difficile. Créer quelque chose qui nous dépasse et qui contribuera à l’avenir de l’humanité n’est pas le fruit de désirs paresseux. Ce n’est pas une entreprise qui se réalise dans le confort auquel la société de consommation tente de nous enchaîner. L’érotisme platonicien va aujourd’hui à contre-courant de notre culture ; c’est pourquoi il est si pertinent.

Aujourd’hui, l’équivalent de l’Éros tyrannique envers lequel Platon nous mettait en garde, ce serait peut-être celui qui mène à consommer la pornographie, à avoir recours à la prostitution, à commettre des viols. Mais ce serait aussi la gourmandise extrême qui cause nos problèmes de santé, la consommation compulsive à laquelle nous nous laissons souvent aller. C’est le fruit de l’intempérance sous toutes ses formes. Cette intempérance qui, par le niveau de consommation auquel elle nous rend dépendants, exige de nous que l’on recherche les salaires élevés, le plus souvent attachés à des postes qui nous asservissent au système économique en place et qui nous mettent dans la position de devoir le défendre plutôt que de le transformer. C’est là la dynamique de notre aliénation économique. L’Éros tyrannique est celui qui, s’il prend le dessus sur nous, nous prive de notre

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souveraineté d’être humain. Ce que nous fait remarquer Platon, c’est que l’enjeu de l’amour et du désir, c’est toujours en même temps l’enjeu de la liberté humaine.

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Éloge de Socrate par Alcibiade

Suite au discours de Diotime relayé par Socrate, une bande d’hommes ivres font irruption dans le Banquet. Arrivant de nulle part, leur démesure contraste avec la relative sobriété des convives initiaux. Alcibiade, à leur tête, constate la présence de Socrate qui le met dans tous ses états. Aussitôt, il lui fait une scène de jalousie et prend la direction de la fête pour tenter de la transformer en beuverie. Alors qu’Éryximaque lui demande de faire à son tour un éloge d’Éros comme l’ont fait les autres convives, il décide plutôt de faire l’éloge de Socrate.

Ce passage des éloges d’Éros à l’éloge de Socrate est une façon, pour Platon, de faire de Socrate la personnification même de l’Éros. Comme le souligne Pierre Hadot : « Le dialogue est construit de manière à faire deviner l’identité entre la figure d’Éros et celle de Socrate. »168 Si le Banquet est construit sous le mode de la gradation, c’est dire à quel point Socrate est présenté comme le modèle idéal de l’être désirant. Cette manœuvre stylistique est cruciale, car elle sert à rendre encore plus concret l’exposé de ce qu’est une vie consacrée au désir. Au lieu de se lancer dans une liste de maximes et de prescriptions qui pourraient être déformées par le dogmatisme de certains de ses disciples à venir, Platon nous offre en Socrate un modèle à suivre qui parle par ses actions.

Il arrive souvent que les dialogues socratiques n’aillent pas jusqu’à donner la définition précise des concepts qu’ils examinent. Par exemple, on aura de la difficulté à trouver une définition précise de la justice dans les dialogues. Socrate s’arrête souvent après avoir déconstruit les préjugés de ses interlocuteurs, sans nécessairement statuer sur ce qu’il en est vraiment. En revanche, Platon offre en Socrate le modèle d’un homme juste. Celui qui veut savoir ce qu’il est juste de faire à un certain moment peut se demander ce qu’aurait fait Socrate dans la situation

168 HADOT, P. Éloge de Socrate, Paris, Éditions Allia, 1998, p.44

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qui lui est donnée. C’est qu’une partie du savoir de Socrate n’est pas transmissible par les mots :

Socrate, il est vrai, est un passionné de la parole et du dialogue. Mais c’est qu’il veut tout aussi passionnément montrer les limites du langage. On ne comprendra jamais la justice si on ne la vit pas. Comme toute réalité authentique, la justice est indéfinissable. C’est précisément ce que Socrate veut faire comprendre à son interlocuteur pour l’inviter à «vivre» la justice. La mise en question du discours mène en fait à une mise en question de l’individu qui doit décider si, oui ou non, il prendra la résolution de vivre selon la conscience et la raison.169

Bref, là où s’arrête la parole commence l’expérience. Et cette expérience que Socrate possède sur l’amour et le désir est un savoir en partie intransmissible par la parole. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles il dit qu’il ne sait rien (qui puisse se dire et se transmettre).

Le silène

En commençant son éloge de Socrate, Alcibiade compare ce dernier à un silène (215 a), mais aussi au satyre Marsyas, qui était reconnu pour mettre en « état de possession » ceux qui entendaient ses airs de aulόs. Les silènes auxquels fait référence Alcibiade étaient des représentations de démons plutôt laids, mais qui renfermaient des figurines des dieux.

Silènes et satyres étaient dans la représentation populaire des démons hybrides, moitié animaux, moitié humains, qui formaient le cortège de Dyonisos. Impudents, bouffons, paillards, ils constituaient le chœur des drames satyriques, genre littéraire dont le «Cyclope» d’Euripide reste un des rares témoins. Les Silènes représentent donc l’être purement naturel, la négation de la culture et de la civilisation, la bouffonnerie grotesque, la licence des instincts.170

Comparer Socrate à un silène, c’est dire que ce qui attire chez lui n’est pas la beauté du corps, mais la beauté intérieure. C’est aussi montrer le caractère subversif de l’Éros qu’il personnifie. Éros n’est pas à la solde des mœurs établies. Les

169 Ibid., p.30

170 Ibid., p.10-11

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récompenses de la société lui répugnent. Tel un satyre, il dérange, il trouble et surtout, il ne se laisse pas cadrer.

L’effet Socrate

Au cours de son éloge, Alcibiade explique comment Socrate envoûte les gens qui l’entendent discourir et comment il fait naître en eux le désir. Comme le montre bien le discours de Diotime, le désir naît d’un manque. Or, si le désir est désir d’immortalité et de beauté, c’est que nous manquons de beauté et que nous sommes mortels. Cela dit, il ne suffit pas de manquer de quelque chose pour le désirer; encore faut-il en avoir conscience. C’est là l’effet que Socrate a sur ses interlocuteurs. La conscience de notre propre ignorance, dans laquelle nous jette l’ironie socratique, éveille un sentiment d’imperfection, d’inachèvement, d’insuffisance, qui dévoile un manque qui fait naître le désir.

Dans l’ironie amoureuse, Socrate fait semblant, par ses déclarations amoureuses, de désirer que celui qu’il feint d’aimer lui livre, non plus son savoir, mais sa beauté corporelle. Situation compréhensible : Socrate n’est pas beau, le jeune homme est beau. Mais cette fois l’aimé ou prétendu tel découvre, par l’attitude de Socrate, qu’il est incapable de satisfaire l’amour de Socrate, car il n’a pas en lui de vraie beauté. Découvrant alors ce qui lui manque, il devient alors amoureux de Socrate, c’est-à-dire non pas de la beauté, car Socrate n’en a pas, mais de l’amour qui est, selon la définition donnée par Socrate dans le Banquet, le désir de la Beauté dont on est privée. Ainsi être amoureux de Socrate, c’est être amoureux de l’amour.171

Si Socrate envoûte et trouble l’âme, c’est aussi parce qu’il remet en question le mode de vie de ses interlocuteurs. Il exige qu’ils prennent soin de leur âme. Il exige d’eux une éthique, un détachement par rapport aux « honneurs que confère le grand nombre » (216 c). Il fait naître en eux la honte de ne pas vivre une vie philosophique. Avec toute la douceur que rend possible l’ironie, c’est une véritable clef de bras philosophique qu’il leur impose pour qu’ils se mettent en marche vers la quête de la beauté véritable et d’une existence authentique. Il exige d’eux qu’ils relèvent le défi de la philosophie, qu’ils acceptent les douleurs de la procréation dans la beauté.

171 Ibid., p.43-44

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L’échec d’Alcibiade, ce sera de ne jamais avoir eu le courage d’emboîter le pas du désir jusqu’au bout.

Quelle est la place de l’autre dans la conception platonicienne de l’Éros ?

L’éloge de Socrate, qui révèle les détails de la relation entre Alcibiade et Socrate, est le meilleur passage du Banquet pour comprendre quelle place revient à l’autre dans la théorie platonicienne de l’amour. Si l’on se fie aux échelons de l’amour décrits par Diotime, on réalise que l’autre, l’être humain que nous choisissons comme compagnon, n’est pas l’objet de notre désir. Même si notre désir s’attache à lui dans les échelons inférieurs de l’amour, puisque nous désirons la beauté qui se trouve dans son corps, dans ses occupations ou dans son âme, le dernier échelon de l’amour, où l’on contemple la beauté en soi, semble nous isoler complètement des autres et rendre superflue toute relation à autrui.

Vlastos est particulièrement critique envers cet aspect de la théorie platonicienne, considérant qu’elle ne confère à l’autre que peu de considération :

Plato is scarcely aware of kindness, tenderness, compassion, concern for the freedom, respect for the integrity of the beloved, as essential ingredients of the highest type of interpersonal love. Not that Platonic eros is as “egocentric” and “acquisitive” as Nygren has claimed; it is only too patently Ideocentric and creative. […] It is not said or implied or so much as hinted at that “birth in beauty” should be motivated by love of persons – that the ultimate purpose of the creative act should be to enrich the lives of persons who are themselves worthy of love for their own sake. […] As a theory of love of persons, this is its crux: What we are to love in persons is the “image” of the Idea in them. We are to love the persons so far, and only insofar, as they are good and beautiful. Now since all too few human beings are masterworks of excellence, and not even of those we have the chance to love are wholly free of streaks of the ugly, the mean, the commonplace, the ridiculous, if our love for them is to be only for their virtue and beauty, the individual, in the uniqueness and integrity of his or her individuality, will never be the object of our love.172

172 VLASTOS, G. Platonic Studies, Princeton, Princeton University Press, 1973, p.30-31

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Si l’Éros ne désire pas les autres pour ce qu’ils sont, comment l’amour entre deux personnes est-il possible ? Diotime ne semble pas parler d’amour interpersonnel lorsqu’elle parle d’Éros. Ce dont elle parle vise autre chose, quelque chose qui se situe plus haut. Mais qu’en est-il de l’humain, de l’autre ? N’est-il qu’un simple instrument, le canal de quelque chose de désirable ? Quelle forme peut bien prendre la réciprocité de l’amour chez Platon ? Les relations interpersonnelles ne sont-elles que des échanges intéressés ? Ou retrouve-t-on dans l’amour platonicien la vertu de générosité habituellement liée à l’amour ?

… dans le Phèdre

Selon Santas, dans le Phèdre, l’Éros semble se situer davantage à un niveau interpersonnel :

[...] at the top of the ladder the philosopher has only the Form Beauty as the object of his love; he has given up, it seems, all earthly attachment and regards the beauty of the flesh as “mortal trash”. But the best lover in the Phaedrus never severs himself completely from passionate attachment to the beauty of human form, and indeed, it seems, of a particular beautiful person. […] Was this the error of the ladder of love in the Symposium? In the upper parts of the ladder the connection with sexuality seems totally lost, and sight, the most powerful instrument of attraction, is rendered totally useless. How can one have eros, intense sexual feeling for an abstract entity one cannot even see? And if it isn’t sexual feeling how can it be eros? In the Phaedrus Plato tries to remedy these defects. By explicitly recognizing passionate sexuality as an element of the human soul and by seeing that the object of that sexuality is the beauty of human form, he seems to give a more realistic account of passionate love: he keeps eros to an interpersonal level – the human- human case is now central – and he gives passion and pleasure its due.173

Cette réorientation vers l’amour interpersonnel dans le Phèdre s’explique peut-être par le fait qu’il ait été rédigé après le Banquet. Platon a-t-il voulu préciser sa pensée pour répondre à certaines critiques du temps ? Difficile de le savoir. Toutefois, même si le Phèdre donne un rôle plus important à la relation interpersonnelle dans l’Éros, elle ne fait pas davantage de l’autre, si beau soit-il par le corps ou par l’âme,

173 SANTAS, G. Plato and Freud: Two theories of love, Oxford, Basil Blackwell, 1988, p. 69-70

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la finalité de notre désir. Le rôle de l’autre dans la relation amoureuse n’est pas celui d’un objet, mais peut-être davantage d’un allié, d’un compagnon d’extase.

L’amour interpersonnel et la forme dialogique

Est-ce que la montée des échelons de l’amour suppose nécessairement qu’on se coupe des autres ? Est-ce que le passage de la contemplation de la beauté en les autres à la contemplation de la beauté en soi nécessite que l’on se détache des autres et que l’on s’isole tel un ermite dans une solitude philosophique ascétique ? Dans un sens : oui ; dans un autre : non. La montée des échelons de l’amour ne nécessite pas qu’on se sépare des autres, mais que l’on change notre rapport à ceux-ci. L’amour des beaux corps ou des belles âmes que nous éprouvons aux premiers échelons du désir est fondé sur une illusion fondamentale. En réalité, l’autre n’est pas et ne peut jamais être l’objet véritable de notre amour. Nous n’aimons en lui qu’une image de ce que nous recherchons en vérité : la beauté véritable et l’immortalité. Or, ces biens ne peuvent jamais être possédés par les êtres humains. L’autre ne l’aura jamais et ne pourra jamais être l’objet de notre amour. Comme le souligne Lacan : « Ce qui manque à l’un n’est pas de ce qu’il y a, caché, dans l’autre. C’est là tout le problème de l’amour. Qu’on le sache ou qu’on ne le sache pas n’a aucune importance. Dans le phénomène, on en rencontre à tous les pas le déchirement, la discordance. »174 Le pas qu’il s’agit de faire, c’est de passer de « la surestimation narcissique du sujet, du sujet supposé dans l’objet aimé […] »175 à la connaissance de l’autre comme sujet, qui devient l’allié de notre désir comme nous sommes alliés du sien.

Cela dit, réaliser que les autres ne peuvent pas être l’objet de notre désir ne signifie pas qu’ils sont pour autant accessoires et que nous pouvons nous couper d’eux. En effet, les êtres humains sont, les uns pour les autres, des acteurs essentiels de leur

174 LACAN, J. Le Séminaire, Livre VIII: Le transfert, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p.53

175 Ibid., p.110

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procréation dans la beauté. On ne procrée pas seul. On n’accouche jamais seul des créations qui nous dépassent et qui serviront l’humanité.

L’exemple de Socrate est frappant. Les idées qu’il découvre et celles dont il fait accoucher les autres apparaissent toujours suite à la rencontre d’un autre dans le dialogue. Sans interlocuteur, sans une altérité authentique devant nous qui nous répond et nous met au défi, nous ne sortons pas de notre propre ignorance. Nous restons ce que nous sommes et nous ne créons rien de nouveau. Le dialogue, c’est la métaphore de l’activité procréatrice par excellence. C’est déjà l’amour en action.

En dehors du mouvement dialectique du logos, ce chemin parcouru ensemble entre Socrate et l’interlocuteur, cette volonté commune de se mettre d’accord, sont déjà de l’amour, et la philosophie réside bien plus dans cet exercice spirituel que dans la construction d’un système. La tâche du dialogue consiste même essentiellement à montrer les limites du langage, l’impossibilité pour le langage de communiquer l’expérience morale et existentielle. Mais le dialogue lui-même en tant qu’événement, en tant qu’activité spirituelle, a déjà été une expérience morale et existentielle. C’est que la philosophie socratique n’est pas élaboration solitaire d’un système, mais éveil de conscience, accession à un niveau d’être qui ne peuvent se réaliser que dans une relation de personne à personne. Éros lui aussi, comme Socrate l’ironique, n’enseigne rien car il est ignorant : il ne rend pas plus savant, mais il rend autre. Lui aussi est maïeutique. Il aide les âmes à s’engendrer elles-mêmes.176

Sans en être l’objet, l’autre rend possible l’expérience de l’Éros. L’amour ne consiste pas en la vénération d’un autre, mais en la volonté partagée de cheminer vers quelque chose, vers une connaissance, une sagesse, la création de quelque chose qui transcendera nos individualités et donnera un sens à notre existence limitée dans le temps. L’autre est donc essentiel dans la théorie platonicienne de l’amour. explique très bien également cette nécessité de l’altérité pour épanouir ce que chacun porte en lui de possibles :

Il n’y a présence de l’autre que si l’autre est lui-même présent à soi : c’est-à-dire que la véritable altérité est celle d’une conscience séparée de la mienne et identique à elle. C’est l’existence des autres hommes qui arrache chaque homme à son immanence et qui lui permet d’accomplir

176 HADOT, P. Éloge de Socrate, Paris, Éditions Allia, 1998, p.54

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la vérité de son être, de s’accomplir comme transcendance, comme échappement vers l’objet, comme projet.177

L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas.

Dans son séminaire portant sur le transfert, Lacan fait une analyse en profondeur du Banquet de Platon. Il en tire la formule énigmatique suivante : « […] l’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas […] »178. Cette formule est énigmatique parce que prise au pied de la lettre, elle semble proposer que l’amour est impossible. En effet, s’il est impossible de donner quelque chose que nous n’avons pas et que c’est précisément ce en quoi consiste l’amour, il va de soi que l’amour est impossible. Mais ne tombons pas dans ce piège de style scolastique et voyons quelle signification surgit de cette idée.

Pour cette formule, Lacan s’inspire du passage du Banquet (202 a) dans lequel Diotime explique qu’il est possible d’être intermédiaire entre le savoir et l’ignorance. « Avoir une opinion droite, sans être à même d’en rendre raison. Ne sais-tu pas, poursuivit-elle que ce n’est là ni savoir – car comment une activité, dont on n’arrive pas à rendre raison, saurait-elle être une connaissance sûre ? – ni ignorance – car ce qui atteint la réalité ne saurait être ignorance. »179 L’amour en tant qu’il est intermédiaire lui aussi, donne accès à ce dont il manque lui-même.

Si Éros est un passeur qui donne accès à la transcendance, à ce qui le dépasse lui- même, tel est peut-être le rôle de l’autre dans l’amour. Être l’interlocuteur dans le dialogue, le passeur, celui qui donne accès à ce qu’il n’a pas lui-même. Celui qui nous fait la courte-échelle vers une espèce d’immortalité inaccessible à l’égo.

Résonances actuelles

L’éloge de Socrate par Alcibiade contient des enseignements indispensables pour sortir l’individu occidental moderne de l’impasse du désir. Par son attitude envers

177 DE BEAUVOIR, S.. Le deuxième sexe 1: Les faits et les mythes, Paris, Gallimard, 1949, p.239-240

178 LACAN, J. Le Séminaire, Livre VIII: Le transfert, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p.150

179 PLATON. Le Banquet, tiré de Oeuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, (202a), p.135

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Alcibiade, Socrate nous indique que l’ascension des échelons de l’amour suppose une éthique du désir. Il faut d’une part entreprendre de se soucier de soi plutôt que de son apparence. Se soucier de soi, c’est devenir meilleur, devenir plus sage, avancer sur le chemin de la connaissance et de la vertu. En remplacement du souci de l’apparence qu’on cultive pour s’attirer ce que Rousseau appelle « l’estime publique »180, le désir exige qu’on ait le courage de rechercher des beautés supérieures, c’est-à-dire éternelles.

Cette éthique demande du courage, car le chemin du désir est toujours à contre- culture. La procréation qu’il entraîne apporte toujours quelque chose de nouveau qui vient bousculer l’ordre établi. Si ce n’est pas le cas, c’est qu’il ne s’agit pas de procréation, mais de reproduction. Et lorsqu’on crée quelque chose de nouveau, lorsqu’on ne se laisse pas cadrer, il faut assumer les représailles que cela soulève et la désapprobation du grand nombre que cela peut entraîner. Il faut, comme Socrate personnifiant le désir, être prêt à se défendre pour faire une place à la vérité dont on accouche, en dépit des conséquences.

Il s’agit d’un chemin difficile, mais c’est le seul qui réponde véritablement à nos aspirations proprement humaines, à ce manque qui nous constitue. Si cette éthique est une solution à l’impasse du désir, c’est qu’elle est nécessaire pour nous sortir de l’ennui qui nous afflige.

Une autre leçon essentielle que l’on peut tirer de l’enseignement de Platon, c’est qu’il faut réviser les attentes que nous avons envers les autres dans la relation amoureuse. Si, comme le suggère la quasi-totalité des comédies romantiques de notre temps, on continue à méprendre l’autre pour l’objet de notre désir, nous serons non seulement déçus, mais nous l’enfermerons dans une relation d’objet qui ne rendra pas justice à sa dignité fondamentale. Si l’on attend de l’autre qu’il nous satisfasse ou qu’il comble le manque fondamental qui nous constitue, ce n’est pas seulement à cet autre que nous faisons violence, mais au désir lui-même. Dans la

180 ROUSSEAU, J.-J. Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Paris, Flammarion, 2008, p.116

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relation à l’autre, il faut non seulement apprendre à soutenir son propre manque, mais à soutenir le sien également, sans s’imaginer que nous puissions nous satisfaire mutuellement. Il faut plutôt s’accompagner l’un et l’autre dans la longue et parfois pénible épopée vers laquelle nous propulse notre désir, afin de l’abreuver à une source qui convienne à sa soif inextinguible.

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Conclusion

« On s’éprend de l’apparence, mais on aime la vérité. » -Emmanuel Kant181

Cette étude approfondie des enseignements de Platon sur l’Éros, tirés principalement du Banquet, mais aussi de ses autres œuvres, nous a révélé d’excellentes pistes pour nous sortir des impasses de l’amour occidental au XXIe siècle.

Notre culture, qui envisage la relation amoureuse à travers le prisme de l’amour- passion développé au XIIe siècle, incite les individus à se placer dans une position passive par rapport à leur propre désir. L’idéal amoureux qui nous est suggéré nous harnache à des fantasmes narcissiques qui nous confinent en nous-mêmes et nous coupent de ce que les autres sont vraiment. De ce trait culturel résulte une impasse vécue collectivement dont les conséquences se constatent par la liquéfaction des unions et la fragilisation des couples. L’idée n’est pas ici de porter un jugement moral sur cette précarisation des unions ; on se demande bien quel argument pourrait soutenir qu’elle est mauvaise en soi. Le véritable drame, plus difficile à mesurer, c’est le coût d’option individuel et collectif de ce rapport au désir. Combien de désirs sont ainsi gaspillés dans des objets illusoires et des quêtes sans issues ? À quoi ressemblerait notre monde si tous orientaient leur désir vers une vie authentiquement procréative ? Nous serions certainement libérés de bien des violences qu’entraîne l’ennui abyssal qui est, au fond, la pire conséquence de l’impasse du désir.

Nous avons vu également que la conception de l’amour-passion que nous a légué l’amour courtois est soutenue par un système économique qui la nourrit tout en étant renforcé par elle. Le capitalisme néolibéral tel que pratiqué à l’échelle mondiale aujourd’hui contribue, par les valeurs qu’il cultive, à la liquéfaction des unions, à la désolidarisation des êtres humains et à l’exacerbation de

181 KANT, E. Aphorismes sur l'art de vivre, textes réunis et présentés par Didier Raymond, Monaco, Éditions du Rocher, 1990, p.19

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l’individualisme. La société de surconsommation qu’il génère nous propose des objets de satisfaction factices qui font croître en nous des envies paresseuses. La tyrannie de ces envies détourne ensuite notre désir de son objet et nous arrime à la satisfaction de besoins créés artificiellement qui n’ont rien à voir avec notre manque véritable.

À cette impasse, les enseignements de Platon nous proposent de sortir du rapport de séduction qui, par l’inauthenticité qu’il engendre, nous éloigne de notre vérité et de celle de l’autre. Ils proposent également d’abandonner la vision de gestionnaire qui nous fait considérer l’amour comme un investissement et de plutôt renouer avec la générosité du lien amoureux. Ils nous mettent en garde contre une vision mécaniste de l’amour qui enchaîne notre sexualité à des idéaux de performance ou de normalité qui étouffent la liberté de notre désir. Ces enseignements nous convainquent aussi de nous débarrasser de l’illusoire quête de l’âme sœur et de la nostalgie d’une fusion perdue qui motive parfois inconsciemment notre quête amoureuse. Ils déconstruisent l’attrait d’un amour kitsch et idéalisé qu’on attend passivement en regardant notre vie passer devant nos yeux.

Platon nous incite également à détourner notre désir de la recherche d’objets inutiles pour l’orienter vers ce qui en vaut la peine : la quête d’immortalité et la beauté en soi. Il ne faut pas voir ce désir d’immortalité comme une soif de gloire exacerbée, mais au contraire comme le désir de transcender l’égo et ses limitations pour mener une vie procréative qui s’inscrira dans l’histoire de l’humanité, à quelle qu’échelle que ce soit. Il ne s’agit pas nécessairement de graver notre nom dans les mémoires, mais de consacrer notre créativité individuelle et collective à quelque chose qui va nous survivre et donc, servir à d’autres que soi. La transcendance de l’égo qui nous est proposée, c’est aussi mener une vie orientée vers la quête de connaissance et de sagesse. C’est libérer nos désirs des objets illusoires auxquels on tente de les enchaîner et accomplir tout le potentiel que nous portons comme être humain.

Pour nous aider à mener une telle vie, le Banquet nous livre le modèle de Socrate en exemple. Sans maximes explicites, il jette les bases d’une éthique de l’Éros qui 115

refuse la facilité des désirs paresseux et soutient le manque fondamental de l’Éros. Cette éthique nous amène également à changer notre relation à l’autre dans la relation amoureuse en cessant de le traiter comme un objet de satisfaction pour plutôt s’en faire un compagnon dans une quête commune de sagesse et de procréation dans la beauté.

Toutefois, même si les enseignements de Platon nous ont légué des idées d’une grande valeur pour sortir de l’impasse du désir dans laquelle notre culture tend à nous confiner, ils ne seront pas suffisants pour engendrer à ce chapitre un changement civilisationnel. Pour que la sagesse ne soit pas accessible qu’à l’élite intellectuelle d’une société, pour que la sagesse devienne populaire, il faut changer la structure du système économique et politique en place afin qu’il favorise le développement des vertus et des valeurs propices à la vie véritablement érotique. Les traités philosophiques, si essentiels soient-ils pour l’évolution d’une société et d’une civilisation, ne suffisent jamais à transformer l’ordre établi.

Si le système économique a une influence déterminante sur la culture de l’amour et qu’on espère changer la culture, il faut alors changer le système économique. Pour cela, il faudra sortir de l’alternative capitalisme/communisme qui a cadré les débats politiques au XXe siècle et imaginer quelque chose de nouveau qui préserve la liberté d’initiative des individus dans leurs activités économiques, mais qui favorise leur solidarité en rendant plus évident le lien qui existe entre leurs intérêts individuels et ceux de la collectivité. Il faudra aussi que ce système rétablisse la responsabilité des individus qui agissent dans des sociétés par action. C’est en combinant responsabilisation, solidarité et liberté d’entreprise que nous serons en mesure non seulement de faire face aux défis du XXIe siècle, mais aussi de jeter les bases d’une société qui fait plus de place au désir proprement humain, d’une société qui ne se confine pas à l’aliénation et à l’ennui.

Je ne crois pas que le système dont nous avons besoin existe déjà, mais je suis persuadé que nous pouvons et devons le mettre en place. Je ne crois pas non plus qu’il devrait être implanté par une révolution qui prendrait la forme d’un coup d’État et d’une dictature. La révolution dont nous avons besoin devra se faire 116

graduellement par l’établissement d’un rapport de force économique citoyen dont le mouvement coopératif et l’économie sociale pourraient être les fers de lance. Accepter que cette révolution nécessaire prenne un certain temps, c’est peut-être lui donner plus de chance de réussir à accomplir véritablement et durablement ses objectifs. Trouver la façon, le passage, la voie vers ce système dont nous manquons cruellement, voilà un défi à la mesure de l’Éros.

Vers une érotique libérée de l’égo, mais pas du corps

D’un point de vue philosophique, s’inspirer de Platon pour orienter notre vie désirante ne nécessite pas que l’on adopte en bloc tout le cadre métaphysique qui vient avec. Les aspects de sa théorie que nous avons analysés sont tout-à-fait compatibles avec une vision athée de l’existence qui ne croirait pas en l’immortalité de l’âme, ni en l’existence de substances métaphysiques telles que le «Bien en soi» ou de le «Beau en soi». Le rejet de ce qui est corporel, qui est très lié au dualisme platonicien entre l’intelligible et le sensible, n’est pas non plus une caractéristique de sa théorie qu’il apparaît essentiel d’adopter pour maintenir la cohérence des leçons qu’on en tire. D’ailleurs comme le souligne Foucault : « Ce n’est pas l’exclusion du corps qui caractérise essentiellement, pour Platon, le véritable amour; c’est qu’il est, à travers les apparences de l’objet, rapport à la vérité. »182

Si l’on voulait ajuster à notre temps la théorie platonicienne de l’amour, on pourrait envisager différemment les critères qui établissent la hiérarchie entre les différents échelons de l’amour. Au rejet du corps et des plaisirs sensibles en général, on pourrait substituer le rejet de l’égo et des satisfactions dont il se nourrit. C’est davantage l’égo qui agit comme un sac de lest dans notre ascension procréative vers une beauté toujours plus éternelle. C’est l’égo qui voit en l’autre un objet de satisfaction, là pour le conforter dans l’image qu’il a de lui-même. C’est cette part de nous-mêmes qui, par le biais de la honte, coupe les ailes aux désirs subversifs qui naissent en nous, pour ne pas ébranler l’ordre établi de la société. C’est cette

182 FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité II: L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p.309

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image que nous créons de nous-mêmes pour tenter de correspondre aux idéaux de la culture de notre époque qui nous attire vers les objets factices que nous proposent les publicités commerciales et les comédies romantiques. C’est ce masque qui se construit à l’encontre de notre vérité intérieure et qui devient l’allié de notre propre aliénation. Au contraire de ce que pensait Platon, je suis d’avis que c’est l’égo et non le corps qui constitue une illusion ; c’est de lui qu’il faut se débarrasser, pas du corps. Une sexualité libérée de l’égo ne tyrannise pas l’âme et peut donner accès à des réalités qui dépassent les limites du langage.

Ce qui caractérise le véritable amour en général, c’est qu’il est un rapport à la vérité. Dans une relation humaine, nous aimons la vérité de l'autre. Nous voulons avoir accès à ce qu’il connaît de lui-même et l’aider à découvrir ce qu’il en ignore. L’intimité entre deux humains est un espace que l’on ouvre à la possibilité même de cette vérité, à l’abri du jugement de la foule.

La vérité n’est pas qu’une affaire d’esprit, il y a aussi de la vérité dans les corps. Si la dance est un des modes d’expression corporel de la vérité, la sexualité peut l’être aussi, si l’on parvient à les sortir des chemins conventionnels et des idéaux de la société. Il y a un rapport à la vérité à avoir avec les corps. Pour atteindre cette vérité, toutefois, il faut la viser. Trop souvent, ce que visent les amants dans l’acte d’amour est tout-à-fait opposé à la vérité. Ils visent à performer, selon les critères à la mode dans la culture du moment. Ils visent à devenir ce qu’ils imaginent être un bon objet d’amour. Platon est là pour nous rappeler qu’il n’y a que la vérité qui soit un objet d’amour pour le désir proprement humain. C’est l’authenticité qui est belle, qui est vraie, qui est précieuse et qu’on désire découvrir. Et la vérité d’un être en devenir est un objet d’amour inépuisable.

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