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Revue Sciences/Lettres

1 | 2013 Transferts culturels Cultural transfers

Michel Espagne et Valérie Gérard (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rsl/82 DOI : 10.4000/rsl.82 ISSN : 2271-6246

Éditeur Éditions Rue d'Ulm

Référence électronique Michel Espagne et Valérie Gérard (dir.), Revue Sciences/Lettres, 1 | 2013, « Transferts culturels » [En ligne], mis en ligne le 18 avril 2013, consulté le 22 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ rsl/82 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rsl.82

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© Revue Sciences/Lettres 1

SOMMAIRE

Éditorial Monique Canto-Sperber et Michel Espagne

Problèmes et concepts

La notion de transfert culturel Michel Espagne

La naissance de l’historiographie romaine : la canonisation de la mémoire nationale selon un modèle étranger Dominique Briquel

L’histoire culturelle de l’Europe d’un point de vue transnational Blaise Wilfert-Portal

Camus postcolonial ? Dominique Combe

D’Hollywood à Hong Kong, de Hong Kong à Hollywood : des transferts culturels éminemment paradoxaux (de 1979 à nos jours) Jean-Étienne Pieri

De la traductibilité des Savoirs Charles Alunni

Transformations de la phénoménologie À propos de Neue Phänomenologie in Frankreich, par Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi Christian Sommer

Pratiques de la recherche

Transmettre: sciences, œuvres, créations

Les archives de la création à l’âge du tout numérique Pierre-Marc de Biasi

Comment les sciences durent Éric Brian

Enregistrer ou l’archivage de la mesure Denis Beaudouin et Michel Laguës

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Traduire : concepts, œuvres, langues

Les intraduisibles Entretien avec François THOMAS (novembre 2010) Barbara Cassin

« Il faut être anglais et avoir une bonne dose de punch dans le crâne pour apprécier les scènes de Falstaff. » Une œuvre est-elle transposable d’un univers culturel à l’autre ? François Thomas

À propos de Traduire sous contraintes. Littérature et communisme (1947-1989) par Ioana Popa Marie Vrinat-Nikolov

Transferts culturels, linguistiques, technologiques : approches archéologiques

Les inscriptions funéraires dans l’Italie préromaine Marie-Laurence Haack

La Monnaie et la Banque, un transfert technologique et culturel au Japon au XIXe siècle Georges Depeyrot et Marina Kovalchuk

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Éditorial

Monique Canto-Sperber et Michel Espagne

1 La Revue Sciences/Lettres est créée pour diffuser et mettre en valeur la recherche en lettres et en sciences humaines et sociales qui est menée dans le cadre de la Fondation « Paris Sciences et Lettres ».

2 Son premier numéro, consacré aux transferts culturels, accompagne la création du laboratoire d’excellence (« Labex ») TransferS, regroupant, sur les thèmes des transferts culturels, de la traduction, et des interfaces entre sciences humaines et sciences dures, des équipes de recherche en philosophie, en littérature, en langues, en sociologie, en histoire et théorie des arts, en anthropologie, en archéologie, en histoire, en histoire des sciences, liées à l’ensemble des partenaires de la Fondation.

3 Ce premier numéro est ainsi emblématique des études que veut promouvoir le Labex TransferS, de son approche transdisciplinaire, de son ambition de faire émerger de nouveaux champs et objets de recherche en sciences humaines et sociales ; et il est représentatif, aussi, de ce que souhaite être cette nouvelle revue : un lieu privilégié pour l’expression de travaux collectifs pluridisciplinaires ou transdisciplinaires, relevant de méthodologies différentes, et dont la mise en commun ou la confrontation conduit à interroger les pratiques, les conditions, les outils, les méthodes de la recherche contemporaine, mais aussi à faire émerger de nouvelles questions.

4 Les contributions réunies ici donnent un aperçu de l’ampleur du champ des recherches sur les transferts et de la pluralité de leurs enjeux. Sont ainsi abordés la transmission des savoirs et des sciences dans le temps, leur traduction d’une communauté savante linguistique et nationale à l’autre, et leur transposition d’une discipline dans une autre (ce qui constitue une entrée pour penser la transdisciplinarité elle-même, y compris entre sciences humaines et sciences dites dures, par exemple entre mathématiques et philosophie) ; la transmission des œuvres d’arts au cours des siècles (avec les problèmes que posent les changements de support, du papier au numérique par exemple) ; les transferts technologiques ou institutionnels liés à la mondialisation ; les transferts linguistiques induits par la colonisation ou le métissage ; la traduction (des concepts philosophiques ou des œuvres littéraires ou théâtrales) ; la constitution de philosophies ou d’historiographies sous l’influence de traditions extérieures ; et, enfin, les transferts

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culturels à proprement parler, tels qu’ils sont définis et présentés dans le premier article de ce numéro.

5 Ce qui est en jeu, c’est d’abord la manière dont la pensée, les œuvres, les savoirs, la science, se constituent et se déplacent, au contact des sources et des traditions autres, en rapport avec leurs conditions matérielles de production, de diffusion et de transmission, sous l’effet de circulations (elles-mêmes résultant de migrations, de conflits internationaux ou d’organisations trans-étatiques). C’est ensuite une pensée du monde, de la manière dont se constituent non seulement un monde mais aussi des parties du monde, par l’intermédiaire des circulations culturelles et intellectuelles qui à la fois contribuent à produire des frontières et permettent de les traverser.

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Problèmes et concepts

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La notion de transfert culturel

Michel Espagne

1 Tout passage d’un objet culturel d’un contexte dans un autre a pour conséquence une transformation de son sens, une dynamique de resémantisation, qu’on ne peut pleinement reconnaître qu’en tenant compte des vecteurs historiques du passage. On peut donc dire d’emblée que la recherche sur les transferts culturels concerne la plupart des sciences humaines même si elle s’est développée à partir d’un certain nombre de points d’ancrage précis. Aller au-delà de cette définition minimaliste suppose de fermer un certain nombre de fausses pistes que semble impliquer le vocable lui-même. Transférer, ce n’est pas transporter, mais plutôt métamorphoser, et le terme ne se réduit en aucun cas à la question mal circonscrite et très banale des échanges culturels. C’est moins la circulation des biens culturels que leur réinterprétation qui est en jeu.

2 La notion de transfert culturel s’est développée dans le cadre d’études de l’Allemagne du XIXe siècle dans ses liens avec la France1. La référence à l’Allemagne tient alors une place structurelle dans le développement des sciences de l’homme. De Victor Cousin, qui établit durablement le cadre de la philosophie française en se réclamant de ses liens avec Hegel ou Schelling, jusqu’à Jacques Offenbach, dont la musique accompagne la fête du Second Empire, l’Allemagne devient un élément constitutif de la vie intellectuelle française. Le positivisme ou le saint-simonisme ne sont pas exempts d’une pénétration qui caractérise les études romanes ou les sciences de l’Antiquité2.

3 Pour aborder cette référence, il fallait, d’une part, se rendre compte que la connaissance objective de l’aire culturelle allemande était moins importante que les remaniements auxquels elle pouvait donner lieu et, d’autre part, explorer les vecteurs de la translation. Les transferts culturels se situaient dès lors au point de rencontre d’une recherche de type herméneutique, centrée sur la détermination de sens nouveaux, et d’une enquête historico-sociologique concernant tous les vecteurs de transferts entre les deux pays. On pouvait tout à la fois reconnaître les traces d’une connaissance de Hegel chez les saint-simoniens, observer les reconstructions tout à fait originales auxquelles elles avaient donné lieu et suivre de près la fréquentation des universités prussiennes par ceux qui transmettraient des éléments de savoir. La recherche sur les transferts culturels devait admettre qu’on peut s’approprier un objet

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culturel et s’émanciper du modèle qu’il constitue, c’est-à-dire qu’une transposition, aussi éloignée soit-elle, a autant de légitimité que l’original. En conséquence, dans les sciences humaines et sociales, la comparaison comme principe additionnel d’ouverture à des espaces différents perdait de son intérêt et devait être relayée par l’observation des formes de métissage et d’hybridité3. Penser en termes de transferts culturels conduisait ainsi à relativiser la pertinence de la comparaison. Celle-ci tend en effet à opposer des entités pour comptabiliser leurs ressemblances et leurs dissemblances, mais elle ne tient guère compte de l’observateur qui compare, oppose pour rassembler, projette son propre système de catégories, crée les oppositions qu’il réduit et appartient lui-même en général à l’un des deux termes de la comparaison. Fondé notamment sur la grammaire comparée des langues indo-européennes, le comparatisme en épouse les limites. Il semble tout particulièrement délicat d’aborder par le biais d’une histoire comparée les territoires extra-européens et, de façon générale, de mettre en relation des territoires, des cultures ou des littératures entre lesquels une différence qualitative radicale est implicitement présupposée.

4 De même, la catégorie de l’influence, dont l’étymologie suffit à montrer la dimension magique, devait être remplacée par une approche critique des contacts historiquement constatables et des adaptations ou réinterprétations auxquelles ces contacts avaient donné lieu. Il convenait également de faire l’économie des concepts d’authenticité dans la transmission ou de supériorité de l’original sur la copie. On sait qu’un disciple secondaire de Schelling, Krause, a donné lieu dans le monde hispanique à une école de pensée, le « krausismo », qui relègue dans l’ombre le reste de la philosophie allemande et repose sur une connaissance au fond assez sommaire des textes. Il n’en reste pas moins que cette forme de pensée libérale, marquant accessoirement un glissement disciplinaire de la métaphysique schellingienne à une pensée politique, est tout aussi légitime que l’impulsion qui lui a donné naissance. On ne mesure pas le krausisme à son degré de fidélité à Schelling, pas plus qu’on ne juge la traduction de Sophocle par Hölderlin au degré d’exactitude avec lequel les segments textuels ont été transposés. À la limite, la connaissance d’une tradition précédant son importation et sa reconstruction peut être extrêmement succincte.

5 Tous les groupes sociaux susceptibles de passer d’un espace national ou linguistique ethnique ou religieux à l’autre peuvent être vecteurs de transferts culturels. Les commerçants transportant des marchandises ont toujours véhiculé également des représentations ou des savoirs. Les traducteurs, les enseignants spécialistes d’une aire culturelle étrangère, les émigrés politiques, économiques ou religieux, les artistes répondant à des commandes, les mercenaires, constituent autant de vecteurs de transferts, et il convient de tenir compte de leurs différentes médiations. Toutefois, on peut fort bien se représenter aussi des transferts reposant sur la circulation d’objets comme des livres ou des œuvres d’art. L’histoire des bibliothèques, de la constitution des fonds étrangers, de la diffusion des produits éditoriaux et de la traduction, comme l’histoire des collections et du marché transnational de l’art, font évidemment partie de la recherche sur les transferts culturels. Et lorsqu’on passe des médiations humaines aux médiations associées à des livres ou à des archives, la question des transferts culturels rencontre celle de la mémoire. En effet, les bibliothèques ou les archives, dont les modes d’organisation méritent souvent qu’on en établisse l’histoire, tendent à conforter des identités. Elles sont généralement organisées suivant un principe de pertinence qui correspond aux représentations de l’identité d’un groupe, la plupart du temps national. Devenir attentif aux transferts culturels implique de réviser, au moins

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de façon virtuelle, les structures de la mémoire collective des bibliothèques et des archives en recherchant des éléments importés, souvent marginalisés. Au demeurant, la mobilisation d’un élément de mémoire étrangère n’a rien de fortuit. Lorsqu’on va chercher dans les strates de la mémoire un élément étranger au contexte d’accueil, c’est en général pour répondre à une constellation de ce même contexte d’accueil. Il convient de distinguer entre mémoire accumulée, encore inutilisée, et mémoire effective.

6 Un transfert culturel n’a jamais lieu seulement entre deux langues, deux pays ou deux aires culturelles : il y a quasiment toujours des tiers impliqués. On doit donc plutôt se représenter les transferts culturels comme des interactions complexes entre plusieurs pôles, plusieurs aires linguistiques. On fait du passage en Allemagne des Lumières françaises un phénomène bien étroit si on néglige ses racines anglaises et ses prolongements russes. Et aborder la culture de la Russie à l’époque de Catherine II, c’est comprendre l’interaction entre l’Empire russe, la culture allemande de l’impératrice, son intérêt pour la France et pour une Italie souvent revue à travers le prisme de la littérature française. Toutefois, s’il est facile de reconnaître des lieux où se rencontrent de nombreux espaces culturels, des lieux qu’on pourrait considérer, en utilisant un néologisme, comme des « portails de globalisation », la description ne peut s’opérer que sur des rencontres d’un nombre réduit de termes. La représentation de croisements généralisés reste inopérante.

7 Même lorsqu’on aborde un transfert entre deux espaces culturels, on ne peut en aucune manière les considérer chacun comme homogènes et originels : chacun est lui-même le résultat de déplacements antérieurs ; chacun a une histoire faite d’hybridations successives. Il convient de garder cela à l’esprit quand on s’efforce de décrire par exemple un transfert culturel franco-allemand. Ni l’Allemagne ni la France ne sont des essences. Toutefois, aussi discutables que soient ces entités, la nécessité d’une description oblige à supposer pour un moment fugitif l’existence d’un système qu’on baptisera Allemagne ou France, hellénisme ou latinité. Mais on s’attachera immédiatement à montrer que ces entités sont élaborées à partir d’importations. La France c’est l’Allemagne, comme la latinité est grecque ou la scolastique médiévale est arabe, le bouddhisme chinois est indien, etc. Les aires culturelles, dont la recherche sur les transferts culturels révèle les imbrications, sont donc des configurations provisoires, mais nécessaires à la compréhension des phénomènes de circulation culturelle.

8 De façon générale, les sciences humaines correspondent à des récits nationaux, limités à des espaces linguistiques particuliers. Elles fabriquent des identités à partir d’importations et des reformulations qui les accompagnent. La révision systématique de ces constructions identitaires offre aux recherches sur les transferts culturels un vaste terrain d’investigations, dont l’horizon serait une histoire transnationale des sciences humaines.

9 Même si la philosophie, à l’instar des mathématiques, revendique une universalité de principe, une indépendance des concepts vis-à-vis des langues qui les véhiculent, il apparaît qu’elle s’est développée durant le long XIXe siècle avec une référence allemande, l’idéologie laïque de la IIIe République se réclamant d’un kantisme renouvelé. Naturellement, ni le Schelling de Ravaisson ni le Hegel de Kojève ne correspondent aux originaux dont leurs interprètes se réclament. Il est du plus grand intérêt de déterminer ce que leur interprétation ajoute, mais il faut surtout observer

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qu’une tradition intellectuelle prétendant constituer une morale civique nationale se construit à partir de références importées. La phénoménologie serait difficilement pensable sans une importation de Husserl précédant d’autres formes de circulation de ce qui s’est élaboré sur le fondement de cette référence. En cela, la philosophie française n’est d’ailleurs pas unique, et Martial Guéroult s’était déjà attaché à mettre en lumière tout ce que Fichte devait à des discours de la Révolution française, à des prises de positions politiques exprimées en France à son époque. Sans doute la tendance d’une frange significative de la philosophie française contemporaine à exprimer en anglais une « philosophie de l’esprit » résultant dans une large mesure de la traduction anglaise de la philosophie autrichienne correspond-elle au même schéma de construction d’une identité se voulant universelle à partir d’un système de références à une culture importée – dont les concepts centraux ont d’ailleurs des ancrages linguistiques largement ignorés.

10 En histoire de l’art, un modèle de transfert est fourni tant par l’application à l’Italie de l’herméneutique allemande que par la recherche d’éléments d’une strate chronologiquement antérieure dans une strate ultérieure (transferts diachroniques, par exemple, le Moyen Âge dans la Renaissance). Lorsque Heinrich Wölfflin applique à l’Italie ses concepts fondamentaux de l’histoire de l’art, il ne fait rien d’autre que transposer des catégories de la psychologie allemande à un autre espace4. Carl Justi ne procède pas très différemment lorsqu’il applique à l’art de Velázquez, ou plutôt au phénomène de Velázquez dans son temps, des catégories apparentées à l’herméneutique de Wilhelm Dilthey5. Quand Anton Springer observe dans l’art médiéval allemand des traces de l’Antiquité réinterprétées selon les besoins d’un contexte nouveau, il ne fait rien d’autre qu’analyser un transfert culturel, et ses observations serviront de modèle à Aby Warburg, qui le lit durant son séjour à Florence6.

11 L’anthropologie en tant que science est particulièrement attentive aux relations entre les cultures, à leurs contacts et aux formes d’interpénétration qui leur impriment une dynamique. Il est tout à fait notable que l’un des fondateurs de l’anthropologie américaine, Franz Boas, était un Allemand de Minden émigré aux États-Unis, où il appliqua à l’étude des Indiens de la côte ouest, les Kwakiutl notamment, des modes d’approche démarqués des collections de chants populaires des frères Grimm. Il s’agissait de rassembler des récits en langue indienne, de les transcrire pour la première fois avant de procéder à leur analyse et de reconnaître ce qu’ils dévoilaient des sociétés indiennes. Et lorsqu’il étudiait les contaminations entre ethnies, Boas cherchait à observer des contacts historiquement reconnaissables pour justifier les récurrences systémiques, les homologies structurelles. Il ne cherchait pas à comparer, mais à observer la genèse d’imbrications, à suivre des contaminations. Non seulement le parcours biographique et intellectuel de Boas est un cas notable de transfert culturel, mais la méthode qu’il développe est tout particulièrement adaptée à ce phénomène. Et non seulement Boas incarne de façon suffisamment éclatante l’idée de transfert culturel en anthropologie pour qu’une analyse attentive de son œuvre sous cet angle s’impose, mais nombre de ses proches disciples sont des émigrants venus de l’Europe germanique et participant à un vaste déplacement vers les États-Unis de connaissances acquises ailleurs. De façon générale, l’idée, véhiculée par Boas, selon laquelle la langue est le principal marqueur d’une culture est un héritage de Humboldt, dont on peut suivre les traces à travers l’Europe et notamment en Russie où, par la médiation de Heymann Steinthal et de certains élèves slaves, elle participe au socle sur lequel repose

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le formalisme linguistique et anthropologique. Lorsque Lévi-Strauss, qui s’y rattache par Jakobson notamment, vient en Amérique et rencontre Boas, deux formes de transferts fondamentaux en anthropologie convergent.

12 En littérature, l’accent est mis sur les traductions (qui, en dépit de leur présence massive dans les librairies, sont toujours considérées comme un élément extérieur, légèrement périphérique) ; sur des figures de l’articulation entre les traditions littéraires, sur les panthéons étrangers que chaque culture se construit (après Eugène- Melchior de Vogüé, Tolstoï est devenu, sinon un écrivain français, du moins un écrivain central dans le panthéon français des littératures étrangères), sur les écrivains utilisant une langue qui n’est pas la leur (du Turc de langue allemande Feridun Zaimoglou au Russe de langue française Andrei Makine en passant par le Somalien de langue anglaise Nuruddin Farah). Dans cette perspective, l’histoire littéraire peut être revue du point de vue de continuités alternatives ne tenant pas seulement compte d’éléments nationaux. Stefan George étant profondément inspiré par Mallarmé, qu’il traduit, ou Hölderlin par Rousseau, on ne devrait pas tenter de reconstruire des filiations dans l’histoire du lyrisme en Allemagne qui ne tiendraient pas compte de ces apports extérieurs. Mais André Chénier et Schiller seraient pour les mêmes raisons des moments de la littérature russe, et l’ensemble des histoires littéraires devrait dès lors être réécrit.

13 La perception que les cultures littéraires nationales ou plus larges ont les unes des autres est déterminée par les sciences des aires culturelles proches, par exemple la romanistique allemande ou la slavistique française. Ces sciences résultent d’un compromis entre l’espace littéraire étudié et l’horizon propre de celui qui l’observe. En outre, elles peuvent faire l’objet d’importations. Si on considère par exemple que la romanistique allemande telle que l’incarnait Friedrich Christian Diez est, par son approche même d’une globalité des cultures romanes, marquée par une conception des objets de la philologie clairement empruntée à une tradition allemande, son importation en France par Gaston Paris, qui l’applique de façon privilégiée au Moyen Âge français, correspond à une réinterprétation de son objet même, la « romania ».

14 L’examen des histoires littéraires sous l’angle des transferts culturels dont elles constituent le témoignage est d’autant plus significatif que, dans tous les pays européens, elles font partie intégrante de la construction des nations. Depuis la Chanson de Roland jusqu’au Dit du prince Igor, il n’est pas de nation européenne qui existe sans ce texte fondateur – qu’on trouve dans des espaces lointains (par exemple l’Histoire de Kieu pour la littérature vietnamienne, Le Chevalier à la peau de panthère pour la Géorgie et même dans l’Antiquité avec l’épopée de Gilgamesh). Or il est bien évident que ces constructions sont fréquemment liées à des importations étrangères. Le Kalevipoeg de Kreutzvald, épopée nationale estonienne, est le résultat du travail de philologues formés à une tradition allemande, post-herdérienne, qu’on sent également à l’œuvre dans la grande épopée finnoise que fut le Kalevala de Lönnrot. Il y a des restes de poésie ossianique dans l’interprétation que livre Friedrich August Wolf de l’épopée homérique, dont il fait l’œuvre de tout un peuple. À partir d’Ossian et de Herder, le modèle de l’œuvre fondant la nation s’est imposé à travers toute l’Europe. La révision de l’histoire littéraire sous l’angle des transferts culturels permet de mettre en évidence la circulation des modèles censés fonder des littératures nationales.

15 Certaines sciences humaines transcendent à vrai dire d’emblée les cadres nationaux. C’est par exemple le cas de l’orientalisme, tel qu’il a pu se développer depuis le début

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du XIXe siècle : une revue comme le Journal asiatique peut alors apparaître comme un organe franco-allemand d’exploration des littératures et cultures du Proche-Orient, en particulier l’arabe, le turc et le persan. Figure centrale de cette nouvelle discipline, Silvestre de Sacy a été aussi en matière d’études orientales une sorte de « praeceptor Germaniae », puisque la plupart des titulaires de chaires d’études orientales de la première moitié du XIXe siècle ont été ses élèves. Tout se passe comme si la France et l’Allemagne, auxquelles on pourrait facilement ajouter l’Angleterre, l’Italie et la Russie, abandonnant l’ambition de construire des sciences séparées de l’Orient, avaient cherché à en avoir une perception commune, reposant elle-même sur un compromis entre, d’une part, leur objet dans toute sa complexité et sa diversité et, d’autre part, leur propre cadre conceptuel.

16 La recherche sur les transferts fait partie des historiographies culturelles transnationales. Mais elle n’est pas pour autant réduite à l’analyse des imbrications entre espaces nationaux de l’Europe moderne. Elle peut fort bien trouver d’autres terrains d’application. L’appropriation par la cour de l’empereur de Chine des mathématiques européennes telles qu’elles ont été transmises par les missionnaires jésuites pour devenir en Extrême-Orient un signe de pouvoir correspond pleinement à un phénomène de transfert culturel, tout comme le rôle joué par la Prusse dans la réforme de la société japonaise à l’ère du Meiji. Dans l’Antiquité, plus encore qu’à l’époque moderne, il est habituel de considérer l’Empire romain ou le monde grec comme des entités homogènes. Or l’archéologie a depuis longtemps observé des phénomènes de métissage ; elle est à la recherche de passages difficiles à cerner entre l’Égypte et la Grèce, entre les mathématiques mésopotamiennes et les mathématiques grecques. Un changement de perspective pourrait amener à considérer l’Antiquité classique comme un cadre de réappropriations en chaîne d’éléments propres aux cultures entourant la Méditerranée. Sur les côtes de la Turquie actuelle, les cités grecques étaient aussi peuplées de Cariens, de Lyciens ou de Lydiens acculturés, et les traces archéologiques de villes hittites d’Anatolie montrent la présence de colonies étrangères mésopotamiennes. Les imbrications ne sont pas au demeurant à sens unique. La rencontre des cultures de l’Antiquité classique avec les peuples situés à leur périphérie a aussi permis l’émergence d’entités nouvelles, de la Bactriane ou de la Sogdiane gréco-irano-bouddhiques7 à la culture gallo-romaine.

17 Que l’histoire archaïque des sociétés sur lesquelles se fonde l’auto-perception de l’Europe moderne soit faite de transferts, cela a déjà légitimé des remises en cause de la domination européenne. L’ouvrage de Cheikh Anta Diop sur l’Égypte noire (Nations nègres et culture, 1954), conforté par les hypothèses de Black Athena de Martin Bernal, visait essentiellement à désigner, au début de la décolonisation, un héritage africain archaïque au cœur de la civilisation européenne. La question des transferts culturels peut donc inclure une partie des approches postcoloniales. Mais elle ne saurait s’y réduire. Quand un médiéviste met en évidence le fait que la mystique allemande incarnée par maître Eckhart emprunta sa théorie de l’intellect à Averroès8, et que le détour de la philosophie grecque par la pensée islamique est devenu un objet classique des études grecques9, il n’est pas question de post-colonialisme, mais bien de circulation de systèmes conceptuels qui, en fonction du contexte d’accueil, modifient leur signification10.

18 L’historiographie des transferts culturels relativise tout particulièrement la notion de centre. Il est clair que l’histoire, dès qu’elle dépasse les limites de la nation ou de l’aire

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culturelle dont elle est l’émanation pour intégrer des cercles concentriques plus larges, considère que les références propres à son aire culturelle d’appartenance sont centrales. Lorsque des histoires universelles commencent à être écrites à l’Université de Göttingen, dans le dernier tiers du XVIIIe siècle11, et que l’Arabie, l’Inde ou la Chine sont intégrées dans ce balayage global de l’histoire humaine, on considère que l’Europe est au centre, et qu’en entrant dans l’histoire, les cultures périphériques s’intègrent dans un ensemble dont le centre est clairement déterminé : européen. On ne peut s’empêcher de penser que la « global history » est elle-même structurée à partir d’un centre anglo-saxon. D’autres centres ont pu exister dans le cours de l’histoire. On pense à l’Empire du milieu et à l’exigence des empereurs chinois en matière de cartographie : que la Chine soit représentée au milieu des cartes du monde connu. On pense aux habitudes de la Turquie kémaliste de dessiner des cartes du monde mettant au centre l’Anatolie, elle-même au milieu d’un monde turc équidistant d’un côté de l’Algérie et de l’autre côté de l’Asie centrale12. La remise en cause des centres est un élément fondamental de la recherche sur les transferts culturels.

19 La relativité radicale du centre de perspective aboutit à faire coïncider le global et le particulier, chaque particularité devant être créditée de son accès propre au global. Il est des lieux où cette coïncidence est facilitée : des centres urbains, des universités, des bibliothèques, qu’on peut considérer comme des « portails sur la globalité ». Étudier ces lieux (dont on se gardera de donner une liste limitative) constitue évidemment une tâche importante dans la recherche sur les transferts. On peut penser à un lieu comme la bibliothèque de Göttingen, principale bibliothèque des pays germaniques et premier centre à collectionner dès le milieu du XVIIIe siècle toute la littérature scientifique de langue française, anglaise, italienne, russe ou allemande, afin d’en nourrir un enseignement qui se voulait une science universelle de l’homme. De façon assez différente on peut songer à des villes où se rencontrent un grand nombre de groupes ethniques, comme Vilnius/Wilna/Wilno, ville juive, allemande, polonaise, lituanienne, karaïte et russe à la fois, lieu de dissémination de la culture juive et lieu d’émergence d’une littérature nationale polonaise puis lituanienne. Ces « portails sur la globalité » associent les transferts culturels à la catégorie du lieu.

20 Un transfert culturel est parfois une traduction. Il suffit de mettre en regard une édition d’un roman dans une langue quelconque et sa traduction dans une autre langue, d’observer le discours d’accompagnement des quatrièmes de couverture, les illustrations, les formats, l’effet de contexte des séries et même la typographie, pour voir qu’une traduction n’est en aucun cas un équivalent. Elle l’est encore moins lorsqu’elle ne se déclare pas telle mais s’inspire simplement d’un original à la manière dont certains auteurs latins ont pu s’inspirer d’originaux grecs. Lucrèce n’est certainement pas un équivalent de Démocrite. La traduction met en évidence le fait que les concepts sont enracinés dans des contextes sémantiques et que le déplacement de contexte sémantique lié à la traduction représente une nouvelle construction de sens. Mais la traduction est aussi un objet de recherches ressortissant à la sociologie historique ou à l’histoire du livre, lesquelles s’appuient évidemment sur les recherches relatives aux transferts culturels. L’étude prosopographique des traducteurs conduit à s’interroger sur les modes d’acquisition des langues, sur les critères à partir desquels s’opère le choix des livres à transposer. Il importe d’analyser la stratégie des maisons d’édition, leur mode de fonctionnement, l’écho rencontré par les ouvrages traduits. De la traduction des Septante aux premières traductions de Kant au XIXe siècle, qui

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croisaient à grand peine une approche du texte allemand, l’hermétique version latine de Friedrich Gottlieb Born et la version italienne de Vincenzo Mantovani, l’analyse non linguistique du phénomène des traductions est un des axes de la recherche sur les transferts culturels.

21 Cette recherche offre un accès à la compréhension, sinon de l’histoire globale, du moins de configurations transnationales larges, en articulant la description du particulier et de l’universel. La globalité doit en effet être observée à partir de cas bien précis, voire de singularités. L’acribie du philologue ou du généticien observant la succession de deux strates textuelles, de deux variantes, accompagne et corrige la réflexion sur la circumnavigation des notions. Aucun planisphère ne peut faire l’économie du dessin des fleuves et des côtes. C’est de la pluralité des langues que peuvent se déduire les déplacements sémantiques des traductions. Davantage une théorie en progrès qu’un essai de doctrine, la recherche sur les transferts culturels pourrait aboutir à un nouveau point de vue sur les sciences humaines et sociales.

NOTES

1. Voir Michel Espagne et Michael Werner (textes réunis et présentés par), Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand (XVIIIe-XIXe siècles), Paris, Éditions Recherche sur les Civilisations, 1988 ; Michel Espagne, Les Transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999. Voir aussi : http://geschichte-transnational.clio-online.net/transnat.asp 2. C’est parmi des saint-simoniens qu’on trouve les premiers élèves français de Hegel. La référence aux sciences allemandes de l’Antiquité dans la France du XIXe siècle se reconnaît par exemple à la monumentale entreprise de traduction de la Symbolique de Creuzer par Joseph Daniel Guigniaut (1825-1851). 3. Par métissage il convient d’entendre la resémantisation liée à la rencontre de deux entités culturelles qui elles-mêmes résultent de rencontres et de resémantisations antérieures. Voir Jean-Loup Amselle, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001. 4. Heinrich Wölfflin, Kunstgeschichtliche Grundbegriffe, Munich, Bruckmann, 1915. 5. Carl Justi, Diego Velazquez und sein Jahrhundert, Bonn, Cohen, 1903. 6. Anton Springer, Bilder aus der neueren Kunstgeschichte, Bonn, A. Marcus, 1867. 7. Certaines langues mortes d’Asie centrale (sogdien, tokharien) ne sont quasiment attestées que par des corpus de traductions à partir d’autres langues. 8. Kurt Flasch, D’Averroès à Maître Eckhart. Les sources arabes de la « mystique » allemande, Paris, Vrin, 2008. 9. Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed, Irène Rosier-Catach (éd.), Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante, Paris, Fayard, 2009. 10. Les clefs platoniciennes utilisées par Garcilaso de la Vega pour décrire sa culture originelle aboutissent à une double projection : celle de catégories platoniciennes sur l’histoire du peuple inca, celle d’exemples incas pour conforter un modèle platonicien. Voir Carmen Bernand, Un Inca platonicien. Garcilaso de la Vega, Paris, Fayard, 2005.

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11. Luigi Marino, Praeceptores Germaniae : Göttingen 1770-1820, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1995 ; Hans-Erich Bödeker, Philippe Büttgen et Michel Espagne (éd.), Göttingen vers 1800. L’Europe des sciences de l’homme, Paris, Le Cerf, 2010. 12. Étienne Copeaux, Une vision turque du monde à travers les cartes de 1931 à nos jours, Paris, CNRS Éditions, 2000.

RÉSUMÉS

Tout passage d’un objet culturel d’un contexte dans un autre a pour conséquence une transformation de son sens, une dynamique de resémantisation, qu’on ne peut pleinement reconnaître qu’en tenant compte des vecteurs historiques du passage. On peut donc dire d’emblée que la recherche sur les transferts culturels concerne la plupart des sciences humaines même si elle s’est développée à partir d’un certain nombre de points d’ancrage précis. L’étude des transferts culturels conduit à relativiser l’importance de la comparaison et, par dessus tout, la notion de centre.

Any cultural object passing from one context into another results in a transformation of its meaning and the dynamic of re-semantisation it undergoes can only be fully recognised by taking into account the historical vectors of that transfer. We can therefore say that research dealing with cultural transfers concerns most of the human sciences even though its development was first rooted in specific domains. The study of cultural transfers forces us to downplay the notions of comparison, and, above all, of centre.

INDEX

Mots-clés : histoire des sciences humaines, transfert culturel, historiographies transnationales Keywords : history of human sciences, cultural transfer

AUTEUR

MICHEL ESPAGNE Directeur de recherche CNRS, Directeur de l'UMR 8547 Pays germaniques : transferts culturels/ archives Husserl. Responsable de l'équipe "Transferts culturels" Parmi les publications : Les Transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999. L’Histoire de l’art comme transfert culturel, Paris, Belin, 2009. Avec Michael Werner (textes réunis et présentés par), Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand (XVIIIe-XIXe siècles), Paris, Éditions Recherche sur les Civilisations, 1988. Avec Hans-Erich Bödeker et Philippe Büttgen (éd.), Göttingen vers 1800. L’Europe des sciences de l’homme, Paris, Le Cerf, 2010.

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La naissance de l’historiographie romaine : la canonisation de la mémoire nationale selon un modèle étranger

Dominique Briquel

Une histoire nationale écrite en grec par des Romains

1 Le premier historien romain s’appelait Quintus Fabius Pictor. Il appartenait à la puissante famille patricienne des Fabii et devait son surnom de Pictor, le peintre, non au fait qu’il avait exercé lui-même cet art, mais à ce qu’il appartenait, au sein de cette gens nombreuse et diversifiée, à la branche des Pictores, qui devait son surnom au fait que le premier à l’avoir porté, qui vivait vers la fin du IVe siècle av. J.-C., avait décoré les murs du temple de la déesse de la Sauvegarde, Salus, de peintures évoquant les circonstances dans lesquelles, en 311 av. J.-C., le consul Junius Bubulcus avait fait le vœu d’ériger un temple à la déesse qui avait tiré ses troupes d’une situation difficile au cours de la deuxième guerre samnite1. Si le premier Fabius Pictor avait donc été le premier artiste peintre que Rome ait connu, son descendant avait été le premier historien. Ce nouveau genre de littérature apparut dans le contexte de la deuxième guerre punique, cette terrible épreuve que subit Rome entre 219 et 202 av. J.-C., au cours de laquelle le Carthaginois Hannibal fut à deux doigts de mettre fin à son ascension en tant que puissance dominante de l’Italie puis du monde méditerranéen et qui laissa le souvenir de désastres aussi cuisants pour l’orgueil national que furent les défaites de Trasimène, en 217 av. J.-C., et surtout Cannes, en 216 av. J.-C., rencontre où l’armée romaine fut presque totalement anéantie. Lui-même fut un acteur, relativement modeste, de ce conflit, puisque, au lendemain de Cannes, il fut chargé par le Sénat romain, alors qu’il était préteur, d’aller en Grèce consulter le dieu Apollon, dans son sanctuaire oraculaire de Delphes, pour savoir ce que les dieux avaient à reprocher à Rome pour lui avoir infligé de si retentissants revers2.

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2 Son activité d’historien est directement liée à cette activité d’ambassadeur auprès des Grecs. Chose qui peut en effet paraître insolite, ce n’est pas en latin, langue nationale, que ce père de l’histoire romaine rédigea son œuvre. Il le fit en grec et son exemple fut suivi par les autres représentants de ce qu’on a appelé l’« Annalistique ancienne » : Cincius Alimentus, un contemporain de Fabius Pictor qui fut prisonnier d’Hannibal, puis Postumius Albinus et Gaius Acilius, qui rédigèrent leur œuvre vers 150/140 av. J.-C. Ce n’est que plus tard, au cours de la seconde moitié du IIe siècle av. J.-C. et du premier quart du Ier, que d’autres historiens, ceux qu’on rattache à l’« Annalistique moyenne », comme Cassius Hemina, Quintus Fabius Servilianus, Calpurnius Piso Frugi, Sempronius Tuditanus, Coelius Antipater, se décidèrent à employer le latin. Bien sûr ce fut en latin que composèrent les représentants ultérieurs du genre historique, ceux qu’on définit comme constituant l’« Annalistique récente3 ». Mais la singularité du recours par Fabius Pictor à un idiome étranger s’explique par sa situation de représentant de Rome dans le monde hellénique aux heures les plus sombres de la deuxième guerre punique. Il ne faut pas oublier que la guerre qui opposait alors les deux puissances antagonistes de la Méditerranée occidentale avait eu des prolongements en Grèce. En 215 av. J.-C., Hannibal devait conclure une alliance avec le roi de Macédoine Philippe V. Sans doute n’eut-elle pas beaucoup d’effets pratiques, les timides tentatives menées par le souverain grec contre les possessions romaines de la côte illyrienne ayant eu surtout pour effet de provoquer une contre-offensive diplomatique de Rome, qui suscita une coalition où figuraient Attale de Pergame et les Éoliens, contraignant ainsi bientôt le roi à cesser les hostilités par la paix de Phoenikè, conclue en 211 av. J.-C. Mais elle n’en entraîna pas moins une intense guerre de propagande entre partisans de Rome et partisans de Carthage, dont un des points principaux porta sur l’image qu’on cherchait à donner de l’Urbs, de ses origines et de son histoire. Cette guerre de propagande se prolongea d’ailleurs au-delà du conflit. Les œuvres des auteurs défavorables aux Romains ne nous sont plus accessibles que par d’infimes fragments, ce qui n’est guère surprenant : la victoire finale du parti adverse les a fait disparaître. Mais on se rend compte par ces quelques traces éparses dans la littérature qui nous est parvenue qu’il exista toute une littérature historique hostile à Rome, réalisée par ces Hannibalhistoriker, qui étaient souvent des Grecs et qui parfois, comme les moins mal connus, Silènos de Caléaktè et Sosylos de Sparte, avaient combattu dans les rangs de l’armée punique4. Cette présentation défavorable de Rome suscita de l’autre côté une littérature défendant le point de vue opposé et cherchant à présenter d’une manière positive le passé de l’Urbs. Si des Grecs y jouèrent sans doute un rôle, tel le mystérieux Dioclès de Péparèthos que Plutarque cite comme la source ultime de la tradition pour son récit de la vie de Romulus5, des Romains y eurent leur part : ce fut le cas de Fabius Pictor, dont la maîtrise qu’il avait du grec est prouvée par le fait que le Sénat l’avait chargé de l’ambassade de Delphes, et qui, ayant vraisemblablement pu constater, à l’occasion, les idées fausses, à ses yeux, que les Hellènes se faisaient de sa cité6, entreprit de poursuivre l’entreprise de redressement de l’image de Rome auprès des Grecs qu’il avait entamée par la diplomatie en écrivant, à l’usage du public hellénique, la première histoire de Rome qu’eût écrit un Romain. C’est par cette histoire, à l’usage de Grecs, rédigée en grec, que débuta l’historiographie romaine.

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Naissance d’une littérature à Rome au IIIe siècle av. J.- C. : le résultat de l’ouverture à l’hellénisme

3 Le fait que le premier historien romain usât du grec pourrait donc apparaître comme un facteur purement conjoncturel, lié au contexte de la deuxième guerre punique et aux développements du conflit dans le monde hellénistique. Mais le rapport à l’hellénisme que ce choix manifeste d’une manière exemplaire est un trait fondamental de toute la littérature romaine à cette époque, y compris lorsque les auteurs avaient recours à la langue nationale. On peut dire, en caricaturant à peine, que la littérature romaine telle qu’elle se créa et commença à se développer au cours du IIIe siècle av. J.-C. fut une littérature grecque traduite en latin. Ce qui est considéré comme la première œuvre latine, l’Odyssée de Livius Andronicus, fut une traduction au sens propre, puisqu’elle se présentait comme une simple mise en latin de l’œuvre homérique, dont on sait le rôle qu’elle jouait comme base de l’éducation en Grèce et qui, s’agissant de l’épopée d’Ulysse que ses errances avaient mené dans les parages de l’Italie, était particulièrement apte à séduire les habitants de la péninsule. Son auteur, son surnom hellénique l’indique, était lui-même un Grec, un affranchi d’un membre de l’importante gens Livia, Livius Salinator, et était arrivé comme esclave de Tarente à Rome après la chute de la ville en 272 av. J.-C., à la fin de la guerre de Pyrrhus. Sans doute les autres auteurs que nous connaissons pour cette période initiale des lettres latines furent-ils des Italiens, et non plus des Hellènes comme lui7. Il n’en reste pas moins que les genres qu’ils représentèrent étaient des genres grecs qu’ils acclimatèrent à Rome. Dans la ligne de cette première œuvre de Livius Andronicus, il y eut l’épopée, qu’illustrèrent successivement le Campanien Naevius, avec sa Guerre Punique (Bellum Punicum), au lendemain de la première guerre punique (alors qu’il n’y avait encore eu qu’un seul conflit de ce nom, ce qui justifie l’emploi du singulier), puis, au lendemain de la deuxième, Ennius, originaire de Rudies en Apulie, avec ses Annales, dont le sujet s’élargissait à l’ensemble de l’histoire de l’Urbs, traitée sur le mode épique. Ces Romains chantaient la gloire de leur cité : mais ils le faisaient en suivant un modèle grec, et l’épopée romaine recourut rapidement à la versification de type grec, avec l’hexamètre dactylique, en abandonnant l’antique mètre indigène, le saturnien, dont usaient encore Livius Andronicus et Naevius8. Autre genre qui se développa à cette époque, et qui nous est davantage saisissable puisque les œuvres de Plaute, puis, dans la première moitié du siècle suivant, celles de Térence nous sont parvenues, au moins en partie : le théâtre. Les comédies de ces deux auteurs, où les personnages portent des noms grecs et dont l’intrigue reprend des pièces grecques de la Comédie Nouvelle, aussi bien que les titres qui, à défaut des œuvres elles-mêmes, nous ont été transmis pour les tragédies qu’avaient composées Livius Andronicus (on lui attribue des Achille, Ajax, Égisthe, Andromède, Danaé, Hermione, Térée et un Cheval de Troie), Naevius (il aurait donné un Départ d’Hector et, comme son devancier, une Danaé et un Cheval de Troie) ou encore Ennius (auteur d’une vingtaine de tragédies, comme Andromaque captive, Médée en exil, La Rançon d’Hector) montrent combien l’inspiration est au départ grecque. C’est le genre théâtral grec qui s’introduisit ainsi à Rome, renouvelant la vieille tradition locale des ludi scaenici, « jeux scéniques », sorte de ballets chantés, mettant en scène des ludions, d’origine étrusque, qui avaient été introduits à Rome en 364 av. J.-C. La date de 240 av. J.-C., année où Livius Andronicus fut chargé par les magistrats de faire représenter, dans une des cérémonies célébrées en l’honneur des dieux qui donnaient lieu à des

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spectacles, les Jeux Romains, ludi Romani, une fabula de type grec, marqua l’introduction officielle à Rome de cette littérature transplantée du monde hellénique, et cette date est souvent donnée, sans autres détours, comme celle de la naissance de la littérature latine.

4 La naissance d’une historiographie, avec Fabius Pictor, s’inscrit donc dans ce mouvement général d’ouverture vers la Grèce du monde romain, de renouvellement de la vieille culture nationale et de naissance de la littérature latine. Mais, s’agissant de l’histoire, la situation est moins simple que dans des domaines comme le théâtre – dont Florence Dupont a bien rappelé9 que, lié à des fêtes, il s’inscrivait dans des sortes de parenthèses de la vie normale, périodes de suspension des activités habituelles de la cité et donc des affaires sérieuses, et en premier lieu celles de la vie politique, dont avait à s’occuper un civis Romanus, un citoyen de Rome.

Histoire et « coutume des ancêtres » : importance de la référence au passé à Rome

5 L’histoire, telle du moins que les Romains la concevaient, traitait en revanche de ces grands sujets. Elle relatait l’histoire de la cité, des événements qui avaient marqué la vie de la res publica Romana10, tant sur le plan de la politique intérieure que sur celui de la politique extérieure, laquelle se confondait le plus souvent avec les innombrables guerres que Rome mena au cours des siècles. N’oublions pas que le temple de Janus, dont on fermait les portes lorsque la cité était en paix, était continuellement resté ouvert avant qu’Auguste, inaugurant solennellement l’ère de paix qu’il voulait faire régner sur l’Empire au sortir des guerres civiles, ne le fermât en 29 av. J.- C., à la seule exception d’une brève fermeture en 241 av. J.- C., au sortir de la première guerre punique ! L’histoire romaine apparaît donc comme l’exposé assez monotone des actions du peuple romain domi militiaeque (chez lui et à la guerre) suivant l’articulation qui sous-tend généralement l’exposé des événements qui se sont déroulés dans une année donnée, conformément au principe chronologique rigoureux du cadre annalistique.

6 Dans ces conditions, la finalité de l’histoire, à Rome, ne saurait être que didactique : elle devait donner des exemples de comportements dont il conviendrait de s’inspirer afin de mener pour le mieux les affaires de la res publica, que ce fussent des exemples positifs de conduites à suivre ou des exemples négatifs de conduites à éviter. Faire œuvre d’historien n’était donc pas une activité qui relevait du loisir, cet otium que les Romains considéraient avec mépris, estimant qu’il les détournait des tâches importantes, et en premier lieu du service de la cité11. L’histoire aidait le civis Romanus à remplir ses devoirs vis-à-vis de la cité, aidant notamment ceux des citoyens qui étaient investis de responsabilités publiques à s’inspirer de ce qu’avaient fait leurs aînés pour permettre à Rome de réaliser la mission de domination universelle que, tous en étaient persuadés bien avant que Virgile ne le chantât dans des vers célèbres de son épopée12, les dieux lui avaient assignée lors de sa fondation. Il ne faut pas s’étonner si, dans ces conditions, les historiens romains, à la différence des poètes épiques ou des auteurs de théâtre que nous avons évoqués et qui étaient tous d’un niveau social assez modeste, furent souvent de hauts personnages qui exercèrent des magistratures. Sans doute les annalistes que nous connaissons n’eurent-ils pas l’envergure de Caton, à qui, avec son fameux delenda est Carthago, on doit le déclenchement de la troisième guerre punique et la destruction de la rivale africaine de l’Urbs en 146 av. J.-C. Mais Fabius Pictor, Cincius

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Alimentus, Postumius Albinus furent préteurs, Acilius fut au moins sénateur. Parmi les auteurs ultérieurs, Quintus Fabius Servilianus fut consul en 142 av. J.-C., Calpurnius Piso Frugi, ancien tribun de la plèbe, fut consul en 133 puis censeur en 120 av. J.-C., Sempronius Tuditanus exerça le consulat en 129 av. J.-C. et eut droit aux honneurs du triomphe pour sa campagne contre les Iapydes d’Illyrie. Ce furent donc des hommes d’État et il était quasiment attendu qu’un homme politique prolongeât son activité publique en faisant œuvre d’historien : plus tard encore on peut rappeler que Salluste fut un lieutenant de César qui ne connut guère de succès, mais se consola de ses échecs en se lançant dans l’écriture d’une histoire par laquelle il affirmait apporter à ses concitoyens ce que l’injustice des temps ne lui avait pas permis de leur apporter par son activité d’homme public13.

Les formes locales de la mémoire historique : les annales pontificales

7 L’histoire était donc chose importante à Rome et cela n’étonnera pas dans une cité où le modèle de comportement était le mos majorum, la coutume des ancêtres, c’est-à-dire la manière dont ils avaient agi, assurant à leur ville ses premiers succès. Leurs descendants ne pouvaient poursuivre efficacement leur œuvre que s’ils appliquaient à leur tour les mêmes règles, suivaient les mêmes normes de conduite. Il était dès lors essentiel de bien connaître le passé, de savoir précisément ce qu’avaient fait ces majores posés en modèles absolus. Mais avant que les Romains n’entrent en contact avec l’hellénisme et ne découvrent ce qu’était le modèle historiographique grec – qu’avaient illustré, dès le Ve siècle av. J.-C. et sous des modalités très différentes, le « père de l’histoire », Hérodote, et Thucydide – nul ne s’était avisé, dans l’Urbs, que cette référence constante au passé dût prendre la forme d’un récit mis par écrit relatant, selon leur séquence chronologique, les faits et gestes des Anciens. Un phénomène analogue se passa pour l’épopée, où les œuvres de Livius Andronicus, Naevius, Ennius, fixées par l’écriture et rapportées à un auteur précis, succédèrent aux compositions primitives, improvisées, comme celles dont on accompagnait les cortèges triomphaux ou encore les chants que les convives échangeaient au cours des banquets et dans lesquels ils célébraient les grands hommes du passé, ces carmina convivalia dont l’usage avait disparu au temps de Caton, qui nous les fait connaître, et où on se plaît à reconnaître, depuis Barthold Georg Niebuhr et sa Römische Geschichte, qu’il publia à Berlin en 1811, une des sources de la conservation du souvenir du passé à Rome14. Il en fut de même pour le théâtre, puisque les tragédies et comédies sur le modèle grec, relevant de la littérature écrite, apparues à partir de 240 av. J.-C. avec la commande alors faite à Livius Andronicus, s’imposèrent à la place des « plaisanteries improvisées en vers grossiers » (inconditis inter se jocularia fundentes versibus) des jeunes Romains, accompagnant les évolutions que les ludions effectuaient au son de la flûte, que Tite- Live, dont l’information procède sans doute ici de l’érudition de Varron, décrit, dans la rétrospective de l’évolution du théâtre à Rome qu’il au début de son livre VII15, comme ayant été la forme ancienne des ludi scaenici.

8 L’Urbs n’avait cependant pas ignoré toute forme de consignation par écrit des événements du passé. Il faut évoquer ici la question de la « chronique pontificale ». Quelle que soit la position qu’on adopte sur le point, très discuté, de la mise à la disposition du public de cet enregistrement des faits auquel le grand pontife procédait

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chaque année16, il est clair que la première forme d’histoire écrite qu’ont connue les Romains a été la tabula dealbata, tableau de bois blanchi, sur laquelle le plus haut dignitaire de la religion de la cité inscrivait les faits remarquables survenus durant l’année et qu’il affichait pour que le public en eût connaissance. Les témoignages concordant de Cicéron, dans son traité De l’orateur (2, 52), et de l’interpolateur de Servius, dans son commentaire à l’Énéide, 1, 373, nous donnent quelque lumière sur cette forme de conservation par écrit de la mémoire historique des Romains : Cicéron : Erat enim historia nihil aliud nisi annalium confectio, cuius rei memoriaeque publicae retinendae causa ab initio rerum Romanarum usque ad P. Mucium pontificem maximum res omnis singulorum annorum mandabat litteris pontifex maximus referebatque in album et proponebat tabulam domi, potestas ut esset populo cognoscendi, eique etiam nunc annales maximi nominantur (Écrire l’histoire, ce n’était d’abord que faire des annales. C’est pour cet objet, c’est pour conserver les souvenirs publics, que, dès les premiers temps de Rome, jusqu’au grand pontife P. Mucius, le grand pontife recueillait tous les événements de chaque année et les écrivait sur une table blanchie qu’il exposait dans sa maison, afin que le peuple pût la consulter. Voilà ce qu’on nomme encore aujourd’hui les grandes annales). Interpolateur de Servius : Ita autem annales conficiebantur : tabulam dealbatam quotannis pontifex maximus habuit, in qua praescriptis consulum nominibus et aliorum magistratuum digna memoratu notare consueuerat domi militiaeque terra marique gesta per singulos dies, cuiusque diligentiae annuos commentarios in octoginta libros ueteres retulerunt eosque a pontificibus maximis, a quibus fiebant, annales maximos appellarunt (C’est ainsi qu’on faisait les annales : chaque année le grand pontife conserva une table blanchie sur laquelle, après avoir inscrit en tête le nom des consuls et des autres magistrats, il avait pris l’habitude de noter les faits dignes de mémoire qui étaient survenus en politique intérieure et extérieure, sur terre et sur mer ; les Anciens ont consigné les commentaires réalisés par ses soins dans quatre-vingt livres et leur ont donné le nom de grandes annales d’après celui du grand pontife qui les réalisait).

9 On a donc affaire à une forme tout à fait primitive d’histoire, pour laquelle le terme de commentaires utilisé par l’interpolateur de Servius ne doit pas tromper. Il s’agissait du simple enregistrement des faits, jour après jour (le même auteur précise per singulos dies), sans le moindre recul ou la moindre réflexion. D’ailleurs Caton se moquait de ces vieilles annales pontificales, qu’il jugeait ridicules parce qu’on y lisait le cours des produits alimentaires ou le temps qu’il avait fait17. À une époque où l’histoire n’est plus une histoire-bataille, ni ne se réduit aux seuls faits de la vie politique, les « domi militiaeque terra marique gesta » qu’évoquait le commentateur de Virgile et qui sont à peu près les seuls qu’on trouve dans l’historiographie romaine classique, à une époque où on a découvert également l’importance de l’histoire du climat et où par conséquent on ne néglige plus les données tournées en ridicule par Caton, on peut trouver regrettable que ces informations ne nous aient pas été conservées : il est évident néanmoins que ce foisonnement de renseignements divers dispersait l’attention et n’aidait pas à la compréhension des événements. La lecture de cette chronique primitive des pontifes devait donner l’impression que donne parfois la lecture de Tite- Live : celle d’une juxtaposition de faits hétéroclites, touchant des sujets variés et des zones géographiques éloignées les unes des autres, derrière lesquels le lecteur ne retrouve aucun fil directeur18. Cela justifie le mépris dans lequel était parfois tenu le genre annalistique, distingué de l’histoire véritable (désignée par le mot d’origine grecque historia, enquête) dans ce sens qu’il omettait la recherche des causes des événements, qu’il était dès lors incapable d’expliquer. Vers le dernier quart du IIe siècle

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av. J.-C., Sempronius Asellio se faisait déjà l’expression de cette critique du genre des annales comme ne relevant pas de l’histoire véritable19 : Nobis non modo satis esse uideo, quod factum esset, id pronuntiare, sed etiam, quo consilio quaque ratione gesta essent, demonstrare. […] Scribere autem, bellum initum quo consule et quo confectum sit et quis triumphans introierit, et eo libro, quae in bello gesta sint, non praedicare autem interea quid senatus decreuerit aut quae lex rogatioue lata sit, neque quibus consiliis ea gesta sint, iterare : id fabulas pueris est narrare, non historias scribere (Quant à moi, je ne pense pas que ce soit assez pour un historien d’exposer les faits ; il faut expliquer quels desseins, quelles causes les ont amenés. […] En effet, raconter des guerres, dire sous quel consul les hostilités ont commencé, en faire connaître l’issue, dire quels généraux reçurent les honneurs du triomphe, quelles actions d’éclat se passèrent lors d’une bataille sans faire mention des décrets du Sénat, des lois, des requêtes adressées au peuple, sans parler des desseins qui ont présidé à l’accomplissement des faits, c’est faire des récits pour les enfants, ce n’est pas écrire l’histoire).

Le développement d’une historiographie « à la grecque »

10 Les annales pontificales représentaient donc plutôt une sorte d’archivage, un simple enregistrement des événements, sans amorce de jugement ou d’explication, sans même que fût exposé l’enchaînement des faits qui avait conduit à tel ou tel événement marquant. Elles ont imprimé leur marque durable sur la tradition historiographique romaine dans la mesure où elles lui ont imposé la forme annalistique, c’est-à-dire le principe d’exposition des faits année par année, dans le cadre chronologique strict des années consulaires, désignées par le nom des deux magistrats suprêmes qui présidaient cette année-là aux destinées de la cité20. Mais, à l’intérieur de ce moule, ceux qui ont relaté les faits et gestes du peuple romain et à qui le cadre annuel qu’ils continuaient à respecter a fait donner le nom d’« annalistes » ont introduit, comme le recommandait Sempronius Asellio, des préoccupations plus historiques, comme cette recherche des causes et des buts qu’il évoquait : l’histoire grecque, qui était au sens propre une historia et donc une enquête et non un simple relevé des faits, leur montrait que c’était là la finalité d’un travail sur le passé.

11 Aussi, en dehors du principe annuel de la narration, l’historiographie romaine, telle qu’elle s’est constituée à partir de Fabius Pictor, s’inscrit-elle dans la ligne directe de ce qui existait dans le monde hellénique, pour relater l’histoire du monde grec. Outre le souci intellectuel que Sempronius Asellio mettait en relief, le modèle hellénique avait imposé sa forme littéraire. On sait le rôle que tenaient, dans la tradition thucydidéenne, les discours fictifs que les historiens mettaient dans la bouche des personnages que leur récit faisait intervenir. L’intérêt du procédé, prétexte à de beaux morceaux d’éloquence en même temps que moyen privilégié d’exposer les motivations, les sentiments et les desseins des personnages et des groupes qu’ils représentaient, n’avait sans doute pas échappé à Fabius Pictor : on peut vraisemblablement faire remonter à lui, par un discours qu’il aurait attribué à un ambassadeur romain envoyé à Carthage au début de la première guerre punique, toute une tradition rhétorique sur la capacité romaine à retourner contre eux les armes sur lesquelles leurs adversaires prétendaient fonder leur supériorité, tradition qu’on retrouve chez Diodore de Sicile (en XXIII, 2), Athénée (en VI, 273 f) et dans le témoignage anonyme de l’Ineditum Vaticanum21. Après lui, le procédé des discours recomposés sera repris par tous les historiens romains. Autre

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héritage stylistique, il suffit de mettre en parallèle la formule par laquelle Tite-Live, au début de la troisième décade, introduisait la deuxième guerre punique comme ayant été le plus grand conflit ayant jamais opposé deux puissances adverses, à celle par laquelle Thucydide débutait sa Guerre du Péloponnèse à propos de la lutte entre Athènes et Sparte. Voici l’exorde pompeux de l’historien padouan, en XXI, 1, 1 : Dans cette partie de mon ouvrage, qu’il me soit permis, à l’exemple de la plupart des auteurs qui placent une préface en tête de leur histoire, d’annoncer que je vais écrire la plus mémorable de toutes les guerres, celle que les Carthaginois, sous la conduite d’Hannibal, firent au peuple romain. Jamais deux cités, deux nations plus redoutables, ne mesurèrent leurs armes ; jamais Rome et Carthage elles-mêmes n’eurent autant de forces et de puissance.

12 Il démarque de façon presque avouée celui de son devancier athénien en 1, 1 : Thucydide l’Athénien a raconté les différentes péripéties de la guerre des Péloponnésiens et des Athéniens ; il s’est mis à l’œuvre dès le début de la guerre, car il prévoyait qu’elle serait importante et plus mémorable que les précédentes. Sa conjecture s’appuyait sur le fait que les deux peuples étaient arrivés au sommet de leur puissance.

13 Avec cette apparition d’une histoire écrite, c’est dans une matrice hellénique que se coula la mémoire historique des Romains. La forme en fut inspirée des maîtres grecs, réputés être les modèles qu’on devait imiter et avec lesquels on devait rivaliser dans une conception de la culture qui se mouvait dans un face-à-face constant et exclusif entre Rome et la Grèce. Et jusque par les thèmes que privilégièrent les ouvrages d’histoire qui se firent jour dans l’Urbs, le poids des schémas grecs se fit sentir. Dans une étude consacrée à la tradition historiographique sur les débuts de la République romaine, Emilio Gabba relevait combien la place laissée à cette période par Fabius Pictor apparaissait réduite par rapport à celle qu’il consacrait à l’époque des primordia22 : il l’expliquait justement par l’importance accordée par l’historiographie grecque à la question des origines gentium, celle des origines des peuples et spécialement celle des origines des peuples non grecs. Or, comme l’a montré un article qui fit date d’Elias Bickermann23, cette problématique des origines des peuples, lorsqu’elle s’appliquait à des populations barbares, c’est-à-dire non helléniques, visait surtout à les situer par rapport au monde grec et, le plus souvent, à les présenter sous un jour soit favorable soit hostile en ce qu’on leur reconnaissait ou non une parenté avec les Hellènes, par le biais de légendes d’origine qui les mettaient en relation avec des peuples ou des héros grecs24. La légende d’Énée, ce Troyen échappé à la ruine de sa patrie prise par l’armée des Achéens pour venir fonder en Occident une nouvelle Troie, quelle que soit la manière dont on explique la naissance de cette tradition – question énorme sur laquelle nous ne voulons pas nous attarder ici –, est un exemple typique de cette manière de relier une cité barbare comme l’était Rome au monde hellénique. Par cette légende qui la rattachait au monde de l’épopée homérique, l’Urbs se voyait haussée au rang de polis Hellènis, de « ville grecque » – au moins par ses origines25. Or l’histoire de Tite-Live débute, dans le premier chapitre de son premier livre, par la geste du fils d’Anchise abandonnant Ilion en flammes pour gagner les côtes italiennes et ce n’est qu’ensuite, au chapitre IV, qu’on arrivait à l’histoire du véritable conditor de la cité, le fondateur de Rome selon la tradition nationale, Romulus. Il en allait de même dans l’ensemble de l’historiographie romaine et c’est déjà ce qu’on peut conclure des fragments de Fabius Pictor. Sans doute le public romain qui lisait ces récits de la légende d’Énée n’était-il plus sensible à la signification première qu’ils avaient eue, qui était de permettre l’établissement d’un lien entre Rome et l’univers des Hellènes, de présenter cette ville

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barbare comme étant quasiment une cité hellénique. Pour le public romain, ce préalable troyen faisait partie, sans plus, de la légende nationale et ce n’est certainement pas parce qu’ils se souciaient de la mise en rapport, permise par la geste du héros troyen, entre Rome et la Grèce que ceux qui s’estimaient ses descendants se remémoraient fièrement les exploits du pieux Énée, le pius Aeneas, exploits que, parmi les poètes, Naevius et Ennius avaient chantés avant que Virgile n’en fît le sujet de la grande épopée romaine, l’équivalent pour l’Urbs tant de l’Iliade que de l’Odyssée. Mais c’est bien la vision grecque des origines de la cité, reléguant la tradition nationale à la deuxième place, qui avait ainsi canonisé la mémoire nationale des Romains.

NOTES

1. Sur ce point, voir Valère Maxime, 8, 14, 6 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 35, 19. Cette bataille est racontée dans Tite-Live, 9, 31. 2. Tite-Live, 22, 57, 4, 23, 11, 1-6 ; Plutarque, Vie de Fabius Maximus, 18, 3 ; Appien, Guerre d’Hannibal, 27, 116 ; on trouve des données et des discussions sur ce qu’on peut savoir du personnage dans Gerald P. Verbrugghe, « Three Notes on Fabius Pictor and his History », in Miscellanea E. Manni, Rome, 1980, p. 2157-2173. 3. Les œuvres de ces historiens, qui ne nous sont parvenues qu’à travers les citations d’auteurs ultérieurs, ont été commodément rassemblées dans la Collection des Universités de France (CUF) par Martine Chassignet, L’Annalistique romaine, tome I, Les annales des pontifes, l’annalistique ancienne, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 1996 ; L’Annalistique romaine, tome II, L’annalistique moyenne, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 1999 ; L’Annalistique romaine, tome III, L’annalistique récente, l’autobiographie politique, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2004. Comme représentant du genre historique à la même époque, mais dans un genre autre que l’annalistique (c’est-à-dire en dehors du cadre annuel de la narration adopté par ces auteurs), il convient de mentionner Caton, dont les Origines ne se bornaient pas à relater la naissance et l’histoire ultérieure de Rome, mais aussi les origines des autres cités et peuples de l’Italie (voir Martine Chassignet dans son édition de Caton, Les Origines. Fragments, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 1986). 4. Ces auteurs sont répertoriés dans le corpus de Felix Jacoby, Die Fragmente der Griechischen Historiker, no 175 pour Silènos, no 176 pour Sosylos, no 177 pour un Chaireas, connu par le seul Polybe en 3, 20, 5 ; sur des « unbestimmte Hannibalhistoriker », no 180 ( = Polybe, 3, 6, 1). Nous avons essayé de définir certains aspects de la présentation de ces auteurs pro-carthaginois dans notre ouvrage Le Regard des autres : les origines de Rome vues par ses ennemis (début du IVe siècle / début du Ier siècle av. J.-C.), Besançon, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, n° 623, 1997, p. 37-56. 5. Plutarque, Vie de Romulus, 3, 1, 8, 9. Selon l’auteur de Chéronée, Fabius Pictor aurait suivi Dioclès. Sur la question, voir Carmine Ampolo dans son édition de La Vie de Thésée : Plutarco, Le vite di Teseo e Romolo, Milan, Fondazione Lorenzo Valla, 1988, p. 276-278. 6. Ce problème se posera encore plus tard : à l’époque augustéenne, Denys d’Halicarnasse, rédigeant les Antiquités romaines dans lesquelles il relate les origines et les premiers temps de Rome, se propose encore de redresser ce qu’il estime être les idées erronées que ses contemporains se faisaient sur Rome ; c’est ce qui justifie sa démarche, aberrante à nos yeux, visant à démonter que, loin d’être une cité barbare, Rome est une authentique cité grecque, une

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polis Hellènis. Sur la vision historique de Denys, voir Domenico Musti, Tendenze nella storiografia romana e greca su Roma arcaica, studi su Livio e Dionigi d’Alicarnasso, Quaderni Urbinati di Cultura Classica, 10, Rome, 1970 ; Emilio Gabba, Dionysius and the History of Archaic Rome, Sather Classical Lectures, 56, Berkeley, University of California Press, 1991 ; ainsi que l’introduction de Valérie Fromentin à l’édition de Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, tome I, livre I, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 1998. 7. Il est cependant remarquable que ces auteurs ne soient pas des Romains de Rome, mais soient originaires de régions de la péninsule fortement hellénisées et en contact direct avec les Grecs de Grande-Grèce, la Campanie pour Naevius, l’Apulie pour Ennius. 8. Il n’existe pas encore dans la CUF d’édition des fragments par lesquels les œuvres de ces auteurs nous sont accessibles. Pour une présentation générale, voir Hubert Zehnacker, Jean- Claude Fredouille, Littérature latine, Paris, PUF, 1993, p. 15-29 : on en trouve des extraits dans Anthologie de la littérature latine, Paris, PUF, 1998, p. 3-15. 9. Voir en particulier Florence Dupont, L’Acteur-roi ou le théâtre dans la Rome antique, Paris, Les Belles Lettres, 1986. 10. Rappelons que le terme res publica ne désigne pas seulement la république (dans ce cas on précise libera res publica, en ajoutant l’adjectif « libre »), mais toute forme d’État. Dès la période royale, Rome était une res publica. 11. Sur le sujet, voir l’étude classique de Jean-Marie André, L’Otium dans la vie morale et intellectuelle à Rome des origines à l’époque augustéenne, Paris, PUF, 1996. 12. Virgile, Énéide, 6, 851-853 : « Tu regere imperio populos, Romane, memento ; hae tibi erunt artes, pacisque imponere morem, parcere subiectis, et debellare superbos (Toi, Romain, souviens-toi de gouverner les nations sous ta loi, – ce seront tes arts à toi –, et d’imposer des règles à la paix : ménager les vaincus et faire la guerre aux superbes) ». 13. On trouve une bonne présentation de la personnalité de Salluste et du sens qu’il donnait à son activité d’historien dans Antonio La Penna, Sallustio e la « rivoluzione romana », Milan, Feltrinelli, 1968. 14. Cicéron, Tusculanes, 4, 3 ( = Caton, Origines, frag. 7, 13) : « Gravissimus auctor in Originibus dixit Cato, morem apud majores hunc epularum fuisse, ut deinceps qui accubarent canerent ad tibiam clarorum virorum laudes atque virtutes (Caton, auteur de grand poids, signale dans les Origines cette coutume en usage chez nos ancêtres : au cours des festins, les convives chantaient à tour de rôle au son de la flûte les mérites et les vertus des hommes illustres) ». Le témoignage de Caton est corroboré par un fragment du De vita populi Romani de Varron, attribuant ces chants à des enfants (cité par le grammairien Nonius, p. 102 L : « In conviviis pueri modesti ut cantarent carmina antiqua in quibus laudes erant majorum et assa voce et cum tibicine (lors des banquets, de jeunes garçons chantaient avec dignité d’antiques cantiques célébrant la gloire des ancêtres, avec voix seules et avec accompagnement de la flûte) »). 15. Tite-Live, 7, 2. Sur l’importance de la littérature orale à Rome, on lira l’ouvrage assez iconoclaste de Florence Dupont, L’Invention de la littérature, Paris, La Découverte, 1994. 16. Pour la vaste bibliographie, on pourra se reporter à M. Chassignet, L’Annalistique romaine, tome I, Les annales des pontifes, l’annalistique ancienne, éd. citée, p. XXIII-XXXIV. On rappellera en particulier le travail fondamental de Bruce W. Frier, Libri Annales Pontificum Maximorum : the Origins of the Annalistic Tradition, Papers and Monographs of the American Academy in Rome, 27, Rome, 1979. 17. Aulu-Gelle, 2, 28, 6 ( = Caton, Origines, frag. 4, 1) : « Non lubet scribere quod in tabula apud pontificem maximum est, quotiens annona cara, quotiens lunae aut solis caligo lumine aut quid obstiterit (Il ne me plaît pas de rapporter ce qui figure sur le tableau du grand pontife, combien de fois le cours des denrées a monté, combien de fois un nuage ou quelque autre phénomène a fait écran à la lumière de la lune ou du soleil) ».

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18. Un bon exemple de ces passages où Tite-Live retrouve le style des vieilles annales, juxtaposant les faits les plus divers sans prendre de recul par rapport à leur énoncé, est donné par le chapitre 20 du livre IX, qui suit ce morceau de choix rhétorique qu’est l’excursus sur Alexandre et les Romains, qui s’étend sur trois chapitres (17-19). Le contraste est bien évidemment voulu par l’auteur. Sur cet excursus, voir Mathilde Mahé-Simon, « L’enjeu historiographique de l’excursus sur Alexandre », in Dominique Briquel et Jean-Paul Thuillier (dir.), Le Censeur et les Samnites, sur Tite-Live, livre IX, Paris, Presses de l'École Normale Supérieure, 2001, p. 37-63. 19. Aulu-Gelle, 5, 18, 8-9 (M. Chassignet, L’Annalistique romaine, tome II, L’annalistique moyenne, éd. citée, frag. 1). 20. Ainsi, encore chez Tite-Live, la narration est articulée selon le rythme des années, celui-ci étant défini selon la succession des deux consuls qui étaient en fonction. Chaque nouvelle année est introduite par le nom du couple consulaire qui était cette année-là à la tête de la res publica. Pour prendre le livre VIII, qui traite de la période allant de 341 à 322 av. J.-C., il commence, en 1, 1, pour l’année 341, par la formule « iam consules erant C. Plautius item L. Aemilius Mamercus (déjà étaient consuls Gaius Plautius dont c’était le deuxième consulat et Lucius Aemilius Mamercus) » ; en 3, 5, le passage à l’année suivante est marqué par la phrase, à propos de l’interroi chargé des élections, « creauit consules T. Manlium Torquatum tertium, P. Decium Murem (il nomma consuls Titus Manlius Torquatus, consul pour la troisième fois, et Publius Decius Mus) » ; pour 339, on lit en 12, 4 « succedere consules Ti. Aemilius Mamercinus Q. Aemilius Philo (succédèrent au consulat Tiberius Aemilius Mamercinus et Quintus Publilius Philo) », et lorsqu’on arrive à l’année 338, en 13, 1, on trouve « anno insequenti, L. Furio Camillo C. Maenio consulibus (l’année suivante, sous le consulat de Lucius Furius Camillus et Gaius Maenius) ». L’art de l’historien consiste ici à jouer avec la nécessité de se conformer au système de datation par les consuls en charge : Tite-Live use d’un subtil jeu de variation pour éviter la répétition monotone de la formule « sous le consulat de X et Y » (X et Y consulibus), qu’on retrouve certes, quelque peu dissimulée, parmi les exemples que nous avons cités, pour l’année 338, mais dont il cherche visiblement à éviter la platitude. 21. On verra sur cette question notre article, « La tradition sur les emprunts d’armes par Rome aux Samnites », in Agnès Rouveret et Anne-Marie Adam (dir.), Guerres et société en Italie (Ve-IVe siècles av. J.-C.), Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1986, p. 65-89. 22. Emilio Gabba, « Considerazioni sulla tradizione letteraria sulle origini della Repubblica », in Les Origines de la République romaine, Vandœuvres-Genève, Fondation Hardt, « Entretiens sur l’Antiquité classique », no 13, 1967, p. 135-169, en particulier p. 165-168. 23. Elias J. Bickermann, « Origines gentium », Classical Philology, 47, p. 65-81 (repris dans Religions and Politics in the Hellenistic and Roman Periods, Côme, 1987, p. 99-417). 24. Sur ce point, les travaux de Domenico Musti sont essentiels : « Sull’idea di suggénéia in iscrizioni greche », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, 32, 1963, p. 225-239, et, pour la présentation de Rome comme cité grecque, l’ouvrage déjà cité Tendenze nella storiografia romana e greca su Roma arcaica, studi su Livio e Dionigi d’Alicarnasso. Une application exemplaire de cette problématique est représentée, comme D. Musti l’a bien montré, par la controverse sur les origines étrusques, pour laquelle nous avons étudié les trois thèses en présence dans l’Antiquité dans nos ouvrages : Les Pélasges en Italie, recherches sur l’histoire de la légende, Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome, 252, Rome, 1984 ; L’Origine lydienne des Étrusques, histoire du thème dans la littérature antique, Collection de l’École Française de Rome, 139, Rome, 1991 ; Les Tyrrhènes, peuple des tours, l’autochtonie des Étrusques chez Denys d’Halicarnasse, Rome, Collection de l’École Française de Rome, 178, 1993. 25. Sur le thème de Rome comme ville grecque chez les auteurs grecs d’époque hellénistique, on verra les études d’Augusto Fraschetti, « Eraclide pontico e Roma “città greca” », dans Albio Cesare Cassio e Domenico Musti (dir.), Tra Sicilia e Magna Grecia, aspetti di interazione culturale nel IV sec. a. C., Atti del convegno, Naples, 1987 (Pise, Edizioni dell’Ateneo, 1989), p. 81-95, et de Gabriella

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Vanotti, « Roma polis Hellènis, Roma polis Turrhènis », Mélanges de l’École française de Rome (Antiquité), 111, 1999, p. 217-255.

RÉSUMÉS

Les Romains se référaient constamment à ce qu’ils appelaient la coutume des ancêtres (mos maiorum). C’était leur propre passé qui leur fournissait les modèles de comportement dans le présent. Mais cette référence n’a pris la forme d’un récit historique consigné par écrit qu’assez tard, et sous l’influence de la Grèce. C’est ce transfert d’un genre étranger qui a dès lors servi à fonder leur identité.

The Romans constantly referred to what they called the custom of the ancestors (mos maiorum): their own past provided them with models of behavior for the present. But this reference took the form of a written historical narrative only tardily, and under the influence of Greece. Their identity has thus been established in part thanks to the transfer of a foreign genre.

INDEX

Mots-clés : historiographie romaine, histoire grecque, transfert culturel, littérature grecque Keywords : roman historiography, greek history, cultural transfer, greek literature

AUTEUR

DOMINIQUE BRIQUEL Professeur des Universités. Université de Paris IV. Ancien directeur de l’UMR 8546 : Archéologies d’Orient et d’Occident et sciences des textes anciens. Parmi les publications : Chrétiens et haruspices : la religion étrusque, dernier rempart du paganisme romain, Presses de l’École normale supérieure, Paris, 1997. Le Regard des autres, les origines de Rome vues par ses ennemis (début du IVe siècle/ début du Ier siècle av. J.-C.), Annales Littéraires de l’Université de Franche-Comté, n° 623, Besançon, 1997. La Civilisation étrusque, Éditions Fayard, Paris, 1999. 18-19 mars 210 av. J.-C., le Forum brûle : un épisode méconnu de la deuxième guerre punique, Collection Kubaba, série Antiquité, L’Harmattan, Paris, 2002. Mythe et révolution. La fabrication d’un récit : la naissance de la république à Rome, Collection Latomus, no 308, Bruxelles, 2007. La Prise de Rome par les Gaulois, lecture mythique d’un événement historique, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Collection Religions dans l’Histoire, Paris, 2008.

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L’histoire culturelle de l’Europe d’un point de vue transnational

Blaise Wilfert-Portal

1 L’époque contemporaine de l’Europe, de la fin du XVIIIe siècle aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, est souvent présentée comme le temps de la nation. Des révolutions atlantiques du dernier quart du XVIII e siècle, fondées notamment sur la substitution du langage de la nation souveraine à celui du droit divin pour définir les sociétés politiques, jusqu’à la reconstruction sous les auspices américaines et soviétiques d’un continent ravagé par trente ans de guerres, en passant par l’extraordinaire et terrifiant impetus impérial des nationalisations concurrentes qui engloutit le vaste monde dans leurs jeux de puissance au cours du XIXe siècle, la nation1 apparaît, à très juste titre, comme une force historique majeure, peut-être la dynamique principale de l’Europe entre 1770 et 1950. On peut même affirmer que par le truchement des empires avec lesquels elle a des relations complexes2 elle est à l’origine d’un mouvement mondial, dont les décolonisations et la multiplication des États- nations dans le cadre de l’ONU (121 États créés depuis 1945, pour un total de 193 en 2006) sont des manifestations.

2 Ce grand récit de l’histoire de l’Europe contemporaine sous le signe de la nationalisation se trouve pourtant, surtout depuis une décennie, mis en question par un autre récit, lui aussi très étayé et abondamment nourri par des recherches de tous ordres, qui fait de l’époque contemporaine, surtout depuis 1850, mais aussi parfois depuis 17503, celle d’une « première mondialisation », marquée par un niveau sans précédent de circulations des biens et des personnes, par l’instauration d’un système mondial britannique puis américain lié au libre-échange, par la structuration de réseaux internationaux (ferroviaires, maritimes, télégraphiques, électriques, postaux), par l’unification juridique du monde sous la pression des systèmes de droit des puissances atlantiques, et finalement par l’organisation de grandes institutions politiques et économiques mondiales, d’une puissance, d’un ressort et d’une ambition inégalés.

3 Principalement documenté par des historiens de l’économie, mais aussi de plus en plus par des spécialistes des institutions et des relations internationales, ce moment

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mondial soit disparaît du champ de vision des historiens des nationalisations européennes, soit apparaît comme une évolution contradictoire, limitée à la période du libéralisme triomphant (1830-1880), et contrariée par la montée en puissance, à la fin du XIXe siècle, des empires et du protectionnisme, ou, si on suit les intuitions précoces de Karl Polanyi4 notamment, purement et simplement arrêtée et inversée par la « guerre de Trente ans » du XXe siècle. Ce séquençage peut pourtant laisser sceptique : s’il s’appuie sur la constatation évidente de l’intensité atroce des conflits mondiaux, qu’il relie souvent à l’effondrement du commerce international et au retour du protectionnisme national entre 1930 et 1950, il fait fi, par exemple, de la croissance régulière et continue du nombre, de la taille et de l’importance des institutions internationales étatiques, paraétatiques ou non-gouvernementales qui sont nées des deux guerres mondiales, dépassant les apories d’une mondialisation incomplète par une nouvelle étape dans l’intégration mondiale des États ; il néglige aussi le poids des dernières décennies, depuis 1950 et surtout depuis 1980, qui, en retrouvant puis dépassant les niveaux de circulation internationale de capitaux ou de marchandises des années 1900, en réinstaurant un espace économique mondial dans lequel les droits de douane atteignent à nouveau des étiages historiques, tendent par exemple à inverser le sens du récit, en semblant faire précisément des années 1890-1950 une parenthèse dans une tendance longue à l’extension mondiale des chaînes d’interdépendance.

4 Ce ne sont là que quelques exemples des difficultés rencontrées par les historiens de l’Europe moderne et contemporaine pour articuler deux des fronts historiographiques les plus dynamiques des trente dernières années, d’une part l’histoire de la nation et du nationalisme, et d’autre part l’histoire de la mondialisation et l’histoire globale, croisée, connectée ou transnationale5. Mais il est possible que certaines au moins de ces difficultés puissent être partiellement levées par un déplacement du terrain de l'enquête, en s’appliquant à aborder ces questions par le biais de l’histoire culturelle. Ce qui implique naturellement tout d’abord de lever quelques ambiguïtés sur ce que peut recouvrir ce terme polysémique et ductile, ensuite de prendre la mesure du fait que l’histoire culturelle de l’Europe ou en Europe a été singulièrement marquée par le nationalisme méthodologique, dont il faudra donc essayer de trouver le moyen de se défaire, pour ensuite tenter de définir les méthodes et les enjeux d’une histoire transnationale de la culture en Europe.

Quelle histoire culturelle ?

5 Se saisir des difficultés posées par l’articulation des dynamiques historiques de la nationalisation et de celles de la mondialisation, et proposer de l’aborder précisément par ce qu’il est coutume d’appeler la culture, proposer donc de travailler à écrire collectivement une histoire culturelle de l’Europe moderne et contemporaine, c’est tenter de proposer un point de vue particulier et peu usité, qui peut se révéler fécond.

6 Il faut pourtant, pour apprécier cette perspective, se défaire d’une image immédiate, véhiculée non sans raison par le sens commun de l’histoire et plus largement des sciences sociales, qui fait de l’histoire culturelle une histoire un peu mièvre des représentations tiraillée, du fait notamment de son imprécision conceptuelle, entre une conception anthropologique englobante de la culture comme système de signes et de significations partagé par une société et définissant sa particularité, et une conception étroite qui correspond à peu près au territoire du ministère français de la Culture et fait

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de la culture une sorte de domaine en soi, parfois saisi par « le politique », et qui est principalement justiciable d’une lecture en termes de croyance, d’idéologie et d’imaginaire. Il ne s’agira pas ici d’une histoire des idées, d’une histoire des représentations ou même d’une histoire « culturelle du politique » à l’échelle de l’Europe. Dans la lignée des travaux de Frédéric Barbier, Christophe Charle, Roger Chartier, Daniel Roche, Jean-Yves Mollier, pour ne citer que quelques-uns des historiens français les plus proches, cette histoire culturelle est conçue comme une histoire des biens symboliques, de leurs producteurs, de leurs contenus et de leur réception : il s’agit aussi bien d’une histoire économique, d’une histoire sociale et d’une histoire politique que d’une histoire culturelle – puisque cette étiquette a semblé parfois porter la prétention à définir une méthode et un paradigme, et non pas seulement des objets.

7 Faire l’histoire des littératures en Europe, en effet, c’est évoquer Walter Scott, Ibsen ou Hofmannsthal, le théâtre, le roman historique et le livret d’opéra, le romanesque national, la « pièce bien faite » et le postsymbolisme, mais, à travers eux, c’est aussi comprendre un cas particulièrement spectaculaire de best-seller paneuropéen et ses effets sur les nouvelles maisons d’édition européenne du début du XIXe siècle6, c’est comprendre le rôle de l’importation des techniques théâtrales parisiennes sur la transformation économique et institutionnelle des théâtres de province en Norvège comme en Allemagne du Nord7, et interroger la position de la haute bourgeoisie juive dans le système des métropoles européennes du début du XXe siècle8. Étudier Croce, Diderot et Panofsky, c’est naturellement restituer leurs conceptions de l’art et les logiques intellectuelles de leurs critiques et histoires de l’art, mais ce peut être aussi comprendre la contribution de Croce au rayonnement maintenu de Naples comme haut lieu de la philosophie européenne9, établir le rôle social et l’importance du discours critique dans la détermination des grandeurs artistiques10 et interroger la constitution des histoires de l’art national en Europe et l’enjeu que représentait pour elles la mainmise sur la référence médiévale11. Travailler en histoire culturelle européenne sur Chagall, sur le néo-classicisme ou sur la photographie dans les années 1930, c’est naturellement restituer des filiations et des ruptures, étudier des usages de la couleur ou du folklore et retracer l’évolution des dispositifs de construction de l’« actualité », mais ce doit être aussi comprendre la géopolitique de la contestation paneuropéenne des cultures de cour à la fin du XVIIIe siècle12, retrouver les formes et les logiques de l’internationalité des avant-gardes de la peinture au temps du Modernisme13, et analyser la structure économique des médias de masse au temps des fascismes14.

Une histoire très nationale

8 L’histoire culturelle ainsi conçue est une voie d’entrée particulièrement précieuse dans l’histoire de l’Europe contemporaine, du fait de la multiplicité des objets qu’elle touche, de la complexité de leur statut symbolique et de leur poids économique et politique, et ce bien loin des fadeurs ductiles de l’histoire des représentations. Elle a toutefois souffert jusqu’à présent d’une forme d’asymétrie, qui la rend très présente sur le versant « national » de l’histoire européenne, et relativement peu sur le versant international, global ou transnational, comme on voudra.

9 Cette importance de la culture a été bien vue, d’une manière générale, par les historiographies du national, et donc aussi abondamment traitée, même si des

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domaines entiers restent encore à explorer15. La constitution des histoires littéraires nationales, le rôle de la lecture romanesque dans la construction de la communauté imaginée nationale, la place des écrivains, des savants et des hommes de lettres dans les débats politiques nationaux, la « nationalisation des masses » par le développement des médias, la nationalisation des professions d’enseignement et de recherche et la constitution des systèmes scolaires nationaux et bien d’autres objets encore ont été abordés et traités pour de nombreux pays européens. Quoique incomplète, cette vaste bibliographie est un acquis essentiel, qui a contribué à nourrir abondamment, et à très juste raison, l’interprétation nationale de l’histoire européenne des années 1750-1950, en montrant l’extension extraordinaire et la profondeur de la reconfiguration nationale des pratiques sociales.

10 Ce qui caractérise toutefois la plupart du temps ces études, c’est, précisément, leur nationalisme méthodologique. Par nationalisme méthodologique, il faut entendre une forme de biais implicite et le plus souvent structurel de l’écriture de l’histoire, et en général des humanités et des sciences sociales depuis leur institutionnalisation au cours du XIXe siècle. En littérature comme en histoire, en sociologie comme en économie, en philosophie comme en géographie, le cadre national a fixé le programme des enquêtes – on travaille sur la littérature française, l’histoire allemande, l’économie espagnole –, les sources à mobiliser – les statistiques professionnelles nationales en sociologie, la comptabilité nationale en économie, le canon littéraire dans le domaine des humanités –, et donc inévitablement aussi l’interprétation – les formes esthétiques « françaises » sont particulières, puisque le cadre d’étude le présuppose, l’« économie espagnole » a des forces et des faiblesses, comme on le dirait d’une personne, l’histoire allemande se comprend comme une voie particulière tracée depuis Luther, puisqu’on ne cherche d’éléments d’interprétation que dans l’histoire allemande, etc. Le nationalisme méthodologique est pour ainsi dire à l’origine de l’activité historienne, au moins dans la version universitaire et professionnalisée qu’on lui connaît en Europe occidentale depuis le milieu du XIXe siècle environ16, et il est toujours très solidement implanté, voire structurant pour une part décisive de la discipline.

11 Or la mise en perspective historique de la nation et les études consacrées à la compréhension des processus qui ont permis la nationalisation, en particulier depuis leur très forte expansion dans les années 1980, auraient pu offrir la possibilité de sortir de ce biais structurel, mais cela n’a pas toujours été le cas. Les histoires de la nationalisation ont souvent été déployées sur un cadre national donné, et elles ont souvent consisté à analyser de manière intensive les logiques « internes » des processus d’intégration nationale, restituant la concurrence pour la monopolisation du pouvoir étatique, paraétatique ou infraétatique, mais en la resituant très peu dans le cadre plus large de l’espace supranational dans lequel s’inscrit une bonne part des processus sociaux à l’œuvre, parmi lesquels tous ceux qui mettent en jeu la société industrielle ou la capacité des groupes sociaux dominants à utiliser les formes étatiques du pouvoir. Malgré l’énorme apport de ces études, le risque est réel de retrouver in fine, au terme de leurs démonstrations, ce que l’implicite de leur position de recherche initiale y avait inscrit, c’est-à-dire l’autosuffisance des logiques nationales dans l’interprétation de la nationalisation des sociétés européennes, rarement évoquée d’ailleurs comme une dynamique d’ensemble. Et ce biais peut pousser à la légitimation scientifique, même pour la déplorer, de la rhétorique nationaliste de l’incommensurabilité nationale et de l’intraductibilité culturelle entre les sociétés européennes, puisqu’une bonne part du

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travail accompli a consisté à documenter les voies particulières de constitution de l’État-nation dans chaque pays. Ces histoires cloisonnées ne sont mises en contact, pour l’essentiel, que de manière occasionnelle, pour évoquer les grandes crises et les grands conflits politiques, spécialité de l’histoire des relations internationales17. Il est de ce fait assez logique que l’histoire culturelle de l’Europe, telle que je l’ai définie, soit peu représentée sur le versant « international » ou « global » de cette histoire. Ce qui émerge d'international de ces études relève finalement d’une logique du reste, de l’interstice, ou de l’héroïsme internationaliste, par rapport à la cage du fer du national18.

Quelques considérations sur le nationalisme méthodologique

12 Il est pourtant possible d’interroger de nombreuses manières le nationalisme méthodologique dominant dans l’histoire culturelle européenne. La première mise en cause critique, la plus simple à formuler, et qui a d’ores et déjà produit des travaux importants et utiles, consiste à s’interroger sur l’unicité proclamée de telle ou telle voie nationale, et à la soumettre à des comparaisons systématiques. Est-il légitime, par exemple, de présenter l’affaire Dreyfus comme la preuve d’une spécificité irréductiblement française pour ce qui concerne les rapports entretenus par les hommes de lettres avec le pouvoir politique, dont on a éventuellement retracé la généalogie préalable, quand les mêmes années 1895-1905 ont été marquées, en Italie, en Espagne, en Grande-Bretagne, dans le Reich allemand, par des mobilisations d’écrivains et de savants de grande ampleur sur des enjeux politiques et sociaux majeurs – de la répression contre l’anarchisme à la fermeture des hauts postes universitaires aux Juifs, du maintien de la censure sur la littérature et les arts à la nécessité de la modernisation politique par l’éducation populaire –, et alors que les logiques de structuration de ces affrontements présentent des traits d’une homologie frappante19 ? N’est-il pas illusoire de présenter le Sturm und Drang comme une révolte spécifiquement allemande et fondatrice pour l’Allemagne quand la mise en cause du néoclassicisme des cultures des cours du Saint Empire moribond anime à peu près dans les mêmes formes et dans les mêmes décennies l’invention d’Ossian en Écosse, les antiquités vikings vues de Copenhague par Paul-Henri Mallet et la « statistique antique des Gaules » par l’Académie celtique20 ? La comparaison permettant de relativiser les différences peut d’ailleurs, non sans une certaine gourmandise, porter sur la construction des nationalismes culturels eux-mêmes : il est peu de mouvements politiques plus semblables les uns aux autres que les nationalismes de la fin du XIXe siècle et leurs héritiers de la nébuleuse autoritaire de l’entre-deux-guerres, malgré l’énergie déployée par les uns et les autres pour se présenter comme différents et même fortement hostiles21.

13 La deuxième mise en cause que l’on peut proposer du nationalisme méthodologique dominant en histoire consiste à s’interroger, d’une manière générale, sur les synchronies troublantes que présentent les différentes étapes de la nationalisation et de l’internationalisation de la culture en Europe. Il est frappant de constater que la guerre de Sept ans, qui vit l’Europe se déchirer dans le cadre d’un conflit à l’échelle mondiale, et dans l’ombre portée de laquelle nombre des mouvements politiques contestataires « patriotes » se mobilisèrent pour contester l’ordre politique institué22,

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s’inscrit aussi dans une période de très forte poussée des circulations littéraires vernaculaires en Europe, avec de véritables best-sellers paneuropéens, une intensification des traductions romanesques et la centralité de l’ensemble des processus de traduction dans l’invention du roman moderne23.

14 Ces fausses coïncidences incitent en réalité à repenser les différentes chronologies des histoires nationales et des nationalisations, en les liant étroitement aux processus d’internationalisation qui leur sont synchrones. Les années 1880-1900 sont ainsi marquées en Europe par la structuration de mouvements politiques explicitement nationalistes, dans lesquels écrivains et artistes tinrent une place essentielle, notamment pour promouvoir la nécessité de préserver ou de dynamiser la culture nationale contre l’étranger, alors que, dans le même temps et souvent d’ailleurs avec les mêmes participants, le droit d’auteur international24 se structurait, des congrès internationaux des sciences philologiques et historiques25 étaient organisés, des instituts culturels nationaux fondés par les « grands » pays à vocation impériale s’installaient dans toute l’Europe, alors que différentes capitales culturelles européennes voyaient s’organiser des formes normalisées de présence des « cultures étrangères », à travers des sections spécifiques dans les musées, des collections de littératures étrangères dans les maisons d’édition, des rubriques dédiées dans les grandes revues généralistes et dans les revues d’avant-garde. Sans parler enfin de la capacité des acteurs des relations culturelles franco-allemandes, entre 1920 et 1945, des Décades de Pontigny aux allées de Sigmaringen, d’André Gide à Otto Abetz, à concilier l’apologie du commerce culturel des nations et la caractérologie nationale la plus verrouillée26.

15 La troisième mise en cause du nationalisme méthodologique appliqué à l’histoire culturelle de l’Europe est la plus radicale et la plus importante : elle consiste à mettre en évidence, dans chacune des évolutions nationales présentées comme des dynamiques internes aux différentes sociétés européennes, la part décisive qu’y tiennent en réalité des étrangers, des processus transfrontaliers, des références internationales, des mouvements globaux. L’histoire de la littérature anglaise a largement été inventée et nourrie par des hommes de lettres français, et la référence à la littérature française y est permanente et structurante même quand une nouvelle génération d’auteurs anglais a pris le relais des Chateaubriand, Taine et Jusserand qui l’avaient initiée27. La secousse paneuropéenne produite dans les années 1890 par les pièces les plus novatrices d’Ibsen a été décisive pour la structuration du théâtre national britannique et la réinvention du Globe comme lieu de célébration de Shakespeare28. La modernisation de l’édition barcelonaise, dans les années 1920-1930, est inséparable de l’importation active de méthodes, de modèles éditoriaux et de machines allemandes29. Et, tout au long de la période, la constitution du droit d’auteur, de Beaumarchais jusqu’à l’Institut international de la coopération intellectuelle, dans l’entre-deux-guerres, en passant par la convention de Berne de 1886, associe étroitement élaboration d’un droit national de protection des auteurs, organisation corporative nationale (pour les éditeurs, les gens de lettres, la profession journalistique) et invention d’un droit d’auteur international : le droit d’auteur n’était en effet consistant que s’il valait aussi à l’exportation, à l’importation et en traduction, mais faire respecter ce droit à l’étranger impliquait de structurer les différents territoires en espaces nationaux, chacun reconnaissant le droit d’auteur pour ses

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nationaux et organisant ses professions du livre à l’échelle nationale de manière à faire respecter ce droit30.

Une histoire transnationale

16 Tous ces exemples montrent qu’il est très difficile de s’en tenir à un récit internaliste pour rendre compte de l’histoire des « nations » européennes. Une telle critique des modes dominants de récit national est articulée depuis deux décennies maintenant par une nébuleuse de chercheurs elle-même pluri-, trans- et même peut-être postnationale. On peut rassembler les différentes formes que prend cette critique sous le vocable d’histoire transnationale, y associer, après le temps des fondateurs de la notion (, Robert Keohane et Joseph Nye, Karl Kaiser et Johan Galtung, dans les années 1950-1970, les anthropologues de la globalisation, autour du Center for Transcultural Studies de Chicago : Arjun Appadurai, Paul Gilroy, Gayatri Spivak ou Carol Beckenridge, tous extérieurs à la profession historienne), les grands chantiers et les grandes réalisations collectives, depuis les années 1990, que constituent l’histoire transnationale de l’Allemagne contemporaine (Sebastian Conrad, Jürgen Osterhammel, Michael Geyer, David Blackbourn31), le La Pietra Project et la réécriture de l’histoire des États-Unis32 (Thomas Bender, Charles Bright, Prasenjit Duara, notamment), l’histoire des transferts culturels franco-allemands initiée et mise en œuvre par Michel Espagne et Michael Werner, et relayée par l’initiative franco-allemande majeure que constitue le portail geschichtetransnational sous la direction de Matthias Middell.

17 Cette perspective aboutit à l’ouverture de pistes de recherche considérables, de plusieurs ordres. Elle remet au centre de l’analyse historique des figures, des personnages et des phénomènes qui, par force, se trouvaient relégués aux marges par les analyses formulées en termes nationaux : les migrants, les réfugiés, les exilés, les déplacés, les voyageurs, les produits de l’étranger, les traductions savantes et littéraires, les correspondances internationales, les bi- ou multinationaux, les réseaux techniques, les circulations de capitaux, les zones frontières, les mariages mixtes, et bien d’autres encore. Elle place sous les feux de la rampe les institutions internationales, transnationales ou supranationales – de l’Union postale universelle à l’OMC – qui structurent une part décisive de notre monde depuis deux siècles, mais qui n’ont pas reçu, et de loin, toute l’attention qu’elles méritent. Il est bon, précisément, de sortir tous ces objets historiques d’une imagerie qui fait d'eux les restes d’une période prénationale ou le rêve internationaliste de quelques illuminés sympathiques, pour les replacer au centre des logiques de la société européenne industrielle, commerçante et nationalisée, et de ses immenses besoins de régulation inter-nationale33.

18 Cette perspective transnationale permet aussi de mettre en évidence combien les relations, les circulations, les références, les capitaux – symboliques, sociaux et culturels autant que financiers – étrangers sont essentiels pour l’invention de ce système de domination extrêmement dynamique que représentent l’État national et la nationalisation des rapports sociaux et politiques : pas de nationalisation sans organisation des modalités des circulations internationales, pas de nationalisation sans contrôle des flux, et pas d’accélération de la mobilité internationale sans réorganisation profonde des circulations nationales.

19 De ce fait, cette histoire transnationale propose notamment de penser tout autrement les relations internationales, le statut de l’État et la question de la légitimité des élites

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nationales : puisqu’il n’y a pas d’élite nationale qui ne doive une part essentielle de sa légitimité à sa capacité à placer favorablement la communauté qu’elle domine dans le système international du pouvoir, il faut essayer, pour écrire une socio-histoire de l’Europe contemporaine, de restituer la structure et la dynamique de ce qu’on peut appeler un champ international du pouvoir, en réorientant, par son internationalisation, la notion de « champ du pouvoir » proposée en son temps par pour dépasser les apories de celle de « classe dominante »34. Les relations interétatiques, telles qu’elles sont saisies traditionnellement par l’histoire des relations internationales, ne représentent pas, et de loin, les seules formes de relations qui existent à l’intérieur de ce champ du pouvoir ; le pouvoir d’État, et donc l’action internationale, n’est qu’une des formes possibles de la domination. Une forme certes parfois tout à fait cruciale, mais parfois aussi tout à fait secondaire, en fonction de la taille des États concernés, mais aussi des fractions des élites auxquelles appartiennent les acteurs.

20 L’histoire transnationale, en ce sens, s’inscrit pleinement dans le long débat qui anime les théoriciens des relations internationales et de la globalisation, depuis Robert Keohane, Joseph Nye et Samuel Huntington dans les années 1960 jusqu’à Saskia Sassen35, Ulrich Beck36 et Arjun Appadurai37 de nos jours ; elle se fonde sur l’hypothèse, qu’elle nourrit à partir de nombreux travaux, selon laquelle la transnationalisation décrite dans les années 1960 comme une nouveauté liée au développement (qui n’était, sur le temps plus long, qu’un redémarrage) des circulations de capitaux en dollars, aux multinationales américaines et à la multiplication des touristes venant du même empire38, n’était en fait pas une nouveauté, mais une dynamique fondamentale des transformations sociales et politiques à l’œuvre depuis deux siècles et demi, notamment en Europe de l’ouest et dans l’espace atlantique.

21 Elle met aussi de ce fait en cause deux idées fréquentes dans la littérature sociologique et anthropologique sur la mondialisation « actuelle » : l’idée que la période récente – avec tout le flou que comporte cette terminologie – marque le passage à l’ère de la mobilité, et l’idée subséquente que cette mobilité met en cause le pouvoir de l’État, qui tend inéluctablement à décliner. Au contraire, l’histoire transnationale invite à penser que la nationalisation des sociétés est bien une « mobilisation », dans le double sens de l’augmentation constante des ressources extraites des hommes et des choses qu’ils contrôlent par les pouvoirs pour soutenir leurs luttes39 ET de la mise en mouvement des personnes, des objets et des formes symboliques, cette force sans précédent des empires modernes40. Nulle nécessité alors de penser que l’intensification des circulations, des mobilités, et l’extension des chaînes d’interdépendance affaiblit, voire dissout le pouvoir d’État : en perspective historique, il se pourrait bien que ce fût exactement l’inverse.

22 Mais, à rebours aussi d’une représentation totalement fluide du monde, la perspective transnationale insiste bien sur la nécessité de penser l’importance des frontières, la prégnance des processus de territorialisation, la nécessité de comprendre la démultiplication, dans l’histoire des trois derniers siècles, des dispositifs de contrôle, d’orientation, de régulation et d’exploitation de ces mobilités. Il ne s’agit pas du tout de verser dans l’idée selon laquelle il n’y aurait que fluidité, mobilités et modularité infinie : lorsque Sebastian Conrad, Christophe Charle ou Thomas Bender insistent sur le rôle essentiel des chaînes d’interdépendance à l’échelle mondiale dans l’histoire du deuxième Reich, sur le rôle crucial du rapport à l’étranger dans la régulation

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professionnelle de l’opéra français en 1900, ou sur l’impossibilité de rapporter l’histoire américaine au seul motif de la frontière de l’Ouest compte tenu de la mondialité congénitale des États-Unis41, ils indiquent que c’est dans ces circulations, ces réseaux et ces systèmes mondiaux mêmes que se constituent les dynamiques modernes de territorialisation, que se structurent les espaces et que se créent les frontières. Le terme de « transnational » le manifeste : c’est en étudiant ce qui circule, ce qui bouge, ce qui relie et ce qui met en système qu’on a des chances, peut-être, de rendre le mieux compte de ce qui fixe, encadre et stabilise les hommes, les choses et les mots.

Le marché comme solution ?

23 L’histoire culturelle, ainsi inscrite dans une perspective transnationale, est l’une des pistes les plus fécondes pour tenter de faire cette histoire de l’Europe contemporaine.

24 Mais, avant de décrire la manière dont ce projet peut se déployer, il faut avoir l’honnêteté de dire qu’il existe au moins une tentative complète d’histoire culturelle de l’Europe qui échappe au nationalisme méthodologique dominant : celle de Donald Sassoon, publiée à New York chez HarperCollins en 2006 sous le titre The Culture of the Europeans, from 1800 to the Present. L’ampleur de cette synthèse (elle compte plus de 1600 pages, dont 77 pages de notes et plus de 2000 références bibliographiques, avec un index rerum et un index nominum comptant à eux deux plus de 70 pages) n’est pas seule en cause : elle propose aussi une thèse qui permet de résoudre, au moins en apparence, les difficultés liées au nationalisme méthodologique. Cette thèse d’ensemble est en même temps l’outil analytique principal du livre, comme le montre Christophe Charle dans une note critique récente sur le livre de Sassoon42 : la culture qu’il analyse, c’est « la culture vue du marché », puisque, pour citer cette fois Sassoon lui-même, « les marchés culturels et la division du travail qui les soutient sont le sujet principal de ce livre43 ».

25 C’est une manière de régler la plupart des questions qui se posent classiquement à l’histoire culturelle de l’Europe : si la seule vraie dynamique fondamentale est celle du marché, de la rentabilisation de la prise de risque que constitue toute forme d’œuvre pour celui qui l’entreprend ou la produit, alors sa logique d’ensemble est celle de l’expansion continue, pour accroître sans cesse la chalandise, et son mécanisme est celui de l’imitation et de l’adaptation, dans un contexte de concurrence permanente qui produit avant tout de la convergence, de l’homogénéisation et la répétition des formules éprouvées. Le rôle des États, l’importance des économies inversées dans les logiques avant-gardistes à partir de la fin du XIXe siècle, la production de canons officiels (universitaires ou simplement pour happy few) inverses ou résolument différents des verdicts du marché, sont largement ignorés, ou considérés comme secondaires. Dans cette perspective, la dynamique d’ensemble favorise inévitablement l’américanisation du continent, à partir du moment où les producteurs culturels situés à New York et en Californie ont su pousser jusqu’à son efficacité maximale le mécanisme de commercialisation de la production culturelle que Londres, Berlin et Paris notamment avaient vu se structurer et se développer dès le milieu du XIXe siècle. Rien d’étonnant, à partir de là, à ce que le livre de Donald Sassoon ne traite que de manière assez mécanique la question cruciale des circulations artistiques et esthétiques, pourtant centrale en Europe.

26 Dans la critique que Daniel Simpson avait faite du même ouvrage dans les pages de la New Left Review44, une revue marquée par la critique sociologique de l’industrie

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culturelle de l’École de Francfort mais aussi par les cultural studies manchestériennes, il indiquait qu’au fond l’ouvrage aurait pu, ou dû, s’appeler « Some Components of the Market History of European Culture ». Le livre de Sassoon relève à tout prendre davantage d’une description massive des formes de consommation culturelle, et en partie des logiques propres à la production ; et l’invocation du marché y sert souvent à produire une explication circulaire, selon laquelle une adaptation locale d’un produit culturel étranger, souvent venu du centre hégémonique, a été produite par souci de rééditer son succès, le succès de cette adaptation étant dû à ce choix d’une formule initialement réussie et à la demande du public, qui veut naturellement ce qui a marché ailleurs. Or, qui sait ce que « voulait » le public, si jamais cette psychologisation d’une instance complexe de la société du spectacle a un sens ? Et que n’étudie-t-on le cimetière immense des tentatives ratées et des rendez-vous manqués avec « le public » pour faire apparaître le résidu au principe universel du Marché, un résidu souvent bien massif ?

27 Dans l’espace laissé vacant par la tautologie qui menace ce genre de raisonnement – la domination culturelle de la France et de l’Angleterre repose sur la capacité de l’une et de l’autre à produire des œuvres prestigieuses et populaires, explique Sassoon45 – se glissent toutes les questions liées aux autres formes de capitaux que le capital financier et commercial : le capital symbolique, le capital culturel, le capital social, le capital linguistique, qui sont essentiels pour la compréhension des productions et des producteurs culturels. La logique de la consommation même la moins distanciée n’a jamais été totalement disjointe de ce que Gramsci appelait l’hégémonie, les sociologues de Francfort l’idéologie, et les théoriciens de Manchester ou de Paris le discours. Et on sait, depuis Fernand Braudel et Immanuel Wallerstein, que ce qu’on désigne comme le marché et son efficace révolutionnaire n’ont eu d’effectivité historique qu’à travers les projets de puissance de ceux qui avaient choisi de les mettre en œuvre, et qu’ils sont inséparables des dynamiques de concurrence entre les groupes sociaux et entre les pouvoirs d’État. Le marché, le capitalisme, la montée en puissance du pouvoir d’État et l’intensification des mobilités portées par – ou porteuses de – la société industrielle doivent être pensés ensemble. Les productions culturelles en sont une illustration particulièrement flagrante.

Orientations pour une histoire transnationale de l’Europe

28 On peut donc saluer l’ampleur de la réalisation de Donald Sassoon, admirer l’audace du projet, tenir son livre pour une pierre de touche, donner toute sa place à un modèle analytique qui rappelle l’importance structurante des logiques du marché, mais aussi souligner tout ce qu’il reste à faire avant de pouvoir écrire une histoire culturelle de l’Europe qui rende raison d’une part majeure, au moins, des problèmes qu’elle rencontre dans l’étude de ses objets46.

29 Je voudrais ici proposer, pour achever cette réflexion sur l’histoire de l’Europe contemporaine, quelques principes et orientations de recherche, en partant de l’idée que l’histoire de l’Europe pourrait considérablement progresser, et notamment répondre à quelques-unes des apories qui la traversent, en tentant de se faire histoire culturelle, par l’étude à l’échelle européenne de la production et de la réception des objets culturels comme biens symboliques dans un cadre transnational. On peut pour cela

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énoncer deux préalables, et proposer trois méthodes d’enquête. Les préalables concernent la définition du cadre : que faut-il entendre par Europe ? Quel périmètre donner aux biens culturels pour une recherche de ce genre ? Quant aux méthodes d’enquête, il s’agira premièrement de la focalisation sur les circulations culturelles, leurs contextes et leurs effets, deuxièmement de l’articulation du qualitatif et du quantitatif, et troisièmement de la problématisation des espaces sociaux et des territoires par le jeu d’échelle, du local au global et du microscopique au macroscopique.

30 Le premier préalable consiste à donner une réponse pragmatiste à la question, cruciale pour l’enquête, de la délimitation de l’Europe. Cette question est parfois tranchée de manière abrupte en fonction d’une définition a priori – l’héritage de la Grèce, de Rome et de la chrétienté médiévale, par exemple –, ou d’une définition politique au moins partiellement arbitraire – la région du globe caractérisée par la dissolution des grands empires et la concurrence systématique et généralisée d’unités politiques modestes incitées de ce fait à l’innovation institutionnelle, militaire et économique pour survivre47, ce qui revient à exclure assez rapidement Byzance, l’Empire Ottoman et la Russie –, ou économiquement réductrice – mentionnons par exemple l’Europe de l’Ouest de Wallerstein48 et son invention conjointe de l’impérialisme et du capitalisme autour de 1450.

31 C’est en réalité l’idée d’une définition essentielle de l’Europe qui apparaît empiriquement vouée à l’échec, tant elle est constamment confrontée à des exceptions et des contre-exemples, et tant elle a pour conséquence de figer dans une unité fausse une région du monde caractérisée par l’intensité de ses conflits, de ses affrontements internes, et par la variété de ses modes de relations avec les autres parties du monde. Il pourrait s’agir donc de définir l’Europe au contraire comme un territoire variable, une arène changeant en fonction des conflits, des configurations de pouvoir et des circulations qui l’animent : à partir de la dissolution de l’Empire carolingien, si l’on veut une périodisation longue, mais surtout à partir du XVIIIe siècle, pour s’en tenir à la chronologie qui nous occupe spécifiquement, le promontoire de l’Eurasie est caractérisé par l’intensité des conflits, des concurrences, des circulations internes et des débats qui le traversent, et c’est dans ces processus mêmes que se forge une part essentielle des dynamiques qui donnent aux groupes sociaux qui s’y confrontent leur capacité d’expansion, d’affirmation et de réinvention. Définir l’Europe comme un champ de luttes, une constellation de forces, un système de circulations, et donc un ensemble d’enjeux de conflits autour desquels se groupent des configurations variables d’acteurs intéressés à y asseoir leur domination ou à s’y insérer, c’est s’autoriser à faire varier en fonction des moments et des enjeux le nombre, la nature et la position des participants au jeu, et donc se permettre d’intégrer à l’histoire européenne aussi bien la Turquie de Kemal que l’Helsinki d’Elias Lönnrot, sans pour autant placer systématiquement la Finlande dans l’horizon obligatoire de tous les objets d’études européens, ni affirmer systématiquement « l’européanité » de la Turquie. Cette définition de l’Europe, qu’on pourrait dire pragmatiste, comme configuration de pouvoir délimitée par l’ensemble des acteurs qui s’y investissent à un moment donné, permet de sortir d’une vision par principe territoriale, et donc volens nolens étatico- nationale.

32 Le second préalable concerne encore un problème d’extension : celle que l’on donne au terme de culture. Pour simplifier, il convient de mettre à distance deux des définitions

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effectivement en usage dans nombre d’histoires de la culture et de la pensée européennes, qu’on peut évoquer à travers les cas, particulièrement polaires, de John Burrow49, représentant éminent de l’École dite de Cambridge, et de Donald Sassoon.

33 Le premier n’envisage comme pensée européenne que les systèmes textuels et idéologiques les plus organisés, les plus formalisés et sophistiqués, parce qu’ils définissaient selon lui un espace discursif commun fondé sur un certain contrôle du langage, de l’argumentation et du détachement savant, et c’est précisément cette restriction aux produits intellectuels les plus normalisés qui permet d’envisager quelque chose comme un espace européen, celui des débats savants fondés sur le partage d’une norme intellectuelle commune. Le second refuse d’envisager les productions savantes, les beaux-arts ou l’avant-gardisme esthétique, parce que ces manifestations symboliques relèvent seulement de la consommation raffinée des élites, dont l’impact serait très faible sur les évolutions d’ensemble de la culture des Européens, et parce qu’elles étaient largement illusoires dans leur prétention esthétique et intellectuelle à échapper à l’extraordinaire puissance du marché. Au contraire, il faut souligner que les avant-gardes culturelles et intellectuelles n’auraient jamais existé sans le marché et l’étatisation contestée de la culture50, sans les rapports complexes qu’elles ont entretenu avec la commercialisation et la diffusion pédagogique des œuvres et des textes51, que même les savants les plus exigeants ont affaire au capitalisme d’édition ; mais il est aussi nécessaire de comprendre que l’invention d’espaces non marchands d’accès aux beaux-arts, l’invention de politiques d’État visant à favoriser systématiquement des circulations intellectuelles non immédiatement rentables, et l’existence même de l’édition d’avant-garde, dont la pérennité économique est devenue une évidence, parmi bien d’autres exemples, attestent que la culture déborde et de loin le seul modèle analytique du marché, comme le prisme de la lecture idéologique et politique. Comme l’écrit Christophe Charle, il faut tenter une « histoire culturelle de l’Europe compréhensive, qui ne privilégierait ni une zone particulière, ni un mode d’appréhension de la culture (production vs diffusion ; consommation vs transmission ou héritage), ni une forme particulière (écrite vs orale, visuelle vs imprimée, etc.), ni une strate de destinataires supposés, mais qui tâcherait également de tenir la balance entre approche internaliste et externaliste, tendances à long terme et périodisations spécifiques52 ».

34 Une fois ces préalables posés, le premier choix heuristique d’ensemble pour faire cette histoire culturelle de l’Europe concerne sa dimension transnationale. Il consiste à juger qu’écrire l’histoire culturelle de l’Europe implique de renverser la logique territoriale de l’historiographie passée de la culture. Pour simplifier, celle-ci partait des territoires nationaux, ou des cultures dites nationales, perçus comme la matrice évidente ou au moins comme le cadre naturel de l’étude des productions culturelles, pour esquisser ensuite, par comparaison, juxtaposition et exposé des circulations entre eux, une géopolitique culturelle de l’Europe conçue comme un assemblage, pris éventuellement dans une dynamique de divergence ou de convergence tendancielles. Au contraire, il s’agit ici de partir d’une histoire des circulations, des mobilités, des importations et des exportations qui constituent l’Europe comme espace social et politique et qui traversent, mobilisent, surmontent et en réalité produisent souvent, dans le mouvement même de leur effectuation, les frontières des États, les frontières linguistiques, économiques et culturelles, les frontières des savoirs et des ethnicités, les

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communautés professionnelles et culturelles dites nationales, les droits nationaux concernant les biens symboliques, et tant d’autres.

35 Il ne s’agit pas de nier l’importance des phénomènes d’ethnicité, de nationalisation et de territorialisation, incontournables pour tous nos objets, mais de les faire passer de formes a priori de l’investigation au statut d’objets d’enquêtes, et pour cela de suivre les formes de mobilités de biens, de personnes, de concepts, de discours, de modèles institutionnels et de réputations qui, dans leurs mouvements mêmes, par les reconfigurations qu’ils produisent, par les résistances ou les encouragements qu’ils rencontrent, par les efforts de classement, de reclassement ou d’invention taxinomique qu’ils imposent, inventent, produisent et créent des communautés, des territorialités, des systèmes d’identification et des configurations discursives. Il ne s’agit pas de dire que les mobilités ont été ou sont, logiquement ou chronologiquement, premières : il s’agit de prendre les circulations comme des moyens d’accéder à la logique complexe de territorialisation qui se déploie en Europe, depuis au moins le XVIIIe siècle, et donc de se donner les moyens de décrire empiriquement l’intrication étroite de la mobilisation des hommes, des choses et des mots comme mise en mouvement et comme réinvention des pouvoirs, intrication qui a donné à cette logique de territorialisation une part essentielle de sa force d’expansion et de croissance.

36 Le deuxième choix heuristique pour cette histoire transnationale de l’Europe consiste en l’articulation systématique des méthodes quantitatives et qualitatives. L’une des traditions des sciences sociales repose sur le souci de produire des analyses intensives de terrains d’enquête circonscrits, visant à mettre au jour des mécanismes économiques, sociaux, politiques, esthétiques et linguistiques particuliers et sophistiqués qu’une focale d’enquête trop large ne peut apercevoir ni saisir. C’est par exemple la logique de la « pensée par cas53 » et du « tournant critique » des années 198054, qui est indispensable pour les sciences sociales et les humanités et sans laquelle le risque est grand de se laisser piéger par des macro-concepts creux et des hypostases. Mais il est utile de contrôler constamment ces analyses intensives et qualitatives, fondées sur des focales resserrées et des lectures particularisantes, en construisant des séries, des corpus et des réseaux susceptibles de quantification, de formalisation et de modélisation. Ces méthodes ne sont pas moins présentes dans la tradition des sciences sociales : l’histoire dite des Annales, qui a fixé dans ce domaine des standards internationaux – l’histoire du livre, la démographie historique –, mais aussi la sociologie quantitative et l’économétrie ont su développer des manières de faire et des outils importants dans ces domaines (biographies collectives, statistiques, traitements systématiques d’occurrences dans des corpus structurés, cartographie, network analysis, analyses factorielles).

37 Le troisième principe heuristique concerne les jeux d’échelles à déployer dans l’analyse. Le transnationalisme méthodologique et l’aller et retour entre le qualitatif et le quantitatif impliquent d’utiliser pleinement la variation de focale dans la délimitation des terrains d’enquête, dans la production de données et dans la mise en forme narrative. Le souci de précision empirique et de contextualisation serrée implique de restituer précisément, pour chaque cas d’étude, l’inscription spatiale et sociale des acteurs, des formes et des effets des transferts culturels. Mais ce travail de localisation doit toujours, dans le même temps, établir la position sociale et spatiale des circulations étudiées dans l’espace régional et/ou national et/ou global dans lequel elles se déploient, traversant des frontières, se soumettant ou échappant à des pouvoirs qui

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imposent leur territorialisation. Cette territorialité complexe des phénomènes culturels n’est pas seulement dans l’œil de l’enquêteur : elle est régulièrement revendiquée par les acteurs, formulée par eux, elle fait partie de leurs registres d’action et de leurs ressources spécifiques, de leurs chances, que cette disponibilité soit effectuée ou pas.

38 L’enjeu analytique est de taille, comme permet de le voir le cas célèbre de Fernand Braudel théorisant sur les relations entre « culture » et « économie » dans les nations européennes. Dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme55, il entendait étayer l’idée que les capitales culturelles sont souvent différentes des capitales économiques, et donc que le capital culturel est relativement indépendant du capital économique et politique. C’est un point essentiel du raisonnement par exemple de Pascale Casanova dans La République mondiale des lettres56 (l’une des plus importantes et passionnantes tentatives récentes de procéder à une géopolitique européenne et mondiale de la littérature). Cette thèse permet à la fois de fonder l’idée que Paris est la capitale mondiale de la littérature dans un contexte de relatif déclin national, au XIXe siècle, mais aussi de comprendre que l’essentiel de la domination d’une capitale repose sur son capital symbolique, entretenu par la croyance et l’accumulation des textes.

39 Or le raisonnement de Braudel, qui suit un développement sur Venise, Florence, Amsterdam, passe pour le XIXe siècle à « la France » et à « l’Angleterre », pour dire que la France est restée dominante culturellement alors qu’elle était en déclin économique relatif. Ce passage subreptice de l’échelon des capitales à l’échelon national, typique du nationalisme méthodologique inconscient de la grande majorité des travaux d’histoire quand ils abordent le XIXe siècle, ce « temps des nations », est un biais fatal du raisonnement dans tous les travaux qui, portant sur la culture comprise comme enjeu géopolitique, ne placent pas au centre de leurs précautions méthodologiques la problématisation des échelles territoriales de pertinence des phénomènes sociaux. Si précisément on considère Paris, une métropole, et non la France, un État-nation, comme système économique et social de référence pour l’étude des productions culturelles dites « françaises », la disjonction entre puissance symbolique et puissance économique n’est plus valide. Paris est bien alors l’une des toutes premières villes économiques du monde, en très forte croissance, et qui développait, notamment dans le domaine du loisir et des arts, plastiques ou du spectacle, une productivité remarquable, en rapide augmentation. Rien d’étonnant, rétrospectivement, à ce que le Paris économiquement bouillonnant des années 1850-1870 ait aussi été un des lieux d’invention de la modernité esthétique.

40 Raisonner à l’échelle des métropoles, par exemple, c’est précisément voir d’autres choses que ce qu’on voit à l’échelon national, et c’est donc poser autrement la question de l’articulation entre les échelles locale, nationale et internationale dans la vie littéraire et culturelle57. Ce qui n’empêche nullement de chercher à comprendre quels effets a pu avoir sur la métropole son statut de capitale politique, et à quelles conditions a pu s’instaurer le raccourci par lequel Paris est devenu, pour une part au moins de son rôle international, la métonymie de la France.

En guise de conclusion : l’exemple de la traduction

41 Comme toujours, un énoncé programmatique de ce genre peut paraître totalement abstrait, et donc laisser plus que sceptique même le lecteur qui a eu le courage de le parcourir jusqu’au bout. Je voudrais, en guise de conclusion, donner un exemple d’objet

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d’histoire culturelle pouvant être éclairé par une perspective européenne et permettant à son tour de voir l’histoire européenne sous un nouveau jour : celui de la traduction littéraire, saisie à travers le cas double de l’intraduction dans l’espace germanophone et de l’intraduction dans l’espace francophone, entre le milieu du XVIIIe siècle et le début du XXe siècle58.

42 L’une des formes les plus décisives de circulation culturelle entre l’espace francophone et l’espace germanophone, et donc l’une des formes de transnationalité les plus importantes entre les élites des deux rives du Rhin, a été la traduction d’ouvrages littéraires (roman, poésie, théâtre, critique et histoire littéraires). En matière de belles lettres, la traduction publiée en volume est, en dehors de petits cercles de lettrés polyglottes qui parviennent à lire en langue étrangère, le principal mode de circulation des œuvres. Seul moyen de toucher un vaste lectorat, la traduction en volume ou son prodrome, la publication en livraisons dans les revues, est l’opération qui permet vraiment la circulation dans une communauté lettrée d’un texte écrit en langue étrangère et issu d’une autre communauté lettrée. Bien plus qu’une simple question de circulation des textes, de diffusion et de réception des œuvres, voire de production des réputations, ces traductions mettaient en jeu une part essentielle des structures des communautés lettrées européennes, en mobilisant des éditeurs, des traducteurs, des commentateurs, des critiques, en autorisant des stratégies parfois radicales de reconfiguration du marché littéraire, en interrogeant le statut national de la langue, en mettant en cause les canons et les hiérarchies, en mobilisant parfois les efforts des autorités professionnelles, mais aussi politiques, sur les questions de droit d’auteur et de puissance culturelle nationale.

43 Ce genre d’enquête ne s’oppose plus, depuis un moment déjà, aux études menées dans le cadre de ce qu’on a coutume d’appeler traductologie, ou translation studies, dans le contexte anglophone. Les translation studies, depuis au moins Gideon Toury, ont profondément élargi le fondement étroitement traductologique de leur programme initial et développé des recherches décisives sur les dimensions économiques, sociales et politiques de la traduction, naturellement pour ce qui concerne les périodes récentes où le marché littéraire linguistique mondial accroît la demande structurelle de traduction, mais aussi pour des périodes bien plus anciennes, depuis l’Espagne médiévale jusqu’à la constitution des empires coloniaux en passant par les Grandes découvertes et les origines globales de la science moderne. Anthony Pym, Emily Apter, Lawrence Venuti, Theo Hermans, Fritz Nies, Gisèle Sapiro, Abram de Swaan, sont quelques-uns des noms qu’il faut citer dès qu’on envisage une enquête de quelque ampleur sur le rôle et la place de la traduction et des traducteurs dans l’espace mondial des langues et de la culture : ils ont apporté à ce type de recherche le souci du temps long, de l’analyse empirique intensive et de l’histoire quantitative.

44 L’étude quantitative et qualitative de la traduction est donc un excellent lieu d’enquête pour une histoire transnationale de la culture en Europe, mais aussi des élites européennes en général, à la fois dans leur dimension nationale et dans leurs dimensions internationales. Le cadrage franco-allemand, qui dans ce cas doit sans cesse faire l’aller et retour entre une définition linguistique (l’espace francophone, l’espace germanophone), une définition politique (deux sociétés politiques dominantes en Europe – structurée en État pour l’une avant le XVIIIe siècle, pour l’autre au cours du XIXe siècle mais elle était modelée depuis 1750 par un agenda national dans lequel les lettrés avaient eu une part décisive – et leurs marges provinciales et étrangères), et une

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définition sociale (l’ensemble des groupes sociaux inscrits dans ces ensembles linguistiques et/ou saisis par ces ensembles politiques, des élites structurellement transnationales aux collectifs les plus isolés), est extrêmement riche pour une étude de ce type, puisqu’il met en relation à la fois : • des institutions politiques régulièrement affrontées • des élites également préoccupées par le caractère central de la littérature dans les processus de nationalisation des populations • des communautés lettrées nombreuses et puissantes, elles-mêmes structurées par • des professions éditoriales et journalistiques précocement organisées.

45 L’étude des traductions entre espace francophone et espace germanophone apparaît ainsi comme « un instrument de choix pour dénationaliser l’histoire littéraire59 » et pour construire une histoire culturelle transnationale, permettant de comprendre les formes, les modalités, l’intensité et les effets de l’internationalisation culturelle en Europe. Mesurer le poids, le rôle, les logiques et la géographie des traductions en français ou en allemand d’ouvrages littéraires primaires au sens actuel du terme (roman, poésie, théâtre principalement) depuis le milieu du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1910 est donc le principal objectif60.

46 La première étape consiste à établir, pour l’intraduction dans l’espace germanophone, et pour l’intraduction dans l’espace francophone, une série statistique aussi continue et cohérente que possible en mobilisant les données déjà constituées par les études citées précédemment et les bibliographies rétrospectives récentes et en les croisant avec des données anciennes fournies par des observateurs, individuels ou institutionnels, de l’époque : les catalogues rétrospectifs (La France littéraire), les sources administratives de contrôle des publications et les périodiques d’annonces littéraires ou généralistes sous l’Ancien Régime, le Catalogue général de la librairie française à partir de 1867, la revue du Bureau international de Berne, Le Droit d’auteur, à partir de 1888, ou le Hinrichs’ Katalog der im deutschen Buchhandel erschienenen Bücher, Zeitschriften, Landkarten usw. Titelverzeichnis und Sachregister / bearbeitet von Richardt Haupt und Heinrich Weise, à partir de 1851 et jusqu’en 1912, parmi d’autres exemples.

47 On peut disposer ainsi d’un corpus de données concernant le nombre et le genre des œuvres traduites selon les catégories d’ouvrage, les œuvres elles-mêmes et leurs auteurs, leur provenance et leurs langues d’origine – vivantes (anglais, italien et espagnol surtout) ou mortes (latin, grec, hébreu principalement) –, le délai de leur traduction et de diffusion, pour les auteurs les plus traduits, les principales maisons d’édition engagées, les prix pratiqués pour les ouvrages en traduction, le rythme de leurs rééditions, etc. Le corpus statistique ainsi constitué est complètement inédit61, par son ampleur documentaire, son étirement chronologique et son exploitabilité.

48 Cette statistique comparée et croisée, généralisable à terme à l’échelle européenne, permet de produire une première géopolitique de la littérature européenne, en mettant en évidence les hauts lieux de l’intraduction, les centres les plus exportateurs, en établissant le taux d’ouverture de chaque système éditorial aux productions dans les autres langues et issues d’autres systèmes éditoriaux, en évaluant le niveau de centralisation des aires linguistiques et leur degré de recoupement avec la structuration principalement métropolitaine des systèmes éditoriaux62. Elle permet enfin naturellement de saisir à la fois l’inertie très large mais aussi les évolutions des hiérarchies culturelles européennes, entre genres littéraires, entre langues, entre

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régions de production littéraire, pendant toute la période de la nationalisation des sociétés ouest-européennes.

49 Une approche multilatérale, quantitative et longitudinale de ce genre, si on la complète, la réoriente et la borde en mobilisant le très grand nombre d’études monographiques sur les traducteurs et traductrices, journalistes et critiques, éditeurs, libraires et autres intermédiaires, permet aussi de transformer notre vision des différents acteurs de l’importation d’œuvres étrangères et des circulations culturelles internationales. Dans ce domaine, les monographies érudites ne manquent pas, même si elles présentent une perspective la plupart du temps différente. Les replacer dans un horizon heuristique à la fois quantitatif et géopolitique permet de dépasser le sentiment d’inépuisable et parfois vain foisonnement des parcours et des anecdotes, mais aussi de surmonter ou au moins de mettre à distance l’une des traditions qui aimantent leur représentation depuis longtemps dans les études littéraires et historiques, celle qui en fait a priori de « grands cosmopolites » assurant la communication entre les grands esprits contre la nationalisation des masses et la vanité guerrière des élites politiques.

50 En réalité, les importateurs des littératures étrangères peuvent être aussi compris, dans l’Europe des années 1750-1910, et tout particulièrement si l’on se situe dans une perspective à la fois européenne, de longue durée et d’histoire sociale, comme l’un des rouages essentiels de l’industrialisation du livre et de la culture, un mouvement – c’est particulièrement clair pour ce qui touche à la traduction – étroitement corrélé aussi à son inter-nationalisation. Sortir des quelques cas bien connus parce que rétrospectivement célébrés et canonisés permet de voir apparaître ne serait-ce qu’un peu de l’immense piétaille de la traduction, ce prolétariat des lettres en bonne partie féminin et parfois complètement invisible, qui a accompagné et accéléré la naissance du capitalisme d’édition à Leipzig, à Paris et à Londres, en fournissant à peu de frais, parfois en temps records, souvent sans aucun scrupule professionnel ou esthétique, des éditeurs soucieux d’étendre rapidement et efficacement leur offre de livres, soucieux de profiter des grands succès européens, contourner les goulots d’étranglement de leur système de production local ou national, mais aussi parfois de nourrir une politique de catalogue susceptible d’une rentabilité de long terme, indissociablement esthétique et financière, essentielle pour la constitution progressive de canons européens transnationaux et pour la capitalisation littéraire sur laquelle le modernisme, par exemple, fonda sa percée tardive.

51 Et la traduction et son droit se retrouvent donc naturellement aux toutes premières places dans la double révolution du droit d’auteur et du capitalisme d’édition que connurent tous les systèmes éditoriaux européens pendant ce très long XIXe siècle : c’est autour des questions de droit des auteurs, des éditeurs et des traducteurs que se structurent, entre les accords bilatéraux des années 1840 et la convention de Berne de 1886, à la fois la régulation des circulations littéraires internationales, mais aussi l’imposition progressive dans tous les pays européens du standard semi-libéral de droit d’auteur (temporaire, au nom des droits du public, mais sans cesse renforcé et prolongé pour l’auteur et ses héritiers directs) qui régule encore notre marché des biens culturels. C’est autour du droit de la traduction, avec la participation active d’éditeurs, d’auteurs, de critiques littéraires et de traducteurs engagés d’une manière ou d’une autre dans les négociations internationales, que s’est structurée une part essentielle des droits nationaux des auteurs, et que s’est enclenchée une mondialisation du droit de

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la littérature par la généralisation de la structuration nationale des professions du livre.

52 Les acteurs des circulations littéraires peuvent aussi être compris, à partir d’une histoire transnationale de la traduction, comme une fonction bien délimitée et cruciale dans le système de production des communautés imaginées, inséparablement national et international, obsidional et circulatoire, xénophobe et xénomane dans lequel les communautés professionnelles des lettres ont été reconfigurées mais qu’elles ont elles- mêmes aussi contribué à inventer, entre le milieu du XVIIIe et le début du XXe siècle. Bien des traducteurs, malgré l’imagerie complaisante des « grands cosmopolites », furent aussi d’actifs nationalisateurs de littératures étrangères qu’il convenait de domestiquer et de récrire avant de pouvoir les faire circuler ; bien des importateurs de littératures étrangères, critiques ou savants, petites mains ou grands noms, ont été, dans l’opération même de faire connaître les œuvres de l’étranger, des théoriciens résolus de leur étrangeté radicale et dans le même mouvement, inévitablement, des prophètes de l’esprit national.

53 La mise en perspective transnationale des opérations de traduction, d’imposition de schèmes de classement et de lecture dans les préfaces, l'analyse croisée des constructions d’imagologies nationales et de systèmes de lecture ethnicisés des œuvres littéraires permet de mettre en évidence non seulement les difficultés techniques, esthétiques ou philosophiques liées à l’opération de traduction, non seulement les orientations protectionnistes ou ethnocentriques de tel ou tel moment ou de tel ou tel contexte national d’importation littéraire et de traduction, mais surtout le rôle structurel et central de la traduction, des traducteurs et de leurs collègues critiques dans l’intensive construction du système transnational des littératures nationales européennes. Les circulations littéraires, qu’il s’agît d’auteurs, de textes, de livres, de motifs et de réputations, furent tout autant le support et le truchement de l’intensive nationalisation des sociétés lettrées européennes que le vecteur de leur dépassement cosmopolite.

54 Les termes de « transnational » et de « transculturel » le manifestent dans leur forme : c’est en étudiant ce qui circule, ce qui bouge, ce qui relie et ce qui met en système que l’on risque, peut-être, de rendre le mieux compte de ce qui fixe, encadre et stabilise les hommes, les choses et les mots. L’étude des circulations culturelles européennes dans une perspective transnationale apparaît ainsi comme un instrument privilégié pour dénationaliser l’histoire culturelle, et pour construire une histoire culturelle qui permette de comprendre les formes, les modalités, l’intensité et les effets de l’internationalisation culturelle, et donc de jeter les bases collectives d’une histoire culturelle de l’Europe.

NOTES

1. C’est-à-dire, en termes heuristiques, d’une part le projet politique des nationalistes, qui prétendent fonder le pouvoir d’État sur la nature essentiellement particulière de la communauté

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dont il serait l’expression politique, et affirment que les hiérarchies internes à cette communauté doivent dépendre de l’adéquation plus ou moins grande de ses membres à cette nature, et d’autre part l’ensemble des processus de nationalisation, volontaristes ou systémiques, par lesquels les liens sociaux ont été reconfigurés (transformation des formes de domination, des modalités de l’appartenance et des régimes de territorialité – et pas seulement, loin de là, pour les catégories dominées). Pour une mise au point récente, voir notre article, « Nations et nationalisme », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies. Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, volume 2. 2. Voir notamment Christophe Charle, La Crise des sociétés impériales, Paris, Le Seuil, 2001 ; Jane Burbank et Frederick Cooper, Empires in World History : Power and the Politics of , Princeton, N.J., Princeton University Press, 2010. 3. Voir notamment Christopher Alan Bayly, La Naissance du monde moderne, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2007 ; et Antony Hopkins (éd.), Globalization in World History, Londres, Pimlico, 2002. 4. Karl Polanyi, La Grande Transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983. 5. Voir la mise au point de Romain Bertrand, « Histoire globale, histoire connectée », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies. Concepts et débats, éd. citée, volume 1. 6. Voir Martyn Lyons, Reading Culture and Writing Practices in Nineteenth-Century France, Toronto (Ont.), University of Toronto Press, 2008. 7. Voir notre article, « Henrik Ibsen, auteur international », in Michel Espagne (dir.), Le Prisme du Nord. Pays du Nord, France, Allemagne, 1750-1920, Tusson, Du Lérot, 2006. 8. Jacques Le Rider, Hugo von Hofmannsthal : Historismus und Moderne in der Literatur der Jahrhundertwende, Vienne, Böhlau Verlag, 1997. 9. Voir Elsa Romeo, La Scuola Di Croce : Testimonianze sull’Istituto italiano per gli studi storici, Bologne, il Mulino, 1992. 10. Voir par exemple Joël-Marie Fauquet et Antoine Hennion, La Grandeur de Bach. L’amour de la musique en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2000. 11. Voir parmi d’autres le récent Xavier Barral i Altet, Contre l’art roman ? Essai sur un passé réinventé, Paris, Fayard, 2006. 12. Sur ce point, voir notamment le livre essentiel d’Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales, Europe XVIIIe-XXe siècle, Paris, Le Seuil, 1999 ; mais aussi par exemple Élisabeth Décultot, Johann Joachim Winckelmann : enquête sur la genèse de l’histoire de l’art, Paris, PUF, 2000. 13. Voir par exemple Béatrice Joyeux-Prunel, « Nul n’est prophète en son pays » ? L’internationalisation de la peinture des avant-gardes parisiennes, 1855-1914, Paris, Musée d’Orsay, 2009. 14. Voir, parmi d’autres, le livre de David Forgacs et Stephen Gundle, Mass Culture and Italian Society from Fascism to the Cold War, Bloomington (Ind.), Indiana University Press, 2007. 15. Pour faire le point sur la question, voir Gerard Delanty et Krishan Kumar (éd.), The Sage Handbook of Nations and Nationalism, Londres, Sage Publications, 2006 ; et Repenser le nationalisme : théories et pratiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2006. Sans parler de l’inégalité de traitement des différentes parties de l’Europe, sur un plan cette fois horizontal : même si les programmes européens et transnationaux dans ces domaines se sont multipliés, on est encore loin de disposer de manière symétrique et comparable d’études circonstanciées sur tous les pays ou régions d’Europe. 16. Sur ce point, voir Christop Conrad et Sebastian Conrad (éd.), Die Nation schreiben : Geschichtswissenschaft im internationalen Vergleich, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2002. 17. Gerard Delanty et Krishan Kumar (éd.), Repenser le nationalisme, éd. citée, et par exemple l’important textbook dirigé par Geoff Eley et Grigor Suny, Becoming National : A Reader, New York, Oxford University Press, 1996, sont typiques, malgré leurs très grandes qualités, de cette tendance à la juxtaposition d’histoires nationales de la nationalisation.

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18. Un des grands noms de l’histoire transnationale, Akira Iriye, a écrit dans cette perspective Cultural Internationalism and World Order, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1997. 19. Voir Christophe Charle, Les Intellectuels en Europe au XIXe siècle : essai d’histoire comparée, Paris, Le Seuil, 1996, notamment toute la deuxième partie. 20. Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales, Europe XVIIIe-XXe siècle, éd. citée. 21. C’est la situation paradoxale dans laquelle se trouvent par exemple des théoriciens et promoteurs de l’Action française, qui à certains moments dénient au fascisme italien toute ressemblance sérieuse et toute filiation commune, mais qui à d’autres moments affirment leur statut d’original par rapport à une pâle copie à l’italienne. Les historiens français ont largement accepté cette vision exceptionnaliste des mouvements autoritaires et antilibéraux de l’entre- deux-guerre, en la rationalisant en immunité française au fascisme. Voir sur ce point Michel Dobry (dir.), Le Mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, et notamment le précieux article de Bruno Goyet, « La Marche sur Rome. Version originale sous-titrée ». 22. Voir, parmi d’autres, Linda Colley, Britons : Forging the Nation 1707-1837, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1992, et Edmond Dziembowski, Un nouveau patriotisme français, 1750-1770 : la France face à la puissance anglaise à l’époque de la guerre de Sept ans, Oxford, Voltaire Foundation, 1998. 23. Voir par exemple Mary Helen McMurran, « National or Transnational ? The Eighteenth Century Novel », in Margaret Cohen, Carolyn Dever (éd.), The Literary Channel. The Inter-National Invention of the Novel, Princeton, Oxford, Princeton University Press, 2002. 24. Isabella Löhr, Die Globalisierung geistiger Eigentumsrechte : Neue Strukturen internationaler Zusammenarbeit, 1886-1952, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2010. 25. Thomas Bender, « Humanities », in Akira Iriye et Pierre-Yves Saunier (éd.), The Palgrave Dictionary of Transnational History, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009. 26. Voir sur les Décades de Pontigny la vision décapante et fort lucide qu’en donne le célèbre romaniste Ernst Robert Curtius, ainsi qu’on peut la restituer à partir de ses échanges épistolaires avec Charles du Bos, et d’une manière générale à partir de la complexité de sa trajectoire franco- allemande ; voir sur ce point Christine Jacquemard de Gémeaux, Ernst Robert Curtius, 1886-1956. Origines et cheminements d’un esprit européen, Berne, Peter Lang, 1998. 27. Voir notre article, « Aux origines françaises du nationalisme anglais. La genèse transnationale de l’histoire littéraire anglaise (1836-1921) », in Sylvie Aprile et Fabrice Bensimon (dir.), La France et l’Angleterre au XIXe siècle : échanges, représentations, comparaisons, Grâne, Créaphis, 2006. 28. Parmi d’autres, voir Shepherd-Barr, Kirsten, Ibsen and the Early Modernist Theater, 1890-1900, Westport Connecticut, Greenwood Press, 1997. 29. Jean-François Botrel, Victor Infantes, François Lopez (dir.), Historia de la Edición y de la lectura en España, 1472-1914, Madrid, Fundación Germán Sánchez Ruipérez, 2003. 30. Voir Isabella Löhr, Geistige Eigentumsrechte, op. cit. ; Salah Basalamah, Le Droit de traduire : une politique culturelle pour la mondialisation, Arras, Artois Presses Université, 2009 ; Jean-Yves Mollier et Jacques Michon, Les Mutations du livre et de l’édition dans le monde du XVIIIe siècle à l’an 2000 : actes du colloque international, Sherbrooke, 2000, Paris, L’Harmattan, 2001. 31. Pour ne citer que quelques titres, Sebastian Conrad, Globalisierung und Nation im deutschen Kaiserreich, Munich, C. H. Beck, 2006 ; Sebastian Conrad et Jürgen Osterhammel, Das Kaiserreich transnational : Deutschland in der Welt 1871-1914, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2004. 32. Voir surtout Thomas Bender (éd.), Rethinking American History in a Global Age, Berkeley, University of California Press, 2002. 33. Parmi une bibliographie conséquente, voir Craig Murphy, International Organization and Industrial Change : Global Governance since 1850, Cambridge, Polity Press, 1994 ; Madeleine Herren et Sacha Zala, Netzwerk Aussenpolitik : Internationale Kongresse und Organisationen als Instrumente der schweizerischen Aussenpolitik 1914-1950, Zurich, Chronos, 2002 ; Jean-François Bayart, Le Gouvernement du monde : une critique politique de la globalisation, Paris, Fayard, 2004.

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34. Voir par exemple Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Éditions de Minuit, 1989, p. 553. 35. Saskia Sassen, La Globalisation : une sociologie, Paris, Gallimard, 2009. 36. Ulrich Beck, What Is Globalization ?, Cambridge, Polity Press, 2000. 37. Arjun Appadurai, Modernity at Large : Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis (Minn.), University of Minnesota Press, 1996. 38. Robert O. Keohane, Transnational Relations and World Politics, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1972. 39. C’est notamment le sens classique de la « mobilisation générale », analysée historiquement par exemple par George Mosse in The Nationalization of the Masses : Political Symbolism and Mass Movements in Germany from the Napoleonic Wars Through the Third Reich, Ithaca, Cornell University Press, 1991. 40. C’est en ce sens que Serge Gruzinski parle de mobilisation dans sa description de l’empire mondial que constitue la monarchie espagnole entre 1580 et 1660, dans Les Quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, notamment chapitre III, « Une autre modernité », et chapitre VI, « Des ponts sur la mer ». Pour une étude sur la « mobilisation » à un autre moment-clé de la nationalisation, voir Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003. Sur la modernité comme mobilisation, voir aussi , La Mobilisation infinie. Vers une critique de la cinétique politique, Paris, Christian Bourgois, 2000. 41. Voir Christophe Charle, Théâtres en capitales : naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne, 1860-1914, Paris, Albin Michel, 2008 ; Sebastian Conrad, Globalisierung und Nation im deutschen Kaiserreich, Munich, C.H. Beck, 2006 ; Thomas Bender (éd.), Rethinking American History in a Global Age, éd. citée. 42. Christophe Charle, « Peut-on écrire une histoire de la culture européenne à l’époque contemporaine ? », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2010/5 (65e année). 43. Donald Sassoon, The Culture of the Europeans, from 1800 to the Present, éd. citée, p. XXI. 44. David Simpson, « Selling Europe Culture », New Left Review no 47, septembre- octobre 2007. 45. David Simpson, article cité, p. 158. 46. Le programme d’enquête qui suit est pour l’essentiel celui que s’est donné l’équipe « Internationalisation culturelle » de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (UMR 8066), sous la direction de Christophe Charle, pour les années à venir. Ses objectifs ont d’ailleurs été pour partie exposés déjà dans la note critique publiée par ce dernier dans les pages des Annales, que j’ai citée plus haut. 47. C’est notamment la perspective de David Cosandey dans Le Secret de l’Occident : du miracle passé au marasme présent, Paris, Arléa, 1997. 48. Voir notamment Immanuel Wallerstein, The Capitalist World-Economy : Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 1979. 49. John W. Burrow, The Crisis of Reason : European Thought, 1848-1914, Yale University Press, 2002. 50. Parmi tant d’autres, on peut citer Ian Small et Josephine M. Guy, Oscar Wilde’s Profession : Writing and the Culture Industry in the Late Nineteenth Century, Oxford, Oxford University Press, 2000, et Ian Small, Conditions for Criticism : Authority, Knowledge, and Literature in the Late Nineteenth Century, Oxford, Clarendon Press, 1991. 51. Parmi d’autres, voir Alain Vaillant, « L’écrivain, le critique et le pédagogue : essai de bibliométrie littéraire », Philologiques I, Contribution à l’histoire des disciplines littéraires en France et en Allemagne au XIXe siècle, sous la direction de Michel Espagne et de Michael Werner, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1990. 52. Christophe Charle, « Peut-on écrire une histoire de la culture européenne à l’époque contemporaine ? », article cité. 53. Jacques Revel et Jean-Claude Passeron, Penser par cas, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005.

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54. « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique ? », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations 43/2 (1988), p. 291-293. 55. Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme : XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1979. 56. Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Le Seuil, 2008. 57. Pour un essai collectif fondé sur cette perspective et qui tente une histoire à l’échelle européenne, voir Christophe Charle et Daniel Roche, Le Temps des capitales culturelles XVIIIe-XXe siècles, Seyssel (Ain), Champ Vallon, 2009. 58. Je prends ici l’exemple d’un projet de recherches en cours dans le cadre de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine pour les années 2011-2014. 59. Sapiro, Gisèle (éd.), Translatio : le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 43. 60. Elle peut s’appuyer sur les acquis des recherches déjà réalisées en Allemagne sur Die französisch-deutsche Übersetzungsbibliothek de 1770 à 1815 (Lüsebrink, Reichardt, 1997), et adopter des méthodes de collecte et d’analyse analogues. L’étude que j’ai réalisée pour l’intraduction en France entre 1880 et 1925 balise la fin de la période d’étude. Entre ces deux termes, il est possible de mobiliser le corpus des traductions en français de l’époque romantique (1811-1840) constitué par l’équipe de Lieven d’Hulst, José Lambert et Katrin Van Bragt (Van Bragt, D’Hulst, Lambert, 1995). 61. Il est d’une certaine manière tout à fait confondant que les historiens ne disposent actuellement pas ne serait-ce que d’une approximation des principaux flux de traductions littéraires et intellectuelles, pour l’époque contemporaine, au risque de ne jamais pouvoir donner que des visions extrêmement partielles et parfois totalement biaisées de la géopolitique culturelle européenne du temps des nationalisations, ou, le plus souvent, de généraliser à gros traits à partir de quelques cas possiblement trompeurs. Et pourtant les allusions aux rapports de domination, de concurrence et aux différentiels de capital symbolique, dans un cas finalement wallersteinien, à l’échelle européenne, abondent dans les études d’histoire culturelle. Franco Moretti, malgré le caractère parfois très rapide et sommaire de son Atlas du roman européen, s’était au moins donné les moyens d’objectiver quelques-unes de ses perspectives néomarxistes. 62. L’un des intérêts majeurs de cette enquête est aussi de permettre, malgré la forme a priori nationale des principales sources de bibliographie rétrospective, de mettre en évidence la dimension principalement infra- ou transnationale des systèmes éditoriaux, à partir de la mention de la ville d’édition. C’est une géographie alternative qui peut ainsi apparaître, qui articule de manière complexe les espaces nationaux déjà fortement centralisés, le réseau des métropoles du livre et les aires linguistiques.

RÉSUMÉS

L’objet de cet article est de montrer comment l’histoire culturelle de l’Europe moderne et contemporaine – une histoire économique, sociale et politique des biens symboliques, de leur production, de leur circulation et de leur consommation – peut aider à résoudre quelques-unes des difficultés historiographiques rencontrées lorsqu’on cherche à penser la simultanéité et l’apparente contradiction entre deux phénomènes classiquement décrits comme opposés : la profonde nationalisation des sociétés européennes entre le milieu du XVIIIe siècle et le milieu du

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XXe siècle et, exactement à la même époque, l’extraordinaire montée en puissance de la globalisation, des circulations, des régulations internationales et des formes d’interdépendance à l’échelle mondiale. L’étude des circulations culturelles en Europe (par exemple, l’étude de la traduction littéraire) est un moyen de dépasser le nationalisme méthodologique dominant dans les histoires de l’Europe, mais aussi de proposer un modèle analytique spécifiquement transnational, qui tienne ensemble l’intensification des circulations ET l’intensive production de frontière dans l’histoire européenne des trois derniers siècles.

This paper aims at demonstrating how the cultural history of modern Europe, that is to say an economic, social and cultural history of symbolic goods – their production, circulations and consumption –, may help to solve an historiographical crux : the difficulty to account for the simultaneity of, on the one hand, Europe’s nationalization, during the last three centuries, and on the hand, the simultaneous outburst of globalization, international circulations and global interdependencies. Studying cultural circulations in Europe (for instance, the history of literary translation) could be a means to overcome methodological nationalism, so pervasive in Europe’s histories, and to offer a specifically transnational analytical program, one that could hold together the immense growth of circulations AND the intensive and decisive frontier building that is one of the distinctive features of the modern era.

INDEX

Keywords : transnational, cultural history, translation, nation, nationalism, globalization, cultural transfers, literature and nation Mots-clés : transnational, histoire culturelle, traduction, nation, nationalisme, globalisation, transferts culturels, littérature et nation

AUTEUR

BLAISE WILFERT-PORTAL IHMC, ENS-Ulm. Parmi les publications : « Henrik Ibsen, auteur international », in Michel Espagne (dir.), Le Prisme du Nord. Pays du Nord, France, Allemagne, 1750-1920, Tusson, Du Lérot, 2006. « Aux origines françaises du nationalisme anglais. La genèse transnationale de l’histoire littéraire anglaise (1836-1921) », in Sylvie Aprile et Fabrice Bensimon (dir.), La France et l’Angleterre au XIXe siècle : échanges, représentations, comparaisons, Créaphis, 2006. « Littérature, capitale culturelle et nation à la fin du XIXe siècle. Gabriele d’Annunzio et Paul Bourget entre Paris et Rome », in Histoire comparée des capitales culturelles en Europe, Christophe Charle (dir.), Champvallon, 2009. Articles « Literature » et « Literary capitals » in Dictionary of Transnational History, Pierre-Yves Saunier et Akira Iriye (dir.), Palgrave, 2009. « Nations et nationalisme », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies. Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, volume 2.

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Camus postcolonial ?

Dominique Combe

1 La position de Camus face à la guerre d’Algérie, son refus de la violence, ses écrits réunis dans les Chroniques algériennes, ses déclarations lors de la remise du prix Nobel en 1960 ont fait l’objet de polémiques infinies où, invariablement se joue et se rejoue la relation avec Sartre. Camus, « juste sans justice » selon la formule célèbre de , est encore opposé systématiquement à Sartre, mais aussi à Fanon et à Memmi dans le contexte philosophique et politique des indépendances. Camus est généralement présenté comme un écrivain à contre-sens de l’Histoire, pour ne pas avoir choisi le camp du FLN, comme Sartre, Beauvoir et Fanon, justement. Rêvant, certes, d’une Algérie fédérale et pluriethnique dans un cadre « assimilationniste », Camus ne peut pourtant pas être assimilé purement et simplement à un romancier « colonial », à la manière de Louis Bertrand ou des frères Tharaud.

Une lecture « contrapuntique » de Camus

2 Pour dépasser l’antagonisme entre Sartre et Camus, il s’agit d’élargir la réflexion hors des frontières nationales – au monde anglophone, en particulier. Sans écarter Sartre, Fanon, Memmi, essentiels à la pensée postcoloniale outre-Atlantique, il faut, en effet, « décentrer » Camus en examinant comment il a été lu « ailleurs », notamment par les théoriciens de langue anglaise.

3 La plupart des livres de Camus ont été rapidement traduits en anglais. Des essais universitaires ont accompagné ces traductions aux États-Unis, dès la fin des années 50 – parmi lesquels la monographie de Germaine Brée, en 19591. Ces essais ne diffèrent guère par leur approche de ceux publiés en France à la même époque, qui s’attachent à étudier l’œuvre sous le signe d’un humanisme universaliste qui concerne à la fois une morale et une esthétique. Après la décolonisation, c’est seulement dans les années 80-90, que l’interprétation générale de l’humanisme camusien cède la place, surtout aux États-Unis, à des lectures politiques qui prennent en compte les rapports de Camus avec l’Algérie et, plus généralement, le colonialisme. La critique fait ainsi entrer Camus

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dans le corpus « postcolonial » entendu dans un sens large, aux côtés de Fanon, Memmi, Derrida, Lyotard, tous liés de près ou de loin à la question algérienne.

4 Le critique américain d’origine palestinienne E. W. Said consacre ainsi, en anglais, un essai à Camus dans Culture et impérialisme, en 1993, quinze années après L’Orientalisme, paru en 1978. Dans Culture et impérialisme, qui a également joué un rôle fondateur pour le développement des études dites postcoloniales, Said élargit la perspective, du Proche-Orient à une « topographie générale des rapports entre l’Occident moderne et ses territoires d’outre-mer » (p. 11)2, sous le signe de la domination – matérielle aussi bien que symbolique, analysée à l’aide de Gramsci et de Foucault.

5 L’intérêt de cette lecture politique de Camus est, justement, de se vouloir « contrapuntique ». Said se pense lui-même comme un intellectuel « out of place3 », dans « l’entre-deux » des langues et des cultures, entre le monde arabe dont il est originaire comme palestinien de la minorité chrétienne (protestante, de surcroît), et les États-Unis, où il a fait toute sa carrière universitaire, et où il représente une figure majeure de la vie intellectuelle, comme professeur à Columbia et éditorialiste célèbre. Spécialiste de littérature comparée et de musicologie, Said est également l’auteur de nombreux essais politiques sur la Palestine et le conflit israélo-arabe qui ont fait de lui un intellectuel « engagé », et même un activiste aux côtés, par exemple, de Noam Chomsky. Il a un temps accompagné Yasser Arafat, avant de rompre avec le Fatah au moment des accords d’Oslo. Said a d’ailleurs beaucoup écrit sur le rôle des intellectuels et sur leurs rapports avec le pouvoir, auquel il entend « parler vrai » (parmi les Français, Renan, Benda, Fanon, Sartre ; parmi les Anglais, Arnold, Orwell, Russel, Williams, C. L. R. James, à qui il doit beaucoup).

6 C’est dans le contexte d’une réflexion sur le rôle de l’intellectuel qu’il faut donc replacer l’essai de Said. Camus y est lu du point de vue exclusif du colonialisme, selon une perspective qu’on pourrait qualifier de sociocritique, associant Gramsci, Lukács et . L’œuvre de Camus est un miroir dans lequel Said scrute sa propre image – certes inversée, puisqu’il est né sujet de l’Empire britannique, mais appartenant aux élites « indigènes », alors que Camus, né du côté des colons européens dans l’Algérie française, appartient à la classe des « petits Blancs ». Mais tous deux ont en commun de se situer dans l’« entre-deux », dans un « tiers-espace » (H. Bhabha). L’œuvre de Camus est en effet inscrite entre l’Orient et l’Occident, certes, mais aussi dans une relation triangulaire « tricontinentale » entre le Proche-Orient arabe, les États-Unis et la France. La pensée de Said se déploie ainsi entre les langues – l’arabe, l’anglais et le français. Said, qui a vécu à Beyrouth et au Caire, au contact des élites francophones, lit Flaubert, Renan et Camus dans le texte original, à la différence d’autres théoriciens anglo-saxons du postcolonialisme. Camus se trouve ainsi placé par Said au panthéon de la « culture impériale », aux côtés d’écrivains de langue anglaise comme Jane Austen, Rudyard Kipling, Joseph Conrad, W. B. Yeats. Il faut souligner que Said, l’un des premiers, a inclus l’Irlande dans sa réflexion sur la domination coloniale – par exemple dans l’essai sur « Yeats et la décolonisation » (1988) dans Culture et impérialisme, d’abord publié dans un recueil cosigné avec les critiques marxistes T. Eagleton et F. Jameson4. Dans Culture et impérialisme, l’Algérie française de Camus se trouve ainsi mise en étroite correspondance avec l’Irlande de Yeats, sous domination britannique, au début du XXe siècle.

7 Camus, qui occupe mutatis mutandis la place qu’occupe Renan dans L’Orientalisme, centré sur l’« invention de l’Orient » au XIXe siècle, est même la seule et unique figure française

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dans l’ouvrage (même si de nombreux penseurs français ou francophones comme Sartre, Fanon ou Césaire, sont fréquemment cités, mais de manière ponctuelle). C’est principalement avec Kipling, dans une préface à une édition de Kim, que Camus est mis en rapport, selon un dispositif lui-même chargé de signification. Camus est en quelque sorte plus ou moins implicitement assimilé à un « Kipling français ». « Pied-noir », Camus devient, comme Kipling, un « porte-parole » de l’Empire, dont il doit prendre en charge le « fardeau » (« The White Man’s Burden »). L’Algérie de Camus est ainsi associée à l’Inde de Kipling et à l’Irlande de Yeats.

8 L’essai de Said sur Camus s’ouvre sur une réflexion générale sur l’histoire impériale comparée de la France et de la Grande-Bretagne, avant de se concentrer sur l’Algérie. Camus y est d’emblée comparé à Jane Austen (qui fait l’objet de longs développement dans un autre chapitre du livre) et surtout à George Orwell, « figure impérialiste très tardive » (p. 252). Orwell a renoncé à ses fonctions de policier en Birmanie, qui lui ont inspiré son premier roman : Burmese Days (1934). Pour Said, Camus et Orwell sont proches par leur combat commun contre le fascisme, contre l’injustice sociale et par la sobriété de leur style. Mais surtout, Camus et Orwell sont « tous deux devenus des figures exemplaires, dont l’importance découle de la puissance de leur contexte indigène immédiat qu’ils paraissent transcender » (p. 253). Said souligne l’ambivalence politique de ces deux auteurs issus des empires coloniaux européens, revendiqués à gauche comme à droite. C’est à ce « contexte indigène immédiat » de l’Empire que s’attache Said.

Said et O’Brien

9 Pour mieux saisir les enjeux de la lecture que Said propose de Camus, il faut l’inscrire de manière comparatiste dans le débat anglo-saxon. En amont de Said, c’est en effet d’abord dans le contexte anglophone, bien plus que francophone, que la critique a confronté Camus à l’histoire coloniale de l’Algérie. Ainsi de l’interprétation sociocritique par le critique Conor Cruise O’Brien – irlandais, ce qui fait évidement sens5 – dans un petit livre sur Camus publié à Londres et à New York en 1970 chez Fontana/Viking, dans la série des « Modern Masters », et immédiatement traduit en français6 – interprétation reprise in extenso par Said. Ce livre s’inscrit dans une collection dédiée à des intellectuels engagés comme , ou George Orwell, analysé par le critique marxiste Raymond Williams, que Said cite fréquemment. Cette lecture de Camus, originale et complètement nouvelle, alors que la mort brutale de l’écrivain était encore présente dans tous les esprits, est profondément marquée par la situation d’un intellectuel irlandais engagé contre l’impérialisme britannique. La lecture d’O’Brien, souvent sommaire et très idéologique, est sans doute l’une des premières à interpréter Camus au prisme de l’Algérie coloniale. L’essai, qui n’est pas une simple « introduction » universitaire à la lecture de Camus, vise à « déconstruire » l’humanisme universaliste du romancier qui, selon son auteur, ne ferait que livrer le point de vue colonialiste du « pied-noir ».

10 Dans son essai, O’Brien entreprend la critique systématique et raisonnée de l’impensé colonial des romans de Camus, de L’Étranger à La Chute. Il en résume l’intrigue, en pointant à chaque fois la tâche aveugle de l’Algérie coloniale. La « réalité » de la colonisation est « déniée », comme le montrent selon Said « l’Arabe » innommé de L’Étranger, le procès supposé équitable de Meursault meurtrier, la présence

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fantomatique et « hors-lieu » de la ville d’Oran comme décor de La Peste, la culpabilité du juge Clamence dans La Chute, seul récit de Camus à ne pas se dérouler en Algérie, mais qui en présente à travers Amsterdam une image inversée, de froid et de brume. « Ce qui est adouci et déformé, parce que décolonisé, c’est la nature de la domination française. » (p. 32) « Aucun autre écrivain, pas même Conrad, conclut O’Brien, n’est plus représentatif de la conscience et de la morale de l’Occident, dans ses rapports avec le monde non occidental. » (p. 127) O’Brien enferme ainsi Camus dans son identité de « pied-noir » hostile au nationalisme du FLN, et qui continue à rêver d’une Algérie fédérale et pluriethnique. Cette lecture postcoloniale avant la lettre culmine dans une interprétation littéraliste, complètement décontextualisée, de la fameuse déclaration, au moment du Nobel : « Entre la justice et ma mère, je choisirai toujours ma mère. » De manière caricaturale, O’Brien traduit le propos de Camus en termes militaires : « La défense de sa mère réclamait le soutien de la pacification de l’Algérie par l’armée française. » (p. 114)

11 L’essai sur Camus dans Culture et impérialisme est directement inspiré des thèses d’O’Brien, auxquelles, à vrai dire, il n’ajoute pas grand chose. Said les intègre à la problématique générale des études culturelles comparées, reliant Camus à Austen, Thackeray, G. Eliot, Kipling et Conrad. La critique saidienne de Camus se borne à reprendre et à paraphraser la trame de la démonstration d’O’Brien. Said observe par exemple que l’Arabe tué par Meursault et les morts de la peste à Oran ne sont jamais nommés – une remarque qu’O’Brien n’avait pas été le premier à formuler. L’Algérie et les Algériens, par leur absence même, sont bien l’image centrale dans le tapis des romans de Camus. « Je voudrais souligner qu’on trouve dans les romans de Camus ce qu’on croyait autrefois évacué : des allusions à cette conquête impériale spécifiquement française, commencée en 1830, poursuivie de son vivant, et qui se projette dans la composition de ses textes. » (p. 256) Said loue « l’habile démystification du personnage » (p. 253) qu’a accomplie O’Brien, « après avoir habilement, et même impitoyablement, révélé les liens entre les plus célèbres romans de Camus et le contexte colonial en Algérie » (p. 253) – comme si Camus avait essayé de tromper son lecteur par un universalisme qui serait le masque du particularisme « pied-noir ». La logique de la dissimulation et du mensonge est le principal argument pour une critique fondée sur un point de vue moral, pour ne pas dire moraliste. Tout comme O’Brien, Said finit par « racheter » Camus en invoquant le reportage d’avant-guerre sur la « Misère de la Kabylie » : « Voici donc un homme moral dans un contexte immoral. » (p. 254) Simplement, là où O’Brien se concentrait sur le cas singulier de Camus, Said voit en lui un porte-parole parmi tant d’autres de l’idéologie coloniale : « Mon objectif est d’examiner l’œuvre littéraire de Camus en tant qu’élément de la géographie politique méthodiquement construite par la France sur plusieurs générations. » (p. 257) Les romans de Camus participent ainsi du discours colonial, entendu dans les sens foucaldien que L’Orientalisme donnait au « discours orientaliste ». C’est le discours colonial qui permet de rapprocher Camus de Maupassant, de Daudet, de Tocqueville, mais aussi de Bugeaud et de Hardy, doctrinaires officiels de la colonisation.

M. Walzer, O’Brien et Said

12 Dans son essai, Said cite brièvement en note, et seulement pour le tourner en dérision, l’article du philosophe Michael Walzer, « La guerre d’Algérie de Camus », repris en 1988

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dans le volume The Company of Critics. Social Criticism and Political Commitment in the XXth Century, traduit en français en 1995 sous le titre : La Critique sociale au XXe siècle. Dans le prolongement de Sphères de justice (1983), Walzer aborde la « critique sociale » des intellectuels (Benda, Camus, Beauvoir et Foucault, pour ce qui est des Français) selon les rapports du particulier et de l’universel, au croisement de la morale et de la politique. Walzer dénonce l’universalisme « de surplomb » de l’intellectuel « détaché » qui défend des valeurs universelles mais abstraites, aussi bien que le particularisme de « l’intellectuel spécifique » qui refuse la distance nécessaire à une vision globale. Sur une ligne de crête, Walzer défend l’idée selon laquelle la critique sociale est d’autant plus efficace – et par là susceptible de faire progresser la justice et la démocratie – qu’elle naît de l’intérieur de la société, et non de l’extérieur. La tentation de la tour d’ivoire et de la contemplation passive, certes, guette toujours l’intellectuel « abstrait » qui se tient en retrait. Mais, réciproquement, la critique menée de l’intérieur, c’est-à- dire « solidaire » de la communauté, du peuple, de la nation, doit s’ouvrir aux principes universels sur lesquels se fonde la morale. Il s’agit donc de « négocier » l’inscription de chaque sujet dans une culture et une histoire données (analysées dans Sphères de justice) sans pour autant renoncer à l’exigence de l’universel portée par l’humanité, en s’interrogeant sur la possibilité de « réitérer » les valeurs propres à chaque « sphère ». La critique sociale doit ainsi s’ouvrir à un « universel réitératif », qui s’oppose à l’universel abstrait de la théorie « détachée ». C’est à l’aune de cette « négociation » morale et politique qu’est évalué l’engagement des écrivains et des philosophes commentés par Walzer (parmi lesquels Buber, Bourne, Silon, Gramsci, Orwell, Breytenbach, outre les Français déjà cités).

13 Walzer, prenant le contre-pied de Beauvoir et de Sartre, souligne le rôle important joué par Camus dans la « négociation » du particulier et de l’universel. Il refuse la lecture d’O’Brien reprise par Said, d’un particularisme érigé en universalisme. Contre l’idée selon laquelle Camus penserait la guerre d’Algérie selon le point de vue exclusif du pied-noir et du colonialiste, Walzer considère la situation spécifique de celui qui, de l’intérieur de l’Algérie, critique ses compatriotes pieds-noirs, et œuvre pour une plus grande justice. Walzer ne conteste nullement le fait que Camus se soit trompé lourdement en rêvant à une fédération réunissant les communautés pied-noire et arabe dans une Algérie coloniale « ouverte » et libérale, selon le modèle assimilationniste. Il tente simplement de comprendre la logique de cette critique, bien plus difficile et féconde selon lui que celle des intellectuels abstraits qui, comme Sartre ou Beauvoir, prennent fait et cause pour le FLN depuis Paris, en appelant à un nationalisme qui passe par la violence et la terreur. La phrase fameuse : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice » est ainsi réinterprétée par Walzer à la lumière de cette double exigence, qui est une antinomie, entre les « sphères de justice » – entre « l’amour » et la « justice », entre le particulier, représenté par la famille et les pieds- noirs, et l’universel, dont relève la cause de la liberté. Sans dissimuler ce qu’il appelle « les difficultés de la solidarité », qui vouent le critique social à rester « solitaire » dans son combat, Walzer voit dans la démarche camusienne une tentative pour « négocier » un « universel réitératif » par la défense de la liberté et de la justice pour le peuple algérien. L’Histoire a donné tort à Camus, mais Walzer suggère que ses erreurs sont bien plus fécondes que la vérité abstraite des théoriciens de la justice (Sartre, Beauvoir, O’Brien).

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14 Said, qui est lui-même un « critique social » œuvrant pour le règlement du conflit israélo-palestinien, est placé dans une situation au fond comparable à celle de Camus. Solidaire des Palestiniens, Said est en même temps profondément attaché à une justice universelle qui concerne au premier chef la condition du peuple juif, analysée dans sa conférence de 2003 : Freud et le monde extra-européen7. Il faut regretter que, obnubilé par la lecture très idéologique d’O’Brien, lui-même engagé dans un combat anticolonialiste en Afrique et en Irlande, Said n’ait pas pris le temps d’examiner attentivement l’interprétation très nuancée de Camus par Walzer.

BIBLIOGRAPHIE

O’Brien, Conor Cruise, [1970], trad. fr., Paris, Seghers, « Les Maîtres modernes », 1970.

Said, Edward W., Culture et impérialisme [1993], trad. fr., Paris, Fayard, 2000.

Walzer, Michael, La Critique sociale au XXe siècle [1988], trad. fr., Paris, Métailié, 1995.

NOTES

1. Camus, New Brunswick, NJ, Rutgers University press, 1959. 2. Les citations renvoient aux traductions françaises des ouvrages de Said, O’Brien et Walzer (voir bibliographie). 3. Selon le titre du récit autobiographique de ses années de jeunesse : Out of Place. A Memoir, New York, Vintage Books, 1999, traduit sous le titre malheureux : À contre-voie, Paris, Le Serpent à plumes, 2002. 4. Nationalism, Colonialism and Literature, publié en 1990, et traduit en français sous le titre : Nationalisme, colonialisme et littérature, Lille, Presses universitaires de Lille, 1994. 5. O’Brien, Professor of Humanities à New York University, a également exercé comme haut- fonctionnaire international à l’ONU et il a été député au parlement irlandais. 6. C. C. O’Brien, Albert Camus, trad. fr. Sylvie Dreyfus, Paris, Seghers, « Les Maîtres modernes », 1970. 7. Trad. fr. Philippe Babo, Paris, Le Serpent à Plumes, 2004.

RÉSUMÉS

Camus, « juste sans justice » selon Simone de Beauvoir, rêvant d’une Algérie fédérale et multiculturelle dans un système colonial assoupli, a suscité d’innombrables polémiques qui ne

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sauraient se réduire au débat avec Sartre, Fanon ou Memmi. Très tôt, Camus a été lu et traduit dans le monde anglophone. E. W. Said, se référant à un essai du critique irlandais O’Brien, fait de Camus, comme « pied-noir », un porte-parole du discours colonial qui aurait ignoré la réalité de l’Algérie. Le philosophe Michael Walzer, qui inscrit Camus parmi les principaux représentants de la « critique sociale » au XXe siècle, montre au contraire, contre O’Brien, toute la complexité d’un discours qui, tenant compte des « sphères de justice », s’efforce de « négocier » les rapports entre l’exigence universelle de la justice et le particulier de l’« amour ». Camus doit ainsi être « lu d’ailleurs », entre le monde francophone et le monde anglophone, entre l’Algérie, la France et l’Amérique, conformément à la perspective postcoloniale ouverte par Said dans Culture et impérialisme.

Camus was dreaming of a federal and multicultural Algeria in a liberal colonial state, and this provoked a polemic which could not be reduced to debate with Sartre, Fanon or Memmi in the French context. Early on, Camus was read and translated in the Anglophone world. E. W. Said referred to Conor Cruise O’Brien’s essay and considered Camus as expressing a « pied- noir » point of view on colonization. In opposition to O’Brien, Michael Walzer emphasized the complexity of Camus’s representation of Algeria. According to his theory "spheres of justice", he interpreted Camus’s attempt at « negotiating » justice and love. Thus, Camus should be read « out of bounds », between the Francophone and the Anglophone world, between Algeria, France and America – according to the postcolonial perspective which Said opened through Culture and Imperialism.

INDEX

Mots-clés : littérature, politique, colonialisme, postcolonial, justice, critique sociale, Camus, Said, O’Brien, Walzer, Algérie, États-Unis Keywords : literature, politics, colonialism, postcolonial, justice, social criticism, Camus, Said, O’Brien, Walzer, Algeria, The United States

AUTEUR

DOMINIQUE COMBE Professeur de littérature française au département Littérature et langages de l’ENS, responsable du master cohabilité ENS-EHESS-Paris IV « Théorie de la littérature », membre de l’USR 3608 « République des Savoirs » et du labex TransferS. Parmi les publications sur les littératures francophones et les théories postcoloniales : Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, PUF, 1993. Poétiques francophones, Paris, Hachette, 1995. « Théorie postcoloniale, philologie et humanisme. Situation d’ », Passages. Écritures francophones, Théories postcoloniales, Littérature, n° 154, juin 2009, p. 118-134. « La revanche de Dionysos sur Apollon. Aimé Césaire et la renaissance de la tragédie », Francophone Postcolonial Studies, 7-1, printemps-été 2009, p. 19-43. « Littératures francophones, littérature-monde en français », in M. Gallagher et D. Smith (éd.), Empire and Culture Now, Modern & Contemporary France, vol. 18/2, Londres, Routledge, 2010. Littérature francophones : questions, débats, polémiques, Paris, PUF, 2010. Avec W. Asholt et M. Calle-Gruber (dir.), Assia Djebar, littérature et transmission – Colloque de Cerisy, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2010.

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« Kateb Yacine et la renaissance de la tragédie », in A-Y. Julien, C. Camelin et F.-J. Authier (dir.), Kateb Yacine et l’étoilement de l’œuvre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, La Licorne n° 92, 2010, p. 111-130. « Preface », in P. Crowley et J. Hiddleston (éd.), Postcolonial Poetics – Genre and Form, Liverpool, Liverpool University Press, 2011. « “Compagnons des Amériques” : Miron et Césaire », in L. Bonenfant, I. Miron et N. Watteyne (dir.), Formes américaines de la poésie. Vingt essais, Montréal, Éditions Nota Bene, 2013, p. 29-45. « Les francophonies plurielles », La Vie des idées, 19 septembre 2013, http://www.laviedesidees.fr/ Francophonies-plurielles.html « La tragédie algérienne » in H. Nacer-Hodja (dir.), Tombeau pour Jean Sénac, Alger, Éditions Aden, 2013, p. 141-158. « L’invention des littératures nationales en langue française au XIXe siècle – Belgique, Suisse, Canada », congrès de la SERD, in S. Moussa et E. Bordas (dir.), « Les langues au XIXe », http:// etudes-romantiques.ish-lyon.cnrs.fr/langues.html « ‘Two Solitudes’? Francophone Studies and Postcolonial Theories », in H. Adlai Murdoch et Z. Fagyal (éd.), Francophone Cultures and Geographies of Identity, Cambridge, Cambridge Scholars, 2013, p. 368-386. « La voix des vaincus : la “sombre et cruelle épopée québécoise” », in C. Coste et D. Lançon, Perspectives européennes des études littéraires francophones, Paris, Honoré Champion, 2014.

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D’Hollywood à Hong Kong, de Hong Kong à Hollywood : des transferts culturels éminemment paradoxaux (de 1979 à nos jours)

Jean-Étienne Pieri

1 Au cours de la dernière décennie, la problématique des transferts culturels a suscité dans le champ des études cinématographiques d’importants travaux consacrés à la migration des artistes et des formes de l’Europe vers Hollywood : contentons-nous de mentionner l’ouvrage de Jean-Loup Bourget paru en 2006, Hollywood, un rêve européen1, le volume collectif, paru la même année, dirigé par Marc Cerisuelo, Vienne et Berlin à Hollywood : nouvelles approches2, et les publications résultant du programme de recherche de la Maison des Sciences de l’Homme, « Les Européens dans le cinéma américain : émigration et exil », initié par Irène Bessière3. Cette concentration des recherches sur les relations entre Hollywood et les cinématographies européennes n’est guère étonnante, compte tenu de l’indéniable fécondité des échanges que ces relations ont suscités.

2 D’autres transferts méritent cependant d’être à leur tour analysés, comme ceux qui se sont développés de façon récente entre Hollywood et Hong Kong. Ces transferts sont apparus au grand jour depuis le début des années 1990, puisqu’une quinzaine d’artistes de l’ancienne colonie britannique (des réalisateurs, des acteurs, mais aussi des chorégraphes réglant des scènes de combat) sont venus travailler aux États-Unis. L’émigration de ces artistes ne représente toutefois que la dernière étape (voire l’aboutissement logique) d’une série d’échanges et d’emprunts (stylistiques, narratifs et génériques) entre les deux cinématographies. Depuis une trentaine d’années, la production hongkongaise s’est en effet progressivement éloignée de ses racines chinoises et s’est américanisée, alors que, dans le même temps, des réalisateurs hollywoodiens commençaient à s’inspirer du travail de leurs confrères hongkongais, d’abord de manière relativement modeste au cours des années 1980, puis de façon plus notable à partir du début des années 1990. Les apports des artistes hongkongais au

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cinéma américain ne sauraient en réalité être compris sans être replacés dans le contexte de cette circulation des formes entre les deux industries. J’ai consacré à l’étude de ces transferts une thèse, intitulée « Hollywood et Hong Kong : transferts culturels, de 1979 à nos jours », menée dans le cadre de l’UMR 7172 ARIAS sous la direction de Jean-Loup Bourget4 et soutenue à l’université Paris III-Sorbonne Nouvelle en 2008. Je souhaite proposer avec cet article une synthèse des points essentiels de cette recherche, qui me paraissent révélateurs de certains paradoxes inhérents au phénomène des transferts culturels dans le domaine du cinéma.

La progressive américanisation du cinéma hongkongais : de l’adaptation des codes hollywoodiens à leur simple adoption

3 L’année 1979 peut être considérée comme le point de départ du développement des transferts entre les deux cinématographies : c’est effectivement cette année-là qu’émerge ce qu’on a appelé la Nouvelle Vague hongkongaise. Les membres de ce mouvement non seulement étaient désireux de renouveler les codes de la production locale, mais ils avaient pour la plupart étudié dans des universités anglo-saxonnes ; il n’est donc guère étonnant de constater que des réalisateurs comme Tsui Hark ou Kirk Wong eurent tendance, beaucoup plus que leurs aînés, à s’inspirer du cinéma occidental. Pour décrire une part essentielle de la production des années 1950 aux années 1970 (qu’il s’agisse des films d’arts martiaux, des films d’opéra ou des drames historiques), on serait d’ailleurs tenté de reprendre une formule employée en 1984 par Olivier Assayas à propos de la Shaw Brothers : après avoir visité les décors et le magasin d’accessoires du plus grand studio des deux décennies précédentes (alors en très net déclin), le critique des Cahiers du cinéma estima qu’ils représentaient « le musée […] de la Chine perdue5 ». De fait, un grand nombre de films de cette période semblaient avoir pour but de permettre aux spectateurs hongkongais (majoritairement des immigrés de fraîche date) de renouer sur le plan de l’imaginaire avec cette Chine qu’ils venaient de fuir (suite à l’invasion japonaise, aux affrontements entre nationalistes et communistes, ou à la proclamation en 1949 de la République populaire de Chine). De ces longs métrages, profondément chinois, on pourrait dire qu’ils n’étaient hongkongais que par défaut. Si des films furent tournés dans la colonie britannique dès 1909, l’industrie cinématographique hongkongaise ne vit d’ailleurs réellement le jour qu’au moment de l’arrivée massive d’artistes et de techniciens venus des studios de Shanghai, entre la fin des années 1930 et la fin des années 1940. Avec la Nouvelle Vague, on vit en revanche apparaître, chez les réalisateurs comme chez les spectateurs, la conscience d’une identité proprement hongkongaise, dont les racines sont naturellement chinoises, mais qui, du fait du statut colonial du territoire, est nécessairement nourrie de culture anglo-saxonne. Bien que Hong Kong ne puisse être tenu pour une nation, cette conscience d’une spécificité hongkongaise n’est pas sans rapport avec l’autoperception des espaces culturels « comme des ensembles sinon organiques, du moins dotés d’un fort sentiment d’identité6 », perception nécessaire selon Michel Espagne pour qu’un transfert puisse intervenir entre eux.

4 Durant les années 1980 et 1990, l’évolution de la production ne cessa ensuite de témoigner de l’occidentalisation croissante des goûts du public hongkongais, perceptible notamment à travers le succès grandissant d’un genre relativement

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exotique comme le film criminel, jusque-là peu prisé par l’industrie. Bien que John Woo n’appartienne pas à la Nouvelle Vague (sa carrière commence en 1973 et il n’a pas étudié à l’étranger), son parcours illustre clairement ces évolutions. En effet, durant la première partie de sa carrière (de 1973 à 1985), le réalisateur est avant tout l’exécutant des désirs de ses producteurs, et les films qu’il tourne relèvent soit de genres spécifiquement chinois (le film de kung-fu, le wu xia pian ou film de sabre, l’adaptation d’opéra cantonais), soit d’un genre comme la comédie, à la fois universel et suscitant en même temps les œuvres les plus vernaculaires. En revanche, au cours de la seconde partie de sa carrière (de 1986 à 1992), les longs métrages qu’il réalise relèvent tous du genre du film criminel. Dans des œuvres telles que A Better Tomorrow / Yingxiong Bense7 (Le Syndicat du crime, 1986) et The Killer / Diexue Shuangxiong (1989), le réalisateur s’inspire abondamment du cinéma américain, aussi bien directement (en reprenant par exemple la manière dont Sam Peckinpah représentait les fusillades) qu’indirectement (en empruntant des éléments iconographiques à l’univers de Jean-Pierre Melville, dont les films étaient eux-mêmes nourris par son admiration pour la production hollywoodienne). Cette reprise d’éléments américains par le truchement d’un cinéaste français comme Melville peut du reste être considérée comme un exemple de ce que Michel Espagne nomme un transfert triangulaire, dans lequel certains représentants d’une nation jouent en quelque sorte des rôles d’intermédiaire entre les cultures de deux autres pays. Même si on trouve alors dans les films criminels de John Woo des thèmes proches de ceux du wu xia pian (notamment le culte des valeurs chevaleresques), ses longs métrages se révèlent de plus en plus conformes aux codes du cinéma d’action hollywoodien.

5 Le film criminel est assurément le genre qui s’est révélé le plus propice aux transferts entre les deux cinématographies. Ainsi, des films criminels hongkongais ont emprunté tant d’éléments à des longs métrages hollywoodiens qu’ils peuvent être considérés comme d’authentiques « palimpsestes8 ». À travers l’examen de ces derniers, on peut aussi discerner l’évolution des relations entre les deux industries : en effet, au cours des années 1990, l’importance croissante des films criminels dans la production hongkongaise et l’existence même de ces « films-palimpsestes » traduisent certes l’occidentalisation des goûts du public et des créateurs de la colonie britannique, mais les longs métrages locaux dominent encore largement le box-office ; en revanche, à partir du milieu des années 1990, la part de marché des productions hongkongaises commence à décliner, au profit des films hollywoodiens. Par le biais de leur usage des éléments narratifs et stylistiques empruntés à des longs métrages américains, les « films-palimpsestes » témoignent de cette modification du rapport de force entre les deux cinématographies : en une décennie, de Gunmen / Tianluo Diwang (Kirk Wong, 1988) à Lifeline / Shiwan Huoji (Johnnie To, 1997), on passe de la nécessité d’adapter le récit de The Untouchables (Les Incorruptibles, Brian De Palma, 1987) aux préoccupations et aux goûts des spectateurs hongkongais (en particulier en matière d’amplification de l’action), à la simple adoption des codes hollywoodiens tels qu’ils apparaissaient dans Backdraft (Ron Howard, 1991).

6 Un autre phénomène particulièrement intéressant à observer est l’apparition dans la production hongkongaise, à partir des années 1970, de diverses tentatives d’hybridation des codes du cinéma d’arts martiaux avec ceux des genres emblématiques de la production hollywoodienne (comme le film criminel, le western, le film de guerre, le film d’aventures ou le cinéma fantastique). Dès son premier long métrage, The Butterfly Murders / Die Bian (1979), Tsui Hark mêlait ainsi les codes du film

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fantastique et du whodunit à ceux du wu xia pian. Au-delà même de leur variété, les catégories génériques auxquelles les réalisateurs hongkongais ont eu recours pour ces différentes expériences de croisement traduisent une forte disparité des attitudes à l’égard du cinéma américain : ainsi, là où Sammo Hung semble ne convoquer, dans Shanghai Express / Fugui Lieche (1986) et Eastern Condors / Dongfang Tuying (1987), des genres essentiels du cinéma hollywoodien (respectivement le western et le film de guerre) que pour démontrer la supériorité des arts martiaux, Black Mask / Hei Xia (Daniel Lee, 1996) reproduit si fidèlement les codes du film de super-héros qu’il paraît rétrospectivement annoncer certaines productions américaines, qui se serviront à leur tour des arts martiaux pour renouveler ce type de film fantastique. Qu’il soit perçu comme une source d’inspiration, un rival jalousé ou une menace économique pour la production locale, le cinéma hollywoodien représente de toute façon au cours des années 1980 et 1990 une référence incontournable pour les réalisateurs hongkongais.

L’intégration problématique des formes et des artistes hongkongais à la production hollywoodienne

7 Parallèlement à cette américanisation grandissante du cinéma hongkongais, on constate l’apparition de tentatives de réalisateurs hollywoodiens pour intégrer dans leurs films des formes hongkongaises : citons parmi les expériences les plus notables Big Trouble in Little China (Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin, 1986) de John Carpenter, Reservoir Dogs (1992) de Quentin Tarantino et Desperado (1995) de Robert Rodriguez. Ces réalisateurs ont joué les rôles de « passeurs de formes » entre les deux cinématographies en contribuant à familiariser le public américain avec l’esthétique du cinéma de l’ancienne colonie britannique. L’usage que John Carpenter a fait de ces formes exotiques dans Big Trouble in Little China (où il s’inspirait de l’univers du wu xia pian fantastique pour mieux ridiculiser un héros américain emblématique) est cependant fort différent de la manière dont elles ont été traitées par Quentin Tarantino et Robert Rodriguez : dans Reservoir Dogs, le premier transformait le canevas d’un film criminel hongkongais réaliste (City on Fire / Longhu Fengyun [1987] de Ringo Lam) en point de départ d’une œuvre ironique et postmoderne (dont le dialogue multipliait les allusions à la culture populaire), alors que, dans Desperado, le second pastichait le style de John Woo, sans chercher à reproduire les thèmes chevaleresques et l’emphase mélodramatique propres au réalisateur chinois.

8 Un tel écart entre le sens initial des formes hongkongaises et l’usage qu’en font des réalisateurs américains peut contribuer à expliquer les difficultés rencontrées par la plupart des cinéastes hongkongais venus travailler aux États-Unis. Précisons d’abord qu’à l’exception de John Woo, qui signa son premier long métrage américain dès 1993, les réalisateurs en question (Tsui Hark, Ringo Lam, Kirk Wong, Ronny Yu et Peter Chan) ont tous tourné leur premier film hollywoodien durant la seconde moitié des années 1990, c’est-à-dire peu de temps avant ou après la rétrocession de Hong Kong à la Chine (le 1er juillet 1997). Il n’y a pas cependant de véritable lien de cause à effet entre cet événement et l’émigration de ces artistes. Grâce au statut de « Région Administrative Spéciale » qui lui a été accordé pour une durée de cinquante ans, l’ancienne colonie britannique a pu conserver son mode de vie et une relative autonomie vis-à-vis de Pékin. L’émigration de ces réalisateurs n’a donc pas des motivations politiques, mais bel et bien économiques, puisque le cinéma hongkongais connaît, depuis le milieu des

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années 1990, une crise sans précédent (baisse de la part de marché des films locaux au box-office, baisse du nombre de longs métrages produits). Malgré leur capacité à tourner des œuvres répondant aux attentes d’un public de plus en plus occidentalisé, les réalisateurs hongkongais n’ont en effet pu éviter que les spectateurs de l’ancienne colonie ne privilégient finalement le cinéma hollywoodien ; mais ce sont précisément ces films formellement américanisés qui leur ont permis, lorsque la crise est survenue, d’être invités à venir travailler aux États-Unis.

9 Ainsi, John Woo, devenu au fil des années l’un des auteurs hongkongais les plus occidentalisés, est également celui qui s’est le mieux intégré à l’industrie hollywoodienne, sans renoncer aux principaux effets caractéristiques de son style. On peut cependant noter, dans les films américains du réalisateur, un effacement des thèmes chevaleresques qui caractérisaient ses longs métrages hongkongais (et représentaient la part la plus chinoise des œuvres de sa seconde période). Par ailleurs, et compte tenu précisément de la progressive occidentalisation de l’œuvre du réalisateur, les producteurs américains n’ont jamais fait, en le sollicitant pour venir aux États-Unis, que réintégrer dans le cinéma hollywoodien des formes qui en étaient issues.

10 Autant le départ de John Woo pour les États-Unis peut donc être considéré comme la conséquence logique de la progressive américanisation de son œuvre, autant la venue à Hollywood de Tsui Hark, qui a toujours éprouvé le besoin de mêler dans ses films la culture chinoise et la culture occidentale, n’est pas loin de faire figure de malentendu. Ses deux longs métrages américains (tournés en 1997 et 1998) n’ont d’ailleurs représenté qu’une parenthèse dans son parcours, avant son retour à Hong Kong. L’échec de cette expérience hollywoodienne de Tsui Hark témoigne de la difficulté du cinéma américain à intégrer des éléments trop exotiques, trop ostensiblement chinois. En dépit d’approches fort différentes, les autres réalisateurs hongkongais ne sont globalement pas parvenus non plus à trouver leur place au sein de l’industrie hollywoodienne. Le désir de Ringo Lam de dépeindre des personnages moralement ambigus l’a rapidement enfermé dans le ghetto des productions aux budgets réduits. Kirk Wong a porté dans The Big Hit (1998) un regard sarcastique sur la société américaine et sur les attentes de l’industrie hollywoodienne à l’égard des réalisateurs hongkongais, mais il semble que cette ironie n’ait pas été du goût des producteurs, puisqu’il n’a pu à ce jour tourner aux États-Unis un autre long métrage. Après avoir cherché à prolonger dans sa première œuvre américaine (le film de fantasy Warriors of Virtue [Magic Warriors, 1997]) l’esthétique de ses derniers longs métrages hongkongais (comme The Bride with White Hair / Baifa Monu Zhuan [1993]), Ronny Yu a dû accepter de redevenir à Hollywood l’artisan anonyme qu’il était à ses débuts. Quant à Peter Chan, il est possible que ce soit paradoxalement l’adéquation de son style à l’esthétique du cinéma américain (et donc son incapacité à renouveler cette esthétique) qui explique qu’il n’ait tourné aux États-Unis qu’un seul film (la comédie romantique The Love Letter [Destinataire inconnu, 1999]), avant de retourner dans l’ancienne colonie britannique. Sollicités par Hollywood, car ils apparaissaient à la fois comme exotiques et comme occidentalisés, les réalisateurs hongkongais semblent donc avoir été finalement jugés par l’industrie américaine trop exotiques (à l’image de Tsui Hark) ou trop occidentalisés (comme Peter Chan).

11 L’intégration des comédiens hongkongais au cinéma américain apparaît au moins aussi délicate que celle de leurs compatriotes réalisateurs. Le fait que les studios

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hollywoodiens confient des rôles importants à ces acteurs pourrait pourtant être perçu comme une tentative des majors pour séduire le public asiatique. Mais les films américains des vedettes hongkongaises paraissent, au vu de leur manière de mettre en scène ces comédiens, avoir été essentiellement conçus pour des spectateurs occidentaux. Aux États-Unis, Chow Yun-fat peine en effet à échapper aux emplois de « curiosités exotiques », que celles-ci soient séduisantes (comme le monarque qu’il joue dans Anna and the King [Anna et le roi, Andy Tennant, 1999]) ou négatives (à l’instar du pirate aux allures de Fu Manchu qu’il interprète dans Pirates of the Caribbean : At World’s End [Pirates des Caraïbes, jusqu’au bout du monde, Gore Verbinski, 2007]). À Hollywood, Jet Li (l’une des plus importantes vedettes de films d’arts martiaux) n’est pas parvenu à accéder à un autre statut que celui d’acteur « minoritaire », c’est-à-dire appartenant à une minorité ethnique et jugé seulement capable de séduire des spectateurs eux- mêmes issus de ces minorités (asiatique et noire). Si la prestation de Michelle Yeoh dans Tomorrow Never Dies (Demain ne meurt jamais, Roger Spottiswoode, 1997) a contribué à transposer dans un cadre hollywoodien la figure hongkongaise de la « femme d’action » (régulièrement mise en scène depuis par des productions américaines), la comédienne n’a pu pleinement bénéficier de la réussite de ce transfert, compte tenu de son âge et de la difficulté des actrices ayant dépassé la quarantaine à accéder à des rôles de premier plan.

12 Le cas de Jackie Chan est fort intéressant, car son parcours semble résumer trente ans d’évolution des relations entre les deux cinématographies. Après avoir accédé à la notoriété à la fin des années 1970 grâce à des films relevant du sous-genre de la kung-fu comedy (tournant en dérision les codes du cinéma d’arts martiaux), l’acteur a effectivement tenté de faire carrière aux États-Unis dès le début des années 1980. Son échec à s’intégrer durant cette période dans le cinéma hollywoodien peut être expliqué par le fait qu’il était alors associé à un genre trop intrinsèquement chinois. De retour à Hong Kong et constatant l’occidentalisation croissante du public de la colonie, il n’a cessé de tourner des films de plus en plus américanisés, comportant certes encore des combats à mains nues, mais accordant une place toujours plus importante aux cascades, aux poursuites et aux destructions de grande ampleur. En passant de la sorte du cadre de la kung-fu comedy à celui, plus large et plus universel, de l’action comedy, Jackie Chan a finalement pu revenir à Hollywood à partir de la fin des années 1990 – tout en continuant à jouer dans des productions hongkongaises. Mais, tandis que ces productions lui offrent alors la possibilité de jouer des rôles dramatiques, aux États- Unis il demeure cantonné dans un registre purement comique. En dépit de sa progressive adoption des codes du cinéma d’action américain, le comédien ne semble donc pouvoir être considéré aux États-Unis autrement que comme un « nouveau Charlie Chan9 » (le détective hawaïen, héros d’une série de films des années 1930 et 1940), un personnage apprécié pour sa capacité à faire rire, mais que son appartenance à une minorité ethnique contraint à n’occuper qu’une place secondaire dans l’ensemble de la production.

13 Les formes les plus exotiques, c’est-à-dire celles du cinéma d’arts martiaux, peuvent certes être intégrées à la production américaine (par le biais de films dont les combats sont confiés à des chorégraphes hongkongais comme Yuen Woo-ping), mais à condition d’être soigneusement adaptées aux goûts et aux attentes du public occidental. À la mise en valeur des exploits physiques des comédiens qui est d’ordinaire au centre des films de kung-fu, la trilogie The Matrix (1999-2003) des frères Wachowski substitue ainsi la valorisation des prouesses de l’informatique et des effets spéciaux. Dans Crouching Tiger,

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Hidden Dragon (Tigre et dragon, 2000), qui est davantage un pastiche hollywoodien de film de sabre qu’un authentique wu xia pian, Ang Lee ne procède pas autrement et adapte la figure traditionnelle de la « dame d’épée » (dont il fait l’incarnation d’une révolte contre l’ordre patriarcal) à la perception qu’ont les spectateurs occidentaux de la société chinoise. D’autres productions, comme le film de super-héros Blade II (Guillermo Del Toro, 2002), s’inscrivent dans la lignée des hybridations déjà réalisées quelques années auparavant par des cinéastes hongkongais. Enfin, deux diptyques, Charlie’s Angels (Charlie et ses drôles de dames, McG, 2000 et 2003) et Kill Bill (Quentin Tarantino, 2003 et 2004), démontrent que l’irréalisme des combats dans le cinéma d’arts martiaux peut parfaitement être récupéré, sur un mode ironique, par toute une tendance postmoderne du cinéma américain contemporain, multipliant les références et les clins d’œil.

De Hollywood à Hollywood (en passant par Hong Kong), de Hong Kong à la Chine (en passant par Hollywood)

14 Les transferts entre Hong Kong et Hollywood apparaissent placés sous le signe du paradoxe. La progressive américanisation de la production hongkongaise, à partir des années 1980, a ainsi permis à l’industrie de la colonie britannique d’obtenir, dans un premier temps, d’importants succès commerciaux dans des genres relativement nouveaux pour elle (comme le film criminel). Mais, en tournant de la sorte des œuvres de plus en plus conformes aux normes hollywoodiennes, les réalisateurs hongkongais ont aussi d’une certaine façon préparé le terrain pour les productions américaines qui, à partir du milieu des années 1990, ont conquis les spectateurs de la colonie. Un autre paradoxe essentiel des échanges entre les deux cinématographies réside dans le fait que le cinéma hollywoodien n’emprunte globalement à la production hongkongaise que des formes précisément américanisées. En effet, soit les éléments en question avaient déjà été puisés par des réalisateurs hongkongais dans des films américains, comme la représentation des fusillades que John Woo a reprise à Sam Peckinpah, soit les formes initialement exotiques, comme la pratique des arts martiaux, avaient été mises en scène dans des œuvres hybrides, qui avaient démontré leur capacité à s’intégrer dans un cadre hollywoodien, en perdant au passage une part de leur identité chinoise. Ainsi que le remarque John Woo : Il est ironique qu’Hollywood ait commencé à imiter les films hongkongais à la fin des années 1980, parce que les films hongkongais sont (jusqu’à un certain point) des imitations de films hollywoodiens, donc Hollywood imite Hollywood !10

15 Que les éléments hollywoodiens l’emportent de la sorte sur les éléments exotiques est d’ailleurs l’un des traits récurrents de l’histoire des transferts entre Hollywood et les autres cinématographies. Marc Cerisuelo notait effectivement que, dans le cinéma américain, la prégnance du modèle de production national est telle qu’il se révèle parfois fort délicat – pour ne pas dire : complètement faux – de repérer des "traces" européennes au cœur même des productions étatsuniennes. Pour le dire très clairement : Hollywood "a la main" et joue toujours gagnant11.

16 Les problèmes qu’ils rencontraient à trouver leur place dans la production américaine ont du reste conduit la plupart des artistes émigrés à revenir12, depuis le début des

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années 2000, travailler à Hong Kong ou en Chine – la distinction entre ces deux cinématographies tendant à perdre de sa validité, du fait du nombre croissant de coproductions comme The Warlords / Tau Ming Chong (Les Seigneurs de la guerre, Peter Chan, 2007) ou le diptyque Red Cliff / Chi Bi (Les Trois Royaumes, John Woo, 2008 et 2009). De telles coproductions ne représentent certes pas un phénomène entièrement nouveau, mais elles prennent, quelques années après la rétrocession, un sens assez différent, tant elles paraissent symboliser une possible réunification des cinémas chinois. À la fin des années 2000, la boucle paraît s’être bouclée, des deux côtés du Pacifique : les formes hongkongaises les plus américanisées ont été (ré)intégrées dans la production hollywoodienne, dont elles provenaient souvent à l’origine ; après avoir tourné des œuvres de plus en plus occidentalisées qui les ont conduits à travailler aux États-Unis, les artistes hongkongais sont revenus en Chine et vers des sujets plus spécifiquement chinois (des films historiques et d’arts martiaux). Les difficultés qu’éprouve encore Hollywood à intégrer à sa production des artistes et des formes asiatiques semblent avoir accéléré cette réunification des cinémas chinois, et donc l’émergence d’une industrie ayant l’ambition de créer elle aussi (notamment en employant des compétences acquises aux États-Unis) des œuvres destinées à une diffusion internationale.

BIBLIOGRAPHIE

Bordwell, David, Planet Hong Kong : Popular Cinema and the Art of Entertainment, Cambridge/ Londres, Harvard University Press, 2000.

Hunt, Leon et Leung, Wing-fai (ed.), East Asian Cinemas : Exploring Transnational Connections on Film, Londres/New York, I.B. Tauris, 2008.

Lo, Kwai-cheung, Chinese Face/Off : The Transnational Popular Culture of Hong Kong, Urbana/Chicago, University of Illinois Press, 2005.

Morris, Meaghan, Li, Siu-leung, et Chan, Stephen Ching-kiu (ed.), Hong Kong Connections : Transnational Imagination in Action Cinema, Hong Kong/Durham, Hong Kong University Press/Duke University Press, 2005.

Tesson, Charles, Paquot, Claudine, et Garcia, Roger (dir.), L’Asie à Hollywood, Paris, Cahiers du cinéma/Festival International du Film de Locarno, 2001.

ANNEXES

Illustrations

John Woo emprunte notamment à Jean-Pierre Melville un certain fétichisme vestimentaire, par exemple perceptible dans la façon dont sont mis en scène les gants blancs de Jeff Costello (Alain Delon) dans Le Samouraï (1967)…

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… et ceux d’un tueur à gages dans A Better Tomorrow II / Yingxiong Bense Xuji (Le Syndicat du crime II, 1987)

Dans Gunmen / Tianluo Diwang (1988), Kirk Wong transpose à Shanghai l’action de The Untouchables (Les Incorruptibles, 1987), en mettant en scène quatre policiers…

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… qui évoquent ceux du film de Brian De Palma

Johnnie To glorifie les pompiers de Lifeline / Shiwan Huoji (1997) en les montrant accomplir des sauvetages héroïques…

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… comme le faisait Ron Howard dans Backdraft (1991)

Sammo Hung mêle dans Eastern Condors / Dongfang Tuying (1987) les codes du cinéma d’arts martiaux et ceux du film de guerre, en s’inspirant de certains classiques hollywoodiens : dans le film hongkongais, des prisonniers des Viêt-congs sont ainsi contraints de jouer à la roulette russe…

... tout comme les protagonistes (ici Nick [Christopher Walken]) de The Deer Hunter (Voyage au bout de l’enfer, Michael Cimino, 1978).

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L’adoption par la production hongkongaise des codes du film de super-héros américain : dans Black Mask / Hei Xia (Daniel Lee, 1996), le costume du protagoniste (Jet Li) s’inspire manifestement de…

… celui de Kato (Bruce Lee) dans la sérié télévisée américaine The Green Hornet (Le Frelon vert, 1966-1967)

John Carpenter s’inspire dans Big Trouble in Little China (Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin, 1986) de l’univers du wu xia pian fantastique, en montrant notamment Egg Shen (Victor Wong) se servir du « pouvoir de la paume » (la capacité à faire jaillir de ses mains des rayons d’énergie)…

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... dont usaient les personnages de Zu : Warriors from the Magic Mountain / Xin Shu Shan Jianxia (Zu, les guerriers de la montagne magique, Tsui Hark, 1983)

Reservoir Dogs (Quentin Tarantino, 1992) reprend en la dilatant la dernière séquence de City on Fire / Longhu Fengyun (Ringo Lam, 1987) : à la fin du film américain, les gangsters se mettent en joue les uns les autres...

… comme les criminels du film hongkongais

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L’aveu de Mr. Orange (Tim Roth) à Mr. White (Harvey Keitel) dans Reservoir Dogs…

... reproduit celui de Chow (Chow Yun-fat) à Fu (Danny Lee) dans City on Fire

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Dans Desperado (1995), Robert Rodriguez pastiche le style de John Woo et reproduit certaines situations emblématiques de ses scènes d’action, comme le mexican stand-off (deux personnages se mettant en joue l’un l’autre à bout portant)...

… que l’on trouvait par exemple dans The Killer / Diexue Shuangxiong (1989)

Tomorrow Never Dies (Demain ne meurt jamais, Roger Spottiswoode, 1997) transpose dans un cadre hollywoodien la figure de la « femme d’action » que Michelle Yeoh avait interprétée dans des films hongkongais : la poursuite dans les rues de Saigon évoque…

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… celle qui concluait Police Story III : Supercop / Chaoji Jingcha (Stanley Tong, 1992)

Le passage de Jackie Chan de la kung-fu comedy à l’action comedy s’effectue notamment par le biais d’emprunts au cinéma burlesque américain : dans Project A / A Jihua (Le Marin des mers de Chine, Jackie Chan, 1983), le protagoniste s’accroche ainsi aux aiguilles d’une horloge, en haut d’un immeuble…

… comme le héros (joué par Harold Lloyd) de Safety Last ! (Monte là-dessus, Fred Newmeyer et Sam Taylor, 1923)

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NOTES

1. Jean-Loup Bourget, Hollywood, un rêve européen, Paris, Armand Colin, 2006. 2. Marc Cerisuelo (dir.), Vienne et Berlin à Hollywood : nouvelles approches, Paris, PUF, 2006. 3. Martin Barnier et Raphaëlle Moine (dir.), France/Hollywood : échanges cinématographiques et identités nationales, Paris, L’Harmattan, 2002 ; Irène Bessière et Roger Odin (dir.), Les Européens dans le cinéma américain : émigration et exil, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004 ; Irène Bessière (dir.), Hollywood, les fictions de l’exil, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2007 ; Christian Viviani (dir.), Hollywood, les connexions françaises, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2007. 4. Et en codirection officieuse avec Charles Tesson. 5. Olivier Assayas, « Le musée », Cahiers du cinéma, no 362-363, septembre 1984, spécial « Made in Hong-Kong », sous la direction d’Olivier Assayas et Charles Tesson, p. 64. 6. Michel Espagne, Les Transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999, p. 17. 7. En raison du statut de colonie britannique qu’a longtemps eu Hong Kong, tous les films qui y sont produits ont deux titres, l’un en anglais, l’autre en chinois. 8. Cette métaphore était bien sûr employée par Gérard Genette dans son ouvrage Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Le Seuil, 1982. 9. Sur cette comparaison entre le personnage de Charlie Chan et l’image véhiculée par les films hollywoodiens de Jackie Chan, on se reportera à Lo Kwai-Cheung, Chinese Face/Off : The Transnational Popular Culture of Hong Kong, Urbana et Chicago, University of Illinois Press, 2005, p. 137-146. 10. « It is ironic that Hollywood began to imitate Hong Kong movies in the late 1980s and 1990s because Hong Kong films (to a certain degree) are imitations of Hollywood films, so Hollywood is imitating Hollywood! » (propos rapportés par Lisa Odham Stokes et Michael Hoover dans leur ouvrage City on Fire : Hong Kong Cinema, Londres et New York, Verso, 1999, p. 309).

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11. Marc Cerisuelo, « La présence germanique à Hollywood : un transfert culturel essentiel », in Cerisuelo (dir.), Vienne et Berlin à Hollywood : nouvelles approches, éd. citée, p. 16. 12. Même si des acteurs comme Chow Yun-fat, Jackie Chan ou Jet Li continuent d’apparaître dans des films hollywoodiens, parallèlement à leurs prestations dans des longs métrages sino- hongkongais.

RÉSUMÉS

Depuis le début des années 1990, un certain nombre de réalisateurs, d’acteurs et de chorégraphes de scènes de combat originaires de Hong Kong sont venus travailler aux États-Unis. Les films tournés à Hollywood par ces artistes hongkongais ne représentent cependant que la part la plus manifeste des transferts entre les deux industries cinématographiques. Ces transferts n’ont en fait cessé de prendre de l’ampleur depuis l’émergence, en 1979, de ce qu’on a appelé la Nouvelle Vague hongkongaise (un mouvement de jeunes réalisateurs ayant pour la plupart étudié dans des pays anglo-saxons). Dans cet article sont analysés les tentatives d’hybridation (notamment sur un plan générique), les remakes et les différentes formes d’emprunts narratifs et stylistiques qui ont contribué à cette circulation des formes entre les deux cinématographies.

Since the beginning of the 1990s, several Hong Kong directors, actors and fight scenes choreographers have emigrated to the United States. But the movies made in Hollywood by these filmmakers and stars from Hong Kong only represent the most obvious part of the transfers between the two film industries. These transfers have actually constantly increased since the emergence, in 1979, of what has been called the New Wave of Hong Kong (a movement of young directors, mostly educated in North America and England). This article explores their attempts to create hybrid works (especially on a generic level), as well as remakes and different kinds of narrative and stylistic borrowings, which contributed to this circulation of forms between the two film industries.

INDEX

Mots-clés : hybridation, remake, pastiche, imitation, émigration, intégration, cinéma d’action, cinéma d’arts martiaux Keywords : hybridization, remake, pastiche, imitation, emigration, integration, action cinema, martial arts cinema

AUTEUR

JEAN-ÉTIENNE PIERI ATER à l’université de Caen Basse-Normandie, UMR 7172 ARIAS. Parmi les publications : « Les descendants du Cercle rouge : les héritiers de Melville », in Marguerite Chabrol et Alain Kleinberger (dir.), Le Cercle rouge : lectures croisées, Paris, L’Harmattan, 2011.

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De la traductibilité des Savoirs

Charles Alunni

L’Europe ou les savoirs en traduction

1 La richesse de l’Europe en matière de savoirs provient de la consistance de ses traditions intellectuelles, de ses écoles et d’un savoir-faire inscrits dans des institutions et des langues nationales dont il est raisonnable de supposer une communication et une traductibilité mutuelles à venir.

2 Il importe désormais de créer très rapidement les conditions optimales d’une confrontation rigoureuse de ces expériences. L’un des effets de cette confrontation n’est autre que le renforcement de la prise de conscience de la nécessité vitale dans laquelle on se trouve aujourd’hui, non seulement de penser dans une langue disciplinaire déterminée, mais de s’exprimer également dans d’autres, alors même que la circulation dans l’espace des savoirs, des savoir-faire et des traditions intellectuelles est difficile et que cette difficulté ne peut être contournée.

3 Il devient dès lors essentiel de développer des questionnements réticulaires et mobiles, où les disciplines ne soient plus étudiées isolément, mais en interactivité permanente, grâce à une pratique transdisciplinaire effective. Une technologie institutionnelle qui le permettrait devrait reposer sur le fait que les disciplines en action doivent aujourd’hui se fonder sur un vaste patrimoine européen laissé en jachère par les deux catastrophes européennes du XXe siècle qu’ont pu représenter les deux guerres mondiales. C’est précisément ce patrimoine qu’avait su exploiter, par exemple, l’Institute for Advanced Study de Princeton au temps de sa fondation, et ce dans les conditions des années 19301.

Communication, diffusion, vulgarisation des savoirs et émergence d’une société de la connaissance

« Je distingue deux moyens de cultiver les sciences : l’un d’augmenter la masse des connaissances par des découvertes ; l’autre de

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rapprocher les découvertes et de les ordonnancer entre elles, afin que plus d’hommes soient éclairés, et que chacun participe, selon sa portée, à la lumière de son siècle. » Diderot

4 La communication des savoirs, leur diffusion et leur vulgarisation constituent un des enjeux majeurs de l’émergence d’une société de la connaissance. L’organisation de cette communication suppose, d’une part, le développement d’une réflexion interdisciplinaire sur ses enjeux et, d’autre part, elle engage la constitution de filières de formation à la communication scientifique et à la divulgation des savoirs. Il faut rappeler à cet égard que la nécessité de diffuser la connaissance est affirmée juridiquement depuis la loi d’orientation et de programmation de 1982, par laquelle le législateur a élargi les missions du chercheur à la diffusion des savoirs. Cette dimension est donc essentielle, non seulement dans le contexte des NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication), qui participent à l’explosion de la diffusion de l’information scientifique et technique, mais également du point de vue de la lisibilité souhaitée de la recherche scientifique, dans un contexte où la spécialisation disciplinaire restreint tant l’espace intradisciplinaire que l’espace interdisciplinaire, où le chercheur tend à devenir plutôt un homme de technique qu’un homme de culture.

Architecture générale d’une ligne de programme. Écritures et traductions des savoirs

Le transdisciplinaire et le translinguistique comme enjeux de traduction

5 On peut affirmer que la question de la traduction généralisée est le point aveugle du travail philosophique moderne. En effet, il n’existe pas plus de langue unique de la philosophie qu’il n’en existe pour les langages formalisés des sciences « dures ».

6 Il faut que le travail philosophique se fasse à partir de (et en) plusieurs langues, à la fois nationales et disciplinaires. On ne saurait reconduire l’aveuglement de l’empire national d’une seule langue, comme ce fut le cas au siècle dernier.

7 La politique de la traduction traduit toujours une certaine politique : que l’on songe, par exemple, aux divers nationalismes qui ont littéralement miné la philosophie et la science depuis la Première Guerre mondiale.

8 Il s’agit d’une question de travail aux frontières, tout à la fois transdisciplinaires et translinguistiques.

Cela engage la question du patrimoine savant français et européen

9 L’intention est de renouer avec une caractéristique propre à la tradition philosophique des langues européennes (France, Italie, Allemagne, Grande-Bretagne), en s’inscrivant réellement dans les thématiques scientifiques contemporaines. Susciter l’intérêt de scientifiques éminents pour la philosophie des sciences doit contribuer à renforcer, croyons-nous, les pôles d’excellence pluridisciplinaires nécessairement inscrits dans leurs grandes traditions généalogiques.

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10 La France, l’Italie, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Suisse ou la Belgique ont représenté, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1960, la pointe avancée de réflexions, de rencontres et d’écrits fondamentaux pour la compréhension de la science contemporaine.

11 L’une des urgences qui s’impose aujourd’hui à tout philosophe des sciences demeure celle d’exhumer ce patrimoine européen appréhendé comme ensemble de ressources disponibles qu’il faut toujours réactiver en vue de penser notre présent.

12 En se référant à des corpus classiques, et en se rapportant à des conceptions émergentes, on se dirigera vers cet objectif par un quadruple geste méthodologique : • confrontation à des théories scientifiques récentes ; • interrogation philosophique des textes scientifiques fondateurs, anciens et contemporains, en leur axe de pensée innovante ; • exhumation et réactualisation vivifiante de ce patrimoine européen en épistémologie et en histoire des sciences ; • recours permanent (central et fondamental) à toutes les ressources conceptuelles et catégoriales qui sont à l’œuvre dans l’élaboration de certains dispositifs philosophiques.

13 À moyen terme, il s’agirait de rendre à nouveau disponibles ces savoir-faire en entreprenant la réédition de ces textes fondamentaux de philosophie des sciences, écrits aussi bien par des philosophes que par des scientifiques.

Problématisation et réactivation en temps réel

14 La recherche reste avant tout une position d’exploration et d’interrogation ancrée dans des savoirs et des savoir-faire partiellement maîtrisés. Ce qui correspond à la notion même de question ouverte ou de problématique dans un contexte spécialisé de recherche à un niveau international. Cette problématisation n’a rien d’une réactivation gratuite du philosophème socratique : « Je sais que je ne sais pas. »

15 La problématisation est au cœur des pratiques scientifiques : elle vit, s’échange, se partage, se métamorphose, prend des couleurs intersubjectives, force les frontières, se prolonge au-delà d’elle-même, se manifeste de manière différente dans tels ou tels esprits qui peut-être n’ont jamais communiqué, mais souvent, de manière inexplicable mais bien réelle, elle apparaît comme leur point de convergence dès lors qu’ils communiquent.

16 C’est de nouveau en insufflant une distance réflexive et en remontant des généalogies philosophiques encore actives que l’analyse problématisante portera ses fruits, en dynamisant précisément la recherche scientifique comme telle. Certaines de nos attitudes devant l’inconnu sont inspirées, en partie, par le contexte socioculturel dans lequel nous nous trouvons, mais également par des mouvements métaphysiques historiques et anciens absorbés par la tradition et la culture présentes.

17 Une philosophie de la problématisation, articulée à la production contemporaine des sciences, sera en mesure d’éclairer rationnellement ces processus d’influence souterraine. Si les théories achevées et sanctionnées en portent bien trop souvent une trop faible trace, le travail philosophique doit se donner pour tâche de réévaluer ces problématisations, de les faire circuler à tous les niveaux en les saisissant de manière harmonieuse, systématique et vivante, à travers toutes les diagrammatiques possibles du virtuel2.

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18 De ces analyses résulte ainsi une approche interne des pratiques scientifiques rendant enfin justice aux discours informels, aux savoirs tacites, aux savoir-faire techniques et gestuels du théoricien comme de l’expérimentateur, aux figurations d’une connaissance approchée, qui permettent aux mathématiciens de communiquer très rapidement des idées qui demandent un travail patient de lecture et d’écriture, d’inscription et de traduction, etc.

19 L’objectif ici est de pouvoir articuler théoriquement ces pratiques informelles avec les pratiques formelles, et d’approfondir plus encore l’enracinement des concepts dans la « mobilité du géométral3 ». L’un des dangers du discours par trop machiavélique que pourrait nous inspirer aujourd’hui l’américanisation des pratiques serait de rendre séduisantes des analyses partiales de la science, la représentant de manière réductrice ou réductionniste comme une activité de lutte économique sans merci. Pour ne pas y succomber, il suffit de résister fermement à ces approches superficielles qui sont souvent le fait de sociologies (ou d’histoires des sciences) n’ayant pas fait l’expérience en acte – et traversé l’ascèse – de la recherche en sciences. En se soumettant à la rigoureuse école des sciences, ce projet vise à réhabiliter la réinsertion de la métaphysique et du concept à tous les niveaux, aussi bien pratiques que théoriques, de la science contemporaine.

Tradition – Transmission – Traduction. L’action d’un foncteur universel4

« Quand, en maintes occasions, vous m’entendrez donner des noms grecs à des Barbares, ne vous en étonnez pas ; car en voici la raison. Solon, parce qu’il avait l’intention d’utiliser ce récit dans sa poésie, s’informa du sens de ces noms (τὴν τὣν ὀνομάτων δύναμιν) et découvrit que les Égyptiens qui, les premiers, les avaient mis par écrit, les avaient traduits dans leur langue (μετενηνοχότα) ; et lui-même, reprenant à son tour la signification de chaque nom, les transposa dans notre langue en les écrivant (ἀπεγράφετο). » Platon, Critias, 113a (trad. L. Brisson modifiée, GF)

20 Il semble que la question de la traduction s’impose à partir d’une théorisation de la métaphore, qu’un passage de l’une à l’autre est nécessaire, dicté par la langue même et de l’ordre d’une remontée vers les fondements.

21 En effet, si l’on note que le syntagme μεταφορά dont usera Aristote remonte au μεταφέρω, on constate que la traduction apparaît dans un champ sémantique où s’annonçait la métaphore.

22 Si ἀπογράφω signifie « écrire à partir de », « transposer », le verbe qui désigne la traduction (très peu courant à l’âge classique) est μεταφέρω (« transférer », qui donnera en latin transferre et translatio). La traduction se présente d’abord comme un transfert : Solon traduit en grec ce que les Égyptiens avaient traduit des Barbares, c’est-à-dire leur nom propre. Dans ce cas, la traduction est, par deux fois, perte du propre au profit d’une appropriation.

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23 Avant de déployer mon axiomatique philosophique de la théorie (et de la pratique) de la traduction, je voudrais présenter quelques éclaircissements inauguraux qui impliquent déjà, dès le départ, la traduction à l’œuvre.

24 On peut dire que les deux pôles “spectraux” qui condensent au plus près ce dispositif sont d’un côté l’épreuve de l’étranger et, de l’autre, l’idée de “langue en partage”. Comment entendre, en notre langue (la “nôtre”) et dans la langue de l’Autre (la “vôtre”) ces mots habités, hantés par des connotations a priori intraduisibles de manière directe et immédiate, mais constituant leurs ressources sémantiques ?

25 Pour une oreille française, “épreuve” doit s’entendre, tout à la fois : • comme l’action d’éprouver, qui implique une souffrance (une certaine passivité ?) à l’épreuve de la résistance (de l’Autre, de l’autre langue, du texte de l’Autre) ; épreuve du courage « en traduction ». C’est le lien à l’aventure, au transverse, aux tribulations et au péril5. En son sens guerrier (et toujours empreint d’une certaine passivité), éprouver prend le sens de subir : on dit « éprouver des revers » ; • comme expérience, expérimentation, y compris dans l’ordre de la démonstration : on parlera alors de preuve et de contre-épreuve (d’une théorie par exemple) ; • comme ce qui renvoie au sens typographique d’un texte ou d’un manuscrit (ici l’« original ») tel qu’il sort de la composition. Corriger et revoir ses épreuves comme on corrige et revoie sa traduction. Ce qui domine en ces deux cas, c’est le risque, ou le soupçon, de la faute (orthographique ou adamique !).

26 « En partage » s’entend aussi en plusieurs sens, et selon la structure d’un oxymoron : • cela s’entend d’abord, en français, comme ce qui se donne à partager en commun, ce qui se donne en partage, ne se divise pas (mais pourtant se partage) ; • le partage s’entend aussi, en notre langue, comme partition, division (ici, au moins en deux, et de deux langues, tenables et intenables à la fois, comme telles, soutenables et insoutenables à la fois – et séparément ; • le « partage » peut s’entendre également comme supplément (et avec quelque « supplément d’âme » de préférence), au sens de supplément impartageable ! Être théoricien de la traduction, traducteur d’(au moins) une langue dans la langue de l’Autre, c’est alors être toujours partagé sur (ou quant à) la langue à partager – avec l’Autre –, sur la « langue en partage ». Par exemple, dans mon cas, entre l’italien et le français, entre la (les) langue(s) philosophique(s), avec leurs techniques terminologiques et syntaxiques propres, et la “langue” scientifique, mathématique ou physico-mathématique.

27 D’où la question : que signifierait ici « tenir sa langue » dans le partage – maintenir sa langue dans la division et, contemporainement, se taire dans le partage, tenir sa langue pour la partager avec l’Autre ?

Voies de contrebande

« Écrire quoi que ce soit […] est un travail de traduction exactement comparable à celui qui opère la transmutation d’un texte d’une langue dans une autre. » Paul Valéry, Variations sur les Bucoliques

28 À l’intérieur d’une même langue, le passage de la frontière des genres, le transfert des modèles ou des paradigmes (rhétorique, art, sciences), la situation sur l’« entre-deux »

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(le mi-lieu) des domaines théoriques et des modèles grammaticaux, constituent des élargissements de la notion de « traduction interne ». Ici, comme dans le cas de la traduction « inter-langues », le transfert apparaît comme richesse, « plus-value », et non moindre valeur (de sens)6.

29 Reste que la traduction fait toujours problème, car, même lorsqu’on croit savoir ce que “traduction” veut dire, elle échappe à toute maîtrise : telle est l’insistance questionnante de sa pratique et de son « concept ».

30 Traductio apparaît au Moyen Âge dans les écrits théologiques de mouvance aristotélicienne (saint Thomas, Averroès). Ce sens lui sera conservé chez Leibniz, dans sa Théodicée7. Le contexte n’y est pas du tout de l’ordre de l’activité traduisante. Traductio est employé dans le cadre de spéculations sur la forme et la matière, se distinguant dans ce dispositif de l’informatio et de l’eductio. L’informatio, c’est l’imposition d’une forme à une matière (in-former). L’eductio, c’est le dégagement d’une forme existant en puissance dans une matière (la statue dans le marbre). Dès lors, la traductio, c’est le transfert ou la transmission active d’une forme, la forme étant elle-même le principe agissant d’un être. Leibniz donne comme exemple la « traduction des âmes » : « comme si l’âme des enfants était engendrée (per traducem) de l’âme ou des âmes de ceux dont le corps est engendré ». Et l’âme est une forme8. C’est probablement à cette tradition que Leonardo Bruni9 prend le terme de traduction, car selon la définition qu’il en donne dans le traité qu’il lui consacre, l’activité traductrice n’est qu’un « transfert » du principe de traduction des âmes au domaine des œuvres (transfert de formes, et non de contenus !). De même, pour Gœthe, traduire ne sera rien d’autre qu’engendrer une forme à partir d’une autre forme : méta-morphose.

31 Le terme de « traduction » appartient, depuis ses débuts romains (et au cœur de sa relève “romantique”) à une famille nombreuse, même si elle fut (et reste partiellement) la Cendrillon du groupe. Quelle est cette « famille » ? Celle des composés de ducere : conduire, et de ductio : action de conduire. Il n’est pas étonnant que ce peuple si actif devant l’Éternelle traduction qu’étaient les Romains ait créé de nombreux composés à partir de ces deux termes. Le plus marquant est que l’apparition du terme de « traduction » à la fin du XVe siècle soit liée à l’apparition progressive d’autres signifiants en « duction » qui sont tous devenus fondamentaux pour la pensée (et la réalité) en Occident, alors qu’ils n’avaient pas cette importance à Rome : production, reproduction, conduction, déduction, induction, transduction, séduction, introduction, etc. La « traduction » appartient dès lors à l’espace historique de la duction. Tous ces signifiants ont en commun de désigner des processus actifs régis par un sujet. Si « translation » ne désigne qu’un simple « mouvement » ou « passage », « traduction » désigne une activité et l’énergie présidant à celle-ci. Comme « production », ce terme dit à la fois le processus et son résultat, ce qui n’est pas vraiment le cas pour « translation »10. Désormais, au lieu d’augmenter, comme le translator, le traductor innove. Les conséquences pour l’avenir de ce déplacement sémantico-lexical et syntaxique seront incalculables.

32 Ainsi, le terme de « traduction », comme mauvaise traduction de « traduction- translation », est bien issu d’une faute de traduction, d’une bévue, d’une « mauvaise lecture » : « traduction » contient en soi, dans son tour et dans son sens, cette « faute » (adamique ?), cette histoire erronée mais productive, car source d’une « nouvelle vie ».

33 Cette « nouvelle vie », théorisée par , est très précisément la « sur-vie » de l’œuvre dans (et par) la traduction : un « plus-de-vie ».

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34 Dans son Aufgabe des Übersetzers , publiée comme préface à sa “propre” traduction allemande des Tableaux parisiens [Heidelberg, 1924], Walter Benjamin dit en substance que la structure même du texte original conçu comme configuration spirituelle, au- dessus et au-delà du simple corps physique du texte, c’est la sur-vie, ce qu’il désigne dans sa langue tantôt comme « über-leben » (survivre comme quelque chose qui s’élève au-dessus de la vie), tantôt comme « fort-leben » (sur-vivre comme quelque chose qui prolonge la vie). C’est, selon des rémanences hégéliennes, la Vie de l’Esprit s’élevant au- dessus de la nature et, comme telle et dans son essence, sur-vie.

35 La traduction augmente l’original : elle modifie l’original qui, en tant que sur-vie, ne cesse de se transformer, de s’accroître ; et elle modifie l’original en modifiant aussi la langue traduisante. Ce processus de transformation de l’original comme de la traduction introduit la structure de contrat de toute traduction 11. Or, et c’est là l’essentiel pour Benjamin, ce contrat qui n’est ni de représentation, ni de communication, est destiné à assurer, au-delà d’un corpus, d’un texte ou d’un auteur, la survie des langues, la traduction révélant la parenté des langues, cette alliance symbolique des langues où le σύμβολον est plus grand que l’original lui-même et sa traduction réunis : Car, de même que les débris d’une amphore, pour qu’on puisse reconstituer le tout (um sich zusammenzufügen zu lassen), doivent être contigus (einander zu folgen) dans les plus petits détails, mais non identiques les uns aux autres, ainsi, au lieu de se rendre semblable au sens de l’original, la traduction doit bien plutôt, dans un mouvement d’amour et jusque dans le détail, faire passer dans sa propre langue le mode de visée de l’original : ainsi, de même que les débris deviennent reconnaissables comme fragments (Bruchstück) d’une même amphore, original et traduction deviennent connaissables comme fragments d’un langage plus grand12.

36 Mais ici les deux moments, celui d’une traduction intra-langue ou interne à une même langue et celui d’une traduction inter-langues, se supplémentent nécessairement. Ce premier sens de la traduction, comme phénomène intralinguistique et « interdisciplinaire », et le second, plus couramment entendu comme mouvement d’une langue dite naturelle vers une autre, sont rigoureusement liés.

37 D’où, enfin, une certaine orientation « éthique » (un « » de recherche) de la traduction : Finalement, j’appelle traducteur, moins un métier, qu’une façon de vivre et de voir le monde. C’est refuser de s’enraciner, c’est rester volontairement dans “l’entre- deux” (zwischen). C’est, dans sa façon à lui, un départ. S’il peut y avoir une morale du traducteur, de la pratique du traduire, eh bien pour moi, ce ne peut être que dans ce refus, dans cet état de suspens qu’il assume de plein gré13.

É(s)trangement14 de la langue & politiques de la traduction

38 Dans le cadre d’une réflexion sur l’« estrangement » de la langue (en traduction), il faudrait, entre autres possibles, aborder les problèmes liés aux « droits » du traducteur15 ; poser la question de l’“illisibilité” devenue d’un texte ou d’un corpus (sa traductibilité perdue) : ainsi, qu’en est-il de ce qu’on pourrait appeler le “vieillissement” d’un texte, son épuisement, même, dans le temps de l’interprétation ? En reste-t-il encore quelque chose ? Qu’est-ce alors qui en « sur-vit » ? Sous quelles figures et à quelles conditions (de traduction, de transfert, de “reprise”) ? Et cela vaut aussi bien pour le texte scientifique comme tel, qu’il soit mathématique, physique, biologique…

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39 La question de la traductibilité politique d’une doctrine ou d’une pensée rejoint celle d’une politique de la traduction, du traducteur et de son effacement (ou encore, de sa clandestinité) : par exemple, dans la détermination des politiques culturelles (modification de la réception par la traduction, déplacement des pôles de savoir) ou éditoriales (pourquoi traduire – ou ne pas traduire – tel corpus, à telle époque, en telle langue ?). Ce qu’on pourrait appeler le « droit d’asile » d’un texte. Je pense ici à la constellation de l’idéalisme allemand, considéré par le philosophe napolitain Bertrando Spaventa comme la simple reprise (la poursuite souterraine et « ailleurs ») d’une textualité nationale et philosophique en exil constituée par la plus pure tradition philosophique italienne (renaissante et moderne), de Giordano Bruno à Gian Battista Vico, en passant par Tommaso Campanella et Galileo Galilei. Pour ce fondateur du néo- hégélianisme napolitain, c’est très précisément cette textualité « originaire » ou « indigène », traduite une première fois en allemand par celui qui, au cours de ces mêmes années, devient dans son “propre” pays un véritable « chien crevé » (à savoir Hegel), qu’il s’agit de rapatrier dans l’espace « italique »16. Ici l’« original » (allemand) n’est original que dans la mesure où il est déjà traduction de la langue traduisante17. Mais si l’idéalisme allemand n’est que la poursuite souterraine et « ailleurs » de la tradition « rinascimentale », c’est qu’il s’agit d’un « retour » de (et par) la traduction, d’une restitution, d’une re-traduction de cette (première ?) traduction allemande.

40 Apparaît ici en pleine lumière la structure tératologique de toute “traduction”. Pour donner un exemple de traduction “monstrueuse” dont les effets performatifs se révèlent incalculables : , traduisant Feuerbach-Marx et faisant connaître pour la première fois au monde la fameuse XIe Thèse, rend « umwälzende Praxis » non par « praxis bouleversante » ou « renversante » (selon un critère matérialiste d’objectivité), mais par « praxis qui se renverse », constituant ainsi un contre-sens intéressé par subjectivation de la société conçue comme Soi collectif. C’est cette forme auto-référentielle qui autorisera la réduction gentilienne du tout de la philosophie marxiste à la « fureur spéculative » et à sa « métaphysique spéculative »18.

41 Autre cas, celui de la contrebande linguistique : ainsi lorsque Marx, pendant la rédaction de La Sainte Famille, s’intéresse au matérialisme français, ce n’est point à partir des textes originaux mais à la lumière du Manuel de philosophie moderne de Renouvier (Paris, Paulin, 1842), qu’il traduit-transcrit purement et simplement, déterminant par là tout l’avenir philosophique du matérialisme français19.

42 C’est dans le pli d’une telle structure tératologique de la traduction que se pose le problème du transfert des modèles doctrinaux (lesquels ? pourquoi ? pourquoi à tels moments dans l’économie générale ? pourquoi en un tel lieu ?) On peut ainsi parler de trans-duction linguistique, de transplantations, de greffes sur une « tradition nationale » déjà là, et des lectures « immanentes » auxquelles ces transferts donnent lieu.

43 D’où ce problème enfin que connaît tout traducteur : celui du culte et de la rébellion qui se confondent souvent dans sa Stimmung, dans son rapport possible-impossible à l’original, face à cette possibilité toujours impossible de la traduction. Ce qui renvoie à une certaine obsession de l’opacité du langage, paradigmatique chez Kafka, qui énonce ainsi les « impossibilités de langage » : L’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand, l’impossibilité d’écrire différemment. On pourrait presque en ajouter une quatrième : l’impossibilité d’écrire.20

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44 « Double-bind » dont on ne sort pas, comme de ces galeries spiralées de Babel. Et Kafka ajoutera dans ses Carnets : « Nous creusons ainsi la fosse de Babel21. »

Transfert mathématique. L’invariant, l’index, la structure, le projecteur et l’archaïque

« “Archaïque” est un terme volontairement provocateur, il renvoie à une existence antérieure, qui précède en quelque sorte le recours à l’axiomatisation. » Alain Connes, Triangle de pensées (éditions Odile Jacob)

45 Dans l’ouvrage écrit en triangulation avec André Lichnerowicz (physicien- mathématicien et correspondant d’Einstein) et Marcel Paul Schützenberger (spécialiste de combinatoire et de théorie des graphes), Alain Connes a tenté de cerner le concept de réalité (mathématique) archaïque (ou réalité mathématique primitive). Pour cet immense mathématicien, il existe une réalité mathématique qui précède l’élaboration des concepts : c’est ce qu’il définit comme caractère ontologique des mathématiques, caractère que nient les « formalistes » ou « structuralistes » pour qui les mathématiques ne sont qu’un système de déductions logiques obtenues à partir d’axiomes (position incarnée par André Lichnerowicz dans le Triangle). Issue d’une distinction essentielle entre l’objet d’étude (par exemple la « suite des nombres premiers ») et les concepts que l’esprit humain élabore pour comprendre cet objet, la réalité mathématique archaïque, c’est l’objet de l’étude : comme la réalité du monde extérieur, elle est a priori non organisée, mais résiste à l’exploration et révèle une cohérence.

46 La meilleure illustration de cette réalité est l’arithmétique : « Ce que j’appelle “réalité mathématique archaïque” se limite essentiellement aux vérités arithmétiques22. » Il est possible de « projeter » tout raisonnement sur l’arithmétique (Gödel). En gros, toute notion mathématique est composée d’une portion qui fait référence à la réalité mathématique archaïque et d’une portion qui est conceptuelle. À cette distinction s’en rattache une autre, celle entre l’« inductif » et le « projectif », qui traverse également toute démarche mathématique. La démarche inductive laisse à chaque objet sa spécificité, son caractère unique (la réalité archaïque) ; quant à la démarche projective, elle opère sur des objets regroupés par classes (les concepts). « L’idéal se produit lorsqu’on a tellement bien découpé les classes qu’on se trouve devant un objet unique, que l’on connaît de manière à la fois inductive et projective ». Réalité non-matérielle, elle est non périssable (« aussi résistante qu’un mur »), échappant à toute forme de localisation spatio-temporelle.

47 Le « projectif » est intrinsèquement lié à la notion de structure. Ici « structure » s’entend au sens mathématique, défini ainsi dans son épure extrême par les « formalistes » : La première opération mathématique consiste – je vais parler le langage des ensembles – à mettre des ensembles en dictionnaires parfaits les uns avec les autres, à ceci près qu’en l’occurrence le dictionnaire est parfait. La notion de structure est alors apparue et leur transfert par ces dictionnaires parfaits a donné

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la notion d’isomorphisme. […] Tout ensemble est en un certain sens mathématisable s’il obéit à quelques règles de structure23.

48 Pour Alain Connes, il y a d’un côté cette « réalité archaïque » ou primitive, de nature inductive, extérieure à nous, source inépuisable d’informations, et de l’autre l’outil conceptuel, la division projective en structures que nous élaborons quand nous essayons d’appréhender la réalité archaïque : Je prétends que nos moyens d’appréhension usuels sont de nature projective. Cette appréhension requiert l’élaboration de concepts de nature projective, puis l’utilisation d’un système logico-déductif, exactement ce que Hilbert a essayé de faire. On met en route la machine de déductions et l’on essaie de déduire ce qui est démontrable à partir des axiomes, etc. […] C’est un instrument d’observation. Mais je distingue complètement cet instrument d’observation de la réalité qu’il permet d’observer. Si l’on regarde la suite des nombres premiers […], elle apparaît au premier abord tout aussi bizarre et désordonnée que la réalité extérieure. […] Grâce à l’élaboration d’un instrument d’observation, grâce à l’invention de concepts appropriés, on arrive graduellement à deviner des régularités structurant cette réalité a priori inorganique […]. Je prétends qu’en fait les mathématiques se singularisent par rapport à la réalité extérieure par le fait que l’on arrive à caractériser, à singulariser certains objets, par le découpage projectif24.

49 Dès lors, tous les ingrédients d’un dispositif in(-)tra(-)ductif sont réunis et explicitement nommés25 : André Lichnerowicz — Ce que vous appelez « objets », et que j’appellerais volontiers autrement, subsistent dans cette traduction. Marcel Paul Schützenberger — Comment les appelleriez-vous ? André Lichnerowicz — Je ne sais pas encore. Peut-être des « invariants »26.

50 L’enjeu philosophique est ici évidemment majeur. Mais il faut encore clarifier ces concepts relativement familiers au philosophe : celui de « réalité archaïque » bien sûr, mais également ceux, solidaires, d’« invariant » et de « structure ». Ce recours aux catégories philosophiques n’est, dans ce contexte d’une pensée mathématique en réflexion, aucunement coupable d’un « coup de force » purement externe : André Lichnerowicz — Vous êtes en pleine philosophie, vous sortez des mathématiques. Alain Connes — La philosophie m’intéresse comme moyen de clarifier la pensée, d’éliminer des problèmes qui n’en sont pas pour mettre en évidence les vraies difficultés d’un point de vue27.

51 Dans son interprétation de la ΦΥΣΙΣ par le sophiste Antiphon, définit ainsi la scène où se mettent en place ces « mêmes » catégories fondamentales mises au jour dans l’ontologie grecque par la « Physique » des Quatre éléments : Il dit : à la mesure de la φύσις est véritablement, et est seulement la Terre, est l’Eau, est l’Air, est le Feu. Mais ainsi, c’est une option décisive qui vient de tomber, une ouverture de la plus grande portée : à savoir que ce qui chaque fois apparaît comme davantage, par rapport à la simple Terre (la Terre à l’état pur), par ex. le bois qui se « forme » à partir d’elle, ou bien plus encore le lit fabriqué à partir du bois, tout ce « davantage » est en fait moindrement étant ; car ce « davantage » a le caractère de l’articulation, de la typisation, de l’ajointement et de la structure – bref : du ῥυθμός […]. Proprement étant est τὸ ἀρρύθμιστον πρῶτον – ce qui premièrement et de soi est libre de structure, restant constamment présent au milieu du changement de ce qu’il subit en traversant ses diverses versions et constitutions28.

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52 La « structure » est ici, exactement comme dans le champ mathématique qualifié plus haut par André Lichnérowicz, la disposition d’un ordre constitutif (die Verfassung) (ou d’un ordre « projectif » comme le détermine Alain Connes). L’« invariant » – ou la « réalité archaïque » – n’est autre que ce « proprement étant […] qui premièrement et de soi est libre de structure ». Si l’ordre « projectif » (ce qui relève « de l’articulation, de la typisation, de l’ajointement et de la structure ») est bien ce qui rythme les pulsations du discours mathématicien, s’il en donne la rythmique, alors la « réalité archaïque » se présente effectivement comme cette arythmie première de l’arithmétique – τὸ ἀρρύθμιστον πρῶτον. En tant qu’« invariant », elle demeure « constamment présente au milieu du changement de ce qu’elle subit en traversant ses diverses versions et constitutions » !

53 Mais comment ne pas voir que cette constance, ou mieux, cet « accroissement » – ce « davantage » (τὸ ἀρρύθμιστον πρῶτον), opposable à ce qui n’est « en fait [que] moindrement étant » (die Verfassung) – n’est autre à son tour que ce que Walter Benjamin vise dans ce qu’il appelle, dans le contexte traductif, l’« accroissement des langues » ? Car la « réalité mathématique archaïque » n’opère pas ici autre chose qu’une « traversée » de ses multiples « langues » (ou « structures ») mathématiques, qui tout à la fois la voilent et la dévoilent à travers ce que Connes lui-même donne à lire (à l’instar et à l’insu apparents de Heidegger) comme « ses diverses versions et constitutions » ! (a) Sans la structure, pas de visibilité ni de lisibilité « cohérentes », car aucun « instrument d’observation » n’est permis ; (b) avec la structure, apparent coup d’arrêt (et illusion de « clôture ») porté à l’inépuisabilité de cette « source inépuisable », à la stance (le « restant constamment présent ») « de cette réalité archaïque qui échappera [toujours !] au mode d’exploration donné par la méthode axiomatique et logico- déductive »29.

54 Ici se fondent (sans se confondre) la « sensation de jouissance » du mathématicien30 et l’« expérience de la joie » du philosophe face à l’infime « dévoilement » – hors-temps31.

55 Ne semble-t-il pas que de là nous retombions sur la vision « classique » et métaphysique du geste traductif ? D’un côté l’original (la « réalité archaïque », l’ἀρρύθμιστον πρῶτον) et de l’autre la copie (la « structure projective », le ῥυθμός, l’articulation traductive « typique » en sa traîtrise logico-déductive) ?

56 À une écoute philosophique attentive de la parole mathématicienne, il n’en est rien. C’est ici que convergent précisément les approches déconstructrices de l’héritage métaphysique platonico-aristotélicien – enjeu radical d’une « tra(ns)duction » repensée en termes d’« in(-)tra(-)duction ».

57 Ce qu’il s’agit de lire dans cette traductibilité philosophique des mathématiques, c’est précisément l’affection et l’effraction de la syntaxe accueillante et du dispositif accueilli l’un par l’autre. Le dispositif mathématique – ses algèbres et ses géométries, ses groupes et ses diagrammes – ne laisse pas intact ni vierge l’espace poétique ou philosophique sur lequel il est appliqué. C’est l’enjeu de la transformation – son économie est désormais dominée par l’importation d’une textualité scientifiquement réglée et normativement réglementée – ; dans ce cas, plus que jamais, c’est l’enjeu universel de la tra(ns)duction qui dirige les opérations. Or, l’« original » (le texte scientifique) réclame, comme par un contrat invisible (et le plus souvent aveugle), sa (re)traduction philosophique. Et sa traduction ne peut plus être conçue comme une simple transposition (importation passive d’un modèle exogène), il faut la concevoir

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comme une manifestation « spectrale » des « fantômes » philosophiques qui l’habitent depuis toujours32. Le texte « traduisant » constituera dès lors un texte plus grand que la somme de ces fantômes philosophiques et que leur pure et simple juxtaposition33. Le « plus-de-vie » sera en ce cas le supplément de mobilité34.

58 Cette position du mathématicien dans cette « triangulation de la pensée » permet déjà de prolonger le tableau résumant l’opération tra(ns)ductive conçue comme opération d’« in(-)tra(-)duction », c’est-à-dire de brouillage du dispositif métaphysique « classique » de dévalorisation du « geste traductif » et d’effacement de sa puissance performative de production et de création « contractuelles ».

59 Une connexion philosophique supplémentaire permettrait d’en prendre la mesure pour le champ mathématique, connexion qu’on définira en termes d’affinité sélective avec les approches de Gilbert Simondon35, que ce soit autour de la question de l’« individuation » (qu’Alain Connes nomme « singularisation36 »), ou de l’investissement couplé de la « transduction » (qui peut être considérée comme une modalité et une déclinaison de l’« in(-)tra(-)duction », du « passage » d’une réalité mathématique archaïque à ses manifestations « projectives » en structures)37.

60 Reprenant la définition simondonienne, je qualifierai finalement ce prolongement analogique et traductif d’« opératoire » et d’« allagmatique ». L’ « opération », la « transduction », « l’analogie », le « constructivisme » sont autant de notions subsumées sous ce terme énigmatique. L’allagmatique (du grec ἀλλαγή : changement, échange ; ἄλλαγμα (allagma) : chose échangée) est avant tout définie comme « théorie des opérations » : elle est complémentaire de la théorie des structures qu’élaborent les sciences. Qu’est-ce qu’une « opération » ? « Une opération est une conversion d’une structure en une autre structure38 ». Aucune opération en-dehors d’une structure ; ainsi, définir une opération consistera pour Simondon à définir une certaine convertibilité de l’opération en structure, et de la structure en opération39.

Conclusion par provision

61 Développer des domaines de recherche nouveaux et les faire circuler auprès de la jeune génération devrait contribuer à dynamiser la philosophie et à favoriser l’émergence de domaines d’étude insoupçonnés. Ce qui devrait contribuer aussi à constituer un large champ d’études comme lieu d’exploration philosophique, permettant de nouvelles visions sur des objets considérés par les mathématiciens (ou les physiciens) professionnels comme classiques, mais que les philosophes ignorent encore largement, à cause d’un manque de formation et de travail. Ainsi, il n’existe toujours pas de travail proprement philosophique et conceptuel mettant en perspective la place progressive de l’algèbre dans l’évolution des idées géométriques, notamment depuis les années 1950, ou la révolution de la Géométrie algébrique40. De même, comment dégager les concepts qui gouvernent le développement des théories homologiques et leur diffusion dans l’ensemble des théories physico-mathématiques ?

62 Toutes ces questions sont, depuis 1994, l’objet d’actions transdisciplinaires portées par le Laboratoire disciplinaire « Pensée des sciences » et, depuis 2010, par diverses initiatives conjointes du Centre international de recherches en philosophie, littératures, savoirs (Cirphles)41.

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NOTES

1. Ed Regis, Who Got Einstein’s Office ? Eccentricity and Genius at the Institute for Advanced Study [1987], New York, Addison Wesley, 1998. 2. Sur ce point, voir notre article, « Diagrammes & catégories comme prolégomènes à la question : Qu’est-ce que s’orienter diagrammatiquement dans la pensée ? », art. cit. ; Gilles Châtelet, L’Enchantement du virtuel. Mathématique, physique, philosophie, éd. Charles Alunni et Catherine Paoletti, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2010. 3. Voir pour cette formule Gilles Châtelet, Les Enjeux du mobile. Mathématique, physique, philosophie, Paris, Le Seuil, 1993, passim. 4. En mathématiques, le foncteur est la généralisation aux catégories de la notion de morphisme, c’est-à-dire d’une application entre deux ensembles munis d’une même structure, et qui respecte cette structure. Le morphisme permet de comparer et de relier les objets mathématiques entre eux. 5. Sur le péril du voyage à l’étranger en son épreuve, voici comment René Descartes en instruisait ses amis : « Je ne sais comment vous pouvez tant aimer l’air d’Italie, avec lequel on respire si souvent la peste, et où toujours la chaleur du jour est insupportable, la fraîcheur du soir mal saine, et où l’obscurité de la nuit couvre des larcins et des meurtres », À Balzac, 5 mai 1631 ; « Votre voyage d’Italie me donne de l’inquiétude, car c’est un pays fort mal sain pour les Français […]. Je prie Dieu que vous en puissiez retourner heureusement », À Mersenne, 13 novembre 1639 ; « J’appréhende pour vous le voyage en Italie que vous vouliez faire cet été […] », À Mersenne, 29 janvier 1640 ; « Au reste, si vous m’en croyez, vous ne désirerez point faire le voyage d’Italie ; car je ne crois pas que ce soit un pays qui vous soit propre […] », À Mersenne, 13 octobre 1642. 6. Ainsi, pour prendre un exemple philosophique, Martin Heidegger refusera toujours d’être associé à la « traduction » sartrienne de sa pensée, qualifiant tout rapprochement avec l’existentialisme de contre-sens radical : pourtant, la productivité de ce « malentendu » et de cette « perte », leur performativité comme telles, se sont inscrites dans un plus qui n’est rien de moins que la philosophie existentialiste « elle-même ». On pourrait voir ainsi comment les déformations infligées au « texte-source » performent du nouveau. Sur ce point, voir notre article, « Vues d’Italie ou l’Historicisme en question », Cahier du Collège International de Philosophie, no 2, Paris, éditions Osiris, 1986, p. 36-40 ; voir également « Attualità, Attuosità », in Barbara Cassin [dir.], Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Le Robert/Le Seuil, p. 145-151. 7. Gottfried Wilhelm Leibniz, Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, Paris, Flammarion, 1999. 8. Ibid., § 86. 9. Leonardo Bruni (1370-1444) imposa le verbe traducere pour désigner l’acte de « traduction ». Voir son De Interpretatione recta, 1420-1426, traduit pour la première fois en français par nos soins, Appendice à Charles Alunni, De la traduction comme pratique théorique, Armand Colin, « Collection U », Paris, 2012. 10. La « translation » est à rattacher au topos médiéval de la translatio studii. La translatio y désigne aussi bien le déplacement physique que le transfert symbolique. Ce sont les connotations de transfert de droit et de transfert métaphorique qui en firent un topos fondateur d’un nouvel ordre culturel. On en doit l’axiomatique à Hugues de Saint-Victor (Didascalicon, III, 2), puis surtout à Chrétien de Troyes (Prologue au Cligès, vers 28 à 42). Dans l’esprit de Saint-Victor, le transfert culturel et la traduction apparaissent indissociablement liés ; il va même plus loin en plaçant Cicéron au centre du mouvement de passage du savoir de la Grèce à Rome. Celui-ci non seulement traduit du grec au latin, mais il ajoute de nouvelles composantes au savoir grec. La

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translatio devient aussi une appropriatio. Chrétien de Troyes déploie l’argument historique du topos : les clercs furent en Grèce, puis émigrèrent à Rome, et maintenant ils sont en France. C’est le grand Nicolas Oresme qui fera la synthèse de deux siècles d’une élaboration complexe, poussant la logique de la translatio à un degré jamais envisagé par aucun de ses prédécesseurs ou de ses contemporains. 11. Sur la structure de contrat de toute traduction, voir , « Des tours de Babel », in Psyché. Invention de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 220. 12. Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », trad. Maurice de Gandillac, Mythe et violence, Paris, Denoël, « Lettres nouvelles », 1971, p. 271-72 ; trad. amendée de M. Broda, Po&sie, 55, Paris, Éditions Belin, 1991, p. 156. 13. Koitchi Toyosaki (traducteur japonais de , Jacques Derrida, et Philippe Jaccottet), entretien privé. 14. « Estrangement » est un mot du vieux français « estrangier » (encore en usage aujourd’hui au Canada français) qui signifie à la fois étrangement (en son sens actuel) et extranéation (au sens actif). Toujours en usage en langue anglaise estrangement y est défini ainsi : the act of estranging, or the state of being estranged ; alienation ; separation resulting from hostility (syn : aliénation) ; the feeling of being alienated from other people (syn : alienation, disaffection) ; « to estrange » signifie : to make hostile, unsympathetic, or indifferent ; to alienate ; to remove from an accustomed place or set of associations. Voir sur ce point d’« usage » le titre donné encore récemment à différents ouvrages anglo-saxons : Gerald L. Bruns, Heidegger’s Estrangement Language, Truth and Poetry in the Later Writings, New Haven, Yale, 1989 ; Anthony Mellors, « Review of Gary D. Mole, Levinas, Blanchot, Jabes : Figures of estrangement », Oxford Literary Review, 2000, 22, p. 162-177. 15. On en rappelle beaucoup plus souvent les « devoirs » : ici « droit » doit être entendu non seulement eu égard au « traduire » en tant que tel (voir Giovanni Gentile, Du tort et du droit des traductions, Cahier no 6 du Collège international de philosophie, Paris, Osiris, 1988, p. 7-10), mais encore au sens plus proprement juridique du terme. Sur les axiomes comme sur les attendus philosophiques des juristes, voir J. Derrida, « Des tours de Babel » (1980), in Psyché, éd. citée, p. 203-235. 16. Hegel meurt une première fois en 1831 pour devenir très vite le chien crevé de l’Allemagne (seconde mort qui fonde la première). Il trouve alors sa résurrection en Italie, déplacé, transféré, retraduit dans ce qui s’est intitulé Philosophie der Tat, de dérivation fichtéenne et au travers de réformes « subjectivistes » de la dialectique hégélienne (Friedrich Adolf Trendelenburg, Karl Michelet, Karl Werder, Karl Rosenkranz, Johann Eduard Erdmann et Kuno Fischer), en solidarité avec un projet de phénoménologisation politico-programmatique de l’œuvre hégélienne. 17. Voir Bertrando Spaventa, Della nazionalità nella filosofia [Leçon inaugurale prononcée à l’Université de Naples, 23 novembre-23 décembre 1861, réintitulée par son éditeur Giovanni Gentile : La Filosofia italiana nelle sue relazioni con la filosofia europea], Opere, Florence, Sansoni, 1972, vol. II (traduction française par Charles Alunni sous le titre La Philosophie italienne dans ses rapports à la philosophie européenne, Paris, Gallimard, sous presse). Il est à noter que, pour Spaventa, la traduction au sens « strict » renvoie directement (ici comme dans un cas de figure presque « pur ») au sens extensif du concept de traduction : comme mise en rapport de traditions philosophiques différentes (la « trans-lation » au sens d’Antoine Berman), comme « import- export », puis comme traditionalisation (si ce n’est « nationalisation »). 18. Giovanni Gentile, La Filosofia di Marx (1899), Florence, Sansoni, 1955, p. 85 ; édition française : La Philosophie de Marx, Toulouse, TER, 1995. Sur ce point, cf. André Tosel, Marx en italiques, Toulouse, TER, 1991. 19. À ce propos, voir Olivier Bloch, « Marx, Renouvier, et l’histoire du matérialisme », La Pensée, no 191, février 1977. 20. Lettre à Max Brod [1921], Franz Kafka, Discours sur la langue yiddish (février 1912). Sur ce conflit babélien, en particulier avec la langue yiddisch, voir Jean-Michel Rey, « L’intraduisible même »,

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L’Écrit du temps, no 7, ainsi que le très bel article de Régine Robin, « Le Yiddish langue fantasmatique », L’Écrit du temps, no 5. 21. Cité par Jacques Derrida dans L’Oreille de l’Autre. Otobiographies, transferts, traductions, Montréal, VLB, 1982. 22. Alain Connes, Triangle de pensées, Paris, Odile Jacob, « Sciences », 2000, p. 43. 23. Ibid., p. 36. 24. Ibid., p. 46 et p. 54. 25. Sur notre notion d’« in(-)tra(-)ductif », qui décline à la fois l’intraductif (comme traduction interne), résultat d’une traduction interne à une même langue ou d’une traduction inter langues, et l’intraductif (comme impossible possibilité de toute traduction), voir notre article « La langue en partage », Revue de Métaphysique et de Morale, no 1, Paris, Armand Colin, 1989, p. 59-69. 26. A. Connes, Triangle de pensées, éd. citée, p. 57. 27. Ibid., p. 52. 28. Martin Heidegger, Die Physis bei Aristoteles, tr. fr. « Ce qu’est et comment se détermine la Physis ? », Questions II, Paris, Gallimard, p. 525. 29. A. Connes, Triangle de pensées, éd. citée, p. 39. 30. Ibid. 31. Sur ce thème, voir A. Connes, « La réalité mathématique archaïque », La Recherche, no 332, Juin 2000, p. 111 : « Si bien que lorsqu’on en dévoile ne serait-ce qu’une infime partie, on éprouve un sentiment d’éternité. Tous les mathématiciens le savent ». 32. Traduire la science en philosophie fut la tâche bachelardienne par excellence. 33. « Je ne cherche pas à éluder ou éviter les problèmes philosophiques, je considérerais volontiers l’ambition du philosophe comme une ambition de clarté. Je cherche à penser ces problèmes avec des modèles moins réducteurs. Le langage géométrique, qui permet de parler, par exemple, de connexité ou de donner un support précis à une image mentale, devrait donner accès à un contenu plus imaginatif que le langage de la philosophie », A. Connes, Triangle de pensées, éd. citée, p. 198. 34. Sur la thématique de la mobilité (et d’une certaine mobilisation de la pensée), voir G. Châtelet, Les Enjeux du mobile, éd. citée, ainsi que L’Enchantement du virtuel. Mathématique, physique, philosophie, éd. citée, passim. 35. Nous analysons ailleurs ces enjeux fondamentaux, en montrant comment , reprenant de manière singulière l’économie bachelardienne d’une lecture des enjeux philosophiques de la Relativité générale einsteinienne et de la Quantique, réinstaure à nouveaux frais les catégories de « transduction », de « structure », d’« opération », de « schème », d’« information », d’« individu », d’« être », de « pré-individuel » ou d’« ontogenèse », en défondant d’un côté le schème hylémorphique aristotélicien, tout en « réformant » radicalement la dialectique hégélienne en sa triade logique inaugurale (être-néant-devenir), le devenir devenant (dans une impressionnante proximité à la réforme de la dialectique inaugurée par les « petits hégéliens », puis développée par Spaventa et Gentile) la véritable focale qui rythme la production des « formes », parce que constituant le véritable « centre consistant de l’être ». Sur cette économie originale et complexe, voir G. Simondon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, Paris, Millon, 1995, Conclusion, p. 228 sq. 36. « Je prétends que les mathématiques se singularisent par rapport à la réalité extérieure par le fait que l’on arrive à caractériser, à singulariser certains objets, par le découpage projectif. […] Considérons les groupes finis simples par exemple, on en est à un stade de compréhension du monde mathématique tel que l’on dispose de la liste complète de ces groupes. Cela veut dire que les objets qui se trouvent dans cette liste, on peut les nommer, les singulariser, par des propriétés projectives », A. Connes, Triangle de pensée, éd. citée, p. 54 et p. 53. 37. « Nous entendons par transduction une opération, physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche à l’intérieur d’un domaine, en fondant cette

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propagation sur une structuration du domaine opérée de place en place […]. La transduction est apparition corrélative de dimensions et de structures dans un être en état de tension pré- individuelle, c’est-à-dire dans un être qui est plus qu’unité et plus qu’identité, et qui ne s’est pas encore déphasé par rapport à lui-même en dimensions multiples », G. Simondon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, éd. citée, p. 30-31. On peut conjuguer ici l’« être pré-individuel » simondonien à la « réalité archaïque » de Connes, « source inépuisable d’information ». 38. Sur cette idée de « conversion » comme passage tra(ns)ductif, voir le texte remarquable du bourbakiste André Weil (frère de ), De la métaphysique aux mathématiques, in Œuvres scientifiques/Collected Papers, vol. I (1926-1951), New York/Heidelberg/Berlin, Springer Verlag [1960], 1979. 39. L’allagmatique qui saisit l’être antérieurement à toute distinction ou opposition de l’opération et de la structure est la construction d’un point de vue qui comprend l’ individu en tant que ce en quoi une opération peut se reconvertir en structure et une structure en opération. Elle s’intéresse aux changements d’état ou à la relation définie comme un aspect de la résonance interne [à entendre aussi au sens précis de la physique nucléaire] d’un système d’individuation. 40. Je citerai, à titre d’exception remarquable, le récent travail de Jean-Pierre Marquis, From a Geometrical Point of View. A Study of the History and Philosophy of Category Theory, Berlin, Springer, 2009. Pour le passé, encore loin d’être épuisé, il faut renvoyer sur ces questions fondamentales aux travaux d’Albert Lautman. 41. http://canoe.ens.fr/~alunni/ & http://cirphles.ens.fr/

RÉSUMÉS

Cet article pose le problème de la transmission des savoirs, entre générations, entre communautés savantes linguistiques, et entre disciplines. Cela engage toute une réflexion sur les concepts de transfert et de traduction.

This article raises the problem of the transmission of knowledge between generations, between linguistic and academic communities, and across disciplinary fields, which involves a reflection on the concepts of transfer and of translation.

INDEX

Mots-clés : traduction, langues et savoirs, transmission des savoirs, transdisciplinaire, mathématiques et philosophie Keywords : translation, language and knowledge, knowledge transmission, transdisciplinary, mathematics and philosophy

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Transformations de la phénoménologie À propos de Neue Phänomenologie in Frankreich, par Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi

Christian Sommer

RÉFÉRENCE

Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich, Berlin, Suhrkamp, 2011.

L’idée de néo-phénoménologie française

1 S’il est convenu de parler d’une relative éclipse de la phénoménologie dans les années 1960 et 1970, marginalisée par le « structuralisme » et le « néo-structuralisme1», les auteurs du récent et volumineux Neue Phänomenologie in Frankreich, entendent faire l’« inventaire » (Bestandsaufnahme, p. 665), par nature provisoire et lacunaire, de ce qu’ils appellent la « renaissance d’un courant de pensée » (p. 9) depuis le début des années 1980. C’est le premier ouvrage monographique de cette ampleur à risquer une synthèse des évolutions récentes de la phénoménologie en France, dans le sillage de l’ouvrage, qu’il complète et prolonge, de Bernhard Waldenfels, Phänomenologie in Frankreich, publié en 19832, sans oublier le modèle commun aux deux, la vaste fresque historique de Herbert Spiegelberg3. Gondek et Tengelyi n’ignorent pas les études antérieures sur le sujet qu’ils utilisent au contraire explicitement comme boussoles historiographiques et thématiques pour orienter leur projet, notamment Le Tournant théologique de la phénoménologie française et La Phénoménologie éclatée de Dominique Janicaud4, L’Idée de phénoménologie de Jocelyn Benoist 5, et « Un moment français de la phénoménologie » de Jean-Luc Marion6.

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2 Cette « nouvelle phénoménologie » ou néo-phénoménologie pour faire court, est qualifiée de française non seulement parce qu’elle s’énonce dans la langue de Descartes 7, mais aussi, et surtout, parce qu’elle incarnerait, au-delà d’une définition simplement nationale (p. 32), un moment théorique déterminé de l’histoire de la phénoménologie qui serait un « moment français ». Faisant leur l’aperçu généalogique de Marion esquissé dans « Un moment français de la phénoménologie », Gondek et Tengelyi se laissent guider par « le ou les points communs à la succession ininterrompue qui mène, de Lévinas en 1930, à Ricoeur, Henry et Derrida (et toujours encore Levinas), jusqu’à l’actuelle génération8 ». C’est la phénoménologie de cette « génération actuelle » que les auteurs appellent « nouvelle », car elle soumet à une « transformation essentielle » et « systématique » (p. 11, p. 666) ses figures précédentes : celle du père fondateur, Husserl, et de son assistant hétérodoxe, Heidegger, mais aussi celle des premiers phénoménologues français, Sartre et Merleau-Ponty. En traçant le diagramme de cette transformation, l’ouvrage apparaît dès lors comme un relais de la complexe et souvent imprévisible dialectique des « transferts et contre-transferts9 » dans l’histoire de la philosophie européenne10, ouvrant la possibilité de repérer des problématiques communes, parfois chronologiquement disparates.

3 Comme il ne peut s’agir ici de restituer dans le détail les études et les portraits consacrés aux philosophes jugés représentatifs de la « nouvelle phénoménologie en France11 » et destinés à être présentés sous une forme concise et synthétique au public allemand, nous nous concentrons sur la thèse directrice de l’ouvrage : la nouvelle figure de la phénoménologie, dans toutes ses versions, procède d’un changement de paradigme, c’est-à-dire de la modification du concept de phénomène désormais entendu comme événement (Ereignis).

Les trois figures de la phénoménologie

4 Si le concept de phénomène a subi plus d’une modification en un siècle, Gondek et Tengelyi en proposent une définition minimale censément admise par tous les phénoménologues : le phénomène est une formation de sens (Sinngebilde). Au § 55 des Ideen I, Husserl écrit : « Toutes les unités réelles sont “unités du sens” (Einheiten des Sinnes) », c’est-à-dire qu’elles se donnent comme telles après leur réduction phénoménologique ; il précise aussitôt que ces « unités de sens (…) présupposent une conscience donatrice de sens (sinngebendes Bewusstsein)12 ». Les « nouveaux phénoménologues » français, comme avant eux certains élèves de Husserl (Ingarden, Landgrebe, Patocka, Heidegger…), récuseraient ce tournant subjectiviste et idéaliste de Husserl reflété dans cette précision qui lie la réduction phénoménologique et les formations de sens qui en procèdent aux vécus intentionnels ou actes de la conscience.

5 Leur ambition commune, selon Gondek et Tengelyi, est d’étudier des phénomènes ou Sinngebilde qui échappent à la donation de sens déterminée par la conscience intentionnelle et sa structure corrélative noético-noématique (p. 23, p. 29). De cette ambition commune, marquant un changement de paradigme dans la compréhension du phénomène et, partant, des pratiques de la phénoménologie, on pourrait constater une prise de conscience dans la génération actuelle. Or cette « troisième figure de la phénoménologie » (p. 24), qui se détache de la « phénoménologie existentielle » (p. 669) de Sartre (L’Être et le néant, 1943) et du premier Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception, 1945), formée sous la double influence directe de Husserl et Heidegger,

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émerge, en ordre dispersé mais quasi simultané, dès le début des années 1960. Le dernier Merleau-Ponty (Le Visible et l’invisible, 1964 ; L’œil et l’esprit, 1964), Ricoeur (Philosophie de la volonté II, t. 2, La Symbolique du mal, 1960 ; De l’interprétation. Essai sur Freud, 1965), Henry (L’Essence de la manifestation, 1963) et Lévinas (Totalité et infini, 1961) s’intéressent ainsi, essentiellement, à certains phénomènes contrariant la Sinngebung par la conscience intentionnelle : le « sens spontané » ou « sauvage », l’« invisible », le « symbole », l’« affectivité » ou le « visage ».

6 Pour pratiquer puis exploiter ces percées, la troisième voie de la phénoménologie française passe entre Husserl et Heidegger, voire au-delà (p. 24) : en approchant des phénomènes à contre-courant ou à rebours de la conscience intentionnelle, en donnant voix à des phénomènes de l’« autrement qu’être », la néo-phénoménologie entend explorer des territoires peut-être indiqués par Husserl et Heidegger, mais délaissés et ignorés par eux. Elle ne s’installe pas moins, sur un mode ambivalent, dans la différence entre Husserl et Heidegger, jouant l’un contre l’autre (p. 21, p. 646) : si Heidegger doit servir à critiquer l’ego transcendantal de Husserl et fournir son modèle de lecture onto- théo-logique de l’histoire de la philosophie, le retour à Husserl (p. 645), qui se précisera et consolidera autour de 1981 (Franck, Chair et corps. Sur la phénoménologie de Husserl) et 1984 (Marion, « La percée et l’élargissement. Contribution à l’interprétation des Recherches Logiques de Husserl », Philosophie, n° 2 et 3, repris dans le premier chapitre de Réduction et donation, Paris, PUF, 1989), est sollicité pour résoudre les apories supposées, ou les questions laissées en suspens et contournées, dans l’analytique existentiale de Heidegger (le corps, le sexe, la vie, l’autre, Dieu …).

7 On peut à cet égard remarquer que les contours de la figure de Heidegger à l’intérieur de la « nouvelle phénoménologie » n’apparaissent pas toujours très clairement dans l’ouvrage. À propos de ce double usage de Husserl et de Heidegger que la « nouvelle phénoménologie » mettrait en œuvre, Gondek et Tengelyi, prolongeant les analyses, citées (p. 641), de Benoist13, parlent d’un « post-heideggérianisme » ou « néo- heideggérianisme » de la « nouvelle phénoménologie », mêlé d’un husserlianisme hétérodoxe. C’est d’ailleurs moins le Heidegger de Sein und Zeit qui sert de référence, mais singulièrement celui de la conférence de 1962, Temps et être, où s’énoncent, quoique coupés de leur contexte d’élaboration antérieur, quelques concepts majeurs d’après-guerre : le don, l’appel, l’es gibt, le retrait, l’Ereignis, etc. Gondek et Tengelyi n’en restreignent pas moins l’influence de Heidegger dans le champ de la « nouvelle phénoménologie » : par exemple dans le cas de Henry et de Chrétien, mais surtout de Marion, il est vrai que le rapport à Heidegger est indéniablement fort, mais critique ; dans celui de Richir, de Barbaras ou de Depraz et de Benoist, on peut en revanche parler de rupture. Mais parmi les autres protagonistes jugés représentatifs de ce courant figurent Franck, Dastur et Escoubas, dont on ne saurait affirmer qu’ils se sont éloignés de Heidegger ; les auteurs estiment pourtant (p. 22) que la nouvelle génération, surtout husserlienne, s’est bel et bien réveillée de « l’“hypnose” heideggérienne14 ».

8 On ne peut que souscrire à ce constat s’il concerne le Heidegger, fragmentaire, fixé par sa réception française dans les premières décennies d’après-guerre, réception parfois sectaire, souvent orientée par l’auto-interprétation rétrospective de Heidegger lui- même qui ne rend pas toujours justice au potentiel abrité par son propre travail, surtout celui de la période de Sein und Zeit. Mais il faut sans doute nuancer ce jugement si l’on se souvient que le corpus de Heidegger a considérablement augmenté depuis la

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publication de la Gesamtausgabe et s’est modifié en conséquence, obligeant à réviser tant la compréhension du Heidegger des années vingt, autour de Sein und Zeit de 1927, que celle du Heidegger de l’Ereignis dans l’orbe des Beiträge zur Philosophie de 1936-1938, à ce jour toujours inédits en français ; nous y reviendrons à la fin de ce compte-rendu.

9 Selon Gondek et Tengelyi, la génération actuelle radicalise et systématise donc les percées de ses aînés au-delà de Husserl et Heidegger – ajoutons plus prudemment : au- delà d’un certain Husserl et d’un certain Heidegger – en opérant une transformation du concept même de phénomène (p. 25). Le phénomène excède l’objectivité husserlienne (non-objectif, il déborde l’horizon intentionnel), et l’étantité heideggérienne (non- étant, il se situe dans l’« autrement qu’être »). Cet « excès » propre à la dimension « non-objective » de tout phénomène, aucune ontologie existentiale-analytique ou phénoménologie transcendantale ne sauraient le thématiser (p. 670). Toute approche en revanche qui se donne pour tâche explicite de traiter de cet « excès non-objectif » (ungegenständlicher Überschuss) au cœur du phénomène est qualifiée par les auteurs de « nouvelle phénoménologie » dont les opérations phénoménologiques fondamentales (description, intentionnalité, éidétique, réduction, constitution) se distinguent, par des variations décisives, tant de la figure husserlienne que de la figure sartrienne-merleau- pontyenne de la phénoménologie telle qu’elle s’énonce dans l’Avant-Propos de la Phénoménologie de la perception (p. 665-671).

10 La « nouvelle phénoménologie », débordant tout horizon intentionnel, voire l’horizon intentionnel de tous les horizons intentionnels, à savoir le monde, n’est plus une « phénoménologie du monde » (Weltphänomenologie, p. 670), mais, selon le terme critique de Janicaud, une « phénoménologie de l’inapparent » (traduction de la notion tardo-heideggérienne das Unscheinbare). Les auteurs réinvestissent la notion de « phénoménologie de l’inapparent » dont ils suspendent la portée initialement critique pour n’en garder que la teneur positive : l’expression ferait signe, désormais, vers une nouvelle normativité du phénomène basée sur la mise en question du concept de phénomène à partir de l’excès inapparent et non-objectif qu’il abriterait toujours déjà (p. 647).

Structure d’une révolution phénoménologique

11 Gondek et Tengelyi considèrent que la transformation systématique du concept de phénomène, on l’a dit, définit la « nouveauté » de la troisième figure de la phénoménologie comme « phénoménologie de l’inapparent ». Cette transformation, étudiée en détail dans la première partie de l’ouvrage consacrée à Henry, Marion et Richir (p. 37-206), implique trois axes thématiques spécifiques, décrits dans la deuxième partie (p. 209-387) également appuyée pour l’essentiel sur Henry, Marion et Richir : le débat autour de la phénoménologie comme une « autre philosophie première », le projet d’une anthropologie phénoménologique esquissé à partir du rapport entre phénoménologie et psychanalyse, et la controverse sur les limites entre phénoménologie et théologie. La troisième partie (p. 391-485), qui revendique un statut marginal ou digressif dans l’architecture générale de l’ouvrage, traite de Ricoeur et de Derrida sous l’angle de leur contribution à l’émergence de la « nouvelle phénoménologie » ; on peut d’ailleurs se demander pourquoi les auteurs n’ont pas jugé utile dans ce contexte de présenter plus longuement Lévinas, de la même génération que Ricoeur, d’autant plus que la publication récente de certains de ses écrits inédits

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invite à une sérieuse correction de perspective de l’œuvre15. La dernière partie (p. 487-663) esquisse sept portraits de phénoménologues contemporains (Didier Franck, Françoise Dastur, Éliane Escoubas, Jean-Louis Chrétien, Renaud Barbaras, Natalie Depraz et Jocelyn Benoist) dont les auteurs considèrent qu’ils enrichissent par des éléments nouveaux le concept transformé de phénomène.

12 Sans pouvoir entrer dans la matière de ces analyses, nous retiendrons surtout que la définition normative nouvelle du phénomène, et là réside l’une des thèses les plus audacieuses des auteurs de l’ouvrage, serait partagée, comme « fondement commun » (p. 39-40), par tous les acteurs du champ de la « nouvelle phénoménologie », aussi et surtout par les deux « pôles extrêmes » (p. 28) figurés par Marion et Richir, selon une opposition déjà mise en avant par Janicaud16. En effet l’une des ambitions explicites de Gondek et de Tengelyi, c’est de procéder à un « rééquilibrage » et de présenter en un tableau complet des familles, si l’on peut dire, qui est celui d’« une seule et même époque de la pensée phénoménologique », la « famille phénoménologique » de Marion, avec son contrepoids qui serait incarné par celle de Richir, « nouveau phénoménologue » encore insuffisamment étudié selon les auteurs (p. 19-20). Ces deux « familles » investissent deux positions divergentes face à l’héritage de la génération précédente : une « approche intégrative », du côté de Marion, qui renoue explicitement avec Lévinas, Ricoeur, Merleau-Ponty, etc., et une « approche différentielle ou polémique » du côté de Richir (p. 25).

13 Le principe même de la phénoménologie s’énonce en fonction de ces positions antipodiques. Marion pose en principe de la phénoménologie : « d’autant plus de réduction, d’autant plus de donation17 » ; Richir l’exact contraire : « d’autant plus de réduction, d’autant moins de donation18 ». Pour Marion, mais aussi pour Henry et Chrétien (p. 672), le donné se donne de lui-même à partir de lui-même selon une auto- donation qui survient avant toute donation de sens par la conscience intentionnelle. Richir, pour le dire tout aussi schématiquement, récuse ce principe, car la phénoménologie est censée mettre en question ce qui est positivement donné, en montrant comment le donné résulte d’une Sinnstiftung préalable, d’une « institution symbolique » dont il s’agit d’exhiber la genèse ; Janicaud, Barbaras ou encore Benoist attribueraient à la phénoménologie une fonction « critique » similaire (p. 672). Cette genèse du sens ne sollicite pas l’idée d’une constitution transcendantale ; le sens est compris comme un événement qui advient spontanément à la conscience intentionnelle.

14 Dans les deux cas, le phénomène se produit à rebours de toute donation de sens par la conscience intentionnelle, soit qu’il inclut l’« effet de sens » d’une contre- intentionnalité (Marion), soit qu’il donne lieu à une formation de sens non- intentionnelle comme « sens se faisant » (Richir). Ainsi les deux principes diamétralement opposés convergent en vérité dans la définition du phénomène comme « événement de sens » (Sinnereignis) qui se donne, « présupposition commune » à ces deux positions extrêmes, et dès lors se rejoignent au-delà du dédoublement empirico- transcendantal (p. 671). C’est donc la thèse du caractère « événementiel » du donné19 qui permet aux auteurs d’unifier le champ de la « nouvelle phénoménologie » (p. 672-673).

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Après le tournant théologique

15 Les auteurs sollicitent ainsi principalement la définition du phénomène comme événement du donné pour caractériser la « nouvelle phénoménologie en France », bien plus qu’un « tournant théologique ». On se rappelle que Janicaud, initiant une controverse reconstruite et discutée dans ses grandes lignes par Gondek et Tengelyi (p. 11-15, p. 211-238, p. 318-387), avait pu qualifier d’illégitimes les pratiques phénoménologiques de Henry, Marion et Chrétien en leur reprochant de transgresser le phénomène immédiatement donné20 ; à partir de cette « tendance à la transcendance » (p. 14), de cette « frénésie de la limite » et de l’« excès21 », s’amorcerait le « tournant théologique » de la phénoménologie française, marqué par l’inobservance du précepte d’« athéisme méthodologique » préconisé par Husserl au §58 des Ideen I mais aussi par Heidegger22.

16 Le concept de « tournant théologique » est jugé trop restrictif pour embrasser la totalité du champ de la néo-phénoménologie française. Les auteurs refusent de parler de « nouveaux théologiens » qui prendraient simplement le masque de la phénoménologie, comme semblait le suggérer Janicaud. Dans leur conclusion, Gondek et Tengelyi n’en insistent pas moins sur la présence continue de thèmes « théologiques » chez les « nouveaux phénoménologues », jusqu’à voir dans l’ensemble de la néo-phénoménologie française opérant après la « mort de Dieu » un réinvestissement philosophique de thèmes initialement théologiques (p. 674), « sécularisation » dont témoigneraient non seulement les notions de don, d’appel ou d’événement chez Henry, Marion et Chrétien, voire chez Derrida, mais aussi les notions de vie, de corps, de chair ou de désir chez Richir et Barbaras. Si la controverse sur les limites entre phénoménologie et théologie a fait l’objet d’un chapitre dans la deuxième partie, cette thèse de la « sécularisation » ou « réactualisation » phénoménologique de thèmes théologiques aurait peut-être gagnée à être davantage explicitée23 et inscrite dans un contexte historique plus large.

17 À partir de cette thèse d’une « sécularisation » phénoménologique, Gondek et Tengelyi esquissent dans leur conclusion trois voies possibles pour la néo-phénoménologie et ses protagonistes contemporains. La première voie, empruntée par Marion et Chrétien à la suite de Lévinas, de Henry et de Ricoeur, serait celle d’une « religion post-métaphysique » (p. 674). La deuxième, frayée par le Heidegger tardif et le dernier Merleau-Ponty, pratiquée par Derrida et Richir, mais aussi par Barbaras, conduirait vers une « quasi- théologie sans religion » (p. 674). Les auteurs considèrent que Franck, Dastur et Escoubas sont proches de la deuxième voie, Depraz de la première ; Benoist chercherait une troisième voie, celle d’un « athéisme non-métaphysique » (p. 675), qui, en interrogeant les limites mêmes de la phénoménalité et de l’intentionnalité (p. 641, p. 658), tracerait une ligne de fuite post-phénoménologique, qui ferait sortir du champ de la « nouvelle phénoménologie ».

18 C’est d’ailleurs un certain hors-champ dans la description de la néo-phénoménologie française que nous voudrions évoquer pour terminer ce bref aperçu. La thèse principale de l’ouvrage, qui sert également de crible pour identifier les « nouveaux phénoménologues », à savoir le paradigme du phénomène comme « événement de sens », si elle est susceptible par ailleurs d’être soumise à discussion, présente l’avantage de procurer un principe d’unification du champ de la néo-phénoménologie en France. Mais il reste à montrer que ce paradigme demeure toujours opérationnel si

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on le met à l’épreuve des possibles intersections et interfaces de la néo- phénoménologie avec d’autres tendances à l’intérieur du champ général de la philosophie française. Soulignons que certaines parmi ces interfaces susceptibles de ressourcer ou d’inscrire la « nouvelle phénoménologie » dans un débat plus vaste, sont au moins indiquées, et les développer n’était évidemment pas du ressort de l’ouvrage déjà volumineux.

19 En définissant le phénomène, dans son paradigme nouveau, comme « événement de sens », on aurait pu s’attendre, en effet, que l’ouvrage mette en perspective le rapport complexe entre phénoménologie et herméneutique en France24, mais aussi le débat entre phénoménologie et philosophie analytique, frôlé dans le portrait de Benoist sans être approfondi25. Autre dossier, l’un des trois axes thématiques principaux procédant du nouveau concept de phénomène serait la constitution d’une anthropologie phénoménologique, mais l’interface entre phénoménologie et « anthropologie » semble uniquement traitée sous l’angle du débat (d’ailleurs bien reconstruit) avec la psychanalyse, alors que cette constellation émerge plus généralement, par exemple dans la réception française en cours, aux effets donc encore imprévisibles, de Blumenberg et de son projet d’anthropologie phénoménologique26, lequel, situé au cœur de sa « métaphorologie » comme de sa « mythologie philosophique » et essentiellement lié au corpus de l’anthropologie philosophique allemande (Scheler, Plessner, Gehlen), implique tant une relecture de Husserl que de Heidegger, les deux figures également tutélaires pour la néo-phénoménologie française27.

20 Enfin, dernière remarque, les auteurs soulignent le « rapport spécifique », assurément décisif pour la constitution du champ et de certains de ses thèmes fondamentaux, entre la « nouvelle phénoménologie » et l’histoire de la philosophie (p. 643), à supposer qu’on puisse facilement en faire le partage, et le rôle de Heidegger impliqué par ce rapport. Ce rapport spécifique n’est évoqué que latéralement dans un sous-chapitre sur la réception, par Marion, du théorème heideggérien de la métaphysique comme constitution onto-théo-logique (p. 352-357). Ce théorème, dont on sait qu’il est sans doute tiré de la figure avicenno-scotiste de la métaphysique, a fait récemment l’objet de corrections et de critiques28. De là à penser que ces objections, absolument nécessaires, contribuent à désactiver le potentiel de Heidegger pour la phénoménologie contemporaine, il y a un pas qu’il faut se garder de franchir, car c’est sans doute à partir de ces réévaluations, et à la faveur de l’extension considérable du corpus heideggérien au cours du dernier quart de siècle par la Gesamtausgabe, qu’il est possible, par un effet en retour, peut-être moins perceptible car plus micro-logique, de dégager certaines ressources susceptibles d’infléchir ou d’enrichir les problématiques de la « nouvelle phénoménologie » et d’interroger le tracé de ses « familles » françaises29 dont l’ouvrage, soulignons-le pour le saluer, propose pour la première fois un tableau d’ensemble qui, loin d’être figé, puisque vivant, ne demande qu’à être complété ou prolongé.

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NOTES

1. Ce terme importé des États-Unis et diffusé en Allemagne par Manfred Frank ( Was ist Neostrukturalismus ?, Francfort, Suhrkamp, 1983, tr. fr. Ch. Berner, Paris, Le Cerf, 1989) et Jürgen Habermas (Der philosophische Diskurs der Moderne, Francfort, Suhrkamp, 1985, tr. fr. Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2011), est censé désigner principalement les pensées de Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard, ce que d’autres ont pu appeler, avec la même imprécision, la « pensée 68 ». 2. Bernhard Waldenfels, Phänomenologie in Frankreich, Francfort, Suhrkamp, 1983. 3. Herbert Spiegelberg, The Phenomenological Movement : A Historical Introduction (1960), 2 vol. , La Haye, Nijhoff, 3e édition, 1982 ; on se reportera à la 3e partie du 2nd volume, « The French Phase of the Movement », p. 395-592. 4. Le Tournant théologique de la phénoménologie française, Combas, L’Éclat, 1991, et La Phénoménologie éclatée, Combas, L’Éclat, 1998, tous deux repris dans La Phénoménologie dans tous ses états, Paris, Gallimard, 2009. 5. Voir plus particulièrement les trois essais, « Sur l’état présent de la phénoménologie », « Qu’est-ce qui est donné ? », « Le “tournant théologique” », in L’Idée de phénoménologie, Paris, Beauchesne, 2001, respectivement p. 1-43, p. 45-79, p. 81-103. 6. « Un moment français de la phénoménologie », Rue Descartes, Phénoménologies françaises, 2002/1, n° 35, p. 9-13. Les auteurs se réfèrent également à François-David Sebbah, L’Épreuve de la limite. Derrida, Henry, Lévinas et la phénoménologie, Paris, PUF, 2001 ; Michel Haar, La Philosophie française entre phénoménologie et métaphysique, Paris, PUF, 1999 ; B. Bégout, N. Depraz, Ph. Cabestan (éd.), Magazine littéraire, n° 403, nov. 2001, p. 18-65. François-David Sebbah et Alain David, Rue Descartes, n° 35, 2002/1, p. 1-149 ; Rudolf Bernet, La Vie du sujet. Recherches sur l’interprétation de Husserl dans la phénoménologie, Paris, PUF, 1994 ; Conscience et existence. Perspectives phénoménologiques, Paris, PUF, 2004 ; Carla Canullo, La fenomenologia rovesciata. Percorsi tentati in Jean-Luc Marion, Michel Henry e Jean-Louis Chrétien, Turin, Rosenberg & Sellier, 2004. 7. Vincent Descombes, Le Même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Paris, Minuit, 1979, p. 11. Sur l’idée de philosophie « française », reconduite à sa (res)source perpétuelle que serait la figure de Descartes, le lecteur pourra se reporter à l’article de Camille Riquier, « Descartes et les trois voies de la philosophie française », Camille Riquier (éd.), Philosophie(s) française(s), Philosophie, n° 109, 2011, p. 21-42. 8. Jean-Luc Marion, art. cité, p. 10. 9. Jean-Claude Monod, « Introduction » au dossier Phénoménologie allemande, phénoménologie française, Revue germanique internationale, 13/2011, Paris, CNRS Éditions, p. 6. 10. La réception germanique de la « nouvelle phénoménologie », à la différence de sa réception anglo-américaine, est encore balbutiante ; voir par exemple, sur Henry, les travaux de Rolf Kühn, Radikalisierte Phänomenologie, Francfort, P. Lang, 2003 et Michael Staudigl, Die Grenzen der Intentionalität. Zur Kritik der Phänomenalität nach Husserl, Wurtzbourg, K&N, 2003, ou, sur Marion, l’étude monographique de Thomas Alferi, « Worüber hinaus Grösseres nicht gegeben werden kann… » : Phänomenologie und Offenbarung nach Jean-Luc Marion, Fribourg, Alber, 2007. 11. Jean-Claude Monod et Christian Sommer organisent les mercredi 7 et jeudi 8 mars 2012 deux journées d’étude à propos de la « nouvelle phénoménologie en France » avec la participation de R. Barbaras, J. Benoist, J.-L. Chrétien, J.-F. Courtine, F. Dastur, N. Depraz, É. Escoubas, D. Franck, J.-L. Marion, M. Richir et L. Tengelyi (voir http://www.umr8547.ens.fr/spip.php?rubrique30). 12. Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, Erstes Buch, Husserliana, III/I, La Hague, Nijhoff, 1976, p. 120. 13. Jocelyn Benoist, « Sur l’état présent de la phénoménologie », L’Idée de phénoménologie, p. 18-20.

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14. La formule est de Marc Richir, Phénoménologie en esquisses. Nouvelles fondations, Grenoble, Millon, 2000, p. 19. 15. Voir Lévinas, Œuvres 1. Carnets de captivité et autres inédits, R. Calin et C. Chalier (éd.), Paris, Grasset/IMEC, 2009 ; Œuvres 2. Parole et silence et autres conférences inédites au Collège philosophique, R. Calin et C. Chalier (éd.), Paris, Grasset/IMEC, 2011. 16. Voir Rue Descartes, Phénoménologies françaises, 2002/1, n° 35, p. 145. 17. Jean-Luc Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation (1997), Paris, PUF, 2005, p. 7. 18. Marc Richir, « Intentionnalité et intersubjectivité », in D. Janicaud (éd.), L’Intentionnalité en question, Paris, Vrin, 1995, p. 154. 19. Gondeck et Tengelyi renvoient, pour l’élaboration de ce trait caractéristique, à l’essai de J. Benoist, « Qu’est-ce qui est donné ? », in L’Idée de phénoménologie, p. 45-79. 20. Dans Le Tournant théologique de la phénoménologie française, Combas, L’Éclat, 1991. 21. Jocelyn Benoist, « Sur l’état présent de la phénoménologie », in L’Idée de phénoménologie, p. 24 ; François-David Sebbah, « À l’excès. Un moment de phénoménologie en France », in Jean-Michel Salanskis et François-David Sebbah, Usages contemporains de la phénoménologie, Paris, Sens & Tonka, 2008, p. 175-208. 22. Par exemple dans son cours de 1928, Gesamtausgabe, tome 26, p. 117, p. 211. 23. Sur l’idée d’une réactualisation phénoménologique de sources patristiques et médiévales, voir Emmanuel Falque, Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scot, Paris, PUF, 2008, p. 13-40. 24. Voir Jean Grondin, « La Phénoménologie sans herméneutique », Internationale Zeitschrift für Philosophie, 1, 1992, 146-153 ; Le Tournant herméneutique de la phénoménologie, Paris, PUF, 2003 ; Jean Greisch, Le Cogito herméneutique. L’Herméneutique philosophique et l’héritage cartésien, Paris, Vrin, 2000 ; L’Arbre de vie et l’arbre du savoir. Les racines phénoménologiques de l’herméneutique heideggérienne (1919-1923), Paris, Le Cerf, 2000. 25. Voir sur ce point Jean-Michel Roy, Rhin et Danube. Essais sur le schisme analytico- phénoménologique, Paris, Vrin, 2010 ; Claude Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, Paris, Gallimard, 2010. Remarquons en passant qu’eu égard au critère principal pour définir la néo- phénoménologie, à savoir la contribution au concept de phénomène comme événement, l’absence, dans l’ouvrage, de l’« herméneutique événementiale » de Claude Romano (déployée dans L’Événement et le monde, Paris, PUF, 1998 ; L’Événement et le temps, Paris, PUF, 1999 ; Il y a, Paris, PUF, 2003), peut surprendre. 26. Hans Blumenberg, Zu den Sachen und zurück, Francfort, Suhrkamp, 2002 ; Beschreibung des Menschen, Francfort, Suhrkamp, 2006, Description de l’homme, tr. fr. Denis Trierweiler, Paris, Le Cerf, 2011 ; Jean-Claude Monod, « “L’interdit anthropologique” chez Husserl et Heidegger et sa transgression par Blumenberg », Revue germanique internationale, 2009-10, p. 221-236 ; Denis Trierweiler (éd.), Hans Blumenberg. Anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2010. 27. De cet intérêt anthropologique renouvelé en phénoménologie, qui croise peut-être le « moment du vivant » (Frédéric Worms, La Philosophie en France au XXe siècle. Moments, Paris, Gallimard, 2009, p. 562-563) vers lequel convergent les courants du néo-bergsonisme et du deleuzianisme français axés autour du concept d’événement (M. Rölli (éd.), Ereignis auf Französisch : Von Bergson bis Deleuze, Munich, Fink, 2004), témoigne également l’ouvrage récent d’Étienne Bimbenet, L’animal que je ne suis plus, Paris, Gallimard, 2011, qui, dans un débat avec la philosophie de l’esprit anglo-saxonne, prolonge au-delà de Merleau-Ponty les indications et esquisses d’une anthropologie phénoménologique que celui-ci avait laissées dans La Nature. Notes. Cours du Collège de France, Paris, Le Seuil, 1995. Voir aussi, selon une perspective qui développe certaines pistes élaborées par Richir et Blumenberg, Alexander Schnell, Hinaus. Entwürfe zu einer phänomenologischen Metaphysik und Anthropologie, Wurtzbourg, Königshausen & Neumann, 2011. 28. Voir Olivier Boulnois, « Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique », C. Esposito et P. Porro (éd.), Heidegger e i medievali (Quaestio 1 / 2001), Turnhout,

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Brepols, p. 379-406 ; Jean-François Courtine, « Métaphysique et ontothéologie », in Jean-Marc Narbonne et Luc Langlois (éd.), La Métaphysique. Son histoire, sa critique, ses enjeux, Laval, PUL, 1999, p. 137-157 ; Inventio analogiae, Métaphysique et ontothéologie, Paris, Vrin, 2005 ; Alain de Libera, « Archéologie et reconstruction. Sur la méthode en histoire de la philosophie médiévale », in Karl-Otto Apel et al. (éd.), Un siècle de philosophie 1900-2000, Paris, Gallimard, 2003, p. 583-584. 29. Il faut évoquer sur ce point crucial le travail paradigmatique de Jean-François Courtine, à commencer par Heidegger et la phénoménologie, Paris, Vrin, 1990, jusqu’au récent La Cause de la phénoménologie, Paris, PUF, 2007. Voir aussi Jean-François Courtine (éd.), Heidegger 1919-1929. De l’herméneutique de la facticité à la métaphysique du , Paris, Vrin, 1996 ; Jean-François Courtine (éd.), L’Introduction à la métaphysique de Heidegger, Paris, Vrin, 2007, et, par ailleurs, les recueils récents procurés par Servanne Jollivet et Claude Romano (éd.), Heidegger en dialogue 1912-1930, Paris, Vrin, 2009, ainsi que par Sophie-Jan Arrien et Sylvain Camilleri (éd.), Le Jeune Heidegger 1909-1926, Paris, Vrin, 2011.

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Pratiques de la recherche

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Pratiques de la recherche

Transmettre: sciences, œuvres, créations

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Les archives de la création à l’âge du tout numérique

Pierre-Marc de Biasi

1 L’analyse et l’interprétation des archives de la création est devenue indissociable d’une discipline récente – la génétique des artéfacts – qui s’est fixé pour objectif de donner toute leur place aux documents de genèse dans l’étude des processus créatifs et l’approche critique des œuvres artistiques, littéraires, techniques et scientifiques. Dans le domaine de la littérature, où cette discipline s’est fondée1, la « génétique des textes » se propose de renouveler la connaissance des œuvres à la lumière de leurs manuscrits en déplaçant l’interrogation critique de l’auteur vers l’écrivain, de l’écrit vers l’écriture, de la structure vers les processus, de l’œuvre vers sa genèse. Le principe de ce déplacement relève de l’évidence : le texte définitif d’une œuvre est toujours le résultat d’un travail et d’une élaboration progressive, l’aboutissement d’une durée créative au cours de laquelle l’écrivain s’est consacré à la recherche de documents ou d’informations, à la conception, à la structuration et à la rédaction de son texte, à travers diverses campagnes de corrections et de révision qui ont fait se succéder un nombre parfois impressionnant de versions. La génétique se consacre donc résolument à cette dimension temporelle de l’avant texte et du devenir œuvre, en posant l’hypothèse que l’œuvre, dans sa version finale, reste l’effet des métamorphoses qui lui ont donné forme et qui se trouvent totalisées en elle comme la mémoire active de sa propre genèse.

2 Mais, pour pouvoir devenir l’objet d’une véritable étude, cette genèse de l’œuvre doit avoir laissé des « traces ». Ce sont ces indices matériels que la génétique textuelle se propose de retrouver et de rendre intelligibles : « les manuscrits de travail » de l’œuvre (carnets, plans, notes, brouillons, copies, épreuves corrigées, etc.), souvent couverts de ratures, très variables en quantités et en types, que les écrivains nous ont transmis au cours des trois derniers siècles. Ils se comptent par centaines de millions de documents, mais restent encore aujourd’hui très largement inédits et inexplorés dans les collections patrimoniales.

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Le manuscrit moderne : un transfert historique

3 Ces autographes de travail sur lesquels travaille la critique génétique ne nous ont pas été rendus accessibles par l’effet du hasard : nous ne les possédons que parce que leurs auteurs, en premier lieu, ont pris soin de les conserver, de les sauvegarder et de nous les transmettre et, en second lieu, parce qu’une longue chaîne de transfert matériel et symbolique – celle du patrimoine et des bibliothèques – s’est progressivement constituée pour les protéger, les maintenir intacts et les cataloguer jusqu’à pouvoir aujourd’hui les mettre à notre disposition.

4 Ces « manuscrits modernes » se distinguent essentiellement des « manuscrits anciens » (antiques et médiévaux) que la philologie classique s’était donnés comme objets d’étude, et qui avaient assuré, avant l’imprimerie à caractères mobiles, le rôle de support quasi-exclusif pour l’enregistrement, la communication et la diffusion publique des textes, notamment littéraires. Du XVIe au XVIIIe siècle, le manuscrit, en perdant progressivement son rôle éditorial, s’enrichit d’une nouvelle signification fortement valorisée : écrit « de la main de l’auteur », il devient la trace d’une création individuelle, le témoin matériel et la signature d’une pensée qui est à l’origine du texte imprimé. À travers les papiers autographes, ce que l’on commence à ressentir comme le véritable enjeu du manuscrit, c’est la personne de l’écrivain, son travail, sa démarche, son individualité.

5 Cette promotion du manuscrit s’inscrit dans une révolution intellectuelle qui a construit notre modernité. Elle accompagne, dans l’Europe des Lumières, le développement d’une idéologie du sujet qui culmine chez Kant avec la théorie du « génie » et de l’« originalité », mais aussi la constitution d’une science du devenir historique où la notion de « travail humain » acquiert, avec Hegel, une position centrale comme médiatisation du devenir. Le manuscrit autographe se trouve valorisé par la reconnaissance progressive des notions de « droit moral », de « propriété individuelle » et de « valeur intellectuelle », qui finissent par s’inscrire juridiquement en termes de « contrat d’édition », de « droits d’auteur » et de « propriété littéraire » (1793 et 1825-1826). Enfin, avec la révolution industrielle, l’émergence d’un clivage entre « produit » (objet anonyme de la mécanisation) et « œuvre » (objet personnel de l’artiste ou de l’artisan) et les débats sur « l’art industriel » (ancêtre de notre « industrie culturelle ») se traduisent par une curiosité nouvelle du public cultivé pour le savoir- faire, le geste créatif où le sujet inscrit sa marque, selon une évolution qui mènera de la valorisation de l’originalité à la théorisation de l’autonomie artistique.

6 Ces déterminations se traduisent, entre le milieu du XVIIIe siècle et la fin du XIXe siècle, par un phénomène sans précédent : les écrivains et les créateurs changent d’attitude à l’égard de leurs propres documents de travail. Au lieu de jeter leurs papiers après publication, ils commencent à conserver les archives de leur création en leur attribuant une valeur symbolique qui les rend dignes d’être transmises à la postérité, au même titre que l’œuvre publiée elle-même. En France, c’est avec Victor Hugo que ce nouveau rapport au manuscrit devient explicite par un geste qui va institutionnaliser l’édification d’un nouveau patrimoine écrit. En 1881, rédigeant un Codicille à son testament, il écrit : « Je donne tous mes manuscrits et tout ce qui sera trouvé écrit ou dessiné par moi à la bibliothèque nationale de Paris qui sera un jour la Bibliothèque des États-Unis d’Europe. » À partir de cette date, le principe même d’un transfert historique des documents de genèse est acquis : en léguant leurs dossiers autographes, les

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écrivains, les artistes et les savants, leurs ayants droit et leurs descendants, vont progressivement constituer un immense domaine documentaire disponible pour la recherche. Ce sont ces traces de la création que la génétique des textes, un siècle plus tard, s’est employée à redécouvrir et à valoriser, notamment, pour le domaine littéraire, en enrichissant l’étude du « texte » par l’exploration scientifique des processus dont il est l’effet : une valorisation qui n’a pu s’accomplir qu’avec l’aide et la contribution des grandes institutions de conservation, mais qui s’est aussi traduite par l’élaboration d’une théorie et d’une technique d’analyse spécifiques, requises pour le traitement de ces objets récalcitrants et textuellement incorrects que sont les documents de genèse. Rebuts de l’écriture, restes pléthoriques traversés par la disgrâce de l’approximatif et le démon de l’inachevé, réputés d’une opacité impénétrable en raison de leurs innombrables ratures, les « manuscrits de travail » que la génétique a déversés par tombereaux sur la scène critique n’ont pas toujours été accueillis chaleureusement par le milieu académique, et il y avait de quoi.

7 Conservés dans un état illisible et ininterprétable, parce que non classés, non déchiffrés, et parfois non encore inventoriés, ces indices génétiques ont le désavantage de ne pas être intelligibles sans un important travail préliminaire qui peut être considéré comme rebutant ou dissuasif. Mais la réciproque de cette difficulté n’est pas non plus négligeable, car ces archives sont aussi celles qui, moyennant un peu de patience, peuvent conduire le critique à un trésor de connaissances de première main, aussi inédites qu’irremplaçables : l’histoire de ce qui s’est passé entre le moment où l’écrivain a commencé à entrevoir la première idée de son projet et le moment où le texte, écrit et corrigé, paraît sous la forme d’un livre imprimé. En supposant que ces documents contiennent des informations inédites et de première main sur l’œuvre, la génétique textuelle (qui analyse les manuscrits : les classe, les déchiffre et transcrit) et la critique génétique (qui interprète les résultats de cette analyse) cherchent à reconstituer l’avant-texte de l’œuvre (les phases successives du « texte à l’état naissant » et de sa fabrication) avec l’objectif d’élucider son sens et sa portée d’après ses processus de conception et de rédaction.

L’approche numérique des documents de genèse

8 Les liens originaires entre génétique des textes et environnement numérique sont nombreux. Le manuscrit moderne des trois derniers siècles (XVIIIe-XXe) est un artéfact de papier, dont l’analyse scientifique s’est tout de suite trouvée liée à l’informatique. Même si cette complicité ne s’est révélée qu’avec le temps, les dates restent éloquentes. Le terme de « génétique » appliqué à l’étude des processus d’écriture, le développement d’une approche concertée sur plusieurs grands corpus littéraires tout comme la fondation de la structure de recherche elle-même (CAM 1975-1981, ITEM depuis 1982) coïncident précisément avec la période qui voit émerger l’informatique conviviale. Cette coïncidence contient un symbole : celui d’un lien mélancolique entre la science et son objet. L’ethnologie a pris son essor quand il est devenu clair que les dernières cultures primitives étaient condamnées à disparaître. L’écologie et la climatologie se sont acquis toutes nos faveurs depuis que la planète a vu se désintégrer les équilibres qui assuraient sa survie. L’intérêt scientifique pour les manuscrits modernes a émergé quand s’est généralisé l’instrument qui annonçait leur prochaine disparition.

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9 Il y avait eu des précédents. À l’époque des cartes perforées, quand les ordinateurs avaient encore la taille d’un F3, quelques généticiens de la première heure s’étaient attelés à des investigations un peu folles, d’une manière qui prend aujourd’hui une allure visionnaire. Mais, en pratique, c’est bien la révolution numérique des années 1980-1990, le traitement de texte, les bases de données et la montée en puissance d’Internet qui ont redéfini entièrement le champ et les outils des études de genèse en apportant des réponses aux questions logiques et quantitatives qui restaient jusque là insolubles.

10 Insolubles d’abord par la dimension des corpus, en vertu de cette disproportion qui caractérise l’archive génétique, souvent dix fois plus volumineuse que le texte lui- même. Comment éditer les manuscrits de travail d’un roman comme L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert, qui totalisent cinq mille pages de dimension A3 et des centaines de pages de carnets ? Converti en livres respectant les dimensions des manuscrits originaux, l’ensemble des fac-similés et des transcriptions se traduirait par l’équivalent de dix à douze volumes in-quarto ou in-folio de mille pages, le double en format A4. Aucun éditeur doué de raison ne s’engagerait dans un pari si risqué2. Ces soucis quantitatifs sont presque inexistants pour le médium numérique, dont les outils gagnent en capacité de mémoire chaque année, et qui se combine en outre spontanément avec les capacités de diffusion propre au réseau Internet.

11 Mais, plus encore que le quantitatif, c’est pour ses capacités logiques que le médium numérique s’est vite révélé indispensable aux recherches en génétique. Formé de pages reliées les unes derrière les autres dans l’ordre de sa pagination, le livre est séquentiel : sa structure est plus que mal adaptée pour rendre raison des itinéraires complexes, mouvants et non linéaires qui sont ceux de l’écriture ou du work in progress. Où classer la transcription d’un folio qui comporte des notes écrites à plusieurs mois ou années de distance ou plusieurs fragments de brouillons qui se rapportent à des secteurs différents de l’œuvre ? Comment mettre en scène dans un livre la manière dont l’écrivain mobilise simultanément six ou sept documents ? Le cas est banal : par exemple, l’écrivain consulte le plan-scénario qui guide sa rédaction, l’état rédactionnel antérieur du fragment qu’il est en train de réécrire, un carnet où se trouvent des notes prises pour ce fragment, un plan de ville ou une carte, des coupures de journaux et peut-être un ou deux livres, ouverts aux pages où il a repéré des passages qui pourraient informer son écriture… L’outil informatique, qui permet de définir et d’indexer des blocs et des liens en nombre indéfini, semble bien adapté à ce contexte à la fois éclaté et synthétique, quels que soient sa complexité et le nombre des éléments mis en jeu. À cette échelle, il s’agit de rendre intelligible la synergie d’un environnement de travail à composantes multiples : par exemple, la table de l’écrivain où une page s’écrit en prélevant des contenus ou des consignes dans plusieurs sources à la fois. Le livre ne le pouvait, très laborieusement, qu’au prix de tableaux à doubles entrées, de lourdes digressions et de mises en pages dignes de la Kabbale. L’environnement numérique offre toute une gamme de scénographies possibles pour en traduire la dynamique au plus près des processus qui se trouvent en jeu.

12 En technique comme en théorie, cette avancée dans l’ère du « tout numérique » n’a donc pas été un obstacle, mais au contraire une condition très favorable au traitement scientifique de l’indice génétique. On peut même dire que cette mutation technique a été la condition sine qua non de l’émergence de la génétique : l’étude des archives modernes, celles des trois derniers siècles, n’est devenue réellement envisageable,

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surtout pour les grands corpus et les documents très complexes, que sous l’effet de cette révolution. L’outil informatique a été décisif et il continue de l’être, notamment pour la communication et la transmission des résultats : c’est dans la logique des éditions en ligne XML et des normes de type TEI que les généticiens de l’ITEM travaillent aujourd’hui à mettre au point un environnement de transcription et d’édition à vocation universelle pour les manuscrits de travail. C’est aussi, pour une large part, grâce aux énormes capacités du numérique qu’il est devenu possible d’envisager une extension des recherches sur les processus de création aux domaines non littéraires (l’écriture scientifique, ou le texte philosophique) ou même non textuels, comme c’est le cas, en « génétique des formes », pour les archives musicales, l’histoire de l’art (projets des architectes, esquisses et repentirs des plasticiens), ou les arts visuels (dossiers de genèses filmiques ou photographiques). Dans tous ces champs d’investigation, c’est l’informatique qui a permis d’envisager un travail d’analyse approfondi sur chaque document et une étude systématique des très grands fonds, notamment grâce à la conversion des documents papier en données et en images numériques susceptibles de traitements de masse. C’est d’ailleurs la seule solution envisageable lorsqu’il s’agit, comme en génétique filmique, d’associer, dans un même mouvement de genèse, des éléments par nature aussi hétérogènes que des textes ou des notes autographes, des voix, du bruitage, de la musique, et des rushes : ramenés à leur dénominateur numérique commun, tous ces éléments se trouvent spontanément prêts au dialogue ou à la comparaison critique dans une même machine. Un ban de montage numérique en donne la démonstration immédiate : qu’il s’agisse de textes, d’images fixes, de sons enregistrés, ou de séquences d’images, c’est avec les mêmes outils, les mêmes paramètres, les mêmes visualisations et le même écran que l’on sera conduit à mener l’analyse intégrée de tous les éléments, chaque mode d’expression se présentant comme une couche du même continuum temporel.

L’archive à l’âge du tout numérique

13 Tout va donc pour le mieux dans les relations de complicité natives entre informatique et analyse des archives de la création : l’impénétrable masse des documents papier produits et conservés depuis le XVIIIe siècle devient manipulable et intelligible en se dotant de la légèreté « immatérielle » et des flexibilités logiques du numérique. Mais qu’en est-il si l’on considère les corpus génétiques de notre temps : les archives de ce qui se crée et s’invente aujourd’hui ? Car la génétique des textes et des formes entretient aussi, depuis sa fondation, une relation vitale avec l’actualité de la création : dans les années 1970-1980, c’est en partie sous l’impulsion des écrivains eux-mêmes (Sartre, Ponge et sa Fabrique du pré, Aragon qui lègue ses manuscrits au CNRS, etc.) que les chercheurs ont commencé à former les premières propositions méthodologiques de la discipline. Et cette tradition de dialogue avec la création vivante reste bien présente aujourd’hui. Or, dans nos relations de travail avec la BnF, l’IMEC et les collections patrimoniales, ou directement avec les écrivains, leurs ayants droit ou les nouveaux donateurs de fonds, que voit-on se profiler en matière d’évolution des archives ? Les créateurs confirmés qui lèguent leurs dossiers de genèse des années 1960-2000 transmettent des documents dont les médiums sont ceux du XXe siècle : papier, bande magnétique, film pellicule, photo argentique, avec parfois quelques éléments plus récents qui relèvent du traitement de texte et des supports électroniques. Mais pour les créateurs de la génération suivante, celle qui a commencé à produire dans les années

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1980, et plus nettement encore pour les jeunes créateurs contemporains, ceux des années 2000, la situation est toute différente : ce sont leurs archives elles-mêmes qui sont majoritairement numériques.

14 Car l’entrée dans l’ère numérique n’a pas seulement redéfini les pratiques scientifiques : elle a bouleversé le présent et l’avenir de toute la production intellectuelle et artistique. Le peintre résiste avec sa toile et ses tubes de couleurs, l’écrivain avec son calepin, le sculpteur avec son burin ou son chalumeau, l’architecte avec son calque d’étude… mais pour l’essentiel le médium électronique s’est imposé à la majorité des gestes créatifs, aussi bien pour celui qui écrit un roman, que pour celui qui compose un opéra, dessine un bâtiment, ou réalise une fiction cinématographique… Sans parler, bien entendu, de l’omniprésence de l’outil informatique dans la création scientifique, technique et industrielle. Cette homogénéisation fonctionnelle de toutes les pratiques créatives sous la tutelle hégémonique d’un seul et même médium crée une situation qui n’a jamais eu d’équivalent dans l’Histoire. Pour la première fois depuis les origines de la culture, qu’il s’agisse du calcul ou de l’écriture, du son (naturel ou artificiel ; bande-son, musique, voix, bruitage), de l’image et des artéfacts visuels (fixes ou animés, enregistrés ou dessin, photo, cinéma), des représentations volumiques (maquette, simulations 3D, environnements virtuels augmentés), etc., les modes d’expression jusque-là distincts par leurs techniques, leurs supports et leur savoir-faire se trouvent désormais assujettis au même médium, aux mêmes machines, et in fine au même code binaire. Et cette tutelle sans dehors s’exerce dans une intégration d’autant plus profonde qu’elle affecte à la fois et simultanément les conditions de la création, les pratiques expressives et leurs outils, mais aussi, sous l’effet d’Internet, la circulation des savoirs, la communication avec les pairs, l’accessibilité aux sources et, finalement, la diffusion des œuvres, la relation au public.

15 L’écrivain d’aujourd’hui n’échappe pas à cette mutation. Dans sa vie quotidienne comme dans son travail, il a pris l’habitude d’écrire et de corriger directement à l’écran : plus de tirages d’imprimante, comme il le faisait encore il y a dix ans, pour se relire tranquillement et reprendre son texte à la main, avant de saisir les corrections au clavier. Plus de correspondance (juste des courriels, des sms et des coups de fil cellulaires, tous numériques)3, plus de manuscrits, plus de biffures. Les prophètes du bureau sans papier ont fini par gagner. Inter ou intra, maintenant tout est net. L’ère du parchemin avait été celle du palimpseste, l’âge du papier celui de la rature, voici venue l’ère du support sans repentir : l’écran où rien d’autre ne subsiste que le texte toujours déjà typographique, prêt à imprimer, ou mieux, prêt à consommer, tout frais, en ligne, à même son affichage lumineux.

16 Les esprits aux idées courtes, qui n’aiment pas trop les archives, n’ont pas tardé à conclure : plus de manuscrits, plus de brouillons ? c’est la fin de la génétique ! Dommage pour les généticiens, les pauvres : les voilà condamnés à fermer boutique… Bien entendu, le raisonnement est bancal et la conclusion idiote : ce n’est pas parce qu’on écrit au clavier qu’on trouve tout de suite sa formulation définitive, et ce n’est pas parce que l’écran reste propre que les ratures ont disparu. L’évanouissement des repentirs est une simple commodité périphérique, leur disparition réelle n’est pas une fatalité. D’ailleurs, en serait-il même ainsi que la génétique, avec ses trois siècles de brouillons inédits à traiter, ne manquerait pas de grain à moudre pour les cent ans à venir… Donc, n’en déplaise aux impatients, il faudra encore faire avec la génétique pour un bon moment. Mais la question n’est évidemment pas là. La vraie question est de

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comprendre que nous nous trouvons réellement aujourd’hui devant un dilemme crucial et sans précédent, qui pourrait bien se solder par deux formes d’une même alternative, aussi solidaires que les deux faces d’une pièce de monnaie, « de singe », sans doute : tout perdre ou tout conserver, communiquer ou transmettre.

L’aporie des nouveaux supports

Tout conserver

17 Ce n’est pas parce que l’écran reste toujours propre qu’il ne subsiste aucune trace des opérations d’écriture qui ont précédé. C’est même le contraire. Moyennant quelques précautions, dont la sauvegarde des données sur un support pérenne qui garantisse leur stabilité et leur lisibilité à long terme, l’ordinateur a la capacité de conserver spontanément la trace de toutes les commandes que vous lui avez adressées, toutes intégralement, d’un bout à l’autre de chaque session de travail, et bien au-delà, aussi longtemps que vous ne procéderez pas à un écrasement délibéré de sa mémoire. Même dans ce cas, d’ailleurs, à moins que vous ne détruisiez physiquement le support matériel lui-même, des procédures d’extraction au moins partielles resteront toujours possibles comme le démontre à l’envi, de la brigade financière à la brigade des mœurs, le succès des enquêtes policières au cœur des disques durs. À l’échelle d’une session de travail, ces traces sont rendues accessibles grâce à un outil qui équipe tous les traitements de texte et tous les logiciels de dessin assisté, depuis les origines : la sauvegarde automatique paramétrable. Une copie automatique indexera par exemple toutes les quinze secondes une mise à jour du texte que vous rédigez : aucun coût en mémoire, puisque c’est le même texte à quelques détails près. Pour des raisons d’ergonomie faciles à comprendre, l’habitude est de tenir pour la « meilleure » la version la plus récente, en « oubliant » les versions précédentes. Mais, pour un moment au moins, tout reste disponible : par la procédure « annuler la frappe », vous remontez à rebours la chaîne des modifications auxquelles vous vous êtes livré, caractère par caractère, commande par commande, preuve indiscutable que c’est bien de l’écriture et non du texte que l’ordinateur enregistre et compile. Sur ce modèle ont été mis au point des logiciels expérimentaux permettant de faire réapparaître à l’écran les états successifs d’une rédaction : ils donnent à voir la concaténation temporelle des métamorphoses du texte, séquence par séquence, chaque état variant ayant été indexé et sauvegardé. Mis bout à bout, tous ces détails, qui racontent la genèse de votre texte à la seconde près, quel nom faut-il leur donner sinon celui de manuscrit numérique ? Un manuscrit booléen à support silicium certes, mais assorti de toutes les caractéristiques de son prédécesseur sur cellulose : ajouts, substitutions, suppressions, déplacements, etc.

18 Conclusion ? Vous êtes un grand écrivain et vous souhaitez léguer à la postérité les archives de votre création ? Déposez votre disque dur à la BnF, à l’IMEC ou à votre bibliothèque municipale préférée. Ce sera mille fois moins encombrant pour les conservateurs, et infiniment plus commode pour les chercheurs, que les liasses de papiers de Flaubert, de Proust ou de . Pour le généticien qui cherche à reconstituer les phases de votre travail, le disque dur, c’est l’Olympe : tous vos gestes d’écriture s’y retrouvent, et qui plus est classés, répertoriés, horodatés au dixième de seconde près. Un vrai miracle quand on sait ce qu’il faut de patience et de foi presque

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cistercienne pour mettre en ordre les pages d’un manuscrit, pour reconstituer sa capricieuse chronologie, et pire encore, pour dater les campagnes de ratures qui prolifèrent sur chaque page. Sans parler des fichiers de recherches documentaires annexées aux rédactions : c’est aujourd’hui toute l’exogenèse qui à son tour est devenue numérique, en intégrant à l’intertexte encyclopédique et multilingue du réseau mondial les ressources illimitées des moteurs de recherche et les univers multimédias du son et de l’image. Sans oublier l’essentiel : à la différence de ses prédécesseurs en papier, ce dossier de genèse numérique constitue un tout homogène : il a toutes les chances d’être exhaustif. Fini le drame des fonds lacunaires où il manque les plus belles pièces du puzzle, achetées en sous-main par un négociant du Texas, un trader britannique ou un nouveau riche de Shanghai : avec le manuscrit numérique, aucun folio ne s’égare, toutes les traces sont bien à l’abri dans leur capsule électronique, prêtes à la duplication immédiate : le rêve !

Un âge d’or de la genèse

19 Et ce n’est pas tout. Il y a aussi et surtout la « boîte noire ». Si les chercheurs s’intéressent aux brouillons, c’est pour reconstituer un processus mental : pour comprendre comment s’est formée une œuvre, en remontant aussi loin qu’il est possible en amont dans l’avant-texte, en explorant les prémices de cette phase prérédactionnelle où le projet prend sa source. Que reste-t-il de cette délibération à l’âge de la feuille de papier et du stylo ? Imaginons – comme c’est effectivement le cas pour de nombreuses œuvres littéraires – qu’une image secrète, une idée indécente, un fantasme inavouable, fût à l’origine du projet. Les premiers mots jetés par l’écrivain sur la page blanche en porteront-ils témoignage ? Parfois oui, mais le plus souvent non, car lorsqu’on écrit sur du papier, on sait bien qu’on exhibe une trace durable – scripta manent –, qui deviendra lisible par n’importe qui : ce qui est la dernière des choses à faire pour un secret. Même s’il ne s’agit pas d’un détail avilissant, mais d’une simple incertitude, il y aura autocensure. Que la phrase ne soit pas encore tout à fait stable, et la petite instance parlante qui pilote l’opération au fond du cerveau dira : non, ça, tu ne l’écriras pas sous cette forme car, de toute façon, il te faudrait aussitôt le corriger, et ce serait bête de commencer par une grosse rature sur ce feuillet vierge. D’où, la fameuse page qui reste blanche. Une phrase d’incipit formulée au premier jet sur papier présuppose la succession d’une vingtaine de simulations mentales. C’est évidemment beaucoup plus qu’il n’en faut pour trouver le moyen de cacher l’essentiel.

20 Maintenant, reprenons notre écrivain en train de chercher sa première phrase, non plus devant sa page blanche, mais à son clavier d’ordinateur. Ce n’est plus le même homme : il sait (il croit) que rien ne subsistera de ses maladresses ou de ses abominations, même s’il les jette à l’état brut sur son écran : d’un geste il pourra les faire disparaître et y substituer tout autre chose : ni vu ni connu, l’écran fait place nette. Inutile pour se lancer d’attendre que la phrase soit construite mentalement : elle finira toujours par trouver son équilibre sans laisser trace des expressions inachevées ou contrefaites qui lui ont donné naissance. Au lieu des vingt tests initiaux qu’exigeait le papier, l’écriture à l’écran ne supposera que quatre ou cinq simulations préliminaires. Et voilà pourquoi le brouillon numérique constitue un document d’une richesse cognitive sans précédent : il donne au généticien un accès à des processus psychiques beaucoup plus en amont que ceux dont le papier peut porter la trace. Une

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grande part de l’élaboration mentale ne s’y trouve pas, certes, surtout celle qui trouve ses sources dans le cycle long de la mémoire ; et l’autocensure y garde ses droits, mais en donnant quand même à voir une zone jusqu’ici inconnue de l’écriture à l’état naissant. Il ne s’agit plus tout à fait de la même écriture non plus, puisque précisément, à la différence de ce qui advenait avec le papier, le scripteur efface la trace de ses ratures et de ses hésitations à mesure qu’il corrige. Mais c’est bien l’écriture de notre temps.

Vers une science des processus

21 L’ère numérique ne sera donc pas la fin du brouillon, mais peut-être son véritable commencement, et sans doute son âge d’or. Les spécialistes de la genèse ne craignent nullement le chômage technique, ils s’inquiéteraient plutôt du contraire. Jusqu’ici l’approche génétique ne portait que sur des exceptions : des fonds miraculeusement épargnés de la destruction, pour chaque culture quelques centaines de corpus complets par siècle, tout au plus. Même en se limitant aux plus hautes productions de l’esprit, qu’adviendra-t-il lorsque nous posséderons l’intégralité de tous les brouillons dans le domaine des lettres, des arts, des sciences et des techniques ? La miniaturisation des supports, la capacité grandissante des matériels et la passion pour les archives permettent de supposer que, si l’on y met le prix, tout désormais pourra se conserver sous un format ergonomique. Mais alors, comment interpréter cette masse infinie de métamorphoses ? Même si ces gisements de l’avenir doivent contenir des trésors de pensée et d’innovation, aurons-nous simplement assez de chercheurs pour en extraire les secrets et pour élaborer une véritable science des processus ? Il se pourrait bien que nous nous inquiétions à tort : numériques par nature, les documents de genèse d’aujourd’hui ont une structure spontanément prête à l’inventaire raisonné et au calcul. Ils attendent simplement les machines qui sauront nous aider à les rendre intelligibles et à les interpréter, quelle que soit la discipline à laquelle ils appartiennent.

22 Pour ces nouveaux corpus électroniques comme pour les gisements de savoir génétique qui sommeillent encore dans les archives papier de la pensée moderne et contemporaine, la révolution numérique constitue la promesse de découvertes et d’une valorisation sans précédent. Les outils nécessaires à l’analyse des corpus traditionnels (numérisation des originaux, métadonnées de transcription diplomatique, classements dynamiques, édition en ligne) sont en voie d’offrir à la recherche un environnement qui permettra bientôt de les convertir intégralement en matériau numérique et, dans un deuxième temps, de les traiter avec les mêmes outils que les archives électroniques d’aujourd’hui et de demain. Comment ? Avec quels outils ? Pour leur diffusion, avec les instruments d’encodage et d’édition en ligne XML/TEI d’un outil à vocation universelle qui permettra de respecter toutes les spécificités des archives de la genèse. Ce chantier est déjà bien engagé. Et pour l’étude systématique des contenus, grâce aux dispositifs d’analyse qui permettront de les modéliser en y appliquant des outils statistiques. Les quantités de données accessibles sont déjà considérables. Un corpus comme celui de Gustave Flaubert compte environ 50 000 pièces qui contiennent en moyenne une centaine de phénomènes génétiques observables par page : 5 millions d’occurrences complexes. La moitié environ de ces occurrences a été analysée. Pour le seul périmètre des corpus étudiés à l’ITEM, on peut évaluer la masse potentielle du matériau expérimental disponible à environ 100 millions d’occurrences. L’enjeu que rend

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envisageable aujourd’hui la conversion des archives au tout numérique est de taille : faire entrer ces recherches dans la logique des algorithmes et des masses de données, changer d’échelle et passer au quantitatif. Il commencera alors à être envisageable de parler sérieusement d’une science du texte.

23 Voilà, du moins, la vision optimiste « tout en rose », comme la dessinait Bouvard à travers sa représentation idyllique du futur à la fin du dernier roman de Flaubert, dans un chapitre d’ailleurs inachevé laissé à l’état de manuscrit de travail. Comme la vision de Bouvard, notre hypothèse d’une conservation intégrale des archives par le numérique n’est pas utopique – elle est réalisable –, mais elle n’est pas non plus assurée : toutes les conditions ne sont pas aujourd’hui réunies – c’est le moins qu’on puisse dire – pour que le scénario de « l’âge d’or » s’impose à notre avenir. Pour faire bonne mesure, passons maintenant à la vision pessimiste, « tout en noir », comme la formait Pécuchet à la fin du même roman. Il s’agit bien d’un film catastrophe dont le synopsis essentiel tient en deux cauchemars.

Tout perdre

24 Le premier cauchemar concerne la pérennité même des documents et de leurs copies. On sait que les papiers modernes, notamment depuis les procédures de fabrication industrielle à base de pâte de bois, c’est-à-dire massivement depuis la seconde moitié du XIXe siècle, apogée du manuscrit et du livre, se trouvent chargés d’une acidité fatale aux fibres de cellulose qui les condamne à disparaître physiquement dans les deux siècles qui suivent. Le compte à rebours est facile à faire. On sait également que les manuscrits sont plus menacés encore que les livres imprimés en raison des encres métalliques de leurs tracés qui ajoutent aux risques de la charge acide celui d’une oxydation de toutes les zones couvertes par l’écriture à la plume. Ce « slow fire » a beau être « slow », ses ravages commencent à menacer concrètement une partie du patrimoine écrit. Les bibliothèques qui en ont la charge désacidifient en autoclave les livres et stabilisent les documents autant qu’elles le peuvent, mais pour les autographes, particulièrement fragiles, le traitement est un défi technique, chaque opération prend du temps, le coût est considérable et, si l’on considère le problème dans son ensemble, il s’agit bien d’une course contre la montre qui est loin d’être gagnée. Des pans entiers du patrimoine autographe sont irréversiblement perdus, comme c’est le cas également pour des centaines de milliers d’ouvrages imprimés. Donc, on numérise. Mais quelle est la durée de vie garantie d’un disque dur ? En termes d’engagement des fabricants, entre 2 et 5 ans, 10 dans le meilleur des cas : du papier acide au disque dur la précarité s’est multipliée en moyenne par 50… Et cela dans l’hypothèse irréaliste où aucun accident ne viendrait jamais s’ajouter au dépérissement attendu des supports. Dans les laboratoires de recherche stratégique, en informatique par exemple où l’on sait de quoi il retourne, les données sensibles, par mesure de sécurité, sont recopiées sur de nouveaux disques au minimum toutes les semaines et, pour les fondamentaux, tous les jours. Les bibliothèques patrimoniales, comme ces laboratoires, ont pris la mesure du problème et procèdent donc à des sauvegardes régulières pour assurer la pérennité des fichiers. Inutile d’en calculer le coût, évidemment exorbitant : il dépassera vite celui du stockage matériel des documents réels et ne peut donc, à terme, se traduire que par une sévère politique de restriction

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en matière d’enrichissements futurs et par des mesures draconiennes de « désherbage » pour le stock du déjà acquis.

25 Le deuxième cauchemar n’a pas l’ampleur du premier, mais ses conséquences ne sont pas moins dramatiques en termes de pertes irréparables. L’hypothèse d’un « siècle d’or » qui s’ouvrirait pour la génétique avec l’entrée dans l’ère du tout numérique repose sur le fait que l’ordinateur possède toutes les conditions requises pour mémoriser l’historique intégral des opérations qui ont eu lieu lors de la genèse de l’œuvre – recherche d’information, rédaction, versions successives, corrections, ratures, mises en pages –, qu’il s’agisse d’ailleurs d’un texte ou de tout autre artéfact visuel ou sonore. Les dispositifs requis pour cet archivage automatique des anciens fichiers sont structurellement envisageables et ne demanderaient pas d’énormes moyens logiciels pour être rendus opérationnels : une indexation fine avec sauvegarde paramétrée et systématique (par exemple sur disque périphérique) pourrait suffire. Le problème, c’est qu’à quelques très rares exceptions près, ces dispositifs n’équipent aucun de nos ordinateurs de travail : ils n’ont pas été prévus. Au contraire : ce qui est prévu pour la bonne marche de l’ordinateur, c’est le nettoyage par le vide. Conclusion : au-delà de la session de travail, l’historique est potentiellement promis à un effacement inévitable. Un disque dur peut voir disparaître tous ses fichiers non sauvegardés sous l’effet progressif de ses procédures de remise à jour, le “formatage de bas niveau” qui examine chaque cluster (unité minimale de stockage des fichiers) avec, en cas de besoin ou par simple mesure de précaution, vocation à le vider pour libérer de la place en faveur de l’inscription de nouveaux fichiers : sous cet effet, le contenu de chaque ancien cluster non sauvegardé peut se trouver effacé définitivement du disque, en même temps que les partitions qui lui assignait une place physique... Quand l’affaire est faite, même les plus fins limiers de la brigade des mœurs n’y peuvent plus rien.

26 Et inutile de se faire trop d’illusions sur les chances de récupérer les fichiers supprimés : selon la même logique, ils restent effectivement accessibles par le biais d’outils de récupération, mais seulement à titre provisoire, aussi longtemps que l’ordinateur n’aura pas décidé de recycler les clusters dans lesquels ces fichiers obsolètes ont été écrits primitivement. La durée de leur sursis est imprévisible ; ils restent accessibles aux outils de récupération comme s’ils étaient pérennes, mais pour le système, en revanche, ils sont vierges : ils apparaissent comme parfaitement libres pour l’écriture de nouvelles données, ce qui ne manque pas d’arriver, tôt ou tard. Rien donc n’est assuré si l’utilisateur – ou un dispositif interne – ne choisit pas de faire volontairement des sauvegardes régulières qu’il indexe pour les conserver et les mettre à l’abri d’une élimination automatique. Or l’utilisateur (en l’occurrence le créateur) a autre chose à faire : créer ; quant au dispositif qui pourrait s’en charger pour lui, il n’existe pas.

27 Que doit-on en conclure ? Qu’en matière d’archives de la création, nous sommes en train de vivre une sorte de catastrophe sans précédent : pour les vingt années qui viennent de s’écouler, au cours desquels la majorité des créateurs s’est progressivement convertie au tout numérique, il ne subsiste déjà plus aucun document de genèse, aucun brouillon, aucune trace génétique interprétable. Cette culture du tout numérique qui a réalisé le miracle de pouvoir virtuellement tout conserver aura in fine tout perdu : par négligence et par désintérêt, bien plus que par incompétence. Prenons la juste mesure du problème : il s’agit d’un trou archivistique total et irrémédiable qui n’a aucun équivalent dans l’histoire des trois derniers siècles, si ce n’est, peut-être,

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mais pour des durées plus courtes, les heures les plus sombres de notre histoire. Et ce trou déjà vieux de vingt ans continue à s’élargir chaque jour. C’est la totalité des archives de la création de notre temps qui passe à la trappe : pas seulement le travail des écrivains (ceux-là ont encore souvent la manie vintage de prendre au moins quelques notes sur des calepins), mais l’ensemble de notre production intellectuelle et artistique. Philosophes, historiens, architectes, compositeurs, chercheurs, cinéastes, etc. : du travail de toute cette génération, il ne restera donc à peu près rien en matière d’archives de la création. Quelques expériences institutionnelles d’archivage numérique, çà et là, ont bien été lancées, depuis quelques années, pour y remédier, mais seulement dans quelques secteurs sensibles (le « carnet de laboratoire », par exemple, au CNRS) et avec un succès limité. Dans d’autres métiers, les utilisateurs bricolent comme ils peuvent des dispositifs de fortune pour sauvegarder les archives dont ils ont besoin. Au total, rien qui soit à la mesure d’un problème qui concerne toutes les activités de création. Quand se décidera-t-on à offrir à chaque ordinateur un équipement en série qui permette à chacun de récupérer l’historique de son travail aussi simplement que le permettait l’archivage des dossiers papier ? En attendant, notre présent amnésique devient orphelin de son passé immédiat, et, au risque de nous perdre, nous avançons vers le futur en effaçant méthodiquement derrière nous les traces de nos propres pas. Pourquoi ?

Communiquer ou transmettre

28 Depuis trois siècles, les créateurs avaient multiplié les précautions et les efforts pour nous transmettre les traces de leur travail, avec l’espoir qu’à travers elles leurs œuvres seraient mieux comprises : en pensant aussi que le futur, notre présent, s’enrichirait par ce transfert d’expérience. Cette éthique de la transmission a vécu. Pour ce qui se crée aujourd’hui, pour le travail accompli par les créateurs contemporains, personne ne se soucie plus de savoir s’il en restera la moindre trace. D’où vient que notre temps soit tout à coup devenu à ce point indifférent à l’image de sa créativité, au sens de sa propre démarche ? Négligence plus qu’incompétence puisqu’au même moment nous disposons des outils les plus performants qui aient jamais existé pour y parvenir : négligence, mais surtout désintérêt profond pour le transfert et la transmission, indifférence et même désinvolture à l’égard des cycles longs. Nous n’avons plus aucune foi réelle en l’avenir, ni dans la chaîne des temps, ni finalement dans l’enseignement du passé. Surtout pas de stock. Notre doxa mise tout sur le cycle court : vitesse du transfert, visibilité immédiate, notoriété maximale. Il est difficile de ne pas associer cette religion du flux tendu, cette ivresse de l’impact publicitaire, cette impatience du résultat et cette fuite en avant dans l’éphémère, avec la manière dont l’industrie des mass média et de l’informatique ont pu transfigurer notre environnement quotidien et notre axiologie : le tout numérique a accouché du tout communicationnel.

29 Culte de la communication en temps réel, abolition de l’espace, oubli généralisé du passé et du futur : inutile de se cacher derrière son petit doigt, sous couvert d’industrie culturelle, ce qui dicte ici sa loi c’est la nouvelle culture du tout industriel façon « nouvelles technologies ». Pas les contenus, mais les tuyaux : la seule industrie à haute valeur ajoutée qui assure des progressions annuelles à deux chiffres lorsque le reste a été mondialisé ailleurs, grâce au dumping social, à l’autre bout de la planète. Ce qui compte, au fond, c’est la bulle d’un présent ramené aux échéances des mandats, des

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appels d’offre et des générations de matériels, trois à quatre ans tout au plus : une bulle irisée de tous les espoirs de profits qui l’ont fait naître, mais par nature destinée à éclater – moyennant quelques dommages collatéraux – au profit d’une nouvelle bulle. Telle est la nouvelle hache à débiter l’Histoire en séquences brèves. Mais en pratique, au quotidien, c’est toute notre relation à la transmission qui se trouve rejetée du côté des vieilles lunes. Communiquer ou transmettre ? Et si tout cela finalement n’était qu’une affaire de médium : silicium ou cellulose ?

30 Notre temps a vu se construire la complémentarité mais désormais aussi la concurrence entre deux perceptions du texte et de l’image : l’une pragmatique et expéditive de consultation, d’information, d’indexation et de communication – celle de l’écran et d’Internet ; l’autre lente, d’acquisition, de réflexion, de délibération, de rêverie, de délectation ou de plaisir – celle du papier. Les machines numériques avec lesquelles nous calculons, écrivons, dessinons, filmons, sont sans faiblesses et sans compassion. Toutes primitives qu’elles soient encore, elles n’ont déjà plus rien de commun avec les rythmes de notre pensée et de notre corps. Un dixième de seconde leur suffit pour lire in extenso Madame Bovary, là où il me faut au minimum vingt heures : je lis donc un million de fois plus lentement que la machine… ou même bien pire, le double, si je prends le temps de lire pour le plaisir, en savourant chaque phrase. Quant à écrire Madame Bovary … Flaubert y a consacré cinq ans de sa vie : autant qu’il en a fallu pour déchiffrer et classer les 5000 pages de brouillons qui en portent témoignage.

31 C’est ainsi : nos yeux ne perçoivent du réel qu’une vingtaine d’images par seconde. Il y a dans la relation au papier un luxe de lenteur qui est celui de notre rythme biologique, et de notre mode d’intellection : il faut du temps pour réfléchir, juger, apprendre, apprécier et concevoir. Et il en faut encore beaucoup plus pour faire œuvre durable. Voilà un autre mot fétiche adoré par notre actualité : durable. Mais que veut dire durer ? Peut-être le contraire, justement, de communiquer. Communiquer instantanément à travers l’espace est une performance utile et remarquable, certes : qui le nierait ? Mais peut-être pas au point d’en oublier l’autre dimension, celle de la durée, sans laquelle l’idée même de transfert perd son sens. Faire un buz qui vous assure une notoriété planétaire en quelques jours est un miracle dont les créateurs ont toujours rêvé, au risque d’entraîner leur œuvre dans la forclusion de la mode et des cycles courts. Aussi vite oublié que vite célèbre : le temps se venge toujours de ce que l’on a voulu faire sans lui. Or, justement, prendre le temps d’élaborer un message ou une œuvre dignes d’être transmis non seulement à tous dans l’espace, mais aussi et surtout dans le temps, à travers la longue durée, à tous ceux qui sont à naître : n’est-ce pas cela, la vocation de ce que l’on appelait, naguère, la culture ? L’oublier peut avoir un prix redoutable. Andy Warhol, dès 1967, nous en avait prévenu : « À l’avenir, chacun aura son quart d’heure de célébrité. » Et, pour éviter toute ambiguïté, il ajoutait : « Oui, il y aura une époque, où chacun pourra dire ce qu’il pense… et en toute liberté, car alors tout le monde pensera la même chose. »

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NOTES

1. Issue des liens entre le CNRS et la recherche universitaire, et réunissant des chercheurs d’horizons critiques très divers (psychanalyse, narratologie, sociologie, thématique, linguistique, etc.), la génétique des textes a pu se former en France grâce à un dispositif original qui a permis à plusieurs équipes de spécialistes (corpus Heine, Proust, Zola, Aragon, Flaubert, Valéry, Nerval, Joyce, Sartre, etc.) de se regrouper au sein d’une même structure du CNRS : le Centre d’Analyse des Manuscrits (1974-1981) transformé et élargi, depuis 1982, en Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM). Cet institut, lié par convention notamment à la BnF et à l’ENS (dont il est devenue une des UMR en 2001), s’est employé à développer des méthodes d’analyse spécifiques pour l’étude du manuscrit moderne et des archives de la création, en donnant naissance à une discipline nouvelle : la « génétique des textes et des formes », qui rassemble aujourd’hui cent cinquante chercheurs répartis en vingt équipes. Leader dans son domaine, et reconnu à l’échelle internationale pour son rôle pilote et fédérateur, l’ITEM a poursuivi son développement par la création de nouveaux pôles de recherche (génétique des arts, écriture scientifique, thématiques multi-corpus, édition numérique des documents complexes, etc.) en s’associant à la diffusion de la discipline dans de nombreuses universités ou institutions de recherche françaises et étrangères. 2. À l’exception de quelques grandes entreprises philologiques à l’ancienne comme il en existe en Allemagne, ou de quelques grands éditeurs académiques comme Brépols, mais toujours dans le cadre d’opérations exceptionnelles. 3. Voir notre article, « Le cauchemar de Proust », Médium, no 10, Le Numérique en toutes lettres, 2007, p. 125-137.

RÉSUMÉS

La génétique des textes et des formes étudie les archives de la création pour interpréter les œuvres d’après leurs documents de genèse (plan, brouillons, notes, etc.). Ces millions de documents autographes nous ont été légués par les créateurs des trois derniers siècles comme la trace de leur travail. L’outil numérique contemporain des premières recherches de ce type s’est révélé indispensable pour traiter ces archives complexes et massives. À l’heure où les traces du travail créatif, dans tous les domaines, deviennent elles-mêmes numériques, peut-on s’attendre à un âge d’or de l’approche génétique dans la mesure où il est devenu possible de « tout conserver » ? Ou à un cauchemar ? Car la réalité est que, depuis vingt ans, les archives numériques de la création sont pour l’essentiel perdues, et continuent à se perdre, faute de support pérenne et de procédure de sauvegarde automatique des fichiers. Cette destruction irréversible des traces est sans précédent. Pourquoi notre présent est-il si désinvolte vis-à-vis de sa propre mémoire ? Peut-être parce que le diktat du tout communicationnel et du flux tendu, qui exclut le différé et le stock, nous conduit à privilégier le court terme et la rentabilité immédiate, en oubliant la logique des cycles longs et de la transmission intergénérationnelle.

Textual genetics studies the archives of creation in order to interpret works according to their genetic documents (outlines, drafts, notes, etc.). These millions of autograph documents have

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been left by the creators of the last three centuries as a trace of their work. Digital tools, whose invention is contemporary of the early research of this type, have proved essential to handle these complex and massive archives. As traces of creative work in all fields become themselves digital, can we expect a golden age of the genetic approach since it has become possible to « preserve everything » ? Or will it be a nightmare ? For, in fact, over the last twenty years, the digital archives of creation have essentially been lost, and continue to be lost because of a lack of sustainable recording media and automatic file backup process. This irreversible destruction of traces is unprecedented. Why then is our present so casual towards its own memory ? Perhaps because the tyranny of the all-communicative and « just-in-time », which excludes the deferred and the stock, leads us to favor short term and immediate profitability, ignoring the logic of long cycle and intergenerational transmission.

INDEX

Mots-clés : archives, manuscrits, génétique des textes, numérique, mémoire, transmission, communication, brouillons, processus, création, traces Keywords : archives, manuscripts, textual genetics, digital, memory, transmission, communication, draft, process, creation, traces

AUTEUR

PIERRE-MARC DE BIASI Directeur de l’Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS, UMR 8132). Parmi les publications : « Le cauchemar de Proust », Médium, no 10, Le Numérique en toutes lettres, 2007, p. 125-137.

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Comment les sciences durent

Éric Brian

1 A-t-on jamais disposé jusqu’à ce jour d’autant de vestiges des activités scientifiques antérieures, d’autant d’instruments qui les conservent et les combinent plus ou moins arbitrairement, d’autant de ressources propres à mettre à l’épreuve et à renouveler l’exercice de la science ? Ce mixte de profusion matérielle et de potentialité technique à peine concevable – porté bien sûr par un essor des technologies de l’information qui n’est pas propre aux sciences elles-mêmes – arrive au moment même où les milieux scientifiques connaissent une cassure démographique rare. La génération entrée dans la carrière au temps de l’expansion de l’Université et des établissements de recherche se retire massivement. De surcroît, cette conjoncture déjà exceptionnelle coïncide avec des bouleversements fondamentaux des modes de financement et des cadres administratifs quotidiens, qui répondent, dit-on, à des exigences de révision des formes du soutien public aux sciences.

2 Or, pour le dire à la manière d’un sociologue : Chaque science a, pour ainsi dire, une âme qui vit dans la conscience des savants. Une partie seulement de cette âme prend un corps et des formes sensibles. Les formules qui l’expriment, étant générales, sont aisément transmissibles. Mais il n’en est pas de même dans cette autre partie de la science qu’aucun symbole ne traduit au-dehors. Ici, tout est personnel et doit être acquis par une expérience personnelle. Pour y avoir part, il faut se mettre à l’œuvre et se placer devant les faits1.

3 Si bien que la profusion des traces, la puissance insoupçonnable des machines, les effets des ruptures démographiques sur la transmission du métier de savant dans chaque science, l’irruption enfin de formes nouvelles d’organisation et de financement sur les ruines d’institutions vieilles d’à peine quelques décennies, tout cela a profondément altéré les conditions concrètes – sociales et donc intellectuelles et théoriques entend le sociologue – de l’acquisition des gestes proprement scientifiques.

4 Chacun le ressent, partagé entre un nécessaire attachement à cette âme que Durkheim reconnaissait dans la conscience des savants et une curiosité, non moins fondée, que toute situation nouvelle ne peut manquer d’éveiller dans la même conscience. Ce moment n’est pas confortable, et tout porte à croire qu’il va durer. Les uns,

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opportunistes, dansent sur l’air de la liquidation en croyant s’emparer des dépouilles. D’autres, craignant de perdre l’essentiel, entretiennent le souvenir ancien d’une science éternelle. À ce point, le sociologue – ou l’historien des sciences attentif aux acquis des sciences sociales et de l’historiographie générale – peut apporter quelques éléments de réflexion.

5 Des conjonctures comparables ont en effet scandé le XXe siècle2. Ce fut tout d’abord, pendant les années 1908-1910, l’intense débat sur la nouvelle Sorbonne. Les tenants du modèle scientifique dans l’apprentissage des disciplines qui relevaient jusqu’alors de la transmission des humanités affrontaient les déclinologues du moment. Ce furent ensuite les recompositions sur le champ de ruines laissé par la Première Guerre mondiale, à Paris sur la Montagne Sainte-Geneviève, mais aussi sous l’égide de la nouvelle Université de Strasbourg, où une génération de jeunes professeurs parmi lesquels notamment le mathématicien Maurice Fréchet, les historiens Lucien Febvre et Marc Bloch ou le sociologue Maurice Halbwachs ont inventé ce que nous appelons aujourd’hui l’interdisciplinarité3. Ce furent enfin pour les sciences sociales et l’histoire, à l’issue du second conflit mondial, la création de la VIe section de l’École des Hautes Études qui prit ensuite son autonomie sous la forme de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales4.

6 À chaque occasion, des générations de savants se sont soudées autour d’identités institutionnelles et intellectuelles collectives ; des avant-gardes ont exploré et découvert des voies originales vers de nouvelles confrontations et transactions entre des disciplines établies, mais aussi des arrière-gardes non moins productrices ; de profonds remaniements de la mémoire collective ont eu lieu dans chaque discipline, c’est-à-dire au cas par cas de nouvelles manières de penser pertinemment son action savante, de reconsidérer celles de ses prédécesseurs et de concevoir celles de ses successeurs possibles5.

7 Si bien qu’aujourd’hui la question de la conduite des sciences dans la décennie à venir n’est pas tant de savoir si elles seront capables de traverser la zone de fortes turbulences dans laquelle elles sont déjà entrées, car elles le feront, dussent-elles y perdre beaucoup. Elle est de savoir comment elles peuvent le faire en demeurant attachées à ce que Bachelard appelait « l’action décisive de la raison », étant entendu que depuis un siècle nous avons pris l’habitude de voir cette question réglée de fait, au rythme des catastrophes planétaires qui ont décimé ou remodelé les cohortes de savants, au détriment ou au bénéfice d’aspects particuliers de l’activité scientifique. En d’autres termes, il est possible d’avancer cette conjecture : du fait qu’au long du XXe siècle les scientifiques de toutes disciplines ont rencontré la question de la pérennisation des sciences sous l’emprise de ruptures démographiques tragiques et répétées, ils sont aujourd’hui passablement démunis face aux bouleversements contemporains, tant ceux-ci relèvent sur le plan démographique de renouvellements banals et, parallèlement, sur les plans technologiques ou institutionnels de ruptures à peine concevables.

8 Tout porte ainsi à considérer que, au XXe siècle et dans les milieux scientifiques les plus divers – en mathématique, en physique, en biologie comme en sciences sociales, la distinction entre ces domaines n’étant pas la question, même si les modalités diffèrent ici ou là –, l’expérience collective de la science est caractérisée par un affaiblissement de la conscience des formes particulières de la durée des sciences et, par voie de conséquence, aux premières décennies du siècle suivant, par une périlleuse candeur qui

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laisse les savants désarmés, comme perdus entre liquidation et régression scolastique. Sans doute convient-il alors de réévaluer les manières plus anciennes qu’avaient les savants, au XVIIIe et au XIXe siècle, de se prémunir contre ces deux périls et de reconsidérer ce que la sociologie qualifie de conditions de l’autonomie relative de leur action spécifique6. C’est une première voie.

9 On peut aussi, l’un n’empêchant pas l’autre au demeurant, aller vers deux auteurs déjà cités ici et qui ont abordé par des voies différentes ce genre de questions dans le contrecoup de la Première Guerre mondiale. Le sociologue Maurice Halbwachs, avec sa théorie de la mémoire collective, a entendu explorer une sociologie de la pérennisation des cadres de la pensée. Le philosophe , de son côté, répondait en 1936 aux premières lignes du premier numéro de La Révolution surréaliste au moyen du manifeste « Le Surrationalisme », qui débutait ainsi7 : On confond presque toujours l’action décisive de la raison avec le recours monotone aux certitudes de la mémoire. Ce qu’on sait bien, ce qu’on a expérimenté plusieurs fois, ce qu’on répète fidèlement, aisément, chaleureusement, donne une impression de cohérence objective et rationnelle. Le rationalisme prend alors un petit goût scolaire. Il est élémentaire et pénible, gai comme une porte de prison, accueillant comme une tradition. […] Bref, il faut rendre à la raison humaine sa fonction de turbulence et d’agressivité. On contribuera ainsi à fonder un surrationalisme qui multipliera les occasions de penser. Quand ce surrationalisme aura trouvé sa doctrine, il pourra être mis en rapport avec le surréalisme, car la sensibilité et la raison seront rendues, l’une et l’autre, ensemble, à leur fluidité8.

10 Halbwachs et Bachelard nous paraissent ainsi procurer des points de départ solides en vue d’une réélaboration scientifique, d’une reconstruction à vrai dire, des critères d’un travail raisonné qui porterait sur la longue durée des sciences et qui serait conduit par les sciences elles-mêmes, et cela non seulement en philosophie et en sciences sociales mais aussi dans les autres disciplines.

11 Ainsi, par exemple, ce sont des renouvellements de la manière de procéder en histoire des mathématiques qui peuvent conduire les mathématiciens eux-mêmes, non seulement à la réévaluation de textes mathématiques anciens, mais encore à un réexamen des formes jusque là admises de la transmission de textes canoniques. L’exemple en est donné par la réception récente au sein de la communauté mathématique des travaux de Caroline Ehrhardt sur Galois et sur sa postérité, recherches conduites au plus près de l’état des savoir-faire en vigueur aujourd’hui dans l’historiographie générale (renouvellements de la micro-histoire et des enquêtes de biographie intellectuelle) et dans la sociologie générale (apports de la sociologie de la mémoire collective)9.

12 En suivant une autre ligne, on peut entreprendre des enquêtes d’épistémologie, d’histoire ou de sociologie des constructions savantes anciennes, procédant ainsi à une déconstruction systématique, jusqu’à atteindre les points de résistance des objets anciennement étudiés et, sur ces points, à édifier de nouvelles constructions, certes anachroniques mais dont l’ajustement aux formes de résistance anciennes de l’objet est rationnellement contrôlé10.

13 Toutefois plusieurs écrans s’interposent qui entravent l’exploration d’un tel programme réaliste et expérimental d’examen et d’approfondissement de l’expérience collective de la durée des sciences. Ils proviennent précisément de ce que l’on a excessivement radicalisé, dans le contexte du double bouleversement de la physique au début du XXe siècle, le constat et le diagnostic des ruptures épistémologiques. De

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révolution einsteinienne en révolution copernicienne, le geste de Bachelard11, ou bien celui de Koyré12, amplifié, conduisit chez Kuhn jusqu’aux « paradigmes »13 et chez Foucault jusqu’aux « épistémés14 », ces deux auteurs, et ceux qui les ont suivis, ayant eu ensuite à se débattre sans répit avec l’épineuse question de l’incommensurabilité entre deux époques des sciences15.

14 Plusieurs tentatives de réponses ont été apportées. Outre la thèse de l’incommensurabilité radicale qui court à l’état de vulgate, on a cherché des échappatoires par la logique (logique formelle ou logique des sciences), d’autres par la trame des contextes sociaux et historiques, quitte à importer en épistémologie les fragments les plus commodes que paraissaient procurer la sociologie ou l’ethnologie, mais sans assumer les exigences d’une sociologie générale dont les concepts ne se laissent pas si facilement instrumentaliser16. Pire, l’instrumentalisation des sciences sociales fut comme une porte grandement ouverte devant des thèses qui, quant au fond, consistaient à ratiociner les tendances de la politique publique des sciences17.

15 On ne sort de ces débats où des fragments de disciplines sont réquisitionnés pour colmater les brèches des autres qu’en procédant à un examen strict des supports de la continuité des sciences. Or ces supports sont de deux ordres. Les uns sont strictement matérialisés : des traces, des choses, des machines ou encore des dispositifs techniques ; ils sont « aisément transmissibles », écrivait Durkheim, extériorisables si ce n’est extériorisés18. Les autres sont intérieurs aux savants : alors « tout est personnel », précisait-il. Voilà bien les deux trames sur lesquelles l’histoire et l’action se déroulent pour des sociologues généralistes tels Halbwachs ou Bourdieu, en particulier l’histoire des sciences et l’action de la raison. Ce sont ici les deux prises empiriques sur lesquelles il faut construire.

16 Aussitôt un premier constat s’impose : les durées engagées dans ces deux registres (celui des traces extérieures aux agents et celui des élaborations intérieures) n’ont rien de commun. Elles ne se conjuguent que sous l’emprise de dispositifs matériels savamment construits (des instruments par exemple, ou des formules) ou de dispositifs conceptuels pensés plutôt qu’écrits mais non moins solides en principe. Voici qui caractérise des moments scientifiques particuliers – des instants souvent mais aussi bien des époques – et qui permet de saisir comment ils peuvent être transportés ultérieurement.

17 Par suite la différentiation des sciences et leurs recompositions relèvent à strictement parler de ces remaniements de la mémoire collective spécialisée conçus par Halbwachs. On distingue dans son œuvre d’une part l’analyse des remaniements de traditions qui imposent, selon ce sociologue, un travail d’entretien des doctrines. Il y a d’autre part des remaniements de lieux, c’est-à-dire, pour ce qui nous concerne ici dans le monde scientifique, celui des corpus, des machines, des édifices antérieurs et des objets de la recherche. Enfin Halbwachs constate la nécessité de transactions, tant ces remaniements ne sont pas gratuits et tant ils imposent des échanges entre des détenteurs antérieurement séparés19. À l’échelle de siècles, si une mémoire collective perdure, c’est parce qu’elle est nécessairement morcelée, parce qu’elle peut aller et venir d’un lieu à un autre, être portée par des éléments distincts de la tradition, et ces migrations et ces tensions permanentes, un durkheimien les aurait qualifiées de « vie collective » de la mémoire des disciplines concernées.

18 Sans doute la sociologie générale apporte-t-elle à la réflexion que ne peut manquer de susciter l’ébranlement actuel des sciences bien autre chose que ce que l’ignorance fait

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paresseusement attendre d’elle – des recettes, des bribes de théories, des trucs de communication ou des doctrines de management. En effet, la sociologie contribue ici à faire prendre conscience de la manière dont les scientifiques eux-mêmes, et selon leurs critères propres, peuvent se réapproprier les formes particulières de la durée de leur expérience collective.

NOTES

1. Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, [Alcan, 1893] PUF, 1978, p. 354. 2. Suivre plus d’un siècle durant les prises de positions émises dans la Revue de synthèse se révèle ici instructif. Pour un parcours, voir Éric Brian, « Cent dix ans de renouvellements incessants. Note sur l’itinéraire de la Revue de synthèse de 1900 à 2010 », Revue de synthèse, t. 131, no 3, 2010, p. 401-438. 3. En témoignent aussi bien des ouvrages issus de collaborations inédites – tels Lucien Febvre et Albert Demangeon, Le Rhin, Strasbourg, Société générale alsacienne de banque, 1931, ou Maurice Fréchet et Maurice Halbwachs, Le Calcul des probabilités à portée de tous, Paris, Dunod, 1924 – que les comptes-rendus des « Réunions du samedi » publiés dans le Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg, Librairie Istra, 1922 et années suivantes ; ou encore certains des premiers volumes de l’Encyclopédie française (1935-1939) qu’a dirigée Lucien Febvre lui-même. 4. Voir notamment Brigitte Mazon, Aux origines de l’École des hautes études en sciences sociales : le rôle du mécénat américain 1920-1960, Paris, Le Cerf, 1988 et Jacques Revel et Nathan Wachtel (dir.), Une École pour les sciences sociales : de la VIe Section à l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, Le Cerf, 1996. 5. Le principe de tels remaniements des mémoires collectives spécialisées, et notamment scientifiques, est un pan important de la sociologie de la mémoire inventée par Maurice Halbwachs pendant l’entre-deux-guerres, œuvre qu’on a redécouverte depuis une quinzaine d’années et qui connaît un retentissement mondial considérable tant le XXe siècle a laissé partout dans le monde des blessures irréparables, et tant (il faut le redire) les technologies de l’information des dernières décennies ont bouleversé nos capacités à mobiliser la matière du travail collectif de la mémoire : dépôts documentaires, mutation des pratiques et du concept d’archive, omniprésence des images anciennes, animées ou non, colorées ou non. Pour une réévaluation, voir Maurice Halbwachs, La Topographie légendaire des évangiles en terre sainte. Étude de mémoire collective [1ère éd. 1941], éd. Marie Jaisson, Paris, PUF, 2008. 6. Sur ce cadre d’analyse, voir tout particulièrement Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1992. 7. Elles étaient parues en décembre 1924, douze ans plus tôt : « Le procès de la connaissance n’étant plus à faire, l’intelligence n’entrant plus en ligne de compte, le rêve seul laisse à l’homme tous ses droits à la liberté. » 8. Gaston Bachelard, « Le Surrationalisme », Inquisitions, 1936 (rééd. Paris, CNRS, 1990). Plusieurs numéros de la Revue de synthèse, issus du Laboratoire disciplinaire de Charles Alunni à l’École normale supérieure (t. 120, no 1, 1999 ; t. 122, no 1, 2001 ; t. 126, no 2, 2005), ont réexaminé et réévalué cet agenda surrationaliste. Il est pertinent de l’articuler avec les propositions de Gilles Châtelet, Les Enjeux du mobile. Mathématique, physique, philosophie, Paris, Le Seuil, 1993, et id.,

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L’Enchantement du virtuel. Mathématique, physique, philosophie, éd. Charles Alunni et Catherine Paoletti, Paris, éditions Rue d’Ulm, 2010. 9. Voir Caroline Ehrhardt, Évariste Galois et la théorie des groupes. Fortune et réélaborations (1811-1910), Paris, thèse de l’EHESS, 2007. 10. En voici trois exemples qui plaident chaque fois pour une réévaluation du caractère stochastique des phénomènes économiques et sociaux : en démographie historique, Éric Brian, « Nouvel essai pour connaître la population du royaume. Histoire des sciences, calcul des probabilités et population de la France vers 1780 », Annales de démographie historique, n° 2001-2, p. 173-222 ; en économie, id., Comment tremble la main invisible. Incertitude et marchés, Paris, Springer, 2009 ; et en sociologie générale, id. et Marie Jaisson, Le Sexisme de la première heure. Hasard et sociologie, Paris, Raisons d’agir, 2007. 11. Gaston Bachelard, La Valeur inductive de la relativité, Paris, Vrin, 1929. 12. Alexandre Koyré, From the Closed World to the Infinite Universe, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1957. 13. Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, The University of Chicago Press, 1962. 14. , Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. 15. La question est posée avec finesse dans le quatrième chapitre de Mario Biagioli, « The Anthropology of Uncommensurability », in Galileo, Courtier. The Practice of Science in the Culture of Absolutism, Chicago, The University of Chicago Press, 1993. 16. David Bloor, Knowledge and Social Imagery, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1976 ; les différentes propositions des auteurs de Science as Practice and Culture, ed. Andrew Pickering, Chicago, The University of Chicago Press, 1992 ; Steven Shapin and Simon Schaffer, Leviathan and the Air-Pump : Hobbes, Boyle, and the Experimental Life, Princeton, Princeton University Press, 1985. 17. Terry Shinn, « Change or Mutation ? Reflections on the Foundations of Contemporary Science », Social Science Information, vol. 38, no 1, March 1999, p. 149-176, qui analyse les modèles de la « Nouvelle production du savoir » et de la « Triple hélice ». 18. Ce constat rejoint celui de Peter Galison, Image and Logic. A Material Culture of Microphysics, Chicago, The University of Chicago Press, 1997. 19. Ici encore on peut rejoindre Galison qui toutefois ne se situe pas dans ce cadre analytique halbwachsien. Pour aller plus loin dans ce registre conceptuel, voir Éric Brian, « Portée du lexique halbwachsien de la mémoire », in M. Halbwachs, La Topographie légendaire..., cité plus haut, p. 113*-146*.

RÉSUMÉS

Alors même que les activités scientifiques connaissent aujourd’hui d’importants bouleversements pratiques, comment la sociologie peut-elle contribuer à favoriser à la fois la préservation des acquis scientifiques et le renouvellement des combinatoires disciplinaires ? Il importe de réviser les notions de rupture, de continuité et de durée telles qu’on peut les mettre en œuvre à propos des sciences et de les considérer du point de vue de la sociologie générale de la mémoire collective.

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Considering that Science is now experiencing major practical upheavals, how can sociology contribute to promoting both the preservation of relevant scientific developments and the renewal of disciplinary combinations? It is time to revise the notions of rupture, continuity and duration such as they are being applied to Science and to consider them from the standpoint of the general Sociology of collective memory.

INDEX

Mots-clés : rupture, paradigme, mémoire collective, sciences du xxe siècle Keywords : rupture, paradigm, collective memory, science of the 20th Century

AUTEUR

ÉRIC BRIAN Centre Maurice-Halbwachs (ENS-EHESS-CNRS) Directeur d’études à l’EHESS, historien des sciences et sociologue. Parmi les publications : En collaboration avec M. Jaisson. Le Sexisme de la première heure. Hasard et sociologie, Paris, Raisons d’agir, 2007. Comment tremble la main invisible. Incertitude et marchés, Paris, Springer, 2009. Il dirige la Revue de synthèse.

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Enregistrer ou l’archivage de la mesure

Denis Beaudouin et Michel Laguës

1 Depuis 3,5 milliards d’années, les organismes vivants conservent l’information génétique sur l’ADN, un système de stockage moléculaire comprenant aussi des procédures de lecture et de réplication.

2 Puis, au fil de l’évolution du règne animal, le cerveau traite l’information « mémoire » dans un ensemble neuronal perfectionné, les mammifères supérieurs en devenant des champions.

3 Il y a 70 000 ans, l'homo sapiens grave ses premiers signes sur la pierre, puis dessine.

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Francesco d’Errico, Chris Henshilwood et Peter Nilssen, « An engraved bone fragment from c. 70 000- year-old Middle Stone Age levels at Blombos Cave, South Africa : implications for the origin of symbolism and language », Antiquity, 75, 2001, p. 309-318.

4 S’ensuivra l’écriture : l’inscription de mythes, d’observations et de mesures de toutes sortes sur une multiplicité de supports. C’est un accroissement fantastique des moyens de son cerveau pour mémoriser, traiter, communiquer, bref pour penser1 : l’homme s’est inventé des « mémoires externes ».

5 Depuis l’Antiquité, l’homme a imaginé toutes sortes de garde-temps pour saisir l’insaisissable, le moment fuyant. À la Renaissance, il invente d’ingénieuses horloges dont les mécanismes permettront ensuite, il y a moins de trois siècles, de concevoir des automates pour imiter la vie, et des mécaniques pour enregistrer les mesures, les phénomènes et le mouvement. Celles-ci vont progressivement se substituer à la main de l’homme pour inscrire l’information, démultipliant ses mémoires externes.

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Joueuse de tympanon

6 Comment ce processus a-t-il accéléré le progrès des sciences, et comment les découvertes scientifiques ont-elles perfectionné les enregistreurs ? Comment, depuis moins de deux siècles, les systèmes enregistreurs ont-ils facilité l’accès à l’infiniment bref, à l’infiniment petit, à ce qui est caché aux sens de l’homme ? Où nous mène la progression vertigineuse des performances de l’enregistrement et du traitement de l’information ? Voici quelques-unes des questions abordées dans ces lignes.

Mécanique, argentique, électro-magnétisme, cathodique : des mariages féconds

7 Quelques savants et artisans londoniens auraient réalisé des appareils météorologiques enregistreurs à la fin du XVIIe siècle, mais il semble que le premier instrument ayant fonctionné soit l’Anémomètre de Pajot d’Ons-en-Bray de 1734, permettant d’enregistrer durant trente heures la force et la direction du vent2.

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L'anémomètre de Pajot d'Ons-en-Bray (1734)

8 Le XIXe siècle voit apparaître un foisonnement de procédés d’enregistrement, parmi lesquels émergent quelques systèmes véritablement performants. Les premiers sont purement mécaniques : • 1800 : l’indicateur de Watt permet d’enregistrer le travail des machines à vapeur, représenté par un diagramme de Clapeyron (P,V)3 ;

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L'indicateur de Watt

• 1857 : le Sphygmographe du Dr Marey4, avec lequel il met en évidence la diastole et la systole cardiaques ;

Sphygmographe de Marey

• 1857 : le phonautographe de Scott de Martinville, premiers essais d’enregistrement du son5.

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Phonautographe

9 Dans les années 1870, la photographie argentique apporte à la mécanique un support d’enregistrement fiable, précis et durable. Mais le débat entre Janssen, physicien et tenant de la photographie, et Cornu, mathématicien et tenant de l’observation et du calcul, se poursuit quelques années avant que l’utilisation de la photographie dans la recherche ne soit définitivement acquise6.

10 Le sismographe de Palmieri7 de 1857 est sans doute le premier appareil utilisant les propriétés de l’électromagnétisme, récemment mises en évidence par Faraday.

Sismographe de Palmieri

11 Il est suivi vingt ans plus tard par le wagon d’expériences de la Cie des Chemins de fer de l’Est, dont les enregistreurs sont construits par Desprez : c’est le premier enregistreur « embarqué »8.

12 Mais c’est au tournant du XXe siècle que la course à la vitesse d’enregistrement s’accélère avec l’arrivée des oscillographes électromagnétiques performants de Henri

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Abraham (ENS)9 et d’André Blondel 10 en France, de Duddell en Grande Bretagne, de Siemens en Allemagne, de Hotchkiss aux USA… On dépasse les fréquences d’enregistrement de 7 kHz avant 1900.

13 La communication de Blondel au Congrès des Électriciens tenu à Paris en 190011 présente une belle synthèse des progrès récents. Elle esquisse les promesses de la découverte par Ferdinand Braun, en 1897, de la déviation des rayons cathodiques par les champs magnétiques et électriques.

Tube de Braun

14 C’est la naissance de l’enregistreur cathodique : le premier est sans doute celui de Dufour12 ; il permet de gagner un facteur 100 dans les fréquences d’enregistrement (ENS 1914-1923). Durant un siècle, le tube cathodique aura une belle descendance : oscilloscopes enregistreurs et télévision.

15 Désormais, qu’elles soient mécaniques, électromagnétiques ou cathodiques, les techniques d’enregistrement oscillographiques analogiques vont être appliquées à tous les domaines de recherche, scientifiques puis industriels. Rappelons quelques applications majeures, dont le support reste souvent l’argentique : • 1910 : Hospitalier (EMPCI) conçoit avec Jules Carpentier un manographe adapté à l’étude des moteurs à combustion interne ; • 1927 : Conrad Schlumberger conçoit et réalise le premier enregistreur de résistivité des sols dans les puits de forage pétroliers, premier élément du formidable essor de cette technique de prospection ; • 1933 : André Langevin et Paul Beaudouin (ESPCI) associent aux enregistreurs la technique des capteurs de pression piézo-électrique, appliquée à la prospection sismique (CGG 1935)13 et à divers domaines. • 1935-1945 : Henri Gondet, Paul Beaudouin (ESPCI) et François Hussenot (X-SupAero) réalisent les premiers enregistrements d’essais en vol et mettent au point les premières « boites noires » réellement opérationnelles.

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Boîte noire enregistreur HB

16 Et il faudra garder dans la mémoire ( !) du XXe siècle aussi bien les très nombreux enregistreurs classiques et inusables de la Maison Jules Richard que l’extraordinaire développement du cinéma scientifique, initié par Jean Painlevé et Jean Comandon sur les pas de Jules Marey. Reposant sur des principes déjà bien éprouvés mais mis en œuvre avec une technicité croissante, ils permirent découvertes et développements essentiels, tant scientifiques que techniques et pédagogiques.

Le magnétisme : de l’oreille à l’ordinateur

17 Pendant ce temps débute en 1898 une aventure radicalement différente pour l’enregistrement des mesures, lorsqu’est breveté et réalisé par Valdemar Poulsen14 l’enregistrement magnétique imaginé dix ans avant par Oberlin Smith15. Trois ans après la thèse de Pierre Curie, qui fonde le magnétisme moderne, l’ingénieur danois Poulsen fait défiler un fil d’acier entre les pôles d’un électro-aimant relié à un microphone.

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Schéma de l’enregistreur à fil magnétique tel qu’imaginé en 1888 par Oberlin Smith

Dans la version brevetée et réalisée dix ans plus tard par Valdemar Poulsen, un électroaimant efface le fil, un second relié à un microphone inscrit l’information, et un troisième la lit dans un écouteur. Tout ceci sans aucune amplification.

18 L’entrefer d’un second électroaimant est relié à un écouteur téléphonique pour restituer les sons. Plus tard, le fil du « Telegraphon » est remplacé par un ruban d’acier16, on amplifie le signal et on accélère la vitesse de défilement. En 1935 une importante amélioration connaitra un succès foudroyant. Il s’agit du procédé « Magnétophon »17 : la bande magnétique est constituée de plastique, sur lequel est déposée une poudre d’oxyde de fer. D’autres améliorations et innovations font évoluer ce procédé dans les décennies suivantes, jusqu’à conduire en 1956 au « disque dur », le support de données le plus efficace dont nous disposons aujourd’hui.

De la cassette aux tambours, l’enregistrement numérique

19 Par sa souplesse, le support plastique supplantera tous les autres. La « cassette »18 lui donnera une dimension populaire dans les années 1960 et jusqu’à la fin des années 1980. Les premiers enregistrements magnétiques ne concernent que le son, mais, durant la Seconde Guerre mondiale et dans les années 1950, une série d’avancées ouvre la voie à l’enregistrement numérique de données.

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ENIAC Changing a tube

20 La première est l’invention de l’ordinateur19, initialement destiné à déchiffrer les communications militaires nazies. Début 1946, l’ENIAC (Electronic Numerical Integrator and Computer) est le premier ordinateur entièrement électronique. Utilisant 17468 tubes, il pèse plus de 30 tonnes, occupe 72 m² et consomme 160 kW. Il ne peut fonctionner que quelques heures avant qu’un tube ne « grille ». Il fallait alors chercher pendant des heures le tube responsable…

21 Ce gigantisme disparaît à partir des années 1950, en raison de l’invention du transistor20 (1947) et du stockage magnétique sur de nouveaux supports, d’abord sur des « tambours » cylindriques, puis sur des disques durs magnétiques (IBM, 1956)21.

Le stockage magnétique tient la corde, et pour longtemps

22 En un demi-siècle, les disques durs (HDD pour Hard Disk Drive) ont vu leurs performances (en termes de bits enregistrés/cm3/s) multipliées par mille milliards (1012) (figure 1).

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Figure1

Performances HDD. L’intégration à grande échelle –un microprocesseur comporte aujourd’hui plusieurs milliards de transistors-, la miniaturisation des supports d’enregistrement, puis la mise en œuvre de l’internet, bousculent radicalement le traitement de tous les types d’information, ainsi que leurs supports, leurs flux, leurs archivage : au cours du XXe siècle la rapidité de traitement et d’enregistrement de l’information par unité de volume et par seconde, a augmenté d’un facteur dix mille milliards, soit 1013 !

23 Ils se sont parfaitement adaptés au stockage réinscriptible des données numériques.

24 D’autres principes physiques sont utilisés pour enregistrer les données, notamment aujourd’hui l’optique (disques compacts CD22) et l’électronique (mémoires flash). Avec le DVD et le HVD23 déjà prêt sans être commercial, on atteindra rapidement plusieurs milliers de giga-octets sur les supports à lecture optique. Cependant, ceux-ci ne peuvent soutenir la compétition avec les disques durs pour l’effacement et les temps d’accès.

25 Les « mémoires flash », introduites en 199424, ont une vitesse élevée, une grande durée de vie et une faible consommation (nulle au repos). Elles sont très utiles pour de nombreuses applications : appareils photo numériques, téléphones cellulaires, ordinateurs portables ou dispositifs de lecture et d’enregistrement sonore comme les baladeurs numériques ou les clés USB. De plus, ce type de mémoire ne possède pas d’élément mobile, ce qui lui confère une grande résistance aux chocs. Cependant, le prix du « bit enregistré » y reste dix fois plus élevé que dans les disques durs, et leur progression sera bientôt limitée par les limites physiques de la miniaturisation25.

26 Les dispositifs magnétiques alternatifs, tores ferromagnétiques à partir de 1949, cartes dans les années 1950, disques souples après 1969, retour des bandes avec le « twistor » en 1968, mémoires à bulles en 1970, n’ont été commercialisés que quelques années avant d’être rapidement dépassés par les progrès des disques durs. À partir des années 1990, la magnétorésistance géante26 accélère encore la progression de l’enregistrement

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magnétique pour des décennies. Notons que l’enregistrement numérique de données sur bande magnétique est pourtant toujours utilisé pour sa robustesse, sa compacité et son faible coût. Son défaut essentiel reste son temps d’accès relativement long, ce qui a peu d’inconvénients dans une fonction d’archivage à long terme.

Et demain ?

27 L’inventivité des hommes est telle que de très nombreuses technologies sont confrontées en une compétition quasi darwinienne. Après l’apparition d’une grande diversité d’enregistrements « pour l’œil », les méthodes « pour l’ordinateur » installent progressivement après 1960 un standard, et une technologie dominante. Le standard numérique : l’information est mise sous forme binaire, facilement stockable, traitable, et parfaitement reproductible. La technologie dominante : le disque dur magnétique. L’efficacité du numérique est telle, qu’aucun type d’information n’échappe plus à ces technologies, qu’elle soit scientifique – sa destination première –, technique, artistique ou culturelle.

28 Si la progression des performances de calcul des microprocesseurs devrait bientôt s’infléchir – vers 2040 un transistor aurait la taille d’un atome à la vitesse où progressent les technologies – il n’en est pas de même pour les technologies d’enregistrement magnétique qui sont encore loin de leurs limites physiques. Elles auront des prolongements nanométriques particulièrement performants durant les prochaines décennies27.

29 L’empreinte de l’espèce humaine sur la terre est telle depuis deux siècles, que l’on a pu nommer cette période si courte à l’échelle des temps géologiques, mais particulièrement décisive, l’Anthropocène28. En 2010, des chercheurs ont créé une bactérie dont le génome a été entièrement synthétisé par des méthodes chimiques29. Ce premier être vivant dont le parent est un « simple ordinateur », marque une étape essentielle du traitement de l’information biologique dans les « mémoires externes » créées par homo sapiens sapiens. Serait-ce un moment fort de l’Anthropocène ?

NOTES

1. Les techniques actuelles de neurophysiologie et d’imagerie telles que l’IRM confirment le rôle essentiel de la mémoire dans des tâches telles que jouer aux échecs : les experts agissent la plupart du temps par « réflexe », voir Xiaohong Wan et al., « The Neural Basis of Intuitive Best Next-Move Generation in Board Game Experts », Science, vol. 331, no 6015, p. 341-346, janvier 2011, p. 341-346. 2. Bruno Jacomi, « L’Anémomètre des Pajot d’Ons-en-Bray », La Revue, Musée des Arts et Métiers, no 30, juin 2000. 3. Alexandre Herlea, « Les indicateurs de pression, leur évolution en France au XIXe siècle », in Christine Blondel, Françoise Parot, Anthony Turnur et Mari Williams (éd.), Studies in the History of Scientific Instruments, papers presented at the 7th Symposium of the Scientific Instruments Commission of

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the Union Internationale d’Histoire des Sciences, Paris 15–19 September 1987, Londres, Rogers Turner Books, pour le Centre de Recherche en Histoire des Sciences et des Techniques de la Cité des Sciences et de l’Industrie, 1989. 4. Laurent Mannoni, « Le sphygmographe, une invention en trois étapes », Thierry Lefebvre, Jacques Malthete et Laurent Mannoni (dir.), Sur les pas de Marey, Sciences et cinéma, Paris, L’Harmattan/SEMIA, 2004. 5. Serge Benoit, Daniel Blouin, Jean-Yves Dupont, Gérard Emptoz, « Chronique d’une invention : le phonautographe d’Edouard-Léon Scott de Martinville et les cercles parisiens de la science et de la technique », Documents pour l’histoire des techniques, no 17, 1er semestre 2009, Paris, CDHTE- CNAM. 6. Stéphane Le Gars, « Image et mesure : deux cultures aux origines de l’astrophysique française », Cahiers François Viète, no 11-12, Centre François Viète, Epistémologie, Histoire des sciences et des Techniques, Université de Nantes, 2006. 7. Voir les publications de l’INGV (Instituto nazionale di geofisica et vulcanologia) à Naples, Antonio Nazzaro, Bruno Tramma, Lorenzo Casertano Magda de Lucia (www.ov.ingv.it). 8. Léon Regray, « Notice sur le Wagon d’expériences », Cie des Chemins de Fer de l’Est, Paris, mai 1878. 9. Charles Fabry, « Henri Abraham. Mort pour la France (1868-1944) », Cahiers de Physique, no 29-30, juin 1947, p. 3-24. 10. André Blondel, « Oscillographe », La Lumière Électrique, t. XLI, no 35, août 1891, C. R. Académie des Sciences, 1893 et 1899. 11. André Blondel : « Sur l’inscription directe des courants variables », Congrès des Électriciens, Paris, 1900, C. R. Académie des Sciences, 1900, extrait du volume consacré à l’Exposition de 1900, p 264-295. 12. A. Dufour, L’Oscillographe cathodique, Paris, Chiron, 1923. 13. Pierre Hémardinquer, « Les nouvelles applications du quartz piézo-électrique », La Nature, CNAM-CNUM, 1935, p. 215-219. 14. Valdemar Poulsen, « (en) Brevet U.S. 661619 Method of Recordings and Reproducing Sounds or Signals », Magnetic Tape Recorder. Mentionnons les travaux de Bernard Teston (UMR 6057, Université Aix-Marseille) sur le signal de parole et son enregistrement, en particulier « À la poursuite du signal de la parole », Actes des journées d’études sur la parole 26e JEP, 7-10, 2006. 15. Oberlin Smith, « Some Possible Forms of Phonograph », The Electrical World, September 8, 1888, p. 116. 16. En 1920-1930, Fritz Pfleumer et Kurt Stille améliorent le procédé Poulsen en passant du fil au ruban d’acier puis surtout à la bande de papier ou de plastique enduite d’oxydes de fer aimantables. En 1928, Fritz Pfleumer dépose le brevet de la première bande magnétique. La BBC, créée en 1931, utilise un « blattnerphone » qui pèse près d’une tonne : les émissions sont enregistrées sur des bandes d’acier qui défilent à une vitesse de l’ordre de 1 mètre par seconde. Le blattnerphone sera utilisé jusqu’en 1945. 17. En 1935, AEG fabrique le premier appareil d’enregistrement magnétique à bande plastique, tandis que BASF met au point la première bande magnétique en acétate de 6,3 millimètres de large commercialisable. Il devient possible, grâce au « Magnetophon » à piles, d’enregistrer le son en direct en tous lieux. 18. En 1961, Philips met au point la mini-cassette audio. 19. Pierre-Éric Mounier-Kuhn, L’Informatique en France de la Seconde Guerre mondiale au Plan Calcul. L’émergence d’une science, Paris, Presses universitaires Paris-Sorbonne, 2010. 20. Le transistor a été inventé en décembre 1947 par John Bardeen, William Shockley et Walter Brattain, de la compagnie Bell Téléphone, qui ont reçu le prix Nobel de physique en 1956. 21. En 1956, le RAMAC 305 (pour Random Access Method of Accounting and Control) a été présenté par IBM. Il pesait plus d’une tonne et utilisait 50 disques en métal de 60 cm de diamètre,

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tournant à 1 200 tr/min, comportant 100 pistes par face. Deux têtes de lecture/écriture pouvaient se déplacer d’un plateau à un autre en moins d’une seconde. Sa capacité était de 5 Mo et le débit de 8,8 kilo-octets/s. 22. Les supports à lecture optique du type CD ont été inventés conjointement en 1979 par les firmes Philips et Sony avec la participation de Hitachi. Selon les rumeurs, la capacité du CD 12 centimètres (650 Moctet) a été augmentée à la demande de Herbert von Karajan, pour que la Neuvième symphonie de Beethoven tienne sur un seul CD… 23. Le HVD (Holographic Versatile Disc) stocke les données dans un hologramme numérique. Les disques HVD ont une capacité de stockage maximale de 3,9 téraoctets. Le HVD est lu par deux faisceaux laser, vert et rouge, qui lisent les données par interférence. 24. La mémoire flash utilise des transistors MOS, où l’information est stockée dans une « grille flottante » au milieu de l’oxyde entre le canal et la grille. Les données sont conservées lorsque l’alimentation électrique est coupée. 25. Mark H. Kryder et Chang Soo Kim, « After Hard Drives – What Comes Next ? », IEEE Transactions on Magnetics, vol. 45, no 10, octobre 2009. 26. Albert Fert et Peter Grünberg ont reçu le Prix Nobel de Physique 2007 « for the discovery of Giant Magnetoresistance ». 27. Stuart S. P. Parkin, et al., « Magnetic Domain-Wall Racetrack Memory », Science, avril 2008, vol. 320, no 5873, p. 190-194 ; cet article s’appuie sur plusieurs brevets déposés entre 2004 et 2007. 28. Claude Lorius, Laurent Carpentier, Voyage dans l’Anthropocène, Paris, Actes Sud, 2010. 29. Daniel G. Gibson et al., « Creation of a Bacterial Cell Controlled by a Chemically Synthesized Genome », Science, vol. 329, no 5987, mai 2010, p. 52-56.

RÉSUMÉS

Ce texte présente l’exposition « Enregistrer pour Comprendre » (Espace Pierre-Gilles de Gennes de l’ESPCI, octobre 2010- juillet 2011) qui retrace l’histoire des « mémoires externes » inventées par l’homme, de la gravure sur pierre à l’ordinateur.

This paper presents the exhibition « Enregistrer pour Comprendre » (« Recording and Understanding », Espace Pierre-Gilles de Gennes, ESPCI, october 2010 - july 2011), which traces the history of « external memories » invented by mankind, from stone carving to computers.

INDEX

Mots-clés : enregistrement, instruments de mesure, histoire des sciences et des techniques Keywords : recording, measuring instruments, history of sciences and technologies

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AUTEURS

DENIS BEAUDOUIN Espace Pierre-Gilles de Gennes de l’ESPCI ParisTech Parmi les publications : Denis Beaudouin, Charles Beaudouin : une histoire d’instruments scientifiques, EDP Sciences, Les Ulis, 2005.

MICHEL LAGUËS Espace Pierre-Gilles de Gennes de l’ESPCI ParisTech Parmi les publications : Michel Laguës, Invariances d’échelle. Des changements d’état à la turbulence (avec Annick Lesne), Paris, Belin, 2003.

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Pratiques de la recherche

Traduire : concepts, œuvres, langues

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Les intraduisibles Entretien avec François THOMAS (novembre 2010)

Barbara Cassin

François Thomas : Pourrions-nous revenir, pour commencer cet entretien, sur Le Vocabulaire européen des philosophies, paru en 2004 ? Son ambition est indissociablement philosophique et politique. Philosophique, car il promeut une certaine conception du langage et des langues ainsi qu’une conception des rapports entre langues, pensée et cultures ; et politique, car il porte en lui une vision de l’Europe multilingue qui va à l’encontre d’une tendance lourde à la domination croissante du tout-à-l’anglais. Pourriez-vous dire quelques mots de ces présupposés philosophiques du Vocabulaire et de ce geste politique ? Barbara Cassin : Commençons par le geste philosophique. Il s’agit de comprendre et de faire comprendre que nous philosophons en langues. En philosophie aussi, « science » humaine par excellence, et pas seulement en poésie ou en littérature, la différence des langues travaille de manière parfois décisive ce que l’on tient commodément pour de l’universel : idées ou concepts. Cette perception n’est pas neuve, et Schleiermacher ou Humboldt servent ici de références ; mais l’outil qui la met en travail l’est, en revanche. Je l’ai compris avec force lors de la première réunion qui a rassemblé ceux dont je souhaitais qu’ils constituent un conseil scientifique : Tullio Gregory m’a demandé si mes lemmes d’entrée étaient des concepts ou des mots. Réponse, dès lors consciente d’elle-même : des mots. Jean-Luc Marion a fait alors judicieusement remarquer que mon idée de dictionnaire était, comme mon propre travail en philosophie, liée à la « logologie » sophistique : il ne s’agit pas en effet d’aller fidèlement de l’être au dire de l’être, mais de souligner le caractère performant ou performatif du langage, qui fait être ce qu’il dit. Le Vocabulaire, par définition non fini, immerge cette « logologie » sophistique dans la pluralité des langues, en réfléchissant à partir des textes en langues sur les symptômes de différence que sont les « intraduisibles », la discordance des réseaux, la sémantique, la syntaxe, l’ordre des mots, etc. Il montre ainsi comment chaque langue, loin d’être un simple outil de communication, est un filet différent jeté sur le monde, qui ramène d’autres poissons, dessine un autre monde. Simultanément, cette considération des singularités défait la hiérarchie d’un « nationalisme ontologique » à la Heidegger, qui sacralise les intraduisibles en faisant du grec et de l’allemand, plus

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grec que le grec, les langues de l’être et dont, par exemple, le monument d’historialité conceptuelle qu’est le Ritter1 allemand garde les traces gadamériennes. C’est évidemment aussi un geste politique fort au niveau de l’Europe que d’aller contre le choix du globish, ce global english, hégémonique comme langue de service, mais qui se répand comme langue « scientifique » et ne laisse subsister à son côté que des dialectes, tels le français, l’espagnol ou l’allemand, qui comptent pour rien dans les cotations évaluatives. La politique et la politique scientifique rejoignent ici la philosophie. On nous enjoint en effet avec une insistance sans cesse croissante (lisible tout récemment dans la « Nouvelle nomenclature des productions de la recherche dans le domaine des Sciences de l’Homme et de la Société », qui vient d’être rendue publique comme allant de soi par la Stratégie Nationale de la Recherche et de l’Innovation2, mais suscite un très fort émoi dans la communauté tant institutionnelle que scientifique), on nous enjoint, donc, d’aligner la philosophie ou bien sur la philosophy anglo-saxonne, triomphante en Europe notamment grâce à l’European Research Council, ou bien sur les cultural studies. Ou bien les cognisciences, à facteur h élevé et lestées d’avenir, ou bien le patrimonial à digitaliser et le sociétal mou captif d’injonctions politiques à la mode people. Le dictionnaire des intraduisibles le manifeste : nous avons besoin, pour faire de la « philosophie », des œuvres, de l’histoire et des langues. Aristote n’est pas mon collègue à Oxford, et il faut, au moins, compliquer l’universel ! C’est ainsi seulement que l’Europe, tirant partie de sa diversité, aura une chance d’être habitable, et j’ajoute : compétitive !

F. T. : Si l’on renonce à l’idée qu’il y a un sens extralinguistique, dont les mots qui l’expriment seraient les signes insignifiants, s’il n’y a pas de troisième terme entre deux énoncés qui prétendent dire la « même chose » dans deux langues différentes, quel peut alors être le critère pour décider d’une bonne traduction, pour choisir entre diverses possibilités de traduction ? Il faut sans doute, aussi, faire une distinction entre « intraduisible » et « incompréhensible ». Ce que l’on ne parvient pas à traduire, peut-on affirmer néanmoins qu’on le comprend tout à fait ? B. C. : À supposer qu’il y ait un sens extralinguistique, un troisième terme comme vous dites, dans quelle langue s’énoncera-t-il au juste ? Il est difficile de ne pas être leibnizien sur ce point : calculemus. Pour être conséquents, nous devrions passer de la langue, ou plutôt des langues, au calcul. Le « sens », l’idée comme telle, c’est en toute rigueur la réduction aux identiques d’une caractéristique universelle qui l’exprimerait adéquatement. Mais je fais bien plutôt mienne l’idée qu’il n’y a pas de métalangage ou que, comme dit Lacan, la métalangue c’est la traduction. Les langues sont comme les individus, (im)parfaites en cela que plusieurs. L’idée d’un sens extralinguistique ne fournit concrètement, c’est-à-dire dans les langues, aucun critère. En y « renonçant », il me semble que le traducteur ne renonce à rien. Il peut, tout simplement, commencer à travailler : traduire phrase après phrase un texte qu’il n’aura, si c’est un texte et un texte en langue, jamais fini de lire, de comprendre ni de traduire, et dont il proposera une stabilisation, mais sans garantie d’éternité. Il y a certes des mauvaises traductions, fautives par méconnaissance – méconnaissance des langues de départ ou d’arrivée, y compris dans leur matérialité signifiante et dans les tours de leur inventivité (« un auteur et sa langue : il est son organe et elle est le sien », prévient Schleiermacher3), méconnaissance des intentions de l’auteur, de ses références, du contexte au sens large – ; elles se voient, plus ou

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moins. Les très bonnes traductions, qui hospitent et vous comblent de sens (elles comprennent l’auteur « mieux qu’il ne s’est compris lui-même », leurs déterritorialisations vont dans le sens de la langue d’arrivée), se voient aussi, elles font comprendre, penser, rêver ; elles permettent de poursuivre et d’inventer. Une traduction, entre autres, comme une langue, entre autres : un sommet d’iceberg, tout au bout d’une série de choix (y compris, en ce qui concerne particulièrement la philosophie grecque, des choix philologiques quant à la transmission, à la leçon, à l’établissement du texte), la pointe extrême d’une interprétation. C’est justement la raison pour laquelle je crois fermement que, de bonnes traductions, il n’y en a pas qu’une ; en revanche, il y a des traductions meilleures que d’autres à certains moments et pour certaines fins. On pourrait croire que traduire suppose d’abord que l’on comprenne, puis que l’on sache rendre. Mon expérience serait plutôt qu’on traduit « comme » on comprend : il faut comprendre pour traduire mais traduire fait comprendre. Je définis volontiers l’intraduisible non pas comme ce qu’on ne traduit pas, mais comme ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire. On parvient toujours à traduire. Une langue, un auteur, un texte, une phrase, un mot même, sont pleins de bifurcations, et une traduction ne fait jamais que stabiliser un trajet, avec plus ou moins d’intelligence et de bonheur, de force adaptée. Les textes et les pensées se referment, si « philosophiques », si « scientifiques », si « univoques » soient-ils, et il faut les relire et les pratiquer encore. Les langues plus ou moins disjointes trouvent plus ou moins (im)possiblement des réseaux d’équivalences, les traducteurs font plus ou moins comprendre les difficultés, inventent et transforment la langue d’arrivée de manière plus ou moins audible et belle pour ceux qui la parlent. Un dictionnaire des intraduisibles contribue à diagnostiquer et gloser ces difficultés, explorer la force et l’intérêt des erreurs comme des trouvailles. Une des difficultés soulevées par le Dictionnaire des intraduisibles est celle du relativisme. D’un côté il s’oppose bien à cette forme d’universalisme que l’on trouve dans une part importante de la philosophie analytique ; mais de l’autre côté il s’oppose tout autant à un relativisme qui replierait les pensées dans une langue, une culture, une histoire. La traduction, telle que vous la concevez, semble admettre le relativisme des univers de sens, mais le dépasser dans le même temps, puisque sans cela, sans un certain horizon d’universalité, la traduction serait impossible.

F. T. : Toute pensée de l’universel aujourd’hui n’est-elle pas une pensée de la traduction ? Alors qu’après la peur du « choc des civilisations », la mode est plutôt maintenant au « dialogue » et au « rapprochement entre les cultures », la réflexion sur l’éthique peut-elle se passer d’une réflexion sur la traduction ? B. C. : Ni globish ni nationalisme ontologique. Ni universalisme abstrait sans histoire et sans langue, ni culturalisme identitaire. Ni l’Unicité abstraite, ni le un plus un indéfiniment infini. Mais le multiple en relation. Le paradigme de la traduction s’oppose aux deux diktats. C’est un paradigme commode, et qui devient, on peut s’en réjouir, à la mode. Mais je n’ai guère envie de moraliser la chose. J’aimerais mieux la politiser, en parlant de la pluralité et de la diversité qui sont au fondement du politique (du bon côté d’Arendt), plutôt que de l’écoute et du soin qui rameutent nos bons instincts aux relents de moraline. Mais c’est un moindre mal que d’appeler « éthique » la complication de l’universel, et la substitution du comparatif à l’Idée-Une de Vérité. Je

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dirais que c’est là effectivement du relativisme, et rien d’autre, sans universalité à l’horizon – tout au plus, si l’on y tient, un schème de construction ou un principe réfléchissant, mais l’immanence me paraît suffire. Pas besoin de « troisième homme », ni de « dépasser », pour reprendre votre terme. Simplement, c’est un relativisme non subjectiviste, un relativisme bien compris. Il est historiquement lié à la discursivité de type sophistique (ce que j’appelle après Novalis « logologie », parler pour parler), caractérisée par son attention à l’homonymie et à la performance, et qui conditionne toute pratique effective de la traduction : une « déterritorialisation », sans point de vue de Dieu d’où l’on embrasserait tous les territoires tota simul dans les siècles des siècles. Un tel relativisme se joue, exactement comme Austin à la fin de How to Do Things with Words, des deux « fétiches » que sont « vérité/fausseté » et « valeur/fait ». Où l’on rejoint Derrida – une part très derridienne de Derrida. « Si j’avais à risquer, Dieu m’en garde, une seule définition de la déconstruction, brève, elliptique, économique comme un mot d’ordre, je dirais sans phrase : “plus d’une langue” », écrivait Jacques Derrida en 19884. Ce n’est pas la déconstruction comme telle qui m’intéresse ici, bien que la manière de disséquer les évidences jusqu’aux apories qu’elles contiennent puisse servir de méthode. C’est plutôt la manière dont le constat injonctif « plus d’une langue » est repris dans ce texte vraiment prenant qu’est Le Monolinguisme de l’autre. La déconstruction par Derrida de sa propre position s’exprime par une aporie – sa banalité n’ôte rien à la contradiction – qu’il énonce ainsi : « on ne parle jamais qu’une seule langue » / « on ne parle jamais une seule langue ». Une contradiction pragmatique, s’il en est, dont les théoriciens anglo- américains ou allemands lui feront reproche comme à un philosophe bien français. Ils lui diraient : « Vous êtes un sceptique, un relativiste, un nihiliste... Si vous continuez, on vous mettra dans un département de rhétorique ou de littérature... Si vous insistez, on vous enfermerait dans le département de sophistique5. » Cette menace me réjouit comme le diagnostic de relativisme. Définissons une bonne fois le relativisme avec Socrate, dans l’Apologie de Protagoras du Théétète, comme le choix, au lieu du Vrai, du « plus vrai », qui n’est rien d’autre qu’un « meilleur pour », à un moment donné, dans un domaine donné, pour une entité donnée, individu ou cité, par différence avec l’imposition du Bien, en toute majuscule de l’Idée, le même Bien pour tous et pour toujours. Le comparatif dédié, « meilleur pour », est certainement une excellente stratégie ou, dit de manière relativiste, la meilleure des stratégies pour s’orienter dans la question des langues.

F. T. : Le Dictionnaire est en cours de traduction dans différentes langues. Quels problèmes ces traductions font-elles apparaître ? On peut imaginer que, d’une langue à l’autre, les mots « intraduisibles » ne le sont pas de la même manière, au même degré, ou pour les mêmes raisons. B. C. : Traduire un dictionnaire des intraduisibles, c’est porter l’oxymore au carré. Le Vocabulaire est pour l’instant en cours de traduction, plus ou moins avancée, en ukrainien (deux livraisons sont déjà parues), en espagnol, en portugais, en arabe, en anglais, en roumain, en persan et en russe. Cette diversité est déjà réjouissante : anglo-américain et arabe, c’est aussi une victoire politique ; espagnol au Mexique et portugais au Brésil, c’est aussi un manifeste postcolonial.

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Les problèmes rencontrés par ces traductions-adaptations sont évidemment pour partie spécifiques à la langue et au contexte culturel. Le sens se constitue au moins aussi dans l’adresse. Nous venons de tenir à Naples un séminaire pour confronter les difficultés et les enjeux. Jacques Lezra, qui dirige le département de littérature comparée à la New York University, soulignait avec force comment le Dictionary of Untranslatable Terms qui va paraître à Princeton constitue une machine de guerre contre le globish (« se servir de l’anglais contre le globish », dit-il) et contre une certaine conception de la philosophie analytique, ce qui le conduit avec Michael Wood, et sous l’impulsion d’Emily Apter qui coordonne l’ensemble, à simplifier/complexifier certaines entrées pour rendre le dessein plus lisible. La version arabe en revanche ne cherche pas à adapter l’original mais à le faire exister en arabe littéral ; la langue arabe, souligne Ali Benmaklouf, qui dirige cette traduction, s’est formée de manière autoréférentielle car il existe très peu d’œuvres traduites et éditées (quand la France édite 50 000 ouvrages par an, le Maroc en publie 1000, et l’ensemble du monde arabe publie moins de livres par an que la Suisse), mais on assiste aujourd’hui à un nouveau moment d’accélération historique dans l’arrivée des textes en arabe, après celui du IXe siècle et celui du XIXe siècle : la traduction de la terminologie philosophique du Vocabulaire, qui s’appuie sur le système de la langue arabe pour créer de nouveaux paronymes, contribue à redessiner les frontières du référentiel intellectuel. Quant à la traduction iranienne qui se met en place, son importance politique se passe de commentaire. En ukrainien, il s’agit en toute conscience de constituer une langue philosophique propre, distincte du russe, en faisant travailler ensemble toute une communauté de philosophes, enseignants et chercheurs, qui s’ignorait comme telle (les deux premières livraisons viennent d’ailleurs de recevoir les prix 2010 et 2011 du meilleur livre en sciences humaines). En roumain, il faut établir un vocabulaire correspondant au stade actuel de la langue, qui ne cesse d’absorber de nouvelles traductions philosophiques en même temps qu’elle récupère son épaisseur historique, elle-même liée en partie à la traduction. Avec le portugais et l’espagnol, il y va essentiellement des frontières entre littérature et philosophie, mais aussi du rapport aux transformations des langues mères par les langues indigènes. À chaque fois, tout bouge en même temps, non seulement en raison de l’afflux des traductions ou retraductions des grandes œuvres de la tradition philosophique et littéraire, traductions qui permettent de revisiter la langue nationale et de s’en réapproprier les œuvres, mais aussi grâce aux moyens contemporains d’un travail et d’une confrontation collective en ligne6. Je crois qu’avant tout nous avons tous en partage quelque chose comme une conscience philologico-philosophique qui incite à la fois à préserver et à inventer. Je ne mesure pas la difficulté de traduire le dictionnaire en chinois, ou de très seconde main. Mais je ne suppose pas un instant que rien n’aura lieu. Le Vocabulaire est en tout cas déjà devenu un geste qui se poursuit, non pas une œuvre close qui se traduit – energeia plutôt qu’ergon.

F. T. : Cette manière de concevoir la traduction pourrait-elle permettre de repenser la traduction automatique, même si elle semble s’y opposer de prime abord ? B. C. : J’ai été très choquée lorsque, cherchant auprès de l’Europe une subvention « naturelle » pour un Vocabulaire européen des philosophies, on m’a répondu que

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l’Europe ne subventionnait que les recherches portant sur la traduction assistée par ordinateur. Il n’est pas impossible, loin de là, que l’on me fasse la même réponse aujourd’hui. Mais je trouverais à présent un joint et une articulation sincères, aussi importants à mes yeux pour l’herméneutique que pour la technique. Les exigences traditionnelles de la philosophie du langage depuis Aristote et les exigences de la traduction informatisée se rejoignent en effet en un point très précis, qui détermine tous les autres : la chasse à l’homonymie, c’est-à-dire le réquisit d’univocité sémantique et syntaxique. L’équivoque, pour WordNet et Systran (les outil et système les plus couramment utilisés) constitue, exactement comme pour Aristote, le mal radical du langage, producteur de non-sens ou de sophismes7. La piste d’abord explorée par la traduction assistée par ordinateur (la « TAO » comme on dit) consiste à passer par une langue-pivot, en l’occurrence l’anglais, qu’il faut désambiguïser pour la faire passer de l’état de langue naturelle à celui de langage conceptuel. Traduire consiste à ramener toutes les langues naturelles à une unique langue conceptuelle neutre, sans qualités, une sorte de métalangage globish-technish, autorisant comme un échangeur un nouveau passage à une quelconque autre langue naturelle (en principe : du français au chinois, mais aussi à l’italien, via cet « anglais wordneté »). Or cela ne marche pas, tout le monde en convient. Devant les difficultés et les ridicules d’une TAO empêtrée dans les foisonnements d’ambiguïtés croisées, ingérables tant dans le terme à terme qu’avec l’aide des contextes, on se tourne aujourd’hui vers une hybridation par la statistique, combinant désambiguïsation et données probabilistes. Les corpus bilingues fonctionnent alors comme autant d’énormes pierres de Rosette. Mais on change ainsi de modèle et de geste philosophique. Car le point de départ est inverse : exploiter la pluralité au lieu de viser l’unité. On entre alors dans l’espace ouvert par le Vocabulaire. La traduction ne requiert plus de fabriquer un tertium quid unique et idéal mais de modéliser un espace commun, d’explorer et de représenter les différences des réseaux au sein de cet espace. Il faut, en bon judoka ou en bon sophiste, surpasser la prise de l’homonymie en utilisant sa force, et non plus tenter de la réduire à un impossible néant. Or cela ne peut se faire qu’en jouant sur un double niveau : celui de la pluralité des langues et celui de la pluralité des sens d’un mot ou d’une tournure au sein d’une langue donnée. Et c’est cela, la traduction. Je propose de penser l’ajointement de ces deux niveaux à l’aide d’une phrase de Lacan, dans L’Étourdit : « Une langue entre autres n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissées persister8. » Lacan l’applique aux langues de l’inconscient mais, à l’appliquer aux langues en général, on comprend que les homonymies (terminologiques, grammaticales, syntaxiques) sont les traits d’identité d’une langue, donc les points de comparaison pertinents entre les différentes langues. Nous sommes bel et bien dans l’espace du Vocabulaire, avec les intraduisibles comme symptômes de la différence des langues, pris dans la pluralité des langues, et dans la pluralité des sens d’un mot ou d’une phrase au sein d’une langue et d’un texte : après Babel et après Aristote, avec bonheur. Le recensement des équivoques constitue, comme pour le premier semantic web, un point de passage obligé. Mais la manière de les traiter évolue considérablement : un certain nombre d’entre elles, à chaque fois différentes, sont constitutives d’une

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langue, elles sont non accidentelles et diachroniquement instruites, enfin elles sont surtout visibles de l’extérieur de cette langue. Ainsi c’est pour nous que le russe pravda signifie de manière équivoque « vérité » et « justice », ou svet « lumière » et « monde », de même que c’est pour un latin que le grec logos signifie simultanément ratio et oratio, ou pour nous que l’espagnol ser et l’espagnol estar sont non différenciés. Les suppositions épistémologiques ont changé : on ne traite pas de concepts, mais de mots, c’est-à-dire de mots en langues, et de mots fortement contextualisés, pris dans des œuvres et des textes (problème global/local). Les langues ne sont pas différents « habits » d’un langage unique, mais le langage n’existe que sous la forme de la pluralité des langues. Passer d’un nuage d’homonymes à un nuage d’homonymes : telle est la topologie proposée par le Dictionnaire des intraduisibles. Ouvrons donc un faisceau de questions : comment formaliser la description de la « richesse » homonymique d’un mot, d’une expression, d’une phrase ? Comment formaliser le rapport synonymique entre deux « richesses » ? Comment modéliser le tracé des réseaux et rendre visible leur non-superposition ? Comment modéliser la possibilité d’une « virtualité/réalité » sémantique supplémentaire : déploiement ouvert, remplissement non seulement d’un « horizon d’attente » mais d’un « horizon inattendu », i.e. d’une création de sens par une nouvelle œuvre ? Bref, comment se servir au mieux de l’histoire de la philosophie, de l’histoire de la linguistique, de l’histoire des textes et de la philologie pour la fabrication des ontologies sémantiques et l’implémentation de la traduction assistée ? Si nous voulons de l’interdisciplinarité et de la fécondation, en voilà !

F. T. : Pouvez-vous nous parler du projet d’un Observatoire de la traduction ? Que vous inspirent aujourd’hui la politique de l’Union européenne par rapport aux langues et les discours qu’elle tient pour promouvoir le multilinguisme ? B. C. : L’idée d’un Observatoire européen de la traduction m’est venue lorsque j’étais « expert à haut niveau », comme on dit en bruxellois, auprès de Léonard Orban, alors Commissaire au multilinguisme. Soient deux idées fortes que l’Europe ne peut pas ne pas partager mais qu’elle a du mal à mettre en pratique : (1) la pluralité des langues et des cultures est une richesse exceptionnelle qui caractérise l’identité de l’Europe « unie dans la diversité » ; (2) après la circulation des biens et des personnes, il faut assurer la circulation des œuvres. D’où la nécessité d’une politique européenne de la traduction, pour limiter aux exigences de la communication immédiate le recours au « dialecte de transaction », et garantir le « plus d’une langue »9. L’Observatoire aurait ainsi pour mission de : • créer les synergies entre les aides, les possibilités institutionnelles, les ressources publiques et privées existant dans les différents pays ; • recenser les manques qui font que des éléments-clefs d’une culture demeurent étrangers à une autre (comme les « lacunes » de notre CNL) et inciter les éditeurs à y remédier ; • favoriser en amont les coéditions en langues différentes et les traductions rapides ; • promouvoir les éditions bilingues, car elles engagent l’idée que les langues ne sont pas des véhicules interchangeables et constituent les outils par excellence d’un enseignement et d’une culture de la pluralité ; • valoriser la tâche du traducteur (en soutenant la valorisation universitaire de la traduction, en proposant des bourses, des prix) ; • ouvrir sur le monde cette Europe culturellement interactive : un projet concernant le rapport entre les langues d’Europe et le chinois par exemple, via les traductions de textes et de termes fondamentaux, pourrait être de la compétence de l’Observatoire.

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Il ne faut ni une couche institutionnelle supplémentaire ni un guichet unique, mais une intelligence d’ensemble et une volonté analogues au niveau européen à cette institution heureuse, avec ses ressources propres intelligemment garanties, qu’est par exemple le CNL français. Aujourd’hui, il n’y a plus de commissariat au multilinguisme ; le titre d’Androulla Vassiliou, précédemment commissaire à la Santé, est « Commissaire pour l’éducation, la culture, le multilinguisme et la jeunesse ». Cette évolution n’est pas vraiment bon signe… Dans le cadre de la stratégie « Europe 2020 », pour utiliser la langue de bois commune, c’est l’apprentissage des langues, dès le plus jeune âge puis via la mobilité des études, qui sera privilégié. L’objectif n’a pas changé : « deux plus une », chaque citoyen de l’UE doit parler au moins deux langues étrangères en plus de la sienne. C’est, à mon avis, un excellent objectif à faire respecter, si on y arrive, y compris dans les pays anglo-saxons. On lit sur la page web de la Commissaire consacrée à ses priorités10 que « nous devons soutenir non seulement les 23 langues officielles de l’UE, mais aussi les 60 langues régionales et minoritaires parlées dans l’Union ». Cela fait donc 83 langues, ce n’est pas facile, et il n’est pas surprenant de constater que, dans la pratique, les « langues de travail » se réduisent souvent à une. Mais c’est aussi, et d’abord, que l’objectif retenu pour le multilinguisme est trop simple : « La connaissance d’autres langues élargit les perspectives professionnelles et facilite la communication et la compréhension, en Europe et dans le reste du monde. » Pour assurer « la communication et la compréhension », un bon globish suffit ! Je trouve toujours inquiétant le privilège de la communication, « compréhension » fonctionnant comme un doublet, et la réduction de la langue à l’outil, comme s’il ne fallait pas au moins différencier langue de service et langue de culture, et comme si la culture et les langues n’étaient pas en prise quoi qu’il arrive. J’aimerais que soit au moins prononcé le mot de « traduction », et le plus vite possible. La langue de l’Europe, c’est la traduction. Au niveau français en tout cas, il semble que puisse se mettre en place, sous les impulsions conjointes de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, du Centre national du livre et du CNRS, une politique très machiavélienne en faveur simultanément de la traduction et de la numérisation : traduire massivement en anglais, les revues françaises par exemple, permettrait en effet et de continuer à penser et écrire en français, et d’être référencé dans la course à l’échalote. J’y suis tout à fait favorable, comme à une affirmative action, par définition transitoire puisque, notamment grâce à elle, les choses bougeront. Et comme à un teasing permettant de maintenir avec l’amour du français le désir de plus d’une langue...

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NOTES

1. Joachim Ritter et al., Historisches Wörterbuch der Philosophie, Stuttgart /Bâle, Schwabe, 1971-2007. 2. On peut la consulter sur la page : http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/pid20797/ la-strategie-nationale-de-recherche-et-d-innovation.html (consultée le 2 mars 2011). 3. Friedrich D. E. Schleiermacher, Herméneutique, trad. Ch. Berner, Paris-Lille, Le Cerf- PUL, 1989, p. 75. 4. Jacques Derrida, Mémoires pour , Paris, Éditions Galilée, 1988, p. 38. 5. Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Éditions Galilée, 1996, p. 18. 6. Voir le site, en cours de finalisation, http://www.intraduisibles.org/, son équivalent brésilien, et le « Journal de bord » des traductions du Vocabulaire, en ligne sur le site de la revue Transeuropéennes http://www.transeuropeennes.eu/ 7. Voir en dernier lieu Laurence Danlos, « La traduction automatique », L’Archicube, 9, Paris, Association des anciens élèves, élèves et amis de l’École normale supérieure, décembre 2010, p. 90-95 (« Un pied-noir a mangé une pomme de terre »/ « A blackfoot ate an apple of earth » / « An Algerian-born Frenchman ate a potatoe »). Je me permets de renvoyer à mon texte « Accident/ accident de voiture », in Christophe Erismann et Alexandrine Schniewind (éd.), Compléments de substance. Études sur les propriétés accidentelles offertes à Alain de Libera, Paris, Vrin, 2008, p. 19-32, où je compare les désambiguïsations proposées par Wordnet pour le verbe to be et les Catégories d’Aristote. 8. , « L’Étourdit », Scilicet, 4, revue paraissant au Champ Freudien, Paris, Le Seuil, 1973, p. 47. 9. Un Appel à « plus d’une langue ». Pour une politique européenne de la traduction est paru simultanément dans les grands quotidiens européens à l’occasion des États Généraux du multilinguisme, en septembre 2008 (voir par exemple http://www.liberation.fr/culture/ 0101267187-appel-a-plus-d-une-langue). 10. http://ec.europa.eu/commission_2010-2014/vassiliou/about/priorities

RÉSUMÉS

Barbara Cassin revient sur les fondements et les enjeux philosophiques du Dictionnaire des intraduisibles ainsi que sur les grandes problématiques de la traduction. Rejetant l’idée d’un métalangage qui servirait de passerelle entre les différentes langues, elle définit un relativisme non subjectiviste, ou « comparatif dédié ». Elle évoque également dans cet entretien les projets de traduction du Vocabulaire européen des philosophies et la mise en place d’un Observatoire européen de la traduction.

In this interview, Barbara Cassin considers the philosophical presuppositions and stakes of the Dictionary of Untranslatable Words, and adresses some of the main questions raised by the experience of translation. She rejects the idea of a metalanguage, which would allow the passage from one natural language to another, and puts forward a non subjectivist relativism instead. She

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also mentions the current projects for translating the European Vocabulary of philosophies and the creation of an European Observatory of Translation.

INDEX

Mots-clés : traduction, langue, intraduisible, relativisme, multilinguisme, Europe Keywords : translation, language, untranslatable, relativism, multilingualism, Europe

AUTEUR

BARBARA CASSIN Directrice de recherche, CNRS, Centre Léon Robin. Parmi les publications : Sous sa direction, Le Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Le Seuil, 2004.

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« Il faut être anglais et avoir une bonne dose de punch dans le crâne pour apprécier les scènes de Falstaff. » Une œuvre est-elle transposable d’un univers culturel à l’autre ?

François Thomas

1 Au XVIIIe siècle, Shakespeare fascine et dérange. En France et en Allemagne, la traduction de ses tragédies crée dans les cercles intellectuels de violentes querelles1. Il est difficile de savoir quelle attitude adopter face à cet auteur, que Voltaire se vante d’avoir fait découvrir à l’Europe et qui, « tout barbare qu’il était2 », semble bien avoir fait preuve en maints endroits de ses tragédies de réels traits de génie. Ce n’est pas un de ces auteurs de l’Antiquité dont la grandeur est admise : tenir cet Anglais pour un véritable grand écrivain n’allait nullement de soi. Son œuvre méritait-elle d’être traduite ? Tout était-il d’égale valeur dans ses pièces ? Comment apprécier une œuvre où la plus haute poésie cohabite avec la plus exubérante grossièreté, où de profondes vérités sur la nature humaine sont exprimées dans une langue surchargée de métaphores obscures, et où les règles élémentaires de la tragédie sont ignorées ?

2 La traduction de Shakespeare en France et en Allemagne dans la seconde moitié du siècle cristallise plusieurs débats et se révèle un enjeu politico-culturel.

3 En premier lieu, l’importation de Shakespeare revivifie une question déjà posée par la traduction des auteurs de l’Antiquité : peut-on transposer une œuvre étrangère, avec toutes ses connotations, dans un autre contexte culturel et social sans la transformer profondément ? Cette question se pose dans le cadre d’une appréciation de Shakespeare où on évalue, à l’aune de critères esthétiques, éthiques et anthropologiques estimés universels, les qualités et les défauts des tragédies et des vers shakespeariens, et où on considère que ces défauts sont liés au goût de ses

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contemporains, à la vulgarité d’une partie de son public – comment traduire Shakespeare et rendre compte de son éventuel génie, dès lors qu’on ne s’adresse plus à des paysans anglais grossiers du XVIe siècle ?

4 En second lieu, la traduction de Shakespeare revêt un rôle stratégique en Allemagne, dans l’élaboration d’une littérature nationale et dans une opposition de plus en plus marquée avec le modèle culturel français. Non seulement les Allemands ne peuvent se référer, comme les Français ou les Anglais, à une grande tradition littéraire nationale, mais il leur faut aussi se déprendre de l’influence française. Comment créer un répertoire qui corresponde à ce qu’on considère comme le caractère national allemand ? Le choix est fait de la traduction en masse : la langue allemande doit être enrichie par le contact avec les littératures étrangères ; la culture allemande construit sa propre voie/voix par la médiation de l’étranger. Le grand traducteur Schleiermacher affirmera en 1813 : « Nous sentons que notre langue, qui se meut insuffisamment à cause de l’inertie nordique, ne peut s’épanouir et développer pleinement sa force qu’à travers les contacts les plus variés avec l’étranger3 ».

5 Se déprendre de l’hégémonie culturelle française passe ainsi par une pratique massive de la traduction. Mais à travers la manière même de traduire se joue à nouveau une opposition à la culture française. On trouve chez la plupart des penseurs et des traducteurs allemands de cette époque (de Lessing aux romantiques) une critique des traductions françaises, à qui ils reprochaient de traduire l’auteur étranger comme s’il avait écrit directement en français, d'adapter systématiquement l’œuvre traduite au goût et aux attentes des lecteurs français. Ils opposaient à cette méthode une conception et une pratique de la traduction plus soucieuses et respectueuses de l’altérité de l’œuvre, de la langue, de la culture étrangères.

6 Les traductions de Shakespeare constituent non seulement une arme de guerre contre l’esthétique française, rigide et sclérosée, et contre la superficialité du bon goût français, mais aussi un laboratoire pour repenser l’art du traducteur et pour concevoir à la fois, fondamentalement, le statut de l’œuvre artistique – son unité et sa totalité – et la nature de la création artistique. En témoigne l’article de Herder consacré à Shakespeare, en 17734.

7 Ce qui est dès lors en jeu, à travers l’importation de Shakespeare en Allemagne, c’est une remise en question du rationalisme et de l’universalisme, jugé vide et arrogant, de la France des Lumières. D’une part, Shakespeare apparaît comme le génie par excellence, la nature artiste et spontanée qui ignore superbement les canons de l’esthétique classique : son œuvre ne peut que susciter l’enthousiasme de la génération du Sturm und Drang et de penseurs explorant des formes d’irrationalisme, comme Hamann5. D’autre part, l’opposition des Allemands aux traductions « françaises » n’est pas une simple opposition de méthodes. La conception de la traduction en France reposait (même si cela est à nuancer) sur deux postulats : l’universalité de la pensée, extralinguistique, et, corrélativement, une conception du langage comme signe de la pensée, c’est-à-dire comme signe de ce qui se passe dans notre esprit. Le rôle du langage est d’exprimer les idées, il est l’instrument indifférent de leur communication. Le sens est indépendant de la langue dans laquelle il est formulé, et la même pensée, du moment qu’elle est bien digérée, selon le mot de Descartes, peut se dire aussi bien en latin, en français, ou en bas-breton. Ainsi, il n’y a pas d’obstacle de principe à la traduction, puisque l’essentiel est retransmis dans la langue d’arrivée. Il convient dès lors de traduire comme si l’auteur s’était exprimé en français, sans quoi on ne permet

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pas au langage de jouer son rôle, qui est précisément de donner accès aux pensées ; il faut exploiter toutes les ressources du français pour exprimer la même idée que le texte original. Ce n’est donc pas d’abord par ethnocentrisme que les Français cherchent à faire des traductions qui « sonnent bien » en français. Traduire comme si l’auteur s’était exprimé en français, c’est donner accès à ce qui n’est ni français, ni allemand, ni anglais, ni latin, mais universel, c’est-à-dire à la pensée. Tout ce qui relève des « idées accessoires », c’est-à-dire des connotations, est tenu pour contingent et renvoyé au génie particulier des langues nationales, fruit des aléas de l’histoire et de la géographie. On privilégie l’élément commun et on néglige les dimensions d’altérité que recèle l’œuvre étrangère.

8 Or, comment traduire, dès lors que ces postulats sont remis en question – dès lors qu’on n’admet plus l’indépendance des langues et de la pensée, considérant au contraire qu’il n’est pas indifférent de penser et de s’exprimer dans telle ou telle langue, porteuse d’une vision du monde singulière ? Comment traduire quand on ne croit plus à cet élément commun entre les langues, qui assurait le passage plus ou moins aisé de l’une à l’autre ? Traduire comme si l’auteur avait écrit directement en français ne peut plus être autre chose qu’un procédé d’adaptation et d’assimilation. Cette interdépendance de la pensée et du langage, autrement dit du fond et de la forme, conduit à repenser l’acte de traduire et aussi l’idée même d’œuvre littéraire, dans la mesure où on ne peut plus distinguer dans une œuvre l’essentiel et le contingent, d’un côté les passages qui touchent au sublime et à l’intemporel et de l’autre les défauts liés au goût et au public d’une époque donnée. Avec ces questions émerge, inséparablement, l’idée d’œuvre comme totalité signifiante, dont on ne peut rien retirer sans nuire à l’unité de l’ensemble6.

9 Si on considère, pour finir, les traductions de Shakespeare au XVIIIe siècle en France et en Allemagne, on peut distinguer trois postures.

10 La première correspond à cette position universaliste propre aux Lumières et à l’ Aufklärung. C’est la position qu’incarne en France la traduction d’Antoine de la Place et en Allemagne celle réalisée par Christoph Martin Wieland. Il est possible de traduire Shakespeare, car « le vrai et le beau ne sont qu’un, [bien que ce principe reçoive des] modifications relativement au génie, aux mœurs, aux usages, au goût même des différents pays7 ». On supprime les passages grossiers, on clarifie les métaphores obscures, on résume, on rationalise les passions des personnages : on rend Shakespeare audible pour le lecteur éclairé du XVIIIe siècle. Wieland élimine ainsi les scènes de Falstaff dans Henri IV, que, selon lui, seul le spectateur anglais pouvait trouver à son goût. « Il faut être Anglais et avoir une bonne dose de punch dans le crâne pour apprécier les scènes de Falstaff8 », écrit Wieland en note de bas de page de sa traduction d’Henry IV. La grande œuvre est celle qui, par-delà son ancrage historique et contingent, nous montre la nature des choses et atteint une forme d’universalité. Ce qui ne se comprend que relativement au contexte culturel d’origine et ne peut plus nous toucher peut être mis de côté.

11 La deuxième position prend au sérieux précisément cet ancrage d’une œuvre, ou d’une pensée, dans une culture donnée. Toute traduction est mutilante et fait perdre ce qui donnait sa force à l’œuvre en la transplantant dans un environnent qui lui est étranger. Friedrich Nicolai, écrivain allemand influent, a sévèrement critiqué l’entreprise de Wieland en ce sens : « Sans connaissance de la langue anglaise, des mœurs anglaises, de l’humour anglais, on ne peut apprécier une grande part de l’œuvre de Shakespeare9. »

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En France, on trouve une position proche, bien qu’il parle des auteurs de l’antiquité, chez l’Abbé Du Bos, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture10 (1719). On ne peut guère goûter un poète quand on ne le connaît que par l’intermédiaire de traductions. Seule l’érudition nous permet de nous dépayser et de nous transporter, le temps de la lecture, dans l’univers de l’auteur, de nous transformer en contemporain de celui-ci. Mais cela conduit à un rejet des traductions, auxquelles il faut préférer l’original.

12 La troisième position ne prétend pas masquer la distance qui nous sépare d’une œuvre, mais veut la rendre audible dans la langue de la traduction. Elle vise, selon Schleiermacher, à « laisser l’écrivain le plus tranquille possible et [à] faire que le lecteur aille à sa rencontre11 ». Un des exemples les plus aboutis dans cette direction est la traduction de Shakespeare par August Wilhelm Schlegel, qui s’inspire des réflexions et des premières traductions de Herder. Autour de cette pratique et de cette conception de la traduction se développe en Allemagne, notamment chez Schleiermacher et Humboldt, une réflexion sur le respect de l’étranger, la diversité des cultures et l’hospitalité.

13 La problématique de la traduction est au cœur des enjeux de cette période et du débat entre le romantisme et les Lumières. Derrière le conflit des méthodes « françaises » et « allemandes » s’affrontent en réalité des conceptions opposées de la rationalité, du rapport entre la pensée et le langage, du sujet, mais aussi de la philosophie de l’histoire, et fondamentalement du rapport à l’altérité et à l’étranger. La traduction de Shakespeare devient, dans ce contexte, le lieu privilégié et le prétexte pour mettre à l’épreuve ces réflexions, qui, on le voit, dépassent de loin la question de la fidélité à la lettre ou à l’esprit.

To be or not to be, Sein oder Nichtsein, Être ou ne pas être une traduction

14 Nous présentons ici quelques exemples des premières traductions de Shakespeare, en français et en allemand, afin d’illustrer la proposition de typologie que nous avons esquissée ci-dessus. Lorsqu’on regarde ces différents textes de près, il apparaît évidemment qu’ils ne sont pas les parfaits représentants d’un type général, et que la réalité est toujours plus complexe que les modèles qu’on souhaite en donner. Néanmoins, les huit versions du monologue d’Hamlet que nous présentons ici témoignent bien, jusqu’à la caricature, de profondes différences dans la manière de concevoir et de pratiquer la traduction.

15 Rappelons tout d’abord quelques généralités concernant les difficultés de la traduction de l’anglais de Shakespeare12, vues de France et d’Allemagne. Tout d’abord, l’inadéquation des systèmes prosodiques anglais et français rend difficiles les traductions en vers, et notamment en alexandrins. Alors que le théâtre élisabéthain s’écrit en pentamètres iambiques (cinq iambes par vers, chaque iambe étant constitué par la succession d’une syllabe atone et d’une syllabe accentuée : « To be or not to be »), l’alexandrin se compte en nombre de syllabes et a une structure formelle plus rigide, notamment dans le théâtre classique. Deuxièmement se pose un problème d’ordre lexical. Le vocabulaire français est principalement d’origine latine, le vocabulaire anglais d’origine anglo-saxonne, avec beaucoup de mots monosyllabiques, percussifs,

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qui permettent des effets de rythme difficiles à rendre en français (« To die, to sleep, / No more ; and by a sleep to say we end / The heart-ache […] »). Cela rend aussi, par contraste, plus remarquable en anglais l’emploi de mots d’origine latine (comme « ‘tis a consummation / Devoutly to be wish’d »). Enfin, l’anglais élisabéthain possède une liberté syntaxique, du fait pour une part qu’il est encore une langue à cas. Cette souplesse autorise des ruptures dans la construction des phrases (par exemple, ici : « And enterprises of great pith and moment / With this regard their currents turn awry » au lieu de « turn awry their currents »). Tout cela tend, de manière générale, à rendre plus facile la traduction de l’anglais en allemand qu’en français : du fait du système métrique allemand13 assez proche du système anglais, de l’origine du vocabulaire, et de la syntaxe, l’allemand étant une langue à cas.

Traductions françaises (Voltaire, La Place, Ducis et Le Tourneur)

16 Dans la dix-huitième des Lettres philosophiques (ou Lettres anglaises), Voltaire choisit de traduire, en 1724, le monologue d’Hamlet pour donner une idée aux Français, et plus généralement à l’Europe, des tragédies de Shakespeare. Il en proposera une autre version, littérale, en 1761, dans son Appel à toutes les nations de l’Europe des jugements d’un écrivain anglais. Nous reproduisons également la traduction qu’en donne La Place dans son Théâtre anglois, très inspirée de celle de Voltaire, ainsi que la traduction de Félicien Le Tourneur, qui traduit l’intégralité des tragédies de Shakespeare, à la différence de La Place qui avait fait un choix parmi elles. Voltaire s’en prendra violemment à Le Tourneur pour avoir, par ses traductions, largement contribué à introduire sur les scènes françaises les « échafauds et les bordels anglais » au détriment du « théâtre de Racine et [des] belles scènes de Corneille »14.

17 La première traduction de Voltaire, en alexandrins, avec son alternance de rimes masculines et féminines, sa césure à l’hémistiche, ses jeux d’opposition et de symétrie, est symptomatique de la pratique française des « belles infidèles » et transporte Hamlet au cœur d’une tragédie classique. Voltaire prétend livrer avec elle un « morceau de poésie », fidèle au sens plus qu’à la forme. Mais ce qu’il présente comme une « véritable traduction » est bien plutôt une adaptation. Il supprime un nombre important de passages ; après avoir prêté à Hamlet un anti-cléricalisme qui s’en prend à l’hypocrisie des « prêtres puissants », il en fait, pour finir, un « Chrétien timide » renonçant au suicide par « scrupule ».

18 Le sens de la démarche de Voltaire, avec la seconde traduction qu’il propose, est difficile à cerner. D’un côté, il s’agit d’un exemple de traduction littérale, qui vaut précisément comme « non-traduction » et preuve que Shakespeare n’est pas transposable tel quel en français. Voltaire cherche délibérément, à ce moment-là, dans cet Appel à toutes les nations d’Europe, à ridiculiser Shakespeare, à en souligner l’indécence et les extravagances. D’un autre côté, Voltaire reconnaît que ce type de traduction permet néanmoins de faire percevoir la puissance et la beauté brute et sauvage de l’auteur anglais. Et ce qui est remarquable, c’est qu’aujourd’hui la mauvaise traduction littérale de 1761 nous apparaît d’une grande et heureuse fidélité au texte de Shakespeare, pleine de trouvailles et de rythme – beaucoup plus proche de ce à quoi doit tendre une traduction que le « morceau de poésie » des Lettres philosophiques.

19 La version de Le Tourneur, par les notes de bas de page qu’elle contient, s’inscrit dans cette pratique de traduction qu’on trouve aussi chez La Place et en Allemagne chez

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Wieland. Les notes de Le Tourneur sont le plus souvent la traduction des notes du Dr Johnson, qui fut l’un des grands érudits anglais du XVIIIe siècle et l’un des principaux éditeurs de l’œuvre de Shakespeare. La première note témoigne exemplairement d’une volonté de faire apparaître le sens du texte, de retrouver la logique des pensées du personnage derrière les images alambiquées et obscures du texte shakespearien, d’en souligner les bizarreries.

20 Nous donnons aussi un extrait de l’adaptation d’Hamlet par Jean-François Ducis en 1769, réédité avec des modifications en 1806. Ducis ne connaissait pas l’anglais et il a proposé d’Hamlet une version française à partir de la traduction de La Place, réécrivant l’histoire, changeant le nom des personnages. C’est un Hamlet revu et corrigé par un lecteur de Corneille, de Racine, de Voltaire et de Rousseau15. Le succès du Hamlet de Ducis a beaucoup contribué à faire connaître et apprécier Shakespeare en France. « Hamlet est alors le Hamlet de La Place, plus Le Cid, plus L’Orestie et Andromaque, plus surtout la Clytemnestre de Lauraguais qu’on a jouée en 1761 dans le même théâtre, mais avec larmes, sentiment, cœur et émotion16. »

Traductions allemandes (Mendelssohn, Wieland, Schlegel)

21 Grâce à Voltaire, la célébrité du monologue d’Hamlet s’est rapidement étendue à l’Europe éclairée du XVIIIe siècle. Quelques années avant l’entreprise considérable de Wieland, le philosophe Moses Mendelssohn en propose une traduction en vers dans ses Considérations sur le naïf et le sublime en art. Wieland recourt à la prose. Sa traduction tend à expliciter le texte et à déplier les expressions condensées de Shakespeare. Par exemple : « To die, to sleep / No more », devient « Was ist Sterben ? – Schlafen – Das ist alles » (« Qu’est-ce que mourir ? – Dormir – c’est tout ») ; « To die, to sleep ; / To sleep : perchance to dream. » devient : « Sterben – Schlafen – Doch vielleicht ist es was mehr – wie wenn es träumen wäre ? » (« Mourir – Dormir – Mais peut-être est-ce (quelque chose) de plus – comme si c’était rêver ? »). De même le recours fréquent de Wieland aux propositions relatives contribue à allonger et déployer la phrase, à lui faire perdre de sa densité pour en faire ressortir plus clairement l’idée.

22 De ce point de vue, la traduction de Schlegel apparaît la plus économique, la plus proche du texte de Shakespeare, de la structure des phrases et du rythme des vers (par le recours au pentamètre iambique), même si elle comporte, elle aussi, des omissions.

23 On peut noter que Schlegel traduit conscience (dans « Thus conscience does make cowards of us all ») par Bewußtsein, alors que Mendelssohn et Wieland utilisent Gewissen. Gewissen renvoie à la conscience morale, tandis que Bewußtsein renvoie à la conscience de soi. La « conscience », qui fait de nous des lâches, et dont se servent La Place et Le Tourneur, possède encore en français, au XVIIIe siècle, un sens quasi exclusivement moral (la traduction de consciousness par « conscience » (de soi) avait embarrassé Pierre Coste, le traducteur de Locke, en 1700, lorsqu’il s’agissait de définir l’identité personnelle comme « conscience de soi » : Coste soulignait qu’un tel usage du mot « conscience » en français n’allait, alors, pas du tout de soi17). Ainsi, les traductions de La Place, Le Tourneur, Mendelssohn et Wieland vont dans le sens de Voltaire qui dans sa traduction de 1724 parlait de « scrupule », alors que celle de Schlegel anticipe une interprétation de Hamlet sans doute plus moderne, et en tout cas proche de la traduction qu’en proposera Yves Bonnefoy18 en 1954, qui fera dire à Hamlet : « La réflexion fait de nous tous des lâches ».

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HAMLET To be, or not to be, that is the question. Whether ’tis nobler in the mind to suffer The slings and arrows of outrageous fortune, Or to take arms against a sea of troubles, And by opposing end them ? To die, to sleep, No more ; and by a sleep to say we end The heart-ache and the thousand natural shocks That flesh is heir to ; ’tis a consummation Devoutly to be wish’d. To die, to sleep, To sleep, perchance to dream, ay, there’s the rub. For in that sleep of death what dreams may come When we have shuffled off this mortal coil, Must give us pause. There’s the respect That makes calamity of so long life. For who would bear the whips and scorns of time, The oppressor’s wrong, the proud man’s contumely, The pangs of despised love, the law’s delay, The insolence of office and the spurns That patient merit of the unworthy takes, When he himself might his quietus make With a bare bodkin ? who would fardels bear, To grunt and sweat under a weary life, But that the dread of something after death, The undiscover’d country from whose bourn No traveller returns, puzzles the will And makes us rather bear those ills we have Than fly to others that we know not of ? Thus conscience does make cowards of us all, And thus the native hue of resolution Is sicklied o’er with the pale cast of thought, And enterprises of great pith and moment With this regard their currents turn awry, And lose the name of action. Soft you, now, The fair Ophelia ! Nymph, in thy orisons, Be all my sins rememb’red.

Traductions françaises au XVIIIe siècle : Pierre Antoine de La Place, Félicien Le Tourneur, et Voltaire

1) Voltaire (1734 et 1761)

24 Lettres Philosophiques, Lettre XVIII19, et Appel à toutes les nations de l’Europe J’ai choisi le monologue de la tragédie d’Hamlet, qui est su de tout le monde, et qui commence par ces vers : To be, or not to be, that is the question. C’est Hamlet, prince de Danemark, qui parle : Demeure ; il faut choisir, et passer à l’instant De la vie à la mort, et de l’être au néant. Dieux justes ! s’il en est, éclairez mon courage. Faut-il vieillir courbé sous la main qui m’outrage, Supporter ou finir mon malheur et mon sort ? Qui suis-je ? qui m’arrête ? et qu’est-ce que la mort ? C’est la fin de nos maux, c’est mon unique asile ; Après de longs transports, c’est un sommeil tranquille ;

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On s’endort, et tout meurt. Mais un affreux réveil Doit succéder peut-être aux douceurs du sommeil. On nous menace, on dit que cette courte vie De tourments éternels est aussitôt suivie. O mort ! moment fatal ! affreuse éternité ! Tout cœur à ton seul nom se glace épouvanté. Eh ! qui pourrait sans toi supporter cette vie, De nos fourbes puissants bénir l’hypocrisie, D’une indigne maîtresse encenser les erreurs, Ramper sous un ministre, adorer ses hauteurs, Et montrer les langueurs de son âme abattue À des amis ingrats qui détournent la vue ? La mort serait trop douce en ces extrémités ; Mais le scrupule parle, et nous crie : Arrêtez. Il défend à nos mains cet heureux homicide, Et d’un héros guerrier fait un chrétien timide, etc. Après ce morceau de poésie, les lecteurs sont priés de jeter les yeux sur la traduction littérale : Être ou n’être pas, c’est là la question : S’il est plus noble dans l’esprit de souffrir Les piqûres et les flèches de l’affreuse fortune, Ou de prendre les armes contre une mer de trouble, Et, en s’opposant à eux, les finir ? Mourir, dormir, Rien de plus, et par ce sommeil dire : Nous terminons Les peines du cœur, et dix mille chocs naturels Dont la chair est héritière ; c’est une consommation Ardemment désirable. Mourir, dormir : Dormir, peut-être rêver ? ah ! voilà le mal ! Car, dans ce sommeil de la mort, quels rêves aura-t-on, Quand on a dépouillé cette enveloppe mortelle ? C’est là ce qui fait penser ; c’est là la raison Qui donne à la calamité une vie si longue : Car qui voudrait supporter les coups et les injures du temps, Les torts de l’oppresseur, les dédains de l’orgueilleux, Les angoisses d’un amour méprisé, les délais de la justice, L’insolence des grandes places, et les rebuts Que le mérite patient essuie de l’homme indigne, Quand il peut faire son quietus Avec une simple aiguille à tête ? qui voudrait porter ces fardeau ; Sangloter, suer sous une fatigante vie ? Mais cette crainte de quelque chose après la mort, Ce pays ignoré, des bornes duquel Nul voyageur ne revient, embarrasse la volonté, Et nous fait supporter les maux que nous avons, Plutôt que de courir vers d’autres que nous ne connaissons pas. Ainsi la conscience fait des poltrons de nous tous ; Ainsi la couleur naturelle de la résolution Est ternie par les pâles teintes de la pensée ; Et les entreprises les plus importantes, Par ce respect, tournent leur courant de travers, Et perdent leur nom d’action…

2) Antoine de La Place (1745-1746)

25 Le Théâtre anglois, traduit par P.A. de La Place, Paris, Londres, 1745-1746, tome 2, p. 333-334.

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26 Acte III, scène 4 (les scènes précédentes de l’acte III et les deux scènes suivantes sont résumées par La Place) Être, ou n’être plus ? arrête, il faut choisir !… Est-il plus digne d’une grande âme, de supporter l’inconstance, & les outrages de la fortune, que de se révolter contre les coups ?… Mourir… Dormir… Voilà tout. Et si ce sommeil met fin aux misères de l’humanité, ne peut-on pas du moins le désirer sans crime ? Mourir… Dormir… Rêver peut-être !… fatale incertitude !… Qu’espère-t-on gagner, en se délivrant des maux de ce monde, si l’on ignore quel sera son sort dans l’autre ? Cette réflexion seule ne mérite-t-elle pas toute notre attention ?… Oui, sans doute, puisque c’est elle qui soumet l’âme la plus altière, aux longues calamités de la vie !… Eh, qui pourrait souffrir la perversité du siècle, l’injustice des hommes, l’arrogance des ambitieux, les tourments de l’amour dédaigné, les lenteurs de la Justice, l’insolence des Grands, & les indignes préférences que la faveur obtient sur le mérite ? Ne serait-il pas plus court de se procurer, tout d’un coup, le repos ? Ne vaudrait-il pas mieux, s’affranchir d’un fardeau dont le poids nous accable ?… Mais la terreur qu’inspire l’idée d’un autre monde, d’un monde inconnu, dont nul mortel n’est jamais retourné, ralentit ce désir, & glace nos pensées. Nous connaissons nos maux, & nous les supportons, dans la crainte d’en affronter d’autres que nous ne connaissons pas ! La conscience nous parle, nous l’écoutons, elle nous arrête ; elle calme l’impétuosité de nos transports ; & la réflexion, détruit par degrés, les projets enfantés par le désespoir… Mais j’aperçois Ophélie !

3) Adaptation de Jean-François Ducis (1769)

27 Hamlet, Acte IV, scène 1 Je ne sais que résoudre… immobile… troublé C’est rester trop longtemps de mon doute accablé ; C’est trop souffrir la vie et le poids qui me tue. Eh ! qu’offre donc la mort à mon âme abattue ?… Un asile assuré, le plus doux des chemins Qui conduit au repos les malheureux humains. Mourrons ; que craindre encor quand on a cessé d’être ? La mort… c’est le sommeil… c’est un réveil peut-être. Peut-être… ah ! c’est ce mot qui glace, épouvanté, L’homme au bord du cercueil par le doute arrêté. Devant ce vaste abîme il se jette en arrière, Ressaisit l’existence et s’attache à la terre. Dans nos troubles pressants qui peut nous avertir Des secrets de ce monde où tout va s’engloutir ? Sans l’effroi qu’il inspire, et la terreur sacrée Qui défend son passage et siège à son entrée, Combien de malheureux iraient dans le tombeau De leurs longues douleurs déposer le fardeau ! Ah ! que ce port souvent est vu d’un œil d’envie Par le faible agité sur les flots de la vie ! Mais il craint, dans ses maux, au delà du trépas, Des maux plus grands encore et qu’il ne connaît pas. Redoutable avenir tu glaces mon courage ! Va, laisse à ma douleur achever son ouvrage ; Mais je vois Ophélie ; ah ! si des traits si doux Suspendaient mes tourments…

4) Félicien Le Tourneur (1776)

28 Shakespeare traduit de l’anglais, Paris, 1776, tome V, p. 119-121

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29 (Le Tourneur commente le texte par des notes de bas de page. Ici, il cite en note les commentaires du Dr. Johnson)

30 Acte III, scène 2

31 Hamlet, se croyant seul20 Être, ou ne pas être ? C’est là la question… S’il est plus noble à l’âme de souffrir les traits poignants de l’injuste fortune, ou se révoltant contre cette multitude de maux, de s’opposer au torrent, & les finir ? – Mourir, – Dormir – rien de plus, et par ce sommeil, dire : nous mettons un terme aux angoisses du cœur, & à cette foule de plaies & de douleurs, l’héritage naturel de cette masse de chair… ce point, où tout est consommé, devrait être désiré avec ferveur. – Mourir – Dormir – Dormir ? Rêver peut-être ; oui, voilà le grand obstacle : – car de savoir quels songes peuvent survenir dans ce sommeil de la mort, après que nous nous sommes dépouillés de cette enveloppe mortelle, c’est de quoi nous forcer à faire une pause. Voilà l’idée qui donne une si longue vie à la calamité. Car quel homme voudrait supporter les traits & les injures du temps, les injustices de l’oppresseur, les outrages de l’orgueilleux, les tortures de l’amour méprisé, les longs délais de la loi21, l’insolence des grands en place, & les avilissants rebuts que le mérite patient essuie de l’homme sans âme ; lorsqu’avec un poinçon il pourrait lui-même se procurer le repos ? Qui voudrait porter tous ces fardeaux & suer & gémir sous le poids d’une laborieuse vie, si ce n’est que la crainte de quelque avenir après la mort… cette contrée dont nul voyageur ne revient, plonge la volonté dans une affreuse perplexité, & nous fait préférer de supporter les maux que nous sentons, plutôt que de fuir vers d’autres maux que nous ne connaissons pas ? Ainsi la conscience fait de nous tous des poltrons ; ainsi tout le feu de la résolution la plus déterminée se décolore & s’éteint devant la pâle lueur de cette pensée. Les projets enfantés avec le plus d’énergie & d’audace, détournent à cet aspect leur cours, & retournent dans le néant de l’imagination. – Cessons (apercevant Ophélie). La belle Ophélia ? – (il s’approche d’elle) Ô jeune vierge, que mes fautes ne soient pas oubliées dans vos pieuses oraisons22.

Traductions allemandes au XVIIIe siècle : Wieland, Mendelssohn, Schlegel

1) Moses Mendelssohn (1758)

32 Betrachtungen über das Erhabene und das Naïve

33 Schriften zur Philosophie, Aesthetik und Apologetik II, 1968, Georg Olms, Hildesheim, p. 184 Sein oder Nichtsein ; dieses ist die Frage ! Ist’s edler, im Gemüth des Schicksals Wuth Und giftige Geschoss zu dulden ; oder Sein ganzes Heer von Qualen zu bekämpfen, Und kämpfend zu vergehn ?– Vergehen ? – Schlafen ! Mehr heißt es nicht. Ein süfser Schlummer ist’s, Der uns von tausend Herzensangst befreit, Die dieses Fleisches Erbtheil sind. – Wie würdig Des frommen Wunsches ist vergehen, schlafen ! – Doch schlafen ? – Nicht auch träumen ? Ach, hier liegt Der Knoten ; Träume, die im Todesschlaf Uns schrecken, wenn einst dies Fleisch verwest, Sind furchtbar. Diese lehren uns geduldig Des langen Lebens schweres Joch ertragen. Wer litte sonst des Glückes Schmach und Geifsel, Der Stolzen Uebermuth, die Tyrannei Der Mächtigen, die Qual verschmähter Liebe,

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Den Missbrauch der Gesetze, und jedes Schalks Verspottung der Verdienste, mit Geduld ? Könnt’uns ein bloßer Dolch die Ruhe schenken, Wo ist der Thor, der unter dieser Bürde Des Lebens länger seufzete ? – Allein Die Furcht vor dem, was nach dem Tode folgt, Das Land, von da kein Reisender zurück Auf Erden kam, entwaffnen unsern Muth. Wir leiden lieber hier bewusste Qual, Eh’ wir zu jener Ungewissheit fliehen. – So macht uns alle das Gewissen feige ! Die Ueberlegung kränkt mit bleicher Farbe Das Angesicht des feurigsten Entschlusses. Dies unterbricht die größte Unternehmung In ihrem Lauf, und jede wichtige That Erstirbt…

2) Christoph Martin Wieland (1762-1766)

34 La traduction Wieland est accessible en ligne, sur le site du projet Gutenberg

35 http://gutenberg.spiegel.de/archiv/shakespr/hamlet/hamlet.xml Hamlet : Seyn oder nicht seyn – – Das ist die Frage – – Ob es einem edeln Geist anständiger ist, sich den Beleidigungen des Glüks geduldig zu unterwerfen, oder seinen Anfällen entgegen zu stehen, und durch einen herzhaften Streich sie auf einmal zu endigen ? Was ist sterben ? – – Schlafen – – das ist alles – – und durch einen guten Schlaf sich auf immer vom Kopfweh und allen andern Plagen, wovon unser Fleisch Erbe ist, zu erledigen, ist ja eine Glükseligkeit, die man einem andächtiglich zubeten sollte – – Sterben – – Schlafen – – Doch vielleicht ist es was mehr – – wie wenn es träumen wäre ? – – Da stekt der Haken – – Was nach dem irdischen Getümmel in diesem langen Schlaf des Todes für Träume folgen können, das ist es, was uns stuzen machen muß. Wenn das nicht wäre, wer würde die Mißhandlungen und Staupen-Schläge der Zeit, die Gewaltthätigkeiten des Unterdrükers, die verächtlichen Kränkungen des Stolzen, die Quaal verschmähter Liebe, die Schicanen der Justiz, den Uebermuth der Grossen, ertragen, oder welcher Mann von Verdienst würde sich von einem Elenden, dessen Geburt oder Glük seinen ganzen Werth ausmacht, mit Füssen stossen lassen, wenn ihm frey stühnde, mit einem armen kleinen Federmesser sich Ruhe zu verschaffen ? Welcher Taglöhner würde unter Aechzen und Schwizen ein mühseliges Leben fortschleppen wollen ? – – Wenn die Furcht vor etwas nach dem Tode – – wenn dieses unbekannte Land, aus dem noch kein Reisender zurük gekommen ist, unsern Willen nicht betäubte, und uns riehte, lieber die Uebel zu leiden, die wir kennen, als uns freywillig in andre zu stürzen, die uns desto furchtbarer scheinen, weil sie uns unbekannt sind. Und so macht das Gewissen uns alle zu Memmen ; so entnervet ein blosser Gedanke die Stärke des natürlichen Abscheues vor Schmerz und Elend, und die grössesten Thaten, die wichtigsten Entwürfe werden durch diese einzige Betrachtung in ihrem Lauf gehemmt, und von der Ausführung zurükgeschrekt – – Aber sachte ! – – wie ? Die schöne Ophelia ? – – Nymphe, erinnre dich aller meiner Sünden in deinem Gebete.

3) August Wilhelm Schlegel

36 Traduction accessible en ligne

37 http://gutenberg.spiegel.de/archiv/shakespr/hamlet1/hamlet.xml

38 HAMLET

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Sein oder Nichtsein ; das ist hier die Frage : Obs edler im Gemüt, die Pfeil und Schleudern Des wütenden Geschicks erdulden oder, Sich waffnend gegen eine See von Plagen, Durch Widerstand sie enden ? Sterben - schlafen – Nichts weiter ! Und zu wissen, daß ein Schlaf Das Herzweh und die tausend Stöße endet, Die unsers Fleisches Erbteil, ’s ist ein Ziel, Aufs innigste zu wünschen. Sterben - schlafen – Schlafen ! Vielleicht auch träumen ! Ja, da liegts : Was in dem Schlaf für Träume kommen mögen, Wenn wir die irdische Verstrickung lösten, Das zwingt uns stillzustehn. Das ist die Rücksicht, Die Elend läßt zu hohen Jahren kommen. Denn wer ertrüg der Zeiten Spott und Geißel, Des Mächtigen Druck, des Stolzen Mißhandlungen, Verschmähter Liebe Pein, des Rechtes Aufschub, Den Übermut der Ämter und die Schmach, Die Unwert schweigendem Verdienst erweist, Wenn er sich selbst in Ruhstand setzen könnte Mit einer Nadel bloß ? Wer trüge Lasten Und stöhnt’ und schwitzte unter Lebensmüh ? Nur daß die Furcht vor etwas nach dem Tod, Das unentdeckte Land, von des Bezirk Kein Wandrer wiederkehrt, den Willen irrt, Daß wir die Übel, die wir haben, lieber Ertragen als zu unbekannten fliehn. So macht Bewußtsein Feige aus uns allen ; Der angebornen Farbe der Entschließung Wird des Gedankens Blässe angekränkelt ; Und Unternehmen, hochgezielt und wertvoll, Durch diese Rücksicht aus der Bahn gelenkt, Verlieren so der Handlung Namen. – Still ! Die reizende Ophelia ! - Nymphe, schließ In dein Gebet all meine Sünden ein !

NOTES

1. Pour une présentation de ces débats, voir Christine Roger (éd.), Shakespeare vu d’Allemagne et de France des Lumières au Romantisme, Paris, CNRS Éditions, 2007 (Revue germanique internationale 5/2007). 2. Discours de Monsieur de Voltaire à sa réception à l’Académie Française, 9 mai 1746. 3. Friedrich Schleiermacher, Des différentes méthodes de traduire, trad. Antoine Berman et Christian Berner, Paris, Le Seuil, 1999, p. 91. 4. On en trouve la traduction, par Pierre Pénisson, dans le numéro des Études philosophiques consacré à Herder, dirigé par Marc Crépon, Paris, PUF, n° 3/1998, p. 311-326. 5. Voir par exemple Johann G. Hamann, Aesthetica in nuce. Métacritique du purisme de la raison pure et autres textes, trad. Romain Deygout, Paris, Vrin, 2001.

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6. Voir les réflexions d’August Wilhelm Schlegel sur sa traduction de Shakespeare, Margaret E. Atkinson, August Wilhelm Schlegel as a Translator of Shakespeare, New-York, Haskell House Publishers, 1977, p. 1-8. 7. Pierre Antoine de La Place, Discours sur le théâtre anglois, discours préliminaire au premier tome du Théâtre anglois, publié en 1746 ; cité par Christian Biet dans « Le Théâtre Anglois d’Antoine de La Place », in Patricia Dorval et Jean-Marie Maguin (dir.), Shakespeare et la France, Paris, Société française Shakespeare, 2001, p. 35. 8. Cité dans Kyösti Itkonen, Die Shakespeare-Übersetzung Wielands (1762-1766), Jyväskylä, Jyväskylän Yliopisto, 1971, p. 20. 9. Cité dans Ernst Stadler, Wielands Shakespeare, Strasbourg, K. J. Trübner, 1910, p. 79. 10. Voir Laurence Mall, « Traduction, langue-culture et langue-corps au XVIIIe siècle : Du Bos sur Virgile, Marivaux sur Thucydide, Diderot sur Térence », Revue de littérature comparée, n° 321, 2007/1, p. 5-19. 11. F. Schleiermacher, Des différentes méthodes de traduire, éd. citée, p. 49. 12. Sur les difficultés de traduire Shakespeare, voir l’essai de J.-M. Déprats « Traduire Shakespeare. Pour une poétique théâtrale de la traduction shakespearienne », au début du premier tome des Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », 2002, p. LXXIX-CXXI. 13. C’est surtout avec Lessing, qui l’utilise dans Nathan le sage en 1779, que le pentamètre iambique se répand dans la poésie allemande et dans le théâtre allemand. 14. Lettre à C-A. Ferriol, comte d’Argental, du 30 juillet 1779, Voltaire, Correspondance XII, éd. Th. Bersterman, Paris, Gallimard, 1988, p. 599. Cité par Christine Roger dans sa présentation à Shakespeare vu d’Allemagne et de France des Lumières au Romantisme, Revue germanique internationale, Paris, CNRS Éditions, 5/2007, p. 6. 15. Voir l’article de Christian Biet « Le Théâtre Anglois d’Antoine de La Place (1746-1749), ou la difficile émergence du théâtre de Shakespeare en France » Patricia Dorval et Jean-Marie Maguin (dir), Shakespeare et la France, Actes du congrès de 2000, Société Française Shakespeare, Paris, Société française Shakespeare, 2001. 16. Ibid., p. 47. 17. Voir la présentation d’Étienne Balibar à sa traduction du chapitre de Locke sur l’identité personnelle, in John Locke, Identité et différence, Paris, Le Seuil, 1998. 18. Hamlet, trad. Yves Bonnefoy, Paris, Mercure de France, 1962. 19. http://www.voltaire-integral.com/index.html http://www.voltaire-integral.com/Html/22/11_Lettres_philo.html http://www.voltaire-integral.com/Html/24/33_Appel_a_toutes.html 20. Ce monologue célèbre d’un personnage agité par des désirs contraires, & accablé de la grandeur de ses projets, est plus lié dans l’âme du personnage qui parle, que dans ses paroles. Voici la succession de ses idées, et comment un sentiment engendre l’autre. Hamlet se voyant offensé de la manière la plus atroce, et ne voyant d’autres moyens de réparer ces outrages qu’en s’exposant au dernier et au plus extrême danger, médite et raisonne ainsi dans son âme. Avant que je puisse former aucun plan d’action, il faut que je décide si après cette vie nous devons exister ou non. Voilà la question dont la solution décidera, s’il est plus noble & plus convenable à la dignité de la raison de souffrir patiemment les outrages de la fortune, ou de m’armer contre elle, et de finir mes maux avec ma vie. Si mourir était dormir, ce serait un terme à désirer : mais si mourir, c’est rêver encore, c'est-à-dire conserver encore sa sensibilité, alors il faut s’arrêter quelque temps à considérer quelles espèces de songes peuvent survenir après la mort. C’est cette considération, cette crainte de l’avenir qui fait supporter si longtemps la calamité, qui donnent tant de force à la conscience, glacent la résolution, etc. Et Hamlet allait s’appliquer à lui-même et à sa position ces observations générales, s’il n’eût pas aperçu Ophélia, dont la vue interrompt ces réflexions. Johnson.

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21. Hamlet semble oublier qu’il est Prince : il parle ici de maux qui ne regardent que les classes inférieures des hommes. Johnson. 22. Hamlet, apercevant Ophélia, ne se ressouvient pas tout de suite qu’il doit jouer le rôle d’insensé : mais sortant d’une méditation profonde et sérieuse, il lui adresse la parole dans ces termes graves et religieux. Johnson.

RÉSUMÉS

Le but de cet article est de montrer les multiples enjeux, culturels, politiques, philosophiques, esthétiques, de la réception et des premières traductions de Shakespeare en France et en Allemagne au 18e siècle. L’article présente les principales traductions, françaises et allemandes, de cette époque et les conceptions qui les sous-tendent, notamment à travers une brève étude comparative de huit versions du monologue d’Hamlet.

The aim of this article is to set out the cultural, political, philosophical, aesthetical aspects of Shakespeare’s reception and early translations in France and Germany in 18th century. It presents the most significant translations into French and German at this time, and the conceptions which underpined them. To illustrate this presentation, it sketches a comparison of eight versions of Hamlet’s soliloquy

INDEX

Mots-clés : transfert culturel, traduction, herméneutique, shakespeare, schleiermacher Keywords : cultural transfer, translation, , shakespeare, schleiermacher

AUTEUR

FRANÇOIS THOMAS Université Lille 3, UMR 8163 Savoirs Textes Langage. Rédige une thèse sur « La traduction comme enjeu éthique et politique dans le débat entre les Lumières et le romantisme allemand »

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À propos de Traduire sous contraintes. Littérature et communisme (1947-1989) par Ioana Popa

Marie Vrinat-Nikolov

RÉFÉRENCE

Ioana Popa, Traduire sous contraintes. Littérature et communisme (1947-1989), Paris, CNRS Éditions, 2010, 589 pages.

1 L’ouvrage de Ioana Popa, chargée de recherches au CNRS, s’appuie sur une thèse de doctorat soutenue en 2004. L’auteur se propose d’analyser, par le biais du vecteur spécifique qu’est la traduction et dans une perspective sociologique et historique, les enjeux et les modalités des transferts littéraires de la Pologne, la Hongrie, la Roumanie et la Tchécoslovaquie (mais aussi, ponctuellement, de l’ex-URSS) vers la France, entre 1947 et 1989. Elle se pose donc la question de savoir si, dans les conditions de régimes autoritaires, il peut subsister un espace d’échange intellectuel par la circulation internationale de l’écrit, et dans quelle mesure cet écrit joue le rôle d’instrument de contrôle, de légitimation ou de contestation du pouvoir.

2 De ce point de vue, le titre ne me semble pas tout à fait approprié : d’une part, il n’indique pas le sens dans lequel s’effectuent les transferts étudiés (de l’Est vers l’Ouest uniquement, les transferts de la France vers ces pays n’entrant pas dans le champ de cette étude, le livre ne traite pas vraiment de la manière dont on traduit la littérature étrangère sous contrainte dans ces pays) ; d’autre part, le terme très général de « communisme » laisserait à penser que tous les pays de l’ex-bloc soviétique sont analysés, ce qui n’est pas le cas. La chercheuse en histoire de la traduction en Bulgarie que je suis ne cache pas sa déception de ne pas voir étudiés les transferts littéraires à partir de la Bulgarie, mais ni non plus de l’Albanie, de l’ex-Yougoslavie ou de la RDA, qui sont pourtant des exemples tout aussi intéressants, parce que tout aussi individuels,

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pour plusieurs raisons. L’auteur a certainement eu ses raisons de les écarter de son analyse, mais elle n’en fait malheureusement pas part à son lecteur.

3 Cette étude est d’une ampleur et d’un foisonnement remarquables, elle s’appuie sur des ouvrages de référence et sur de très nombreux entretiens avec des agents majeurs de ces transferts (éditeurs, traducteurs, auteurs) et livre de très nombreuses informations factuelles précieuses. Elle est enrichie d’une bibliographie détaillée et de tableaux statistiques sur les flux de traduction.

4 L’analyse de l’opération de traduction, envisagée comme révélatrice à la fois des contraintes politiques, économiques et juridiques pesant sur l’écrivain et entravant la diffusion à l’étranger de ses œuvres, mais aussi des canaux parallèles et des moyens de subversion qui se mettent en place progressivement, permet de dégager de grandes périodes durant lesquelles les transferts littéraires s’effectuent de manière différente et de mettre au jour les variations historiques et nationales, ce qui évite une représentation trop homogénéisante et nivelante des processus analysés.

5 La démarche revendiquée est l’enquête empirique et statistique prenant le livre traduit pour unité et s’appuyant sur de très nombreux matériaux inédits (entretiens), avec pour variables le type de support matériel, le moment de la publication dans la langue originale, l’aire et le mode de circulation, les paramètres juridiques. Le domaine épistémologique choisi est celui de la sociologie de la littérature, dans la mouvance des travaux menés, notamment, par Pierre Bourdieu, Gisèle Sapiro, Pascale Casanova.

6 Le choix d’entretiens comme principale source d’analyse a le mérite de faire connaître à un large public des informations et matériaux inédits ; mais on aurait aimé une mise à distance, un questionnement de ce que disent les acteurs mêmes du transfert littéraire, et qui est présenté ici sans être soumis au doute salutaire du scientifique. De même, l’ Index translationum, outil certes très précieux mis en place par l’UNESCO, est utilisé, mais il faut le faire avec prudence car sa mise à jour est complexe et variable d’un pays à l’autre et les statistiques que l’on peut en tirer sont peu fiables.

7 La charpente de l’ouvrage est donc double : d’une part, une perspective chronologique qui révèle la dynamique propre à la circulation internationale des œuvres à un moment donné (stalinisation, dégel, péréstroïka) ; de l’autre, l’articulation entre flux de traduction, présentation des auteurs, analyse des types de réseaux mis en place et modalités du transfert littéraire entre espace autorisé et espace non autorisé.

8 Les études sur l’histoire de la traduction et sur les modalités des transferts culturels par la traduction étant encore trop peu nombreuses, l’espace de l’Europe centrale (ex- Europe de l’Est) encore trop mal connu, on ne peut que se réjouir de la parution de cet immense travail qui constitue un apport indéniable à l’histoire de la traduction et de la réception des littératures de l’Est en Occident (en l’occurrence en France). Il apporte aussi un éclairage majeur à l’histoire de la Guerre froide par le biais de la politique culturelle d’édition et de traduction mise en place dans les pays est-européens par les éditions d’État et les agences nationales de droits d’auteur, mais aussi par les éditeurs français en fonction de leurs positions politiques, des démarches paradoxales ou contradictoires qu’ils ont pu entreprendre, coincés par les évènements politiques et frappés de plein fouet par les crises qui déstabilisent le bloc communiste tout au long de la Guerre froide ; c’est aussi un témoignage sur l’engagement des intellectuels français au sortir de la Seconde Guerre mondiale, sur leur aveuglement (lors de l’affaire Kravchenko par exemple) et sur leurs prises de conscience ; c’est également un révélateur du projet de traducteurs marqués par l’horizon spécifique qu’est pour eux la

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guerre froide, par la manière dont elle croise leur trajectoire personnelle. Enfin, il met en lumière les enjeux spécifiques que représentent tel ou tel genre (littérature de témoignage vs littérature de fiction) en fonction du moment et des circonstances, à une période où l’on voit à l’œuvre des réseaux parallèles de diffusion des textes originaux et des traductions, l’instrumentalisation de la littérature mise au service de l’idéologie au point de devenir une véritable arme de combat ou de subversion, et la pratique de procédés curieux, tel que l’achat « prophylactique » d’un grand nombre d’exemplaires d’un livre, par exemple Le Zéro et l’infini d’Arthur Koestler, dans le but, du côté du parti communiste français, de le retirer des circuits de vente et d’en priver le public, et du côté du Foreign Office, de le distribuer pour le faire connaître largement...

9 On apprécie, au sein de cet ouvrage très touffu, si dense qu’il peut sembler débordé par l’abondance de sa matière qui ralentit parfois la lecture et opacifie l’analyse, les nombreux « arrêts sur image » bienvenus que permet l’attention au parcours de tel ou tel écrivain, de tel ou tel traducteur, soviétiques, polonais, roumains, hongrois ou tchèques, au travail de maisons d’édition (Gallimard, EFR, Julliard, Albin Michel), de revues (comme Kultura) ou d’institutions, au destin de telle ou telle œuvre (Le Docteur Jivago, Une journée d’Ivan Denissovitch et bien d’autres) : milieu social d’où proviennent ces acteurs du transfert littéraire, études, parcours professionnel, situation ou non de bilinguisme, exil, position par rapport à la culture natale et à la culture adoptée, ambitions, choix et motivations, pratique traductive, politique culturelle, réseaux et circuits mis en place, voies parallèles et concurrentes, etc.

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Pratiques de la recherche

Transferts culturels, linguistiques, technologiques : approches archéologiques

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Les inscriptions funéraires dans l’Italie préromaine

Marie-Laurence Haack

1 Sous les coups répétés de la New Archaeology, puis du courant post-processualiste, l’archéologie a depuis longtemps renoncé à fixer les contours d’une culture, et les archéologues sont devenus si réticents à utiliser les notions matérielles de culture et d’identité qu’ils s’intéressent désormais aux identités collectives et sociales plutôt qu’aux identités ethniques : si la culture matérielle demeure au centre de leurs préoccupations, elle est désormais appréhendée par le biais d’analyses sur les figures mouvantes des identités. Dans une Italie préromaine souvent décrite métaphoriquement comme une mosaïque d’identités, ce changement de perspective a des implications décisives : il a en effet permis de faire émerger des études sur les relations souvent méconnues entre les différentes parties non romaines de cette mosaïque et, par conséquent, de se débarrasser d’un point de vue romanocentriste. L’un des moyens d’observer les transferts à l’œuvre est de partir du domaine épigraphique, où, par force, noms propres, origines géographiques et relations interpersonnelles sont gravés dans une sorte d’instantané. On examinera ici les inscriptions du domaine funéraire parce que dans l’Italie préromaine, la plupart des inscriptions proviennent des nécropoles et que, loin de reproduire uniquement l’état- civil du défunt, lorsqu’elles sont inscrites sur du mobilier, elles témoignent aussi de ses relations extra-familiales. Nous étudierons ici une des communautés d’habitants de l’Italie préromaine les mieux connues en raison de l’énorme quantité d’inscriptions funéraires qu’elle a laissées, celle de Spina, un emporion situé dans la plaine du Pô, près de la bouche la plus au Sud du delta, et nous verrons si, à Spina, la présence d’étrangers a suscité des transferts culturels.

2 Si elles sont très nombreuses, les inscriptions de Spina sont pour la plupart très concises ; mais les quelques mots – souvent deux tout au plus – qu’elles contiennent fournissent nombre d’informations sur les déplacements de personnes.

3 Un moyen de discerner l’installation d’étrangers consiste à se reporter à l’alphabet utilisé. Plusieurs défunts ou dédicants d’offrandes à des défunts sont en effet nommés en alphabet grec : Xanthippos dans la tombe 709 de Valle Trebba1, Tuchandros dans la

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tombe 601 de Valle Trebba2, Formionos dans la tombe 655B de Valle Pega, et Kritôn dans la tombe 630 de Valle Trebba3. Des divinités destinataires de dédicaces sont elles aussi nommées en grec et avec l’alphabet grec : Dionysos sur une assiette de la tombe 409 de Valle Trebba4, Apollon sur deux askoi, l’un de la tombe 650, l’autre de la tombe 779 de Valle Trebba5, et Hermès sur une autre assiette de la tombe 715 de Valle Trebba6. Quand la graphie est de type étrusque, l’onomastique peut être utilisée pour distinguer des écarts par rapport à des usages locaux. La tombe 623 de Valle Trebba abrite ainsi un petit plat marqué du nom de Platunalu7, appartenant probablement à un descendant d’immigré grec à Spina, puisqu’on reconnaît aisément dans ce nom une construction à partir du nom grec Platôn et du suffixe local -alu8.

4 On aurait cependant tort de croire que les populations allogènes sont uniquement hellénophones : les Grecs sont alors les principaux partenaires commerciaux des Spinètes et la puissance dominante en Méditerranée, mais l’onomastique révèle aussi des transferts de populations italiques. De l’Ombrie voisine semblent venir Sekstalu9 et Pletine de la tombe 1173 de Valle Trebba10. Enfin, il existe un certain nombre d’inscriptions où des gentilices vénètes, tels que Ostios, sont étrusquisés11.

5 D’un fait épigraphique et linguistique comme l’existence de noms d’origine étrangère, peut-on tirer des considérations sur l’idéologie de la communauté spinète ? En somme, une présence allogène implique-t-elle nécessairement des transferts de culture ?

6 Les chercheurs ont longtemps mis la présence d’étrangers à Spina sur le compte d’une tolérance spinète, qui peut paraître étonnante étant donné que peu de cités d’Italie préromaine semblent avoir accueilli autant d’étrangers. Aussi un lien a-t-il été fait entre cette ouverture et l’absence de mention de charges administratives : pour nombre d’historiens, Spina ne peut pas avoir été une cité organisée, mais un port ou l’annexe d’une cité puissante, où résidaient des couches nouvelles ouvertes aux idées et aux hommes venus de l’étranger12.

7 On observera d’abord que la présence de populations d’origine étrangère est limitée en nombre. Les Grecs ou les Spinètes d’origine grecque repérables par l’épigraphie représentent une quinzaine de personnes. Quant aux populations d’origine italique, on n’en relève pas plus d’une dizaine de traces. En outre, on constate que la plupart de ces inscriptions, même celles de Spinètes aux noms tirés de noms de peuples voisins, sont tardives : elles datent pour la plupart d’entre 475 et 350 avant J.-C. Enfin, on note que le cas de Platunalu, Spinète dont un ancêtre du nom de Platôn a dû, pour pouvoir transformer son nom individuel en gentilice à consonance locale, obtenir la citoyenneté spinète, est isolé. La plupart des Grecs enterrés ou incinérés à Spina, contrairement aux habitudes locales, portent un seul nom, et sont nommés en grec sur des objets grecs. Ainsi, le nom de Xanthippos est gravé sur deux oinochoai attiques. Quant à Hermès, il lui est destiné une dédicace divine inscrite sur une assiette attique à vernis noir de la fin du Ve siècle avant J.-C. On ajoutera qu’il a été fait usage de rites grecs dans les tombes où des inscriptions grecques ont été découvertes et que tous les noms grecs retrouvés en contexte funéraire, à l’exception d’un13, appartiennent à des hommes, alors que le corpus épigraphique spinète accueille beaucoup de femmes. L’ouverture aux Grecs était donc très limitée, et les unions mixtes semblent avoir été rares, d’après l’épigraphie. On peut penser que les Grecs admis dans la nécropole étaient des étrangers avec lesquels des Spinètes étaient liés par des relations d’hospitalité et de commerce.

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8 Dans le domaine linguistique, quelques cas de transferts sont indéniables. On pense évidemment au nom individuel vénète Usti, rendu par le prénom ou par le gentilice Ostios dans les inscriptions de Spina. La langue grecque, en revanche, semble avoir rencontré peu de succès. L’usage de l’alphabet grec est réservé aux Grecs à quelques exceptions près seulement : le gentilice Herineś est écrit deux fois sur un askos en céramique achrome de la tombe 1026 de Valle Trebba, daté de la fin du IVe siècle avant J.-C., une fois selon les normes étrusques et une autre fois avec un sigma à quatre traits et un h a scaletta, soit selon des formes influencées par les habitudes grecques14, comme si le lapicide voulait signifier une double culture graphique, voire linguistique, dont on entrevoit des traces ailleurs. Ainsi, une assiette à vernis noir de la tombe 39 de Valle Trebba, datée de la fin du IVe siècle ou du début du IIIe siècle avant J.-C., sert peut-être de support à un même nom de famille, rédigé deux fois, l’une en alphabet étrusque (P(l)ati), l’autre en alphabet grec (βλα)15, et dans la tombe 1173 de Valle Trebba, la formule de possession en étrusque de Petine16 débute par la lettre grecque π, comme si le scribe s’était trompé et s’était soudain rappelé qu’il devait écrire en étrusque et non en grec.

9 Surtout, les deux langues, voire les deux écritures, ne semblent pas avoir joui du même prestige. En effet, parmi les inscriptions spinètes, on relève 11 abécédaires de langue étrusque, soit presque 15 % des abécédaires étrusques connus, mais aucun abécédaire de langue grecque17. La plupart de ces abécédaires étant incomplets, on ne peut penser que ces objets aient pu avoir un rôle pratique ; bien au contraire, réduits à deux ou trois lettres, ils avaient un caractère allusif et devaient servir seulement à signaler la maîtrise de l’écriture ou l’attachement à une culture. Ce manque d’attrait pour la langue grecque est paradoxal, alors que les objets grecs et certains traits du mode de vie à la grecque rencontraient un énorme succès : les Spinètes aisés utilisaient de la vaisselle de banquet grec et buvaient du vin, des femmes spinètes filaient avec un epinetron.

10 On peut proposer quelques clefs pour expliquer cet écart quantitatif qui nous conduit à distinguer, dans une même communauté, transferts matériels et transferts linguistiques. Le banquet en soi n’est pas une pratique considérée comme grecque par beaucoup d’Étrusques. Ces derniers se font représenter sur les fresques de leurs tombes festoyant, allongés sur des lits. De plus, quelques indices nous amènent à penser que les Spinètes suivent en matière de banquet certains usages étrusques, ainsi, les épouses sont conviées aux banquets. Les Spinètes empruntent donc aux Grecs surtout un répertoire de vases de banquet, souvent imagés18, bref, des contenants plutôt qu’un contenu de rites, et les vases grecs attestent un niveau de luxe atteint plutôt que l’adhésion à certaines valeurs. Ainsi, deux askoi attiques à figure rouge du début du IVe siècle avant J.-C., portant une dédicace à Apollon d’un certain Griphos, ont été retrouvés dans deux tombes différentes parmi du mobilier datant du siècle suivant. Il s’agit probablement d’objets thésaurisés parce que leur origine grecque leur donnait un supplément de valeur.

11 L’attachement à l’écriture étrusque n’est pas propre à Spina, mais il est commun à l’ensemble de l’Étrurie padane, qui rassemble près de la moitié des abécédaires étrusques. Si la proximité des Vénètes qui déposaient des tablettes à écrire dans leurs sanctuaires peut expliquer la valeur sacrée de l’écriture, elle ne suffit pas à rendre compte de la préférence des Spinètes pour les alphabets étrusques plutôt que grecs. Le choix de posséder des abécédaires en étrusque correspond peut-être au désir de

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conserver le lien avec le passé colonial étrusque de la cité. Selon toute vraisemblance, en effet, Spina est à l’origine une colonie composée d’Étrusques du Nord et du centre de l’Étrurie.

12 L’épigraphie fournit donc des instruments d’analyse pour mesurer l’ouverture d’une société à des populations allogènes. Elle montre que la communauté de Spina, tout en entretenant des relations commerciales privilégiées avec les Grecs19, ne s’est pas montrée disposée à réaliser autant de transferts culturels qu’on a souvent voulu le croire. Au contraire, les inscriptions funéraires révèlent une société hiérarchisée, où quelques Grecs sont admis dans les nécropoles, mais où les Spinètes empruntent à la culture grecque des images plutôt que des mots ou des lettres.

NOTES

1. Voir REE, 46, n° 15 (nous utilisons ici la numérotation de la Rivista di epigrafia etrusca (REE) ; de la revue des Studi Etruschi (SE) ; et de l’édition de H. Rix (éd.), Etruskische Texte, II, Tübingen, 1991 (ET)). 2. Voir REE, 46, n° 15. 3. Voir REE, 46, n° 18. 4. Voir SE, 52, 1984, p. 175-177, n° 3. 5. Voir Giovanni Uggeri, Primo contributo all’onomastica spinetica, in Santoro, Ciro - Marangio Cesare (éd.), Studi storico-linguistici in onore di Francesco Ribezzo, Mesagne, 1978, p. 402-403, n° 72 a et b. 6. Voir Salvatore Aurigemma, Il R. Museo di Spina, Ferrare, 1936, p. 10, tav. V. 7. Voir SE, 58, 1992 (1993), p. 275-276. 8. Voir le cas parallèle de Kraikalu à Marzabotto. Cf. ET-Fe 2.7. 9. Voir ET, Sp 2.71. 10. Voir ET, Sp 2.80. 11. Voir ET, Sp 2.66 ; Sp 2.67. 12. Voir, par exemple, Mario Torelli, Storia degli Etruschi, Rome-Bari, 1981, p. 190 ; Mauro Cristofani, Gli Etruschi del mare, Milan, 1983, p. 101 ; Françoise-Hélène Massa-Pairault, « Contribution à la réflexion sur le catalogue et l’exposition », in Fernando Rebecchi (éd.), Spina e il delta padano. Riflessioni sul Catalogo e sulla Mostra ferrarese (Atti del convegno internazionale di studi « Spina : due civiltà a confronto », 21 gennaio 1994, Ferrare, 1994), Rome, « L’ERMA » di BRETSCHNEIDER, 1998, p. 147 et p. 153. La quasi-absence d’armes dans les nécropoles attesterait l’ouverture de Spina. 13. Voir ET, Sp 2.62 : Thaisi. 14. ET, Sp 2.57. Voir le commentaire de Adriano Maggiani, « Sulla paleografia delle iscrizioni di Spina », in F. Rebecchi (éd.), Spina ed il delta padano, éd. citée, p. 227-234, spécialement p. 233. On hésite à mettre cette inscription en relation avec le mot her, rédigé en grec, sur une assiette attique à vernis noir de la tombe 199 de Valle Trebba. 15. Voir ET, Sp 2.32. 16. Voir ET, Sp 2.80.

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17. Nous nous appuyons sur le catalogue de Maristella Pandolfini et Aldo Luigi Prosdocimi (éd.), Alfabetari e insegnamento della scrittura in Etruria e nell’Italia antica, Biblioteca di « Studi Etruschi », 20, Florence, 1990, qu’il faut compléter à l’aide de la Rivista d’Epigrafia Etrusca. 18. Sur l’éventuelle priorité donnée aux vases sur les images qui sont apposées, voir François Lissarrague, « Spina : aspects iconographiques », in F. Rebecchi (éd.), Spina e il delta padano, éd. citée, p. 67-75 et Fernando Gilotta, « Il mondo delle immagini », in Fede Berti, Maurizio Harari (éd.), Storia di Ferrara II : Spina tra archeologia e storia, Ferrare, 2004, p. 132-156. 19. Les liens commerciaux expliquent sans doute que Spina ait été autorisée à ériger un trésor dans le sanctuaire delphique.

RÉSUMÉS

L’article vise à montrer l’apport de l’épigraphie à l’analyse des transferts culturels. Il s’appuie sur le cas de Spina, communauté d’Étrurie padane riche en inscriptions funéraires, pour montrer l’importance de l’idéologie dans les dynamiques de transferts.

This article aims to show the importance of epigraphy in the analysis of cultural exchanges. It considers the case of Spina, a settlement of Padan Etruria in which many funerary inscriptions were found, in order to show the importance of in the dynamics of such exchanges.

INDEX

Mots-clés : Étrurie, épigraphie, inscriptions, Spina Keywords : etruria, epigraphy, inscriptions, Spina

AUTEUR

MARIE-LAURENCE HAACK Professeur d’histoire ancienne, université de Picardie (IUF). Parmi les publications : Écritures, cultures, sociétés dans les nécropoles d’Italie ancienne, Bordeaux, 2009 (ouvrage collectif sous la direction de M.-L. Haack). Prosopographie des haruspices romains, Pise-Rome, 2006. Les Haruspices dans le monde romain, Bordeaux, 2003.

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La Monnaie et la Banque, un transfert technologique et culturel au Japon au XIXe siècle

Georges Depeyrot et Marina Kovalchuk

1 Le phénomène actuel de mondialisation de l’économie ressemble souvent, pour l’historien, à une répétition de situations anciennes. Le champ des économies monétaires est un lieu de transferts de compétence ou de technologie : il n’est pas de lien, politique ou économique, qui ne se concrétise par des échanges monétaires ; il n’est pas de domination qui ne se traduise dans l’usage de la monnaie ; il n’est pas de partenariat qui n’inclue la monnaie quelle qu’en soit la forme.

2 Imposée ou recherchée, acceptée ou refusée, la monnaie (ou l’unité monétaire) est un des critères d’intégration ou de coopération économique entre deux ou plusieurs pays. De même que l’unification monétaire est un des critères de l’existence d’un État, l’appartenance de ce même État à une zone monétaire est un critère de son intégration au groupe des pays dominants.

3 Le cas du Japon du XIXe siècle est d’autant plus intéressant en matière monétaire qu’il passe d’un régime féodal et local à une unification, puis à une intégration dans le groupe des pays à étalon-or. Dans le même temps, il transforme son économie, son armée, et, de pays colonisable, devient pays expansionniste puis colonisateur dès le début du XXe siècle (la Corée est annexée en 1910). Au-delà des faits, les dirigeants politiques japonais ont voulu expliciter leurs réformes pour crédibiliser l’entrée du Japon sur la scène internationale. Chaque réforme, chaque évolution a donc été détaillée, commentée et argumentée. Désireux de voir leur pays devenir une puissance économique et conscients de l’importance de la question monétaire, ils ont pallié leur manque de savoir-faire par l’importation des techniques occidentales. La question de la crédibilité de la monnaie et de la confiance en sa stabilité étant au cœur de toute relation financière, afin que le Japon puisse emprunter sur les plus grandes places bancaires (Paris ou Londres), ils ont relaté avec précision les améliorations qu’ils

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apportaient à ses systèmes monétaires et bancaires, calquées, au plus près, sur l’organisation des institutions respectables et respectées des pays dominants.

4 Afin de comprendre les modalités d’importation d’un système monétaire et bancaire et son implantation au Japon, nous étudions et confrontons des sources, souvent méconnues, qui ont l’intérêt de documenter des phénomènes de changement de stock monétaire dans le contexte d’une crise et, consécutivement, de l’unification monétaire puis du passage rapide du bimétallisme au monométallisme d’un pays développé.

5 Après l’arrivée en rade de Tokyo du commodore Perry, porteur d’un ultimatum demandant l’ouverture du pays aux étrangers (1853), après son retour à la tête d’une flotte militaire internationale (février 1854), le Japon avait été obligé de signer le 31 mars 1854 la Convention de Kanagawa ouvrant le pays, puis, dès 1858, des traités largement imposés par les puissances occidentales au shogunat des Tokugawa. Dans les années 1860, les Japonais prennent conscience du caractère irréversible de l’évolution. Dès 1862, une mission, dite Mission Takenouchi, est envoyée visiter les pays européens pour en rapporter des informations propres à nourrir la réflexion politique. Dès son arrivée au pouvoir (3 février 1867), l’empereur Mutsuhito s’entoure de ministres et de conseillers de haut niveau et entame une série de réformes destinées à moderniser le pays. En novembre, le shogun (seigneur local ou régional) d’Edo remet son pouvoir à l’empereur qui inaugure le 23 octobre 1868 l’ère Meiji, marquant la fin du régime féodal et le renouveau du pouvoir centralisé impérial. Il quitte alors Kyoto pour s’installer à Edo rebaptisée Tokyo. Plutôt que d’envisager un affrontement qui aurait certainement tourné au désavantage du Japon (comme ce fut le cas de la Chine), le Mikado préfère ouvrir le Japon aux Occidentaux et réformer le pays pour le doter d’une dimension internationale lui permettant de traiter d’égal à égal avec les grandes puissances.

6 En l’espace de quelques décennies, le régime transforme la vie politique (passant en substance d’un féodalisme à un régime parlementaire), créant une armée nationale (très rapidement capable de mener des opérations offensives), bouleversant la vie économique en changeant le système d’imposition, modernisant les communications. L’évolution fut lente (Parlement en 1889, constitution en 1890), mais irréversible. Pour mener toutes ces transformations, l’empereur s’appuie sur les exemples occidentaux. Il continue à envoyer plusieurs missions dont la plus célèbre est la mission Iwakura, qui parcourt les États-Unis et l’Europe pendant près de trois ans (1871-1873), rédigeant régulièrement des mémoires sur la vie politique et la technologie occidentales (ils ont été publiés en intégralité1). De très nombreux hommes politiques se rendent ainsi à l’étranger, soit pour effectuer leurs études, soit en mission. Ainsi, le marquis Ito Hirobumi séjourne pour ses études hors du Japon, il fait partie de la mission Iwakura avant d’assumer cinq fois la charge de Premier ministre. En 1870, Ito rédige à l’intention de l’empereur un long mémorandum intitulé « Raisons pour établir le nouveau système monétaire japonais selon le système métrique », qu’il termine par « É crit en Amérique, le 29 décembre 1870 »2. Dans les années 1860, le comte Inouye Kaoru, avant de devenir ministre des affaires étrangères et vice-ministre des finances, et le marquis Ito Hirobumi, futur rédacteur de la constitution et premier Premier ministre de l’histoire du Japon, effectuent leurs études en Angleterre. L’ouverture et l’intégration économique du Japon est donc, avant tout, le résultat d’un transfert de compétence par la formation des élites du pays.

7 Tous ces hommes pensent que l’établissement d’un système monétaire moderne est alors indispensable à l’économie nippone, pouvant seul assurer une homogénéisation

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des impositions et permettre la préparation d’un budget d’État. Dès avril 1868, la décision est prise de frapper de nouvelles monnaies uniformes et de bonne qualité pour remplacer le stock hétérogène. Seul un transfert massif de technologie et de compétence peut permettre la création ex nihilo d’un stock monétaire.

8 Harry Parkes, ministre plénipotentiaire anglais, est saisi par l’empereur, le 30 mai 1868, d’une demande concernant la possibilité de créer un atelier monétaire. Des négociations s’ouvrent pour le rachat des presses (des James Watt de Londres) et du matériel de l’atelier de Hong Kong fermé au début de l’année 1868. Pour faire fonctionner l’atelier (qui nécessite une centaine d’hommes) capable de produire 35 000 dollars d’argent de type mexicain en douze heures, le Japon embauche comme directeur Thomas Kinder, l’ancien directeur de l’atelier de Hong Kong. Ce choix fut un sujet de conflit, non en raison de la personnalité de Kinder, mais parce que les Japonais voulurent dans un premier temps assurer eux-mêmes la direction de l’atelier. À l’évidence, il convenait de s’adjoindre les services de l’ancienne équipe de la Monnaie de Hong Kong : constituer le stock monétaire pour 33 millions de Japonais n’était pas simple.

9 Enfin, le 14 octobre 1868, le matériel arrive au port d’Osaka, où l’atelier impérial, un bâtiment de style anglais, est en construction. Treize Européens accompagnent Kinder, qui prennent en charge les divers départements (essais, fonte, gravure des coins, pesée, frappe, acides, etc.). Le 4 avril 1871, l’atelier est inauguré et entre en fonction. Entre 1871 et le 31 janvier 1875, la frappe de la monnaie est entièrement entre les mains des Anglais, qui assurent des productions de qualité. Ainsi, en 1873-1874, l’atelier produit 2,319 millions de monnaies d’or, 24,532 millions de monnaies d’argent et 36 millions de monnaies de cuivre, toutes rigoureusement similaires.

10 Kinder et ses associés garantissent non seulement la bonne marche de l’atelier, mais aussi le transfert de compétence. Lorsque Kinder part avec sept autres directeurs le 31 janvier 1875, il laisse un atelier en ordre de marche « In every detail the Mint is now in the most perfect order, and will be left by me in that state » (rapport de Kinder, 28 janvier 18753). L’effectif de l’atelier augmente alors considérablement : 380 personnes en 1874, 556 en 1876 après son départ. La production augmente aussi, passant à 0,076 million de monnaies d’or, 23 millions d’argent et 87 millions de cuivre, soit 112 millions de monnaies en 1876 contre 62 millions en 1874.

11 La question de la qualité de la frappe monétaire est cruciale pour le Japon et l’Extrême- Orient. La volonté de l’empereur est d’éliminer les monnaies féodales, piètres, disparates et incohérentes. Pour s’imposer comme puissance économique la monnaie japonaise doit être au-dessus de tout soupçon. Les rapports publiés par Kinder puis par ses successeurs mettent tous en avant la qualité des espèces4. Il fait régulièrement prélever de façon aléatoire des monnaies dont il fait vérifier les poids et les titres à la fois à Londres et à San Francisco. Les rapports détaillent avec précision la faible tolérance dans les écarts des poids et des titres. L’objectif est de produire des monnaies de meilleure qualité que les ateliers occidentaux ou américains : c’est une condition sine qua non pour le développement du commerce japonais. Les négociants savent que le yen est alors la monnaie de référence, presque la monnaie officielle du commerce, dans tout l’Orient. Le transfert de technologie réussit : le 24 février 1880, cinq ans après le départ de Kinder, le Daily Press reproduit le débat à la chambre de commerce de Hong Kong : Hon. P. Ryrie : there was a very long discussion on the Japanese yen in this Chamber. […] This Chamber had not sufficient confidence in the Japanese

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Government as to their keeping up the purity of the coin. […] I have myself had conversations on the subject with gentlemen who were well informed, and I have also had conversations on it with the late master of the Japanese Mint, Major Kinder, and I believe that the most perfect and reliable assurances can now be given by the Japanese Government that the purity of the coin will be kept up5.

12 La question bancaire est plus simple à régler. Les banques existaient avant la Restauration Meiji. Les guerres civiles qui opposent l’empereur aux shoguns récalcitrants dans les années 1870 sont alors financées par l’émission de papier monnaie, entraînant une inflation conséquente. La restauration des finances publiques devient l’œuvre de Matsukata Masayoshi, plusieurs fois ministre des finances et Premier ministre. L’une de ses tâches est de doter le Japon d’une banque nationale. Là encore c’est en Europe que Matsukata prend son modèle : les statuts de la Banque du Japon s’inspirent de ceux de la Banque de France. Il conduit en personne la délégation japonaise lors de l’Exposition universelle à Paris en 1878 et, s’il n’a pas été admis à la Conférence monétaire internationale d’août 1878, il se lie avec son organisateur Léon Say, Ministre des Finances du gouvernement français. Il met à profit son séjour pour étudier en détail la Banque de France et la Banque de Belgique auxquelles il fait allusion dans ses ouvrages6. En novembre 1883, quelques mois après la création de la Banque du Japon, il écrit à Léon Say : As you may remember, it has been four years since I parted from you in 1879. I am still thankful for the kind consideration you gave me during my stay in your country. I particular benefited from you many useful suggestions on national finance […]. Now as minister of finance, I am assuming the heavy responsibility of administering Japan’s national finance and am truing my best, day and night, to put into effect what you kindly suggested7.

13 Passer des monnaies traditionnelles de cuivre coulé à des monnaies en argent était un premier choc. Cependant, dès 1870-1873, le cours de l’argent-métal s’effondre, perturbant tous les systèmes monétaires bimétalliques. Rapidement, les principaux pays optent, peu ou prou, pour un monométallisme or. L’Union Latine, cette entente monétaire bimétallique entre plusieurs pays européens créée en décembre 1865, est mise à mal et, dès juin 1867, les conférences internationales réclament l’adoption de l’étalon-or. Le refus des pays de l’Union Latine ouvre une période de crise monétaire : aucun État ne peut admettre de voir le prix de l’argent décrocher de celui de l’or. Les uns après les autres, les pays les plus riches sortent de l’Union pour adopter le monométallisme or. La crise de la dépréciation de l’argent touche aussi le Japon, peut- être un peu plus tardivement car le pays manquait cruellement d’argent et pouvait absorber de grandes quantités de métal.

14 Le Japon des années 1890 n’est plus celui des années 1870 : il se comporte en puissance colonisatrice et guerrière, fort de ses progrès dans tous les domaines. À l’instar de l’Allemagne, le Japon ouvre les hostilités avec la Chine (1er août 1894-17 avril 1895) et exige de la Chine vaincue une indemnité payable en or à Londres (32 900 980 livres sterlings), environ 240 tonnes d’or monnayé. Comme l’Allemagne le fait en 1873 en adoptant pour le mark un étalon-or grâce à l’indemnité de guerre payée par la France, le Japon adopte le 1er octobre 1897 le monométallisme or. Ainsi, le pays passe dans le camp des grandes puissances guerrières, dominatrices, à étalon-or.

15 L’enjeu d’une telle recherche n’est pas seulement de suivre la façon dont le transfert de compétence s’est effectué au bénéfice du Japon. L’intérêt de ces sources est en effet de fournir des éclairages croisés sur cette transformation. Le choc culturel que représente

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le changement de monnaie (passage à un système décimal, changement de la forme des espèces, changement des alliages, production industrielle avec des presses à vapeur, etc.), et donc de système de taxation, est documenté par des textes réglementaires, forts déshumanisés, et aussi par les nombreux ouvrages que le ministre Matsukata, le principal artisan des transformations, a laissés8. À ces sources s’ajoutent les rapports officiels, japonais, ou établis par les consulats et ambassades ou représentations commerciales des États étrangers à destination de leurs instances officielles9. Les journaux publiés au Japon pour les communautés d’expatriés fourmillent aussi d’informations : la presse étrangère10, de diffusion réduite, était rédigée non pas par des journalistes professionnels mais par des personnes souvent impliquées dans des activités commerciales ; auteurs et lecteurs étaient donc tous avides d’informations économiques. Enfin, les Japonais, dans leurs écrits, réagissaient parfois aux mesures économiques, fiscales et monétaires.

16 La documentation permet non seulement de comprendre l’exemplarité de la réforme (ou des réformes) économique, mais aussi de suivre les différentes perceptions, de différents points de vue, d’un transfert technologique. Nous sommes ainsi invités à effectuer un autre transfert culturel, si l’on peut dire, qui peut orienter la méthodologie de la recherche : à réfléchir à ce que la compréhension précise d’un phénomène particulier et documenté peut nous permettre de comprendre d’évolutions similaires lors de périodes moins documentées. Passer du koban au yen, du statère au denier, de la livre au franc, ce sont là diverses évolutions, diverses monnaies, diverses zones, diverses époque, etc. – mais tout cela est bien semblable. L’étude des transferts est souvent une opportunité de nous regarder avec les yeux des autres.

ANNEXES

Les photos reproduites ci-après ont été prises par Georges Depeyrot lors d’un passage à Osaka.

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La monnaie d’Osaka, estampe, Musée de la Monnaie, Osaka.

La monnaie d’Osaka, estampe, Musée de la Monnaie, Osaka.

La monnaie d’Osaka, carte postale.

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Inauguration de la Monnaie, le 4 avril 1871, Musée de la Monnaie, Osaka.

Presse française type Tonelli, 1871, Musée de la Monnaie, Osaka.

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Lettre autographe de Thomas Kinder, 1871, Musée de la Monnaie, Osaka.

Japan Weekly Mail, un des journaux de la communauté anglophone à Yokohama, 1880, Bibliothèque d’Osaka (cet exemplaire titre sur la crise de l’argent).

NOTES

1. 特命全権大使米欧回覧実記 (1-5) 久米 邦武 田中 彰 (岩波文庫) 1977 ; traduits et publiés sous le titre Iwakura Embassy, 1871-1873. A True Account of the Ambassador Extraordinary and Plenipotentiary’s Journey of Observation Through the United States of America and Europe, Graham Healey (dir.), Chushichi Tsuzuki, Londres, Routledge Curzon, 2002. 2. Document publié dans Count Matsukata Masayoshi, Report on the adoption of the Gold Standard in Japan, Tokio, Printed at the Government Press, Thirty Second Year of Meiji (1899), p. 5.

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3. Fourth Report of the Director of the Imperial Mint, Osaka, Japan, for the Half-Year ending 31st January, 1875, printed by order of the Council of State, Tokio, printed at the « Seishi-Bunsha » Office, 1878, p. 6. 4. Ces rapports s’intitulent Report of the Director of the Imperial Mint pour la période 1872-1875 lorsque Thomas Kinder était directeur ; puis Report of the Commissionner of the Imperial Mint, années 8-20 de l’ère Meiji (1875-1890), lorsque H. L. Mawatori, T. Ishimal et K. S. Endo étaient successivement commissionner of the Imperial Mint ; puis Report of the Director of the Imperial Mint, après 1891, lorsque K. S. Endo fut nommé directeur. 5. Documents and Studies on 19th c. Monetary History, Japan, Republication of The Currency of Japan, A Reprint of Articles, Letters, and Official Reports, Published at Intervals in the Foreign Newspapers of Japan, together with Translations from Japanese Journals, Relating to the Currency, Paper and Metallic, of the Empire of Japan (Yokohama, 1882), Marina Kovalchuk, Georges Depeyrot (éd.), Wetteren, Collection Moneta, n° 121, 2011, p 182. 6. Sur cette question, voir Michael Schiltz, « An ideal bank of issue : the Banque Nationale de Belgique as a model for the Bank of Japan », Financial History Review, 13 (2), 2006, p. 179-196, et 室 山 義正, 松方正義―我に奇策あるに非ず、唯正直あるのみ, 2005. 7. Cette lettre de Matsukata a été traduite en anglais et publiée par Michael Schiltz, dans « An ideal bank of issue : the Banque Nationale de Belgique as a model for the Bank of Japan », article cité. 8. Les ouvrages de M. Matsukata étaient à la fois des justifications (à usage interne) de sa politique et des documents à destination des marchés financiers étrangers dont le Japon sollicitait les fonds. Voir : Matsukata M. (松方正義), The History of National Debts in Japan (日本国債史) Tokyo, 1890. Matsukata M., (松方正義), 紙幣整理始末 [Shihei Seiri Shimatsu]. Tokyo, 1890. Matsukata M. (松方正義), Report on the Adoption of the Gold Standard in Japan (日本金本位制採用報 告), Tokyo, 1899. Matsukata M. (松方正義), Report on the Post-bellum Financial Administration in Japan, (1896-1900) (戦 後財政始末報告), Tokyo, 1901. 9. C’est le cas des correspondances entre Londres et le Japon (Great Britain. Public Record Office. British Foreign Office, Japan. Correspondence, 1856-1905). 10. Plusieurs journaux ont été régulièrement publiés au Japon par et pour les expatriés, citons Japan Herald (créé en 1862), The Japan Times (créé en 1865), Japan Gazette (créé en 1867), Japan Weekly Mail (créé en 1870). Ils étaient principalement publiés à Yokohama. En 1882, le Japan Gazette publia un recueil de textes parus dans ses colonnes et dans les autres journaux sur la question financière. Il s’agissait d’inciter le gouvernement japonais à prendre des mesures drastiques contre l’inflation (voir Documents and Studies on 19th c. Monetary History, Japan, éd. citée). Les réformes préconisées par le Japan Gazette furent appliquées par M. Matsukata, nommé ministre des finances en 1882.

RÉSUMÉS

Lors de son ouverture au monde occidental (la « restauration Meiji »), le Japon s’est inspiré des modèles étrangers pour passer d’un système quasi-féodal à une organisation d’État moderne. Cette ouverture, préparée par des missions d’études en Europe ou aux États-Unis, a radicalement

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transformé le pays. Dans le domaine monétaire, la création d’un nouveau système et d’un stock monétaires, prélude aux changements fiscaux et bancaires, n’a été possible que par l’acquisition d’un atelier monétaire complet (celui de Hong Kong) et par un vaste transfert de savoir-faire technologique qui a permis au Japon de devenir une grande puissance financière.

When it opened to the Western world (during the « Meiji Restoration »), Japan drew its inspiration from foreign models in order to move from a quasi-feudal system to the organization of a modern state. This opening, prepared by study missions to Europe and the United States, completely transformed the country. In the monetary field, the creation of a new system and of a stock of money, paving the way for tax and banking changes, was only possible through the acquisition of a complete mint (that of Honk Kong) and a large transfer of technological know- how, which enabled Japan to become a great monetary power.

INDEX

Mots-clés : monnaie, banque, Japon, transfert culturel Keywords : currency, bank, Japan, cultural transfer

AUTEURS

GEORGES DEPEYROT Chargé de recherches, CNRS, AOROC (UMR 8546, CNRS-ENS)

MARINA KOVALCHUK Professeur associée, Far Eastern Federal University, Vladivostok

Parmi les publications : Documents and Studies on 19th c. Monetary History, Japan, Republication of The Currency of Japan, A Reprint of Articles, Letters, and Official Reports, Published at Intervals in the Foreign Newspapers of Japan, together with Translations from Japanese Journals, Relating to the Currency, Paper and Metallic, of the Empire of Japan (Yokohama, 1882), Marina Kovalchuk, Georges Depeyrot (éd.), Wetteren, Collection Moneta, n° 121, 2011.

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