Cahiers d’études africaines

208 | 2012 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/14408 DOI : 10.4000/etudesafricaines.14408 ISSN : 1777-5353

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 5 octobre 2012 ISBN : 978-2-7132-2350-1 ISSN : 0008-0055

Référence électronique Cahiers d’études africaines, 208 | 2012 [En ligne], mis en ligne le 31 octobre 2012, consulté le 03 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/14408 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ etudesafricaines.14408

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© Cahiers d’Études africaines 1

NOTE DE LA RÉDACTION

Nous ne publions ici, en texte intégral et en libre accès, que les «Analyses et comptes rendus» du numéro 208. Les résumés des contributions sont proposés en libre accès sur Cairn, de même que leur texte intégral, disponible moyennant abonnement et accès payant.

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SOMMAIRE

Nécrologie

Donal B. Cruise O’Brien 1941-2012 Nécrologie Jean Copans, Christian Coulon, Momar Coumba Diop et Julia Strauss

Études et essais

Djenné, « la ville aux 313 saints » Convocation des savoirs, « lutte des classements » et production d’une ville sainte au Gilles Holder

Contribution à l’étude d’un mot voyageur : Chleuh Rachid Agrour

Discovery of the earliest royal palace in Gao and its implications for the history of Shoichiro Takezawa et Mamadou Cisse

Transformations d’une élite musulmane en Afrique de l’Ouest Le cas des Dioula de Darsalamy (Burkina Faso) Katja Werthmann

Grandeurs villageoises La politique des ressources et des appartenances au centre du Bénin Pierre-Yves Le Meur

La modernité dans l’historiographie du Soudan Usages convenus d’un concept nébuleux ? Iris Seri-Hersch

Contribution à l’histoire des paysages en Afrique de l’Ouest Les Rivières du Sud des explorateurs et des résidents européens de la période 1830-1910 Vincent Leblan

Notes et documents

Between Mosque and Palace Defining identity through ritual practice in Ngaoundéré, Cameroon Mark Dike DeLancey

Analyses et comptes rendus

Ahipeaud, Martial Joseph. – Côte d’Ivoire : entre barbarie et démocratie Elieth P. Eyebiyi

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Arborio, Sophie. – Épilepsie et exclusion sociale Yvan Droz

Besteman, Catherine Lowe. – Transforming Cape Town Lucie Campos

Clerc, Jeanne-Marie & Nzé, Liliane. – Le Roman gabonais et la symbolique du silence et du bruit Annick Gendre

Colleyn, Jean-Paul. – Les chevaux de la satire Julien Richard Bondaz

Cooper, Brenda. – A New Generation of African Writers Lucie Campos

Toyin Falola & Aribidesi Adisa Usman (eds.) – Movements, Borders, and Identities in Africa Ana Lucia Araujo

De Heusch, Luc. – Pouvoir et religion (pour réconcilier l’histoire et l’anthropologie) Yvan Droz

Kirsch, Thomas G. – Spirits and Letters Julien Bonhomme

Klein, Debra L. – Yorùbá Bàtá Goes Global Gilles-Félix Vallier

Lemaire, Marianne. – Les sillons de la souffrance Robert Launay

Lemarchand, René. – The Dynamics of Violence in Central Africa Claudine Vidal

Manning, Patrick. – The African Diaspora : A History Through Culture Ana Lucia Araujo

Martin, Phyllis M. – Catholic Women of Congo Brazzaville Christine Salomon

Ranaivoson, Dominique (dir.). – Senghor et sa postérité littéraire Kalidou Sy

Dominique Ranaivoson (dir.). – Senghor et sa postérité littéraire Sidi N’Diaye

Wa Kabwe-Segatti, Désiré K. & Halen, Pierre (dir.) – Du nègre Bambara au Négropolitain Florence Paravy

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Nécrologie

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Donal B. Cruise O’Brien 1941-2012 Nécrologie

Jean Copans, Christian Coulon, Momar Coumba Diop et Julia Strauss

1 Donal est décédé le 6 juillet 2012 et il est possible de dire qu’il était un membre à part entière non seulement de la communauté universitaire britannique et anglo-saxonne, bien entendu, mais aussi des communautés française et sénégalaise de la recherche islamique et politiste africaniste.

2 Il a fait ses études primaires et secondaires (dans un collège quaker) en Irlande puis il a fréquenté Sciences Po à Paris (en 1958-1959) et Trinity Collège à Dublin (en économie) avant d’obtenir une licence d’histoire à Cambridge, un master de sciences politiques à Berkeley (Université de Californie) et finalement un Ph. D. de sociologie à la London School of Economics en 1969 sous la direction d’Ernest Gellner avec sa thèse sur la confrérie mouride. Cette éducation pluridisciplinaire marque déjà l’ouverture d’esprit de celui qui va devenir, à partir de la fin des années 1960, le spécialiste britannique de cette dernière et plus généralement de la scène politique sénégalaise. Il poursuivra toute sa carrière à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de 1967 à aujourd’hui comme professeur de Sciences politiques.

3 Donal était le fils aîné (d’un premier mariage) d’un homme politique, diplomate, universitaire, historien, écrivain, activiste irlandais très connu et quelque peu hors normes, Conor Cruise O’Brien1. Il est certain que l’œuvre protéiforme (il va même jusqu’à écrire une pièce sur son expérience congolaise qui passe à Broadway !) et l’activisme politique incessant de son père, qui décède en 2008, familiarise Donal avec le et la politique mais le conduit également à une certaine distanciation et à un esprit critique subtil de la vie politique professionnelle. Il peut sembler évident pour un observateur extérieur que sa préoccupation dernière depuis la fin des années 1990 (en collaboration notamment avec la sinologue Julia Strauss de la SOAS), la théâtralisation de la vie politique, a quelque chose à voir métaphoriquement avec la carrière agitée et flamboyante de son père.

4 Évidemment Donal assumera de nombreuses fonctions comme organisateur de colloques, professeur invité (notamment à Aix-en-Provence ou à Jérusalem) ou encore comme co-animateur de grands projets collectifs de recherche européens et

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internationaux comme celui sur « Islam, Société et État en Afrique noire » (conduit avec C. Coulon) en 1983-1987 ou celui sur « L’Islam dans l’Afrique moderne » (conduit avec L. Brenner, M. Last et D. Parkin) en 1987-1992. Il a été aussi un chercheur associé au célèbre Institute of Development Studies (IDS) de Brighton pendant plus de vingt ans. Enfin il a surtout été un enseignant infatigable, et aimé de ses étudiants, sur les thèmes de l’islam, de l’État en Afrique et dans le Tiers-Monde pendant près de trente ans. Malgré son tropisme sénégalais, il assumera aussi des missions de terrain en Algérie, au Kenya, en Afrique du Sud et même en Chine.

5 Mais avant d’en venir à la contribution scientifique et intellectuelle proprement dite de Donal Cruise O’Brien aux études islamiques, africanistes et politologiques, il convient de s’arrêter pour méditer sur le courage et la ténacité de Donal qui a dû, à partir de son retour de son terrain doctoral, affronter une sclérose en plaques de plus en plus immobilisatrice qui l’a conduit à mener toute la carrière que nous venons de décrire sur un fauteuil roulant. L’amour et le dévouement de sa femme Rita, également sociologue2, lui ont permis d’affronter cette adversité avec une énergie et un caractère hors du commun. Donal se débrouillait toujours comme un grand et n’exigeait aucune faveur ou facilité particulière.

6 Donal Cruise O’Brien est naturellement avant tout, pour un grand nombre de ses lecteurs, de ses anciens étudiants et de ses collègues, l’homme des Mourides. Il a contribué décisivement aux travaux de la première génération de recherches de terrain sur l’islam confrérique de l’Afrique de l’Ouest et notamment du Sénégal, qui a débuté au milieu des années 1960. Pour des raisons mille fois explicitées, la confrérie sénégalaise des mourides a mobilisé très fortement l’attention aussi bien au niveau de l’ensemble des sciences sociales que de nombreuses traditions nationales, européennes, américaines ou encore africaines d’études africanistes3. Car c’est Donal qui publiera le premier ouvrage global, et pluridisciplinaire de fait, sur la confrérie, même si le géographe Paul Pélissier lui avait accordé plusieurs dizaines de pages dans sa thèse d’État publiée en 19664. À la suite de son long terrain de 1966-1967, Donal publie quelques articles dont une chronique bibliographique dans Africa en 1969. Mais surtout il a participé dès mars 1968 à Paris à un colloque organisé par le Laboratoire d’Études sociologiques et géographiques africaines (dirigé par G. Balandier) consacré aux « Relations de dépendance personnelle en Afrique noire » alors que les chercheurs français, dont les auteurs de cette notice, sont encore sur le terrain ou n’y sont même pas encore allés (1969)5. C’est donc Donal qui offre le premier aux Français (et bien sûr à tous les autres chercheurs) la nouvelle grille de lecture historique, sociologique et politiste qui va s’imposer pendant plus d’un quart de siècle (puisque sur ce point il y aura un consensus assez partagé ce qui est tout à fait remarquable malgré la diversité des points de départ des approches). L’ouvrage tiré de sa thèse, The Mourides of . The Political and Economical Organisation of an Islamic Brotherhood, paraît en 1971 et sera suivi en 1975 d’un recueil d’articles complétant parfaitement la monographie, Saints and Politicians : Essays in the Organisation of a Senegalese Peasant Society. Ce recueil aborde le contexte administratif et politique de l’économie arachidière et les rapports politiques clientélistes qui font fonctionner l’ensemble étatique national et la confrérie. On y trouve aussi l’article décisif qu’il avait consacré dès 1970 à Cheikh Ibra Fall, le taalibe le plus entreprenant d’Amadou Bamba, « The Saint and the Squire ». Pendant plus d’un quart de siècle il va approfondir, enrichir et actualiser l’analyse sociologique et politique de la structure interne et du rôle politique national de la confrérie, ce qui va le conduire à se pencher de plus en plus sur la spécificité de l’État sénégalais et

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africain. Si son texte de 1977, « A Versatile Charisma. The Mouride Brotherhood 1968-1975 » résume bien sa perspective de sociologie historiciste de l’islam africain, il conforte aussi ses tentations parfois vaguement fonctionnalistes (l’adaptation coloniale et postcoloniale de l’islam qui sera qualifiée plus tard par l’historien David Robinson, d’accommodation6). Celui de 1992, « Le contrat sénégalais à l’épreuve », publié en français dans Politique Africaine7, propose un modèle analytique dont on débat toujours l’actualité même après l’Alternance de A. Wade à partir de 2000.

7 Dès son terrain, au cours des années 1960, Donal s’est interrogé sur la pérennité du modèle mouride originel, de fabrication coloniale, rural et largement autonome malgré sa relation administrative clientéliste. Ainsi le développement urbain et « l’urbanisation » des mourides d’une part, « l’intégration » étatique et nationale des marabouts (et pas seulement des fidèles, simples paysans au niveau productif) d’autre part, modifient la dynamique politique des uns et des autres. Il en découle de nombreux textes sur la structure du politique sénégalais, sur les élections, sur ce qu’il décrira de façon très imagée dans son chapitre de l’ouvrage codirigé avec Christian Coulon sous le titre de « Charisma Comes to Town » ou plus tard sous le titre d’une autre expression « Taking on the Town » (1988). Son dialogue permanent avec les chercheurs mouridisants français et sénégalais débouche sur la publication de nombreux textes directement en français et de collaborations tant avec Christian Coulon qu’avec Momar Coumba Diop et Mamadou Diouf. Il devient un collaborateur régulier de la revue Politique Africaine dès le premier numéro de la revue. La plupart de ses articles importants sont repris dans l’ouvrage collectif édité avec les deux chercheurs sénégalais en 2002, Construction de l’État au Sénégal8 et il contribue, comme quelques autres chercheurs non sénégalais, à la vaste entreprise éditoriale en trois volumes dirigée par Momar C. Diop cette même année-là. En 2003 il reprend l’essentiel de ces textes en anglais sous le titre de Symbolic Confrontations. Muslims Imagining the State in Africa. Il rappelle dans son introduction que l’ouvrage allait être envoyé à l’éditeur quand eurent lieu les attentats du 11 septembre 2001…

8 Cet ouvrage nous montre toutefois que la curiosité de Donal ne se cantonnait pas au Sénégal et à l’Afrique de l’Ouest car on y trouve un chapitre sur les musulmans face aux chrétiens au Kenya. On y trouve surtout des études sur la jeunesse, sur la nature des oppositions dans les champs politiques africains et une version actualisée de son texte sur la wolofisation au Sénégal et la nature nationale de l’État sénégalais (il s’agit là d’une préoccupation ancienne puisque son premier texte en français sur la question remonte à 1979). En fait depuis déjà une dizaine d’années, en collaboration avec Julia Strauss (Ph. D. de Berkeley), recrutée à la SOAS en 1994, il conduit un séminaire de master en sociologie politique comparée sur l’État et la Société en Asie et en Afrique. Les séminaires débouchent sur l’organisation de deux ateliers consacrés aux formes théâtrales de la politique en 2002 et 2004, qui donnent lieu à leur tour à la publication d’un ouvrage collectif d’une douzaine de textes en 2006, Staging Politics. Power and Performance in Asia and Africa (huit chapitres sur l’Asie et trois seulement sur l’Afrique dont un texte de Donal sur le Sénégal en proie à l’Alternance). Renvoyant à C. Geertz et G. Balandier, les éditeurs tiennent à mettre en lumière le rôle de l’imagination et de la performance dans la réalisation de la dynamique et du fonctionnement du politique. Trois objets retiennent ici leur intérêt : les procès politiques, les élections et enfin les formes de contestation dans l’espace public. Il expliquera d’ailleurs que cette

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perspective renvoyait, pour lui, à une espèce de « réaction anthropologique » face à l’oubli du rôle des représentations des acteurs au sein d’une certaine science politique.

9 Il est probable que la force performative, en un mot « théâtrale », tant des marabouts de la confrérie mouride que des élites politiques et intellectuelles sénégalaises a servi de déclencheur initial et ancien à cet élargissement analytique des préoccupations de Donal Cruise O’Brien. Ce « retour vers le futur » n’a pu que conforter un style de démarche à la fois très réfléchi mais aussi des plus minutieux face aux innovations à la fois concrètes et symboliques de la vie sociale, politique, culturelle et religieuse de l’Afrique postcoloniale. Tous ceux qui ont pensé avec et à travers Donal depuis plus de quarante ans ne peuvent que poursuivre sur le chemin qu’il a défriché avec modestie, imagination et surtout avec amitié.

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages

1971 – The Mourides of Senegal. The Political and Economic Organisation of an Islamic Brotherhood, Oxford, Clarendon Press.

1975 – Saints and Politicians : Essays in the Organisation of a Senegalese Peasant Society, Cambridge, Cambridge University Press.

1988 – (with Christian Coulon) Charisma and Brotherhood in African Islam, Oxford, Oxford University Press.

2002 – (avec Momar C. Diop et Mamadou Diouf) Construction de l’État au Sénégal, Paris, Karthala.

2003 – Symbolic Confrontations. Muslims Imagining the State in Africa, Londres, Hurst & C°.

2006 – (with Julia Stauss) Staging Politics. Power and Performance in Asia and Africa, Londres, I. B. Tauris and C°.

2012 – The Story of a Migrant : A Personal Memoir (édition à compte d’auteur).

Articles et chapitres de livres

1967 – « Towards an Islamic Policy in French West Africa, 1854-1914 », Journal of African History, VIII (2) : 303-316.

1969 – « Le talibé mouride : étude d’un cas de dépendance sociale », Cahiers d’Études africaines (« Les relations de dépendance personnelle en Afrique noire »), IX (35) : 502-507 (repris avec un postscriptum en 1970, sous le titre « Le talibé mouride : la soumission dans une confrérie religieuse sénégalaise », op. cit., X (40) : 562-578).

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1977 – « A Versatile Charisma. The Mouride Brotherhood 1968-1975 », European Journal of Sociology, XVIII (1) : 84-106 (repris et actualisé sous le titre « Supping with the Devil. The Mourid Brotherhood and the Senegalese State 1967-1988 », in Symbolic Confrontations, op. cit. : 32-48).

1981 – « La théorie marxiste face à la machine infernale mouride », Politique Africaine, 4 : 114-115 (repris en annexe, in J. COPANS, Les marabouts de l’arachide. La confrérie mouride et les paysans du Sénégal, Paris, L’Harmattan [2e édition 1988] : 264-265).

1992 – « Le contrat social sénégalais à l’épreuve », Politique Africaine, 45 : 9-20 (repris et actualisé sous le titre « Les négociations du contrat social sénégalais », in L’État et la construction de l’État au Sénégal, op. cit. : 83-93).

2002 – « Le sens de l’État au Sénégal », in M. C. DIOP (dir.), Le Sénégal contemporain, Paris, Karthala : 501-506.

2006 – « Show and State in Senegal. Play-acting on the Threshold of Power », in Staging Politics, op. cit. : 15-30.

2010 – « Never Far From Touba, Parallel Careers. Finding Freedom in a Foreign Place », in D. DARBON, R. OTAYEK & P. SADRAN (dir.), Altérité et identité, itinéraires croisés. Mélanges offerts à Christian Coulon, Bruxelles, Bruylant : 111-119.

NOTES

1. Donal n’a vécu que de loin les expériences très éprouvantes mais aussi originales de son père dans l’Afrique tout juste indépendante. Ce dernier a assuré les fonctions de représentant particulier du secrétaire général des Nations unies de l’époque, Dag Hammarskjöld, de 1961 à 1962, au Katanga, province du Congo ex-belge devenu indépendant et ayant fait sécession (ce qui a suscité la première mission de casques bleus de l’histoire des relations internationales). Il est rappelé après la mort accidentelle de ce dernier en septembre 1961 au-dessus de la Rhodésie du nord (faut-il surtout rappeler l’assassinat du premier Premier ministre congolais, Patrice Lumumba, en juin de la même année ?) et il accepte de devenir le recteur de l’Université du (à l’invitation de K. N’Krumah) jusqu’en 1965 avant de démissionner (à la suite de désaccords avec le chef de l’État) pour aller occuper la Chaire Albert Schweitzer des Humanités à l’Université de New York jusqu’en 1969. Il rentre ensuite en Irlande où il reprend ses activités politiques (il sera député, ministre) et attire la controverse en prônant des positions plutôt antirépublicaines à l’encontre du Sinn Fein et de l’IRA. Également journaliste, il aura été pendant un temps éditeur du journal L’Observer. Dans la nécrologie du journal Irish Times du 4 août 2012 on trouvera des commentaires de Donal sur son père. 2. Rita a eu une vie professionnelle d’experte et de consultante auprès de nombreuses organisations internationales ou privées. Elle a été associée pendant un temps à IDS et a plusieurs ouvrages sous sa signature : White Society in Black Africa in Senega : the French in Senegal, London, Faber & Faber, 1972 ; The Political Economy of Underdevelopment : Dependence in Senegal, Thousand Oaks, Sage, 1979 ; Trust : Releasing the Energy to Succeed, Hoboken, Wiley, 2001. Ils ont eu une fille, Sarah, qui leur a donné deux petits-enfants, Joe et Lily.

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3. Ce paradigme commence à être abandonné, à juste titre. En témoigne peut-être le dernier numéro des Cahiers d’Études africaines, « L’islam au-delà des catégories » (206-207, 2012), qui ne comporte aucun article sur la confrérie. 4. Il faut noter que Donal était conscient de réaliser un terrain en pays francophone et des avantages qu’il pourrait en retirer une fois rentré en Grande-Bretagne. Il faut également ajouter que Rita avait de son côté courageusement choisi, dans la même veine, d’étudier les Français (et les Libanais) au Sénégal (!) non seulement à l’époque coloniale mais surtout après 1960, ce qui n’alla pas sans les complications et les incompréhensions que l’on peut imaginer au cours de l’enquête sur place. 5. À plusieurs reprises Donal mentionne le conseil de G. Balandier d’aller faire du terrain en pays mouride. Mes souvenirs personnels renvoient plutôt à P. Pélissier et à C. Meillassoux avec un G. Balandier (pourtant mon directeur de thèse) indécis ! Ceci expliquerait-il cela ? 6. Paths of Accomodation : Muslim Societies and French Colonial Authorities in Senegal and Mauritania 1880-1920, Athens, Ohio University Press, 2000 (traduit et édité en français en 2004, Karthala). 7. Il publie quatre articles dans la revue au cours des dix années suivantes. 8. En fait six sur douze des textes sont de lui et il co-rédige l’introduction avec M. Diouf, M. C. Diop rédigeant la présentation.

AUTEURS

JEAN COPANS Université de Paris Descartes

CHRISTIAN COULON

IEP Bordeaux

MOMAR COUMBA DIOP

IFAN, Dakar

JULIA STRAUSS

SOAS, Londres

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Études et essais

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Djenné, « la ville aux 313 saints » Convocation des savoirs, « lutte des classements » et production d’une ville sainte au Mali Jenne, “the city of 313 saints”: convening of knowledge, struggle of classifications and production of a holy city in Mali

Gilles Holder

1 Dans une réponse différée à l’édition des Lieux de mémoire dirigée par Pierre Nora (1984-1993), Jean-Louis Triaud (1999 : 11) souligne qu’en Afrique, « plus qu’à des mémoires-vestiges, en deuil d’un passé en déshérence, nous avons affaire à des mémoires instituées. L’institution d’une mémoire est un acte de pouvoir de la part d’un groupe, l’affirmation d’un point de départ, d’un cheminement et d’un futur. Cette opération prend place dans une stratégie de conquête symbolique, d’occupation de l’espace et de revendication de légitimité. Loin d’être une survivance, cette mémoire instituée est un outil de préhension et de compréhension du monde ». La mémoire n’est ni un simple souvenir ni des « concrétions d’une histoire “nativiste”, des “bulles du passé” qui ressurgiraient brusquement à l’air libre après de longs temps de discrétion obligée » (ibid. : 10). La mémoire se constitue, se « noue » en convoquant des savoirs d’horizons multiples et en agissant de façon sélective sur un monde qu’elle arrange et met en cohérence, avant de s’instituer parfois elle-même et d’agir alors en retour sur l’histoire.

2 Pour illustrer les dynamiques et les enjeux de cette « institution de la mémoire » autour des savoirs en Afrique, je voudrais aborder le cas exemplaire de la ville de Djenné, en République du Mali, connue sous l’épithète de « la ville aux 313 saints ». S’il n’est nullement question de remettre en cause la nature religieuse profonde et ancienne de cette ville — la bibliographie est intarissable sur ce sujet —, il est néanmoins intéressant de montrer comment Djenné se donne désormais à voir à travers une identité de « ville sainte », où s’articulent les vertus pieuses de ses habitants, son exceptionnelle présence urbaine dans la durée, ses lieux remarquables tels que sa grande mosquée, ses productions artistiques, notamment les louanges chantées à la gloire du prophète Muhammad (Olivier 2004), les mises en récit dont elle bénéficie depuis plusieurs siècles, et enfin ses « chroniques » (Ta’rîkh) — ce que Bernard Salvaing (1999 : 70 sq.) qualifie de

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« lieux de mémoire religieuse » — chroniques publiées ou familiales qui ont à la fois valeur de singularité et de vérité et qui permettent de comprendre que dans cette ville islamisée de longue date, les traditions orales sont aussi très souvent des traditions écrites.

3 Je précise ici qu’en personnifiant de cette façon la ville de Djenné, en parlant d’elle comme d’un être vivant jouissant d’une sorte d’autonomie propre, je ne fais que suivre la rhétorique locale par laquelle on lui attribue non seulement une personnalité morale, mais également physique, qualités dont nous verrons qu’elles ne sont pas sans lien avec le processus de mise en sainteté1. Ainsi, les habitants de Djenné ont-ils coutume de qualifier leur ville au moyen de deux termes en « langue songhay »2. Le premier est la « ville bénie » (albarka kòyra), de l’arabe baraka, faisant de Djenné une ville jouissant de la « bénédiction divine » (albarka), ce dont manifeste la piété de ses habitants et la présence continue de « saints » (alwaliju) dans ses murs. Le second est la « ville sacrée » (alharma kòyra), de l’arabe harâm, rendant l’idée d’une ville sanctuarisée, retranchée du monde commun et qui, de fait, ne peut être souillée. C’est précisément l’articulation de la bénédiction divine et de la sanctuarisation qui autorise une certaine plasticité autour de la sanctification de la ville, dont la vulgate rend compte à travers l’épithète synthétique de ville « sainte ». Pour autant, il s’agit ici de montrer que cette personnification de la ville et le travail sémantique autour de son caractère à la fois béni et sacré s’inscrivent dans une logique de patrimonialisation réalisée par les habitants eux-mêmes, à travers une opération de conscientisation relativement récente qui se fonde sur une série de mises en récits de la ville effectuées à la fois par des érudits locaux passés et présents, des agents de l’administration coloniale et de l’État malien, des chercheurs, des journalistes et des laudateurs, et jusqu’à l’UNESCO qui, en 1988, a inscrit la ville sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité de concert avec celle de Tombouctou.

4 Si ce phénomène à la fois endogène et exogène ne date pas d’aujourd’hui3, le contexte malien actuel en faveur d’une politique du patrimoine en aura fortement accéléré le processus et lui aura donné une inflexion religieuse notoire. Certes, Djenné nourrit depuis fort longtemps une compétition symbolique structurante avec Tombouctou, ce dont témoigne l’opinion commune selon laquelle les deux villes formeraient les deux moitiés d’une unique cité idéale. Ainsi, lorsque l’on attribue 313 saints à Djenné, la ville de Tombouctou en compterait quant à elle 333 ; de même, lorsque Tombouctou est appelée « la mystérieuse » depuis la fin du XIXe siècle (Dubois 1897), les guides touristiques surenchérissent par le titre de « la religieuse » qu’ils donnent à Djenné. En outre, la politique nationale de promotion patrimoniale s’est vue assortie d’une décentralisation inaugurée en 1993, laquelle s’est traduite par la mise en place de plus de 700 communes contraintes de générer des ressources économiques et fiscales propres. Pour une ville d’environ 15 000 habitants comme Djenné — la plus petite commune urbaine du Mali —, située en retrait des grands axes routiers et au cœur d’un arrière-pays de moins en moins fertile, la mise en avant d’une urbanité religieuse axée sur sa grande mosquée aura été l’option choisie pour répondre à cette nouvelle contrainte, tandis que l’identité de ville sainte lui offre la perspective d’un tourisme tant profane que religieux, mais susceptible de lui apporter des ressources.

5 Ce travail autour d’un patrimoine islamique notoire que l’on requiert pour élaborer l’image d’une ville sainte tient à un double phénomène de sédimentation politique et de décantation historique, dont la matière première n’est autre que les chroniques

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médiévales que sont le Ta’rîkh al-Sûdân et le Ta’rîkh al-Fattâsh. Rédigées en arabe au milieu du XVIIe siècle, ces chroniques sont requises pour répondre à ce que François Hartog (2003) appelle des « régimes d’historicité », ou plus exactement une actualisation de trois régimes d’historicité successifs, les XVIIe, XIXe et XXe siècles, pris au sens où « un régime d’historicité […] n’est que l’expression d’un ordre dominant du temps. Tissé de différents régimes de temporalité, il est, pour finir, une façon de traduire et d’ordonner des expériences du temps — des manières d’articuler passé, présent et futur — et de leur donner sens » (ibid. : 118). Or nous verrons que ces trois configurations temporelles sont directement issues de l’action déterminée de trois figures historiques parfaitement identifiées, lesquelles vont en quelque sorte nous servir de guides pour suivre la manière dont on fait passer Djenné de la « ville bénie » à la « ville sainte ». Ces trois personnages sont : Al-Sa‘dî, ancien notaire, puis imam à Djenné et auteur du célèbre Ta’rîkh al-Sûdân achevé en 1655 à Tombouctou 4 ; Seeku Amadu Buubu Bari, fondateur d’un État djihâdiste peul5 dans la région même de Djenné en 1818 (Bâ & Daget 1984 ; Sanankoua 1990) et commanditaire d’une réécriture du Ta’rîkh al-Fattâsh, chronique initialement attribuée à Mahmoud Kâti, mais rédigée par Ibn Al-Mukhtâr à Tombouctou vers 16656 ; enfin El Hadj Mamadou Traoré, dit Bia-Bia, l’un des plus éminents acteurs religieux de Djenné de ces dernières décennies (décédé en avril 2007), qui a été invité à participer à une conférence sur l’histoire de la ville en 1980. Le texte de sa communication (Traoré 1984), qui m’a aimablement été communiqué par Joseph Brunet-Jailly, permettra de mettre en perspective les deux ouvrages précédents et d’observer ainsi quels savoirs et quelle « lutte des classements »7 ont été mobilisés et actualisés pour faire de Djenné une « ville sainte ».

Djenné, une évidence urbaine : mises en récit de la ville et archéologie de la mémoire

6 Avant de se voir décerner le label de « ville sainte », et avant même d’être une « ville bénie » en même temps qu’une ville de mémoire, Djenné est sans conteste une ville d’histoire au sens plein du terme, une histoire longue, comme l’on dit, laquelle s’est brusquement « rallongée » au tout début des années 1980, lorsqu’une équipe d’archéologues américains publie les premiers résultats de ses fouilles autour du site de Djenné-Djeno (litt. « Le vieux Djenné » en langue songhay), faisant dès lors émerger la ville au IIIe siècle avant J. C. (McIntosh & McIntosh 1995).

Récits de voyages et descriptions de la ville : du « royaume de Ghinea » au « joyau de la Vallée du Niger »

7 Si l’évocation de ce passé préislamique permet à Djenné d’être tout à coup propulsée « plus ancienne ville vivante d’Afrique », elle passait déjà pour ancienne, puisque les chroniques du milieu du XVIIe siècle situent sa fondation au IIe siècle de l’Hégire, c’est-à- dire au début du IXe siècle de notre ère (TS ; TF). Ibn Battûta (1997 [1356]), censé s’être rendu dans la capitale du Mali en 1352, n’en parle curieusement pas, mais Jean-Léon l’Africain (1956 [1526]), qui rapporte des récits de tiers sans avoir été dans la région, la mentionne en revanche au début du XVIe siècle sous le nom « royaume de Ghinea » — qui est vraisemblablement à l’origine du nom donné au Golfe de Guinée — où, écrit-il, « il n’y a ni ville ni château. Seul un grand village est habité par le souverain, les

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prêtres, les docteurs, les marchands et les gens de qualité ». Aux XVIIIe et XIXe siècles, des voyageurs européens évoquent encore Djenné à travers des récits d’exploration, mais c’est René Caillé (1979 [1830]) qui fournit le premier une description précise de ce qu’il appelle « l’île de Jenné », où il séjourne du 11 au 23 mars 1828.

8 Il parle d’une ville cosmopolite « bruyante et animée », équipée d’un important port fluvial et « entourée d’un mur en terre assez mal construit », où « les rues ne sont point alignées, mais assez larges ». Il rapporte aussi l’existence d’« une grande mosquée en terre, dominée par deux tours massives et peu élevées ; elle est grossièrement construite, quoiqu’elle soit très grande ; elle est abandonnée à des milliers d’hirondelles, qui y font constamment leurs nids, ce qui y produit une odeur infecte, et a fait prendre l’habitude de faire la prière dans une petite cour extérieure ». Enfin, il ajoute que « cette ville était anciennement seule et indépendante, mais aujourd’hui elle fait partie d’un petit royaume dont Ségo-Amadou est le chef » (Caillé 1979 : 148). René Caillé évoque ici le califat de Seeku Amadu Buubu Bari, qui est sans doute une des configurations historiques les plus abouties d’un État islamique dans l’espace malien actuel et qui, autour d’une ville neuve appelée Hamdallaye (« al-Hamdulillâh » : « Louanges à Dieu »), était centré idéologiquement sur l’univers identitaire peul et la charia. Or ce califat, fondé en 1818 et renversé en 1864 par Al-Hajj ‘Umar Tall (Robinson 1988 ; Sanankoua 1990 ; Holder 2001), aura non seulement contrôlé politiquement Djenné, mais aussi contesté et sanctionné la structure socioreligieuse de la ville, faisant ainsi procéder à la destruction de ses mosquées de quartier et à la ruine « naturelle » de sa grande mosquée en ordonnant d’en boucher les gouttières pour provoquer son effondrement (Holder 2004).

9 La conquête coloniale qui suit voit la prise de la ville par le lieutenant-colonel Archinard, le 11 avril 1893, laquelle est l’occasion d’un récit épique rapporté par son aide de camp Jacques Méniaud (1931). Ce dernier décrit Djenné de la manière suivante : « C’est la ville la plus riche et la plus commerçante que j’ai vue au Soudan, c’est celle qui, pour un Européen, ressemble le plus à une ville, et elle diffère absolument des autres grands centres noirs qui nous sont déjà familièrement connus », ajoutant alors que « la grande mosquée dont parle René Caillé n’existe plus, mais ses ruines forment un ensemble imposant » (ibid. : 392-393).

10 Arrivant dans le sillage de la conquête en 1894-1895, le reporter Félix Dubois, envoyé par le journal Le Figaro, succombe à son tour aux charmes de Djenné. Dans son ouvrage intitulé Tombouctou la mystérieuse (Dubois 1897), dont le titre deviendra fameux, Félix Dubois s’émerveille de ce « joyaux de la vallée du Niger », de cette « ville, au sens européen du mot, et non plus ces agglomérations désordonnées de cases ». Pour lui, « c’était la première fois […] qu’en ces pays une surprise me venait d’une œuvre des hommes » (ibid. : 94-96). Cette œuvre urbanistique grandiose, il l’attribue à une civilisation bâtisseuse d’empire venue du Yémen, en l’occurrence celle de la domination du Songhay qui contrôlait la ville avant la conquête marocaine en 1591 (TS : 219-222) et qu’il considère comme les héritiers des pharaons de la vallée du Nil : « Le Dienneri, explique Dubois, est la surprenante image de la terre d’Égypte. […] Là, plus que partout ailleurs, les qualités et les caractéristiques apportées du pays natal pouvaient atteindre leur complet épanouissement. Tel un arbre transplanté, lorsqu’il retrouve le climat et le sol accoutumés » (Dubois 1897 : 150).

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Djenné vue de l’intérieur : la « cité soudaine » où veillent les quatre premiers califes de l’islam

11 S’il y a de toute évidence une grande continuité dans la perception romantique de Djenné par ses différents découvreurs occidentaux, avec Félix Dubois commence pourtant un nouveau moment des descriptions de la ville. Il s’agit de celui des érudits de l’administration coloniale, à la fois arabisants, historiens et ethnographes, qui vont s’attacher à recueillir ce que Dubois appelle les « documents humains » — comprenez la tradition orale — et les « documents écrits » (ibid. : 102), en l’occurrence les deux Ta’rîkh mentionnés plus haut. Dès lors, la mémoire s’institue en se voyant inexorablement liée à l’histoire, un travail que poursuivra de façon plus scientifique Charles Monteil, administrateur colonial de la ville de 1901 à 1903, et dont la Monographie de Djénné, parue en 1903 et réécrite sous une forme grand public en 1932, ne cessera plus de nourrir l’image de cette « cité soudanaise » (Monteil 1932).

12 L’hypothèse égyptienne avancée par Félix Dubois fera long feu, instituant dès lors un passé plus lointain encore que celui que les archéologues révéleront par la suite. Cette filiation aux bâtisseurs des pyramides est censée expliquer pourquoi et comment ces gens de Djenné ont pu concevoir une ville aussi urbanisée et, pour tout dire, « arabe ». À cet égard, l’objet de tous les fantasmes est sans aucun doute la mosquée monumentale de la ville, une mosquée de terre qui culmine à plus de vingt mètres de hauteur et qui va servir de canon architectural à ce que l’on appellera le « style soudanais », magnifié par l’Exposition coloniale de Marseille de 1906 (de L’Estoile 2007). Pour Dubois (1897 : 162), cette mosquée « fut longtemps fameuse dans la vallée du Niger. Elle y était même réputée plus belle que la kasbah de La Mecque ! ». Et de fait, l’enjeu à la fois patrimonial et mémoriel de cette grande mosquée se révèle si déterminant que l’administration coloniale elle-même veillera à sa reconstruction, entre 1906 et 1909, grâce aux plans et illustrations publiés par le même Félix Dubois, faisant ainsi œuvre de puissance protectrice en ses colonies du Soudan et, accessoirement, promotrice d’une authenticité de la ville de Djenné qu’elle perçoit comme « songhay ».

13 Mais ce travail d’archéologie de la mémoire est aussi le fruit d’une collaboration complexe avec les érudits locaux qui, depuis fort longtemps, rédigent des chroniques et historicisent leur ville. L’une d’entre elles en particulier servira de support à ces ethnographes coloniaux : le Ta’rikh al-Sûdân, œuvre du Tombouctoucien ‘Abd al- Rahmân b. ‘Abd Allâh b. ‘Imrân b. ‘Amir Al-Sa‘dî qui, dans les années 1650, rédige notamment l’histoire de la ville de Djenné sous forme de chroniques, en compilant à la fois traditions orales et écrites et observations personnelles issues de ses connaissances notariales et religieuses de la cité. Voici comment il décrit Djenné en cette moitié du XVIIe siècle : « Cette ville est grande, florissante et prospère ; elle est riche, bénie du Ciel et favorisée par lui. Dieu a accordé à ce pays toutes ces faveurs comme une chose naturelle et innée. […] Djenné est un des grands marchés du monde musulman. Là se rencontrent les marchands de sel provenant des mines de Teghâzza et ceux qui apportent l’or des mines du Bitou. Ces deux mines merveilleuses n’ont pas leurs pareilles dans l’univers entier. Tout le monde trouve grand profit à s’y rendre pour y faire du commerce et on acquiert ainsi des fortunes dont Dieu seul (qu’il soit loué !) peut connaître le chiffre. C’est à cause de cette ville bénie que les caravanes affluent à Tombouctou de tous

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les points de l’horizon, de l’est, de l’ouest, du sud et du nord. Elle est située au sud- ouest de Tombouctou, en arrière des deux fleuves, dans une île formée par le Fleuve. Tantôt les eaux du Fleuve débordent (et se rapprochent), tantôt elles se retirent et s’éloignent peu à peu. Le moment de la grande crue a lieu au mois d’août et c’est en février que les eaux baissent. […] Dienné est entouré d’un rempart qui était percé de onze portes. Trois d’entre elles ont été bouchées par la suite, en sorte qu’il n’en reste plus aujourd’hui que huit. Quand, du dehors et à une certaine distance, on regarde la ville, il semble que l’on a devant soi une simple forêt, tant les arbres sont nombreux. Mais, une fois à l’intérieur, on ne se douterait pas qu’il existât un seul arbre dans la région. »(TS : 22-23)

14 C’est par ce récit, qui n’est pas sans évoquer l’idée du Jardin du Paradis, qu’Al-Sa‘dî débute ce qu’il appelle la « description de Djenné », une ville qu’il ne qualifie pas de « sainte » mais de « bénie », car pour ce docte et pieux musulman, Djenné n’est ni La Mecque, ni Médine, ni Jérusalem ; assurément, elle ne relève pas des « villes saintes de l’islam ». Pour autant, il n’est pas impossible que, dès cette époque, l’idée de ville sainte ait été d’actualité. Ainsi, Al-Sa‘dî, qui cite ici les propos d’un « confrère », lequel les tenait lui-même du « saint personnage en Dieu, Mohammed ‘Oriân-er-râs », rapporte ceci : « Sonni-‘Ali [le souverain conquérant qui fonda l’empire médiéval dit du Songhay] assiégea durant quatre ans la ville de Dienné sans obtenir le moindre avantage sur ses habitants. La raison de cet insuccès était uniquement due à ce que les quatre califes, Abou-Bekr, ‘Omar, ‘Otsmân et ‘Ali (Dieu leur accorde à tous sa satisfaction !) veillaient sur la ville, chacun d’eux en gardant un des quatre coins. Mais une certaine nuit, un des grands personnages de l’armée ayant commis une grave injustice à l’égard d’un pauvre diable, les quatre califes abandonnèrent la ville. Dès le lendemain elle fut conquise par Sonni-‘Ali qui s’en empara et en fit ce qu’il voulut. »(TS : 27-28)

15 Cette tradition orale légitimée par une chaîne de témoins dignes de foi — nous révélant au passage que le travail de mise en histoire de la mémoire ne date pas d’aujourd’hui — est très intéressante parce qu’elle lie Djenné aux quatre premiers califes de l’islam que furent : Abu Bakr as-Siddiq, ‘Umar ibn al-Khattab, ‘Uthman ibn Affan et ‘Ali ibn Abi Talib. Or, si ces quatre califes sont connus pour avoir été les propagateurs de l’islam jusqu’en Abyssinie, ils sont aussi les protecteurs des trois villes saintes de l’islam sunnite que sont La Mecque et Jérusalem, et surtout Médine, la Cité-État des premiers temps de l’islam, la ville où repose le Prophète et à laquelle Djenné est volontiers identifiée par les oulémas locaux en la qualifiant de « Al-Madîna » (« La Ville »), au sens à la fois urbanistique, politique et religieux.

Djenné, une ville bénie attestée par ses saints

16 Mais si pour Al-Sa‘dî, Djenné n’est nullement une ville sainte de l’islam, au moins est- elle une « ville bénie », tandis que des saints, c’est-à-dire « des gens de cœur, qui voient des choses avec la lumière divine, existaient dans ce pays » (TS : 28) dès l’époque de la conquête du Songhay. L’auteur de la chronique fait d’ailleurs suivre sa description de Djenné par ce qui est censé constituer la preuve manifeste de sa bénédiction : les saints qui y reposent. Il fournit la biographie de six d’entre eux (ibid. : 28-34) 8, en précisant leurs miracles et le lieu où se situe leur tombeau. Certes, la liste est relativement courte en comparaison des cinquante et un noms fournis par Bia-Bia (Traoré 1984) ou des cinquante-six noms publiés en ligne sur Internet par l’association Djenné Patrimoine9. Si l’on a peut-être là un indice selon lequel l’importance du nombre de saints permettant

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de qualifier Djenné de « ville sainte » n’est pas si anciennement constituée, la liste fournie par Al-Sa‘dî pour Djenné n’est pas non plus comparable à celle qu’il établit pour Tombouctou à la même époque, qui est certes sa ville natale « ma patrie, dit-il, et ce que j’ai de plus cher au monde » (TS : 36). Par ailleurs, les six saints mentionnés pour Djenné sont tous réputés étrangers : « Dieu, le Très-Haut, a attiré dans cette ville bénie un certain nombre de docteurs et gens pieux, étrangers au pays, qui y sont venus demeurer ; ces personnages étaient originaires de tribus différentes et de contrées diverses » (ibid. : 28-29). Toutefois, Al-Sa‘dî précisera plus loin qu’il ne s’agit là que de « la biographie de quelques-uns d’entre eux » (ibid. : 29), sans parler des « savants de race blanche, [dont] il y eut un grand nombre qui se fixèrent à Dienné et qui venaient de Tombouctou » (ibid. : 35).

Djenné, ou l’histoire exemplaire d’une révolution urbaine islamique

17 De toute évidence, Al-Sa‘dî connaît bien Djenné, mais c’est Tombouctou qu’il prend comme modèle, ce qui n’était d’ailleurs pas qu’une opinion personnelle, car Tombouctou était alors incontestablement le cœur de cet islam soudanais. Mais derrière ce classement au désavantage de Djenné, il y a peut-être aussi le spectre d’une cité qui n’aura pas toujours été une « ville bénie », alors que « jamais Tombouctou n’a été souillée par le culte des idoles ; sur son sol, personne ne s’est jamais agenouillé que devant le Clément » (ibid. : 36). Al-Sa‘dî livre le récit de ce temps préislamique de Djenné, faisant là encore œuvre de compilateur de traditions orales et écrites : « La ville a été fondée par des païens au milieu du deuxième siècle de l’hégire du Prophète (sur lui soient les meilleurs saluts et bénédictions !) : les habitants ne se convertirent à l’islamisme que vers la fin du sixième siècle de l’hégire. Le sultan Konboro adopta le premier l’islam et les habitants de la ville suivirent son exemple. Quand Konboro fut décidé à entrer dans le giron de l’islamisme, il donna l’ordre de rassembler tous les uléma-s qui étaient alors sur le territoire de la ville ; leur nombre s’éleva à quatre mille deux cents. Il abjura le paganisme en leur présence et leur enjoignit de prier Dieu d’accorder trois choses à Dienné : “1o que, celui qui, chassé de son pays par l’indigence et la misère, viendrait habiter cette ville, y trouvât en échange, grâce à Dieu, abondance et richesse, de façon qu’il oubliât son ancienne patrie ; 2o que la ville fut peuplée d’un nombre d’étrangers supérieur à celui des nationaux ; 3o que Dieu privât de patience tous ceux qui viendraient y trafiquer de leurs marchandises, en sorte que, ennuyés de séjourner en cet endroit, ils vendissent à vil prix leurs pacotilles, ce dont bénéficieraient les habitants.” À la suite de ces trois prières on lut le premier chapitre du Coran, aussi ces prières furent-elles exaucées, ainsi que chacun peut le constater de visu encore aujourd’hui [vers 1655]. Aussitôt converti à l’islamisme, le sultan démolit son palais et le remplaça par un temple destiné au culte du Dieu très-haut ; c’est la grande mosquée actuelle. […] Le territoire de Dienné est fertile et peuplé ; des marchés nombreux s’y tiennent tous les jours de la semaine. On assure qu’il contient 7 077 villages très rapprochés les uns des autres. »(ibid. : 23-24)

18 Cette charte de la ville neuve où l’on fait table rase du temps païen, charte qui est aujourd’hui bien connue localement et enseignée dans les programmes scolaires, évoque un projet de ville musulmane qui, à l’époque où l’auteur de la chronique écrit, en l’occurrence sous le califat marocain centré sur Tombouctou, est en quelque sorte d’actualité. Il s’agit de la « civilisation urbaine » (« al-‘umrân al-hadârî ») théorisée par Ibn Khaldûn (2002 [1382] : 745) et que ces mêmes Marocains ont identifié autour des

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villes musulmanes que sont Fès, Marrakech, Salé, etc., par opposition au Makhzen, le camp itinérant du souverain. Certes, rien ne dit que la charte urbaine de Djenné soit une élaboration de l’époque marocaine, même si Al-Sa‘dî ne mentionne aucune source textuelle à l’appui, et ce d’autant que la dimension patrimoniale du hadâra marocain est elle aussi de facture récente (Brown 2001).

19 Quoi qu’il en soit, si l’on considère le texte sous cet angle de l’idéal urbain du hadâra, non seulement celui-ci ne saurait se réaliser hors de l’islam, mais il est celui d’un cosmopolitisme résolu, en opposition au modèle de « l’enclave musulmane » de la ville soudanaise médiévale (Triaud 1973 : 129), ou encore de « l’islam ethnicisé », en l’occurrence peul, qu’imposera Seeku Amadu deux siècles plus tard. Comme le souligne Jean-Louis Triaud (ibid.) en analysant ce même texte, « l’islam, dont la vocation universaliste correspond assez bien aux aspirations de cette couche sociale en voie de différenciation, apporte tout à la fois l’appui d’une puissance spirituelle supérieure à celle des cultes locaux, une philosophie et une culture communes permettant de cimenter l’unité du corps social de composition hétérogène, le sentiment d’appartenance à une communauté mondiale et le soutien d’une idéologie qui, sans favoriser explicitement l’enrichissement capitaliste, est apparue avant tout au Soudan comme la religion des marchands ».

20 Ce qui est ici particulièrement saisissant, c’est la dimension historique qu’apporte ce texte, laquelle est aussi l’un des principaux postulats de la ville. De ce point de vue, la conversion du chef de la ville met en scène une rupture radicale qui permet non seulement d’opérer une transition entre un passé païen et un futur islamique, mais aussi de rétablir l’historicité de la « ville bénie » qu’est Djenné. Et si l’on veut poursuivre quelque peu le raisonnement de cette révolution urbaine en considérant le projet universaliste qu’elle sous-tend, on pourrait dire que Yatrib devient Madîna, nom par lequel les oulémas locaux désignent encore Djenné. Certes, le chef païen qui se convertit ainsi à l’islam n’est pas Muhammad, et l’auteur de la chronique se garde bien de poser les choses sous cette forme. Mais il porte indiscutablement quelque chose des prophètes en islam car, comme le dit la sourate (S. 12/109) : « Nous n’avons envoyé avant toi que des hommes originaires des cités, à qui nous avons fait des révélations. » En tout état de cause, les multiples récits que l’on peut recueillir aujourd’hui autour de ce chef de Djenné emblématique mettent l’accent sur sa dimension prophétique, dont la manifestation la plus tangible est d’avoir institué l’islam en ces terres païennes et apporter à Djenné des livres en quantité, à commencer par le Coran, lequel demeure l’unique miracle permanent.

De la « ville bénie » à la « ville sainte » : sélection des savoirs et réinstitutionnalisation de la mémoire

21 Afin de mettre en perspective la description qu’Al-Sa‘dî fait de la ville de Djenné au XVIIe siècle et d’en souligner les logiques d’élaboration, il convient de présenter ici ce personnage qui, à partir des années 1970-1980, acquiert à Djenné le statut de « marabout le plus célèbre pour son instruction » (Yattara & Salvaing 2000 : 329). Il s’agit de El Hadj Mamadou Traoré, dit Bia-Bia, qui, à son tour, va participer de façon décisive de cette institutionnalisation de la mémoire de la ville à l’occasion du Premier séminaire culturel de Djenné du 17 décembre 1980, placé sous l’égide du ministère de la Culture, et dont les actes ont été publiés en 1984.

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Djenné, une ville issue d’une chaîne prophétique

22 Le texte de l’intervention de Bia-Bia est en effet d’un grand intérêt, parce que le récit qu’il fournit de la fondation et du statut de la ville de Djenné diverge sensiblement de celui d’Al-Sa‘dî, sans pour autant le contredire tout à fait. Il va mettre en place une série d’éléments historiques et anecdotiques qu’il emprunte pour l’essentiel au Tâ‘rîkh al-Fattâsh — chronique contemporaine de la précédente et connue localement sous le nom de Fattasi —, qui vont lui permettre de dépasser la rhétorique de la « ville bénie » pour engager alors celle de la « ville sainte ». Voici un premier extrait de ce texte de Bia-Bia : « Depuis sa création, la ville a toujours eu des dirigeants religieux et temporels. Avant l’islamisation, il y a eu vingt-cinq (25) chefs, et quatre-vingt-dix (90) depuis l’islamisation jusqu’à nos jours. L’islamisation a été introduite par Siigha mais la date en est inconnue pour le moment. La dynastie à laquelle il appartenait a commencé à régner à la [illisible…] de l’hégire, c’est-à-dire à l’époque où la famille de Abdul Maalik Maruva [i.e. ‘Abd al-Mâlik ibn Marwân] accédait au pouvoir en Arabie Saoudite. »(Traoré 1984 : 50)

23 Il convient de faire ici un bref aparté à propos de ‘Abd al-Mâlik ibn Marwân, cinquième calife ommayyade de Damas qui régna de 685 à 705 de notre calendrier. C’est notamment lui qui, entre 686 et 695/6, fit ériger la grande mosquée de Iliya (Aelia), c’est-à-dire Jérusalem, première Qibla de Muhammad, qu’on appelait alors le Dôme du Rocher (Qubbat Al-Sakhra), avant qu’elle ne prenne le nom de la mosquée de Médine, « ‘Al-Aqsa’ » (« La plus lointaine ») et ne devienne la troisième mosquée sainte de l’islam. Cette contemporanéité de l’islamisateur mythique de la ville de Djenné et du bâtisseur historique de la première Qibla du Prophète n’est sans doute pas fortuite et, bien que non explicitée, elle permet de renforcer la logique selon laquelle Djenné est « comme » une ville sainte de l’islam. Je poursuis la lecture du récit de Bia-Bia : « Cette dynastie de Siigha a régné pendant 899 ans. Depuis sa pénétration, l’Islam régit la ville de Djenné. Le fondateur de la ville s’appelle “Maafir”. Il est originaire de “Mana Kuni” au Yémen. Son itinéraire est : Mana Kuni, Bagdad, Afous, Chatadi, [illisible], Nih Yaqbal, Naani, Kutubi, Kunayyi, Naki, Saada, Tamsu, Djenné. Maafir premier fondateur de la ville est fils de Daa‘i, fils de Tichou, fils de Ishaga, fils de Ibrahim Kalilou Rahuman. »(ibid.)

24 Un mot d’abord sur la prestigieuse filiation du fondateur de Djenné qu’est ici le dénommé Maafir, et dont le père serait un certain Daa‘i. En fait, le Tâ’rîkh al-Fattâsh mentionne ce nom orthographié en français sous la forme « Dâli », un titre, dit la chronique, qui était indûment attribué au conquérant du Songhay Sonni ‘Ali, alors qu’il « signifie “le très haut” et doit être réservé au Maître de la toute-puissance, qui est Dieu le très haut. […] Il n’est plus employé aujourd’hui qu’en s’adressant au Koûma-Koï et au Dienné-Koï » (TF : 84), c’est-à-dire le chef de la ville de Djenné au XVIIe siècle. Autrement dit, avec Daa‘i ou Dâli est établi un lien non plus généalogique, mais historique entre Djenné et l’empire du Songhay.

25 Mais ce qui est tout à fait intéressant du point de vue qui nous occupe ici, c’est que le récit de Bia-Bia situe la filiation des souverains de Djenné dans une « chaîne prophétique » qui relie le fondateur de la ville au prophète « messager » (« rasûl ») Ibrahim « l’ami de Dieu » (« khalilullah »), en passant par le fils de ce dernier, le « prophète » (« nabî ») Ishâq et enfin « Tichou », en réalité « Issou » comme le précisera l’auteur un peu plus loin, c’est-à-dire ‘Îsû (Esaü), le fils aîné de Ishâq et frère jumeau du

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prophète Ya‘qûb. L’intrusion de ‘Îsû dans cette chaîne, dont je n’ai pas trouvé mention dans les deux chroniques de référence, à l’articulation entre la chaîne des prophètes et l’ascendant immédiat du fondateur de la ville est là aussi fort bien combinée car elle permet d’établir une filiation prophétique tout en effectuant la rupture nécessaire pour aboutir à une réalité historique qui s’appelle Djenné et, partant, d’introduire des indices de sainteté de la ville.

26 En effet, selon les traditions coraniques, et à contre-pied de la Bible chrétienne qui fait d’Esaü un perdant stupide et glouton, ‘Îsû a certes tenté d’usurper l’aînesse de son frère Ya‘qûb et, surtout, il n’est pas prophète lui-même. Mais il reste le préféré de son père Ishâq, lequel aurait invoqué Dieu pour Lui demander que la descendance de ‘Îsû soit aussi nombreuse que les grains de sable. De la progéniture de ‘Îsû descendraient ainsi rien de moins que ces faiseurs d’empires que furent les civilisations romaine et byzantine, ainsi que les « fils d’Asfar », asfar signifiant « les voyages » en arabe. D’où peut-être la nécessité logique du récit de Bia-Bia qui, pour justifier l’aboutissement africain de cette filiation prophétique, crée un schème explicatif entre le « père » des « fils des Voyages » qu’est ‘Îsû et le fondateur « songhay » de la ville, selon un itinéraire qui part du Yémen pour arriver à Djenné.

Djenné, la ville où l’histoire perd la mémoire

27 Cette mention du Yémen comme lieu d’origine, on a vu que Félix Dubois la faisait également, mais Bia-Bia ne s’inspire pas de cette source-là. L’un et l’autre puisent cette origine yéménite dans le Tâ‘rîkh al-Fattâsh, ou plus exactement dans le Manuscrit C relatif à celui-ci10, lequel a fait l’objet de profonds remaniements scripturaires au début du XIXe siècle par le calife Seeku Amadu Buubu Bari (Levtzion 1971). Du reste, le Fatassi connu à Djenné est l’exemplaire du manuscrit C, le seul dont l’État d’Hamdallaye autorisa la copie et la diffusion, après avoir ordonné la destruction des autres exemplaires (Dubois 1897). Or ce Manuscrit C établit très clairement le lien entre le Yémen et l’Afrique de l’Ouest (TF : 40-43), lien sur lequel Bia-Bia fait reposer son récit : « Et Demîr ben Ya‘qoûb [s’adressant à l’Askiya Muhammad, successeur de Sonni ‘Ali] répondit : “Ô prince des croyants et khalife des musulmans, j’ai entendu dire par mon maître Chamharoûch (Dieu l’ait pour agréable et lui soit favorable !) que l’ancêtre des Songaï [i.e. Songhay], l’ancêtre des Ouâkoré [i.e. Soninke] et l’ancêtre des Ouangara [i.e. Malinke] étaient frères de père et de mère ; leur père fut l’un des rois du Yémen et s’appelait Tarâs ben Hâroûn ; quand il mourut, il eut pour successeur au trône son frère Yasrif ben Haroûn. Celui-ci ayant traité avec une extrême dureté les fils de son frère, ces derniers émigrèrent du Yémen vers les rivages de l’Océan atlantique, emmenant leurs femmes avec eux. Là, ils rencontrèrent un génie de l’espèce des Afrites [i.e. “démons malfaisants”] et lui demandèrent son nom ; il leur dit qu’il s’appelait Raoura ben Sâra. Comme ils lui demandaient ensuite qu’est-ce qui l’avait amené à cet endroit, il répondit : toko [“le destin”, “la nécessité” en bamanan kan]. Et comment, reprirent-ils, se nomme le lieu où nous sommes ? — Je l’ignore, répliqua l’Afrite. — Cet endroit, dirent-ils alors, mérite d’être appelé Tekroûr [i.e. contraction de toko et de Raoura, le nom du génie]. […] L’aîné des hommes sus-mentionnés s’appelait Ouâkoré ben Tarâs et avait une femme nommée Amina bent Bakhti : c’est lui l’ancêtre de la tribu des Oûakoré. Le nom du second de ces hommes était Songaï ben Tarâs et avait une femme appelée Sâra bent Ouahb : c’est lui l’ancêtre de la tribu des Songaï. Quant au troisième de ces hommes, qui avait nom Ouangara, il était le plus jeune des trois et n’était pas marié ; comme ils avaient avec eux deux femmes esclaves, l’une appelée Soukoura et l’autre appelée Koussoura, Ouangara fit de Soukoura sa concubine et

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devint l’ancêtre de la tribu des Ouangara. Ils avaient également avec eux un esclave mâle du nom de Meïnga [i.e. Mayga]. Et c’est ainsi que ces tribus rattachent leurs généalogies à leurs pères [i.e. selon le mode de filiation patrilinéaire conforme au droit musulman]. Ils se dispersèrent ensuite à travers le pays ; leur aîné Ouâkoré fut leur roi et ils lui donnèrent le titre de kayamaga, mot qui signifie dans leur langue “que l’héritage dure longtemps” [litt. “que l’héritage soit dessus” en langue songhay], voulant dire par là “que Dieu conserve longtemps le pouvoir royal à nos héritiers”. On a donné d’autres explications de ce mot, mais celle-ci est celle donnée par le cheikh Chamharoûch. »(Traoré 1984 : 64)

28 Le « Tékroûr » du Manuscrit C n’est pas le Tekrûr des voyageurs arabes qui désignaient le Mali sous ce vocable, mais la région du Fuuta-Tooro qui, pour les Peuls, renvoie à l’espace d’où les différents groupes peuls seraient partis avant de se répandre dans le Sahel et qui donnera l’ethnique francisé « Toucouleur ». Mais pour Bia-Bia, le passage de l’un à l’autre ne pose guère de problème, d’autant que sont évoqués les « Soninke » et « Songhay », les deux principales composantes de la mémoire historique et politique de Djenné. Voici comment, à partir de ce Manuscrit C de la chronique dont il ne remet nullement en cause la véracité, Bia-Bia résume la situation : « Nous ne savons pas où était installé le premier fondateur de la ville parce que nous ne l’avons pas vu écrit. Il y a à peu près 20 îlots autour de Djenné et c’est l’activité humaine qui a comblé l’espace entre eux. Il n’existait pas de fleuve qui entourait la ville. C’était des mares bien séparées les unes des autres et c’est à la suite de l’extraction du banco destiné à la construction qu’elles se sont fondues en un seul cour d’eau. Les gens se déplaçaient entre les îlots. Mais dire que la ville était entièrement située à Djenné-Djeno n’est pas exact. Après la rencontre du Prophète et de Cham-Harous, le Prophète a béni ce dernier. Alors les gens se sont installés sur la butte où habitait Cham-Harous et l’ont dénommée Djenné, c’est-à-dire le village béni. C’est 3 ans après le décès du Prophète que Djenné a été fondée. Ce sont les Soninkés qui ont fondé Djenné et y ont régné 520 ans. Les Songhoï ont régné pendant 200 ans, les Arma [i.e. les Marocains] 180 ans environ. Les Peulhs 45 ans, les Toucouleurs 36 ans. Les Français sont ensuite venus. Et actuellement nous sommes à l’heure du Mali. Voici ce que je sais. Je ne suis pas un lettré et j’ai appris auprès des grands lettrés. »(ibid.)

29 La phrase « mais dire que la ville était entièrement située à Djenné-Djeno n’est pas exact » réfère directement à l’actualité des propos tenus, en l’occurrence, le début des années 1980. J’ai évoqué ce point en introduction, où une équipe d’archéologues dirigée par le couple américain des McIntosh est en effet, depuis quelques années, en train de procéder aux fouilles du site protohistorique de Djenné-Djeno et commence à publier ses résultats (McIntosh & McIntosh 1979). En réalité, l’exhumation de cette histoire païenne de Djenné ne va nullement à l’encontre de ce que disent les Tâ‘rîkh, mais propose une chronologie divergente et, surtout, préislamique qui modifie le régime d’historicité auquel se réfère Bia-Bia pour produire une ville sainte issue d’une chaîne prophétique majeure.

De la « ville sainte » à « la ville aux 313 saints » : Djenné révélée par le Coran et précisée par la sunna

30 Toutefois, l’intérêt de ces deux extraits du texte de Bia-Bia réside dans la mise en série des pouvoirs sur Djenné qu’il opère, suivant en cela fidèlement le Tâ‘rîkh al-Fattâsh, et dans la mention de ce « Cham-Harous » que l’auteur appelle plus haut « cheikh

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Chamharoûch », un personnage béni par le prophète Muhammad et dont on apprend qu’il habitait alors à l’endroit précis où allait s’élever Djenné.

Chamharoûch ou Cheikh Chamharoûch ? Lorsque l’histoire cède le pas au savoir ésotérique

31 Chamharoûch, ou plus exactement Sidi Chamharoûch, est un saint guérisseur encore vénéré aujourd’hui, notamment par les Gnawas, qui est réputé agir sur les maladies mentales et dont le tombeau se trouve dans le Haut Atlas marocain, au cœur du cirque d’Aremd. Toutefois, le Chamharoûch dont il est question dans le texte de Bia-Bia semble devoir être distingué de ce saint marocain (Rachik 1990 : 105) et référerait en fait aux traditions islamiques ésotériques qui le présentent comme un « génie pieux » (jinn) — par opposition au « démon malfaisant » (‘ifrit) — et même un « Sultan des génies » compagnon du Prophète. Il est néanmoins probable que le nom du saint marocain, lequel aurait vécu dans la première moitié du XVIIIe siècle, renvoie à celui du génie, expliquant ainsi pourquoi Bia-Bia le qualifie de « cheikh ». Et de fait, « several scholars of the early 12th/18th century claimed to have met Samhauras, this jinn Companion of the Prophet », souligne Stefan Reichmuth (1999 : 75).

32 Cet engouement pour ce djinn dans le monde musulman du XVIIIe siècle n’aura pas épargné le sud du Sahara. En effet, depuis les travaux de Nehemia Levtzion (1971), on sait que ce Chamharoûch a été introduit dans le Tâ‘rîkh al-Fattâsh sur ordre de Seeku Amadu lui-même (ibid. : 75-76, n. 46), dans un passage célèbre qui n’existe que dans le Manuscrit C et dans lequel le génie annonce la venue du douzième calife au cours du XIIIe siècle de l’Hégire (TF : 126-127), soit entre 1786 et 1883, période correspondant à celle du califat de Hamdallaye fondé en 1818. On voit donc là nettement une tradition qui apparaît vraisemblablement avec le mouvement confrérique émergeant tardivement au sud du Sahara, en l’occurrence après 1750 (Triaud 2003 : 143), et qui passera par Sokoto et Tombouctou, avant que Seeku Amadu ne l’invoque dans la première moitié du XIXe siècle. Mais pour Bia-Bia et les lettrés de Djenné, cette tradition autour de Chamharoûch constitue un témoignage authentique qui remonte à l’époque même de la rédaction de la chronique. Mieux encore, car ce génie annonciateur et intime du Prophète qui vit précisément là où Djenné sera élevée s’inscrit dans la même logique discursive que celle des quatre premiers califes de l’islam chargés de protéger Djenné dont parle le Tâ’rikh al-Sûdân. De part et d’autre, il s’agit en effet de rappeler qu’un ou plusieurs intimes du Prophète assurent la sécurité et la prospérité d’une ville qu’ils marquent de leur sceau.

33 Chamharoûch est un djinn connu dans tout le Mali et, à Djenné, il fait l’objet d’un véritable engouement populaire ; tout habitant de la ville pourrait aisément conduire un visiteur curieux au lieu-dit de la « Butte exondée du roi des djinns » (« jinè masa toolo »), situé entre Djenné et Djenné-Djeno, où l’on dit qu’une concession invisible au non-initié abriterait Chamharoûch et sa cour de djinns. On dit même qu’une des familles de Djenné posséderait un livre consacré à Chamharoûch, tandis qu’une relation privilégiée unirait l’un des derniers imams de la ville au génie. S’il ne s’agit pas de nier cette croyance, mon propos est de montrer ici comment cette tradition historiquement récente du lien entre Chamharoûch et Djenné sert une construction logique, celle qui fait que Djenné ne serait plus seulement une ville bénie, mais bel et bien une ville sainte. Or de ce point de vue, l’intrusion de Chamharoûch dans le récit des origines de

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la ville constitue l’un des éléments majeurs permettant un tel basculement et grâce auquel Bia-Bia peut agencer son récit dans une savante compilation des savoirs qu’il sélectionne de façon logique : « Depuis sa création, la ville ne s’est jamais déplacée. Aucune guerre n’a pu la déplacer, vainqueurs et vaincus restent à Djenné. Djenné est une ancienne ville installée sur une terrasse fluviale (il y en a près de vingt). Au site actuel, il y a 7 terrasses [i.e. buttes exondées] entre lesquelles les dépressions ont été comblées progressivement. Djenné est une ville où on peut avoir confiance. Une fois qu’on a confiance on ne risque rien. Tous ceux qui s’intègrent à Djenné ont eu confiance à la ville. Elle n’a pas conquis pour s’agrandir. Ce sont les autres villes qui ont demandé à s’y ajouter grâce à la confiance. C’est ainsi que le pays s’est agrandi. Djenné est une ville bénie. C’est pour cela qu’on peut y avoir tout ce qu’on désire. La ville produit du sel. C’est une ville d’opulence où on peut trouver toute sorte de chose grâce à la baraka de Dieu. C’est un grand centre commercial parmi les villes musulmanes. Les caravanes venaient de tous les points cardinaux. Elles y apportaient tous les produits pour y faire des échanges. On y vendait de l’Or, du Sel, et diverses autres marchandises. Les commerçants qui se sont adonnés à ce travail ont pu s’enrichir et faire de grosses fortunes que personne ne pouvait évaluer. Le Prophète Mahommed a béni Djenné grâce à Samharouss un génie croyant qui partait l’aider dans ses conquêtes en Arabie Saoudite. Djenné est une ville de science fréquentée par les ressortissants de toutes les régions. Cela a entraîné l’installation de nombreuses populations à la recherche de connaissances dont l’acquisition est très facile grâce à la baraka. Beaucoup de pauvres se sont installés à Djenné. Les pauvres et les indigents, une fois installés, deviennent aisés. Les natifs ont plus de facilité de s’instruire à Djenné qu’ailleurs. Nous avons constaté que tous nos ancêtres ont acquis leur connaissance ici même. L’argile également résiste à toutes les intempéries. On n’a pas besoin de faire des briques cuites pour la construction. Toutes les cultures réussissent à Djenné. L’artisanat est d’un haut niveau. Djenné est la patrie de savants et de saints dont nous ne connaissons pas le nombre. Les saints de Djenné ont eu beaucoup de connaissances et de privilèges. Si vous perdez un objet, vous pouvez aller devant leur tombe, faire des prières afin de retrouver l’objet perdu. Cela est valable pour les femmes qui ont des difficultés d’accouchement et tous ceux qui, ayant des difficultés morales et matérielles, veulent des apaisements. À Djenné on a constaté l’existence des oiseaux migrateurs appelés Doug[o]u-Doug[o]u [i.e. sarcelle] dont la chair est très appréciée. C’est aussi l’un des dons de Dieu. Les prétentieux et orgueilleux y perdent leur prestige (ils sont destitués quand ils sont chefs, ils deviennent pauvres s’ils étaient riches). À Djenné nous avons constaté l’absence de maladies grâce aux bénédictions de saints (onchocercose - lèpre -maladie du sommeil). En toute occasion les marabouts bénissent leur voyageurs qu’ils soient sur l’eau ou sur terre et aussi les artisans. La population vit d’agriculture et de pêche. Les outils sont tous fabriqués chez nous par les forgerons locaux. Les filets également sont confectionnés par les artisans. Les étoffes en cotonnade sont également fabriquées par les femmes et les tisserands. Les populations vont faire du commerce jusqu’à Tombouctou par pirogue. Le système de construction a subi des transformations grâce au contact avec d’autres pays. La ville n’a jamais connu de famine. C’est l’activité des pêcheurs, des chasseurs et des cultivateurs qui rend la vie facile. »(Traoré 1984 : 48-50)

34 Cette énumération des multiples vertus de la ville, où Bia-Bia magnifie Djenné sur le même mode laudateur que Al-Sa‘dî pour Tombouctou quelque quatre siècles plus tôt,

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puise quasi exclusivement dans le Ta’rîkh al-Fattâsh, complétée par des traditions orales et des éléments tirés de chroniques familiales, dont les siennes.

Djenné, ou le paradis sur terre

35 En effet, Bia-Bia ne semble pas avoir consulté le Ta’rîkh al-Sûdân, ou bien l’a ignoré, car il n’en tire aucun élément factuel, tant du point de vue historique que religieux. Les vertus tirées de la chronique et attribuées à Djenné sont complétées par une série d’éléments actuels qui permettent de montrer la permanence de la ville, non seulement en tant que ville bénie, mais également comme ville sainte, puisque « tous nos ancêtres ont acquis leur connaissance ici même ». Nul besoin de partir ailleurs, en effet, car Djenné constitue un microcosme qui n’est pas sans évoquer la cité musulmane idéale ; vivre à Djenné suffit ainsi en soi pour avoir la connaissance et bénéficier de tous les délices et de toutes les protections d’une ville sacrée. De fait, lorsque Bia-Bia qualifie Djenné de « ville où on peut avoir confiance », de « ville de science », de « ville d’opulence où on peut trouver toute sorte de chose grâce à la baraka de Dieu », de « patrie de savants et de saints dont nous ne connaissons pas le nombre », en réalité, il n’infère pas ces qualités à la piété des habitants, mais à la ville elle-même. Et c’est cette dernière qui est censée conduire ses habitants vers la sainteté : « le Prophète Mahommed a béni Djenné grâce à Samharouss un génie croyant qui partait l’aider dans ses conquêtes en Arabie Saoudite » (ibid.). Ainsi, Djenné n’est-elle pas seulement une ville bénie par la médiation de ses innombrables saints, elle est bénie depuis son origine, dans sa genèse constitutive, et ce par le Prophète lui-même qui y agit en permanence grâce à la présence tutélaire de son compagnon Chamharoûch. C’est à ce titre que Djenné fait figure de Al-Madîna.

36 Dès lors, les hypothèses que les archéologues américains avancent au même moment sur les origines de Djenné, autour du site de Djenné-Djeno situé à environ trois kilomètres de la ville actuelle, sont nécessairement fausses, voire spécieuses. Pour Bia- Bia, « la ville ne s’est jamais déplacée. Aucune guerre n’a pu la déplacer, vainqueurs et vaincus restent à Djenné ». Si Chamharoûch est le sultan des djinns, il est avant tout et définitivement un compagnon du Prophète, confirmant ainsi l’élection d’une ville dont il est le garant. À cet égard, la distance qui sépare le site ancien de l’actuel est inacceptable dans cette rhétorique de la ville sainte : « Djenné est une ancienne ville installée sur une terrasse fluviale (il y en a près de vingt). Au site actuel, il y a 7 terrasses entre lesquelles les dépressions ont été comblées progressivement. » Une seule ville donc, pour une seule genèse immobile et définitive : Djenné, le « Jardin des Délices » qu’Allah a voulu dans le monde d’ici-bas et qui s’appelle donc Al-Janna. Car si le paradis d’Allah n’est pas dans ce monde, pour les laudateurs comme Bia-Bia, le message est pourtant bel et bien celui d’un paradis terrestre, confirmant dès lors d’un point de vue savant l’étymologie populaire et popularisée Al-Janna que l’on donne au nom de Djenné. Ainsi, dans cette ultime description de Djenné, Bia-Bia s’attache de façon implicite (mais systématique) à organiser un discours qui combine les données du Ta’rîkh al-Fattâsh, l’option patrimoniale qui s’affirme depuis plusieurs années et aboutira au classement de la ville par l’UNESCO en 1988, et la description du paradis telle qu’elle est livrée dans le Coran. On peut en recenser ici quelques éléments plus ou moins allusifs, mais qui sont autant de références codées attestant du statut paradisiaque de Djenné.

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37 Bia-Bia indique par exemple que « toutes les cultures réussissent à Djenné » et que « la ville n’a jamais connu de famine », en dépit de la sécheresse doublée d’une crise alimentaire qui frappèrent le Sahel quelques années plus tôt, en 1972-1973, et qui provoquèrent un exode sans précédent, y compris à Djenné. C’est qu’en réalité, Bia-Bia poursuit ici son œuvre de réinstitutionnalisation de la mémoire en évoquant rien de moins que ce « Jardin des Délices » dont parle notamment la sourate (S. 56/20) « Al- Waqi‘a » et dans lequel « les gens de la droite », c’est-à-dire ceux qui sont « les plus rapprochés d’Allah », se régaleront « des fruits de leur choix ». Pour Bia-Bia, les aléas climatiques n’enlèvent rien au fait que « Djenné [soit] une ville bénie. C’est pour cela qu’on peut y avoir tout ce qu’on désire », tandis que les habitants de cette ville semblent incarner « les gens de la droite », puisqu’ils sont « les plus rapprochés d’Allah » grâce à Chamharoûch, le compagnon du Prophète.

38 De même, Bia-Bia signale qu’« à Djenné on a constaté l’existence des oiseaux migrateurs appelés Doug[o]u-Doug[o]u dont la chair est très appréciée ». Faire ainsi grand cas de ces oiseaux migrateurs contribue à installer encore davantage l’image du paradis, en ce sens où les sarcelles (variété de canard) témoignent que l’eau est présente partout dans cette région sahélienne, grâce à laquelle de vastes plaines peuvent subir l’inondation et donner du riz à foison. D’un point de vue plus ésotérique, la migration des oiseaux est considérée comme l’un des signes de perfection divine révélée dans la sourate (S. 16/ 79) « An-Nahl » (« Les Abeilles ») : « N’ont-ils pas vu les oiseaux assujettis (au vol) dans l’atmosphère du ciel sans que rien ne les retienne en dehors d’Allah ? Il y a vraiment là des preuves pour des gens qui croient. » D’un point de vue symbolique cette fois, si la chair de ces sarcelles « est très appréciée » et donc digne des « gens de la droite » qui se régaleront de « toute chair d’oiseau qu’ils désireront » (S. 56/21), elle est avant tout « un des dons de Dieu », précise Bia-Bia, confirmant en cela l’élection divine de la ville de Djenné et son caractère paradisiaque ; ces sarcelles n’évoquent-elles pas ces « oiseaux verts » qui portent en eux les âmes des martyrs, boivent l’eau des fleuves du paradis, mangent de ses fruits et se déplacent n’importe où au paradis (hadîth qudsîa 31 et 34 de Muslim et Abu Dâwud) ?

39 Enfin, Bia-Bia parle de Djenné comme le lieu où s’est en quelque sorte réalisée une société d’égaux vertueux et pieux, une ville où « les prétentieux et orgueilleux y perdent leur prestige (ils sont destitués quand ils sont chefs, ils deviennent pauvres s’ils étaient riches) », préfigurant l’arrangement des hommes qui auront passé sans encombre le Jour du Jugement : « En vérité, les premiers et les derniers seront réunis pour le rendez-vous d’un jour connu » (S. 56/49-50). Là, avertit la sourate Saba’, « ni vos biens ni vos enfants ne vous rapprocheront à proximité de Nous. Sauf celui qui croit et œuvre dans le bien. Ceux-là auront une double récompense pour ce qu’ils œuvraient, tandis qu’ils seront en sécurité, aux étages supérieurs (du paradis) » (S. 34/37).

Djenné, la ville où les prophètes sont sanctifiés

40 Si le Coran et les hadith « sacrés » (qudsî), c’est-à-dire ceux qui sont considérés comme des paroles qu’Allah aurait directement livrées à Muhammad, sont convoqués pour parfaire cette construction de Djenné en tant que « ville sainte », l’innovation la plus décisive en la matière est sans doute celle des « 313 saints ». Innovation au sens où aucune source écrite connue, des Ta’rîkh de Tombouctou aux monographies coloniales, ne mentionne cet épithète. Innovation encore, puisque dans les brèves enquêtes que j’ai

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pu mener auprès des habitants de Djenné sur ce point, cette mention ne semble pas remonter au-delà des années 1985 et se popularise à partir de 1995, au moment où la célébration du Maouloud prend une certaine ampleur. C’est en effet à cette occasion particulière que les oulémas ont coutume de « faire sortir » (sic) des éléments de connaissance inédits qu’ils tirent des recueils de hadiths pour illustrer leurs « prêches » (waaju) en langue songhay et surtout leurs « poèmes panégyriques » (maduhu) en langue arabe, présentés lors des veillées pieuses du Maouloud de Djenné et Tombouctou. Innovation enfin, car il n’existe en réalité aucune tradition islamique qui fasse directement référence à ces « 313 saints ». En revanche, un hadith tiré du Sahîh de Ibn Hibbân rapporte que le compagnon Abou Dharr demanda au prophète Muhammad le nombre des inspirés et des prophètes. Celui-ci aurait répondu : « Ils sont au nombre de 120 000, dont 313 prophètes messagers » (rasûl).

41 Il ne s’agit pas d’affirmer ici que la transformation des « 313 prophètes » en « 313 saints » serait le fait de Bia-Bia ou du groupe de maîtres d’écoles coraniques auxquels il est lié et qui, depuis trois ou quatre décennies, ont acquis une grande réputation dans le domaine de la création des louanges chantées. On peut toutefois relever la coïncidence entre le moment de l’apparition de ces « 313 saints » et celui où s’affirme l’entreprise de patrimonialisation religieuse de la ville à laquelle participe notamment Bia-Bia. On peut également noter que, à l’exception notoire des auteurs des Ta’rîkh médiévaux, Bia-Bia fut le premier à proposer une liste des saints de la ville qu’il publie dans les Actes du premier séminaire culturel de Djenné du 17 décembre 1980, inaugurant ainsi une comptabilité spirituelle de Djenné qui contribue à achever la production de la « ville sainte ». Il en dénombre ainsi cinquante et un, tout en ayant soin de préciser que Djenné demeure à jamais la « patrie de savants et de saints dont nous ne connaissons pas le nombre » (Traoré 1984 : 49).

42 ❖

43 Qu’il en soit l’instigateur ou seulement le vulgarisateur, Bia-Bia est un des principaux acteurs de ces dernières décennies, parmi ceux qui participent de la mise en place du label « Djenné, la ville aux 313 saints », nombre qui porte en soi les vertus de la perfection du chiffre 7 et que certaines traditions ésotériques attribuent tantôt à la fatiha, tantôt aux sept sourates longues, tantôt au Coran lui-même. Incidemment, l’autre intérêt de ce label est sans doute de pouvoir répondre à la compétition religieuse (et économique) avec Tombouctou forte de ses « 333 saints ». Le chiffre 3, dit- on en effet, est celui de la baraka elle-même et Tombouctou l’aurait écrit trois fois, construisant ainsi une sorte de ceinture spirituelle qui délimite et protège à la fois la ville ; à chacun ses ressources, ses combinaisons savantes, ses mises en récits.

44 Si la réactualisation permanente de Tombouctou la mystérieuse échappe désormais largement aux Tombouctouciens, comme en témoigne notamment l’instrumentalisation politique dont a fait l’objet le Maouloud 2006 (Holder 2009), il n’en va pas tout à fait de même pour Djenné la religieuse. Encore épargnés des affres d’une politique de développement local tourné exclusivement vers le tourisme (religieux et profane), les habitants de Djenné poursuivent avec détermination leur œuvre d’autoproduction et d’autopromotion d’une cité parfaite en y intégrant, certes, les enjeux patrimoniaux impulsés depuis l’État et l’UNESCO, mais en mobilisant également des ressources symboliques qui leur sont propres. Ainsi, l’urbanité exemplaire de leur ville, sa permanence historique, ses effets de mémoire et ses chroniques, sa baraka et ses listes de saints, ses personnages tutélaires tous proches du

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Prophète, son postulat paradisiaque et enfin la sanctification des prophètes majeurs qu’elle fait siens constituent autant de signes d’une vigueur intellectuelle et créative que les gens de Djenné puisent dans les savoirs islamiques. Et même s’il est peut-être illusoire de trouver un strict équivalent à la notion très chrétienne de « ville sainte » — tout au moins dans la perception dont elle peut faire l’objet en français, ou en anglais avec holy city —, le croisement qu’opèrent avec beaucoup de maîtrise les oulémas de Djenné entre la bénédiction divine et le caractère sacré de leur ville permet alors de proposer au monde l’appellation de « ville sainte » : « Ici, c’est Djenné ! » (« Jènnè nè »), dit-on à l’étranger en guise de bienvenue pour lui signifier qu’il a enfin atteint le but de tous les voyages.

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OLIVIER, E. 2004 – « La petite musique de la ville. Musique et construction de la citadinité à Djenné (Mali) », in G. HOLDER & A.-M. PEATRIK (dir.), op. cit. : 97-123.

RACHIK, H. 1990 – Sacré et sacrifice dans le Haut Atlas marocain, Casablanca, Afrique-Orient.

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NOTES

1. Cette représentation est particulièrement bien instituée à travers la tombe présumée de celle que l’on appelle « la sainte de Djenné », Djénépo Tapama, dont on dit qu’elle aurait été emmurée vivante lors de la construction des remparts de la ville afin de protéger celle-ci des génies malfaisants. D’autres « protections » occultes seront évoquées plus loin dans le corps du texte, mais il est d’ores et déjà intéressant de voir que ce mythe de la vierge emmurée — les récits locaux parlent en réalité d’enfant unique pour qualifier le sacrifice consenti, la virginité étant quant à elle un élément plus tardif probablement lié à l’islam —, mythe connu ailleurs en Afrique et sur d’autres continents (notamment en Europe de l’Est), s’est vu débarrassé de sa couleur païenne

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pour être intégré à l’économie de la sainteté. De fait, la tombe de Djénépo est aujourd’hui l’un des points de passage obligés lors des processions musulmanes liées à l’obtention de la pluie au bénéfice de la ville. 2. Il s’agit littéralement de la « langue de Djenné » (jènnè ciini), par opposition aux variantes dialectales en usage à Tombouctou, la « langue de la ville » (kòyra ciini), et à Gao, la « langue des Koroboro » (kòròbòrò senni) ; voir HEATH (1998). 3. Un programme de relevé et de sauvegarde du patrimoine avait déjà été réalisé dans les années 1950 par Raoul Mauny, sous l’égide de l’IFAN. 4. L’historien américain John O. Hunwick a publié une traduction critique du Ta’rîkh al- Sûdân en 1999, sous le titre Timbuktu and the Songhay Empire. Al-Sa‘dî’s Ta’rîkh al-sûdân down to 1613 and other Contemporary Documents (Leiden-Boston-Köln, Brill), traduction bien supérieure à celle de Houdas utilisée ici. Toutefois, je me référerai uniquement à la traduction de Houdas dans la mesure où c’est ce texte qui a été utilisé par les différents voyageurs et ethnographes de Djenné requis dans l’analyse. Pour la commodité de la lecture, je référencerai le Ta’rîkh al-Sûdân sous la forme abrégée TS. 5. Dans ce texte, je fais usage de quelques référents ethniques, comme ici celui de « peul » (sing. pullo, pl. fulbe), pour éviter des périphrases nécessaires, mais peu aisées pour la compréhension générale du monde social dont le même référent ethnique est censé rendre compte. Après les travaux pionniers de Frederik BARTH (1969), et ceux engagés un peu plus tard en France autour de l’ouvrage dirigé par Jean-Loup AMSELLE et Elikia M’BOKOLO (1985), on ne peut plus considérer cette facilité langagière comme pertinente, même si la ressource ethnique a amplement été réemployée après la colonisation, démontrant ainsi combien l’ethnie est avant tout une production de l’État. La théorie des « chaînes de sociétés » (AMSELLE 1985) est de ce point de vue bien plus heuristique et, ajouterais-je, le déterminant identitaire a sans doute plus à voir avec un lieu qu’avec un ethos culturaliste quelconque ; ainsi, au Mali, est-on toujours de quelque part, c’est-à-dire d’un lieu structuré par une autorité et l’histoire de celle-ci. Cela étant, s’agissant spécifiquement du califat de Hamdallaye (mais sans doute pourrait-on poursuivre l’analyse vers d’autres formations étatiques précoloniales), la construction politique et idéologique de cet État islamique a bel et bien été assortie d’une « mise en ethnie » de l’espace social interne et externe, tandis que la notion de pulaaku (litt. « l’être peul » ou la « peulité ») a très probablement émergé à cette époque. 6. Idem pour le Ta’rîkh al-Fattâsh que je mentionnerai sous la forme abrégée TF. 7. « Pour rompre avec l’ambition, qui est celle des mythologies, de fonder en raison les divisions arbitraires de l’ordre social, et d’abord la division du travail, et de donner ainsi une solution logique ou cosmologique au problème du classement des hommes, la sociologie doit prendre pour objet, au lieu de s’y laisser prendre, la lutte pour le monopole de la représentation légitime du monde social, cette lutte des classements [mes italiques] qui est une dimension de toute espèce de lutte des classes, classes d’âge, classes sexuelles ou classes sociales » (BOURDIEU 1982 : 13-14).

8. Pour une traduction et une analyse plus complète, voir HUNWICK (1999 : 23-28). 9. Sans aller trop avant sur ce qu’est un saint mort ou vivant en islam, ou plus exactement un « rapproché de Dieu » (« walî »), ces listes sont évidemment variables et j’ai même pu en consulter une qui comptait jusqu’à 86 saints. Sur cette liste de

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56 saints, voir le site Internet de l’association Djenné Patrimoine : . 10. La chronique, telle qu’elle se présente dans sa traduction française, est en effet issue d’un assemblage de trois manuscrits notés A, B et C.

RÉSUMÉS

Résumé Ce texte analyse les conditions de production de la « ville sainte » de Djenné, au Mali, à travers un processus d’institutionnalisation de la mémoire qui s’engage au début des années 1980, de concert avec la politique de valorisation économique du patrimoine culturel. On observe un véritable travail sémantique autour des notions de « ville bénie » et de « ville sacrée » qui se fonde sur la concrétion de mises en récits effectuées aux XVIIe, XIXe et XXe siècles par des érudits locaux, passés et présents, des agents de l’administration coloniale, des fonctionnaires maliens, des ethnographes, des journalistes, et jusqu’à l’UNESCO qui classe la vieille ville de Djenné « Patrimoine mondial » en 1988. La civilisation urbaine exemplaire de la ville, sa permanence historique, ses effets de mémoire, ses chroniques, sa baraka, ses listes de saints, ses personnages tutélaires intimes du prophète Muhammad et son postulat paradisiaque sont autant de ressources que les gens de Djenné mobilisent dans les savoirs islamiques — mais aussi profanes — pour faire de Djenné une « ville sainte ».

Jenne, “the city of 313 saints”: convening of knowledge, struggle of classifications and production of a holy city in Mali In this text, I analyze the conditions of production of the “holy cit” of Jenne, Mali, through a process of institutionalization of the memory beginning in the early 1980s, together with the economic development of cultural heritage policy. We can observe a real semantic work around the notions of “blessed city” and “holy city”, based on the concretion of narratives-settings producted in the 17th, 19th and 20th centuries by local past and present islamic scholars, colonial administration officers, Malian civil servants, ethnographers, journalists, and even UNESCO which has classified the Old City of Jenne as “World Heritage” in 1988. The exemplary urban civilization of the city, its historical permanence, its memory’s effects, its chronics, its baraka, its lists of saints, its tutelary characters intimates of the Prophet Muhammad and its heavenly postulate are as many resources that Jenne’s people mobilize in Islamic—but also profane— knowledge to make Jenne a “holy city”.

INDEX

Mots-clés : Mali, Djenné, institutionnalisation de la mémoire, patrimonialisation, ville sainte Keywords : Mali, Jenne, Institutionalization of the Memory, Patrimonialization, Holy City

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AUTEUR

GILLES HOLDER CNRS, IRD, Centre d’Études africaines, Paris.

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Contribution à l’étude d’un mot voyageur : Chleuh Contribution to the studies of a traveler word: Chleuh

Rachid Agrour

1 Dans cet essai de synthèse des connaissances, nous nous intéresserons au parcours particulier et multiple ainsi qu’à l’origine d’un terme utilisé en français pour désigner, durant la Seconde Guerre mondiale, l’occupant allemand : Chleuh, Chleu ou encore Schleu. En prenant un simple dictionnaire, on apprend déjà une première chose importante, l’expression viendrait d’un terme arabe utilisé au Maroc pour désigner les populations berbères1.

2 Pour tenter de saisir la genèse complète du signifiant et des signifiés, nous étudierons tout d’abord les différents termes usités pour désigner les populations berbérophones de l’Afrique du Nord tout au long de l’histoire ; ensuite nous tenterons de décrire les différentes étapes de l’arabisation de cette région et ses conséquences pour notre sujet ; dans un troisième temps, nous explorerons l’origine du mot, son introduction et sa possible étymologie ; enfin nous présenterons les parcours du terme Chleuh, sous différentes formes, qui aboutissent à son adoption dans trois régions différentes.

État des lieux

« Tout individu au contact avec une population quelconque est confronté au problème de l’identification nominale de la société côtoyée ; il est contraint de dénommer l’objet de sa description. Ces appellations ne sont pas neutres et drainent des implications idéologiques […]. Celles-ci reposent sur trois critères dont les deux premiers ont la même origine : l’ethnocentrisme. »(Bourgeot 1972 : 71)

3 Dans le Maroc précolonial, il existe alors différents termes arabes pour désigner les trois grands groupements berbères du pays. À la fin du XIXe siècle, période pour laquelle nous disposons de sources nombreuses et variées à ce sujet, on peut noter que les berbérophones du Rif oriental sont dits, en arabe vernaculaire (darija), Riyafa ou Rouafa (littéralement les Rifains), ils s’opposent aux arabophones des montagnes du Rif occidental qui sont dits Jbala (les montagnards). Ensuite, le terme Braber (sing. Berbri)

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est utilisé pour désigner spécifiquement les tribus berbérophones de l’Atlas central (Moyen-Atlas et Haut-Atlas oriental) (Mouliéras 1902 : 86). Bien qu’à la fin du XIXe siècle il désigne aussi plus particulièrement les tribus qui bordent le Sahara, comprises « entre l’Oued Dra et l’oued Ziz, [qui] possède[nt] presqu’en entier le cours de ces deux fleuves, et déborde[nt] en bien des points sur le flanc nord du Grand Atlas » (de Foucauld 1888 : 10). Enfin, le terme Souassa est utilisé pour désigner les tribus du Sud (Haut-Atlas occidental, Sous et Anti-Atlas).

4 Le terme de Chleuh ou Chellaha (sing. Chelh) désigne toutes les populations berbérophones en général que ce soit dans le Rif, le Sous ou encore le Tafilelt. C’est toujours le cas aujourd’hui.

LES DIFFÉRENTS CHLEUH DU MAROC

(R. Agrour & A. Bentaleb)

Les Barbares

5 Le terme de Berber est utilisé depuis des siècles par les Arabes pour désigner les populations autochtones de l’Afrique du Nord. Dans les sources arabes de nombreuses explications aussi diverses que farfelues s’échinèrent longtemps à tenter de donner une explication étymologique du mot. Voici celle que nous rapporte le célèbre Ibn Khaldoun : « Leur langage est un idiome étranger, différent de tout autre, circonstance qui leur a valu le nom de Berbères. […] il [Ifrikos]2 céda à l’étonnement et s’écria : “Quelle berbera est la vôtre !” On les nomma Berbères pour cette raison ; le mot “berbera” signifie en arabe “un mélange de cris inintelligible” ; de là on dit, en parlant du lion, qu’il berbère, quand il pousse des rugissements confus. »(Quedenfeldt 1902 : 87)

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6 Si l’on en croit André Adam (1972 : 41) dans les années 1970, cette « étymologie méprisante du mot “Berbère” […] traîn[ait] encore dans les milieux citadins de culture traditionnelle ». Le terme qui désigne ces hommes et ces femmes aurait donc pour origine la répétition d’une onomatopée censée imager des grognements de bêtes. Cette explication désigne clairement cette population comme appartenant à une sorte de sous-humanité. « Si le “Barbare” est celui qui “ne parle pas comme tout le monde” — c’est-à-dire : comme celui qui le traite de barbare —, alors on est toujours le Barbare de quelqu’un. »(Monteil 1962 : 100)

7 Il s’avère en fait que l’origine de ce terme se trouve dans la langue latine. Dans l’Antiquité, pour les Grecs et les Romains, tous ceux qui étaient étrangers à leur civilisation étaient désignés du nom de barbares3. Cependant, on peut légitimement se demander pourquoi, de tout l’empire romain, le terme a persisté pour désigner, encore aujourd’hui, un peuple particulier : les Berbères. À l’époque de la domination romaine, le Maghreb actuel est alors divisé en quatre principales provinces. De l’Est à l’Ouest se succèdent les provinces romaines d’Africa, de Numidie, de Maurétanie Césarienne et enfin de Maurétanie Tingitane. Il faut souligner qu’entre ces deux dernières provinces, il y a un espace de près de trois cents kilomètres abandonné aux tribus indépendantes du pays, aux barbares. De plus, les principaux massifs montagneux de la Numidie (Aurès) et de la Maurétanie Césarienne (Kabylie) sont contournés par les voies romaines qui les encerclent sans les pénétrer ! Ces routes de communication et de commerce sont jalonnées de postes militaires tandis que les reliefs, abandonnés aux barbares, restent insoumis : « […] dans les zones de résistances militaires, celles qui resteront réfractaires à la pénétration économique et culturelle romaine, la vie a persévéré dans ses formes préromaines. »(Benabou 2005 : 371)

8 De tout l’Empire romain donc, l’Afrique du Nord est le seul territoire qui renferme, à l’intérieur du limes censé le protéger, des populations non romanisées, indépendantes et barbares : ce sont les Berbères que trouveront les premiers flots des contingents arabes qui atteignent l’Afrique du Nord au VIIe siècle !

9 Malheureusement de nos jours, les Berbères, marqués du sceau de la francophonie par l’épisode colonial, ont du mal à assumer cette dénomination car ils font un rapprochement inapproprié et anachronique entre le nom de « Berbères » qui les désignent en français et le terme « barbare » employé de nos jours dans la langue française. Car, s’il est vrai que l’origine de ces deux mots est la même, le sens en est totalement différent. Les Berbères d’aujourd’hui devraient au contraire être fiers de ce nom que l’Histoire a retenu pour les désigner car de tous les peuples méditerranéens soumis au joug de la puissance romaine, il est le seul à lui avoir résisté avec succès jusqu’à la chute définitive de Rome devant d’autres barbares4.

Les Kabyles

10 Le terme d’el Qbayl (sing. el Qbayli) a lui aussi été adopté dans différentes régions du Maghreb et à différentes époques pour désigner des groupements tribaux particuliers. Il a ainsi été utilisé, à l’époque des Almoravides et des Almohades (XIe et XIIIe siècles), pour désigner les trois tribus masmouda qui occupaient alors la plaine de Marrakech, le Haouz d’aujourd’hui5. Plus proche de nous dans le temps, puisque toujours d’une

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utilisation courante aujourd’hui, on l’utilise pour désigner les tribus montagnardes et berbérophones de Kabylie (Algérie)6. Le terme devait sans doute s’étendre, à une période plus ancienne, à une région plus importante, puisque le terme taqbaylit (berbérisation d’el qbayliya) qui désigne l’idiome berbère des tribus de Kabylie est aussi utilisé par les Aït Menacer, Ichenouiyen (sous la forme haqbaylit) et Aït Salah (Laoust 1912 : 1).

11 En fait, c’est par le biais de l’administration coloniale, qu’en Algérie, ce terme connaît un sort particulier qui l’a amené à désigner spécifiquement la population berbérophone situé à l’est d’Alger (Kabylie). Cependant il n’en fut pas toujours ainsi, aussi bien en Algérie qu’en Tunisie où ce terme avait un sens plus courant : « Kebaïli est fréquemment utilisé dans tout le Maghreb pour désigner l’homme mal dégrossi, descendu dans la plaine et dont on ne comprend pas “le patois”. C’est une manière de sauvage. »(Morizot 1982 : 20)

12 D’après d’autres témoignages, on relève aussi que, dans l’est algérien et en Tunisie, on a fait longtemps la distinction entre deux types différents de « Kabyles », les « Kabyles ennigh’as » (el qbayl nnighas) et les « Kabyles el hadra » (el qbayl el hadra) : « Les ennigh’as, ce sont les berbérophones qui sans cesse répètent “ennigh’as”, ce qui en berbère veut dire je lui ai dit. Les Kabyles “el hadra” quant à eux, sont les montagnards arabophones de la région de Mila-Constantine qui ne parlent pas l’arabe bédouin mais un arabe plus ancien, celui des premiers envahisseurs arabes qui ont tenu garnisons dans la région. »(ibid. : 21)

13 À l’arrivée des Français au Maghreb, le terme el qbayl, francisé en kabyle, était donc d’un usage courant dans les villes pour désigner les populations sédentaires des campagnes et des montagnes alentours. Ces populations pouvant être soit berbérophones, soit arabophones comme on l’a vu. Pour ce qui est du Maroc précolonial, l’auteur de Reconnaissance au Maroc, Charles de Foucauld (1888 : 10), est le seul à avancer que le terme el qbayl est utilisé dans ce pays pour désigner les populations berbérophones du Rif : « Au Maroc, les Arabes appellent Qebaïl les Imaziren de la partie septentrionale, ceux qui habitent au nord du parallèle de Fas. »

14 Ici, il semble que, malgré toutes les qualités d’observateurs du formidable explorateur, celui-ci se trompe. En effet, tous les voyageurs européens qui lui ont succédé au Maroc, notamment Moulieras et Segonzac, n’ont jamais recueilli un tel usage de ce terme au Maroc. Cependant, l’information fut reprise par de nombreux auteurs sur la foi des écrits de Foucauld, comme ce fut le cas pour Henry de Castries7.

15 Pour notre part, nous constatons que de nos jours le terme n’est utilisé, dans l’arabe vernaculaire (darija), que pour désigner de quelconques groupements tribaux. Si l’on en croit Max Quedenfeldt (1902 : 93), voyageur allemand et contemporain de Charles de Foucauld, il semblerait qu’il en était déjà ainsi, à son époque : « Quant au mot “Kebaïl”, il m’est resté complètement inconnu dans le sens que lui donne [Foucauld] (nom collectif des Berbères de mon 1er groupe). À ma connaissance, le mot arabe Kebaïl ne signifie au Maroc que “tribus” (sing. “kabila”) et a ce sens dans le pays entier, aussi bien chez les Berbères que chez les Arabes. »

16 Quoi qu’il en soit, cette dénomination des tribus montagnardes autour de centres urbains d’Algérie ou de Tunisie trahit la puissance économique et politique de ces villes. Ces dernières ont su imposer leur vue « ethnocentriste » sur les populations rurales de leur hinterland qui sont allées jusqu’à adopter l’appellation de lointains citadins pour désigner leur langue ou/et leur identité. On ne peut pas dire que ce

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regard citadin à l’égard des populations montagnardes qui l’entourent soit complaisant, bien au contraire ; il est plutôt condescendant, voire méprisant. Le terme de « tribus » (« el Qbayl ») prend, dans la bouche des populations urbaines, le sens de demi-civilisés ou, au pire, de sauvages, de barbares (décidément !).

Les Chleuhs

17 Il en est de même pour le mot Chleuh et tous ses dérivés : Chellaha, Chleuha… Tous ceux qui se sont penchés sur le sens de ce terme, ont constaté, avant toute chose, que c’était une « expression à sens péjoratif que les Arabes leur appliquent avec mépris » (Ibn Khaldoun 1946 : 201). À propos des populations montagnardes du Haut-Atlas, Émile Laoust (1942 : 2) nous explique que ces populations font ainsi partie : « du groupe chloh, le plus important des groupes linguistiques du Maroc berbère. Ils se désignent entre eux sous le nom de ichelhin, pluriel de achelhi ; leur dialecte se nomme tachelhit. L’appellation renferme une idée péjorative. »

18 Ahmed Boukous (1999 : 20) affirme, quant à lui, que dans la culture citadine marocaine, « l’amazigh (chelh) est présenté comme un être fruste et sauvage » car « on nie à son idiome la qualité d’une langue ». On trouve aussi dans de nombreux écrits, et ce depuis l’époque médiévale, des écrits méprisants où les Berbères sont sujets aux moqueries et railleries peu flatteuses. Nous citerons en exemple ces vers d’un poète andalou relevés et traduits par Auguste Mouliéras dans lesquels le poète, sur le ton de la plaisanterie, va jusqu’à dénier aux Berbères tout lien de fraternité humaine : « Adam m’étant apparu en songe, je lui dis : “Père du genre humain, les hommes affirment que les Berbères font partie de ta descendance.” “Dans ce cas, dit-il, je répudie Ève, si ce qu’ils prétendent est vrai” »8.

19 Cette situation amène, chez certains lettrés berbérophones, à un mépris total pour leur langue maternelle, voire pour leurs ancêtres et ce, depuis fort longtemps. Ainsi, ce lettré berbère (Moyen-Atlas) du XVIe siècle, Hassan el Youssi (Ouyoussi en berbère) porte sur lui et ses frères un regard assez éloquent sur l’image que certains Berbères peuvent avoir d’eux-mêmes : « Les ajam [les non-arabes, ici les Berbères] sont comparables aux caprins : aucune loi ne lie l’enfant à sa mère sauf le fait de le voir grandir. Il s’en ira ensuite où bon lui semble. Quant au père, il n’a aucun rôle. »(Bounfour 1997 : 66)

20 Ici donc, ce lettré, imprégné de culture musulmane citadine, renie ses origines rurales et non arabes jusqu’à se représenter comme issu d’une sous-humanité. Un autre savant lettré, plus proche de nous dans le temps, El Mekhtar Soussi, grande figure du nationalisme marocain, occupa le poste honorifique de ministre des Habous dans le premier gouvernement du Maroc indépendant (1956). Ce Berbère de l’Anti-Atlas nous décrit ainsi son parcours personnel d’élévation dans la société islamo-arabe du Maroc d’alors : « Ce Berbère s’est transformé en un Arabe éloquent, il s’est dépouillé de la peau que lui ont léguée ses parents ainsi que des traditions de son peuple ; il a oublié tout ce qui peut les évoquer. Tout cela a disparu loin de soi comme a disparu l’incroyance de ses ancêtres lorsqu’ils se sont mis sous les ailes blanches de la religion islamique. »(ibid.)

21 C’est un véritable reniement des racines. Ces hommes, profondément religieux, ne voient leur identité berbère que comme une identité de l’ignorance et du paganisme dont il faut se débarrasser au plus vite afin de mériter les récompenses du paradis après

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leur mort. Par leurs attitudes, ils tentent de se rapprocher au plus près du Sceau des prophètes ; ce qui aboutit à une arabisation partielle ou totale du langage9.

22 Ce mépris général à l’égard des Berbères traverse même les frontières religieuses, puisque dans les communautés juives du Maroc il est aussi présent. Ainsi le juif citadin (arabophone) se moque des manières un peu brutes de son cousin de la montagne qui parle berbère et qu’il traite de « Chleuh primitif ». Dans cette communauté juive, l’expression « fils de chleuh » est très répandue à l’époque coloniale. Elle est utilisée « par les Juifs marocains pour désigner leurs coreligionnaires moins évolués ». À tel point qu’aujourd’hui, dans la communauté marocaine d’Israël, le terme Chleuh est devenu synonyme de « simplet » en argot israélien (Schroeter 1997 : 181, 183).

Les Imazighen

23 Après avoir parcouru rapidement les noms donnés aux Berbères et à leur langue, penchons-nous un instant sur l’autonyme original, l’auto-appellation des populations autochtones de l’Afrique du Nord : « Les expressions de Qebaïl, Chellaha, Haratin, Beraber, sont autant de mots employés par les Arabes pour désigner une race unique dont le nom national, le seul que se donnent ses membres, est celui d’Amazir (féminin Tamazirt, pluriel Imaziren). »(de Foucauld 1888 : 10)

24 Si l’on en croit les berbérisants, ce terme par lequel les Berbères se définissent eux- mêmes remonte à la nuit des temps. Voici ce que nous dit Salem Chaker (1987 : 563) à ce propos : « Amazi[gh] est en effet un ethnonyme bien attesté depuis l’Antiquité. Les auteurs grecs et latins en donnent des formes multiples, en tant que nom de tribus indigènes de l’Afrique du Nord. La forme varie quelque peu selon les sources et les époques mais elle est presque toujours suffisamment proche de l’étymon berbère [(a)mazigh] pour que l’identification ne fasse guère de doute. On rencontre ainsi : Maxyes chez Hérodote [;] Mazyes chez Hécatée [;] Mazaces, Mazices, Mazikes, Mazax, Mazazaces […] chez les auteurs de langue latine. »

25 De nos jours, le sens du terme Amazigh, en tout cas la traduction la plus répandue, la plus largement acceptée par les berbérophones eux-mêmes, est celle d’homme libre. Cette définition porte à polémique : « […] il faut pourtant se méfier de cette traduction “hommes libres” qui à première vue flatte l’identité berbère mais reposerait sur une “extrapolation” à partir de données concrètes locales ([…] “libres” vs. “esclaves”). »(Manzano 2006 : 188)

26 Pour ce qui est du sens étymologique, d’après d’autres, il faudrait le chercher plutôt dans la racine zdgh, habiter, résider ; l’Amazigh serait donc le résident, l’autochtone 10. Nous verrons, un peu plus loin, que cette dernière définition est encore en usage dans certaines régions du Maroc.

27 Enfin, tamazight était le terme originel et commun à tous les groupements berbérophones pour désigner leur langue. Mais il a été, peu à peu, remplacé par d’autres termes. On peut interpréter ce dernier phénomène comme la marque d’une reconstruction identitaire des communautés berbérophones fortement influencées par la culture officielle des États qui les abritent et dont l’arabité affirmée est synonyme, pour elles, d’une disparition programmée. À l’aube du XXe siècle, le terme tamazight était encore en usage dans différentes régions dont les principales étaient alors le Rif (Mouliéras 1895 : 48) et l’Atlas central (ibid. 1902 : 265) au Maroc, l’Aurès (Masqueray

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1878 : 260) (remplacé depuis par le terme tachaouit) en Algérie et le massif des Infoussen (de Calassanti Motylinski 1898) en Lybie.

Arabe, berbère et chelha

28 En nous intéressant au cas particulier du Maroc, nous allons, avant toute chose, essayer de comprendre « comment la Berbérie est devenue le Maghreb arabe », pour reprendre le titre d’un célèbre article du défunt Gabriel Camps (1983 : 7-24). Selon Ahmed Boukous (1995) l’arabisation du Maroc s’est faite en quatre phases successives dites respectivement d’intromission, d’implantation, de renforcement et de consolidation.

29 La première a lieu au VIIe siècle avec la première vague des raids arabes. La deuxième débute au IXe siècle avec la création de la cité de Fès et d’autres (notamment Basra11) qui attirent de nouvelles populations arabophones (et deviennent des foyers d’arabisation), ainsi que l’immigration des « premières colonies andalouses dans le pays Jbala » (ibid. : 20). Ces deux phases ont donné naissance à ce que l’on appelle les parlers arabes pré- hilaliens : le parler citadin (hadari) et le parler montagnard (jebli).

30 Ensuite, au XIIe siècle, commence la phase durant laquelle est introduit l’important groupement des tribus hilaliennes par les Almohades puis plus tard par les Mérinides qui les imitent. C’est l’introduction de ce que l’on appellera plus tard l’arabe bédouin.

31 Enfin, avec l’arrivée massive des Andalous expulsés par les rois catholiques d’Espagne à la fin du XVe siècle, nous abordons la dernière étape du processus d’arabisation. Ce dernier apport de populations arabophones, renforce la position de la langue arabe dans les principaux centres urbains du pays où elle devient alors majoritaire, particulièrement pour Fès, Tétouan, Rabat et Salé.

32 Le mouvement d’arabisation ne cessera plus désormais de progresser régulièrement jusqu’à aujourd’hui où, selon le dernier recensement officiel (2004), la part des arabophones s’élevait à 71,7 % de la population totale du Maroc12. Au terme de cette « évolution », on distingue trois grandes zones où l’arabe s’est installé et développé : les zones urbaines, les zones de passage (trouée de Taza et Habt des Jbala essentiellement) (Bernard & Moussard 1924 : 269-272) et les zones d’implantation des différentes tribus arabophones par les différentes dynasties (toujours en plaine). L’implantation agressive des comptoirs portugais sur les côtes atlantiques a eu aussi des conséquences importantes dans le phénomène d’arabisation. Ainsi, dans une partie du Maroc, du XVIe au XVIIe siècle, nous avons affaire à un véritable « bouleversement démographique lié aux conquêtes portugaises, aux faiblesses d’un Makhzen qui évacue les populations qu’il ne peut défendre et aux méfaits du nomadisme hilalien » (Levy 1998 : 17). Ces événements en chaîne ont pour conséquence directe d’achever l’arabisation des plaines atlantiques comme Amesna (plaine des Chaouïa actuelle), Doukkala, Chiadma et Tadla.

Les langues berbères du Maroc

« Il n’existe dans ce plateau [l’Atlas] qu’une seule, ou (selon Jackson) tout au plus deux langues différentes, celle des Berbers que nous connaissons depuis longtemps et qui est la plus répandue, et celle des Schellouhs, dont les Européens n’ont eu connaissance que plus tard. »(Ritter 1836 : 179)

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33 Dans cette citation, qui date du milieu du XIXe siècle, on voit percer deux informations. La première c’est que le domaine berbère est pluriel, la seconde c’est l’apparition relativement récente du terme Chleuh pour désigner les ou en tout cas une partie des populations berbères de l’Atlas marocain. Dans les frontières du royaume, il existe différents parlers berbères ; il s’agit à présent pour nous de les présenter et de les désigner.

34 Vers la fin du XIXe siècle, Quedenfeldt (1902 : 88-89) nous dit déjà que les « Berbères marocains se partagent actuellement en trois grands groupes », qu’il divise en « groupe du Nord », « groupe médian » et « groupe du Sud » ; selon lui, cette division « correspond exactement à celle que les Berbères et les Arabes font eux-mêmes dans le pays, et elle a pour base des différences tranchées dans la langue, le type, les mœurs et les usages ». Les études postérieures des linguistes ont confirmé cette vision des choses notamment les travaux d’Arsène Roux (1928 : 237-242) et de Paulette Galand-Pernet (1968 : 260-267) pour le « groupe médian » (tamazight) et le « groupe du Sud » (tachelhit). Chacun de ces berbérisants a confirmé l’existence d’une « aire de communication tamazight » pour le premier et une « aire de communication tachelhit » pour le second où l’intercompréhension était effective, intercompréhension renforcée et démontrée par les tournées des chanteurs ambulants : imdyazen pour la tamazight et rways pour la tachelhit.

35 Néanmoins, dans les écrits descriptifs des auteurs européens des XVIIIe et XIXe siècles, persiste pendant longtemps une certaine confusion jusqu’aux travaux de Foucauld (1888) et de Segonzac (1903, 1910) qui permettent d’établir une vision précise et claire de la situation des différents groupes berbérophones du Maroc. Sans parler de la complexité du problème linguistique berbère en tant que tel, cette confusion réside pour l’essentiel dans la distinction entre les « Berbères » et les « Chleuh », selon que l’auteur prenne le point de vue des citadins ou celui des tribus. Un autre problème qui amène à une vision déformée de la réalité du terrain est le fait que l’écrasante majorité des voyageurs et autres explorateurs européens ne maîtrisent pas l’un des parlers berbères. Ils se contentent de parler plus ou moins bien la darija et font alors appel à des interprètes, Berbères bilingues (le plus souvent commerçants, ruraux émigrés en ville ou caïds des campagnes) lorsqu’ils s’intéressent aux sociétés berbères.

36 De plus, très peu se sont intéressés au terme par lequel les différents groupes berbérophones du Maroc désignaient leur langue maternelle ainsi que la dénomination qu’ils utilisaient pour désigner les langues respectives des autres groupes berbérophones.

37 De nos jours, pour reprendre la terminologie de Quedenfeldt, les berbérophones du « groupe du Sud », appellent tachelhit leur langue maternelle, désignent celle du « groupe du Nord » par tarifit (en référence à la région du Rif où elle est usitée principalement) et celle du « groupe médian » par celui de tazayant13. Si l’on en croit Hans Stumme (1899 : 226) pour la fin du XIXe siècle, ou encore Léopold Justinard (1914 : 2) pour le début du XXe siècle, l’idiome de ce dernier groupe était autrefois désigné sous le nom de taberbrit. Cette dernière expression fait référence au terme de Braber par lequel les arabophones désignent parfois les berbérophones du « groupe médian ». Nous reviendrons, un peu plus loin, sur l’usage précis de ce terme au Maroc. Les locuteurs du « groupe du Nord », quant à eux, désignent leur langue par le terme de tamazight et désignent celle du « groupe médian » par celui de tachelhit et celui du « groupe du Sud » par celui de tassoussit en référence à la région du Sous. Enfin, le

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« groupe médian » utilise lui aussi le terme de tamazight pour désigner la langue par laquelle il s’exprime (en concurrence avec le terme tachelhit pour ce qui est des marges sahariennes de ce groupe) ; de même, il désigne la langue du « groupe du Sud » par le terme de tassoussit et celle du « groupe du Nord » par celui de tarifit.

LES BERBÉROPHONES : LES UNS, LES AUTRES

(R. Agrour & A. Bentaleb)

La chelha, honte et fierté

« En réalité, il semble que beaucoup de Chleuh aient gardé connaissance de la signification originelle de ce nom plaisant ou injurieux ; mais ce n’est pas toujours le cas. J’ai connu des gens très estimés qui se désignaient au contraire eux-mêmes comme Chleuh, aux Arabes, avec une certaine fierté. »(Quedenfeldt 1903 : 141)

38 Contrairement à ce qu’avance ici Quedenfeldt, il semblerait plutôt que le sens original de chelha et de son dérivé, Chleuh, ait été complètement oublié. Il apparaît en réalité que seul le sens courant du mot ait perduré, le plus souvent à connotation négative d’ailleurs, à quelques rares exceptions près. Ainsi, pour les Aït Atta (nomades berbérophones du « groupe médian »), Chleuh désigne les populations berbérophones des vallées de l’Anti-Atlas (sédentaires du groupe du Sud) sur lesquelles ils prélèvent régulièrement des tributs en échange de leur protection. D’où une certaine condescendance pour ces faibles sédentaires qui, en outre, parlent un berbère incorrect à leurs yeux : « Ils [les Aït Atta] se considèrent comme une caste supérieure, une aristocratie. Ils méprisent les Berbères de la montagne, auxquels ils donnent le surnom de chleuh, parce que, disent-ils, leur façon de parler fait croire qu’ils ont la langue tordue, chellha. »(de Segonzac 1910 : 492)

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39 À l’inverse, les Aït Sadden, tribu berbérophone de la région de Fès, se disent avec la plus grande énergie « Chleuh et non Braber » (ibid. 1903 : 227). Établis à la limite de la plaine, ils tentent ainsi de se démarquer des autres tribus berbérophones installées plus haut dans la montagne (notamment les Aït Youssi). Être Chleuh est donc mieux vu ici que d’être Braber ; il faut comprendre ce dernier terme comme synonyme de sauvage alors que Chleuh aurait le sens de demi-civilisé car semi-arabisé. Segonzac nous dit d’ailleurs que les Aït Sadden « parlent le tamazirt et l’arabe » (ibid.). Pour cette tribu donc, la notion de civilité voire d’urbanité est liée à l’arabophonie. Nous verrons plus loin qu’elle n’est pas la seule à avoir cette vision, bien au contraire.

À l’origine du mot Chleuh

40 Attardons-nous à présent sur l’apparition du terme lui-même. Avant toute chose, il faut préciser que la difficulté dans cette évaluation est due à une particularité du monde arabe. La langue des livres et des missives n’est pas la langue vernaculaire. L’écrit est le domaine du religieux et c’est donc la langue du Coran seule qui a le mérite d’être reconnue comme la Langue ; tous les parlers vernaculaires du monde arabe ne sont vus, par leurs propres locuteurs, que comme de vulgaires dialectes indignes d’être couchés sur le papier. C’est comme si aujourd’hui dans les pays de langues romanes on s’entêtait à écrire encore en latin ! Le résultat est une dichotomie totale entre le parler vernaculaire et l’écrit. Pour notre sujet, il s’avère que le terme usité à l’écrit pour désigner les populations berbères (barabir) et leur langue (barbariya) n’a pas changé depuis des siècles.

41 Donc, le seul moyen qui nous reste pour évaluer l’apparition du mot Chleuh est d’avoir recours à la littérature européenne, celle des témoignages de convertis, de renégats et autres commerçants qui avaient longtemps séjourné au Maroc. Cependant, cette littérature est rare et quelque peu tardive donc il faut rester très prudent vis-à-vis des conclusions que nous pourrions en tirer. Tout ce que l’on peut dire avec certitude, c’est qu’un auteur espagnol de la fin du XVIe siècle (Luis del Marmol) fut le premier à utiliser le terme de chelha pour désigner la langue berbère et qui serait, selon lui, un terme très ancien : « […] dans Maroc et dans toutes les provinces de cet Empire, aussi bien que parmi les Numides et les Getules qui font vers l’occident, on parle la langue africaine pure, qu’on nomme Chilha et Tamazegt, noms fort anciens. »(Perrot d’Ablancourt 1667 : 92-93)

42 Pour désigner les locuteurs de cette langue, Marmol utilise le terme de « Chilohés » (ibid. : 68, 92) que l’on peut rapprocher du terme Chleuh ou Chellaha, cette dernière forme était encore utilisée au début du XXe siècle pour désigner les chelhaphones. À ce propos, on peut comparer les écrits de Marmol avec ceux de deux autres auteurs du même siècle, Léon L’Africain et Diego de Torres. Concernant les différents peuples berbères du Maroc, le premier nous dit : « Ces cinq peuples qui sont divisés en centaines de lignées et en milliers de demeures utilisent une seule langue, qu’ils appellent communément aquel amazig, ce qui veut dire langage noble. Les Arabes l’appellent la langue barbaresque. C’est la langue africaine natale : elle est spéciale et elle diffère des autres. »(L’Africain 1981 : 15-16)

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43 Dans ce maladroit « aquel amazig », il faut bien reconnaître l’expression « awal amazigh » encore utilisée de nos jours par les locuteurs du « groupe du Sud » (Galand-Pernet 1972 : 11), ainsi que ceux du « groupe médian »14 pour désigner la langue poétique, la belle langue. De plus, l’auteur nous rapporte que la langue berbère est désignée par les Arabes du terme de « langue barbaresque », c’est-à-dire de « lugha el barbariya ».

44 Des Berbères et de leur langue, le second auteur est plus laconique : « Ils sont blancs et parlent un langage qu’ils nomment Tamacéte, qui ne se peut écrire. »(Perrot d’Ablancourt 1667 : 152)

45 Dans le « Tamacéte » de Diego de Torres et le « Tamazegt » de Luis del Marmol, il faut bien entendu reconnaître notre tamazight. L’œuvre de Léon L’Africain paraît pour la première fois sous la forme manuscrite à Venise en 1526, celle de Luis del Marmol à Grenade en 1573 et enfin celle de Diego de Torres, à titre posthume, en 1585 à Seville.

46 Léon L’Africain a quitté le Maroc en 1515, de son côté, Diego de Torres vécut dans ce pays de 1546 à 1554 tandis que l’on peut évaluer la « période marocaine » de Marmol de 1542 à 1557 environ. Ces deux derniers personnages ont dû se croiser, ayant évolué à la même période dans l’entourage du pouvoir saadien. La question est à présent de comprendre pourquoi Marmol peut citer le terme de chelha (auquel il attribue une ancienneté peu probable) alors que son compatriote et contemporain semble ne pas le connaître. On peut avancer plusieurs hypothèses à ce sujet. Apparition récente et circonscrite à une région précise connue seulement de Marmol ? Meilleure connaissance de la société du Maroc du XVIe siècle pour Marmol ?

47 Qu’un auteur tel que Léon L’Africain n’en fasse pas mention nous fait pencher pour la première hypothèse. En effet, à son époque, il a sillonné tout le Maroc, du Nord au Sud, en tant que haut fonctionnaire du pouvoir central ; il paraît surprenant qu’il n’ait pas relevé ce terme s’il existait alors. Cependant, le fait qu’après Marmol, le terme chelha ne fut plus utilisé par un auteur européen avant le XVIIIe siècle (Chamberlayne en 1715) (Stroomer 2000 : 303) peut aussi nous amener à penser que, du fait du peu d’intérêt qu’avait ce sujet pour les Européens, le terme ait pu rester longtemps inconnu à l’extérieur du pays.

48 En partant du postulat de l’apparition du terme chelha au XVIe siècle, nous allons essayer de comprendre cette naissance. Nous avons vu que le XVe siècle fut particulier dans le processus d’arabisation des populations constituant le Maroc d’aujourd’hui car c’est à cette période qu’il faut situer le basculement définitif des villes dans l’orbite arabophone. Cette période fut marquée, comme nous l’avons vu, par l’apport massif d’une population arabophone chassée de la péninsule ibérique par la Reconquista catholique et qui, au Maroc, ne trouva sa place que dans le monde urbain et son hinterland immédiat, les campagnes restant aux mains des tribus (arabophones et berbérophones). On peut noter l’absence du terme chelha dans l’arabe andalou (parler antérieur au XVIe siècle). Pour désigner la ou les langues berbères, ce parler utilisait l’expression « lisan el gharbi » (« la langue occidentale ») ou plus simplement « el birbiliya » (Corriente 1997 : 42, 375).

49 Il semblerait donc que l’apparition du terme chelha n’est pas le fait d’un apport direct de cette population andalouse mais qu’elle est survenue plutôt « en réaction » à l’arrivée massive de populations arabophones qui a renforcé le poids de la langue arabe au sein de la ville (symbole de l’autorité politique et de l’économie marchande) en

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même temps qu’elle réaffirmait d’une façon plus forte les contrastes entre vie tribale et vie urbaine.

Le berbère : glissement sémantique

50 Afin de mieux appréhender les raisons de la naissance du terme Chleuh, arrêtons-nous un instant sur l’utilisation et le sens des différents termes qui découlent du mot berbère dans l’arabe vernaculaire du Maroc à l’aube du XXe siècle.

51 À cette période, pour désigner indifféremment tous les groupes berbérophones du Maroc, le terme de Barabir (pluriel de Berber) n’est plus employé que par les lettrés qui, par une sorte de pédanterie intellectuelle, utilisent le terme sous une forme usitée uniquement dans un langage précieux, l’arabe littéraire (vu comme la langue d’érudition par excellence) (Justinard 1949 : 86). Il s’agit ici du terme employé par la petite « élite » cléricale des grandes villes bourgeoises comme Fès, Salé, Rabat ou Tétouan. Quant aux populations arabophones de ces villes, elles utilisent habituellement le terme Chleuh.

52 Pour ce qui est du terme vernaculaire, Braber (pluriel de Berbri), il désigne spécifiquement, comme nous l’avons vu, le « groupe médian » par rapport au « groupe du Nord » et au « groupe du Sud ». Mais il est aussi utilisé pour désigner les tribus les plus farouches du « groupe médian »15. Il s’agit pour l’essentiel des Aït Yafelman et des Aït Atta. Il a donc ici le sens de sauvages, de barbares. Ces tribus de l’Atlas central vivent très isolées, à tel point qu’à la fin du XIXe siècle c’est parmi elles que l’on retrouve la dernière tribu qui utilise encore d’archaïques lances durant les guerres tribales : les Aït Ali Ou Brahim16. D’ailleurs, en darija, on trouve le terme « taberbrit » qui définit « l’état de celui qui est grossier » (Guay 2005 : 43), de celui qui est peu policé.

53 Le terme Braber peut aussi avoir une consonance païenne liée à l’ignorance de l’arabe vernaculaire, proche de la langue arabe du Coran. Ainsi, un explorateur français du début du xxe siècle nous rapporte que : « L’ignorance et l’indifférence religieuses des Braber de l’Atlas est proverbiale. Leurs voisins arabes disent d’eux : “Ils font leurs ablutions avec du sable et récitent la chehada en tamazirt”. »(de Segonzac 1903 : 303)

54 En nous éloignant un peu du Maroc pour nous intéresser à ses proches voisins du Maghreb, on constate la même dérive sémantique. En Algérie, au début du siècle passé, le terme berbri servait encore à désigner l’arabe vernaculaire du pays : « Si on appelle cette langue beurbri ou, plus explicitement, arabe berbérisé (logha beurbria), c’est en raison de l’origine qu’on lui attribue. Elle dériverait de l’arabe du Coran corrompu par la prononciation berbère. […] Depuis longtemps on n’appelle plus ce parler, comme jadis, le beurbri, sauf dans les milieux ruraux : les citadins le stigmatisent du nom de jargon populaire (kelam el aouam), de patois aux solécismes (melhoun), d’idiome corrompu (fased), abject (taih’). »(Desparmet 1931 : 3, 9)

55 En Tunisie, le terme berbri est, quant à lui, utilisé pour désigner le parler arabe des campagnes et des tribus opposé à celui des villes : « Les dialectes arabes sont divers. En chaque pays, il y a une variété de dialectes citadins et de dialectes ruraux ou bédouins. C’est le cas en Tunisie, où le dialecte citadin de Tunisie s’oppose aux dialectes de l’intérieur désignés sous le terme de barbri. »(Grandguillaume 1983 : 13)

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La chelha, un néo-berbère ?

56 On peut à présent entrevoir pourquoi, dans l’arabe vernaculaire du Maroc, les termes de chelha et Chleuh ont remplacé les antiques noms qui servaient, jusque-là, à désigner la langue berbère et ses locuteurs : el barbariya (ou el berberiya) et el Braber. S’il y a eu utilisation d’un nouveau mot, c’est que le besoin s’en est fait sentir. Un changement, une évolution des langues berbères, en contact avec les langues arabes (bédouine, citadine, littéraire) a eu lieu tout au long des siècles jusqu’à en modifier leurs « aspects extérieurs ». Ce qui a amené les arabophones à forger un nouveau terme pour désigner ces « néo-berbères ». Le contact entre langues arabes et langues berbères au Maroc s’est fait dans un rapport langue dominé-langue dominante au bénéfice de l’arabe, langue de la religion, de l’administration et du gouvernement.

57 Si, comme on l’a vu, au XIVe siècle, un grand auteur tel qu’Ibn Khaldoun affirme encore une distinction claire du berbère vis-à-vis de l’arabe, « leur langage est un idiome étranger, différent de tout autre, circonstance qui leur a valu le nom de Berbères » (Quedenfeldt 1902 : 87), deux siècles plus tard la situation est moins nette. Léon L’Africain (1981 : 16) et Luis del Marmol nous parlent ainsi d’une sorte de langue métisse, parler arabo-berbère, dans les zones de contact entre les deux aires linguistiques : « Les plus voisins des Arabes qui ont plus de communication avec eux, mêlent parmi leur langage quantité de mots de la langue d’Abimalic qui est la plus noble ; et les Arabes de même mêlent parmi la leur beaucoup de mots Africains. »(Perrot d’Ablancourt 1667 : 92)

58 On peut supposer donc que ce sont ces parlers berbères, où perçaient de plus en plus de termes arabes empruntés, qui auraient été désignés chelha pour les distinguer des parlers berbères préservés par leur éloignement des tribus arabophones d’une arabisation partielle (el barbariya). Cependant, il faut bien comprendre que le terme de chelha résonnait, résonne encore, aux oreilles des arabophones avec le sens de « jargon », de « baragouin » car, bien que percevant de nombreux termes arabes utilisés dans cette langue métisse, ils ne comprenaient pas ceux qui persistaient à vouloir s’exprimer dans cette « sorte de langage ».

59 Au début du XXe siècle, on retrouve ce sens de « charabia » chez les Chaanba d’Algérie (arabophones nomades) qui désigne ainsi une population d’arabophones sédentaires (anciennement berbérophones) dont il juge le parler défectueux : « […] ils ont conservé, en l’accentuant beaucoup, le défaut de prononciation des Atouargren consistant, comme on le verra plus loin, à confondre les s avec les ch, les z et les dj avec les j. […] Les Arabes tournent en ridicule cette façon de prononcer et appellent cette sorte de patois Chlah’ia mt’â Chott. »(Biarnay 1908 : 2-3)

60 L’apparition du terme chelha marque bien un tournant linguistique, celui de la domination définitive de l’arabe et de la défaite du berbère en tant que langue de civilisation tentée au début des dynasties almoravide et almohade ! Mais si faiblement et si partiellement que, dès le XIIIe siècle, un panégyriste des Almohades parle déjà de la langue de ses maîtres comme de la langue du passé, de la langue dépassée : « l’ancienne langue » (Fagnan 1892 : 368).

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À l’origine du mot

61 Parmi les auteurs européens, peu se sont penchés sur l’étymologie du terme Chleuh. Cependant il faut remarquer que, pour ceux qui se sont exprimés à ce sujet, les explications données sont très diverses. Le premier d’entre eux, William de Slane, de langue française, insère en 1856 à la fin du dernier volume de sa traduction de l’œuvre majeure d’Ibn Khaldoun, un appendice intitulé « Notes sur la langue, la littérature et les origines du peuple berbère » (Ibn Khaldoun 1856 : 489-583). Il y présente les connaissances du moment sur les origines supposées des Berbères, les différentes appellations des principaux groupes berbérophones de l’Afrique du Nord, ainsi qu’une mise au point sur les écrits en berbère. Pour ce dernier élément, l’auteur récapitule les différents documents qu’il a pu consulter dans le fonds berbère des Archives nationales de Paris. Concernant l’étymologie du terme Chleuh, l’auteur avance le postulat selon lequel ce serait un terme d’origine purement berbère : « […] dans les provinces méridionales de l’empire marocain, les Berbères s’appellent chelouh, mot dérivé du nom berbère achlouh, au pluriel ichlah, qui signifie tente de poil de chameau. Ils donnent au dialecte qu’ils parlent le nom de chelha, mot provenant de la même racine que le précédent et, lorsqu’ils veulent s’exprimer avec élégance, ils le désignent par le nom tamazight ou tamazirt. »(ibid. : 495)

62 Cette théorie, légèrement modifiée, sera reprise plus tard, toujours en français, par Auguste Mouliéras (1905 : 25) : « Le mot chlouh’ vient du terme braber achlouh’, pluriel : ichelh’en qui signifie “natte en jonc, en alfa ou en palmier nain, vieille et déchirée”. Dans le langage ordinaire, on désigne par le mot chlouh’ les Berbères et quelquefois même les Arabes marocains qui habitent sous des tentes en lif (tissu réticulaire du dattier et du palmier nain). »

63 Cependant, il faut noter que ces différentes étymologies sont, pour reprendre l’expression de van den Boogert (1997 : 3), incertaines, voire douteuses. Pour la première d’entre elles, s’il est avéré qu’il existe bien un terme acluḥ signifiant tente, ce dernier n’est utilisé que dans l’aire taqbaylit (Algérie). De plus, le sens premier du mot acluḥ (pl. iclaḥ) y est celui d’« étoffe grossière en laine » (Huyghe 1901 : 8), ce n’est que dans un sens second que ce mot en vient à désigner une tente (Delaporte et al. 1844 : 588) ou, plus spécifiquement parfois, la « tente des soldats » (Huyghe 1901 : 9), enfin, sous la forme tacluḥt ou cluḥa, il peut prendre le sens de « burnous [en] gros tissu » (ibid. : 8) ou de « chemise de laine » (Daumas & Fabar 1847 : 21).

64 Le second auteur est de langue allemande, il s’agit de l’orientaliste Johann Wetzstein, qui, en 1887, lors d’une communication à la Société d’anthropologie de Berlin explique que Chleuh serait un terme d’origine arabe : « […] parmi les Arabes, en même temps que le nom Berbère désormais en usage pour ce peuple, apparut l’usage du sobriquet injurieux schulûḥ. […] Le nom schulûḥ signifie : “gueux, canailles de voleurs et de meurtriers”. […] Ce mot désigne, dans la langue la plus ancienne, une longue branche d’arbre, et aujourd’hui encore, au Liban, une forte branche, tant sur l’arbre que coupée, se nomme schilḥ, pluriel schulûḥ. On transpose l’image sur des hommes rudes, grossiers, et à Damas on dit : “Levez-vous, vous êtes couchés là comme schulûḥ el-arab, des gourdins de bédouins.” Plus largement schilḥ signifie le voleur, ainsi qu’on le rencontre souvent dans les 1001 Nuits. »(Wetzstein 1887 : 34-35)

65 Là aussi, cette théorie sera reprise, quelques années plus tard, par son compatriote Hans Stumme (1899 : 3). Toutefois, on ne peut donner un grand crédit à cette

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étymologie pour différentes raisons. La première est que l’auteur, dans son argumentaire, fait appel à l’arabe littéraire et à l’arabe dialectal du Proche-Orient pour un terme que l’on n’entend largement et spécifiquement que dans l’arabe vernaculaire du Maroc. De plus, en nous intéressant aux différents idiomes de l’aire arabophone, on a remarqué la grande diversité de sens des termes issus de la racine [clḥ]. Ainsi, au Yémen, on trouve le mot cilḥ (pl. aclaḥ) avec le sens de vieillard (Piamenta 1990 : 264) ; dans les idiomes de l’Afrique du Nord, le terme calaḥ peut aussi bien signifier « il a apostasié » (Marcel 1883 : 40) dans une région, qu’« il a jeté de haut en bas » (ibid. : 340) dans une autre ; dans le parler d’Alger, celweḥ signifie « être encore tout mouillé » (Cherbonneau 1868 : 76) ; en Égypte, aclaḥ (pl. culḥ) désigne une « calvitie naissante » (Hinds & Badawi 1986 : 475) ; enfin, dans le parler du groupement « Syrie, Liban et Palestine », on retrouve le terme cluḥ (sing. celḥ) avec le sens de « tiges qui rampent sur le sol (comme celle de la courge, du melon) » (Denizeau 1960 : 287).

66 Le troisième auteur est, quant à lui, de langue anglaise ; il s’agit de Robert Cunninghame Graham qui, en 1898, dans un ouvrage où il relate différentes péripéties qui ont jalonné son séjour au Maroc, s’étend quelque peu sur l’étymologie du terme Chleuh. Comme Wetzstein, il avance l’idée que ce mot vient de l’arabe et non pas du berbère : « Shillah is the Arabic name for the Southern Berbers, i.e. of the Atlas and the Sahara ; Shluoch, in Arabic, meaning “cast out”, and Shillah the cast out folk. The Shillah call themselves Amazeight, i.e. the noble people. This difference of opinion as to nomenclature has been observed in other nations. […] The Arabs neither use the word “Tamazirght” nor the word “Berber”, but call the Berber tribes “Shillah”, that is, the “outcasts” ; the verb is “Shallaha” and the term used for the speech Shluoch. »(Cunninghame Graham 1898 : 34, 96)

67 Si Cunninghame Graham nous offre une étymologie originale, il faut avouer qu’elle est très tendancieuse. Malgré tous mes efforts, parmi les nombreux idiomes du monde arabophone, je n’ai pu retrouver une définition semblable à celle qu’il donne pour ce mot. De plus, dans son ouvrage, l’auteur maintient constamment une confusion dérangeante entre le terme désignant la langue (chelha) et celui qui désigne les locuteurs (Chleuh ou Chellaha)17. Il semblerait plutôt que cette explication reposerait sur les lieux communs ayant cours dans le monde citadin du Maroc d’alors à l’égard des tribus berbérophones, à savoir qu’elles n’appartiennent pas à la communauté des vrais croyants car professant un islam peu orthodoxe, voire hérétique. À l’égard des Berbères, on retrouve cette même opinion de mise au ban de la société dans une légende de la confrérie des Heddaoua. Elle se base, comme souvent, sur des soupçons de frilosité religieuse à l’égard des berbérophones : « Les Heddawa prétendent que les Chloh’ sont traîtres et qu’ils trompent leurs hôtes ; ils disent aussi qu’ils ont été maudits par le Prophète. Celui-ci serait venu selon une vieille tradition chez les Chloh’ qui l’accueillirent sans chaleur. “Bonjour, ô Prophète !” lui dirent-ils. Sidi Mhamed leur aurait répondu : “Votre matinée est la matinée des montées, votre qechaba n’atteint que vos genoux, ô gens de mauvaise éducation !” »(Brunel 1955 : 298)

L’Autre chez les Berbères

68 Ces clichés stéréotypés ne nous étonnent pas. On trouve fréquemment, de par le monde, ce genre de point de vue désobligeant sur le voisin qui parle une autre langue. Au sein même du monde berbérophone du Maroc on en retrouve des exemples. Ainsi,

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au début du XXe siècle, pour expliquer l’utilisation des termes Chleuh et chelha pour leurs voisins du « groupe du Sud », les Aït Atta, berbérophones appartenant au « groupe médian », n’hésitent pas à avancer une explication farfelue pour se moquer de leurs voisins qu’ils ne comprennent pas et dont le genre de vie (sédentaire) est vu un peu de haut (semi-nomades). C’est l’explorateur français, René de Segonzac (1910 : 95), qui s’en fait ici le diffuseur : « Dans l’Anti-Atlas il prend le nom de Chleuh, pour des raisons qui me sont mal connues, et dont la plus fréquemment fournie est qu’il parle un langage informe comme s’il avait la langue tordue (chellha) […]. »

69 À titre de comparaison, on peut s’intéresser un instant aux mots et aux images qui sont utilisés par les Berbères pour définir, l’étranger, l’autre… le barbare.

70 Le premier exemple sur lequel nous nous pencherons est celui des dernières populations qui se sont installées en Afrique du Nord : les tribus arabophones. La principale constatation est la diversité des sobriquets qui existent dans les sociétés berbérophones. Dans ces surnoms moqueurs, la différence s’accroche sur la façon de parler ou sur le mode de vie. Les Touaregs, qui côtoient des populations arabophones et qui sont nomades comme elles, s’attardent ainsi sur ce qui les différencie immédiatement de ces populations autres, la langue : « Les Imouchar’ donnent aux Arabes le sobriquet de ikhamkhamen, au singulier akhemkham, dérivé du verbe arabe [ḥemḥem], qui indique le hennissement particulier du cheval lorsqu’il réclame sa nourriture ou qu’il approche d’une jument. Ils comparent le son de la langue arabe à ce hennissement. »(Hanoteau 1896 : 211)

71 De leur côté, les tribus de l’Anti-Atlas occidental qui voient chaque été une remontée des tribus nomades hassanophones, à la recherche de pâturages pour leurs bêtes, surnomment ces dernières ichelouffa (sing. achelaffou)18. Ce terme se rapporte à la tenue vestimentaire des nomades : une large pièce d’étoffe qui, avec de larges fentes latérales laissent apparaître le torse nu et permet d’accueillir le moindre souffle d’air, ce qui permet de mieux supporter les dures chaleurs du climat saharien. C’est, là aussi, un terme de moquerie.

72 Enfin, chez les populations berbérophones de Ghadamès, en Libye, on donne aux tribus nomades arabophones de la région le surnom valorisant d’invités, d’hôtes : inefdjiouen (sing. anefdji) (de Calassanti Motylinski 1904 : 101). Ceci s’explique du fait que les populations des oasis payaient tribut pour la protection de nomades contre les déprédations d’autres nomades.

73 Le second exemple choisi traite d’un terme beaucoup plus ancien car utilisé par les Berbères pour désigner des populations qu’ils côtoient depuis des millénaires : les peuples subsahariens. Il est utilisé avec le même sens sur une étendue très vaste qui couvre quasiment toute l’aire d’extension du berbère. Il s’agit du terme agnaou (pl. ignaoun)19.

74 Les berbérophones désignaient, au Moyen-Âge, la zone de l’Afrique sahélienne par le terme d’akal n ignaoun (Delafosse 1924 : 153), c’est-à-dire la terre des ignaoun. Peut-être faut-il voir là l’origine du nom de l’antique royaume sahélien du Ghana (dont a hérité l’ancienne Gold Coast britannique) et celle des actuelles Guinée, Guinée-Bissau et Guinée équatoriale20. On retrouve ce terme sous la forme ginawa dans un vieux manuscrit arabe du XIIe siècle qui retrace les débuts de la dynastie almohade (Levi- Provencal 1925 : 382). Selon les linguistes, ce terme dériverait du verbe gnu qui signifie

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coudre ; l’agnaw serait alors celui qui aurait la langue cousue, l’empêchant ainsi de s’exprimer intelligiblement ; ce serait en quelque sorte le « barbare » des Berbères.

75 Au Maroc, l’agnaou désigne le muet qui tente de s’exprimer ou toute personne qui prononce des paroles inintelligibles. Par extension, il a servi à désigner l’étranger avec qui les tribus berbérophones de l’Occident extrême étaient en contact direct par le commerce ou les guerres : le Subsaharien.

76 Vers le début du XXe siècle, dans les anciens ports sahariens du Sud marocain, on retrouve ce terme sous une forme féminine pour désigner la langue des derniers esclaves arrachés à leur terre par un commerce en déclin : « On parle ici [à Touzounin] trois langues, le chleuh qui est l’idiome commun, l’arabe et le Tagnaout dont les derniers esclaves importés de l’autre rive du Sahara ont conservé le souvenir et qu’ils continuent à employer entre eux. »(SHD 1929)

77 Agnaou est passé dans l’arabe vernaculaire du Maroc sous la forme gnaoua ou gnaouiya. Pour Quedenfeldt (1902 : 95), « el gnaouia » est « la langue des nègres », tandis que pour Jacques-Meunié (1982 : 571), le « klam gnawa » désigne tout jargon incompréhensible.

Origine urbaine du mot

78 Après cette légère digression, revenons-en aux origines de la naissance du terme Chleuh. Nous allons tenter de situer l’univers social dans lequel ce dernier est né. « Ce khalifa était un chelh (singulier de chleuh, nom des Berbères du sud marocain) sachant à peine quelques mots d’arabe, mais qui en tirait vanité et se donnait des airs fort ridicules de citadin. »(Doutte 1913 : 431)

79 Cette citation est tirée des écrits d’un célèbre arabisant français du début du XXe siècle, venant de l’Algérie voisine, qui compare le raffinement des fins lettrés des grandes villes marocaines à la rusticité des hommes de pouvoir des campagnes berbérophones ! Tout est dit dans cette phrase : le mépris du citadin à l’égard de l’homme de la campagne et, en réaction, le complexe honteux du paysan vis-à-vis de l’homme de la ville21. Les citadins classent les campagnards semi-nomades qui les entourent en deux catégories, les arabophones et les berbérophones : Aroubi ou Ddoukhri (Guay 2005 : 51) pour les premiers et Chellaha ou Chleuh pour les seconds. D’après Saïd Bennis (2001 : 640) le terme de εrubi est : « dérivé du mot “εerbi” “arabe”, avec un glissement sémantique qui lui a conféré le sens de “rustre” et de “paysan” […] par opposition à “mdini” “habitant de la ville, raffiné”. »

80 Toutes ces expressions qui les désignent sont issues du petit monde citadin dominant la vie politique et commerciale, c’est-à-dire d’un monde essentiellement arabophone. Il s’agit d’un parler citadin, dit « mdini », « marqué par les caractéristiques des parlers andalous », que l’on retrouve essentiellement « dans les centres urbains comme Tétouan, Salé, Rabat et surtout Fès » (Boukous 1995 : 21). « Il y a, au Maroc, trois villes qui sont dites hadria, c’est-à-dire “à population civilisée, urbaine”, dans le sens du mot “urbanité”. Ce sont Fez, Rabat et Tetouan. Elles sont les seules qu’un lettré, un savant, un alem qui se respecte, puisse consentir à habiter, les seules où il y ait un foyer intellectuel, qui, naturellement, est en même temps un foyer religieux. […] C’est que des “trois villes”, Fez a la prééminence. La fierté du Fassien, vis-à-vis de ses compatriotes de l’intérieur ou de la côte, confine à l’insolence. Les “ahl Fas”, les gens de Fez, sont dans tout l’empire l’objet de prévenances spéciales, et jouissent de maint privilège refusé à d’autres ;

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cependant, les gens de Rabat et de Tetouan sont habituellement englobés dans la dénomination des “ahl Fas” et participent aux mêmes privilèges. »(Doutte 1903 : 377)

81 Nous nous trouvons donc en face de deux genres de vie qui se toisent : l’urbanité et la ruralité ; avec tous les clichés et lieux communs de l’un vis-à-vis de l’autre. La comparaison des modes de vie est largement en faveur des citadins qui disposent d’une alimentation beaucoup plus riche que celle des ruraux22. L’opulence du commerce des villes attire, en cas de crise politique ou sociale, les tribus alentours prêtes à faire payer à la ville son indécente richesse et la morgue de ses habitants. Ainsi, presque toutes les villes marocaines ont une tribu particulière qui, en cas de troubles, fait la loi dans les environs immédiats de la cité : les Rehamna pour Marrakech, les Zaër pour Rabat, les Ghiyata pour Taza, etc.

82 Au XIXe siècle, Emilien Renou (1846 : 388-389), un diplomate français en poste au Maroc, a notamment écrit sur cet antagonisme entre villes et campagne : « Ces derniers [les hommes des tribus qui entourent les villes], avec lesquels ils ne sont jamais en bonne intelligence, ont un certain mépris pour eux, et les appellent de différents noms en rapport avec cette manière de voir. […] les villes et la campagne se composent de populations ennemies. »

83 Comme nous l’avons vu, au Maroc, la ville qui fait figure de cité par excellence, c’est Fès. De ses habitants, les tribus alentours ont quelques sobriquets méprisants à leurs égards. Ainsi on les traite de « poules blanches » (Monteil 1962 : 76) ; par cette expression, on veut souligner que, du fait de leur mode de vie citadin, ils sont peu exposés aux ardeurs du soleil, à la dureté de la vie, contrairement aux hommes des tribus. Une autre moquerie, un peu plus crue, était en rapport avec l’une des marques de l’organisation urbaine, le système d’évacuation des eaux usées de la ville : « […] un double WC, dans lequel une rivière grondante s’engouffrait avec fureur, fait qui se reproduit d’une façon identique dans toutes les autres habitations de la capitale et qui a donné naissance à cette injure intraduisible que les Bédouins de l’extérieur lancent à la figure des citadins de Fez : Ya l-kherraïn f-el-ma […]. Ceux qui font caca dans l’eau. »(Mouliéras 1902 : 108-109)

84 De leur côté, les habitants de Fès en ont autant pour leurs impertinents voisins. Imbus de leur situation sociale dominante, ils n’ont que mépris pour tous ceux qui ne font pas partie de leur monde : « Les Fasis prétendent, à juste titre, former, dans l’Empire, la principale oasis de culture, au milieu des Berbères sauvages de la montagne et des rustres arabes ou arabisés de la plaine. »(Aubin 1904 : 859)

85 Ce mépris est renforcé à l’intérieur des murailles protectrices de la cité par la présence d’une population misérable, immigrée des campagnes et venue en ville pour tenter sa chance : « Ce sont ces derniers que l’on désigne dans les villes, non sans mépris, sous le nom de “Kébaïl”, de Berber ou d’Aroubia (petits Arabes). »(Montagne 1953 : 68-69)

86 En réaction, les immigrés qui s’installent définitivement en ville font tout pour adopter les us et coutume des citadins, rejetant et méprisant à leur tour leur façon d’être d’hier : « Sur cette ville de commerce et de plaisir [Casablanca], de tous temps se sont rués les audacieux et les jouisseurs de toutes les tribus ; et de cet “alliage” de gens venus de la province sont nés les Beïdaouia (les habitants de Casablanca) qui regardent avec mépris les Ouroubia (les arabes du bled), leurs frères. »(Trenga 1909 : 8)

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87 Cela ne se fait pas sans difficulté. Preuve en est de nombreux proverbes qui montrent que la société d’accueil de ces « immigrés de la faim » fait preuve de peu d’entrain à les accepter : « Le bédouin (sens péjoratif) quand bien même il mangerait des charges (de chameau) de douceurs, aurait toujours la panse » (Guay 2005 : 51). Le bédouin est ici comparé au chameau ; manger des douceurs, c’est devenir citadin, se civiliser : le bédouin aurait donc beau s’évertuer à cacher son origine, il n’y arriverait pas et, quoi qu’il fasse, ses origines ressurgiraient.

88 Dans les parlers citadins, le terme Chleuh est très souvent associé au terme Aroubi, voire parfois confondu avec lui : « Au Maroc, le mot Chleuh désigne très souvent tous les Berbères, les gens de la montagne, ou même les dissidents » (Justinard 1914 : 2). En effet, toutes les tribus « dissidentes » ou montagnardes n’étaient pas berbérophones, loin s’en faut. Malgré cela, à la fin du XIXe siècle, un médecin français au Maroc, allait jusqu’à parler d’« amazighophobie » pour parler de cette crainte parfois maladive de certains citadins de Fès à l’égard du monde tribal (Linares 1932 : 8).

89 L’apport massif des Andalous chassés d’Espagne à la fin du XVIe siècle, a définitivement marqué le monde urbain marocain du sceau de l’arabité associé à un certain degré d’urbanité. Ce qui a eu pour conséquence directe d’élargir et de renforcer le fossé entre vie rurale et vie urbaine. Les rapports entre ces deux mondes, marqués par un antagonisme latent, expliquent, en partie, la naissance du néologisme méprisant de Chleuh. Elle traduit la volonté de ces citadins de se distinguer de ceux qui représentent la quintessence de la sauvagerie et de l’anarchie : les hérétiques berbérophones.

Essai d’étymologie

90 Après avoir tenté d’expliquer le contexte historique qui a permis la naissance de ce nouveau terme pour désigner les berbérophones du Maroc, nous allons essayer de trouver la racine originelle dont il est issu. Actuellement, par rapport à l’énigme de l’étymologie du mot Chleuh, le Mouvement berbère au Maroc (tout comme les premiers berbérisants européens) se divise en deux tendances, ceux qui y voient un mot venu de l’arabe littéraire, qui aurait pour signification : « coupeur de route, détrousseur de voyageur »23, et ceux qui y voient un terme à proprement berbère mais dont ils ignorent l’étymologie exacte.

91 Ces deux voies sont, selon nous, à proscrire. Tout d’abord, il faut avouer que nous nous trouvons clairement en face d’un mot arabe et non pas berbère. Cependant, c’est prendre la mauvaise direction que de chercher dans le vocabulaire de l’arabe littéraire car il n’existe aucune trace de ce mot dans les textes écrits avec le sens de peuple ou de langue berbère alors qu’on peut le trouver dans la poésie chantée (melḥun). À l’écrit, pour désigner la langue des Berbères, on utilise principalement les mots et expressions suivantes : « el barbarya, klam el gharbya, el aajam ». De plus, le terme Chleuh vient de l’arabe vernaculaire (darija) qui est une langue vivante et en perpétuelle évolution contrairement à l’arabe littéraire qui est une langue figée depuis des siècles.

92 Dans le monde tribal marocain, il n’y a aucune distinction entre la vie des berbérophones et celles des arabophones, de plus, d’un point de vue strictement religieux, ces deux groupes sont musulmans. Enfin, dans les deux groupes, on trouve aussi bien des nomades que des sédentaires. Entre eux donc, la différenciation, ne pouvant se faire sur le mode de vie ou sur la foi des uns et des autres, s’est faite au

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niveau de la langue ! Le terme chelha doit donc avoir un rapport avec la perception du berbère par les arabophones.

93 Dans la darija, on ne trouve pas ou plus d’autres termes basés sur la racine [clḥ] autre que le terme chelha et ses dérivés, Chelh, chelhaoui, chelhaouiya, Chellaha, Chleuh ; d’où mon hypothèse selon laquelle cette racine serait le résultat d’un changement phonétique. Elle aurait subi l’action du rhotacisme, permutation du /r/24 vers le /l/. En application de ce principe, on obtient ainsi la racine [crḥ]. 94 En darija, le verbe cerreḥ signifie inciser, disséquer, voire « fendre puis ouvrir largement dans le sens de la longueur pour faire sécher (des figues, du poisson, de la viande destinée au confit) » (de Premare 1996 : 60). Dans le berbère du « groupe médian », on retrouve un terme qui découle de ce verbe, mais ayant subi la permutation du /r/ en / l/, et qui désigne une figue sèche : clihạ (Loubignac 1925 : 48). Un peu plus loin, dans la taqbaylit de l’Algérie, on trouve le même verbe, emprunté à l’arabe, avec quasiment le même sens mais sous une forme qui a aussi subi la permutation du /r/ en /l/, cellaḥ, avec le sens de « couper en tranche, disséquer » (Huyghe 1901 : 113).

95 Dans le même genre de permutation et toujours à partir de la même racine [crḥ], on trouve le verbe craḥ qui, en arabe marocain et dans l’expression craḥ lxaïr, signifie « détendre, réconforter, amuser, distraire l’esprit, désennuyer » (de Premare 1996 : 61) ; on retrouve le même verbe chez les voisins algériens avec le sens d’« égayer » (Ben Sedira 1910 : 169) ; enfin c’est dans le berbère du « groupe du Sud », en tant qu’emprunt à l’arabe, qu’on le retrouve sous la forme celleḥ avec le sens de se distraire, de plaisanter25. Tout cela pour dire que ce genre de permutation n’est pas rare à l’échelle du Maghreb.

96 Comme on l’a déjà vu, plus les berbérophones côtoient les tribus arabophones ou sont proches des villes (foyer de l’arabe par excellence)26, plus leur langue fait des emprunts à l’arabe. D’où la perception des arabophones, qui ne voient dans la langue de leurs voisins berbérophones qu’un jargon inintelligible où apparaît, ici ou là, un mot emprunté à leur langue, un mot convenable et intelligible pour eux. Pour les arabophones donc la chelha serait une langue arabe qui aurait été tailladée, mutilée et à tel point dégradée qu’elle en serait devenue méconnaissable, inintelligible !

97 Un dernier argument qui nous conforte dans cette hypothèse est l’utilisation, en architecture, de l’expression qos celḥawi qui sert à désigner un « type d’arc rentrant, en fer à cheval (plein cintre ou ogival), arc outrepassé » (de Premare 1996 : 162). L’utilisation de l’adjectif celḥawi serait due à l’effet de la courbe particulière de cet arc27 qui donne l’impression d’« inciser » l’espace.

De diverses pérégrinations

98 À l’origine de Chleuh (les locuteurs), il y a chelha (la langue) ; nous avons pensé que, pour que ce travail soit complet ou, en tout cas, tende vers une enrichissante exhaustivité, il était intéressant de nous pencher aussi sur la diffusion du terme chelha. Pour cette raison, nous nous intéresserons tout d’abord à une chelha berbérisée au Maroc, ensuite nous étudierons la problématique de la chelha tunisienne et, pour finir, nous nous pencherons sur le cas du Chleuh dans la langue française.

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Une chelha berbérisée : la tachelhit

« Chelha est le terme par lequel on désigne le dialecte berbère parlé au Maroc. Ce mot est arabe, mais il a prévalu même parmi les populations employant ce dialecte, sur la dénomination de tamazight, tirée du vocabulaire de leur langue. »(de Castries 1880 : 502)

99 De nombreux groupements berbérophones d’Afrique du Nord ont adopté, pour se désigner eux et leur langue, une terminologie étrangère, arabe. Cependant, au Maroc, c’est principalement le « groupe du Sud » qui a adopté chelha et ses dérivés pour désigner sa propre langue et ses locuteurs. En effet, ces derniers se définissent comme des Ichelhin qui parlent la tachelhit. Nous allons voir qu’il n’en a pas toujours été ainsi et nous tenterons, dans le même temps, d’expliquer la genèse du phénomène qui a abouti à cette terminologie particulière. Remarquons tout d’abord que ce « groupe du Sud » est, au Maroc, le groupement berbérophone le plus éloigné du Gharb28, région massivement arabophone et siège du pouvoir politique des sultans. Ce n’est donc pas dans le commerce des hommes et du politique qu’il faut chercher l’adoption du terme chelha transformée. Ce groupement berbérophone n’a pas une spécificité géographique particulière ; mis à part l’arganier, il y a peu de point commun entre le Haut-Atlas bien arrosé mais manquant de terre et l’Anti-Atlas semi-aride et surpeuplé par rapport à ses ressources, sans parler de la vallée du Sous, riante les années pluvieuses mais dont la richesse se réduit à quelques terrains irrigués lors des années difficiles. Non, la seule particularité indiscutée, qui a trait à l’ensemble du « groupe du Sud », est qu’il est : « le seul parler berbère possédant une longue tradition littéraire. Plus de deux cents textes, datant de la fin du 16e siècle à aujourd’hui, [qui] ont été conservés dans les manuscrits. »(van den Boogert 1998 : 10)

100 Paradoxalement donc, les seuls berbérophones du Maroc qui ont su développer une littérature écrite (essentiellement religieuse), disons conséquente, dans leur langue maternelle, sont aussi les seuls à en avoir abandonné la terminologie originale ! C’est ce qui transparaît en tout cas dans l’analyse de cette foisonnante littérature. Il semblerait que, du XVIe au XVIIIe siècle, on ait utilisé les termes d’el mazghi29 (Aznag), de tamazight ou de tamazikht (Aouzal) pour désigner le berbère écrit. Parmi les textes de cette vaste période, on y retrouve même un verbe « zmizigh » (El Hamidi) : « berbériser, traduire en berbère » qui trahit un vaste travail de traduction de textes religieux de l’arabe vers le berbère. Tandis que dans les glossaires notariales arabo-berbères, destinés aux clercs berbérophones, on utilise habituellement le terme d’el barbariya (El Hilali) (ibid. : 16).

101 Ce n’est que vers la fin du XIXe siècle que les nouveaux termes de tachelhit (Taghmaoui) et ses dérivés : Achelhi (Outmouddizt), Ichelhin, apparaissent au côté des antiques el mazghi, tamazight (Derqaoui) et tamazikht (Timli)30. Dans le parler vernaculaire, il semble que, dans un premier temps, l’emprunt modifié ne fut utilisé que pour désigner la langue (tachelhit), ce n’est que par la suite que les locuteurs de ce parler en usèrent pour se définir eux-mêmes (Ichelhin). En effet, en 1915, Edmond Destaing (2002 : 86) qui interroge, à Meknès, des hommes originaires du Sous, sur leurs origines et sur leur langue se voit répondre systématiquement : « Je suis Amazir, je parle tachelhit […] Nekkin gir Amazir, ar sawaler stchelh’it. »

102 De nos jours, dans le « groupe du Sud », l’adoption du binôme Achelhi-Ichelhin (berbérisation de l’arabe Chelh-Chleuh) est générale et complète. Nulle part dans ce groupe, on ne retrouve l’ancien couple Amazigh-Imazighen si ce n’est à l’état résiduel et avec deux significations différentes mais complémentaires. Dans certaines tribus, le

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mot désigne « spécifiquement le “Berbère blanc”, le “vrai Berbère”, par opposition aux “négroïdes”, bien représentés dans le Sud marocain et réputés allogènes » (Chaker 1987 : 562). Ce cas est particulièrement vrai pour les rives sahariennes de l’Anti-Atlas où toutes les populations noires sont considérées comme les descendants d’esclaves affranchis.

103 Dans d’autres tribus, le terme désigne ceux qui sont reconnus comme les premiers habitants d’un village, d’un territoire. Ainsi, dans le rapport d’un officier des Affaires indigènes de la période coloniale, au sujet de certaines tribus de l’Anti-Atlas, on peut lire : « Ces apports étrangers apparaissent également dans l’appellation d’Imazighen réservée aux indigènes des localités les plus anciennes » (SHD 1943). Avec ce sens, on retrouve, ici ou là, quelques « toponymes-témoins » tels ces deux villages des Aït Erkha : Anou Oumazigh (le puits de l’Amazigh) et Iguer Imazighen (le champ des Imazighen)31. Cependant, dans certains cas, le terme d’Imazighen, avec le sens d’autochtones, a été complètement remplacé, de nos jours, par celui d’Ichelhin. Ainsi de ce notable des Imejjad de l’Anti-Atlas répondant au nom d’Ali n Ichelhin (1877-1963), du village de Tilioua. Dans cette tribu, justement, les villages de Tilioua, Tajermount et Tazemmourt (fraction Aït Ali) sont reconnus comme étant occupés par les premiers habitants du pays, c’est-à-dire les autochtones (Imazighen > Ichelhin), avant l’arrivée et la colonisation du pays par les Imejjad, aux alentours du XIVe siècle (SHD 1953).

104 On peut aussi remarquer que, paradoxalement dans la région, c’est dans les tribus arabisées de l’Oued Noun que le terme Imazighen, sous la forme Amouazigh32, a réussi à perdurer avec vivacité jusqu’à aujourd’hui alors que, pendant longtemps, il tendait à disparaître doucement chez les berbérophones du « groupe du Sud » ! On peut donc légitimement supposer que ce sont les clercs qui ont introduit ces néologismes de tachelhit et d’Ichelhin dans les écrits berbères avant qu’ils ne soient adoptés par leurs auditeurs dans le parler vernaculaire. En effet, les textes de ces manuscrits berbères sont composés en vers pour faciliter leur mémorisation et leur récitation. Ils étaient destinés à enseigner, à la masse non lettrée, les canons de l’orthodoxie religieuse.

105 On l’a vu, le berbère écrit est dit mazghi par certains de ses auteurs (arabisation du terme tamazight). Le terme s’est généralisé de nos jours au point de désigner tous les textes religieux écrits en berbère à l’aide de la graphie arabe. Ces auteurs berbérophones ne voient dans leur langue maternelle, qu’ils utilisent pour écrire leurs œuvres de prédications et d’admonestation, qu’un moyen pour toucher la « masse ». Ils ne lui portent que peu d’estime car, à leurs yeux, la Langue, celle de la Connaissance, qui mérite un tant soit peu d’intérêt, ne peut être que la langue arabe, celle par laquelle le texte du Coran a été révélé au Sceau des prophètes.

106 Voici un exemple parmi tant d’autres mais qui est bien révélateur du peu de cas que ces clercs-écrivains font de la langue de leurs ancêtres. Quand ils travaillent à l’écriture d’ouvrages, en arabe, sur l’histoire locale ou des récits de voyage, ils ne résistent jamais « à la tentation, quand [ils écrivent] un nom berbère, de le traduire en arabe pour montrer [leur] science. Le résultat est le plus souvent de le rendre indéchiffrable si on ne le connaît pas d’avance » (Justinard 1933 : 84). Ce sont de grands amateurs d’arabismes en tout genre. À tel point que certains produisent des étymologies saugrenues pour expliciter le sens des noms de lieux et autres toponymes berbères sur la base de la langue des Qoraych ! Un exemple parmi d’autres, celui de Tiznit est des plus marquants. Un terme arabe, zina, désigne la débauche, la fornication. Pour nos petits clercs, la démonstration est claire, la cité de Tiznit a été fondée par une femme

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de petite vertu : Lalla Zniniya ! Dans leur formation intellectuelle, ces « amoureux de la langue arabe », pérégrinaient souvent de medersa en medersa pour assister aux cours d’un savant réputé. Pour cela, ils n’hésitaient pas à s’expatrier au loin, jusque dans les grandes villes du Nord comme Marrakech ou Fès. C’est sans doute au retour de ces « cycles du savoir » que les « sentinelles avancées de l’Islam citadin », pour reprendre l’expression de Jacques Berque (1978 : 184), ont introduit le terme de chelha transformé en tachelhit.

107 Apparemment, le mot a subi deux transformations. La première en calquant sa forme sur celle du référant par excellence : la langue arabe, el earbiya. Par cette opération osée, de chelha on obtient chelhiya. La seconde étape n’est qu’une formalité, il s’agit de berbériser ce dernier terme en lui imposant la marque du féminin berbère (t—t) en lieu et place de la marque du féminin arabe (—a), ainsi de chelhiya on obtient tachelhit. De nombreux termes berbères empruntés à l’arabe ont subi cette transformation : sunnt (sunna), zawit (zawiya), sibt (siba), taktbit (el ktbiya)33, etc.

108 Ce qui conforte l’hypothèse de l’intervention des clercs dans l’adoption du terme tachelhit, c’est la forme intermédiaire chelhiya qui ne peut être qu’une œuvre de lettré. En effet, si cela avait été le fait d’un non-lettré, on serait passé directement de chelha à tachelht en suivant la règle simple de l’insertion de la marque du féminin berbère sur l’emprunt arabe. De plus, alors que pour désigner la langue arabe, les non-lettrés utilisent la forme taεrabt, de leurs côtés, les clercs, dans leurs écrits comme dans leur parole, utilisent la forme taεrbit ou l’expression awal n taεbit (Roux 1950 : 9), traduction littérale de la formule lugha el εarbiya chère aux érudits arabisants. D’ailleurs un des premiers clercs (Taghmaoui), qui utilisent le mot tachelhit à l’écrit, l’introduit sous la forme d’une traduction simple de cette dernière formule : awal n tchelhit (van den Boogert 1997 : 72).

109 Enfin, pour finir, soulignons que, depuis le début du XXe siècle, le néologisme tachelhit a débordé sur une partie du « groupe médian » où il est désormais utilisé en lieu et place de tamazikht. Il s’agit là du territoire de ceux que l’on appelle encore les Braber et qui pourtant affirment encore en 1915 à Edmond Destaing (2002 : 86) : « Ar nsawal stemazikht » ou « Da nsawal stemazikht », « nous parlons tamazikht », bien que l’auteur précise, un peu plus loin, à leur propos : « Eux-mêmes se donnent comme Imaziren et désignent ordinairement leur langue sous le nom de Tamazirt (quelquefois tachelhit) » (ibid.). Dans cette région qui va du Tafilelt à Ouarzazat, on constate donc une lente infiltration du néologisme, à partir du début du XXe siècle. Phénomène qui a abouti à ce qu’aujourd’hui les berbérophones de ces régions ne désignent plus leur parler que par tachelhit, certains voyant même dans le terme tamazight un néologisme récent introduit par les associations culturelles locales !34.

110 Il semblerait que la zaouit de Tamgrout et ses clercs, établie à la limite du « groupe du Sud » et de la zone méridionale du « groupe médian », constituée des vallées du versant saharien de l’Atlas central, ne soit pas innocente à ce phénomène. Cet établissement religieux, maison-mère de la confrérie naciriya est célèbre pour sa riche bibliothèque. Il fut ainsi, pendant longtemps, un foyer de la littérature mazghi dont l’un de ses plus célèbres scripturaires fut Mhend Aouzal, qui, au début du XVIIIe siècle, sur les directives du chef de la maison de Tamgrout, reçut la mission de composer des ouvrages d’orthodoxie religieuse en un « “amazigh ibyyen” (“amazigh éloquent”) » (Aboulkacem 2007 : 40). Les œuvres d’Aouzal furent bien accueillies aussi bien au sud-ouest qu’au nord-est de Tamgrout.

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111 Tamgrout a aussi joué le rôle de relais dans la transmission des manuscrits issus d’une sorte, osons l’expression, de quartier latin du « groupe du Sud », situé dans l’Anti-Atlas central, le pays des montagnards par excellence, tamazirt n iboudraren35. Depuis quatre siècles en effet, plus de 60 % des auteurs de la littérature religieuse (en langue berbère ou en arabe littéraire) du « groupe du Sud » sont originaires de cette région36. On peut supposer que par la suite, la littérature berbère évoluant, c’est dans son flot que le néologisme tachelhit s’est peu à peu imposé ici aussi.

La chelha tunisienne

« Le chleuh dans le Sud du Maroc (ce nom se retrouve en d’autres régions comme le Sud tunisien par exemple). »(Baumann & Westermann 1948 : 466)

112 Cette affirmation, si elle n’est pas complètement fausse, sacrifie tout de même à une regrettable simplification. En effet, aussi étonnant que cela puisse paraître, en Tunisie, les arabophones ont aujourd’hui pour habitude de désigner les rares idiomes berbères de leur contrée sous le terme générique de chelha mais en aucune façon ils n’ont désigné les berbérophones de Chleuh (Gabsi 2003 : 2). Cette erreur s’explique par une confusion, fréquente dans les premiers travaux de berbérologie, entre le terme désignant les locuteurs et celui désignant la langue.

113 Il faut, avant toute chose, préciser que, mis à part quelques villages dans l’Ouest saharien algérien où le terme chelha est (Sfissifa, Aïn Sefra) (Lacroix & de La Martinière 1896 : 410) ou était (Touat) (Rohlfs 2001 : 185) utilisé pour désigner, en arabe, le parler berbère local et qui s’explique du fait que jusqu’au XIXe siècle ces régions dépendaient administrativement des sultans du Maroc (Rezette 1975 : 75-76), c’est dans le Sud tunisien seul qu’apparaît encore chelha avec le sens qu’on lui connaît.

114 Le terme y est relevé pour la première fois par René Basset dans un article de 1883. L’auteur nous le présente comme le terme employé par les berbérophones de l’île de Djerba pour désigner leur langue maternelle (Basset 1883 : 304). Il va sans dire que l’éminent linguiste avait recours à l’arabe vernaculaire dans ses différents entretiens avec ces insulaires berbérophones car ces derniers désignent, en berbère, leur langue par le terme de tamazight (Tlatli 1967 : 41). Chelha serait donc plutôt le terme usité par les arabophones de Djerba pour désigner l’idiome de leurs voisins berbérophones ou aussi par ces derniers lorsqu’ils s’expriment en arabe.

115 Néanmoins, il semble que cette pratique de faire n’est pas très ancienne. En effet, dans un ouvrage de 1853, un militaire français nous apprend qu’à Djerba, le berbère usité « y porte le nom de lar’oua » qui trahit le mépris que l’on a pour ces parlers régionaux (Carette 1853 : 303). Pour ce dernier terme, en effet, on peut supposer qu’il s’agit d’une forme plurielle du mot « lgha » qui désigne en arabe vernaculaire un « bavardage futile, [de] vains propos, [une] façon de parler confuse » (de Premare 1999 : 41). Dans la langue turque (celle d’avant la révolution kémaliste) qui fut pendant longtemps la langue administrative des régences de Tunis et d’Alger on trouve le mot « laghviat » qui désigne « des paroles vaines, [des] discours futiles, inconsidérés, qui ne signifient rien » (Kieffer & Bianchi 1837 : 710).

116 De plus, l’utilisation du terme chelha pour désigner les parlers berbères de Tunisie n’était pas aussi systématique qu’elle ne l’est aujourd’hui. Ainsi, celui du petit village de Sened (aujourd’hui disparu) était dit « tamazir’t » en berbère et « zénatia » en arabe et non pas chelha (Provotelle 1911 : 3). La chelha marocaine est séparée de la chelha

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tunisienne par les blocs des parlers berbères dits znatiya, zouaoua et autre chaouiya. Quelles sont donc les causes de l’apparition tardive de ce terme, si loin de son foyer d’origine ? Pour l’instant, dans l’état de nos connaissances dans ce domaine, nous ne pouvons que nous contenter de conjectures personnelles que nous nous proposons de développer ici.

117 On peut supposer que c’est l’apport de populations berbérophones étrangères, désignant (en arabe) leur idiome de chelha, qui aurait influé sur l’adoption de ce terme en Tunisie. Explorons donc cette voie. Depuis l’islamisation de l’Afrique du Nord, la Tunisie a toujours été le passage obligé de pèlerins venus de l’Algérie et du Maroc actuel, en partance pour les lieux saints de Médine et La Mecque. Parmi ces pieux voyageurs devaient sans aucun doute se trouver de nombreux berbérophones du Maroc, de langue chelha.

118 Cependant, on l’a vu, l’adoption du terme en Tunisie est assez récente : vers la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire durant la période qui coïncide avec l’intrusion du phénomène colonial dans cette région. De plus, à l’époque contemporaine, s’il y a bien une petite communauté d’Aït Sous établie en Tunisie, c’est-à-dire de gens qui usent de cette chelha du Sud marocain, ses membres, qui pratiquent le petit métier de gardien de nuit, ne sont connus que sous le nom de hajj, de pèlerins : « Ce terme explique suffisamment l’origine du mouvement. C’est l’étape soit à l’aller soit au retour du pèlerinage. Très appréciés pour leur honnêteté, ils s’installent le soir sur un petit banc, devant la maison à garder, la matraque à portée de la main […]. »(SHD 1949)

119 Il s’agit donc d’un surnom qui ne s’inscrit aucunement en rapport avec leur langue maternelle qu’ils ont pourtant l’occasion de parler en Tunisie, entre eux, dans les transports en commun, les cafés ou simplement dans la rue. Il existe néanmoins un autre groupe de berbérophones issu du « groupe du Sud » qui s’exprime souvent en chelha, puisqu’il donne « [ses] représentations en plein air sur les places publiques » (Robert 1921 : 82). Il s’agit des Ouled Sidi Hmed Ou Moussa qui constituent une sorte de « corporation de chanteurs, danseurs et prestidigitateurs issus du Sud marocain, qui parcourent toute l’Afrique du Nord, et poussent jusqu’en Europe, voire en Amérique » (Basset 2001 : 29). Ils viennent du Maroc où ils sont connus, dans les régions arabophones, sous ce nom mais aussi sous celui de « Adjaïba (les Merveilleux) » (SHD 1915) et, dans leur région d’origine sous celui de « Rma n Sidi Ali ben Nasr » ou, tout simplement de tarramit (ibid. 1913). En Europe, où ils se donnent en spectacle depuis au moins la fin du XVIIIe siècle, ils sont désignés par le nom générique de « Troupes arabes » (Escher 1998 : 250). Dans le Sous marocain, lors de leurs spectacles, afin de ne pas être entendu de leur public et « pour pouvoir communiquer entre eux sans être troublés, tout en allant et venant parmi les étrangers, [ils] se servent d’un langage convenu (ilman) qui n’est naturellement pas compris de ceux qui ne sont pas initiés » (Quedenfeldt 1904 : 161). En dehors de leur région d’origine, en Europe ou en Afrique du Nord, ils n’ont pas besoin de faire appel à un langage secret ; ils utilisent naturellement leur langue maternelle, la chelha.

120 Cette langue aurait-elle sonné familièrement aux oreilles des arabophones de Tunis ou de Kairouan, l’auraient-ils rapproché de l’idiome du commerçant berbérophone originaire de Djerba ou de celui du porteur d’eau venu de Chenini ou Douiret ? La similitude des deux parlers lui aurait-elle paru si proche qu’il aurait rebaptisé la langue berbère de ses compatriotes du nom qu’on donnait à celle de ces extraordinaires

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acrobates, la chelha ? Cette hypothèse me paraît peu vraisemblable pour une raison simple : le désintérêt total d’une langue dominée et minoritaire de la part de ceux qui appartiennent au groupe majoritaire de la langue dominante. La démarche de faire des comparaisons et des recoupements entre deux langues que les arabophones considèrent comme un jargon incompréhensible ou un patois inintelligible me paraît peu probable. Peut-être, faut-il plutôt voir, dans l’adoption et l’utilisation de chelha pour désigner la langue berbère en Tunisie, la main des berbérophones installés en ville.

121 Remarquons tout d’abord un premier élément : en Tunisie, mais aussi en Algérie (Masqueray 1877 : 101), les tribus locales se sont, dans un but d’ennoblissement des origines, donner des ancêtres venus du Sud marocain, d’une Saguia el Hamra mythique, fabuleuse pépinière de cherfa, de descendants du Prophète : « Le plus souvent, la Saguia el Hamra est décrite comme un centre missionnaire qui serait la source de l’islamisation profonde, effective, du Maghreb » (Dakhlia 1990 : 107). Il s’agit ici d’une attitude due au rejet de l’autochtonie, phénomène assez général au Maghreb et excellemment développé par Jocelyne Dakhlia. Reconnaître son autochtonie, ce serait accepter le rattachement à des ancêtres hérétiques qui auraient combattu l’islam, chose impensable pour les habitants de l’Afrique du Nord majoritairement musulmans aujourd’hui.

122 En adoptant le terme de chelha, les berbérophones de Tunisie se rattachent en quelque sorte à toutes ces croyances et légendes d’une origine venue du Sud marocain ; et c’est de là que viennent justement nos acrobates. Jusque-là, leur berbérophonie les empêchait de pouvoir s’attribuer de telles nobles origines, chérifiennes. Paradoxalement, avec la venue de ces saltimbanques marocains, c’est grâce à cette même berbérophonie qu’ils peuvent désormais faire miroiter aux autres la possibilité d’une certaine noblesse d’origine. Enfin, le passé tunisien, avec sa dynastie hafside dont le fondateur était originaire du Sud marocain, d’où viennent justement les Ouled Sidi Hmed Ou Moussa, n’a sans doute pas aidé à clarifier cet imbroglio des origines reconstruites.

Les Chleuhs du français

123 Certains ont attribué au chansonnier Pierre Dac la paternité du mot Chleuh pour désigner les Allemands dans sa chanson « J’vais m’faire Chleuh ! ». C’est lors d’une tournée sur la ligne Maginot en 1939 qu’il chante pour la première fois sa célèbre chanson. Cependant, Chleuh, avec le sens péjoratif de Boche, était déjà usité depuis quelques années ainsi, s’il n’est pas le premier à utiliser l’expression, il a fortement aidé à la populariser (Pessis 1992 : 179). Comme nous l’avons dit plus haut, le terme Chleuh serait apparu autour du XVIe siècle au Maroc pour désigner les tribus proches des grandes cités qui pratiquaient une sorte de néo-berbère (chelha) dont la particularité première était de nombreux emprunts qu’elles faisaient à l’arabe vernaculaire. Dans le Maroc du XXe siècle, aux yeux des arabophones, les Chleuh sont les populations dont la chelha est le patois. C’est au début de ce siècle que ce terme sera adopté dans la langue française. De quelle façon ? Par quel appareil ? C’est ce que nous allons essayer de comprendre ici.

124 Depuis 1912, dans le cadre d’un protectorat arraché à un sultan tourmenté et timoré, le général Lyautey s’attache à réduire, par le fer, les nombreuses « tâches de dissidence »

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de son nouveau royaume. Après quatre ans de ce nouveau régime, la Grande Guerre éclate au cœur de l’Europe, obligeant Lyautey à renvoyer en métropole la plupart de ses troupes mais refusant de se replier sur la côte comme on le lui commande. Il juge plus prudent de rester ferme et de tenir en respect les « tribus rebelles ». Pour reprendre sa célèbre image, il a « vidé la langouste, mais [a] gardé la carapace » (de Boisboissel 1954 : 70). Néanmoins, pour renforcer la garde des marches des « territoires occupés du Maroc occidental », il fait appel aux colons mobilisés sur place et à quatre mille « territoriaux » venant de France. Les troupes territoriales se composent alors de l’ensemble des troupes mobilisables des classes les plus anciennes. Il s’agit pour l’essentiel de quadragénaires à l’aspect peu guerrier : « Ils sont beaucoup à avoir gros ventre et fort peu à posséder encore quelques cheveux, plusieurs ont plus de quarante ans et dame, ça compte ! » (J. 1917 : 8). Par leur aspect débonnaire, ils s’attirent les moqueries des soldats, des troupes actives, en poste au Maroc. Par dérision, on les affuble des doux noms de « pépères », de « terribles toriaux » ou encore de « terribles taureaux » (Dauzat 2002 : 175). Pour finir, on les surnomme les « Chleuh ».

125 Il faut préciser que les troupes territoriales, envoyées au Maroc, venaient toutes de la France méridionale. Lyautey pensait que les hommes qui les composaient seraient ainsi « mieux acclimatés aux rigueurs du soleil marocain » (Rivet 1996 : 12) et, malgré quelques drames, ils remplirent pleinement la mission qui leur fut confiée37. Ces territoriaux viennent donc du sud de la France où les langues régionales sont encore très vivaces à cette époque, et qu’ils continuent à utiliser pour communiquer entre eux, au Maroc. En affublant les territoriaux du sobriquet de Chleuh, les militaires français du Maroc adoptent la vision des citadins marocains à l’égard des montagnards berbérophones. Ils font un parallèle entre, d’un côté, le français et l’arabe, langues de civilisation, d’urbanité et, de l’autre, les langues régionales de France et les langues berbères du Maroc, synonymes d’archaïsmes et de ruralités. D’ailleurs, vers la fin de la période coloniale encore « la plupart des Européens, Marocains d’adoption, disent indifféremment : les indigènes ou les Arabes. […] Si, parfois, le vocable de Chleuh est employé, c’est beaucoup plus comme synonyme de montagnard, de paysan du bled ou, pour tout dire, de sauvage, qu’au titre d’indicatif de race » (Thomasset 1936 : 56). Notons que le général de Boisboissel (1954 : 83), un des fidèles lieutenants de Lyautey, avance l’idée que les territoriaux auraient été surnommés « Chleuhs de France » par les « indigènes » en premier lieu, avant que les soldats français ne reprennent la moquerie à leur compte. Ceci paraît peu vraisemblable car, à l’époque, très peu de Marocains auraient pu faire la distinction entre le français et une des nombreuses langues régionales de la métropole française dont ils ne soupçonnaient pas même l’existence.

126 Ce terme de Chleuh est introduit ensuite en France vers 1933 où il désigne, dans les régions de l’Est, « un frontalier parlant une autre langue que le français ». Il s’agit alors, pour l’essentiel, des locuteurs de l’alsacien et du comtois. Par la suite, le terme désigne spécifiquement toute « personne allemande ou de langue allemande » avant de finir par désigner, avec la Seconde Guerre mondiale, tout « soldat allemand » (Rey 1992 : 414) : « La guerre avait curieusement transformé les Allemands : de Boches, ils étaient devenus Chleuhs. Bon nombre d’Allemands savaient que nous les désignions en employant le terme péjoratif de Boches mais ils ignoraient celui de Chleuhs ; mieux, il semble bien qu’ils l’aient ignoré jusqu’à la fin du conflit. »(Ratouis 2003 : 21)

127 Quel étonnant parcours que celui de ce nom appliqué, vers le XVIe siècle, à des populations berbérophones par les habitants des grandes cités marocaines qui ne voyaient en eux que des sauvages hérétiques baragouinant un idiome

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incompréhensible. Les référents de mépris et de dédain que renferme le mot n’a pas empêché celui-ci d’être récupéré et adopté par une partie de ceux-là mêmes qu’il désigne. La seule raison de l’appropriation de ce mot étant pour eux la volonté de s’envelopper ainsi d’une certaine marque d’arabité. De même, dans le cas où nos hypothèses se vérifient, s’il est piquant de voir les troupes d’acrobates du Sous (déjà à la source des premières études européennes du berbère avec Paradis et Stumme) ceux qui sont à l’origine de l’extension de ce terme (sous la forme chelha) en Tunisie, il l’est également de son adoption par la langue française avec l’image truculente des bedonnants territoriaux de la Grande Guerre, derniers locuteurs des langues régionales de la France méridionale.

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NOTES

1. Petit Robert, 2010, p. 422. 2. Légendaire prince qui serait venu, dans une lointaine époque, du Yémen pour envahir l’Afrique du Nord, à laquelle il donna son nom. 3. « En grec sous la forme barbaroi, en latin barbari » (BOURGEOT 1972 : 72). 4. Dans l’idiome français de l’ancienne communauté francophone d’Égypte, on trouve le terme de « barbarin » qui désignait la langue et les locuteurs de cette langue couchitique de Haute-Égypte. Il est issu du terme arabe « barabra » que les Égyptiens utilisaient parfois pour désigner les populations nubiennes du sud-égyptien, lui aussi issu du latin et du grec. Mais à la différence des populations berbères du Maghreb, les Barbarins sont situés au-delà des limites du monde romain. 5. « […] certaines habitent autour de Merrakech, savoir, celle de Hezmir, de Heylana et de Hazradj, que les Almohades appellent les tribus (K’abaïl ou Kabyles) » (FAGNAN 1893 : 219). 6. Dans le Maroc ce sont les Chelleuh’ et les Amazir’, en Algérie les K’baïl et dans l’Aoures les Chaouïa […]. Néanmoins K’bila est un mot arabe, et K’baïl est le nom que ces anciens indigènes se donnent eux-mêmes en Algérie » (RENOU 1846 : 394-395). 7. « Les Berbères du Rif ou du bassin méditerranéen sont appelés, comme en Algérie, Qebaïl (Kabyles) » (DE CASTRIES 1896 : 91).

8. MOULIÉRAS (1899 : 27). La plupart de ces textes ouvertement anti-berbères sont nés dans l’Espagne andalouse où il serait « difficile d’expliquer la présence d’une attitude

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ouvertement hostile envers les Berbères sans prendre en considération le contexte historique de el Andalus si différent de celui de l’Afrique du Nord. L’Espagne musulmane du 11e siècle était soumise à une vague de berbérophobie à la suite du rôle joué par la milice berbère dans la crise du Califat umayyad et son écroulement, et la fondation de taifas, parmi eux des taifas Berbères » (SHATZMILER 2008 : 63). 9. « Il ne faut pas sous-estimer enfin le rôle de l’Islam comme facteur d’attraction ou de séparation. Les Chleuhs sont en général très religieux et très attachés à l’Islam, du moins ceux de nos régions. Tout ce qui est arabe bénéficie à leurs yeux du prestige qui s’attache à la race et à la langue du Prophète. Nombreuses sont les tribus ou les fractions qui cherchent à se faire passer pour arabes, les familles maraboutiques qui tentent de s’attribuer une ascendance chérifienne. Le citadin arabe et dévot figure à leurs yeux une sorte d’idéal » (ADAM 1950 : 352). 10. Communication orale de Claude Lefébure, Paris, 2007. 11. Les ruines de cette ville médiévale se situent dans la plaine atlantique du Gharb, à 35 km au sud de la ville actuelle de Qsar el Kbir. 12. Caractéristique démographique socio-économique, Direction de la Statistique, Rabat, 2004. 13. Ceci en référence à une importante tribu du Moyen-Atlas, les Izayan ou Zayan en arabe, qui fit beaucoup parler d’elle lors de la période coloniale pour sa résistance armée contre les troupes françaises. 14. Communication orale de Hammou Belghazi (Rabat, 14 juin 2010). 15. « Braber ; ce pluriel emprunté à l’arabe désigne chez les Chleuhs les Berbères du Moyen Atlas, de la partie orientale du Grand Atlas ; ces populations ne se disent pas “brabers”, mais “imazighen” ; le sing. Aberberi est peu usité » (DESTAING 1939 : 104). 16. « Aujourd’hui l’usage de la lance est complètement inconnu au Maroc, sauf chez quelques tribus de Breber qui portent encore de courts épieux parmi leurs armes » (QUEDENFELDT 1902 : 281) ; « Quelques tribus de Brêber, dans le sud-ouest, par exemple les Aït Ali ou Brahim, portent encore parmi leurs armes, mais très rarement, de courts épieux qu’on ne trouve plus dans le reste du Maroc, comme nous l’avons déjà dit » (ibid. : 297). 17. C’est également le cas en français, ainsi le fameux surnom du colonel Justinard qui lui fut attribué au début de sa carrière marocaine : « el qebtan chelh », « le capitaine berbère » est-il traduit en français par l’expression « le capitaine chleuh ». Ainsi, Chleuh désigne indifféremment la langue et le ou les locuteurs du berbère. 18. Il dérive du terme achlif (pl. ichelfan) qui désigne en tachelhit (ainsi qu’en tamazight) un grand sac utilisé pour le transport des gerbes d’orge ou de la paille, ou encore pour emmagasiner la laine ou des sauterelles séchées. Il a une contenance de deux tighrar, c’est-à-dire qu’il peut contenir jusqu’à 300 kg d’orge (témoignage de Lalla Aïcha de Lakhsas). 19. Le terme existe dans les montagnes d’Infoussen, en Libye, avec le sens de nègre (DE CALASSANTI MOTYLINSKI 1898 : 7) et, avec le même sens mais sous la forme adjanaou, à Ghadamès (ibid. 1904 : 15). 20. « Le nom de “Guinée” vient de l’expression berbère akal n ignaouene qui signifie “Pays des Noirs” de même que “Soudan” vient de l’expression arabe bilad soudane qui a exactement le même sens » (JACQUES-MEUNIÉ 1982 : 571).

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21. Un médecin français du début du XXe siècle nous confirme cette attitude moqueuse des citadins en nous relatant l’expérience douloureuse d’un petit notable du Haut- Atlas : « Une seule fois dans sa vie, il était allé à Marrakech, sept ans auparavant. La crainte des moqueries dont on accable en ville les naïfs montagnards l’empêchait d’y revenir » (CHATINIÈRES 1919 : 144). 22. « Les Fasis, dont la condition est en général plus aisée que celle des gens des tribus ou des villes de province, mangent dans des proportions considérables. Ils ne font pas moins de six repas par jour. Le matin, en se levant, de très bonne heure, ils avalent une livre de kefta (saucisse de viande hachée), parfois, dans les classes aisées, une tête de mouton entière » (SALMON 1906 : 98). 23. Collectif, Dictionnaire d’arabe El Mounjid, Beyrouth, Dar el Machreq, 1987, p. 400 (obligeante traduction de M. Wanaïm). 24. Il s’agit de la « consonne roulée alvéolaire voisée », plus communément appelée /r/ roulé. 25. Communication orale de Lalla Aïcha (Lakhsas) et El Housseyn B. (Aksimen), Paris, 13 juin 2008. 26. « C’est dans la zone arabophone que s’élèvent toutes les villes importantes du Maroc, toutes les agglomérations ayant vraiment le caractère de groupements urbains. […] Les villes ont été en effet des foyers d’arabisation, des centres d’où l’influence de la langue arabe s’est exercée de proche en proche sur les paysans des alentours » (BERNARD & MOUSSARD 1924 : 271). 27. Arc en fer à cheval ou Arc outrepassé : arc, en plein cintre ou ogival, prolongé au- dessous du diamètre par la continuation de la circonférence, et formé, par conséquent, de plus de la moitié d’un cercle. Il est rare, et d’ailleurs peu caractérisé, dans les constructions chrétiennes, où on le trouve aux XIe et XII e siècles. On le nomme quelquefois arc byzantin, parce qu’on en attribue l’idée première aux Byzantins, et arc mauresque, parce qu’il a été surtout en usage dans l’architecture mauresque ou arabe. 28. Gharb, fertile plaine alluviale de l’oued Sebou située au nord-ouest du Maroc. Avec ses riches terres noires, cette région représente, avec les plaines des Doukkala et des Chaouïa, le but de nombreux migrants venus des régions plus arides et moins fertiles du Sud. Par extension le Gharb désigne, pour ces méridionaux, les riches plaines et pénéplaines atlantiques ; on y accède dès le franchissement de la barrière du Haut- Atlas. 29. De nos jours encore, pour désigner cette littérature particulière de caractères arabes mais de langue berbère, on parle d’ouvrages « mazghi ». 30. L’essentiel de cette courte analyse se base sur des informations tirées de la thèse de Nico VAN DEN BOOGERT (1997). 31. Voir . Les habitants actuels du village d’Ouggoug des Aït Ali (Aït Ba Amran) désignent encore du terme d’Imazighen les descendants des premiers habitants d’Ouggoug (qui ont trouvé refuge dans le village voisin d’Ighouran) que leurs propres ancêtres ont chassé il y a des générations (d’après une communication orale d’Ali M., natif d’Ouggoug, Rabat, 22 février 2010). 32. Pour plus de détail sur ces Amouazigh de l’Oued Noun, se reporter à l’excellente thèse d’Ahmed JOUMANI (2006).

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33. « Timzguida n Tketbit » en berbère, « Ljamaa Lketbiyya » en darija, plus connu sous le nom de « Koutoubiya » qui reprend la forme de l’arabe littéraire (F ONDS ARSÈNE ROUX 2003). 34. Entretien oral avec Faysal B., originaire de Goulmima, Temara, 6 septembre 2010. 35. Les iboudraren, les montagnards de l’Anti-Atlas central, se composent pour l’essentiel des confédérations Ilallen et Ida Oultit ainsi que d’une dizaine d’autres petites tribus. D’après un officier des renseignements français, les iboudraren par excellence sont les Aït Hemd, Aït Souab et Aït Oualyad établis sur les arrêtes les plus hautes de l’Anti-Atlas (CADN 1915).

36. Voir dans VAN DEN BOOGERT (1997 : 23) le tableau intitulé « Affiliations and number of scholars mentioned by Susi in his Rijalat el “ilm” ». 37. « Les braves territoriaux, envoyés de France au Maroc en échange des troupes actives cédées par Lyautey, d’abord un peu désorientés (quelques-uns étaient arrivés à Koudiat el Biadh avec leur bicyclette !), s’étaient mis courageusement à la tâche. À part un bataillon d’Auvergnats que le climat de Fez et la dysenterie décimèrent en un mois, c’étaient de bons Languedociens, joviaux et faciles, que la pénurie de vin contrissait » (DE BOISBOISSEL 1954 : 83).

RÉSUMÉS

Résumé Dans la langue française, on usait, durant la Seconde Guerre mondiale, d’un terme particulier pour désigner l’occupant allemand : le Chleuh. Ce mot vient du Maroc où il est utilisé, par les arabophones, pour désigner les berbérophones. Tout au long de l’histoire, de nombreux termes ont été utilisés pour désigner les Berbères et leur langue. Un élément déclencheur particulier a amené à l’émergence de ce « néologisme » qui apparaît plus clairement après l’étude étymologique dudit terme. Ce dernier connaît un vif succès puisqu’on le retrouve aujourd’hui aussi bien au Maroc, qu’en Tunisie ou en France.

Contribution to the studies of a traveler word: Chleuh During the Second World War, the word Chleuh meant the German occupying forces. It comes indeed from Morocco where the arabophones use dit to describe the berberophones. All along history several words have been use to refer to the Berbers and their language. This neologism appeared thank to an unusual event shown after etymoligic studies. It became so popular that it is used nowadays as well as in Morocco, Tunisia or France.

INDEX

Mots-clés : Maroc, Berbère, altérité, langues Keywords : Morocco, Berber, Otherness, Languages

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AUTEUR

RACHID AGROUR Institut royal de la culture amazigh, Centre des études anthropologiques et sociologiques, Rabat, Maroc.

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Discovery of the earliest royal palace in Gao and its implications for the history of West Africa Découverte du premier palais royal à Gao et ses implications pour l’histoire de l’Afrique de l’Ouest

Shoichiro Takezawa and Mamadou Cisse

AUTHOR'S NOTE

We would like to express our deepest sense of gratitude to late Téréba Togola who, as a Director-Archeologist of the Cultural Heritage of the Malian Ministry of Culture, encouraged and supported us to realize archaeological surveys in the Gao region. We felt happy to show him a part of our discoveries before his premature death in 2005. We are also deeply grateful to Klessigué Sanogo, actual Director of the post, to Mamadi Dembélé, vice-director of the Institut des Sciences Humaines du Mali, who participated partly in our survey in Gao-Ancient. Our thanks are also to the Grant-in-Aid of the Japanese Government which financially supported our field surveys for many years.

Gao in Arabic Texts

1 Located at the confluence of the Niger River and the Tilemsi Valley below the Ahaggar Mountains via the Adrar of Iforas, Gao was one of the oldest and most important commercial centers in West Africa. Since the beginning of the first millennium BC, Gao was linked with North African coastal cities by the “route des chariots” that Henri Lhote (1958: 24-25) reconstituted from the rock paintings dispersed in the mountains of the central Sahara.

2 The strategic importance of Gao did not diminish during the historical period. Early Arabic texts concerning Bilād al-Sūdān never fail to mention it. The text of al-

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Khuwārizmī written before his death in 846-847, which is the oldest extant document referring to West Africa, cites Gao1 as one of the mains towns of West Africa, together with Ghāna and Zaghawa (Levtzion & Hopkins 1981: 8). According to al-Ya’qūbī who wrote in 872-873, Gao was “the greatest of the realms of the Sūdān, the most important and powerful. All the kingdoms obey its king. Al-Kawkaw is the name of the town” (ibid.: 21).

3 We are informed also that Gao was, like the capital of ancient Ghāna, the twin cities composed of a royal residence and a commercial town inhabited by Muslim merchants. Based on the account of al-Warrāq who died in 973, Al-Bakrī gives us a decent report of these cities. This passage merits citation as it touches the heart of our article. “Between Tādamakka2 and the town of Kawkaw is a distance of nine stages. The Arabs call the inhabitants of the latter the BZRKĀNYYN. This town consists of two towns, one being the residence of the king and the other inhabited by the Muslims. The king is called Qandā. […] They worship idols as do the other Sūdān. When their king sits down a drum is beaten, the Sudanese women dance with their thick hair flowing, and nobody in the town goes about his business until he has finished his repast, the remnants of which are thrown into the Nile3. […] When a king ascends the throne he is handed a signet ring, a sword, and a copy of the Koran which, as they assert, were sent to them by the Commander of the Faithful. Their king is a Muslim, for they entrust the kingship only to Muslims.”(Levtzion & Hopkins 1981: 87)

4 This passage states that the king of Gao was a Sudanese Muslim, but that the people nevertheless maintained their old religious practices attached to the Niger River. Al- Bakrī also asserts that the royal residence of Gao is situated “on the opposite bank” of the “Nile” (ibid.: 85). The location of early Gao on the west bank of the “Nile” was also affirmed by al-Muhallabī in the late tenth century, cited by Yāqūt. According to him, the king of Gao had two towns, one called Sarnāh dedicated to markets and trading houses, and another for him and his trusted associates which was sited “to the west of the Nile” (ibid.: 174).

5 These descriptions are as important as they are the only available information on the early days of Gao. After this, unfortunately, Arabic writers lost interest in Gao and turned to Ghāna, where gold was so abundant that it was said that gold “grows as carrots do” (ibid.: 28). This change must have been the result of the westward shift of the main trade route for gold which linked Ghāna directly to Sijilmāsa, as described by the late tenth-century writer Ibn Hawqal who worked for the Fatimid caliphate that occupied the latter city4. After the writings of al-Bakrī in 1068, no valuable information was recorded on Gao until Ibn Baţţūţa visited it in the mid-fourteenth century.

Controversy Over the Early Days of Gao

6 We thus lack sufficient documentation on Gao from the eleventh to the mid-fourteenth centuries. It is this scarcity of information that has provoked so many controversies on the early days of Gao. The location of the royal residence, its weight in the trans- Saharan trade, and the list of kings of the early Gao kingdom are among the subjects at issue.

7 The identification of “Sarnāh” of al-Muhallabī with the actual archaeological site of Saney situated seven kilometers east of Gao is unanimously recognized (Fig. 1).

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FIG. 1. GAO, GAO SANEY AND WAJI GANGABER

8 But this is not the case for the royal residence of the twin cities of Gao. Some say that it should have been located on the west bank of the Niger, following al-Bakrī and al- Muhallabī (Hunwick 1985: 5, 1994: 267). For others, “the west of Nile” of these writers should not be interpreted as the west bank of the Niger, but as the west bank of the Wadi Gangaber that flowed down in the past from the Tillemsi valley to separate Gao from Gao Saney (Lange 1991: 258, 1994: 284)5.

9 There are also diverse opinions on the beginning of the trans-Saharan trade in which Gao was involved (Fig. 2). Given the scarce information provided by the early Arab writers, some consider that the trans-Saharan trade cannot have intensified until the tenth century (Devisse 1972: 49-50). Others say that this view should be revised, to take account of the Ibādī documents that affirm the existence of communication between North Africa and Gao from the second half of the eighth century6 (Lewicki 1961; Hunwick 1985: 6, 1994: 257).

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FIG. 2. GAO IN THE HISTORICAL MAP OF NORTH WEST AFRICA

10 We are also faced with another polemic on the identification of the kings commemorated in the epitaphs of Gao Saney with the list of kings mentioned in the two Tarikhs of Timbuktu7.

11 Why are there so many controversies about the early days of Gao? One of the reasons, as mentioned above, is the scarcity of information given by early Arabic writers. To this can be added two other reasons: the diversity of the historical documents on the early days of Gao, and the lack of extensive archaeological research in Gao and its surroundings.

12 In fact, there exist three categories of historical records that provide information on the early history of Gao. The first is the writings by medieval Arabic authors, which modern historians generally consider to be primary sources. Nevertheless, these are only external and second hand documents, being written by authors who had never been to West Africa, with the exception of Ibn Battuta who visited the Mali Empire in the fourteenth century. The second is the two Tarikhs of Timbuktu, which were written by local authors and therefore provide good and approved documentation (es-Sa’di 1981; Kati 1981). Nevertheless, as they were written in the seventeenth century, they have the defect of not being contemporary with the early days of Gao. The third is a considerable number of epitaphs discovered in the region of Gao (at Gao, Gao Saney, Es- Souk and Bentya). These epitaphs have the high advantage of being contemporary and internal records, kept untouched since then8. Unfortunately, the information they yield is destitute of contextualization so that it needs to be related to other information given by other documents. The differences in emphasis of these historical records have made quite controversial the interpretations as for the early days of Gao.

13 If the historical records cannot fulfill our requirement for historical reconstruction, archeological research would furnish a solid foundation for writing the history of

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Gao. In fact, number of research projects have been carried out since de Gironcourt (1920) visited the area at the beginning of the twentieth century to engage in archaeological works. In the 1950’s, Raymond Mauny (1951) excavated in the northern part of Gao to find, according him, a mosque constructed by Mansa Musa on his return from Mecca in 1325 or 1326. Recently, British archaeologist Timothy Insoll (1996, 1997, 2000) carried out two archaeological researches in Gao city and its surroundings in 1993 and in 1996. These excavations did discover some important materials that shed light on the economic life of early Gao. They did not, however, succeed in yielding a sound foundation for tracing the process of evolution of the Gao kingdom, as the research was limited and short-term.

14 As for Gao Saney, the archaeological works of Colin Flight (1975, 1979) in the 1970’s was of great importance. Through his excavations in 1972, 1974, and 1978, he could identify the buildings made of fired-brick in two different places: one in the Muslim cemetery of Gao Saney and another in the southern fringe of the mount (Fig. 3). As for the dating, he considered these buildings to be “of about 1100” (Flight 1979: 36). Disturbances in the region, however, made him unable to extend his planned excavations at the principal archeological site of Gao Saney.

FIG. 3. PLAN OF THE SITE OF GAO SANEY

15 To compensate these historical and archaeological deficiencies, we began to engage in archeological investigations in the region of Gao in 2001. In 2001-2002 season, we conducted two excavations on the tell of Gao Saney. From 2003-2004, we moved to Gao city (so-called Gao-Ancient) to obtain a comparative view. In Gao-Ancient, we found two large buildings constructed completely of stone in the area where, local people say, Kankan Musa had constructed his mosque on his return from Mecca (Fig. 4), as was mentioned in Tarikh al-Sūdān (es-Sa’di 1981: 14).

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FIG. 4. PLAN OF THE SITE OF GAO-ANCIENT (2005)

16 These buildings are so immense that we have not yet finished exposing them (Fig. 4 & 10). The objective of the present article is therefore relatively limited. Its main purpose is not to provide a sufficient account on our field researchs, as we are preparing a book in which readers will find full data and a complete analysis of the materials found in our excavation. Our objective here is to offer sufficient data to give a new light on the formation of the early Gao kingdom and its implications for the trans-Saharan trade.

Excavation at the Tell of Gao Saney

Stratigraphy and Structures

17 Gao Saney is located seven kilometers east of Gao city, surrounded by the Wadi Gangaber downstream from the Tillemsi valley, which in the past must have flowed into the Niger River at Gao (Fig. 1). This site is very popular among historians of West Africa because of its royal cemetery, which contains notably some marble epitaphs. These epitaphs were discovered in the 1930’s and have since been the subject of much scientific work (Sauvaget 1950; Viré 1958; de Moraes Farias 1990, 2003). Close to this cemetery, there exists a tell 700 m long, 400 m wide, and 11 m high, totally covered with archeological remains such as ceramics, glass beads, and iron and copper fragments. These remains are associated with up to 2,000 extensive clandestine diggings to obtain glass beads.

18 The devastation of the site made it difficult for us to find a place to excavate, when we targeted it in 2001-2002 season. Nevertheless, careful exploration of the surface of the tell enabled us to find two undisturbed areas, one on the top of the tell, and another

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about 100 m away on the northern flank, which slopes down one meter from the first site. As the workable space was limited, the excavation at the top (hereafter GS-3) measured two meters by three meters and that on the northern slope (hereafter GS-1) measured three meters by three meters (Fig. 3). We changed the level according to the natural layer of soil. After two months of work, we arrived at culturally sterile soil. The depth of GS-1 was 6.35 m at the fifteenth level, and that of GS-3 was 7.30 m at the seventeenth level.

19 In terms of the stratigraphy of GS-1, the upper part down to 1.60 m seemed to have been used as a dump. There were a large quantity of remains such as shards of pottery, glass beads, and small clay crucibles, but no structural remains. The soil was a mixture of yellow sand and clay, containing much ash. This phase (phase 1) was followed by another (phase 2) that consisted of yellow sand and clay mix, 4.75 m in depth. Some rectangular banco bricks were found there, but no visible structures remained.

20 In contrast, the GS-3 trench uncovered three layers of structural remains. After removing disturbed soil 0.35 m in depth (phase 1), we found the first structure made of rectangular banco bricks 0.6 m long and 0.3 m wide (Fig. 5).

FIG. 5. CONSTRUCTION MADE OF RECTANGULAR DRIED BANCO BRICKS

21 This structure would have been a solid one with walls 0.65 m thick. Beneath this structure, at a depth of 2.28 m, we found two convex thin banco walls of 1 m long, 0.5 m wide and 0.05 m thick. These structures were filled with incinerated Glaberrima rice of West African origin9, and would have been used as corn lofts. After this, appeared the remains of another structure with wall 0.4 m wide, made of rectangular banco bricks. The total depth of this phase containing three layers of structures (phase 2) was 2.60 m. Its soil was yellow sand and clay mix in distinguishable from that of phase 3 beneath. In the latter phase we found a large number of shards of pottery and beads, with no structural remains.

22 The discovery of the structure made of rectangular dried mud bricks is interesting, as this building technique is unfamiliar in “medieval” West Africa. The houses of the archaeological site of Jenné-Jeno from the third century B.P. to the fourteenth century A.D. were generally made of cylindrical dried mud bricks10 (McIntosh & McIntosh 1980:

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104-110; McIntosh 1995: 64-65). The people of Jenné still distinguish these two kinds of brick, calling rectangular mud bricks “tubabu ferey”, which means “white men’s bricks”, and cylindrical bricks “jeney ferey”, “Jenné’s bricks”. This suggests that the diffusion of the rectangular mud brick in the region of Jenné took place in the last decades of the nineteenth century. As the Gao Saney site is considered to date from the eighth to the tenth centuries, this use of rectangular mud brick is one of the earliest in West Africa (see footnote 16 of this article).

Findings from Gao Saney

23 The findings from Gao Saney are composed, in the first place, of more than two thousands shards of pottery of which we analyzed a quarter, that is, 611 shards. Of these, 26.2% were classified as cord and twine-decorated, 25.3% as painted, and 13.6% as undecorated, while 34.9% were not classifiable. The cord decorated pottery, which frequently contains sand grains, is generally bigger and more rustic than the painted pottery. Our previous surveys in the Niger Bend demonstrated that the most frequently encountered Iron Age pottery is monochromatic, painted in light reddish brown or reddish yellow. At Gao Saney, however, much of the pottery is multicolored and more beautifully decorated than was standard (Fig. 6). The variety of decorations and diversity of manufacturing techniques suggest that either this site was occupied by peoples of different origins or pottery was imported from various areas. In spite of this diversity, the types of pottery were not differentiated in accordance with the depth of their finding. This implies that this site was not occupied over the ages.

FIG. 6. SOME KINDS OF DECORATION OF THE POTTERY OF GAO SANEY

24 Among 121 shards of pottery of distinguishable form, 79% are bottles, 11% lids or dishes, 5% pots or jars. The high percentage of bottles is the most remarkable

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particularity of the pottery found at Gao Saney, because the ratio of bottles that our previous surveys conducted in Mali revealed is less than 2%. Other earthenware utensils include two earthen lamps of the same form as that used in North Africa (Fig. 7)11, and 26 earthen crucibles that would have been used to mould copper, glass or gold.

FIG. 7. EARTHEN LAMP OF GAO SANEY IN THE SAME FORM AS THOSE OF NORTH AFRICA

25 In terms of metal objects, 333 fragments of copper were found in GS-1 and 116 fragments in GS-3. Most of these objects can not be identified, with the exception of a few bracelets and earrings. Some fragments are considered to be portions of semicircular copper-alloy ingot identified by Timothy Insoll (1997: 21) as currency. As he notes, one earthen mould and three copper ingots found at Marendet in northern Niger by Henri Lhote (1972: 436) in the 1960s seem to have the same form and the same dimension as the copper ingots of Gao Saney12. The excavation conducted by Lhote could expose more than 30,000 crucibles, dating from the sixth to the tenth century A.D. (ibid.: 449-450, 453). This corresponds almost exactly to our dating of the tell of Gao Saney. So, it is very probable that copper was imported from Marendet, located 800 kilometers east of Gao, in the form of semicircular ingots that would have been circulated as currency and melted down at need to make copper products.

26 Iron slag was found in every layer of our two excavations. It is therefore evident that iron was manufactured in large amounts at this site. The 195 iron items found include 24 fragments of swords or knives, more than 100 nails, and two sets of two big rings attached to each other. The latter can be considered to be portions of harness.

27 The most important, and most impressive, finding from Gao Saney is the many different kinds of beads. Of 388 beads in total, there are 11 bone beads, 102 earthenware beads, 22 beads of precious stone such as carnelian and crystal, 243 glass beads. The glass varies in color from dark blue to bright blue, grayish-white, yellow, green and red in quantitative order. The glass and stone beads were undoubtedly imported from North Africa and elsewhere, whereas the earthen and bone beads would have been

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local. As some of the glass beads found are in the process of manufacture, the inhabitants of Gao Saney must have not only imported but also remade glass beads.

Dating and Analysis

28 During our excavations, no drastic change was noticed regarding either the soil or the pottery according to the depth of the layers. This led us to believe that the occupation of this site must not have been long-standing. This idea was confirmed by the C14 analysis of seven pieces of charcoal sampled during our excavations (Fig. 8). Although the dating of two samples appears anomalous13, if these are discounted, the deepest layer indicates dates of 753±37 A.D. and 776±42 A.D. and the layer above 877±54 A.D. and 920±42 A.D. We can therefore date the occupation of this site from the early eighth century to the mid-tenth century. This dating is almost three centuries earlier than that of between 1042 and 1280 or 1299 deduced from the epitaphs of the cemetery of Gao Saney (Sauvaget 1950; de Moraes Farias 1990, 2003: xxxiv, 32). Our dating, however, corresponds approximately to another proposed in 1980’ by researchers of the Malian Institut des Sciences Humaines, which indicates the late tenth century14. We may therefore situate the occupation date of the tell of Gao Saney between the early eighth century and the late tenth century.

FIG. 8. RADIOCARBON AGES OF THE SITE OF GAO SANEY

29 The most outstanding feature of the Gao Saney tell is the overwhelming influence of North African civilization. In fact, our 15 m2 excavation produced 388 beads, including 243 glass beads, an exceptional number in terms of archeological surveys carried out in West Africa. The Jenné-Jeno excavations could find only several dozen of glass beads in total (McIntosh & McIntosh 1980: 164; McIntosh 1995: 250), and the Kumbi Saleh excavation of 130 m2 found 220 glass beads (Berthier 1997: 91). As it is generally accepted that glass was not manufactured in sub-Saharan Africa, this assemblage of glass beads places Gao Saney as one of the most important centers of trans-Saharan trade in West Africa from the eighth to the tenth centuries.

30 No less impressive are the existence of the 26 crucibles that would have been used to melt down of glass or gold, of the slag and iron goods found at every level of our excavations, of the more than 300 copper items, and of the very sophisticated pottery of different kinds. All these findings suggest that Gao Saney was not only a mercantile town but also a manufacturing one, as proposed by Insoll (1997: 23). If this reading is

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accepted, our findings will cast new light on industrial development in West Africa from the eighth to the tenth centuries15.

31 Moreover, the use of rectangular mud bricks is not only exceptional, but also the earliest in West Africa16. Also exceptional are earthen lamps of the same shape as those used in North Africa, sophisticated spindle whorls that are among the earliest in West Africa17, and the high and exceptional percentage of bottles among the pottery found at this site. All these peculiarities suggest that the main inhabitants of Gao Saney would have been merchant-manufacturers from North Africa who would have coexisted with the local population, as suggested by the divers forms and techniques of pottery.

32 According to Tadeusz Lewicki (1961, 1971), a specialist in Ibādī history, the first agents of the trans-Saharan trade were Ibādī merchants expelled from Iraq in the second century of Islamic expansion. The Ibādī sect, which claimed the equality of all Muslims, was welcomed by the Berber tribes who had been oppressed by the Arab-centered administration of the Umayyad dynasty. Supported by them, the Ibādites accumulated power on the northern fringe of the Sahara and established Rustam dynasty in Tāhart in 776. By the last decades of the eighth century, they must have opened a commercial route to Sudanese cities such as Ghāna and Gao (ibid.: 1961, 1971: 118) 18. The relationship between Tāhart and Gao must have been very close, as is illustrated by an anecdote reported in an Ibādī document, which says that a son of the second imam of the Rustam dynasty, al-Wahhāb (784-823), tried to go to Gao (Levtzion & Hopkins 1981: 90). It will therefore not be too great a stretch of the imagination to conceive that the Ibādī merchants-manufacturers would settle in Gao Saney19 in the second half of the eighth century, as suggested already by John Hunwick (1985: 6).

Excavation at Gao Ancient

Archaeological Site and Structures

33 In 2003, we decided to turn to Gao city to expand our understanding through a comparison with our discovery at Gao Saney. The northern area of Gao city is called Gao-Ancient, and many archeological sites remain there, including the monument of Askia Muhammad built in the last decade of the fifteenth century. In this area there is an open space of about 40,000 m2 where, according to local tradition, the emperor of Ancient Mali, Mansa Musa, constructed a mosque on his return from Mecca in 1325 or 1926, as noted in Tarikh al-Sūdān (es-Sa’di 1981: 11). Some French colonial officers and Raymond Mauny (1951: 844) carried out archaeological investigations there in 1949 and 1950 to find “une mosquée à mirhab” constructed with dried mud bricks. As Mauny found nearby a tombstone dated to 1362, he concluded this structure to be the remains of the Mansa Musa’s mosque (Fig. 4).

34 Besides this mosque, Mauny noted some structural remains made of stone, one of which measured 30 m long and 1.2 m thick. Believing these stones to be the foundations of modern houses, Mauny affirmed that “Des sondages effectués à plusieurs points de cet important bâtiment m’ont donné des résultats négatifs: il ne s’agit pas de murs à proprement parler, mais de fondations” (ibid.: 845). We do not know if Mauny actually carried out excavations there to make this declaration. What we know is that this claim has gone unchallenged. In spite of their apparent importance, nobody has tried to find out what exactly these stones structures represent20.

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35 After having swept all the surface and exposed structures of this open space, we chose one area in which to dig. This area was defined by the ends of two parallel ranges of stones 2 m apart. We envisaged them to have formed the entrance of an ancient building, and decided to establish one unit of 5 m by 5 m to include all the visible stones. As the trench was large, we decided to change level every 20 cm. Several days’ work brought us discoveries that surpassed all our expectations (Fig. 9).

FIG. 9. ENTRANCE OF THE BIG BUILDING OF GAO-ANCIENT

36 The stone structures proved not to be building foundations, as proposed by Mauny, but the actual walls of a big building buried underground. The entrance was decorated with fine fired bricks. The thickness of the walls was consistently 1.2 m, made of a combination of flat schist slabs and round sand stones, reinforced by clay plaster. We dug down to the bottom of the walls at 1.2 m deep. During our excavation of this first unit, we realized that the building was much bigger than we had expected. We therefore decided to put the highest priority on obtaining an overall view of the building by opening other units in the direction of the stone-wall structures.

37 Our excavations in this season took two and a half months to give us an approximate plan of the building (Fig. 10). The final excavated area of this season, 28 m wide and 20 m long, was unable to uncover the whole structure. The thickness of the wall is consistently 1.2 m, made of a combination of flat schist slabs and round sand stones. The distance between the walls is not large, which varies from 2.5 m to a maximum of 4 m, with no arches used in the building technique in West Africa. The eastern wing of the building is composed of four ranges of stone walls, so the building proves to be very immense21. Inside and outside the building were several walls and floors made of fired or dried mud bricks, which, owing to differences in depth, we interpreted as the remains of later housing that would have reused the abandoned stone walls.

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FIG. 10. PLAN OF THE BUILDINGS OF GAO-ANCIENT

2010, The central units (GKM1-GKM8) were excavated in the 2003-2004 season.

38 As for the two kinds of stones used construction, sand stones can be easily found on the river bend of the Niger River near Gao, but flat schist slabs are totally absent. When we visited Bentya-Kukiya22, 140 km away from Gao and considered as the first capital of the Gao kingdom according to the local tradition collected by Jean Rouch (1953: 156-165), we discovered some structural remains made of the same kind of stones. Gao being linked with Bentya by the Niger River, it is very probable that these stones were carried from there by boat. Did the rulers who had left Bentya, their old capital, to settle in Gao-Ancient tried to construct their new residence with the same materials? This seems very plausible, but will remain a hypothesis until an extensive survey will be carried out in the region of Gao including Bentya. In any case, an immense mobilization of labor would have been needed to transport a large amount of stones, as Gao is 140 km from Bentya and the building in Gao-Ancient is very immense.

39 In relation to the scale of the construction, our findings during this season were relatively limited. More than 400 pottery shards were found, with decorations almost the same as those of Gao Saney, except for black or brown burnished wares of the finest quality. The most marked difference in the forms of pottery found was the scarcity of bottles in Gao Ancient in comparison with Gao Saney. Other findings included several dozen spindle whorls, a large quantity of iron products, some copper articles, and very few iron slag. The number of glass beads was relatively limited (493 items) for the site’s size, while a dozen large carnelian beads were found. In spite of these findings of great value, no dump and very few charcoals were remarked during our excavations.

Another Structure and Dating

40 Excavations in Gao-Ancient have continued year in year out since 2003 with some interruptions. The eastern wing of the big building was finally uncovered to reveal four

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ranged walls 36 m long. These walls are 2.5 m apart, with the right wing measuring 12.5 m from front to back. If the left wing has the same length as the right wing, the total length of this building will be 73 m. In terms of the height of the building, actual houses constructed with dried mud brick walls 0.4 m thick are generally 3 m high. So if we treble this figure in accordance with the triple thickness of the wall, the building would stand over 10 m high. The immensity of the building and the mobilization of massive labor force to construct it made us to think of the citadel or royal residence mentioned by al-Muhallabī and al-Bakrī of the tenth and the eleventh centuries (Levtzion & Hopkins 1981: 87, 174).

41 On the north boundary was found another building containing some rooms. This building, or rather residence, is smaller than the other. Its main room is 11 m long and 5.5 m wide, with walls 0.5 m thick made with flat schist slabs (Fig. 10). Inside the room are seen two ranges of columns made of smaller schist slabs (Fig. 11).

FIG. 11. INTERIOR OF THE SMALL BUILDING OF GAO-ANCIENT

42 Two layers of white and red plaster are painted inside the walls, meaning that this room must have been very beautifully decorated. This residence contains two other rooms, one of which is a bathroom equipped with a drain pipe under a corner of the floor made of pebbles (Fig. 12).

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FIG. 12. BATHROOM OF THE SMALL BUILDING OF GAO SANEY

43 How were these two buildings constructed? The walls of the bigger building are found to be set on a foundation made of banco, 0.3 m thick and tightly beaten. The foundation of the other building is not so thick or tight. The fact that the wall of the small residence is deeper than that of the bigger one by 20 cm gives rise to two possible interpretations: either both buildings were constructed at the same time, or the smaller building was built first, followed by the other after an interval of several years or decades. In any case, the buildings are situated so close to each other that the bigger building must have been built while the preceding residence was occupied.

44 For dating, seven charcoal samples were taken from the two buildings (Fig. 13). The charcoals of sample number GMK4-6 and GMK11-7 are taken from the deepest layer over the floor23, and those of GMK4-5 and GMK11-6 from the next deepest layer. Their dates indicate that the two buildings were constructed in the first quarter of the tenth century (between 908±50 A.D. and 938±40 A.D.) and abandoned in the last decade of the same century (between 978±50 A.D. and 1018±40 A.D.)24. The other charcoal samples, numbers GMK11-4, GMK20-3, and GMK29-3, are taken from the layer at almost the same depth as the annexed floors made of fired or dried mud bricks. We interpret these floors as the reuse of the abandoned stone walls, meaning that the posterior constructions equipped with these floors were built in the last half of the eleventh century or the first half of the twelfth century24.

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FIG. 13. RADIOCARBON AGES OF THE SITE OF GAO-ANCIENT

45 This dating of the stone buildings of Gao-Ancient merits comparison with that of Gao Saney. In fact, the construction of Gao’s main buildings coincides with the later period of occupation of the tell of Gao Saney from the eighth to the tenth centuries. It is therefore clear that the buildings of Gao-Ancient and those of Gao Saney coexisted during the tenth century. This agrees exactly with the writings of al-Muhallabī and al- Bakrī of the second half of the tenth century25, which affirm that the capital of the Gao kingdom was a twin cities, one called “Sarnāh” and dedicated to the markets and trading houses, and the other, the residence of the king located “to the west of the Nile” (Levtzion & Hopkins 1981: 84, 174). The collation of the results of our excavations carried out in Gao-Ancien and Gao Saney offers evidence for the assertion that “Sarnāh” is the actual site of Saney and that both parts of the twin cities of the Gao kingdom were located on the east side of Niger. The “Nile” of these writings should not be interpreted as Niger River, but as Waji Gangaber which separates Gao to its west from Saney to its east (Fig. 1), as was interpreted by Dierk Lange (1991: 258, 1994: 284).

Findings from Gao-Ancient

46 Both quantitatively and qualitatively, our findings in Gao-Ancient are more important than those of Gao Saney. Most of the valuable goods were found in the main room of the smaller residence, including a round brass trim, an iron sword inlaid with some brass asterisks, a bracelet made of several hundreds of brass small rings, and a probable small jewel box decorated with a brass ornament. There are also 40 fragments of luster pottery imported from North Africa and from China, some of which were typical pottery of Cairouan under the early Fatimid dynasty 416 fragments of glassware, including several dozen of small bottles that would contain perfume or balm, and one cupping glass for drawing blood (Fig. 14)26. These findings are important as nothing similar has been found in West Africa, even in large trading cities such as Tegdaoust and Kumbi Saleh27. Moreover, two small shreds of gold weighing 2.50 g and 2.25 g are found in the same room, indicating that the export of gold was practiced in Gao28.

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FIG. 14. GLASSWARE IMPORTED FROM NORTH AFRICA OR MIDDLE EAST

47 As for the pottery, some differences are remarked between Gao Saney and Gao- Ancient. The most remarkable difference is that a hundred pieces of black or blown burnished pottery of the finest quality are found in Gao-Ancient while the high percentage of bottles remarked in Gao Saney is not reproduced here. Other earthenware items include 46 spindle whorls of the same material and geometric decoration as the black burnished wares, whose provenance we cannot yet identify. The absence of bottles and earthen lamps that are the most characteristic feature of the pottery of Gao Saney and can be considered as the indicator of the existence of the North African people gives an idea that the inhabitants of Gao-Ancient differed from those of Gao Saney. In contrast, the diversity of decoration of the pottery found at Gao-Ancient suggests that Gao was a center for the exchange of the local pottery fabricated in different localities.

48 The findings from Gao-Ancient are more important than those of any other archeological site in West Africa other than Igbo-Ukwu (Shaw 1970)29. The richness of the site is shown in the number of findings in each category: The total number of beads is 9,743, including two bone beads, 34 metal beads, 114 earthenware beads, 150 precious stone beads (agate, carnelian, crystal, etc.), and 9,411 glass beads. There are also 2,098 pieces of iron, 1,889 pieces of copper, 416 fragments of glassware, and 41 fragments of luster pottery imported from North Africa, the Middle East, or China, but few iron slag. The ratio of the number of findings from the small building to those from the larger one is roughly 4:1. This ratio is even higher for precious items such as copper articles, glassware and luster pottery.

49 The tenth-century main buildings made of stone on a scale never before seen in the West African savannah, the centralized power required to mobilize massive labor for the transportation of schist slabs, and the intensive transport by camels of precious and very fragile goods such as small glass bottles, all lead us to deduce that the small building of Gao-Ancient was a royal residence protected by a kind of large stone-built citadel. This interpretation seems more probable given the fact that no dump and a very limited quantity of iron slag were found here. It demonstrates that this area was

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not occupied by the common people, but reserved for the nobility who did not need to work or cook.

Historical Reconstitution of Early Gao

Gao and the Trans-Saharan Trade

50 Our excavations at the archaeological sites of Gao-Ancient and Gao Saney have produced many discoveries more important and more controversial than we had ever expected. Some of them, notably the new dating of the two sites and the position of the royal residence of the early Gao kingdom, diverge from commonly accepted views. Yet, if our interpretations are accepted, they will surely deepen and widen our understanding of the process of the formation of the early Gao kingdom. Which kind of new light can our discoveries cast on the history of Gao and of West Africa? Four points are to be noted.

51 Firstly, our discovery of the royal palace of the tenth century, if our interpretation is accepted, is the first discovery of a “medieval” royal palace in West Africa. Since the beginning of the twentieth century, when West African historiography began (Shaw 1905; Delafosse 1912), many efforts have been made to find the capitals of ancient Ghāna, Mali, and Gao kingdoms, without any success30. The twin cities of Gao composed of the royal residence and the Muslim commercial town, were mentioned by Arabic writers of the tenth and eleventh centuries such as al-Muhallabī and al-Bakrī. But the absence of any archeological proof until now has meant that these writings have caused controversy among modern scholars rather than shared understanding.

52 Our discovery has shown the very existence of the twin cities of Gao in the tenth century, both located on the east bank of the Niger River. Furthermore, the scale of the buildings made of stone and the richness of the imported and locally manufactured items which exceed generally accepted concepts in “medieval” West African history suggest that the inhabitants of Gao-Ancient would be the holders of the centralized power. And their power must have been consolidated by the coexistence of the flourishing commercial and manufacturing center of Gao Saney where the merchants- manufacturers from North Africa would cohabit with the local population.

53 Secondly, the new dating of Gao-Ancient and Gao Saney confirmed by our excavations will require a revision of the early history of the trans-Saharan trade. The epitaphs found at the cemetery of Gao Saney dating from 1042 to 1280-1299 have made scholars consider that the tell contiguous with it was contemporaneous, despite the lack of any archeological investigation there. This presumed idea must be revised in the light of the results of our excavations, which situate the occupation of the tell from the eighth to the tenth centuries A.D.31 Our excavations suggest also a high probability for the existence of a colony of North African merchants and manufacturers in this place.

54 A large quantity of glass beads, copper ingots, iron goods and iron slag, and miscellaneous earthenware including crucibles, spindle whorls and earthen lamps, all demonstrate the intensity of the trans-Saharan traffics and manufacturing activities in Gao Saney. If this place was inhabited by the merchant-manufacturers of North African origin as early as the eighth century, as we believe, the trans-Saharan trade must have existed in considerable intensity in this century32. To identify the main items exported from Gao is beyond the scope of this article. But gold and hippopotamus ivories shipped

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by the Sorko, a riverine branch of the Songhay, would have constituted an important part of the products exported to North Africa. Situated at the confluence of the Niger River and Tillemsi Valley and in the contact zone between the Sahara and the savannah, Gao must have been a privileged target for both foreign merchants and the local populations who wanted to engage themselves in the world-wide economy via North Africa.

Early Kingdom of Gao and the Almoravids

55 Thirdly, the confirmation that the occupation of Gao Saney preceded the construction of the main buildings of Gao-Ancient by two centuries will shed new light on the process of formation of the twin cities of Gao. The oral tradition of the Sorko collected by Jean Rouch (1953: 156-165) in the 1950s affirms that their forebears originated far to the south, in the W region on the frontier between modern Benin and Nigeria (Fig. 2).

56 Their mythic ancestor, Faran Maka Bote, ascended the Niger River to settle in Kukiya- Bentya where he found the residents dominated by a demon in the form of a gigantesque fish. It was after Faran Maka Bote, or Za-al-Ayaman after Tarikh al-Sūdān (es-Sa’di 1981: 6), had killed this demon with a kind of harpoon that he was welcomed by the local population and became king there (Rouch 1953: 168; es-Sa’di 1981: 8; Kati 1981: 326). Thus, the first kingdom of Gao would have been founded in Kukiya-Bentya, which must have expanded its power through a monopoly of the fluvial activities of the Niger River. This legend may have reflected the historical evidence that the first kingdom of Gao emerged from the combination of the local agricultural population and the immigrant riverine people who monopolized the fishing, hunting of aquatic animals, and fluvial traffic of the Niger Bend and beyond.

57 We have no historical record of when this event happened. Yet, it is very probable that the later development of the small kingdom of Kukiya-Bentya was due to the intensification of the commercial and manufacturing activities of Gao Saney that had flourished since the eighth century. On the other hand, the consolidation of power of the small kingdom in Kukiya-Bentya would be felt to be beneficial to enlarge their settlement in Gao Saney by the foreign merchant-manufacturers who had decided to live there33. If this interpretation is accepted, it implies that the first twin cities of Gao consisted of Kukiya-Bentya and Gao Saney since the eighth century. Some decades or centuries later, the ruler of Kukiya-Bentya would decide to construct his new residence in Gao in the early tenth century at the latest, to engage his kingdom more deeply in the trans-Saharan trade and to acquire more of its benefits from it34.

58 Fourthly, if the peak of the early Gao kingdom was achieved by the Songhay people during the tenth century when they constructed big buildings at Gao-Ancient, a question must be posed regarding its continuity: Is it the Songhay who held the hegemony of Gao since then? To answer this question, we must examine carefully the changes of the religious lives and of the material culture, observed in Gao-Ancient and Gao Saney. As shown above, the main buildings of tenth-century Gao-Ancient were made of stone, while the structures of the next layer above dating of the eleventh and twelfth centuries were equipped with floors made of fired mud bricks. This technique was unfamiliar in the Gao region, with the exception of the “caveaux” of the cemetery of Gao Saney and the “structure Q” in the southern fringe of the tell of Gao Saney, which were considered to be “about 1100” (Flight 1975, 1979: 36) (Fig. 3). What does this

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affinity between the later construction at Gao-Ancient and the “structures” at Gao Saney mean?

59 This change of the building techniques should be related to another one realized in the religious lives: appearance of the epitaph in the Gao Region. In spite of the overwhelming influence of the Muslim civilization, the first epitaph appeared in 1013/1014 at Es-Souk and in 1042 at Gao Saney (de Moraes Farias 2003: xxxiii- xxxiv). The absence of epitaph before these dates would be due to the repulsion toward its construction by the Ibādites who monopolized the trans-Saharan traffics before the tenth century. Since the second half of the tenth century, nevertheless, the influence of the Sunnī and Shī’ī Muslims who were not against epitaph construction gradually got to predominate in this region (ibid.: cxlv-cxlvii). In fact, the Almoravids who were the advocates of Sunnī extended their power, after having conquered Sijilmāsa in 1054, to the north to occupy Almeria in 1091, as well as to the south to take Ghāna in 1076, and Tādmakka in 1083.

60 Some studies propose that the marble epitaphs of Gao Saney, made in and transported from Almeria on the southern coast of Spain, were closely related to the Almoravid domination in the Gao region (Hunwick 1980: 420-423). So the marble epitaphs of Gao Saney, which were introduced for the first time in West Africa around 1100 to commemorate deceased kings and queens, represented exactly the two extremities of the Almoravid dynasty. As A. D. H. Bivar (1968: 7) has suggested, this new ruler of Gao who introduced the Spanish marble epitaphs would not be “one of the Almoravid princes but a federated or vassal local ruler”. He or she must have felt a great need for it, because his/her emerging authority would not have been recognized easily by the local population (ibid.: Hunwick 1980: 429-30).

61 If the new ruling class of Gao, of presumed Sanhāja origin35, introduced marble epitaphs from Spain, it is very probable that to consolidate their authority they also introduced other items more visible and more overwhelming: structure made by a new building technique, fired mud bricks. So, the new rulers established their royal houses in Gao- Ancient and Gao Saney by using a new building technique, while standing the epitaphs in the cemetery of Gao Saney between 1042 and 1280-1299. As a consequence, the ancient Songhay rulers of Gao-Ancient would be obliged to go down the Niger River far south. This new dynasty of provably Sanhāja origin, succumbing to the domination of Mali Empire in the Gao region during the mid-thirteenth and the fourteenth centuries, would retreat to Bentya where they constructed the epitaphs between 1272 and 1489 (de Moraes Farias 2003: liv). From far south the descendants or the compatriots of the ancient Songhay rulers were obliged to wait several centuries before they regained Gao with the assumption to the throne of Sonni Ali-Ber.

62 ❖

63 Our excavations in Gao-Ancient and Gao Saney could furnish rich and solid materials that will deepen and widen an understanding not only of West African archaeology but also of the history of West Africa.

64 The most urgent necessity imposed on us is to carry out further excavations in order to expose the rest of the buildings still covered under-ground at the site of Gao- Ancient. Our hope is to continue this task. Nevertheless, we have to recognize that this is not an easy task, as our excavation of about 1600 m2 at Gao-Ancient only represent

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ten percent of the possible site which may occupy about half of the open space of 40,000 m2, called site of Mansa Mūsa’s mosque.

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NOTES

1. In the “medieval” Arabic text between the 8th and the 16th centuries, Gao was called Kawkaw or Kūkū. 2. Tādmakka which means “Mecca-like” is identified with the actual archeological site of Es-Souk located about 450 km northeast of Gao. 3. “Nile” in the “medieval” Arabic text concerning Bilād al-Sūdān refers to the Niger River. 4. Ibn Hawqal declares: “The route from Egypt to Ghāna went over them but the winds blew continually upon the caravans, heavy and light, and more than one heavy caravan was annihilated and light one exterminated […]. So they abandoned this road and left it for Sijilmāsa” (LEVTZION & HOPKINS 1981: 45). From this passage, John HUNWICK (1980: 421) considers that the early trans-Saharan roads for gold linked Ghāna with Egypt and Ifrīqiya via Gao. 5. LANGE (1994: 284) cites a letter from Raymond Mauny who had visited Gao in the 1950’s to carry out archaeological works there and who advised him to search for both of the twin cities of Gao on the east bank of the Niger. 6. Based on the mintage of the gold coins in North Africa which continued during the fourth and fifth centuries and increased considerably since the sixth century, Timothy GARRARD (1982) considers that the traffics between Gao and Ifrīqiya were maintained throughout these centuries, that is, before the arrival and the dominance of the Arabs in North Africa. 7. Historians have tried to clarify this point by comparing different kinds of historical documents. See, HUNWICK (1994), LANGE (1991, 1994), DE MORAES FARIAS (2003).

8. A complete list of these epitaphs was given for the first time by DE MORAES FARIAS (2003) who translates and analyses 250 epitaphs in the Gao region in a broad sense including Es-Souk. 9. The origin and the dissemination of the African rice (Oryza Glaberrima) were fully discussed by Roland PORTÈRES (1950). 10. Some “collapsed rectangular bricks” were found at Jenné-Jeno from the structure whose dating is 1030±150 (MCINTOSH & MCINTOSH 1980: 110). But the bricks found at this site are generally cylindrical ones and these rectangular bricks were “collapsed”. So, the use of the rectangular bricks cannot be considered common in this archaeological site. 11. This information was provided by Mutsuo Kawadoko, Director of the Middle East Cultural Center, Tokyo. 12. H. LHOTE (1972: 436) describes these “trois petites barres de cuivre à section hémisphérique, longues respectivement de 27,5 cm, 22,5 cm, 28 cm, pesant 215, 203 et 218 g”. As for the ingot collected by us during our surface survey at Gao Saney is 12 cm long and 64,7 g in weight. 13. These samples, numbers GS1-2 and GS3-1, are too early in relation to other samples. It is possible that these pieces of charcoal were made of old wood. 14. The date proposed in this study is 1000±70 B.P. analyzed in the mid 1980’s (RAIMBAULT & SANOGO 1991: 520). Unfortunately, the circumstances under which the charcoal was sampled are not made clear in this book. As it is not stated that the Malian

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researchers carried out a heavy excavation, it is very probable that they took a sample at a level relatively close to the surface of the tell. This sample will therefore correspond to the last days of human occupation of the site. 15. T. Insoll and T. Shaw build up a hypothesis that the splendid findings of Igbo-Ukwu in the Southern Nigeria realized in the 1960s will be closely related to those of Gao Saney as a commercial and industrial center. See footnote 30 of this article. 16. It should be compared with the cases of Tegdaoust and Kumbi Saleh, which are located in the Sahara and were inhabited by Berber according to the Arabic texts. The first occupational period of Tegdaoust (from the seventh/eighth to the early ninth centuries) included “no permanent building”; it was after the second period (the mid- ninth and the early tenth centuries) that “mud-brick habitations” appeared (MCDOUGALL 1985: 10). The stone buildings unearthed by the excavation at Kumbi Saleh are of the later period, from the late eleventh century (BERTHIER 1997: 31-35, 102). In the Sudanese regions, the rectangular mud bricks are said to have appeared even later. According to L. PRUSSIN (1981: 232), the earliest record of the rectangular bricks is “from an excavation in the mihrab of the ancient mosque at Gao […] attributed to the reign of Mansa Musa”, that is in the fourteenth century. 17. The excavations at Tegdaoust discovered more than 100 spindle whorls, only in a layer dating its last period (from the sixteenth to the seventeenth centuries) (CHALEIX 1983). The excavation at Kumbi Saleh unearthed one spindle whorl of the eleventh century made of shards of pottery and one black and elaborated spindle whorl of the fourteenth century (BERTHIER 1997: 102). The excavations at Jenné-Jeno in 1981 found 64 spindle whorls from the latest layer of the fourth period (almost fourteenth century) (MCINTOSH 1995: 216).

18. According to Michael BRETT (1969: 357), “Saharan trade along three routes may be envisaged as largely in the hands of a particular Berber group of particular sectarian affiliations”, that is, the Ibādites. Brett, meanwhile, situates the intensification of the trans-Saharan trade after the tenth century. 19. In 1352, Ibn Battūta met “a company of white men who are Kharijites of the Ibādī sect called Saghanaghū” in a big village called Zāgharī, near the Niger River (LEVTZION & HOPKINS 1981: 287). So the Ibādī merchants were still present in Sudanese towns in the fourteenth century. 20. During his excavation in 1996, T. INSOLL (2000: 4-8, 26-27) hit one end of the stone walls. Unfortunately, due to the limited area of his excavation, he could not understand what the structure was, nor obtain a precise date for the building. See footnote 25. 21. A modern house now stands on top of the western wing of the building, making it impossible to enlarge our excavation in this direction without removing this house. 22. Bentya is a small village located 140 km south of Gao, on the route to Niamey. Bentya is famous for its cemetery with Arabic epitaphs (DE MORAES FARIAS 2003). Kukiya is a small island in the Niger River, opposite Bentya. It is on this island that the first capital of the Gao kingdom is said to have been founded (ES-SA’DI 1981: 6). In fact, some structural remains of stones are visible there, but no archaeological work has been done. 23. Sample number GMK4-6 was taken from the excavation of the bigger building, and sample number GMK11-7, from the smaller residence.

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24. T. INSOLL (1995: 327) found 53 hippopotamus ivories in a layer called the “fifth period” (1.60 m in depth below the surface). This layer corresponds almost exactly with (or is situated slightly beneath) the floor of our two buildings. Hippopotamus ivories must therefore have constituted one of Gao’s main exchange items with North Africa in the tenth century. This fact is important as it confirms that the prosperity of Gao was based on riverine activities such as hunting of aquatic animals, fishing and fluvial traffic, which were monopolized by the Soroko, a branch of the Songhay who have been considered as masters of the early Gao kingdom. 25. During his excavation in Gap-Ancient in 1996, Insoll hit a corner of these stone walls. Unfortunately, he drew an erroneous conclusion from it due to his hasty examination: “Firstly the dry stone walls were built, all broadly contemporaneously, and as the survey plan indicates (Fig. 3), to form a wall surrounding the central citadel of fired-brick buildings initially investigated in 1993 and continued in 1996” (INSOLL 2000: 7). As we have already shown, more important and central are the buildings made of stones which precede those equipped with fired-brick floors by at least one century. 26. Al-Bakrī finished a part of his book concerning the Bilād al-Sūdān in 1068, but he exploited the writings of al-Warrāq who died in 973. 27. Among the glassware, two kinds of coloring are recognizable: greenish and colorless. Chemical analysis of the ingredients has confirmed that the former is of the ninth century and that the latter dates to later than the tenth century, all manufactured in the Mediterranean Basin and the Middle East. This information is given by Michiko Shinto of the Middle East Cultural Center of Japan and Shingo Kato of Tokyo University of Science. 28. The number of fragments of glassware and luster pottery found in Gao-Ancient is far greater than those found in other trading cities. For Tegdaoust, see DEVISSE (1983), ROBERT (1970). For Kumbi Saleh, see THOMASSEY & MAUNY (1956), BERTHIER (1997). For Gao, see INSOLL (1996). 29. Gold has not been commonly found by the archeological surveys realized in the Gao region. Only one gold coin of the early Fatimid Caliphate (dated to 929-947, which corresponds exactly with our dating of the main buildings of Gao-Ancient) has been reported. In his article referring to this discovery, J. LATRUFFE (1953: 102) affirms: “Les différents sites du vieux Gao sont recouverts d’une véritable croûte de débris. À la saison favorable, c’est-à-dire pendant la saison des pluies, de nombreux ’chercheurs’, surtout des enfants, les parcourent pour récolter les perles en verre ou pierre, les débrits d’or mis à jour par les eaux de ruissement.” This passage makes it clear that the gold bits were very common in Gao a half century ago. 30. T. INSOLL and T. SHAW (1997) tried to compare the findings from Gao and Gao Saney with those from Igbo-Ukwu, where more than 1,000 metal articles and 150,000 glass beads were found in the 1960s. Their idea will become more assured, considering that these three archeological sites were almost contemporary. Recent analysis at Igbo- Ukwu indicates the ninth century A.D. for four of the five charcoals samples taken at this site (LAWAL 1973).

31. For excavations of ancient Ghāna, see THOMASSEY and MAUNY (1950), BERTHIER (1997). For ancient Mali, see FILIPOWIAK (1979). The excavation carried out by Filipowiak in Niani in , the supposed capital of ancient Mali, unearthed no materials from

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the thirteenth and the fourteenth centuries, which were the peak of the ancient Mali Empire (FILIPOWIAK 1979: 67-68, 204-205). 32. This does not exclude the possibility that Gao Saney was inhabited earlier or later than this period. The important is that date of occupation of Gao Saney should include the three centuries following the eighth century, that is, three centuries earlier than the idea generally accepted until now. 33. It is to be noted here that the charcoal of the sample number GSK24-8 dated to 628±70 A.D. was taken from the layer under the floor of the smaller residence of Gao- Ancient. This layer composed of sand was about 1.6 m deep. Under this layer we found some pottery with three legs, several dozen of glass beads, several carnelian beads, iron slag, and a charcoal that gave this dating. Although its dating should be affirmed or revised with other carbon samples, these findings appear very important. Firstly, the pottery with three legs has not been found elsewhere. It suggests that the culture of this epoch differed considerably from that of the inhabitants who established the twin cities of Gao between the eighth and the tenth centuries. Secondly, the glass and carnelian beads being considered as indicators of trans-Saharan trade, these findings give us an idea that this trade began not later than the first half of the seventh century, that is, before the arrival of the Muslims into North Africa. To be noticed here is that a carbon sample taken from the deepest layer of Insoll’s excavation in 1993 shows an approximate date of the sixth to the seventh centuries, contemporaneous with our dating (INSOLL 1996: 40). Unfortunately, his excavation was so limited at this level (only 1 m36) that his finding could not say much. 36. The fact that the epitaphs of Es-Souk precede those of Gao Saney suggests that this custom was introduced in the Gao region by the Sanhāja people. 34. Because of the existence of the epitaphs in Bentya necropolis from 1272 to 1489 which coincide approximately with the expansion of Mali Empire over the Gao region, DE MORAES FARIAS (2003: clxxii-clxxvi) considers that Bentya would be the commercial center or the capital of the second dynasty (provably Sonnyi dynasty) of Gao kingdom during the mid-thirteenth and the mid-fifteenth centuries. But the surface survey realized by Noemi Arazi in Bentya and its surroundings showed that her Period III (early 1st millennium A.D.-A.D. 1200) “seems to have been the most prolific settlement period within this survey area” (ARAZI 1999: 36). In the archaeological sites of this period, she could find some bottles that are, as shown above, the most outstanding feature of the pottery of Gao Saney from the eighth to the tenth centuries. These findings can demonstrate the close linkage between Gao Saney and Bentya before the twelfth century. 35. This settlement process was described for the first time by HUNWICK (1985: 5-7). Tarikh al-Sūdān confirms that fourteen kings preceded Za Kossoï-Muslim who became the first Muslim king of the Gao dynasty in 1009-1010 (ES-SA’DI 1981: 5). This suggests that the Gao kingdom had existed for several centuries preceding the eleventh century, though the date of the Islamization of the king seems too late. When a Songhay king decided to install himself in Gao-Ancient in the early tenth century, he would have very probably accepted Islam, as suggested by the overwhelming influence of the North African civilization in Gao-Ancient, such as the glassware and building techniques.

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ABSTRACTS

Découverte du premier palais royal à Gao et ses implications pour l'histoire de l'Afrique de l'Ouest The history of Gao has been reconstructed mainly on the basis of the two Tarikhs of Timbuktu. The early days of Gao, however, which were not described conscientiously in these Tarikhs, have been subjected to polemics in many respects. Our excavations in the archaeological sites of Gao Saney and Gao city since 2001 have provided new data that offer an original approach for rewriting the early history of Gao. According to these data, the archaeological site of Gao Saney was occupied by a population including merchants and manufacturers from North Africa from the eighth to the tenth centuries, rather than the commonly accepted date of the eleventh to the thirteenth centuries, inferred from the epitaphs of the neighboring cemetery. Our excavations have also uncovered large buildings made completely of stone in Gao city, known as Gao-Ancient. We consider these as constituting a royal residence protected by a big castle, constructed at the beginning of the tenth century only to be abandoned toward the end of the same century. Our excavations have thus confirmed, for the first time, the very existence of the twin cities of Gao, mentioned by Arabic writers of the tenth and eleventh centuries.

Résumé L’histoire de Gao a été reconstruite à partir des deux tarikhs de Tombouctou. Et pourtant, les premiers jours de la fondation de Gao qui n’y furent pas décrits précisément ont fait l’objet de féroces polémiques. Nos excavations réalisées à Gao-Sané et Gao-Ancien depuis 2001 ont procuré de nouvelles données qui pourront servir de base pour la réécriture de l’histoire des premiers jours de Gao. D’après ces données, le site archéologique de Gao-Sané aurait été occupé par des commerçants mais aussi par des artisans venant de l’Afrique du Nord. Cette occupation a eu lieu entre le VIIIe et le X e siècle, c’est-à-dire deux siècles plus tôt que ce qui a été généralement considéré d’après les épitaphes du cimetière voisin. Nos excavations ont également mis au jour d’immenses immeubles en pierres. Nous croyons que ceux-ci formaient une résidence royale protégée par un fort et que leur construction date du début du Xe siècle et leur abandon de la fin du même siècle. Ainsi, nos excavations sont parvenues, pour la première fois, à démontrer l’existence des deux cités de Gao, mentionnées par les auteurs arabes des Xe et XIe siècles.

INDEX

Mots-clés: Afrique de l’Ouest, Gao, Archéologie, premier État, commerce transsaharien Keywords: West Africa, Gao, Archaeology, Early Kingdom, Trans-Saharan Trade

AUTHORS

SHOICHIRO TAKEZAWA National Museum of Ethnology, Japan

MAMADOU CISSE National Direction of Cultural Heritage, Mali.

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Transformations d’une élite musulmane en Afrique de l’Ouest Le cas des Dioula de Darsalamy (Burkina Faso) Transformations of a Muslim elite in West Africa. The case of the Jula of Darsalamy (Burkina Faso)

Katja Werthmann

1 Darsalamy est un village près de Bobo-Dioulasso, deuxième ville du Burkina Faso. C’est l’une des rares localités de ce pays à avoir été fondées uniquement par et pour des musulmans, dans l’intention de maintenir physiquement à distance les non-musulmans et les pratiques considérées comme païennes1. Les musulmans qui quittèrent Bobo- Dioulasso vers la fin du XIXe siècle pour fonder Darsalamy, aspiraient à habiter un lieu non « contaminé » par des modes de vie non musulmans. Cette émigration coïncida avec des événements qui bouleversèrent toute la région : le djihad d’Oumar Tall, les guerres de Samori Touré et l’arrivée des Européens. Ces événements transformèrent les relations entre les érudits musulmans, leurs alliés et protecteurs (les chefs guerriers Ouattara) et les élites locales (les Zara) de Bobo-Dioulasso. En particulier les Saganogo, un groupe de lettrés musulmans connus depuis bien longtemps en Afrique de l’Ouest, commencèrent à perdre leur statut d’élite en faveur d’autres groupes d’érudits.

2 À première vue, la situation qui règne aujourd’hui à Bobo-Dioulasso et à Darsalamy rappelle celle de la fin du XIXe siècle. Certains érudits essaient toujours d’interdire des traditions dites « païennes » ou s’en distancient physiquement ou verbalement. On s’aperçoit cependant que même à Darsalamy, le caractère islamique ou non de pratiques telles que la vénération des saints musulmans ou la danse du kurubi pendant le mois du ramadan ne fait pas l’unanimité.

L’islam au Burkina Faso

3 L’expansion de l’islam en Afrique de l’Ouest s’est longtemps déroulée de manière pacifique le long des routes commerciales. Commerçants, artisans et érudits coraniques

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musulmans de langue mandé, que l’on appelait Dioula2 ou Wangara, quittèrent la boucle du Niger pour émigrer vers de nombreuses régions de l’Afrique de l’Ouest situées entre le moyen Niger et les forêts des côtes guinéennes. Certains de ces groupes se sédentarisèrent, se marièrent au sein de communautés paysannes locales et perdirent leur identité musulmane. D’autres restèrent musulmans, tout en adoptant certains rites locaux comme les danses de masques, comme en témoigne le cas des Dioula de la région de Korhogo dans le nord de la Côte-d’Ivoire (Launay 1982 : 18). Dans de nombreuses régions, une relation symbiotique s’instaura peu à peu entre souverains, guerriers et prêtres des sanctuaires locaux d’une part, et érudits coraniques de l’autre. Les musulmans occupaient souvent les fonctions de secrétaires, de diplomates ou de maîtres coraniques dans les cours royales (Levtzion 1968 ; Wilks 2000).

4 Les commerçants musulmans installés depuis le XVIe siècle dans les pays mossi — communément appelés yarse (sing. yarga) — furent intégrés dans le système sociopolitique (Kouanda 1984, 1989). S’ils jouissaient de certains privilèges, ils n’en restaient pas moins une minorité répondant à un devoir de loyauté envers les monarques mossi. En dehors des zones mossi, les communautés musulmanes étaient essentiellement implantées au Sahel et le long des voies commerciales.

5 Contrairement à ses voisins (le Niger et le Mali), la région correspondant à l’actuel Burkina Faso connut une islamisation assez tardive mais d’autant plus rapide. Ce n’est qu’à l’époque coloniale que l’islam commença à s’étendre dans des régions jusqu’alors non islamisées. Les forces coloniales françaises s’efforcèrent avant tout de contrôler les activités soi-disant « anticoloniales » des érudits musulmans (en particulier des membres de la communauté « hamalliste ») par des mesures parfois brutales, comme la déportation des maîtres coraniques ou la destruction des lieux de prière (Audouin & Deniel 1978 ; Savadogo 1995, 1998).

6 Vers 1960, l’année de l’indépendance de l’ancienne Haute-Volta, les musulmans représentaient entre 20 et 25 % de la population du Burkina Faso (Clark 1982 : 214). Dans les années 1980, leur proportion a grimpé à 40 % et de nos jours, plus de 50 % des Burkinabè sont de religion musulmane (Lejeal 2002 : 293), du moins dans les villes. Il existe aujourd’hui une multitude d’associations islamiques (Kouanda 1998). En 2005, un certain nombre d’entre elles se sont regroupées en une Fédération des associations islamiques du Burkina (FAIB). L’État est laïc et ne se mêle généralement pas des affaires d’ordre religieux.

7 Si la plupart des habitants du Burkina Faso professent aujourd’hui leur appartenance à l’une ou l’autre des grandes religions monothéistes, les cultes dédiés aux ancêtres, aux divinités de la terre ou à d’autres forces spirituelles demeurent très vivants, en particulier en milieu rural. La population aborde l’appartenance et la pratique religieuse avec un certain pragmatisme. Cela dit, on constate depuis quelque temps au Burkina Faso comme ailleurs, un essor des tendances fondamentalistes. Les adeptes des wahhabites (qu’on appelle au Burkina Faso des « sunnites ») et les sectes chrétiennes protestantes gagnent en influence. Mais jusqu’à présent, la religion n’a été ni la source, ni l’étincelle de conflits sociaux graves.

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Bobo-Dioulasso et Darsalamy, deux cités musulmanes dans l’ouest du Burkina Faso3

8 Bobo-Dioulasso est aujourd’hui la deuxième ville du Burkina Faso et regroupe une population d’environ 500 000 habitants à majorité musulmane. Dans cette cité, l’histoire de l’islam est étroitement liée à celle de Kong, une ville située à environ 250 km plus au sud, dans le nord de l’actuelle Côte-d’Ivoire. Autour du XVIe siècle, des marchands musulmans s’établirent à Kong (Green 1986 : 104, 132 ; Launay 1982 : 14 ; Person 1968 : 100). Jusqu’au XVIIe siècle, ces commerçants restèrent une minorité au milieu de populations non musulmanes et essentiellement paysannes, jusqu’à ce que des clans guerriers de langue mandé viennent s’installer dans la même région et prennent le contrôle des routes commerciales. Au début du XVIIIe siècle, Sekou Ouattara s’empara du pouvoir à Kong. La ville marchande, qui était devenue également un centre d’enseignement islamique, se développa rapidement en un centre politique rayonnant dans tout le pays (Person 1984 : 276-281).

9 Bobo-Dioulasso est née de la fusion de plusieurs villages établis sur les rives des marigots We (Houet) et Sanyon. Quatre d’entre eux, qui se trouvaient sur une voie commerciale4, furent regroupés à l’époque précoloniale sous le nom de Sya. Sya comptait parmi ses habitants des cultivateurs bobo et des commerçants zara ou bobo- dioula (Le Moal 1999 : 9-32). Selon leurs propres récits, les Zara seraient les descendants d’un ancêtre musulman (Traoré 1996 : I-252). Celui-ci aurait confié ses enfants à un voisin non musulman avant de partir en pèlerinage à La Mecque. Mais, pendant ses longues années d’absence, ses enfants abandonnèrent la religion musulmane. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que l’islam connut à Sya une renaissance à la suite de l’implantation de guerriers, de marchands et d’érudits coraniques dioula5.

10 Au milieu du XVIIIe siècle, des guerriers originaires de Kong s’installèrent dans la région de Sya et y établirent différentes « maisons de guerre » (Şaul 2003 : 393-395)6. Tous les guerriers portaient le patronyme Ouattara7, tout en se répartissant en sous-groupes plus précis dérivés de garnisons (Sissira, Numanbolo, Kinibolo, Janginajon et Bambajon).

11 À Kong, comme dans la région de Sya, une division du travail s’établit entre les guerriers et les familles musulmanes spécialisées dans le commerce et l’enseignement religieux. Les chevaux et les armes étaient les moyens de production et les symboles de prestige des guerriers, l’âne et le métier à tisser les emblèmes des commerçants, le tapis de prière et le Coran les insignes des érudits. Les marchands fournissaient aux guerriers des armes et des chevaux, tandis que les érudits leur apportaient un soutien spirituel sous forme d’amulettes, de prières, de bénédictions et de prédictions8. « Quand il y avait un pacte entre chefs de maisons de guerre, les marabouts le concluaient en faisant prêter serment sur un livre sacré (kali) » (Şaul 2003 : 411). En échange, les hommes d’armes permettaient aux marchands d’étendre leur zone d’activité, protégeaient les routes commerciales et leur livraient des esclaves.

12 Des alliances s’étaient formées entre Ouattara et quelques familles d’érudits coraniques (Saganogo, Diané, Touré…). Ces pactes reposaient sur le renoncement des érudits à exercer le pouvoir politique. Seuls les membres de certains clans de guerriers avaient le droit de devenir chef de guerre, chef de village ou chef de canton. Aujourd’hui encore,

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les anciens soulignent que la politique et la religion sont deux sphères distinctes (Fajabi Saganogo, 5/9/2007 ; Launay 1996 : 306).

13 En contrepartie, les Ouattara étaient tenus d’exprimer leur respect envers les Saganogo sous forme de dons et de gestes particuliers. Aux XVIIIe et XIXe siècles, les Saganogo étaient les érudits coraniques les plus influents d’une région qui engloberait aujourd’hui le nord de l’actuelle Côte-d’Ivoire, l’ouest du Burkina Faso, le sud-ouest de l’actuel Mali et le nord du Ghana. Depuis cette époque, les Saganogo sont les « maîtres de pardon » des Ouattara ce qui signifie qu’un Ouattara, même sur le point d’attaquer une autre personne, devait la laisser immédiatement tranquille dès qu’un Saganogo lui demandait pardon (sabari) (Quimby 1972 : 53). De même dans les conflits internes entre Ouattara, si les Saganogo demandent pardon aux deux parties en litige, celles-ci doivent cesser leur querelle. Cette façon de résoudre les conflits permet aux Ouattara de sauver la face, surtout quand ils avaient le dessous dans un conflit. Ces relations de pardon existent dans de nombreuses sociétés d’Afrique de l’Ouest et sont souvent associées à des liens de parenté à plaisanterie.

14 Selon Mohammed Sabti Saganogo (15/11/2006), le lien entre Ouattara et Saganogo existe depuis plus de 400 ans : « Tous les Ouattara descendent de Sekou et Famagan [de Kong]. Il y avait un vieux Saganogo à Kong qui aimait faire des consultations [divinations]. Il a consulté pour le dugutigi de Kong et il lui a dit que des étrangers allaient lui ravir son village. Le dugutigi a ri, il s’est moqué de lui. “Comment cela sera-t-il possible ?”, se serait-il exclamé. Le vieux s’est fâché et a quitté Kong. Deux Ouattara [Sekou et Famagan] sont allés voir le vieux. Il a consulté pour eux et il leur a dit que ce sont eux qui allaient gouverner Kong. Il a fait un travail (baara) pour eux. Il a fait le baara avec un épervier, un aigle, un pigeon et un autre oiseau. Ils ont mangé les oiseaux. Sekou n’aimait pas la viande d’épervier ; il triait, mais Famagan a tout mangé. Le vieux a rassemblé tous les os pour les faire sécher ; ainsi l’ensemble de ces os leur fut remis. Ensuite, il leur fit savoir ceci : “Là où ces os se transformeront en oiseaux, vous serez les gouverneurs de ces lieux dès ce jour.” Il leur a cité ses conditions : 1. S’ils devenaient des chefs (massaw), que les Saganogo soit leurs karamogo [érudits]. Il ne faudrait pas que les Ouattara cherchent à devenir des marabouts ou Imams. Les Saganogo ne doivent pas non plus chercher à devenir massa. 2. Que les Ouattara respectent les Saganogo ; et qu’ils les appellent désormais karamogo, même si c’est un enfant. 3. Partout où les Ouattara se trouveront, les Saganogo doivent être leurs Imams. 4. Dès cet instant, les belles filles des Ouattara vont dans les familles Saganogo et des massa Ouattara pour le mariage. Si un Saganogo veut une femme Ouattara, même les massa doivent se mettre à l’écart. 5. Ce sont désormais les Ouattara qui fourniront tout le nécessaire lors du mariage de leurs filles avec un Saganogo. 6. À leur retour de la guerre, les Ouattara auront désormais l’obligeance de partager avec les Saganogo les esclaves qu’ils auront ramenés. 7. Les Saganogo doivent être considérés comme les maîtres du pardon pour les Ouattara, même si le Saganogo est un petit enfant. 8. Les Saganogo ont plein droit de donner un nom musulman à chaque enfant né Ouattara. 9. Lorsqu’un Ouattara et un Saganogo seront en route vers une destination quelconque, les Ouattara devront toujours se mettre devant. 10. Les Saganogo ont aussi le plein droit sur toutes les cultures des Ouattara qu’ils doivent recevoir de la part des Ouattara comme sacrifice de leur récolte.

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11. Seuls les Saganogo ont le droit de faire les prières et la toilette des corps [cadavres] des Ouattara. 12. Lorsqu’il y aura un mariage ou un baptême chez les Saganogo, ils devront poser des cuvettes pour recueillir des dons de la part des Ouattara. »

15 Des liens existaient déjà entre Ouattara de Kong et Sanou (Zara) avant l’arrivée des Ouattara à Sya (Kodjo 2006 ; Le Moal 1999 : 21, n. 58 ; Rey 1998 : 143 ; Şaul 1998 : 548 ; Traoré 1996 II : 253-257). Les Sanou étaient eux aussi spécialisés dans le commerce et la conduite de la guerre et contrôlaient avant tout le commerce de l’or. Comme dans d’autres localités de la région, le principal intérêt des Ouattara n’était pas au début d’obtenir le pouvoir politique, mais de contrôler les ressources économiques et de vivre de pillages (Şaul 1998, 2003). Les Ouattara et les Sanou commencèrent par s’allier entre eux. Sur ce point, les récits diffèrent. Pour certains, les Ouattara étaient des conquérants, pour d’autres des mercenaires faisant payer aux Sanou leurs services en or, pour d’autres encore des guerriers alliés qui auraient « cédé » aux Sanou le contrôle des villages bobo qu’ils avaient conquis (Kodjo 2006 : 136 ; Le Moal 1999 : 21, n. 58 ; Sanon s.d. ; Sanou 1991 : 35 ; Sanou 2006 ; Şaul 1998 : 548 ; Traoré 1996 I : 252-257)9.

16 Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, deux fils du célèbre érudit Muhammad al- Mustafa Saganogo, Seydou et Ibrahim Saganogo, quittèrent Kong pour Bobo-Dioulasso. Les deux hommes avaient été envoyés à Banakeledaga (au nord de Sya) pour y régler un conflit entre Ouattara10. Ils arrivèrent un mardi à Sya, juste à l’heure de la prière de l’après-midi. À la fin de leurs prières, des Bobo qui les avaient observés exigèrent d’eux qu’ils ramassent la terre à l’endroit où leurs fronts avaient touché le sol. Par la suite, les Saganogo s’installèrent dans le quartier Farakan, dans lequel les Zara leur auraient construit huit maisons d’habitation, et y érigèrent une petite mosquée11. À cette époque, Sya ne comptait dit-on qu’un seul tisserand dioula du nom de Fofana. Les Saganogo offraient leurs services spirituels aux guerriers et servaient de médiateurs entre Ouattara et Sanou12.

17 Sous l’influence des érudits dioula, un certain nombre de familles locales se convertirent à l’islam13. Au XIXe siècle, un musulman zara du nom de Sakidi Sanou fit construire la mosquée qui est devenue depuis l’emblème de Bobo-Dioulasso14. Sakidi était le fils d’un sculpteur sur bois, un certain Kiétré, qui s’était lié d’amitié avec un Saganogo du nom de Seydou puis s’était converti à l’islam et avait, pour cette raison, adopté le nom de Mahaman. Comme la mère de Sakidi était morte à sa naissance15, Mahaman confia l’enfant à Seydou dont la femme Makossara venait, elle aussi, d’accoucher. Sakidi fut élevé dans la religion musulmane. Quand des membres non musulmans de sa famille voulurent l’initier au culte des masques, son père nourricier l’envoya à Dia (dans l’actuel Mali) étudier chez le célèbre érudit coranique Abubakar Karabinta. Dès son retour, Sakidi voulut construire une mosquée, mais les Zara s’y opposèrent. Le jeune homme dut tout d’abord faire preuve de ses dons surnaturels en aidant les Zara et les Ouattara face à leur ennemi commun, Tieba de Sikasso, avant que la mosquée puisse être érigée en 189316. L’emplacement choisi par Sakidi pour construire l’édifice religieux se situait dans un bois dans lequel vivaient des esprits et où avaient lieu des danses de masques. Selon la tradition, la ville de Sya doit à Sadiki d’avoir été épargnée par Samori Touré en 1897. Sakidi aurait en effet ramené l’agresseur à la raison en lui rappelant leur période d’étude commune chez Abubakar Karabinta à Dia17. De nos jours, Sakidi est vénéré comme un saint (waliyu ou kutubu). Son tombeau repose dans une salle particulière de la mosquée qu’il a fait construire.

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18 De nombreuses légendes entourent la personne de Sakidi. On raconte qu’une prophétie aurait annoncé que sa naissance apporterait le malheur, raison pour laquelle l’enfant fut abandonné dans une forêt à la merci des bêtes sauvages. Mais il fut recueilli par des Saganogo. Dès son plus jeune âge, il aurait eu le don de faire des miracles et il faisait preuve d’une telle ardeur à travailler pour son maître coranique qu’il lui arrivait souvent d’oublier les heures des repas. Quand il venait à table, les autres élèves avaient déjà tout mangé. Mais il lui suffisait de se pencher sur le plat pour que celui-ci se remplisse à nouveau de nourriture. Sakidi aurait également dit à Samori qu’avant de s’emparer du moindre Bobo, il devrait venir prier quatre fois dans sa mosquée. Et Samori vint en effet à quatre reprises, de nuit, prier en cachette. Mais à chaque fois, il se perdit dans l’obscurité et ne retrouva la sortie que grâce à Sakidi qui le guidait en le tenant par la main. On raconte aussi que Samori aurait offert de l’or à Sakidi. Celui-ci fit une inscription sur le sol, prononça quelques incantations et il apparut soudain plus d’or que ce que lui avait donné Samori. Sakidi précisa qu’il n’avait pas besoin d’or, que tout ce qu’il demandait, c’était que Samori épargne Sya, ce que le guerrier finit par faire. Sakidi était également en mesure de communiquer avec les esprits18.

19 Même si le contenu historique de traditions orales est toujours difficile à vérifier, ces récits réunissent pourtant des thèmes essentiels dans lesquels se cristallisent les relations entre les différents habitants de Sya. Sakidi symbolise aussi bien les alliances que les Zara conclurent initialement avec les Dioula que les tensions qui résultèrent de leurs rivalités par la suite. En même temps, Sakidi représente le glissement de l’autorité religieuse des Saganogo aux Sanou : Sakidi fit ériger une mosquée du vendredi et ses descendants devinrent imams (en 1904, un musulman zara devint pour la première fois imam ; l’imam actuel, Siaka Sanou, est l’un des descendants directs de Sakidi). Aujourd’hui encore, la mosquée de Sakidi est considérée comme la « grande mosquée » (misiriba) de Bobo-Dioulasso, même si plusieurs autres mosquées du vendredi ont été construites depuis.

20 D’autres groupes musulmans se sont installés à Bobo-Dioulasso à partir du XVIIIe et du XIXe siècle : les Kassamba-Diaby originaires de Samatiguila (actuelle Côte-d’Ivoire), les Sangaré de Dokuy, les Sidibé de Barani (dans le nord-ouest du Burkina Faso) et les Diénépo de l’actuel Mali. Ces groupes établirent entre eux des relations limitant les rivalités potentielles. C’est ainsi que les Kassamba-Diaby intégrèrent la communauté des Zara en tissant des liens de mariage avec eux et devinrent leurs « maîtres du pardon » (et vice versa). Les Zara auraient proposé aux Sangaré de leur confier l’imamat de la mosquée du vendredi, mais ces derniers auraient décliné l’offre. Depuis, une délégation de Sangaré accompagne l’imam chaque semaine à la mosquée pour la prière du vendredi. Les Diénépo, qui ne sont venus s’installer qu’au début du XXe siècle mais possèdent aujourd’hui leur propre mosquée et une importante école coranique, ont pu, eux aussi, établir des relations de mariage avec les Zara et les Kassamba-Diaby et sont leurs « maîtres du pardon » (et vice versa). Inversement, les Zara cultivent un lien de parenté de plaisanterie avec une famille dioula (Saganogo-Kumbala). Malgré tout, l’islam restera jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’islam restera la religion d’une minorité à Sya. Ce n’est qu’à l’époque coloniale qu’elle deviendra la religion du plus grand nombre.

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La fondation de Darsalamy : des récits contradictoires

21 Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Sanou et Ouattara se disputèrent les voies de commerce et l’influence politique (Traoré 1996 II : 778-796). Les érudits dioula considéraient que la consommation d’alcool et les mœurs païennes des Bobo et des Zara avaient atteint un degré intolérable. Dans ce contexte, une partie des Saganogo abandonnèrent Sya pour fonder Darsalamy. Un événement particulier aurait provoqué le départ des érudits : au cours d’une danse des masques, le disciple d’un maître de Coran Saganogo aurait perdu un œil en recevant un coup de fouet d’un des masques. Cet incident, vraisemblablement la goutte d’eau qui fit déborder le vase, souligne deux aspects à la fois distincts et liés entre eux, les relations entre musulmans et non- musulmans de Bobo-Dioulasso. D’un côté, les musulmans interprétèrent cet incident comme un manque de respect à leur égard. Mais de l’autre, ils craignaient aussi que leurs enfants ne se détournent de l’islam. En effet, il était évident que certains d’entre eux avaient à l’évidence l’habitude d’assister aux danses de masques (Bafaga Diané, 22/9/2007).

22 Darsalamy est un cas particulier dans l’histoire de la région de Bobo-Dioulasso, dans la mesure où les érudits dioula ne suivirent pas leurs alliés ouattara. Habituellement ceux- ci étaient sollicités par les communautés villageoises qui leur demandaient protection contre d’autres villages ou contre des chefs de guerre. Dans d’autres cas, les guerriers s’appropriaient les villages en les pillant ou en les soumettant à des tributs dans leurs zones de pouvoir respectives. Mais cette fois-ci, en revanche, les Ouattara ne précédèrent pas les Saganogo et ne les accompagnèrent pas non plus. Pourtant la fondation de Darsalamy ne marqua pas une rupture définitive entre érudits coraniques d’un côté et Ouattara et Zara de l’autre. Une branche des Saganogo (descendants de Seydou) revint s’installer à Kombougou, le quartier ouattara de Bobo-Dioulasso. De nos jours, l’imam de la mosquée de Kombougou est encore un Saganogo et les relations familiales entre les Dioula de Bobo-Dioulasso et de Darsalamy sont restées très étroites.

Droit des premiers arrivants, hospitalité et complémentarité rituelle

23 S’il existe plusieurs versions relatives à la fondation de Darsalamy, elles concordent cependant toutes sur le nom de son fondateur, un érudit qui s’appelait Mahmoud « Bassaraba » Saganogo. Lui-même était descendant d’un des deux frères Saganogo (Seydou et Ibrahim) qui avaient quitté Kong au XVIIIe siècle pour venir s’établir à Bobo- Dioulasso. Dans une version des Diané, Mahmoud Saganogo et les gens qui l’accompagnaient seraient tout d’abord allés à Maturuku, un village tiefo19 à proximité de l’emplacement actuel de Darsalamy. Mais les Tiefo étaient eux aussi des païens auxquels les musulmans ne voulaient en aucun cas se mêler. Au cours d’un rêve20, Bassaraba aperçut l’endroit où ils s’installeraient. Les voyageurs ne tardèrent pas à le découvrir et demandèrent aux Tiefo, à qui la terre appartenait, la permission de s’y établir. Les Tiefo refusèrent. Bassaraba fit alors appel aux Diané de Sokorani (près de Sindou).

24 Les Diané, des lettrés dioula apparentés aux Saganogo, vivaient à Sokorani en bon voisinage avec les Tiefo. Profitant de ces relations de confiance, les Diané purent

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convaincre les Tiefo de céder de la terre aux Saganogo pour que ceux-ci y établissent leur nouvelle colonie. Certains Diané de Sokorani, ainsi que des Barro de Kotédougou, les suivirent et s’installèrent à leur tour à Darsalamy21. Par la suite, bien d’autres familles suivirent : Coulibaly, Diarra, Fofana, Kassamba-Diaby, Sesuma, Sissé, Touré et Traoré. Une partie des Saganogo résidant à Darsalamy avait fui Kong après la destruction de la ville et le meurtre de bon nombre de musulmans influents par Samori Touré en 1897. Plus aucun Ouattara ne se trouvant sur place, on fit des Barro22 les chefs de villages (dugutigiw).

25 Comme c’est souvent le cas dans l’histoire du peuplement de la région du Mouhoun, il existe différentes versions parfois contradictoires de l’histoire de la fondation de Darsalamy. Ainsi, si les Tiefo sont considérés dans de nombreux villages de la région comme les maîtres de terre (dugukolotigiw), une version divergente attribue cette fonction aux Senufo/Minyanga. De même le refus initial des Tiefo de céder une partie de leur terre aux Saganogo s’expliquerait soit par le fait que la religion des musulmans leur était étrangère, soit qu’un important sanctuaire se trouvait déjà à l’endroit convoité. Dans la version des Saganogo, ce ne sont pas les Diané mais les Ouattara (Sissira) de Kombougou qui auraient cherché à obtenir de la terre des Tiefo au nom des Saganogo. Et, selon une troisième version, ce sont les Saganogo (Tunuma) de Loto, près de Diébougou, qui auraient fondé Darsalamy et c’est un certain Bema Seydou Saganogo qui aurait demandé de la terre aux Tiefo (Balaji Saganogo, 16/3/2007). À cette époque, Bassaraba aurait encore séjourné à Maturuku. Ce n’est qu’à la mort de Bema Seydou qu’un de ses fils aurait invité Bassaraba à venir s’installer à Darsalamy. De même, les Saganogo (Tunuma) auraient invité les Diané à venir s’établir dans la ville.

26 Ces différentes versions sont étayées de certains lieux communs légitimant les hiérarchies caractéristiques de l’ensemble de la région voltaïque : droit des premiers arrivants, hospitalité, hiérarchie des « maisons », complémentarité rituelle et transformation des lieux de culte.

27 Dans ces différentes versions s’exprime ici comme ailleurs la revendication d’être les premiers arrivants. Dans une région où résident essentiellement des groupes de population non centralisés, la séniorité et l’antériorité sont des principes essentiels de différenciation sociale et politique. Les sociétés segmentaires n’ont certes pas de chefs politiques, mais les décisions qui concernent l’ensemble d’une communauté sont prises en général par les hommes les plus âgés ou par les aînés de lignage. Celui qui s’installe en premier à un endroit devient l’hôte ou le « tuteur » de tous ceux qui arriveront après lui. Ces derniers doivent lui demander la permission de s’établir, ce qui équivaut dans de nombreuses sociétés de l’Afrique de l’Ouest à reconnaître l’autorité spirituelle et politique des premiers arrivants et à accomplir les offrandes en conséquence dans les sanctuaires locaux. Les derniers arrivants sont tenus de s’adresser aux premiers pour toute affaire importante et leur doivent des comptes quand leur comportement laisse à désirer.

28 Séniorité et antériorité jouent également un rôle important dans les relations entre musulmans et non-musulmans ou entre commerçants et paysans. Parmi les gens faisant du commerce sur de longues distances, il n’est pas rare que l’hôte (jatigi) implanté sur un lieu de commerce fasse également fonction de créditeur, d’entreposeur ou de courtier pour les autres marchands. En milieu paysan, le jatigi est l’hôte non musulman d’un commerçant musulman venant régulièrement acheter des produits locaux pour les transporter vers des marchés plus éloignés23.

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29 Mais les principes d’antériorité et de séniorité pouvaient également exister bien avant l’installation dans une région. Les familles d’érudits saganogo et diané résidant à Darsalamy se considèrent comme parents, leurs ancêtres ayant quitté ensemble le pays mandé il y a de nombreux siècles. Ce lien de parenté se reflète dans l’ordre hiérarchique : les Saganogo sont les « oncles », les Diané leurs « neveux » (Traoré 1996 I : 421). À Darsalamy, ce lien s’exprime aussi par le fait que les Saganogo érigèrent la première mosquée et que toutes les autres familles vinrent y célébrer leurs fêtes essentielles (comme les mariages ou les baptêmes). Si la ville compte aujourd’hui plusieurs mosquées, quelques familles se rendent encore chez les Saganogo pour célébrer certaines cérémonies religieuses. Par ailleurs, les Diané sont toujours les « représentants » des Saganogo : si aucun Saganogo n’est présent à la cérémonie, c’est un Diané qui le remplace pour accomplir les tâches rituelles (prière, bénédiction, etc.). En présence de représentants des deux familles, ce sont les Saganogo qui ouvrent la cérémonie et les Diané qui la clôturent. Les érudits dioula étant alliés avec les Ouattara, la règle leur impose de leur demander l’autorisation de commencer la cérémonie ou du moins de les en informer.

30 On peut reconnaître ici un certain modèle de « complémentarité rituelle » (Oberhofer 2008 : 313-315) dans les relations d’échange à l’intérieur et entre les différents groupes de population du sud-ouest du Burkina Faso. Chacun des groupes établis assume la responsabilité rituelle d’un certain culte ou d’un certain sanctuaire (Kuba 2004 ; Kuba & Lentz 2002 ; Le Moal 1999 ; Lentz 2006). Un village n’est complet qu’une fois réunis différents sanctuaires ou groupes de parenté spécialisés dans des cultes particuliers. Cette répartition s’appuie sur une hiérarchie très claire. Ainsi, le sanctuaire de terre des premiers arrivants est plus important que les sanctuaires secondaires accordés aux groupes arrivés plus tard. De même, les lignages des chefs de terre qui ont hérité du culte de la terre sont mieux considérés que ceux qui se le sont approprié. Comme l’indiquent les exemples fournis ci-dessus, on peut également observer ce principe de complémentarité rituelle chez les musulmans.

31 Cette hiérarchie sociale existe tout autant à l’intérieur des groupes de parenté. La génération la plus ancienne des personnes encore en vie d’un lignage dioula dont l’origine remonte à un ancêtre commun est considérée comme celle des « pères », les générations les plus jeunes comme celles des « fils » ou des « petits-fils ». Tous les membres d’une même génération se nomment entre eux « frères » et « sœurs ». Chaque membre d’une génération plus jeune appelle les membres de la génération précédente « père » ou « mère », même quand ceux-ci sont de facto des enfants bien plus jeunes que leur « fils » ou leur « fille ». Cet ordre générationnel va au-delà des limites de lignage, de telle sorte qu’un membre de la famille ouattara-sissira (par exemple) sait toujours reconnaître parmi les Janginajon son « père », son « frère » ou son « fils ». Le chef de lignage (gurutigi) est toujours le doyen de la génération la plus ancienne encore en vie. Le gurutigi est responsable entre autres de résoudre les conflits à l’intérieur ou entre des sous-unités du lignage (appelées so ou lu, « maisons »). Si le gurutigi est encore un enfant ou un jeune homme, il arrive que l’homme chronologiquement le plus âgé se charge de l’instruire. À la mort d’un gurutigi, au cas où aucun membre masculin de sa génération ne lui survit, la charge est transmise à l’homme le plus âgé de la génération suivante, ce qui entraîne parfois des rivalités entre ce dernier et les fils du gurutigi précédent (Quimby 1972 : 18-19).

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32 L’exemple des Saganogo permet de mieux comprendre cette hiérarchie des lignages et des maisons. Dans les études publiées jusqu’à présent les Saganogo étaient souvent définis comme une « famille » ou un « clan », ce qui prête à confusion car un groupe de parenté ne se constitue pas uniquement par des liens de mariage ou de descendance mais aussi — du moins autrefois — par l’intégration d’esclaves ou de clients. En outre, aussi bien des individus que des groupes entiers adoptèrent les patronymes dioula (jamu) pour des raisons très diverses (Launay 1982 : 18 ; Şaul 1998 : 562). Les unités sociales constituées par descendance ou par co-résidence, comme les maisons (so ou lu) ou les quartiers (kabila), portent le nom de leur fondateur ou d’une caractéristique particulière. C’est ainsi que l’on trouve à Darsalamy plusieurs sous-familles des Saganogo : Soba (la « maison mère ») fut fondée par Bassaraba, tandis que d’autres « maisons » sont considérées comme ses « enfants » (sodeni), comme par exemple Koko (ceux qui sont derrière le marigot), et d’autres comme ses « petits-enfants », comme Jukorora (ceux qui sont vers le bas). S’y ajoutent les maisons des Saganogo venus de Kong après 1897, comme les Manankoro et les Torokoro. Certaines maisons ont un statut ambivalent, comme celle des Massaso (maison du chef) : Ici, il s’agit d’un surnom car les Massaso ne sont pas de « vrais » Saganogo et encore moins des chefs mais des descendants d’esclaves. Cependant, ils occupent une fonction particulière à Darsalamy dans la mesure où ils sont chargés d’arbitrer les conflits entre Saganogo24.

33 L’imam de Loto, un représentant des Saganogo-Tunuma, livre quant à lui une version singulière de l’histoire de la fondation de Darsalamy. D’après lui les Saganogo-Tunuma se seraient déjà trouvés à Kong, dans la région de l’actuel sud-ouest du Burkina Faso, avant l’arrivée des fils de Mustafa (voir note 7) et se seraient établis parmi les Jan, les Gben, les Lobi et les Senufo (Table ronde sur les origines de Kong 1977 : 230)25. Dans ces familles, ils se seraient mariés aux femmes non musulmanes de la région. Le fait que leurs enfants ne parlent plus le dioula aurait manifestement amené les autres Saganogo à leur attribuer un statut plutôt ambigu. Pendant une certaine période non datée difficile à préciser, il n’y aurait eu aucun mariage entre les Tunuma et les autres branches saganogo. La version des Tunuma selon laquelle Darsalamy aurait été fondée par les Saganogo-Tunuma26 pour tenter de contrer de façon offensive le manquement dont les Saganogo les rendent responsables et de revendiquer un lieu important pour les érudits dioula en appliquant leur droit de premiers arrivants dans la région.

34 L’imam Bafaga Diané de Kotédougou récuse quant à lui de manière concluante la version de Loto : « Il n’y a pas de coutume qui montre que les Diané étaient étrangers des Tunuma. [Exemple d’une coutume ?] Par exemple, les Diabaté et les Diané à Kotédougou : c’étaient les Diabaté qui sont allés chercher les Diané [pour s’installer à Kotédougou]. Les Diané marchent toujours derrière les Diabaté, même si le Diabaté est plus jeune et le Diané vieux. »(Bafaga Diané, 22/3/2007)

35 Cet exemple montre clairement que le droit des premiers arrivants ou le statut d’hôte confère un statut social spécial. C’est pourquoi les rivalités entre les différents clans pour améliorer leur position sociale s’expriment dans les revendications d’antériorité et de séniorité.

36 Mais ces revendications ne parviennent pas toujours à s’imposer, comme l’illustre l’exemple de Baflémory, le doyen actuel des Saganogo-Soba chargé traditionnellement de l’imamat de la mosquée du vendredi de Darsalamy. Alors que Baflémory bénéficiait théoriquement d’une prérogative, les anciens du village, désignant l’imam par

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consensus, lui ont préféré son gendre et neveu Busa, qui dispose d’une formation religieuse plus solide. Mais Baflémory s’affère à son privilège : il est officiant pour toutes les prières, sauf celle du vendredi qui est tenue par Busa, et conserve chez lui l’insigne de l’imam, une canne qu’il ne remet à son jeune collègue que sur le seuil de la mosquée et juste pour la prière du vendredi. À ses yeux, Busa n’assume la fonction d’imam que « par intérim ».

37 Un lieu commun fréquent dans les histoires de peuplement et qui apparaît aussi dans les récits sur Darsalamy est le transfert ou la transformation de lieux d’importance spirituelle. Dans les histoires des populations segmentaires non musulmanes du sud- ouest du Burkina Faso, on rencontre sans cesse des versions contradictoires concernant la construction ou l’appropriation de sanctuaires de terre. Ces contradictions reflètent les rivalités autour du droit des premiers arrivants. Au-delà des barrières linguistiques ou culturelles, le culte de la terre ou l’institution du sanctuaire de terre sont reconnus en soi, mais les différents groupes s’opposent sur la manière de le construire ou de le transmettre d’un groupe à l’autre. Une variante en est la description de la transformation de lieux de culte païens en lieux de culte islamiques ou en colonies, comme le bois sacré de Sya dans lequel Sakidi fit construire sa mosquée (voir supra). Darsalamy a été fondée à un endroit où — selon les différentes versions — se trouvait auparavant un sanctuaire tiefo ou un arbre habité par des djinns (esprits). Un autre motif récurrent est l’établissement de la ville à un endroit apparu en rêve à son fondateur. Aussi bien les ancêtres des Zara de Bobo-Dioulasso que Bassaraba, le fondateur de Darsalamy, avaient reçu en rêve une vision de l’endroit où leur communauté irait s’installer.

38 Pour les nouveaux arrivants, il semble important de ne pas s’établir n’importe où mais de choisir au contraire un lieu habité soit par des forces soutenant le bien-être de la nouvelle colonie, soit par des êtres que des forces spirituelles supérieures devront vaincre. Dans toutes les régions du monde, on rencontre des histoires similaires soulignant la continuité des mêmes lieux sacrés à travers différentes époques en dépit des changements de religion.

Darsalamy dans le contexte historique du djihad du xixe siècle

39 Selon Traoré (1996 II : 690-691), la fondation de Darsalamy doit être mise en relation avec le djihad d’El Hadj Oumar Tall. Les musulmans dioula étaient adeptes de la doctrine fondée par Salim Suwari qui refusait un djihad militaire (Traoré 1996 II : 785 ; Wilks 1968 : 177-180, 2000 : 97). Les conceptions du chef du djihad Oumar Tall s’écartaient de la tradition suwarienne. Contrairement aux djihads menés auparavant en Afrique de l’Ouest, dont l’objectif essentiel avait été de renverser des souverains musulmans de nom seulement et d’abolir des pratiques de domination non musulmanes, le djihad d’Oumar Tall avait un caractère impérialiste et visait à l’expansion territoriale du dar-al-Islam (Robinson 1985 : 3-4, 323). Oumar Tall n’hésitait pas à s’attaquer aussi à des musulmans quand il considérait que ceux-ci s’étaient alliés avec des païens, comme ce fut le cas dans le Massina. En 1861, il prit la ville de Segou (dans l’actuel Mali) puis envoya un émissaire à Kong pour ordonner à la ville de se soumettre. Compte tenu de la proximité géographique entre Kong et Bobo-Dioulasso et des relations étroites entre les musulmans de ces deux villes, on peut s’imaginer que la

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menace d’Oumar Tall ait alarmé les musulmans de Bobo-Dioulasso au plus haut point. Le fait que les Dioula avaient toléré depuis longtemps des souverains non musulmans ou musulmans de nom seulement les mettait désormais en péril. D’autre part, Oumar Tall figurait parmi les membres les plus renommés de la confrérie Tijaniyya, tandis que la majorité des musulmans dioula faisaient partie de la Qadiriyya. Dans le contexte du djihad, les Dioula se retrouvèrent dans l’impasse, ne pouvant maintenir plus longtemps leur tolérance traditionnelle envers les guerriers musulmans de nom seulement et les habitants païens de Sya, mais ne voulant pas non plus les combattre ouvertement. Cette situation suscita probablement entre les lettrés dioula une discussion sur les différentes manières de réagir. Quoi qu’il en soit, une partie des Dioula préféra émigrer27.

40 Selon Mohammed Sabti Saganogo (30/8/2007), Oumar Tall était déjà venu à Bobo- Dioulasso pour obtenir des érudits des moyens surnaturels : « Le but de la venue de Oumar Tall était de rechercher des secrets qui lui permettraient de faire les batailles qu’il avait déjà entreprises. Quand il était arrivé, ils [les vieux musulmans] l’avaient bien accueilli et ils ont fait la prière du matin ensemble dans notre mosquée [à Farakan]. […] Les Saganogo lui ont donné des secrets, mais ils l’ont aussi prévenu que s’il revenait pour faire la guerre aux gens de Bobo, ils pourraient l’arrêter avec cinq autres sourates. […] Pour convaincre les vieux, Oumar avait dit que le prophète a dit qu’il n’accepte pas les musulmans qui résident et vivent avec des kafr [non musulmans], sauf pour leur propre intérêt. Après cela, Oumar est reparti. Après le départ de Oumar Tall, les responsables des musulmans qui sont jeunes et qui faisaient des retraites sont partis fonder Darsalamy. Mais les vieux qui étaient des chefs de famille ne sont pas partis à Darsalamy. […] Oumar Tall a envoyé une lettre aux vieux qu’il reviendrait faire la guerre aux kafr28. Cette lettre était écrite sur une peau. […] Un vieux Saganogo est rentré en retraite pour quatre mois pour empêcher Oumar Tall de revenir à Bobo pour une bataille. »

41 Robinson (1985 : 96) réduit à une légende le récit selon lequel Oumar Tall aurait séjourné entre 1810 et 1820 chez les Saganogo de Bobo-Dioulasso sur le chemin de La Mecque. En ce qui concerne l’histoire de Bobo-Dioulasso, cette information a à peu près autant de valeur que celle qui rapporte que Sakidi Sanou et Samori Touré auraient étudié ensemble chez Abubakar Karabinta à Dia (voir supra), ce qu’Yves Person (1975 : 1903, n. 53) réfute à son tour comme une légende. Comme dans d’autres régions d’Afrique de l’Ouest, la référence à une personnalité musulmane, que ce soit un chef de guerre ou un érudit coranique, contribue ici — et pas seulement en milieu musulman — à replacer l’histoire locale dans un contexte historique plus large et à valoriser ainsi sa propre position.

42 D’après Mohammed Sabti Saganogo, la menace potentielle représentée par Oumar Tall n’était pas la seule cause de la fondation de Darsalamy. Pour les érudits, une autre raison importante de quitter Sya était leur besoin de calme pour pouvoir pratiquer la khalwa (retraite spirituelle) (Traoré 1996 II : 674-679). Pendant la khalwa, un croyant se retire pour plusieurs jours — souvent jusqu’à 40 jours — dans une pièce dans laquelle il garde le silence et médite et qu’il ne quitte que pour aller prier à la mosquée ou pour se rendre aux toilettes. Beaucoup de musulmans n’ont pas la possibilité de pratiquer la khalwa car ils vivent à l’étroit dans de grandes communautés urbaines ou doivent remplir de nombreux devoirs sociaux et religieux (assister à des baptêmes, des mariages, des enterrements, etc.). Dans des localités plus petites situées à la campagne comme Darsalamy, la khalwa est plus facile à accomplir (ibid. : 674-680).

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43 Pratiquer avec succès la khalwa exige d’avoir déjà atteint une certaine maturité intérieure et spirituelle sans être pourtant trop âgé car cette retraite exige de la force. C’est pourquoi la fondation de Darsalamy entraîna la concentration géographique d’un nombre important d’érudits dans la fleur de l’âge (entre 40 et 60 ans). Cette présence disproportionnée d’érudits dans la petite localité fit que Darsalamy attira de nombreuses personnes en quête d’un conseil religieux ou d’un soutien moral. « Si ce n’est pas maintenant, on ne faisait rien à Darsalamy sauf la prière. À la gare de trains de Darsalamy, il y avait des gens qui accueillaient les étrangers. Lorsque tu descendais, c’était comme à l’aéroport avec les pancartes de tel ou tel hôtel. Là, il n’y avait pas de pancartes, mais ils te demandaient : toi, tu vas chez quel marabout ? »(Mohammed Sabti Saganogo, 29/8/2007)

44 D’un autre côté, cette concentration dans une même ville de tant de lettrés à qui on attribuait des forces spirituelles fit d’eux la cible des autorités politiques. Un épisode de la période coloniale explique pourquoi les relations entre Saganogo et Ouattara se refroidirent. Dans le cadre de leur « politique des races », les forces coloniales françaises avaient désigné les chefs de guerre ouattara comme chefs de canton, sans se rendre compte qu’en réalité, les Ouattara avaient déjà perdu une grande partie de leur influence (Quimby 1972 : 170-194). Les Ouattara profitèrent de l’occasion pour exploiter et opprimer les groupes de population placés sous leur autorité.

45 D’après le récit de Mohammed Sabti Saganogo (Interview du 20/8/2007), les Saganogo se brouillèrent avec les Ouattara à l’occasion d’un événement concret. Un chef de canton, qui s’appelait Kobana Ouattara et appartenait à la puissante maison de guerre de Kotédougou, désirait épouser une femme de Darsalamy qui était déjà mariée. Pour cette raison, les érudits coraniques lui refusèrent le mariage. Pour se venger, Kobana ordonna à l’érudit de Darsalamy de participer à la construction de la route reliant Darsalamy à Bobo-Dioulasso.

46 Que Kobana abuse de son pouvoir en contraignant les érudits à accomplir de lourds travaux de construction de routes fut un grave affront. À l’origine, les Ouattara étaient tenus de donner aux Saganogo des offrandes et des marques de respect. Cela incluait en particulier que les Saganogo pouvaient revendiquer des femmes ouattara ou des femmes que ces derniers avaient ramenées comme butin, mais jamais l’inverse. Les travaux physiquement pénibles étaient réservés aux esclaves. Par ses exigences injustifiées, Kobana s’attira la colère de tous les érudits et les amena ainsi à utiliser leurs forces spirituelles contre lui. Il paya le prix de son affront en perdant le pouvoir en 192729.

47 Même s’il s’agit ici vraisemblablement d’une explication postérieure, ce récit montre clairement que les alliances entre guerriers et érudits n’étaient pas dénuées de tensions. Les Saganogo avaient certes renoncé à exercer directement le pouvoir politique, mais ils entendaient bien conserver leur influence sur les hommes désormais au pouvoir. En rompant les relations de réciprocité avec les Saganogo, les Ouattara perdirent la possibilité de leur demander leur aide spirituelle.

48 De fait, la colonisation rendit ce soutien obsolète en contraignant les Ouattara à abandonner leur mode de vie guerrier et à trouver d’autres activités pour se nourrir, un changement qui s’accompagna de l’adoption d’un mode de vie de plus en plus orthodoxe (Green 1986 ; Launay 1982 ; Quimby 1979). Si cette évolution a contribué à ce que les Saganogo perdent leur statut de maître religieux des Ouattara, les liens entre ces deux groupes n’en restent pas moins marqués par cet aspect spirituel, comme

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l’indique la réponse légèrement agacée des Ouattara quand on les interroge sur l’état actuel de leurs relations avec les Saganogo. « An ga karamogo lo ! » (« Ce sont nos marabouts ! »), sous-entendu, « Vous devriez le savoir ! ».

Des pratiques controversées : culte des saints et danses de filles

49 À première vue, la situation qui règne actuellement à Bobo-Dioulasso et à Darsalamy rappelle celle de la fin du XIXe siècle. Certains érudits essaient toujours d’interdire des traditions dites « païennes » ou s’en distancient physiquement ou verbalement. Aujourd’hui, Darsalamy est un village d’environ 2 000 habitants situé à 15 km au sud de Bobo-Dioulasso. La localité a conservé un rayonnement bien au-delà des frontières régionales grâce à sa forte concentration d’érudits coraniques. Comme depuis plusieurs siècles, ces maîtres du Coran assument les fonctions d’accompagnateurs spirituels, de conseillers et de médiateurs en cas de conflits. Jusqu’à présent, les activités mystiques (baara) et les bénédictions (duaw) sont la plus grande source de revenus des familles « maraboutiques » de Darsalamy.

50 Alors que Darsalamy a été fondée pour se distancier des coutumes non musulmanes, on s’aperçoit cependant que, même dans cette ville, le caractère islamique ou non des pratiques comme la vénération des saints musulmans ou la danse du kurubi pendant le mois du ramadan ne fait pas l’unanimité.

51 Le cimetière de Darsalamy abrite les sépultures d’hommes considérés comme des saints. On y trouve non seulement les tombes des fondateurs de Darsalamy, mais aussi de personnes qui avaient mené une vie normale. En général, les tombes ne portent pas d’inscription. Certaines tombes anciennes ne réapparaissent qu’au moment où l’on en creuse une nouvelle au même endroit. Ainsi, il y a quelques années, le sol a cédé sous les sabots d’un cheval, laissant apparaître en-dessous le cadavre d’une femme inconnue encore intact, ce qui est un signe de sainteté pour les musulmans. On a entouré la sépulture d’un muret et les gens viennent s’y recueillir et prier pour recevoir la bénédiction de la sainte (Baflémory Saganogo, 8/2/2007). Cela dit, à Darsalamy comme ailleurs, la visite de tombes sacrées fait l’objet de controverses dans la mesure où elle peut mener à des pratiques non musulmanes. Mohammed Sabti Saganogo (30/9/2007) en décrit les conséquences de la manière suivante : « Dans l’histoire des musulmans, les idoles (jo) ont vu le jour grâce aux décès des personnes saintes. Lorsqu’elles meurent et que les gens ont des problèmes et qu’ils ont besoin de leur bénédiction comme de leur vivant, ils peuvent prendre quelque chose de ces personnes, par exemple l’endroit où la personne s’asseyait ou sa chaise ou la peau sur laquelle elle s’asseyait, en tout cas quelque chose de la personne sainte. Ils [les gens qui viennent les vénérer] parlent de leur problème en disant que Dieu leur accorde leurs vœux. Il y a d’autres visiteurs qui peuvent ramasser du sable, un caillou ou quelque chose qui se trouve dans la tombe de ce saint et le ramène chez eux pour l’adorer comme un jo. C’est pourquoi les musulmans ont interdit ces pratiques de traiter quelqu’un comme un surnaturel, de peur qu’il soit traité comme un jo après sa mort. »

52 Ce récit montre bien comment des pratiques religieuses non orthodoxes peuvent très vite se développer. Ces pratiques sont caractéristiques de l’islam en général et en aucun cas limitées au continent africain, comme le prouvent dans la tradition islamique les débats historiquement très anciens sur le culte des saints (Hirschler 2006). Dans

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l’histoire de Bobo-Dioulasso comme d’autres régions d’Afrique de l’Ouest, la conversion à l’islam n’était pas toujours définitive ou constante, comme l’illustre l’exemple des ancêtres des Zara (voir supra). C’est pour éviter de telles fluctuations que Darsalamy a été fondée. Pourtant, même dans cette ville, on rencontre différentes conceptions des pratiques religieuses comme celle du culte des saints. Certains érudits demandent expressément que les tombes ne portent pas d’inscription pour contrarier l’apparition d’un culte. D’autres au contraire souhaitent être enterrés juste à côté d’une de ces tombes sacrées.

53 Comme au XIXe siècle, les musulmans de Bobo-Dioulasso et de Darsalamy continuent de se disputer au sujet de traditions considérées comme non musulmanes. Les termes de païen ou de non musulman s’appliquent tout particulièrement aux danses de masques des Bobo et des Zara, mais aussi aux danses kurubi et jomεnε qui ont lieu les jours fériés islamiques. Les danses de masques, que les Bobo et les Zara représentent lors de l’enterrement de personnalités connues ou de certaines fêtes marquant les saisons, ont mauvaise réputation parmi les groupes de population venus d’ailleurs. En effet, les danseurs paradent en maniant dangereusement des fouets qui peuvent blesser les passants, comme ce fut le cas dans l’incident rapporté plus haut qui aurait entraîné la fondation de Darsalamy. C’est l’une des raisons pour laquelle de nombreux habitants de Bobo-Dioulasso qui ne sont ni bobo, ni zara préfèrent éviter les anciens quartiers.

54 Il est tout autant controversé que de jeunes filles ou de jeunes femmes dansent les jours fériés islamiques. Les fillettes dioula dansent le kurubi dans la 14e puis à partir de la 27e nuit jusqu’à la fin du ramadan ; les fillettes zara dansent le jomεnε l’ashura (le jour du Nouvel An islamique). Jusque dans la période coloniale, voire jusqu’à nos jours, ces fillettes n’étaient que très légèrement vêtues. Autrefois elles dansaient les seins nus, aujourd’hui elles portent un simple bustier.

55 On danse le kurubi dans de nombreux villages du nord de la Côte-d’Ivoire et du sud- ouest du Burkina Faso, là où les Dioula se sont installés. Le kurubi est dansé essentiellement pendant le ramadan mais aussi lors des mariages, de nuits de pleine lune ou d’autres occasions particulières. Seules les jeunes filles qui ne sont pas encore mariées ou qui ne sont pas enceintes ont le droit de danser. Elles portent donc un costume traditionnel composé entre autres d’une coiffure spéciale et d’un chasse- mouche fait de crins de cheval (Bauer 2007 : 347-375 ; Derive 1978).

56 Entre les années 1960 et 1980, le kurubi suscita un conflit ouvert qui dégénéra même en empoignade30. Une partie des lettrés dioula et peul essayèrent en effet d’interdire le kurubi, considérant qu’il s’agissait d’une tradition non islamique et qu’il était déplacé de chanter et de danser pendant le ramadan. Finalement, cette tentative n’aboutit pas, même si dans quelques familles les jeunes filles ne participent plus au kurubi. Même à Darsalamy on continue de danser le kurubi, bien qu’une partie des érudits s’efforcent toujours d’en dissuader leurs femmes et leurs filles. Il en est de même pour le jomεnε des Zara à Bobo-Dioulasso : quand en 2007 l’imam de la grande mosquée s’est prononcé publiquement contre cette coutume, il n’a pas réussi à convaincre grand monde.

57 Si les érudits musulmans de Bobo-Dioulasso et de Darsalamy ne parviennent à interdire le kurubi et le jomεnε, cela tient entre autres au fait que ces danses sont devenues des emblèmes importants du patrimoine culturel. Depuis les années 1980, le kurubi et le jomεnε sont célébrés au même titre que les danses de masques comme des éléments de la « tradition », des « coutumes » ou de « l’héritage culturel », dans le cadre de festivals nationaux comme la « Semaine nationale de la culture », le « Festival de la rue » ou lors

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de journées nationales comme la « Journée de la femme ». En même temps, ces manifestations du patrimoine culturel s’inscrivent dans la reconnaissance symbolique du pouvoir politique : au cours du ramadan 2007, le cortège du kurubi est passé devant le siège des autorités politiques modernes de Bobo-Dioulasso (commissariat, mairie, gouvernorat) pour leur exprimer par des chants de louanges leur respect (Arnaut 2004 : 184 ; Bauer 2007 : 350).

Concurrence et pouvoir politique

58 En émigrant à Darsalamy, la majorité des familles d’érudits musulmans de Bobo- Dioulasso se distancièrent de leurs anciens hôtes, les Zara, et des anciens maîtres à qui ils « appartenaient » à l’origine, les Ouattara (voir supra). En fondant Darsalamy, ils créèrent un lieu « pur » (« sanyiani ») dans lequel aussi bien la consommation d’alcool que l’usage de la violence ou les coutumes non musulmanes étaient proscrits. À l’époque coloniale, les érudits musulmans prirent encore plus leurs distances des Ouattara à l’époque coloniale, quand ces derniers abusèrent du pouvoir que les Français leur avaient confié sous forme de chefferies de canton et s’en servirent pour opprimer la population, y compris les érudits de Darsalamy.

59 Jusqu’à leur conquête en 1897 par les Français, Sya et sa région étaient marquées par le pluralisme socioreligieux (Launay 1996 : 307) et l’existence de plusieurs centres de pouvoir politique (« polycéphalie », Şaul 1998 : 541). Différents groupes socialement reconnus se disputaient le pouvoir ou le prestige, en constante recherche d’un équilibre précaire. Ceci concerne aussi bien la relation entre les maisons de guerre zara et ouattara que le rapport entre différentes familles de guerriers et d’érudits musulmans. À partir de 1898, la nomination des Ouattara comme chefs de canton dans le cercle de Bobo-Dioulasso créa un nouveau rapport de forces. La destitution des chefs ouattara pour abus de pouvoir à partir de 1915 permit à d’autres groupes d’accéder à des positions influentes, ce qui renforça en même temps la concurrence entre ces groupes.

60 Depuis que les autorités coloniales ont privé les Ouattara de leur charge de chefs de canton au profit des Zara, les relations entre Ouattara et Saganogo sont plutôt distantes. Aujourd’hui, ni les Ouattara ni les Zara de Bobo-Dioulasso ne dominent la scène politique locale, même si le chef de canton (jamanatigi) et le chef traditionnel des Zara (dugutigi) incarnent toujours une certaine autorité morale. Si les Saganogo restent érudits coraniques et maîtres de pardon des Ouattara, cette relation se limite désormais essentiellement au cadre de cérémonies. Ainsi, les Saganogo doivent encore demander aux Ouattara l’autorisation de célébrer leurs cérémonies religieuses.

61 Par la colonisation, aussi bien les guerriers que les lettrés perdirent le contrôle de ressources ou d’activités — comme le commerce des armes, la traite des esclaves et le soutien spirituel des guerriers — qui avaient formé une base économique déterminante de leur relation complémentaire (Griffeth 1971 : 175). De plus les Ouattara perdirent leur pouvoir politique, ce qui entraîna également pour les lettrés de leur groupe une perte de prestige. En outre, la concurrence croissante avec d’autres érudits musulmans fut une autre raison de leur affaiblissement. Jusque dans les années 1920, il n’existait qu’une seule école coranique à Bobo-Dioulasso, celle des Saganogo (Traoré 2010 : 4). Mais à partir du début du XXe siècle, d’autres musulmans originaires de colonies françaises ou britanniques s’installèrent aussi à Bobo-Dioulasso, où ils se mirent eux aussi à ouvrir des écoles coraniques ou des mosquées. L’islamisation croissante depuis

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la période coloniale s’accompagna de l’ouverture d’écoles coraniques aux programmes scolaires modernisés et de la création d’associations réunissant les groupes d’intérêt musulmans. À partir des années 1940, le nombre d’écoles coraniques augmenta nettement à Bobo-Dioulasso, tandis que dans la même période, les Saganogo perdirent des élèves (ibid. : 11).

62 De nos jours, les lettrés coraniques les plus considérés de Bobo-Dioulasso ne sont plus les Saganogo. La ville compte désormais quarante-trois mosquées du vendredi, ainsi que d’innombrables mosquées privées ou de quartier. Pendant le ramadan, les sermons tenus par des érudits populaires ou controversés comme Hema Diafar Ouattara (Comité culturel de la génération des trois testaments) ou Abdoulaye Borro (Zaitoun islamique) attirent bien plus la foule que les tafsir des Saganogo ou des autres familles musulmanes établies de longue date. Mais ces prêcheurs doivent à leur tour faire face à la concurrence des wahhabites ou d’autres groupements réformistes ou fondamentalistes comme Ahmadiyya ou Ançar Dine.

63 Si les Saganogo comptent encore parmi eux quelques rares érudits de renommée nationale ou même internationale et si Darsalamy est resté un lieu où trouver un soutien spirituel, désormais les Saganogo ne sont plus désormais qu’un groupe d’érudits coraniques parmi tant d’autres. Les Saganogo de Darsalamy compensent essentiellement leur perte de prestige par une dévotion ostentatoire. Contrairement à d’autres familles, ils cultivent un mode de vie plutôt traditionnel et ascétique qui se distancie de façon démonstrative de certains acquis du monde moderne occidental. Cette attitude se reflète nettement dans l’équipement de l’habitat, la formation scolaire et la séparation entre hommes et femmes (Schönau 2010). Tandis que d’autres familles envoient leurs enfants — y compris leurs filles — à l’école publique locale, les Saganogo préfèrent leur propre école coranique, que seuls les garçons ont le droit de fréquenter. Cette école attire également des élèves de localités très éloignées et contribue à renforcer la renommée traditionnelle des Saganogo qui auraient, dit-on, des lettrés supérieurs aux autres. D’autre part, les Saganogo possèdent toujours la grande mosquée du vendredi, dont l’un d’eux est l’imam. Enfin, une autre source de revenus essentielle est leur bénédiction, dont la réputation d’efficacité fait venir la « clientèle » de très loin31.

Perte de statut social et ethnisation

64 Aujourd’hui, les lettrés et les anciens guerriers ressentent cette perte de pouvoir, de statut social et de prestige de façon particulièrement forte dans l’arène politique où ils sont désormais quasiment invisibles. Ainsi, contrairement aux autres représentants de groupes ethniques, socioprofessionnels ou de différents intérêts, les Dioula ne sont pas invités aux festivités tenues à l’occasion de la visite d’hommes politiques influents ou de fêtes nationales. Cette situation entraîne actuellement une évolution intéressante, dans la mesure où les Dioula s’efforcent de surmonter leurs différences internes entre anciens guerriers et lettrés au profit d’une nouvelle unité « ethnique » pour être mieux perçus à l’extérieur en tant que « Dioula ».

65 Sur l’invitation à une assemblée générale tenue à Darsalamy le 15 août 2009, on peut lire : « Depuis plusieurs décennies, un constat se fait que la communauté “Dioula” tend à disparaître au Burkina Faso. La plupart des personnes confondent la communauté

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dioula à d’autres groupes ethniques de ce pays compte tenu de notre désorganisation : Absence d’un Chef suprême Dioula ; Absence d’un leader ; Disparition des cultures Dioula. De ce fait, pour trouver des voies et moyens afin que le “Dioulaya” puisse être reconnu sur l’échiquier national et international, il est organisée une grande assemblée générale “Dioulaya” à Darsalamy le 15 Août 2009 à partir de 9 h. Par conséquent, tous les villages Dioula et Dioulas du Burkina Faso sont invités à cette grande rencontre. Votre présence dans cette rencontre donnera un apport pour une coalition totale de la communauté “Dioula”. »

66 À l’évidence, le modèle social repris ici est celui des Mossi, le groupe démographique dominant du Burkina Faso, dont le sens hiérarchique est très prononcé. D’un côté, cette mentalité fait l’objet de plaisanteries incessantes, comme la suivante : deux Mossi ne peuvent pas se retrouver dans une même pièce sans devoir aussitôt discuter lequel d’entre eux est le naaba (chef). Mais d’un autre côté, on reconnaît tout à fait qu’un groupe d’intérêt est bien mieux perçu dans l’opinion publique quand il est représenté par un chef. D’où l’indication dans l’invitation citée plus haut que les Dioula manquent d’un chef suprême ou d’un leader politique.

67 Au cours de l’assemblée générale d’août 2009, un leader de tous les Dioula (golotigi, chef de guerre) devait être élu. Par ailleurs, il était prévu la création d’une association transfrontalière regroupant les intérêts des Dioula de Côte-d’Ivoire et du Burkina Faso. Il semble bien que des personnalités influentes du monde politique et économique incitent les Dioula depuis plusieurs années à prendre une telle initiative. Ainsi, dès 1990, à l’occasion de l’inauguration du mausolée destiné à Guimbi Ouattara, le politicien Soungalo Ouattara a appelé les Dioula à se rassembler pour mieux être entendu par le chef de l’État sur les dossiers importants.

68 L’agenda impliqué par cet appel à créer un rassemblement des Dioula a été très clairement évoqué dans une conversation : à moyen terme, il s’agit d’avoir un maire dioula à Bobo-Dioulasso. De telles aspirations découlent de la décentralisation de l’administration politique instaurée depuis 1995 qui a, au Burkina Faso comme ailleurs, pour effet secondaire contre-productif une ethnisation des différences politiques. Dans la reconfiguration de la scène politique, être autochtone devient un facteur de légitimation (Geschiere 2009). Bobo et Zara réclament ainsi respectivement le statut de fondateurs de la ville de Bobo-Dioulasso, ce qui est une manière de légitimer leur prépondérance politique32. Comme dans d’autres cas, de telles rivalités mettent en évidence d’anciennes revendications d’antériorité ou de séniorité qui ont pris des connotations ethniques depuis la période coloniale. C’est ainsi que des catégories de la population qui vivent ensemble depuis des siècles se retrouvent divisées en « autochtones » et « étrangers ».

69 De nombreux habitants de Bobo-Dioulasso ont le sentiment que pour pouvoir participer à la vie politique, il est nécessaire de se construire une identité « ethnique ». Pour cette raison, certains groupes d’intérêts choisissent de se former sous un label ethnique. Cette tendance devient tout aussi intéressante pour les groupes qui étaient considérés comme des alliés ou des « étrangers » (hôtes) des populations « autochtones » à l’époque précoloniale. C’est ainsi que les Peul originaires de Barani ont eux aussi intronisé un chef coutumier à Bobo-Dioulasso en 2009. En désignant leur chef suprême et en s’organisant en assemblée, il est probable que les Dioula — quelle que soit ou devienne la définition de la « Dioulaya » (« Dioulaïtude ») — cherchent à retrouver le statut d’élite dont ils jouissaient avant l’arrivée des Européens et à exercer ainsi une influence politique.

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70 Mon interlocuteur principal, Mohammed Sabti Saganogo à Bobo-Dioulasso, illustre bien le renoncement au principe vieux de plusieurs siècles qui interdisait à un lettré musulman de faire de la politique. Bien qu’âgé d’une quarantaine d’années seulement, cet érudit jouit déjà d’une renommée internationale. Fidèle à la tradition des Saganogo, non seulement il pratique l’étude des textes religieux, juridiques et historiques et se retire régulièrement pour méditer (khalwa), mais il propose également son accès au savoir ésotérique moyennant finances. Ses clients viennent pour la plupart des pays voisins mais aussi d’Europe, des États-Unis et du Canada. En 2008, un client particulièrement satisfait lui a envoyé un « 4×4 » (véhicule tout terrain). D’autres clients lui offrent des billets d’avion pour La Mecque ou pour Abidjan, etc. Mohammed Sabti a commencé depuis peu à intensifier l’organisation des musulmans établis de longue date à Bobo-Dioulasso. En 2009, il a fondé une association de jeunes musulmans (Association Fiti Yath Islam). Il a également soutenu l’organisation de la grande assemblée générale des Dioula en août 2009. En outre, il a décidé d’apprendre le français pour pouvoir mieux évoluer sur la scène politique burkinabè. De ce point de vue, il semble prendre ses distances avec ses proches de Darsalamy qui continuent eux à souligner leur statut de lettrés traditionnels et leur abstinence à toute activité politique.

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NOTES

1. Les villages de Ouahabou près de Boromo (K OUANDA 2000 : 253, 256-258) et de Ramatoulaye près de Ouahigouya (DASSETTO & LAURENT 2006) en sont d’autres exemples. 2. Autres écritures : Jula, Juula, Dyula. Je retiens ici l’écriture la plus connue au Burkina Faso. 3. Les résultats de mes recherches s’appuient sur plusieurs séjours réalisés à Bobo- Dioulasso entre 2006 et 2009, financés par le projet SFB 295 de l’Université Johannes Gutenberg de Mayence. Voir aussi WERTHMANN (2008, à paraître). De nombreuses personnes y ont contribué en m’offrant leur hospitalité et en répondant à mes questions. J’aimerais ici remercier tout particulièrement El Hadj Baflémory Saganogo (Darsalamy), El Hadj Bafaga Diané (Kotédougou), El Hadj Mohammed Kassamba-Diaby, El Hadj Fajabi Saganogo, El Hadj Mohammed Sabti Saganogo et El Hadj Siaka Sanou (Bobo-Dioulasso). Je remercie Bakary Traoré pour ses commentaires. Alimatou Konaté a traduit vingt-trois entretiens sur Darsalamy du dioula au français et Claire Naveau, a traduit cet article de l’allemand au français. 4. Cette voie commerciale, qui reliait les ports du sel (Tombouctou et Djenné, au Mali actuel) aux centres de récolte de kola (Wa au Ghana actuel) et d’exploitation de l’or (Kong en Côte-d’Ivoire), traversait la région de Bobo-Dioulasso.

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5. Dans la maison fondatrice des Zara se trouve un autel sous lequel serait enterré un Coran, une canne ou le tapis de prière de cet ancêtre (WILKS 1968 : 170, n. 1). De tels cas sont connus dans toute la région : « Dans la zone pré-forestière, on nous raconte souvent comment les descendants d’un célèbre Ladyi ont transformé en “fétiche” le Coran que leur ancêtre avait acheté à la Mecque, sur lequel ils exécutent très régulièrement leurs sacrifices » (PERSON 1968 : 145) ; voir AMSELLE (1998 : 122), LEVTZION (1968 : 144).

6. Mahir ŞAUL (1998, 2003) a réfuté de façon convaincante l’hypothèse selon laquelle l’établissement de ces maisons de guerre ouattara correspondrait à la création d’un « royaume » gwiriko. 7. Il semblerait que le mot ouattara désignait à l’origine une fonction et signifiait « hommes de pouvoir » (fangatigi). Par la suite, ce nom fut aussi adopté par des esclaves et par des groupes alliés ou soumis (BAUER 2007 : 99 ; TABLE RONDE SUR LES ORIGINES DE KONG 1977 : 116-118). Les guerriers étaient désignés comme des sonongui/sonangui/sonanki ou tuntigi, la catégorie « dioula » n’apparaissant qu’à l’époque coloniale ; les érudits étaient appelés des karamogo ou mori (BAUER 2007 : 98-102 ; GREEN 1986 ; LAUNAY 1982 : 25 ; QUIMBY 1972 : 13 ; ŞAUL 1998). Certains descendants des clans guerriers refusent encore aujourd’hui qu’on les appelle des Dioula (ŞAUL & ROYER 2001 : 329, sq.). 8. Cependant, il n’était pas exclu qu’un commerçant devienne guerrier ou inversement, les catégories commerçants/lettrés (mory) et guerriers (sonangui) n’étant pas hermétiques (BAUER 2007 : 101). 9. Entretiens à Bobo-Dioulasso, Darsalamy, Kotédougou et Loto entre 2006 et 2008. 10. D’après el Hadj Marhaba (TABLE RONDE SUR LES ORIGINES DE KONG 1977 : 108-110), Seydou fit jurer sur le Coran les deux partis en discorde de ne plus se combattre mutuellement. Par la suite, Ibrahim aurait voyagé pendant dix-huit ans à travers la région pour bénir et fixer par écrit les zones de pouvoir de chaque Ouattara. 11. TRAORÉ (1996 : 245), WILKS (1968 : 174) et recherches personnelles à Bobo-Dioulasso 2006-2008. Quand on questionne aujourd’hui les habitants de Bobo-Dioulasso, on constate une certaine tendance au « télescopage » : les grands événements historiques — tels que l’alliance entre Ouattara et Zara, l’arrivée des Saganogo, la bataille contre Tieba à Bama, la construction de la grande mosquée, l’arrivée des Samori — auraient tous eu lieu à la même époque, voir par exemple TIENDRÉBÉOGO (1979 : 34) dont les informateurs ont repoussé l’arrivée des premiers Saganogo à la fin du XIXe siècle. 12. Interviews avec Asséou Saganogo et fils, 26/10/2006 ; Ali Moulaye, 14/11/06 ; Fajabi Saganogo, 23/3/2007 ; voir KOUANDA (1995 : 235), OTAYEK (1988 : 105), ŞAUL (2003 : 411).

13. WILKS (1968 : 170) cite un Mule du quartier Dogona qui se convertit à la fin du XVIIIe ou au début du XIXe siècle et prit le nom d’Uthman Tarawiri (Traoré). 14. Dans le village de Karba près de Safané, on affirme que c’est un certain Mamadou Diarra Sako, originaire du village, qui aurait construit cette mosquée (PHLIPONEAU 2009 : 979). Mais à ma connaissance, ce nom n’apparaît dans aucune publication sur Bobo- Dioulasso et n’est évoqué dans aucune interview menée sur place. 15. 1245/1829 d’après un document d’el-Hadj Marhaba que possède Mohammed Sabti Saganogo ; 1840 selon TRAORÉ (1993 : 44), qui s’appuie lui aussi sur un document des Saganogo. SANOU et SANOU (1994 : 126) indiquent, quant à eux, une date de naissance située entre 1820 et 1830.

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16. D’autres sources indiquent les années 1875 et 1880, mais 1893 ou 1894 semblent plus plausibles. BINGER (1980 [1892] : 366-370), qui se trouvait à Sya en 1888, ne mentionne pas la mosquée. L’année de la guerre contre Tieba est confirmée par d’autres sources, voir par exemple, HÉBERT (1970), SANON (1994). Sakidi ne fut jamais lui même imam, bien qu’on le nomme ainsi. Le premier imam fut un Dafing, le second un Saganogo (Imam Siaka Sanou, 28/10/2006). 17. Selon PERSON (1975 : 1903, n. 53), il s’agit d’une légende : « Ce que nous savons de la jeunesse de l’Almami rend la chose absolument impossible, mais il était notoire que les Touré étaient originaires de Dia et de Djenné. C’est en ce sens que Sakidi a pu se dire “compatriote” de Samori et faire appel à sa clémence. » 18. Siaka Sanou, 28/10/2006 ; Mohammed Kassamba-Diaby, 4/11/2006 ; Ali Moulaye, 14/11/2006 ; Baflémory Saganogo, 5/2/07 ; Fajabi Saganogo, 23/3/2007. 19. Les Tiefo sont une population éparpillée dans la région entre Bobo-Dioulasso et Banfora. La majorité d’entre eux portent le patronyme Ouattara en raison d’alliances historiques conclues avec les chefs de guerre ouattara (HAGBERG 2003 ; ŞAUL 1998 : 548-549). Dans la guerre contre Tieba de Sikasso, le chef de guerre Tiefo Amoro de Numudara s’était allié aux Ouattara et aux Zara de Bobo-Dioulasso. Mais cette alliance fut dissoute face à Samori Touré (ŞAUL 2003 : 396). 20. Ces visions peuvent être suscitées par la récitation de certaines sourates, de prières (istikhara) ou encore de méditations. 21. Ali et Bakoba Diané, 21/3/2006 ; Baflémory Saganogo, 31/1/2007 ; Bafaga Diané 17/2/2007. Il est difficile d’établir de manière incontestable la date de fondation. Selon Mohammed Sabti Saganogo qui s’appuie sur un manuscrit d’el-Hadj Marhaba Saganogo, Darsalamy fut fondée en 1266-1849. D’autres sources indiquent de façon plutôt vague le milieu ou la seconde moitié du XIXe siècle (TRAORÉ 1996 : 785 ; GRIFFETH 1971 : 174). 22. Les Barro sont un groupe de parenté où l’on rencontre des érudits, comme chez les Saganogo, les Diané et les Touré, mais aussi des marchands et des guerriers. Une branche des Barro vivait déjà dans la région avant la fondation de Darsalamy. 23. Dans l’ouest du Burkina Faso, de nombreux noms de localité ont une terminaison en -dougou ou - so dérivée du nom de l’hôte d’un commerçant. Ces familles ou communautés villageoises adoptaient souvent le patronyme de « leur » Dioula (TRAORÉ 2007 : 81). 24. Les conflits sont réglés de préférence à l’intérieur de la famille ou du groupe social, ce qui permet à tous les acteurs de sauver la face et d’éviter que des affaires internes ne filtrent vers l’extérieur. Les familles d’anciens esclaves ont un devoir de loyauté et de discrétion envers leurs anciens maîtres. 25. D’après Balaji Sagango, son ancêtre l’imam Bema se serait rendu à Poura à la recherche d’un partenaire de commerce. De là, il aurait rejoint Diébougou en passant par Pa, Founzan, Dano et Djikologo. Des marchands et des artisans dioula s’étaient établis à l’ère précoloniale dans la région de Diébougou, entre autres dans des villages jan où ils cultivaient la terre (OBERHOFER 2008 : 32).

26. ŞAUL (1998 : 565) rapporte que jusqu’aux environs de 1870, les Saganogo-Tunuma étaient à Sya les médiateurs les plus importants entre Ouattara et Sanou. À la suite d’une discorde, ils auraient quitté la ville et fondé Darsalamy.

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27. Les descendants de Seydou restèrent à Sya. À l’évidence, ceci n’était pas le premier différend entre les descendants d’Ibrahim et de Seydou Saganogo. Cette décision pourrait être liée au fait qu’une des maisons ouattara de Kombougou était plus étroitement en contact avec les Tiefo et les Zara que d’autres maisons ouattara (HAGBERG 2003 : 253 ; ŞAUL 1998 : 549 ; Bafaga Diané 22/9/2007). 28. Selon une expertise anonyme, cet aspect serait « exagéré » dans la mesure où Oumar Tall aurait eu lui-même des alliés païens, à savoir les Dogon. Sur ce point, il est important de remarquer que — de même sans doute que parmi les autres populations paysannes de l’ensemble de la région — si certains Dogon se convertirent, ils ne restèrent pas « Dogon » (AMSELLE 1998 ; BOUJU 2002 ; DE BRUIJN & VAN DIJK 1997). Il existe des informations indiquant que ce n’étaient pas « les Dogon » en soi qui étaient alliés à Oumar Tall, mais certains clans ou mercenaires (WISE s.d. ; MAYOR 1997). Ceci mis à part, il n’est pas étonnant qu’un chef de guerre musulman estime ou dénigre la pratique religieuse de ses ennemis ou de ses alliés selon la situation. D’autre part, il me semble méthodologiquement inadmissible de discréditer les déclarations d’un informateur. Si Oumar Tall joue un rôle dans les récits des Saganogo sur Darsalamy, il s’agit d’interpréter de tels récits en les replaçant dans leur contexte historique et social, non pas de douter de leur degré de véracité. 29. Kobana Ouattara était depuis 1918 chef de canton de Logofourousso tout en contrôlant onze villages bobo, Darsalamy et la colonie tiefo de Matroukou (SANON s.d. ; ŞAUL & ROYER 2001 : 114, 117).

30. Interview avec Makossara Saganogo, 26/9/2007 ; voir aussi BAUER (2007 : 349-350), QUIMBY (1979), WERTHMANN (à paraître). 31. On raconte que l’ancien président de la Côte-d’Ivoire, Houphouët-Boigny — un catholique — serait même venu à deux reprises à Darsalamy pour y recevoir la bénédiction des marabouts. 32. De nombreux habitants des anciens quartiers se sentent refoulés dans une position minoritaire sous l’afflux massif d’émigrants depuis la période coloniale et considèrent que leurs intérêts ne sont pas représentés dans les commissions administratives des villes modernes (SHADYC-GRIL 2002 : 223).

RÉSUMÉS

Résumé Darsalamy est l’une des rares localités du Burkina Faso fondées uniquement par et pour des musulmans dans l’intention de maintenir à distance les non-musulmans et les pratiques considérées comme païennes. Les musulmans dioula qui quittèrent Bobo-Dioulasso vers la fin du XIXe siècle pour fonder Darsalamy aspiraient à habiter un lieu non « contaminé » par des modes de vie non musulmans comme les danses des masques. Cette émigration coïncida avec des événements qui bouleversèrent toute la région : le djihad de Oumar Tall, les guerres de Samori Touré et l’arrivée des Européens. Ces événements transformèrent les relations entre les érudits musulmans, leurs alliés et protecteurs et les élites locales de Bobo-Dioulasso.

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Transformations of a Muslim elite in West Africa. The case of the Jula of Darsalamy (Burkina Faso) Darsalamy is one of the few places in Burkina Faso that were intentionally founded by and for Muslims who wanted to keep a distance from non-Muslims and from practices considered as pagan. Jula Muslims who left Bobo-Dioulasso at the end of the 19th century in order to found Darsalamy wanted to inhabit a place that was not “contaminated” by non-Muslim ways of life such as mask dances. This emigration coincided with the events that shook the entire region: the jihad of Umar Tall, the wars of Samori Touré and the arrival of the Europeans. These events changed the relationship between Muslim scholars, their allies and protectors and the local elites of Bobo-Dioulasso.

INDEX

Mots-clés : Burkina Faso, Bobo-Dioulasso, Darsalamy, Dioula, Saganogo, islam Keywords : Burkina Faso, Bobo-Dioulasso, Darsalamy, Dioula, Saganogo, Islam

AUTEUR

KATJA WERTHMANN Institut d’Anthropologie culturelle et d’Ethnologie, Université d’Uppsala, Suède.

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Grandeurs villageoises La politique des ressources et des appartenances au centre du Bénin The worth of the village: the politics of resources and belonging in Central Benin

Pierre-Yves Le Meur

1 Le Bénin a expérimenté depuis une vingtaine d’années un processus de libéralisation politique et d’ancrage de la démocratie que l’on peut considérer comme exemplaire : transition démocratique pacifique et innovante d’un point de vue institutionnel (1989-1991), alternances électorales (1996, 2001, 2006), décentralisation politico- administrative (2002-2003). La Conférence nationale des forces vives de la nation de 1990 a d’ailleurs servi de modèle à des tournants analogues, mais souvent moins convaincants, dans d’autres pays d’Afrique1. Bien que les clivages ethniques et régionaux aient souvent nourri l’histoire politique du pays, l’arène nationale, comparée à d’autres situations africaines (Broch-Due 2005 ; Chauveau & Richards 2008), est restée marquée par un niveau relativement faible de violence politique, malgré son omniprésence à l’état latent, constat que l’on peut mettre en rapport avec le pluralisme qui caractérise tant le paysage institutionnel et normatif que les formes de la représentation (ou non-représentation) politique (Bierschenk 2000 ; Bako-Arifari 2005). Ces éléments jouent aussi un rôle structurant dans les arènes locales, particulièrement au niveau des articulations entre politique des appartenances et accès aux ressources foncières (Le Meur 2006b ; Berry 2009). La politisation de la question foncière en fonction de lignes identitaires est particulièrement marquée dans les zones de colonisation agraire, et tout spécialement au centre du pays. La double séparation entre premiers arrivants et nouveaux venus, d’une part, autochtones et migrants, d’autre part, structure les modes d’accès à la terre et aux ressources. Toutefois, derrière l’apparente simplicité de la dualité distinguant les « autochtones » des migrants ou « étrangers » à la communauté locale, le tableau qui émerge de l’analyse du gouvernement des hommes et des ressources se révèle bien plus nuancé2.

2 Les populations du centre du Bénin ont une longue histoire de mobilité qui plonge ses racines dans l’histoire précoloniale et a contribué à modeler une société de frontière qui fonctionne comme une sorte de « laboratoire sociétal » en matière de formes de la citoyenneté, de contrôle des ressources et de politique des appartenances3. Depuis les

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années 1930-1940, le cœur des relations sociopolitiques et économiques locales est mu par le jeu du contrôle de la force de travail, de l’accès à la terre et aux ressources naturelles et des flux d’émigration et immigration. Les formes et sentiments de la citoyenneté qui sont progressivement nés de cette histoire spécifique de mobilité sont complexes. L’émigration a ainsi contribué, de manière paradoxale et tout autant que la relation à la terre, à la construction d’un sens de l’identité et de la localité. Différents processus, locaux et nationaux comme nous allons le voir, ont en outre sous-tendu les transformations politiques et sociales des années 1990 et 2000 au centre du pays : la démocratisation suivie d’une décentralisation encore inachevée au niveau local (infra- communal)4, la résurgence ambiguë de la chefferie traditionnelle, les transformations des relations entre propriétaires fonciers et migrants (via l’institution du tutorat), la tentative de taxation des étrangers à la communauté locale, la mise en œuvre de programmes de gestion des ressources naturelles et d’identification des droits fonciers locaux aux fondements d’une nouvelle forme de production de la localité — de « villagisation » — ancrée dans la notion de « terroir ».

3 Le contexte a été favorable à l’épanouissement du pluralisme institutionnel et normatif qui informe les logiques des acteurs et la politique des conflits. Selon les situations, comme nous le verrons, les acteurs peuvent en effet « jouer » le village contre l’ethnie (dans le cadre de conflits inter-villageois qui mettent souvent en jeu le contrôle des migrants et la définition des frontières territoriales) ou l’autochtonie contre l’ethnie (lorsque les chefs s’allient pour renforcer leur contrôle sur les migrants). Du point de vue des migrants, on observe différents degrés d’« extranéité » — d’étrangeté ? — en fonction des histoires d’intégration sociale et de la distance culturelle entre les appartenances ethniques des autochtones et des étrangers s’exprimant dans des stratégies diverses et plus ou moins explicites de prise de parole ou de loyauté, parfois de défection (Hirschman 1970). À côté de la citoyenneté nationale (invoquée par les migrants) et de l’autochtonie (dans le débat sur la taxation des étrangers par exemple), on peut discerner un troisième ordre d’appartenance et de citoyenneté, le village, ou plutôt la localité, qui s’exprime dans une sémantique de l’honneur et des stratégies de contrôle des hommes (les « étrangers ») et des ressources (terre, aide au développement), selon des logiques que l’on peut qualifier de rentières5 et qui mettent en avant la « grandeur » de la communauté. L’expression est empruntée à la sociologie pragmatique de Boltanski et Thévenot (1991 : 96 sq.) qui proposent un modèle pluraliste de la vie en commun, de la « cité », fondé sur le principe de la commune humanité de ses membres. Chaque cité met en œuvre des mécanismes de justification des actions et des exclusions ordonnant ses membres selon une échelle de valeur dotée d’un degré de généralité, un ordre de grandeur qui varie en fonction du type de cité6 et correspond à une définition spécifique du bien commun. Comme nous le verrons, la « grandeur villageoise », absente de la typologie de Boltanski et Thévenot, mais développée par Jean-Pierre Jacob (2007 : 15-16, 196), emprunte entre autres à la cité domestique, marquée par les hiérarchies personnelles et générationnelles et la justification par la confiance via sa généralisation en termes de réputation, et à la cité civique, qui dépersonnalise et collectivise les hiérarchies et la notion de grandeur pour les organiser autour des thèmes de l’égalité, des droits civiques et de la participation politique. Malgré la diffusion locale des référentiels de la démocratie élective et de la participation développementiste7, l’ordre constitutionnel villageois n’est toutefois pas égalitaire puisqu’il reproduit la distinction entre les autochtones et les étrangers dont la citoyenneté locale reste « conditionnelle » et la participation politique largement

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déniée (Jacob 2007 ; Jacob & Le Meur 2010). La grandeur villageoise se caractérise aussi par un souci de pérennité de la communauté comme corps social, par une crainte de sa disparition physique auxquels répond un objectif de croissance, face aux localités voisines en particulier, qui passe par le renouvellement des générations et l’accueil des étrangers8.

4 La mobilisation du cadre théorique de Boltanski et Thévenot revisité par Jacob dans un contexte africain nous permettra de compléter les réflexions centrées sur les dialectiques entre propriété et autorité ou plus largement accès/propriété et pouvoir/ autorité (Ribot & Peluso 2003 ; Sikor & Lund 2009) qui restent souvent trop allusives quant aux fondements normatifs des processus de légitimation et plus largement à l’argument moral et aux modalités des arbitrages entre bien commun et bien privé inhérents à la reproduction sociale (Gudeman 2001 ; Jacob 2007)9. C’est le jeu des acteurs, des autorités et des principes de justification — des ordres de la grandeur — autour du gouvernement des hommes et des ressources, qui constituera le cœur de ce texte. Pour décrire cette politique spécifique des ressources et des appartenances, je m’appuierai tout d’abord sur les récits de moments-clés des relations entre autochtones et migrants dans la mobilisation de ressources locales à des fins publiques, pour ensuite les analyser du point de vue de l’organisation socio-spatiale du peuplement, mettant ainsi en relief les éléments de territorialité, de construction de localités et d’espaces politiques consubstantiels de la gouvernementalité de frontière qui se met en place. Nous aborderons ensuite la question sous l’angle du jeu des autorités, de l’imputabilité et de la citoyenneté locale. Nous verrons en particulier les débats et les évolutions relatifs à la nature des prélèvements (rente, contribution, impôt ou quasi-impôt) qui touchent les étrangers et influent sur le sens de leur intégration. Les conflits d’interprétations au sujet de ces prélèvements sont inextricablement liés à la nature des autorités qui les décident et les exécutent et à la compétition pour la légitimité à laquelle elles se livrent dans une arène politique polycéphale (Bierschenk & Olivier de Sardan 1998). La question de la légitimité est donc indissociablement une affaire de pouvoir et d’imputabilité (accountability) (Lonsdale 1986 ; Guyer 1992 ; Berry 2001 ; Kelsall 2003). La conclusion me permettra de réassembler ces éléments séparés pour des raisons de lisibilité dans le cours de l’analyse au sein d’un cadre interprétatif permettant de situer la notion de grandeur villageoise comme un élément structurant de la gouvernementalité de frontière qui caractérise la zone étudiée10.

Comment mobiliser les ressources à des fins publiques

5 Au début de l’année 2004, il fut décidé à Gbanlin, village à majorité autochtone mahi de la commune de Ouessè située au centre du Bénin, de demander à tous les habitants de la localité une contribution de 10 000 FCFA par ménage (ou l’équivalent en nature, maïs ou arachide), contribution déposée sur un compte à la caisse d’épargne et de crédit voisine et destinée au financement d’un pont sur la Gbeffa, rivière au cours tumultueux pendant la saison des pluies séparant le village de ses fronts pionniers les plus actifs et de la localité voisine d’Idadjo, dont le peuplement autochtone est tchabé (sous-groupe yoruba)11. En période de hautes eaux, on la traverse à la nage, accroché à une calebasse servant de bouée, et aussi d’abri pour les bébés non nageurs. Les pirogues également utilisées chavirent malheureusement souvent et les noyades sont fréquentes. Ce n’était

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pas la première initiative collective des villageois (de Gbanlin ou des villages voisins d’Idadjo et Vossa) pour la construction d’un pont. La dernière tentative, reposant entièrement sur les forces locales, s’était achevée par l’écroulement du pont emporté par les flots de la Gbeffa. C’était en revanche la première fois que la levée d’une contribution — j’emploie à dessein le terme à connotation fiscale de « levée », on verra pourquoi plus loin — concernait l’ensemble de la population et pas seulement les « étrangers ». Cette nouvelle tentative sera la bonne, même si elle ne fut pas exempte de péripéties et de conflits très bien décrits par L. Hosteint (2006). L’implication dans l’entreprise de président de l’association de développement à coloration ethnique, le Mouvement pour l’éveil national de l’aire mahi (MENAM), s’est révélée décisive. Elle est sans doute révélatrice de tendances ethno-régionales fortes de la société politique béninoise (Bako-Arifari 2005). Par ailleurs, l’un des enjeux de ce pont, dont la nécessité était reconnue par tous les villages concernés (Gbanlin, Tosso, Vossa, Idadjo), était son emplacement, avec deux options possibles : la voie existante passant par Tosso et Vossa, l’accès direct à Idadjo impliquant le contournement des deux précédentes localités. Les Gbanlinou ont opté pour le second choix (Hosteint 2006 : 73-76), pour des raisons économiques (passage des voitures bâchées et des camions), foncières (accès au front pionnier s’étendant loin vers le Nord et aux réserves foncières d’Idadjo) et politiques — sceller la réconciliation entre Gbanlin et Idadjo (et consolider leurs arrangements politico-fonciers, en particulier concernant le contrôle des migrants) si possible aux dépens des villages rivaux de Tosso et Vossa (Le Meur & Adjinacou 1998 ; Le Meur 2006b : 889-891). De manière significative, les discours locaux rendant compte du conflit entre villages voisins ressortissent au champ sémantique de l’honneur, autour des thèmes de la victoire, de la trahison et de l’humiliation : victoire pour les habitants de Gbanlin concernant le pont, trahison vécue par les habitants de Tosso et Vossa de la part de l’association MENAM, humiliation mise en scène par les Gbanlinou12. En même temps, les enjeux économiques sont dits de manière explicite, bien que sur un registre proche, concernant, par exemple, le refus que le marché du village voisin soit plus animé : « Avant, Vossa dirigeait Gbanlin, Tosso, Idadjo, mais Gbanlin s’est enrichi, ils veulent renverser la vapeur »13.

6 Un an et demi auparavant, Épiphane Danvidé (int. 05/09/02) —, personnage important de la localité, transporteur dont les bureaux sont à présent situés dans le quartier en pleine expansion d’Akpakpa à Cotonou, membre influent de l’église chrétienne URHC14 et fils du défunt (et lui-même très influent) chef traditionnel (axôsu) de Gbanlin, Ode Danvide — me disait toutes les difficultés que rencontrait le village dans la mobilisation des ressources nécessaires à l’installation d’infrastructures communautaires. Cette mobilisation avait jusque-là obéi à un schéma de participation clientéliste (Le Meur 1998) selon lequel les big men locaux fournissaient le capital économique. La contribution en argent, souvent exigée par les projets d’infrastructures publiques, alimentait aussi leur « pouvoir de persuasion », aidant à orienter les autorités en matière de localisation des équipements collectifs. Or, cette fois, la machine semblait se gripper, au point où Épiphane Danvidé a récupéré l’argent qu’il avait avancé (200 000 FCFA sur les 500 000 requis) pour l’installation d’une pompe, devant l’incapacité des autres villageois à se mettre d’accord pour cotiser. Datant de la fin des années 1990, ce cas n’est pas isolé. Il dénote une incapacité à surmonter les fractures politiques locales, empêchant la captation d’une rente externe à des fins d’intérêt collectif, alors

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que jusqu’à présent, les hommes importants du village avaient su dépasser leurs différends dans ces occasions (ibid.).

7 Dans le même temps, Atoyi et Sossa Guidibia, deux notables qui avaient participé au financement avorté de la pompe, faisaient état, dans des conversations menées entre 2002 et 2004, de l’énergie de plus en plus considérable qu’ils devaient déployer pour « contrôler » la jeune génération, pour des résultats de plus en plus incertains — ils ne formulaient d’ailleurs pas nécessairement l’objectif en termes de contrôle mais en termes d’aide et d’échanges, ou encore (de manque) de reconnaissance. Ce langage de l’échange de services, qui est aussi celui du clientélisme, imprègne les relations entre aînés et cadets, par exemple dans les moments de défriche de nouvelles terres (agbovε) sur les fronts pionniers. Les jeunes, qui participent à l’entreprise sous l’égide d’un aîné qui peut aussi être un « tuteur » installateur de migrants (voir infra), le remercient en travaillant sur ces champs. « Nous ne sommes pas des étrangers, il [Sossou Mathieu, ancien chef du village, transporteur et gros installateur de migrants] s’était gêné pour nous, alors on est parti faire le labour chez lui »15.

8 Une dizaine d’années plus tôt, le 15 décembre 1996, une réunion fut organisée à Ouessè sous l’égide de l’axôsu, le chef traditionnel, qui dénonçait la récurrence des conflits entre autochtones et migrants, alors que ces derniers contribuaient pourtant au développement villageois. Pour lui, l’idée — à l’époque en gestation — de prélever une rente sur les migrants aurait pour effet de sécuriser leur accès à la terre16. L’objectif de cette réunion, dont les conclusions et décisions ont été consignées dans un procès- verbal signé par les participants, était donc d’organiser le système de collecte pour la « zone mahi » en associant les chefs coutumiers, les autorités locales élues (maires et chefs de village) et les représentants de l’association de développement de la sous- préfecture — à présent commune — de Ouessè (UDESCO). Il fut décidé que tous les agriculteurs étrangers (c’est-à-dire non originaires de la sous-préfecture) paieraient annuellement 5 000 FCFA et une bassine de maïs. Un compte en banque devait être ouvert et une réunion organisée, avec les mêmes participants, pour décider de l’usage de l’argent et du maïs collectés. L’interdiction faite aux migrants de planter des arbres, de défricher de nouvelles terres (agbovε) et de céder des terres à leurs frères et amis constituaient un second corps de règles assorties de sanctions explicites (abattage des arbres et retrait de terres au profit du « propriétaire foncier »). Cette réunion venait après que les chefs coutumiers de la sous-préfecture eurent une première fois, en 1995-1996, tenté d’imposer une rente aux migrants. Ils s’étaient alors heurtés à la résistance de ces derniers et au désaccord du sous-préfet. Celui-ci estimait, dans une logique républicaine, qu’il s’agissait d’une mesure discriminatoire, à caractère ethnique et régional, à l’encontre de citoyens béninois. Ce sous-préfet fut en retour accusé de partialité politique par les autochtones mahi. Pourtant, dès 1997-1998, la collecte de la rente auprès des migrants était assurée par un représentant du chef traditionnel, sans trouble manifeste, ni réticence de la part du nouveau sous-préfet ou du projet de gestion des ressources naturelles (PGRN) opérant dans la zone. La tension était ailleurs, le chef de Ouessè — dont la prééminence largement d’origine coloniale, il est d’ailleurs souvent appelé « chef canton » — ne réussissant pas à imposer une centralisation de la taxation des migrants face aux intérêts villageois et individuels. On observe ici une manifestation de la difficile articulation entre échelons villageois et communal dans la mobilisation des ressources locales, faiblesse dont souffre aussi la décentralisation politico-administrative encore inachevée au Bénin.

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9 Ces quatre moments ont tous en commun la question de la mobilisation des ressources locales et externes à des fins d’investissement public. Ils mettent en relief des lignes de clivage dont l’importance relative fluctue dans le temps : entre big men et leur clientèle respective (la composante religieuse joue ici un rôle certain, entre adeptes du vodun et catholiques d’un côté, chrétiens « renaissants » de l’URHC de l’autre, eux-mêmes scindés en deux branches), entre générations, entre autochtones et migrants, entre localités (au sujet de la construction du pont).

10 Ces quatre moments sont aussi symptomatiques d’un mouvement de balancier complexe qui fait de la « grandeur » du village une affaire délicate. Cette grandeur s’exprime dans les termes de l’honneur mais aussi dans ceux de l’enrichissement, comme dans les disputes entre localités voisines évoquées en introduction. Elle renvoie aussi, pour une large part, à l’idée d’une expansion par incorporation de personnes et de ressources. La croissance du village est alimentée par le renouvellement des générations et l’accueil des étrangers, qui, entre autres, nourrissent l’extension territoriale sur les fronts pionniers environnants. Si la résultante au niveau agrégé de la communauté villageoise correspond à la somme de visées stratégiques de contrôle ou d’exploitation de ressources humaines, elle n’émane que dans certaines circonstances d’une stratégie collective du village constitué en collectif unifié, doté d’une vision commune. Cela ne survient que rarement, souvent sur le mode opportuniste du captage d’une rente externe — et encore ce rassemblement connaît-il des ratés, comme nous l’avons vu. Ensuite, cet agrandissement pose des questions à la fois politiques et morales de gouvernementalité et de reproduction de la « communauté » villageoise. Dans les années 1990, de nombreux jeunes gens reviennent de migrations urbaines peu rémunératrices, souvent après un parcours scolaire avorté et/ou improductif en termes d’accès à un emploi, pleins de frustrations sociales et porteurs d’un discours politico- religieux radical (en lien avec l’expansion de l’URHC dans la région). Ce groupe qui s’est largement émancipé de la tutelle des aînés apparaît turbulent, instable, incontrôlable. La solution qui s’est imposée aux aînés fut alors celle de la partition du village en trois quartiers, partition synonyme de négation de son extension et de retour à une logique de contrôle « domestique », individualisé, sur les personnes, « les jeunes » en l’occurrence (Le Meur 2008 : 222-226)17. Les frontières de l’agrandissement de la communauté s’articulent à celles de la citoyenneté locale dont les contours se dessinent en particulier dans les formes de prélèvements effectués sur les individus, les familles ou les groupes et dans le caractère plus ou moins public ou privé de leur usage. Le lien est sujet à des interprétations qui peuvent bouger ou diverger. Pour explorer plus avant ces questions, en particulier dans leurs dimensions socio-spatiales, il nous faut à présent nous arrêter à ce nœud de la gouvernementalité de la frontière que constitue l’accueil des migrants, en particulier dans la forme idéaltypique de l’institution du tutorat (Chauveau 2006).

Organisation politique et socio-spatiale des localités et des relations entre autochtones et migrants

11 Depuis les années 1970 et surtout dans les décennies suivantes, un flux important de migrants en provenance de zones relativement « surpeuplées » du Bénin (Atacora, plateau Adja, région d’Abomey) alimente la région de Ouessè. Les migrants arrivent dans un premier temps comme salariés agricoles. Du fait de l’engagement des

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populations locales dans des migrations internationales depuis la période coloniale18, la force de travail est rare et, surtout, les aînés ont de plus en plus de mal à contrôler des cadets qui ont su s’émanciper grâce à une émigration génératrice de revenus. Les migrants, après plusieurs années de travail comme journaliers, vont développer des relations privilégiées avec leur logeur « autochtone » et installateur foncier. C’est sur la base de son « bon comportement » que le migrant se verra proposer une parcelle de culture qui lui est prêtée pour une durée indéterminée, mais moyennant certaines restrictions sur le faisceau des droits transférés (interdiction de planter des arbres par exemple) et une faible spécification quant à certains de ces droits (le transfert à la génération suivante n’est pas systématiquement explicité au départ, la question de la plantation est elle-même ambiguë). Le migrant rend des services vus par les deux parties comme « spontanés » et le bon migrant est justement « celui qui donne avant qu’on lui demande ». Réciproquement, le tuteur aide le migrant si celui-ci rencontre des difficultés (santé, mauvaise récolte). Initialement, il n’y avait pas de versement d’une rente annuelle (en nature ou en argent), ni même de cadeau d’entrée (les saisons passées comme journalier jouant de fait ce rôle) et son apparition semble liée à l’émergence d’une rente plus centralisée au niveau de la chefferie (cf. infra)19.

12 Mais le tuteur effectue aussi un travail d’insertion du migrant au sein d’une communauté morale, gage de son agrandissement. Le tutorat n’est pas une simple relation dyadique liée à l’accès à des ressources particulières, mais aussi une institution renvoyant au tiers que constitue la communauté d’accueil (Chauveau 2006). Le migrant fournisseur de force de travail est transformé en étranger (jonon) doté d’un statut (d’une citoyenneté locale) spécifique et inséré dans une chaîne de droits et de devoirs, d’attentes et d’obligations. L’intégration sociale des migrants a donc ceci de spécifique qu’elle s’arrête aux limites de l’autochtonisation en reproduisant le maintien d’une distance sociale. La frontière est reproduite dans le flux des relations entre les membres des deux « sociétés » et elle a aussi une dimension spatiale dans la mesure où, en général, les étrangers vivent dans des fermes ou des hameaux éloignés — parfois de plus de vingt kilomètres — du cœur du village autochtone20. Il a pu arriver que des migrants fraîchement arrivés résident au village chez un logeur durant la période liminale qui précède l’installation foncière, mais ce phénomène tend à se réduire pour des raisons que nous aborderons plus loin (complexification des chaînes de tutorat et rôle croissant joué par des migrants anciennement arrivés et des jeunes autochtones « courtiers fonciers » dans l’installation des migrants à la terre).

13 D’un point de vue dynamique, les unités de base du tutorat liant un autochtone propriétaire foncier(ère) à un migrant à la recherche de terre s’insèrent dans des chaînes de relations plus larges au sein desquelles le binôme initial tuteur/premier migrant occupe une position-pivot. Il est à la charnière de la « société autochtone » et de la « société migrante », les deux entités n’étant pas exclusives l’une de l’autre. Ainsi la « société migrante » est-elle composée de nouveaux arrivants mais aussi de migrants déjà installés depuis plusieurs années, voire décennies, et elle étend ses ramifications vers les villages d’origine avec lesquels les liens perdurent, à la fois liens et retours réguliers des individus et alimentation du flux de migrants. La « société migrante » est aussi plurielle au sens où les différents groupes ethniques/régionaux — Atacoriens, Fon, Adja, Haoussa, Peuls — fonctionnent de manière relativement autonome les uns par rapport aux autres, même si on observe des actes d’entraide individuelle. Laura Hosteint (2006 : 33-34) montre que les relations entre communautés de migrants se

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développent au-delà de formes ponctuelles d’entraide : cas de travail salarié entre migrants, consultation de bokonon (devins), circulation de vodun, vente de protections diverses, accueil de Peuls dans les fermes de certains migrants (avec ventes et échanges de produits).

14 C’est tout un ordre social et politique qui s’organise sur les fronts pionniers de la région autour des relations entre autochtones et migrants, au-delà de la constitution de nouveaux hameaux (doxo) souvent présentée comme un simple mouvement de scissiparité des villages et de recherche de terres neuves. Il prend la forme de configurations plus ou moins individuelles ou collectives variant selon l’origine des migrants et les stratégies des autochtones. Dans le cas des migrants fon arrivés dans la région à partir des années 1980 et surtout depuis les années 1990, on observe la création de véritables hameaux groupés autour d’un représentant (goxonon), en général le premier arrivant. Si l’habitat des migrants en provenance de l’Atacora (Berba, Natemba) et des Adja originaires du sud-ouest du pays est nettement dispersé, ils sont toutefois également organisés autour d’un porte-parole qui est également la plupart du temps le premier ou un des premiers installés. L’antériorité n’est toutefois pas le seul critère de sélection et d’autres qualités — autorité, capacité à régler les conflits, bon comportement, activité de courtage en développement — sont prises en compte dans la désignation (peu codifiée) du chef/représentant de la communauté de migrants. Celle- ci n’a pas d’existence administrative officielle mais elle est pourtant prise dans une logique de cet ordre, sur un mode informel, dans ses relations avec la localité autochtone (elle-même village administratif), en particulier concernant le prélèvement de la rente, la gestion des conflits entre migrants et autochtones et la mobilisation pour des travaux communautaires.

15 L’organisation spatiale et sociopolitique qui se met en place est structurée par les chaînes de tutorat et en particulier par la position-pivot des premiers migrants et premiers tuteurs, la constitution de zones d’habitat des migrants, hameaux ou groupes de fermes, et la position-clé d’« entrepreneurs de la frontière », pour reprendre les termes de Kopytoff (1987), qui ne sont pas nécessairement des tuteurs s’ils sont autochtones (certains gros installateurs de migrants comme Sossou Mathieu, ancien chef de village de Gbanlin, font partie de ce groupe) et se recrutent aussi chez les migrants. On peut faire l’hypothèse de la cristallisation progressive de localités sur les fronts pionniers autour de ces figures d’entrepreneurs et de courtiers politico- économiques. On observe l’émergence d’un groupe d’acteurs à l’interface des « sociétés » migrantes et autochtones remplissant diverses fonctions de médiations, dans certains cas sans aucun lien avec des relations foncières. Autochtones ou migrants (en général anciennement installés), ils sont engagés dans des proportions variables dans des activités économiques, sociales et politiques. Elles vont du petit commerce au crédit en passant par la commercialisation de produits agricoles, la collecte de la rente sous l’égide de la chefferie (voir infra) et le positionnement (plus ou moins autoproclamé ou négocié) de représentant d’un groupe de migrants vis-à-vis des autorités villageoises, mais aussi des projets de développement et des partis politiques. Ces personnes jouent aussi parfois un rôle de médiateur dans des conflits impliquant les migrants dans leurs relations avec les autochtones et aussi à l’échelon inter- villageois21. La pluri-activité de ces entrepreneurs fait d’eux des points de passage obligés et agissant dans la production de sociabilité et de localité.

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16 La localisation des pompes en dehors du noyau villageois, sur ses périphéries, constitue à cet égard un enjeu nouveau, alors que dix ans plus tôt, la gestion des pompes était au cœur des conflits intra-villageois à Gbanlin et de l’idée, toujours poursuivie, d’une partition du village (Le Meur & Adjinacou 1998 ; Le Meur 2006b). L’implantation de ces infrastructures collectives est significative de plusieurs tendances. Tout d’abord, elles sont un signe d’installation des migrants dans la durée (comme groupe, si ce n’est d’un point de vue individuel : il y a aussi beaucoup de départs) et l’expression d’une revendication, celle d’un accès équitable à ces services sociaux. Ensuite, elles renvoient à l’idéologie communautaire des projets de développement local (en l’occurrence le Programme d’appui au développement du secteur de l’eau et de l’assainissement en milieu rural (PADEAR) financé par DANIDA et la Banque Mondiale) qui contournent les instances formelles (et en particulier la décentralisation) pour s’ancrer directement dans les « communautés locales », en l’occurrence les hameaux sur les fronts pionniers, sur la base de modalités spécifiques de « participation ». Enfin, elles sont des enjeux politiques, comme l’a bien montré la campagne électorale de la décentralisation en 2002-2003. Les entrepreneurs mentionnés plus haut peuvent être amenés à jouer une partition un peu ambiguë entre courtage en développement et rabattage électoral.

17 Un dernier point concerne les effets de territorialisation de la relation aux migrants dont le tutorat constitue l’idiome et l’institution. À l’échelon du tuteur et de sa relation au migrant, l’installation d’étrangers sur des espaces aux maîtrises foncières incertaines participe d’une stratégie d’appropriation foncière. On ne prête pas de la terre à des migrants parce qu’on en serait propriétaire, on installe des migrants pour affirmer une revendication d’appropriation, ce qui ne va pas sans conflit. À l’échelon supérieur du terroir villageois, le contrôle des migrants devient un enjeu de délimitation des confins villageois. Dans un conflit décrit ailleurs entre les villages de Gbanlin et d’Idadjo (Le Meur 2006b : 889-891), la négociation des frontières et celle du contrôle des migrants sont indissociables et leurs résultats contribuent à la production et à la stabilisation — non systématique, peut-être provisoire — des terroirs villageois. À l’ouest de la rivière Sinlignin, les migrants paient dorénavant la rente à Idadjo, à l’est de la rivière, à Gbanlin. À un niveau intermédiaire qui est celui de la relation entre les installateurs et les autorités centralisant le prélèvement de la rente, se joue une partie complexe faite d’opacité entretenue, d’alliances et de compromis parfois de façade : les premiers se trouvent en position de gatekeepers qui peuvent selon leurs intérêts faciliter ou fermer le passage des flux de ressources et d’information en direction des secondes.

18 Cette « villagisation » endogène n’est toutefois pas indépendante d’interventions extérieures, les programmes de développement local déjà mentionnés, mais aussi et surtout celles canalisées par un Programme de gestion des terroirs et des ressources naturelles (PGTRN)22 abritant aussi l’opération du Plan foncier rural (Le Meur 2006a). La « politique de villagisation » qu’induit une opération de type PGTRN/PFR ne reproduit pas les modalités en vogue dans les années 1950-1970 avec regroupement des habitants autour d’un noyau villageois concentrant les infrastructures (Scott 1998 : § 7), mais produit ses effets à partir de l’extérieur, à savoir les limites du terroir, en superposant le terroir comme unité d’exploitation des terres et des ressources naturelles, la localité comme entité résidentielle et sociale et le village administratif. Dans une zone aux frontières et maîtrises territoriales incertaines et où l’usage de l’espace n’est pas stabilisé, les deux formes de villagisation interagissent, sans pour autant être combinées de manière formalisée.

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Taxation, imputabilité et citoyenneté locale

19 Nous l’avons, vu, le tutorat est à la fois une relation dyadique et un opérateur de gouvernementalité qui permet de problématiser — de penser et de mettre en forme — l’intégration de migrants au sein d’une communauté, au-delà du seul lien entre tuteur et étranger23. Les conflits entre tuteurs et chefferie d’une part, entre villages voisins d’autre part, tels qu’ils se nouent dans les années 1990 autour du contrôle des migrants et du prélèvement d’une rente, vont souvent recourir à l’idiome du tutorat. On s’intéressera dans cette section à la nature de cette rente et des autres formes de mobilisation des ressources locales à des fins publiques, en lien avec les questions de légitimité et d’imputabilité des autorités qui opèrent et manipulent ces prélèvements, ainsi qu’avec les formes d’appartenance et de citoyenneté locale qu’ils contribuent à modeler.

20 On peut repartir de la réunion évoquée plus haut, qui avait rassemblé l’ensemble des autorités « modernes » et « traditionnelles » de la commune (à l’époque sous- préfecture) de Ouessè dans le but de régler « les conditions d’exploitation de nos terres » (procès-verbal du 15/12/96). Il s’agissait plus précisément de traiter des exploitants « non originaires de Ouessè » (ibid.). On relève une première ambiguïté quant aux contours des appartenances définissant l’éligibilité au prélèvement : les représentants d’instances politiques à l’origine de ce prélèvement appartiennent à la « zone mahi », à l’exception de l’association de développement (UDESCO à l’époque) qui couvre l’ensemble de la sous-préfecture. Les personnes soumises aux prélèvements sont les non-originaires de Ouessè (Atacoriens, Adja, Fon, Haoussa, Peuls rencontrés plus haut). Ce glissement renvoie à deux points.

21 D’une part, il y a une composante ethnique forte dans le discours local de l’autochtonie qui tend à se renforcer ces dernières années, avec l’apparition d’associations de développement mahi et non plus à base territoriale, comme Mahi Houendo ou encore le MENAM qui a contribué de manière décisive à la construction du pont sur la Gbeffa évoquée plus haut. Cette catégorisation ethnique a été utilisée sur un mode pratique par le PGRN/PGTRN dans son action de terrain, via la distinction entre zone mahi et zone tchabé qui a eu des effets institutionnels, à savoir la constitution de deux associations correspondantes de gestions des ressources naturelles (AGEDREN et UIGREN). Elles ont fusionné au moment de la décentralisation en une union communale (UCGRN) sans que le fonctionnement interne clivé en deux entités en soit, pour l’instant, très affecté. On peut voir cette fusion comme opportuniste par rapport au nouveau contexte, et permettant un accès à des financements du développement — c’est effectivement ce qui se passe.

22 D’autre part, le décalage laisse aussi la place à des arrangements différents entre autochtones des deux groupes, Mahi et Tchabé, concernant en particulier l’accès à la terre et le contrôle des migrants. Le discours de l’autochtonie se fait alors supra- ethnique, lorsqu’il s’agit d’arriver à un arrangement dans la gestion de la rente sur les migrants (Le Meur 2006b). C’est aussi le cas concernant, par exemple, la possibilité pour des exploitants mahi de Gbanlin d’aller défricher, moyennant un droit d’entrée initial, sur le terroir du village tchabé d’Idadjo qui dispose de la plus vaste réserve foncière de la zone. Les discours de l’autochtonie et de l’appartenance ethnique ne se superposent pas systématiquement, mais selon des contextes spécifiques. Ils peuvent aussi

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s’opposer, comme on l’a vu entre les localités de Ouessè (mahi) et de Kémon (tchabé) au moment des élections communales en 2002-2003, les défrichements des Mahi en zone tchabé constituant le détonateur du différend. Aux référents de l’autochtonie et de l’ethnicité s’ajoute un discours de la localité ou du terroir alimentant les conflits inter- villageois ayant trait, en particulier, au contrôle des migrants et à la mise en place d’infrastructures, le pont sur la Gbeffa par exemple. Ces discours sont portés par différents acteurs (chefferie, association de développement, chef de village élu, tuteurs, etc.) sans qu’il soit possible d’assigner de manière bi-univoque un type de discours à une catégorie d’acteurs.

23 Du point de vue des migrants, le paiement de la rente a d’abord été vu comme une contrainte arbitraire, et les résistances ont été initialement nombreuses (1994-1995), plus fortes de la part de certains groupes (Fon, Adja dans une moindre mesure) que chez d’autres. Les Atacoriens se sont très vite pliés à cette nouvelle règle, et Laura Hosteint (2006 : 36-38) note que leur argument est celui de leur « extranéité » maximale par rapport aux Mahi, alors que les Fon et les Adja sont plus proches culturellement. La citoyenneté nationale est évoquée, mais n’est pas vue comme un argument fort24. Dans les termes de Boltanski et Thévenot (1991), la justification domestique (la référence à une antériorité et à un investissement initial) l’emporte sur la justification civique (les citoyens libres et égaux en droit). C’était le registre choisi par le sous-préfet en 1994-1995 et aussi celui que le régime Kérékou avait mis en avant dans les années 1970-1980 (à l’instar des gouvernements successifs des années 1960). Il avait probablement eu à l’époque un effet incitatif sur les migrations intra-rurales, ou du moins, il leur avait donné un cadre de justification. Avec l’acceptation contrainte et forcée (la peur du retrait de terre) de la rente, on aboutit donc à une situation paradoxale par rapport à l’idée du paiement de l’impôt comme principe de citoyenneté (Juul 2006). Ce sont les migrants qui paient la rente et ils sont en même temps exclus des arènes publiques locales : on retrouve l’idée de citoyenneté locale sans participation politique. Inversement, les rares cas d’autochtonisation observés — par le jeu des alliances, d’éléments de bilinéarité de la filiation et de l’économie morale, le « bon comportement » — sont symbolisés par l’exemption de ce paiement. Les migrants ont intériorisé cette position au point de « ne pas vouloir savoir » l’usage qui est fait de la rente, « de peur que cette curiosité soit mal prise par les autochtones et de risquer le renvoi » (Hosteint 2006 : 38). Or l’usage qui est fait de la rente (dépenses sociales et surtout les frais de représentation de la chefferie, contributions à des infrastructures dans certains villages) est connu, parfois conflictuel (Vossa, Tossa) ; c’est du côté de la prise de décision quant à ces usages que l’opacité est grande.

24 En même temps, les réactions de certains migrants face au paiement de la rente sont significatives de l’économie morale sous-tendant la relation à leur tuteur. Ils considèrent que l’imposition d’un prélèvement fixe contrevient à la logique de réciprocité et d’échanges spontanés de services qui était au principe du lien entre migrant et tuteur. Cette imposition est vécue par ces migrants, en général anciennement installés, comme une rupture du contrat moral les liant à leur xweto. Inversement, les tuteurs intègrent la rente dans le « contrat » initial d’installation à la terre, faisant du paiement régulier de la rente un élément du « bon comportement » de l’étranger. En même temps, l’attitude des tuteurs est ambiguë et leur maîtrise de l’information quant aux installations de migrants leur permet de jouer un rôle de gatekeeper dans le prélèvement (c’est aussi le cas de certains anciens migrants).

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25 Finalement, la rente en vient à être perçue comme située en dehors de l’économie morale du tutorat (ce qu’exprime bien le fait que les migrants installés sur le territoire d’Idadjo par des Gbanlinu paient la rente à Idadjo tout en perpétuant la relation d’échange de dons avec leurs tuteurs de Gbanlin). Ce constat nous amène à la question de la nature de cette « rente ». C’est une rente au sens d’un prélèvement à caractère extra-économique sans contribution productive. On peut interroger sa nature fiscale, « if we see the tax as a form of public revenue collected in the name of a common good by a political authority » (Lund 2006 : 695)25. Cette définition large, qui évite l’hypothèse du caractère intrinsèque de la relation entre impôt et construction de l’État, est intéressante en ce qu’elle invite à insérer dans l’analyse les notions de légitimité et d’imputabilité (accountability) des autorités publiques (étatiques ou non) et la question de la définition du bien commun justifiant le prélèvement. L’interprétation de la nature du prélèvement est donc tout d’abord une affaire locale, finalisée dans la construction d’accords et de compromis ou la manifestation de différends. Les définitions et qualifications publiques du bien commun sont plurielles (Boltanski & Thévenot 1991 : 107-157 ; Thévenot 2006 : 202-205), chacune d’entre elles se déclinant différemment selon les axes public/privé et collectif/individuel. L’usage des ressources mobilisées, ressources internes (rente sur les migrants) ou externes (interventions et projets de développement) est évalué selon ces critères, ouvrant un espace à des critiques croisées en fonction du référent. C’est ce qui s’est passé avec le défunt roi de Gbanlin qui avait cherché à fonder le prélèvement de la rente sur les migrants dans un argumentaire de bien public. Se constituant en autorité publique dans le gouvernement des migrants, il a prêté le flanc à la critique de ses adversaires qui n’ont vu que privatisation des ressources et intérêt personnel dans sa gestion. Ce n’est donc pas tant son action même, mais son discours de justification qui l’a exposé à être évalué selon des valeurs de bien public et à perdre ainsi une partie de son crédit26.

26 Les chefs néo-coutumiers de la région de Ouessè ont d’ailleurs récemment infléchi leur discours relatif à la rente (sur les migrants) en direction d’un argumentaire plus privé de prélèvement d’une rente véritablement foncière dont le paiement garantirait la sécurisation foncière des migrants. Cet infléchissement est sans doute aussi lié à une évolution de la position de la chefferie dans les arènes politiques au Bénin : son retour dans les années 1990 à la faveur de la transition démocratique n’a finalement pas débouché sur son intégration dans le cadre constitutionnel national, et elle a dû revoir ses ambitions à la baisse, à l’échelon local et communal (Bako-Arifari & Le Meur 2003). En même temps, cette évolution doit être mise en perspective du point de vue régional, en comparant les évolutions des localités voisines en la matière. Laura Hosteint (2006 : 42 sq.)27 montre que dans les localités dotées de réserves foncières plus exiguës et où les conflits entre aînés et cadets au sujet des migrants se sont aiguisés, ces derniers sont entrés dans une stratégie de multiplication du nombre des parcelles et de diversification des propriétaires auxquels ils sont de plus en plus liés par une relation essentiellement foncière (rente proportionnelle à la surface exploitée). Ils s’inscrivent dans une logique apparente de « désenchâssement social » du tutorat et de sortie du discours de la reconnaissance envers le xweto, dans un climat conflictuel marqué par des évictions fréquentes de migrants. Il y a ici une ambiguïté intéressante, que Laura Hosteint ne relève pas : les migrants utilisent l’argument de l’usage de facto privé de la rente prélevée pour justifier leur sortie de l’économie morale du tutorat. Or cet argument trouve son origine dans la critique des usages d’un prélèvement centralisé qui a instrumentalisé le référentiel du tutorat sans en être une émanation directe.

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27 La tendance observée n’est donc pas celle qui conduirait à une disparition de l’économie morale via un désenchâssement des pratiques économiques. On assiste plutôt à une transformation de celle-ci sous l’influence de principes de justification ancrés dans une autre vision de la position des migrants dans la communauté (schématiquement l’entrée dans le jeu de la « cité civique ») et donc de la notion de citoyenneté locale. Nous retrouvons ici notre pont sur la Gbeffa. La participation financière commune des migrants et des autochtones à l’entreprise de construction de ce pont est-elle le signe d’une évolution dans ce sens, ou bien ne s’agit-il que d’un nouveau balancement dans les mouvements de flux et de reflux de l’unité villageoise dont les localités de Ouessè ont l’habitude ?

28 ❖

La grandeur villageoise entre gouvernementalité locale et décentralisation éloignée

29 Si la gouvernementalité est affaire conjointe de formation et de problématisation de l’État, de la localité et du sujet (voir supra notes 10 et 22), la manière dont elle se construit sur cette frontière interne du centre du Bénin est marquée par une série de désarticulations qui renvoient entre autres à l’inachèvement de la décentralisation, et sans doute plus largement, au faible ancrage local de l’État dans cette zone. Certes, les villages dont il est question n’évoluent pas dans un état d’isolement complet par rapport à des interférences extérieures. J’ai en particulier mentionné l’influence du PGTRN sur les formes de « villagisation », sur la cristallisation des terroirs et sur le positionnement des migrants dans les procédures de gestion des ressources naturelles. En même temps, force est de constater l’éloignement de la commune par rapport au bouillonnement des pratiques villageoises en matière de fonctionnement et de contestation des autorités et de mobilisation et d’usage des ressources locales et externes.

30 La mobilité comme constitutive des relations de propriété et de la politique locale et l’instabilité de la distribution spatiale des hommes et des droits sur les ressources foncières caractérisent cette gouvernementalité de frontière. On observe aussi, depuis la transition démocratique et du fait des retards de la décentralisation, une diversification des interfaces entre le niveau villageois et les échelons supérieurs, ouvrant la porte à de nouvelles stratégies individuelles et collectives d’intermédiation, d’autant plus que la décentralisation est encore neuve et partielle, flottant dans une sorte d’apesanteur communale. Cette tendance, émergente dans les années 1990, continue de se renforcer dans des domaines spécifiques : compétition politique (le profil des élus de la décentralisation à Ouessè est marqué par leur jeunesse relative et souvent par un parcours dans le monde du développement), associations de développement (dont l’histoire à Gbanlin reflète les ruptures et les réconciliations villageoises), courtage en développement (favorisé par des projets de développement local), installation de migrants à la terre (intermédiation foncière par les jeunes autochtones).

31 Migrations, occupation mouvante du territoire, complexification des interfaces entre le local et le supra-local, faible articulation entre les espaces politiques villageois et communaux : ces traits sont à l’origine de recompositions des pouvoirs locaux et des

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formes locales de mobilisation et d’usage des ressources internes et externes à des fins publiques. Ces recompositions sont, on l’a vu, également spatiales et les connexions sont au final bien plus complexes que celles qui naîtraient de la seule articulation entre village et commune. Les ressources mobilisées à des fins collectives et les médiations politiques circulent le long de canaux qui relient hameaux et fermes de migrants au village et au-delà, via des chaînes de tutorat, des entrepreneurs politico-économiques (qui ne sont que pour partie des installateurs de migrants), des associations de développement, des projets de développement et des partis politiques, mais aussi le conseil de village et les élus de la décentralisation28.

32 La genèse des localités résulte de l’interaction entre des formes endogènes et des modalités exogènes de « villagisation », dans un contexte particulier, largement structuré par la relation entre autochtones et migrants et la place du tutorat comme instance de gouvernementalité. Il en résulte une politique des appartenances et de la citoyenneté particulière. On a vu la relation paradoxale existant entre fiscalité et exclusion politique dans le cadre de la « cité villageoise » dont les contours, esquissés en introduction, se sont précisés au fil du texte. On pourrait dans le cas des migrants parler à bon droit de « sujets fiscaux ». Or si la question fiscale est affaire de citoyenneté, elle ne doit pas être réduite à sa dimension nationale qui combine construction de l’État et appartenance à la nation comme communauté imaginée (Anderson 1991). L’argument de la citoyenneté nationale ne doit pas être sous-estimé, comme c’est trop souvent le cas concernant l’Afrique. Mais si sa pertinence a varié dans les débats locaux, elle reste limitée — comme on l’a vu lors de la mise en place de la rente sur les migrants — face à la citoyenneté locale particulière des migrants intégrés à distance comme « étrangers » et insérés dans un faisceau de droits et d’obligations. Ces deux premiers niveaux de citoyenneté sont relativement désarticulés, au sens où l’on n’observe pas l’emboîtement de l’un dans l’autre, comme dans le schéma des « nested identities » souvent vus comme typiques de l’Afrique anglophone29, mais plutôt une concurrence. Ils le sont aussi du point de vue des formes de la participation politique qu’ils autorisent : la démocratie élective d’un côté, un déni de participation de l’autre.

33 La citoyenneté locale est bien sûr aussi affaire d’appartenance villageoise qui s’exprime dans la langue de l’honneur, comme nous l’avons vu dans le conflit opposant les localités voisines de Gbanlin, Idadjo, Vossa et Tosso, dont la construction du pont sur la Gbeffa ne constitue qu’un épisode. « Vécue comme une victoire du côté des Gbanlinou et comme une humiliation du côté de Tosso et Vossa, la construction de ce pont représente des enjeux économiques importants et réaffirme les accords politico- fonciers existants entre Gbanlin et Idajo » (Hosteint 2006). Le discours de la localité ou du « terroir », de la grandeur du village, semble prendre une densité nouvelle, que l’on pourrait interpréter comme une expression locale de la « villagisation » dont nous avons vu les manifestations endogènes et exogènes (von Oppen 1999). La grandeur villageoise réinterprète sur un mode hybride et instable le triptyque formé par l’État, la localité et le sujet dont les interactions mutuelles construisent une gouvernementalité marquée au centre du Bénin par la pluralité des formes de taxation enchâssées dans une politique spécifique des ressources et des appartenances. L’achèvement de la décentralisation nécessitera, au-delà de l’organisation des scrutins locaux, de prendre en compte ce paysage complexe fait de ces interactions entre taxation, citoyenneté et autorités et de s’y construire une légitimité. Ce ne sera pas une mince affaire.

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NOTES

1. Sur les transformations contemporaines des arènes politiques béninoises, voir VITTIN (1991), ALLEN (1992a, b), KOHNERT & PREUSS (1992), BAKO-ARIFARI (1995), BIERSCHENK & OLIVIER DE SARDAN (1998), BANEGAS (2003), BIERSCHENK (2006), LE MEUR (2006b, c) et MBACK (2002) sur la décentralisation au Bénin ; sur les conférences nationales, voir EBOUSSI BOULAGA (1993) et HEILBRUNN (1993) et NWAJIAKU (1994) pour une comparaison des cas togolais et béninois.

2. Sur la notion d’étranger et l’organisation sociale de la mobilité, voir SHACK & SKINNER (1979), KOPYTOFF (1987), CHAUVEAU ET AL. (2004), JACOB (2007), LE MEUR (2009) ; pour des études de cas portant sur le centre du Bénin, voir ZANOU (1986), IGUÉ (1990), EDJA (1997, 1999), LE MEUR (2002, 2006b), DOEVENSPECK (2004, 2005).

3. Voir LE MEUR (2006b) pour une mise en perspective historique de la société de frontière étudiée ici dans ses développements les plus contemporains. Voir BERGÉ (1928), MULIRA (1984), ANIGNIKIN (2001) pour une histoire des Mahi qui sont les « autochtones » de la localité étudiée ; voir ADEDIRAN (1984) pour les Idatcha voisins ; DUNGLAS (1957-1958), ASIWAJU (1976). 4. La décentralisation est inachevée dans la mesure où les scrutins aux échelons inférieurs de l’arrondissement et du village n’ont toujours pas été organisés. On peut même avoir le sentiment qu’ils ont été quelque peu « oubliés ». Le schéma actuel de la décentralisation s’arrête donc à des communes de grandes tailles (environ 80 pour un peu moins de 7 millions d’habitants) qui, du point de vue territorial, s’inscrivent exactement dans les pas du canton colonial et des districts et sous-préfectures postcoloniaux. La communalisation en ce sens ressemble fort à une recentralisation à un échelon inférieur, phénomène noté dans d’autre pays d’Afrique de l’Ouest comme le Sénégal et la Côte-d’Ivoire. Cette orientation a sans doute aussi beaucoup à voir avec l’influence des coopérations bilatérales dans la conception de la décentralisation comme « technologie institutionnelle » à transférer (il s’agit des coopérations française et allemande, la première n’ayant pourtant que peu d’expérience à faire valoir dans ce domaine). Le local — en l’occurrence le village administratif dont les conseils et chefs ont été élus en 1991 au moment de la transition démocratique mais dans des conditions procédurales pour le moins chaotiques — reste donc formellement hors décentralisation.

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5. Le terme de rente est utilisé ici dans une acception non normative, comme « obtention de revenus sans contribution à la production de biens et services supplémentaires » (HUGON 1993 : 7). La notion de logique rentière qualifie des stratégies de captation de revenus (agricoles, fonciers, issus de l’aide au développement, ou encore, dans d’autres contextes, miniers ou touristiques) faisant jouer une position de pouvoir ou de monopole. 6. BOLTANSKI et THÉVENOT (1991 : 107-157) distinguent la cité inspirée, domestique, de l’opinion, civique, marchande et industrielle et la cité par projets qui serait caractéristique des mutations récentes du capitalisme global (BOLTANSKI & CHIAPELLO 1999 : 154 sq.). 7. Si le référentiel de la démocratie élective relève bien de la cité civique, celui de la participation développementiste est hybride, habillé dans un discours démocratique et civique mais également traversé par les valeurs de l’efficacité technologique portées par la cité industrielle (BOLTANSKI & THÉVENOT 1991 : 252-262) et celles de la cité par projet. Celles-ci placent au premier plan la mobilité, la médiation, le courtage, un accès non transparent à l’information, et reposent sur une double tension entre l’importance des relations interpersonnelles et la nature ouverte des réseaux constitutifs de la cité par projet, et entre l’inscription temporelle bornée des projets et le recommencement permanent qu’elle nécessite (BOLTANSKI & CHIAPELLO 1999 : 153 sq.). 8. Je remercie Jean-Pierre Jacob d’avoir attiré mon attention sur ce point. 9. Voir également les fondateurs de la notion d’économie morale, THOMPSON (1971), SCOTT (1976), SIVARAMAKRISHNAN (2005). 10. Concernant le concept de gouvernementalité, on suivra ici le canevas proposé par Arun AGRAWAL (2005 : 8) à l’exemple de la gouvernementalité environnementale (environmentality) en Inde, canevas qui intègre : l’évolution des relations entre institutions étatiques et communautés locales — ou gouvernementalisation des localités (gouvernmentalized localities) —, l’émergence de nouvelles arènes et instances de régulation des questions environnementales (regulatory communities), et enfin la manière dont les sujets en viennent à repenser leurs relations à l’environnement, aux normes et aux institutions (the constitution of environmental subjects). Voir aussi ROSE (1999 : 31-40) sur les « espaces gouvernables », BLUNDO et LE M EUR (2009) pour les concepts de gouvernementalité et de gouvernance, LI (2007) sur les relations entre la gouvernementalité comme processus de contrôle et de subjectivation et la politique comme provocation, RANCIÈRE (1995 : 43-67) pour une réflexion très proche, organisée autour du binôme police/politique. 11. Le travail de terrain a été réalisé de manière fragmentée, entre 1993 et 1996 (LE MEUR & ADJINACOU 1998 ; LE MEUR 1998) dans le cadre du programme de recherche sur les pouvoirs au village dans le Bénin rural (BIERSCHENK & OLIVIER DE SARDAN 1998), puis de 2002 à 2006 (LE MEUR 2006b), dans le cadre du programme européen INCO CLAIMS (CHAUVEAU ET AL. 2006). Deux stages de master ont été réalisés à Gbanlin et dans les villages alentours, par Julien Barbier (CNEARC Montpellier) en 2003-2004, et par Laura Hosteint (Université d’Aix-Marseille) en 2005 (HOSTEINT 2006). 12. « Après la construction du pont, je n’ai pas compris pourquoi, les Gbanlinou nous huent quand on passe, ils disent qu’on a perdu » (interview du 26/11/06 d’un cultivateur et tuteur important de Vossa, cité dans HOSTEINT 2006 : 60).

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13. Interview, Julien Barbier 17/02/04, Emmanuel Ezin, chef de village de Vossa. Le marché participe bien sûr aussi de la grandeur villageoise mais celui de Gbanlin a une histoire plutôt malheureuse depuis la fin des années 1970, entre autres, conflits religieux locaux détaillés dans LE MEUR & ADJINACOU (1998 : 130, 162). 14. Il s’agit de l’Union renaissance de l’homme en Christ, Église protestante béninoise née dans les années 1970 qui prône un retour radical au Livre, contre les « excès syncrétiques » du christianisme céleste, autre Église chrétienne béninoise (créée à Porto Novo en 1947), dont elle est issue. Voir LE MEUR & ADJINACOU (1998) pour le rôle politique de l’URHC à Gbanlin. 15. Interview de Julien Barbier 16/02/04, Marcel Danhouégnon, membre du lignage Devo dominant à Gbanlin, retourne au village après avoir été scolarisé à Ouessè puis à Parakou jusqu’au niveau de la 3e. Le tuteur Sossou Mathieu appartient au lignage Ayinon. Il « s’était gêné pour nous » peut recouvrir, au-delà de l’installation sur une terre neuve, la cérémonie de « négociation » avec le glevodun local. 16. Interview du axôsu Sounkpeganhou avec trois de ses conseillers (31/01/04). 17. Autre interprétation possible, qui m’a été suggérée par Jean-Pierre Jacob (communication personnelle 15/03/10), la partition du village peut constituer un simple raffinement dans la gouvernance interne du village sans conséquence sur ses velléités d’expansion. Il est vrai que le discours sur la reprise de contrôle sur les jeunes s’accompagnait d’un argumentaire sur la redistribution des postes de pouvoir dont le nombre augmenterait mécaniquement avec cette partition (LE MEUR & ADJINACOU 1998 : 165). 18. Depuis la période coloniale, les jeunes hommes se sont lancés dans des migrations internationales en direction du Togo puis du Ghana et de la Côte-d’Ivoire, tout d’abord pour se soustraire au despotisme colonial (travail forcé, conscription, impôt à un moindre degré), puis selon une logique plus accumulatrice, alors que se relâchait la coercition coloniale (abolition de l’indigénat, du travail forcé et de la capitation en 1946-1947). Ces migrations vont se réorienter vers le Nigeria dans les années 1970 (jusqu’à la fermeture des frontières et l’expulsion des étrangers de 1983), puis vers les villes du Bénin (Parakou, Cotonou). Ces nouvelles migrations s’avèrent bien moins productives, générant des trajectoires non accumulatrices (retour sans capital à investir), voire de prolétarisation si l’on tient compte des activités en migration. L’appartenance aux migrations des années 1950 est ainsi devenue un facteur de notabilité essentiel et tous les hommes importants de Gbanlin de 55-60 ans et plus — et la totalité des membres de la cour du roi de Ouessè, intronisé en 1992 — sont passés par un parcours de migration au Ghana et en Côte-d’Ivoire. 19. Il y a là une différence avec les règles d’accueil des groupes yoruba, entre autres des Tchabé, voisins dans la commune de Ouessè, voir BERRY (1985) et EDJA (1999). 20. Il y a des exceptions, en particulier un quartier adja dans le village d’Idadjo, ainsi que quelques achats de parcelles par des migrants fon, des parcelles constructibles dans le village de Gbanlin (HOSTEINT 2006 : 31-32).

21. Voir la dispute frontalière entre Gbanlin et Idadjo analysée dans LE MEUR (2006b). 22. PGTRN (1998-2003) financé par l’AFD et la GTZ fait suite au PGRN, après le retrait de la Banque Mondiale qui soutenait cette première phase (1993-1997). Au PGTRN a succédé, en 2003, le ProCGRN qui met l’accent sur la gestion des ressources naturelles et des aires protégées dans les départements de l’Atacora et Donga.

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23. Voir ROSE (1999 : 20-21) pour une approche de la gouvernementalité comme activité de problématisation d’un domaine social particulier : « The analytics of governmentality […] distinguish[es] between historically variable domains within which questions of government have been posed : the way in which certain aspects of the conduct of persons, individually or collectively, have come to be problematized at specific historical moments, the objects and concerns that appear here, and the forces, events or authorities that have rendered them problematic. » 24. « Nous, on est étranger, on est dans le même Bénin mais on est étranger. Est-ce que je peux faire le chef ici ? La terre appartient aux gens de Gbanlin donc on n’a pas contesté » (Albert Montango, représentant des « Tanguiéta » de Wodji, 07/11/05, interviewé et cité par HOSTEINT 2006 : 37).

25. Voir aussi GUYER (1992), FJELDSTAD & SEMBOJA (2001), JUUL (2006).

26. Voir dans la même optique Sara BERRY (2001 : 197) qui compare les chefs yoruba (du Nigeria) et ashanti. Les premiers, engagés dans des stratégies foncières individuelles, non adossés à leur position chefferiale, et non habilités à lever des impôts apparaissent bien moins « accountable » que les seconds. « In principle, then, chiefly rent-seeking is not unlike direct taxation. The fact that chiefs are entitled to appropriate income through the allocation of stool land creates an incentive for citizens to demand that they account publicly for the way they use it. » 27. Voir aussi LE MEUR (2008).

28. Voir KARLSTRÖM (1999) pour une analyse des institutions de médiations entre intérêts privés/sociétaux et instances étatiques sans a priori normatif sur la possible nature de la « société civile ». 29. Concernant les liens entre mobilité, localité, communauté et construction nationale dans des contextes ouest-africains anglophones, voir PEEL (1983), TRAGER (2001) pour le Nigeria, GREENE (1996), LENTZ (2006) pour le Ghana.

RÉSUMÉS

Résumé La longue histoire de mobilité des populations du centre du Bénin a produit une société de frontière fonctionnant comme une sorte de « laboratoire sociétal » en matière de formes de la citoyenneté, de contrôle des ressources et de politique des appartenances. À partir du récit et de l’analyse de moments-clés des relations entre « autochtones » et « étrangers » dans la mobilisation de ressources locales à des fins publiques, l’organisation socio-spatiale du peuplement et les débats et les évolutions relatifs à la nature des prélèvements (rente, contribution, quasi-impôt) sur les « étrangers », ce texte propose un cadre interprétatif permettant de situer la notion de grandeur villageoise comme un élément structurant de la gouvernementalité de frontière qui caractérise la zone étudiée.

The worth of the village: the politics of resources and belonging in Central Benin The populations of Central Benin have a long history of mobility which has produced a frontier

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society that functions as a kind of “societal laboratory” as far as citizenship, resource control and the politics of belonging are concerned. This article draws on the narrative and analysis of key events in the relationships between “natives” (firstcomers) and “strangers” (latecomers) in terms of the mobilization of local resources for public purposes, the social and spatial organization of settlement, and debates and developments related to the nature of the levies (rent, contribution, pseudo-taxation) imposed on “strangers”. An interpretive framework is proposed which identifies the “worth of the village” as a structuring feature of the frontier governmentality that characterizes the area under study.

INDEX

Keywords : Benin, Political Anthropology, Belonging, Resource Control, Economies of Worthlocality, Mobility Mots-clés : Bénin, anthropologie politique, appartenance, contrôle des ressources, économies de la grandeur, localité, mobilité

AUTEUR

PIERRE-YVES LE MEUR Institut de recherche pour le développement (IRD), Nouméa.

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La modernité dans l’historiographie du Soudan Usages convenus d’un concept nébuleux ? Scrutinizing modernity through the historiography of Sudan: conventional uses of a nebulous concept?

Iris Seri-Hersch

1 Formulée par saint Augustin il y a seize siècles, cette réflexion garde toute sa pertinence à l’ère de la révolution informatique. Le temps, symbolisé et matérialisé par des outils de plus en plus sophistiqués, demeure une énigme pour l’esprit humain. En butte contre son caractère insaisissable, les sociétés humaines ont élaboré des dispositifs visuels et cognitifs permettant d’imaginer l’expérience humaine sur la durée, la rendant plus accessible. Le concept de modernité, au sujet duquel je propose une réflexion critique dans le contexte de l’historiographie soudanaise, soulève le problème crucial du rapport entre le présent et le passé, deux notions certes volatiles mais centrales dans l’expérience individuelle et la vie en société.

2 Cette recherche1 se fonde sur une distinction heuristique fondamentale, rappelée récemment par un historien spécialiste de l’Afrique et des études coloniales : celle entre catégories normatives et catégories analytiques. Les premières sont employées par les acteurs historiques, les secondes par les chercheurs en sciences sociales. Les catégories normatives sont donc des catégories de pratique, caractéristiques de la vie quotidienne. Par contraste, les catégories analytiques comptent parmi les outils de la recherche scientifique (Cooper 2005 : 62).

3 Procédant d’une démarche qui se veut à la fois théorique et empirique, j’appréhenderai la modernité en tant que catégorie d’analyse construite par des historiens du Soudan, dont la production académique constitue elle-même l’objet de ma recherche. Il s’agit donc de déconstruire les usages savants d’un concept qui, malgré — ou grâce à — son éclatement sémantique, n’en finit pas de nourrir des débats animés dans le monde universitaire, en particulier dans le domaine des études (post-)coloniales2.

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4 Le corpus de sources sélectionné pour cette étude comprend des articles et ouvrages d’historiens britanniques, soudanais, français, néerlandais, américains, japonais et israéliens portant sur une variété d’aspects du Soudan contemporain, publiés entre 1959 et 2008. Quel(s) sens les soudanistes attribuent-ils à la modernité et comment emploient-ils ce concept dans leurs recherches ?

5 L’emploi même du terme « modernité » sous-tend une certaine vision de l’expérience humaine, divisée en périodes distinctes par les historiens afin de mieux pouvoir la cerner. J’esquisserai tout d’abord la façon dont la modernité a été pensée en France et en Grande-Bretagne durant la seconde moitié du XXe siècle. Ces conceptions européennes sont pertinentes pour notre réflexion dans la mesure où elles ont fréquemment été appliquées à des régions non européennes, dont le Soudan. Ensuite, l’analyse des usages académiques de la modernité dans l’historiographie du Soudan sera présentée à travers, d’une part, des travaux historiques de large amplitude (dont les sujets sont généraux et couvrent des périodes de plus d’un demi-siècle) ; d’autre part, à travers une sélection d’études plus pointues qui traitent explicitement ou implicitement de la question de la modernité. Nous nous poserons la question de savoir si la grande diversité des approches et des objets caractérisant ces études correspond à des acceptions du concept de modernité également variées.

Conceptions européennes de la modernité : maintenant ou époque révolue ?

6 Le terme « moderne » est issu du grec « modos » qui signifie aujourd’hui. Le sens premier de moderne se réfère à ce qui caractérise le présent. La modernité est donc mouvante, elle correspond à « l’époque » d’un groupe humain telle que vécue par lui et distinguée par lui d’une époque antérieure. Cependant, la modernité peut aussi renvoyer à une période historique déterminée, dont les bornes à l’intérieur du flux incessant des événements varient en fonction des écoles historiques et des régions du monde examinées. Ces deux façons différentes de conceptualiser la modernité ont coexisté en Europe au cours des derniers siècles. Les diverses sciences et disciplines de la connaissance humaine ont contribué à les distinguer, en imposant chacune dans son champ un ou plusieurs usages de la notion.

7 Dans le domaine littéraire, la querelle des Anciens et des Modernes (dans l’Italie et la France des XVIIe-XVIIIe siècles) met en relief le fait d’être moderne comme une attitude qui prône l’innovation créatrice en même temps qu’elle rejette certaines traditions littéraires et règles d’écriture associées au passé, notamment à l’Antiquité. Cependant, la paternité du terme français « modernité » est attribuée au poète romantique François-René de Chateaubriand (1768-1848) qui l’utilise pour contraster la banalité de la vie « moderne » avec l’éternelle sublimité de la nature et la grandeur d’un passé médiéval légendaire (Călinescu 1987 : 43). Un peu plus tard, Charles Baudelaire fixe un certain usage esthétique de la « modernité » en la décrivant comme « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » (Ruff 1968 : 74).

8 La modernité telle qu’elle a été conceptualisée par des historiens européens durant la seconde moitié du XXe siècle privilégie la représentation d’une période historique déterminée, bien que son emplacement sur le flux des événements fasse débat. Il y a

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tout d’abord des divergences d’ordre linguistique entre les historiens français et leurs homologues anglo-saxons. Alors que les premiers ont pris l’habitude de désigner par l’appellation « Temps modernes » la période qui s’étend de la fin du Moyen-Âge à la Révolution française, les seconds prolongent volontiers les « Modern Times » jusqu’à nos jours (divisant cette durée de cinq siècles en « Early Modern Times » et « Modern Times », les Révolutions américaine et française marquant la charnière entre les deux)3. L’expression anglophone « modern history » ne se traduira généralement pas par « histoire moderne », mais bien plutôt par « histoire contemporaine », correspondant ainsi aux XIXe et XXe siècles. En dépit de ces différences formelles, la majorité des historiens européens — qu’ils soient français, anglo-saxons, allemands ou autres — semblent s’accorder sur les composantes essentielles de ce qu’ils désignent par le terme de « modernité ». Leurs divergences ont trait au poids relatif des différents phénomènes identifiés, ainsi qu’aux liens entre eux. Quels sont les ingrédients de cette modernité ?

9 Selon l’historien et politologue Pascal Ory, les Temps modernes sont pour l’Europe le moment d’une rupture significative par rapport au passé, marquée par deux changements cruciaux : l’entrée de l’Occident dans l’ère de la relativité et l’instauration de l’État (Ory 1987 : 29). La relativité est le fruit de plusieurs développements parallèles. Premièrement, les découvertes géographiques européennes du XVe siècle et les empires intercontinentaux qui leur succèdent produisent un nouvel espace/temps dans l’esprit des Européens. Deuxièmement, l’essor du mouvement scientifique autour de figures comme Copernic, Galilée et Newton contribue à ébranler les convictions médiévales voire antiques. Enfin, la Réforme protestante individualise le sujet en accordant une importance primordiale au dialogue direct avec Dieu, « libérant » en quelque sorte le croyant de la médiation imposée par les institutions cléricales4. Au niveau politique, les Temps modernes marquent l’apogée du système absolutiste en même temps que l’élaboration de la notion d’État de droit par des penseurs novateurs tels que Thomas Hobbes (ibid. : 30).

10 Considérant la modernité dans une perspective plus large, le politologue René Rémond (1974 : 198) met en évidence les rôles respectifs du mouvement des idées philosophiques et de la Révolution française dans la rupture avec les modes de pensée et d’organisation sociale prévalents au Moyen-Âge. Le mouvement des idées du XVIIIe siècle — non sans prétention surnommé « Lumières » — annonce la modernité au sens où les philosophes affirment la capacité de la raison à régler tous les aspects de l’existence humaine. Cette position porte en germe la laïcisation de l’État ainsi que la sécularisation de la société. Quant à la Révolution française, elle joue un rôle crucial dans l’application juridique des principes revendiqués par le mouvement philosophique, même si cette réalisation ne se fait qu’un siècle plus tard. À titre d’exemple, rappelons que dans le contexte français, les Églises et l’État ne divorcent officiellement qu’en 1905.

11 Encore plus que Rémond, l’historien Jonathan Israel (2001 : 23) insiste sur le rôle prépondérant des Lumières dans la « naissance » de la modernité. Il voit dans les phénomènes de la Renaissance et de la Réforme de simples ajustements d’une société qui continue à fonctionner selon des concepts théologiques. En outre, ces changements sont limités à l’Europe occidentale et centrale. Par contraste, les Lumières sont l’expression d’un phénomène d’une envergure considérablement plus vaste : elles représentent « l’un des bouleversements les plus importants de l’histoire de

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l’humanité » (ibid.). En effet, ce sont elles qui mettent en branle les processus de sécularisation de la société et de rationalisation de la politique. Dans son enthousiasme pour le mouvement philosophique, Israel n’hésite pas à lui reconnaître l’éradication de nombreux « maux » qui disparaissent en fait bien plus tard, sinon qui n’ont pas encore disparu. Ainsi, il déclare qu’« [anéantissant] toute légitimation de la monarchie, de l’aristocratie, de la subordination des femmes aux hommes, de l’autorité ecclésiastique et de l’esclavage » (ibid.), les Lumières substituent à ces fondements les principes d’universalité, d’égalité et de démocratie.

12 L’une des idées maîtresses de la philosophie des Lumières, étroitement associée à la modernité dans l’esprit de nombre d’intellectuels, est celle de progrès. À l’aube du XIXe siècle, Condorcet (1793) propose une synthèse de cette idée dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Le progrès, c’est « le triomphe progressif de la raison sur les croyances, de la vérité sur l’obscurité, de la science sur la religion, de la liberté sur le despotisme » (Bouretz 1987 : 369). Dans cette perspective, les penseurs des Lumières fixent un idéal de la connaissance par la science et un idéal d’organisation de la société par la volonté. Le XIXe siècle voit l’idée de progrès s’envelopper d’une myriade d’ambiguïtés. En effet, la question de savoir si le progrès des connaissances et des techniques permet un modèle de progrès social trouvera une variété de réponses à travers des théories telles que le positivisme d’Auguste Comte (ordre et progrès), la philosophie hégélienne de l’histoire (la Raison comme moteur de l’histoire et l’État comme incarnation de cette Raison), et le marxisme (la lutte des classes comme moteur de l’Histoire) (ibid. : 371-373). En se popularisant, l’idée de progrès semble perdre son sens, puisque celui-ci se dilue dans diverses théories. Mentionnant plusieurs types de progrès (progrès-liberté, progrès-pouvoir, progrès- autonomie, progrès-ordre), Pierre Bouretz met en évidence l’ambiguïté de cette notion, caractéristique de la modernité : « L’idée de progrès n’a peut-être pas tant un sens en elle-même que rapportée à des pensées qui l’articulent à d’autres concepts, qui la polarisent dans différentes directions en fonction de visions plus larges des finalités de la société, de son organisation, de la régulation de ses conflits. »(ibid. : 375-376)

13 Au XXe siècle, nombreux sont les penseurs qui remettent en question la pertinence même du concept de progrès. Parmi eux, Karl Popper (1956 : 153) critique l’usage téléologique du progrès identifié à l’historicisme. Toutefois, il ne rejette pas l’idée d’un progrès scientifique résultant de la libre concurrence de la pensée. Raymond Aron (1969 : 282) reconnaît le progrès scientifique et technique comme l’un des pans de la modernité, potentiellement commun à toute l’humanité. Néanmoins, la modernité, c’est aussi le pluralisme des ordres sociaux, des créations artistiques et des croyances religieuses qui caractérisent les groupes humains.

14 Parmi une multitude de « progrès » possibles, il en est un qui est devenu profondément associé à la modernité, ceci au-delà des différences de périodisation mentionnées plus haut. Il s’agit du progrès technique, et plus particulièrement des développements et des inventions que l’on rassemble sous le label de « Révolution industrielle ». Cette révolution et les nouvelles formes de stratification sociale qu’elle engendre ne se produisent pas avant la fin du XVIIIe siècle pour la Grande-Bretagne et le premier tiers du siècle suivant pour la France. Ainsi, ces bouleversements sont postérieurs au cadre des Temps modernes tel qu’il a été défini par l’historiographie française (de la fin du Moyen-Âge jusqu’à la Révolution française). Cependant, il est remarquable que des intellectuels aussi bien français, allemands qu’anglo-saxons établissent une quasi-

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synonymie entre les expressions « sociétés modernes » et « sociétés industrialisées »5. On peut apprécier la force de cette idée en observant la banalité qu’il y a, jusqu’à aujourd’hui, à interchanger les termes « moderne » et « industrialisé » dans nombre d’énoncés relatifs aux sociétés.

15 Enfin, la modernité est généralement associée avec la production d’idéologies nouvelles, dénommées par des -ismes. Ainsi en est-il du libéralisme, du socialisme et du nationalisme. Ce dernier a fait l’objet d’un nombre impressionnant d’études durant le dernier quart du XXe siècle 6, qui se sont employées à démontrer son caractère éminemment moderne malgré un discours qui s’enracine dans l’histoire. L’étonnante longévité des idéologies nationalistes, ainsi que leur pouvoir mobilisateur extrêmement fort au XXe siècle, expliquent l’intérêt académique marqué dont elles ont joui ces dernières décennies.

16 Benedict Anderson (2002 : 19), de par sa célèbre définition de la nation en tant que « communauté politique imaginaire et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine », souligne le caractère moderne du phénomène national. Il ne peut en être autrement, puisque c’est la conjonction du développement du capitalisme marchand et de l’invention de l’imprimerie qui permet l’émergence de « communautés imaginées ». La possibilité de se rattacher à autrui en des termes radicalement nouveaux naît de ces changements qui interviennent à partir du début du XVIe siècle (ibid. : 47). Poursuivant la même approche, Ernest Gellner affirme que le nationalisme est l’une des conséquences de l’organisation sociale industrielle et de l’homogénéisation linguistique, phénomènes typiques de la modernité. Il propose une typologie des nationalismes en combinant les paramètres qui, selon lui, sont essentiels dans la constitution des sociétés modernes : la forme du pouvoir politique, l’accès à l’éducation et le monoculturalisme ou multiculturalisme d’une société donnée (Gellner 1999 : 129-156)7.

17 Se terminant également en -isme, mais système plutôt qu’idéologie, le capitalisme est un marqueur central de la modernité dans la littérature académique européenne. L’essor du capitalisme en tant que régime basé sur la propriété privée des moyens de productions, l’accumulation constante de capital, la recherche du profit et la liberté des échanges économiques est étroitement associé à l’avènement de l’âge moderne en Europe8.

18 Associée à une période de l’histoire européenne, la modernité est pensée comme un ensemble de phénomènes et de processus historiques dont le poids est variable, mais qui peuvent se résumer ainsi : un mode de pensée relativiste, l’instauration de l’État et sa laïcisation, la sécularisation de la société, la rationalisation de la politique, le progrès scientifique, l’industrialisation, la croissance du système économique capitaliste, la production d’idéologies proposant de nouveaux modèles d’ordre social. La modernité s’apparente donc plus à une notion nébuleuse qu’à un outil analytique précis. Examinons à présent quelles formes épouse la modernité lorsqu’elle est déployée dans le champ de l’histoire soudanaise. Les conceptions esquissées ci-dessus sont-elles schématiquement transposées en amont de la vallée du Nil ? Les soudanistes ont-ils réussi à faire de la modernité une catégorie d’analyse féconde pour leurs recherches ?

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Le Soudan et la modernité : approches globales

19 Un coup d’œil aux études traitant de la modernité au Soudan suffit à faire apparaître un glissement lexical notable, qui implique un glissement sémantique important. Plutôt que d’employer le terme « modernité », la plupart des historiens emploient celui de « modernisation ». Les deux termes peuvent être distingués ainsi : alors que la modernité renvoie à une certaine époque, telle qu’elle est vécue par l’Europe, la modernisation se réfère au processus qui transforme une entité en entité moderne, lui permettant « d’accéder » à la modernité. La société qui vit la modernisation — soudanaise dans notre cas — semble avoir besoin d’un processus actif pour devenir « moderne » ; elle ne le devient pas par elle-même. L’usage même du terme « modernisation » se fait donc inévitablement par rapport à une modernité qui sert de référence. La question est de savoir si cette modernité est nécessairement européenne.

20 La majorité des travaux de portée générale sur le Soudan reprend les théories de la modernisation élaborées durant les années 1950 et 1960. Quelques-uns se calquent sur les modèles des théories de la dépendance formulées au cours des années 1960 et 1970 en réaction aux théories de la modernisation. Parmi les travaux analysés ici, aucune étude de vaste amplitude n’échappe fondamentalement à l’une de ces deux tendances.

La modernisation comme processus d’inclusion dans l’ordre occidental

21 Théories socio-économiques, les théories de la modernisation mettent en évidence le rôle positif du monde « développé » (un qualificatif qui dans bien des cas s’est substitué à celui de « moderne ») dans la modernisation de pays « sous-développés » (pays qui, à l’époque contemporaine, sont perçus comme inférieurs sur les plans technique, économique, mais également politique et culturel). Dans la pratique, le monde non occidental doit pouvoir bénéficier de la guidance de l’Occident à travers l’internalisation de valeurs modernes occidentales. Les théories de la modernisation se fondent sur des principes imprégnés d’évolutionnisme social : premièrement, les sociétés passent inexorablement par des stades de développement unidirectionnels qui transforment les sociétés dites « traditionnelles » en sociétés dites « modernes » ; deuxièmement, les pays occidentaux sont au plus haut niveau de développement par rapport au reste du monde. Celui-ci, constitué de nombreuses ex-colonies occidentales, est à un stade plus primitif de développement. Il a besoin d’une intervention extérieure pour « avancer » et atteindre finalement le même niveau que le monde occidental9.

22 La plupart des études globales examinées ici adhèrent, à quelques nuances près, au modèle prôné par les théories de la modernisation. Les processus de modernisation y sont donc identifiés à des processus d’européanisation ou d’occidentalisation. Nous analyserons ces travaux dans l’ordre chronologique de leur publication afin de pouvoir observer une évolution sémantique potentielle, au cours du temps, du concept de « modernisation » dans l’historiographie du Soudan.

23 Dans son ouvrage devenu classique pour l’étude du Soudan ottomano-égyptien (1820-1885), Richard Hill (1959) met en relief l’importance de l’héritage égyptien dans l’histoire contemporaine du Soudan10. Cet héritage se traduit d’un côté par un processus de modernisation — dont l’inspiration est largement européenne, de l’autre côté par une influence socio-culturelle spécifiquement égyptienne. La modernisation se

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produit dans les domaines suivants : l’agriculture (rendement plus élevé), la perception des impôts (efficacité accrue), les communications (développement du télégraphe, introduction de bateaux à vapeur, établissement d’un service postal) et le commerce (croissance des exportations de gomme arabique) (ibid. : 153-158). Ces innovations avant tout techniques sont accompagnées d’une présence européenne croissante au Soudan, en particulier dans la capitale Khartoum. Explorateurs, scientifiques, commerçants, missionnaires ou employés par le gouvernement égyptien, les Européens y introduisent graduellement des produits importés d’Europe, tels que de la nourriture en boîte de conserve, des médicaments ou un style architectural nouveau (ibid. : 160-161)11. Quant à l’héritage socio-culturel égyptien, il se reflète dans plusieurs sphères. Certaines institutions administratives ottomano-égyptiennes ont été conservées ou légèrement modifiées sous le régime du Condominium anglo-égyptien (1899-1956), par exemple les titres, les fonctions, les frontières provinciales et le vocabulaire administratif. De profondes attaches religieuses ont continué à nouer le Soudan à l’Égypte (formation de Soudanais à al-Azhar, diffusion d’un sunnisme orthodoxe au Soudan). Enfin, la culture égyptienne a eu un impact significatif sur le Soudan (tourisme soudanais en Égypte et émigration de main-d’œuvre soudanaise vers Le Caire, popularité de la production littéraire et cinématographique égyptienne auprès des couches soudanaises instruites) (ibid. : 167-169). Sous la plume de Hill 12, le règne ottomano-égyptien au Soudan marque le début de l’histoire contemporaine soudanaise. Cette modernité se caractérise donc par une double influence : celle des Européens, notamment dans le domaine des sciences et des techniques, et celle des Égyptiens, prégnante dans les sphères culturelle, religieuse et administrative. Le facteur extérieur (européen et égyptien) est ici extrêmement significatif : c’est lui qui, d’une certaine manière, a permis la modernisation du Soudan.

24 Deux ans après Hill, les historiens Peter Holt et Martin Daly (2000 : VIII) adoptent son approche en la modifiant quelque peu. Dans la préface de leur ouvrage commun, ils affirment que : « Les premières mesures menant à la construction du Soudan moderne furent prises il y a quasiment un siècle et demi, lorsque les soldats de Muhammad Ali Pasha, vice-roi du sultan ottoman en Égypte, amenèrent sous le règne de leur maître les cultivateurs, marchands et hommes de tribu musulmans de Nubie, de Sennar et du Kordofan »13.

25 Les débuts de la modernité au Soudan semblent se préciser, remontant à la conquête ottomano-égyptienne de 1820-1821. L’unification politico-administrative du territoire représente le moteur primordial de cette modernité14. Les auteurs établissent ensuite une relation directe et linéaire entre l’expérience de la domination étrangère (ottomano-égyptienne puis anglo-égyptienne), l’unification politique du Soudan, le développement du nationalisme soudanais et l’émergence d’un État soudanais indépendant en 1956. Bien qu’ils reconnaissent la prééminence de trois facteurs dans l’histoire contemporaine du Soudan (la tradition « indigène »15, l’influence égyptienne et l’influence britannique), Holt et Daly soulignent que le Soudan contemporain est politiquement, matériellement et culturellement l’héritier des régimes égyptiens et britanniques. Comme chez Hill, l’agent extérieur joue un rôle essentiel dans le processus qui fait « entrer » le Soudan dans la modernité. Cependant, celle-ci se caractérise plutôt par le couple impérialisme-nationalisme que par les progrès techniques importés d’Europe.

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26 Les mêmes historiens ont plus tard proposé, chacun de son côté, une vision particulière du phénomène de la modernisation dans le contexte soudanais. L’apparent contraste entre les deux conceptions est tout à fait intéressant. En 1973, Holt définit ainsi la modernisation : « Par “modernisation”, j’entends l’introduction de méthodes d’organisation politique et économique et de techniques de production, de transport et de communication dérivées de celles employées dans les pays européens. Elles [ces méthodes et techniques] ont toutes modifié substantiellement la structure de la société traditionnelle antérieure. »(Holt 1973 : 135)

27 Il s’agit d’une forme d’européanisation qui intervient essentiellement sur les plans politique, économique et technique. Douze ans plus tard, Daly (1985 : 11) reprend la formule de son collègue en y apportant une modification qui, bien qu’elle puisse sembler à première vue salutaire, contribue à épaissir le brouillard sémantique entourant la notion de modernisation. En effet, il écrit : « Dans cet ouvrage, aucun de nous [les contributeurs] n’emploie “modernisation” pour signifier “occidentalisation” ou la simple imitation d’une culture étrangère. Nous évitons la tornade du débat sociologique en acceptant largement la façon dont P. M. Holt utilise “modernisation” pour signifier […] [voir citation précédente] (nous émettons une réserve : que les facteurs introduits n’ont pas nécessairement pour origine l’Europe.) Ainsi, la perception est celle d’un changement plutôt que d’un progrès. »

28 Cet énoncé soulève deux problèmes majeurs quant au sens même du concept de modernisation. D’un côté, la réserve émise entre parenthèses permet à l’auteur de se distancer des théories de la modernisation en dissociant celle-ci des processus d’européanisation. La modernisation renvoie à tout changement politique, économique ou technique affectant une société « traditionnelle ». Ainsi nuancé et élargi, le sens du concept s’évapore dans des généralités. En effet, si la modernisation a le sens de n’importe quel changement (ni forcément lié à l’Europe, ni nécessairement perçu comme un progrès), à quoi sert cette notion ? Elle devient vague au point d’en perdre son efficacité, son utilité, donc sa pertinence16.

29 D’un autre côté, Daly paraît épouser la perspective des théories de la modernisation — à son insu ? — tout en la dénonçant. Lorsqu’il lie la réserve émise entre parenthèses à la phrase suivante par un connecteur logique (thus que j’ai traduit par « ainsi »), il crée l’impression que voici : puisque les facteurs introduits dans la société « traditionnelle » ne sont pas nécessairement d’origine européenne, la modernisation est synonyme de changement plutôt que de progrès. En d’autres termes, le progrès impliquerait l’introduction de facteurs d’origine européenne. C’est là l’un des principes fondamentaux des théories de la modernisation. En conséquence, bien que Daly (1985 : 11) déclare éviter la « tornade du débat sociologique », son énoncé, voulu simple et presque anodin, peut susciter un débat florissant sur le sens même du concept de « modernisation ».

30 Au début des années 1990, Gabriel Warburg (1992 : 3) conçoit la modernité sur la base des éléments signalés jusqu’à présent (le règne ottomano-égyptien comme l’instaurateur d’un gouvernement centralisé, la modernisation des méthodes employées dans l’agriculture et le commerce, l’amélioration des communications, l’émergence du nationalisme soudanais) tout en y ajoutant des éléments nouveaux : l’émergence d’une classe moyenne soudanaise s’appuyant sur des biens fonciers et humains (esclaves) ainsi que sur ses liens avec l’élite « turque » ; un processus

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d’industrialisation exemplifié par la culture cotonnière et l’usine de filature établies dans l’Est du Soudan (région de Kassala) à la fin des années 1860 ; l’européanisation de l’empire égyptien sous l’impact de l’idéologie laïque du khédive Ismaïl. Bien qu’il adopte globalement l’approche défendue par les théories de la modernisation, Warburg tâche de mettre en évidence des processus endogènes au Soudan, tels que l’apparition d’une nouvelle classe socio-économique et le développement du sentiment national. Il mentionne l’idée de laïcité, supposément promue par le khédive Ismaïl (1863-1879), comme une notion-clé de la modernité. Masquée par les institutions islamiques orthodoxes mises en place par le khédive, la laïcité est, selon Warburg (ibid. : 7-8), étroitement liée aux ambitions modernisatrices d’Ismaïl.

31 Une décennie plus tard, l’historien soudanais Hassan Ahmed Ibrahim (2001 : 217-218) semble calquer sa lecture de la modernité au Soudan sur le modèle des théories de la modernisation. Il reprend le refrain désormais connu : l’histoire contemporaine soudanaise débute avec la conquête ottomano-égyptienne de 1820-1821 car la Turkiyya provoque l’unification politique du Soudan et entame un processus de modernisation, lequel se traduit avant tout par des innovations techniques et l’amélioration des opportunités commerciales à travers le Soudan. L’État est graduellement laïcisé sous l’impulsion de Mehmet Ali et de ses successeurs. Au processus de modernisation s’ajoute une tendance à l’occidentalisation, avec la présence d’un nombre croissant d’Européens au Soudan. Les fonctionnaires européens du gouvernement ottomano- égyptien17 engendrent des tensions au sein de la société soudanaise et des sentiments hostiles à l’égard des Européens et des étrangers en général (ibid. : 220). La modernité est ainsi associée à une époque durant laquelle une domination étrangère (ottomano- égyptienne) crée une entité politique unifiée (le Soudan moderne) et la transforme à l’aide de techniques et d’idées importées d’Europe.

32 Publié il y a une décennie, l’ouvrage de Heather Sharkey (2003 : 10, 127) sur la formation d’une élite nationaliste nord-soudanaise à l’époque coloniale regorge de références à la modernité. L’historienne américaine emploie le terme de deux manières distinctes dans le contexte du Soudan anglo-égyptien (1899-1956). Il s’agit, d’une part, d’un ensemble de processus qui renvoient à l’histoire européenne. La modernité, c’est le progrès social fondé sur la science et la raison ; c’est le développement de l’éducation, de la santé et des technologies selon des modèles occidentaux. Vêtements européens, cinéma, plomberie, imprimerie, photographie : ces éléments disparates sont autant de mécanismes et de modalités typiques de la modernité auxquels les élèves nord-soudanais du Gordon College ont un accès privilégié (ibid. : 65). L’enseignement institué par les États coloniaux à travers l’Afrique et l’Asie produit une élite « moderne », dont la culture commune se manifeste par une bonne connaissance de l’anglais, le port d’habits européens, une expérience professionnelle au sein de l’administration coloniale et un engagement nationaliste (ibid. : 40). D’autre part, Sharkey utilise l’adjectif « moderne » au sens temporel de « contemporain », par exemple pour qualifier la littérature arabe, la nation, les frontières et la pensée soudanaise du XXe siècle (ibid. : 51, 124, 125, 133). La modernité dans ces deux acceptions est employée en tant que catégorie d’analyse, c’est-à-dire comme un outil conceptuel. Toutefois, Sharkey se réfère également à la modernité en tant que catégorie mobilisée par les acteurs historiques eux-mêmes. Les Nord-Soudanais formés au Gordon College invoquent la modernité lorsqu’ils défendent ou revendiquent l’innovation, le port de vêtements occidentaux, un statut social élevé, un emploi de bureau, le progrès social et technique, la science occidentale et des attitudes « progressistes » (ibid. : 47, 50, 54, 132,

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114, 129). Pour les administrateurs britanniques, l’éducation et les techniques européennes sont des signes incontournables de la « modernité » (ibid. : 53, 71, 93).

33 Bien qu’elle n’inscrive pas son propos dans un discours de la modernisation, Sharkey concocte la modernité avec des ingrédients semblables à ceux utilisés par d’autres soudanistes avant elle. Cependant, elle tente de substituer à l’idée d’une modernisation exogène un processus d’indigénisation de la modernité (ibid. : 11), tentative peu convaincante car insuffisamment étayée. Sharkey se distingue surtout de ses prédécesseurs par un usage double de la notion de modernité, en tant que catégorie analytique et en tant que catégorie normative. Cet usage est pourtant problématique car il demeure implicite ; la distinction entre ces deux types de catégories, essentielle dans toute démarche réflexive en sciences humaines et sociales, est souvent floue, non explicitée (ibid. : 65) 18. En outre, l’absence de référence à des sources primaires pour démontrer l’usage du terme « modernité » par les acteurs historiques (comme une catégorie normative) affaiblit l’argumentaire général (ibid. : 50)19. Sharkey évoque bel et bien l’existence d’un débat historiographique récent sur la modernité (ibid. : 97-98), mais sans véritablement prendre position. Cette posture peu engagée ne permet pas de faire de la modernité un concept réellement opératoire pour l’analyse des sociétés humaines.

34 Certains historiens soudanais ont pris le contrepied des travaux qui épousent plus ou moins fidèlement, plus ou moins consciemment, les théories de la modernisation. Les interprétations de Muhammad Sa‘îd al-Gaddâl et d’‘Abd al-Azîz Husayn al-Sâwî s’appuient sur les théories de la dépendance.

L’irruption de la modernité ou la périphérisation dans le système mondial

35 Les théories de la dépendance ont été élaborées dans les années 1960 et 1970 par des économistes et sociologues argentin (Raúl Prebisch), allemand (Andre Gunder Frank) et américain (Immanuel Wallerstein) en réaction aux théories de la modernisation, jugées excessivement européocentriques et inadéquates pour décrire le monde contemporain. À l’instar de celles-ci, les théories de la dépendance sont fondées sur une vision dichotomique de l’ordre mondial, divisé entre pays riches/industrialisés/dominants et pays pauvres/sous-développés/dépendants. Les pays du premier groupe sont membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et majoritairement occidentaux ; ceux du second groupe sont répartis entre l’Amérique latine, l’Afrique et l’Asie.

36 Bien que plurielles, les théories de la dépendance reposent sur certaines prémisses communes : • les pays pauvres fournissent des ressources naturelles et une main-d’œuvre bon marché aux pays riches, qui leur transmettent en retour des technologies obsolètes et leur vendent des produits manufacturés. Les sociétés des pays industrialisés accèdent ainsi à un niveau de vie très élevé ; • les pays riches perpétuent activement — consciemment ou non — l’état de dépendance des pays pauvres. Cette dépendance est économique, financière, politique et médiatique ; • les tentatives des pays pauvres de lutter contre cette dépendance se soldent souvent par des sanctions économiques ou des invasions militaires de la part des pays riches (Ferraro 2008). Historiquement, selon ces théories, la domination des pays occidentaux sur le reste du

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monde s’est construite au XIXe siècle à travers la Révolution industrielle, la formation d’immenses empires coloniaux européens et l’expansion du capitalisme20.

37 Dans une courte étude consacrée à l’évolution de l’islam soudanais au XIXe siècle, al- Gaddâl (1985 : 49) envisage la modernité dans une perspective qui rappelle les théories de la dépendance. Le XIXe siècle représente une période « remarquable » pour le Soudan, car sa structure socio-économique a subi de profonds changements et le pays est devenu une proie du colonialisme. La terminologie employée par al-Gaddâl ne fait aucun doute quant à l’orientation marxiste de son approche historique : « la montée d’une classe moyenne marchande », « l’intégration dans un marché capitaliste mondial en pleine expansion », « les intérêts des masses rurales opprimées », « l’intensification de la lutte des classes dans la société musulmane », « la défaite de la classe marchande » (ibid. : 49-55)21. La modernité est donc le processus par lequel le Soudan est intégré au système capitaliste mondial et envahi par des impérialistes étrangers (ottomano- égyptiens et britanniques). La révolution mahdiste, en tant que réaction à la domination ottomano-égyptienne, est considérée comme un « mouvement de libération nationale incapable de s’exprimer de façon laïque » (ibid. : 54).

38 Dans un ouvrage intitulé Ta’rîkh al-Sûdân al-Hadîth : 1820-1955 (L’histoire du Soudan contemporain : 1820-1955), al-Gaddâl souligne que : « La lutte contre la domination étrangère et les tentatives du peuple soudanais de se libérer de son emprise constituent l’élément qui a façonné le cours de l’histoire du Soudan contemporain. »(al-Gaddâl 1993 : 12)

39 Ce n’est pas parce qu’il met en évidence le couple impérialisme-nationalisme comme composante significative de la modernité qu’al-Gaddâl renonce à son analyse marxiste. L’interaction de facteurs exogènes et endogènes engendre des processus qui transforment violemment le Soudan à l’époque contemporaine. D’une part, l’invasion étrangère provoque l’unification politique du Soudan et son intégration croissante dans le marché capitaliste mondial. D’autre part, des changements profonds dans la structure socio-économique du pays, de nature endogène au départ, sont « détournés » par l’agent extérieur (l’impérialisme ottomano-égyptien) pour mettre le Soudan au service du marché capitaliste (ibid. : 17).

40 Ainsi, bien qu’al-Gaddâl date les débuts de la modernité aux premières phases du règne ottomano-égyptien, à l’instar des historiens évoqués précédemment22, le sens de cette modernité n’est pas celui d’une modernisation vers un certain progrès. Il s’agit plutôt de la transformation du Soudan, par le biais de l’impérialisme étranger, en une nouvelle périphérie du système capitaliste mondial.

41 Al-Sâwî (1994 : 19) reconnaît au gouvernement ottomano-égyptien sa contribution à l’unification territoriale du Soudan, l’établissement d’un système politique approximant un État moderne, le développement de moyens de communication et de techniques agricoles « avancés » et la diversification de l’activité économique. Il s’agit cependant d’un système étranger essentiellement oppressif et exploiteur. C’est l’État mahdiste qui, en revitalisant et en activant la « cohésion nationale », a joué un rôle décisif dans la formation du Soudan moderne (ibid. : 22). Hélas, selon l’historien et journaliste soudanais, la dernière décennie du XIXe siècle est le moment du partage colonial de l’Afrique, produit direct de la « maturation du phénomène capitaliste » : la défaite du mahdisme est inévitable face au modèle occidental industriel (ibid. : 24-25). À partir de là, l’histoire du Soudan est celle d’une lutte contre le « visage ravageur du capitalisme occidental ». Le système colonial ne secrète qu’une modernisation

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« marginale », qui force le Tiers monde à emprunter un chemin long et tortueux pour obtenir son indépendance (ibid. : 25).

Le Soudan et la modernité : cas particuliers

42 À côté d’études qui approchent globalement le problème de la modernité au Soudan, des analyses traitent de la question à travers des cas ou sujets très particuliers. De par leur objet d’étude mieux circonscrit, ces études permettent des conceptualisations plus fines ou plus complexes de la modernité. Malgré une grande variété de thèmes et d’approches épistémologiques, on peut y distinguer deux catégories principales : les travaux qui font apparaître la modernité sous la forme d’agents individuels et ceux qui l’exposent sous la forme de systèmes. Au-delà des différentes facettes de la modernité, nous verrons comment le vêtement que les spécialistes en sciences sociales font porter à la modernité (individuel ou systémique) se répercute sur le sens même de la catégorie modernité.

Agents individuels de modernité

43 La modernité se présente sous la forme d’agents individuels dans des études portant sur le développement de la médecine tropicale et l’activité de missionnaires chrétiens au Soudan. J’évoquerai deux exemples de chaque catégorie afin de montrer que des études portant sur le même sujet peuvent conceptualiser la modernité selon des modalités très diverses.

44 Le médecin et enseignant Alexander Cruikshank (1985 : 85-100) expose comment un système de santé moderne fut établi au Soudan entre la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. Il survole le développement d’infrastructures médicales telles que les hôpitaux de Khartoum, d’Atbara et de Port Sudan, l’école pour sages-femmes d’Omdurman et l’école de médecine Kitchener. Il décrit également la lutte contre la lèpre et les épidémies qui sévissent dans de nombreuses régions du Soudan à l’époque (méningite cérébrospinale, fièvre jaune, variole, maladie du sommeil). Ces processus sont induits par l’action d’individus, dont la contribution à l’établissement de services médicaux au Soudan est largement félicitée par l’auteur. Ainsi, Mabel Wolff, une sage- femme ayant exercé en Égypte, se vit confier la difficile mission de diriger l’école pour sages-femmes fondée en 1922 à Omdurman. Selon Cruikshank (ibid. : 89), c’est grâce à sa bonne connaissance de la langue arabe et à son sens de l’humour qu’elle réussit à développer et à dynamiser l’école. Quant à Oliver Atkey, directeur du Sudan Medical Service (SMS) dès 1922, il fut responsable de la gestion de l’école de médecine Kitchener, fondée en 1924 à Khartoum. Atkey envoya Cruikshank au pays des Azande (province d’Equatoria) afin d’y créer un centre de soins pour les lépreux. Ces exemples suffisent à illustrer l’importance, dans la vision de Cruikshank, de l’action individuelle, capable de répandre des éléments de modernité — avant tout des techniques médicales — là où ils n’existaient pas auparavant.

45 Outre l’importance des agents individuels en tant que catalyseurs de la modernisation, l’étude de Cruikshank (ibid. : 100) défend une interprétation proche des théories de la modernisation discutées plus haut. Refusant de définir la modernité au sens strict de « la poudre à canon, l’imprimerie et la religion protestante »23, Cruikshank voit la modernisation comme :

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« La capacité d’un pays ou d’une nation à maintenir toutes les caractéristiques importantes et pertinentes du moment actuel […] ceci implique un niveau éducatif et culturel ainsi que des compétences physiques et mentales permettant de comprendre, d’apprécier et de contribuer aux caractéristiques valables de l’homme moderne. »(ibid.)

46 Malgré la relative flexibilité de cette conception, Cruikshank semble tout de même associer la modernisation à une occidentalisation (surtout dans les domaines technique et scientifique), qui permettrait au Soudan d’avoir sa place dans le monde moderne. Cette « entrée » dans le monde moderne représente selon lui (ibid.) une avance, un progrès.

47 Relevant également du domaine médical, l’étude de Heather Bell (1998 : 293-312) porte sur la formation des sages-femmes et la pratique de l’excision dans le Soudan anglo- égyptien de l’Entre-deux-guerres. Loin d’être présentée comme un simple processus de modernisation, l’introduction de la médecine occidentale au Soudan paraît constituer l’une des facettes d’un phénomène bien plus complexe : l’interaction entre différents types de médecine (occidentale et traditionnelle) et entre des sociétés (britannique et soudanaise) fondées sur des systèmes de valeurs divergents. Le rôle des sœurs Mabel et Gertrude Wolff (qui dirigèrent l’école pour sages-femmes d’Omdurman durant près de vingt ans) ne se réduit pas à semer les graines de la modernité sur une terre « traditionnelle » : « Dans la construction de la respectabilité de leurs élèves potentielles, leur choix de la langue d’enseignement, leurs stratégies d’assermentation de sages-femmes traditionnelles et formées ainsi que dans leur approche de l’excision, les femmes britanniques qui dirigeaient l’école pour sages-femmes [Midwifery Training School, MTS] […] étaient constamment en train de négocier avec la culture soudanaise et de se heurter aux limites du pouvoir (médical) colonial britannique. Alors que la formation et la pratique de sages-femmes incorporaient les sœurs Wolff et des sages-femmes soudanaises dans le champ d’action de l’État colonial, elles demeuraient marginalisées au sein de cet État, dépourvues d’autorité, de statut et de rémunération à cause de leur sexe, de leur classe et de leur profession. »(ibid. : 312)

48 L’article de Bell, en combinant une étude historique précise avec une approche anthropologique axée sur le genre, permet de concevoir une image plus complexe, nuancée et critique de la modernité au Soudan. Plutôt que le réceptacle passif de techniques et de notions importées d’Europe, le Soudan contemporain est un lieu de rencontre entre différentes cultures, traditions et visions du monde, qui négocient entre elles de façon permanente. Bell (ibid. : 293) contribue également à tordre le coup à une idée reçue encore largement répandue, celle qui postule qu’au temps des empires coloniaux, les praticiens de la médecine occidentale en Afrique subsaharienne étaient des Européens pour la plupart. Dans le Soudan anglo-égyptien, la majorité des médecins étaient syriens, égyptiens ou soudanais, tandis que leurs assistants, les infirmières et les sages-femmes étaient soudanais.

49 Les études sur les activités des missionnaires chrétiens au Soudan durant le Condominium anglo-égyptien conçoivent la modernité autrement. Ainsi, chez l’anthropologue John Burton (1985), la modernité apparaît au Sud-Soudan comme un conflit entre une conversion religieuse (l’action des missionnaires) et ce qu’il nomme une « conversion laïque » (la politique du régime colonial britannique). Insistant sur le fait que les différentes missions chrétiennes24 étaient totalement subordonnées au gouvernement colonial, Burton (ibid. : 361) met en évidence la façon dont celui-ci utilisa

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les missionnaires pour mettre en œuvre sa politique de conversion séculière. Cette politique consistait à créer une élite indigène formée à un régime laïc, autoritaire et représentatif. Que les membres de cette élite aient suivi une formation initiale religieuse chez les missionnaires, pouvait contribuer à ériger « un rideau idéologique entre le Sud et le Nord-Soudan musulman » (ibid.). Avec la proclamation de la Southern Policy en 193025, le régime colonial britannique modifia son attitude à l’égard des peuples indigènes qui devaient désormais être traités comme « une série d’unités raciales ou tribales délimitées, dont la structure et l’organisation sont fondées, dans la mesure où les besoins d’équité et de bonne gouvernance le permettent, sur les coutumes indigènes, les pratiques et les croyances traditionnelles. »(ibid. : 362)

50 Les missions devaient désormais se contenter d’enseigner l’anglais afin de préparer les jeunes indigènes à l’étude de matières relatives au droit et à l’administration. Les missionnaires furent ouvertement critiqués par des fonctionnaires du régime colonial qui les accusaient de détruire les « coutumes tribales » qu’eux-mêmes avaient contribué à créer. Burton (ibid. : 363) voit ainsi la mission civilisatrice et modernisatrice de la Grande-Bretagne au Sud-Soudan comme un paradoxe : d’un côté, les missionnaires étaient employés pour instruire les populations locales d’une façon qui convenait aux colonisateurs mais, de l’autre côté, ils étaient blâmés lorsqu’ils avaient accompli cette tâche.

51 Dans un article consacré aux activités missionnaires dans les monts Nouba au cours des années 1930 et 1940, Justin Willis (2003 : 32) développe également une réflexion sur les interactions entre missionnaires et agents du gouvernement colonial. Il constate l’incapacité de la Church Missionary Society à fonder une communauté chrétienne locale et explique cet échec par l’attitude ambivalente des missionnaires à l’égard du couple tradition-modernité. En effet, les missionnaires avaient une vision très romantique des Noubas, considérés comme un peuple « intouché par le fléau de la modernité, prêt à passer directement du paradis à l’église chrétienne […] l’ennemi [pour les missionnaires] n’était pas l’ignorance et l’état arriéré, mais “l’impact soudain de la vie et de la civilisation occidentales”, qui avaient un dangereux effet de “désintégration”. »(Cash 1933 : 16, 18)

52 D’une part, les missionnaires tentèrent de créer une école privilégiant ce qu’ils considéraient comme les éléments-clés de la « culture Nouba » : les filles, par exemple, n’étaient pas autorisées à porter des vêtements et elles devaient s’adonner à la cuisine et à l’agriculture (Willis 2003 : 50)26. D’autre part, les missionnaires donnèrent accès à la modernité sous la forme de services médicaux. Ils ne parvenaient pas à réconcilier leur conception essentialiste des Noubas avec la spiritualité éclectique et diversifiée de cette population. Les chefs locaux ne partageaient pas la croyance des missionnaires selon laquelle la « tradition » constituait le seul fondement possible de l’autorité. Pour eux, les représentants de la mission chrétienne et leurs pratiques représentaient également des sources potentielles de richesse et de santé, parmi d’autres sources (ibid. : 47). Ainsi, Willis (ibid. : 33) évalue l’épisode de la Church Missionary Society dans les monts Nouba comme « un combat incertain entre des missionnaires enfermés dans une vision simpliste et dichotomique de la tradition et du changement, un État colonial tiraillé entre les exigences contradictoires de l’idéologie et de la pratique administrative, et une population africaine constamment à la recherche de nouvelles sources de richesse matérielle et de pouvoir spirituel. »

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53 Oscillant entre une perspective « traditionaliste » voulue anti-modernisatrice et une approche modernisatrice prônant une certaine occidentalisation, les missionnaires des monts Nouba s’empêtrèrent dans leurs propres contradictions. Ils échouèrent à créer une communauté de chrétiens africains qui préserverait la « tradition » nouba tout en épousant les croyances et rites anglicans.

54 Ces quelques études suggèrent différentes conceptions de la modernité à travers les actions d’agents individuels. Ceux-ci sont parfois décrits comme le moteur principal d’une modernisation lisse qui, sur le terrain soudanais, aurait rencontré peu d’obstacles d’ordre culturel (analyse de Cruikshank). Dans d’autres cas, des individus enjambent les fossés qui séparent les conceptions et techniques européennes des pratiques soudanaises locales afin de négocier des usages nouveaux et hybrides (comme chez Bell, par exemple). Enfin, la modernité est aussi l’hésitation et l’inconsistance mêmes qui caractérisent la politique coloniale britannique et l’activité des missionnaires au Soudan (études de Burton et Willis). Une attitude ambivalente à l’égard des populations dominées, imprégnée de romantisme et façonnée par les besoins administratifs du moment, paraît en effet constituer l’un des signes distinctifs de la modernité dont les colonisateurs et les missionnaires se réclamaient.

55 D’autres études spécifiques évoquent la modernité en tant que système. Plutôt que de mettre en scène des individus associés à la modernité, elles dépeignent le mouvement de forces — parfois très abstraites —, de processus ou de systèmes qui se succèdent les uns aux autres ou qui s’entrechoquent brutalement.

Systèmes de modernité

56 Trois études retenues habillent la modernité d’un vêtement « systémique ». Très distinctes dans leurs approches — historique marxiste, anthropologique ou juridique —, elles traitent de sujets aussi différents que le rôle social des femmes dans l’Ouest du Soudan, le mouvement mahdiste et la question de la liberté religieuse dans le Soudan de la fin du XXe siècle.

57 Lidwien Kapteijns (1985 : 57-72) analyse l’évolution du rôle social des femmes dans la région des sultanats du Ouaddaï (1675-1909) et du Darfour (1650-1874, 1898-1916) dans une perspective de longue durée. Une distinction claire est instaurée entre la période « précoloniale » (qui dure jusqu’à la conquête ottomano-égyptienne du Soudan en 1820) et les périodes « coloniales et postcoloniales » (règne ottomano-égyptien, Mahdiyya, Condominium anglo-égyptien et Soudan indépendant). Adoptant une approche de genre teintée de marxisme, Kapteijns associe la modernité à de profondes transformations socio-économiques. Selon elle, « le capitalisme commercial commença à remplacer le féodalisme dans la vallée du Nil en 1800 environ et plus rapidement après la conquête turco-égyptienne de 1821 » (ibid. : 66). La modernité pénètre dans la région du Ouaddaï/Darfour sous une forme intrusive, celle d’un nouveau système économique importé de la vallée du Nil et porteur d’une certaine idéologie islamique. Sous la plume de Kapteijns (ibid. : 66-67), ces changements économiques et idéologiques constituent un processus qui transcende les périodes coloniales et postcoloniales. Ottomano-Égyptiens, mahdistes et Britanniques représentent des étrangers qui étendent l’influence politique, économique et idéologique de la vallée du Nil dans l’Ouest du Soudan27.

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58 La conséquence de cette intrusion fut, selon Kapteijns, la désintégration de l’organisation politique et économique traditionnelle de la région. Les femmes du Ouaddaï/Darfour perdirent une part importante de l’indépendance économique, de la responsabilité légale et de la liberté sociale dont elles jouissaient durant la période précoloniale. Elles se virent contraintes à adopter les codes sociaux et religieux de l’islam tel qu’il était pratiqué dans la vallée du Nil. Les migrations de travail en direction des villes provoquèrent l’éclatement de la cellule familiale et les mères se virent obligées de pourvoir seules aux besoins vitaux de la famille. Dans les zones rurales, les femmes tentèrent d’imiter le mode de vie des nouvelles classes moyennes, considéré plus islamique que le mode de vie traditionnel. Elles se mirent à exciser leurs filles et à les confiner à l’intérieur de la maison (ibid. : 67-68).

59 L’analyse de Kapteijns (ibid. : 57) se conforme au modèle des théories de la dépendance en y ajoutant toutefois un soupçon de féminisme. La modernité vécue par la région du Ouaddaï/Darfour apparaît comme une transformation brutale et profonde des structures socio-économiques locales. Ce changement a pour moteur le capitalisme industriel, répandu au moyen d’agents « extérieurs » qui, dans le cas examiné, exploitent les inégalités économiques institutionnalisées de l’islam au profit d’une nouvelle classe moyenne d’hommes. Transformé, le Soudan occidental devient « une périphérie économique, culturelle et politique de l’État colonial et postcolonial ».

60 Dans une approche anthropologique du mouvement mahdiste soudanais, Kazuo Ohtsuka (1997 : 30) s’attache à réfuter l’idée selon laquelle ce mouvement, parce que religieux et salafiste, est nécessairement traditionaliste et anti-moderniste. Les arguments qu’il emploie pour avancer que le mahdisme soudanais constitue une forme modernisée d’islam paraissent cependant contradictoires. Premièrement, il montre à travers une analogie avec le christianisme que l’aspect salafiste du mouvement correspond à des caractéristiques typiques du protestantisme : monothéisme strict, puritanisme, importance de la révélation scripturaire, égalitarisme entre croyants, absence d’une médiation particulière ou d’une hiérarchie, minimisation de l’extravagance rituelle ou mystique, observance de règles (ibid. : 26-27)28. S’inspirant de la théorie de Max Weber qui lie étroitement l’éthique protestante à l’esprit du capitalisme, facteur de la modernité, Ohtsuka conclut que le mahdisme peut être considéré comme un type d’islam modernisé.

61 Deuxièmement, il affirme qu’un grand nombre d’islamistes, tel que le pionnier du mouvement salafiste Muhammad ’Abduh, bénéficièrent d’une instruction « moderne » (de type occidental) plutôt que musulmane « traditionnelle » (ibid. : 30). Le chef du mouvement mahdiste Muhammad Ahmad fut une exception à ce titre. Selon Ohtsuka, sa formation « traditionnelle » (théologie musulmane et soufisme) reflète le fait que le Soudan, contrairement à l’Égypte, n’avait pas encore été incorporé dans le « système mondial moderne » au milieu du XIXe siècle. Ces conditions historiques contraignirent le mahdî à articuler son idéologie dans le langage de l’islam, bien qu’il ait partagé avec d’autres islamistes une vision critique de l’islam tel qu’il était pratiqué dans la société. Ainsi, il rejetait l’innovation (bid‘a) et cherchait à exclure de la foi les éléments perçus comme « non islamiques » (ibid. : 31-32). Pour le chercheur japonais, le caractère révolutionnaire du mouvement mahdiste en fait un mouvement « moderne ».

62 Finalement, Ohtsuka (ibid. : 32) interprète l’apparent traditionalisme du mahdisme comme un traditionalisme « nouvellement inventé » (au sens où l’entend Eric Hobsbawm [1983]) et la société idéale envisagée par le mouvement comme une

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« communauté imaginée » (selon la terminologie de Benedict Anderson). Le fait que les mahdistes se soient opposés à certaines traditions propagées par les ‘ulamâ’ conservateurs est un signe de leur modernité.

63 La faiblesse suivante est décelable dans l’argumentaire d’Ohtsuka : il semble voir dans chaque aspect du mahdisme une manifestation de la modernité du mouvement, jusqu’à insinuer que tout et son contraire peuvent être considérés comme modernes. Par exemple, la ressemblance avec le protestantisme fait du mahdisme un courant moderne, mais l’éducation musulmane « traditionnelle » du mahdî ne réduit pas la dimension moderne du mouvement. Ohtsuka a toutefois le mérite de repenser la dichotomie conventionnelle entre moderne et traditionnel. Il nous invite à remettre en question « la terminologie habituelle qui identifie la “modernisation” à l’“occidentalisation” ou à la “sécularisation” » (Ohtsuka 1997 : 32). Les islamistes ont ainsi leur manière propre de « moderniser » la société, dans la mesure où ils la préparent à faire face à des pays étrangers, non musulmans.

64 La troisième étude qui présente la modernité sous forme de système examine la question de la liberté religieuse dans le Soudan contemporain. Son auteur, Hervé Bleuchot (1995 : 143), affirme qu’eut égard à la liberté religieuse deux systèmes juridiques sont possibles, le système antique et le système moderne. Le premier se fonde sur les principes suivants : l’État dirige les consciences individuelles selon les normes de la religion dominante ; l’État contrôle la religion dominante et les religions minoritaires ; la religion dominante contrôle l’État (ils se contrôlent donc réciproquement) ; l’État et la religion dominante contrôlent l’ensemble de la vie sociale (confessionnalisation de la société). Le système moderne s’appuie sur des principes inverses : liberté de conscience sur le plan individuel, liberté des cultes au niveau collectif, sécularisation de l’État et sécularisation de la vie sociale (ibid.).

65 L’étude de Bleuchot vise à montrer qu’avec l’islamisation du droit en 198329, le Soudan passa du système moderne au système antique. S’appuyant sur des textes juridiques tels que le Self-Government Statute (1953), la Constitution de 1974 et le code pénal (introduit en 1899 puis amendé en 1925, 1955 et 1974), le chercheur montre que jusqu’en 1983, le système soudanais était « moderne » en ce qu’il respectait la liberté religieuse. Comment put-il brutalement céder la place à un système « antique » en 1983 ? Parce que le système « moderne » avait été « établi dans une société qui n’en avait pas compris la valeur (à l’exception d’un petit nombre) et ne fit rien pour le défendre […]. Les partisans de sa chute n’eurent donc aucune peine à le faire disparaître. »(ibid. : 157)

66 La modernité épouse ici la forme d’un système juridique destiné à préserver certains principes qui régulent la vie en société. Chez Bleuchot, le principe de la liberté religieuse est central. Il est directement hérité de la philosophie des Lumières ainsi que de ses corollaires, la laïcisation de l’État et la sécularisation de la société.

67 ❖

68 Que leur approche soit globale ou au contraire focalisée sur un thème précis, comment les travaux historiques sur le Soudan contemporain conçoivent-ils, voire conceptualisent-ils, la modernité ?

69 En dépit de la variété des échelles d’observation mobilisées et de la diversité des objets étudiés (politique, économie, techniques, culture, religion, genre, colonialisme, médecine, droit), la grande majorité des soudanistes, dans leur évocation de la modernité, font écho aux conceptions européennes décrites plus haut. Ainsi Hill, Holt,

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Daly, Ibrahim et Sharkey soulignent les progrès techniques et l’impact culturel de la présence européenne au Soudan, alors que Warburg, al-Gaddâl et Kapteijns mettent en relief les transformations socio-économiques de la région — en particulier l’expansion du capitalisme. La plupart mentionnent la création d’une entité politiquement unifiée comme l’un des éléments-clés de la modernité. Cruikshank évoque celle-ci à travers le prisme du progrès médical, tandis que Bleuchot l’associe aux processus de laïcisation étatique et de sécularisation sociétale. Bell, Burton, Willis et Ohtsuka ébauchent une image de la modernité plus floue mais plus nuancée.

70 Les études de Bell, de Burton et de Willis font apparaître la modernité sous la forme d’attitudes coloniales inconsistantes et ambivalentes à l’égard des colonisés. Elles montrent que les acteurs identifiés à la puissance coloniale britannique (administrateurs, directrices de l’école pour sages-femmes) ou à des organisations occidentales (missionnaires) n’épousaient pas automatiquement la perspective « classique » d’une modernisation bienveillante, synonyme d’importation des techniques et normes européennes en territoire colonisé. Confrontés à des problèmes moraux, pratiques et administratifs, ces acteurs devaient constamment redéfinir leur mission, leurs objectifs et leur attitude à l’égard de la modernité occidentale.

71 Ohtsuka remet franchement en cause le concept de modernisation employé au sens d’occidentalisation. Il doute de la pertinence du concept utilisé de cette manière, critiquant son inadéquation avec la réalité. En effet selon lui, la modernisation (occidentalisation) laisse de côté des phénomènes de modernisation qui n’impliquent pas d’occidentalisation, ou seulement partiellement. Malheureusement, Ohtsuka (1997 : 33) ne propose aucune définition alternative du concept de modernisation. Il se contente de déclarer qu’il n’est le synonyme exact ni de l’occidentalisation ni de la sécularisation telles qu’elles sont conçues en Occident.

72 Seule l’étude de Sharkey éclaire la manière dont la modernité a pu fonctionner en tant qu’outil de revendication dans le Soudan colonial, ouvrant timidement la voie à une conceptualisation de la modernité en tant que catégorie « indigène »30, mobilisée par des acteurs sociaux dans des circonstances historiques particulières. Le problème de la nécessaire distinction entre catégories normatives et analytiques demeure cependant irrésolu, n’ayant jusqu’à présent pas reçu l’attention qu’il mérite dans le champ des études soudanaises.

73 Conçue comme un processus d’européanisation, la modernisation conserve sans doute une valeur heuristique, mais ses trop nombreuses dérives — dénoncées à juste titre — vers des interprétations déterministes teintées d’évolutionnisme social l’ont condamnée en tant que concept académiquement valide. Que se passe-t-il si, à l’instar d’Ohtsuka, de certains sociologues et des subalternistes, l’on adopte un argumentaire postcolonialement correct en postulant l’existence de modernités « multiples », « alternatives », « polycentriques » ou « hybrides » ?31 Le brouillard conceptuel s’épaissit au lieu de se dissiper. Ces modernités en viennent à désigner tout événement ou processus localisé dans le flux des cinq cents dernières années. Comment sortir de ce qui paraît être une impasse épistémologique ?

74 La démarche de Cooper (2005 : 133, 146) suggère une piste possible, celle qui consiste à abandonner la modernité comme pseudo catégorie analytique pour ne plus la considérer que comme une catégorie normative, de pratique. Les discours de la modernité peuvent être utilement examinés non seulement en tant qu’instrument de

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revendication, comme le propose le chercheur américain, mais également en tant que mécanisme de légitimation d’idées, d’attitudes et de pratiques spécifiques32.

75 Une autre option, moins radicale mais peut-être pas moins féconde, est de continuer à utiliser le concept de modernité comme catégorie analytique, mais en prenant soin de clarifier son sens au préalable. Un choix s’impose alors : emploie-t-on le terme comme une simple référence au présent, à une période actuelle qui diffère d’époques antérieures en fonction de critères que l’on précisera ? Désigne-t-on par là une portion spécifique du passé historique européen ? Ou encore, la modernité renvoie-t-elle à des processus politiques, économiques, sociaux, culturels ou intellectuels déterminés ? Ces différents usages semblent légitimes à partir du moment où ils résultent d’un choix conscient, explicité et justifié par rapport à l’objet d’étude. En tant qu’êtres pensants par et grâce au langage, nous construisons inévitablement des catégories pour méditer sur le monde présent et passé. Heuristiquement parlant, il est certainement plus utile d’affiner leurs significations que de les rendre sans cesse plus fluides et englobantes, procédé en vogue dans un univers académique qui peine à résoudre l’un des paradoxes du postmodernisme : bien que dépassée, voire récusée, la « modernité » demeure une ressource discursive centrale pour des hommes et des femmes qui ne parviennent pas à définir leur propre époque sans s’y référer.

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NOTES

1. Fruit d’un travail effectué dans le cadre du séminaire IREMAM « Autour de la modernité : l’Égypte et la Turquie de 1750 à nos jours », Aix-en-Provence, 2006-2007. Je remercie les responsables du séminaire, Ghislaine Alleaume et Gérard Groc, d’avoir suscité des réflexions et des débats féconds sur la notion de modernité dans une perspective comparatiste. Dans cet article, les traductions de l’anglais et de l’arabe vers le français ont été réalisées par mes soins.

2. Parmi d’innombrables travaux, voir notamment ABU-LUGHOD (1998), ALIDOU (2005), AWAH & PHILLIMORE (2008), BARTOLOVICH et LAZARUS (2002), CHAKRABARTY (2000, 2002), CHAMBERS (2008), CHAUDHURI (2008), CIAFFA (2008), DE JONG (2005), FRIEDMAN (2006), HAROOTUNIAN (2001), HOLDEN (2008), LO (2002), LOOS (2006), POUCHEPADASS (2000), PRAKASH (1995), RAFFIN (2008), SHIN et ROBINSON (1999), VAN DER VEER (2001), ZANASI (2006). Les interrogations sur le couple colonialisme-modernité sont aussi une mode très actuelle dans la recherche française, voir par exemple le programme de la journée d’études « Colonisation et modernisation : un mariage improbable ? » (Archives nationales d’Outre-Mer, Aix-en-Provence, 25 février 2010), . 3. Voir Y. LAMBERT (2000) pour une périodisation de la modernité en trois moments : les « Temps modernes » (1492-milieu XVIIe siècle), le mouvement des Lumières (milieu XVIIe-fin XVIIIe siècle), et la société industrielle (XIXe-milieu XXe siècle). 4. Le sociologue Max WEBER (1994) a vu dans le protestantisme une véritable révolution des esprits qui a permis l’essor du capitalisme, signe distinctif de la modernité occidentale. Transformant le rapport à l’argent et à la fortune, la Réforme luthérienne

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représente, selon cette perspective, un développement d’une importance capitale pour comprendre les origines du rationalisme européen. 5. Parmi les sources limitées de cette recherche, signalons ARON (1969), ELIAS (1996), GELLNER (1999) : tous trois instaurent cette quasi-synonymie à plusieurs reprises dans leurs ouvrages respectifs. 6. Pour les principales études en langue anglaise, voir ANDERSON (2002 : 12-13). 7. Pour les approches anglo-marxiste et ethno-symboliste du nationalisme, voir respectivement HOBSBAWM (1990) et SMITH (2009).

8. Pour une analyse critique du lien entre capitalisme et modernité, voir GOODY (2004).

9. Parmi les tenants de ces théories, voir ROSTOW (1960) et MCCLELLAND (1961). Pour une critique de ces théories, voir par exemple HABERMAS (1988). 10. Au terme « turco-égyptien » généralement utilisé par les historiens pour désigner le régime que l’Égypte ottomane instaura au Soudan au XIXe siècle, je préfère l’expression « ottomano-égyptien », historiquement plus précise. L’expression « histoire contemporaine » est ici employée à la manière conventionnelle de l’historiographie française (XIXe et XXe siècles) et comme traduction de l’anglais « modern history ». 11. Le style architectural concerne très peu de bâtiments : ceux de la mission catholique romaine et le palais du gouverneur général ottomano-égyptien. 12. Robert O. COLLINS (1967 : 79-80) reprend quasiment les idées de Hill en présentant l’héritage de la Turkiyya (le règne ottomano-égyptien) dans un chapitre intitulé « The Beginnings of Modernization ». Il insiste toutefois plus sur l’unification politique du Soudan et fait remonter les origines de la guerre civile entre le Nord et le Sud-Soudan à la période de la Turkiyya. Son ouvrage récent (COLLINS 2008 : 10-20) ne dévie pas de cette ligne. 13. Il s’agit là de la préface à la première édition (1961), conservée dans la cinquième édition (2000). 14. Cet aspect politique et administratif est également souligné par un historien soudanais dans une thèse de doctorat soutenue à l’université de Cambridge en 1965. Voir BAKHÎT (1987 : 21) (traduction arabe de cette thèse).

15. « Elle-même un produit du mélange entre Musulmans arabes et Africains » (HOLT & DALY 2000 : VIII). Notons la dichotomie réductrice entre une présumée « tradition » autochtone et des « influences » extérieures. 16. Voir COOPER (2005 : 130) pour une critique similaire du concept de la modernité. 17. Notamment Samuel W. Baker (1869-1873), Charles G. Gordon (1874-1880) et Romolo Gessi (1874-1880). 18. « […] au Soudan les Britanniques conçurent le Gordon College comme une machine à effendis destinée à produire des hommes modernes connaissant suffisamment le style et les objectifs britanniques pour pouvoir travailler au sein d’une administration anglaise. » Qui qualifie ces hommes de « modernes », Sharkey ou les responsables du Gordon College ? 19. « En tant que symbole majeur de la modernité aux yeux du colonisé, les vêtements occidentaux marquaient le progrès et l’accomplissement professionnels. » Sharkey soutient cette généralité en citant HENDRICKSON (1996) plutôt qu’une source primaire précise.

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20. Pour les théories marxistes de la dépendance et la conception d’un système-monde capitaliste, voir respectivement FRANK (1974) et WALLERSTEIN (1974, 1980, 1989).

21. D’une manière assez intéressante, AL-GADDÂL (1985 : 53) lie « l’intensification de la lutte des classes dans la société musulmane » à la survivance de l’idée du mahdî (figure eschatologique de l’islam sunnite supposée restaurer la vraie religion et la justice) dans cette société. Plus loin, il dépeint l’État mahdiste [État islamique indépendant (1885-1898) établi suite à la révolution qui renversa le régime ottomano-égyptien au Soudan] comme l’instrument de la « classe marchande » issue essentiellement des tribus riveraines du Soudan central (ibid. : 55). 22. AL-GADDÂL (ibid. : 16) insiste toutefois sur l’impossibilité d’affirmer que l’année 1821 est le commencement de l’histoire contemporaine du Soudan. En effet, selon lui, les changements caractéristiques de la modernité ne se produisent ni soudainement, ni en l’espace de quelques années seulement. 23. Les grands éléments de la civilisation moderne tels qu’ils furent suggérés par l’écrivain et historien écossais Thomas CARLYLE (2010 : 28) en 1827. 24. Les trois principales missions actives au Sud-Soudan dès le début du Condominium anglo-égyptien (1899-1956) étaient la Church Missionary Society, les Verona Fathers et l’American Presbyterian Mission, voir BURTON (1985 : 353). 25. Il s’agissait d’administrer séparément le Sud et le Nord du pays en limitant le plus possible les contacts entre les deux régions. Cette politique fut officiellement abandonnée à la Conférence de Juba en 1947. 26. La nudité forcée outragea les filles de l’école qui contraignirent la directrice à changer de politique. 27. Kapteijns fait un usage essentialiste et extrêmement vague de la notion de Nile Valley ideology. 28. L’auteur s’appuie sur la distinction proposée par E. GELLNER (1969) entre deux types de religiosité en islam, l’une scripturaire et égalitaire, l’autre ritualisée et hiérarchisée. Gellner désigne ces deux tendances de l’islam par les lettres P et C pour suggérer un parallèle avec le protestantisme et le catholicisme européens. 29. En septembre 1983, le président Gaafar Nimeiry décida subitement d’instaurer de nouvelles lois inspirées de la sharî’a islamique. 30. Autre terme employé par COOPER (2005 : 6, 11) pour désigner les catégories normatives. 31. Voir par exemple APPADURAI (1996), CHAKRABARTY (2000, 2002), EISENSTADT (2000), FRIEDMAN (2006), G AONKAR (2001), KEEFE (2008), LOOS (2006), VEZZADINI (2012), WITTROCK (2000). Des postures critiques à l’encontre de la démultiplication de la modernité ont été adoptées par COOPER (2005 : 114, 133) et SCHMIDT (2006). 32. Sur la modernité en tant que catégorie mobilisée par les pédagogues coloniaux du Soudan dans les années 1940 et 1950 voir SERI-HERSCH (2012 : 129-130, 223-225).

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RÉSUMÉS

Résumé Cet article propose une réflexion critique sur les usages de la catégorie « modernité » dans l’historiographie du Soudan contemporain. Attentive à la distinction heuristique entre catégories analytiques et catégories normatives, l’étude revient sur des conceptualisations européennes de la modernité avant d’examiner ses usages dans la production académique soudaniste des cinquante dernières années. En dépit de la diversité de leurs approches et de leurs objets, la plupart des travaux analysés endossent explicitement ou implicitement l’une ou l’autre des théories de la modernisation et de la dépendance. L’argumentaire débouche sur la nécessité, pour les chercheurs en sciences sociales, de sortir des impasses épistémologiques de la modernité « modernisatrice » et des modernités « multiples ».

Scrutinizing modernity through the historiography of Sudan: conventional uses of a nebulous concept? This paper deals with “modernity” as an analytical category, investigating how it has been used by scholars of modern Sudan in the last fifty years. Keeping in mind the heuristic distinction between analytical and normative categories, the study goes back to European conceptualizations of modernity before examining how it has been constructed and used across a wide range of Sudanist academic writings. Despite significant differences in their approaches and subjects of study, most of the works under review explicitly or implicitly adopt either modernization or dependence theories. The paper ultimately argues for the necessity of avoiding the epistemological dead ends of both “modernizing” and “multiple” modernities.

INDEX

Mots-clés : Soudan, épistémologie, études postcoloniales, historiographie, modernisation, modernité Keywords : Sudan, Epistemology, Postcolonial Studies, Historiography, Modernization, Modernity

AUTEUR

IRIS SERI-HERSCH Institut de Recherches et d’Études sur le Monde Arabe et Musulman, Aix-en Provence.

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Contribution à l’histoire des paysages en Afrique de l’Ouest Les Rivières du Sud des explorateurs et des résidents européens de la période 1830-1910 Contribution to landscape history in West Africa. Explorers’ and European residents’ Northern Rivers of the 1830-1910 period

Vincent Leblan

1 En 1906, le géographe Jules Machat publie Les Rivières du Sud et le Fouta-Diallon. Géographie physique et civilisations indigènes, incluant un croquis de l’environnement végétal élaboré à partir de récits de voyages de la fin du XVIIIe à la fin du XIXe siècle (fig. 1). Sur plus de 500 km de côtes, cette esquisse fait apparaître des cordons de « végétation forestière » de part et d’autre de chacun des fleuves compris entre la Casamance (Sénégal) et la Rokellé (Sierra Leone), à l’exception du Rio Pongo et du Konkouré bordés d’un couvert de « savanes dominantes ». La légende indique encore que l’espace interfluvial est caractérisé à l’amont par des formations herbeuses et des îlots forestiers, tandis qu’en aval se développent de vastes étendues de « formes de forêt claire ». Un commentaire précise que les formations de l’hinterland comprises entre le littoral et les montagnes du Fouta Djallon sont pour l’essentiel composées de hauts fourrés le long des rivières, de taillis sur les pentes, ponctués de quelques îlots de forêt plus dense, d’espaces herbeux sur les plateaux latéritiques et de massifs d’arbres fruitiers à l’emplacement des villages (Machat 1906 : 154). En somme, il restitue une image du couvert végétal qualitativement fort semblable à celui que l’on peut observer de nos jours.

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EXTRAIT DE « INDICATIONS DE GÉOGRAPHIE BOTANIQUE » PORTANT SUR LES RIVIÈRES DU SUD ET LE FOUTA DJALLON

(Machat 1906)

2 Mais quelques dizaines de pages plus loin, des propos en apparence contradictoires donnent l’impression d’une végétation dense et luxuriante couvrant l’ensemble de la région : « Sur plus de cent kilomètres à partir de la mer, cette contrée est presque entièrement couverte d’une végétation épaisse de forêts, de hautes savanes, de fourrés de jungle ; les eaux abondent ; les cultures, les chemins tiennent peu de place » (ibid. : 196). Cette situation est éminemment caractéristique de l’ambiguïté des termes employés pour décrire les « forêts » dans les sources écrites européennes du XIXe siècle. L’écologie actuelle en distingue plusieurs types, différenciés par l’espacement des pieds et le degré d’ouverture de la canopée, dont certains dérivent des autres : forêt dense, forêt claire, forêt broussailleuse, forêt claire de transition, forêt claire broussailleuse (White 1987 : 50). Mais à quel type de formation végétale renvoie le terme « forêt » employé par Machat ? Si l’on se fie à la première description, il semble qu’il inclut toutes les formations arborées, à peuplement dense ou clairsemé (« végétation forestière », « formes de forêts claires ») à l’exception des parcs (« végétation à forme dominante de parc »). La même question se pose à propos de l’expression « fourré de jungle » : s’agit-il de recrûs forestiers post-agricoles ? Mais dans ce cas, à quel type de formation la locution « taillis [...] sur pentes » renvoie-t-elle ? L’analyse des descriptions du paysage montre combien l’objectivation des unités physionomiques végétales (forêts, savanes, etc.) dans les sources écrites est délicate (Juhé-Beaulaton 1995). Elle soulignera les difficultés méthodologiques à faire l’histoire d’objets aussi ambigus que les formations végétales, car leurs définitions, et par conséquent leurs descriptions, varient selon le contexte historique, politique et scientifique de leur production et de leur publication.

3 Les mécanismes socio-écologiques de l’anthropisation du milieu constituent l’une des principales modalités d’approche des relations à la nature dans le champ africaniste. Les parcs (Pélissier 1980), les palmeraies (Juhé-Beaulaton 1998) et les bois sacrés (Sheridan & Nyamweru 2008) comptent parmi les paysages les plus emblématiques de l’incarnation de processus socioculturels et de systèmes fonciers spécifiques dans

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l’écotone forêt/savane. En de nombreuses régions de ce gradient, la part relative de la forêt et de la savane perçue comme un faciès de dégradation forestière indiquait, en écologie, l’ampleur de l’anthropisation du milieu. Deux régions particulières, le « V » Baulé (Blanc-Pamard & Peltre 1992) et le Dahomey Gap (ibid. 1987) ont par la suite joué un rôle paradigmatique dans la remise en cause du caractère général de ce déterminisme forgé par la phytogéographie coloniale.

4 L’exploitation combinée de sources écrites et orales, de savoirs sur les pratiques agro- écologiques, de données pédologiques et floristiques et d’analyses diachroniques du milieu par télédétection a eu pour effet de démanteler l’unité écologique de la matrice forêt/savane. Ainsi, les forêts péri-villageoises de la région de Kissidougou (sud-est de la Guinée) sont tout à la fois un rempart contre les feux de brousse (au XIXe siècle contre les incursions militaires également) et des réserves de cueillette où sont transplantées diverses espèces d’arbres fruitiers, les activités agricoles se déployant dans les savanes herbeuses adjacentes. Le sarclage et le binage des lisières facilitent l’infiltration et la circulation des eaux dans les sols, favorisant à son tour leur colonisation par une végétation arborée épargnée lors des sarclages désherbants. Ces forêts ne sont donc pas le résidu d’espaces boisés autrefois plus vastes et plus étendus mais au contraire, augmentent constamment aux dépens de la savane (Fairhead & Leach 1996). Dans la région de Kilimi (nord-ouest de la Sierra Leone), la présence de la sylve en périphérie des villages est en revanche une conséquence non intentionnelle de leur installation sur des sites où son extension est favorisée par les facteurs hydrologiques et topographiques, en particulier à proximité des cours d’eau et des anciens sites d’habitat, tandis qu’elle se dégrade sous l’effet de l’agriculture au fur et à mesure que l’on s’éloigne des villages (Nyerges & Green 2000).

5 Qu’en est-il des dynamiques du couvert végétal dans les Rivières du Sud ?1 Cette région du gradient forêt/savane constitue un domaine privilégié pour l’écologie historique en raison de son contact avec le littoral et de l’ancienneté des implantations européennes sur les côtes. Ce qui apparaît comme une contradiction dans le texte de Jules Machat est exploré à partir des écrits publiés par les Européens impliqués dans la traite et dans la colonisation d’une portion de cet espace2 centrée sur le Rio Nunez, avec des incursions vers les cours du Cogon-Compony au Nord et du Fatala-Rio Pongo au Sud. Avant de procéder à l’examen des données historiques environnementales, il convient d’en circonscrire les limites historiographiques en effectuant un détour par la situation politique et économique des Rivières du Sud au XIXe siècle, puis en précisant les contraintes posées par ce que ces textes nous disent des pratiques d’arpentage et des observations qui en découlent. La morphologie du couvert végétal est ensuite examinée en prenant le réseau hydrographique comme référent spatial (fleuves, cours d’eau secondaire, espace interfluvial), puis les causes du changement environnemental et quelques aspects de leur perception par ces Européens sont analysés à partir des variables accessibles dans les textes (démographie, pratiques agricoles, collecte de végétaux).

Situation générale des voyageurs européens aux Rivières du Sud au XIXe siècle

6 Le Kakandé est le territoire des Landouma, vraisemblablement attirés depuis le Kadé par l’essor de la traite le long du Rio Nunez à partir du XVIIe siècle au moins (Suret-

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Canale 2000)3. Leur capitale Boké, en amont de laquelle le Rio Nunez est impraticable par les navires de commerce (Besson 1886 : 15), est l’un des principaux lieux de la traite sur les côtes guinéennes. Sa position d’interface entre le littoral et les piedmonts du massif du Fouta Djallon en fait un débouché privilégié pour les produits apportés par caravane depuis l’intérieur du pays : huile de palme, peaux animales, ivoire, cire (Goerg 1986 : 40-42), ainsi que des esclaves, vendus aux factoreries européennes. L’immixtion des traitants européens dans la production des denrées recherchées advient avec le développement de la production d’arachide entre 1850 et 1880 (ibid. : 58). Cette volonté d’hégémonie commerciale motive l’édification d’un fortin à Boké par les Français dans la décennie 1860 (Besson 1886 : 44) afin de contrer l’influence britannique en Sierra Leone et celle des Portugais au Nord dans le Rio Gêba (Goerg 1986 : 64).

7 À partir de la décennie 1890, la puissance économique de la région repose essentiellement sur la production du caoutchouc de liane exigé par l’administration coloniale pour s’acquitter de l’impôt de capitation (Suret-Canale 1970 : 100). La production augmente de façon continue jusqu’aux années 1910, avant de s’effondrer en conjonction avec le développement puis la suprématie définitive du caoutchouc de plantation produit au Brésil et en Indonésie, jugé de meilleure qualité (ibid. 1964 : 67). Ce cycle économique est impulsé par une administration et un paysage économique en pleine mutation (Goerg 1997) : un gouvernorat est installé à Conakry dans les années 1880 puis le commerce en direction du chef-lieu de la colonie s’accroît, facilité par l’installation d’un port en eaux profondes. C’est alors le début de la ruine du commerce dans les Rivières, accentuée par la construction d’un chemin de fer commencée en 1900. Il atteint Kindia en 1904, Mamou en 1908, Kouroussa en 1910 et Kankan en 1914 (Suret-Canale 1970 : 111), détournant de la région de Boké les caravaniers du Fouta Djallon même si les exportations de cette localité resteront stables au moins jusqu’en 1911 (Figarol 1912 : 77).

8 La volonté de renforcer leur contrôle politique et administratif, de canaliser les flux commerciaux en direction des factoreries installées dans les estuaires des Rivières du Sud, justifie aux yeux de la France et de l’Angleterre plusieurs tentatives d’établissement d’un protectorat sur le Fouta Djallon. Quelques observations sur le milieu naturel apparaissent dans les récits de diplomates parcourant ces régions pour signer des traités et tracer les frontières. Parallèlement aux données issues de textes dont l’objectif premier est d’asseoir la domination politique française, des informations précieuses peuvent être recueillies dans les travaux visant à répertorier les ressources naturelles de la colonie. Les premiers inventaires botaniques du Nunez ont été conduits sous l’impulsion du gouvernorat du Sénégal par le naturaliste Heudelot entre 1820 et 1840 (Chevalier 1910) en vue d’identifier les cultures à développer dans les territoires sous influence française (Brooks 1975). Cependant, ses travaux ne furent pas publiés. Dans la première moitié du XXe siècle, il n’en restait que les spécimens collectés, déposés dans divers herbiers européens, dont ceux du Muséum d’histoire naturelle (Chevalier 1938 : 11).

9 L’exploitation économique des territoires tombant progressivement dans l’escarcelle française a pour corollaire une augmentation significative de la production scientifique naturaliste, notamment à partir des années 1870. Toutefois, l’amplification de ce type d’études ne se traduit pas par un accroissement notable des données à propos de la configuration des milieux végétaux. Les références à la morphologie des paysages y sont fugaces. Les auteurs font plutôt œuvre de botanistes, s’attachant à répertorier les

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plantes utiles à la colonie, sauvages ou domestiques, pouvant faire l’objet d’une exploitation industrielle4 (Pobéguin 1906). Puis au cours de la décennie 1900-1910, la mise à l’écart administrative de Boké conjuguée au désintérêt croissant des administrations pour les explorations et les inventaires après l’achèvement de la conquête (Bonneuil 1999 : 91-93) conduit à une diminution drastique du nombre de publications concernant les ressources du Nunez et de ses affluents.

10 Contemporaines de la politique expansionniste de la IIIe République, nombre de ces relations de voyage sont hébergées par les bulletins des Sociétés de géographie dont l’objectif est de promouvoir des observations profitables aux négociants et à l’industrie européenne (Lejeune 1993 : 150-151 ; De Suremain 2001 : 19-20). Y sont réunis des articles écrits par des correspondants de différentes sortes : voyageurs, administrateurs ou militaires, inventoriant les matières premières, évaluant les possibilités agricoles et d’élevage, indiquant les voies de communication navigables ou pédestres ainsi que l’emplacement des centres commerciaux. Nombre de missions détaillées dans ces bulletins sont commanditées par les gouverneurs coloniaux ou des ministres, comme celles des médecins André Rançon (1894), dont les inventaires botaniques visent à identifier les végétaux produisant un latex exploitable, et Charles Maclaud (1899a, b), financé par le ministère de l’Instruction publique pour une mission du Muséum national d’histoire naturelle afin d’étudier les mœurs des populations et les ressources naturelles de la colonie récemment instituée.

11 D’autres articles rendent compte des tensions et des rivalités aussi bien entre puissances coloniales qu’entre colons et indigènes. Ces bulletins sont donc des instruments de légitimation des conquêtes militaires, le lieu de délimitation des sphères d’influence des puissances coloniales, de l’expression de leurs possessions et de leurs revendications territoriales. La politique de mainmise territoriale est particulièrement manifeste dans l’apparition, à la fin du XIXe siècle, de croquis et de cartes servant le développement d’infrastructures portuaires, routières, ferroviaires et commerciales. Aucun de ces documents iconographiques ne représente l’environnement végétal, dont les ressources commercialisables sont décrites dans les articles. Le croquis publié par Jules Machat en 1906, levé à partir d’écrits de voyageurs, comble donc une lacune importante à l’époque. Son ouvrage s’inscrit dans la tradition balbutiante de la géographie coloniale, académiquement reconnue par la création d’une chaire en Sorbonne en 1892, visant à « rechercher les lois d’une colonisation vraiment rationnelle »5. L’absence de terrain dans cette recherche fondée exclusivement sur l’analyse de sources écrites correspond à une approche admise aussi bien par les vidaliens que les praticiens de la « géographie coloniale » (Nordman 2008 ; Deprest 2009 : 92). Pour l’ensemble de ces raisons, et bien que fondé exclusivement sur des sources de seconde, voire de troisième main, de surcroît étalées sur plusieurs décennies comme il était alors d’usage (Goerg 2004), le croquis de Jules Machat fait figure d’exception dans le paysage académique de la géographie française du début du XXe siècle. Il mérite donc d’être évalué à l’aune des informations disponibles à l’époque de son élaboration.

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Quelques aspects du regard des explorateurs sur les paysages

12 Avant d’examiner les informations des résidents et des voyageurs européens à propos des paysages des Rivières, il faut chercher à identifier leur situation institutionnelle et sociale et à replacer leurs observations dans le cadre des objectifs de leurs missions. À l’exception du texte de René Caillié dont nous préciserons plus loin les conditions d’élaboration, le corpus de publications examiné ici est contemporain du rapprochement des Sociétés de géographie avec l’impérialisme colonial dans un contexte de « scramble » (Brunschwig 1971) qui voit l’essor d’une géographie dite commerciale. Apparue dans les années 1860, cette tendance devient prédominante à partir des années 1880 (Lejeune 1993 : 81, 147-169 ; De Suremain 2001 : 19-20). Comme l’a montré Christophe Bonneuil, la Société de géographie de Paris sous la IIIe République affirme ouvertement son soutien à l’entreprise de colonisation et se trouve dans le même temps investie par les savants du Muséum national d’histoire naturelle : les administrateurs ont besoin des naturalistes pour asseoir la légitimité du projet colonial, produire des connaissances susceptibles d’attirer les investisseurs dans les territoires conquis, ce qui leur permet simultanément de promouvoir leur propre carrière. Symétriquement, l’expansion coloniale permet aux professeurs d’accroître leurs collections et de consolider leur discipline institutionnellement vacillante face à la biologie expérimentale. De leur point de vue, on peut distinguer deux types de voyageurs : ceux qui ont suivi une formation au Muséum ou qui bénéficient déjà d’un solide bagage scientifique (médecins, pharmaciens) et ceux dépourvus de formation naturaliste qui partent dans le cadre d’une mission diplomatique, militaire, administrative ou commerciale (Bourguet & Bonneuil 1999 ; Bonneuil 1999). Certains voyageurs aux Rivières cumulent plusieurs de ces fonctions : par exemple le médecin Charles Maclaud, chef de service de santé de la Guinée française dans les années 1890 (Bonneuil 1999), effectue des inventaires naturalistes dans le cadre d’une mission au Fouta Djallon et participe à une mission de délimitation des Guinée française et portugaise au début du XXe siècle.

13 Parmi les quatorze auteurs mis à contribution ici, les plus instructifs pour l’histoire du paysage sont les médecins et les pharmaciens du temps de l’exploration et de la conquête (Besson, Drevon, Corre, Sambuc et Vigné). On compte également un diplomate, militaire de formation, qui se rend au Fouta Djallon pour signer un traité avec l’Almamy dans les années 1860 (Lambert), un commandant du poste militaire de Boké dans les années 1870 (Guichon de Grandpont), un militaire qui accompagne une autre mission diplomatique au Fouta dans les années 1880 (Noirot), un explorateur formé par le Muséum qui deviendra le dirigeant d’une plantation de caoutchouc pour le compte d’une compagnie française dans le cercle de Boké au cours des années 1890 (Paroisse), et enfin des administrateurs qui ont vraisemblablement été commandants du Cercle de Boké au début du XXe siècle (Gauthier, Figarol et Arcin, ensuite devenu commerçant). Seul l’un d’entre eux me reste complètement inconnu au plan de sa formation et de sa profession (Laumann).

14 La durée des séjours contribue aussi à différencier leurs témoignages : certains écrits proviennent de fonctionnaires et de traitants qui résident entre une et plusieurs années, tandis que d’autres sont des comptes rendus plus brefs écrits par des navigateurs et des diplomates de passage. La diversité de leurs compétences et de leurs

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intérêts conduit à s’interroger sur l’équivalence de leur vocabulaire descriptif à propos des paysages. Le programme exploratoire de la colonisation dont ils participent confère tout de même une certaine homogénéité à leurs regards sur l’environnement, sans compter que la majorité des énoncés analysés ici sont le fait des médecins et des pharmaciens et de George Paroisse, explorateur solidement formé par les savants du Muséum dont les compétences de naturaliste ne font aucun doute (Bonneuil 1997 : 122-129). Lorsque celui-ci critique la fiabilité des connaissances des premiers en raison de leur faible mobilité (Paroisse 1896), vraisemblablement dans le cadre d’une concurrence pour l’allocation des crédits affectés aux missions scientifiques par le ministère de l’Instruction publique (Bonneuil 1999), il permet de supposer que les siennes sont sans doute comparables aux yeux des scientifiques du Muséum.

15 Leurs publications ne permettent pas de reconstituer les pratiques d’arpentage de façon aussi détaillée que les travaux récents d’histoire politique, sociale et cognitive en archives sur la période des premiers explorateurs de l’intérieur de l’Afrique (Surun 2008 ; Lefebvre 2009). Les notes non publiées des médecins enquêtant sur les pharmacopées locales grâce à leur formation en matière médicale (Corre 1876a, c) recèlent probablement des informations sur la dimension épistémologique de l’expérience de la découverte. Mais l’apprentissage au contact des populations autochtones, décrypté par Marie-Albane De Suremain (2004) pour la géographie et l’ethnologie des années 1950 en AOF par exemple, est un processus rarement objectivé dans les publications de ces voyageurs en situation de conquête et de légitimation du projet colonial.

16 Dans cet article, seules des publications rapportant des observations directes sont retenues6 afin de réduire l’ambiguïté de la distinction entre sources internes (orales) et externes (écrits européens) employées à l’écriture de ces textes (Chouin 2005). La production in situ et de visu des données naturalistes est d’ailleurs la plus courante chez ces voyageurs en quête de légitimité dans les mondes interdépendants de l’administration coloniale et des cercles naturalistes : elle constitue une dimension centrale de leur épistémologie, pour des raisons scientifiques autant que de prestige lié à l’exploration. Elle est encore accentuée par la défiance à l’égard des savoirs autochtones que l’on rencontrera dans cet article. Ceux-ci apparaissent parfois au détour d’un renseignement, par exemple sous la plume de George Paroisse (1892) à propos d’un bief : « Les indigènes affirment qu’on peut le remonter en bateau pendant deux jours ; mais leurs indications ne doivent être acceptées que sous bénéfice d’inventaire. » Le commandant de cercle Gauthier (1903), en tournée de reconnaissance dans le territoire placé sous son autorité, fait état de commentaires locaux concernant l’état des ressources en caoutchouc près du fleuve Cogon mais ne manque pas de les compléter par des observations personnelles : « Les débris de gîtes provisoires, les traces de campement, les continuités même du chemin toujours net dans un pays sans habitants suffisent à prouver qu’il est régulièrement fréquenté au moment de la traite. »

17 Les comptes rendus des explorateurs sont généralement écrits à la première personne. Rares sont ceux qui mentionnent les accompagnateurs locaux sans doute systématiquement présents et même nombreux. Les « quelques hommes » qui accompagnent le médecin Maclaud (1899a) dans une mission d’exploration pour le ministère des Colonies sont au nombre de neuf (cuisinier, interprètes, « chasseurs sénégalais », porteurs, palefreniers), sans compter les porteurs qu’il requiert — ou qu’il

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négocie ? — dans les villages au gré de ses déplacements. Un autre article à propos d’une mission d’inventaire naturaliste au Fouta Djallon pour le Muséum fait état d’un équipage de 70 porteurs pour tout le matériel d’observation, d’enregistrement et de conservation des données : peaux animales, poissons, insectes, plantes sèches, et même quelques crânes humains dont l’acquisition, à lire ce texte, paraît avoir été aussi ordinaire qu’un spécimen de végétal ou d’animal inconnu (ibid. 1899b). Une quinzaine d’années plus tôt, le militaire Ernest Noirot (1885 : 45-46) accompagnant une mission diplomatique au Fouta Djallon afin d’obtenir un traité avec les Almamys qui garantirait aux Français l’exclusivité des ressources en provenance de l’intérieur (Osborn 2006) parle d’une caravane de 90 porteurs. La pratique du voyage en colonne et la défiance à l’égard des autochtones précédemment évoquée perdurent sans doute sur de très longues périodes si l’on en juge par la première recherche jamais conduite sur des chimpanzés sauvages, au sud du Fouta Djallon, en 1930 : le psychologue Henri Nissen (1931 : 15-16, 53) suit les chimpanzés accompagné de plusieurs guides et porteurs (au moins pour les appareils photographiques) et met en doute les informations qu’il a collectées oralement sur les habitudes alimentaires de ces animaux car « the native has a rather different notion of the nature and virtue of truthfulness than has the European ».

L’interprétation des descriptions anciennes

18 La solution de continuité entre les catégories de couvert végétal des différents voyageurs provient des descriptions de leur physionomie qui permet de les rapporter aux catégories en usage dans la science actuelle. Ce n’est pas avant le colloque de phytogéographie de Yangambi (Congo belge) en 1956 qu’une nomenclature descriptive universelle des formations végétales africaines a été élaborée. L’un des objectifs de la botanique descriptive et géographique dans les colloques de phytogéographie entre 1930 et 1960 était de confronter les observations de terrain effectuées en divers lieux de la planète en vue d’unifier les nomenclatures utilisées pour caractériser les formations végétales dont l’identification, la définition et la dénomination relevaient d’initiatives éparses et individuelles. À Yangambi, c’est le critère de physionomie qui a primé sur leurs aspects écologiques, floristiques et évolutifs — bien que ceux-ci puissent avoir une portée plus intégrative — car c’était le plus accessible et le plus commun à tous les arpenteurs de la brousse : structure de la canopée, proportion de ligneux et d’herbacées, dimension des végétaux. De sorte que les critères de classification de cette nomenclature encore en vigueur ne sont pas toujours plus précis que ceux des explorateurs du XIXe siècle ! Par exemple, le phytogéographe Raymond Schnell (1971 : 703) souligne que la notion savante de « savane boisée » entretient une ambiguïté avec celle non moins savante de « forêt claire », car l’une et l’autre sont caractérisées par un couvert arboré pourvu d’un tapis graminéen qui rend leur distinction sur le terrain très subjective.

19 Dans les publications des explorateurs, la végétation est parfois décrite à l’aide de qualificatifs subjectifs aussi. Mais contrairement à la typologie académique de Yangambi, leurs descriptions ne sont pas toujours dépouillées des informations sur l’expérience sensorielle des milieux — au sens de l’anthropologue Tim Ingold (1993) et de sa « dwelling perspective » — qui permettent d’inférer la physionomie de la végétation. Par exemple, la visibilité dans l’environnement a déjà été utilisée comme indicateur

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pour documenter l’histoire des savanes septentrionales de Côte-d’Ivoire à partir de sources orales (Basset & Zuéli 2000). Énoncée par les explorateurs, elle traduit un certain degré d’ouverture ou de fermeture du milieu que le lecteur du XXIe siècle peut encore apprécier, par exemple lorsque Noirot (1885) évoque une « barrière épaisse » de palétuviers le long du Rio Nunez. Une autre expérience sensorielle auquel le lecteur actuel peut aisément s’identifier pour inférer la structure de la végétation est celle de René Caillé (1979 : 219) lorsqu’il évoque l’atmosphère rafraîchissante de « l’ombre des forêts », ce qui permet de déduire une forêt dense à canopée continue. D’autres termes tels que les « murailles de haute verdure » de Paroisse (1892) sont plus problématiques, car on peut soupçonner une emphase qui tient à la légitimité du projet colonial. Mais souvent, le contexte topographique permet de déduire la formation végétale dont il est question : ici, leur situation en bordure de la Fatala indique qu’il s’agit vraisemblablement d’une galerie forestière dense plutôt que de palétuviers, car le voyageur est en amont de l’influence des marées. À l’inverse, les plateaux latéritiques ne se prêtent jamais au développement d’un couvert arboré, sauf de façon ponctuelle, sous la forme de bosquets, aux endroits où l’activité souterraine des termites a remonté des argiles fines vers la partie supérieure des sols (Aubréville 1965).

20 Les explorateurs mobilisent parfois des termes objectifs tels que les noms d’espèces dont la description, ou celle de leurs fruits, permet de déduire les formations végétales dont elles sont caractéristiques avec l’aide d’un guide d’identification (Arbonnier 2002). Les définitions fournies par le Littré de 1878 des termes « futaie », « bois », « taillis » permettent d’inférer les formations observées par les voyageurs, même si leur interprétation ne va pas toujours sans difficulté : par exemple, les « véritables bois » de Corre (1876b) renvoient-ils à la même catégorie que les « véritables forêts » de Paroisse (1892) ? Chez Corre, « les plantes herbacées et semi-ligneuses se mêlent aux arbres les plus élevés et les plus robustes, où les lianes s’enchevêtrent et déploient une étonnante puissance de développement » ce qui permet de supposer une canopée fermée, tandis que la même conclusion dans le cas de Paroisse se déduit de la structure interne de son texte : ses « véritables forêts » s’opposent à une végétation de « taillis épais et assez élevés sur lesquels l’incendie n’a pas de prise » rencontrée ailleurs. Et si les « bois » de Corre ne sont pas nécessairement denses, alors il le précise : « Dans les bois eux-mêmes, les arbres ne sont pas serrés comme dans nos forêts […] » (ibid. : 15).

21 En revanche, le terme « bois » et son adjectif « boisé » est sans doute le plus difficile à interpréter lorsqu’aucune précision supplémentaire n’est donnée. Ainsi faut-il renoncer à qualifier ce qu’observe le commandant de cercle Gauthier (1903), vingt kilomètres au nord de Boké, lorsqu’il suit une crête délimitant deux vallées dont les pentes sont qualifiées de « boisées », ou ce que voit le docteur Maclaud (1899b) en traversant « les vallées boisées où coulent les affluents du Cogon ». Aucun indice ne permet de décider si ces voyageurs parlent de forêt dense ou de savane arborée, comme on peut en observer aujourd’hui sur les pentes du Landoumataye. Un autre terme délicat à interpréter est « brousse », curieusement absent du Larousse de 1866 et du Littré de 1878, qui désigne au XIXe siècle une « formation végétale buissonnante dans le sud de la France » (De Suremain 2008 : 19). Sa signification paraît changer selon qu’il est employé au singulier ou au pluriel : chez Noirot (1885 : 50) par exemple, la brousse désigne apparemment tout ce qui n’est pas habité : « […] deux heures après, je salue Bembou, le premier village Peuhl. Nous sommes sortis de la brousse ! », tandis que « les brousses » se rapprochent apparemment d’une végétation en fourrés équivalente aux

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« broussailles » que l’on rencontre aussi dans ces textes : « […] le docteur me fait part des craintes qu’il avait éprouvé en voyant […] des hommes armés nous observer à travers les brousses » (ibid. : 51-52).

22 Afin de percer la signification des catégories environnementales des voyageurs, le seul recours est de repérer leur perspective sur le paysage : celle d’un navigateur qui remonte le cours du Nunez en observant les formations végétales à distance, d’un piéton qui parcourt les contrées par monts et par vaux, ou d’un administrateur qui s’écarte peu du chef-lieu et des routes principales du Cercle… Comme l’a montré l’examen du croquis de Machat et de ses commentaires, les descriptions de la morphologie du couvert végétal peuvent conduire à des interprétations contradictoires que l’on pourra lever en s’attachant à examiner le contexte des observations.

Le séjour de René Caillié, au temps des premières explorations de l’intérieur de l’Afrique

23 Un éclairage sur le couvert végétal de la région de Boké dans la première moitié du XIXe siècle est fourni par la description qu’en offre René Caillié (1979) au retour de son voyage vers Tombouctou, commencé à Boké en 1827. Objet de fantasmes en Europe en raison de sa position centrale imaginée dans les circuits d’échanges économiques ouest- africains, Tombouctou n’était alors connue que par les témoignages de chroniqueurs médiévaux de langue arabe (Pitte 2000). À cette époque, la Société de géographie n’est pas explicitement tournée vers des préoccupations coloniales : ses membres sont plutôt des « notables romantiques qui ne songent qu’à l’exploration du globe », sans liens particuliers avec la traite (Lejeune 1993 : 41).

24 L’assistance à la rédaction de son ouvrage prodiguée par Edme-François Jomard, un dirigeant de la Société de géographie (Caillié 1979 : 40) et un ancien des campagnes d’Égypte (Berque 1979 : 16) permet de rattacher ces observations à la première vague des explorations dans l’intérieur de l’Afrique. Jomard est aussi l’auteur, en 1825, de l’Encouragement pour un voyage à Tombouctou et dans l’intérieur de l’Afrique. La comparaison des consignes aux voyageurs de cet appel (Lejeune 1993 : 37-40) et des descriptions de Caillié suggère que celui-ci l’a peut-être lu avant de partir, à moins que la concordance des deux textes ne provienne du travail d’écriture et de remémoration accompli en compagnie de Jomard, au retour. Cet aspect pourra être éclairci à partir des carnets et des notes du voyageur conservées dans les archives de la Société de géographie de Paris (ibid. : 40).

25 Car René Caillé était un marginal, né de « parents pauvres » dans un petit bourg des Deux-Sèvres (Caillié 1979 : 41), peu susceptible d’avoir croisé le texte de l’Encouragement avant son départ. Et ce voyage n’a pas été entrepris au nom d’une nation, d’un pouvoir étatique ou politique quelconque. Après avoir échoué à obtenir un appui financier de la part des autorités britanniques à Freetown et françaises à Dakar, il entreprît ce voyage sans aucun soutien institutionnel, motivé semble-t-il par des considérations strictement personnelles dans la poursuite de ses objectifs : « Son idée fixe passait pour une manie […]. Il consentait même à passer pour un fou, et presque [à devenir] un objet de risée » (Berque 1979 : 6). C’est seulement à son retour en France que la contribution scientifique de son voyage fut reconnue, par la remise d’un prix de la Société de géographie en 1828 au cours d’une séance présidée par Cuvier. Il fut érigé en héros

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national, ainsi qu’en témoigne une statue à son effigie placée en 1866 dans la cour du poste français de Boké (Farault 1915), ou encore la mise en roman de son parcours (André-Lamande & Nanteuil 1938)7.

26 Sans formation académique, René Caillié n’en a pas moins formulé de fines observations à propos des modes de vie des populations et de leurs pratiques culturales8. En revanche, la description de son passage sur la rive gauche du Rio Nunez ne fournit que de maigres informations à propos de la structure des formations végétales. Il est néanmoins possible de déduire la présence de certains types de milieux, à défaut de pouvoir rendre compte de leur importance relative. Il évoque ainsi l’abondance des « Nédé » sur les sols rouges (le Parkia biglobosa, une « espèce de mimosa dont le fruit contient une substance féculeuse qui sert de nourriture » (Caillé 1979 : 215)9. Cette observation traduit le peuplement de vastes étendues par cette espèce à l’intérieur de savanes arborées et de forêts claires, telles que l’on en observe aujourd’hui dans l’hinterland de la Guinée maritime.

27 René Caillié souligne également que « la campagne est couverte de grands arbres » et qu’on marche toute la journée « à l’ombre [de] forêts » à l’atmosphère rafraîchissante (ibid. : 219), dans lesquelles on trouve de nombreux figuiers sauvages (Ficus sp.) et des « Caura » ( Parinari excelsa en pular). Ces observations d’espèces végétales caractéristiques des forêts humides des hauts étages de la séquence topographique du Fouta Djallon (Schnell 1960) ne permettent pas pour autant de conclure à la présence de forêts denses étendues. Dans la région accidentée de la rive gauche du Nunez, que j’ai traversée en 2003 dans la sous-préfecture de Malapouya, l’itinéraire des chemins est canalisé par de vastes zones de plateaux latéritiques, profondément entaillés par le réseau hydrographique. Si René Caillié a suivi ces chemins situés en bordure des rivières, alors les forêts qui lui fournissent une atmosphère rafraîchissante correspondent aux formations riveraines dont la largeur n’excède pas celle des terrasses délimitant le lit des cours d’eau. Les indices à propos des types végétaux présents sur les versants de ces zones latéritiques et de leur extension sont rares. Le voyageur note simplement la mise en culture d’essarts semés essentiellement de riz et de manioc. Henri Jacques-Félix (1963) relève que Erythropleum guineense, Anisophyllea laurina, Parinari excelsa et Parkia biglobosa sont fréquemment observés par René Caillié dans les espaces en jachère, ce qui dénote un environnement mosaïqué si l’on considère que les trois premières essences sont plutôt hygrophiles, alors que P. biglobosa est une espèce caractéristique des savanes arborées et arbustives10. Dans ce récit, aucune information ne filtre à propos des espèces végétales majoritaires dans les espaces interculturaux jugés non cultivables par les indigènes.

28 Le seul autre témoignage concernant l’état de la végétation avant 1870 est celui de Lambert, lieutenant d’infanterie de marine ayant déjà séjourné deux années au Sénégal et participé aux guerres de conquête. Envoyé par l’administration de Dakar au Fouta Djallon en vue de signer un traité avec l’Almamy qui garantirait aux Français l’autorisation de construire un fortin sur le Rio Nunez, il décrit, pour son itinéraire sur la rive gauche du fleuve, une végétation formée d’un « épais sous-bois toujours vert, [au-dessus duquel] s’élevaient des arbres gigantesques dont nos plus hautes futaies ne peuvent donner l’idée » (Lambert 1861 : 8), parmi lesquels des « bombax » et des « netté », le fruit de ce dernier étant décrit comme « […] semblable […] à une gousse de haricot, mais qui contient entre ses graines une fécule sucrée et substantielle […] » (Parkia biglobosa en pular, le « nédé » de René Caillé). Il s’agit là de deux espèces

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mésophiles caractéristiques des savanes boisées et des forêts claires en milieu soudano- guinéen (Arbonnier 2002).

29 Les observations de Caillié et de Lambert traduisent donc un couvert végétal hétérogène dans les années 1820-1860, composé de galeries forestières, de grandes étendues de savanes plus ou moins boisées, d’espaces cultivés et en jachère, sans que l’on soit en mesure d’apprécier l’importance relative de chacun de ces milieux.

1870-1910 : paysages à l’époque de la première administration française des Rivières du Sud

30 La création du poste militaire de Boké dans les années 1860 a pour conséquence un accroissement des données environnementales. Il faut cependant tenir compte du caractère très localisé des observations rapportées, les Européens ne s’écartant guère de leur implantation dans un premier temps. Ce n’est qu’à partir des années 1890, soit à partir de la création de la colonie, que l’hinterland est plus systématiquement exploré. Les observations se multiplient jusque vers 1910, début du déclin administratif du Nunez et du désintérêt de l’administration pour les inventaires. Dans cette fourchette chronologique, les descriptions de l’environnement végétal sont relativement concordantes. Le parcours de cet article suit la bordure des fleuves, puis s’oriente vers les cours d’eau secondaires et les espaces interfluviaux.

31 Le recoupement de plusieurs écrits montre que l’aval des cours d’eau majeurs est bordé d’une formation de palétuviers. Le médecin de la marine Armand Corre (1876a, b, c), chargé du service médical dans le Rio Nunez, conduit des recherches sur la pharmacopée locale et le potentiel économique des ressources végétales. Dans ses enquêtes sur l’usage des végétaux par les populations environnant le fortin de Boké, il rapporte que « […] jusqu’à la hauteur du poste français, les bords du fleuve sont cachés sous un épais fourré de palétuviers […] » (Corre 1876b : 15). Il s’agit ici du Rio Nunez proprement dit, c’est-à-dire du bras de mer navigable jusqu’à Boké. Dans sa thèse de médecine dont l’optique est d’œuvrer à la santé des colons français qui s’implantent durablement au Rio Nunez, alors perçu comme « la véritable clé du Fouta Dialô » (Besson 1886 : VIII), le médecin Besson en poste à Boké de mars 1882 à mai 1883 décrit, une rivière « bordée dans toute son étendue par une haie épaisse et impénétrable de mangliers » (ibid. : 12).

32 Le militaire Ernest Noirot, naviguant le long de ce même axe quelques années plus tard en accompagnant une mission diplomatique au Fouta Djallon, offre une description en tous points concordante avec les deux précédentes. Sur les trente premiers kilomètres à partir de l’embouchure, le voyageur aperçoit une « verdure éternelle » formée d’une « barrière épaisse [de palétuviers], d’où émergent les palmiers, les fromagers, les tellis [Erythrophleum guineense en pular], qui reflètent leurs ramures dans les eaux » (Noirot 1885 : 23). Les formations végétales sur la section suivante du fleuve jusqu’à Boké ont une physionomie similaire, à la différence près que « de temps à autre, les rives déboisées nous permettent de voir des champs fort bien cultivés » (ibid. : 27).

33 Au-delà de Boké et jusqu’à sa source, le fleuve prend le nom de Tinguilita et commence par décrire un méandre sur une trentaine de kilomètres. Les rives sont « boisées », de même que les « montagnes [avoisinantes] assez élevées et boisées jusqu’au sommet » (ibid. : 67). Les « montagnes » font sans nul doute référence aux plateaux latéritiques de

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100 à 300 m d’altitude entaillés par le cours du Tinguilita. Mais comment interpréter la signification du terme « boisées », qui pourrait englober aussi bien ce que l’écologie actuelle nomme « forêt dense », peuplement arboré à canopée continue, ou « forêt claire », dont les cimes sont disjointes (White 1987 : 50) ? Par comparaison avec la végétation de l’amont du fleuve Cogon au Nord, il est permis de supposer que les bords du Tinguilita sont, au moins par endroits, caractérisés par une strate arborée à canopée continue. Le militaire et diplomate Lambert (1861 : 11) y avait remarqué ce type de formation vingt-cinq ans auparavant si l’on s’en remet à cette description recueillie en le traversant au milieu de la saison sèche11 : « Cette rivière, large de quarante à cinquante mètres, roule ses eaux calmes, limpides et profondes de trente à soixante centimètres, sous une épaisse et fraîche voûte de verdure, formée de bombax et de netté entrelacés et liés les uns aux autres par un lacis de lianes, dont les tiges sarmenteuses, courant de branche en branche, se balancent au-dessus des eaux. »

34 D’une manière générale, seul l’amont des fleuves est caractérisé par une végétation forestière dense. C’est du moins ce qui ressort de plusieurs témoignages approximativement contemporains de ceux précédemment cités, parmi lesquels ceux du Docteur Vigné, un médecin de la marine militaire qui participe à une expédition miliaire française dans une affaire de succession locale en pays nalou avant d’être affecté au poste de Benty d’avril 1885 à juin 1889 (Brunschwig 1974). Il emploie son temps libre à enquêter sur des sujets aussi divers que les coutumes des populations indigènes (Vigné 1888a), la composition de la faune (ibid. : 1888b) et la climatologie (ibid. : 1888c), ou encore le potentiel économique de la région (Sambuc & Vigné 188812 ; Vigné 1889a, b). Ainsi signale-t-il la présence de chimpanzés « dans les forêts qui bordent les rivières à leurs cours supérieur », ou encore que le guépard est activement chassé « par les peuplades qui habitent les collines et les vallées boisées du haut cours des rivières » (Vigné 1888b : 638). Le même schéma prévaut aux abords de la Fatala, environ 80 kilomètres au sud du Rio Nunez : « À l’Est, dans la vallée de la Fatalla […], la brousse est plus fournie, le sol plus fertile. En amont de Binda, les collines sont couvertes de taillis épais et assez élevés sur lesquels l’incendie n’a pas de prise ; les grands arbres aussi deviennent plus nombreux. Il est probable que l’on trouverait un peu plus haut de véritables forêts, tandis que plus près de la côte, en aucun point la brousse ne mérite ce nom. »(Paroisse 1892 : 131-132)

35 La plus grande extension des domaines forestiers en retrait du littoral est confirmée par les observations de Noirot. Sa description de l’environnement fait probablement référence à l’intérieur du méandre du Tinguilita, à une quinzaine de kilomètres environ de sa rive gauche, lorsqu’il quitte Boké en direction de la capitale du Fouta-Djallon : « Suivant la direction de l’est, nous ne tardons pas à entrer dans la forêt, que nous ne quitterons plus qu’à de rares intervalles. […] le sentier est étroit et rocheux, embarrassé de racines, d’arbres renversés, ce qui rend la marche difficile. À chaque instant il faut, à l’aide de la hache et du sabre d’abattis, élargir le chemin afin de permettre aux mulets de passer. »(Noirot 1885 : 41)

36 La « forêt », qui apparaît bien ici comme un domaine arboré dense, est probablement celle disposée le long des affluents du Tinguilita. L’analyse d’une image satellitaire récente13 fait apparaître des forêts-galeries entrecoupées de zones herbeuses également observées par l’auteur en traversant « [des] plaines dénudées, semées de pierres ferrugineuses » (ibid. : 58). Les cours d’eau secondaires sont donc bordés de rideaux forestiers denses, ce qu’accrédite sa description du Batafon comme un « ruisseau très

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ombragé » (ibid. : 43). Une vingtaine d’années plus tard, le commandant de cercle Gauthier (1903) souligne que près du village de Batafon14, situé à quelques kilomètres du poste militaire de Boké, « pousse une brousse clairsemée où domine le méné [Lophira alata en soussou]. De loin en loin, une dépression se produit ; on traverse un bas-fond humide et fertile rempli d’une végétation puissante ».

37 Le paysage des interfluves varie selon la topographie et le déploiement des activités agricoles. À proximité de Boké, les « hauteurs […] sont défrichées çà et là, aux environs des villages, par les indigènes, qui y cultivent le petit mil, le riz, le sésame et surtout l’arachide. Le reste de cette région est recouvert d’une végétation arborescente assez clairsemée, que dépassent les cimes de quelques grands arbres qui forment en certains points des massifs assez étendus. »(Drevon15 1894)

38 Les savanes ouvertes à Lophira alata sont fréquentes jusqu’au kilomètre 20 d’un chemin qui quitte Boké en direction du Nord, auxquelles succèdent des « bowal16 arides bordés d’une brousse maigre cachant çà et là de fertiles vallons » (Gauthier 1903 : 399). Trente ans auparavant, la description par Armand Corre (1876b : 15) du Rio Nunez offrait déjà l’image d’un environnement végétal plutôt ouvert, composé d’une alternance de savanes arborées et herbeuses : pendant la saison sèche, le pays prend « l’aspect d’un immense verger : on aperçoit des arbres de toutes grandeurs, nombreux, mais séparés les uns des autres par des espaces plus ou moins considérables, complètement dénudés ou recouverts d’herbes chétives. Dans les bois eux-mêmes, les arbres ne sont pas serrés comme dans nos forêts, si ce n’est en quelques rares endroits, où les lianes, s’entrelaçant aux troncs vigoureux de jaris, des khayas, des sourikés, forment des taillis parfois assez difficiles à pénétrer. »

39 Du nord au sud des Rivières, les descriptions géographiques offrent la même image de l’environnement interfluvial. Dans un autre récit qui commence au premier jour de marche au sud d’une factorerie située sur le Rio Nunez à quelques milles en aval de Boké, le terrain est « brûlé par le soleil et peu fourni de végétation » (Laumann 1894 : 140)17. Peut-être la végétation s’approche-t-elle de celle figurée sur cette gravure où les pentes semblent complètement dénudées — à moins qu’elles ne soient couvertes d’une végétation buissonnante très basse, caractéristique des jachères : on aperçoit à l’arrière-plan des couronnes d’arbres qui émergent du fond des vallons et qui ne sont pas sans évoquer les paysages de jachère actuels, vingt kilomètres au nord du Rio Nunez (fig. 2). La largeur du fleuve ainsi que la topographie suggère que le dessin a été exécuté dans les environs de Boké.

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FIG. 2. GRAVURE INTITULÉE LE FOUTA-DJALLON À VOL D’OISEAU. LES RIVES DU RIO NUNEZ. D’APRÈS UN CROQUIS DE L’AUTEUR (LAUMANN 1894 : 81)

40 Au second jour de marche, le même voyageur observe : « Partout une terre végétale fort épaisse dans les vallées ; elle recouvre également les collines, qui sont partout très boisées. Ces admirables régions ne sont ni défrichées ni cultivées : vues des points culminants, elles présentent l’aspect d’une verte et interminable forêt. »(ibid. : 150)

41 Mais il faut préciser que ce voyage se déroule en fin de saison des pluies, durant laquelle la végétation prend une apparence beaucoup plus luxuriante. Le troisième jour, il traverse des « taillis » qui obligent à de fréquents détours pour se frayer un chemin, ce qui évoque une végétation buissonnante de recrû forestier post-agricole (ibid. : 156) similaire à celle des plaines intérieures du Cercle de Boffa (Paroisse 1892). L’ensemble des espaces interfluviaux paraît donc caractérisé par une végétation arborée beaucoup plus ouverte qu’à proximité des cours d’eau, à l’exception des plateaux latéritiques où « presque toute la végétation a disparu. C’est une longue suite de plateaux rocailleux coupés par des rivières larges et profondes, le Komponi et le Kissen, dont les bords sont presque à pic. Sur ces bords s’est conservée la végétation forestière. »(Maclaud 1899a : 516)

Les oscillations du couvert arboré sous l’effet des migrations et des pratiques agricoles

42 La moindre extension des forêts denses18 vers l’aval des fleuves est-elle liée à une densité de population plus élevée ? On sait qu’à la fin du XIXe siècle, les quartiers qui forment l’agglomération actuelle de Boké sont des villages distincts, dont celui de Boké même composé d’environ 80 cases d’habitation et que la population riveraine du Rio Nunez n’excéderait pas 3 à 4 000 habitants, répartis en 20 villages Landouma et Baga (Besson 1886 : 42). Le Rio Nunez dans son ensemble compterait environ 4 300 habitants selon Vigné (1889b) également — Nalou, Landouma, Baga, Toubacayes —, tandis que le médecin principal du corps de santé des colonies compte 40 000 habitants pour le Rio Nunez en additionnant les populations nalou, baga foré, mikhiforé, yola et landouma (Drevon 1894). L’écart entre ces deux estimations ne semble pas relever d’une faute de

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frappe, mais provient plutôt de ce que Vigné et Besson d’une part, Drevon d’autre part, se réfèrent sans doute à deux « Rio Nunez » distincts. Dans les années 1890, le Rio Nunez a une connotation géographique qui désigne les rives du fleuve où sont installées les factoreries européennes (Besson 1886 ; Vigné 1889b). Mais dans son acception territoriale administrative, le « Rio Nunez » est superposable au Cercle dont le siège administratif se trouve à Boké, qui « comprend les bassins du Cogon et du Nunez » (Madrolle 1895 : 273).

43 À eux seuls, ces chiffres ne permettent pas de déterminer si la population villageoise est significativement plus dense aux environs du poste de Boké et le long du bras de mer à la fin du XIXe siècle. Notons toutefois que, durant la traite, le stationnement d’un grand nombre d’esclaves en attente d’être embarqués vers les Amériques en saison des pluies a largement contribué à augmenter la densité de population et le besoin de denrées agricoles. Une grande partie du riz destiné à l’alimentation des esclaves dans le Passage du Milieu était produit par ces derniers directement (Fields-Black 2008 : 170), cette activité ayant certainement marqué le paysage. Cette empreinte a peut-être perduré après l’abolition car l’esclavagisme a continué dans les plantations (Goerg 1986 : 40) et fondé une large part du système de production agricole durant la période 1850-1900 : le rapport d’un administrateur daté de 1893 se plaint de la vente de captifs par des Landouma à des Peul, un potentiel important de main-d’œuvre échappant ainsi aux pouvoirs coloniaux (Demougeot 1938). Le commandant du poste militaire de Boké en 1875-1876 souligne que « le landouma, de même que le nalou, cultive peu, pas toujours assez pour s’assurer la nourriture de l’année. Rarement, d’ailleurs, il fait lui- même ce travail, dont il charge ses captifs » (Guichon de Grandpont 1879)19. Des pratiques au long cours, car le voyageur Jardin (1851) rapporte au milieu du XIXe siècle déjà que les dignitaires politiques à Boké possèdent des esclaves pour travailler leurs champs.

44 La densité de population à proximité du fleuve contraste avec celle de l’intérieur des terres, au fur et à mesure qu’on s’éloigne des factoreries. Le docteur Madrolle, envoyé en mission par le gouvernement de la Guinée française en 1893 afin de reconnaître les îles Tristao, les vallées du Rio Grande et du Cogon, souligne que le Cercle de Boké « est peu peuplé par rapport à son étendue. Seules les rives du Nunez ont une population dense, le Coumpony ou Cogon au contraire est désert » (Madrolle 1895 : 274). Le tracé définitif de la frontière avec la Guinée portugaise une dizaine d’années plus tard (Lemoine 1903) accentue la tendance à la désertion du Cogon par ses habitants qui migrent vers le cœur politique de leur territoire, placé sous domination portugaise (Paroisse 1908). Mais en définitive, bien que la traite ait contribué à dépeupler l’hinterland au profit du littoral et des bras de mer, les processus migratoires ne suffisent pas à rendre compte de la plus faible superficie relative occupée par les forêts denses vers l’aval des fleuves.

45 L’absence d’informations concernant les façons culturales rend peu aisée l’évaluation de leur rapport avec les formations végétales : la saison des activités agricoles, la temporalité et la spatialité des feux, les aspects sociaux et technologiques des systèmes agraires ne peuvent être restitués à partir de ces sources. Dans la plupart des textes, le système de rotation des espaces dévolus à l’agriculture n’est pas même mentionné. Il apparaît parfois comme une généralité sur l’Afrique occidentale : « Presque partout [en Afrique de l’Ouest] on connaît et on pratique l’écobuage, les labours répétés avec des outils simples (daba et hilaire), le repiquage quand les semis

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ont mal réussi, les binages et sarclages, l’écimage de certaines plantes. […] Une pratique surtout est funeste, celle des déplacements périodiques en connexion avec le défrichement par le feu. Dans la forêt, le Noir de Guinée coupe les arbres du terrain qu’il veut utiliser, les brûle, puis en étend les cendres avant de façonner le sol, […] après quoi la terre est épuisée pour vingt à trente ans, et le travail de défrichement recommence ailleurs. »(Zimmerman 1916 : 237)

46 Des propos quasiment identiques sont tenus à propos de l’ensemble de la Guinée française (Anonyme 1899a). À l’échelle des Rivières du Sud, on trouve une brève mention de ces méthodes sous la plume de Laumann (1894 : 212) avec défrichements en février-mars, brûlis à la fin du mois d’avril et semis effectués en mai entre le Rio Nunez et le Rio Pongo, ainsi que dans les écrits du fonctionnaire André Arcin (1907 : 73) selon lequel les Toubacaye du Nunez « pratiquent l’écobuage et l’assolement pour leurs cultures d’arachides, de mil, de fonio, de sésame ». L’ensemble de ces témoignages suffit à attester que la pratique de la défriche-brûlis contribue activement à mosaïquer les milieux de Guinée maritime depuis le XIXe siècle au moins, jusqu’à aujourd’hui (Leciak et al. 2006 ; Leblan 2008).

47 La perception négative de l’évolution de l’environnement par le docteur Maclaud (1899a) — disparition de la végétation des plateaux latéritiques à laquelle se substitue « une longue suite de plateaux rocailleux » — tient probablement aux effets jugés néfastes de l’agriculture. La défriche-brûlis comme processus de désertification conduisant à la formation de bowé est une conception ordinaire à l’époque coloniale. On la retrouve clairement formalisée quelques décennies plus tard par l’un des plus éminents phytogéographes tropicalistes, à propos des bowé du Fouta Djallon voisin : « Les stériles bowé du Fouta-Djallon, où affleure la cuirasse semblent bien être […], au moins dans de nombreux cas, le terme ultime d’une évolution régressive : on voit souvent, en effet, côte à côte, des forêts vivant sur un sol mince recouvrant la cuirasse, les champs et les savanes (parsemées d’arbres reliques) qui en résultent, et le bowal. »(Schnell 1957 : 34)

48 Cette conception du cuirassement des sols tropicaux n’est plus d’actualité bien que la pédologie contemporaine de Schnell analyse déjà, à partir de terrains guinéens, comment les cuirasses se forment d’abord en profondeur puis affleurent sous l’effet de l’action érosive des eaux (Maignien 1958 : 71). Les travaux récents montrent que ces processus de pédogénèse consistent en une altération des roches sous-jacentes depuis le tertiaire (Tardy & Roquin 1998) et n’ont aucune relation avec l’anthropisation des milieux. C’est donc sur d’autres composantes de l’environnement qu’interviennent les pratiques agricoles.

49 Parmi les produits de l’agriculture vivrière, le riz est l’élément principal de la subsistance des populations du Rio Nunez tout au long de la période considérée. Il est peu vendu et fait l’objet d’un jeu de complémentarité entre variétés hâtives et tardives en pays soussou, dans la Fatala (Le Savoureux 1884)20. Il faut également compter avec le mil, le fonio, le manioc, la pomme de terre, l’igname, le sésame, le coton, l’indigo, le café, les amandes de palme, l’huile de palme et le caoutchouc (Polliart 188321 ; Sambuc & Vigné 1888), dont tout ou partie de la production est destinée aux échanges. Le maïs et le fonio sont pour l’essentiel destinés à la consommation locale (Polliart 1883), ainsi que les denrées, dont certaines périssables, issues de l’horticulture : oignon, piment, tomate, aubergine, oseille, courge, concombre (Figarol 1912 : 98). Sans oublier les arbres fruitiers dont le manguier, l’oranger, le bananier, vus dans un village près du Rio Nunez par Lambert (1861) en 1860 et le colatier cultivé dont la présence est rapportée

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par un médecin en poste à Boké (Drevon 1894) ; ces essences sont aussi rencontrées avec le papayer et l’ananas dans la Fatala par Georges Paroisse (1892). L’huile extraite du péricarpe du palmier (Elaeis guineensis), utilisée dans la fabrication des savons, et celle tirée de la graine, employée par l’industrie de la parfumerie, sont prééminentes parmi les produits oléagineux (Sambuc & Vigné 1888). Les textes ne fournissent aucun renseignement sur les lieux de production de ces huiles, mais l’on peut raisonnablement supposer qu’une grande partie provenait des zones de mangrove du littoral, où les peuplements d’Elaeis étaient les plus denses (Brosselard 1889 ; Anonyme 1899a) — ceci sous l’effet d’un défrichement sélectif que l’on observe encore de nos jours.

50 Entre 1850 et 1880, les Rivières du Sud connaissent un essor remarquable de la culture de l’arachide, au point de fournir le premier poste à l’exportation de la région de Boké aux alentours de 1870 (Goerg 1986 : 76). Son introduction dans la région peut être datée du début des années 1840, où elle fut cultivée dans un premier temps par des traitants français spécialisés dans ce domaine (Brooks 1975). Parmi les populations du Rio Nunez, la culture de l’arachide fut surtout l’affaire des Nalou en aval de la rivière, entraînant un décroissement temporaire des échanges économiques à plus longue distance avec le Fouta Djallon (Goerg 1986 : 59-60). Or, les flux commerciaux étaient en grande partie contrôlés par les Landouma, intermédiaires entre les caravanes arrivant du Fouta Djallon à Boké et les traitants européens (ibid. : 60). On peut envisager que le renversement des rapports économiques régionaux en défaveur des Landouma ait eu pour effet d’obliger une fraction d’entre eux à reconvertir une partie de leur économie vers des pratiques vivrières, conduisant ainsi à une augmentation des superficies défrichées et mises en culture sur le milieu du fleuve au cours du cycle arachidier. L’hypothèse de répercussions de cette agriculture de rente sur l’économie du milieu du fleuve reste difficile à vérifier, mais reçoit un début de validation par l’observation du médecin Vigné (1889a) selon lequel les Landouma sont principalement orientés vers l’agriculture de subsistance.

51 Au tournant du XIXe siècle, la production d’arachide ne s’est que faiblement maintenue au Kakandé. La région riveraine du Rio Nunez entre Boké et le village de Batafon, soit sur une longueur de plusieurs kilomètres, est couverte de champs d’arachide exploités par des Toubacaye (Gauthier 1903), arachide destinée à la consommation et aux réseaux d’échange locaux (Anonyme 1899a). Cette culture est en revanche complètement délaissée dans le Naloutaye (Brosselard 1889) où se concentrait l’essentiel de la production du Nunez entre 1850 et 1880, ce qui a sans doute pour effet de la rendre proportionnellement plus importante à proximité de Boké (sur des superficies cependant difficiles à évaluer [Figarol 1912 : 95]). Si, au cours du cycle arachidier, et conformément à l’hypothèse proposée ici, les Landouma ont été contraints de s’orienter davantage vers l’agriculture de subsistance, il semble qu’ils soient retournés aux activités commerciales suite au déclin de la traite de l’arachide. On sait qu’ils sont approvisionnés en riz à la fin du XIXe siècle par les populations baga du littoral (Machat 1906 : 240), ce qui implique une réduction des activités agricoles dans le Landoumataye. Le boisement plus important du haut court des fleuves au tournant du XIXe siècle tient donc moins à une faible densité de population humaine qu’à l’ouverture de nouveaux fronts agricoles en aval pendant le cycle arachidier des Rivières du Sud entre 1850 et 1880. Cette période fut probablement caractérisée par des défrichements étendus pouvant rendre compte du déboisement accentué des zones littorales.

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Collecte de végétaux sauvages : le café (1840-1870) et le caoutchouc de liane (1890-1910)

52 Les observations des Européens stationnés à Boké portant sur la collecte concernent uniquement les produits exportables. Le café sauvage puis le caoutchouc de liane ont joué un rôle important dans l’économie des Rivières, au début et à la fin de la période considérée respectivement. Les opérations, commencées dans les années 1840 sur des initiatives européennes, consistaient à transplanter des plants collectés en forêt dans des jardins (Chevalier cité dans Jacques-Félix 1963). Cette pratique perdura au moins jusqu’aux années 1870. Au dire de l’agent de culture Laug (1870), envoyé à Boké en 1867 sur ordre du gouverneur du Sénégal pour trois années successives, environ 50 000 pieds de caféiers sauvages pouvaient être arrachés chaque année pour être vendus à des planteurs et des traitants européens. Il semble que cette méthode d’exploitation ait eu pour conséquence d’aboutir au déclin des populations de Coffea sp. (Corre 1876b), suivi de la disparition de l’espèce22, et ce relativement tôt : le docteur Bayol, envoyé en mission au Fouta Djallon par le ministre de la Marine afin d’évaluer la faisabilité d’un projet de chemin de fer (Houis 1953 : 45), stipule en 1881 que « le commerce désigne [le café] sous le nom de Rio Nunez, mais c’est une dénomination impropre, car je n’en ai pas vu un seul pied dans la vallée du Tiquilenta »23. En revanche, il serait abondant dans la Fatala et dans le Cogon (Polliart 1883 ; Maclaud 1899a). En 1860, il « n’est encore récolté qu’à l’état sauvage sur les gradins des montagnes de l’intérieur » selon le diplomate Lambert (1861) et très peu cultivé dans les années 1870 selon le médecin Armand Corre (1876b) et le commandant du poste à la même époque (Guichon de Grandpont 1879). La culture de cet arbuste ne fut jamais mise en œuvre à grande échelle par les populations de la région (Goerg 1986 : 44)24. Bien qu’il fût cultivé en pays landouma (Anonyme 1903), les superficies concernées ont probablement été très réduites au Rio Nunez.

53 C’est vers la fin de la période considérée que s’institue une autre pratique de collecte et de transplantation. L’Europe est alors à la recherche de latex pour la fabrication de câbles sous-marins et de pneumatiques, dont l’essor est lié à celui de l’automobile et du cyclisme (Harms 1975). Depuis les années 1880 jusqu’en 1910, c’est sur le caoutchouc de liane (Landolphia sp.) que repose essentiellement l’économie de la Guinée française, premier producteur de l’AOF (Suret-Canale 1964 : 65). En 1890, époque à partir de laquelle l’AOF « a commencé à en fournir en quantité appréciable » (Chevalier 1910), il pourvoit à la colonie le premier poste à l’exportation (Goerg 1986 : 110) et continue à dominer les exportations dix ans plus tard, alors qu’il constitue plus des 3/4 de leur valeur (Anonyme 1899a), et en atteint les 4/5e à la fin de la décennie suivante (Chevalier 1910)25. À l’exception de deux crises en 1901-1902 et 1907-1908, dont la première fut caractérisée par une division par deux du prix de vente, la production de caoutchouc ne cesse d’augmenter jusqu’en 1910. Elle chute brutalement l’année suivante avec la brusque apparition sur le marché international d’un caoutchouc de plantation fabriqué à partir d’hévéa dans le sud-est asiatique (Suret-Canale 1964 : 65-67).

54 La fin de cette économie de collecte tient aussi au dépérissement des peuplements de landolphiées, qui ont presque complètement disparu du littoral et des plaines de l’hinterland de la Basse-Guinée au début du XXe siècle. On en trouve encore dans les zones dépeuplées du fleuve Cogon, entraînant de fait la migration temporaire de

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collecteurs afin de se procurer la précieuse sève (Paroisse 1908) : à l’occasion d’une tournée de reconnaissance en 1902, le commandant de cercle Gauthier (1903 : 392) y rencontre un « campement de chasseurs et de chercheurs de caoutchouc ». Dans les années 1890 il est encore possible d’en trouver aux abords du bas cours du fleuve (Paroisse 1893). En revanche « la liane à caoutchouc a presque complètement disparu de la région du Pongo, il faut aller la chercher au loin dans les forêts du Fouta » (ibid. 1892 : 132), d’où l’on rapporte qu’elle croît effectivement en abondance (Fras 1891 ; Maclaud 1899a). La collecte itinérante du caoutchouc de liane dans un contexte d’épuisement de la ressource provoqué par une exploitation frénétique imposée par les pouvoirs coloniaux vaut pour l’ensemble de l’Afrique au tournant du XIXe siècle (Harms 1975).

55 En Guinée française, cette situation se traduit par l’obligation faite aux paysans de le cultiver en plantation (Bonneuil 1997 : 207-208) et par la préconisation de mesures de protection afin de sauvegarder les peuplements encore perçus comme un débouché économique à long terme (Anonyme 1899a). C’est ainsi que l’administration coloniale fait procéder à des essais : une liste des spécimens encore visibles dans le jardin d’essai de Dalaba (fondé en 1907 [Chevalier 1938 : v]) après la Première Guerre mondiale, soit quatre ans après son abandon, mentionne deux espèces de Landolphia : L. owariensis, déjà connue dans la colonie, et L. klanei, acclimatée de l’Afrique centrale atlantique (Adam 1957). Le gouvernement fait également procéder à des essais de lianes africaines (Landolphia heudelotii et L. owariensis) dans le jardin de Camayenne à Conakry créé en 1897 (Anonyme 1899b), en compagnie d’arbres américains : Hevea brasiliensis, Castilloa elastica, Manihot glaziovii, en vue d’en distribuer les graines aux paysans (Schnell 1956) et le fonctionnaire André Arcin (1907 : 142) signale un jardin d’essai de 4 hectares à Boké comprenant 500 hévéas et 600 Landolphia. On peut également citer l’exemple d’une société concessionnaire française qui aurait commencé à cultiver 60 000 pieds de Manihot glaziovii sur la rive du Cogon en face du village de Kandiafara, avant que le feu ne les détruise (Gauthier 1903 ; Paroisse 1908 ; Figarol 1912 : 102).

56 L’effondrement subit du cours du caoutchouc de liane met un terme à ces expériences. Toutes les plantations européennes de la Basse Côte ont périclité rapidement, faute d’investissements suffisants semble-t-il, mais aussi de la « malveillance et de la négligence des villages voisins » (Arcin 1907 : 88-89), ce qui n’est pas sans évoquer des actes de résistance plus ou moins active de la population dans un contexte de travail forcé. Il évoque aussi des arbres « grillés par les feux de brousse » ce qui témoigne autant de la méconnaissance du contexte écologique de la part des Européens que de possibles destructions délibérées de la part des autochtones : on sait que le feu a parfois été un instrument particulièrement efficace pour agir en tout anonymat dans des contextes similaires à Madagascar, par exemple (Kull 2004 : 64-70). La plus grande efficacité de l’exploitation de cette ressource en plantation par les autochtones (Arcin 1907 : 87) tend à confirmer cette hypothèse.

57 Comment analyser les causes du déclin des lianes ? Toutes les publications de la fin du XIXe siècle relèvent une corrélation entre l’accroissement de leur exploitation et la diminution drastique des peuplements. Les uns incriminent le « mode de culture des indigènes, [qui] en détruisant les forêts, fait disparaître la précieuse plante qui n’existe presque plus le long de la côte » (Anonyme 1899a : 258), d’autres une exploitation intensive et des incisions trop profondes conduisant au dépérissement de la liane (Maclaud 1899a) par des populations qui vont parfois jusqu’à « délaisser en partie leurs

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cultures traditionnelles » (Arcin 1907 : 102). Mais en instituant l’approvisionnement du caoutchouc de liane comme modalité d’acquittement de l’impôt de capitation, l’administration coloniale a en réalité elle-même encouragé ces pratiques (Bonneuil 1997 : 207). Cette modalité d’exploitation des ressources et des hommes a également été instituée par les compagnies concessionnaires en Oubangui-Chari (Giles-Vernick 2002 : 160-161) et par l’administration allemande au Tanganyika (Sunseri 2009 : 23-24), avec des effets humains, écologiques et économiques similaires.

58 Le déclin des landolphiées aux Rivières du Sud est sans doute plus en relation avec les techniques d’exploitation qu’avec les défrichements agricoles, car la conversion massive de l’économie des Rivières du Sud d’une agriculture de rente (arachide) à une économie fondée sur la collecte d’un produit sauvage (caoutchouc) a probablement entraîné une diminution des superficies cultivées : le prix de vente du latex au kilogramme était vingt fois supérieur à celui de l’arachide en 1890 (Goerg 1986 : 110). Une grande partie de cette production au début du XXe siècle est sans doute le fait d’esclaves et de captifs libérés, auparavant exploités dans l’agriculture (Klein 1988), pour lesquels la collecte du caoutchouc a pu constituer une ressource économique — autant que pour les maîtres ayant perdu leur force de travail, comme cela est attesté en Haute-Guinée (Osborn 2004). Une carence de riz sur les marchés ayant provoqué une hausse sensible de son prix en 1906 (Suret-Canale 1964 : 67-68) accrédite l’idée d’un recul de l’agriculture de subsistance et commerciale en rapport avec l’économie du caoutchouc. L’hypothèse de la réduction des espaces défrichés au Kakandé à la charnière XIXe-XXe siècles, déjà fondée sur un probable retour aux activités commerciales des Landouma et sur l’importation de riz depuis le Bagataye, rencontre donc un troisième élément de confirmation dans l’importance économique de la collecte du caoutchouc de liane.

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60 L’esquisse de l’environnement végétal dans l’ouvrage de Jules Machat (1906) paraît donc fiable, par comparaison avec les données disponibles à l’époque de sa publication. La végétation arborée est plus dense et plus resserrée à proximité des fleuves et de leurs affluents, mais moins développée en aval des fleuves que dans leur haut cours. Dans les interfluves, la forêt dense fait place à une mosaïque composée de plaines herbeuses, de savanes arbustives et arborées dans les plaines et sur les coteaux, de plateaux latéritiques dénudés ou herbeux, de fourrés qui correspondent vraisemblablement à divers stades de jachère, ainsi que d’espaces cultivés. C’est l’assignation des unités physionomiques végétales à des portions relativement précises du réseau hydrographique et de la séquence topographique qui permet d’apprécier leur extension spatiale. La mesure de l’espace consacré à l’agriculture que l’on peut déduire de ces écrits est en revanche beaucoup moins précise et les milieux recherchés pour cette activité demeurent inconnus, à l’exception des rives fluviales. La relégation des pratiques écologiques à l’arrière-plan du paysage témoigne de la suspicion des Européens quant à leur efficacité (Bourguet & Bonneuil 1999), donnée à voir ici par la critique de l’agriculture sur brûlis et des techniques de saignée des lianes à caoutchouc. Que penser alors de l’estimation des terrains mis en culture à un dixième du territoire de la Guinée française (Anonyme 1899a) ? L’évacuation des savoirs et des techniques autochtones conduit à se demander si elle tient compte, ou non, des espaces en jachère.

61 Dans les décennies suivantes de la mainmise coloniale et encore fréquemment de nos jours, l’écotone forêt/savane dont participent ces figures paysagères fonctionne comme

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une matrice perceptive propice au fonctionnement du clivage nature/culture chez les naturalistes, les administrations forestières et les protecteurs de la nature. Or, la superposition de l’opposition entre « forêt » et « savane » à celle d’une nature à préserver et de cultures à civiliser paraît correspondre à une sensibilité environnementale qui s’exprime déjà dans les écrits de certains voyageurs aux Rivières du Sud. À propos de l’Île du Diable qu’il aperçoit en naviguant à la confluence du Rio Pongo et de la Fatala, George Paroisse (1892 : 126) affirme : « Au dire des noirs, des génies malfaisants ont élu domicile dans ce site désolé, où se réfugient également de nombreux oiseaux aquatiques » ; comment ne pas voir ici une anticipation des « bois sacrés des noirs, sanctuaires de la nature » idéalisés quatre décennies plus tard par le botaniste et agronome Auguste Chevalier (1933) à l’époque de l’internationalisation croissante de la protection de la nature en Afrique (Rodary & Castellanet 2003) ? Autre exemple, le médecin Charles Maclaud (1899a) assigne pour sa part la faible superficie occupée par les forêts au Fouta Djallon à un usage incontrôlé des feux qui entraîne la disparition des arbres, puis une érosion accentuée qui à son tour envase et obstrue les estuaires : on retrouve ici les éléments d’un régime conservationniste de l’histoire environnementale dénué de tout savoir empirique localisé qui sera reproduit et transmis entre les décideurs des régimes politiques successifs du XXe siècle pour la conservation des ressources naturelles de cette région (André & Pestaña 2002), sans tenir compte de l’hétérogénéité de son patrimoine naturel et culturel (Gilruth et al. 1990). La FAO, l’Union européenne et diverses agences de développement ont récemment avancé des justifications d’ordre historique similaires pour l’établissement d’aires protégées en Guinée maritime dans le cadre de la Convention des Nations Unies sur la Lutte contre la désertification (Leblan 2007).

62 Or, les recherches anthropologiques, historiques et écologiques récentes montrent que la dynamique des milieux forestiers est autant l’expression de rapports sociaux et politiques que de transformations écologiques imprévisibles dans la longue durée (Sheridan & Nyamweru 2008 ; Juhé-Beaulaton 2010). Si les écrits publiés des explorateurs et des résidents européens du XIXe siècle interdisent de décrire les rapports de l’anthropisation des milieux avec l’histoire sociale et foncière de façon aussi détaillée que l’ethnographie et l’usage de vues satellitaires diachroniques, ils permettent de retracer une évolution en dents de scie de l’extension des forêts denses suivant les sous-régions et les cycles économiques et politiques. La distribution et l’intensité des agricultures vivrières et commerciales, les pratiques de collecte et les processus migratoires n’apparaissent qu’en filigrane mais permettent de saisir les variations temporelles du couvert arboré d’un bassin-versant à l’autre (Tinguilita-Rio Nunez, Cogon-Compony, etc.), selon la distance aux lieux de traite et le positionnement des économies locales dans la chaîne de production et de circulation régionale des denrées, des marchandises et des hommes.

63 Par contraste avec le modèle de culture des forêts péri-villageoises de la région de Kissidougou évoqué en introduction, les faits économiques rapportés dans ces textes suggèrent que les peuplements arborés dominés par les espèces dont la fonction alimentaire est attestée de nos jours (Parkia biglobosa et Lophira alata) sont déjà fréquents, traduisant des pratiques de défrichements sélectifs au long cours non à proximité des villages, mais dans les plaines et sur les coteaux. Les processus d’anthropisation du milieu au Kakandé (1830-1910) sont donc plus proches de ceux documentés dans la région de Kilimi (1975-1990). À l’avenir, il conviendra de

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déterminer le caractère local ou généralisé des oscillations du couvert arboré et de ses causes dans d’autres régions de l’écotone forêt/savane à l’ouest du Dahomey Gap.

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NOTES

1. Région littorale dont l’extension varie selon les auteurs et les périodes (C ORMIER- SALEM 1999), définie ici en suivant certains auteurs français du XIX e siècle comme le territoire des trois cercles côtiers Boké, Boffa et Benty. 2. Seules les sources françaises ont été consultées. Les écrits des voyageurs britanniques, nombreux avant le milieu du XIXe siècle mais moins systématiquement publiés (MOUSER 2003), n’ont pas été examinés ici.

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3. J’ai également recueilli des récits de migration depuis le Kadé en 2005, dans les villages de Bourounda Kandiamani, Siliman, Sambalan, et Tongalagba. 4. En AOF au début du XX e siècle, les produits de l’agriculture et de la cueillette constituent « plus des 19/20 des exportations » (CHEVALIER 1910 : 361).

5. Leçon inaugurale du cours de géographie coloniale de la Sorbonne (DUBOIS 1894). 6. Les « anonymes » cités dans cet article semblent être des membres des sociétés restés en métropole qui rendent compte de conférences données par les voyageurs. 7. Cette figure se retrouve jusque dans le discours des populations de la région de Boké : selon un habitant du village de Kalounka en 2005, René Caillié planta un drapeau français sur un plateau près de son village. Les conditions de son voyage, entrepris de la manière la plus discrète possible sous la fausse identité d’un pieux musulman, plusieurs décennies avant la conquête militaire française, en font un événement improbable. 8. Trente ans plus tard, le lieutenant d’infanterie de marine LAMBERT (1861) quitte Boké pour se rendre à Timbo, capitale du Fouta Djallon, dans le cadre d’une mission diplomatique. Empruntant le même chemin que René Caillié, il note que « le voyageur peut compter sur l’exactitude des renseignements et la justesse des itinéraires » fournis par ce dernier. Le commandant du Cercle de Pita (Fouta Djallon central) JACQUIER (1921), suivant presque un siècle plus tard la portion de l’itinéraire de R. Caillié traversant le territoire placé sous son autorité, souligne également la grande exactitude de ses informations topographiques et toponymiques. 9. Aujourd’hui aliment de disette en pays landouma (obs. pers. au village de Kandiamani en 2005). 10. Observations en 2005 le long d’une série de transects au nord de Boké : 8 des 12 individus d’Anisophyllea sp. ont été recensés en forêt-galerie et forêt dense, 23 des 26 Parinari sp. ont été rencontrés dans des espaces à ambiance humide (forêt-galerie et forêt dense) et dans des jachères. 11. Ces observations peuvent être datées de la deuxième semaine du mois de mars 1860. 12. Sambuc est un pharmacien de la marine qui procède à des expérimentations sur le « Doundaké » (Nauclea latifolia en pular) à l’hôpital de la marine de Gorée (BESSON 1886 : 19), peut-être dans le sillage du médecin de la marine CORRE (1876a) qui en avait examiné les propriétés dans les années 1870 au poste de Boké. 13. Vue LANDSAT du 04/04/2002 (ETM+, WRS-2, Path 203/Row 052, 2002-04-04, Guinea, Guinea-Bissau : . 14. Situé à la confluence de la rivière éponyme avec le Rio Nunez. 15. Médecin du corps de santé des colonies affecté à Boké. Son article ne comporte aucun détail à propos de son séjour mais le détail de ses renseignements sur l’agencement des divisions administratives, la démographie et les paysages permet de supposer qu’il n’est pas simplement de passage ou que d’autres sont restés suffisamment longtemps pour lui fournir ces informations. 16. Terme pular (pl. bowe) désignant les plateaux parsemés de blocs ferrugineux, repris dans la littérature pédologique pour nommer les plateaux latéritiques. 17. Sa profession reste inconnue. On sait qu’il se voit confier une mission par le ministère de l’Agriculture et le sous-secrétariat des Colonies, suite à laquelle il publie un ouvrage fournissant des informations sur la géologie, la flore, la faune et les ethnies

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du Kakandé (LAUMANN 1894) dans cette période de mise en place des administrations coloniales. 18. La terminologie des formations végétales à partir d’ici est celle de Frank WHITE (1987). 19. Phénomène également observé au début du XXe siècle chez certains Nalou islamisés (ANONYME 1903). 20. Ses écrits ne laissent filtrer aucune information à propos de son statut et des objectifs officiels de son séjour dans les Rivières du Sud. 21. Commandant du Cercle du Rio Nunez pendant trois ans. 22. Absente de mes transects botaniques en 2003-2005. Une équipe de l’Orstom affirme également ne pas l’avoir rencontrée en Guinée maritime (LE PIERRÈS ET AL. 1989). 23. Selon un commandant du poste militaire de Boké, le café s’exporte du Rio Pongo, apporté de l’intérieur par des Peul (GUICHON DE GRANDPONT 1879). Trente ans auparavant, Edélestan JARDIN (1851) notait déjà que le café ne croissait pas sur les bords du Rio Nunez. 24. Nous ignorons si les risques de la culture du café tenaient à des raisons écologiques et techniques, ou aux spéculations sur ce produit. 25. Il en constitue les 2/3 pour la période 1898-1910 selon l’historien Robert HARMS (1975).

RÉSUMÉS

Résumé La région des Rivières du Sud constitue avec le Dahomey Gap un domaine historiographique privilégié pour l’écologie historique du gradient forêt-savane en raison de son contact avec le littoral et de l’ancienneté des implantations européennes sur les côtes. L’examen du contexte politique et professionnel des écrits publiés par les explorateurs de la fin du XIXe siècle rend compte de l’orientation de leur regard sur les paysages. Contrairement aux nomenclatures scientifiques de l’écologie contemporaine, leurs descriptions recèlent des informations sur l’expérience sensorielle des milieux qui permettent d’inférer la physionomie de la végétation. Une évolution en dents de scie de l’extension du couvert arboré peut être retracée à partir des inventaires de ressources naturelles dans les espaces en cours de colonisation. Ces oscillations, dont les causes sont recherchées dans une conjonction de facteurs démographiques, économiques et politiques perceptibles dans ces textes, sont comparées avec les dynamiques antropiques du couvert végétal dans d’autres régions occidentales du gradient forêt-savane au XXe siècle. La superposition de l’opposition entre « forêt » et « savane » à celle d’une nature à préserver et de cultures à civiliser qui détermine les politiques de conservation actuelles paraît correspondre à une sensibilité environnementale qui s’exprime déjà dans les écrits de certains explorateurs.

Contribution to landscape history in West Africa. Explorers’ and European residents’ Northern Rivers of the 1830-1910 period

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Owing to early European settlements, the Northern Rivers region represents a privileged historiographic field for the historical ecology of the forest-savanna gradient along with the Dahomey Gap. Examination of the social, political and professional context of accounts published by late XIXth century explorers opens a window on their perception of the landscape. Contrary to contemporary ecology’s scientific nomenclatures, their descriptions contain information about the sensory experience of the environment which allows to infer the vegetation physiognomy. A sawtooth evolution of forest cover expansion can be traced from natural resources inventories in areas under colonization. These oscillations, which are caused by a concurrence of demographic, economic and political factors perceptible in these texts, are compared with XXth century anthropic dynamics of vegetation cover in other Western areas of the forest-savanna gradient. Present-day conservation policies based on a parallel between forest and nature to be preserved on one hand, as opposed to savanna and cultures to be civilized on the other hand, seem to fit with a kind of environmental sensitivity which is already expressed by certain explorers.

INDEX

Mots-clés : écologie historique, écotone forêt/savane, explorateurs, inventaires naturalistes, Rivières du Sud Keywords : Historical Ecology, Forest/savanna Ecotone, Explorers, Naturalistic Inventories, Southern Rivers

AUTEUR

VINCENT LEBLAN Center for African Area Studies, Université de Kyoto ; Centre Norbert Elias, UMR EHESS-CNRS 8562, Marseille ; PALOC, UMR IRD-MNHN 208, Paris.

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Notes et documents

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Between Mosque and Palace Defining identity through ritual practice in Ngaoundéré, Cameroon Entre la mosquée et le palace. Définir l’identité à travers les rituels à Ngaoundéré, Cameroun

Mark Dike DeLancey

1 In 1804, a jihad was declared by Uthman dan Fodio, an Islamic scholar of Fulɓe ethnicity, in what is now northwest Nigeria1. This jihad eventually established the Sokoto Caliphate, an Islamic state whose boundaries covered parts of contemporary northern Nigeria, northern Benin, southern Niger, northern Cameroon, southern Tchad, and western Central African Republic. The majority of this caliphate was based upon the formerly independent Hausa states of northern Nigeria which were largely conquered, thereby becoming emirates united under the ultimate power of dan Fodio. In the east, a large territory in what is now northern Cameroon was conquered by groups of formerly semi-nomadic Fulɓe pastoralists, eventually constituting the largest emirate of the caliphate. This emirate thereafter became known as Adamawa, after its founding emir Modibo Adama, or alternately Fombina, “The South”.

2 The city of Ngaoundéré was founded sometime around 1835 by Ardo Hamman Ndjobdi, a leader of the Vollarɓe clan of Fulɓe, as a regional capital of Adamawa emirate. The sub-emirate which Ardo Hamman Ndjobdi founded is often referred to as a lamidat2. Ngaoundéré is located in the highlands of the Adamawa province of contemporary northern Cameroon. This area, prior to the founding of Ngaoundéré, was controlled by the indigenous Mboum population (Mohammadou 1978). After settling at Ngaoundéré, the Fulɓe under the leadership of Ardo Ndjobdi entered into a more or less peaceful and mutually beneficial relationship with the more populous Mboum.

3 The exact nature of the relationship is unclear, with some, mostly earlier, sources suggesting that it amounted to a Fulɓe aristocracy ruling over a servile Mboum population (Froelich 1959: 93-94; Mohammadou 1978: 276-280), while more recent research suggests that the Mboum were less equal partners in a state consisting of two major ethnic groups (Podlewski 1978: 109-110). In my own inquiries, the ethnicity of the raconteur seemed to be the primary factor: Fulɓe inevitably recalled the heroic conquest of an intransigent Mboum population, while Mboum pointed to a peaceful

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strategic alliance between the two peoples. What is undeniable is that a melding of these two ethnic groups and cultures has occurred over time, producing a distinctive local identity that unites the population and that is embodied ritually through the office of the laamiiɗo, or emir3.

4 This article examines the rituals associated with Friday congregational prayer at Ngaoundéré, Cameroon, and the state council meeting, or faada, which immediately follows. It is based on the understanding that architectural forms are designed to structure ritual movement, and in turn gain meaning from this function. The two, ritual movement and the architecture which defines its physical context, must be considered inseparable in the formation of a meaningful whole. I view this ritual movement through the lens of Victor Turner’s ideas regarding pilgrimage (1973) as well as his understanding of rituals as liminal practices (1987). I begin with a recounting of Friday prayer and faada that I witnessed on 29 September 2000, followed by a brief examination of the two architectural structures, mosque and palace, that bracket these rituals. I then suggest two possible interpretations of these rituals from Fulɓe and Mboum perspectives. Most scholarly inquiries have investigated the differences between these two cultures. I contend that Friday prayer and faada serve to unite the differing cultures of the Fulɓe and Mboum, as they also unite the architectural monuments most closely identified with these two populations, thus giving a distinctly local interpretation for structures and practices that at first glance seem to simply reflect more widespread rituals of Islamic polities.

Friday Prayer and Faada, 29 September 2000

5 I arrived at the square between the laamiiɗo’s palace and the central mosque at noon on 29 September 2000.

FIG. 1. PUBLIC SQUARE BETWEEN THE PALACE (LEFT) AND MOSQUE (RIGHT). NGAOUNDÉRÉ, CAMEROON

(VIRGINIA H. DELANCEY, 2000)

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6 It was Friday and I knew that a crowd would soon gather for Friday prayer, the only one at which all males able to do so are expected to attend at the mosque. Few, however, had gathered at this time. As I waited, an old voice came across the mosque’s P. A. system. Crackling and humming with electrical current, the voice recited a passage from the Qur’an in Arabic and then began to explain it in Fulfulde to those who had arrived early.

7 As the Qur’anic exegesis continued, individuals began arriving one by one as well as with friends or relatives. Because the mosque was already full, newcomers lined up in rows outside of the mosque in the street that ran along its north side, eventually spreading out to the square between the palace and the mosque. All faced the qibla, or the direction of Mecca toward which Muslims turn for prayer. From Ngaoundéré, the qibla is roughly east northeast. As one o’clock approached, all of the surrounding roads and the square were filled to capacity.

8 Just before one o’clock, everything stopped. Silence prevailed and everybody waited. A man in red emerged from the palace entrance carrying a huge roll of mats and skins. He walked briskly to the door in the northern corner of the qibla wall of the mosque and entered. Soon after, the laamiiɗo himself exited beneath a large blue and white canopy held by a guard.

FIG. 2. LAAMIIDO MOHAMMADOU HAYATOU ISSA EXITING THE PALACE TO PARTICIPATE IN FRIDAY PRAYERS AT THE ADJACENT CENTRAL MOSQUE. NGAOUNDÉRÉ, CAMEROON

(VIRGINIA H. DELANCEY, 2000)

9 Other guards preceded and followed him. The entourage approached the door in the qibla wall at a stately pace. The laamiiɗo entered the mosque after which the parasol was folded and placed next to a few spears left leaning against the mosque wall by the guards. As the ruler entered the mosque, the court “sorcerer”, an Mboum man, performed a series of rituals before the palace designed to protect it during the laamiiɗo’s absence. Minutes later, the Friday prayer began. The prayer rang out over the mosque’s P. A. system. Loud calls were followed by an old man’s voice quavering

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with devotion. The assembled worshipers responded to the prayer, performing the required motions. After only about ten minutes, it was all over. A number of middle- aged and elderly men began to strutt around in robes, waiting for the weekly faada, or council meeting that follows Friday prayer, to begin.

10 At approximately 1:40 pm, the laamiiɗo emerged from the north entrance of the mosque. A cacophony of drums, oboes, and trumpets blared as the portly figure swathed in white robes appeared.

FIG. 3. THE LAAMIIƊO EMERGES FROM THE MOSQUE. NGAOUNDÉRÉ, CAMEROON

(VIRGINIA H. DELANCEY, 2000)

11 Immediately, the parasol opened to protect him from the sun. Servants surrounded him holding spears as several men with shiny trumpets of about three meters in length pushed out short bursts of notes directed at the laamiiɗo’s head, employing their instruments to emulate the praise singing of a griot. The laamiiɗo raised his hands and uttered a prayer after which he washed his face with his hands, beseeching God’s mercy upon the community. After each prayer, he washed his face with his raised hands, an act repeated by other members of the community who were present, performing the Islamic prayer, or supplication to God, known as du‘a.

12 Step by step, the laamiiɗo approached the palace, slowly climbed the stairs to the palace entrance, and disappeared inside. The crowd, which had respectfully parted before him as he made his way to the palace, surged behind him and his servants. The laamiiɗo walked through the entrance into the first courtyard. He continued his stately pace across the courtyard and into a large earthen structure with a high thatched roof known as Jawleeru Njakmukon, or “The Room of the Three Portals”. Proceeding to the rear of the room, which functions as an audience hall as well as a distribution point within the greater architectural plan, he stopped before the large painted black field that covered the east wall. A servant quickly laid down carpets and skins upon which the laamiiɗo seated himself with help from another servant. The trumpeters pushed their instruments through the entrance of Jawleeru Njakmukon; the sounds of their

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instruments echoed and reverberated through the room. A griot to the right of the entrance shouted praises for the laamiiɗo in a loud voice. It seemed like utter chaos outside in the courtyard, but all was perfectly organized inside the audience hall.

FIG. 4. WHILE MUSICIANS PLAY IN THE COURTYARD, NOTABLES ENTER JAWEELERU NJAKMUKON TO PAY THEIR RESPECTS TO THE LAAMIIƊO. NGAOUNDÉRÉ, CAMEROON

(VIRGINIA H. DELANCEY, 2000)

13 A line of nobles formed in the courtyard who then paraded into Jawleeru Njakmukon, stopping one by one before the laamiiɗo. Each dropped to his knees to salute the laamiiɗo, raising their swords in the air and shaking them. They all then sat down to either side of their ruler, forming a “V” shape with the laamiiɗo at the apex. Occasionally the laamiiɗo would wash his face, presumably having uttered a prayer, though none could actually hear it. The deafening music continued. The rest of the assembly washed their face performing du‘a.

14 The laamiiɗo motioned to his servant the sarkin ‘ara, who helps him dress before each event and guards him during performances. The tall, muscular man knelt before the laamiiɗo receiving a message from him. Then the sarkin ‘ara stood and the music stopped. The silence was complete. The sarkin ‘ara’s voice rang out with the laamiiɗo’s message: all assembled were to reassemble at 4:00 pm when the laamiiɗo would reemerge to attend a celebration in the second courtyard of the palace. The music started again as the laamiiɗo stood. The assembly as a whole then rose to their feet and saluted their ruler with raised arms and oaths of allegiance. The laamiiɗo entered the private areas of the palace followed by a servant who had gathered all of his carpets and skins. It was almost 2:00 pm and the crowd quickly dispersed to find food before the afternoon’s activities began.

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Architectural Foci: The Palace and the Mosque

15 Having presented the events of Friday prayer and faada as I witnessed them, I now turn my attention to the buildings that bracket these rituals. The contemporary central mosque of Ngaoundéré is a large structure of reinforced concrete built in an international style that draws for inspiration upon Ottoman Imperial architecture filtered through the North African tradition, as evidenced by the large central dome and plan (see fig. 1). The plan consists of a rectangular prayer hall oriented perpendicular to the qibla and situated to the east of a large square courtyard surrounded by an arcade. The main entrance is on axis with and on the opposite side of the courtyard from the mihrab, with peripheral entrances on the north and south sides of the courtyard. A small portal in the north east corner is intended for the exclusive use of the laamiiɗo, permitting him to take a position at the head of the congregation after all others have already arrived. This mosque was constructed in 1983 by French architect Armand Salomon and financed by Alhaji Abbo, a wealthy merchant from Ngaoundéré (Archnet).

16 The current edifice suggests little of its predecessor other than marking the same topographical location. The building replaced by the contemporary mosque was constructed by the French colonial regime, most likely in the 1950s, as a pitched roof structure with a minaret and a mihrab on the eastern façade. The construction of mosques by the French in Cameroon was not a case unique to Ngaoundéré. Cities across the north were provided places for Muslim worship by the regime in an attempt to appear as the gracious paternalistic power. These gestures were reinforced by such actions as annual presentations of Qur’ans to northern rulers by local administrators. Cities such as Tignère and Galim still use these colonial structures, though a wealthy local merchant was in the process of expanding the original Galim construction in 2000.

17 French sponsorship of mosque-building programs across the north may also have been undertaken in a mistaken belief that the mosque formed the conceptual center of the city. By the time the French arrived in Ngaoundéré, the city focused conceptually more on the relationship between population and palace than on mosque per se (DeLancey 2005). The French emphasis on the mosque is most likely derived from Orientalist conceptions of the Islamic City formulated in North African contexts, which have in themselves been shown to be quite problematic by more recent scholarship. The concept of the Islamic City, and of the centrality of the mosque as a primary element, were championed early on by William Marçais (1928: 86-100) and later by his brother Georges Marçais (1945: 517-533). As Nezar AlSayyad (1991: 17) describes their project, however, “They chose not to confront the issue of what constitutes the essence of Islamic urban existence and instead concentrated their attention on documenting the physical manifestations of that existence”. Shirine Hamadeh (1992: 241-259) points out the North African policy of the French, also enacted in Ngaoundéré, of separating, and thus objectifying and freezing in time, the Islamic “traditional” city from the European “modern” city.

18 The colonial mosque in turn had replaced the original mosque of Ngaoundéré, constructed when the area was settled by the Fulɓe in the 1840s. In the absence of textual references or photographs, it is difficult to imagine the appearance of the original mosque. From the few photographs taken of 19th century mosques of the

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Sokoto Caliphate, we can assume that it originally appeared as a heavy rectilinear earthen structure surrounded by a low earthen wall (Moughtin 1985: 84-97; Dmochowski 1990: 2.1, 2.52). From the exterior, the mosque structure would loom over the low earthen walls, themselves broken only by the 3 or 4 entrance gates facing vaguely in the cardinal directions.

19 The mosque was, and still is, an area of restricted access. Only Muslims are permitted to pass within the confines of the mosque precinct. Prior to the 1950s, this restriction effectively limited access to the mosque to the Fulɓe, as well as the smaller populations of coreligionists of other cultures, such as Hausa and Kanuri. The majority population of the lamidat, the Mboum, did not convert to Islam in significant numbers until the middle of the twentieth century (Podlewski 1978: 107). It is currently unclear, however, if the restriction of access to the mosque dates to the colonial era, resulting from French policies that produced strict distinctions between colonial and colonized spaces in this and other parts of the Islamic World, or from a pre-colonial era with origins in a deeper, more culturally-bound source. The latter seems likely considering the long term Fulɓe use of Islam as a defining attribute of their cultural identity (Ver Eecke 1988: 310-322).

20 While discussing ritual topography, Victor Turner (1973: 207) broadly categorizes Islam, as opposed to ancestral cults and cults of the earth, as being characterized by rituals, “stressing the general good and inclusiveness…” He goes on to describe an expanded definition of community inherent in Islam and other universal religions, as opposed to the many more locally-defined religious beliefs common across Africa (ibid.: 207-208): “[…] individual responsibility is now extended from the domain of immediate kin and neighborhood relations in localized normative systems to that of the generic human ‘brother’ and the ‘neighbor’ who might be anyone in the wide world but whom one should ‘love’. The ‘other’ becomes a ‘brother’; specific siblingship is extended to all who share a system of beliefs. Yet despite this shift, the polar distinction between cultural domains of exclusivity and inclusivity remains. The first domain is topographically and geographically expressed in the focusing of religious activity on localized shrines, situated in churches, synagogues, temples, mosques, and meeting houses, which are themselves parts of bounded social fields and which may constitute units in hierarchical or segmentary politico-ritual structures.”

21 That is, while universal religions such as Islam express an expanded sense of community, local communities are still emphasized through local religious monuments. In the case of Ngaoundéré, the congregational mosque would represent the identity of the local Muslim community. For Turner, pilgrimage sites, such as the Ka’ba for example, represent a sense of greater belonging. Turner (ibid.: 219) later reminds one, however, that, “though pilgrimages strain, as it were, in the direction of universal communitas, they are still ultimately bounded by the structure of the religious systems within which they are generated and persist”. In other words, the sense of community enunciated by the congregational mosque of Ngaoundéré is proper only to the Muslim community. After the mosque was established, the palace of the laamiiɗo was built immediately to the west. A photo in an album from the Franco-German border commission of 1913 displays the remains of the original palace built by Ngaoundéré’s founder Ardo Njobdi.

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FIG. 5. PALACE OF ARDO NDJOBDI, NOW THE SITE OF THE GRAND MARCHÉ. NGAOUNDÉRÉ, CAMEROON. CA. 1835-1887

(“LA PLACE À NGAOUNDÉRÉ.” MISSION MOLL. 1905-1907. CONGO-CAMEROUN. ARCHIVES D’OUTRE MER, AIX-EN-PROVENCE, SÉRIES GÉO 8FI347)

22 A large area of this palace was enclosed within a high wall, pierced to the north by a tall, peaked entrance hall. It is uncertain, however, to what degree this photograph may reflect the original palace of Ardo Ndjobdi. Ndjobdi’s palace may have been destroyed during an attack by Ardo Hammadou Arnga Nya Mboula of Tibati in approximately 1858. Additionally, frequent repairs or revisions may have resulted by 1913 in a palace substantially different from Ndjobdi’s. Ndjobdi’s palace was later replaced in 1938 by a French-sponsored central market (Froelich 1954: 29). Nothing remains of Ardo Njobdi’s palace save the large tree which stood before the entrance, to which he tethered his cattle when the city was first founded in approximately 1835.

23 The contemporary palace was constructed in the late 19th century by Laamiiɗo Mohammadou Abbo (r. 1887-1901) to the east of the mosque (Hansen 1999: 351). Although much larger in area, the contemporary palace resembled its predecessor from the exterior until 1993.

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FIG. 6. ORIGINAL ENTRANCE TO THE PALACE OF LAAMIIDO MOHAMMADOU ABBO, DESTROYED IN 1993. NGAOUNDÉRÉ, CAMEROON. CA. 1887-1901

(“ENTRÉE DU TATA DU LAMIDO.” MISSION MOLL. 1905-1907. CONGO-CAMEROUN. ARCHIVES D’OUTRE MER, AIX-EN-PROVENCE, SÉRIES GÉO 8FI347)

24 Ngaoundéré in the pre-colonial era was a fairly wealthy lamidat, particularly due to extensive slave raiding to the east and south, and was also fairly autonomous due to its location at the southeastern limits of the Sokoto Caliphate. Mohammadou Abbo was the first of Ngaoundéré’s rulers to refuse to travel to Yola, the capital of the emirate, to receive official confirmation of his appointment. He sent tribute instead, paying lip service to the sovereignty of the emir of Yola (Mizon 1895: 69). The construction of a new palace at this time, complete with multiple sooros and high earthen walls, emphasized the increasing wealth and independence of Ngaoundéré at this particular moment just prior to the German colonial conquest in 1901.

25 The entrance, from historical images and descriptions, was the largest architectural composition in Ngaoundéré when it was constructed, both in terms of area as well as in terms of height. It was a large, earthen hall with a ceiling supported on nine pillars, the whole covered with a tall, thatched roof. The entrance and each of the pillars were covered with painted earthen bas-reliefs. Porches extended in front and in back of the main hall, each covered with low-hanging thatched eaves. The entire composition stressed grandeur while also preserving an air of secrecy and privacy through the impenetrability of the opaque materials and deep shadows cast.

26 Unfortunately, the entrance hall burned in 1993, and was subsequently replaced with a cement structure that was financed, like the mosque facing it, by the wealthy merchant Alhaji Abbo4.

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FIG. 7. CONTEMPORARY ENTRANCE, BUILT IN 1993, TO THE PALACE OF LAAMIIDO MOHAMMADOU ABBO, NGAOUNDÉRÉ, CAMEROON. 1993 BY ALHAJI ABBO

(MARK D. DELANCEY, 2000)

27 In contrast to its predecessor, the contemporary entrance presents an image of palace architecture that is much more in keeping with contemporary government buildings, most of which are in fact relics of the French colonial era (Hansen 1999: 357). It also creates a sense of visual unity with the mosque in its use of similar materials, forms, and colors.

28 This entrance is raised on a high plinth, accessed by a wide flight of stairs. A portico is set above the stairs with the central arch wider than the two arches on either side. The portico is surmounted by a pediment on which is emblazoned the name of the Lamidat. Behind the portico, the main hall is accessed by double doors flanked by two large windows to either side. The interior of the hall is a simple rectangular plan with two very slender columns to either side of the center as one passes through to the double doors opposite the entrance. This new entrance emphasizes associations with contemporary political power, the availability of the ruler, visual access, and modernity. All of these concepts are somewhat ironically belied by the peak of the tall thatched roof structure lying behind it which persists in peering over the roof of the entrance. The two represent the ironies and difficult issues facing a traditional ruler in contemporary society in northern Cameroon.

29 Like the mosque, access to the palace historically was restricted to particular populations. Only the ruler, his wives, his concubines, and the palace servants were allowed past the throne room into the private areas. Other than the ruler, these individuals were either female, and/or of Mboum ethnicity. Palace access was denied to male, Muslim Fulɓe ostensibly for fear that they might usurp the throne. Furthermore, those who built the palace were largely of Mboum heritage. The official responsible for all construction within the palace, and for ruling in the laamiiɗo’s place when he was either incapacitated or not present, is the kaygama Mboum. This title translates as “governor of the Mboum” and its possessor is the highest representative of the Mboum

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population of the lamidat at court. As the majority of the population allowed into the palace was Mboum, the language of the palace was predominately Mboum and all of its structures were, and still are, referred to by Mboum names. For instance, the name of the audience hall, njakmukon, is a compound Mboum term composed of njak, or “portal”, and mukon, or “three”. In essence, the palace represented the polar opposite of the mosque which lay just across a public square. While the population entering the mosque was restricted largely to Fulɓe ethnicity of Muslim faith, those entering the palace were largely of Mboum ethnicity and of non-Muslim faith.

30 In Turner’s earlier referenced division of religious faiths into those more universal as opposed to those more locally-defined, one may conceive of the palace as representing a belief system conforming to the latter category. In the African context, Turner (1973: 207) describes these belief systems as characterized by either “cults of the earth” and “fertility rituals retained in the control of indigenous priests”, or as “ancestral cults” and “political rituals organized by political leaders of conquering invaders”. The former category are more inclusive and enact on a local level the functions of the more universal religions, while the latter are more exclusive. Ironically, in the Ngaoundéré context, and I would argue across northern Cameroon at the very least, Islam takes on much of the character of Turner’s exclusive ancestral cults and political rituals organized by conquering invaders. The palace represents the fertility rituals of the Mboum referenced by Turner.

31 The ruler is himself a combination of the two communities. One of the requirements for mounting the throne is that the ruler be patrilinealy descended from a Fulɓe ruler of Ngaoundéré. At the same time, his mother must be Mboum, though in modern times this requirement has often been expanded to include any of the historically non- Muslim enslaved ethnicities incorporated into the lamidat (Hansen 2000: 96). In this manner, the laamiiɗo embodies in his very being the original treaty between these two populations. If he denigrates the Fulɓe, he denigrates his father’s people. If he mistreats the Mboum, he mistreats his mother’s people. All look up to him as their political leader and as the protector of their communities. In Turner’s terms, the laamiiɗo in many ways stands outside the bounds of the system set up by mosque and palace. As a representative of both, he is able to extend beyond the bounds defining each and bind them together into a coherent whole, occupying the intermediary void of the plaza.

Islamic Connotations

32 From a Fulɓe point of view, the arrangement of mosque and palace, and movement between the two, reflect a ritual repeated by rulers since the early Islamic period. At the same time that the laamiiɗo is placed into a dramatic relationship with his own community, he is placed into a lineage which stretches back to the origins of Islam.

33 Architectural definition of the ruler’s position in society is similarly based upon precedent. The direct connection between mosque and palace was made explicit in early Islamic communities, such as Kufa in contemporary southern Iraq, in which one was placed next to the other both for reasons of protecting the community treasury and for protecting the ruler by limiting his public exposure. This arrangement also emphasized the religious basis of political leadership. At Kufa, a door led from the governor’s palace to an area just to one side of the mihrab of the mosque (AlSayyad

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1991: 55-65; Djaït 1986). The return to the relationship of mosque and palace found in early Islamic centers such as Kufa is one element of a concerted program to conflate Fulɓe history and identity with that of the wider world of Islam (DeLancey 2005: 15-17), represented in more recent times by the construction of mosques that partake in a more pan-Islamic architectural idiom.

34 Debates over Fulɓe identity have been complex and center around attempting to identify a key group of traits called pulaaku, glossed usually as “Fulɓeness” (Eguchi & Azarya 1993). Pulaaku is usually understood to include such qualities as reserve, generosity, kindness, bravery, herdsmanship, and endurance. The concept of pulaaku has interacted for centuries, however, with the dictates of Islam. This is particularly striking in the context of sedentary Fulɓe, although it is also quite true of nomadic populations. In fact, sedentary Fulɓe often distinguish themselves from their nomadic brethren, perceived as uncouth and less trustworthy, as much through supposed adherence to the tenets of Islam as through permanent settlement (Ver Eecke 1988: 248-289, 1993: 139-61, 310-322; Hansen 2000: 103-110).

35 For Friday prayer, the laamiiɗo emerges from his palace at the appointed time to enter the mosque and perform his prayer. In doing so, he passes from a state of ritual impurity in his daily life to a state of ritual purity within the mosque. He also removes himself from the privacy of his palace, protected by a mazelike configuration of spaces, guards, and other devices, and unites with his people in a public arena for this brief period of time. The ruler emerges from his obscurity and the mystery, engendered by the 30 foots high walls around the palace, to publicly reveal his reverence, health, and humanity.

36 We might also characterize the ruler’s experience in the mosque, in Turner’s terms, as a liminal one. Turner, following the work of anthropologist van Gennep, characterized the visitation of pilgrimage shrines as rites of passage that could be broken down into three essential stages: separation, margin or limen, and reaggregation. The liminal stage constitutes a point at which the normal social order of the preliminal stage is overturned leading, in the pilgrimage context, to an imposition of a new state of communitas (Turner 1973: 213-214). Communitas is defined as, “a spontaneously generated relationship between leveled and equal total and individuated human beings, stripped of structural attributes…” (ibid.: 216). In the reaggregation stage, one returns to the point of origin a changed individual.

37 An important distinction of pilgrimage sites defined by Turner is that they be peripheral to normal life. They are normally located in isolated or out-of-the-way places that forces one to journey to them. The ritualized journey is important as it constitutes a crucial element of leaving behind the old social order. While one might argue that this factor negates the value of Turner’s model for this essay, in fact, it further illuminates the discussion in two important ways. First, ritual and fanfare has in effect turned a weekly occurrence into a unique event heavily impregnated with meaning and repeated anew each time. It is as if the intensity of meaning has turned the short distance into a reference to a much longer journey. Second, the congregational mosque can be considered peripheral to the palace. As originally planned, the urban center of Ngaoundéré was the palace of the laamiiɗo, not the mosque (DeLancey 2005: 3). The struggle to maintain the centrality of the palace, or one might alternatively read this as the relevance of the position of the laamiiɗo, is an important contemporary issue in an era of multi-party politics and rapid urban

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growth. Thus, Turner’s concept of the pilgrimage as an intentional journey to a peripheral location is conceptually applicable to the rituals of the laamiiɗo of Ngaoundéré’s Friday prayer and faada.

38 One might argue that the Friday prayer in Ngaoundéré resembles a pilgrimage more closely in part due to the dictates of the Maliki school of law, followed throughout west and north Africa. Maliki law, in contrast for example to Hanafi law, emphasizes the need for the Muslim population to pray at a single location. Exceptions may be made, for example, for particularly large populations or natural features which make such a requirement impractical, but in general all are expected to congregate at the same mosque for Friday prayer. Thus the flood of people from around Ngaoundéré to attend the Friday prayer resembles the movements of masses of people toward a single location that typifies a pilgrimage.

39 The length of time that the laamiiɗo spends in the mosque surpasses that of all others. He must exceed the community because his role is to represent it before God. A key qualification of a ruler in the Sokoto Caliphate is devotion. Lack of devotion is, at least theoretically, grounds for removal from office by the community (Hansen 2000: 114-115). Thus, at least the outward appearance of devotion through regular attendance and lengthy meditation at Friday prayer is essential to the position. The importance of this aspect of leadership was emphasized to me by the laamiiɗo of Banyo who pointed out that he was one of the rare rulers who attended daily prayer at the congregational mosque, as opposed to a more ritualized presence at Friday Prayer. While this ruler clearly emphasized Islamic piety as a pillar of his right to rule, his practice likewise calls into question the degree to which older models of rulership enshrouded in secrecy and based in political control have given way to new models focused on visibility, the cult of the public persona, and a role as cultural and moral guardian (Warnier 1993: 303; Hansen 2000: 84-115).

40 During the celebrations attendant to the laamiiɗo’s exiting of the mosque and returning to his palace, the people call out praises and pledge their allegiance to him. As the laamiiɗo returns to the palace he retreats from the public sphere into seclusion. It is almost as if he takes holiness, if one can conceive of it as an objectified substance, from the mosque back to the palace with him; as if he had been spiritually “recharged” in the public sphere.

41 In fact, one might argue that holiness is frequently objectified as the objects or materials with which a pilgrim returns home from a shrine. More than just tourist tokens, these objects allow the pilgrim to return at will to the pilgrimage center. At times, a conscious effort is made not only to return with reminders of the pilgrimage, but indeed to recreate a sense of the pilgrimage center at home. It is in this sense that we can understand the introduction of a courtyard in the Sankore Mosque of Timbuktu with exactly the same dimensions as the Ka’ba as measured by the patron, Qadi al-Aqib, during the hajj in 1581 (Prussin 1986: 149). Closer to the focus of this study, the Kano Chronicle recounts the story of what brought the itinerant scholar and adviser to kings of the western Sudan Abd al-Rahman al-Maghili to Kano, Nigeria: “There is a story that the Prophet appeared to Abdu Rahaman in a dream and said to him, ‘Get up and go west and establish Islam’. Abdu Rahaman got up and took a handful of soil of Medina, and put it in a cloth and brought it to Hausaland. Whenever he came to a town, he took a handful of the soil of the country and put it beside that of Medina. If they did not correspond he passed that town. So he journeyed until he came to Kano. And when he compared the soil of Kano with

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Medina soil they resembled one another and became as one soil. So he said, ‘This is the country that I saw in my dream’”.(Palmer 1908: 77)

42 Thus, as with Turner’s concept of pilgrimage, Friday Prayer becomes in the Ngaoundéré context a means of extending a sense of the sacred from the religious center of the mosque.

43 During the transition between mosque and palace, in the physical void of the plaza, the laamiiɗo is also at the height of his symbolic uniting of the two, making the relationships between them palpable. One might regard the ruler at exactly this moment as defining the identity of Ngaoundéré to the fullest. In this sense, we can relate his almost tangible investment with meaning to the physicality of communitas commonly felt by pilgrims as described by Turner (1973: 218). The laamiiɗo is returning from the mosque wherein he has been brought back to the level of the rest of humanity, i.e. into a sense of communitas. He is entering into that stage which Turner would define as reaggregation in that he is returning to his palace a changed man. It is ironic, however, that his reaggregation results, in essence, in his seclusion in a new environment, that is in the palace. The virtual imprisonment of rulers in their palaces has been noted by art historian Suzanne Blier (1998: 28-29) as one of the central ironies of African kingship. The liminal state places the ruler in maximal contact with the population, while his reaggregation reimposes solitary confinement.

44 The people continue to show their support by following the laamiiɗo into his palace and pledging their allegiance to him. They do so not of their own power, however, but rather at the invitation of the ruler. As the laamiiɗo transgressed, both physically and spiritually, the liminal point of the palace entrance to approach the populace, so too does the populace cross the boundary of the palace walls when they approach the ruler in return. Just as the ruler brought the gift of his spiritual purity and his special connection with God to the population, the population also brings the gift of their continued support and honor to the laamiiɗo. They come to greet the ruler in his palace, penetrating its outer boundaries and entering into its mysteries.

Mboum Perspectives

45 The Islamic rituals just described can also be reinterpreted through an Mboum lens that gives them a more specific meaning in the Ngaoundéré context. For example, the practice of du’a recreated, in Islamic terms, the blessing of the community with millet beer by the traditional Mboum ruler, or bellaka, during the harvest festival known as mborianha. On the second day of this three-day festival, as described by the French colonial administrator Jean-Claude Froelich, the bellaka sprinkled millet beer over the assembled people and lands to promote fertility and success for both (Froelich 1959: 106). One is reminded here of Turner’s broad grouping of locally-defined religious beliefs into those that emphasize ancestry as opposed to those that emphasize fertility. In this case, the mborianha ceremony focuses specifically on the fertility of the land and of the population.

46 Much like faada and the proclaiming of du’a, the mborianha ceremony took place almost exclusively inside or directly in front of the bellaka’s palace. In this ceremony, millet beer served as a medium of spiritual power. Millet beer serves this ritual role much as palm wine frequently does in areas to the south where the appropriate tree grows. Jean-Pierre Warnier has suggested reading the ruler in the Cameroon grasslands

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as a container, or a pot-king as he terms it, for life essence that may be shared in a variety of ways including by spitting palm wine over a ruler’s subjects (Warnier 1993: 308, 2007: 25-30, 163-165). In the Mankon kingdom in the grasslands, the ruler as container is refilled annually through visitation of the graves of royal ancestors (ibid.: 2007: 205). This conception of the king is of particular interest as an instance of potential cultural continuity between the Cameroon grasslands and the Adamawa highlands. Continuities can perhaps also be seen architecturally in the tall peaked roofs defining circular forms above cube-shaped rooms that are characteristic of both of these regions. Indeed, many of the various populations now inhabiting the grasslands, excluding the Bali-Tchamba, ultimately trace their origins to the Mboum. The degree to which these populations are actually connected historically, however, is a debated topic in scholarly circles (Mohammadou 1990; Zeitlyn 1995: 99-104). Nevertheless, if one conceives of the bellaka along the same lines as the grasslands ruler, one obtains much the same conception as the Islamic ruler recharged with holiness in the mosque who entreats blessings upon the community from his privileged position.

47 It is also clear that it was the bellaka who held a spiritual position between God and the population, much as seems to be the case with the laamiiɗo of Ngaoundéré, and that his benedictions and prayers to God on behalf of his community were especially sought and appreciated. The mborianha ceremony became obsolete after the conversion of the bellaka to Islam in the 1950s. Purification with millet beer, or washing the face with blessings, illustrates the melding of different traditions in the Islamic context. Through the religious ritual of du’a, the laamiiɗo represents the joining of the Fulɓe and Mboum communities, and their leadership as one individual.

48 Another similarity between Mboum and Islamic ritual practice is the eastward direction of prayer. According to Froelich, prayer to the supreme deity in the Mboum religion was directed toward the east (Froelich 1959: 109). One assumes, considering the emphasis on fertility aforementioned, that this orientation focused on the empowering forces of the sun but this has not been clarified through any known research. Similarly, the qibla from northern Cameroon is east-northeast. Thus, prayer in the mosque would echo that of the Mboum to the supreme deity. At Ngaoundéré, such prayer would furthermore be oriented in the direction of the palace, following its construction on the contemporary site in the late nineteenth century by Laamiiɗo Mohammadou Abbo. It is even possible that one of the primary reasons for relocating the palace to this specific location was to further draw together the population through ritual, particularly in the late nineteenth century when Ngaoundéré was asserting its local authority and therefore desirous of defining a stronger sense of local identity.

49 The continued viability of Mboum beliefs and traditions, despite the conquest of Islam, is further represented in the protection of the palace by the court “sorcerer”, or boka, while the laamiiɗo is at prayer.

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FIG. 8. THE BOKA, OR ROYAL “SORCERER”, POSES DRAMATICALLY FOR A PORTRAIT. DURING PROCESSIONS HE MAY FREQUENTLY DRAW A DAGGER ACROSS HIS TONGUE OR ABDOMEN, AS IN THIS IMAGE, TO SUGGEST HIS IMPERVIOUSNESS TO WEAPONS AND THE PROTECTION HE AFFORDS THE RULER, NGAOUNDÉRÉ, CAMEROON

(VIRGINIA H. DELANCEY, 2000)

50 The boka’s knowledge and power derive from an indigenous, non-Islamic Mboum tradition5. The spiritual forces which support the ruler, therefore, are of both Islamic and Mboum origin. One might speculate that the locus of each is graphically illustrated at exactly the moment when the “sorcerer” protects the palace while the ruler is in the mosque attending Friday prayer. That is, the power of the Fulɓe and Islam is found in the mosque, while the power of the Mboum is found in the palace.

51 The cross-fertilization of the two is realized as the ruler leaves the mosque to return to his palace. As noted previously, it is at this point that in an Islamic Fulɓe sense one can talk of reaggregation in Turner’s terms. In Mboum terms, one can perceive a transferal of devotion from mosque to ruler. The assembled population have left the mosque and follow the ruler back to his palace receiving benedictions from him. They are invited into his palace wherein they are likewise reinvested with a larger sense of communitas that may not include the wider world of Islam, but does include the entirety of the population of Ngaoundéré.

52 ❖

53 The weekly journey taken by the laamiiɗo between the palace and the mosque represents an essential function of his position in society as a religious leader. This role is even more pronounced after the usurpation of his more secular roles by the colonial and independent governments. The laamiiɗo remains vital for the community in a ritual and moral sense. He represents the history of the state, its basis in Islamic tradition, and the unification of the Fulɓe and Mboum cultures. This continued relevance is particularly true following the massive influx of emigrants from other

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parts of the country after completion of the Transcameroonian Railway in 1973, whose northern terminus is in Ngaoundéré.

54 What at first sight seems to be a ritual practice associated with congregational prayer common throughout the Islamic world, albeit with added fanfare, is given new meaning through local history, a multicultural environment, and the specific termini of the ritual. Although the ruler ostensibly must arrive at prayer at the appropriate moment, the grandeur of his entrance after the entire population has already assembled creates the illusion that prayer awaits the arrival of the laamiiɗo. Thus, the effect of this grand ritual displacement of the laamiiɗo is to shift the focus from the Friday prayer to the ruler’s movement. This movement is inflected with meaning by the termini: the mosque, representing the hegemonic pastoral Fulɓe Muslims, and the palace, representing the indigenous agricultural historically non-Muslim Mboum.

55 In fact, the deflection of primary focus to the laamiiɗo is more than just a tactic to emphasize the ruler’s grandeur in a generic sense. Instead, this focus becomes a tool emphasizing societal cohesiveness and integration of the two principle monuments of palace and mosque. It is the inflecting of the universalizing and exclusive Islam with a local Mboum religious experience to create a more inclusive whole. Turner’s assignments of exclusive and inclusive are reassigned in the interest of creating a group identity that supersedes the boundaries, physical or social, of either.

56 Not only is attention deflected from Friday prayer to the laamiiɗo, but also from the architecture which defines the ritual space. The endpoints of the pilgrimage become less important than the pilgrim and the act of pilgrimage. The architecture fades somewhat to become the fabric against which ritual plays out, only coming into focus when the laamiiɗo vacates the space. There are moments in the ritual when this becomes possible, as when the ruler enters the mosque for prayer or when he renters the palace after prayer. But it is truly only after the ritual is over, everyone has returned home, the dust has settled and noise quieted that one can return to focus exclusively on architecture.

57 Ritual and architecture, however, should never be considered as semiotically stagnant. Meanings of both shift over time and indeed with each enacting of the ritual. Relevant factors in the shifting meanings of the rituals of Friday prayer and faada include: the massive conversion of the Mboum population to Islam in the 1950s, the construction of the contemporary mosque in a pan-Islamic idiom, funded by a wealthy merchant who also funded the construction of the new entrance to the palace of laamiiɗo, and the demographic surpassing of the Mboum and Fulɓe population by other ethnic and cultural groups in the last three decades. In the contemporary period, however, the laamiiɗo’s passage between palace and mosque every Friday continues to serve its primary function of representing the collective identity of the two most historically important populations of Ngaoundéré whose union has contributed to the emergence of a unique local culture.

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WHITTING, C. E. J. 1979 – “Adamawa”, in Encyclopaedia of Islam (New Edition, vol I., Leiden: E. J. Brill): 180.

ZEITLYN, D. 1995 – “Eldridge Mohammadou on Tikar Origins”, Journal of the Anthropological Society of Oxford 26 (1): 99-104.

ZOUBKO, G. 1996 – Dictionnaire peul-français (Senri Ethnological Reports, 4, Osaka: National Museum of Ethnology).

NOTES

1. Thanks to Laamiiɗo Mohammadou Hayatou Issa, the University of Ngaoundéré, and the people of Ngaoundéré for hosting me. Thanks to Virginia DeLancey for use of her images. This article has benefited from a DePaul University Research Council Paid Leave and a Visiting Scholar Appointment at Northwestern University. The material for this article was first presented in 2005 at the College Art Association 93rd Annual Conference in Atlanta, GA as part of the “Islamic Art and the Rest of the World, Part 1”, panel chaired by Oleg Grabar and Eva Hoffman. 2. The name of this particular ethnic group poses many problems for scholars in part because of their widespread settlement and in part because of the language, Fulfulde, itself. To treat the latter first, the term Fulɓe is actually a plural term. The term for a single individual of this ethnicity is Pullo. Thus it technically makes little sense to refer to a Fulɓe individual, which I nevertheless do for the sake of simplicity. The second major difficulty in dealing with nomenclature is that there are actually a wide variety of names that are used to refer to the Fulɓe. These terms are usually versions of the Fulɓe autonym, in either its singular or plural form, as interpreted through the languages of surrounding populations. Therefore, the terms used to refer

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popularly to the Fulɓe depend on where and with whom they live. These terms include Fulani, Fula, Fellata, Peul, Haal-Pulaaren, and others. Fulɓe is the autonym widely used by Eastern Fulɓe groups, which would include the entire area being considered in this essay, and is therefore most appropriate from the standpoint of this author. The orthography employed in this article follows the conventions established by UNESCO in Bamako in 1966 for the transliteration of Fulfulde terms. The “ɓ” is an implosive “b” sound, while “ɗ” denotes an implosive “d” sound. 3. Laamiiɗo, usually glossed as “emir”, literally translates as “ruler”. Until the early 20th century, the rulers of the lamidats of northern Cameroon were known by the less distinguished title of ardo. Simply meaning “leader”, ardo is derived from semi-nomadic Fulɓe culture in which the leader of a transhumant group would be referred to by this title. It is only in the twentieth century after the colonial conquest that rulers in northern Cameroon began to adopt the more prestigious title of laamiiɗo (D ELANCEY 2012: 175). 4. On the shifting of the palace within the urban fabric, please see DELANCEY (2005: 3-21). On the arson of the entrance to the palace of Ngaoundéré, please see HANSEN (2000: 159-160). 5. The term boka is of Hausa origin. According to G. P. BARGERY (1934: 117) it may be defined as “A soothsayer; wizard; quack doctor”. One assumes that the last definition displays an element of British prejudice. The term’s common characterization as “sorcerer” might be taken to indicate the predominate pejorative Muslim as well as Western view of those who are versed in spiritual practices of indigenous origin, whether Hausa or Mboum as in the present case. Scholars have largely found themselves at a loss for an appropriate term, which has no pejorative connotations, to describe such individuals. J. JERSTAD and L. HOLTEDAHL (1994) interpret the term as “Minister of Magic”, choosing to emphasize the official role of this individual in court ritual. The boka is recorded in this film while protecting the laamiiɗo as he exits the palace on horseback. The boka attempts to view the identities of sorcerers who might attack the ruler, while also protecting the laamiiɗo’s body from physical harm.

ABSTRACTS

Entre la mosquée et le palace. Définir l'identité à travers les rituels Ngaoundéré This article examines the relationship of architecture and ritual practice during Friday Prayer in the northern Cameroonian city of Ngaoundéré. Every Friday, the ruler of Ngaoundéré, a sub- emirate of the Sokoto Caliphate in contemporary Cameroon, makes his way at the appointed hour across the public square that lies before his palace to lead prayer in the central mosque. Following the prayer, the ruler returns to the palace surrounded by great fanfare and pageantry after which he receives the assembled nobility for a council meeting. The mosque and the palace which physically bracket these weekly ceremonies represent the principal populations of Ngaoundéré—the formerly nomadic, pastoral, Muslim Fulɓe and the sedentary, agricultural, non-Muslim Mboum. The connection of mosque to palace through ritual reflects the role of the

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ruler as unifier of the populations represented by these monuments, and as the fulcrum for the construction of a unique local identity.

Résumé Cet article examine la relation entre l’architecture et la pratique rituelle pendant la prière du vendredi dans la ville nord-camerounaise de Ngaoundéré. Chaque vendredi, le souverain de Ngaoundéré, un sous-émirat du califat de Sokoto dans le Cameroun contemporain, traverse à l’heure dite la place publique qui se trouve devant son palais pour diriger la prière dans la mosquée centrale. Après la prière, le souverain retourne au palais entouré de la fanfare et de l’apparat, puis reçoit les notables réunis pour une réunion du conseil. La mosquée et le palais qui encadrent physiquement ces cérémonies hebdomadaires représentent les principales populations de Ngaoundéré — les ex-nomades, les pasteurs, les musulmans fulɓe et les sédentaires, agricoles, non musulmans mboum. Le lien de la mosquée au palais, à travers le rituel, reflète le rôle du souverain comme consolidateur des populations représentées par ces monuments, et comme point d’appui pour la construction d’une identité locale unique.

INDEX

Mots-clés: Cameroun, Foulbé, Mboum, architecture, islam, mosquée, palais Keywords: Cameroon, Fulbe, Mbum, Architecture, Islam, Mosque, Palace

AUTHOR

MARK DIKE DELANCEY Department of History of Art and Architecture, DePaul University, Chicago.

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Analyses et comptes rendus

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Ahipeaud, Martial Joseph. – Côte d’Ivoire : entre barbarie et démocratie

Elieth P. Eyebiyi

RÉFÉRENCE

AHIPEAUD, Martial Joseph. – Côte d’Ivoire : entre barbarie et démocratie. La roue tourne. Abidjan, Les éditions du CERAP, 2010, 208 p., bibl.

1 Cet essai participe d’une histoire politique lucide de la Côte-d’Ivoire, de l’époque coloniale à la modernité, en analysant l’État postcolonial patrimonial africain à la lumière du cas ivoirien, autrefois modèle adulé mais aujourd’hui en déconfiture.

2 Dans la première partie, Martial J. Ahipeaud montre comment le colonisateur a décidé de faire du territoire des « Mal Gens » (p. 23) l’épicentre de son action politique dans la région mais aussi et surtout son fournisseur en matières premières agricoles. La deuxième partie explore la crise économique, politique et idéologique de la fin des années 1980 comme crise de transition de la société politique ivoirienne. La dernière partie s’attache à lire à partir du concept d’« ivoirité », artefact concret de la barbarie, la marche contemporaine de la Côte-d’Ivoire, tout en interrogeant les conditions tactiques pour l’avènement d’une démocratie participative. Dans la Côte-d’Ivoire coloniale, les paysans ont pu rapidement se constituer en une force syndicale (Syndicat des agriculteurs africains) puis politique (PDCI-RDA) sous l’aile des communistes français. Menés par Houphouët Boigny, ils ont pu obtenir le droit à la parole dans l’arène politique face au colonisateur et fédérer les autres couches sociales. Sicertains historiens désuets ont proclamé l’inexistence de l’État en tant que structure sociale et institutionnelle, du moins avant l’arrivée du colonisateur, les résistances des peuples ivoiriens traduisent l’existence d’un idéal d’organisation au nom duquel ils ont lutté contre le colonisateur et pour lequel ils ont mis leurs vies en jeu. La brutalité des répressions coloniales (p. 110) confirme si besoin est l’existence d’un certain degré d’organisation face à une oppression étrangère disproportionnée. La pacification de la Côte-d’Ivoire a connu trois actes : deux sanglantes répressions de la part du

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colonisateur, puis une épuration menée par le leader local Houphouët Boigny. Fin tacticien et stratège politique, il a pu contenir ses adversaires et les éliminer politiquement, voire physiquement dans une logique de « disparition non élucidée » (p. 115) tout en apparaissant drapé des oripeaux d’un ange soumis à la France dont la férocité l’a fait abdiquer.

3 Le réflexe de survie du « Vieux » et son choix de préserver son peuple vont rapidement se transformer en une obsession à garder le pouvoir, autorisant des extrémités que connaitront successivement tous ses adversaires. En quelques décennies, il réalise « le miracle ivoirien » (p. 57) : il fait de son pays un exemple à succès du modèle économique néocolonial en le spécialisant dans l’exportation du café et du cacao vers la métropole française. Pour réussir il n’hésite pas à « importer » massivement des travailleurs du nord du pays, mais aussi et surtout de la Haute Volta, ce qui accentuera les contradictions anthropologiques voire ethniques (p. 75), préparant les futurs débats sur l’ethnicité. Seul timonier à bord, Houphouët, redoutable animal politique, pouvait administrer la paix et les coups tout en redistribuant les ressources économiques incommensurables générées par la rente du café et du cacao. Bien qu’inscrite dans le cercle vicieux de la dépendance qui consistait à accroître la production agricole pour financer les exportations (p. 76), la Côte-d’Ivoire contemporaine est née en tant qu’État moderne. Pourtant elle portait en elle les faiblesses de sa dépendance structurelle (p. 78) à l’extraversion économique et à l’agriculture extensive de la culture du cacao et du café et ceci influera dès les crises des années 1980 le modèle politique en place.

4 Inspiré par sa nature néo-patrimoniale et néocoloniale, le système politique ivoirien était mis au service des intérêts économiques de la Métropole et à l’interne, les dirigeants locaux ont assis leur légitimité sur le transfert des surplus aux divers groupes sociaux sans tenir compte de l’état de la productivité (p. 83 sq.). Ceci favorisera l’enrichissement illicite des leaders de la classe moyenne nouvellement constituée et tenant les ficelles des régies et sociétés d’État. La montée en puissance du clientélisme à cercles concentriques incitera l’État à prendre dès 1977 une loi anticorruption et à épingler au nombre des élites de cette bourgeoisie nouvelle, le futur successeur d’Houphouët, Henri Konan Bédié.

5 La chute des cours du café et du cacao à la fin des années 1980 et les répercussions des programmes d’ajustement structurels vont occasionner la chute structurelle du système et remettre en cause l’ordre politique puisque le parti unique, parti-État, s’est étouffé lui-même en vassalisant les cadres et en abêtissant les intellectuels (p. 134). L’auteur précise qu’il en est issu l’affirmation d’un « ultra nationalisme débridé doublé d’un stalinisme de mauvais goût » appliqué sous le vocable de « patriotisme » (p. 98), libérant les vieux démons. Lorsque le monarque disparaît en 1993, Bédié appuyé par la France effectue son raid à la télévision nationale pour prendre le pouvoir (p. 118), aplanit les dissensions internes au clan Baoulé et s’attache à démanteler l’aile militaire du clan de l’Ouest menée par Robert Gueï. Allié avec Bédié, le leader d’opposition de l’Ouest qu’est Gbagbo conduit à la confrontation les deux tendances internes au PDCI ; puis il réussit à opposer Bédié et Ouattara, réformateur économique à succès et leader du clan du Nord. Dans une « dynamique politique de la succession monarchiste clanique antidémocratique » (p. 118), Gbagbo sort grandi de ces contestations et surfe sur le discours ultranationaliste en arrivant au pouvoir en 2000. Le volcan est entré en éruption et installe le pays des « Mal gens » exemple de stabilité pendant le règne trentenaire de Houphouët dans une série de turpitudes : la mort de Gueï, le charnier de

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Yopougon, la rébellion des Forces nouvelles, la partition de fait du pays, la non- organisation des élections par Gbagbo pendant cinq ans, les multiples séries d’Accords de paix à Marcoussis, Accra, etc., et surtout Ouagadougou.

6 Déchirés par une implacable lutte pour le contrôle des richesses (p. 108), les héritiers n’ont pas su préserver le legs du vieux Houphouët Boigny. Une frange de la classe politique ivoirienne a décidé de cultiver le néopatrimonialisme sur le terreau de l’ivoirité populiste et de l’assaisonner avec des dérives antidémocratiques sans nom, ignorant les évolutions du contexte politique et social induites par la démocratisation.

7 Au moment où ce livre était écrit, l’auteur n’avait sans doute jamais imaginé le rocambolesque scénario qui se joue actuellement : le refus du président Laurent Gbagbo de céder les clés du palais de la présidence à son éternel challenger démocratiquement élu, Alassane Ouattara estampillé « étranger » et « non ivoirien ». La Côte-d’Ivoire représente aujourd’hui un cas unique dans la gestion des contentieux postélectoraux et pose un cas de conscience tant à l’idéologie démocratique qu’à la communauté internationale, chantre de la démocratie.

8 L’ouvrage d’Ahipeaud prend alors tout son sens : éclairer le présent avec le passé mais faire de l’avenir un destin malléable à la lumière du présent. Les Ivoiriens ont leur destin en mains mais semble t-il, les politiques ne l’ont pas encore compris ou ne veulent pas clore la parenthèse barbaresque. Au terme d’une analyse froide et ambitieuse étoffée par l’invocation de cas empiriques précis, Martial Joseph Ahipeaud ne croyait pas si bien dire, la Côte-d’Ivoire contemporaine se trouve encore « Entre barbarie et démocratie ».

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Arborio, Sophie. – Épilepsie et exclusion sociale

Yvan Droz

RÉFÉRENCE

ARBORIO, Sophie. – Épilepsie et exclusion sociale : de l’Europe à l’Afrique de l’Ouest. Paris, Karthala-IRD, 2009, 383 p., bibl.

1 Riche ouvrage que cette copublication entre Karthala et l’IRD. Il fourmille de détails sur les représentations et les pratiques sociales bambaras associées à l’épilepsie, ce fameux kirikirimasien qui suscite la peur et l’effroi dans les représentations sociales, mais qui engendre des pratiques de protection et d’inclusion au sein du groupe de parenté ; comme si la peur de l’inconnu des représentations cédait le pas devant la compassion face au malheur qui frappe le malade.

2 L’ouvrage s’ouvre sur une synthèse des conceptions de l’épilepsie en Occident qui présente, dans une perspective historique, les étiologies successives – populaires et médicales – de cette affection. Il dresse ensuite le contexte malien où s’est déroulée la recherche de terrain de l’auteure. L’on y découvre l’enchevêtrement des trois courants qui participent à la conception actuelle de ce mal en milieu bambara : l’univers « traditionnel » des représentations de la maladie, les influences coraniques et plus largement musulmanes, ainsi que la gestion coloniale du traitement des épidémies, avec ses influences hygiénistes. Le programme de recherche interdisciplinaire dans lequel l’auteure a conduit son étude est alors décrit : le Programme épilepsie et onchocercose au Mali (PEOM). Celui-ci étudiait d’éventuelles relations entre ces deux maladies, qui s’avérèrent inexistantes… ce qui est déjà un résultat en soi. Les conditions de l’enquête anthropologique sont ainsi décrites minutieusement en relation avec le programme de recherche.

3 Le chapitre suivant traite des conceptions populaires de cette affection. On y découvre toute la complexité des représentations de cette maladie de l’oiseau, de Dieu ou provenant des forces occultes qui renvoie aux trois conceptions de la maladie que

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l’auteure évoquait. Sophie Arborio décrit minutieusement les différentes étiologies que l’on prête à cette affection, les modes de transmission supposés et les traitements pratiqués. On remarque alors la finesse des descriptions et du cadre d’analyse contextualisé qui distingue les représentations du malade, de ses proches, des « guérisseurs », des voisins et des gens. C’est sans doute une des qualités de ce travail que de distinguer ces multiples perceptions contextuelles ou temporelles et de les documenter avec une grande précision. L’auteure souligne ainsi l’importance de la narration et de la construction du récit des origines du mal, reprenant ainsi – fort à propos – les apports de l’anthropologie de la maladie africaniste francophone, curieusement silencieuse depuis plusieurs décennies. L’histoire personnelle du malade, les événements fondateurs de la maladie, les possibles transgressions sociales, l’hérédité supposée, les « diables », la souillure apparaissent alors dans toutes leurs dimensions pour dresser un tableau fort complet des conceptions locales de cette affection.

4 Les formes de prise en charge du malade sont ensuite présentées dans un long chapitre. L’on y apprend – sans surprise – que la biomédecine est absente du milieu rural bambara étudié, pourtant proche de la capitale. La médication proposée dans les centres de santé est inadéquate ou absente et le personnel médical, comme tout un chacun, mêle les représentations biomédicales et locales. Les infirmiers changent de registre d’interprétation selon le contexte où ils opèrent, tout comme les malades et leur entourage. La perspective pragmatique – qui n’est pas une particularité de l’épilepsie – de la quête d’un traitement efficace est alors fort bien évoquée. L’auteure présente quelques itinéraires thérapeutiques qui soulignent bien qu’il s’agit en priorité de soulager le malade, indépendamment de l’univers thérapeutique donnant un sens aux traitements proposés : le malade et son entourage « font feu de tous bois » pour tenter de limiter les crises au meilleur coût. Ils évaluent les différents recours thérapeutiques et « choisissent » celui qui parvient à rendre un semblant de normalité à la personne souffrante.

5 C’est là un des résultats importants de cette recherche que de montrer la logique « rationnelle » qui préside aux itinéraires thérapeutiques et de souligner que les univers d’interprétation du mal ne sont pas toujours, voire rarement, en adéquation avec le traitement. Ainsi, l’étiologie de l’épilepsie peut provenir d’une interprétation « coranique » et recourir à un traitement « traditionnel » ou biomédical, sans que cela ne suscite de question quant à la cohérence des pratiques et des représentations. On le voit, face au désarroi que suscite le mal, la quête de sens – peut-être trop souvent convoquée par l’anthropologie de la maladie – apparaît parfois secondaire et seul importe l’apaisement des symptômes. Le relatif bien-être de la personne souffrante et de son entourage dicte donc les recours thérapeutiques, sans qu’une récurrence systématique apparaisse. Ici, comme ailleurs, l’incohérence des pratiques et des représentations paraît bien plus fréquente que le laissent entendre certaines interprétations totalisantes des pratiques thérapeutiques. Sophie Arborio souligne, fort à propos, cette logique fondamentale des pratiques sociales : incohérence et pragmatisme.

6 L’ouvrage se conclut sur un cinquième chapitre quelque peu étonnant. Les résultats du programme de recherche interdisciplinaire y sont présentés, comme s’il s’agissait d’un rapport de fin de mission. Celui-ci souligne l’efficacité de la médication biomédicale et les transformations de la vie des malades et de leur entourage qu’elle suscite : il s’agit

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bien d’une révolution pour les malades et leurs proches qui réapprennent à considérer la vie quotidienne sans être hantés par l’apparition toujours possible d’une crise. Les épileptiques retrouvent alors une forme de normalité : retour au travail des champs pour les hommes, réapparition sur les marchés locaux pour les femmes, épousailles et participation à la vie communautaire reprennent donc. Sophie Arborio souligne que cette rémission ne modifie pourtant pas les interprétations étiologiques qui participent des univers de sens locaux ou coraniques. Cela montre, une nouvelle fois, que la pratique thérapeutique est relativement indépendante des représentations étiologiques.

7 La dernière partie du chapitre, intitulé prosaïquement « perspectives actuelles et futures », revient sur certains éléments de l’analyse proposée par l’auteure. Elle y développe quelques considérations sur la « tradition », la mission de l’anthropologie ou la « variation » des pratiques thérapeutiques. Le chapitre se conclut sur une réflexion rapide sur les conditions nécessaires à la pratique de l’interdisciplinarité à partir de l’exemple du programme de recherches auquel Sophie Arborio a participé. On le voit, le caractère quelque peu mosaïque de ce dernier chapitre déroute le lecteur qui ne perçoit pas toujours le lien avec le reste de l’ouvrage. Tout se passe comme si l’auteure avait tenté d’intégrer les conclusions de sa thèse à celles d’un rapport de recherche, sans que le résultat ne soit convaincant. On regrettera donc l’absence d’une conclusion qui aurait pu reprendre les principaux résultats de cette recherche et les intégrer dans une synthèse finale. Dommage ! L’auteure avait pourtant tous les éléments pour conclure ainsi sa très riche recherche et emporter l’adhésion du lecteur.

8 Restent la forme et le style qui ne rendent pas justice à la qualité de ce texte et aux données qu’il présente. En effet, de nombreuses répétitions, ainsi qu’une écriture trop souvent laborieuse transforment parfois sa lecture en un exercice lancinant. Certes, certains passages témoignent d’une écriture agréable, ce qui laisse entendre que l’auteure aurait pu prêter plus d’attention à l’ensemble du texte. De plus, la bibliographie est lapidaire et de très nombreuses références n’y figurent pas, alors que les illustrations sont de mauvaise qualité. Mais pourquoi donc l’auteure n’a-t-elle pas attaché plus d’importance à ces aspects formels ? Cela est bien dommage, car l’exaspération que suscite parfois la lecture de certains passages risque de dissimuler la qualité des données et des interprétations présentées. En effet, cet ouvrage, issu d’une thèse soutenue en 2001, montre tout l’intérêt de reprendre les concepts forgés par l’anthropologie de la maladie francophone. Il en propose une synthèse convaincante alliant l’analyse des pratiques et des représentations à une étude « appliquée » d’un programme de recherche médical. Il ouvre ainsi une piste prometteuse pour associer l’anthropologie aux sciences médicales, ce qui leur éviterait de tomber dans les interprétations anachroniques que profèrent encore de nombreux médecins quant aux « comportements des populations » et à leurs « croyances archaïques ». On le voit, l’anthropologie de la santé – nouveau nom politiquement correct de l’anthropologie de la maladie – a encore de beaux jours devant elle.

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Besteman, Catherine Lowe. – Transforming Cape Town

Lucie Campos

RÉFÉRENCE

BESTEMAN, Catherine Lowe. – Transforming Cape Town. Berkeley, University of California Press (« California Series in Public Anthropology, 19 »), 2008, 312 p., bibl., ill.

1 Plus d’une décennie après la fin de l’apartheid, la phase de transformations politiques et sociales que traverse aujourd’hui l’Afrique du Sud appelle à effectuer un double retour critique sur l’histoire récente du pays, et à interroger les deux mécanismes de la réconciliation et de la démocratisation qui devaient annoncer sa transformation. Après la vague d’optimisme – national et international – que suscitèrent en 1994 la fin du système de l’apartheid et les premières élections démocratiques, événements qui firent croire au miracle, à l’entrée définitive dans la démocratie, et au début d’une ère nouvelle de multiculturalisme, de tolérance et d’égalité des chances, l’inscription de ces principes dans l’espace social et politique semble en effet aujourd’hui moins certaine.

2 Afin de comprendre les limites de la politique de la réconciliation, il faut tout d’abord revenir sur le fonctionnement de la Commission Vérité et Réconciliation (Truth and Reconciliation Commission), créée en 1996. Un bilan de son action montre que, si celle-ci a bien joué un rôle dans la construction d’une vérité nationale, par l’établissement d’une histoire officielle et indéniable des excès et des violences de l’apartheid, l’objectif de la réconciliation, en revanche, aura été plus difficile à atteindre. Parce qu’elle reposait sur un lien inédit entre amnistie et réconciliation, et qu’elle s’orientait donc vers une justice réparatrice plutôt que vers la punition des coupables, la Commission Vérité et Réconciliation est critiquée pour avoir sacrifié la justice au nom de la vérité, et n’avoir considéré que les formes les plus saillantes de la violence, la violence structurelle restant insuffisamment adressée. Les débats dont elle fut entourée ont également masqué d’autres enjeux, en premier lieu celui de la répartition des ressources : en témoigne le coefficient de Gini de l’Afrique du Sud, aujourd’hui parmi les plus élevés au

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monde. La réconciliation, ainsi, demeure une question ouverte, tandis que son lieu d’application se déplace, de la lutte contre la ségrégation vers la question du développement socio-économique : l’enjeu principal de la période de l’après-apartheid s’avère être la lutte contre la pauvreté.

3 Ce déplacement des enjeux conduit à ouvrir une réflexion plus large sur le processus de transition vers la démocratie, ses conditions de possibilité et les mécanismes de négociation et d’adaptation sur lesquels elle repose. Dans un espace politique qui n’est plus galvanisé par le sentiment d’urgence et de responsabilité morale qu’a pu connaître le pays avant et autour de 1994, la démocratisation génère des effets et des attitudes contradictoires, et produit autant de transformations réelles que d’effets de méconnaissance, d’incertitude, de paralysie, ou d’arriérisme. Saisir ces effets de méconnaissance et d’incertitude, où le langage de la réparation et de l’égalité citoyenne se mêle avec celui de la crise, permet de saisir la démocratie comme un processus en devenir, et de rappeler la part de résistance ou d’apolitisme que peut comporter un tel processus.

4 Le livre de l’anthropologue Catherine Besteman, Transforming Cape Town, issu de plusieurs années d’enquêtes de terrain menées dans la ville du Cap, revient sur ces questions et sur la permanence des héritages qu’elles révèlent. Choisissant de concentrer son travail sur la ville du Cap, ville intolérante où la géographie de l’apartheid est encore fortement inscrite dans le tissu urbain, l’auteure analyse la diversité des profils et des stratégies d’invention et de transformation qui en caractérisent les habitants, tout en montrant le poids des anciennes doctrines de l’apartheid dans les mentalités. La notion de « transformation » retenue pour faire le lien entre problématique de la démocratisation et réflexions issues de l’enquête d’anthropologie urbaine, reste cependant insuffisamment développée et n’apporte pas une grande clarté à l’organisation des chapitres présentés. Par rapport au champ plus large des études urbaines sur l’Afrique subsaharienne, très développé au cours des dix dernières années tant du côté français1que du côté sud-africain2, l’ouvrage Transforming Cape Town souffre ainsi dans l’ensemble d’un certain manque de fermeté théorique. Y figurent cependant des exemples intéressants d’études de cas d’appropriations et de mobilités au sein des territoires urbains, ou des exemples de compositions et recompositions des appartenances culturelles, relatés avec vivacité dans le contexte d’une ville décrite comme un espace d’invention et d’hybridation.

NOTES

1. On peut citer pour un exemple d’étude récente : A. DUBRESSON & S. JAGLIN (dir.), Le Cap après l’apartheid : gouvernance métropolitaine et changement urbain, Paris, Karthala, 2008 ; et, pour l’Afrique du Sud en général, N. PÉJOUT, P. GUILLAUME & A. WA KABWE-SEGATTI (dir.), L’Afrique du Sud, 10 ans après : Transition accomplie ?, Paris, Karthala-IFAS, 2004. 2. L’on peut citer entre autres S. FIELD, R. MAYER & F. SWANSON (eds.), Imagining the City : Memories and Cultures in Cape Town, Cape Town, Human Sciences Research Council Press, 2007 ; B. FREUND & V. PADAYACHEE (eds.), (D)urban Vortex : South Africa in Transition, Pietermaritzburg,

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University of Natal Press, 2002 ; P. HARRISON, M.HUCHZERMEYER & M. MZWANELE, Confronting Fragmentation : Housing and Urban Development in a Democratizing Society, Cape Town, University of Cape Town Press, 2003.

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Clerc, Jeanne-Marie & Nzé, Liliane. – Le Roman gabonais et la symbolique du silence et du bruit

Annick Gendre

RÉFÉRENCE

CLERC, Jeanne-Marie & NZÉ, Liliane. – Le Roman gabonais et la symbolique du silence et du bruit. Paris, L’Harmattan (« Critiques littéraires »), 2008, 336 p., bibl.

1 L’essai Le Roman gabonais et la symbolique du silence et du bruit, que signent Jeanne-Marie Clerc et Liliane Nzé offre une entrée inestimable sur le roman gabonais contemporain. En effet, après une introduction qui explique le corpus choisi, le premier chapitre articule un état des lieux très rigoureux des productions et des instances de diffusion de la littérature romanesque gabonaise composée en français, enrichie d’une réflexion sur la réception de ce roman et sur la paratopie de cette production dans le système littéraire français et africain.

2 Comme l’indique le titre de l’ouvrage, l’axe retenu concerne l’imaginaire : le symbolisme de la dialectique du silence et du bruit. Les deux auteures inscrivent cette réflexion symbolique dans une perspective identitaire qu’elles articulent avec un questionnement générique historicisé : « On peut envisager le roman comme l’expression privilégiée de cette identité récemment conquise » (p. 17). On regretterait le choix de cette perspective (aussi riche soit-elle) et des poncifs qu’elle véhicule, comme celui de « la schizophrénie introduite dans la tradition africaine par la modernité occidentale » (p. 154), sans les subtiles analyses de la « contradiction » que reflète le genre gabonais, déchiré entre la tradition « ancrée dans le monde de la forêt » et la destruction de celle-ci par la modernité, et qui coïncide avec la découverte et l’exploitation intensive des ressources forestières et pétrolières. L’absence d’une définition du terme « modernité » semble expliquer la réductibilité de celle-ci à l’introduction de la technologie occidentale, ainsi que la tentation de l’amalgamer pour

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l’essentiel à une certaine urbanité. Il demeure que la profondeur de cette analyse dialectique ressortit au dépassement d’une problématique exclusivement régionale : « […] on voudrait montrer que la symbolique du silence et du bruit, enracinée dans l’expérience existentielle de la forêt, y représente une forme de réappropriation de l’épopée animiste spécifique du monde africain » (p. 22).

3 Les deux premiers chapitres sont respectivement consacrés à deux textes devenus des références classiques : Au Bout du silence, de Laurent Owondo et Le Bruit de l’héritage de Jean Diwassa Nyama. Leur entrée dans les programmes officiels a validé leur littérarité, validation qui d’un même trait a engagé des postures de réception. Seule la première étude suit fidèlement l’ordre des événements de la diégèse ; les chapitres suivants montrent une distance critique croissante à l’égard du texte. Les chapitres IV et V font place à une analyse comparatiste de ces deux récits initiaux. Cette étude donne à penser la mise en regard des « silences et bruits » avec les « paroles et musiques ». Enfin, le chapitre « Paroles de femmes » qui referme cet ouvrage critique s’empare de la présence du féminin dans ces deux écritures pour la mettre en perspective avec le roman des écrivaines, enfin avec le dépassement argumenté que représente Petroleum, de Bessora. Ainsi les horizons d’attentes propres au genre, dépliés dans le chapitre liminaire, semblent-ils avoir motivé le parcours auquel nous convient les deux auteures.

4 Dans les deux romans précurseurs, la dialectique du silence et du bruit coïncide avec une dialectique spatiale qui oppose dynamiquement la campagne à la ville. Les deux critiques montrent avec maestria comment l’économie des personnages se tisse dans cette spatialité acoustique. Les références utilisées sont multiples et ne se donnent comme frontière que le respect de la pertinence. Elles rendent compte également de l’état des travaux critiques relatifs aux littératures du Gabon. Des citations telles que celles de Sony Labou Tansi (« ajouter du monde au monde »), de Bellarmin Moutsinga et de Bernard Mouralis, pour l’importance fondamentale de l’oral dans ces écritures, montrent le souci de croiser les regards. La convocation d’études africaines, sémiologiques, anthropologiques et historiques sur le Gabon, contribue à la richesse rare de l’éclairage que permet cet essai. On est sensible également à l’épaisseur supplémentaire qu’apportent les citations extraites d’entretiens dont certains ont été réalisés par Liliane Nzé. C’est d’une façon très maîtrisée qu’elles scandent plusieurs analyses soumises à notre attention.

5 Le silence comme le bruit mis en regard dans ces écritures résultent de la modernité. À lire les qualités du silence retenues, il faut préciser que ce silence résulte du désastre de la modernité. Malgré la perspective identitaire adoptée, l’analyse de celui-ci échappe à l’écueil redoutable de l’essentialisme. Si le silence demeure intimement lié à la parole, il se déploie selon une déclinaison méticuleusement relevée : saisi tout d’abord dans « l’expérience de la nuit, de la faim, de l’amour, de la mort », il conjugue le silence « du moi », le silence « du monde » et celui « du moi face au monde à travers l’humiliation ou la soumission » (p. 159). Le silence appartient à l’intime du sujet, tandis que les bruits sont signes de l’être au monde, qu’ils soient naturels ou citadins. D’une alternative qui relèverait sinon d’un schématisme réducteur, ces deux qualités acoustiques, plutôt que sonores, sont constitutives d’une ambivalence complexe : la frontière se fait extrêmement ténue entre le silence qui s’impose en tant que parole qui se refuse et l’illocutoire de la cacophonie.

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6 Pendant négatif de cette dialectique, le binôme désigné par l’expression « Paroles et musiques ». Des langues africaines polytonales « dont le fang » (p. 241), des chants des pleureuses, de la double incarnation traditionnelle reproduite par la dénomination (pp. 204-207), on comprend que la conjonction « et » convie ici à suivre le parcours d’une superposition, d’une intrication. En rien un point de départ et une destination. La musique qui s’impose avec le chant des femmes réalise l’alliance des mondes des vivants et des morts. Les deux remarques incidentes (pp. 208, 237) qui relèvent d’un comparatisme culturel qui gagnerait à être plus nuancé ne réussissent pas à entamer la finesse de l’analyse. Néanmoins, on regrette le caractère fortuit de ces deux remarques qui ressortit au comparant sous ellipse (p. 208) et à la prise en charge de la critique du sarcasme minorant relatif à la corrida (p. 237) : s’il est recevable dans la fiction, il devient discutable dans le discours critique.

7 L’essai annonce les paroles féminines liminaires dès la première étude relative au roman de Laurent Owondo : « Ombre est une [sic] personnage mythique, Nindia en est l’incarnation réaliste enracinée dans les valeurs d’aujourd’hui. À travers elle, se dit la transformation de la condition féminine, dans un monde où la soumission à l’homme se trouve remise en cause » (p. 90). De même, dans la première analyse relative à la dialectique qui fait l’objet de l’essai, les auteures définissent « la soumission des femmes », comme le « thème majeur du roman africain contemporain » (p. 172). Les analyses sont remarquables et édifiantes quant au fonds commun que partage la plupart des romans gabonais, de même qu’elles déplient comment, dans ces productions scripturaires, l’épopée mvett soutient le changement de la condition des femmes.

8 Faut-il saluer une démarche audacieuse et courageuse ou s’inquiéter qu’il ne faille en passer par les écrits des hommes pour investir une réflexion sur le roman écrit par des femmes ? Les deux auteures partagent l’élégance de ne pas céder à une telle alternative. À leur suite, nous préférons envisager l’analyse liminaire de cet ouvrage critique comme une invite à penser le féminin dans le roman, un féminin propre au roman, et le roman au féminin, indépendamment de l’identité sexuelle des auteurs. Le recours au style réaliste est seul à donner lieu à une critique genrée constructive : « Ceux-ci [les premiers écrivains masculins], comme Sembène Ousmane, l’utilisaient comme arme de combat, les romancières gabonaises s’en servent plutôt comme outil de constat » (p. 258). La verve émancipée de Bessora annonce une nouvelle ère scripturaire. L’analyse explore le lien-rupture que représente l’hybride parfaitement maîtrisé de Petroleum, avec la dialectique des textes gabonais antérieurs. Forte d’articuler les substrats mythiques que tisse son écriture, l’étude prolonge la rencontre savoureuse du « nombril énorme et fantastique de Jason » avec « la voix menaçante de Mamiwata ». Elle souligne et encourage l’importance de la « transposition imaginaire » dans l’ensemble de cette production romanesque, si bien que cet ultime chapitre de l’essai et sa conclusion tendent à conférer à son ensemble valeur de manifeste.

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Colleyn, Jean-Paul. – Les chevaux de la satire

Julien Richard Bondaz

RÉFÉRENCE

COLLEYN, Jean-Paul. – Les chevaux de la satire. Les kórèdugaw du Mali. Paris, Gourcuff Gradenigo et Galerie Albert Loeb, 2010, 159 p., ill.

1 Dans Fatobougou (Le village des fous), un téléfilm de Boubacar Sidibé diffusé à la télévision malienne en 2007, un jeune homme blanc échappe à un acte de cannibalisme farcesque dans un village bambara, au Mali, grâce à un vieil homme qui l’invite à monter sur son cheval de bois. Tous deux partent au galop, la scène provoquant alors de grands éclats de rire chez les téléspectateurs maliens. Le cheval de bois du téléfilm pourrait ainsi fonctionner comme emblème, comme représentant de ces « chevaux de la satire » qui servent de titre au beau livre de Jean-Paul Colleyn. Cet ouvrage bilingue (franco-anglais) est paru à l’occasion de l’exposition « Les chevaux des kórèdugaw du Mali », présentée à la galerie Albert Loeb, à Paris, du 8 septembre au 9 octobre 2010. Mais il ne s’agit pas ici d’un catalogue à proprement parler, même si l’on retrouve les très belles pièces exposées, les chevaux sculptés, ornés de cuivre et de crin, parfois de cauris, tête fuselée et oreilles effilées. Plus que le cheval, ce qui intéresse l’auteur, c’est le cavalier. Au-delà de l’écurie de collection, ce dont il est question ici, ce sont les hommes qui ont chevauché ces montures requalifiées en œuvres d’art, les kórèdugaw du Mali. En s’opposant à certains anthropologues qui bannissent ces traductions, Colleyn propose d’ailleurs de les nommer « bouffons sacrés » ou « bouffons rituels », et invite le lecteur à juger, « en refermant cet ouvrage », de la pertinence de ces traductions (p. 25). Or, si la question du caractère sacré des bouffonneries décrites par l’auteur reste en partie soulevée, l’importance du rôle rituel des kórèdugaw est démontrée avec force, en même temps que sont précisées les formes satiriques de leurs interventions.

2 Cette démonstration s’organise autour de trois points importants. Ainsi, dans un premier temps, après un portrait du kórèduga et une analyse symbolique de ses

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attributs habituels (le cheval de bois, mais aussi les tiges de cekala, le collier de fèves ou les becs de calao), Colleyn situe le « bouffon rituel » du point de vue théorique et contextuel. Parmi les spécialistes de la satire, il distingue en effet les bouffons des tricksters et des clowns, avant de préciser que, dans la société malienne, « les kórèdugaw n’ont pas le monopole de l’humour transgressif » (p. 54). Outre la présence de bouffons hors du contexte bambara (aramóngu-nan chez les Dogon, par exemple), il mentionne alors certains griots ou conteurs, ainsi qu’une forme de théâtre satirique aujourd’hui communément désignée par le terme de koteba. En passant, l’auteur insiste sur le fait que les « bouffons rituels » ne sont pas des nyamakalaw, des gens de caste. Et surtout, d’une manière qui paraît tout à fait pertinente, il propose de placer les interactions entre les kórèdugaw et leurs auditeurs, cibles de leurs moqueries, dans le cadre plus général des relations à plaisanteries qui caractérisent la société malienne. Il résume par une belle formule sa proposition, en écrivant que « le bouffon est le parent à plaisanteries de tous, sans exception » (p. 32).

3 Le deuxième point essentiel de la démonstration consiste en une description fine de ces interactions entre kórèdugaw et auditeurs, parfois qualifiées de « bouffonneries ». Tout au long de l’ouvrage, des exemples sont proposés, qui s’inscrivent dans un cadre interprétatif annoncé dès l’entrée, celui des rites d’inversions. Colleyn montre bien comment le bouffon, en parodiant la figure du cavalier (sofa), non seulement parodie le pouvoir, mais, par condensation, tourne également en dérision la mort ou affiche en place publique le jeu du désir sexuel (associé à la pulsion boulimique). Les chevauchements du bouffon trouvent ainsi plusieurs significations. Mise en question des distinctions de genre à travers des pratiques de travestissement, détournement des hiérarchies du pouvoir et de l’âge ou infantilisme défini comme un « art de l’enfance » (p. 47) motivent les moqueries du bouffon. Ce qui s’esquisse ici, c’est une véritable économie de la honte (malo), où les actions honteuses du bouffon – des paroles choquantes aux gestuelles sexuelles, voire parfois à la consommation d’excréments – obligent ceux qu’il interpelle ou qui assistent à ses parodies au don de nourriture ou d’argent. Entre art de la satire et technique de mendicité, tout se passe en effet comme si le bouffon déléguait à son auditoire l’épreuve du sentiment de honte : il s’agit à proprement parler de faire honte en même temps que de faire rire. Du point de vue des interactions sociales, c’est un aspect particulièrement intéressant, qu’il conviendrait de développer.

4 Mais dans la démonstration de Colleyn, c’est un autre point qui s’avère particulièrement précieux pour les chercheurs africanistes. En abordant la question de la fonction rituelle des kórèdugaw, l’auteur développe en effet une réflexion sur l’héritage laissé par les chercheurs de l’école griaulienne, et notamment sur les travaux de Dominique Zahan. Il s’agit non seulement d’en montrer les apports et les limites, de mettre en débat les diverses théories produites et de critiquer le « démon de l’analogie » (p. 35). Il s’agit aussi et surtout de montrer comment articuler littérature ethnographique et données collectées sur le terrain, et en ce sens, pour ce qui concerne les aspects méthodologiques et épistémologiques de la discipline en terrain ouest- africain, l’étude proposée ici constitue une sorte de cas d’école. Le but recherché par l’auteur n’est cependant pas là. L’enjeu est de montrer que, si les kórèdugaw ont effectivement quelque chose à voir avec l’initiation au kórè (société d’initiation bambara), comme l’a montré Zahan, cela n’a rien d’exclusif. Il existe des kórèdugaw « hors kórè », et plusieurs autres sociétés d’initiation ont leurs bouffons. Ainsi, par exemple, dans le culte du Nya, culte à base de possessions, ce sont les génies qui font

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l’objet des moqueries habituellement réservées aux humains. On peut d’ailleurs noter que, dans le cadre des interactions des kórèdugaw avec des entités invisibles, le spectateur du film que tourne l’ethnologue, lorsque le bouffon s’adresse à la caméra (p. 84)1, tient une place assez proche de celle de la divinité qui chevauche le possédé dans le culte du Nya. Colleyn insiste également sur le fait que les bouffons sont nombreux à officier hors de tout cadre initiatique, de telle sorte que de nombreuses femmes exercent également en qualité de kórèduga (p. 55). Par ailleurs, outre la prise en charge des initiations ou de certains travaux habituellement féminins dans le cadre initiatique, les bouffons remplissent d’autres fonctions rituelles : diriger les rites de pluie, s’occuper du corps des victimes de morts suspectes ou, autrefois, de celui des guerriers sur les champs de bataille (p. 63). Enfin, l’auteur montre en conclusion que les kórèdugaw s’adaptent aujourd’hui à de nouveaux enjeux, patrimoniaux, muséaux ou touristiques, et que certains d’entre eux font désormais carrière sur les scènes de la world music.

5 Ainsi, des chevaux de bois aux chevauchements des mondes contemporains, la mise en débat de la littérature ethnographique proposée par l’auteur et associée à la présentation de données nouvelles favorisent une approche nuancée et subtile d’un sujet qui – par définition – pourrait résister au sérieux de l’enquête. Comme le jeune homme blanc du téléfilm, l’ethnologue est d’ailleurs parfois susceptible d’être la cible des kórèdugaw, et les exemples fournis par Colleyn sont particulièrement frappants (pp. 75-76). Le lecteur lui-même n’est pas loin d’être pris dans le jeu de ces cavalcades, tant l’écriture alerte de l’ouvrage, la beauté des images et de la démonstration rendent ces personnages complexes que sont les « bouffons rituels » plus compréhensibles et leur humour étonnamment proche, presque universel.

NOTES

1. Jean-Paul COLLEYN et Manu BONMARIAGE, Chronique d’une saison sèche II. La qualité de la mort. Film 16 mm. Productions Acmé films, 1987.

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Cooper, Brenda. – A New Generation of African Writers

Lucie Campos

RÉFÉRENCE

COOPER, Brenda. – A New Generation of African Writers. Migration, Material Culture and Language. Woodbridge-Rochester, James Currey ; Scottsville, University of KwaZulu- Natal Press, 2008, 182 p., bibl., index.

1 La dernière décennie a vu l’apparition d’une nouvelle génération de romanciers africains, jeunes auteurs qui ont en commun d’être nés après les indépendances, dans les années 1960 et 1970, d’écrire en langue anglaise, et de vivre et d’écrire dans des capitales européennes telles que Londres ou Amsterdam. Tandis que la génération de leurs prédécesseurs, membres de ce qu’on peut désormais désigner comme le canon de la littérature postcoloniale, composait des fables modernes interrogeant les traditions du passé, ou des formes épiques adaptées des traditions orales, la nouvelle génération se place sous le double héritage du souci de la regénération des littératures nationales et du cosmopolitisme des capitales, travaillant les discontinuités autant que la tradition, dans une pratique redoublée de l’hybridité qui apporte une vie nouvelle à la langue. Poursuivant le travail de réinvention de l’art du récit inauguré par Chinua Achebe, Wole Soyinka, Ayi Kwei Armah, Ngugi wa Thiong’o, ou Ben Okri, mieux connus dans le champ français de l’étude des littératures africaines, ces jeunes écrivains montrent ainsi que l’Afrique anglophone n’en a pas fini de travailler sur sa langue et sa matière narrative. Soudanais, Ougandais, Nigérians, ils se nomment Biyi Bandele, Leila Aboulela, Jamal Mahjoub, Moses Isegawa, Chimamanda Ngozi Adichie.

2 Le livre de Brenda Cooper, A New Generation of African Writers, présente ces cinq auteurs et leurs œuvres les plus récentes sous l’éclairage des trois notions de migration, de littéralité et d’inventivité linguistique. Dans une lecture postcoloniale classique et relativement prévisible de ces textes, l’auteure montre comment ces écrivains, au défi de réinventer la langue anglaise pour échapper à la domination des symboles et des

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métaphores occidentales, travaillent à élaborer une langue à la fois poétique et littérale, où la métonymie l’emporte sur la métaphore. Citant pêle-mêle Bourdieu, Bhabha, Spivak, Ashcroft, Mbembe, Glissant, Apter, Lefebvre, White, Deleuze et Guattari, Scarry, elle décrit ces romanciers en nouveaux « parvenus », cherchant à renouveler un « capital symbolique » bourdieusien par une politique de la langue qui passerait non seulement par une rhétorique de la métonymie, signalant ainsi le choix d’un retour au concret et à l’expérience vécue, mais aussi par un travail de l’inventivité linguistique qui ne se réduit pas à un refus de la langue des maîtres. Cooper met ainsi en valeur toutes les formes d’invention du sens et de créativité dispersée repérables à travers ces textes, qu’elle propose d’analyser tant dans les termes de l’« invention du quotidien » et des stratégies de résistance décrites par Michel de Certeau, que selon la logique de la « redécouverte de l’ordinaire » préconisée par Njabulo Ndebele.

3 Cinq chapitres, consacrés aux cinq auteurs et à leurs œuvres respectives, constituent le cœur de l’ouvrage et son intérêt principal pour le lecteur francophone : y sont analysés de façon précise The Street (Biyi Bandele, 2000), The Translator (Leila Aboulela, 1999), The Carrier (Jamal Mahjoub, 1998), Abyssinian Chronicles (Moses Isegawa, 2000), Purple Hibiscus (Chimamanda Ngozi Adichie, 2004), et Half of a Yellow Sun (Chimamanda Ngozi Adichie, 2006). Ce choix de romans très neufs, pour certains tout récemment traduits en français1, pour d’autres encore indisponibles en traduction française2, offre une prise exceptionnelle sur la production romanesque de l’extrême contemporain en Afrique anglophone. Cooper s’intéresse tout d’abord à la matérialité des univers décrits, avec chez Bandele le choix de situer son roman à Londres, où les univers parallèles de l’alcool, des drogues, du sida et de Brixton révèlent le caractère divisé et fluctuant des identités ; avec, chez Aboulela, l’étrangeté de l’expérience quotidienne d’une exilée racontée dans The Translator à travers un travail sur les objets quotidiens, objets sources à la fois de cauchemars, d’étrangeté, d’intraductibilité, qui disent toute l’impuissance des êtres en traduction de l’identité postcoloniale ; ou enfin chez Adichie, pour qui le choix de traiter dans Half of a Yellow Sun du Biafra marque un tournant vers un certain sentiment de responsabilité politique du littéraire, qui se transcrit par une poétique paradoxale attachée à montrer toute l’anormalité de l’ordinaire, quand il est saisi par la violence et le mouvement d’un changement historique interdisant tout espoir de rédemption, même par l’écriture.

4 Au fil de ces analyses c’est aussi un travail continu et passionnant du langage que l’on voit à l’œuvre, que ce soit dans la langue poétisée et opacifiée de The Street, où un savant jeu de nonsense emprunté à Lewis Carroll, permet à Bandele d’effectuer un travail systématique de transformation de la langue figurée, et de retour au littéral par le biais de « mots explosifs » ; à travers la thématique de la traduction travaillée par Aboulela dans The Translator à partir d’une histoire d’amour entre une musulmane et un Écossais ; chez Mahjoub qui s’intéresse aux « espaces sombres entre les frêles signaux d’une lumière silencieuse et sans paroles » (« The darkened gaps between the frail flickers of silent unspoken light ») ; ou enfin dans les Chroniques Abyssiniennes d’Isegawa, qui conte à la fois l’apprentissage de l’usage des mots, de l’ironie et de l’humour qui se fait à travers le langage et les livres, et la terreur que génèrent ces mêmes mots, lorsqu’on se rend compte que l’Abyssinie, terre de l’abysse, et l’Ouganda, sont une seule et même terre, et que pour dire cet effroi il ne reste plus alors qu’une « charpie de mots » (a « mangled mass of words »). Ce travail comparatif des politiques de la langue des cinq auteurs, étudiées tant de manière thématique qu’à travers les pratiques d’inventivité linguistique mises en œuvre par chacun, est l’aspect le plus novateur de cet ouvrage,

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qu’on regrette éventuellement de ne pas voir aboutir de manière plus synthétique. Le point de vue comparatiste qu’il offre sur le travail poétique en cours, dans cette littérature extrêmement contemporaine pour laquelle il n’existe pas d’anthologie en français, est cependant précieux.

NOTES

1. L. ABOULELA, La traductrice, traduction française Christian Surber, Genève, Zoé éditions (« Littératures d’émergence »), 2003 ; J. MAHJOUB, Le téléscope de Rachid, traduction française Madeleine et Jean Sévry, Arles, Actes Sud, 2000 ; M. ISEGAWA, Chroniques abyssiniennes, traduction française Anita Concas, Albin Michel (« Grandes traductions »), 2000 ; C. N. ADICHIE, L’autre moitié du soleil, Gallimard, 2008, traduction française Mona de Pracontal. 2. C’est le cas de The Street, qu’on trouvera dans l’édition anglaise B. BANDELE, The Street, London, Picador, 2000.

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Toyin Falola & Aribidesi Adisa Usman (eds.) – Movements, Borders, and Identities in Africa

Ana Lucia Araujo

REFERENCES

Toyin Falola & Aribidesi Adisa Usman (eds.) – Movements, Borders, and Identities in Africa. Rochester, University of Rochester Press (“Rochester Studies in African History and the Diaspora, 40”), 2009, 318 p., bibl., ill.

1 The book Movements, Borders, and Identities in Africa edited by scholars Toyin Falola, and Aribedesi Usman offers an overview of different aspects of migration in the African continent. This solid volume contains thirteen chapters, essentially based on the drafts presented at the conference “Movements, Migrations, and Displacements in Africa” held at the University of Texas in March 24-26, 2006. In the various chapters, authors use oral, archeological and written sources to study numerous aspects of migrations such as slavery, commerce, gender, religion, colonialism, poverty, and development in different parts of Africa. The descriptive introduction, organized chronologically, surveys the history of migrations within African and from Africa to other continents. Falola and Usman detail the various types of internal, and international migrations among different African ethnic groups and societies during the precolonial, colonial, and postcolonial periods. Particular attention is given to the migration movements provoked by the Muslim slave trade and the Atlantic slave trade. Although these topics are not really addressed in the thirteen chapters presented in the book, the introduction also discusses African female migration, the groups left behind as well as those groups who after migrating returned to their region of origin.

2 The chapters examine diverse areas, such as Western, Southern, Central, and Eastern Africa, and different historical periods. The various authors examine concepts and methodologies employed in migration research. They study the causes and

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consequences of migrations, large population movements and dis-placements, experiences of migration, patterns and strategies of settlement, labor mobility, immigrant societies, and identities.

3 The book is divided into two parts chronologically developed. The first part, “State Formation and Migration Crossroads”, containing five chapters, deals with Yoruba migration, culture and identity in the Bight of Benin up to the nineteenth century. In the first chapter, Akinwumi Ogundiran uses archaeological and oral sources evidence to question Igor Kopytoff’s model of “internal African frontier”. Focusing on what he calls the Atlantic period of Yoruba history, Ogundiran’s essay highlights the role played by “peripheral” centers during the period of the Atlantic slave trade. Bringing material culture to the center of his analysis, Ogundiran brilliantly demonstrates that far from being an isolated region, Early Osogbo was a prosperous center (that probably produced goods such as glass beads, dyestuffs, and dyed fabrics), which entirely integrated in the Atlantic economy. Chapter 2 “The Root is Also Here : The Nondiaspora Foundations of Yoruba Ethnicity” by Olantunji Ojo discusses two different points of view on pan-Yoruba ethnicities. The first places Ile-Ife as the origin of . The second view states that Yorubaland was divided into several ethnic groups. Thus, a Yoruba ethnic consciousness emerged among Yoruba speakers in the Americas as a result from the Atlantic slave trade. Based on the existing literature, Ojo attempts to reconcile these two different visions. He explains how the construction of pan-Yoruba ethnicities was complex and the result of reinvention and interactions within the West Africa and in the diaspora. Yoruba ethnicity faced numerous challenges.

4 Indeed, the collapse of Kingdom of Oyo accelerated political instability in Yorubaland leading to rivalries and warfare among different Yoruba states. As a result, Yoruba groups enslaved individuals from other Yoruba groups. Contending that slaving and warfare provoked population displacements, leading to cultural, and religious interactions, that blurred ethnic boundaries among these various Yoruba-speaking groups, Ojo makes a valuable contribution to the scholarship on Yoruba ethnicity. Chapter 6 “Migrations, Identities and Transculturation in the Coastal Cities of Yorubaland in the Second Half of the Second Millennium : An Approach to African History Architecture”, by Brigitte Kowalski Oshineye examines “Afro-Brazilian” architectural style introduced in Lagos by former slave returnees. Oshineye argues that the study of Bight of Benin “Afro-Brazilian” buildings can help to understand the dynamics of cultural transformation that helped to strength Yoruba culture in this coastal region. In the introduction of the chapter, Oshineye argues that the abolition of the Atlantic slave trade had more impacts than colonialism in coastal regions of West Africa. However, further in the chapter, the author does not attempt to explain which abolition she is referring to, and what were these impacts. In the various sections of the chapter the author essentially describes different formal features that characterize “Afro-Brazilian” buildings located in Porto-Novo, Badagry, Abeokuta, and Lagos. Unfortunately, Oshineye does not clearly explain the context that gave birth to this “Afro-Brazilian” style, what were the elements characterizing what she calls “classical Brazilian type” or “classical Brazilian plan”, and in which ways these various “styles”, are connected or not to architectural “styles” found in Brazil. Although the author explains that “Afro-Brazilian” architectural style was introduced by former slaves returnees who settled at the Bight of Benin, the first example provided is the old house of Francisco Félix de Souza, a Brazilian slave merchant established in the Bight of Benin prior to 1835, when the first migration wave of former slaves returnees occurred. She

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also announces that the chapter will show how this mixture of people “creolized” architectural styles, but later she does not explain how other local elites appropriated this “Afro-Brazilian” style during the French and English colonial rule. Overall, despite the promising subject and some pictures of interest, this confusing essay lacks of focus, and does not provide answers to the questions initially addressed.

5 The second part of the book “Movements and Identities” comprises eight chapters, focusing on West Africa, South Africa, Central, and East Africa. The authors examine different aspects of migration from the colonial period to the present. Chapter 6, “Squatting and Settlement Making in Mamelodi, South Africa”, is rather a quick report of illegal urban squatter as a result of ruralurban migration, through the example of Mamelodi shantytown in Pretoria, South Africa. In the seventh chapter Meshack Owino examines Jo-Ugenya resistance and displacement during the British colonial conquest in the western Kenya. The next chapter, “Traders, Slaves, and Soldiers : The Hausa Diaspora in Ghana (Gold Coast and Asante) in the Nineteenth and Early Twentieth Centuries”, by Edmund Abaka explains that Hausa migrations to the Gold Coast and Asante regions were both forced, and voluntary. Migration was caused because of the kola trade, and general trade activities, and because Hausa individuals were employed as soldiers as well. Akaba sustains that Hausa contributed to develop links between the Sokoto Caliphate, Asante and the Volta-Afram basin.

6 Moreover, during the period of the Caliphate, Hausa were sold as slaves to the Atlantic network, to the Asante and also in the Volta basin where they developed various tasks. In Chapter 11, “Shifting Identities Among Nigerian Yoruba in Dahomey and the Republic of Benin (1940s-2004)”, Jean-Luc Martineau examines Nigerian Yoruba communities living in Dahomey, modern Republic of Benin. In this well documented chapter, Martineau demonstrates that local organizations and associations contributed to shaping, changing and adapting Yoruba migrant identities over the last sixty years. In Chapter 13, Issiaka Mande gives an insightful overview of the movement of migrant workers from modern Burkina Faso, who were recruited to work in Senegal and Ivory Coast. The chapter discusses the contradictory nature of European colonization in West Africa that whereas focusing on the colony’s growth also invested on its exploitation by encouraging the introduction of migrant workers from other regions. Despite some exceptions, Falola and Usman gathered an excellent selection of chapters presenting original scholarship. The volume is surely a valuable contribution that graduate and undergraduate students in African history will appreciate.

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De Heusch, Luc. – Pouvoir et religion (pour réconcilier l’histoire et l’anthropologie)

Yvan Droz

RÉFÉRENCE

DEHEUSCH, Luc. – Pouvoir et religion (pour réconcilier l’histoire et l’anthropologie). Paris, Éditions du CNRS-Éditions de la Maison des sciences de L’Homme (« Chemins de l’ethnologie »), 2009, 212 p., bibl., index.

1 Que de surprises en lisant cet ouvrage ! Son titre annonçait un texte traitant des relations entre « Religion et pouvoir », ce qui a suscité mon attention. Le sous-titre, curieusement entre parenthèses, affirme le projet : « Pour réconcilier l’histoire et l’anthropologie ». Premier étonnement, pourquoi faut-il donc réconcilier ces deux disciplines ? Il me semblait pourtant qu’elles s’étaient nourries mutuellement de leurs approches et théories. N’est-ce pas la rencontre de l’histoire et de l’anthropologie qui a donné lieu aux riches travaux de L’École des Annales ? Tout anthropologue ne tient-il pas compte de la perspective historique dans ses travaux ? Comment étudier les pratiques sociales ou les univers symboliques d’aujourd’hui sans s’interroger sur leurs transformations dans la diachronie ?

2 L’introduction précise le projet en l’inscrivant – sans surprise – dans une perspective structuraliste bienvenue en ces temps d’envolées post-modernes autoréflexives… mais le lecteur s’étonne de voir alors la royauté sacrée devenir le moteur de l’histoire. Bon, une perspective originale et ambitieuse est ainsi annoncée : « Certains décriront le point de vue adopté dans cet essai comme une tentative de redresser Marx […] » (p. 10).

3 Le premier chapitre « des structures élémentaires de la parenté aux empires » reprend la vieille théorie de Freud qui voit dans le mâle dominant la figure archétypale du chef, tout en s’inspirant des recherches sur la sociabilité des grands singes… original, donc.

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La distinction levi-straussienne entre sociétés chaude et froide se voit complétée d’une nouvelle dimension : le tiède qui correspondrait à l’Afrique des royautés sacrées. Et l’auteur de revenir à l’ancienne – et fort contestable – opposition entre nature et culture, sans pour autant tenir compte des récents travaux sur l’anthropologie de la nature de Philippe Descola. Cette première omission en annonce bien d’autres et un rapide coup d’œil sur la bibliographie convainc le lecteur de l’éclectisme des références : un cercle franco-français bien spécifique et quelques thèses récentes, parfois en anglais.

4 Le deuxième chapitre dévoile le véritable projet de l’auteur : redonner à son approche structuraliste la primeur sur les interprétations que l’ethnohistoire propose des mythes d’Afrique centrale. Le ton étonne par la vigueur de la critique de l’ethnohistoire, par l’éloge dithyrambique de l’approche structurale et par les digressions primesautières évoquant une histoire conjecturale bien curieuse. La charge continue dans le troisième chapitre qui attaque vigoureusement Jan Vansina et fait l’impasse sur les travaux de Jean-Pierre Chrétien, entre autres spécialiste de la région des Grands Lacs. L’histoire – fort complexe et débattue – du Rwanda y est présentée en un long paragraphe où l’on passe allégrement de la décolonisation aux appels à la haine de radio Mille collines (p. 47). Le lecteur étonné reconnaît dans ce chapitre un compte rendu très critique d’un ouvrage de Vansina. Malheureusement, cela annonce la suite de l’ouvrage qui paraît construit sur une succession de recensions critiques où l’autojustification personnelle voisine avec la critique féroce de collègues.

5 Le quatrième chapitre étudie minutieusement le culte de Ryangombe et à l’Ukubandwa. Il conteste les interprétations qu’en fait Iris Berger. Le débat fait rage, mais il ne suscitera que l’intérêt des rares spécialistes de cette thématique bien circonscrite. Une comparaison de deux systèmes politiques d’Afrique centrale est le propos du cinquième chapitre qui se clôt sur un paragraphe affirmant : « La fascination du pouvoir est toujours grande, celui-ci étant entouré d’une aura mystérieuse. J’ai affirmé il y a bien longtemps que la science politique faisait partie de l’histoire des religions. Je le crois toujours » (p. 93) qui laisse le lecteur perplexe : mais quel rapport y a-t-il avec le reste du chapitre ?

6 Le chapitre suivant traite des mythes concernant le roi-chasseur et le roi-jumeau, avant de passer à un survol rapide d’exemples de « royautés sacrées » en Inde, en Polynésie et en Amérique latine. Il est suivi d’une annexe défendant le propos de l’auteur afférent aux mythes sur l’origine de la royauté lunda (entre autres) contre la thèse d’une chercheuse.

7 Le Chapitre 7 intitulé « Petite histoire de la royauté d’ordre divin » évoqueun diffusionnisme archaïque qui passe allègrement de l’Iran à l’Égypte pharaonique pour finir au Zimbabwe en s’inspirant du symbolisme du feu. Alors que le chapitre 8 conjecture sur l’origine du monothéisme en convoquant – à nouveau – Freud, le dernier chapitre s’interroge sur le contrat social et l’avenir de la démocratie.

8 Bref, cet ouvrage – qui se veut un essai ? – laisse le lecteur bien perplexe et peu convaincu. Comment une collection aussi hétéroclite et anachronique detextes aux statuts divers a-t-elle pu être publiée par les Éditions du CNRS et de la Maison des sciences de l’homme ? C’est la principale question qui me reste après avoir refermé cet ouvrage fort peu édifiant.

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Kirsch, Thomas G. – Spirits and Letters

Julien Bonhomme

RÉFÉRENCE

KIRSCH, Thomas. G. – Spirits and Letters. Reading, Writing and Charisma in African Christianity. New York, Berghahn Books, 2008, 274 p., bibl., index.

1 Cet ouvrage de Thomas Kirsch, professeur d’anthropologie à l’Université de Constance, porte sur les usages religieux de l’écrit en Afrique. L’écrit joue un rôle important dans l’imaginaire religieux africain, notamment dans l’imaginaire prophétique : le prophète reçoit la révélation d’un Livre ou bien ses visions sont couchées par écrit, par lui-même ou par un « secrétaire » attitré. Ces écrits prophétiques sont parfois des pseudo- écritures indéchiffrables : de telles cryptographies manifestent l’autorité religieuse du prophète en donnant à voir son lien personnel à l’écriture et à ses pouvoirs. Jean-Loup Amselle a proposé l’expression « prophétisme scripturaire » pour qualifier ces mouvements religieux qui accordent une place centrale à l’écriture en s’inspirant des religions du Livre (essentiellement l’islam et le christianisme sur le continent africain)1. Face au foisonnement des usages religieux de l’écrit, l’ouvrage de Thomas Kirsch nous offre alors une ethnographie détaillée des diverses pratiques d’écriture et delecture au sein d’une Église chrétienne africaine. Cette ethnographie de l’écriture s’appuie sur une enquête de terrain menée dans les années 1990 dans la vallée de Gwembe au sud de la Zambie, dans une région marquée par un fort pluralisme religieux : diverses congrégations chrétiennes y sont en concurrence entre elles, ainsi qu’avec des cultes de possession et des devins-guérisseurs, les fidèles passant fréquemment d’un culte à un autre. L’auteur centre plus particulièrement son étude sur la Spirit Apostolic Church (le nom est un pseudonyme). Il s’agit d’une Église indépendante africaine qui s’inscrit dans la mouvance charismatique née du réveil pentecôtiste du début du XXe siècle (parti des États-Unis avant de toucher le continent africain via l’Afrique du Sud). La Spirit Apostolic Church se distingue ainsi des Églises néo-pentecôtistes et néo-charismatiques

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de l’Afrique urbaine contemporaine, davantage transnationales et ouvertes sur la modernité. Reprenant les typologies classiques des Églises africaines, Thomas Kirsch rapproche la Spirit Apostolic Church des « Églises sionistes » de Bengt Sundkler ou encore des « Églises de guérison prophétique » de H. W. Turner2. Ces « African-initiated Pentecostal-charismatic Churches » – selon sa propre désignation typologique – mettent l’accent sur l’action du Saint-Esprit dans les pratiques religieuses, tout particulièrement celles liées à la guérison.

2 On pourrait alors s’attendre à ce qu’une telle insistance sur l’inspiration du Saint-Esprit comme ressort principal de l’autorité religieuse entraîne une hostilité au Livre et à la médiation de l’écrit, ou du moins une minoration de leur rôle. Certaines Églises charismatiques vont en effet jusqu’à rejeter la Bible. Au Zimbabwe par exemple, les fidèles de l’Église indépendante Masowe weChishanu se proclament eux-mêmes « les chrétiens qui ne lisent pas la Bible »3. L’autorité textuelle n’est que lettre morte par rapport à l’esprit insufflé par l’autorité charismatique du prophète : « La lettre tue, mais l’esprit vivifie », selon le célèbre aphorisme de Paul (2 Corinthiens III, 6). Cette disjonction entre l’Esprit et la Lettre se retrouve dans les sciences sociales des religions sous la forme d’une opposition d’inspiration wébérienne entre le charisme et l’institution, deux types d’autorité supposément incompatibles. D’un côté, l’autorité charismatique du prophète dont les révélations exaltées sont directement inspirées par l’Esprit saint ; de l’autre, l’autorité institutionnelle du prêtre qui assume son ministèrecomme un fonctionnaire en charge de l’administration de l’Église. Les usages les plus routiniers et routinisés de l’écrit se trouveraient alors du côté du prêtre. Les prophétismes scripturaires mettent pourtant à mal ce partage trop tranché entre l’Esprit et la Lettre, en cumulant les deux registres, comme Peter Probst l’a bien montré à propos de l’invention d’une écriture sacrée pour transcrireles révélations d’un prophète des Églises Aladura dans les années 1920-1930 au Nigeria4. À la même époque, au sein d’une Église de la région de Calabar, une nouvelle écriture appelée Obèri Okaimè sert à transcrire les glossolalies des fidèles en transe5. En 1936, l’Église fonde une école pour enseigner cette écriture aux nouveaux convertis, ouvrant ainsi la voie à une routinisation du charisme de la Lettre. Thomas Kirsch montre, de même, que l’autorité religieuse au sein de la Spirit Apostolic Church repose sur une association intime entre l’Esprit et la Lettre, le charisme et l’institution, le prophète et le pasteur6.

3 L’ethnographie de l’écriture menée par Thomas Kirsch s’inscrit dans le courant des New Literacy Studies qui, partant d’une critique de la conception de Jack Goody de l’écriture comme technologie cognitive neutre qui produirait partout et toujours les mêmes effets, envisage la literacy (ici traduite par culture écrite), ou plutôt les literacies, comme un ensemble disparate de pratiques inscrites dans un contexte social, culturel et historique qui leur donne forme7. Thomas Kirsch commence ainsi par resituer les usages religieux de l’écrit dans l’héritage colonial. En Zambie, comme ailleurs en Afrique, l’écriture a en effet été un pivot essentiel du projet colonial8. La mission et l’administration constituent la double matrice de cette culture écrite coloniale. L’Afrique coloniale associe intimement l’écriture, l’éducation scolaire et la mission. La mission fait office d’école et la Bible de manuel d’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Le preacher est aussi un teacher. L’entreprise missionnaire, du moins parmi les protestants, passe en outre par la traduction en langues vernaculaires, l’impression et la diffusion de la littérature chrétienne. La culture écrite coloniale est également celle du document officiel. Règlements, décrets, cartes d’identité et laissez-passer font en

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effet partie des techniques de gouvernement propres à l’administration coloniale. Dans l’Afrique coloniale, comme ensuite à l’ère de la postcolonie, le travail administratif est traité avec beaucoup de solennité, donnant lieu à un véritable « ritualisme bureaucratique » (p. 47). On comprend alors que nombre de mouvements religieux aient cherché à s’approprier le pouvoir hégémonique de l’écrit en mimant la culture réglementaire de l’administration coloniale. L’autorité de l’écrit, dérivant à la fois du texte sacré et du document officiel, résulte en définitive d’une « fusion entre les cultures écrites religieuse et bureaucratique » (p. 34).

4 Bien que les fidèles de la région de Gwembe n’aient que difficilement accès aux publications chrétiennes (Bibles en anglais ou en langues vernaculaires, brochures), ces écrits représentent un emblème essentiel de leur identité religieuse. Les pratiques religieuses des Églises chrétiennes font constamment référence au texte, et de la façon la plus manifeste possible (par contraste avec la logique du secret des rites traditionnels) : des passages des Écritures sont cités à tout propos, le prêche se fait une Bible à la main. Thomas Kirsch note toutefois que la Bible n’est pas l’apanage des chrétiens : les devins-guérisseurs nganga et les adeptes du culte de possession masabe en font également usage, même s’il ne s’agit généralement pas de la « lire » au sens propre. Les pratiques de lecture de la Bible au sein de la Spirit Apostolic Church mettent en scène l’association de la spiritualité et de la scripturalité (scripturality). Le texte de la Bible est conçu comme d’origine divine, les quatre évangélistes ayant été des « secrétaires » guidés par Dieu lui-même. De la même manière, les lecteurs de la Bible doivent être inspirés par l’Esprit saint pour qu’il les aide à comprendre le message biblique. Le texte sacré n’est donc pas considéré comme un « fétiche » qui contiendrait en lui-même des pouvoirs spirituels, puisque c’est au contraire le bon usage de la Bible qui nécessite un lien personnel avec l’Esprit saint. C’est au cours du prêche que se manifeste pleinement cette alliance intime de l’Esprit et de la Lettre : un préposé à la lecture lit à haute voix des passages de la Bible, tandis que le prêche inspiré du pasteur confère aux mots qui viennent d’être lus un supplément de spiritualité. L’autorité textuelle des Écritures et l’autorité spirituelle du pasteur se renforcent mutuellement à travers la récitation publique de la Bible, ce que Thomas Kirsch appelle, à la suite de la médiéviste Joyce Coleman, son « auralisation »9. Ces deux modes d’autorité, loin de correspondre à des types-idéaux incompatibles par nature, entretiennent ainsi une relation du même ordre que celle qui unit un texte à son actualisation orale.

5 Les usages de l’écrit au sein des Églises chrétiennes ne se limitent toutefois pas à la lecture de la Bible, mais impliquent également des formes scripturaires plus profanes. Les congrégations possèdent des registres, des règlements, des cartes de membres, des certificats, des agendas, des livres d’actes. La production de ces documents suppose une division du travail selon des charges bien définies (trésorier, secrétaire, etc.). L’Église est ainsi organisée sur le modèle bureaucratique (organisation « formelle » ou « rationnelle-légale » dans la typologie de Max Weber). Le dirigeant d’une congrégation n’est pas seulement un prophète-guérisseur, c’est aussi un bureaucrate qui administre son Église depuis son bureau. L’autorité divine elle-même est conçue sur le mode rationnel-légal de l’écrit administratif : selon les fidèles, Dieu consignerait toutes les activités des hommes dans un grand registre – illustration exemplaire de la fusion des cultures écrites religieuse et bureaucratique10. La mise en scène du travail bureaucratique au sein de l’Église importe cependant davantage que les produits de cette activité : l’enregistrement officiel d’un nouveau membre de la congrégation est plus important que le registre lui-même, qui n’est ni très fiable ni très utile. Il ne s’agit

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donc pas tant d’un processus effectif de rationalisation scripturaire que d’un cérémonial imitant les pratiques de la bureaucratie d’État. Il est d’ailleurs révélateur que les cartes de membres de l’Église soient calquées sur le modèle des cartes d’identité zambiennes. Cette « bureaucratie mimétique » est un instrument de légitimation aussi bien externe (vis-à-vis de l’État) qu’interne à l’Église. Les documents écrits jouent en effet un rôle central dans l’exercice de la domination au sein de la congrégation. Les doyens du culte monopolisent l’accès à l’écrit, aux Bibles comme aux certificats d’attribution des différentes charges religieuses. La gestion bureaucratique du travail religieux leur permet de contrôler les cadets en les cantonnant dans le rôle de clercs subordonnés, simples détenteurs d’une charge auxquels tout accès direct à la spiritualité est dénié, alors qu’eux-mêmes cumulent autorité spirituelle et autorité institutionnelle. Il s’agit là d’une façon de limiter la dispersion du charisme à l’intérieur de l’Église, mais aussi de le stabiliser en le formalisant.

6 Cette relation entre autorité spirituelle et autorité scripturaire, charisme et institution, se trouve mise en jeu à tous les échelons de la bureaucratie religieuse. Par exemple, le niveau de compétence écrite requis pour devenir le « secrétaire » attitré d’une congrégation n’est pas formellement défini : même un quasi illettré est censé pouvoir occuper cette fonction s’il est guidé par l’Esprit saint. Il n’est ainsi pas clair si le secrétariat est une charge totalement profane ou si elle nécessite également des compétences spirituelles. De manière similaire, l’Église dispose d’un planning fixant le déroulement des offices. Si ce programme écrit doit normalement servir à rationaliser l’activité religieuse en la rendant plus prévisible, les ministres du culte sont cependant censés l’avoir établi sous l’inspiration du Saint-Esprit. Faut-il alors attribuer les fréquents écarts entre le programme écrit et le déroulement effectif du culte à l’action imprévisible du Saint-Esprit ou bien au manque d’inspiration des rédacteurs du document ? Tout l’intérêt de cette très belle ethnographie de l’écriture est, en définitive, de montrer que la Lettre ne se conçoit pas sans l’Esprit au sein des Églises africaines, et plus particulièrement au sein de ce que l’auteur appelle les « religions charismatiques-pentecôtistes du Livre » (p. 3). En mettant en avant ces figures hybrides que sont le prophète bureaucrate et le secrétaire inspiré par l’Esprit saint, Thomas Kirsch pose à nouveaux frais la question de la nature de l’autorité religieuse.

NOTES

1. J.-L. AMSELLE, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001. 2. B. SUNDKLER, Bantu Prophets in South Africa, London, Lutterworth Press, 1948 ; H. W. TURNER, « A Typology for African Religious Movements », Journal of Religion in Africa, 1 (1), 1967, pp. 1-34. 3. M. ENGELKE, A Problem of Presence. Beyond Scripture in an African Church, Berkeley, University of California Press, 2007. 4. P. PROBST, « The Letter and the Spirit : Literacy and Religious Authority in the History of the Aladura Movement in Western Nigeria », Africa, 59 (4), 1989, pp. 478-495.

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5. R. F. G. ADAMS, « Oberi Okaime : A New African Language and Script », Africa, 17 (1), 1947, pp. 24-34 ; M. B. ABASIATTAI, « The Oberi Okaime Christian Mission : Towards a History of an Ibibio Independent Church », Africa, 59 (4), 1989, pp. 496-516. 6. Sur l’association du prophète et du pasteur, voir J.-P. KIERNAN, « Prophet and Preacher : An Essential Partnership in the Work of Zion », Man, 11 (3), 1976, pp. 356-366. 7. B. V. STREET, Literacy in Theory and Practice, Cambridge, Cambridge University Press, 1984 ; B. V. STREET (ed.), Cross-cultural Approaches to Literacy, Cambridge, Cambridge University Press, 1993. 8. Sur la culture écrite de l’Afrique coloniale, voir K. BARBER (ed.), Africa’s Hidden Histories : Everyday Literacy and Making the Self, Bloomington, Indiana University Press, 2006. 9. L’« auralité » (de l’anglais aural, lié à l’audition) désigne la lecture à haute voix d’un texte écrit à une audience. Voir J. COLEMAN, Public Reading and the Reading Public in Late Medieval England and France, Cambridge, Cambridge University Press, 1996. 10. Sur la fusion entre les cultures écrites religieuse et bureaucratique dans les prophétismes scripturaires, voir J. BONHOMME, « Dieu par décret. Les écritures d’un prophète africain », Annales. Histoires, Sciences sociales, « Culture de l’écrit en Afrique », 64 (4), 2009, pp. 887-920.

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Klein, Debra L. – Yorùbá Bàtá Goes Global

Gilles-Félix Vallier

RÉFÉRENCE

KLEIN, Debra L. – Yorùbá Bàtá Goes Global : Artists, Culture Brokers, and Fans. Chicago, University of Chicago Press, 2007, 220 p., bibl.

1 Yorùbá Bàtá Goes Global, l’ethnographie de Debra Klein fait la chronique de l’émergence d’un « mouvement culturel yorùbá », une industrie de la culture centrée sur Bàtá, une tradition de danses masquées et rythmes de percussions (egúngún agbégijó). De par sa nature même, le Bàtá yorùbá a trait à la collaboration et l’innovation. Influencé autrefois par l’islam, Bàtá est désormais formalisé par les collaborations entretenues aussi bien entre des percussionnistes locaux, l’État fédéral nigérian, que des « courtiers » de la culture. L’auteure se concentre sur L. Àyánkúnlé, un maître des tambours bàtá très respecté dont elle fut la compagne, pour illustrer comment la culture yorùbá est gérée sur le plan local. Après avoir extrait plusieurs récits sur la présence européenne dans la cité d’Èrin-Òsun (S-W. Nigeria), Klein révèle que, malgré la vision optimiste des étrangers pour l’Afrique, les collaborations existant entre les « interlocuteurs » étrangers et les artistes nigérians tendent à perpétuer une dynamique du pouvoir colonial. Les descriptions drôles et captivantes de l’auteure concernant une artiste autrichienne devenue prêtresse yorùbá des cultes d’Obàtálá et de l’òrìsà féminin Òsun (Fl. Niger) à Òsogbo (S. « Adunni Olórisà » Wengers disparue en 2009), un chercheur et mécène allemand ayant initié son propre fils au mouvement culturel pan-yorùbá (H. U. Beier, dans la mouvance du Mbari Mbayo Club inauguré en 1961), et un groupe allemand jazz rock ethno-fusion dénommé Embryo, démontrent que la « musique du monde » est souvent inspirée et motivée par des projections occidentales sociocentriques de l’Afrique, un continent « traditionaliste » riche de spiritualité. Malgré le fait que l’auteure insiste en douceur et de manière convaincante sur cette même musique du monde qui a, en principe, une « impulsion pour le changement

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social », une image gênante est laissée à la considération du lecteur selon laquelle les Blancs essaient d’enseigner aux Africains la manière de découvrir et de réaliser leur « africanité ».

2 Comme entrée au menu, Klein situe le Bàtá historiquement et décrit comment les artistes qui s’en réclament en sont venus « à se représenter et à se promouvoir sur les plans local et global » (p. 6). Elle poursuit cet argument avec une discussion intéressante du rôle de la culture au Nigeria, une nation en train de se construire. Elle décrit notamment les moyens par lesquels le boum pétrolier du Nigeria des années 1970 a facilité des projets d’héritage culturel commandités par l’État pour unifier (et fédérer) le pays à travers la diversité culturelle (chap. 2). Les artistes du Bàtá furent particulièrement bien rémunérés lors de cette période de prospérité, mais vers le milieu des années 1990, l’État a commencé à favoriser les artistes et musiciens éduqués au collège, marginalisant les autres qui n’avaient pas de grande compétence en anglais.

3 Le chapitre 3 trouve un équivalent à la participation de l’État dans l’industrie artistique du Nigeria et la façon dont l’art africain est dicté par le goût international. Les artistes qui n’adhèrent pas à des définitions déterminées de l’extérieur de ce qui constitue l’« art africain » (généralement l’art considéré comme devant représenter la pérennité des traditions) sont mis en marge pour n’être pas suffisamment « authentiques » ou « traditionnels ».

4 Le chapitre 4 considère le contexte de la crise de la dévaluation du Nigeria à la fin des années 1990 et la pression grandissante sur les artistes locaux à soutenir les familles étendues (ebí). Klein indique que la vision du monde yorùbá a convergé avec le capitalisme global dans la mesure où le statut de « Big Man »1est devenu lié au bien-être financier et aux démonstrations ostentatoires de richesses matérielles (p. 97 sq.). En réponse aux pressions d’ordre économique et au désir d’obtenir un statut au sein de la société, les artistessont amenés à collaborer d’un point de vue stratégique avec l’État fédéral et les étrangers. Elle continue ensuite à examiner la manière dont les collaborations avec des étrangers peuvent souvent causer des moments de friction entre les membres d’une même famille. Par exemple, des hiérarchies familiales – respectant la règle de la primogéniture – sont perturbées chaque fois que les membres cadets masculins acquièrent fortune ou voyagent à l’étranger, puisque cela suscite la rancœur de leurs aînés.

5 Le chapitre 5 se penche sur les façons dont les générations plus jeunes ont fusionné les Bàtá traditionnels avec de nouveaux genres musicaux populaires comme le Fújì, un mixte de styles de danse et de musique pop. Bàtá Fújì, ou la « tradition pop » continûment réécrite à partir de l’ancien et du nouveau, reflète la propre synthèse des influences islamiques et yorùbá du Bàtá, un genre musical qui a surgi de l’histoire turbulente du XIXe siècle pour finalement inaugurer une identité pan-yorùbá (p. 113). Dans ce sens, Klein illustre intelligemment le fait que la tradition est en état constant d’évolution. Dans ses débats concernant Bàtá Fújì, elle explore le concept de « mondanité » (worldliness, Y. a(ì)yé) du cosmopolitisme comme étant une forme de capital symbolique – une qualité bien ancrée dans la cosmologie yorùbá. Il est clair que les nouvelles générations d’artistes ne demandent qu’à exprimer leur connaissance du monde et leur place au sein de celui-ci. Elle fait allusion à son propre rôle de danseuse intégrée à un ensemble Bàtá pour cultiver la « mondanité » au sein de la formation. Ce qui demeure intentionnellement ambigu est de savoir jusqu’à quel degré le cosmopolitisme peut être assemblé au capitalisme. Alors que la tradition yorùbá a

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toujours été ouverte pour s’engager auprès de l’« autre », la survie économique et sociale même de l’artiste repose sur des collaborations stratégiques.

6 Au chapitre 6, une brève discussion à propos du propre rôle de Klein comme danseuse dans un ensemble bàtá yorùbá soulève d’importantes questions sur le rapport des genres. Les percussions bàtá étant elles-mêmes considérées comme membranophones mélodiques masculins2dans la plupart des performances rituelles où elles sont rencontrées – cultes Egún Apidán (morts-revenants), Orò, des òrìsà masculins tels Sàngó, Ògún3, Sòpòná ou bien Èsù-Elégbá, et pour l’ordonnancement des (prêtres) devins Ifá –, la question de la présence féminine dans les genres musicaux hybrides (néo-traditionnels) reste entièrement posée. Un rapprochement avec d’autres percussions mélodiques (dùndún)4et genres musicaux populaires au Nigeria (kiriboto, jùjú) confirme pourtant la représentativité masculine prépondérante des performeurs.

7 Par un examen des contextes variables où l’on joue des percussions bàtá yorùbá, Klein révèle plusieurs dichotomies au sein même d’un contexte globalisé de la production artistique : célébration vs marginalisation, sustentation-oppression (du lignage) et authenticité-manipulation. Il existerait un hiatus ausein de ces tensions où des artistes locaux, tel Àyánkúnlé, gèrent la demande locale et internationale pour le « produit culturel » bàtá tout en maintenant l’intégrité de leur tradition artistique.

8 L’examen pondéré de Klein du mouvement bàtá couvre une analyse étendue de la musique, l’histoire, la politique et du cosmopolitisme nigérian en fournissant aux lecteurs une occasion de mieux comprendre les aléas de l’économie globalisée dans laquelle opèrent les artistes locaux. En privilégiant les voix individuelles des gens impliqués dans la culture bàtá yorùbá, l’auteure réussit à laisser entrevoir la possibilité de la médiation individuelle (agency) au sein du marché globalisé5. Il s’agit d’une contribution majeure et remarquable pour les lecteurs intéressés en premier lieu par les études africanistes, l’anthropologie, l’ethnomusicologie et les études culturelles contemporaines.

NOTES

1. Voir K. BARBER, I Could Speak Until Tomorrow. Oriki, Women, and the Past in a Yoruba Town, Edinburgh-London, Edinburgh University Press for the IAI ; Washington, Smithsonian Institution Press, 1991, pp. 183-247. L’analyse couvre le phénomène de début 1800 jusqu’à 1984. 2. Voir A. ADEGBITE, « The Drum and its Role in Yoruba Religion », Journal of Religion in Africa/ Religion en Afrique, 18 (1), 1988, pp. 15-26. 3. M. BRANDA-LACERDA, Kultische Trommelmusik der Yoruba in der Volksrepublik Benin. Bata-Sango und Bata-Egungun in den Städten Pobè und Sakété, Hamburg, Verlag der Musikalienhandlung, K. D. Wagner (« Beiträge zur Ethnomusikologie, bd. 19 »), 1988, 2 vol. 4. Voir inter alia, A. EUBA, Yoruba Drumming. The Dundun Tradition, Bayreuth, Iwalena Haus ; Lagos, Elékoto Music Center, 1990 ; B. OMOJOLA, « Kiriboto Music in Yoruba Culture », Bulletin of the International Committee on Urgent Anthropological and Ethnological Research, 32-33, 1990-1991, pp. 121-142.

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5. Les premiers jalons ont été posés (Nigeria métropolitain) par C. A. WATERMAN, Jùjú. The Historical Development, Socioeconomic Organization and Communicative Functions of a West-African Popular Music, Phd Thesis, Urbana-Champaign, University of Illinois at Urbana-Champaign, 1986 ; Jùjú. a Social History and Ethnography of an African Popular Music, Chicago-London, University of Chicago Press (« Chicago Studies in Ethnomusicology, 12 »), 1990.

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Lemaire, Marianne. – Les sillons de la souffrance

Robert Launay

REFERENCES

LEMAIRE, Marianne. – Les sillons de la souffrance. Représentations du travail en pays sénoufo (Côte d’Ivoire). Paris, CNRS Éditions-Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009, 254 p., bibl., gloss.

1 Les sillons de la souffrance is a richly documented ethnography that focuses on the range of activities and meanings associated with the word faliwi among the Tyebara, a Senufo sub-group in the region of Korhogo in Côte-d’Ivoire. As Lemaire points out, faliwi can only very approximately be translated as “work”. Some activities which we would consider “work”, such as food preparation, are not considered faliwi, which can however include ritual activities which do not fall into the category of “work”. In all cases, faliwi implies some form of suffering, whether physical or moral–the physical suffering of cultivating a field with a hoe, or the moral suffering of mourning and funeral ritual.

2 The paradigmatic form of faliwi is (primarily but not exclusively male) agricultural labor. The value of such labor is embodied in the figure of the tegbanwi, the champion cultivator in the village, the young man who in a competition can hoe a furrow fastest and straightest and whose yam mounds are the stoutest and largest. In inter-village contexts, when for example a party from the prospective groom’s village is preparing a field for his future in-laws, the tegbanwi of each village competes against the other. The opposite of the tegbanwi is the kanwolowi, one who lags behind, not through laziness but from a disinterest in competition. (Paradoxically, Lemaire points out, the tegbanwi is often too involved in competition to tend his own fields properly, while the kanwolowi is generally a successful farmer). The chapter on work and music is particularly successful in its rich depiction of the fundamental ambivalence of Senufo values about work. Lemaire analyzes both the texts of women’s songs and the men’s xylophone

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melodies which, by reproducing the tonal structure of utterances, reproduce a coded text. Such texts may encourage rivalry and exalt the tegbanwi, but they may also deprecate them and suggest that rivalry has its costs and its limits.

3 Half the book is devoted, not to agricultural but to ritual work, as well as ritual prohibitions on work : an individual’s personal spirit’s “market day”, when he or she may not labor in the fields, but also broader prohibitions, particularly those associated with the sandogi society, which may extend to the interdiction of all agricultural labor– an interdiction particularly likely among men to afflict a tegbanwi. The book concludes with the work of the so-called secret societies, the men’s poro but especially the sandogi, whose members are on the contrary mostly women. Indeed, differences in the gendered experience of “work” are a leitmotif throughout the book, with Lemaire suggesting that, very broadly but hardly in any absolute sense, men’s work is more likely to involve physical suffering, and women’s work moral suffering, a theme reflected as well in their songs.

4 Perhaps the most startling feature of this book about “work” is its near total silence on the subject of the economy. In passing, the reader may glean that the cultivation of rice has tended to supplant millet, or learn that the only songs with words sung by men are performed when outsiders come to appraise cotton for purchase. These songs which literally deprecate women, are thinly veiled insults aimed at the appraisers who systematically assess the cotton as inferior in order to purchase it at less than its value. Indeed, Lemaire’s central contention is that the values embodied in faliwi, however gendered and ambivalent, are essentially anti-economic. Unfortunately, such a blanket portrayal of core Senufo values as “uneconomic” mirrors the very colonial stereotypes of the Senufo which she so eloquently critiques at the outset of the book. The progressive adoption of cotton and, to an important extent, rice as cash crops, as one can infer only by reading in between the lines of the book, belie any such characterization. By radically dichotomizing “work” and economy, Lemaire ultimately succeeds in removing the Senufo from history, in spite of her real and sincere attempts to take history into account. Even so, this remains a very sensitive and perceptive account of the cultural meanings of agricultural and ritual labor among the Tyebara.

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Lemarchand, René. – The Dynamics of Violence in Central Africa

Claudine Vidal

RÉFÉRENCE

LEMARCHAND, René. – The Dynamics of Violence in Central Africa. Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2009, 327 p., bibl.

1 Cet ouvrage rassemble des articles publiés dans diverses revues depuis 1988 ainsi que des textes inédits. L’auteur, politologue, est depuis longue date un spécialiste renommé de la région des Grands lacs africains1. Le regroupement effectué présente un grand intérêt à un double point de vue. Tout d’abord, il permet de situer les violents conflits qui affectent la région dans une longue durée : depuis la révolution hutue de 1959/1962 au Rwanda provoquant l’exil forcé de dizaines de milliers de Tutsis qui devinrent, sous la juridiction du HCR, les premiers réfugiés africains, jusqu’aux actuelles et sanglantes guerres civiles déchirant l’est de la République démocratique du Congo. Ce n’est pas à tort que l’auteur évoque la Guerre de Trente ans qui ravagea l’Europe au XVIIe siècle à la fois en tant que modèle – non pas une guerre mais un agrégat de guerres s’enchaînant les unes aux autres – et par rapport à ses conséquences : la dévastation physique, morale et économique d’une région. Par ailleurs, il invite à se dégager du piège réductionniste qui consisterait à limiter l’histoire tourmentée de la région à la confrontation entre Hutus et Tutsis au Rwanda et au Burundi. Non pas seulement parce que cette vision « ethniciste » masque le travail politique de mobilisation qui aboutit dans ces deux pays à des affrontements meurtriers mais aussi parce qu’elle ne tient pas compte du fait que les populations kinyarwandophones et kirundiphones (langues très proches), celles du Rwanda et du Burundi mais aussi celles qui sont réparties à l’est du Congo, au sud de l’Ouganda et à l’ouest de la Tanzanie comptent près de 10 millions pour les premières, et 15 millions pour les secondes (p. 222). La présence de ces populations hors du Burundi et du Rwanda tient à une histoire très différente selon les cas, son origine étant soit précoloniale, soit liée à des politiques coloniales de

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peuplement, puis aux conséquences des conflits post-indépendance qui ont provoqué des afflux massifs de réfugiés. Elles aussi, tout particulièrement à l’est du Congo, ont été prises dans les enchaînements politico-militaires faisant suite aux guerres civiles rwandaises et burundaises.

2 Un récit historique donc, argumenté d’un point de vue politologique reprenant et discutant les thèses de chercheurs tels, entre autres, Samuel Hutington, Robert Putnam, Koen Vlassenroot, Helen Fein, Paul Collier et nourri des travaux effectués par des spécialistes de la région. Sur ce dernier point, on peut cependant regretter que l’auteur ne mentionne que trop rarement les recherches francophones2.

3 L’analyse dégage, au-delà de la succession d’épisodes tragiques, un ensemble de traits structuraux liés à l’histoire de la région. Les uns sont d’ordre démographique et spatial : ce sont la non-coïncidence entre les frontières et les affiliations ethniques, la forte densité des populations associée à une pression foncière propice aux mobilisations violentes, le grand nombre de réfugiés et déplacés. Autre trait partagé, la fabrique d’histoires officielles fondées sur un « Never forget ! » qui impose en même temps un « Never remember ! » (p. XII), faisant ainsi obstacle au travail de vérité indispensable à la reconstruction sans contrecarrer les justifications qui pourraient inciter à de nouveaux bains de sang. Un chapitre au titre provocant, « Genocide in the Great Lakes : Which Genocide ? Whose Genocide ? », rappelle les massacres censurés, dont le plus significatif fut le génocide, en 1972, de 200 000 à 300 000 Burundais hutus. Un génocide dit « sélectif » parce que furent tués ceux qui avaient assimilé les traits d’une éducation occidentale, des élèves des écoles, des étudiants, des commerçants et jusqu’aux paysans capables d’acheter une toiture en tôle.

4 S’il est vrai que les destins du continent africain ont pris des aspects très sombres, il faut reconnaître que l’Afrique autrefois belge a subi les pires expériences. Les modèles d’explication n’ont pas manqué et l’auteur en examine certains (Chapitre 2, « The Road to Hell »). Selon lui, le concept le plus heuristique, à partir duquel penser les racines des crises ayant frappé cette région, est celui de l’exclusion : politique, sociale, économique. En effet, les interventions armées qui se sont enchaîné depuis la décolonisation doivent être replacées dans un contexte où les incitations aux polarisations ethniques préparent l’exclusion politique, source d’insurrections suivies de répressions massives, suscitant des flots de réfugiés et de déplacés, facteurs d’instabilité. Par exemple, analysée sous l’angle des exclusions, l’histoire détaillée des Banyarwanda de l’est du Congo (RDC), depuis les années 1960, est celle d’une succession de crises ayant pour issue des affrontements armés, caractérisés par l’émergence de milices et de puissants chefs de guerre, ainsi que par le massacre continu de populations civiles.

5 Les articles concernant le Rwanda et le Burundi sont regroupés dans la deuxième partie du livre (« The Genocidal Twins »), tandis que la République démocratique du Congo fait l’objet de la troisième partie. En ce qui concerne le Rwanda et le Burundi, l’auteur analyse la « rationalité » des politiques meurtrières et fait justice d’un ensemble de mythes, tout particulièrement ceux qui interprètent les massacres et les affrontements comme la réalisation d’une haine ethnique multiséculaire, de même que ceux qui expliquent par des fureurs paysannes incontrôlées l’ampleur des tueries. Plusieurs études sont consacrées aux situations actuelles des deux pays et à la gestion de la transition par les nouveaux pouvoirs, gestion dont R. Lemarchand considère qu’elle est loin de construire les bases de la paix civile.

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6 La partie qui traite de la RDC ne se montre pas moins pessimiste. En travaillant à la fois sur le cadre national et sur des monographies localisées, l’auteur rend compte de l’omniprésente insécurité, de la faiblesse d’une société civile dont le clientélisme mobutiste a empêché la formation d’une économie détruite et pillée, d’une armée qui est un des pires agents de violation des droits de l’homme, il décrit des élites profitant du chaos, il observe que l’enrôlement dans les bandes armées devient un choix rationnel pour nombre de jeunes. L’auteur caractérise les situations de guerre au Congo comme « la continuationde l’économie par d’autres moyens » (p. 256) : en 2001, six États voisins étaient militairement impliqués en RDC et la moitié du pays était sous occupation militaire. À l’égard des interprétations procédant à l’anatomie du désastre, l’auteur émet des réserves sur les explications structurales et fait de Mobutu, assisté par ses soutiens occidentaux, « l’architecte en chef » de la catastrophe : en 1996, lorsque la rébellion sous conduite rwandaise prit les camps de réfugiés hutus d’assaut et déclencha la crise finale du régime, l’État était déjà miné.

7 Il est impossible de détailler, faute de place, l’ensemble des cinq articles portant sur le Congo, mais ils sont d’un grand intérêt dans la mesure où ils réussissent à faire comprendre comment, tout particulièrement à l’Est, les crises destructrices se succèdent et se fragmentent interminablement, jusqu’à présent.

NOTES

1. Rappelons pour mémoire son premier ouvrage d’importance : Rwanda and Burundi, New York- London, Praeger, 1970. 2. Par exemple, il est dommage qu’il ignore un ouvrage collectif qui traite des importants mouvements de populations dus aux guerres, de 1994 à 2003, et qui sont à leur tour générateurs de conflits armés, voir A. GUICHAOUA (dir.), Exilés, réfugiés, déplacés en Afrique centrale et orientale, Paris, Karthala, 2004.

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Manning, Patrick. – The African Diaspora : A History Through Culture

Ana Lucia Araujo

REFERENCES

MANNING, Patrick. – The African Diaspora : A History Through Culture. New York, Columbia University Press, 2009, 394 p., bibl., ill.

1 Patrick Manning’s The African Diaspora : A History Through Culture summarizes seven centuries of black history in the African continent and beyond. This impressive book is primarily intended for an English-speaking undergraduate audience but will also be a useful tool for professional historians at the graduate and postgraduate levels. The book contains six chapters, including an introduction discussing the idea of diaspora, thirteen maps, two graphs, and twenty-six paintings, sculptures, and photographs, mostly produced by black individuals. Relying on the idea of African diaspora all over the globe, the book is organized chronologically, and divided into five main themes : connections, survival, emancipation, citizenship, and equality. The introduction “Diaspora : Struggles and Connections”, discusses the book’s framework, by conceptualizing, and retracing the history of the idea of African diaspora. Manning introduces crucial questions in his book, such as the growth of world slavery in the modern era ; the social contribution of black communities ; the creation of cultural advances by black communities ; the achieving of social equality ; the reparations for past wrongs ; the end of racism, and the future of black identity.

2 Manning divides the diaspora into three distinct categories : the diaspora in sub- Saharan Africa, the old diaspora, and the Atlantic diaspora. Despite considering the diaspora’s existence prior to the fifteenth century, Manning establishes the Atlantic slave trade as a turning point in the history of African diaspora. Chapter Two “Connections to 1600” examines the development of African societies and interactions with other societies within and outside the continent. Manning shows how the development and the expansion of slavery and the slave trade on African soil were

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crucial elements in the interaction among different societies, and also determinant in establishing the place of black people in the world. Chapter Three “Survival, 1600-1800” deals with the struggle for survival in Africa and the diaspora from 1600 to 1800. Starting with enslavement of Africans on the continent, the chapter considers different aspects of African slavery systems in the Americas until the abolition of slavery that put the system into crisis. Chapter 4, “Emancipation, 1800-1900”, focuses on the struggle for emancipation during the nineteenth century and the anti-slavery movements in the Americas. The chapter follows the continuation of slavery and especially the Muslim slave trade in Africa until the beginning of the twentieth century. Chapter 5 “Citizenship, 1900-1960” surveys the struggle for citizenship and civil rights in the twentieth century until the 1960s. The last chapter “Equality, 1960-2000” discusses the quest of black people for equality (in education, political power, and political representation) in Africa, the Americas, and in other parts of the world. The book has an index, but no general bibliography. However, at the end of each chapter, there is a short list of suggested readings divided according to the various themes examined.

3 Written by a renowned Africanist scholar who is deeply committed to developing world history as a field of the discipline of history, The African Diaspora : A History Through is the only book to cover the history of the African diaspora from the period before the African dispersion through the Atlantic slave trade until the present. Indeed, despite its broad scope, Manning primarily focuses on slavery and the Atlantic slave trade. The book has numerous strengths. Manning brilliantly explains the dynamics of the Atlantic slave trade in Africa and beyond, by focusing on the human experiences that resulted from war, captivity, deportation and forced labor. He also details the dynamics of adaptation, and resistance in Africa, and the Americas. Despite referring to few select historical works on Brazil in the English language, Manning still covers the most important aspects of the African-Brazilian experience during the period of the Atlantic slave trade. Of particular interest and beautifully written is the overview of the Palmares quilombo that opens the third chapter. Focusing on human experiences, and material and immaterial culture rather than on economic factors, Manning has a fresh approach which enables an often rich analysis that sheds light on the complexity of African migrations and exchanges with other continents and human groups. Among other successful features of the book, the reader is able to follow the historical circulation of artifacts and musical instruments, such as xylophones, and drums in Africa, and from there outside the continent. It is also important to notice that in the various chapters Manning gives great attention to the experience of African diaspora women. Although the short descriptions that cry for more detailed comment, the images illustrating the book are impressive.

4 Despite these numerous strengths there are some weaknesses worth mentioning. If the introduction looks in detail at the notion of culture and its various nuances, the idea of African diaspora is not deeply discussed. Manning seems to limit the scholarship on African diaspora to a very limited number of works produced by scholars such as Paul Gilroy and John K. Thornton– who essentially study the Atlantic world–as well as Molefi Kete Asante. Indeed, the focus of the book on the different experiences of peoples of African descent requires a much richer discussion of the history and construction of notions such as African diaspora and black identity. These concepts are not problematized in the introduction or in the various chapters. The suggested bibliographies at the end of each chapter very often overlook recent scholarship.

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Except for Cuba, Manning mentions few works focusing on the experience of Africans and their descendants in Spanish America, for example. The bibliography on racism and the demands for civil rights in countries such as Brazil, and the discussion about the claims of people of African descent in European countries, such as France and Britain are also limited.

5 Despite these shortcomings, Manning is successful in bringing African culture to the center of the discussion about the African diaspora, while avoiding the trap of Afrocentrism that usually characterizes this kind of work. Manning must also be praised for according Brazil a place of choice in the book, Brazil, the country that received the largest number of Africans during the period of the Atlantic slave trade, and which today has the largest population of people of African descent outside Nigeria. For all these reasons, The African Diaspora : A History Through Culture will be much appreciated by instructors, graduate and undergraduate students studying African diaspora.

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Martin, Phyllis M. – Catholic Women of Congo Brazzaville

Christine Salomon

RÉFÉRENCE

MARTIN, Phyllis M. – Catholic Women of Congo Brazzaville : Mothers and Sisters in Troubled Times. Bloomington, Indiana University Press, 2009, 278 p., bibl.

1 L’historienne Phyllis Martin, dans un livre d’histoire sociale très documenté et bien illustré, Catholic Women of Congo Brazzaville : Mothers and Sisters in Troubled Times, étudie l’évolution des relations entre les femmes et l’Église catholique au Congo sur la longue période qui va de la fondation de la mission en 1883 à la fin du XXe siècle. Ce travail vient compléter une étude antérieure sur la société brazzavilloise pendant l’ère coloniale, consacrée aux interactions entre colonisateurs et colonisés dans diverses activités récréationnelles, essentiellement masculines, qui soulignait déjà le rôle de la mission catholique dans le développement de la sociabilité urbaine1. Phyllis Martin, avec cet ouvrage centré sur les femmes – les missionnaires européennes et les femmes africaines – produit une nouvelle contribution aux travaux sur les relations complexes entre colonisation, mission et genre. S’intéressant particulièrement à la dimension religieuse du phénomène des « fraternités », un mouvement associatif féminin, elle apporte également un éclairage sur le catholicisme populaire congolais d’aujourd’hui.

2 Le chapitre introductif mobilise des sources ethnographiques et missionnaires pour souligner l’importance accordée à la maternité dans diverses sociétés du Congo à l’époque de la conquête coloniale. Or ce trait de la construction du genre – l’impératif social de maternité fait aux femmes, et son corollaire, l’exaltation de la fécondité à laquelle les femmes adhèrent d’autant plus qu’elles sont exclues du pouvoir politique, dévolu aux hommes – n’est nullement propre aux groupes sociaux auxquels s’intéresse l’étude. Plus spécifique en revanche apparaît le refus de ces groupes, et en leur sein tout particulièrement des femmes les plus âgées, lors des premières décennies de l’implantation missionnaire, à confier leurs filles aux pères Spiritains et aux sœurs de

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Saint-Joseph-de-Cluny qui s’opposaient aux rites de réclusion des adolescentes, aux mariages précoces et à la polygynie. Le déficit en filles qui s’ensuivait était d’autant plus fâcheux pour ces congrégations qu’il entraînait la défection des jeunes hommes confiés par leurs familles aux missions pour y être éduqués, puisqu’ils ne pouvaient pas y trouver de femmes à épouser.

3 Le chapitre suivant est consacré à la première génération de femmes catholiques et analyse finement la stratégie mise en œuvre par l’Église pour équilibrer le sex ratio de ses recrues : enrôler des filles esclaves, coupées de leurs réseaux de parenté, qui étaient données aux missions ou rachetées à leurs propriétaires. Cette politique, présentée par l’Église comme émancipatrice de l’esclavage, qui toutefois pouvait s’interpréter aussi comme une participation à la traite avec la bénédiction des autorités coloniales, dura jusqu’à la mise hors la loi de l’esclavage au Congo (1905). Son succès fut mitigé, non seulement parce que le « rachat » des enfants coûtait cher, que leur taux de mortalité était élevé et qu’ils se montraient souvent « difficiles », mais également parce que la forte proportion d’esclaves parmi les convertis devenait un obstacle à l’adhésion des personnes libres. L’Église catholique au Congo à cette époque s’en tenant très strictement aux rôles attribués à chaque sexe et manquant de sœurs européennes, les missionnaires durent assez rapidement former des auxiliaires laïques africaines et se reposer sur les épouses des catéchistes locaux pour enseigner aux filles le nécessaire pour devenir des épouses et des mères chrétiennes. Ainsi, bien qu’assignées à des rôles subordonnés par une institution patriarcale, les femmes africaines furent néanmoins très tôt indispensables à son expansion.

4 De nombreux cas individuels ou collectifs sont mobilisés dans le troisième chapitre pour illustrer ce processus et la façon dont les femmes, utilisant à leur profit les contradictions entre les institutions préexistantes et les nouvelles – l’Administration coloniale et l’Église catholique réussirent à conquérir desmarges dans les conditions sociales nouvelles de l’urbanisation. À partir du milieu des années 1930, le mouvement décrit au début de l’ouvrage avait commencé à s’inverser : les familles, auparavant réticentes à mettre leurs filles chez les sœurs parce qu’elles y voyaient un obstacle au mariage, les y envoyèrent de plus en plus dans l’espoir qu’elles épousent des hommes eux aussi éduqués par les Pères, salariés des compagnies concessionnaires ou membres de l’élite africaine, les « évolués ». Dès avant la fin de l’Indigénat et bien davantage après, les filles finirent par accéder, du moins en ville, à l’apprentissage du français et du calcul, réservé jusque-là aux garçons. Mais malgré l’effectif toujours très insuffisant de religieuses européennes, pendant longtemps il n’y eut pas de religieuses africaines : les vœux de pauvreté et d’obéissance étaient difficiles à accepter par les familles, mais celui de célibat représentait le déni de la norme sociale d’enfantement qui s’impose aux femmes.

5 Le chapitre quatre s’écarte de la trame chronologique pour s’attacher aux parcours des missionnaires européennes au Congo, mères supérieures et sœurs, et à leur idéologie maternaliste. Elles sont dépeintes à la fois comme dominées par la hiérarchie catholique et infériorisées dans les relations de pouvoir de la société coloniale, et comme reproduisant activement les catégories et les discriminations coloniales, en particulier à l’encontre des novices africaines. Il est significatif que les premières à prononcer leurs vœux (1938) aient été des métisses confiées à l’orphelinat Augouard (du nom de l’évêque de Brazzaville), une institution spécialement créée pour leur

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éducation, et qu’il ait fallu attendre encore vingt ans avant que des sœurs africaines soient pleinement intégrées dans la congrégation de Saint-Joseph-de-Cluny.

6 Une certaine rupture de ton caractérise les deux derniers chapitres du livre qui, à la différence des précédents, s’appuient sur des données de première main, entretiens et observations réalisés par l’auteure, et s’intéressent à la période ouverte par l’accession du Congo à l’indépendance. Phyllis Martin retient dans les années 1960 deux accélérateurs du processus d’africanisation et de féminisation de l’Église : d’une part la nationalisation des écoles confessionnelles parle gouvernement marxiste congolais qui, paradoxalement, rendit service à l’Église catholique en permettant aux fidèles de davantage s’investir dans d’autres sphères de la vie sociale, d’autre part les réformes de Vatican II qui ouvrirent davantage le culte aux personnes moins éduquées, parmi lesquelles évidemment les femmes. L’émergence en 1964, puis la prolifération rapide d’associations féminines, les « fraternités », portant chacune le nom d’un(e) saint(e), aux critères d’adhésion moins exigeants que les groupes auparavant constitués sous l’égide missionnaire, est analysée comme l’une des expressions majeures d’un catholicisme populaire africain, attaché au culte de Marie et des saints et mettant l’accent sur l’entraide sociale. Les femmes, puisant dans le dynamisme des fraternités ce que Phyllis Martin analyse comme une autonomisation spirituelle et sociale (spiritual and social empowerment), se sont alors affirmées comme la majorité active dans une institution dont le clergé, désormais africanisé, restaitdominé par les hommes, mais qu’on a pu néanmoins décrire comme « une Église de femmes ».

7 Selon l’auteure, c’est au sein de ces associations féminines religieuses dans les deux dernières décennies du XXesiècle que les femmes urbaines ont exprimé leur désir d’un catholicisme qui fasse sens pour elles. Elle conclut que « les femmes, congolaises comme américaines, veulent une religion adaptée qui s’adresse à leurs problèmes : la famille, la vie à la maison, les relations sociales, la pauvreté, l’enfantement, faire face à la maladie et à des funérailles décentes » (p. 171). Bien que la créativité religieuse africaine s’inscrive indéniablement dans la mondialisation et évolue avec elle, il apparaît hasardeux de calquer les enjeux qui singularisent l’adhésion religieuse des femmes au Congo aujourd’hui sur ceux de l’Amérique du Nord. Par ailleurs il faut remarquer que les problèmes listés ici sont au Congo ceux qui mobilisent non seulement les fidèlesde l’Église catholique mais aussi de l’Église protestante historique, des cultes prophétiques africains, et surtout ceux grâce auxquels les multiples églises évangéliques de réveil se développent. Toutes ces églises ont généré elles aussi des associations de femmes qui, comme les fraternités, ont acquis une visibilité dans l’espace public. Aussi, dans ce contexte d’un champ religieux particulièrement diversifié à Brazzaville, peut-on regretter que l’ouvrage ne renseigne pas davantage sur la sociologie des fraternités catholiques comparée à celle des autres associations féminines confessionnelles.

8 L’épilogue du livre se détache de la dimension proprement religieuse de ce mouvement associatif féminin et ouvre sur sa dimension politique en décrivant sa mobilisation en faveur de la paix lors des guerres civiles des années 1990. Celle-ci culmina dans une conférence de la paix à laquelle dix mille « Mamans Chrétiennes Catholiques de l’Afrique Centrale » prirent part en 1998 (p. 172). Tandis que leur qualité de mère légitimait à leurs yeux la protestation contre les violences des milices et de l’armée et leur action en faveur de la paix et de la réconciliation, les politiciens présents, dont le président de la République du Congo, les renvoyèrent précisément en tant que mères à

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leurs foyers, c’està-dire à la nécessaire subordination aux maris et à l’État. Le récit détaillé de cet épisode illustre les ambiguïtés et les limites des luttes des femmes menées sous l’étendard de la maternité pour des conditions de vie moins dures, moins inégalitaires, mais qui ne mettent pas en cause l’exclusion des femmes du champ politique et l’inégalité de genre en elle-même.

NOTES

1. P. MARTIN, Leisure and Society in Colonial Brazzaville, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.

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Ranaivoson, Dominique (dir.). – Senghor et sa postérité littéraire

Kalidou Sy

RÉFÉRENCE

RANAIVOSON, Dominique (dir.). – Senghor et sa postérité littéraire. Actes du colloque de Cerisy-La-Salle. Metz, Université Paul Verlaine, Centre Écritures (« Littératures des mondes contemporains, Afriques, 3 »), 2008, 196 p.

1 La célébration du centenaire de la naissance du poète-président a été l’occasion de réunir à Cérisy un colloque pour réfléchir sur la postérité littéraire de Senghor. Suivant l’intitulé même de ce numéro qui rend compte de cette rencontre et qu’a dirigé Dominique Ranaivoson, il s’agissait de faire le point sur l’héritage de Léopold Sédar Senghor, poète et théoricien de la Négritude.

2 Aussi le contrat d’objectif fixé par et dès le titre peut-il se lire globalement suivant un malentendu ou une série de malentendus entre Senghor et bon nombre d’intellectuels africains, surtout dans les générations beaucoup plus jeunes que la sienne. Le spectre de ce malentendu va du rejet total qui confine à la détestation à l’instar des écrivains congolais ou camerounais en général, à la revendication passionnée d’une filiation suivant l’exemple du jeune écrivain malgache

3 Johary Ravaloson, ou encore plus essentiellement de Nimrod. En cela, la contribution de Nicolas Martin-Granel « Senghor et les écrivains congolais : le malentendu » est significative. La Négritude est toujours perçue suivant la connotation péjorative voire négative liée au mot Nègre. Dans le contexte du nationalisme culturel et de l’assimilation politique du Congo ou du Cameroun comme d’un certain nombre de pays africains dans la tourmente du marxisme ou du panafricanisme, la réhabilitation et la visibilisation des racines africaines et des cultures négro-africaines par le mouvement de la Négritude ne peuvent être comprises que comme voilement et comme stratégie neo-coloniale. Surtout si ce mouvement est porté par quelqu’un comme Senghor qui est

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classé d’emblée comme représentant de la France et du neo-colonialisme. Son statut de premier Africain agrégé de grammaire ne lui facilite pas les choses, au contraire.

4 Dès lors des écrivains et intellectuels comme Sony Labou Tansi, Emmanuel Dongala, Stanislas Adotevi, Marcien Towa, Paulin Hountondji, Henri Lopès, Yves Mudimbe jusqu’à Ngoïe-Ngalla et Patrice Nganang se font les échos des médias populaires et de l’opinion publique. C’est ainsi que la célébration de l’Afrique, de la femme noire et la rénovation de la sensibilité nègre (Boniface Mongo-Mboussa), la revendication d’un certain primitivisme et de ses implications esthétiques et éthiques (Julien de St-Jores), comme la célèbre anthologie de 1948 et son parrainage par Jean-Paul Sartre avec sa préface « Orphée noir » devenue paradigmatique dans la lecture des littératures négro- africaines (Dominique Ranaivoson), tout cela n’est plus lu que comme participant d’une entreprise de mystification qui contribue encore davantage à inférioriser l’homme noir, le Nègre, aux yeux de l’Occident par une spécification trompeuse et illusoire qui le tient dans la minorité intellectuelle et mentale. Les mêmes sinon similaires critiques sont reprises contre Senghor, et contre Césaire aussi, par les tenants de l’Antillanité et de la Créolité (Jean Michel Devésa) comme du reste la Francophonie en tant qu’institution a plutôt desservi Senghor et a contribué très fortement à l’ignorance de ses œuvres et de sa théorie aux Amériques actuellement (Daniel Delas). On comprend alors que certains puissent parler de « complexe de Senghor », probablement comme l’on parlerait du « complexe de Procuste » ou du « complexe d’Œdipe ». Senghor est alors accusé de tous les maux, rendu responsable de tous les problèmes survenus en Afrique, jusqu’au génocide rwandais perçu comme « le tombeau de la Négritude » (Patrice Nganang).

5 Mais ce malentendu est perceptible aussi dans la célébration enthousiaste de l’œuvre de Senghor par certains intellectuels et écrivains. Le poète de la Négritude mais plus encore le penseur de la civilisation de l’universel et du métissage culturel est devenu la référence pour beaucoup, à commencer par ses anciens contestataires comme Adotevi, Lopès et même Wole Soyinka, jusqu’à ses fils spirituels comme Nimrod (Edem Awumey, André Patient-Bokiba). Par calcul ou par sincérité, allez savoir ! C’est pourquoi et de plus en plus le discours senghorien est lu, au regard de la déconstruction du face-à-face Blanc/Noir sinon Occident/Afrique, dans le sillage du postcolonialisme aux côtés de Bhabha, Spivak, Saïd, et même Irele Abiola et Mudimbe marquent combien les nouveaux discours des intellectuels négro-africains ou du moins africains restent intimement aujourd’hui tributaires de Senghor et de sa pensée (Boniface Mongo- Mboussa).

6 Finalement ce numéro, en tentant d’analyser l’héritage littéraire de Senghor, ne souligne que le malentendu qui habite les relations qu’un certain nombre d’intellectuels et d’écrivains négro-africains ont entretenu avec l’homme politique Senghor, mais plus encore avec le président au cœur de la gestion des affaires publiques, occultant de ce fait l’analyse distanciée de l’œuvre.

7 On peut alors regretter très fortement que la plupart des interventions restent dans la généralité des idées reçues sans daigner interroger l’œuvre littéraire du poète et des autres écrivains pour mesurer sur pièce son influence. Certaines interventions d’ailleurs manifestent une profonde ignorance des relations intellectuelles, artistiques et littéraires entre générations d’écrivains ou entre littératures simplement, entre l’Afrique subsaharienne et le Maghreb, par exemple. Un examen, même rapide de certaines publications, aurait permis d’éviter quelques conclusions hâtives comme dans l’intervention de Mohamed Daoud ou des critiques passées de saison et qui n’ajoutent

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rien à la pertinence du propos comme dans celle de Patrice Nganang. Ce qui prouve encore davantage qu’il faut lire ce numéro 3 de la série « Afrique », dans la collection « Littérature des mondes contemporains » de l’Université Paul Verlaine de Metz, et le lire avec attention et intérêt.

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Dominique Ranaivoson (dir.). – Senghor et sa postérité littéraire

Sidi N’Diaye

RÉFÉRENCE

RANAIVOSON, Dominique (dir.). – Senghor et sa postérité littéraire. Actes du colloque de Cerisy-La-Salle. Metz, Université Paul Verlaine, Centre Écritures (« Littératures des mondes contemporains, Afriques, 3 »), 2008, 196 p.

1 Le « poète président » Léopold Sédar Senghor compte parmi ces hommes de lettres dont l’écriture et la pensée, parce que différemment reçues, échappent aux interprétations définitives et carcérales. C’est ce que viennent précisément signifier les contributions réunies par Dominique Ranaivoson dans Senghor et sa postérité littéraire, postérité qui, de fait, se conjugue au pluriel. Transcription des actes du colloque de Cerisy-La-Salle qui a réuni universitaires et écrivains en mars 2006, cet ouvrage revient ainsi sur les lectures et réceptions différenciées de l’œuvre du « Roi Senghor » comme aimait à l’appeler l’écrivain congolais Sony Labou Tansi.

2 La première partie de l’ouvrage invite le lecteur à la découverte édifiante d’un héritage littéraire controversé, discuté par des universitaires venus d’horizons divers. Elle s’ouvre sur un travail de clarification préalable de Nicolas Martin-Granel à propos de la catégorie « négritude » qui est en même temps mouvement, souvent présentée comme la réaction de poètes noirs à la « politique coloniale ». Or, c’est oublier que le projet initial de Césaire, Senghor et Damas, était de faire se rencontrer, faire communiquer des mondes (la métropole et ses colonies) qui avaient participé de la construction de leur identité intellectuelle. Du mot « nègre », jeté à la figure comme une insulte, ils inventèrent donc un autre mot, « négritude », « métaphore poétique » censée renverser le stigmate et faire de l’injure raciste une positivité1. Mais c’est précisément ce néologisme positivement connoté qui, au Congo (Brazzaville), donna lieu à pléthore de commentaires et critiques. Ce sont d’abord quelques « écrivants », journalistes de la presse écrite, officiant dans des quotidiens et hebdomadaires, qui tournèrent le mot en

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dérision, compliquant par là-même, sa quête de notabilité auprès de « l’homme de la rue ». Commentaires et critiques, venus ensuite d’écrivains congolais, notamment d’Emmanuel Dongala, Dominique Ngoie-Ngalla et Sony Labou Tansy qui chacun à leur manière, brocadèrent la « négritude ».

3 Chez Dongala2, la critique de la négritude, entendue comme « nationalisme culturel » est permanente même si le mot lui-même reste absent, banni, abhorré par le texte. Avec Ngoie-Ngalla3, au contraire, la présence du mot « pèche par excès » (p. 21). Intellectuel engagé à la fois dans la dénonciation des dérives racistes du XXe siècle et dans la réaffirmation du « génie inventif de l’Afrique » (p. 22), Ngoie-Ngalla, n’en fustige pas moins les appels à la résurrection de « l’identité nègre ». Enfin, pour Sony Labou Tansy4, « nègre » reste un « signifiant moche ». Aussi, ne peut-il objectivement participer à la revalorisation des humanités classiques noires. Trop souvent arrimé à des signifiants qui ont fait et font encore de l’homme noir un être dépourvu de raison dans l’histoire, guidé par ses seules émotions, ce qualificatif ne gagnerait rien à être dignifié.

4 Si la contribution de Nicolas Martin-Granel nous renseigne ainsi sur les critiques virulentes et sans compromis adressées par quelques « écrivants » et écrivains congolais à la négritude de Senghor, celle d’André-Patient Bokiba au contraire nous donne à voir la relation particulière, presque indéfinissable, qui fut celle de l’écrivain et homme politique congolais Henri Lopes à l’œuvre de Senghor. Dans cette relation complexe, Bokiba s’intéresse à deux moments : celui de la contestation et celui de la célébration. Le temps de la contestation est celui où Lopes, dans les années 1960-1970, dénonce la « course éperdue et surtout illusoire à la pureté culturelle » et plaide pour « l’abandon d’une négritude atteinte d’obsolescence » (p. 33). Celui de la célébration viendra quelques décennies plus tard avec une réévaluation radicale du sens de la négritude. L’écrivain congolais, dont la trajectoire rejoint à bien des égards celle de Senghor, rendra dans Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois un vibrant hommage à son « aîné » Senghor lorsqu’il dira écrire « pour assumer sa négritude, pour recouvrer ses poupées noires » (p. 38). Le thème de la célébration est aussi ce qui retient l’attention de Boniface Mongo-Mboussa qui, lui, se propose de décrypter la poésie de Senghor pour y redécouvrir l’éloge de l’Afrique. Une Afrique qui, métaphoriquement, apparaît sous les traits d’une « femme noire », célébrée dans un poème éponyme. « Masque nègre », « Prières aux masques » sont autant de poèmes que le chantre de la négritude Senghor dédiera à une Afrique engagée sur le chemin de sa propre renaissance et réinvention.

5 Cette écriture senghorienne qui magnifie l’Afrique tout en restant ouverte sur le monde a, à certains moments, été le lieu de véritables contradictions, en particulier lorsque Senghor écrit : « L’émotion est nègre comme la raison est hellène », formule qui plus tard, deviendra dans la bouche de ses glossateurs « L’émotion est nègre et la raison est hellène ». C’est ce qui, entre autres éléments, a pu faire dire de Senghor et de sa poétique qu’ils étaient chargés d’ambiguïtés. C’est à l’une de ces ambiguïtés que s’intéresse Julien De Saint-Jores, à savoir « la primitivité » supposée de Senghor. On a souvent reproché au poète son essentialisme, ce désir permanent de faire des identités noires, des identités primordiales au sens anthropologique du terme. Or, pour De Saint- Jores, la primitivité de Senghor est tout autre. Elle s’inspire explicitement des « peintres primitifs flamands et italiens […] qui les premiers sont passés de la peinture murale à la peinture sur bois amovible » (p. 52). C’est donc une primitivité qui se veut à

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la fois rupture et renouvellement d’une pratique, d’un art. Et Senghor, parce qu’il se compare aux « primitifs », nous signifie non seulement la rupture de sa poésie avec la tradition poétique (orale) africaine, mais aussi la réinvention de celle-ci, dans le sens où, lui et Césaire, vont commencer à l’écrire. « Notre principal mérite, déclare-t-il, a été d’avoir été les premiers à avoir écrit des vers nègres en français. Nous ne sommes pas des classiques, mais des pionniers : après nous viendront les classiques » (p. 79). Dominique Ranaivoson, quant à elle, évoque le succès recueilli par L’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Senghor au moment de sa parution, et la manière dont l’ouvrage allait agir, cinquante ans plus tard, sur l’« image des écrivains dits noirs et de leur écriture » (p. 81). Inspiré par les travaux d’universitaires noirs américains et par le Negro anthology publié par Nancy Cunard en 1934, Senghor avait entrepris de faire paraître un ouvrage compilant textes de poètes noirs et destinés en priorité à un segment du « lectorat blanc », ignorant de la poésie noire. Préfacé par Jean-Paul Sartre, intellectuel connu et reconnu en France, L’anthologie se posait comme « la démonstration de la capacité des Noirs à créer de la littérature originale en restant fidèles à la langue française » (p. 86). Et si cet ouvrage a sans aucun doute contribué à promouvoir poètes et poésie « nègres », il fut largement critiqué pour son essentialisation de l’homme noir et par le fait qu’il participa, selon Dominique Ranaivoson, à figer « les noirs dans une unité illusoire » (p. 100).

6 Antilles, cette unité culturelle des peuples noirs proclamée par le « poète-président » sera contestée par quelques grands noms de la littérature, notamment Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Jean Bernabé et Raphaël Confiant qui prétendent rompre avec la « négritude » pour mieux se revendiquer de la « diversalité ». Pour ces théoriciens de la « créolité », mener le travail de requalification, de redéfinition des peuples caribéens que Senghor assimile trop rapidement aux Noirs d’Afrique, c’était entreprendre de sortir de manière radicale de l’essentialisme de la négritude dans sa version senghorienne5. Parce que problématique et objet d’interprétations plurielles, la négritude est devenue le lieu de toutes les querelles théoriques. Dans cet inextricable fouillis, Daniel Delas se propose de questionner son actualité. De son point de vue, le procès en « essentialisme » fait à la « négritude » est la conséquence de raccourcis tendant trop souvent à dissocier le concept d’un autre élément tout aussi important chez Senghor : le métissage culturel. Et c’est dans des éléments précis de biographie que Daniel Delas tente de reconstituer l’évolution de la poétique senghorienne, depuis l’affirmation par l’étudiant noir de sa négritude, jusqu’au grand poète dont l’écriture se métissa progressivement. À la première phase de cette poétique correspond le premier mariage de Senghor avec Ginette Eboué, « la fille du Noir le plus prestigieux de l’époque », Félix Eboué. À la seconde, le deuxième mariage de Senghor avec « la blanche Colette Hubert » (pp. 129-130). Si l’œuvre de Senghor continue d’être relue et perpétuellement réévaluée, celle-ci reste pourtant largement méconnue ou absente de la littérature maghrébine d’expression française. Cette absence, pour Mohamed Daoud, est essentiellement liée au fait que littérature négro-africaine et maghrébine se sont trop longtemps ignorées, tournées le dos. Pour ce qui est du rapport des lettrés maghrébins à l’œuvre de Senghor, il n’est pas impossible que les stéréotypes et autres représentations racistes hérités des temps obscurs de l’esclavage, ancrés dans l’inconscient collectif aient contribué à la tenir à distance.

7 La seconde partie de l’ouvrage, plus brève, donne la parole à de jeunes écrivains africains s’inscrivant dans la critique acerbe ou l’analyse froide de la pensée et de la poétique du poète-président. D’entrée, Patrice Nganang, interrogeant le « complexe de

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Senghor », affirme qu’il n’est « pas un nègre et l’a jamais été » (p. 149). En plus de ne pas être revendiqué par Nganang, la « négritude » de Senghor est rendue responsable de quelques-uns des pires maux du continent africain. Elle aurait par exemple été à la source du discours raciste et xénophobe d’un Robert Mugabe. Et parce que la négritude est aussi appartenance à une communauté, c’est en « son nom que le million de Tutsis fut massacré au Rwanda en 1994 » (p. 154). Un Senghor indéchiffrable donc pour Nganang, que tente de déchiffrer Théo Anissoh, notamment à propos de son absence d’engagement et de son silence sur la situation coloniale (critique que lui adressera, entre autres, l’écrivain camerounais Mongo Béti). Senghor dit écrire pour la beauté d’écrire, sa littérature ne serait d’aucun parti, elle est simple « exercice immotivé de l’esprit » (p. 172). Mais si Senghor met un point d’honneur à revendiquer sa posture d’écrivain désengagé, sa littérature ne saurait, pour Théo Anissoh, être qualifiée ou perçue comme telle. Ce serait oublier qu’il fut aussi un homme politique et l’on ne peut croire que ses essais n’aient été que des « annexes dans sa production » (p. 179) ou que sa poésie soit restée à l’écart de la critique du colonialisme. Si tel était le cas, où rangerions-nous Hosties noires, œuvre dans laquelle Senghor « recense les souffrances et les crimes dont est victime l’Afrique » (p. 179) ? Critique du colonialisme, Senghor était aussi, avec son compère de la « négritude » Césaire, un penseur de l’Universel qu’Edem Awumey nous raconte dans sa contribution. L’Universel, l’ouverture à l’Autre et à l’Ailleurs ont toujours été au cœur de la démarche senghorienne, le projet étant de déclore le monde, d’abolir ses frontières culturelles et géographiques. Il faut pourtant, rappelle Awumey, constater l’échec de ce projet, ce siècle étant celui du rejet de l’Autre, « rejet des pauvres par ceux qui sont riches » (p. 188), un siècle où l’étranger venu du Sud est progressivement devenu une figure inquiétante pour le Nord.

8 Au total, lire Senghor et sa postérité littéraire, permet de découvrir ou de redécouvrir l’un des esprits les plus controversés de la littérature africaine d’expression française. Les réévaluations et relectures multiples de son œuvre, témoignent non seulement l’ampleur de la controverse mais aussi et surtout, sa grande actualité.

NOTES

1. Senghor, lui-même, définira la négritude comme « l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir telles qu’elles s’expriment dans la vie, les institutions et les œuvres des Noirs » ; Liberté 1, Négritude et Humanisme, Paris, Éditions du Seuil, 1961, p. 9. 2. Emmanuel DONGALA, Un fusil dans la main, un poème dans la poche, Paris, Albin Michel, 1974. 3. Dominique NGOIE-NGALLA, Lettre d’un Pygmée à un Bantou, Brazzaville, CRP, 1988. 4. Sony LABOU TANSY, Le commencement des douleurs, Paris, Éditions du Seuil, 1995. 5. Dans Éloge de la créolité, J. Bernabé, P. Chamoiseau et R. Confiant, expliquant se reconnaître davantage dans la version césarienne de la négritude, écrivent : « C’est la négritude césarienne qui nous a ouvert le passage vers l’Ici d’une Antillanité désormais postulable […]. La négritude de Césaire est un baptême, l’acte primal de notre dignité restituée », cité par J. M. Devesa, dans sa contribution au présent ouvrage, p. 115.

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Wa Kabwe-Segatti, Désiré K. & Halen, Pierre (dir.) – Du nègre Bambara au Négropolitain

Florence Paravy

RÉFÉRENCE

WAKABWE-SEGATTI, Désiré K. & HALEN, Pierre (dir.) – Du nègre Bambara au Négropolitain. Les littératures africaines en contexte transculturel. Metz, Université Paul Verlaine, Centre de recherches Écritures (« Littérature des mondes contemporains, Série “Afriques”, 4 »), 2009, 331 p.

1 En novembre 2005 eut lieu à l’Université de Johannesbourg un colloque intitulé « Du nègre Bambara au Négropolitain : créations transculturelles dans les littératures africaines post-coloniales ». L’ouvrage édité par Désiré K. Wa Kabwe-Segatti (Université de Johannesbourg) et Pierre Halen (Université de Metz) regroupe une sélection de travaux présentés à cette occasion : quatorze articles en français, trois en anglais, et, « en guise de postface », un entretien avec Véronique Tadjo.

2 Celle-ci dit avoir trouvé l’intitulé du colloque « assez accrocheur » (p. 294). « Du nègre Bambara au Négropolitain » : une lecture naïve de cette première partie du titre pourrait laisser croire que s’opposent ici deux visions de l’être africain, l’Africain « authentique », « traditionnel », fidèle à ses racines « ancestrales », et l’Africain moderne, hybride, immergé dans une culture occidentale. Il n’en est rien, bien entendu. En reprenant ce terme « Bambara », les organisateurs du colloque font référence aux analyses des anthropologues, notamment Jean Bazin et Jean-Loup Amselle1sur la signification et l’usage de ce terme : au-delà du problème précis que pose cette appellation, ces analyses ont en effet eu le mérite de mettre en lumière cette « invention de l’Afrique », pour reprendre les termes de V. Y. Mudimbe2, à laquelle se sont livrés les ethnologues et anthropologues que l’on appelait alors « africanistes ». Le « nègre Bambara » dont il est question ici désigne non seulement une construction

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discursive dont la responsabilité n’incombe pas aux seuls Occidentaux, et dont les discours postcoloniaux dans leur ensemble montrent l’inanité, mais aussi un certain statut d’écrivain, différent de celui du « négropolitain » que l’introduction de Désiré

3 K. Wa Kabwe-Segatti présente comme écrivant et évoluant dans ce « territoire d’exil, d’installation et/ou d’élection professionnelle qu’est l’Occident » (p. 5). Mais qu’il réside ou non sur sa terre d’origine, l’écrivain africain est, par sa formation, par la langue européenne qu’il utilise, par sa position ambiguë face aux différents champs littéraires, d’emblée placé en situation de transculturalité, thème central que met en évidence la deuxième partie du titre de l’ouvrage.

4 La grande diversité des auteurs étudiés et des approches choisies par les contributeurs, associée au fait que d’un article à l’autre thèmes et problématiques s’entrecroisent et se répondent sans cesse, rendaient sans doute ardue la question de l’organisation de cet ouvrage. Il a été divisé en trois grandes parties, « Migritude », « Métaphores » et « Déconstruction nationale inachevée », dont l’unité et la cohérence ne sont pas toujours très nettes. On peut s’étonner par exemple de découvrir dans le chapitre « Migritude » la réflexion de Pierre-Philippe Fraiture, essentiellement consacrée aux romans coloniaux du Belge Henri Drum, et dans le troisième chapitre l’article d’Espérance Kana portant sur Le Baobab fou de Ken Bugul, ainsi que sur les œuvres de Fatou Diome. Un certain nombre de contributions s’intéressent donc aux écrivains de ce que Jacques Chevrier a baptisé « Migritude » pour en souligner la différence avec leurs aînés de la Négritude. Dans l’article qui ouvre la première partie, celui-ci affirme que la production de cette nouvelle génération, dont les œuvres évoquent de manière récurrente le thème de l’immigration, « n’a plus grand-chose à voir avec les préoccupations de leurs aînés », idée qui mériterait peut-être d’être nuancée dans la mesure où certains de ces « aînés » avaient déjà abordé les problèmes liés aux conditions de vie de l’Africain sur le sol européen. Il est clair cependant que cette thématique domine dans un certain nombre d’œuvres récentes, ce qui s’explique entre autres par le fait que leurs auteurs sont eux-mêmes des migrants, installés dans un pays occidental. Aussi n’eston pas surpris de retrouver dans différents articles les mêmes noms représentatifs de cette « migritude » (Alain Mabanckou, Daniel Biyaoula, Sami Tchak, Fatou Diome, par exemple) et les thèmes qu’ils abordent : problèmes d’identité, d’intégration, racisme, etc.

5 Mais l’un des mérites de l’ouvrage est justement de relativiser l’importance de cette thématique et l’homogénéité de cette littérature produite par les « écrivains migrants », comme le fait Désiré K. Wa Kabwe-Segatti en distinguant trois tendances, « la tendance dite “négropolitaine”, la “dé-migritude” et la “littératuremonde” » (p. 57), ou Elisa Diallo qui montre que chez T. Monénembo, écrivain installé en France depuis plusieurs décennies, « il est toujours question de l’Afrique, et de la mémoire africaine » (p. 89) et que les questions de mondialisation et de transculturalité trouvent chez lui des formes d’expression spécifiques. Certaines contributions amènent également à se demander si la place occupée par cette littérature « migrante » ne relève pas d’une sorte d’illusion d’optique, si ce passage « de la Négritude à la Migritude » décrit par J. Chevrier n’est pas avant tout le résultat de pratiques éditoriales, la plupart des écrivains publiés aujourd’hui par les grandes maisons d’édition parisiennes étant justement des migrants, et non des écrivains résidant sur le continent africain. C’est en cela que les réflexions théoriques proposées par Pierre Halen sur la question des champs littéraires et du système littéraire francophone sont

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particulièrement intéressantes, car elles replacent les pratiques scripturales dans un contexte qui prend en compte le poids des institutions littéraires, du lectorat, de tout ce qui conditionne, pour un écrivain, à la fois « l’entrance » et « l’activation » dans tel ou tel champ.

6 En outre, de nombreux articles montrent que cette littérature de la « migritude » n’a pas, loin s’en faut, le monopole du questionnement identitaire et de la transculturalité. Certains proposent des analyses textuelles assez classiques : par exemple Patricia O’Flaherty étudiant les phénomènes d’hybridation littéraire dans la représentation de la dictature chez Ahmadou Kourouma (En attendant le vote des bêtes sauvages) et Norbert Zongo (Le Parachutage), Elizabeth Snyman s’interrogeant sur les enjeux de l’écriture autobiographique en Afrique du Sud (Ellen Kuzwayo, Sindiwe Magona, Chris van Wyk) ou encore Janice Spleth analysant les représentations divergentes que certains romans donnent de l’influence du cinéma occidental sur le sujet africain. D’autres contributions présentent des approches et/ou des sujets plus originaux. Signalons par exemple la lecture que Bernard de Meyer fait du roman de Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence,à partir de la triple définition du mot devoir (obligation, servitude, travail scolaire) ou encore l’analyse par Sandra Saayman des motifs spéculaires dans The True Confessions of an Albino Terrorist, en tant que traduction symbolique du problème de l’identité tel qu’il se pose à Breyten Breytenbach, auteur afrikaner écrivant en anglais pour défendre la cause des Noirs face à l’apartheid.

7 Par ailleurs, et ce n’est pas le moindre intérêt de l’ouvrage, certains auteurs montrent comment certains Européens ont pu, en puisant dans un fonds culturel africain, contribuer à la fabrication d’une certaine idée de « l’authenticité », mais aussi soumettre ce matériau à un processus de réinterprétation transculturelle au service de l’ordre colonial. Pierre-Philippe Fraiture démontre ainsi que le roman d’Henri Drum Luéji ya Kondé (1932), qui réécrit un mythe lunda, participe de ce qu’Eric Hobsbawm et Terence Ranger appellent « the invention of tradition »3, tout en étant « une apologie de l’impérialisme » (p. 79) et « la transposition décalée de la mythologie coloniale belge » (p. 80). Quant à Heidi Bosjen, elle se livre à une analyse comparée de l’usage des proverbes d’une part dans les romans d’Ahmadou Kourouma, d’autre part dans la pratique juridique d’André Ryckmans alors qu’il était administrateur colonial au Congo belge (1954-1960). La seconde partie du titre de son article, « Towards a Deconstructive Reading of Bambara and Négropolitain » souligne bien l’enjeu de sa réflexion : les proverbes, expression « ancestrale » de la « sagesse des nations », sont loin de posséder un sens univoque et immuable. Aussi le romancier peut-il jouer de leur ambiguïté dans sa dénonciation romanesque de la dictature, et l’administrateur colonial s’en servir pour asseoir l’autorité de la justice coloniale.

8 Notons enfin que, si la majorité des articles portent sur les littératures d’Afrique noire, certains contributeurs élargissent l’horizon de recherche en se penchant sur des auteurs du Maghreb ou des Caraïbes : Sarah Davies Cordova étudie ainsi La Deuxième Mort de Toussaint Louverture, de Fabienne Pasquet, tandis que Tunda Kitenge-Ngoy établit un parallèle entre la poétique glissantienne de la relation et la représentation du métissage dans Nedjma de Kateb Yacine.

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NOTES

1. J. BAZIN, « À chacun son Bambara », in J.-L. AMSELLE & E. M’BOKOLO (dir.), Au cœur de l’ethnie. Ethnie, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte & Syros, 1985, pp. 87-127 ; J.-L. AMSELLE, « L’anthropologie au deuxième degré. À propos de “La mission Griaule à Kangaba (Mali)” de Walter E. A. van Beek et Jean Jansen », Cahiers d’Études africaines, XL (2), 158, 2000, pp. 363-375. 2. V.-Y. MUDIMBE, The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy and the Order of Knowledge, Bloomington-Indianapolis, Indiana University Press, 1988. 3. E. HOBSBAWM & T. RANGER (eds.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press (« Past and Present Publications »), 1983.

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