Les Annales de droit

10 | 2016 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/add/300 DOI : 10.4000/add.300 ISSN : 2606-1988

Éditeur Presses universitaires de Rouen et du Havre

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2016 ISBN : 979-10-240-0599-7 ISSN : 1955-0855

Référence électronique Les Annales de droit, 10 | 2016 [En ligne], mis en ligne le 08 janvier 2018, consulté le 25 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/add/300 ; DOI : https://doi.org/10.4000/add.300

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Presses universitaires de Rouen et du Havre 1

SOMMAIRE

Au doyen Guy Quintane Christophe Otero

Le principe de libre administration des collectivités territoriales dans la jurisprudence du Conseil d’État Emmanuelle Borner-Kaydel

Les collectivités territoriales et leurs musées dans le cadre de la loi relative aux musées de Claire Bosseboeuf

Le règne de Louis XIV, ou la rupture définitive entre la société française et la monarchie Jacques Bouveresse

L’exploitation de l’énergie nucléaire ou l’archétype de la modernité face au renouveau de la philosophie naturaliste Olivier Clerc

Les vicissitudes de la protection des droits et libertés par la Cour constitutionnelle du Bénin Dario Degboe

La modernisation du droit de l’environnement : quelle(s) orientation(s) pour le fabricant de la norme ? Thierry Édouard

Ombres et lumières sur le droit fondamental à la protection des données personnelles confronté aux services de renseignement en matière de prévention du terrorisme Philippe Ch.-A. Guillot

Retour sur une décision controversée : l’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO du 13 juillet 2015, CDP et autres c/ État du Burkina Yakouba Ouedraogo

Le choix du modèle de l’inspection Guy Quintane

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Au doyen Guy Quintane

Christophe Otero

1 Avec la parution de ce dixième numéro, le directeur scientifique des ADD, Guillaume Tusseau, les membres originels du comité scientifique – avec les enseignants- chercheurs qui sont venus, au fur et à mesure, le densifier – et surtout les membres fondateurs du comité de rédaction – et ceux qui les ont rejoints – soufflent des bougies bien symboliques : celles d’une décennie d’implication collective pour fonder, entretenir et pérenniser une nouvelle revue juridique. Cette dernière a toujours eu deux objectifs : en premier lieu, être un instrument qui témoigne de la vitalité des initiatives et du dynamisme intellectuel de doctorants rouennais ; en second lieu, proposer un nouveau support scientifique animé par les doctorants pour réunir, dans une logique de pluridisciplinarité, des articles de doctorants et d’enseignants- chercheurs confirmés.

2 À l’occasion de ce dixième anniversaire, les ADD souhaitent vivement remercier celui qui au long de ces années a guidé et soutenu leurs premiers pas, M. le doyen Guy Quintane, à qui cet éditorial est dédié. Dans toutes les dimensions de sa fonction, il a eu à cœur de porter et de valoriser les initiatives des jeunes chercheurs en leur offrant le soutien matériel, scientifique et toujours bienveillant, nécessaire à l’épanouissement de talents encore en germe. En sa qualité de doyen, il a contribué à la promotion et au rayonnement scientifique de la présente revue.

3 En sa qualité de professeur des universités, il a accueilli au sein de son équipe pédagogique plusieurs membres du comité de rédaction qui ont eu le privilège de dispenser sous sa direction les travaux dirigés de droit administratif en licence 2 de droit. Au-delà de la seule transmission du savoir, il a su jouer ce rôle de vecteur qui incombe à tout pédagogue, en aidant ses anciens étudiants à trouver leur place dans la société.

4 En sa qualité de chercheur, spécialiste du droit administratif, des finances publiques et de la science administrative, le professeur Guy Quintane a contribué aux ADD par un article sur « La LOLF et le managérialisme » paru dans le numéro 3 et par une contribution sur « Le choix du modèle de l’inspection » dans le présent numéro. Enfin,

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il a participé aux jurys de soutenance de thèse de plusieurs docteurs rouennais, dont des membres du comité de rédaction et des contributeurs aux ADD.

5 Puissent les dix prochaines années se nourrir de l’esprit qu’a insufflé votre double décanat sur la première décennie des ADD.

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Le principe de libre administration des collectivités territoriales dans la jurisprudence du Conseil d’État The principle of the free administration of local authorities in the case law of the Council of State

Emmanuelle Borner-Kaydel

1 « On peut gouverner de loin, on administre bien que de près1. » L’idée de ne pas concentrer l’intégralité de l’administration de la France entre les seules mains du pouvoir étatique s’inscrit dans un contexte historique de longue haleine. Toutefois, les grandes réformes ayant mis en place de manière effective cette répartition des pouvoirs entre l’autorité étatique et les collectivités territoriales ne se sont réalisées que dans le dernier quart du vingtième siècle, et de nouveaux changements sont encore en attente.

2 L’actuel paysage territorial de la France, avec ses découpages géographiques et politiques multiples, n’en demeure pas moins respectueux du principe d’unité et d’indivisibilité de la République2. En effet, la France étant à la fois un des premiers États-nations mais aussi un des derniers encore actuels3, il importait de ne pas sacrifier le caractère unitaire de la République au profit d’une gestion décentralisée de la France dans laquelle le pouvoir étatique perdrait toute compétence. Dès lors, les différentes étapes de la construction de ce paysage n’ont pas eu pour conséquence d’aboutir à une absorption d’un pouvoir par l’autre, mais bien plutôt à une complémentarité entre eux. Si la Constitution de 1958 consacre dès son article premier le principe de l’indivisibilité de la République, ce même article ajoute plus loin que « son organisation est décentralisée4 », mettant ainsi sur un plan d’égalité l’importance de la forme de l’État et de la manière de l’administrer. Les grandes réformes portant sur la décentralisation5 répondent à l’affirmation de François Mitterrand selon laquelle : « La France a eu besoin d’un pouvoir fort et centralisé pour se faire. Elle a aujourd’hui besoin d’un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire6 ». Le terme « décentralisation » est symboliquement consacré7 à l’occasion de la loi de 1988 relative à l’amélioration de la

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décentralisation8. Puis, en 19929, le législateur confie l’administration territoriale de la République aux collectivités territoriales. Enfin, marquant ce qui a été appelé « la décentralisation, Acte II », la révision constitutionnelle de 200310 permet à l’administration décentralisée de la France de trouver une assise constitutionnelle et d’ainsi renforcer sa protection.

3 À l’origine, le principe était celui de la libre administration des collectivités territoriales, et non celui de la décentralisation11. La Constitution de 1946 précisait que « les collectivités territoriales s’administrent librement12 ». Et l’article 72 de la Constitution de 1958 reprend les mêmes termes pour préciser que les collectivités territoriales s’administrent librement. Aujourd’hui, si le terme « décentralisation » est bien ancré dans le paysage législatif et constitutionnel français, c’est au principe de libre administration des collectivités territoriales que continue de se référer la jurisprudence13, tant constitutionnelle qu’administrative. Et, si la loi de 1982 a posé les principes fondateurs de la décentralisation tandis que la révision de 2003 en a consolidé l’assise tout en ajoutant quelques principes novateurs14, il faut toutefois admettre que cette loi constitutionnelle a dans le même temps resserré l’évolution des collectivités territoriales dans un « carcan beaucoup plus précis15 ».

4 S’agissant des collectivités territoriales, la Constitution précise qu’elles sont les communes, les départements, les régions, mais aussi les collectivités à statut particulier ainsi que les collectivités d’outre-mer16. Une collectivité territoriale peut se définir comme étant une « entité de droit public correspondant à des groupements humains géographiquement localisés sur une portion déterminée du territoire national, [à laquelle] l’État a conféré la personnalité juridique et le pouvoir de s’administrer par des autorités élues17 ».

5 La question que soulève l’étude du principe de libre administration des collectivités territoriales est celui de l’effectivité de sa protection. En effet, ce principe ne connaît aucune définition juridique précise et déterminée. Rechercher si le droit pour les collectivités de s’administrer librement est suffisamment protégé amène à s’interroger sur le contenu du principe de libre administration. L’étude de la jurisprudence du Conseil d’État sur ce point se révèle très opportune. Il est en effet possible d’y déceler des éléments de définition, ainsi que des principes de mise en œuvre. La protection d’un tel principe semble également dépendre du degré de contrôle qui est exercé, en recherchant si un équilibre est respecté entre la latitude qui échoit aux collectivités et la légalité des actes qu’elles peuvent édicter. Ainsi, se pose la question de savoir dans quelle mesure les actes pris par les collectivités territoriales entrent dans le champ de leur libre administration et sont rendus effectifs. Il importe pour cela de s’interroger sur la manière dont ces actes demeurent encadrés, mais aussi de rechercher l’étendue de l’autonomie des collectivités dans leur pouvoir de décision. Il conviendra dès lors de s’intéresser dans un premier temps au champ d’application du principe de libre administration des collectivités territoriales (1) et, dans un second temps, à l’effectivité de ce principe (2).

1. Le champ d’application du principe de libre administration des collectivités territoriales

6 Le Conseil d’État est régulièrement saisi d’une question entourant le principe de libre administration des collectivités territoriales. La question principale demeure celle de la

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reconnaissance d’une atteinte à ce principe, le plus souvent par un acte pris par exemple par une commune ou un préfet. Or, le juge administratif n’admet que rarement l’atteinte au principe de la libre administration des collectivités. En outre, il n’a pas encore livré de véritable définition précise de ce principe. Dès lors, peut se poser la question de savoir si « la définition a minima de la liberté d’administration des collectivités18 » par le juge administratif suffit à garantir une protection effective à ce principe. L’effectivité de la libre administration des collectivités terrioriales se renforce chaque fois que le Conseil d’État apporte de nouveaux éléments de définition de ce principe (1.1), et se mesure en fonction du contrôle exercé sur les actes pris par les collectivités territoriales en vertu de leur pouvoir de libre administration (1.2).

1.1. Les éléments de définition de la libre administration des collectivités territoriales

7 Le Conseil d’État a érigé le principe de libre administration des collectivités territoriales au rang de liberté fondamentale à l’occasion de l’ordonnance de référé Commune de Beaulieu-sur-Mer contre ministre de l’Intérieur, en 200219, position réitérée par une ordonnance de 200620. Mais il faut entendre ici par « liberté fondamentale » le sens que lui donne l’article L. 521-2 du code de justice administrative, lequel dispose : « [...] le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale21. »

8 Cette élévation au rang de liberté fondamentale au sens du code de justice administrative, est confirmée par une jurisprudence constante du Conseil d’État. Ainsi, par exemple, l’arrêt Commune de Venelles22 précise que « le principe de libre administration des collectivités territoriales, énoncé par l’article 72 de la Constitution, est au nombre des libertés fondamentales auxquelles le législateur a entendu accorder une protection juridictionnelle particulière23 ». Cependant, cette consécration n’en demeure pas moins « marquée par une certaine imprécision24 ». La jurisprudence du Conseil d’État en la matière y remédie quelque peu en établissant le contenu du principe de la liberté d’administration des collectivités, esquissant ainsi une définition à la fois positive et négative de ce principe, expliquant ce qui le concerne et ce qui ne le concerne pas. Ainsi, est une composante de la libre administration des collectivités territoriales le principe du refus par une commune d’être incluse d’office dans une communauté de communes25. Dès lors, les collectivités territoriales, pour pouvoir s’administrer librement, doivent pouvoir choisir leur inclusion au sein d’un groupe de collectivités, et non pas se voir imposer celle-ci contre leur gré. Dans le même sens, le Conseil d’État estime qu’il y a atteinte au principe de libre administration des collectivités lorsque, à l’occasion d’un transfert de compétences résultant de l’extension-transformation d’une communauté de communes en communauté d’agglomération, un établissement public de coopération intercommunale (ci-après, EPCI) a commencé à exercer ses nouvelles compétences alors que l’arrêté signé n’avait pas encore de date d’effet26. En revanche, le juge administratif ne considère pas qu’il y ait atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales lorsque le poste de président du syndicat mixte d’un parc naturel régional est vacant, même suite à un refus de la part de la région de lui en céder la présidence27. Le fait qu’une

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commission syndicale ne soit pas constituée n’est pas non plus reconnu comme une atteinte à ce principe28. Enfin, si l’arrêt Commune de Vennelles précité confirme la nature juridique de la libre administration des collectivités territoriales, elle n’en restreint pas moins le champ d’application en excluant de ce principe les rapports internes des collectivités territoriales29. En l’espèce, le Conseil d’État estime que le refus du maire de la commune de convoquer le conseil municipal, en dépit des demandes qui lui avaient été faites en ce sens, « ne concerne que les rapports internes au sein de la commune et ne peut, par suite, être regardé comme méconnaissant30 » le principe de libre administration des collectivités territoriales.

9 Les rapports internes des collectivités territoriales semblent dès lors être à la fois « la limite et le critère31 » de leur libre administration. Il semble ressortir de la jurisprudence du Conseil d’État qu’à partir du moment où la question touche aux rapports internes des collectivités, aucune atteinte au principe de leur libre administration ne peut être relevée. Ces rapports internes deviennent ainsi la délimitation matérielle du principe de libre administration des collectivités territoriales en ce sens que « tout ce qui ne relève pas des rapports internes peut se rattacher à cette liberté32 ». Ces rapports internes concernent aussi bien le refus d’un maire de communiquer à un élu local notamment la liste électorale33, que le fonctionnement irrégulier d’un EPCI34. En s’intéressant à la jurisprudence des tribunaux administratifs, il est loisible de s’apercevoir qu’ils statuent dans le même sens que le Conseil d’État, et admettent au nombre des rapports internes la décision prise par une assemblée locale de révoquer les adjoints de leurs fonctions35, ainsi que le refus du président de l’assemblée d’un EPCI de donner la parole à un élu lors d’une séance36.

10 Le principe de libre administration des collectivités territoriales, s’il ne bénéficie pas encore d’une définition précise, présente un contenu assez étoffé et clairement expliqué par le juge administratif. Sa valeur constitutionnelle liée à son inscription au sein de l’article 72 de la Constitution ainsi que sa nature juridique de liberté fondamentale, posée par le Conseil d’État et confirmée par le tribunal des conflits37 s’appuyant sur la théorie de la voie de fait38, laissent supposer une ouverture au nouveau mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité. L’instauration de ce mécanisme vient ainsi enrichir le contrôle des actes des collectivités territoriales, opéré jusqu’alors par le préfet.

1.2. Le contrôle accru des actes des collectivités territoriales

11 La mise en place de la question prioritaire de constitutionnalité (ci-après, QPC) ouvre un nouvel horizon aux collectivités territoriales en conflit par rapport à leur droit de s’administrer librement. En effet, si les collectivités sont libres de s’administrer par elles-mêmes, cela ne doit pas se comprendre comme un droit de faire n’importe quoi. Force est de constater que certains actes pris par une commune sont parfois entachés d’irrégularité. Le contrôle de légalité opéré par le préfet ne récolte pas l’ensemble des suffrages et semble décrié en ce qu’il serait insuffisant39. La faiblesse de ce contrôle s’observe en particulier lorsque les collectivités territoriales, dont les actes n’ont pas été contrôlés, sont attaquées devant le juge administratif par la voie du recours pour excès de pouvoir par les particuliers40. La jurisprudence du Conseil d’État en la matière est très claire. Il précise en premier lieu que le pouvoir du préfet de déférer un acte d’une collectivité territoriale est discrétionnaire41 et qu’il peut se désister en cours d’instance, à tout moment, sans avoir à faire contrôler les motifs de son désistement42.

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Par suite, le juge administratif ajoute qu’en cas d’abstention du préfet, celle-ci n’est de nature à engager la responsabilité de l’État qu’à la condition que la carence ainsi observée résulte d’une faute lourde43. Enfin, le Conseil d’État précise que la faute lourde est constituée en cas d’abstention prolongée par le préfet de déférer des actes importants dont l’illégalité était manifeste et connue44, et qu’en cas d’annulation d’un acte par le préfet, celle-ci ne présente pas un caractère rétroactif45. La discrétion du pouvoir du préfet, sa propension à ne pas déférer les actes pris par les collectivités territoriales dans le cadre de leur libre administration, et l’exigence d’une faute lourde, aboutissent à un bilan partagé quant à l’opportunité et l’efficacité du contrôle de légalité des actes des collectivités par le préfet, contrôle que la doctrine qualifie parfois de « contrôle à éclipses et techniquement incertain46 ».

12 C’est la raison pour laquelle le contrôle opéré par la QPC est porteur d’un espoir nouveau pour les administrés ou pour les communes qui souhaitent protéger au mieux leur droit de s’administrer librement. Mais le recours à la question prioritaire de constitutionnalité ne saurait être considéré comme acquis s’agissant du contrôle des actes des collectivités, et la première question à se poser est celle de savoir si la libre administration des collectivités territoriales peut fonder un recours devant le Conseil constitutionnel. La réponse apportée s’est faite en deux temps. Dans un premier temps, le juge constitutionnel, saisi par le Conseil d’État, ne se prononce qu’implicitement47 en faveur d’une telle possibilité, à l’occasion de la première décision QPC en matière de collectivités territoriales48, en 2010. En effet, en jugeant que la décision de procéder à une fusion de communes ne porte pas atteinte au principe de leur libre administration49, le Conseil constitutionnel montre son acceptation de ce principe en tant que fondement d’une question prioritaire de constitutionnalité. En l’espèce, deux communes souhaitent fusionner et transmettent pour ce faire les délibérations concordantes de leurs conseils municipaux au préfet, qui soumet cette décision à l’avis des habitants des communes concernées50. Le résultat du référendum n’atteint pas les chiffres nécessaires51, aussi le préfet refuse-t-il la fusion. Les communes maintiennent leur projet et adressent au préfet une nouvelle demande qu’il rejette. Le contentieux qui s’en suit amène les communes jusque devant le Conseil d’État52, lequel saisit le Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité, aux fins de savoir si la décision de procéder à une fusion de communes constitue ou non une atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales. La procédure prévue par le code général des collectivités territoriales, même si les critères de validation du référendum semblent restrictifs, n’en demeure pas moins conforme à la Constitution53, c’est-à-dire à l’article 72-1 relatif au principe de libre administration des collectivités.

13 Dans un second temps, à l’occasion de la décision Commune de Besançon54, le Conseil constitutionnel reconnaît explicitement la possibilité de poser une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement du principe de la libre administration des collectivités territoriales. En l’espèce, le juge constitutionnel s’était assuré que l’accroissement des charges liées à la délivrance de cartes d’identités et de passeports, pesant sur les communes, ne présentait pas un poids tel à supporter par les communes que le principe de la libre administration des collectivités territoriales s’en serait trouvé dénaturé55. Le contentieux trouve son origine dans le transfert au profit des communes des dépenses liées à la réception et à la saisie des demandes de cartes nationales d’identité et de passeports. Le Conseil d’État avait déjà jugé auparavant, dans

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sa décision Commune de Versailles56, que les compétences confiées aux maires en matière de titres d’identité l’étaient en leur qualité d’agents de l’État57. La commune de Versailles, faisant état d’un surplus de dépenses, avait alors obtenu du juge administratif l’annulation du décret confiant aux communes la réception et la transmission des demandes de cartes d’identité ou de passeports. De nombreuses communes avaient dès lors adressé au Conseil d’État des demandes de remboursement pour les sommes versées. Dans la décision Commune de Besançon, le Conseil d’État saisit le Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité en la matière. Si le juge constitutionnel reconnaît que le transfert des compétences en matière de titres d’identité a eu pour conséquence d’augmenter les dépenses des communes, en revanche il estime que cet accroissement n’est pas tel qu’il puisse être jugé disproportionné et, partant, ne constitue pas une atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales.

14 Ainsi, le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité présente un nouveau souffle en matière de protection de la libre administration des collectivités territoriales. Le Conseil d’État, en s’en remettant au Conseil constitutionnel sur certains points, peut désormais affiner la définition et le contenu du principe de libre administration des collectivités. Lors de sa décision Syndicat mixte chargé de la gestion du contrat urbain de cohésion sociale de l’agglomération de Papeete58, le Conseil d’État choisit de surseoir à statuer pour poser la question au Conseil constitutionnel de la légalité des actes des communes de la Polynésie française. Le juge constitutionnel énonce à cette occasion59 « les conditions que doit respecter le contrôle administratif pour ne pas porter atteinte à la libre administration60 ». Dans sa décision de renvoi Département des Landes61, le Conseil d’État est confronté à une interdiction législative faite aux départements de moduler les aides allouées aux communes en fonction du mode de gestion du service d’eau potable et d’assainissement qu’elles utilisent. Le Conseil constitutionnel, en réponse, pose que la libre administration intéresse les rapports entre les collectivités. Cette libre administration se compose donc d’une part de la libre disposition des ressources du département et d’autre part du libre choix du mode de gestion des services publics de la commune62. Et le Conseil constitutionnel juge que l’interdiction litigieuse constitue une restriction à la libre administration des départements qui est trop restrictive pour être conforme à la Constitution63, sans pour autant considérer que cette prévalence accordée à la libre administration des départements sur celle des communes constitue une tutelle d’une collectivité territoriale sur l’autre. Enfin, à l’occasion de la décision Départements de la Seine-Saint- Denis et du Var64, le Conseil d’État s’intéresse à la relation entre le principe de libre administration des collectivités territoriales et le mécanisme de péréquation, et renvoie la question au Conseil constitutionnel, lequel répond en affirmant la compatibilité de la péréquation avec la libre administration, dans la mesure où les collectivités disposent de ressources suffisantes65.

15 Il ressort de cette jurisprudence administrative, complétée par la jurisprudence constitutionnelle, que le contrôle des actes des collectivités territoriales tend à devenir plus effectif et que la protection de leur libre administration en est renforcée. Certes, les décisions n’aboutissent pas toujours dans le sens espéré par les collectivités, mais il n’en demeure pas moins que lorsque les restrictions au principe de libre administration sont manifestes, elles font en outre l’objet d’un contrôle de proportionnalité afin de déterminer si elles peuvent être ou non supportées par la collectivité. Dès lors, l’introduction du contrôle des actes des collectivités territoriales pris en vertu de leur

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droit de s’administrer librement par la QPC permet d’enrichir le contenu du principe de libre administration et, à défaut d’obtenir une définition tranchée, de mieux en saisir les contours.

16 Une fois esquissée une définition de la libre administration des collectivités territoriales et constatée la réalité du contrôle des actes pris par les collectivités, la question se pose de savoir comment cette libre administration s’exerce concrètement. Ainsi, si la protection du principe de libre administration des collectivités est assurée par une reconnaissance d’une part, et un double contrôle d’autre part, aussi bien constitutionnels qu’administratifs, il importe néanmoins de rechercher dans quelle mesure ce principe et sa protection sont rendus effectifs.

2. L’effectivité du principe de libre administration des collectivités territoriales

17 De la même manière qu’il a posé la règle selon laquelle il appartient au pouvoir réglementaire de répartir les compétences entre les agents de l’État66, le Conseil d’État décide que seul le législateur est compétent pour imposer une dépense aux communes67. Il arrive que les compétences attribuées à l’État soient transférées aux collectivités territoriales, entraînant de ce fait « une charge supplémentaire pour les services68 » d’une commune ou d’un département. Le juge administratif connaît régulièrement du contentieux entourant le transfert des compétences de l’État vers une collectivité, ou d’une collectivité envers une autre ou encore de la mise en compatibilité des documents d’urbanisme, en particulier lorsque de nouveaux documents sont imposés par l’État aux collectivités (2.1). En outre, se pose la question de l’autonomie financière des collectivités territoriales, en tant que corolaire de leur principe de libre administration (2.2).

2.1. Le partage des compétences entre l’État et les collectivités territoriales

18 L’article 72 de la Constitution confère aux collectivités territoriales le droit de s’administrer librement. Toutefois, rien n’empêche le gouvernement d’intervenir de façon complémentaire dans le domaine de l’administration locale. En effet, l’article 21 de la Constitution prévoit que le Premier ministre dispose du pouvoir réglementaire. C’est la raison pour laquelle d’aucuns se demandent si cette habilitation qui se passe de l’intervention du législateur pour être valide, n’aboutit pas à « effacer toute habilitation légale au profit des collectivités69 ». Le Conseil d’État s’attache à répondre à la question de l’articulation du pouvoir réglementaire du Premier ministre et celui des collectivités territoriales, de façon synthétique, dans son avis rendu le 15 novembre 201270. Il s’appuie sur sa propre jurisprudence pour affirmer que le Premier ministre, en vertu de l’article 34 de la Constitution, ne peut intervenir dans le domaine de la libre administration des collectivités territoriales que si le législateur lui en donne l’habilitation71. Il confirme ainsi sa décision rendue à l’occasion de l’arrêt Département de la Loire de 199772. En l’espèce, le département de la Loire soutenait que le ministre de la Santé aurait dû contresigner le décret du 28 août 1992 portant statut particulier du cadre d’emplois des conseillers territoriaux socio-éducatifs, ce qu’il n’avait pas fait. Le juge administratif répond que le ministre de la Santé n’était pas « chargé de l’exécution

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du décret attaqué73 » et qu’il ne lui revenait nullement de contresigner ledit décret. Par cette décision, le Conseil d’État marque bien l’autonomie des compétences des collectivités par rapport à celle du pouvoir exécutif, et rappelle qu’il n’y a pas d’interdépendance d’office entre les deux.

19 Toutefois, cela ne revient pas à dire que l’État et les collectivités agissent parallèlement. Le Conseil d’État insiste sur l’ordre dans lequel les règles doivent être édictées et sur le fait qu’un décret d’application « ne doit pas empiéter sur les compétences réglementaires que la loi a confiées aux collectivités territoriales74 ». Ainsi, dans un autre contentieux concernant le département de la Loire75, le Conseil d’État prévoit clairement la répartition des tâches entre les collectivités et l’État. En l’espèce, il rappelle que la loi donne compétence aux départements pour « organiser et gérer les services de la protection maternelle et infantile », tandis que la Constitution réserve à l’État « le soin de fixer les normes minimales d’activité de ces services76 », c’est-à-dire les normes relatives à l’encadrement des activités et aux exigences de qualification des personnes employées. Dans l’avis Préfet du Calvados77, le conseil rappelle que l’édiction des règles confiées par la loi aux collectivités territoriales ne doit pas intervenir avant la mise en place du cadre général dont la détermination est renvoyée par décret.

20 Malgré cela, le Conseil d’État reconnaît qu’il n’y a pas de franche étanchéité entre les règles confiées au décret et celles relevant des collectivités territoriales78. Il prévoit dès lors que l’abstention partielle du pouvoir réglementaire national laisse la place au pouvoir réglementaire local79 dans une décision concernant les opérations électorales pour la représentation des personnels sapeurs-pompiers à la commission administrative du service départemental d’incendie et de secours. Le Conseil d’État ajoute qu’un décret ne peut, de sa propre initiative, confier aux collectivités le soin de fixer ses modalités d’application, une habilitation législative étant nécessaire, sans quoi il y aurait atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales80. Enfin, dans l’arrêt Syndicat communautaire d’aménagement de Cergy-Pontoise81, confirmé par l’arrêt Commune de Cuers82, le conseil précise qu’en cas d’absence de renvoi au décret par une loi relative aux compétences locales, il y a habilitation indirecte des collectivités territoriales à arrêter elles-mêmes les règles utiles à l’exercice de ces compétences.

21 Force est dès lors de constater que le constituant, aidé du législateur, entend faire collaborer l’État et ses collectivités en matière d’administration de ces dernières. En effet, le principe de libre administration des collectivités territoriales n’empêche nullement l’État d’intervenir, puisque celui-ci conserve « les rênes du pouvoir politique83 ». Cela s’observe notamment en matière de dissolution des conseils municipaux, à laquelle le pouvoir exécutif peut procéder, s’immisçant ainsi dans l’administration locale84. Toutefois, le Conseil d’État précise que le décret doit présenter de façon expresse les motifs ayant amené l’État à dissoudre l’instance communale85. Il accepte cependant que ces motifs soient présentés de façon laconique, comme dans l’arrêt Caltabellotta86. En l’espèce, le conseil municipal d’une commune de Bourgogne avait refusé d’approuver le budget communal. Le décret de dissolution concernant ce conseil expliquait simplement que « les dissensions qui existent au sein du conseil municipal de Brain entravent l’administration de cette commune87 », décret que n’annule pas le Conseil d’État. Mais si le pouvoir exécutif semble bénéficier de prérogatives primant celles des collectivités, dans un domaine qui pourtant leur revient, en contrepartie l’État assume seul la responsabilité des erreurs des collectivités

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s’agissant du droit communautaire. En effet, « l’État est le seul garant du droit communautaire sur son territoire88 », si bien qu’alors même qu’un manquement est imputable à une collectivité territoriale, l’État demeure responsable à sa place89.

22 Dans le domaine des documents d’urbanisme, la question de la répartition et de la complémentarité des compétences se pose à travers le problème de la mise en compatibilité de tels documents. En effet, se trouve d’un côté l’élaboration d’un document d’urbanisme qui relève du pouvoir discrétionnaire de la commune, puisque cet acte est rattaché à la libre administration des collectivités territoriales90. De l’autre côté se trouve la modification, par le biais de la mise en compatibilité, de ce document dont la compétence appartient à l’État. L’arrêt Thalineau91 du Conseil d’État met en lumière la position de ce dernier sur ce point. En l’espèce, un décret de 2009 déclarant d’utilité publique les travaux nécessaires à la réalisation d’un tronçon de ligne ferroviaire et emportant mise en compatibilité des documents d’urbanisme d’un certain nombre de communes est attaqué par M. Thalineau. Le requérant demande que soit posée au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité aux fins de savoir si cette mise en compatibilité n’entrave pas la libre administration des communes concernées. Le Conseil d’État choisit de ne pas soumettre la question au Conseil constitutionnel, estimant non rempli le critère du caractère sérieux de la question92. Le juge administratif estime en effet que, bien que la mise en compatibilité d’office d’un document d’urbanisme porte atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales, puisque ne tenant pas compte de l’avis de la commune, le législateur est néanmoins habilité à limiter ce principe constitutionnel dans un but d’intérêt général93. Il s’appuie pour cela sur la jurisprudence en la matière du Conseil constitutionnel, notamment la décision Quartier d’affaires de La Défense de 2007 94. Ce faisant, le Conseil d’État s’inscrit dans le droit fil de sa propre jurisprudence, dégagée à l’occasion de l’arrêt Commune de Proville95, dans lequel le juge administratif avait admis que « la théorie des mutations domaniales ne méconnaissait pas le principe de la libre administration des collectivités territoriales, consacrant ainsi la primauté accordée à l’intérêt général sur les intérêts publics particuliers96 ».

23 De la même manière, la procédure de projet d’intérêt général (PIG) permet également à l’État d’imposer aux communes d’intégrer dans les documents d’urbanisme locaux des projets dont l’enjeu dépasse le cadre communal97, faisant primer l’intérêt général. L’atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales est donc manifeste. Dans son arrêt Parc d’activité de Blotzheim et autres98, le Conseil d’État décide de surseoir à statuer et de renvoyer au Conseil constitutionnel, en faisant jouer le mécanisme de la QPC, la question de savoir si cette atteinte n’est pas telle qu’elle aboutirait à dénaturer le principe de la libre administration des collectivités. Le Conseil constitutionnel répond que la définition de la nature du PIG ne met pas en cause les principes fondamentaux de la libre administration des collectivités territoriales99. L’intérêt général semble dès lors constituer le critère de référence permettant de déterminer si une atteinte portée au principe de libre administration des collectivités est acceptable ou non. L’atteinte se justifie au nom de l’intérêt général, motif grâce auquel une restriction à ce principe constitutionnel peut être considérée comme ne le dénaturant pas de telle manière que la restriction soit inconstitutionnelle.

24 La répartition des compétences telles que contrôlée par le Conseil d’État préserve la réalité du principe de libre administration des collectivités et lui assure une réelle protection. La question de l’effectivité de la libre administration des collectivités

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territoriales se pose en des termes spécifiques s’agissant de l’autonomie financière des collectivités, par la coexistence des compétences confiées aux collectivités et à l’État. Cette autonomie financière concerne les dépenses dues aux transferts de compétence, le recours au mécanisme de péréquation ou la manière dont les collectivités entendent gérer le principe du non-subventionnement du culte.

2.2. La question de l’autonomie financière

25 La Constitution consacre en son article 72-2 le principe de l’autonomie financière des collectivités territoriales100, en leur assurant la liberté de disposer des ressources dont elles bénéficient. Ce principe est régulièrement raffermi101 et la question des finances locales a beaucoup évolué ces trente dernières années, aussi bien s’agissant du contrôle, de la fiscalité locale, que des dépenses locales et de l’endettement des collectivités territoriales102. La Constitution précise que les ressources des collectivités proviennent en tout ou partie des impositions de toutes natures, ainsi que des recettes fiscales propres aux collectivités103. Enfin, les collectivités territoriales perçoivent également des ressources de l’État, notamment en cas de transferts de compétences, lesquels doivent s’accompagner de « ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice104 ». Pourtant, une partie des élus locaux estiment insuffisantes les ressources dont leurs collectivités disposent, regrettant que « l’État ne leur donne pas les moyens d’exercer les responsabilités que la loi leur confère105 ». Le Conseil d’État est dès lors confronté à la question de savoir si la libre administration est réellement un « outil de protection efficace des collectivités106 ».

26 Ainsi, dans sa décision d’avril 2011, Départements de la Seine-Saint-Denis et de l’Hérault107, le Conseil d’État accepte de poser au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité s’agissant d’un transfert de compétences en matière de paiement de l’allocation de revenu minimum d’insertion (ci-après, RMI/RSA). Le versement de cette allocation relève désormais des départements, mais l’augmentation du montant du RSA ne s’est pour autant pas accompagnée d’une augmentation des ressources des collectivités. En l’espèce, certains départements se plaignent d’une surcharge financière qu’ils ne peuvent plus assumer, liée à la diminution de leurs ressources doublée de l’augmentation des prestations sociales, tant s’agissant de leur montant que du nombre de personnes pouvant y prétendre. Le Conseil d’État reconnaît que ce changement de circonstances rend la question nouvelle et permet qu’elle soit transmise au Conseil constitutionnel. Ce dernier conclut que la législation litigieuse demeure conforme à l’article 72 de la Constitution108. En matière de transfert de compétences, le Conseil d’État s’est également prononcé sur le dispositif de compensation au profit des régions s’agissant des transports collectifs d’intérêt régional, en jugeant que le transfert de compétences dans ce domaine ne devait pas avoir pour effet d’entraver la libre administration des régions109. Quant aux contentieux réclamant une QPC, le juge administratif ne répond pas systématiquement de façon positive. En effet, il accepte de transmettre la question concernant l’absence de compensation prévue par la loi dans le domaine de la protection juridique des majeurs dont la compétence revient désormais aux départements, jugeant du caractère sérieux de la question110. En revanche, il n’estime pas sérieux le caractère de la question relative au transfert de compétences au profit des départements des routes nationales, parce qu’en l’espèce le législateur n’avait pas envisagé les dépenses futures liées à ce transfert111. Les dépenses actuelles sont prises en compte par le législateur, mais pas les dépenses futures, celles-ci pouvant

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n’être qu’éventuelles. Enfin, le Conseil d’État a admis le caractère sérieux de la question relative à la réforme sur la protection de l’enfance112, estimant que la loi n’avait pas « suffisamment précisé les conditions et garanties de la compensation prescrite par la constitution113 ». Le critère que le Conseil d’État semble retenir pour juger du caractère nouveau ou sérieux d’une question à transmettre au Conseil constitutionnel semble être celui de l’entrave faite à la libre administration des collectivités territoriales. Si le financement qui accompagne le transfert de compétences n’alourdit pas les charges pesant déjà sur la collectivité ou si un déséquilibre n’est qu’envisagé pour l’avenir, le Conseil d’État ne juge pas qu’il s’agisse d’un caractère suffisamment sérieux pour justifier un recours au mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité.

27 Le principe de péréquation, prévu à l’article 72-2 de la Constitution114, ne peut quant à lui être invoqué à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité115. La péréquation est un mécanisme de redistribution visant à réduire les écarts de richesse entre les collectivités territoriales, diminuant ce faisant les risques d’inégalité entre elles. Il existe la péréquation verticale, c’est-à-dire de l’État vers les collectivités, et la péréquation horizontale, c’est-à-dire entre les collectivités territoriales. La péréquation verticale est assurée par les dotations de l’État, la péréquation horizontale résulte d’une redistribution des ressources entre les collectivités, les collectivités les plus pauvres recevant une partie des ressources des collectivités les plus riches. La péréquation permet à la fois de corriger les « inégalités affectant les ressources mais également les inégalités relatives aux charges116 ». Le mécanisme de la péréquation ne doit toutefois pas aboutir à un prélèvement trop lourd, pouvant générer une atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales117. Le Conseil d’État a eu à connaître du contentieux entourant le principe de péréquation à l’occasion de la décision Commune de Vitry-sur-Seine de 2012 118. En l’espèce, le conseil juge que le fait qu’une commune éligible à la dotation de solidarité urbaine et de cohésion sociale puisse être contributrice au fonds national de péréquation des ressources intercommunales et communales, ne constitue pas une atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales119. À première vue, il aurait été plausible de penser qu’une collectivité qui bénéficie d’une dotation spéciale destinées aux collectivités « confrontées à une insuffisance de leurs ressources et supportant des charges élevées120 », soit exonérée d’une quelconque contribution au fonctionnement du mécanisme de péréquation. Or, dans la mesure où la loi prévoit un plafonnement de cette contribution à 10 % des ressources prises en compte pour le calcul du potentiel fiscal121, le Conseil d’État en vient à la conclusion que les ressources de collectivité en litige ne se trouvent pas restreintes « au point de dénaturer le principe de libre administration [des] collectivités122 ». Il juge également que l’augmentation des dépenses générées ne porte pas atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales et décide de ne pas renvoyer la question au Conseil constitutionnel. Le Conseil d’État conclut de la même manière dans sa décision Commune de Chambéry123, dans laquelle il estime que la législation litigieuse ne diminue pas le montant des ressources propres des communes et, partant, ne porte pas atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales. En effet, pour lui, « le respect des principes de l’autonomie financière et de la libre administration implique l’absence de diminution ou une diminution suffisamment limitée pour ne pas entraver la libre administration des collectivités territoriales, de la part de leurs ressources propres124 ». En l’espèce, jugeant de l’absence de diminution de ces ressources, le Conseil d’État conclut à la non-violation du principe de libre administration.

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28 Sur cette question de l’égalité entre les collectivités territoriales, notamment en matière financière, le Conseil d’État confirme son contrôle de proportionnalité de l’atteinte faite au principe de libre administration des collectivités territoriales. En effet, dans sa décision Société « Au verger de Provence125 », le juge administratif opère une conciliation entre le principe d’égalité devant les charges publiques et le principe de libre administration des collectivités territoriales126. Le conseil estime que ce dernier principe n’impose pas au législateur de prévoir une règle uniforme sur l’ensemble du territoire national et que la libre administration des collectivités n’est pas entravée, ni le principe d’égalité bafoué, en cas de répartition différente des contributions sur le territoire127. Il n’y a pas, en l’espèce, selon lui, de rupture d’égalité devant les charges publiques, le principe d’égalité n’interdisant pas au législateur de traiter différemment les communes d’un même département128.

29 Le principe de l’autonomie financière des collectivités territoriales se traduit également par une vision particulière de la règle de non-subventionnement des cultes. En effet, confronté à la question de la légalité des dépenses des collectivités territoriales en rapport avec des édifices du culte, le Conseil d’État a précisé la portée et les limites de l’interdiction de subventionner les cultes et a aménagé des possibilités pour les collectivités de financer des équipements ou activités liés aux cultes129. La loi de 1905 dispose en son article 2 que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte130 ». Si les associations cultuelles ne posent pas de difficultés particulières par rapport à cette législation, en revanche un problème surgit s’agissant des associations mixtes, proposant à la fois des activités liées au culte et des activités éducatives, sociales ou encore sportives. La question se pose en effet de savoir si ces associations peuvent bénéficier d’une aide de l’État et, plus précisément, des collectivités territoriales. La jurisprudence du Conseil d’État a évolué quant à la réponse apportée à cette question. Dans un premier temps, dans la décision Commune de Saint- Louis de la Réunion131, le juge administratif estime que la loi de 1905 s’étend aux associations présentant des activités mixtes et leur refuse ainsi tout subventionnement. Le conseil a longtemps fait valoir cette règle du non-subventionnement des cultes pour préciser qu’une commune ne pouvait pas apporter de soutien financier même indirect à un culte, par exemple en louant à très bas prix un presbytère à un ministre du culte132. Il a également rappelé l’interdiction pour un ministre du culte de percevoir une aide financière lui permettant d’accomplir les actes religieux liés à son ministère133. De la même manière, une commune n’est pas autorisée à attribuer à un séminariste une bourse dans le but de lui permettre de financer ses études liées à la préparation à la prêtrise134, ni à financer l’organisation d’une messe célébrée par le pape à l’occasion de sa venue dans la ville135. La décision Commune de Saint-Louis de la Réunion ne faisait en définitive qu’entériner une jurisprudence constante du juge administratif.

30 En 2011, le Conseil d’État revient implicitement sur cette jurisprudence136 en décidant qu’une « collectivité publique peut accorder une subvention destinée à la réalisation d’un équipement en rapport avec un édifice du culte, pourvu qu’il soit garanti [...] que la subvention n’est pas versée à une association cultuelle, et qu’elle est exclusivement affectée au financement de l’équipement137 ». Cette décision laisse entendre que, dès lors qu’une association n’est pas uniquement cultuelle et que l’activité financée ne concerne pas le culte, un subventionnement est possible. Toutefois, outre l’exigence de la réserve exclusive du financement pour une activité non cultuelle, le Conseil d’État ajoute celle de la justification du subventionnement par un intérêt public local138. La

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difficulté réside cependant dans le fait que la plupart des associations mixtes ne présentent pas de nette distinction dans leurs activités entre celles relevant du cultuel pur et celles relevant exclusivement de l’éducatif ou du social. En tout état de cause, la décision du 4 mai 2012139 vient confirmer le revirement de jurisprudence opéré par rapport à l’arrêt de 1992, en posant que « la loi de 1905 ne fait pas obstacle, sous certaines conditions, à ce que les personnes publiques puissent accorder une subvention à des associations mixtes ayant des activités cultuelles et non cultuelles140 ». Le Conseil permet ainsi explicitement aux collectivités territoriales de financer certains projets des associations mixtes, toujours dans le respect des conditions énoncées en 2011. Cette décision de 2012 parachève une jurisprudence administrative plus souple à l’égard du subventionnement des activités non cultuelles mais rattachées à un culte. Par exemple, la décision Commune de Trélazé141 amène le Conseil d’État à permettre l’acquisition par une commune d’un orgue, en vue de le restaurer et de l’installer dans l’église dont la commune est propriétaire, dans le but de favoriser le déploiement des politiques locales de valorisation des églises142. L’arrêt Communauté urbaine du Mans143 intervient en matière d’abattage rituel et permet à une collectivité territoriale d’aménager, dans le cadre des fêtes juives et musulmanes, un local en abattoir afin de le mettre à disposition d’un culte. Le Conseil d’État se montre favorable à cette mise à disposition, dans la mesure où cela permet un contrôle des mesures d’hygiène et du respect des exigences de la santé publique, d’une part, et d’autre part, sous réserve de louer l’abattoir et non pas de le mettre gratuitement à disposition d’une association cultuelle. De la même manière, le Conseil autorise la location à une association mixte d’une salle communale polyvalente, le fait que l’association s’y réunisse pour y prier n’étant pas exclusif du prêt des locaux, à la condition qu’il y ait une contrepartie financière et que la prière soit une activité secondaire de l’association144. Les collectivités territoriales utilisent ainsi leur autonomie financière pour restaurer certaines églises et réactiver les activités touristiques de leur secteur, pour assurer le respect des droits fondamentaux tels que le droit à la santé. Le Conseil d’État autorise de plus en plus ces subventionnements du culte, toujours sous la réserve que l’aide apportée au culte ne soit pas à titre gratuit et demeure dans le respect du principe d’égalité145.

31 Le principe de libre administration des collectivités territorialess’exerce concrètement à travers le mécanisme de compensation lors des transferts de compétences, le mécanisme de péréquation et le subventionnement sous condition des cultes. Le principe de l’autonomie financière contribue ainsi réellement à renforcer la libre administration des collectivités.

32 En conclusion, le principe de libre administration des collectivités territoriales bénéficie d’une protection incontestable. Certes, s’il jouit d’une assise constitutionnelle et d’une reconnaissance explicite du Conseil d’État, il ne présente pas encore de définition suffisante. Toutefois, cette définition encore trop hésitante ne constitue pas un frein à l’effectivité de la libre administration des collectivités. Le contrôle opéré par le préfet, renforcé par celui rendu possible avec la question prioritaire de constitutionnalité, enrichit le contenu du principe de libre administration des collectivités territoriales, en encadrant les actes par lesquels il se concrétise. Ce double contrôle renforce la protection de ce principe, même si l’atteinte n’est pas toujours reconnue. Le Conseil d’État se prononce sur les dépenses liées aux transferts de compétence et la mise en compatibilité des documents d’urbanisme, en s’assurant que les dépenses imposées par l’État ne grèvent pas tant le budget des collectivités que leur

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libre administration s’en trouverait paralysée. Enfin, le Conseil vérifie le respect du principe d’autonomie financière, composante du principe de libre administration, que les collectivités exercent notamment par le mécanisme de péréquation et leur choix de subventionner des associations cultuelles mixtes. Le principe de libre administration des collectivités territoriales semble trouver dans la jurisprudence du Conseil d’État une reconnaissance et une mise en œuvre concrète, aboutissant au renforcement de la protection de ce principe constitutionnel.

NOTES

1. D. no 3855, 25 mars 1852, décentralisation administrative. 2. Art. 1 de la Constitution du 4 octobre 1958 : « La France est une République indivisible [...] » 3. Olivier Gohin, « Les formes de l’État français depuis 1958 », Politeia, no 12, 2007, p. 215. 4. Art. 1 de la Constitution du 4 octobre 1958. 5. L. n o 82-213, 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions ; L. no 83-8, 7 janv. 1983 relative à la répartition de compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État, dite « Loi Defferre » ; L. no 84-53, 26 janv. 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale. 6. François Mitterrand, Conseil des Ministres du 15 juillet 1981, cité dans Michel Verpeaux, « 1982 : de quoi la loi du 2 mars est-elle la cause ? », AJDA 2012, no 14, p. 743. 7. Michel Verpeaux, « 1982 : de quoi la loi du 2 mars est-elle la cause ? », art. cité, p. 744. 8. L. no 88-13, 5 janv. 1988 relative à l’amélioration de la décentralisation. 9. L. no 92-125, 6 févr. 1992 relative à l’administration territoriale de la République. 10. L. const. n o 2003-276, 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République. 11. Michel Verpeaux, « 1982 : de quoi la loi du 2 mars est-elle la cause ? », art. cité, p. 743. 12. Art. 87 de la Constitution du 27 octobre 1946. 13. Art. 72, al. 3 de la Constitution du 4 octobre 1958. 14. Évelise Plenet, « La réforme des collectivités territoriales : quand la Constitution s’en mêle », Droit et société, no 81, mai 2012, p. 386. 15. Didier Maus, « La réformes des collectivités locales : un casse-tête constitutionnel ? », Revue politique et parlementaire, no 1053, 2009, p. 82. 16. Art. 72, al. 1 de la Constitution de 1958. 17. Raymond Guillien, Jean Vincent, Serge Guinchard et Gabriel Montagnier, Lexique des termes juridiques, Paris, Dalloz, 13e éd., 2001, p. 108-109.

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18. Nelly Ferreira, « La convocation des conseillers municipaux relève des rapports internes », AJDA 2013, no 13, p. 741. 19. CE, 24 janv. 2002, no 242128, Commune de Beaulieu-sur-Mer contre ministre de l’Intérieur. 20. CE, 1er mars 2006, no 290417, Ministre délégué aux collectivités territoriales. 21. Art. L. 521-2 du code de justice administrative, créé par la loi no 2000-597 du 30 juin 2000. 22. CE, 18 janv. 2001, no 229247, Commune de Vennelles contre Morbelli. 23. Ibid., considérant 3. 24. Louis Favoreu et André Roux, « La libre administration des collectivités territoriales est-elle une liberté fondamentale ? », Cah. Cons. Const. 2002, no 12. 25. Marie-Christine Rouault, « Libre administration des collectivités et communautés de communes », Revue Lamy des collectivités territoriales, mai 2006, no 13, p. 35. 26. CE, 12 juin 2002, n o 246618, Commune de Fauillet, Montpouillan et Ste-Marthe contre communauté d’agglomération Val-de-Garonne. 27. CE, 8 mars 2002, no 238679, Région Languedoc-Roussillon. 28. CE, 28 avr. 2003, n o 235111, Fédération nationale des ayants-droits de section de commune. 29. Marie-Christine Rouault, « Libre administration des collectivités et communautés de communes », art. cité, p. 36. 30. CE, 18 janv. 2001, no 229247, Commune de Vennelles et Morbelli, considérant 3. 31. Nelly Ferreira, « La convocation des conseillers municipaux relève des rapports internes », art. cité, p. 742. 32. Ibid. 33. CE, 7 fév. 2001, no 229921, Commune de Pointe-à-Pitre. 34. CE, 8 mars 2002, Région Languedoc-Roussillon. 35. TA Melun, 31 déc. 2004, req. no 046915, L. Koessler et Mme D. Bourdet contre commune de Villeneuve-le-Roi. 36. TA Strasbourg, 2 mars 2011, req. no 1100962. 37. TC, 19 nov. 2007, req. no 3653, Maire de Limeil-Brévannes contre préfet de Val-de-Marne. 38. Charles-André Dubreuil, « Libre administration des collectivités territoriales et liberté fondamentale », JCP G 2012, no 46, p. 2048. 39. Marguerite Canedo-Paris, « Le principe de libre administration et la règle “nemo auditur” dans le contentieux du déféré préfectoral », Les Petites Affiches (« LPA »), no 104, 26 mai 2010, p. 12. 40. Bernard Poujade, « Filtrer le moustique et laisser passer le chameau : le contrôle de légalité aujourd’hui ? », BJCL, no 11/13, 2013, p. 721. 41. CE, 25 janv. 1991, no 80969, Brasseur. 42. CE, 16 juin 1989, no 103661, Préfet des Bouches-du-Rhône contre commune de Belcodène. 43. CE, 21 juin 2000, no 202058, Ministre de l’équipement contre commune de Roquebrune- Cap-Martin. 44. CE, 6 oct. 2000, no 205959, Ministre de l’Intérieur contre commune de St-Florent et autres. 45. CE, 4 juil. 2012, no 352417, Communauté d’agglomération de Chartres Métropole.

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46. Bernard Poujade, « Filtrer le moustique et laisser passer le chameau... », art. cité, p. 723. 47. Armelle Trepoz Bruant, « Libre administration des collectivités territoriales et QPC : entre espoir et amertume », Droit administratif, no 12, décembre 2012, p. 12. 48. Marie-Christine Rouault, « La procédure de consultation des électeurs en matière de fusion de communes est-elle inconstitutionnelle ? », Revue Lamy des collectivités territoriales, no 60, septembre 2010, p. 45. 49. Cons. Const., déc. 2 juil. 2010, no 2010-12 QPC, Commune de Dunkerque, cons. 4. 50. Michel Verpeaux, « Question prioritaire de constitutionnalité et libre administration des collectivités territoriales », AJDA 2010, no 28, p. 1595. 51. Le projet avait recueilli la majorité requise, mais cette majorité ne correspondait pas au seuil du quart des électeurs inscrits sur les listes électorales. 52. CE, 18 mai 2010, no 306643, Commune de Dunkerque. 53. Cons. const., déc. 2 juil. 2010, no 2010-12 QPC, Commune de Dunkerque. 54. Cons. const., déc. 22 sept. 2010, no 2010-29/37 QPC, Commune de Besançon. 55. Armelle Trepoz Bruant, « Libre administration des collectivités territoriales et QPC... », art. cité, p. 12. 56. CE, no 232888, 5 janv. 2005, Commune de Versailles. 57. Ibid., cons. 3. 58. CE, n o 343800, 17 déc. 2010, Syndicat mixte chargé de la gestion du contrat urbain de cohésion sociale de l’agglomération de Papeete. 59. Cons. const., déc. 17 mars 2011, n o 2010-107 QPC, Syndicat mixte chargé de la gestion du contrat urbain de cohésion sociale de l’agglomération de Papeete [contrôle de légalité des actes des communes de la Polynésie française]. 60. Armelle Trepoz Bruant, « Libre administration des collectivités territoriales et QPC... », art. cité, p. 13. 61. CE, no 347071, 29 avr. 2011, Département des Landes. 62. Armelle Trepoz Bruant, « Libre administration des collectivités territoriales et QPC... », art. cité, p. 13. 63. Cons. const., déc. 8 juil. 2011, n o 2011-146 QPC, Département des Landes [aides publiques en matière d’eau potable ou d’assainissement]. 64. CE, no 356633, 21 mai 2012, Départements de la Seine-Saint-Denis et du Var. 65. Cons. const., déc. 29 juin 2012, n o 2012-255/265 QPC, Départements de la Seine-Saint- Denis et du Var [fonds national de péréquation des droits de mutation à titre onéreux perçus par les départements]. 66. CE, no 215999, 27 juin 2001, Commune de Maison-Lafitte. 67. CE, no 232888, 5 janv. 2005, Commune de Versailles, cons. 3. 68. Emmanuel Glaser, « Principe de libre administration des collectivités territoriales », Revue Lamy des collectivités territoriales, no 1, avril 2005, p. 13. 69. Bertrand Faure, « Le Conseil d’État et le pouvoir réglementaire des collectivités territoriales », AJDA 2013, no 39, p. 2244. 70. CE, avis, 15 nov. 2012, no 387.095, Pouvoir réglementaire. 71. Ibid., point 4 a.

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72. CE, no 142266/142390, 19 mars 1997, Département de la Loire. 73. Ibid., cons. 2. 74. CE, avis, 15 nov. 2012, no 387.095, Pouvoir réglementaire, point 4 b. 75. CE, no 141958, 1er avr. 1996, Département de la Loire. 76. Ibid. cons. 2. 77. CE, avis, 20 mars 1992, no 131852, Préfet du Calvados. 78. CE, avis, 15 nov. 2012, no 387.095, Pouvoir réglementaire, point 4 c. 79. CE, no 90306, 10 juin 1998, Département de l’Orne. 80. CE, avis, 15 nov. 2012, no 387.095, Pouvoir réglementaire, point 4 d. 81. CE, no 40756, 13 févr. 1985, Syndicat communautaire d’aménagement de l’agglomération nouvelle de Cergy-Pontoise. 82. CE, no 148121, 2 déc. 1994, Commune de Cuers. 83. Olivier Carton, « La dissolution de conseils municipaux par décret en Conseil des ministres : une prérogative étatique discrétionnaire ? », Revue Lamy des collectivités territoriales, no 68, mai 2011, p. 44. 84. CE, no 339145, 23 mars 2011, Becavin et autres. 85. CE, no 93824, 19 janv. 1990, Bodin. 86. CE, no 295296, 4 juin 2007, René Caltabellotta. 87. Olivier Carton, « La dissolution de conseils municipaux par décret en Conseil des ministres... », art. cité, p. 45. 88. Catherine Gauthier, « Comment concilier la responsabilité exclusive de l’État en droit communautaire avec, en droit interne, les principes de libre administration des collectivités territoriales et d’organisation décentralisée de la République ? », JCP A 2004, no 38, p. 1577. 89. Edwige Belliard et Catherine de Salins, Collectivités territoriales et obligations communautaires. Étude adoptée le 23 octobre 2003 par le Conseil d’État , Paris, La Documentation française, 2004, 114 p. 90. Seydou Traoré, « La mise en compatibilité d’un document d’urbanisme par une DUP n’est pas contraire à la libre administration des collectivités territoriales », Revue Lamy des collectivités territoriales, no 64, janvier 2011, p. 41. 91. CE, no 330734, 15 sept. 2010, M. Thalineau. 92. Ibid., cons. 6. 93. Jérôme Tremeau, « La mise en compatibilité des documents d’urbanisme avec une opération déclarée d’utilité publique est-elle contraire au principe de libre administration des collectivités territoriales ? », BJDU 2010, no 6, p. 436. 94. Cons. const., déc. 22 fév. 2007, no 2007-548 DC, Quartier d’affaires de la Défense. 95. CE, no 253419, 23 juin 2004, Commune de Proville. 96. Mattias Guyomar (rapporteur public), Conclusions présentés dans l’arrêt suivant : CE, no 330734, 15 sept. 2010, M. Thalineau. 97. Jérôme Tremeau, « L’ex-article L. 121-9 pouvait-il renvoyer au règlement la définition de la nature des projets d’intérêt général ? », BJDU 2011, no 3, p. 188. 98. CE, no 340213, 26 nov. 2010, SARL du parc d’activités de Blotzheim et autres.

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99. Cons. const., déc. 28 janv. 2011, no 2010-95 QPC, SARL du parc d’activités de Blotzheim et autres. 100. « Les collectivités territoriales bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement dans les conditions fixées par la loi » (art. 72-2 al. 1 de la Constitution du 4 octobre 1958). 101. Marie-Christine Steckel Assouère, « Les EPCI à fiscalité propre, fossoyeurs des communes ? », BJCL 2013, no 10, p. 652. 102. Xavier Cabannes, « Trente ans après ou à la recherche de l’autonomie financière des collectivités territoriales », BJCL 2012, no 4, p. 266. 103. Art. 72-2, al. 2 et 3 de la Constitution du 4 octobre 1958. 104. Art. 72-2 al. 4 de la Constitution du 4 octobre 1958. 105. Éric Giuily, Il y a 30 ans, l’Acte I de la décentralisation ou l’histoire d’une révolution tranquille, Paris, Berger-Levrault, 2012, p. 188. 106. Sylvie Joubert, « Les départements en difficulté financière, l’ultime épreuve pour le principe de libre administration », Revue Lamy des collectivités territoriales, no 70, juillet-août 2011, p. 14. 107. CE, n o 346204, 20 avr. 2011, Départements de la Seine-Saint-Denis et de l’Hérault et autres. 108. Cons. const., déc. 30 juin 2011, no 2011-143 QPC, Départements de la-Seine-Saint-Denis et de l’Hérault [concours de l’État au financement par les départements de l’allocation personnalisée autonome], cons. 14 et 15. 109. CE, no 339842, 25 juin 2010, Région Lorraine. 110. CE, no 340028, 19 juil. 2010, Département du Val-de-Marne. 111. CE, no 342072, 29 oct. 2010, Département de la Haute-Garonne. 112. CE, no 341612, 30 déc. 2010, Département des Côtes-d’Armor. 113. Sylvie Joubert, « Les départements en difficulté financière... », art. cité, p. 17. 114. Art. 72-2 al. 4 de la Constitution du 4 octobre 1958 : « La loi prévoit des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l’égalité entre les collectivités territoriales ». 115. Cons. const., déc. 22 sept. 2010, no 2010-29/37 QPC, Commune de Besançon, cons. 5. 116. « Observations sur CE, décision QPC du 21 septembre 2012, Commune de Vitry-sur- Seine, req. no 360602 », RJF 2012, no 1151, p. 1028. 117. Vincent Daumas, « Le mécanisme de péréquation nationale des ressources intercommunales et communales est-il conforme à la Constitution ? », BDCF 2012, no 12, p. 44. 118. CE, no 360602, déc. QPC du 21 sept. 2012, Commune de Vitry-sur-Seine. 119. Ibid., cons. 13. 120. Art. L. 2334-15 du code général des collectivités territoriales. 121. « Observations sur CE, décision QPC du 21 septembre 2012, Commune de Vitry-sur- Seine, req. no 360602 », RJF 2012, no 1151, p. 1028. 122. CE, no 360602, déc. QPC du 21 sept. 2012, Commune de Vitry-sur-Seine, cons. 12. 123. CE, no 331350, 19 juil. 2011, Commune de Chambéry. 124. Aurélie Duffy-Meunier, Laetitia Janicot et Agnès Roblot-Troizier, « Pouvoirs publics et autorités administratives », NCCC 2012, no 36, p. 178.

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125. CE, no 349382, 28 juil. 2011, Société « Au verger de Provence ». 126. Aurélie Duffy-Meunier, Laetitia Janicot et Agnès Roblot-Troizier, « Pouvoirs publics et autorités administratives », art. cité, p. 174. 127. CE, no 349382, 28 juil. 2011, Société « Au verger de Provence », cons. 4. 128. « Observations sur CE, décision QPC du 21 septembre 2012, Commune de Vitry-sur- Seine, req. no 360602 », RJF 2012, no 1151, p. 1028. 129. Jean-François Amédro, « Les collectivités territoriales et les cultes : le Conseil d’État précise la portée et les limites de la règle de non-subventionnement de l’exercice du culte », JCP A 2011, no 39, p. 2308. 130. Alinéa 1 de l’article 2 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l’État. 131. CE, n o 94455, 9 oct. 1992, Commune de Saint-Louis de la Réunion contre association Shiva Soupramanien de Saint-Louis. 132. Voir notamment, CE, 16 déc. 1910, Commune de Callian, Recueil Lebon, 1910, p. 976 ; CE, 22 avr. 1910, Commune de Labastide-Saint-Pierre, Recueil Lebon, 1910, p. 329 et CE, 12 mars 1909, Commune de Triconville, Recueil Lebon, 1909, p. 275. 133. CE, 21 mai 1909, Commune de Saint-Michel de Volangis et abbé Garcin et autres, Recueil Lebon, 1909, p. 886. 134. CE, 13 mars 1953, Ville de Saumur, Recueil Lebon, 1953, p. 130. 135. TA Châlons-en-Champagne, 18 juin 1996, Thierry Come, association Agir contre Ville de Reims (RFDA 1996, p. 1012, conclusion Daniel Warin). 136. CE, no 308817, 19 juil. 2011, Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône. 137. Jean-François Amédro, « Le Conseil d’État poursuit son effort de redéfinition des contours de la règle de non-subventionnement des cultes : l’admission sous conditions du financement public des activités non cultuelles des associations mixtes », JCP A 2012, no 27, p. 27. 138. Ibid., p. 28. 139. CE, no 336462, 4 mai 2012, Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône. 140. Jean-François Amédro, « Le Conseil d’État poursuit son effort de redéfinition des contours de la règle de non-subventionnement des cultes... », art. cité, p. 26. 141. CE, no 308544, 19 juil. 2011, Commune de Trélazé. 142. Jean-François Amédro, « Les collectivités territoriales et les cultes... », art. cité, p. 2310. 143. CE, no 309161, 19 juil. 2011, Communauté urbaine du Mans – Le Mans Métropole. 144. CE, no 313518, 19 juil. 2011, Commune de Montpellier. 145. Voir, notamment, CE, no 78589, 21 avr. 1972, Ville de Caen ; CE, no 137376, 15 mars 1996, Cavin ; CE, no 304053, 30 mars 2007, Ville de Lyon.

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RÉSUMÉS

Le Conseil d’État se prononce sur le principe de libre administration des collectivités territoriales, à travers de nombreux aspects. Les études menées sur ce sujet s’intéressent à certains aspects de ce principe, sans en livrer de définition précise. Le présent article recherche dans la jurisprudence du Conseil d’État des éléments de définition du principe de libre administration des collectivités territoriales, et propose une étude complète de la position du juge administratif, en s’intéressant à la protection de ce principe, au contrôle des collectivités territoriales, au partage des compétences et ses incidences sur la libre administration des collectivités, et sur l’apport du principe d’autonomie financière.

The Council of State rules on many aspects of the principle of the free administration of local authorities. Studies carried out on this topic explore certain aspects of this principle without providing a precise definition. This article searches in the Council of State case law for definitions of the principle of the free administration of local authorities, and it presents a comprehensive study of the position of the administrative judge, covering the protection of this principle, local authorities’ control, and the division of competences and its implications on the free administration of local authorities and on the part played by the principle of financial autonomy.

INDEX

Mots-clés : administration, collectivité territoriale, jurisprudence, conseil d’état, autonomie Keywords : administration, local authority, case law, council of state, autonomy

AUTEUR

EMMANUELLE BORNER-KAYDEL Docteur en droit public

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Les collectivités territoriales et leurs musées dans le cadre de la loi relative aux musées de France Local authorities and their museums under the law on the museums of France

Claire Bosseboeuf

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article reprend une conférence dispensée à la faculté de droit, sciences économiques et gestion de Rouen le 18 avril 2013 dans le cycle « Histoire, patrimoine et droit » organisé par le CUREJ et dirigé par les professeurs Virginie Lemonnier-Lesage et Gilduin Davy.

1 La loi relative aux musées de France promulguée le 4 janvier 20021 a posé une définition juridique du musée, et surtout balisé les contours d’un contrôle scientifique et technique de l’État sur les musées de collectivités territoriales, illustrant ainsi, en matière de musées, le principe de libre administration des collectivités territoriales. Elle consacre également l’existence d’un « recadrage » de l’État sur les musées de collectivités territoriales, à propos duquel il faut se demander s’il est toujours « à la hauteur ».

2 L’article 72 de la Constitution de 1958 présente les collectivités territoriales comme étant les communes, les départements et les régions, les collectivités territoriales à statut particulier et les collectivités d’outre-mer régies par l’article 74. De fait, il n’y a pas de définition juridique des collectivités territoriales, car le texte suprême se contente d’en rappeler l’existence. Cependant les dispositions de la charte du Conseil de l’Europe sur l’autonomie locale2 permettent d’avancer qu’une collectivité territoriale est un « groupement humain, uni par un lien territorial et doté d’une organisation lui permettant de participer à la vie juridique3 ». Cette définition traduit donc la reconnaissance, à côté de l’État, de personnes morales de droit public et dotées

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d’attributions spécifiques. Elle caractérise également la décentralisation qui marque la structure organisationnelle de la République.

3 Les collectivités territoriales existent à côté de l’État, mais non en dehors de lui. Aussi leur liberté d’action leur est reconnue par la Constitution de 1958 dans le cadre du principe de libre administration, caractérisé par l’existence de conseils élus dotés d’attributions effectives et de moyens juridiques et financiers propres à assurer leurs compétences. Il ne s’agit pas toutefois d’une liberté d’action pleine et entière des collectivités territoriales, mais d’une autonomie de gestion qui s’exerce dans le cadre fixé par la loi. D’où l’existence de limites, normatives ou financières. Ainsi, c’est toujours dans un cadre prévu par la loi que les collectivités territoriales exercent leurs compétences : la loi, paradoxalement, protège et encadre le principe de libre administration. Ce dernier constitue l’essence même de toute intervention locale, tel que le secteur culturel. Mais dans ce domaine, leurs compétences sont moins déterminées par la loi que par la clause générale de compétence. En effet, si l’article 1er de la loi du 7 janvier 1983 ouvre le champ culturel à l’intervention des trois niveaux de collectivités territoriales4, leurs compétences d’attribution se limitent, dans les textes, à quelques interventions obligatoires (gestion des services d’archives ou des bibliothèques par les départements, la gestion de l’inventaire général du patrimoine culturel par les régions) et quelques initiatives permises (gestion de certains enseignements artistiques spécifiques, ou de monuments historiques nationaux sur transfert de l’État5). Les collectivités territoriales ont donc elles-mêmes comblé ce vide, et de fait, il n’a été « nié par personne que les collectivités territoriales pouvaient intervenir dans le domaine culturel6 ». Cette intervention n’est pas contestée avant même les premières lois de décentralisation et complexifie la notion de décentralisation culturelle. Elle repose majoritairement sur la clause générale de compétence7, et permet aux collectivités territoriales de se présenter comme les « principaux bailleurs de fonds culturel8 ». En 2010, ces dernières ont dépensé près de 7,6 milliards d’euros pour la culture, dans des domaines variés qui touchent à l’expression artistique, à la conservation et à la diffusion du patrimoine : archives, bibliothèques et musées9. Quant à ces derniers, ils entretiennent avec les collectivités territoriales des rapports particuliers. Le nombre même de ces institutions muséales peut constituer une illustration de ces rapports : on compte environ 1 300 musées répartis sur tout le territoire, dont 85 % de musées publics10. Sur ces 85 %, « seuls » 70 appartiennent à l’État, ce qui implique que les collectivités territoriales gèrent à elles- seules près de 1 000 musées, c’est-à-dire plus de 1 000 « collections », car la collection constitue aujourd’hui l’essentiel du « musée ».

4 L’article 1er de la loi relative aux musées de France définit le musée comme une « collection permanente composée de biens dont la conservation et la préservation revêtent un intérêt public, et organisée en vue de la connaissance, de l’éducation, et du plaisir du public ». Cette définition pose les quatre caractéristiques fondamentales du musée.

5 En premier lieu, la spécificité du musée est telle que c’est la collection toute entière qui le constitue, et non les objets pris dans leur propre individualité. Il s’agit donc d’un ensemble de biens dont la réunion présente un intérêt qui n’est pas la seule somme des intérêts respectifs de chacun des éléments dont il est composé11.

6 En second lieu, cette collection doit avoir un caractère permanent. Ce caractère implique l’exclusion des centres d’art contemporains et des centres d’expositions de la

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catégorie des musées : ainsi, le Palais de Tokyo, l’établissement public Le 104 à Paris, ou l’abbaye de Jumièges ne sont pas des musées. Il en est de même pour les centres d’expositions, dont, en France, les galeries nationales du Grand Palais à Paris ou le musée du Luxembourg sont les principaux représentants12. Sont également exclus de la catégorie « musée » les centres d’interprétation, lieux de sensibilisation, ayant vocation à donner les clés de lecture d’un site, naturel, culturel ou urbain, et dont l’intention première n’est pas de montrer des objets, mais de solliciter la sensibilité des visiteurs et de faire passer un message, de communiquer des contenus. La Corderie royale de Rochefort, par exemple, est un centre d’interprétation.

7 En troisième lieu, la préservation et la conservation de la collection présentent un intérêt public. Ce principe réaffirme ici le caractère génétique du musée13, sa vocation de conservatoire des œuvres qui présentent un intérêt d’un point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de l’esthétique, de la science ou de la technique14. Cette fonction essentielle du musée existe depuis son origine, et a été exacerbée à la Révolution : l’abolition des privilèges le 4 août 1789, suivie de la nationalisation des biens du clergé15, des émigrés16 et de la Couronne 17 ont entraîné de multiples confiscations qui marquent le début d’une période confuse, à l’origine des concepts de conservation et de protection du patrimoine.

8 Si les premières confiscations étaient destinées à être vendues afin de combler le déficit public, l’Assemblée législative a adopté, après la journée du 10 août 1792 et la prise des Tuileries, un décret qui proclame que « les principes sacrés de la liberté et de l’égalité ne permettent point de laisser plus longtemps sous les yeux du peuple français les monuments élevés à l’orgueil, au préjugés et à la tyrannie18 ». S’ensuivent alors de multiples destructions massives et diverses crises iconoclastes qui se poursuivent jusqu’en 1793. En parallèle, se développe l’idée selon laquelle l’État doit se faire conservateur, afin de protéger ce qui risque d’être ainsi détruit : c’est à cette époque qu’apparaît le terme de « vandalisme », dont on attribue la paternité à l’abbé Grégoire, qui a rédigé et présenté à la convention en 1794 un Rapport sur le vandalisme et les moyens de le réprimer (« j’ai créé le mot pour tuer la chose »). La nécessité de préserver le patrimoine de la destruction intervient d’abord au nom de l’instruction publique, puis progressivement au nom d’une nouvelle idéologie selon laquelle la République doit conserver des traces de son passé, car ce serait revenir à la barbarie que de l’effacer. Diverses mesures avaient déjà été prises depuis 1789, on retiendra l’instruction de l’an II sur la manière d’inventorier et de conserver, adressée aux administrateurs de la République. Elle marque la fin des vagues de destruction et développe l’idée d’une appropriation collective des biens de la nation : « Vous n’êtes que les dépositaires d’un bien dont la grande famille a le droit de vous demander des comptes19. »

9 Ainsi, les multiples dépôts révolutionnaires ont logiquement concrétisé le musée, et en 1793, un décret pose le principe du transfert « au musée le plus voisin » « des monuments publics transportables, intéressant les arts ou l’histoire, qui portent quelques-uns des signes proscrits, qu’on ne pourrait faire disparaître sans leur causer un dommage réel [...] pour l’instruction nationale ». La convention crée le 27 septembre 1792 le Muséum central des arts, futur musée du Louvre, qui ouvre ses portes le 10 août 1793.

10 Enfin, en quatrième lieu, la mission du musée est axée sur la connaissance, l’éducation et le plaisir du public. Là encore, ce principe fait référence à l’origine même du musée français, destiné en premier lieu à éduquer les artistes : la notion de musée naît dans la

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seconde moitié du XVIIIe siècle, au moment de l’avènement du néoclassicisme. La volonté de renouer avec la pureté de l’art antique conduit à remettre en cause les manifestations artistiques de l’époque, et la participation de l’État dans la formation des artistes. Des intellectuels tels qu’Étienne La Font de Saint-Yenne (1688-1771) proposent d’ouvrir les collections royales au public, et de les installer au Louvre. Aussi, entre 1750 et 1779, Louis XV permet-il l’ouverture d’un musée dans les salles du palais du Luxembourg. Outre la galerie Médicis, celui-ci présente un ensemble de 122 toiles des écoles diverses des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, qui ont vocation à servir de manifestes et à contribuer à la formation des artistes. Dès 1763, il était question de transférer ces œuvres au Louvre.

11 Ces critères de définition du musée permettent de conclure à sa vocation de service public. L’analogie que pose la loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France avec la connaissance et l’éducation, ainsi qu’avec l’idée de conservation qui découle du concept de patrimoine national développé durant la Révolution, implique que le musée relève de la catégorie des services publics administratifs. Il s’agit d’un aspect essentiel du musée dont il ne paraît pas pertinent de se détacher20, et qui se pose comme la consécration du fait que l’État et les collectivités territoriales restent garants de la diffusion culturelle et de la qualité du service.

12 Quant aux musées des collectivités territoriales, il est communément admis que leur naissance remonte à l’arrêté Chaptal du 1er septembre 1801 (14 fructidor an IX). Ce ministre de Napoléon Bonaparte a en effet établit par arrêté une liste de quinze villes réparties sur l’ensemble des territoires de la République ; chacune d’elle étant destinée à accueillir un musée de beaux-arts dont les collections devaient être constituées des dépôts révolutionnaires et des envois du pouvoir central liés aux conquêtes napoléoniennes21. Cet acte illustre la volonté de l’État de s’investir en matière de musées, et marque le début d’un contrôle national sur les institutions locales. Il est le point de départ de l’organisation progressive des relations entre l’État et les collectivités territoriales, qui ont trouvé un aboutissement au moment de la décentralisation et surtout avec la loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France (1). Promoteur d’une certaine qualité culturelle, cette dernière impose aux musées dotés de l’appellation « musée de France » un certain nombre de contraintes liées à la gestion de leurs collections. Celles-ci suscitent cependant un certain nombre d’interrogations, liées justement à la nécessité de concilier libre administration des collectivités territoriales et contrôle de l’État (2).

1. Aperçu de l’histoire des musées territoriaux et de l’évolution de leurs relations avec l’État

13 S’en tenir au seul arrêté Chaptal pour parler de l’histoire des musées territoriaux serait un peu réducteur, et reviendrait à nier les multiples initiatives des collectivités territoriales en matière de musées, qui se sont affirmées très tôt dans l’histoire. Ces dernières ont parfois même « devancé » l’État, à tel point qu’aujourd’hui le territoire est « couvert » de musées territoriaux, comme il a pu l’être d’églises au début du deuxième millénaire (1.1). L’histoire des musées territoriaux est cependant fortement liée au développement des relations qu’ils ont entretenues avec l’État. La politique interventionniste mené par ce dernier dès la Révolution a fini par trouver un

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aboutissement avec l’acte I de la décentralisation et, surtout, la loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France (1.2).

1.1. Le fort investissement des collectivités territoriales dans le développement des musées locaux

14 Au XVIIIe siècle, les théories et principes développés sur l’ouverture des collections royales au public trouvent rapidement un écho au niveau local, et l’on peut relever très tôt l’organisation de la publicité des collections particulières, par le biais de journaux, guides de voyages et autres almanachs. On doit également mentionner un certain nombre d’initiatives novatrices des collectivités territoriales en matière de musées, et une forte volonté de ces dernières de créer, dès la Révolution, leur propre institution. Ce « désir » de musée a perduré tout au long du XXe siècle, et a été marqué par une véritable frénésie de construction.

15 Ainsi, si la Révolution française est prête à accueillir le musée, c’est grâce à de multiples initiatives novatrices qui ont préparé son avènement, que ce soit au niveau central ou au niveau local. La « province » a fait preuve d’imagination dans ce domaine, et son intervention a pu prendre au moins trois formes : l’ouverture des collections au public dans le cadre des dons et legs, la volonté de mettre en avant l’héritage historique du territoire, et la création d’écoles d’art.

16 Les collectivités territoriales ont été les premières personnes publiques à former des « musées » en France, constitués des collections d’érudits qui ont très tôt pris la mesure de l’importance de celles-ci. Dès lors, ils ont souhaité les mettre à la disposition du public. L’exemple le plus ancien serait le legs de l’abbé Jean-Baptiste Boisot au couvent bénédictin de Besançon en 1694. Celui-ci aurait reconstitué en partie et à ses frais la collection de peintures et de sculptures de deux notables de la région. Jean-Baptiste Boisot a assorti son legs de la condition expresse que le couvent en organise la maintenance et l’accès libre et gratuit au public au moins deux fois par semaine. Cet exemple, le premier en son genre, n’est pas isolé et il a contribué a entériné la pratique des dons et legs, procédure courante, devenue, au XIXe siècle, une « tradition22 » : le musée peut alors naître grâce à une donation qui constitue le noyau initial de la collection (legs du cabinet de curiosité de l’abbé Favre à la ville d’Annecy en 1840), ou contribue à l’enrichissement et à la dynamisation d’une collection existante, telle qu’un dépôt révolutionnaire tombé lentement dans l’oubli (comme à Quimper, Nantes, Villars ou Aix-en-Provence).

17 Le musée est également lié à une politique de développement de l’attractivité du territoire, très novatrice et précurseur, dans les villes marquées par la présence de vestiges des civilisations antiques. Par exemple, dès la fin du XVIIe siècle, la commune d’Arles, associée aux autorités religieuses s’est préoccupée de la conservation des nombreux vestiges gallo-romains qui parsèment son territoire. En 1784, elle a ainsi créé le « Museum Arelatense », constitué d’un dépôt de ces vestiges dans la cour du couvent Saint-Honoras.

18 Enfin, l’émergence, à partir du XVIIIe siècle, des écoles d’art sur tout le territoire est un facteur important du développement des musées territoriaux. Cette époque est marquée par une nouvelle conception de l’enseignement et de la pédagogie, qui a particulièrement concerné les arts et les techniques. Dès 1740, les académies se sont

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intéressées à l’enseignement du dessin, devenu essentiel à la formation des artistes et des artisans. Deux textes ont développé et diffusé ces théories relatives à l’éducation de la main et du regard, respectivement écrits par Antoine Ferrand de Monthelon23 et Jean-Baptiste Descamps24 ; ils sont tous deux à l’origine de la constitution d’une école de dessin à Rouen et à Reims. Ces écoles se sont multipliées sur le territoire, notamment à Lyon, Marseille, Dijon, Orléans, et ont préfiguré le musée : l’éducation passant par l’observation des œuvres, elle impliquait la constitution d’un fonds de modèles (peintures, dessins, sculptures, qui pouvaient être des copies ou des moulages). Les productions des élèves étaient conservées, et portaient principalement sur des sujets relatant l’histoire locale. Elles sont, dans bien des cas, à l’origine de la constitution des collections d’un musée (la ville de Dijon avait mis en place un Prix de Rome, et les envois des élèves s’intégraient dans les collections muséales). Par ailleurs, elles étaient à la base d’un lien avec le public, les productions des élèves et leurs modèles faisant en effet l’objet d’expositions.

19 Fortes de ces expériences et marquées par les idées révolutionnaires fondées sur la conservation des œuvres d’art qui font partie d’un héritage que la France « régénérée ne saurait répudier sans honte25 », les collectivités territoriales ont souhaité récupérer une part des dépôts constitués dès 1789. Le 2 décembre 1790, Louis-Georges de Bréquigny présentait à la commission des monuments26 un rapport proposant une répartition équitable de ces derniers sur tout le territoire. En effet, les biens du clergé, de la noblesse et de la Couronne ayant été nationalisés, la constitution de ces dépôts en province devenait logiquement une prérogative régalienne. Cette répartition devait conduire à la création, dans les 83 départements nouvellement définis, d’un dépôt « aussi complet qu’il se pourra ». Un décret du 16 septembre 1792 a entériné ce principe. Mais dans le contexte de la création du Muséum central des arts, institution à vocation universelle, il a été décidé de garder au Louvre les œuvres de « première classe », et d’envoyer les autres en province dans le cadre de dépôts, c’est-à-dire de prêts à long terme. Les communes se sont insurgées contre cette pratique, au nom de la liberté et de l’égalité. Des lettres et des pétitions ont circulé à destination du gouvernement (à Grenoble par exemple en 1798), et les municipalités ont commencé à créer, des musées à caractère « provisoires27 ». En réponse, le gouvernement n’avait pas de politique claire et précise, et agissait vis-à-vis des collectivités de manière assez opportuniste, récompensant ici ou là le patriotisme d’une municipalité, ou la punissant, au contraire, pour sa déloyauté. L’arrêté Chaptal du 1er septembre 1801 qui institue quinze musées de province dans les grandes villes de la République n’est donc que l’aboutissement des multiples transactions qui ont eu lieu entre l’État et les communes. Il est également une réponse à la question posée par l’arrivée, en 1798, des chefs d’œuvres confisqués lors des campagnes d’Italie et à la nécessité d’assurer rapidement leur conservation.

20 Ces tractations entre l’État et les communes se sont poursuivies tout au long du XIXe siècle, les collectivités territoriales continuant à créer des musées, à tel point qu’il a été écrit que « peu importent finalement les collections, pourvu qu’il y ait un musée28 ». Celui-ci illustrait également la volonté de mettre en avant l’histoire du territoire et de lutter contre le « jacobinisme centralisateur » en laissant des traces de l’histoire du territoire. Ainsi, très vite, le musée s’inscrit comme un lieu d’identité et d’ancrage du territoire local. Cette ambition se concrétise par la mise en avant des hommes illustres et des artistes. Ce discours a perduré jusqu’au tournant du XXe siècle, encouragé par les sociétés savantes, et notamment le comité scientifique des beaux-

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arts : « Les dieux sont au Louvre, ouvrez vos portes aux maîtres provinciaux29 ! » Le refus du centralisme étatique contribue à l’enrichissement des collections des musées, sous l’impulsion des sociétés savantes ou des élus locaux. Souhaitant exposer des œuvres modernes, ils envoient régulièrement leur personnel au Salon pour acquérir des œuvres : par exemple, l’acquisition par la ville de Bordeaux de La Grèce sur les ruines de Missolonghi de Delacroix en 1851, est due à la forte influence de la société savante. Enfin, parfois, la thématique des beaux-arts passe en second plan derrière l’archéologie, l’ethnologie ou l’histoire, les musées développant ainsi une nouvelle fonction éducative. De même, « un important mouvement de création d’écoles et de musées “d’art industriel”, “d’art et d’industrie” ou “d’arts décoratifs” accompagne l’épanouissement de l’industrie et des métiers d’art depuis le début du XIXe siècle, tout en donnant à voir une véritable préoccupation de “moraliser” la société française, dans un climat de concurrence avec l’Angleterre ».

21 Ces diverses manifestations du « désir de musée » des collectivités territoriales ont contribué à faire du XIXe siècle « le siècle des musées » : à l’aube du XXe siècle, 600 institutions de ce type sont répertoriées dans toute la France, contre une quinzaine en 180030.

22 À l’inverse, les musées au XXe siècle ont connu une évolution assez lente, marquée cependant dans l’entre-deux-guerres par l’affirmation de la profession de conservateur de musée31, qui s’impose progressivement et remplace l’élite locale à la tête des établissements.

23 Après la seconde guerre mondiale, les impératifs de reconstruction ont placé les musées au deuxième plan des politiques nationales et locales. Quelques établissements ont cependant vu le jour après 1945. À cette période, 642 villes possédaient un musée, et, entre le 1er janvier 1945 et le 31 décembre 1965, 169 nouveaux musées ont été créés, dont 117 à l’initiative des communes32. Mais ce sont surtout les années 1970 qui ont amorcé une période très favorable aux musées, marquée par l’investissement croissant des personnes publiques et surtout des collectivités territoriales dans ce domaine.

24 La vision du musée change et sa reconnaissance comme facteur du développement local incite à la création de partenariats entre collectivités territoriales et donc au développement des financements croisés. Par ailleurs, des institutions d’un genre nouveau naissent : les écomusées et les musées de société. Dans le cadre d’une organisation muséographique innovante, il s’agit de présenter et d’interpréter l’homme dans son milieu – naturel, industriel, urbain. Ces nouveaux musées sont nés en partie grâce à l’implication de Georges-Henri Rivière, conservateur et créateur entre 1937 et 1967 du musée des Arts et Traditions populaires de Paris33.

25 Enfin, les lois de décentralisation et la politique des grands travaux de l’État (avec le succès du Centre Georges-Pompidou, du musée d’Orsay et la rénovation complète du musée du Louvre) ont eu un fort impact sur les élus locaux. Aussi, nombre de collectivités territoriales se sont-elles engagées dans la création, la réfection ou l’agrandissement de musées : en 1993, la direction des musées de France mentionnait l’existence de quatre cents chantiers achevés ou en cours depuis 1981, et « la rumeur prétend qu’il s’en ouvre un tous les mois34 ». Les villes de Villeneuve-d’Ascq (1983), Bordeaux (1984), Nantes (1993), Rouen (1994), Saint-Étienne (1987), Grenoble (1994), Marseille (1994), Lille (1997) notamment, ont ouvert ou rouvert leurs musées durant cette période.

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26 Aujourd’hui, près de mille musées sont gérés par les collectivités territoriales. Parmi ceux-ci, toutes les thématiques sont abordées : archéologie, arts décoratifs, civilisations extra-européennes, ethnologie, histoire, photographie, sciences naturelles et sciences fondamentales et bien entendu, musées de beaux-arts et d’art contemporain. On peut ainsi citer un musée de la Chemiserie et de l’Élégance masculine à Argenton-sur-Creuse, un musée du Temps à Besançon, et un musée de la Lunette à Morez. La frénésie de construction des années 1980-1990 s’est apaisée, bien que l’on compte encore une quinzaine d’inaugurations par an. Le musée reste un enjeu important pour les collectivités territoriales, et de nouveaux projets sont en cours de réalisation ou viennent de s’achever, de la construction du musée des Confluences du département du Rhône à celle du nouveau musée du Louvre à Lens, en passant par un grand nombre de rénovations et de réhabilitations.

27 Le tableau ci-dessous présente une répartition des musées territoriaux par catégorie de collectivités territoriales35 :

Autres catégories de Municipaux Départementaux Régionaux collectivités territoriales Total (groupements)

Nombre de 798 108 6 85 997 musées

Dont COM 5 8 4 0 17 et DROM

% 80,04 10,83 0,60 8,53 100

28 Les communes restent majoritaires dans la gestion des musées territoriaux, devant les départements, et loin devant les régions. Cette configuration s’inscrit dans la tradition : historiquement, le musée est issu d’initiatives communales. Ce développement est sans doute dû à la réforme de la carte administrative de la France par les révolutionnaires de 178936. La loi du 14 décembre 1789 a octroyé des prérogatives importantes aux communes, en consacrant notamment dans son article 49 la double fonction qu’elles exercent encore aujourd’hui. Chargées de l’administration générale de l’État, elles disposent également de fonctions propres et la loi de 1789 annonçait la clause générale de compétence posée par la loi municipale du 5 avril 188437 dont les départements bénéficiaient depuis la loi du 10 août 187138. Le développement des musées territoriaux reposerait donc, au moins jusqu’en 1983, sur la consécration et la mise en œuvre, par les collectivités territoriales, de la clause générale de compétence39. Avec l’acte I de la décentralisation, les musées s’inscrivent dans les initiatives culturelles permises par le législateur aux collectivités territoriales : l’article 62 de la loi de décentralisation du 22 juillet 1983 dispose en effet que « les musées des régions, des départements et des communes sont organisés et financés par ceux-ci40 [...] » Cette disposition est légitime et consacre une situation existant de fait, tout en reconnaissant à la région, nouvellement érigée au rang de collectivité territoriale41, la possibilité de créer également des musées. Celles-ci sont encore peu intervenues dans la création de musées, mais on peut citer quelques musées régionaux : le musée régional de Fouras (Charente-Maritime), le musée régional d’Histoire et d’Ethnographie de Fort-de-France

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(Martinique) et, dernièrement, la reprise par la région Languedoc-Roussillon de la gestion du musée municipal d’Art contemporain de Sérignan (Hérault42).

29 Les dispositions de l’article 62 de la loi du 22 juillet 1983, autrefois codifiées à l’article L. 1423-1 du code général des collectivités territoriales, ont été inscrites dans le code du patrimoine, dans une nouvelle rédaction issue de la loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France. L’article L. 410-2 de ce code dispose dorénavant que « les musées des collectivités territoriales ou de leurs groupements sont organisés et financés par la collectivité dont ils relèvent ». Le législateur a ainsi pris en compte la naissance d’une nouvelle forme de tutelle sur les musées locaux : celle des groupements de collectivités territoriales, c’est-à-dire le recours à l’intercommunalité pour gérer des musées. Sont ainsi visées l’intercommunalité de projet et l’intercommunalité de service, dans le cadre, par exemple, de l’établissement public de coopération culturelle43 créé par la loi du 4 janvier 2002. Le musée de Céret, créé en 2004 par le conseil régional du Languedoc-Roussillon, le conseil général des Pyrénées-Orientales et la ville de Céret, en est l’un des premiers représentants.

30 Ces dispositions du code du patrimoine instituent donc légalement une compétence partagée des collectivités territoriales en matière de musées, ceux-ci relevant alors de la catégorie des services publics dits « facultatifs », c’est-à-dire ceux dont la loi se contente de prévoir l’existence. Il revient alors aux autorités locales de décider de manière discrétionnaire de leur création ou de leur suppression.

1.2. Les relations État/collectivités territoriales : l’affirmation du contrôle de l’État sur les collectivités territoriales en matière de musées

31 Les lois de 1983 ne se sont pas contentées de « prévoir l’existence » des musées territoriaux. Elles ont également posé l’idée d’un contrôle, « contrôle technique de l’État ». Fondé « sur la qualité des œuvres et sur un certain nombre de dispositions », il paraissait « indispensable si [nous voulons] que les musées de province puissent présenter des expositions intéressantes et disposer de façon permanente de tableaux et d’œuvres d’art qui le permettent ». « On ne peut pas demander à un musée de province d’avoir une personnalité qualifiée pour porter des jugements44. » Ainsi, sans nier « la possibilité d’une autonomie du pouvoir de décision des autorités locales », leur politique culturelle ne peut que « s’inscrire dans le cadre de la politique culturelle de l’État parce que seul ce dernier dispose, auprès des citoyens, de la légitimité qui justifie des interventions en ce domaine45 ». Cette affirmation conduit à de multiples questionnements sur la notion même de décentralisation culturelle, et il semble que la culture soit subordonnée à des fins qui ne relèvent pas des collectivités territoriales mais de l’État. De ce fait, la décentralisation culturelle n’est pas la simple mise en évidence de réalités locales et il est difficile, alors, de distinguer ce qui relève de la décentralisation culturelle et ce qui relève des politiques culturelles locales46. Il reste que la légitimité de l’État se manifeste par deux fonctions essentielles : la « labellisation », et le contrôle scientifique et technique47. Quant aux musées, la loi du 4 janvier 2002 institue une forme de labellisation avec l’appellation « musée de France », ainsi qu’un contrôle scientifique et technique. Elle est la conclusion de multiples tentatives de l’État d’imposer son contrôle sur les musées territoriaux, qui remontent, pour les premières, à la Révolution. Elle pose un cadre juridique homogène

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des musées avec l’appellation « musée de France », qui ne concerne cependant que les institutions qui en font la demande.

32 Dès la fin du XVIIIe siècle, l’État a voulu imposer son contrôle sur les musées territoriaux. Cette volonté est justifiée par le fait que, à l’issue de la nationalisation des biens confisqués au clergé, aux émigrés, aux académies et à la Couronne, leur gestion était devenue une compétence exclusive du pouvoir central. Ainsi, une circulaire du 14 mars 1791 affirmait le pouvoir de l’Assemblée constituante en matière artistique. Par la suite, ayant procédé à une répartition des richesses nationales sur tout le territoire, il paraissait normal que l’État s’assure de leur bonne conservation. Cependant, malgré ses ambitions, il s’est peu investi vis-à-vis des musées de province. Cette position a satisfait les collectivités territoriales, désireuses de s’affirmer en dehors de toute directive nationale. La situation a changé après avoir été relevée par de nombreux intellectuels. Surtout, en 1880, l’historien et critique d’art Henri Houssaye (1848-1911) publie un article dans La Revue des deux mondes, dans lequel il déplore la situation des musées de province, lesquels pourraient parfaitement vendre ou aliéner leurs collections « sans que la Direction des Beaux-Arts fût fondée à s’y opposer48 ».

33 Cet article a suscité de vives réactions, et a trouvé une réponse dans la circulaire du sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, Édouard Turquet, du 26 avril 1881. Prenant en compte l’abandon dans lequel les gouvernements précédents avaient laissé les musées de province, celui-ci préconise la présentation d’un projet de loi qui placerait les collections publiques des musées dans une situation proche de celle dans laquelle se trouvaient les bibliothèques, en application de l’ordonnance du 22 février 183949. Cette circulaire a ouvert la voie à une avalanche de dispositions relatives à la création d’une inspection des arts du dessin et des musées (arrêté du 13 janvier 1887), à la nomination des conservateurs et la restauration des œuvres appartenant à l’État (circulaire du 14 août 1890) ou à « l’installation des musées de province » (circulaire de février 190150).

34 Ainsi l’État, après quelques années « d’oubli », redécouvrait-il l’existence de « ses » musées de province, au nom de l’éducation et de la vocation pédagogique du musée. Or, ce regain d’intérêt a permis aux collectivités territoriales de justifier leurs demandes d’envois d’œuvres. Ces demandes, destinées à accroître leur prestige local, justifient donc un contrôle de l’État. Plusieurs textes ont ainsi été adoptés, jusqu’à l’ordonnance du 13 juillet 194551 qui posait une distinction entre musées classés et musées contrôlés. L’absence de dispositions législatives et réglementaires précises, associée au fort développement et à la diversification des institutions muséales (et notamment des institutions locales52) a contribué à remettre en cause cette ordonnance qui, dans son intitulé, présentait de toutes façons un caractère « provisoire ». En 1993, le ministre de l’Éducation nationale et de la Culture a soumis au Conseil des ministres un projet de loi relatif « aux musées, aux établissements publics territoriaux à vocation culturelle et aux restaurateurs du patrimoine53 ». Il proposait la suppression de l’ordonnance de 1945 et la mise en place « de principes généraux cohérents et modernes » pour l’organisation des musées. Ce projet est resté sans suite jusqu’en 2000, date à laquelle M. Alfred Recours a présenté à l’Assemblée nationale un rapport sur les musées.

35 Il s’articule autour de trois questions : Comment définir le musée et garantir sa qualité et son niveau d’exigence scientifique et artistique, sans pour autant l’enfermer dans un statut par trop rigide ? Comment vitaliser et développer l’action en direction du public et

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l’ouverture vers l’extérieur, afin de donner aux musées toute leur place dans une politique de démocratisation culturelle ? Comment insérer le musée dans la décentralisation et en faire un vecteur dynamique d’aménagement culturel du territoire54 ?

36 La loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France répond à ces problématiques, en consacrant l’idée d’un « label qualité » octroyé aux institutions qui en font la demande.

37 Cette appellation « musée de France » institue un régime juridique homogène en se substituant à toute classification antérieure. Elle illustre la volonté d’orienter le public, de lui montrer la différence entre une collection ayant un intérêt scientifique véritable et une autre, ayant surtout une vocation commerciale et n’ayant de musée que le nom. Elle n’est pourtant pas directement et explicitement définie, bien qu’elle se caractérise par rapport aux dispositions qui régissent son attribution et aux obligations qui incombent aux musées ainsi labellisés. Avec la loi du 4 janvier 2002, les régimes et classifications antérieurs des musées sont abolis. L’article 18 de la loi précise en effet que « l’appellation “musée de France” est attribuée aux musées nationaux, aux musées classés en application des lois et règlements en vigueur antérieurement à la présente loi et aux musées de l’État dont le statut est fixé par décret55 [...] ». Il rappelle également que « les musées contrôlés en application des lois et règlements en vigueur antérieurement à la présente loi reçoivent l’appellation “musée de France” ».

38 Jusqu’en 2002 en effet, les musées étaient soumis à des réglementations différentes, le contrôle de l’État s’exerçant par le biais de la direction des musées de France ou du Muséum national d’histoire naturelle. L’origine des musées nationaux est marquée par la naissance, au XVIIIe siècle, du musée du Louvre, du musée des Sciences et Techniques et du Muséum d’histoire naturelle. Ces institutions ont vite été considérées comme des institutions « pilotes », qui se devaient d’exercer, chacune dans leur domaine, un contrôle sur les musées de province. Le ministère de la Culture, par le biais de la direction des musées de France, a récupéré le contrôle sur les musées de beaux-arts, c’est-à-dire ceux qu’il jugeait dignes d’intérêt et qui figuraient sur une liste dite de musées « classés56 ». Une partie de ceux-ci était issue des quinze musées de province institués par l’arrêté pris par le ministre Chaptal. À côté des musées classés se trouvaient également des « musées contrôlés », sur lesquels l’État se réservait aussi un droit de regard.

39 Le contrôle du ministère de la Culture a progressivement recouvert des thématiques variées : arts décoratifs, histoire, archéologie, et finalement écomusées, musées de société et musées techniques. Cela est dû au fait que, contrairement à la direction des musées de France et au Muséum d’histoire naturelle qui disposaient d’un service technique leur permettant d’exercer leur tutelle sur les musées de province, le musée des Sciences et Techniques n’en était pas doté. Créé en 1793 et doté d’un budget propre en 1907, le Muséum national d’histoire naturelle est aujourd’hui un établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel placé sous la tutelle des ministres chargés de l’Enseignement supérieur, de l’Environnement et de la Recherche57. Le décret du 27 avril 1948 y avait institué un service national de muséologie d’histoire naturelle chargé notamment « de coordonner l’action des musées d’histoire naturelle sur l’ensemble du territoire et d’en assurer le contrôle58 ». En parallèle, la direction des musées de France a tout naturellement étendu son champ de compétence pour satisfaire les demandes des musées locaux qui ne relevaient d’aucun service de l’État59. Cet élargissement des compétences a pu être d’ailleurs être perçu

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comme « une prise de conscience plus nette de l’unité fondamentale de la notion de musée60 ».

40 La loi relative aux musées de France abolit toutes ces distinctions. Il ne reste plus aujourd’hui que des « musées de France », chapeautés depuis 2010 par le service des musées de France.

41 Il s’agit de faire entrer tous les musées au sein d’un groupe uniforme, régi par les mêmes règles : aussi l’appellation « musée de France » « peut être accordée aux musées appartenant à l’État, à une personne morale de droit public ou à une personne morale de droit privé à but non lucratif61 ». Elle transcende donc également la qualité du propriétaire du musée.

42 C’est au travers des procédures d’attribution et de retrait que l’on peut définir l’appellation « musée de France », et mesurer son importance. Elle est en effet attribuée par arrêté du ministre chargé de la Culture après avis du Haut Conseil des musées de France62. La collectivité territoriale qui souhaite obtenir l’appellation « musée de France » pour son musée doit présenter un dossier « de l’inventaire des biens affectés aux collections du musée, et précisant l’origine de ces biens, de la décision de l’instance délibérante compétente demandant l’appellation “musée de France”, d’un document d’orientation précisant les objectifs scientifiques et culturels du musée ainsi que les conditions et les moyens envisagés pour leur mise en œuvre63 [...] ». Il est instruit en premier lieu par la direction régionale des affaires culturelles concernée, puis par le service des musées de France. La Commission scientifique nationale des musées de France est amenée à se prononcer. Celle-ci est présidée, au sein du ministère de la Culture, par le directeur général des patrimoines. Elle comprend des membres de droit (dont le responsable du service des musées de France, les chefs de l’inspection des patrimoines et de la création artistique, et les présidents et directeurs de certains musées nationaux) et des personnalités qualifiées, désignées dans les conditions prévues à l’article D. 451-4 du code du patrimoine. De même, l’avis du Haut Conseil des musées de France64 est requis. Il s’agit d’une institution composée d’un député, d’un sénateur, de représentants de l’État, de représentants des collectivités territoriales (celles-ci ont donc une place reconnue en termes de musées), de représentants des professionnels du monde des musées et de « personnalités qualifiées65 ».

43 La décision définitive d’octroi de l’appellation fait ensuite l’objet d’un arrêté du ministre chargé de la Culture (et le cas échéant du ministre concerné) publié au Journal officiel de la République française (JO).

44 Le code du patrimoine met en avant le caractère volontaire de l’obtention de l’appellation (« attribuée à la demande de la ou des personnes morales propriétaires des collections »), qui est également retirée par le ministre de la Culture, après avis conforme du Haut Conseil des musées de France. Ce retrait intervient « lorsque la conservation et la présentation au public des collections cessent de revêtir un intérêt public66 ». Il peut également se faire à la demande de la collectivité territoriale responsable du musée concerné, mais dans cette hypothèse, il reste assorti de conditions : l’appellation ne peut être retirée que dans un délai de quatre ans après son attribution et après avis conforme du Haut Conseil des musées de France, notamment si le musée concerné a fait l’objet d’un concours financier de l’État ou d’une collectivité territoriale. De plus, certains garde-fous sont posés, comme dans le cadre de la procédure de déclassement des œuvres des collections des « musées de France ». Ne sont pas concernés par le retrait de l’appellation les biens « ayant fait l’objet d’un

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transfert de propriété en application des articles L. 451-8 à L. 451-10, ou acquis avec des fonds publics ou après exercice d’un droit de préemption [...] ou à la suite d’une souscription publique ». La collectivité territoriale responsable du musée doit donc transférer la propriété de ces biens à un autre musée de France avant d’obtenir le retrait total de l’appellation.

45 S’il n’y a donc pas de définition précise d’un « musée de France », les caractéristiques essentielles de l’appellation ressortent de ces dispositions. Le fait qu’elle soit attribuée ou retirée par le ministre de la Culture après avis d’une autorité en partie instituée à cet effet démontre la volonté de créer une sorte de label « qualité » pour les musées. L’appellation se présente comme le reflet de la volonté d’une collectivité territoriale ou d’une personne privée de s’investir dans une démarche qualitative pour son musée, celle-ci étant guidée par la loi : ainsi, l’intérêt public de la collection et l’existence d’objectifs scientifiques et culturels en vue de favoriser le rayonnement du musée sont exigés. Lorsqu’il s’agit de la création d’un nouveau musée, par exemple, les services chargés de l’instruction du dossier de demande de labellisation vérifient la cohérence et le bien-fondé du projet, c’est-à-dire son implantation, son environnement, et sa viabilité, notamment en termes de capacité d’attraction et de rayonnement.

46 Par ailleurs, la loi protège l’appellation « musée de France » et prévoit des sanctions pénales à l’égard de toute institution qui ferait un usage frauduleux de l’appellation. L’article L. 442-5 du code du patrimoine précise que « le fait, pour le fondateur ou le dirigeant, de droit ou de fait, d’une institution ne bénéficiant pas de l’appellation “musée de France” d’utiliser ou de laisser utiliser cette appellation dans l’intérêt de l’institution est puni d’une amende de 15 000 euros ». « Les personnes morales peuvent être déclarées responsables pénalement du délit prévu à l’alinéa précédent [...] »

47 L’appellation « musée de France » ainsi présentée ne peut cependant pas se suffire à elle-même pour se présenter comme un gage de qualité vis-à-vis du public. Aussi se définit-elle également par les obligations qui découlent de son attribution.

2. Les obligations qui découlent de l’appellation « musée de France » : les questions suscitées par la gestion des collections

48 Le principe du contrôle scientifique et technique de l’État sur les musées territoriaux est affirmé par les articles L. 410-2 et L. 442-11 du code du patrimoine et ne vise que les musées ayant obtenu l’appellation « musée de France ». Il se manifeste par l’existence de certains impératifs de gestion, liés aux missions essentielles des musées. Ainsi, aux termes de l’article L. 441-2 du code du patrimoine, les musées de France ont pour missions permanentes de : 1. conserver, restaurer, étudier et enrichir leurs collections ; 2. rendre leurs collections accessibles au public le plus large ; 3. concevoir et mettre en œuvre des actions d’éducation et de diffusion visant à assurer l’égal accès de tous à la culture ; 4. contribuer aux progrès de la connaissance et de la recherche ainsi qu’à leur diffusion.

49 De ces quatre missions fondamentales on peut avancer, d’une part, que le musée a dorénavant un rôle social et que le public doit être sa préoccupation principale et que,

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d’autre part, il a une vocation scientifique à développer. On laissera de côté le lien entre le musée et son public pour s’intéresser au régime juridique des collections (2.1) et à leurs modalités de classification (2.2). En effet, la volonté de protéger les collections et d’affirmer le contrôle de l’État sur leur gestion peut parfois aller à l’encontre du principe de libre administration des collectivités territoriales.

2.1. Le régime juridique des collections

50 À l’heure actuelle, le droit public consacre trois régimes juridiques distincts pour les collections des musées de collectivités territoriales, qui ont des conséquences différentes sur leur statut. Ces trois régimes juridiques permettent de mettre en avant la théorie de l’échelle de la domanialité publique, dégagée par Léon Duguit.

51 En premier lieu, le régime général de la domanialité des collections est posé par l’article L. 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. Celui-ci rappelle que, « sans préjudice des dispositions applicables en matière de protection des biens culturels, font partie du domaine public mobilier de la personne publique propriétaire les biens présentant un intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique [...] ». Le code pose ensuite une liste non exhaustive de biens à vocation exclusivement culturelle67. Les collections des musées font partie de cette énumération.

52 Ces dispositions consacrent la fin d’une longue évolution jurisprudentielle, marquée par une difficulté à consacrer l’existence d’un domaine public mobilier. Pour certains auteurs, le code général de la propriété des personnes publiques consacre l’existence d’un domaine public par nature, distinct du domaine public naturel, et dont la qualification ne découlerait d’aucune affectation. En effet, l’incorporation d’un bien au domaine public se fait en principe sous condition de classement ou d’affectation, c’est- à-dire par le biais d’un acte spécial qui déterminera la destination du bien, et indiquera à quelle catégorie de dépendance domaniale il appartient. Cet acte doit être accompagné d’une affectation de fait, c’est-à-dire que l’affectation prévue doit effectivement être réalisée. De même, en application de la règle du parallélisme des formes, la sortie d’un bien mobilier du domaine public implique une décision de déclassement et/ou de désaffectation68.

53 Quant au domaine public mobilier, si le code général de la propriété des personnes publiques consacre l’existence d’un domaine public par nature, cela veut dire que ce qui importe n’est plus l’affectation du meuble mais bien ce qu’il représente en lui- même, c’est-à-dire ses qualités intrinsèques « parce que la fonction de la domanialité publique mobilière est de préserver non la destination du bien, mais le bien en lui- même69 ».

54 Mais ce point de vue ne pourrait-il pas être relativisé, et ne pourrait-on pas avancer que, justement, la qualité intrinsèque des objets mobiliers traduit en elle-même une affectation ? On se rapproche alors de la théorie du domaine public mobilier développée par Marcel Waline. Selon lui, appartiennent au domaine public mobilier les biens dont la conservation et la mise à disposition au public relèvent de l’objet même du service public, qui sont affectés à perpétuelle demeure à un édifice ou à un ouvrage faisant partie du domaine public, ou bien si, affectés à un service public, leur disparition peut compromettre la gestion du service public ou y apporter une gêne sérieuse70. Cette théorie peut permettre d’avancer que l’affectation des biens au

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domaine public mobilier découle de leur intérêt d’art et d’histoire et que, par conséquent, le critère de l’affectation n’a pas entièrement disparu des dispositions du code général de la propriété des personnes publiques. C’est ce qui ressort de la jurisprudence consacrant le caractère domanial des biens « objet même du service public », ce critère traduisant alors « le stade suprême de l’affectation au service public71 ». C’est dans ce sens qu’a raisonné le Conseil d’État, dans une espèce relative à l’autorisation de faire des prises de vues dans le musée des Beaux-Arts de Tours (CE, 29 oct. 2012, EURL Photo Josse c/ commune de Tours). Cette question est essentielle, car elle soulève le problème de la sortie du bien du domaine public. Or la consécration de l’existence d’un domaine public par nature implique que tout déclassement ou toute désaffectation est impossible. Cette hypothèse trouve son fondement dans le fait qu’il n’existe aucune disposition générale relative à la sortie des biens du domaine public mobilier. En effet, même aujourd’hui, le code général de la propriété des personnes publiques souligne qu’« un bien d’une personne publique mentionnée à l’article L. 1, qui n’est plus affecté à un service public ou à l’usage direct du public, ne fait plus partie du domaine public à compter de l’intervention de l’acte administratif constatant son déclassement72 ». Néanmoins, on a du mal à imaginer que ces dispositions puissent convenir aux objets mobiliers. Ainsi, comment ne pas considérer que l’entrée dans le domaine public d’un bien meuble présente un caractère définitif et irrévocable ? Cette position est partagée par les professionnels des musées, notamment. Pourtant, d’autres avancent que même en l’absence de dispositions expresses, la sortie des biens mobilier du domaine public reste possible73. Possible, mais matériellement difficile à réaliser : comment en effet faire perdre à un objet de collection son intérêt public ? Sur ce point, on peut rejoindre la position de M. Jacques Rigaud pour qui les collections muséales sont l’essence même du musée, et ne peuvent être sacrifiées sur l’autel de la « variation du goût74 ».

55 En second lieu, les collections peuvent être protégées au titre de la loi du 30 mars 1887 sur la protection des monuments et objets d’art ayant un intérêt historique ou artistique75. Ce texte avait pour ambition de placer les immeubles et le mobilier des personnes publiques sous un régime de protection particulier, en dehors de tout critère de domanialité publique : l’objet était en effet de préserver les œuvres (meubles et immeubles) de la destruction. Ces dispositions ont été renforcées par la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques, qui vise à protéger également les monuments privés dignes d’intérêt.

56 L’application de la règlementation relative aux monuments historiques aux collections des musées découle du fait que, jusqu’en 2002, leur régime juridique était fixé par l’ordonnance du 13 juillet 1945 portant organisation provisoire des musées de beaux- arts76. Bien que contenant quelques dispositions relatives au statut des collections, ce texte s’est rapidement avéré insuffisant. La réglementation relative aux monuments historiques avait donc vocation à pallier les « lacunes » de l’ordonnance du 13 juillet 1945 et visait toutes les autres catégories de collections. Le régime de protection institué par les dispositions relatives aux monuments historiques pose une distinction entre les meubles classés, « dont la conservation présente, au point de vue de l’histoire, de l’art, de la science ou de la technique, un intérêt public », et les objets « qui, sans justifier une demande de classement immédiat, présentent [...] un intérêt suffisant pour en rendre désirable la conservation ».

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57 La conséquence majeure du classement ou de l’inscription d’un bien mobilier est que tout projet de modification ou de restauration de ces biens est soumis soit à l’autorisation de l’autorité administrative, soit à notification à cette autorité77. Un degré de protection supplémentaire est donc franchi par rapport au droit commun du domaine public, dans la mesure où le déclassement d’un objet mobilier classé monument historique ne dépend pas de l’appréciation de la personne publique propriétaire, mais du ministre chargé de la Culture, à la demande de celle-ci. Néanmoins ces dispositions ne permettent pas d’éviter la circulation et la dispersion des collections. En effet, elles n’ont pas vocation à protéger les ensembles, mais biens les objets individuellement. D’un point de vue purement pratique, cette situation est problématique : pour que les collections des musées soient correctement protégées au titre de la législation sur les monuments historiques, il faudrait que chaque œuvre fasse l’objet d’un classement ou d’une inscription. Outre la charge de travail que cela peut engendrer pour l’administration, une telle situation nuit à la définition générale et à la cohérence de l’institution muséale. Il apparaît en effet que les collections muséales peuvent être constituées d’objets qui, pris dans leur individualité, sont protégés par le régime relatif aux monuments historiques. Comment assurer, alors, la protection des autres œuvres ? Sur quelles dispositions protectrices s’appuyer pour empêcher une opération de restauration qui risque de nuire à une œuvre ?

58 Enfin, en troisième lieu, la loi relative aux musées de France consacre une domanialité publique « aménagée ». L’article L. 451-5 du code du patrimoine pose le principe selon lequel les collections des musées de France appartenant à une personne publique font partie de son domaine public. Il rappelle le principe de l’imprescriptibilité des collections des musées de France78, et surtout souligne que les « biens constituant les collections d’un musée de France appartenant à une personne publique font partie de son domaine public et sont, à ce titre, inaliénables79 ». Ainsi, avant l’édiction du code général de la propriété des personnes publiques, la domanialité publique et donc l’inaliénabilité des collections de certains musées se déduisait déjà de leur nature même.

59 Mais la loi permet le transfert de propriété de collection entre personnes publiques80, et les dispositions relatives aux musées de France mettent aussi en place une « domanialité publique aménagée81 », en permettant à la personne publique propriétaire d’un musée de France de « déclasser » certains biens, afin, éventuellement, de les aliéner. Plusieurs garde-fous encadrent néanmoins cette possibilité de déclassement.

60 Ainsi, les œuvres entrées dans les collections par dons ou legs ou acquises avec l’aide de l’État ne peuvent être déclassées. Outre qu’elles peuvent rassurer les donateurs sur l’avenir de leurs dons ou legs, ces dispositions sont aussi un moyen de légitimer l’intervention de l’État dans le processus d’acquisition d’œuvres. Dans ce sens, elles responsabilisent les collectivités territoriales ou établissements publics qui demandent son soutien. Il y a donc un régime de protection « à deux niveaux » : si certaines œuvres peuvent être déclassées, d’autres seront indéfiniment soumises au régime de protection instauré en 2002.

61 De plus, lorsque l’objet d’une collection d’un musée de France ne relevant pas de l’État a été déclassé, son propriétaire notifie au ministre chargé de la Culture son intention de vendre l’objet, ainsi que le prix qu’il souhaite obtenir de cette cession. Celui-ci dispose alors de deux mois pour décider d’acquérir le bien82. Quant au déclassement en lui-

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même, la loi du 4 janvier 2002 prévoyait qu’il ne pouvait être opéré sans l’avis conforme de la Commission scientifique nationale des musées de France83. Cette procédure a fait l’objet d’une réforme dans le cadre de la loi du 18 mai 201084. Elle a été maintenue dans son principe, mais les décisions relatives au déclassement des collections sont dorénavant prises par une Commission scientifique nationale des collections. Celle-ci dispose d’un rôle de conseil aussi bien auprès des personnes publiques que des personnes privées et a pour mission de : [...] définir des recommandations en matière de déclassement des biens appartenant aux collections [...], et de cession des biens [...] ; elle peut également être consultée, par les autorités compétentes pour procéder à de tels déclassements ou cessions, sur toute question qui s’y rapporte ; donner son avis conforme sur les décisions de déclassement de biens appartenant aux collections des musées de France et d’œuvres ou objets inscrits sur l’inventaire du Fonds national d’art contemporain et confiés à la garde du Centre national des arts plastiques ; donner son avis sur les décisions de déclassement de biens culturels appartenant aux autres collections qui relèvent du domaine public ; rendre un avis aux personnes privées gestionnaires de fonds régionaux d’art contemporain, lorsque les collections n’appartiennent pas au domaine public, sur les décisions de cession portant sur les biens qui les constituent85.

62 Ainsi, sans poser d’innovation majeure (car le déclassement est une procédure bien établie en matière de domanialité publique), la loi du 4 janvier 2002 pose une procédure spécifique, plus protectrice que la procédure de droit commun ou que celle relative aux monuments historiques. Un degré de plus est en effet franchi dans la protection puisque la collectivité territoriale propriétaire ne peut déclasser une œuvre elle-même. Elle doit faire appel à une autorité compétente, spécialement instituée à cet effet.

63 Cette procédure a permis à l’État d’affirmer son pouvoir régalien en la matière. En effet, avant 2002, aucune disposition législative n’avait posé de principe d’inaliénabilité des collections des musées, qu’il s’agisse des musées nationaux ou des musées territoriaux sur lesquels l’État s’était arrogé un droit de regard. Pour autant, une tentative de contrôle avait été initiée dans ce domaine, dans le cadre d’une circulaire des ministres de l’Éducation nationale et de l’Intérieur. Ainsi, une circulaire du 23 avril 1948 rappelait aux préfets les procédures à suivre en matière d’acquisition d’œuvres : à cette époque, l’ordonnance de 1945 requerrait l’avis du ministre de l’Éducation. Appliquant la règle du parallélisme des formes, la circulaire enjoignait les préfets à reproduire cette même procédure dès lors qu’il était envisagé de faire sortir une œuvre des collections d’un musée classé ou contrôlé86. Ces dispositions ne semblent pas avoir eu d’application concrète et sont tombées dans l’oubli, car le projet de loi relatif aux musées de France n’envisageait même pas la question d’un déclassement possible des collections, tant il paraissait évident qu’elles étaient inaliénables. Les mécanismes de déclassement présentés plus haut ont été ajoutés à l’initiative des sénateurs, au nom de la dynamisation des collections et d’un droit de repentir. L’idée ainsi mise en avant était que les collections des musées ne doivent pas être figées dans le temps, et qu’elles doivent pouvoir évoluer afin éventuellement, de se « débarrasser » d’objets sans véritable valeur scientifique, éventuellement en les aliénant. Le produit des aliénations devrait alors permettre l’acquisition de nouvelles œuvres.

64 Malgré l’émotion suscitée par cette procédure de déclassement dans le milieu des professionnels de musées, elle n’avait jamais été utilisée jusqu’à « l’affaire des têtes maories ».

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65 Depuis une vingtaine d’années, le gouvernement néo-zélandais a chargé le musée Te Papa Tongawera de Wellington de s’occuper du rapatriement gratuit des dépouilles des ancêtres du peuple maori, dispersées à travers le monde. Dès le XVIIIe siècle en effet, les colons se sont intéressés à la pratique du tatouage et de la conservation des têtes des hauts dignitaires maoris par leur famille après leur mort. Le commerce instauré alors a tourné à la barbarie, car les maoris se sont mis à tatouer leurs esclaves et à les décapiter une fois leur tête cicatrisée. Depuis 1987, trois cents vingt-deux têtes maories sont revenues en Nouvelle-Zélande (sur les cinq cents recensées) et ont bénéficié d’une inhumation conforme aux rites de la culture maorie. En 2007, le musée de Wellington s’est rapproché de la ville de Rouen, qui conservait une tête maorie dans les réserves de son musée de sciences naturelles depuis 1875. Par une délibération du 19 octobre 2007, le conseil municipal de la ville de Rouen a autorisé la restitution de cette tête maorie et la signature de l’accord formalisant les modalités de restitution entre la ville de Rouen et le musée de Wellington. Cette tête était entrée dans les collections du musée en 1875, grâce à la donation d’un particulier, procédure qui interdit, comme on l’a vu plus haut, tout déclassement et toute aliénation. La municipalité de Rouen a, par conséquent, décidé de se positionner sur le terrain de la loi bioéthique et de l’article 16-1 du code civil, qui interdit la patrimonialisation des éléments du corps humain.

66 Mme Christine Albanel, alors ministre de la Culture et de la Communication, s’est opposée à cette restitution. Les préfets de la région Haute-Normandie et du département de Seine-Maritime ont donc saisi le juge des référés du tribunal administratif de Rouen afin de suspendre l’exécution de cette délibération. Dans cette affaire, l’ironie est que ce n’est pas la restitution en elle-même qui était reprochée à la commune, mais bien la non-application des dispositions de la loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France. Ainsi l’État a-t-il profité de l’affaire de la tête maorie pour mettre en œuvre pour la première fois son pouvoir de contrôle sur le statut des collections des musées territoriaux dotés de l’appellation « musée de France ». Cependant, la question pouvait paraître épineuse car, loin de ne viser qu’un simple « objet », le déclassement concernait des restes humains. Or, leur statut ne fait l’objet d’aucune disposition particulière, hormis les dispositions du code général des collectivités territoriales sur les cimetières87, et celles du code pénal relatives à la profanation des cadavres88. En principe, les restes humains conservés dans les collections des musées ne devraient pas bénéficier d’un traitement de faveur particulier89. Aussi le tribunal administratif de Rouen a-t-il considéré que l’article 16-1 du code civil n’était pas exclusif de toute autre réglementation relative à la domanialité publique90.

67 Selon la cour administrative d’appel, cependant, « les dispositions sus-rappelées du code du patrimoine, qui rendent inaliénables les biens d’une personne publique constituant une collection des musées de France, placent ces biens sous un régime de protection particulière distinct du droit patrimonial énoncé à l’article 16-1 du Code civil91 ». Cette argumentation, qui va à l’encontre de toute tentative de restitution, suit les conclusions du commissaire du gouvernement fondées sur une conception particulière du patrimoine de l’administration, distinct de la notion de patrimoine développée par la théorie civiliste, elles avancent l’idée que le patrimoine culturel, émanation de la nation, dépasse la notion d’appropriation, et donc de propriété. Dans cette logique, la propriété publique ne serait pas un droit, mais une charge. Elle implique alors l’existence d’un droit de la conservation et exceptionnellement un droit

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de l’échange. Ce raisonnement exclut alors l’application de l’article 16-1 du code civil, dont l’application se trouve empêchée également par l’aspect scientifique et culturel de la tête maorie.

68 Cette approche du juge d’appel n’est pas sans rappeler la position du gouvernement à propos de la dépouille de Saartjie Baartman. Cette femme, surnommée « la Vénus hottentote », présentait une morphologie très particulière. Elle avait été vendue en Grande-Bretagne, puis en France, et exhibée comme un phénomène de foire92. En 2002, le Parlement a légiféré pour permettre à l’Afrique du Sud de récupérer sa dépouille, alors conservée dans les réserves du Muséum national d’histoire naturelle93. En l’espèce, un « simple » déclassement, à la place d’une loi, était possible. La loi a cependant mis fin à la position « attentiste » et hésitante du gouvernement sur cette question. Après hésitations, celui-ci s’est fondé sur le terrain de la loi « bioéthique » pour refuser la restitution. Il a avancé que « le principe d’inaliénabilité n’est pas applicable en raison de la nature même des pièces concernées : s’agissant de restes humains, le squelette ne pourrait, en application de l’article 16-1 du Code civil, faire l’objet d’un droit patrimonial94 ». Il ressortait alors de cette argumentation que la dépouille de Saartjie Baartman ne pouvait être considérée comme la propriété de l’État français, ce qui excluait l’emploi des règles relatives à la domanialité publique. Le gouvernement a alors justifié la conservation de ces restes humains au muséum par le fait que « l’inclusion d’une pièce non susceptible de propriété dans une collection publique n’est pas irrégulière, dès lors qu’elle est scientifiquement motivée95 ».

69 Partant d’une argumentation différente, la cour administrative de Douai a posé une conclusion similaire. Dans l’affaire de la tête maorie de Rouen il n’y avait pas non plus de droit de propriété mais un droit de garde, qui pouvait exclure la restitution.

70 S’inspirant de cet antécédent, une proposition de loi visant la restitution des têtes maories conservées dans les collections des musées de France a été déposée au Sénat en 200896. Elle a abouti à la loi du 18 mai 2010 visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la Nouvelle-Zélande et relative à la gestion des collections97, dont l’article 1er déclasse officiellement les têtes maories conservées dans les musées de France, afin de faciliter leur restitution. La formulation n’est cependant pas sans ambiguïté : c’est une loi qui « autorise » la restitution des têtes maories, mais son article 1er dispose qu’« à compter de la date d’entrée en vigueur de la présente loi, les têtes maories conservées par des musées de France cessent de faire partie de leurs collections pour être remises à la Nouvelle-Zélande ». Elle reprend, dans les mêmes termes, la formulation posée par la loi du 6 mars 2002 relative à la restitution de la dépouille de Saartjie Baartman. Outre que le législateur, comme en 2002, applique un vocabulaire propre à exclure l’application des dispositions du code civil, il élude la question de la propriété des collections : il n’est pas en effet question de transfert de propriété ici.

71 De plus, cette loi démontre la volonté de l’État de se positionner en tant qu’autorité de référence sur la question du statut des collections des musées. En effet, si elle a vocation à « autoriser » la restitution des têtes maories, le texte même indique que les collectivités qui disposent, dans leurs collections, de têtes maories, n’ont aucun pouvoir de décision : toutes les têtes maories conservées dans les collections des musées de France sont déclassés par ces dispositions législatives. Il ne reste plus aux collectivités territoriales détentrices de têtes maories qu’à « prendre acte » du déclassement opéré

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par le législateur. C’est ce qu’a fait le conseil municipal de la ville de Rouen dans sa délibération du 21 mai 201098.

72 Au-delà de la question des têtes maories, la loi du 18 mai 2010 pose le principe de la réforme de la procédure de déclassement des collections. Outre qu’elle vise ainsi les œuvres et objets susceptibles de revendications (et dans ce cas, il aurait peut-être fallu encadrer plus les conditions de restitution – « le pays d’origine d’un peuple contemporain [devait avoir] formulé la demande de restitution de ce bien ; que celui-ci ne fasse pas l’objet de recherches scientifiques ; qu’il ne soit pas destiné à être exposé ni conservé dans des réserves dans le pays d’origine mais qu’il soit inhumé ; qu’il soit issu d’actes de barbarie ayant entraîné la mort99 » – pour éviter des revendications inconsidérées), elle s’inscrit dans un débat plus profond, celui de la question de l’inaliénabilité des collections. Au-delà du caractère politique et symbolique des restitutions, se pose en effet la question du déclassement des collections des musées de France dans un but purement économique. Je n’ai malheureusement pas de temps à consacrer à cette question, mais il faut bien noter que l’affaire de la tête maorie de Rouen est apparue dans un contexte tendu, lié à la question de déclassement et d’aliénabilité des collections100.

2.2. Les méthodes de classification des collections : l’inventaire et le récolement des collections

73 L’article 12 de la loi « musées » codifié à l’article L. 451-2 du code du patrimoine dispose que « les collections des musées de France font l’objet d’une inscription sur un inventaire ». « Il est procédé à leur récolement tous les dix ans. » Ces dispositions posent un fondement législatif aux méthodes de classification des collections des musées de France, qui n’est pas sans susciter des interrogations, liées au statut des collections et aux modalités de l’exercice du contrôle de l’État sur les musées de France en la matière.

74 Légalisé en 2002, l’inventaire est un « document administratif, justifiant à un moment donné la présence, l’état des collections et leur provenance101 ». Il constitue alors à la fois la fiche d’identité d’une œuvre et un acte légal qui justifie et institutionnalise l’entrée d’un bien dans une collection, et donc sa propriété. Mené dans les conditions posées par les actes réglementaires d’application de la loi relative aux musées de France102, il vise « tout bien acquis à titre gratuit ou onéreux affecté aux collections du musée de France par un acte émanant de la personne morale propriétaire du bien103 », et doit en principe être doublé d’un enregistrement comptable au titre des immobilisations de la collectivité territoriale gestionnaire du musée104. Mais si l’inventaire est un élément indispensable à la bonne administration des collections, il n’est pas suffisant : une fois réalisé, il importe de vérifier que ce qui y est inscrit est toujours valable. Cette opération s’appelle le récolement, et consiste « à vérifier, sur pièce et sur place, à partir d’un bien et de son numéro d’inventaire, la présence du bien dans les collections ; sa localisation ; l’état du bien ; son marquage ; la conformité de l’inscription à l’inventaire avec le bien ainsi que, le cas échéant, avec les différentes sources documentaires, archives, dossiers d’œuvres, catalogues105 ».

75 Ainsi, on peut se demander si l’inscription d’un bien à l’inventaire d’un musée est une condition essentielle à son entrée dans la collection « musée de France » et à sa soumission au régime juridique qui en découle. Les avis des professionnels divergent en

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la matière. Mais, la formulation de l’arrêté du 25 mai 2004, qui dispose que « l’inscription à l’inventaire d’un bien affecté aux collections d’un musée de France intervient au plus tard le 31 décembre de l’année suivant l’année de l’acquisition », suggère que c’est l’acquisition qui traduit l’affectation, et non le report sur la liste des collections du musée. La doctrine s’accorde également sur ce principe, et le juge administratif s’est rallié à cette interprétation, qui peut traduire l’existence d’une domanialité par nature : dans l’affaire de la tête maorie de Rouen, le tribunal administratif de Rouen a jugé que la non-inscription de la tête maorie sur l’inventaire du musée n’était pas une condition suffisante pour déroger à la procédure de déclassement prévue par la loi relative aux musées de France106. Le juge administratif a sans doute pris la mesure des lacunes constatées en matière d’inventaire dans les musées nationaux comme dans les musées territoriaux. Car en principe, l’inventaire est prospectif (chaque objet qui entre au musée est inventorié). Mais l’obligation d’inventorier étant récente, de nombreux biens ne sont toujours pas inscrits sur le registre d’inventaire : pendant longtemps en effet la direction des musées de France ne s’est pas intéressée à la question de l’inventaire, entraînant la généralisation de pratiques particulières et propres à chaque établissement. Mais si la constitution d’un inventaire a fini par devenir une nécessité, pour les musées de France107, de nombreuses lacunes ont été soulevées dans certaines institutions. Le musée Carnavalet de la ville de Paris, par exemple, est constitué d’un fonds de plus de 400 000 œuvres, réparties dans des collections d’objets archéologiques, de mobilier, de numismatique, de dessins, d’objets d’art, de peintures, de sculptures et estampes, dont le nombre s’élève approximativement à 230 000. L’inventaire, en plus d’être prospectif, se doit d’être rétrospectif.

76 Dès lors, la position du ministère de la Culture et du juge administratif sur la question de l’inventaire permet de protéger l’ensemble des œuvres des collections des musées de France. Mais, dans ce cas, quel régime doit-on appliquer aux objets qui ne rentrent pas dans la catégorie des collections « musées de France » ? En effet, l’acquisition d’une œuvre par un musée doté de l’appellation « musée de France » est subordonnée à l’avis d’une commission scientifique ad hoc108. Le principe de libre administration des collectivités territoriales implique que celles-ci ne sont pas liées par cet avis. Il peut donc arriver qu’une collectivité territoriale acquière une œuvre pour son musée, et qu’elle se voit refuser l’application du régime « musée de France ». Dans ce cas, le statut des collections peuvent varier, au sein même du musée. On aura alors affaire à trois types de régimes juridiques, qui impliquent que les œuvres ne puissent être traitées de la même manière : le régime juridique de droit commun, qui découle de l’application des dispositions de l’article L. 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques ; le régime relatif aux monuments historiques et le régime relatif aux collections des musées de France.

77 Comment alors faire la distinction entre les œuvres dotées de l’appellation « musées de France » et non encore inventoriées et les autres ? Faudrait-il alors recourir à un inventaire séparé ? D’un point de vue juridique, cette solution ne semble pas pertinente. Elle risque en effet d’entraîner une dispersion dans les documents administratifs relatifs à la gestion des collections, d’autant que, au regard des dispositions réglementaires portant application de la loi relative aux musées de France, il ne peut exister que deux inventaires : l’un pour les collections du musée, l’autre pour les dépôts.

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78 L’inventaire, comme le récolement, doivent être effectués par une personne compétente d’un point de vue scientifique, et donc, en principe un conservateur109. Sont ici visés principalement les conservateurs du patrimoine (conservateurs territoriaux du patrimoine), dont les modalités de recrutement traduisent également une volonté de contrôle de l’État sur les musées territoriaux, difficile parfois, à mettre en œuvre dans le cadre du principe de libre administration des collectivités territoriales.

79 Le terme même de « conservateur » souligne l’essence du musée. La profession de conservateur s’est imposée durant l’entre-deux-guerres face aux artistes, érudits, amateurs et collectionneurs qui incarnaient parfois la mémoire locale à la tête des musées. Sa légitimation est pleinement liée à l’affirmation et au développement des préceptes liés à la muséographie.

80 La question de la professionnalisation des musées s’est posée cependant dès la Révolution française. Le Comité d’instruction publique a ainsi adopté, le 15 mars 1794, une Instruction sur la manière d’inventorier et de conserver tous les objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences et à l’enseignement. Des principes de gestion des collections ont également été définis sous la IIe République et en 1874, un décret portant organisation des musées nationaux a précisé et formalisé les missions du personnel des musées de l’État110.

81 En 1882, Antonin Proust, ministre des Arts111, a créé l’École du Louvre, qui avait pour vocation première de former les conservateurs et autres professionnels du monde des musées. Parcours incontournable pour tout conservateur encore aujourd’hui, elle dispensait un enseignement qui permettait aux élèves diplômés de devenir conservateur de musée. Leur recrutement passait par une inscription sur une liste d’aptitude dressée par une commission de classement des personnels scientifiques (article 5 de l’ordonnance de 1945 portant organisation provisoire des musées de beaux-arts). Les premiers concours pour le recrutement des conservateurs des musées nationaux ont été organisés en 1963, en application du nouveau statut des fonctionnaires fixé par l’ordonnance du 4 février 1959112 et des dispositions propres au statut des conservateurs113.

82 Dès son origine, l’École du Louvre avait également pour mission de former les conservateurs des musées territoriaux. En effet, bien avant l’institutionnalisation du système de recrutement par concours, voire de la création de l’École du Louvre, le pouvoir central a cherché à contrôler le recrutement des responsables de musées territoriaux. L’argument principal en faveur de l’intervention de l’État sur les musées territoriaux était fondé sur sa volonté de contrôler la bonne conservation des dépôts qu’il avait effectués dans les musées tout au long du siècle. Le recrutement des conservateurs de musées territoriaux par le préfet a pu conduire à une forme d’instrumentalisation politique du musée et l’État a encouragé à plusieurs reprises les préfets à satisfaire les demandes des communes en fonction de la couleur politique des élus locaux114, ou à refuser de valider les clauses liées au salaire des responsables de musées qui n’étaient pas conservateurs d’État dans le budget des communes. Par la suite, et avec la création de l’École du Louvre, les conservateurs des musées classés et contrôlés devaient être diplômés de l’École du Louvre et inscrits sur une liste d’aptitude, de la même manière que pour les conservateurs des musées nationaux.

83 Le principe de l’inscription sur une liste d’aptitude a perduré après l’institution du principe du concours en 1963, mais il ne concernait plus que le recrutement des

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conservateurs des musées contrôlés. Les conservateurs des musées classés étaient donc, finalement, des conservateurs d’État recrutés sur concours115. Ils se retrouvaient dans une situation assez particulière : recrutés par le ministre chargé de la Culture, ils étaient considérés comme des agents relevant de la collectivité territoriale propriétaire du musée, et rémunérés par elle116.

84 Ce mode de recrutement a pris fin en 1986, date à laquelle a aussi été créée une institution spécialisée chargée de leur formation : l’École du patrimoine. Rattachée à l’École du Louvre, cette institution avait pour mission de prendre en charge le recrutement par concours et la formation de tous les conservateurs, y compris ceux des musées contrôlés. Il a néanmoins fallu attendre 1992 pour que les conservateurs territoriaux soient dotés d’un statut propre117, en grande partie calqué sur statut du corps des conservateurs du patrimoine relevant de la fonction publique d’État118.

85 Une collectivité territoriale peut recruter, pour assurer les activités scientifiques de son musée, un conservateur du patrimoine, mais également un attaché de conservation du patrimoine119, un assistant de conservation du patrimoine120 ou un bibliothécaire121. Elle peut aussi recourir aux agents de l’État (chargés d’études documentaires, secrétaires de documentation) par la voie du détachement. Les agents territoriaux sont en principe recrutés dans le respect des règles générales relatives à la fonction publique territoriale, c’est-à-dire par concours avec inscription des lauréats sur une liste d’aptitude pendant trois ans. Il en est de même pour les conservateurs, qui suivent cependant toujours la formation dispensée par l’École du patrimoine, devenu Institut national du patrimoine en 2001122. Il organise le concours et la formation de tous les conservateurs du patrimoine (spécialité musée bien sûr, mais aussi archives, archéologie, bibliothèque, inventaire et monuments historiques), quelle que soit la fonction publique à laquelle ils sont rattachés : la spécificité du métier de conservateur est telle que le Centre national de la fonction publique et la ville de Paris, qui dispose pourtant d’une fonction publique propre, passent des conventions avec cette institution. Les conservateurs sont ainsi tous recrutés et formés de la même façon.

86 Le contrôle scientifique et technique de l’État est donc large puisque, au-delà de l’obligation de recourir à des fonctionnaires appartenant à des cadres d’emplois ayant vocation à exercer des missions scientifiques, c’est une institution de l’État qui forme ces fonctionnaires.

87 Si l’État s’est chargé, dès la fin du XIXe siècle, de former les conservateurs des musées territoriaux, les collectivités territoriales peuvent cependant « contourner » cette obligation en recrutant, pour la gestion de leurs collections, des attachés de conservation du patrimoine123.

88 La création de ce cadre d’emplois a suscité quelques interrogations, car l’attaché de conservation du patrimoine est doté de missions et de prérogatives similaires à celles du conservateur. Les conditions de son recrutement sont cependant nettement différentes : les attachés territoriaux de conservation sont recrutés dans le cadre de concours organisés par les centres de gestion de la fonction publique territoriale. Ils ne suivent pas la formation de l’Institut national du patrimoine prévue pour les conservateurs. En principe, ils peuvent être nommés à des postes de direction, mais dans les musées dotés d’un conservateur, ils ont vocation à remplir la fonction d’adjoint du conservateur. Il s’agit donc d’un « corps “intermédiaire” permettant de densifier les équipes de conservation par la présence de collaborateurs du ou des conservateurs ou de se substituer au conservateur lui-même lorsque le poste ne légitimait pas sa

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présence124 ». Sans remettre en cause la qualité des prestations fournies, Le livre blanc des musées de France, publié en 2011 par l’association générale des conservateurs des collections publiques de France, note un recours croissant aux attachés territoriaux de conservation. Ceux-ci ayant un grade inférieur (A) à celui des conservateurs (A+), le niveau de rémunération peut alors être l’argument des collectivités ; cela aurait à terme pour conséquence de dévaloriser la fonction de directeur de musée ou de responsable scientifique des collections. « Pourquoi irais-je recruter un conservateur quand je peux en faire l’économie et recruter un agent dont la grille indiciaire est moins élevée ? » On peut citer ainsi plusieurs cas de remplacements de conservateurs en chef par des attachés. Or, il n’est pas normal d’exiger le même travail et les mêmes responsabilités des agents de statut et donc de rémunération distincts.

89 Par ailleurs, la loi autorise le recrutement, sur des postes de conservateurs, de personnel non titulaires : l’article 3 de la loi du 26 janvier 1984 rappelle que « des emplois permanents peuvent être occupés par des agents contractuels dans les cas suivants : 1o Lorsqu’il n’existe pas de cadre d’emplois de fonctionnaires susceptibles d’assurer les fonctions correspondantes ; 2o Pour les emplois du niveau de la catégorie A, lorsque la nature des fonctions ou les besoins des services le justifient ». Cette dernière disposition est régulièrement utilisée par les collectivités territoriales pour justifier le recours à des agents non titulaires. Ceux-ci sont alors recrutés sur la base d’un contrat à durée déterminée de trois ans renouvelables. La durée des contrats successifs ne peut dépasser six ans. Si le contrat est reconduit à l’issue de ces six ans, il prend la forme d’un contrat à durée indéterminée. Il revient alors aux collectivités territoriales de fournir au représentant de l’État dans le département toutes les pièces justifiant, notamment, le recrutement d’un agent non titulaire125.

90 En principe, ce personnel doit disposer de qualifications et d’aptitudes à exercer des compétences scientifiques qui font l’objet d’une reconnaissance particulière. L’article R. 442-5 du code du patrimoine précise ainsi que « [...] présentent les qualifications requises pour exercer la responsabilité des activités scientifiques d’un musée de France dont les collections appartiennent à une personne publique : [...] selon la nature des fonctions ou les besoins des services d’un musée de France, les personnes ou catégories de personnes reconnues par un arrêté du ministre chargé de la culture et, le cas échéant, du ministre dont relève le musée en cause ou qui en assure la tutelle comme présentant des qualifications équivalentes à celles des fonctionnaires mentionnés au 1o ; cet arrêté est pris après avis d’une commission nationale d’évaluation126 ». Cette commission127 a vocation à se prononcer sur les qualifications requises pour exercer des activités scientifiques dans un musée de France, pour un poste défini. Cela implique qu’à chaque changement de poste, un nouvel avis de la commission est nécessaire. Elle « donne son avis motivé sur le strict plan scientifique et professionnel, afin de contribuer à rendre aussi élevée et homogène que possible la qualité des recrutements des personnels dans les musées concernés tout en tenant compte de la diversité des domaines de conservation et de mise en valeur du patrimoine muséographique128 ».

91 Ce système permet ainsi de respecter la diversité des profils des candidats à l’exercice de missions scientifiques dans un musée. Il reste néanmoins considéré comme une entrée parallèle dans les fonctions de conservateur et, parfois, comme une solution de facilité vis-à-vis du concours. Il est cependant préférable au recrutement de non titulaires dont les qualifications n’ont fait l’objet d’aucune reconnaissance, ce qui

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semble fréquent dans les musées de France. La question n’est pas de remettre en cause les compétences de ces agents, ni de se laisser aller au corporatisme et au conservatisme dans ce domaine. Il peut cependant paraître étrange, inéquitable en tous cas, de voir que des tâches qui, en principe, sont confiées à des personnes dont les compétences ont été sanctionnées par la réussite d’un concours relativement difficile, puissent être exercées par des personnes qui ne sont pas titulaires de ce concours. De plus, dans de telles conditions, l’État perd l’une de ses prérogatives (la formation du conservateur) et son contrôle sur les musées territoriaux s’en trouve allégé.

92 De même, la position de l’État par rapport aux obligations d’inventaire et de récolement des collections n’est pas clairement affirmée. Les dispositions législatives et réglementaires précisent que ces missions sont menées sous la responsabilité des conservateurs qui doivent, lorsqu’ils quittent leurs fonctions, « remettre à la personne morale propriétaire du musée de France un état récapitulatif des biens inscrits sur ces registres qui, après récolement, sont considérés comme manquants ». Quant au récolement, il doit être « mené par campagnes planifiées en fonction de l’organisation du musée, notamment par lieu, par technique, par corpus ou par campagne annuelle129 ». Il a été décidé que ce récolement décennal devrait être achevé dans les dix ans qui suivent la date de publication de l’arrêté du 25 mai 2004, soit en 2014130. Mais si de nombreuses lacunes ont été relevées en matière d’inventaire, on peut imaginer que celles qui concernent le récolement sont plus importantes encore. Les services de l’État sont conscients de la difficulté de certaines institutions (et notamment les musées territoriaux) à mener à bien les opérations d’inventaire, et qui plus est, de récolement, dans les temps impartis par la loi. Mais si la tâche à accomplir paraît difficile, il a également été relevé, outre un retard conséquent dans la parution des décrets d’application de la loi relative aux musées de France, une forme de réticence de la part des professionnels des musées à mettre à exécution les directives législatives131. La Commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale qui a fait ces constats a néanmoins proposé, dans un rapport publié à la fin de l’année 2014, de reporter la date butoir d’achèvement du récolement au 31 décembre 2016.

93 Dès lors, une vraie question se pose : comment concilier impératifs législatifs et principe de libre administration des collectivités territoriales ? S’il revient au préfet, après avis de la direction régionale des affaires culturelles, de rappeler leurs obligations aux collectivités territoriales, ni le législateur, ni le gouvernement ne se sont positionnés sur la manière de sanctionner le non-respect des dispositions de la loi relative aux musées de France par les collectivités territoriales. Dans une décision du 11 octobre 2011, la cour administrative d’appel de Marseille a eu l’occasion d’apprécier la légalité d’une mesure de suspension, puis de mise à la retraite d’office d’un conservateur de musée fondée notamment sur l’abstention de ce dernier à procéder aux opérations de récolement des œuvres du musée. En l’espèce, la cour administrative d’appel a considéré que le conservateur ne s’était pas abstenu de procéder au récolement de la collection du musée, et que celui-ci avait bien été entamé. Elle a rappelé que les dispositions réglementaires imposaient que le premier récolement décennal soit achevé en 2014 et que, par conséquent, il ne pouvait être reproché au conservateur de ne pas l’avoir achevé dans les délais impartis par le maire132. Cette décision semble impliquer qu’aucune « sanction » ne pouvait intervenir avant 2014, tant en ce qui concerne le récolement, qu’en ce qui concerne l’inventaire des collections. En effet, l’article 2 de l’arrêté du 25 mai 2004 fixant les normes techniques

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relatives à la tenue de l’inventaire, du registre des biens déposés dans un musée de France et au récolement prévoit que « les biens entrés dans les collections antérieurement à la publication du présent arrêté et non encore inventoriés à cette date sont inventoriés dans le registre d’inventaire au plus tard lors de la première campagne de récolement », soit en 2014. Pour autant, le code du patrimoine prévoit que la responsabilité du conservateur est engagée dans ce domaine. Comment interpréter ce principe, dès lors qu’aucune disposition n’est venue le clarifier ?

94 Alors que les collectivités territoriales se posent comme les premiers promoteurs de musées en France, elles restent soumises au contrôle de l’État, et cela en application du principe constitutionnel de libre administration. L’État intervient de différentes façons dans ce domaine : conseiller, incitateur, prescripteur, mais aussi contrôleur, voire policier. Sa position s’est affirmée avec la mise en œuvre de la loi relative aux musées de France. Il ressort en effet de ses dispositions que l’État a voulu affirmer et légitimer son contrôle sur les musées territoriaux. Cependant, son intervention reste limitée à un contrôle strict de légalité (comme dans l’affaire de la tête maorie) ou du respect de l’intégrité des collections. Ainsi, son « ingérence » est-elle cantonnée à l’hypothèse dans laquelle les collections se retrouveraient en péril au sens de l’article L. 452-2 du code du patrimoine133.

95 La question du suivi de la gestion des collections des musées de France, et du respect des dispositions législatives et réglementaires en la matière peut donc se poser. Outre que cela nécessite, pour le service des musées de France, de disposer de moyens qu’il n’a pas (on a en effet vu précédemment qu’il n’y a pas un conseiller des musées par direction régionale des affaires culturelles), il paraît pertinent de se demander comment sanctionner le non-respect des dispositions relatives à l’inventaire et au récolement des collections. Or, si le non-respect des impératifs d’inventaire et de récolement était sanctionné par le retrait de l’appellation « musées de France », l’État, qui souhaitait avant tout placer les collections des musées sous un régime protecteur, se trouverait dans une impasse.

96 En effet, au moment de l’adoption de la loi relative aux musées de France, il était question de vérifier, pour chaque musée classé ou contrôlé, sa capacité à obtenir ou non l’appellation. L’autorité administrative a finalement procédé à une « généralisation » de l’attribution de l’appellation, sans véritablement prendre en compte le souhait des collectivités territoriales en la matière, ni l’aptitude de certains musées à remplir les obligations posées par la loi. Le ministère de la Culture a justifié ce procédé par la nécessité d’assurer une protection juridique des collections des musées. Pourtant, le « toilettage » annoncé en premier lieu « laissait entrevoir la possibilité de recentrer l’effort de l’État sur les établissements répondant à des exigences en matière de présentation et de conservation des œuvres134 ». De ce fait, le retrait « sanction » de l’appellation « musée de France » mettrait en avant l’incohérence de la politique de l’État en la matière, et les collections retourneraient dans le domaine public de la collectivité territoriale concernée. Bien sûr, l’État peut veiller à ne pas user de ses prérogatives pour soutenir un musée non respectueux de ses obligations. Mais une telle attitude ne porterait aucun bénéfice aux collections concernées...

97 La solution serait sans doute de récompenser financièrement les « bons élèves », et de conditionner le respect des impératifs de gestion des collections à l’octroi de subventions de fonctionnement, par exemple. Cependant, les moyens du service des

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musées de France sont, en la matière, limités, et le contexte actuel de crise des finances publiques ne permet pas d’envisager la réalisation d’une telle préconisation135.

98 Face à ces difficultés, l’État n’a pas d’autres moyens que de prêcher la pédagogie plutôt que d’user de la contrainte. C’est bien ce qui ressort du rapport précité sur la gestion des collections et des réserves des musées : aucune « sanction » apparente n’est envisagée, mais beaucoup d’interrogation sur la formation du personnel de conservation, le développement d’outils informatiques destinés à améliorer la « performance » des musées, etc.

NOTES

1. L. no 2002-5, 4 janv. 2002 relative aux musées de France, JO 5 janvier 2002, p. 305. 2. La charte de l’autonomie locale (STCE n o 122), adoptée le 15 octobre 1985 a été ratifiée par la France le 17 janvier 2007. 3. Jean-Claude Douence, « Le statut constitutionnel des collectivités territoriales », Encyclopédie des collectivités locales, Paris, Dalloz, 2005, fasc. no 63, § 31. 4. Art. 1er, L. no 83-8, 7 janv. 1983 relative à la répartition des compétences entres les communes, les départements et les régions de l’État, JO 9 janvier 1983, p. 215, codifié à l’article L. 1111-2 du code général des collectivités territoriales. 5. Pierre-Laurent Frier, « La répartition actuelle des compétences entre l’État et le pouvoir local », AJDA 2000, p. 60. 6. Jean-Marie Pontier, « Les interventions culturelles des collectivités territoriales », Encyclopédie des collectivités locales, Paris, Dalloz, 2009, fasc. no 4170, § 5. 7. Procédé « complémentaire » et « recognitif » de répartition des compétences entre l’État et les collectivités territoriales, la clause générale de compétence a été supprimée, pour les départements et les régions, par la loi no 2010-1563 du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales (JO 18 décembre 2010, p. 22289). Restaurée par la loi no 2014-58 de modernisation de l’action publique locale et d’affirmation des métropoles du 27 janvier 2014 (JO 28 janvier 2014, p. 1562), elle voit son existence de nouveau menacée par le projet de loi portant nouvelle organisation territoriale de la République, actuellement à l’étude au Parlement (Marylise Lebranchu, projet de loi no 636, Sénat, session ordinaire 2013-2014). Mais, comme en 2010, il semble que la culture soit toujours épargnée par cette suppression : « les interventions multiples y sont la règle et il serait sans doute trop complexe, et trop nocif pour les activités et les acteurs [...], de vouloir y rigidifier les interventions et des financements » (Jean-Patrick Courtois, Rapport sur le projet de loi de réforme des collectivités territoriales, Sénat, session ordinaire 2009-2010, rapport no 559, p. 108). 8. Pierre-Laurent Frier, « La répartition actuelle des compétences entre l’État et le pouvoir local », art.-cité, p. 58.

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9. Jean-Cédric Delvainquière, Bruno Tugorès, Nicolas Laroche et Benoît Jourdan, « Les dépenses culturelles des collectivités territoriales en 2010 : 7,6 milliards d’euros pour la culture », Culture chiffres, no 3, 2014, p. 22. 10. Cours des comptes, Les musées nationaux et les collections nationales d’œuvres d’art. Rapport public particulier, 1997, p. 3. 11. Guillaume Wolkowitsch, Archives, bibliothèques, musées : statut des collections accessibles au public, Paris, Economica, 1986, p. 16-24. 12. André Gob, Le musée, une institution dépassée ?, Paris, Armand Colin, 2010, p. 118. 13. Étienne Fatôme, « Les musées et l’idée de service public », dans Édouard Bonnefous, Éric Peuchot et Laurent Richer (dir.), Droit au musée, droits des musées, Paris, Dalloz, 1994, p. 15-42. 14. Art. L. 1 du code du patrimoine, qui définit ainsi le patrimoine mobilier ou immobilier. 15. D., 2 nov. 1789. 16. D., 9 nov. 1791. 17. D., 10 août 1792. 18. D., 14 août 1792. 19. Instruction sur la manière d’inventorier et de conserver, dans toute l’étendue de la République, tous les objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences et à l’enseignement, proposée par la commission temporaire des arts et adoptée par le Comité d’instruction publique de la Convention nationale du 25 ventôse an II (15 mars 1794). 20. Jacques Sallois (intervention sous Étienne Fatôme), « Les musées et l’idée de service public », dans Édouard Bonnefous, Éric Peuchot et Laurent Richer (dir.), op. cit., p. 36. 21. Cet arrêté concernait les villes de Bordeaux, Bruxelles, Caen, Dijon, Genève, Lille, Lyon, Marseille, Mayence, Nancy, Nantes, Rouen, Rennes et Strasbourg. 22. Chantal Georgel, « Collection privées/collections publiques : un dialogue permanent », Cahiers du GRHIS, no 4, 1996, p. 23-30. 23. Antoine Ferrand de Monthelon, « Projet pour l’établissement d’écoles gratuites de dessin, suivi de la réponse du Révérend Père Castel », Mercure de France, mars 1746, 4 p. 24. Jean-Baptiste Descamps, Sur l’utilité des établissements des écoles gratuites de dessin en faveur des métiers, Paris, Regnard, 1767, 48 p. 25. D., 16 sept. 1792. 26. Créée par l’Assemblée nationale en 1790, la Commission des monuments avait pour mission d’assurer l’inventaire des richesses du patrimoine. Composée d’historiens et d’érudits, elle était présidée par Louis-Georges de Bréquigny, historien et paléographe français (1714-1795). 27. Édouard Pommier mentionne ainsi l’existence d’une quinzaine de musées de fait, à Rouen, Dijon, Grenoble, Angers, au Mans notamment (Chantal Georgel, « L’État et “ses” musées de province ou comment “concilier la liberté d’initiative des villes et les devoirs de l’État” », Le mouvement social, no 160, 1992, p. 65-77). 28. Chantal Georgel, « Le musée lieu d’identité », dans Chantal Georgel (dir.) La jeunesse des musées, catalogue d’exposition, Paris, RMN, 1994, p. 109.

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29. Henry Jouin, « L’art et la province », Le comité des sciences de beaux-arts, les sessions annuelles des délégués des départements, Orléans, 1901, cité par Chantal Georgel, « Le musée lieu d’identité », art. cité, p. 110. 30. Frédéric Poulard, Conservateurs de musées et politiques culturelles : l’impulsion territoriale, Paris, La Documentation française, 2010, p. 17-18. 31. En 1920 est créée l’Association générale des conservateurs des collections publiques de France. 32. Frédéric Poulard, Conservateurs de musées et politiques culturelles, op. cit., p. 28. 33. Georges-Henri Rivière (1897-1985) : conservateur de musée, sous-directeur du musée d’ethnographie du Trocadéro. En 1935, il propose la création d’un « musée français », qui ouvre ses portes en 1937 sous le nom de « musée des Arts et Traditions populaires », et dont il est le directeur jusqu’en 1967. Premier directeur du Conseil international des musées entre 1947 et 1965, il en est ensuite resté membre permanent et conseiller. Il est à l’origine du développement du concept d’écomusée, et a parcouru le territoire national et le monde pour apporter son conseil et son soutien à la constitution de multiples structures de ce type (notamment pour le musée du Vin à Beaune, le musée de la fondation Gulbenkian à Lisbonne, le musée international de la Croix-Rouge et le musée de l’Horlogerie en Suisse). 34. Michel Guerrin et Emmanuel de Roux, « La fièvre des musées. I. Les nouveaux temples de la consommation culturelle », Le Monde, 2 février 1993. 35. Source : département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture, mars 2011. 36. Les découpages de l’Ancien Régime ont ainsi été complètement remis à plat. C’est dans ce contexte notamment que sont nés les départements (D., 26 fév. 1790). 37. L., 5 avr. 1884 relative à l’organisation municipale, JO 6 avril 1884, p. 1557. 38. L., 10 août 1871 relative aux conseils généraux, JO 29 août 1871, p. 3041. 39. Art. L. 2121-29 du code général des collectivités territoriales pour les communes, art. L. 321161 pour les départements et L. 4221-1 pour les régions. 40. Art. 1er, L. no 83-663, 22 juil. 1983 complétant la loi no 83-8 du 7 janvier 1983 relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État, JO 23 juillet 1983, p. 2286. 41. Art. 59, L. no 82-213, 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, JO 3 mars 1982, p. 730. 42. Décision du conseil municipal de Sérignan du 16 novembre 2009. 43. L. n o 2002-6, 4 janv. 2002 relative à la création d’établissements publics de coopération culturelle, JO 5 janvier 2002, p. 309. 44. Exposé des motifs de la loi no 83-663 du 22 juillet 1983 complétant la loi no 83-8 du 7 janvier 1983, relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État, JO 23 juillet 1983, p. 2286. 45. Jean-Marie Pontier, « Les interventions culturelles des collectivités territoriales », art. cité, § 9. 46. Jean-Marie Pontier, « La décentralisation culturelle », BJCL 2008, no 1, p. 2-17. 47. Jean-Marie Pontier, « Les interventions culturelles des collectivités territoriales », art. cité, § 9.

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48. Henri Houssaye, « Les musées de province, les origines et l’organisation », Revue des deux mondes, 1er avril 1880, p. 546-580, cité par Chantal Georgel, « L’État et “ses” musées de province... », art. cité, p. 70. 49. Ordonnance royale du 22 février 1839 sur l’organisation des bibliothèques publiques. Ses dispositions prévoyaient notamment que les bibliothécaires étaient nommés par le ministre de l’Instruction publique. 50. Chantal Georgel, « L’État et “ses” musées de province... », art. cité, p. 65. 51. Ord. no 45-1546, 13 juil. 1945, portant organisation provisoire des musées de beaux- arts. 52. Frédéric Poulard, Conservateurs de musées et politiques culturelles, op. cit., p. 157. 53. Jack Lang, Projet de loi relatif aux musées, aux établissements publics territoriaux à vocation culturelle et aux conservateurs, projet no 202, Sénat, session ordinaire 1992-1993. 54. Alfred Recours, Rapport d’information sur les musées, rapport no 2418, Assemblée nationale, 2000, 93 p. 55. Art. L. 442-2 du code du patrimoine. 56. D. n o 46-712, 26 juil. 1946 fixant la liste des musées classés (JO 28 juillet 1946, p. 6705), complété par D., 28 avr. 1953 (JO 3 mai 1953, p. 4048), D., 21 oct. 1957 ( JO 26 octobre 1957, p. 10238), D., 12 juin 1961 (JO 17 juin 1961, p. 5451), D., 18 mars 1969 (JO 25 mars 1969, p. 2964) et D., 8 déc. 1982 (JO 15 décembre 1982, p. 11175). 57. D. n o 2001-916, 3 oct. 2001 relatif au Muséum national d’histoire naturelle, JO 7 octobre 2001, p. 15803. 58. Art. 3, D. n o 48-734, 27 avr. 1948 relatif à l’organisation du service national de muséologie des sciences naturelles, JO 28 avril 1948, p. 4132 (également reproduit dans Jean Chatelain, Droit et administration des musées, Paris, La Documentation française, 1993, p. 180). 59. Question écrite de M. Rodolphe Pesce au Premier ministre et relative à la politique du gouvernement en matière de musées techniques (Assemblée nationale, viie législature, JOAN 21 sept. 1981, p. 2706, réponse publiée dans le JOAN Q 30 nov. 1981, p. 3423). 60. Jean Chatelain, Droit et administration des musées, op. cit., p. 153. 61. Art. 1er, L. no 2002-5, 4 janv. 2002 relative aux musées de France, précitée, codifié à l’art. L. 441-1 du code du patrimoine. 62. Art. R. 451-3 du code du patrimoine. 63. Art. R. 442-1 du code du patrimoine. Voir aussi la Circ. ministre de la Culture et de la Communication, no 2004/014, 6 juil. 2004 relative aux procédures d’attribution de l’appellation « musée de France », de retrait de l’appellation et de transfert de la propriété des collections, BO Culture et Communication, no 144, p. 30. 64. D. n o 2002-628, 25 avr. 2002, pour l’application de la loi 2002-5 du 4 janv. 2002 relative aux musées de France, JO 28 avril 2002, p. 7742, codifié aux art. R. 430-1 et suivants du code du patrimoine. 65. Art. R. 430-1 du code du patrimoine. 66. Art. L. 442-3 du code du patrimoine. Dans une espèce du 16 avril 1975, La Comédie de Bourges (req. no 96289) le Conseil d’État a rappelé que l’octroi de l’appellation d’une institution (en l’espèce le titre de Centre dramatique national) ne donne pas de droit

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acquis à son maintien. Néanmoins, ce retrait doit intervenir dans le cadre d’une procédure respectant le principe du contradictoire. 67. Art. L. 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 68. CE, 20 juin 1930, Marrot, Recueil Lebon, p. 644 ; CE, 20 janv. 1955, Courvoisier, Recueil Lebon, p. 39 ; CE, 9 nov. 1956, Société des Forges d’Hennebont, Recueil Lebon, p. 667. Voir sur cette question Stéphane Duroy, « La sortie des biens du domaine public : le déclassement », AJDA 1997, p. 819-832. 69. Jean-Gabriel Sorbara, « Le domaine public mobilier au regard du Code général de la propriété des personnes publiques », AJDA 2007, p. 619. 70. Marcel Waline, note sous CAA Nîmes, 4 décembre 1944, État français c/ Brun, Recueil Dalloz, 1946, p. 28-30. 71. Stéphane Duroy, « Biens meubles culturels et cultuels », RFDA 2007, p. 1158. 72. Art. L. 2141-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 73. Gilles Wolkowitsch, Archives, bibliothèques, musées, op. cit., p. 105-114. 74. Ibid., p. 11. 75. L. 30 mars 1887 sur la protection des monuments et objets d’art ayant un intérêt historique ou artistique, JO 31 mars 1887, p. 1521. 76. Ord. no 45-1546, 13 juil. 1945 portant organisation provisoire des musées des beaux- arts. 77. Art. L. 622-1, L. 622-20, L. 622-7 et suivants, 622-22 et suivants du code du patrimoine. 78. Art. L. 451-3 du code du patrimoine. Voir, pour une application des principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité, la décision Cass. crim., 16 juin 1992, pourvoi no 91-86829, Le Gémellion, p. 654. 79. Art. 11, L. n o 2002-5, 4 janv. 2002 relative aux musées de France, repris à l’art. L. 451-5 du code du patrimoine. 80. Art. L. 451-8 du code du patrimoine. Pour une application de cet article, voir l’arrêté du 23 juin 2008 approuvant le transfert de propriété des collections et attribuant l’appellation « musée de France » en application des art. L. 451-8 et L. 442-1 du code du patrimoine, JO 2 juillet 2008, p. 10624. 81. Marie Cornu et Nathalie Mallet-Poujol, Droit, œuvres d’art et musées, Paris, CNRS, 2006, p. 272. 82. Art. D. 451-22 du code du patrimoine. 83. Art. 16, D. n o 2002-628, 25 avr. 2002, pris pour l’application de la loi no 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France. 84. L. no 2010-501, 18 mai 2010, visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la Nouvelle-Zélande et relative à la gestion des collections, JO 19 mai 2010, p. 9210. 85. Art. 2, L. no 2010-501, 18 mai 2010, visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la Nouvelle-Zélande et relative à la gestion des collections et codifiée à l’art. L. 115-1 du code du patrimoine. Voir également le D. no 2011-160, 8 févr. 2011 relatif à la commission scientifique nationale des collections, JO 10 février 2011, p. 2588. 86. Circ. Éducation nationale et Intérieur, no 203 AD4, 23 avr. 1948, citée par Guillaume Wolkowitsch, Archives, bibliothèques, musées, op. cit., p. 111-114.

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87. Art. L. 2213-7 et suivants du code général des collectivités territoriales (ci-après « CGCT »). 88. Art. L. 225-17 et suivants du code pénal. 89. Voir l’art. II, 1, E, Circ. Culture et Communication, n o 2007/007 portant charte de déontologie des conservateurs du patrimoine (fonction publique d’État et territoriale) et autres responsables scientifiques des musées de France pour l’application de l’art. L. 442-8 du code du patrimoine, BO Culture et Communication, no 160, p. 15. Voir également Laure Cadot, « Les restes humains : une gageure pour les musées ? », La lettre de l’OCIM, no 109, 2007, p. 4-15. 90. TA Rouen, 27 déc. 2007, préfet de Seine-Maritime (JCP A 2008, n o 5, p. 27, note Olivier Amiel ; voir aussi JCP G, no 9-10, p. 38, note Colette Saujot). 91. CAA Douai, 24 juil. 2008, Déc. no 08DA00405, conclusions Jacques Lepers, AJDA 2008, p. 1896. 92. Gérard Badou, L’énigme de la Vénus Hottentote, Paris, Payot, 2002, 188 p. 93. L. no 2002-323, 6 mars 2002, relative à la restitution par la France de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman à l’Afrique du Sud, JO 7 mars 2002, p. 4265. 94. Jean Le Garrec, Rapport sur la proposition de loi, adoptée par le Sénat, relative à la restitution par la France de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman à l’Afrique du Sud, Assemblée nationale, xxie législature, no 3563, 2002, p. 11. 95. Philippe Richert, Rapport sur la proposition de loi de Monsieur Nicolas About autorisant la restitution par la France de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman, dite « Vénus hottentote » à l’Afrique du Sud, Sénat, rapport no 177, session ordinaire 2001-2002, p. 8. 96. Catherine Morin-Desailly, Proposition de loi visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories, Sénat, rapport no 215, session ordinaire 2007-2008. 97. L. no 2010-501, 18 mai 2010, visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la Nouvelle-Zélande et relative à la gestion des collections, JO 19 mai 2010, p. 9210. 98. Délibération du conseil municipal de la ville de Rouen (10-7), 21 mai 2010 relative à la restitution d’une tête maorie à la Nouvelle-Zélande, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.rouen.fr/deliberation/dl20100521_10_7 (consultée le 5 novembre 2015). 99. Catherine Morin-Desailly, Proposition de loi visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories, op. cit., p. 3. 100. Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet, L’économie de l’immatériel, la croissance de demain, ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, 2006, p. 105-107 ; Jean- François Mancel, Proposition de loi tendant à établir une réelle liberté de gestion des établissements culturels, Assemblée nationale, xiie législature, rapport no 233, 2007 ; Jacques Rigaud, Réflexions sur les possibilités pour les opérateurs publics d’aliéner des œuvres de leurs collections, rapport au ministre de la Culture et de la Communication, 2008 ; Françoise Benhamou et David Thesmar, Valoriser le patrimoine culturel de la France, Conseil d’analyse économique, 2011. 101. Gérard Guillot-Chêne, dans Marie-Odile de Bary et Jean-Michel Tobelem (dir.), Manuel de muséographie, petit guide à l’usage des responsables de musées, Biarritz, Option culture, 1998, p. 181.

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102. D. no 2002-852, 2 mai 2002, pris en application de la loi no 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France, précité et codifié, pour ses dispositions relatives à l’inventaire, aux art. D. 451-15 et suivants du code du patrimoine ; A. min. 25 mai 2004, fixant les normes techniques relatives à la tenue de l’inventaire, du registre des biens déposé dans un musée de France et au récolement, JO 12 juin 2004, p. 10483. 103. Art. D. 451-18 du code du patrimoine. 104. Voir Chambre régionale des comptes de Franche-Comté dans son Rapport d’observations définitives sur la gestion de la commune d’Ornans de 2007, p. 12 (à propos des collections du musée Gustave-Courbet). 105. Art. 11, A. 24 mai 2004, fixant les normes techniques relatives à la tenue de l’inventaire, du registre des biens déposé dans un musée de France et au récolement. 106. TA Rouen, 27 déc. 2007, Préfet de Seine-Maritime. 107. Dans une décision du 19 mai 1989, le Conseil d’État a considéré qu’en « méconnaissant gravement les règles de la comptabilité publique et en négligeant, malgré les observations qui lui avaient été faites, de tenir les livres d’inventaire des collections du musée, [le conservateur du musée des beaux-arts de la ville de Chartres] a commis des fautes d’une gravité » justifiant sa révocation (CE, 19 mai 1989, Ville de Chartres, Recueil Lebon, Tables, p. 467 et 757). 108. Art. L. 451-1 et L. 452-1 et suivants du code du patrimoine. 109. Art. L. 442-8 du code du patrimoine. 110. D., 6 mars 1974 complété par D., 1er mars 1879. Voir Frédéric Poulard, Conservateurs de musées et politiques culturelles, op. cit., p. 19. 111. Homme politique, journaliste, critique d’art et ami du peintre Manet, Antonin Proust (1832-1905) est considéré comme le tout premier ministre de la Culture en France. Sous la IIIe République, Léon Gambetta, président du conseil, a fait appel à lui pour la constitution de son « grand ministère ». Antonin Proust est devenu ministre des Beaux-Arts du 14 novembre 1881 au 26 janvier 1882. 112. Ord. n o 59-244, 4 févr. 1959 relative au statut général des fonctionnaires, JO 8 février 1959, p. 1747 (art. 18). 113. D. n o 63-973, 17 sept. 1963 relatif au statut particulier des membres de la conservation des musées de France, JO 23 septembre 1963, p. 8620. 114. Chantal Georgel, « L’État et “ses” musées de province... », art. cité, p. 65. 115. Ancien art. 10 de l’ordonnance du 13 juillet 1945 portant organisation provisoire des musées de beaux-arts, rappelé à l’art. 62 de la loi no 83-663 du 22 juillet 1983 complétant la loi no 83-8 du 7 janvier 1983 relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État, JO 23 juillet 1983, p. 2286. 116. CE, 16 juil. 1976, Ville de Dunkerque, Recueil Lebon, p. 409. 117. D. n o 91-839, 2 sept. 1991 portant statut particulier du cadre d’emplois des conservateurs territoriaux du patrimoine, JO 4 septembre 1991, p. 11572. 118. D. no 90-404, 16 mai 1990, portant statut particulier du corps des conservateurs du patrimoine, JO 17 mai 1990, p. 5904 ; D. no 90-405, 16 mai 1990 portant statut particulier des conservateurs généraux du patrimoine, JO 17 mai 1990, p. 5909. 119. D. no 91-843, 2 sept. 1991 portant statut particulier du cadre d’emplois des attachés territoriaux de conservation du patrimoine, JO 4 septembre 1991, p. 11584.

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120. D. n o 95-33, 10 janv. 1995 portant statut particulier du cadre d’emplois des assistants territoriaux de conservation du patrimoine et des bibliothèques, JO 12 janvier 1995, p. 579. 121. D. n o 91-845, 2 sept. 1991 portant statut particulier du cadre d’emplois des bibliothécaires territoriaux, JO 4 sept. 1991, p. 11589. 122. Art. 2, D. n o 90-406, 16 mai 1990 créant et organisant l’École nationale du patrimoine, précité, modifié le 22 décembre 2001. 123. Art. 2, D. no 91-843, 2 sept. 1991 portant statut particulier du cadre d’emplois des attachés territoriaux de conservation du patrimoine, JO 4 septembre 1991, p. 11584. 124. Christophe Vital, Le livre blanc des musées de France, Musées et collections publiques de France, no 260, 2010, p. 66. 125. Pour une application de ces dispositions à un musée local, voir CAA Lyon, 8 févr. 1999, Ville de Montluçon, req. no 96LY01580. 126. Rédaction issue de l’article 10 du décret 2002-628 du 25 avril 2002 pris pour l’application de la loi no 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France, JO 28 avril 2002, p. 742. 127. Art. R. 442-7 et suivants du code du patrimoine. 128. Circ. Éducation nationale, Enseignement supérieur et Recherche, n o 2004-091, 9 juin 2004 et relative aux qualifications requises de certains personnels des musées de France. 129. Art. 12, A. 25 mai 2004 fixant les normes techniques relatives à la tenue de l’inventaire, du registre des biens déposé dans un musée de France et au récolement. 130. Circ. 28 juil. 2006, no 2006-006 relative aux opérations de récolement des musées de France. 131. Isabelle Attard, Michel Herbillon, Michel Piron et Marcel Rogemont, Rapport sur la gestion des réserves et des dépôts des musées, Commission des affaires culturelles et de l’éducation, Assemblée nationale, xive législature, rapport no 2474, 17 décembre 2014, p. 31-33. 132. CAA Marseille, 11 oct. 2011, Trotry de la Touche c/ Commune de Menton, req. no 09MA00612 : « [considérant] qu’il est reproché à titre principal à l’intéressé, non de n’avoir pas débuté les opérations de récolement ou de les avoir négligées, mais de ne pas les avoir terminées dans un délai bref imposé par le maire de Menton [...] ; qu’aux termes toutefois de l’article 12 de l’arrêté précité qui est entré en vigueur en 2004 : le récolement, obligatoire au moins une fois tous les dix ans, est mené par campagnes planifiées en fonction de l’organisation du musée, notamment par lieu, par technique, par corpus ou par campagne annuelle ; qu’il résulte de ces dispositions que le terme légal d’achèvement des opérations du premier récolement dont l’intéressé avait la charge était fixé à l’année 2014 seulement [...] ; que dans ces conditions, la conduite par l’appelant des opérations de récolement dont il avait la charge ne révèle aucun fait établi qualifiable de faute disciplinaire et par suite de nature à justifier une sanction. » 133. Art. L. 452-2 du code du patrimoine. Pour une mise en œuvre de ces dispositions, voir TA Pau, 15 déc. 2009, Association régionaliste du Béarn, du pays Basque et des contrées de l’Adour, req. no 0701934. 134. Frédéric Poulard, Les musées, les conservateurs et la mise en œuvre des politiques culturelles, op. cit., p. 115.

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135. Le rapport de la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale (précité), préconise de demander aux propriétaires des collections de renforcer ponctuellement les moyens financiers alloués au récolement... Or, si les services de l’État eux-mêmes doivent faire face à une crise des finances publiques sans précédent, celle-ci vise également les collectivités territoriales. On voit mal comment les collectivités territoriales pourraient, quant à elles, renforcer le financement de leurs musées. Voir Isabelle Attard, Michel Herbillon, Michel Piron et Marcel Rogemont, Rapport sur la gestion des réserves et des dépôts des musées, op. cit., p. 35-36. Voir également Didier Ryckner, « Un rapport parlementaire sur les musées », La Tribune de l’art, 9 juillet 2014, disponible en ligne à l’adresse suivante : http:// www.latribunedelart.com/un-rapport-parlementaire-sur-les-musees (consulté le 5 novembre 2015) et « Un rapport parlementaire sur les musées (2) », La Tribune de l’art, 24 décembre 2014, accessible à l’adresse suivante : http://www.latribunedelart.com/ un-rapport-parlementaire-sur-les-musees-suite (consulté le 5 novembre 2015).

RÉSUMÉS

La loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France a consacré la vocation de service public des musées, issus d’une tradition historique qui implique que ceux-ci sont à majorité gérés par des personnes publiques. Or, si l’État s’est toujours imposé comme l’autorité référente en matière de musée, il existe aujourd’hui plus de 1 200 musées gérés par les collectivités territoriales. Ces dernières se sont investies très tôt dans ce domaine, dans le cadre de relations parfois conflictuelles avec l’État. La loi de 2002 se pose alors comme l’aboutissement de la volonté de l’État d’imposer son contrôle sur les musées territoriaux. Cependant, ce contrôle doit être appréhendé dans le cadre du principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales. Cet article est un extrait de la thèse relative aux collectivités territoriales et à leurs musées, parues aux PUAM en 2015. Il met en lumière les interrogations qui découlent de la nécessité de concilier les principes de la décentralisation avec les impératifs légaux de gestion des collections.

The law of 4 January 2002 on the museums of France established the public service mission of museums, which emerged from a historical tradition that means that they are predominantly managed by public legal entities. However, although the State has always established itself as the reference authority in museum matters, more than 1,200 museums are currently managed by local authorities. They became involved in this area at a very early stage and have sometimes had conflictual relationships with the State. The law of 2002 is, therefore, the fulfilment of the State’s desire to exert its control over local museums. However, this control must be understood within the scope of the constitutional principle of the free administration of local authorities. This article is an excerpt from the thesis on local authorities and their museums, which was published by the PUAM in 2015. It highlights the issues arising from the need to balance the principles of decentralisation with the legal requirements of collections management.

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INDEX

Mots-clés : collectivité territoriale, musée, administration, gestion Keywords : local authority, museum, administration, management

AUTEUR

CLAIRE BOSSEBOEUF Docteur en droit, élève avocate

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Le règne de Louis XIV, ou la rupture définitive entre la société française et la monarchie The Reign of Louis XIV: the ultimate split between French society and the monarchy

Jacques Bouveresse

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article reprend, en la modifiant, une conférence présentée à la faculté de droit de Rouen le 10 octobre 2014 à l’occasion d’une journée d’hommage à Pierre Le Pesant de Boisguilbert, figure éminente de l’histoire intellectuelle de la Normandie, et qui fut, dit-on, l’un des fondateurs de l’économie politique.

1 Le long règne de Louis XIV, qui s’étend de 1661 à 1715, correspond dans sa première partie à l’apogée de la monarchie dite absolue. Précision de départ : il ne faut pas confondre absolutisme et despotisme. L’absolutisme, même s’il y a contradiction dans les termes, comporte des limites, des règles d’organisation et de fonctionnement, des institutions que le monarque doit respecter. Quant au despotisme, il désigne le gouvernement arbitraire, sans frein ni limites. L’absolutisme est la résultante d’une longue gestation historique. À mesure que le temps passe, la société française paraît de plus en plus soumise au roi. La noblesse, dès le XVIe siècle, est retenue à la cour dans une sorte de domesticité dorée. La cour, surtout celle de Versailles, fut le véritable antidote contre la turbulence et l’esprit frondeur des nobles. Grâce au concordat de Bologne de 1516, le roi a obtenu la disposition des principales dignités et bénéfices ecclésiastiques ; il nomme les évêques et les abbés des principales abbayes, et s’assure ainsi la docilité du clergé. La bourgeoisie est tombée, elle aussi, dans l’orbite royale. Le système de la vénalité des charges et des offices la fixe irrésistiblement au service du roi. Artisans et commerçants sont encadrés par des groupements corporatifs

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étroitement soumis à l’autorité publique. Les paysans subissent les conséquences des pressions multiformes, politiques, économiques, fiscales, culturelles ; sur eux, s’appesantit la tutelle de l’État, des centres urbains et des corps intermédiaires.

2 La soumission de la société au roi est réelle, les Français obéissent. Ils obéissent parce que leur culture, leur éducation les inclinent à l’obéissance : la France est l’héritière de Rome, patrie du droit, de la théorie de l’État, de la puissance publique. La France aussi est un pays catholique. Or, l’Église, modèle de société politique, est une structure monarchique dirigée par le pape ; elle procède par affirmations dogmatiques, par voie hiérarchique, et refuse en matière religieuse le libre examen. Surtout, elle affirme que toute société, toute cité terrestre a besoin d’une autorité, d’un pouvoir. Le pouvoir est la conséquence du péché, de la chute originelle. Saint Paul et saint Pierre l’ont rappelé, « omni potestas a Deo ». L’Église enseigne donc le respect de l’autorité politique et la soumission au roi.

3 Mais la société aussi a des droits. L’homme chrétien sait qu’il est une image de Dieu, qu’il a une âme immortelle, et que s’il doit être un bon citoyen, un sujet obéissant, il ne doit pas tout à l’État. Ses droits fondamentaux ne viennent pas d’une concession faite par le pouvoir, il les tient du fait d’être un homme, de l’éminente dignité de la personne humaine. Les Français s’assignent des objectifs communs, plus ou moins consciemment : faire vivre, au cœur de la société, le principe d’égalité, proclamé par le christianisme. Dès le XIIIe siècle, cette poussée égalitaire a obtenu des résultats : dans les villes, contre les seigneurs, les bourgeois ont arraché des chartes de franchise, le droit de gérer leurs affaires municipales ; dans les campagnes, les serfs sont massivement affranchis et la plupart des paysans ont conquis, à la fin du Moyen Âge, la liberté personnelle. Plus tard, l’État offrira la protection de son droit et de son organisation aux propriétaires, aux épargnants, à l’ensemble de la classe moyenne en formation, en expansion autour de la bourgeoisie.

4 Rien de tout cela, certes, n’aurait été possible sans le roi. Mais l’absolutisme royal est seulement l’instrument de la volonté du peuple. La société n’obéit au roi que parce qu’elle commande. C’est elle qui fixe les objectifs : la constitution patiente, progressive, d’une immense classe moyenne qui n’est rien d’autre que le tiers état émancipé et prospère. L’absolutisme monarchique, en ce sens, n’est pas l’oppression de la société par le roi ; il exprime la volonté sociale. C’est un mandat confié au roi, le moyen d’évincer les seigneurs qui exploitent les roturiers et de construire un État, une administration au service de la grande classe moyenne en formation dès le Moyen Âge, et qui prendra le pouvoir en 1789.

5 Cette classe moyenne en expansion est aussi une espérance, la terre promise de tous les exclus, de tous les prolétariats. Ainsi, la volonté patiente d’élargir le groupe central des Français et, pour le tiers état, de s’emparer directement du pouvoir, vient de loin. Il n’y aurait jamais eu de 1789 si la France profonde, dès le Moyen Âge, ne s’était pas identifiée à ce grand projet de l’intégration sociale. Pour le réaliser, la société eut longtemps besoin du roi et lui confia un pouvoir absolu. Le roi a reçu un mandat : mettre au pas, par tous les moyens, les forces qui s’opposent à la réalisation de ce programme, la noblesse et une partie du haut clergé. Le pouvoir royal n’est absolu que dans la mesure où il s’attaque à la féodalité, aux féodalités. Pour le reste, il est limité par les prérogatives de la société, par des règles, des « privilèges » qui sont autant de signes de la vitalité sociale. Ce n’est pas de Dieu que le roi tient son pouvoir, mais de

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cette volonté décidée de la société. Ou plutôt, le Dieu qu’on invoque n’est rien d’autre que la volonté du peuple.

6 Ce que veut le peuple, c’est un État, une forte administration capable de concrétiser les objectifs de la société. Pour Tocqueville, auteur de L’Ancien Régime et la Révolution (1856), le tiers état est parvenu à subtiliser le gouvernement local, le pouvoir municipal, à la féodalité, mais il est trop faible encore, trop émietté pour exercer lui-même le pouvoir politique général. Il va donc, au Moyen Âge, le confier au roi, dénominateur de ses intérêts. Toute l’histoire de France est donc celle d’une continuité, de l’extension de l’État centralisé, de la mainmise de l’administration sur le corps social. Les conquêtes administratives des rois de France sont le trait dominant de notre histoire. Toutes les forces qui s’opposent à ce monopole sont anéanties. Et d’abord la noblesse, ou plus précisément, le principe aristocratique, donc l’idée même, la possibilité même de la légitimité d’une résistance à l’État. Le pouvoir central, devenu arbitraire, l’État, instrument de l’absolutisme, ne tolèrent plus les corps intermédiaires. Victoire du principe démocratique : car les sociétés démocratiques poussent au gouvernement centralisé ; alors que les sociétés aristocratiques prônent la décentralisation, le gouvernement local. Au fond, Tocqueville voit dans l’existence d’une aristocratie, d’une élite au sens large, la garantie et le rempart de la liberté ; alors que Guizot pense que l’aristocratie est un obstacle à la liberté. Mais pour les deux auteurs, l’histoire de France est bien celle de la croissance du pouvoir royal appuyé d’en bas sur le tiers état.

7 En définitive, le véritable bénéficiaire des théories absolutistes, ce n’est pas le roi mais l’État. La notion d’État se précise, à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, en même temps que les doctrines absolutistes et chez les mêmes auteurs : Bodin, Coquille, Loyseau, Cardin Le Bret, Richelieu – et avec le sens que nous lui connaissons aujourd’hui. Pour ces auteurs, l’État présente trois caractères : • il est d’abord autonome, c’est-à-dire doublement indépendant ; indépendant des formes de gouvernement qu’il peut revêtir : monarchiques, aristocratiques, ou démocratiques ; indépendant aussi des hommes qui le gouvernent : ainsi en France, l’État n’appartient pas au roi qui en a simplement la responsabilité, son règne durant ; • ensuite, l’État est souverain : c’est à lui, et non pas au roi, que la souveraineté est attachée ; le roi ne fait qu’exercer au nom de l’État, l’autorité souveraine ; • enfin, l’État est perpétuel : d’où procède l’idée d’une permanence de l’administration, d’une continuité des lois et des traités ; les rois s’en vont, tandis que l’État demeure.

8 À la fin de l’Ancien Régime, la féodalité a disparu depuis longtemps, l’État maintenant est fort, l’administration régulière et puissante. La société désormais peut se passer du roi et envisager de gouverner directement l’État par l’intermédiaire d’une élite bourgeoise. Le roi ne pouvait pas se passer de l’État, n’était rien sans lui ; mais l’État peut se passer du roi. C’est ce qui arrivera sous la Révolution : la royauté disparaît, mais l’État va continuer, de plus belle et sans elle, à grandir et à fructifier1.

9 On n’en est pas là au début du règne de Louis XIV, qui correspond au moment le plus brillant de la monarchie française. Cependant, tout va se dégrader très vite à partir des années 1680. Ainsi que Paul Hazard l’a souligné, il y a longtemps déjà : les caractères de l’esprit du XVIIIe siècle « se sont manifestés beaucoup plus tôt qu’on ne le croit d’ordinaire ; on le trouve tout formé à l’époque où Louis XIV était encore dans sa force brillante et rayonnante ; à peu près toutes les idées qui ont paru révolutionnaires vers 1760, ou même vers 1789, s’étaient exprimées déjà vers 16802 ». Et, en plein XVIIIe siècle, Diderot déclarait : « Nous avons eu des contemporains sous le règne de

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Louis XIV. » Thierry Maulnier a pu affirmer : « Le vrai siècle prométhéen de l’histoire des hommes n’est pas le XVIIIe siècle, mais le XVIIe siècle : le siècle où quelques hommes, parvenus à un degré d’audace, de résolution et de confiance dans l’exercice de la pensée qu’il faut bien dire superbe, osèrent prétendre, au nom de l’homme, à la victoire absolue sur le mystère universel et à l’empire sans limites de la pensée mathématique sur les forces de la nature3. » Le long règne du Roi-Soleil a donc été divisé en deux parties bien différentes : la première correspond à l’affirmation de l’absolutisme et d’un classicisme dans toute sa force ; mais la seconde est marquée par le trouble des consciences, une mauvaise humeur presque générale et la diffusion d’un esprit de contestation qui, désormais, et jusqu’à la Révolution, ne cessera plus de se manifester.

1. Le point culminant de la monarchie absolue : 1661-1685

10 Dès 1661, quand il prend le pouvoir après la mort de son mentor, le cardinal Mazarin, Louis XIV s’impose d’emblée comme le maître absolu. La Fronde, qui a troublé le pays quelques années auparavant, a démontré, s’il en était besoin, que les oligarchies nobiliaires et parlementaires, dès lors que le peuple était maintenu à l’écart, ne pouvaient remplacer la monarchie. Louis XIV gardait dans sa mémoire le souvenir des misères, des ruines et des massacres du milieu du siècle. Appuyé par le tiers état, il décida donc de gouverner par lui-même avec l’aide d’un petit nombre de collaborateurs compétents.

11 Son autorité est légitimée par les publicistes, les théoriciens de l’État dont les noms ont déjà été évoqués : Bodin, Coquille, Loyseau, Cardin Le Bret et Richelieu. Elle est soutenue aussi par les apologistes de l’absolutisme dont le plus célèbre est bien sûr Bossuet, évêque de Meaux et précepteur du fils aîné de Louis XIV, le Grand Dauphin. Bossuet donne à la doctrine absolutiste sa forme la plus achevée dans une sorte de cours destiné à son élève, et rédigé entre 1670 et 1679 : La politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte. La thèse de Bossuet repose sur l’idée que le roi reçoit son pouvoir directement de Dieu, sans l’intermédiaire du peuple. Dieu lui-même a choisi la dynastie qui gouverne la France, et ce choix est, au début de chaque règne, symbolisé par la cérémonie du sacre, en la basilique de Reims. De cette « théorie du droit divin » découle l’affirmation que la monarchie française est une monarchie pure de tout alliage, de tout mélange avec d’autres formes de gouvernement, aristocratiques ou populaires. Les sujets sont, en conséquence, privés de tout droit de contrôle envers le roi. Ils sont soumis au roi comme ils doivent l’être à Dieu, dont il est le lieutenant sur terre. L’obéissance au monarque est un devoir sacré.

12 Le roi va disposer d’une machine étatique déjà perfectionnée et dont il va améliorer le fonctionnement régulier. Ce système ignore la séparation des pouvoirs ; et la confusion des pouvoirs entre les mains du roi signifie au fond que les pouvoirs, plutôt que de se limiter les uns les autres, sont associés et s’entraident en vue de faire triompher la souveraineté.

13 Le roi gouverne par conseil. Dès le XIIe siècle, le recours au conseil est devenu une exigence de la pensée politique qui oblige le monarque. Le Conseil du roi est situé au sommet de l’appareil d’État. Identifié à la personne même du souverain, il est le centre nerveux du gouvernement. Gerson, chancelier de l’université de Paris, proclame ainsi

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dans un discours de 1405 (Vivat Rex) : « Un roi sans un prudent conseil est comme la tête d’un corps sans yeux, sans oreilles et sans nez. » Louis XIV rappelle la nécessité pour le roi de « tout voir, tout écouter, tout connaître ». Il doit aussi, et surtout peut- être, s’entourer de conseils : « Délibérer à loisir, sur toutes les choses importantes, et en prendre de différentes gens, n’est pas, comme les sots se l’imaginent, un témoignage de faiblesse ou de dépendance, mais plutôt de prudence et de solidité. » Les mêmes recommandations se retrouvent dans ses Mémoires pour l’instruction du Dauphin où il affirme que « la discussion des matières se peut faire par eux [les conseillers], mais toutes les résolutions doivent être de vous [le futur roi] ». Au XVIIe siècle, les conseils de gouvernement sont tous présidés par le roi. Le Conseil d’en haut règle les grandes affaires dans un cercle restreint de quelques personnes soigneusement choisies. Devant le Conseil des dépêches viennent les affaires administratives, les rapports et correspondances des intendants. Enfin, le Conseil royal des finances arrête la politique budgétaire et fiscale : montant de la taille, levée éventuelle de nouvelles taxes, équilibre du budget. Le principe du gouvernement par conseil est une originalité des institutions monarchiques. Le système est très souple puisque tout y dépend de la volonté du roi. Sous Louis XIV, la suprématie du Conseil du roi sur les officiers, les commissaires et les corps intermédiaires joue à plein. En revanche, le roi depuis les événements de la Fronde, se méfie des parlements et leur interdit de se parer du titre de « cours souveraines ». En 1673, le roi ira même jusqu’à interdire aux parlements d’émettre des remontrances préalablement à l’enregistrement de ses ordonnances. C’est en vain que les parlements prétendent, et prétendront plus encore au XVIIIe siècle, être le vrai Conseil du roi, le véritable « dépôt des lois4 ».

14 La centralisation se renforce inexorablement. Les provinces, les villes, après leur rattachement au royaume, s’efforcent de conserver une part d’autonomie, des assemblées et des privilèges particuliers. Cependant, les libertés locales s’affaiblissent. Les états provinciaux, rarement réunis, dominés par les agents du roi, n’offrent plus qu’un simulacre de liberté locale. Le roi prend l’habitude de nommer les maires des grandes villes, ces échevins et ces consuls autrefois élus par les bourgeois du lieu. Les offices municipaux sont mis en vente. À la veille de la Révolution, les libertés locales, provinciales et urbaines, ont cédé presque partout sous le poids de la centralisation.

15 L’instrument le plus efficace de cette centralisation, c’est l’intendant, sorte de lien permanent et solide entre le pouvoir central et la réalité locale. L’intendant est un « commissaire » du roi : il est donc susceptible d’être révoqué ou déplacé sans garanties. Sur place, dans le cadre de sa « généralité », cet ancêtre du préfet napoléonien et des technocrates actuels, dispose de très larges pouvoirs.

16 Louis XIV entend également contrôler et surveiller les mouvements qui agitent la société. Il fera d’abord de la cour, comme on le sait, l’instrument d’abaissement de la noblesse. De cette noblesse française, ambitieuse, turbulente, travaillée par l’esprit d’intrigue et de trahison. Le roi imagina de la retenir et de la neutraliser dans une cour brillante où les fêtes, les bals, les réceptions se succédaient ; où l’on se savait bien placé pour obtenir du maître des faveurs et de grands emplois. Le roi saura également faire de la guerre un ciment de l’unité nationale. La jeune noblesse, si ardente, sera enrôlée dans l’armée et les campagnes militaires, les camps, les sièges en fixeront la loyauté et stimuleront dans la nation entière la fierté du nom français.

17 Enfin, le roi s’emploie à surveiller les fluctuations de l’opinion publique. Cette opinion existait sans doute depuis toujours. Il y eut, d’ailleurs, des batailles d’opinion en plein

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Moyen Âge : ainsi Étienne Marcel luttant contre le dauphin Charles, révéla en 1358 la force de l’opinion parisienne. Cette opinion était pourtant trop versatile pour établir dans la durée une véritable emprise sur les événements. Elle ne pouvait se soutenir longtemps dans l’opposition, puisque le tiers état était groupé autour de son roi, de sa foi et de sa loi ; rassemblé derrière un monarque, seul garant de l’ordre et mainteneur de la paix.

18 À la fin des guerres de Religion, l’opinion publique existe toujours, mais elle reste enfermée dans la gangue du système politique. Les Français ne conçoivent aucune alternative à la monarchie, il n’est pas question de la renverser ; mais ils veulent un roi à leur goût : si Henri IV ne se convertit pas au catholicisme, il ne régnera jamais. Tandis que dans le nord de l’Europe, la religion du prince s’impose au peuple, en France, c’est la religion du peuple que le prince devra adopter. L’opinion ne va pas au-delà, elle ne remet pas en cause le principe même de la monarchie, d’une monarchie fidèle au mandat tacite que lui a confié la société. Un demi-siècle plus tard, la Fronde éclate : des centaines de pamphlétaires s’expriment ; Paris est un immense foyer de bavardages, de racontars, d’intrigues, de complots. S’il faut à l’opinion un centre d’expression, ce centre existe bien ; mais le principe directeur et fédérateur de l’opinion fait défaut : les Parisiens tournent autour du pouvoir royal sans parvenir à s’en détacher ; d’où cette impression de flottement, de cacophonie. Ici encore l’esprit public, raisonnable et pondéré, l’emporte ; car chacun sait, par-delà les débordements d’un instant, que personne, ni les parlements, ni la noblesse, ne peut exercer le pouvoir en France et maintenir l’ordre, sauf le roi.

19 Reste que la monarchie a bien senti le danger, en dépit du mépris affiché par la classe dirigeante pour l’opinion populaire. Cette opinion, il faut la canaliser, l’instrumentaliser, et, si le pouvoir manque son but, la réprimer. Louis XIV, en ce domaine, n’a négligé aucun détail. À partir de 1667, un « lieutenant de Police » déploie sa vigilance et son adresse et La Reynie, titulaire de ce poste, est reçu longuement et chaque semaine par le roi. Le courrier des particuliers est ouvert par la poste aux lettres, ce qui permet à Louis XIV d’être informé des affaires particulières, même de moindre importance. La presse de l’Ancien Régime vit sous le régime de l’autorisation préalable et du privilège. Trois titres de journaux s’imposent et dominent à cette époque : la Gazette, le Journal des savants et le Mercure.

20 La France, dans cette première moitié du règne de Louis XIV, donne l’impression d’un bloc homogène, d’une société qui rêve d’accorder à chacun une place stable : aux paysans installés souvent depuis des siècles sur des tenures, dont ils finissent par se considérer comme les vrais propriétaires ; aux artisans-commerçants, qui détiennent un monopole de leur métier dans le cadre des groupements corporatifs ; aux officiers, propriétaires de leur charge, grâce au système de la vénalité des offices. Chacun est à sa place dans un ensemble dont la cohésion est assurée au sommet par la tutelle bienveillante du roi appuyé sur le tiers état.

21 Cet ensemble qui, de manière un peu abstraite, tend à une sorte d’harmonie et vise à offrir à chacun un port et un statut, correspond à l’idéal classique. Demeurer, éviter tout changement qui risquerait de détruire un équilibre miraculeux, c’est le souhait de l’âge classique. Elles sont dangereuses, les curiosités qui sollicitent une âme inquiète. Pascal déclare que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre. L’esprit classique, dans toute sa force, aime la stabilité ; il voudrait être la stabilité même. La politique, la religion, la société,

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l’art, tout est soustrait aux discussions interminables, tout doit échapper à la critique insatisfaite. On voudrait, s’il était possible, arrêter le temps5. Ce n’est pas que l’esprit d’examen soit anéanti, il persiste chez les grands auteurs classiques, mais discipliné, amorti, puisqu’il s’agit de porter jusqu’à leur dernier point de perfection les chefs- d’œuvre qui exigent une longue patience. Cet esprit d’examen subsiste aussi chez les rebelles, qui attendent dans l’ombre le moment de mener la contestation générale. Ce moment ne va pas tarder à venir.

2. Le grand renversement : 1685-1715

22 Le décor ne change pas dans la deuxième moitié du règne de Louis XIV, mais l’opinion publique se modifie et le climat intellectuel se transforme profondément. À cet égard, deux dates significatives peuvent être retenues.

23 En 1685, Louis XIV révoque l’édit de Nantes, chassant ainsi hors de France près de 500 000 protestants. Une élite intelligente et travailleuse doit s’exiler aux Pays-Bas, en Allemagne, en Angleterre ; de cuisantes humiliations sont infligées à des milliers d’autres personnes. La révolte des « camisards » des Cévennes, au début de la guerre de Succession d’Espagne, est une première réplique. Durant trois ans, de 1701 à 1704, ces camisards réussirent à tenir la région et y établirent une « république ». L’opposition des protestants trouva de l’écho chez les jansénistes quand le roi, poussé par ses scrupules et par son souci de l’unité morale du pays, ferma Port-Royal des Champs (1709), le fit raser (1712), et pourchassa les évêques, les prêtres, les fidèles qui ne s’inclinaient pas devant la bulle Unigenitus, par laquelle le pape Clément XI condamnait solennellement, en 1713, le jansénisme. Dans ces conditions, une guerre religieuse commença, violente, impitoyable, haineuse. Rien ne rapproche davantage qu’une hostilité commune : protestants et jansénistes, sans devenir amis, se firent alliés. Se joignirent à eux une partie de la haute noblesse, écartée du premier cercle qui entourait le roi ; et surtout les parlementaires, qui en voulaient à Louis XIV de leur avoir interdit de présenter des remontrances préalables en 1673, donc de se mêler de politique, en les réduisant à rendre la justice. Ces parlementaires gardaient aussi rancune au roi de s’être incliné devant Rome, car le gallicanisme, traditionnel dans ce corps, ne fléchissait pas. Enfin, ces hommes graves, s’ils ne pouvaient attaquer de front le pouvoir royal, s’en prenaient à la compagnie de Jésus et la poursuivaient de leurs mauvais procédés.

24 L’autre date importante est celle du début de la guerre dite de la ligue d’Augsbourg, en 1688. Cette guerre se terminera en 1697 sans avantage décisif. Lui succédera presque aussitôt l’interminable lutte autour de la Succession d’Espagne entre 1701 et 1713. Ces conflits continuels devinrent vite impopulaires, car ils ruinaient le commerce, endeuillaient les familles, coûtaient très cher et entraînaient un alourdissement des impôts. L’économie stagnait et, même, régressait. Le royaume traversait une longue période de déflation. Les mauvaises récoltes et les famines de 1692 et surtout de 1709 engendrèrent la misère et stimulèrent les mécontentements.

25 Tout semblait maintenant tourner au désavantage du roi. Mlle de Nantes, quatrième enfant de Louis XIV et de Mme de Montespan, devenue Mme la Duchesse par son mariage avec le petit-fils du Grand Condé, était de ceux qui versifiaient contre le roi : Tant que vous fûtes libertin Vous étiez maître du destin,

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Landerirette. Ah ! pourquoi changer de parti ? Landeriri6.

26 Ainsi, les assaillants l’emportaient peu à peu. Quel contraste ! Quel brusque passage ! La hiérarchie, la discipline, l’ordre, que l’autorité monarchique se charge d’imposer, les dogmes qui règlent fermement la vie : telles étaient les règles qu’aimaient les hommes du XVIIe siècle. À partir de la fin du règne de Louis XIV, les contraintes, l’autorité, les dogmes, voilà tout ce qui est, désormais, objet de détestation7. Le roi perd le contrôle de l’opinion publique et de la vie intellectuelle. La contestation s’élargit et se généralise également au domaine politique : il semble que le tiers état, soutenu par de nombreux publicistes, fasse silencieusement sécession.

27 La première offensive est menée par ce qu’il est convenu d’appeler les libertins. La pensée indépendante, qui, depuis Montaigne, n’a jamais abdiqué, se précise au début du XVIIe siècle à la suite des guerres de Religion. Une cabale libertine, qui unit souvent à la liberté d’esprit une extrême liberté de mœurs, se forme dès 1615. Traqués par Richelieu, étroitement surveillés par Louis XIV, les libertins doivent se cacher pendant de longues années. Mais à partir de 1680, lorsque l’autorité royale se relâche, ils apparaissent au grand jour, affermissent leurs convictions et se préparent à la lutte. Le libertinage du XVIIe siècle était une attitude d’esprit, l’autonomie morale de l’homme libre par opposition à l’homme soumis à l’autorité religieuse8. Le représentant le plus caractéristique de ce courant de pensée, fondé sur l’individualisme radical, est sans doute Saint-Évremond, déjà fort âgé, à la fin du XVIIe siècle. Né en 1613, mort en 1703, Saint-Évremond traversa tout le Grand Siècle. Près de la moitié de sa vie s’écoula dans l’exil, en Angleterre la plupart du temps, et pour une courte période en Hollande. À Londres, il passait le meilleur de sa vie dans la maison d’Hortense Mancini, duchesse de Mazarin, l’une des nièces du cardinal. Il se créa de nouvelles habitudes, de nouvelles relations. Aussi, lorsqu’en 1689, Louis XIV lui fit connaître qu’il pourrait rentrer en France, il refusa. Il continua de mener en Angleterre une existence agréable et demeura, jusqu’à ses derniers jours, épicurien et homme d’esprit9. L’indépendance de pensée de Saint-Évremond s’exprime surtout en morale et en littérature. En morale, il est un disciple fervent d’Épicure. Le souverain bien consiste pour lui à s’abandonner à la « bonne loi naturelle ». Il s’arrangea pour passer doucement sa vie, plus ami de l’indolence que spectateur d’une vertu rigide. La sagesse ne nous a été donnée, suivant lui, que pour nous ménager des heures agréables. Le mot de vertu l’épouvante : L’état de la vertu n’est pas sans peine. On y souffre une contestation éternelle de l’inclination et du devoir. Tantôt on reçoit ce qui choque, tantôt on s’oppose à ce qui plaît ; sentant presque toujours de la gêne à faire ce que l’on fait, et de la contrainte à s’abstenir de ce qu’on ne fait pas. Celui de la sagesse est doux et tranquille. La sagesse règne en paix sur nos mouvements et n’a qu’à bien gouverner des sujets, au lieu que la vertu avait à combattre des ennemis10. Saint-Évremond est donc un partisan déterminé d’un individualisme assumé et radical.

28 Les progrès de l’esprit d’examen débouchent sur la contestation de la tradition et sur un scepticisme généralisé. La tradition, illustrée par la coutume, fut longtemps considérée comme l’expression respectable de l’histoire et de l’expérience accumulée par les générations successives. Le traditionalisme du XVIIe siècle juge qu’une proposition est vraie si elle est admise par le consentement universel. Tel n’est pas l’avis de Saint-Évremond, de Bayle, de Fontenelle, qui présentèrent la tradition comme un amas de privilèges, de préjugés, de croyances absurdes, d’institutions inutiles ou

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nuisibles. La malice irréligieuse de Saint-Évremond réduit la foi, dans la Conversation du maréchal d’Hocquincourt avec le père Canaye, à une croyance sans fondements raisonnables11. En 1684, dans son court traité De l’origine des fables, Fontenelle12 attribue la croyance au surnaturel à l’ignorance des premiers hommes qui imaginèrent, pour expliquer les phénomènes naturels, l’intervention de divinités supérieures. À travers l’exemple des mythes païens, c’est, bien entendu, le christianisme qui est visé. En 1687, l’auteur rouennais prolonge sa réflexion dans son Histoire des oracles. Les premiers chrétiens, nous dit-il, ont cru que les oracles païens étaient l’œuvre des démons ; Fontenelle entend démontrer que les oracles ne pouvaient être rendus par les démons puisqu’ils étaient dus aux artifices des prêtres qui exploitaient la crédulité des fidèles. « Avec ses livres sur les oracles et sur les fables, il a écrit une histoire de tous les mensonges. Il a dépeint cette terrible crédulité humaine qui, venant de notre misère et de notre faiblesse, nous fait admettre si facilement ce qui répond à nos espérances13. » Enfin, dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes de 1686, Fontenelle met l’astronomie à la portée du grand public cultivé. Pour vulgariser le système de Copernic, il est amené à réfléchir sur quelques idées : scepticisme à l’égard de la métaphysique et du merveilleux, satire des hommes qui se croient au centre de l’univers et affirmation du relativisme. On trouve cette maxime dans ses Entretiens : « Il faut ne donner que la moitié de son esprit aux choses que l’on croit, et en réserver une autre moitié libre, ou le contraire puisse être admis s’il en est besoin14. »

29 La déférence quelque peu ironique avec laquelle Fontenelle s’incline à l’avance devant la majesté encore imposante du dogme est de style libertin. « Les philosophes du XVIIIe siècle, écrit Thierry Maulnier, auront plus d’audace et de violence, mais cette désinvolture dans le respect, ces phrases de soumission écrites sur des pages où il est aisé de discerner les filigranes de l’insolence, tout cela ne peut nous tromper : Fontenelle est déjà de leur camp15. » La vocation de Fontenelle était précisément de ménager les premières entrevues entre le vieux XVIIe siècle et le jeune XVIIIe.

30 Pierre Bayle est également d’un scepticisme radical en philosophie, comme le montre son Dictionnaire historique et critique, recueil d’articles concernant des noms propres historiques ou géographiques16. De cette énorme compilation se dégage l’impression que l’histoire humaine regorge de crimes. D’où le scepticisme à peu près total de Bayle. La contradiction perpétuelle des témoignages, l’incertitude même qui pèse sur les faits historiques aboutissent à ruiner l’histoire et donnent l’impression que les opinions opposées sont également incertaines ; cette incertitude des connaissances et des interprétations est le fondement de la tolérance. Par-là, Bayle est le père des philosophes du XVIIIe siècle, qui puiseront sans cesse dans son Dictionnaire. Voltaire est imprégné de son œuvre, et l’Encyclopédie est inspirée par la méthode et par l’esprit de son Dictionnaire.

31 Le scepticisme ébranle la tradition et la religion ; en revanche, il respecte l’expérience scientifique et a tendance à tout examiner à la lumière de la raison pour en tirer des conclusions pratiques. Telle était déjà l’attitude des libertins vers le milieu du XVIIe siècle. Tel est aussi le souci de Fontenelle qui, dans ses Entretiens manifeste sa foi dans la méthode scientifique17 et affirme sa croyance au progrès qui fera de l’homme le maître de la nature18. Le propos de Pierre Bayle est du même ordre. Dans ses Pensées sur la comète (1682), il affirme la primauté de l’expérience et de l’esprit scientifique, l’incompatibilité entre le mystère religieux et la raison.

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32 Libertinage, poussée de l’individualisme et de l’esprit d’examen, scepticisme déterminé, foi dans la raison humaine, dans le développement de la science et du progrès : ainsi, à peu près toutes les attitudes mentales dont l’ensemble aboutira à la Révolution française ont été adoptées avant la fin du règne de Louis XIV. Passage de la stabilité au mouvement. Dès que le classicisme a cessé d’être un effort, une volonté, une adhésion réfléchie, pour se transformer en habitudes et en contraintes, les tendances contestataires et novatrices, toutes prêtes, ont repris leur force et leur élan. Les discussions se tendent et s’aigrissent ; et les autorités perdent progressivement le contrôle de la vie intellectuelle. Il y a, cependant, plus grave encore : le contrat tacite entre le roi et son peuple, qui faisait du monarque le rempart et le défenseur du tiers état, ce contrat a perdu sa valeur fondamentale. Le roi, pas plus qu’il ne contrôle l’opinion publique et la vie intellectuelle, ne peut désormais empêcher la vie politique de se déployer en dehors de son emprise.

33 Les auteurs les plus pénétrants soulignent d’abord que le tiers état, souvent repoussé à la marge des interprétations politiques, est bien au cœur de la vie sociale. Vauban montre par exemple l’importance déterminante du tiers état et surtout des couches populaires : C’est encore la partie basse du peuple, écrit-il, qui, par son travail et son commerce, et par ce qu’elle paie au roi, l’enrichit et tout son royaume ; c’est elle qui fournit tous les soldats et matelots de ses armées de terre et de mer, et grand nombre d’officiers, tous les marchands et les petits officiers de judicature ; c’est elle qui remplit tous les arts et métiers ; c’est elle qui fait tout le commerce et les manufactures de ce royaume, qui fournit tous les laboureurs, vignerons et manouvriers de la campagne ; qui garde et nourrit les bestiaux ; qui sème les blés et les recueille ; qui façonne les vignes et fait le vin ; et pour achever de le dire en peu de mots, c’est elle qui fait tous les gros et menus ouvrages de la campagne et des villes. Voilà en quoi consiste cette partie du peuple, si utile et si méprisée, qui a tant souffert, et qui souffre tant à l’heure que j’écris ceci19.

34 Cet extrait capital est tiré de l’ouvrage majeur de Vauban, le Projet d’une dîme royale, écrite en 1699 et imprimée en 1707, l’année de la mort de son auteur.

35 Or le tiers état est mal gouverné. Des réformes sont donc indispensables. Les préconisations sont ici multiples. Fénelon, l’auteur des Aventures de Télémaque (1699), se retranche derrière l’éloquence sacrée pour marquer son hostilité profonde à Louis XIV et à son absolutisme : Avez-vous cherché les gens les plus désintéressés et les plus propres à vous contredire ? Avez-vous pris soin de faire parler les hommes les moins empressés à vous plaire, les plus désintéressés dans leur conduite, les plus capables de condamner vos passions et vos sentiments injustes ? Quand vous avez trouvé des flatteurs, les avez-vous écartés ? Vous en êtes-vous défié ? Non, non, vous n’avez point fait ce que font ceux qui aiment la vérité, et qui méritent de la connaître. Pendant que vous aviez au dehors tant d’ennemis qui menaçaient votre royaume encore mal établi, vous ne songiez au-dedans de votre nouvelle ville qu’à y faire des ouvrages magnifiques... Vous avez épuisé vos richesses ; vous n’avez songé ni à augmenter votre peuple ni à cultiver les terres fertiles... Une vaine ambition vous a poussé jusques au bord du précipice. À force de vouloir paraître grand, vous avez pensé ruiner votre véritable grandeur20...

36 L’attaque est violente. Fénelon sera bientôt disgracié et « exilé » dans son archevêché de Cambrai.

37 Néanmoins, les réformes préconisées par Fénelon ne vont pas dans le sens de l’émancipation du tiers état. On voit bien, à lire son texte, que le peuple est ici l’objet de

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la sollicitude du prélat, et non pas le sujet actif et l’artisan de son propre destin. Fénelon, en effet, prépare avec ses amis de la haute noblesse, les ducs de Chevreuse, de Beauvilliers et de Saint-Simon un plan de gouvernement, les Tables de Chaulnes (1711), comportant la restauration des gouverneurs, des états généraux et provinciaux dotés de pouvoirs législatifs et administratifs, dominés par la noblesse. Ce projet qu’on peut, sans hésitation qualifier de « rétrograde », comporte aussi la suppression des intendants. La révolution des ducs et pairs préconisée par Fénelon annonce toute une série de projets d’inspiration aristocratique, qui vont proliférer au XVIIIe siècle.

38 Les vues de Vauban et de Boisguilbert sont d’une portée bien différente. Vauban voudrait réhabiliter le « menu peuple », le soulager par une répartition plus équitable des impôts, sans exemption ni privilège : la « dîme royale », payée par tous, porterait aussi bien sur les revenus de toutes les professions (salaires, industries, immeubles) que sur les produits de la terre. Une dîme établie sans arbitraire coûterait moins et rendrait plus. Boisguilbert, lieutenant-général au bailliage de Rouen a publié en 1697 un ouvrage d’un esprit tout nouveau, qui étudie l’origine de la richesse et de la prospérité économique, Le Détail de la France, sous-titré La cause de la diminution de ses biens et la facilité du remède. L’appauvrissement de la France résulte, selon l’auteur, de l’abandon de la culture et de la sous-consommation, idée qui sera reprise par les physiocrates. Boisguilbert montre que la France, jadis le plus riche royaume du monde, a perdu une part importante de ses revenus annuels ; et ce déficit augmente sans cesse. La taille est si injustement répartie qu’elle pèse sur les pauvres en épargnant les riches ; les pauvres sont devenus misérables, le royaume tout entier court vers sa perte. Il suggère en conséquence la suppression des douanes intérieures et, pour la première fois, la répartition de l’impôt selon les revenus21.

39 Boisguilbert et Vauban, loin d’être des révoltés, cherchent à assainir les finances et à procurer au roi les ressources qu’il recherche désespérément. Ils n’en agissent pas moins en intrus qui empiètent sur un domaine, autrefois réservé : le Projet d’une dîme royale sera condamné au feu. Mais il est remarquable qu’à la fin du siècle, sous un régime absolu, des écrivains aient voulu rappeler le roi à ses devoirs et lui suggérer des réformes. L’esprit français s’oriente vers d’autres conceptions du gouvernement.

40 Le roi se trouvait également dépossédé par une affirmation étonnante, résumée en une formule dans les éditions du XIXe siècle : « Les lois de l’ordre économique ne se violent jamais impunément22. » Le roi aura beau faire, il ne peut, tout absolu que soit son pouvoir, violer impunément les lois économiques. On est ici, dès la fin du XVIIe siècle, au commencement de cette science économique qui se déploiera une cinquantaine d’années plus tard.

41 Le roi est encore dépossédé par la pensée politique d’origine anglaise. Louis XIV était le représentant glorieux du droit divin. Par une théorie toute différente de celle de Bossuet, Hobbes soutenait de même la nécessité du pouvoir absolu, le Léviathan. Le droit naturel va naître d’une philosophie qui nie le surnaturel, le divin, et substitue l’ordre immanent de la nature à l’action et à la volonté personnelle de Dieu. John Locke, en politique, a combattu la théorie du droit divin dans son livre de 1689 : Deux traités de gouvernement. Selon lui, en droit naturel, les hommes sont libres et égaux ; c’est en vertu d’un pacte social qu’ils délèguent le pouvoir à une autorité pour qu’elle protège cette liberté et cette égalité primitives. Le gouvernement doit donc être élu et, à la mode anglaise, garantir la liberté du peuple par la séparation des pouvoirs.

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42 De manière générale, le principe d’autorité est remis en cause. On insistait, dans l’ancienne France, sur les devoirs de l’homme envers les communautés auxquelles il appartient : la communauté humaine, d’où le respect de ses devoirs envers Dieu ; la communauté familiale, d’où l’obéissance due par la femme à son mari et par les enfants à leurs parents ; la communauté politique, d’où le devoir d’obéissance au roi, lieutenant de Dieu sur terre. À l’énumération des devoirs, la philosophie nouvelle va préférer l’énoncé des droits de l’être humain : droits de la conscience individuelle, droits de la raison, droits de la critique, droits de l’homme et du citoyen23. Ces droits sont universels et imprescriptibles. Quant à l’autorité qui règle arbitrairement les rapports des sujets et du prince, elle doit être rejetée et remplacée par un droit nouveau, d’où sortira peut-être le bonheur, un droit politique qui fixe les rapports sociaux avec l’idée que ce sont les peuples eux-mêmes qui dirigent leur propre destin.

43 En dépit des interdictions et des censures, l’effervescence intellectuelle semble irrépressible. Les vieilles théories du droit divin sont submergées par des représentations politiques nouvelles qui préfigurent, par leur audace, les grands débats de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Paradoxalement, l’essentiel n’est peut-être pas là ; écrivains et publicistes ne lancent des écrits de portée significative que dans la mesure où ils portent la parole et les aspirations du tiers état. Or, la société française, dans ses dernières années du règne de Louis XIV, est silencieuse. Le temps des barricades, des soulèvements, des émotions populaires est terminé depuis longtemps. La société n’est pas pour autant subjuguée ; son silence est lourd de réprobation. Il n’est pas excessif de prétendre que le mandat tacite qui liait la monarchie et le tiers état depuis deux siècles ne vaut plus. Les contemporains n’en avaient peut-être pas parfaitement conscience. Selon la fameuse formule de Marx, « les hommes ne savent pas l’histoire qu’ils font ». Les historiens, ici, ont un avantage : avec un recul de trois siècles, il leur est plus facile de démêler l’écheveau des événements et de leur signification. On devine mieux aujourd’hui que la confiance perdue entre le roi et son peuple ne se rétablira pas, et que la Révolution est en marche. Le tiers état a trop souffert au cours des trente années qui finissent le règne : la stagnation économique, la misère, suite des mauvaises récoltes, des guerres et des accidents climatiques, la lourdeur des impôts, l’isolement du roi, tout a contribué à détourner les Français d’un monarque lointain, et qui paraît indifférent. Le roi est enfermé à Versailles, entouré d’une petite cour de favoris, d’une oligarchie de privilégiés, coupés des réalités sociales. Les gens subissent en silence, avec patience, les mauvais procédés des autorités. Mais leur confiance dans leur roi est ébranlée, elle est même perdue et ne reviendra plus. Et c’est sous les huées de la foule des badauds que le corbillard du roi s’acheminera de Versailles à la nécropole de Saint-Denis.

44 Tout est donc fini en 1715. Le roi, pourtant, continue à jouer imperturbablement son rôle sur le théâtre d’ombres qu’est devenu son palais. Avec une montre, dit Saint- Simon, on peut savoir à toute heure du jour quelle est l’occupation et l’emploi du temps du roi. La machine monarchique fonctionne sans à-coups : le jeu alterne avec la promenade dans les jardins, les réunions avec les ministres suivent la messe et la chasse précède souvent le souper. Dans l’accomplissement de sa tâche, Louis XIV fait preuve d’un véritable héroïsme ; ainsi, trois semaines avant sa mort, debout pendant deux heures dans la galerie des Glaces, il reçoit l’ambassadeur de Perse, alors que sa jambe est déjà attaquée par la gangrène. S’il s’applique, c’est qu’il semble croire à la durée de son œuvre. Rien ou presque ne nous autorise à croire que, pour le roi, à

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l’heure de disparaître, la digue dressée au prix de tant d’efforts ne tiendra pas mieux que le château fort des enfants anéanti par la marée du soir. Il y a aussi ces paroles prêtées par la tradition au roi moribond : « Je m’en vais, mais l’État subsistera toujours ».

45 Il est vrai que l’État s’est structuré et affermi au cours de ce long règne, que l’appareil administratif, sans être, et de loin, aussi perfectionné qu’aujourd’hui, a poussé ses tentacules jusqu’aux extrémités du corps social. Mais si l’État se renforce, la monarchie, elle, est gravement délégitimée, frappée d’une maladie de langueur qui la conduira à la mort. Cette situation nouvelle, le roi ne paraît pas en avoir mesuré la gravité. Il n’est pas possible de dire que Louis XIV eût pu reprendre à son compte cette déclaration de Pompée, rapportée par Dion Cassius : « Tu te souviens de ces serpents qui, quand nous arrivâmes en Épire, effaçaient derrière nous la trace de nos pas ? D’autres serpents viendront, et tout sera effacé24. »

NOTES

1. Cette introduction reprend les considérations développées dans notre ouvrage : Histoire des institutions, de la vie politique et de la société françaises de 1789 à 1945, Rouen, PURH, 2012, p. 8-13. 2. Voir Paul Hazard, La crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Boivin et Cie, 1935, t. I, « Introduction », p. IV. 3. Thierry Maulnier, « Introduction », dans Bernard de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes habités, Paris, La Nouvelle France, 1945, p. 11. 4. Sur le Conseil du roi, voir Jacques Krynen, « La maîtrise royale du Conseil du roi », dans Histoires, peuples et droit. Mélanges offerts au professeur Jacques Bouveresse, Rouen, PURH, 2012, p. 89-98. Les citations de Gerson et de Louis XIV sont tirées de cet article (p. 92 et 97). 5. Paul Hazard, La crise de la conscience européenne, op. cit., t. I, « Introduction », p. III-IV. 6. Citée par Mathurin-François-Adolphe de Lescure, Les philippiques de La Grange-Chancel, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1858, p. 43. 7. Paul Hazard, La crise de la conscience européenne, op. cit., t. I., « Introduction », p. i. 8. Sur les libertins et le libertinage, voir Antoine Adam, Les libertins au XVIIe siècle, Paris, Buchet-Chastel, 1964, 323 p. ; Jacques Prévot, avec Thierry Bedouelle et Étienne Wolf (éd.), Écrivains libertins du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1998, 1824 p. ; Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, iii. Les libertins baroques, Paris, Grasset, 2008, 314 p. 9. Voir Charles-Antoine Gidel, « Étude sur la vie et les ouvrages de Saint-Évremond », dans Charles Hippeau (éd.), Œuvres choisies de Saint-Évremond, Paris, Garnier frères, 1866, p. 1-70. 10. Ibid., p. 65.

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11. Parmi les éditions relativement récentes des œuvres de Saint-Évremond qui nous intéressent ici, on mentionnera : Œuvres en prose, Paris, Didier, 1962 ; Lettres, Paris, Didier, 1967 ; Écrits philosophiques, Paris, Alive, 1996. Et, sur Saint-Évremond lui-même : Albert-Marie Schmidt, Saint-Évremond ou l’humaniste impur, Paris, Cavalier, 1932 ; Henry Thomas Barnwell, Les idées morales et critiques de Saint-Évremond : essai d’analyse explicative, Paris, PUF, 1957, 234 p. ; Claude Taittinger, Saint-Évremond ou le bon usage des plaisirs, Paris, Perrin, 1990, 227 p. 12. Bernard Le Bovier de Fontenelle est né le 11 février 1657 à Rouen. Sa mère était la sœur de Pierre et Thomas Corneille. Il mourut centenaire en 1757. Les œuvres complètes de Fontenelle ont fait l’objet d’une réédition récente : Œuvres complètes de Fontenelle, Paris, Fayard, 9 vol., 1990-2001 (édition d’Alain Niederst). Voir également la Revue Fontenelle (dix numéros édités de 2003 à 2013 par les Presses universitaires de Rouen et du Havre). Sur le philosophe lui-même, parmi de très nombreux ouvrages, on peut citer le livre récent de François Bott, L’entremetteur, esquisses pour un portrait de M. de Fontenelle, Paris, PUF, 1991, 111 p. 13. François Bott, L’entremetteur..., op. cit., p. 21. 14. Cité par François Bott, ibid., p. 86-87. 15. Ibid., p. 24. 16. Pierre Bayle est né en 1647 dans un village des Pyrénées. Son père était pasteur de l’Église réformée. Tour à tour précepteur et professeur, Pierre Bayle mena une vie errante. Il séjourna ainsi et successivement à , Genève, Rouen, Paris, Sedan, puis s’installa définitivement à Rotterdam. La révocation de l’édit de Nantes en 1685 marqua une étape décisive dans la maturation de sa pensée. Il critiqua la politique de Louis XIV et réfléchit à l’importance de la tolérance dans une société. Bayle mourut en 1706, dix ans après la sortie de son Dictionnaire qui eut un immense succès tout au long du XVIIIe siècle. Voir Pensées diverses écrites à un docteur de Sorbonne à l’occasion de la comète qui parut au mois de décembre 1680, 1682 (édition récente : Paris, Flammarion, « GF », 2007, sous le titre : Pensées diverses sur la comète) ; Dictionnaire historique et critique, 1697 (édition moderne : Dijon, Les Presses du réel, 2013). Sur l’œuvre de Bayle, voir : Paul Hazard, La crise de la conscience européenne, op. cit., t. I, chap. V, « Pierre Bayle », p. 131-154 ; Élisabeth Labrousse, Pierre Bayle, La Haye, Nijhoff, 2 vol., 1963 et 1964 ; Élisabeth Labrousse, Notes sur Bayle, Paris, Vrin, 1967 ; Gianluca Mori, Bayle philosophe, Paris, Champion, 2001 ; Antony McKenna et Gianni Paganini (dir.), Pierre Bayle dans la République des lettres : philosophie, religion, critique, Paris, Champion, 2004 ; Hubert Bost, Pierre Bayle, Paris, Fayard, 2006 ; Bayle historien critique et moraliste, Turnhout, Brepols, 2006 ; Gianni Paganini, Le débat des modernes sur le scepticisme. Montaigne, Le Vayer, Campanella, Hobbes, Descartes, Bayle, Paris, Vrin, 2008. 17. Il y a, chez Fontenelle, une conviction très forte : rien n’est certain or ce qui est démontré par la science. S’il est une vérité, elle ne peut être que scientifique. Voir Willy de Spens, « Fontenelle ou l’indifférent », introduction à l’Histoire des oracles, Paris, Union générale d’éditions, 1965, p. VI-VII. 18. Cette croyance dans le progrès débouche chez Fontenelle sur une forme d’optimisme rationnel : « Un bon esprit cultivé est, pour ainsi dire, composé de tous les esprits des siècles précédents, ce n’est qu’un même esprit qui s’est cultivé pendant tout ce temps-là... Il est maintenant dans l’âge de virilité, où il raisonne avec plus de force et

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a plus de lumières que jamais. » Voir Martin Stern, « Jean-Jacques, que me-veux-tu ? Rousseau critique de Fontenelle », Revue Fontenelle, no 5, 2007, p. 88-89. 19. Sébastien Le Prestre de Vauban, Projet d’une dîme royale..., s. l., 1707, p. 17. 20. François de Fénelon, Les Aventures de Télémaque, fils d’Ulysse..., Leyde-Amsterdam, Wetstein-Chatelain, 1761, p. 167, livre XII. 21. Sur Boisguilbert, on peut consulter : Jacqueline Hecht, Pierre de Boisguilbert ou la naissance de l’économie politique, Paris, INED, 1966 ; Bertrand Tremblay, La conceptualisation de l’activité économique selon Boisguilbert, thèse de l’université de Montréal, 1973 ; Pierre Rosanvallon, « Boisguilbert et la genèse de l’État moderne », Esprit, janvier 1982, p. 32-52 ; Gilbert Faccarello, Aux origines de l’économie politique libérale : Pierre de Boisguilbert, Paris, Anthropos, 1986, 312 p. ; Félix Cadet, Pierre de Boisguilbert précurseur des économistes 1646-1714, Paris, Guillaumin, 1871 (réédition Institut Coppet, 2014) ; Albert Talbot, Les théories de Boisguilbert et leur place dans l’histoire des doctrines économiques, New York, Franklin, 1971 (réédition Institut Coppet, 2014). 22. Par exemple dans le volume Économistes-financiers du XVIIIe siècle [Vauban, Boisguilbert, Jean Law, Melon, Dutot], Eugène Daire (éd.), Paris, Gullaumin, 1843, résumé du chap. VI du Détail de la France, p. 218.

23. Paul Hazard, op. cit., t. I, « Introduction », p. IV-V. 24. Citée par Henry de Montherlant, Va jouer avec cette poussière. Carnets 1958-1964, Paris, Gallimard, 1966, p. 200.

RÉSUMÉS

Le règne de Louis XIV, comme Janus, présente deux faces. La première de ces faces qui correspond au vingt-cinq premières années du règne est brillante et lumineuse. Tout s’ordonne autour du roi dans un bel ordonnancement classique. Louis XIV est le maître de la guerre et de la paix. Il est entouré d’une cour brillante où il n’y a pas que des courtisans mais aussi beaucoup d’hommes capables et compétents. À partir des années 1680 – et à cet égard la révocation de l’Édit de Nantes en 1685 est un bon indicateur – le climat général s’assombrit. Nous entrons dans la deuxième phase du règne qui nous montre sa face obscure et tourmentée. Ce qu’il faut remarquer c’est la coupure, la séparation définitive entre le roi et le Tiers État. Les écrivains et les publicistes de l’époque portent témoignage de ce divorce irréversible. Plus jamais la confiance ne se rétablira entre la monarchie et le peuple. Comme Paul Hazard le faisait déjà remarquer il y a près d’un siècle dans son ouvrage majeur sur La crise de la conscience européenne, la dynamique révolutionnaire n’a pas attendu le milieu du XVIIIe siècle pour se manifester, elle a monopolisé les esprits et les énergies dès la fin du XVIIe siècle en plein milieu du règne du Grand Roi.

Similarly to Janus, the reign of Louis XIV has two sides. The first one – which covers the first twenty-five years of his reign – is brilliant and bright. Everything is organised around the King in a beautiful classical system. Louis XIV is the master of war and peace. He is surrounded by a brilliant court, which not only consists of courtiers but also of many capable and competent men. From the 1680s, the general atmosphere began to darken (in this respect, the revocation of the

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Édit de Nantes in 1685 is a good indicator). Then we enter the second phase of the reign, which reveals its dark and troubled side. Most noteworthy is the divide, the definitive separation of the King from the Third Estate. Writers and publicists from that time bear witness to this irreversible divorce. Trust will never be restored between the monarchy and the people. As Paul Hazard already noted almost one century ago in his major work La crise de la conscience européenne [The crisis of European consciousness], the revolutionary momentum did not wait for the mid- eighteenth century to arise; on the contrary, it monopolised minds and energies from the late seventeenth century, in the middle of the reign of the Great King.

INDEX

Mots-clés : Louis XIV, société française, monarchie, crise, autorité Keywords : Louis XIV, french society, monarchy, crisis, authority

AUTEUR

JACQUES BOUVERESSE Professeur émérite d’histoire du droit, Faculté de droit, université de Rouen

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L’exploitation de l’énergie nucléaire ou l’archétype de la modernité face au renouveau de la philosophie naturaliste The use of nuclear energy or the archetype of modernity in response to the revival of naturalistic philosophy

Olivier Clerc

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article est la version écrite d’une contribution orale prononcée lors de l’« International Symposium on Legal-Medical Aspects of Nuclear Disaster and Human Rights », 14-15 octobre 2014, Waseda University (Japon).

1 En 1755, le tremblement de terre qui ravagea la ville de Lisbonne fut l’occasion pour les philosophes de l’époque – notamment pour Rousseau et Voltaire – de s’interroger sur les rapports entre l’homme et la nature. L’accident nucléaire de Fukushima exige une nouvelle fois de s’interroger sur la posture philosophique moderne, qui est au fondement de l’analyse actuelle du risque nucléaire, notamment en la confrontant à celle qui est portée par le renouveau de la philosophie naturaliste.

2 Le paradigme cartésien de la modernité implique que l’homme doive dominer une nature à laquelle il n’appartient pas, doive la maîtriser, s’en extirper à l’aide de la connaissance et de la technique. Et, dans la perspective des Lumières, la maîtrise technique du monde est synonyme de liberté et de bonheur. En effet, au-delà des moyens qui permettent de « se rendre comme maître et possesseur de la nature1 », la finalité du développement technique est sa contribution à l’amélioration continue du sort des êtres humains.

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3 Ce développement unilatéral de la pensée moderne a été remis en question, aux États- Unis, dès le XIXe siècle, notamment à travers les travaux d’Alexander von Humboldt (1769-1859), d’Henry David Thoreau (1817-1862) ou encore d’Élisée Reclus (1830-19052). Surtout, il se heurte, depuis les années 1970, à un renouveau de la philosophie naturaliste. La progression continue des sciences et de la puissance technique acquise par l’humanité ont en effet révélé une nature fragile, menacée.

4 Ce constat a suscité deux réactions opposées3. En premier lieu, comme l’expose Ulrich Beck, à la première modernité initiée par les Lumières, s’est substituée une seconde modernité dite « réflexive4 ». Il ne s’agit dès lors plus seulement de maîtriser la nature mais de maîtriser ou de gérer les risques. Il ne s’agit donc pas de renoncer à la croissance mais uniquement soit de la contrôler et de la rendre moins destructrice, en se tournant vers la technique notamment pour réparer les dégâts causés à l’environnement, soit de nier ou de minimiser l’impact des activités humaines sur l’environnement.

5 En second lieu, un courant philosophique naturaliste protéiforme propose de reconsidérer la manière dont la nature a été instrumentalisée. Au-delà de leurs nombreuses oppositions, ses partisans se fondent sur une doctrine philosophique matérialiste qui a toujours été minoritaire (Démocrite, Épicure, Lucrèce, Spinoza...) pour en appeler à une éthique non anthropocentrée de la nature. Elle vise, d’une part, à reconnaître une valeur intrinsèque à ce qui, au sein de la nature, manifeste une finalité immanente5. Deux grandes postures peuvent alors être distinguées. Le biocentrisme, d’abord, qui affirme que, pour être considéré moralement, il suffit qu’un être naturel soit vivant, ce qui inclut les animaux, les plantes et les autres organismes. L’écocentrisme, ensuite, qui affirme la valeur intrinsèque des écosystèmes, soit en considérant l’ensemble des êtres de la nature individuellement, soit, au contraire, en les appréhendant, dans une approche de type holistique, comme une entité systémique. La philosophie naturaliste implique, d’autre part, l’élaboration d’un impératif éthique en rupture avec la croyance dans un progrès continu fondé sur la technique. Il met en garde contre le niveau de puissance atteint par la technique qui a abouti à une exploitation intensive de la nature mettant en péril les conditions de vie des générations futures. Il prône conséquemment en faveur d’un style de vie qui ne soit non plus tourné vers la poursuite de la croissance et la production de l’abondance matérielle mais vers la recherche de bien-être, d’une « vie bonne6 ».

6 L’opposition entre les thèses de la philosophie moderne et le renouveau de la philosophie naturaliste est particulièrement marquée et lisible quant à la question de l’exploitation de l’énergie nucléaire civile. Le nucléaire civil est en effet souvent considéré tant comme un symbole de puissance et de maîtrise technoscientifique que comme un vecteur de progrès permettant de produire de l’énergie à faible coût et, plus globalement, d’aider au développement économique d’un État. Les risques inhérents au développement de l’énergie nucléaire sont ainsi analysés comme étant inférieurs à ses bénéfices pour les sociétés humaines notamment parce qu’ils sont jugés comme étant opportunément circonscrits.

7 Une analyse du risque nucléaire suivant les paradigmes de la philosophie naturaliste remet en cause cette analyse. En premier lieu, en affirmant la valeur intrinsèque de la nature (1), le changement de posture morale qu’ils commandent dans le rapport homme-nature rend le risque nucléaire inacceptable. Ils aboutissent, en second lieu, à

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une dénonciation de l’utopie technoscientifique actuelle et impliquent la promotion d’une éthique de la prudence (2).

1. L’affirmation de la valeur intrinsèque de la nature

8 Tous les courants de la philosophie naturaliste convergent pour affirmer que la nature possède, non pas une valeur instrumentale ou d’usage, mais une valeur intrinsèque. Elle ne doit donc pas être conçue, selon la distinction notamment opérée par François Ost7, comme une « nature-objet » manipulable à volonté (1.1) mais comme une « nature- sujet » dont l’homme doit respecter l’intégrité (1.2).

1.1. La nature-objet

9 Dans cette conception de la nature, les objets naturels sont des moyens permettant à l’homme d’atteindre ses fins. Cette vision anthropocentriste de la nature repose sur la thèse selon laquelle l’homme, parce qu’il est doté de compétences cognitives (la raison, la conscience de soi, le langage, la culture, etc.) et/ou est libre, possède, seul, une valeur intrinsèque8. Dès lors, l’homme est à jamais hors de l’univers naturel et les relations homme-nature se réduisent au seul point de vue humain, celui de la domination ou, à tout le moins, de la maîtrise et de la gestion de son environnement.

10 Suivant cette conception et le paradigme de la modernité réflexive, la nature est, en premier lieu, appréhendée dans une perspective purement mécaniciste : « une matière privée de sa dimension qualitative sensible, vidée de toute finalité, et réductible de l’étendue géométrique, dont les corps sont régis rigoureusement par les lois du mouvement9 ». Dès lors, la nature étant soumise à « un schéma théorique universel10 », les risques inhérents aux activités humaines peuvent être gérés. Il en va notamment ainsi de la question du risque nucléaire qui a été traduit en termes d’espérance mathématique : il a été établi, en prenant en compte les exigences de la radioprotection et du développement de l’énergie nucléaire et suivant une interprétation fréquentielle du risque purement quantitative, que les accidents nucléaires pouvant provoquer une exposition de 0,15 Sievert devaient avoir une probabilité de survenance inférieure ou égale à 10–4 par réacteur et par an 11. L’adoption d’un ensemble de dispositions techniques et d’organisation permet alors que le risque inhérent au fonctionnement d’une installation nucléaire soit suffisamment faible pour être jugé acceptable.

11 Dans le cadre d’une nature-objet, la nature a, en second lieu, une valeur d’usage ; elle est un moyen pour réaliser une fin. Le choix de l’exploitation de l’énergie nucléaire est ainsi fondé sur une analyse « coûts-bénéfices » pour les sociétés humaines. Et puisqu’il apparaît que les avantages économiques et sociaux de l’exploitation de l’énergie nucléaire sont plus importants que ses externalités négatives, l’exploitation de l’énergie nucléaire est justifiée. À l’évitement de catastrophes sanitaires et écologiques est ainsi donnée priorité à des considérations qui sont principalement d’ordre économique (coût de l’énergie, emplois). Cette logique économiciste est profondément ancrée dans le droit nucléaire puisque même l’application du principe As Low As Reasonably Achievable (ci-après, ALARA12), qui est une forme du principe de précaution et exprime par là-même « la figure “aboutie” et qualitative de la prudence13 », ne s’en détache pas.

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12 D’une part, l’évolution de la formulation du principe ALARA14 démontre une volonté grandissante de prendre en compte des considérations économiques dans la détermination du risque acceptable. Ainsi, dans ses recommandations de 1955, la Commission internationale de protection radiologique (ci-après, CIPR) s’était contentée de préconiser une réduction des expositions « to the lowest possible level » ouvrant dès lors la voie à la recherche d’un objectif de « risque nul ». Mais, en 1966, la CIPR précise que les considérations économiques doivent être prises en compte dans la détermination des niveaux acceptables d’exposition. Et, en 1977, est adoptée la formulation actuelle d’optimisation qui y fait explicitement référence en indiquant que les expositions doivent être réduites : As low as reasonably achievable (ALARA), economic and social factors being taken into account.

13 D’autre part et conséquemment, la détermination du niveau de risque acceptable est largement soumise à la loi des rendements décroissants selon laquelle la réduction des expositions coûte de plus en plus cher au fur et à mesure que les expositions tendent vers zéro. Ainsi, au-dessus d’un certain coût, les gains marginaux deviennent économiquement non viables.

14 Au total, la recherche des niveaux de risque acceptable s’opère ainsi dans le cadre d’une transaction sociale réalisée dans un contexte social et économique donné. Marie-Claude Boehler estime dès lors que l’analyse économique ne doit constituer qu’une « méthode particulière d’aide à la décision » et insiste sur le risque qu’elle aboutisse en réalité à « la résumer voire à la figer : l’outil économique nous interroge donc nécessairement par rapport à la logique que nous poursuivons de la précaution15 ».

15 C’est précisément l’objet d’une partie des critiques des partisans de la philosophie naturaliste qui dénoncent, plus généralement, l’illusion de la gestion optimale des risques en s’appuyant, en partie, sur la critique de la raison instrumentale développée par l’école de Francfort.

16 Ils mettent, d’une part, en cause l’interprétation fréquentielle du risque d’accident qu’ils jugent inefficiente pour appréhender la complexité d’une situation dans laquelle la probabilité qu’un accident surgisse est certes faible mais peut être à l’origine d’effets de seuils et de points de rupture et donc causer des pertes immenses. Cette position semble d’autant plus fondée lorsque sont analysées les méthodes d’estimation des probabilités de survenance d’un accident. Elles reposent sur le fondement de la « technique des arbres d’événements » qui présente de nombreuses faiblesses. Elle revient à : [...] identifier les événements qui peuvent engendrer un accident, la chaîne des conséquences qu’ils peuvent induire, les réponses des systèmes de sécurité, jusqu’au résultat final, qui peut-être le retour à la normale ou l’accident. En même temps on associe à chaque séquence une probabilité d’accident et les probabilités de retour à la normale. En fait, plusieurs facteurs peuvent biaiser ces estimations : l’exhaustivité est un objectif essentiel de cette approche mais difficile à atteindre ; les modes communs de défaillance « demeurent rebelles » vis-à-vis de cette méthodologie [...] ; le facteur humain n’est toujours pas intégré de manière adéquate [...] enfin, l’utilisation des données obtenues sur des équipements qui ne sont pas soumis au stress des radiations est peut-être inévitable mais pas toujours satisfaisante16.

17 Devrait ainsi être introduite, selon les penseurs naturalistes, de manière décisive, une interprétation qualitative de la probabilité du risque d’accident tenant à la prise en

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compte, par exemple, de la gravité des conséquences de cet accident et/ou de leur irréversibilité et/ou de leur méconnaissance17.

18 Ils mettent, d’autre part, en cause le jugement de valeur à l’origine de la détermination du niveau de risque acceptable intégré dans le modèle international proposé par la CIPR. Selon eux, les facteurs pris en compte dans la procédure d’optimisation des risques relatifs à l’exploitation du nucléaire ne sont pas intégrés de façon adéquate. L’incertitude autour des risques sanitaires des expositions des populations et des écosystèmes devrait notamment, par une application stricte du principe de précaution, constituer un critère indépassable. Le droit fondamental à la santé, la protection des écosystèmes ne devraient ainsi pas être mis en balance avec le droit fondamental au développement, mais prévaloir. Et pour démonter leur argumentation, les partisans de la philosophie naturaliste mettent en exergue que les spécialistes s’opposent encore régulièrement sur la corrélation entre le voisinage des centrales nucléaires et les taux de leucémie et de cancer, sur l’impact sanitaire du travail sous radiation pour lequel aucune donnée ne semble accessible parce qu’il est réalisé, le plus souvent, par des personnels en sous-traitance, et a fortiori, sur les conséquences d’un accident nucléaire18...

19 Surtout, la philosophie naturaliste rattache cette priorité de protection de la santé humaine à celle, plus large, des droits du vivant et in fine des droits de la nature. C’est en effet parce qu’elle renverse le rapport moderne de l’homme à la nature, en faisant de la nature un sujet de droit et de sa protection une priorité sur le droit au développement, que la philosophie naturaliste renouvelle les critères de l’acceptabilité du risque nucléaire.

1.2. La nature-sujet

20 La thèse de la nature-sujet repose généralement sur une éthique holiste d’une nature qui englobe la culture et qui constitue son cadre d’existence. Ainsi, selon la fameuse expression de Spinoza, « l’homme n’est pas un empire dans un empire19 » mais appartient au règne de la nature. Il s’agit donc de penser l’homme dans la nature, en admettant à la fois ses besoins – son action prédatrice à l’image du fonctionnement même de la nature – et l’affirmation de la valeur intrinsèque de la nature. De même, Hans Jonas estime que « la solidarité de destin entre l’homme et la nature, solidarité nouvellement découverte à travers le danger, nous fait également redécouvrir la dignité autonome de la nature et nous commande de respecter son intégrité par-delà l’aspect utilitaire ».

21 Ce constat implique de définir un nouvel impératif éthique selon lequel la place de l’homme et son action doivent être déterminées en harmonie avec l’ordre naturel des écosystèmes. Aldo Léopold, dès 1949, le formulait ainsi : « une chose est bonne lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique ». « Elle est mauvaise lorsqu’il en va autrement20. » Dans une perspective plus juridique, Michel Serres invite les hommes à passer un contrat avec la nature en ce qu’elle « se conduit comme un sujet » : Retour donc à la nature ! Cela signifie : au contrat exclusivement social ajouter la passation d’un contrat naturel de symbiose et de réciprocité où notre rapport aux choses laisserait maîtrise et possession pour l’écoute admirative, la réciprocité, la contemplation et le respect, où la connaissance ne supposerait plus la propriété, ni l’action la maîtrise, ni celles-ci leurs résultats ou conditions stercoraires21.

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22 De même, Klaus Meyer Abich estime que les États, qui ne sont pas seulement des États sociaux mais aussi des États naturels (Naturstaat), doivent consacrer, dans leur Constitution, l’existence d’une « communauté juridique naturelle » (natürliche Rechtsgemeinschaft) et par là même reconnaître des droits à chacun de ses membres22.

23 Ne plus considérer la nature comme un objet de protection mais comme une personne juridique s’oppose tant à la philosophie kantienne, qui ne reconnaît de dignité qu’à l’être humain, qu’à la structure cartésienne du droit moderne, qui sépare strictement les objets de droit (dont les êtres naturels) et les sujets de droit. Mais pour les penseurs naturalistes, la plus-value d’une telle révolution juridique serait seule susceptible de permettre une protection adéquate de la nature en s’écartant de la logique anthropocentrique du droit positif. Et le droit nucléaire en donne une illustration : [...] les spécialistes des rayonnements ionisants ont traditionnellement concentré leur attention sur la protection de l’humain avec un succès indéniable que reflètent les normes de radioprotection de plus en plus rigoureuses. Plus récemment, leurs travaux, menés en particulier au sein de la CIPR, se sont élargis au champ de la protection de l’environnement [...]. L’idée de départ était que la réduction des doses d’irradiation auxquelles l’espèce humaine peut être exposée devrait de la même façon conduire à une meilleure protection des autres espèces. Cette approche anthropocentriste suscite toutefois aujourd’hui des interrogations compte tenu de l’extrême complexité de son extrapolation à la faune et à la flore, et aux écosystèmes. Une démarche plus écocentriste est par conséquent préconisée23.

24 De manière plus générale, la question centrale est celle de savoir, d’une part, si le droit fondamental de vivre dans un environnement sain, principe cardinal du droit de l’environnement, est un droit « pour la nature » ou demeure un droit « pour l’homme » et, d’autre part, si son application peut aboutir à une protection adéquate de la nature. En France, pays de Descartes, le préambule de la Charte de l’environnement n’évoque la nature que « tournée vers l’homme, utile à l’homme, et ne prenant du sens qu’en relation avec lui24 ».

25 La philosophie naturaliste souligne que, suivant cette logique, la protection de l’environnement n’étant, par définition, assurée que dans le souci des intérêts de l’humanité, elle n’est qu’une forme d’usage, élaborée et prudente, de la nature. Or cet esprit utilitaire favorise inévitablement le développement technologique et industriel. Les pouvoirs publics ne peuvent dès lors que poursuivre une stratégie de compromis avec les acteurs économiques, comme en témoigne la logique du principe de développement durable, et, par suite, qu’échouer à assurer la conservation des ressources et la limitation de la croissance. La philosophie naturaliste relève, qui plus est, une contradiction interne à ce modèle : il ne bénéficie qu’à une partie des hommes, les humains d’aujourd’hui vivant dans les pays industrialisés et riches. Ces deux constats sont au fondement de la fameuse distinction, opérée par Arne Naess, entre shallow ecology et deep ecology25, par laquelle il estime que seule l’affirmation de la valeur intrinsèque de la nature, et par voie de conséquence, le fait de lui reconnaître des droits, permettra de mettre fin à cette conception gestionnaire de la nature et de la protéger efficacement.

26 En pratique, la question a été l’objet, en 1972, d’un arrêt de la Cour suprême des États- Unis, Sierra Club v. Morton26. Par quatre voix contre trois, les juges avaient alors refusé de reconnaître un droit d’action en justice aux arbres de la Mineral King Valley. Mais, dans une opinion dissidente, le juge Douglas exposait que :

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[...] the critical question of “standing” would be simplified and also put neatly in focus if we fashioned a federal rule that allowed environmental issues to be litigated before federal agencies or federal courts in the name of the inanimate object about to be despoiled, defaced, or invaded by roads and bulldozers and where injury is the subject of public outrage. Contemporary public concern for protecting nature’s ecological equilibrium should lead to the conferral of standing upon environmental objects to sue for their own preservation27. Sa démonstration est d’autant plus fondée que la personnalité juridique est une fiction déjà très largement attribuée à des objets inanimés28.

27 Depuis, l’idée est restée d’actualité puisqu’on en trouve des traces notamment dans le principe 7 de la déclaration de Rio 92 ou, plus anciennement, dans la Charte de la nature de 1982. Et, quelques États (Bolivie, Équateur) ont récemment érigé la nature en sujet de droit dans leur Constitution. En Équateur, dans un arrêt rendu le 30 mars 2011, une juridiction a ainsi pu condamner les pouvoirs publics, pour violation des droits de la nature tels que reconnus à l’article 71 de la Constitution29, à remettre un site naturel en état parce qu’ils n’avaient pas réussi à démontrer que l’élargissement d’une route n’affecterait pas l’écosystème d’un fleuve30.

28 Si, sur le plan de la technique juridique, ce modèle présente certaines difficultés notamment relatives à la question de la représentation des intérêts de la nature, la question la plus épineuse est de savoir, lors d’un conflit entre les droits fondamentaux d’un milieu naturel et ceux d’un individu, lequel de ces titulaires de droits – et en fonction de quels critères – il faudra privilégier.

29 Cette question est ardue mais il est certain que, dans la philosophie naturaliste matérialiste, l’homme faisant partie de la nature, son respect n’implique pas le sacrifice systématique des intérêts humains. La notion du conatus, concept central de la philosophie spinoziste, implique au contraire que, par essence, « chaque chose, autant qu’elle est en elle, s’efforce de persévérer dans son être31 ». Il revient ainsi à chaque individu de rechercher les moyens de sa conservation dans sa dimension physiologique mais également dans sa dimension ontologique à savoir atteindre la perfection de sa propre nature.

30 La difficulté réside dans le fait que la nature passionnelle des individus, qui les fait le plus souvent agir conformément à leurs affects, donc de manière confuse, peut les amener à rechercher des choses qui ne sont pas intrinsèquement bonnes pour eux voire qui les conduisent à leur destruction. Ce n’est ainsi que si les individus agissaient par la raison, « connaissance de deuxième genre par notions communes32 », qu’ils pourraient déterminer avec certitude ce qui conviendrait à leur nature. Toutefois, la connaissance de deuxième genre étant une connaissance abstraite parce qu’elle se borne à la description des lois de la nature, elle ne permet pas de percevoir une chose dans sa singularité. Ce n’est alors qu’à travers un troisième mode de connaissance, appelé « science intuitive », que l’homme a la possibilité de véritablement appréhender « la convenance éternelle et nécessaire33 » entre son essence et l’essence de la nature pour agir adéquatement. Or, conclut Spinoza, cette dernière ne peut être atteinte que par la prise de conscience du lien qui unit l’homme à la nature, du fait que son épanouissement dépend de l’épanouissement de la nature dont il est une partie constitutive34. Arne Naess, se fonde sur cette démonstration lorsqu’il expose dans Écologie, communauté et style de vie, « la notion de réalisation de Soi par le biais de l’identification, reliant ainsi l’épanouissement humain à celui de la planète toute entière35 ». En la transposant à notre époque, il affirme que le « problème de la crise

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environnementale a pour origine le fait que les êtres humains n’ont pas encore pris conscience du potentiel qu’ils ont de vivre des expériences variées dans la nature36 » et que « tant que l’homme se percevra comme disjoint de la nature, il continuera à la détruire sans s’apercevoir qu’il se détruit lui-même37 ».

31 La nécessité d’une communion entre l’homme et la nature conduit les penseurs naturalistes à dénoncer les méfaits des sociétés modernes fondées sur la domination technique de la nature et à promouvoir une éthique de la prudence.

2. La promotion d’une éthique de la prudence

32 La promotion d’une éthique de la prudence s’oppose à l’utopie technoscientifique selon laquelle le progrès continu des sciences et de la technique assure la prospérité de l’homme (2.1). Elle fonde au contraire un modèle de responsabilité écologique globale (2.2).

2.1. La dénonciation de l’utopie technoscientifique

33 L’utopie moderne, notamment avec Descartes et Bacon38, pose que le progrès technique, apparemment sans limite, permettra à l’homme de progressivement s’émanciper de la nature, jusqu’à surmonter techniquement la mort, jusqu’à atteindre un bonheur similaire à celui d’Adam au jardin d’Éden. Le développement technique, la maîtrise technique du monde devient alors l’idéal d’une humanité en progrès.

34 Les partisans de la philosophie naturaliste dénoncent cette appréhension de la technique comme idéologie39. Nombre d’entre eux, en particulier Arne Naess ou, avant lui, Aldo Léopold, en s’appuyant sur les écrits d’Épicure, de Spinoza, de Husserl ou, de manière plus ambiguë, de Rousseau40, considèrent tout au contraire que les sociétés humaines régressent avec le développement technique, perdent du sens en acquérant toujours plus de puissance technique, donc que la technique éloigne l’homme de la nature. Or, selon la philosophie naturaliste et particulièrement spinoziste, c’est par la connaissance intuitive du lien qui l’unit à la nature que l’homme peut pleinement se réaliser.

35 À partir de cette démonstration, les philosophes naturalistes dénoncent, en premier lieu, le « messianisme du progrès ». Il est en effet courant de considérer que mener une réflexion sur des risques qui pourraient menacer l’humanité à long voire très long terme, comme si l’action politique et le progrès technique n’existaient pas, n’a aucun sens. L’argument reste ainsi celui de la marche triomphale du progrès qui absorbera tous les problèmes environnementaux.

36 La filière nucléaire en constitue l’illustration archétypale en ce que nombre de risques inhérents à l’exploitation de l’énergie nucléaire sont appréhendés comme devant être « dissous dans la marche inéluctable du Progrès41 ». D’une part, l’industrie nucléaire prospère sans qu’aucune solution de gestion définitive n’ait été trouvée pour certains types de déchets nucléaires, « les déchets sans exutoire42 ». Il s’agit, d’abord, des déchets de faible activité à vie longue (FAVL) qui sont le plus souvent entreposés sur les sites où ils sont produits en attendant la création, par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), d’un centre de stockage adapté. Il s’agit, ensuite, des déchets de moyenne activité à vie longue et de haute activité (MAVL et HA)

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pour lesquels la solution retenue est le stockage en couche géologique profonde, comme l’indique la loi-programme du 28 juin 2006 relative à la gestion des matières et déchets radioactifs, mais dont les modalités font encore actuellement l’objet d’un débat public. Il s’agit, enfin, des déchets dits « sans filières » qui ne disposent d’aucune filière de gestion existante ou à l’étude parce qu’il a été estimé que leur rareté et leurs caractéristiques chimiques ne le nécessitaient pas43. D’autre part, pour résoudre le problème des déchets nucléaires, les pouvoirs publics comptent sur le développement des réacteurs de 4e génération qui « devraient présenter des évolutions technologiques permettant notamment de réduire les déchets et d’être plus économes en ressources naturelles44 » grâce à la technologie de réacteurs à neutrons rapides au sodium.

37 Les philosophies naturalistes dénoncent cette illusion d’un progrès perpétuel et illimité. Elles considèrent, d’une part, que la technique engendre la technique dans un mouvement de reproduction automatique qui échapperait à ces auteurs et, d’autre part, que la nature échappe également toujours à l’emprise de l’homme qui est, par définition, lacunaire. Ainsi, la menace ne naît pas des provisoires échecs techniques de l’homme mais de sa puissance, celle d’une emprise technique sans fin. Il leur paraît en ce sens impossible de corriger la technique par la technique parce que cela ne fait qu’entretenir la dérive utopique, obligeant à faire appel à de nouveaux moyens techniques qui, eux-mêmes, en appellent de nouveaux...

38 Ils s’opposent en effet, en second lieu, à une tradition philosophique bien établie selon laquelle les usages de la technique peuvent certes faire l’objet d’une critique morale mais pas la technique en tant que telle. Dans le sillage d’Heidegger puis de l’école de Francfort, Gunther Anders a ainsi remis en cause cette conception en consacrant son travail, après la tragédie d’Hiroshima, à établir que le nucléaire militaire posait des problèmes éthiques intrinsèques notamment en insistant sur son importance dans ce qu’il a appelé la construction de la « mégamachine moderne45 ». Sa critique, à l’instar de celle de Hans Jonas ou encore de celle de Jacques Ellul, vise alors à dénoncer la technique comme étant un processus autonome échappant aux hommes46. Ainsi, pour Hans Jonas : [...] l’expérience a prouvé que les développements déclenchés à chaque fois par l’agir technologique afin de réaliser des buts à court terme ont tendance à se rendre autonomes, c’est-à-dire à acquérir leur propre dynamique contraignante, une inertie autonome, en vertu de laquelle ils ne sont pas seulement irréversibles [...] mais qu’ils poussent également en avant et qu’ils débordent le vouloir et la planification de ceux qui agissent47.

39 De même, Jacques Ellul, en posant le même constat, affirme « qu’il n’y a pas d’autonomie de l’homme possible en face de l’autonomie de la technique48 ». Et si les rapports techniques avaient pu être longtemps considérés comme moralement neutres, c’est parce que les interventions techniques ne perturbaient que momentanément les équilibres naturels. Mais de nos jours, la technique a des effets irréversibles, tant par la puissance qu’elle a acquise, que par sa logique cumulative. La puissance acquise par l’ensemble des techniques contemporaines met ainsi l’humanité en face d’une responsabilité considérable en ce que la nature ne peut plus absorber l’agir humain.

40 Le rapport de la philosophie naturaliste à la science est fort différent. À la différence du progrès technique, qui se justifie par ses effets (qui peuvent être non désirables), le progrès scientifique, parce qu’il se justifie par lui-même en tant qu’objet de connaissance49, doit être encouragé. La science permet en effet à l’homme de mieux connaître la nature, de mettre les hommes en rapport avec la nature et par conséquent

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d’orienter l’activité humaine. C’est en cela que Michel Serres affirme que « la science joue, depuis son établissement, le rôle de droit naturel50 ». Toutefois, dans la philosophie naturaliste, la science n’est pas idéalisée. Ainsi, pour Spinoza, si la raison permet de recouvrer une connaissance empirique de la nature, la connaissance de son logos est, elle, fondée sur l’intuitionnisme. En effet, selon ce dernier, « l’expérience ne nous enseigne pas l’essence des choses51 » et le bien suprême de l’esprit ne peut être atteint que par une communion entre l’homme et la nature (« science intuitive52 ») qui est possible parce que « notre esprit est une partie de l’entendement infini de Dieu53 », Dieu étant compris, pour Spinoza, comme la nature (« Deus sive natura54 »).

41 En revanche, les thèses naturalistes condamnent, au regard de la complexité des systèmes de gestion des risques, particulièrement dans le domaine nucléaire, et de l’incertitude des connaissances scientifiques, la démarche technoscientifique traditionnelle (« décider, annoncer et ensuite justifier55 »). S’il est ainsi décisif de continuer à associer étroitement le monde scientifique à l’élaboration du droit, il ne faut toutefois pas s’en remettre aveuglément à la rationalité scientifique. C’est pourquoi Hans Jonas préconise la mise en place d’un « gouvernement des sages » qui compenserait les incertitudes scientifiques par une réflexion éthique assurant le fondement de la gestion publique. Cette position ayant reçu de nombreuses critiques relatives à sa compatibilité avec un système démocratique et aux risques « d’émergence d’un prophétisme autoritaire » imposant des normes à une société qui les conteste56, la plupart des penseurs prônent l’instauration d’un régime de la délibération fondée sur le dialogue avec la société civile grâce, notamment, à une information de la population et à la création d’un cadre formalisé pour le débat public. Au sein du droit nucléaire, à l’instar de ce qui a été développé en droit de l’environnement, devrait alors être assurée une meilleure protection des droits fondamentaux relatifs à l’information ainsi qu’à la consultation et à la participation du public au processus de décision.

42 Le droit positif, avec la reconnaissance du principe de précaution, a en partie repris l’argumentaire naturaliste en régulant juridiquement les techniques en amont de leur utilisation. Il demeure toutefois, selon les philosophes naturalistes, interprété trop largement. Aussi promeuvent-ils un modèle de responsabilité écologique globale.

2.2. La promotion d’un modèle de responsabilité écologique globale

43 Progressivement, l’incertitude scientifique autour des effets sanitaires d’une exposition à de faibles doses de rayonnement ionisants a abouti à remettre en cause l’idéalisme mécaniciste de la conception d’un homme au-dessus de la nature et la maîtrisant. Une démarche de précaution a alors conduit à abandonner la traditionnelle logique de prévention, fondée sur une gestion « déterministe » du risque et caractérisée par la définition de « seuils d’innocuité », au profit d’une « logique nouvelle en terme de prise de risque dans un contexte de doute ou d’incertitude ». Le principe de précaution, au travers du principe ALARA, est ainsi devenu la « clef de voûte » du système de protection radiologique. En effet, parce qu’il n’a pas été possible, jusqu’à présent, de démontrer de façon irréfutable l’existence ou la non-existence d’effets stochastiques pour les expositions à faible dose, une attitude de précaution, face à l’incertitude scientifique, a conduit à faire comme si ces effets existaient avec certitude. Le système de prévention fondé sur la notion de seuil a alors cédé la place au système de gestion des risques radiologiques fondé sur le principe de précaution à travers le principe ALARA57. Et force est de constater que son application a abouti à l’adoption de normes

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extrêmement strictes tant en ce qui concerne l’exposition à de faibles doses de rayonnement ionisants qu’en ce qui concerne les rejets d’effluents radioactifs dans l’environnement.

44 Toutefois, hormis les critiques liées à la détermination du niveau de risque acceptable, la philosophie naturaliste dénonce également « le reliquat cartésien de la démarche58 ». Dans le cadre de la logique de précaution, la situation d’incertitude scientifique est en effet postulée comme étant accidentelle alors même que l’épistémologie contemporaine, notamment à partir de travaux de Karl Popper59, consacre plutôt une concurrence des théories scientifiques entre elles et interdit donc toute connaissance absolue60.

45 Les thèses naturalistes prônent ainsi un véritable changement de paradigme à travers une conception très stricte du principe de précaution. Les penseurs naturalistes estiment, en premier lieu, que le processus de décision ne doit jamais perdre de vue le « scénario du pire ». Cette proposition fait l’objet de très nombreuses critiques.

46 Elle conduirait, d’une part, leurs auteurs à ériger la peur de la catastrophe à venir en un principe moral. Or, classiquement, la peur, parce qu’elle est une émotion à l’origine de la perturbation de l’âme, empêche d’agir rationnellement. Ainsi, Catherine Larrère estime que « la “prophétie du malheur” exclut toute possibilité de choix [...] sous la menace de la catastrophe, on ne saurait délibérer61 ».

47 Hans Jonas, à l’origine du concept d’« heuristique de la peur » qui se trouve au fondement de l’idée de « scénario du pire », récuse cette critique. Il affirme que « lorsque le principe espérance n’a plus de force inspiratrice, alors c’est peut-être l’avertissement de la peur qui peut nous conduire à la raison. La peur ne constitue peut- être pas en elle-même une position noble, mais elle est tout à fait légitime. Et s’il y a quelque chose à redouter, la prédisposition à une peur justifiée est en elle-même un commandement éthique. » Il apparaît également, même si la critique est forte, que « l’heuristique de la peur » ne constitue qu’une méthode permettant aux hommes d’adopter une attitude de sagesse à l’égard de la nature en tant que support de toute existence62. Aussi, au-delà, c’est la prise de conscience de l’impact des modes de production et de consommation actuels sur l’environnement qui est essentielle.

48 D’autre part, au-delà des critiques relatives à la mise en application du concept d’« heuristique de la peur », il apparaît à de nombreux penseurs que soumettre une action à autorisation dans la seule hypothèse où elle serait comprise dans un « scénario du pire » duquel résulterait un « dommage zéro » est irréaliste. Qui plus est, l’humanité ne disposant pas des outils scientifiques adéquats pour établir rationnellement un « scénario du pire », ce dernier ne pourrait que dépendre de l’imagination des scénaristes. Enfin, le dommage zéro n’existe pas63.

49 Jean-Pierre Dupuy et Corinne Lepage réfutent une telle analyse en dénonçant son absolutisme. Ces deux auteurs affirment en effet que « derrière le leitmotiv permanent que “le risque zéro n’existe pas”, ce qui est une évidence, se cache un véritable refus d’appliquer sérieusement le principe de précaution64 ». Et Jean-Pierre Dupuy de condamner tant une « confusion logique » aboutissant à amalgamer le caractère certain du scénario du pire avec son caractère conditionnel, qu’une « faute sur les catégories » visant à confondre le risque zéro et le risque minimum. En effet, il n’envisage le scénario du pire que comme : [...] une hypothèse conditionnelle dans une délibération qui doit aboutir à choisir, parmi toutes les options ouvertes, celles qui rendent ce pire acceptable ; ou dans

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une autre variante, l’option qui rend ce pire le moins dommageable possible – dans la théorie de la décision en incertitude, cette dernière se nomme minimax, car il s’agit de rendre minimal le dommage maximal. Or, minimiser le pire [...], ce n’est pas le rendre nul65.

50 La critique de la contingence du scénario du pire est, quant à elle, récusée par Hans Jonas qui reconnaît toutefois l’importance de créer « une science des prédictions hypothétiques, une futurologie comparative66 » qui ne serait pas fondée sur le critère cartésien du vrai : Pour établir le vrai indubitable, nous devons d’après Descartes tenir tout ce qui d’une façon ou d’une autre peut être mis en doute comme étant équivalent au faux démontré. Ici au contraire, nous devons traiter ce qui certes peut être mis en doute, tout en étant possible, à partir du moment où il s’agit d’un possible d’un certain type, comme une certitude en vue de la décision.

51 Si les difficultés d’y parvenir sont avérées, il demeure, pour le philosophe allemand, que « l’existence ou l’essence de l’homme dans son intégralité ne doivent jamais être mises en jeu dans les paris de l’agir67 ». Or, la puissance d’agir acquise par l’humanité menace la possibilité pour les générations futures de mener une vie authentiquement humaine sur terre. Dès lors, il est impératif pour l’homme de se procurer une idée des effets à long terme de ses entreprises techniques actuelles. Et dans ce cadre conceptuel, le mauvais pronostic doit bien avoir priorité sur le bon pronostic, d’autant que : [...] le reproche de « pessimisme » d’une telle partialité en faveur de la « prophétie du malheur » est réfutable par l’argument que le plus grand pessimisme est du côté de ceux qui tiennent le donné pour suffisamment mauvais ou non valable pour accepter n’importe quel risque au nom de son amélioration potentielle68.

52 De cette première proposition en faveur de la prise en compte, dans le processus décisionnel, du « scénario du pire » découle une seconde proposition selon laquelle devrait être opéré un renversement de la charge de la preuve. Devrait en effet être exigée des acteurs du développement technologique et économique la preuve de l’innocuité d’une technique ou d’une action avant qu’elle soit autorisée. Pourtant, compte tenu du contexte d’incertitude scientifique qui est au fondement même du principe de précaution, il est certain que la preuve de l’innocuité ne saurait être définitive... Cette réserve, souvent formulée, n’interdit toutefois en rien, au lieu de postuler a priori l’innocuité, de postuler la dangerosité et ainsi d’obliger un producteur éventuel à prouver l’innocuité, cette dernière ne devant pas être définie comme devant être complète mais uniquement fondée sur l’état actuel des connaissances scientifiques. Le renversement de la charge de la preuve aboutirait ainsi en pratique à la possibilité d’adopter des mesures provisoires et/ou conservatoires le temps qu’aient été réalisées les recherches scientifiques manquantes69. Il consisterait ainsi, selon Jean-Pierre Dupuy, à imposer « un effort supplémentaire de recherche et d’expérimentation de manière à atteindre un degré de conviction [...] tel que tout doute raisonnable soit écarté ». Et, en effet, poursuit l’auteur, « quoi de plus conforme au bon sens si, dans le cas de dommages potentiellement graves ou irréversibles, on considère qu’il vaut mieux errer du côté de l’imputation de nocivité qu’en sens inverse70 ? ».

53 Le choix de l’exploitation de l’énergie nucléaire civile et peut-être plus encore la gestion du risque nucléaire charrient énormément de présupposés philosophiques que la philosophie naturaliste dénonce.

54 Cette dernière s’oppose, en premier lieu, à une conception anthropocentrique et instrumentale de la nature, visant à établir une séparation entre l’homme de l’univers

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naturel, en mettant en exergue tant la fausseté des critères (critères moraux, critères d’ordre cognitif...) sur lesquels cette séparation est fondée que l’incohérence de l’argument de l’anthropocentrisme moral. Le respect de l’ensemble des membres de la communauté morale actuelle n’est en effet selon eux réalisé qu’au détriment d’une partie des membres de la communauté morale d’aujourd’hui (les populations des pays en voie de développement) et, plus largement encore, de demain.

55 Est, en second lieu et consécutivement remis en cause le bien fondé de la domination technique de la nature au service de l’homme. En effet, pour les penseurs naturalistes, ce n’est que si une réalisation technique améliore la manière de vivre d’une communauté donnée qu’elle doit être tenue comme étant une avancée. Or, ils constatent que les sociétés modernes tendent à se plier aux nécessités de la technique et de la croissance économique au lieu de faire plier la technique aux nécessités humaines. Et ces deux impératifs, en plus d’exposer les sociétés humaines à des risques environnementaux et technologiques majeurs, ne participent pas à l’« épanouissement de soi71 » qui ne peut se réaliser qu’à l’intérieur d’un soi plus large – la nature – mais répondent à des « désirs aveugles72 » d’ordre matériel.

56 La philosophie naturaliste la plus récente, notamment à travers les travaux d’Arne Naess, remet ainsi en cause « l’auto-organisation économique » qui est fondée sur une conception de l’homme en lutte contre la nature et qui n’est pas universalisable. Il ne s’agit pas pour autant, comme Voltaire en faisait déjà indûment le reproche à Rousseau, pour l’homme de « retomber à quatre pattes73 ». Dans les écrits du philosophe norvégien, la nature n’est en effet jamais idéalisée74 mais est considérée, conformément à la philosophie spinoziste, comme « une partie constitutive du “moi” (self) ». Aussi, après avoir invité chacun à « adopter un style de vie personnel en conformité avec la conscience écologique75 », Arne Naess rejoint Rousseau dans l’idée que seules des communautés humaines de petite taille et en lien avec la nature sont enclines à s’autoréguler de manière pleinement démocratique76.

NOTES

1. René Descartes, Discours de la méthode, t. I, 6e partie.

2. Bertrand Guest, Écritures révolutionnaires de la nature au XIXe siècle. Géographie et liberté dans les essais sur le cosmos d’Alexander von Humboldt, Henry David Thoreau et Élisée Reclus, thèse, université de Bordeaux III, 2013. 3. Catherine et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature, Paris, Flammarion, 2009, p. 170. 4. Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Laure Bernardi (trad.), Paris, Flammarion, 2008. 5. Gérald Hess, Éthiques de la nature. Éthique et philosophie morale, Paris, PUF, 2013, p. 74 et suiv. 6. Arne Naess, Écologie, communauté et style de vie, Paris, MF, 2008, p. 140 et suiv.

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7. François Ost, La Nature hors la loi. L’écologie à l’épreuve du droit, Paris, La Découverte, 2003, p. 21. 8. Gérald Hess, Éthiques de la nature. Éthique et philosophie morale, op. cit., p. 129. Bien que ce ne soit pas l’objet de cet article, il est évident que l’argument de l’anthropocentrisme moral peut être contesté en pointant que l’ensemble des critères mobilisés ne sont pas l’apanage des seuls humains (ibid.). 9. Roland Quilliot, « Introduction : crise et retour de l’idée de nature », dans Roland Quilliot (dir.), La Nature, Paris, Ellipses Marketing, 2000, p. 16. 10. Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance. Métamorphose de la science, Paris, Gallimard, 1980, p. 143. 11. Franco Romerio, « Les risques des politiques électronucléaires », dans Ivo Rens et Joel Jakubec (dir.), Radioprotection et droit nucléaire, Genève, Georg, 1998, p. 263-274, spéc. p. 268. Voir également François Bianchi et Alain Papaux, « L’homme et le droit nucléaire de lege ferenda », dans Ivo Rens et Joel Jakubec (dir.), op. cit., p. 313-350, spéc. p. 321. 12. Le principe « ALARA » est un principe d’optimisation qui, notamment dans le domaine de la radioprotection, implique de prendre en compte, dans la gestion du risque, les incertitudes sur la relation dose-effet. 13. Marie-Claude Boehler, « Le principe de précaution et la radioprotection », dans Ivo Rens et Joel Jakubec (dir.), op. cit., p. 153. Voir également infra. 14. Ibid., p. 151. 15. Ibid., p. 154. 16. Franco Romerio, « Les risques des politiques électronucléaires », art. cité, p. 269. 17. François Bianchi et Alain Papaux, « L’homme et le droit nucléaire de lege ferenda », art. cité, p. 321. 18. Rapport de la Cour des comptes, Les coûts de la filière nucléaire, 2012, p. 233 et suiv. 19. Baruch de Spinoza, Éthique, partie III, préface. 20. Aldo Léopold, Almanach d’un comté des sables, Paris, Flammarion, 2000, p. 283. 21. Michel Serres, Le contrat naturel, Paris, Flammarion, 2009, p. 64 et 67. 22. François Ost, La Nature hors la loi. L’écologie à l’épreuve du droit, op. cit., p. 166 ; Gérald Hess, Éthiques de la nature. Éthique et philosophie morale, op. cit., p. 166 et suiv. 23. Patrick Reyners, « Le droit nucléaire confronté au droit de l’environnement : autonomie ou complémentarité ? », Revue québécoise de droit international, hors-série, 2007, p. 149-186, spéc. p. 169. 24. Laurent Fonbaustier, « Environnement et pacte écologique – Remarques sur la philosophie d’un nouveau “droit à” », Cah. Cons. const. 2003, no 15, p. 140 et suiv. 25. Arne Naess, Écologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 58. 26. Cour suprême des États-Unis, Sierra Club v. Morton, 405 U.S., 1972. 27. Opinion dissidente du juge Douglas, Cour suprême des États-Unis, Sierra Club v. Morton, 405 U.S., (1972). 28. Inanimate objects are sometimes parties in litigation. A ship has a legal personality, a fiction found useful for maritime purposes. The corporation sole—a creature of ecclesiastical law—is an acceptable adversary and large fortunes ride on its cases. The ordinary corporation is a “person”

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for purposes of the adjudicatory processes, whether it represents proprietary, spiritual, aesthetic, or charitable causes (ibid.). 29. « Nature ou Pacha Mama, où se reproduit et réalise la vie, a le droit à ce que soient intégralement respectés son existence, le maintien et la régénération de ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus évolutifs. Toute personne, communauté, peuple ou nationalité pourra exiger à l’autorité publique, l’accomplissement des droits de la nature [...]. » 30. Corte provincial de justicia de Loja, sala penal, 30 mars 2011, juicio no 1112-2011-0010. 31. Baruch de Spinoza, Éthique, précité, partie III, proposition vi. 32. Ibid., partie II, proposition xxxviii. 33. Baruch de Spinoza, Traité théologico-politique, chapitre IV, « De la loi divine ». 34. Sur l’ensemble de ce développement, voir Baruch de Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement et de la voie qui mène à la vraie connaissance des choses, titre 1. 35. Arne Naess, Écologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 262. 36. Ibid., p. 54. 37. Fabrice Flipo, « Écologie, communauté et style de vie – compte-rendu du livre d’Arne Naess », Mouvements, 2009, disponible en ligne à l’adresse suivante : http:// www.mouvements.info/Amo-Naess-et-l-ecologie-politique.html (consulté le 4 novembre 2015), 5 p. 38. « Notre Fondation a pour fin de connaître les causes et les mouvements secrets des choses et de reculer les frontières de l’empire de l’homme sur les choses, en vue de réaliser toutes les choses possibles » (Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, Paris, Flammarion, 1997, p. 119). 39. Jürgen Habermas, La technique et la science comme « idéologie », Jean-René Ladmiral (trad.), Paris, Gallimard, 1990. 40. Voir notamment Roger Bruyeron (dir.), Faut-il aller vivre dans les bois ? Lettre de J.- J. Rousseau à M. Philopolis, Paris, Hermann, 2012. 41. François Bianchi et Alain Papaux, « L’homme, la radioprotection et le droit nucléaire de lege ferenda », art. cité, p. 316. 42. Rapport de la Cour des comptes, Les coûts de la filière nucléaire, op. cit., p. 88. 43. Sur l’ensemble de ces éléments, voir Rapport de la Cour des comptes, Les coûts de la filière nucléaire, op. cit., p. 91 et suiv. 44. Ibid., p. 34. 45. Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, t. II, « Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle », Christophe David (tard.), Paris, Fario, 2011. 46. Christophe David, « Günther Anders et la question de l’autonomie de la technique », Écologie et politique, vol. 1, no 32, 2006, p. 179-196, spéc. p. 179. 47. Hans Jonas, Le principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, 2013, p. 75. 48. Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Armand Colin, 1954, p. 126. 49. Hans Jonas, Le principe de responsabilité, op. cit., p. 314.

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50. Michel Serres, Le contrat naturel, op. cit., p. 44. 51. Baruch de Spinoza, Lettre à Simon de Vries, lettre X. 52. Baruch de Spinoza, Éthique, partie II, proposition xl, scholie II. 53. Ibid., partie V, proposition XL, scholie. 54. Ibid., partie IV, proposition IV, démonstration. 55. Patrick Reyners, « Le droit nucléaire confronté au droit de l’environnement... », art. cité, p. 158. 56. Olivier Godard, « Le principe de précaution, une nouvelle logique de l’action entre science et démocratie », Philosophie politique, no 11, 2000, p. 17-56, également disponible à l’adresse suivante : http://www.estig.ipbeja.pt (consulté le 4 novembre 2015), p. 27. 57. Sur l’ensemble de ces développements, voir Marie-Claude Boehler, « Le principe de précaution et la radioprotection », art. cité, p. 149. 58. François Bianchi et Alain Papaux, « L’homme, la radioprotection et le droit nucléaire de lege ferenda », art. cité, p. 333. 59. Karl R. Popper, La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1989. 60. François Bianchi et Alain Papaux, « L’homme, la radioprotection et le droit nucléaire de lege ferenda », art. cité, p. 334. 61. Catherine Larrère, « Précaution », dans Monique Canto-Sperber (dir.) Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 2004, p. 1534-1537. 62. Grégoire Traoré, « L’heuristique de la peur et les contresens de la modernité », Rubrique philosophie, 8 février 2009. 63. Olivier Godard, « Le principe de précaution, une nouvelle logique de l’action entre science et démocratie », art. cité, p. 17-18 et 11 et suiv. 64. Corinne Lepage et François Guéry, La politique de précaution, Paris, PUF, 2001, p. 140. 65. Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2004, p. 83-84. 66. Hans Jonas, Le principe de responsabilité, op. cit., p. 65. 67. Ibid., p. 84-85. 68. Ibid., p. 78. 69. Voir, sur ce point, les débats au sein du Comité de la prévention et de la précaution : « Le principe de précaution : analyse critique de la proposition de “lignes directrices” de la DG XXIV », 8 novembre 1999, disponible en ligne à l’adresse suivante : http:// www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/07-4.pdf (consulté le 4 novembre 2015). Voir également Olivier Godard, « Le principe de précaution, une nouvelle logique de l’action entre science et démocratie », art. cité, p. 14. 70. Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, op. cit., p. 90-91. 71. Arne Naess, Écologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 262. 72. Baruch de Spinoza, Éthique, partie V, proposition LVIII, scholie. 73. Lettre de Voltaire à Jean-Jacques Rousseau, Genève, 30 août 1755. 74. « En tant qu’écosophes nous devons éviter de faire croire aux gens que nous disons “oui !” à tout ce qui vient de la nature » (Arne Naess, Écologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 265).

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75. Ibid., p. 262 et 153. 76. Fabrice Flipo, « Écologie, communauté et style de vie – compte-rendu du livre d’Arne Naess », art. cité.

RÉSUMÉS

La philosophie moderne implique que l’Homme domine la Nature à laquelle il n’appartient pas et s’en extirpe à l’aide de la connaissance et de la technique. Ce développement unilatérale de la pensée moderne a été remis en question, aux États-Unis, dès le XIXe siècle, et se heurte, depuis les années 1970, à un renouveau de la philosophie naturaliste. Fondée sur la reconnaissance d’une valeur intrinsèque de la Nature et sur la dénonciation de l’utopie techno-scientifique, la philosophie naturaliste remet en cause le paradigme cartésien qui demeure au fondement de la « modernité réflexive » pour laquelle la question centrale n’est plus tant celle de la maîtrise de la Nature que celle de la maîtrise des risques et notamment du risque nucléaire. D’une part, les partisans de la philosophie naturaliste dénoncent les méthodes d’évaluation du risque nucléaire fondées sur une interprétation fréquentielle et sur un bilan « coûts-bénéfices » pour les seules sociétés humaines. Ils proposent au contraire d’ériger la Nature en sujet de droit afin d’établir les obligations que les Hommes ont envers elle. D’autre part, les penseurs naturalistes développent, au regard de « notre impuissance à maîtriser la puissance » technologique (H. Jonas), une éthique de la prudence. Ils recourent pour ce faire à une interprétation stricte du principe de précaution visant à s’abstenir de toute action présentant le risque le plus minime d’enclencher des événements fatals pour l’intégrité des écosystèmes.

Modern philosophy presupposes that Man dominates Nature, which does not belong to him, and keeps away from her by using knowledge and technology. This unilateral development of modern thought was questioned in the United States as early as the nineteenth century, and has been facing a revival of naturalistic philosophy since the 1970s. Based on the recognition of the intrinsic value of Nature and the denunciation of the techno-scientific utopia, naturalistic philosophy challenges the Cartesian paradigm. It is, indeed, still the foundation of “reflexive modernity”, the central question of which is not so much “how to control Nature” but “how to control the risks”, and particularly the nuclear risk. On the one hand, naturalistic philosophers denounce the risk assessment methods in nuclear activities that are based on a frequency interpretation and on a “cost-benefit” analysis focused only on human societies. On the contrary, they propose to consider Nature as a subject of law in order to establish the obligations that Man has to her. Furthermore, naturalist thinkers are developing an ethics of prudence because of “our inability to harness” the power of technology (H.Jonas). This is based on a strict interpretation of the precautionary principle of refraining from doing anything that might trigger events that destroy the integrity of ecosystems.

INDEX

Keywords : nuclear, nature, modernity, risk, naturalistic philosophy Mots-clés : nucléaire, nature, modernité, risque, philosophie naturaliste

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AUTEUR

OLIVIER CLERC Maître de conférences à l’université de Corse, UMR LISA 6240, membre associé du CRDEI, université Montesquieu – Bordeaux IV

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Les vicissitudes de la protection des droits et libertés par la Cour constitutionnelle du Bénin The vicissitudes of the protection of rights and freedoms by the Constitutional Court of Benin

Dario Degboe

1 Régulièrement vanté dans la doctrine africaine1, le modèle béninois de justice constitutionnelle tient essentiellement à la stabilité du texte fondamental jamais révisé et à la jurisprudence de la cour siégeant à Ganhi, « rue 637 ». L’ère du renouveau démocratique, ouverte dans les années 1990 en Afrique noire francophone, a été marquée au Bénin par l’adoption d’une nouvelle Constitution2. À la suite de la conférence des forces vives de Cotonou3, le constituant a gravé dans le marbre les recettes susceptibles de parachever le renouveau institutionnel. L’accent a été mis sur la protection des droits fondamentaux4. Outre l’instabilité politique ayant marqué les trente premières années d’indépendance5, la violation des droits humains était une tare des régimes postcoloniaux6.

2 Instituée au lendemain du gouvernement marxiste-léniniste, la Cour constitutionnelle du Bénin est perçue comme « le garant ou la sentinelle contre toute velléité de retour à l’arbitraire7 ». La cour de Cotonou est faite garante des « droits fondamentaux de la personne humaine et des libertés publiques » (art. 121). La diversité des modalités de contrôle de constitutionnalité des normes, la qualité des requérants institutionnels, l’institution de mécanismes spécifiques aux droits et libertés et l’ouverture de la saisine aux justiciables visent à assurer la protection constitutionnelle des citoyens. Les attributions confiées à la Cour constitutionnelle ont été renforcées de façon prétorienne. Depuis quelques années néanmoins, sa jurisprudence est de plus en plus controversée. Cette défiance est due à la façon dont le juge constitutionnel exerce son office. Les épithètes péjoratives abondent pour dénoncer des « excès de zèle8 », de la « fantaisie9 », des « abus10 », un « gouvernement des juges déchaîné11 », etc.

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3 Récemment, le 16 juillet 201512, la Cour constitutionnelle a jugé que l’article 44 de la Constitution – « Nul ne peut être candidat aux fonctions de Président de la République s’il [...] n’est âgé de 40 ans au moins et 70 ans au plus à la date de dépôt de sa candidature [...] » – autorise toute personne ayant atteint cet âge « à une date quelconque » « au cours de l’année de l’élection », même postérieurement à la clôture des candidatures, à se porter candidate. Cette décision se fonde sur l’égalité entre les personnes dont la date de naissance complète (jour, mois et année) est renseignée à l’état civil et celles pour lesquelles il n’est mentionné que l’année de naissance (la date et le mois étant inconnus). Mais le principe d’égalité n’empêche pas que des personnes soient soumises à des traitements différents en fonction de leurs situations respectives.

4 Le contentieux des droits et libertés est topique des singularités de la Cour constitutionnelle du Bénin13. Il pose la question de l’équilibre entre les garanties accordées aux citoyens et la façon dont, en concourant à leur sauvegarde, la Cour constitutionnelle exerce ses fonctions. De façon stipulative, la Constitution au sens matériel signifie « les règles majeures relatives aux droits de l’homme et à l’organisation du pouvoir dans l’État14 ». Si la cour assure la défense des droits et libertés, dans quelle mesure l’exercice de cette mission influe-t-elle sur l’architecture institutionnelle organisée par la Constitution ? La protection des citoyens justifie-t-elle un bouleversement de la répartition des compétences entre les juges internes ?

5 Dotée d’attributions originales, la Cour constitutionnelle a accru son rôle en s’octroyant des fonctions inédites (1). Ce mouvement continu d’extension provoque néanmoins un enchevêtrement des contentieux relevant des divers organes juridictionnels intervenant dans la protection des droits fondamentaux (2). De façon générale, la cour porte son contrôle au-delà des limites fixées par les dispositions constitutionnelles. De ce point de vue, l’orientation de sa jurisprudence depuis le début des années 2000 ne démontre pas un exercice modéré de son office. La propension du juge constitutionnel à l’élargissement de ses compétences donne l’impression d’un pouvoir sans limite (3).

1. L’auto-attribution de compétences inédites

6 Le ton est donné dès le préambule de la Constitution. Un catalogue de principes proclame la détermination du « peuple béninois » (al. 2 du préambule) à « créer un État de droit et de démocratie pluraliste, dans lequel les droits fondamentaux de l’Homme, les libertés publiques, la dignité de la personne humaine et la justice » seraient garantis. De façon tautologique, un autre alinéa réaffirme l’attachement aux principes « de la démocratie et des Droits de l’Homme, tels qu’ils ont été définis par la Charte des Nations-Unies de 1945, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ». La référence à ces textes internationaux présente une similitude avec les renvois du préambule de la Constitution française de 1958 à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ainsi qu’au préambule de la Constitution de 1946. Les normes signifiées par les actes auxquels renvoie le préambule de 1990 servent parfois de référence pour le contrôle de constitutionnalité du juge béninois.

7 C’est le cas de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après CADHP), convention internationale adoptée en 1981 au sein de l’Organisation de l’unité africaine, ratifiée par le Bénin, le 20 janvier 1986. À rebours du Conseil constitutionnel qui a agi proprio motu pour donner une valeur constitutionnelle aux normes de renvoi

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du préambule de 1958 (déc. 16 juill. 1971, no 71-44 DC15), le constituant béninois n’a pas laissé à la cour la faculté de conférer ou de nier la valeur constitutionnelle de la charte de 1981. Bien que ces dispositions ne sont pas reprises in extenso dans le texte de 1990, « les droits et devoirs proclamés et garantis par la Charte [...] font partie intégrante de la Constitution et du Droit béninois » (art. 716). Outre ces divers renvois, le titre II intitulé « Des droits et devoirs de la personne humaine » et composé de trente-trois articles énumère un ensemble de droits et libertés dont la complétude retient l’attention. Les droits civils, politiques, économiques et socio-culturels17 sont abondés par d’autres droits et principes dits « démotiques18 » tels la laïcité et les droits des personnes vulnérables. Sur le plan comptable, 20 % des articles du corpus constitutionnel y sont relatifs. Ainsi, il est fréquent que la cour fonde ses décisions aussi bien sur des dispositions du texte constitutionnel que sur celles de la Charte africaine des droits de l’homme19.

8 Le contentieux constitutionnel béninois se décline en deux modalités : le contrôle a priori obligatoire et celui a posteriori facultatif. La cour examine la conformité des lois avant la promulgation, sur saisine du président de la République ou de tout membre de l’Assemblée nationale monocamérale (art. 121, al. 1er). L’inaction des requérants institutionnels rend l’examen automatique. Le juge constitutionnel voit dans le contrôle obligatoire institué par l’article 11720 une habilitation à s’autosaisir. De la sorte, la conformité de la législation est assurée en amont. Cette autosaisine rappelle les intentions de l’exécutif français, de Valéry Giscard-d’Estaing notamment, en 1974. L’article 2 du projet de loi constitutionnelle portant révision de l’article 61 de la Constitution prévoyait que le Conseil constitutionnel puisse se saisir « des lois qui lui paraîtraient porter atteinte aux libertés publiques ». Pour autant, il est rare que la cour béninoise ne soit pas saisie a priori. En pratique, affichant une posture de garant du respect de la Constitution depuis 1998, les présidents de la République lui défèrent systématiquement les textes adoptés par l’Assemblée nationale21.

9 Le contrôle de conformité peut également s’opérer après la promulgation des lois, soit sur saisine directe, soit par la voie de « l’exception d’inconstitutionnalité22 » soulevée dans un procès en cours. Le juge devant lequel l’exception est posée sursoit à statuer jusqu’à la décision de la Cour constitutionnelle qui doit être rendue dans un délai de trente jours (art. 122). À cet égard, l’exception d’inconstitutionnalité est susceptible d’être un moyen dilatoire, bien qu’elle permette aux justiciables de participer à la protection de leurs droits fondamentaux. À l’envers de la question prioritaire de constitutionnalité, le contrôle a posteriori béninois n’est pas restreint aux droits et libertés constitutionnels. Saisie en aval de la promulgation des actes législatifs, la Cour constitutionnelle confronte les dispositions contestées tant aux droits et libertés qu’aux autres normes de référence de son contrôle. Ainsi est-elle susceptible d’examiner les dispositions qui, adoptées avant 1998, ne lui avaient pas été soumises a priori. Une autre particularité du contentieux a posteriori – et en cela il se distingue du modèle français – est l’impossibilité d’abroger les dispositions non conformes. Tandis que l’article 124, alinéa 1er de la Constitution stipule qu’une disposition censurée a priori « ne peut être promulguée ni mise en application », la sanction de l’inconstitutionnalité prononcée a posteriori n’est pas mentionnée. Toutefois, le règlement intérieur de la Cour constitutionnelle (art. 42) prévoit que les dispositions déclarées non conformes cessent de produire leurs effets23. Écartées du cas d’espèce, ces dispositions devraient rester inappliquées. La cour n’est pas habilitée à abroger les lois jugées inconstitutionnelles après la promulgation. Si elle conserve le monopole du contrôle – concret – de

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constitutionnalité, la sanction s’apparente pourtant à celle du modèle déconcentré et diffus à l’américaine.

10 Le caractère « atypique24 » du mécanisme béninois de protection des droits fondamentaux réside moins dans ces modalités classiques que dans l’instauration d’un « procès constitutionnel ». L’article 120 du texte constitutionnel institue une plainte en violation des droits fondamentaux. Tout justiciable peut saisir la Cour constitutionnelle d’une atteinte aux droits de la personne humaine et aux libertés publiques. Quantitativement, ces plaintes sont à l’origine de la majorité des décisions relatives aux droits de la personne25. L’efficacité de ce procès constitutionnel peut néanmoins être relativisée à de nombreux égards. Depuis son installation en 1993, la Cour constitutionnelle a constamment admis que les plaintes portent sur n’importe quel acte ou fait. À ce titre, elle a examiné la conformité aux droits et libertés d’une correspondance du ministère de l’Intérieur interdisant la tenue d’un congrès, d’un communiqué radiodiffusé, ou de la création de postes-péages par le gouvernement. De même, l’arrestation et le maintien en garde à vue d’un individu sans motif sérieux sont arbitraires et inconstitutionnels ; les sévices infligés à des plaignants par la gendarmerie nationale sont des traitements cruels inhumains et dégradants, en violation de l’article 18, alinéa 1er26. De simples déclarations ont également été jugées inconstitutionnelles : les propos tenus par le chef de l’État dans un entretien télévisé27, ou par un ministre28 en public. Les saisines des particuliers peuvent enfin porter sur des faits survenus dans leurs rapports interpersonnels29. Des violences domestiques30, des sévices commis par des personnes qui ne sont ni dépositaires de la force publique, ni agents publics violent des dispositions constitutionnelles. Inédites au regard des compétences classiques des juridictions constitutionnelles spécialisées, ces attributions font de la cour béninoise un juge de fond en matière de droits fondamentaux.

11 L’office de la Cour constitutionnelle a subi une évolution notable au début des années 2000. Alors qu’elle se contentait de déclarer la contrariété des actes et faits en cause au regard des droits et libertés constitutionnels, la cour a, pour la première fois dans une décision du 31 mai 2002 (déc. DCC no 02-52), posé le principe du droit des victimes à la réparation des violations subies. Toutefois, elle ne détermine pas le quantum de la compensation financière ou le montant des dommages-intérêts. Ses décisions s’imposant à toutes les autorités juridictionnelles cependant (art. 124, al. 2), les requérants peuvent s’en prévaloir au civil. Pour autant, les victimes ne sont pas rétablies dans leurs droits. La cessation des violations est incertaine dès lors que l’exécution de la décision n’est pas assortie d’astreinte. Juge de fond en matière de protection des droits fondamentaux, la portée et l’autorité des décisions de la Cour constitutionnelle sont relatives. Il reste que, à force de se préoccuper de questions micro-constitutionnelles31, elle risque de perdre de vue l’essentiel et de se disperser. Sa jurisprudence témoigne d’un élargissement constant de ses compétences provoquant des conflits d’attributions.

2. L’enchevêtrement des contentieux

12 Combinée à sa politique jurisprudentielle32, l’importance des prérogatives de la Cour constitutionnelle devient source de difficultés. Les normes constitutionnelles créent des interférences en matière de contrôle de légalité des actes réglementaires.

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13 Au Bénin, le contrôle de légalité des actes réglementaires incombe aux chambres administratives des juridictions de l’ordre judiciaire33. Or, la Cour constitutionnelle est habilitée à se « prononcer d’office sur la constitutionnalité des lois et de tout texte réglementaire censé porter atteinte aux droits fondamentaux de la personne humaine et aux libertés publiques » (art. 121, al. 2). Dans le même sens, tout citoyen peut déférer « les lois, textes et actes présumés inconstitutionnels » (art. 3), et la cour statue obligatoirement sur « la constitutionnalité des lois et des actes réglementaires censés porter atteinte aux droits fondamentaux » (art. 117). Ces dispositions imbriquent les compétences des juges constitutionnel et judiciaire dans le contentieux des actes réglementaires. Une distinction est opérée entre, d’une part, les griefs tirés de la violation des droits et libertés et, d’autre part, ceux relatifs aux autres normes du contrôle. Le juge judiciaire tranche les seconds dans le cadre du contentieux de l’excès de pouvoir. En revanche, les premiers relèvent du contrôle de constitutionnalité34. Si la cour indique qu’elle n’est pas juge de la légalité des actes administratifs, elle a pu considérer qu’un arrêté ministériel du 6 mars 2006 était conforme aux principes du droit à la défense de l’article 7.1 de la CADHP35 et qu’un arrêté municipal interdisant une marche en raison de risques de troubles à l’ordre public ne portait pas atteinte à la liberté d’association consacrée à l’article 25 de la Constitution36. Finalement, on aboutit à un « décloisonnement37 » du contentieux des actes administratifs.

14 Franchissant des paliers successifs, la cour béninoise tend à transformer en suprématie la prééminence que la Constitution lui confère pour la protection des droits fondamentaux. Se fondant sur l’article 121 précité, le juge constitutionnel s’autosaisit, quand bien même les plaignants ont intenté d’autres actions. Il en a été ainsi alors que le président de la République avait été saisi d’un recours gracieux contre un décret de reclassement de fonctionnaires censé porter atteinte aux principes de non- discrimination et d’égalité devant la loi. La cour s’est également saisie d’une affaire de perquisition illégale de domicile, alors que la victime présumée avait porté plainte devant le tribunal de première instance de Cotonou38. Toutefois, la Constitution ne détermine pas l’articulation des juridictions en matière de protection des droits fondamentaux. En pratique, l’auto-saisine de la Cour constitutionnelle ne dessaisit pas le juge judiciaire. À cet égard, l’enchevêtrement des contentieux paraît désorganisé. Les conflits d’interprétation sont nombreux39. De même, il est fréquent que les justiciables adressent leurs recours simultanément aux juridictions ordinaires et à la Cour constitutionnelle, espérant mettre toutes les chances de leur côté. « Parfois, quand ils n’ont pas eu gain de cause [devant le juge de droit commun], la Cour constitutionnelle devient le dernier rempart40. »

15 Les dispositions constitutionnelles instituent un ordre juridictionnel unique : l’ordre judiciaire. Composé de juridictions d’instance et d’appel, cet ordre juridictionnel est chapeauté par une Cour suprême régie par le titre VI du texte constitutionnel, « Du pouvoir judiciaire41 ». La Cour suprême est la plus haute juridiction en matière administrative, judiciaire et des comptes de l’État (art. 131, al. 1er). Elle se distingue de la Cour constitutionnelle, institution spécialisée, placée en dehors du pouvoir judiciaire et régie par le titre V. L’autorité conférée aux sentences respectives de la Cour suprême et de la Cour constitutionnelle marque l’indépendance organique entre les deux institutions. Les arrêts de la Cour suprême « ne sont susceptibles d’aucun recours [et] s’imposent au pouvoir exécutif, au pouvoir législatif, ainsi qu’à toutes les juridictions » (art. 131, al. 3). De même, les décisions de la Cour constitutionnelle « ne sont

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susceptibles d’aucun recours, s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités civiles, militaires et juridictionnelles » (art. 124, al. 2). On en déduit que la Cour constitutionnelle n’est pas habilitée à connaître des décisions juridictionnelles, encore moins des arrêts rendus par la haute juridiction judiciaire. À rebours des textes allemand (art. 93) ou espagnol (art. 53), les dispositions constitutionnelles en vigueur au Bénin n’instaurent pas un recours (direct ou indirect) contre les décisions des juges judiciaires devant la Cour constitutionnelle. C’est pourtant cette interprétation que la cour de Ganhi a faite après quelques atermoiements.

16 L’immunité des arrêts de la Cour suprême devant le juge constitutionnel a longtemps été affirmée. En 1992 par le Haut Conseil de la République faisant office de juridiction constitutionnelle (déc. 28 oct. 1992, no 13 DC), puis en 1994 (déc. DCC no 11-94, 11 mai 1994) et en 1998 (déc. DCC no 98-021, 11 mars 1998) : nonobstant les articles 117, alinéa 4, 120 et 121, alinéa 2 qui « donnent compétence exclusive à la Cour Constitutionnelle pour statuer sur les violations des droits de la personne humaine », il ressort de l’article 131 qu’il est « formellement interdit, non seulement aux parties, mais encore à quiconque, de remettre en question devant quelque juridiction que ce soit, ce qui a été jugé par cette haute juridiction dans son domaine de compétence ; que corrélativement la même interdiction est faite à toute juridiction de connaître desdites décisions ». Cette position de principe qui préservait l’indépendance fonctionnelle et organique entre les deux institutions a ensuite été infléchie par un obiter dictum en 1995. Tout en concluant à un non-lieu à statuer, la Cour constitutionnelle affirmait que, si elle était « compétente pour statuer sur la constitutionnalité de l’arrêt no 93-06/ CJ-P du 22 avril 1993 [de la Cour suprême], elle aurait jugé que les droits de la défense ont été violés42 ». De façon plus nette en 2003 (déc. DCC no 03-166, 11 nov.2003) : une décision de justice n’est pas un acte susceptible de recours, « pour autant qu’elle ne viole pas les droits de l’homme ». En d’autres termes, elle serait compétente pour examiner la constitutionnalité des décisions de justice dans l’hypothèse d’une atteinte aux droits et libertés. La brèche ouverte en 2003 a été concrétisée en 2009.

17 Dans une décision du 13 août 2009 (déc. DCC no 09-087), la Cour constitutionnelle, sur saisine directe, a apprécié la conformité d’un arrêt rendu par la Cour suprême en application du droit coutumier. Dans un litige foncier, le requérant avait été débouté en première instance et en appel. Sur le fondement du code coutumier, les juges du fond avaient considéré que les terres dont il revendiquait l’héritage ne pouvaient avoir été acquises par ses ancêtres qui, en qualité d’esclaves, ne jouissaient pas du droit d’accès à la propriété. Or, dans une décision de 2006 (déc. DCC no 06-76, 27 juill. 2006), la Cour constitutionnelle avait jugé que le droit coutumier ne pouvait « servir de base légale à une décision judiciaire ». En faisant état du statut d’esclavage, ses dispositions portent atteinte aux droits fondamentaux de la personne humaine et aux libertés publiques. C’est pour obvier à la méconnaissance de sa décision de 2006 que la Cour constitutionnelle a censuré la Cour suprême. Ainsi, « l’arrêt no 13/CJ-CT du 24 novembre 2006 de la chambre judiciaire [...] est contraire à la Constitution43 » en ce qu’il porte atteinte à la dignité humaine. Dans cet arrêt insusceptible de recours, la chambre judiciaire de la Cour suprême appliquait des dispositions explicitement déclarées non conformes. En l’occurrence, la portée du contrôle a posteriori est source de difficultés. La Cour suprême n’aurait pas pu se fonder sur les dispositions litigieuses du code coutumier si la Cour constitutionnelle les avait abrogées dans sa décision de 2006. Si elle n’y est pas habilitée, elle ne l’est pas plus pour la censure des arrêts de la haute juridiction judiciaire. En outre, la décision DCC no 09-087, rendue le 13 août 2009,

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intervient quasiment trois ans après que la Cour suprême a tranché le litige en cassation, le 24 novembre 2006. Saisie le 27 mai 2008 d’une plainte en violation des droits fondamentaux, la Cour constitutionnelle a également outrepassé le délai de quinze jours imparti pour rendre sa décision (art. 120).

18 Au demeurant, le revirement de 2009 est le point d’orgue de l’évolution du rôle de la Cour constitutionnelle. Tendant à affirmer l’autorité du contrôle de constitutionnalité a posteriori, la décision du 13 août 2009 met en exergue une faille inhérente au modèle béninois. L’effet neutralisant que les juridictions judiciaires sont censées attacher aux inconstitutionnalités déclarées a posteriori n’est pas systématique. Du reste, si cette unique occurrence de censure du juge judiciaire traduit des velléités de suprématie, elle s’inscrit dans la logique de protection des droits fondamentaux. En effet, la Cour constitutionnelle a affirmé qu’« en matière de droits de l’homme, ses décisions [...] priment celles de toutes les autres juridictions ». Cependant, la consécration d’une primauté frise la réorganisation de l’architecture institutionnelle. Les dispositions constitutionnelles n’instaurent pas un lien de subordination entre la Cour constitutionnelle et la Cour suprême. De façon prétorienne, la Cour constitutionnelle esquisse un « ordre juridictionnel », entendu comme « une catégorie de juridictions (éventuellement réduite à une seule), suffisamment originales par la composition ou la compétence pour se distinguer des autres tribunaux44 », organisé autour de la protection des droits et libertés. Dans cet ordre de « fondamentalité » inédit, la Cour suprême, juridiction de cassation de l’ordre judiciaire, est reléguée au rang intermédiaire. Ses arrêts sont censurés pour violation des droits et libertés constitutionnels. Le juge judiciaire compétent pour sanctionner les comportements liberticides est concurrencé par la Cour constitutionnelle. Le contrôle de légalité confié aux chambres administratives de l’ordre judiciaire s’exerce sous réserve de l’examen de la « fondamentalité » des actes réglementaires par la Cour constitutionnelle. Juge de fond et de cassation, la Cour constitutionnelle s’érige en instance suprême de cet ordre juridictionnel.

19 Pour autant, la cristallisation d’une telle architecture juridictionnelle est improbable. La censure d’un arrêt de la Cour suprême ne se fondait sur aucune disposition écrite. Le juge constitutionnel ne dispose pas du pouvoir d’annuler les jugements et arrêts des juridictions judiciaires. La décision DCC no 09-087 se limite à une déclaration d’inconstitutionnalité dont l’objet est original. Si l’acceptation et l’absence de résistance participent de la validité d’une sentence45, la décision de la Cour constitutionnelle a entraîné un « pugilat institutionnel46 » du fait de la fronde de l’ordre judiciaire refusant de l’exécuter. L’effet utile du contrôle concret de constitutionnalité a posteriori est ainsi annihilé. Les arrêts de la Cour suprême étant définitifs, le demandeur débouté sur le fondement des dispositions non conformes ne dispose d’aucune voie de recours. Par ailleurs, le Bénin n’a pas ratifié le protocole de la CADHP qui, adopté le 10 juin 1998 à Ouagadougou, crée la Cour africaine des droits de l’homme devant laquelle les plaintes des individus sont recevables (art. 5-347). La solution devrait donc être trouvée dans l’ordre interne. Néanmoins, la difficulté paraît insoluble, tant la « westernisation48 » de l’architecture juridictionnelle crispe le dialogue des juges et empêche l’émergence d’un compromis en faveur des justiciables. De son côté, la doctrine se divise sur la question49. Quand bien même cette jurisprudence serait unanimement réprouvée par les interprétations délibératives, la décision DCC no 09-087 de 2009 « appartient au système juridique » « quel qu’en soit le contenu, même absurde50 », si on admet que la validité d’une décision juridictionnelle ne dépend pas du

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raisonnement dont elle procède, mais de l’autorité qui la prend51. En effet, il n’existe pas « une deuxième juridiction constitutionnelle compétente pour examiner les décisions de la première52 ».

20 L’évolution des mécanismes de protection des droits fondamentaux est révélatrice d’une tendance générale. La Cour constitutionnelle du Bénin a été dotée d’innombrables compétences pour, à l’instar d’autres démocraties occidentales du XXe siècle, empêcher le retour de l’arbitraire53. Toutefois, la protection des droits fondamentaux revêt une dimension transversale. Aussi bien des comportements, des actes législatifs ou administratifs, des décisions juridictionnelles sont susceptibles de méconnaître un droit ou une liberté constitutionnels. La complexité est accrue par la façon dont la cour interprète le texte constitutionnel. Son activisme54 a provoqué une contestation croissante de ses décisions qui pourrait l’inciter à la modération.

3. Une autolimitation nécessaire

21 « La Cour constitutionnelle en fait-elle trop55 » ? Cette interrogation liminaire résume une partie des questionnements que suscite la jurisprudence constitutionnelle. L’audace est caractéristique de la cour béninoise56. Consubstantielle au constitutionnalisme africain57, cette audace pourrait néanmoins être pratiquée à dose homéopathique. Depuis le début des années 2000, la contestation de la légitimité de la cour entraîne sa fragilisation. Certaines décisions « marquées par le goût de la prise de risque et des sensations fortes58 » ne témoignent pas d’une maîtrise de la modération.

22 À la différence de certains textes constitutionnels59, l’acte du 11 décembre 1990, comme celui du 4 octobre 1958, ne prévoit pas explicitement le contrôle de conformité des lois constitutionnelles. Pour autant, la cour béninoise s’estime compétente pour contrôler les actes de révision de la Constitution – à l’instar des juges indien, burkinabais ou italien. Elle en a posé le principe le 8 juillet 2006 (DCC no 06-074) et a censuré60 la loi constitutionnelle du 13 juin 2006. Outre la question de l’admissibilité d’un tel contrôle61, le fondement de la censure soulève des difficultés. Dans la décision DCC no 06-074, la cour découvre un « principe à valeur constitutionnelle » de « consensus national62 ». Invoqué pour la première fois à l’occasion du contrôle de la loi constitutionnelle de 2006, le consensus national est de ces principes plastiques dont la géométrie « opportunément variable63 » confine à la notion fonctionnelle. Aussi n’est-il rattaché à aucune disposition constitutionnelle64. Or, la Constitution du 11 décembre 1990 comporte une clause de révision. Les articles 154 à 156 composant le titre XI « De la révision » ne subordonnent pas l’amendement du texte constitutionnel à un quelconque consensus national. Nonobstant l’affirmation explicite de sa valeur constitutionnelle, l’impératif de consensus national autour de la révision a tout d’un principe supraconstitutionnel65. Cette exigence qui s’impose au pouvoir constituant est hétéronome. À ce principe supraconstitutionnel, le juge constitutionnel a ajouté, en 2011, l’exigence de respect des « options fondamentales » de la conférence nationale.

23 Prise dans l’engrenage de « l’interprétation maximaliste66 », la cour limite les questions susceptibles d’être soumises à un référendum. L’article 6 d’une loi organique du 30 septembre 2011 portant conditions de recours aux référendums législatif (art. 58) et constituant (art. 155) disposait que « la forme républicaine, la laïcité de l’État et l’atteinte à l’intégrité du territoire national ne peuvent faire l’objet de questions à soumettre au référendum ». Ces dispositions réitéraient fidèlement les limites au

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pouvoir de révision inscrites à l’article 15667 de la Constitution. Exerçant son contrôle a priori obligatoire, la Cour constitutionnelle a jugé, le 20 octobre 2011 (déc. DCC no 11-067), que : « l’article 6 est contraire à la Constitution en ce qu’il ne cite pas toutes les options fondamentales de la Conférence nationale de février 1990 et qui sont reprises par les articles 42, 44 et 54 de la Constitution ; que l’article 6 doit donc être reformulé comme suit : ne peuvent faire l’objet de questions à soumettre au référendum, les options fondamentales de la Conférence nationale de février 1990, à savoir : la forme républicaine et la laïcité ; l’atteinte à l’intégrité du territoire national ; le mandat présidentiel de de cinq ans, renouvelable une seule fois ; la limite d’âge de 40 ans au moins et 70 ans au plus pour tout candidat à l’élection présidentielle ; le type présidentiel du régime politique au Bénin ».

24 Irréprochable quant à la procédure d’adoption – « considérant [...] qu’il s’ensuit que les conditions exigées par l’article 97 de la Constitution pour l’adoption d’une loi organique sont respectées » –, la loi organique de 2011 a été jugée contraire sur le fond (d’un point de vue statique) en tant que la Cour constitutionnelle l’a interprétée comme telle. La logique de la décision du 20 octobre 2011 est analogue à celle à l’œuvre dans la décision du 8 juillet 2006, certains y ayant vu une « scissiparité jurisprudentielle68 ». La Cour constitutionnelle voit dans les dispositions des articles 42, alinéa 1er69, 4470 et 5471 des « options [si] fondamentales72 » qu’elles devraient être intangibles. Si le texte constitutionnel ne les mentionne pas dans l’article énumérant les limites à la révision, le juge s’autorise à les y inclure en interprétant ces dispositions. On voit bien, dans une approche réaliste, que « l’interprète authentique est juridiquement libre de donner n’importe quelle signification à n’importe [...] quel fait73 », sous réserve des contraintes dans lesquelles s’enserre son contrôle. En l’occurrence, la cour relie les « options fondamentales » à la conférence nationale des forces vives de la nation à la suite de laquelle a été adoptée la Constitution béninoise. Réunissant à Cotonou les acteurs politiques, la société civile, les corps constitués et l’armée en février 1990, cette conférence a fondé le renouveau démocratique au Bénin, après dix-huit années de règne d’un régime militaire, de 1972 à 199074. Cependant, les conclusions de cette conférence ne forment pas un acte juridique et, étant dépourvues de portée normative a priori, sont insusceptibles de compléter ou de modifier le texte constitutionnel. Exerçant son pouvoir créateur, la cour impose au constituant dérivé des limites qui, soit ne se fondent pas sur les dispositions constitutionnelles, soit sont formellement externes à la clause de révision. Elle instaure ainsi une hiérarchie axiologique entre les normes constitutionnelles et des principes jugés supérieurs en vertu d’un jugement de valeur émis en tant qu’interprète. Cette politique fait apparaître le juge béninois comme un « ingénieur politique » ou « sociopolitique75 ». Vierge de révisions, le texte de 1990 a été épargné par des modifications opportunistes visant à maintenir des régimes au pouvoir en méconnaissance des limitations constitutionnelles.

25 Pourtant, en considérant que l’autorité et la légitimité du juge constitutionnel tiennent au fait qu’il n’a pas le dernier mot76de jure77, l’importance des attributions de la cour pose la question de sa légitimité, c’est-à-dire du titre en vertu duquel elle les exerce78. La figure du « lit de justice79 » est improbable puisque, d’une part, la cour contrôle le constituant dérivé et, d’autre part, lui impose le consensus national. Ce consensus ne pourrait se former contre l’interprète authentique du texte constitutionnel. De même, on ne peut exclure qu’à l’avenir, la cour (re)trouve des « options fondamentales » dans d’autres dispositions de la Constitution. L’idée qu’« il n’y a ni ne peut avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple80 » est contredite. En l’état

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actuel de la jurisprudence constitutionnelle, le « peuple béninois81 » peut difficilement « revenir sur le contrat social82 ». Mais ce faisant, la cour fait paradoxalement planer le spectre de l’instabilité constitutionnelle et politique.

26 D’un côté, la multiplication des strates jurisprudentielles à la révision tend à rendre l’acte de 1990 immuable. D’un autre côté, la cour (re)crée la norme constitutionnelle dès lors que des significations prescriptives qui ne se fondent sur aucune disposition écrite résultent de son contrôle. Or, ses décisions sont insusceptibles de recours. Contrairement à certains ordres juridiques, en Autriche, au Portugal, en Pologne, en Roumanie, au Kazakhstan83, le droit béninois n’institue pas de mécanisme propre à surmonter les décisions du juge constitutionnel. Puisque la modification du texte constitutionnel ne peut être empêchée ad vitam aeternam, elle risque de se produire « en dehors des formes et par d’autres organes que ceux auxquels est confié le pouvoir de révision, [...] par la force84 ».

27 Pour toutes ces raisons, le juge constitutionnel devrait être « rendu attentif à la véritable étendue de son pouvoir, averti de sa possible illégitimité à l’exercer sans retenue, incité à exercer son office avec conscience et modération, si possible dans un cadre prédéterminé et par-là même prévisible85 ». Sur la méthode, l’autolimitation ou self-restraint86 pourrait prendre la forme d’une meilleure motivation87 de ses décisions. L’exigence de « motiver pour convaincre88 » enserre le travail du juge (constitutionnel). Elle permet que ses délibérations soient évaluées. La Cour constitutionnelle gagnerait à s’affranchir du « je juge donc je motive » marquant certaines décisions. Par son ampleur et sa portée, la décision DCC no 09-87 du 13 août 2009 constitue un revirement qui aurait mérité une motivation plus étayée. De même, l’institution pourrait revenir à « une politique jurisprudentielle [...] fondée sur le droit », « c’est-à-dire sur les dispositions constitutionnelles écrites89 » ; songer à assouplir ses positions – sans forcément le dire – lorsque, provoquant la fronde du juge judiciaire dans des proportions inédites et une large réprobation de la doctrine, ses décisions entraînent un insoluble conflit d’attributions. Il y va de la sécurité juridique, d’autant plus nécessaire quand sont en cause les droits et libertés constitutionnels.

NOTES

1. Alioune Badara Fall, « Le juge constitutionnel béninois, avant-garde du constitutionnalisme africain ? », dans Joël Aïvo (dir.), La Constitution béninoise du 11 décembre 1990. Un modèle pour l’Afrique ? Mélanges en l’honneur de Maurice Ahanhanzo- Glèlè, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 717-728 ; Théodore Holo, « Émergence de la justice constitutionnelle au Bénin », Pouvoirs, no 129, 2009, p. 101-113. 2. L. no 90-32, 11 déc. 1990 portant Constitution de la République du Bénin, adoptée par référendum le 2 décembre 1990. 3. Assises tenues à Cotonou en février 1990 et à la suite desquelles la Constitution du Bénin, actuellement en vigueur, a été adoptée.

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4. Le constituant béninois use alternativement des expressions « droits fondamentaux » et « libertés publiques ». 5. Le Bénin a accédé à l’indépendance le 1er août 1960. 6. Théodore Holo, « Préface », dans Gilles Badet, Les attributions particulières de la Cour constitutionnelle du Bénin, Cotonou, FES, 2013, p. 10. 7. Babacar Kanté, « Préface », dans Ismaïla Madior Fall, Les décisions et avis du Conseil constitutionnel du Sénégal, Dakar, Credila, 2008, p. 14. 8. Meïssa Diakhaté, « Les ambiguïtés de la juridiction constitutionnelle dans les États de l’Afrique noire francophone », RDP 2015, p. 820. 9. Joseph Djogbenou, « Le contrôle de constitutionnalité des décisions de justice : une fantaisie de plus ? », disponible en ligne à l’adresse suivante : http://afrilex.u- bordeaux4.fr/sites/afrilex/IMG/pdf/ DJOGBENOU_Quelques_propos_sur_le_controle_de_constitutio_nalite_des_decisions_de_justice_type_2_co-.pdf (consulté le 6 novembre 2015), 27 p. 10. Dandi Gnamou, « La Cour constitutionnelle du Bénin en fait-elle trop ? », dans Joël Aïvo (dir.), La Constitution béninoise du 11 décembre 1990, op. cit., p. 729. 11. Dodzi Kokoroko, « Controverse doctrinale », ABJC, Revue de contentieux constitutionnel, no 1, 2013, p. 725-726. 12. Déc. DCC no 15-156, 16 juil. 2015, Monsieur Hermès A. C. Gbaguidi. 13. Étienne Sossou Ahouanka, « Le juge constitutionnel et la protection des droits fondamentaux », Revue béninoise des sciences juridiques et administratives, no 15, 2005, p. 93-129 ; « Le millésime de ces mandatures fait la part belle à la démocratie et aux droits fondamentaux » (Joël Aïvo, « Radioscopie sommaire de la justice constitutionnelle au Bénin », NCCC 2015, no 47, p. 99-112, spéc. p. 100). 14. Marie-Anne Cohendet, Droit constitutionnel, Paris, Montchrestien, 3e éd., 2006, p. 95. 15. Voir Agnès Roblot-Troizier, Contrôle de constitutionnalité et normes visées par la Constitution française, Paris, Dalloz, 2007, 688 p. 16. Art. 7, L. n o 90-32, 11 déc. 1990 portant Constitution de la République du Bénin : « Les droits et les devoirs proclamés et garantis par la Charte africaine des Droits de l’homme et des peuples adoptée en 1981 par l’Organisation de l’unité africaine, et ratifiée par le Bénin le 20 janvier 1986, font partie intégrante de la présente Constitution et du droit béninois ». 17. Le droit à la vie, à la liberté et à la sûreté (art. 15), le droit à la dignité (art. 5 CADHP), l’affirmation des caractères sacré et inviolable de la personne humaine (art. 8), l’interdiction de la torture ainsi que de tout traitement cruel, inhumain ou dégradant (art. 18), la liberté d’association (art. 11 CADHP), la liberté de conscience, de pensée et de religion (art. 23), le droit au respect de la vie privée (art. 20) étendu au domicile, à la correspondance et à la communication (art. 21), le droit à un procès équitable et la présomption d’innocence (art. 16 et 17), le droit à l’éducation (art. 12), la liberté de la presse (art. 24), le droit à la propriété (art. 22), le droit de grève (art. 31), le principe de non-discrimination (art. 36), le droit au développement et au plein épanouissement (art. 9), le droit à la culture (art. 10), le droit au travail (art. 30), le droit à un environnement sain (art. 24). 18. Déc. DCC nos 12-106, 3 mai 2012 et 12-017, 2 févr. 2012.

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19. Dans la décision DCC 06-037 du 4 avril 2006, la Cour constitutionnelle conclut à une violation du principe d’égalité devant la loi en se fondant aussi bien sur l’article 26 de la Constitution que sur l’article 3.1 de la Charte africaine. 20. Art. 117 : « La Cour constitutionnelle statue obligatoirement sur la constitutionnalité des lois organiques et des lois en général avant leur promulgation [...] ». 21. Gilles Badet, Les attributions particulières de la Cour constitutionnelle du Bénin, op. cit., p. 165-166. 22. Art. 122 : « La Cour peut être saisie par tout citoyen soit directement, soit par la procédure de l’exception d’inconstitutionnalité invoquée dans une affaire qui le concerne devant une juridiction ». 23. Art. 42 du règlement intérieur de la Cour constitutionnelle : « Dans le cas où la Cour constitutionnelle déclare contraire à la Constitution le texte attaqué, celui-ci cesse de produire ses effets à compter du prononcé de la décision ». 24. Nicaise Médé, Les grandes décisions de la Cour constitutionnelle du Bénin, Berlin, Éditions universitaires européennes, 2012, p. 18-24. 25. Gilles Badet, Les attributions particulières de la Cour constitutionnelle du Bénin, op. cit., p. 116. 26. Voir déc. DCC n o 98-030, 27 mars 1998, no 01-005, 11 janv. 2005, no 02-143, 19 déc. 2002, no 01-009, 11 janv. 2001 et no 98-101, 23 déc. 1998. 27. Déc. DCC no 13-071, 11 juill. 2013 portant sur l’interview « Boni Yayi à cœur ouvert » diffusée le 2 août 2012 sur la chaîne de télévision nationale. 28. Déc. DCC n o 14-156, 19 août 2014 relative au propos du ministre de l’Agriculture appelant une révision opportune de la Constitution afin que le chef de l’État exerce un troisième mandat. 29. Déc. DCC n os 98-100, 23 déc. 1998 ; 02-14, 19 févr. 2002 ; 04-13, 8 janv. 2014 ; 04-56, 19 juil. 2004 ; 06-55, 19 avr. 2006. 30. Déc. DCC no 12-026, 14 févr. 2012. 31. Pour l’emploi du terme, voir : Thierry Santolini, « Les techniques juridictionnelles du contrôle de constitutionnalité des lois », Rapport de synthèse, AIJC 1985, p. 113-115. 32. « Avoir une politique jurisprudentielle, c’est faire des choix, sélectionner des voies, agir [...]. La politique jurisprudentielle n’est donc pas la jurisprudence ; elle est le chemin suivi par cette dernière dans un domaine particulier ou sur une question spécifique [...]. Toute politique jurisprudentielle se manifeste par deux traits : elle est toujours un choix et elle répond nécessairement, du moins l’entend-elle ainsi, à un besoin » (Guy Canivet et Nicolas Molfessis, « La politique jurisprudentielle », dans La création du droit jurisprudentiel : mélanges en l’honneur de Jacques Boré, Paris, Dalloz, 2007, p. 79-96). 33. Art. 49, L. n° 2001-37 portant organisation judiciaire en République du Bénin : « Les tribunaux de première instance sont juges de droit commun en matière pénale, civile, commerciale, sociale et administrative » ; art. 66 : « En matière administrative, la cour d’appel est compétente pour connaître en dernier ressort du contentieux de tous les actes émanant des autorités administratives de son ressort ». 34. « Les actes [réglementaires] concernés par le contrôle de la Cour constitutionnelle sont exclusivement ceux qui sont censés porter atteinte aux droits fondamentaux de la

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personne humaine et aux libertés publiques » (Ceu Silva Monteiro, « Le contrôle de constitutionnalité des actes juridiques au Bénin », Bulletin de droit et d’information de la Cour suprême du Bénin, no 17, 2001, p. 14-15). Dans le même sens, voir Marie-Madeline Borantsuo, La contribution des Cours constitutionnelles à l’État de droit en Afrique, Paris, Economica, 2007, p. 146. 35. Déc. DCC no 97-008, 2 avr. 1997 et no 06-123, 1er sept. 2006. 36. Déc. DCC no 06-47, 5 avr. 2006. 37. Joël Aïvo, « La Cour constitutionnelle du Bénin », RFDC 2014, n o 99, p. 715-740, spéc. p. 731. 38. Déc. DCC no 05-103, 1er sept. 2005 et no 05-20, 3 mars 2005. 39. Joël Aïvo, « Les contrariétés de décision entre hautes juridictions », VIJJA, nos 9-10, 2012, p. 7. 40. Conceptia Denis Ouinsou, « Communication de la Cour constitutionnelle du Bénin », Cahiers de l’Association africaine des hautes juridictions francophones (« Actes du Colloque de Cotonou des 14-16 mai 2002), 2004, p. 125. 41. Art. 125 : « Le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Il est exercé par la Cour suprême, les cours et tribunaux créés conformément à la présente Constitution ». 42. Déc. DCC no 95-001, 6 janv. 1995. 43. Déc. DCC no 09-087, 13 août 2009. 44. Raymond Guillien, Jean Vincent, Serge Guinchard et Gabriel Montagnier (dir.), Lexique des termes juridiques, 17e éd., Paris, Dalloz, 2009, p. 506. 45. Michel Troper, « Marshall, Kelsen, Barak et le sophisme constitutionnaliste », dans Elizabeth Zoller (dir.), Marbury v. Madison, 1803-2003, Paris, Dalloz, 2003, p. 215 et suiv., reproduit dans Michel Troper, Le droit et la nécessité, Paris, PUF, 2011, p. 153. 46. Adama Kpodar, « Quand l’interprétation constitutionnelle menace la lisibilité du bloc référentiel. Contribution doctrinale sur la fausse vraie idée du contrôle de constitutionnalité », Constitutions, no 1, 2015, p. 7-19, spéc. p. 20. 47. Art. 5-3 : « La Cour peut permettre aux individus ainsi qu’aux organisations non gouvernementales (ONG) dotées du statut d’observateur auprès de la Commission d’introduire des requêtes directement devant elle conformément à l’article 34(6) de ce Protocole ». 48. Adama Kpodar, « Quand l’interprétation constitutionnelle menace la lisibilité du bloc référentiel... », art. cité, p. 21. 49. Saluant « un progrès de taille », Stéphane Bolle considère que la juridiction béninoise a « fait incontestablement œuvre utile sur le terrain de la Constitution sociale » (« Constitution, dis-moi qui est la plus suprême des cours suprêmes », dans La Constitution en Afrique, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://la- constitution-en-afrique.org/article-constitution-dis-moi-qui-est-la-plus-supreme-des- cours-39038170.html (consulté le 6 novembre 2015). En sens inverse, Joseph Djogbenou, « Le contrôle de constitutionnalité des décisions de justice : une fantaisie de plus ? », art. cité ; d’autres y voient un « excès de zèle jurisprudentiel » ; Meïssa Diakhate, « Les ambiguïtés de la juridiction constitutionnelle dans les États de l’Afrique noire francophone », art. cité, p. 820.

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50. Michel Troper, « Le pouvoir judiciaire et la démocratie », dans Le droit et la nécessité, op. cit., p. 207. 51. Michel Troper, « Marshall, Kelsen, Barak et le sophisme constitutionnaliste », art. cité, p. 153. 52. Michel Troper, « La machine et la norme. Deux modèles de Constitution », dans La théorie du droit, le droit, l’État, Paris, PUF, 2001, p. 154. 53. Dans ce sens : « la justice constitutionnelle s’est imposée au Bénin, à cause et grâce à l’expérience de la dictature marxiste-léniniste ». « Le refus de l’arbitraire, repris en chœur par la rue vers la fin des années 1980, s’est accompagné de la volonté ferme de soumettre l’État au droit » (Joël Aïvo, « La Cour constitutionnelle du Bénin », art. cité, p. 715) et « Radioscopie sommaire de la Cour constitutionnelle du Bénin », art. cité, p. 100 ; Gérard Conac, « Le juge et la construction de l’État de droit en Afrique francophone », Mélanges Guy Braibant, Paris, Dalloz, 1996, p. 107 ; Stéphane Bolle, Le nouveau régime constitutionnel du Bénin : essai sur la construction d’une démocratie africaine par la Constitution, thèse droit, université de Montpellier 1, 2002, p. 47. 54. L’activisme judiciaire est « la tendance des juges à l’initiative et l’innovation dans la prise de décision judiciaire » (Laurent Cohen-Tanugi, Le droit sans l’État, Paris, PUF, 1985, p. 51-52). 55. Dandi Gnamou, « La Cour constitutionnelle du Bénin en fait-elle trop ? », art. cité, p. 729. 56. Triple audace selon Abdoulaye Soma (« Observations sur la décision DCC 06-074 du 8 juillet 2006, loi constitutionnelle de prorogation du mandat des députés », dans La constitution béninoise du 11 décembre 1990, op. cit., p. 124-125). Voir également Dodzi Kokoroko, « Controverse doctrinale ... », art. cité, p. 721). L’« audace » du juge béninois est également soulignée par Joël Aïvo (« La Cour constitutionnelle du Bénin », art. cité, p. 716). 57. Aboulaye Soma, « Observations sur la décision DCC 06-074 du 8 juillet 2006 », art. cité, p. 125. 58. Joël Aïvo, « Radioscopie sommaire de la justice constitutionnelle au Bénin », art. cité, p. 100. 59. Certaines dispositions constitutionnelles prévoient un contrôle des lois de révision par le juge : la Roumanie (art. 146), la Moldavie (art. 135.1 et 141.2), la Turquie (art. 148) ; voir Guillaume Tusseau, « Le pouvoir des juges constitutionnels », dans Dominique Chagnollaud et Michel Troper (dir.), Traité international de droit constitutionnel, t. III, Paris, Dalloz, 2012, p. 202. 60. Babakane D. Coulibaley, « La neutralisation du Parlement constituant. À propos de la décision DCC 06-074 du 8 juillet 2006 », RDP 2009, no 5, p. 1493-1515 ; Ibrahim David Salami, « Le pouvoir constituant dérivé à l’épreuve de la justice constitutionnelle », Revue togolaise des sciences juridiques, 2011, no 00, p. 45-65. 61. Cécile Isidoro, « Le pouvoir constituant peut-il tout faire ? », dans L’esprit des institutions, l’équilibre des pouvoirs : mélanges en l’honneur de Pierre Pactet, Paris, Dalloz, 2003, p. 246. Voir également le dossier « Le contrôle de constitutionnalité des lois constitutionnelles », CCC 2010, no 27, p. 3-57. 62. Défini comme « l’un des idéaux ayant présidé à l’adoption de la Constitution [...] à savoir, l’accord du plus grand nombre sur un sujet donné » (Hilaire Akerekoro,

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« Lexique de contentieux constitutionnel », ABJC, Revue de contentieux constitutionnel, no 1, 2013, p. 729). 63. Jean-Marie Denquin, « La jurisprudence du Conseil constitutionnel : grandeur ou décadence du droit constitutionnel », Jus Politicum, no 7, 2012. 64. « La Cour constitutionnelle a invalidé la loi de révision de la Constitution [...] sur la base de normes qui ne figurent pas expressément parmi les dispositions écrites contenues dans la Loi suprême du 11 décembre 1990 : le consensus national » (Abdoulaye Soma, « Observations sur la décision DCC 06-074 du 8 juillet 2006... », art. cité, p. 123-124). 65. Michel Troper, « La notion de principes supra-constitutionnels », dans La théorie du droit, le droit, l’État, op. cit., p. 202-203. 66. Joël Aïvo, « La Cour constitutionnelle du Bénin », art. cité, p. 739. 67. Art. 156 : « Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire. La forme républicaine et la laïcité de l’État ne peuvent faire l’objet d’une révision ». 68. Cette technique « consiste non seulement à élargir sa jurisprudence à un autre cas, mais aussi à utiliser la nouvelle jurisprudence pour éclairer l’ancienne » (Adama Kpodar, « Controverse doctrinale », ABJC, Revue de contentieux constitutionnel, no 1, 2013, p. 712). 69. Art. 42, al. 1er : « Le président de la République est élu au suffrage universel direct pour un mandat de cinq ans, renouvelable une seule fois ». 70. Art. 44 : « Nul ne peut être candidat aux fonctions de Président de la République s’il : [...] n’est âgé de 40 ans au moins et 70 ans au plus à la date de dépôt de sa candidature [...] ». 71. Art. 54, al. 1er : « Le président de la République est le détenteur du pouvoir exécutif. Il est le chef du Gouvernement, et à ce titre, il détermine et conduit la politique de la Nation. Il exerce le pouvoir réglementaire ». 72. Cette expression qui « ne figure nulle part dans la Constitution du 11 décembre 1990 » est purement « une invention de la cour », (Dodzi Kokoroko, « Controverse doctrinale », art. cité, p. 725-726). 73. Michel Troper, « L’interprétation constitutionnelle », dans Le droit et la nécessité, op. cit., p. 156. 74. Albert Bourgi, « Les états-généraux de la démocratie », Jeune Afrique, no 1591, 1991, p. 28 ; Afize D. Adamon, Le renouveau démocratique au Bénin. La conférence nationale des Forces vives et la période de transition, Paris, L’Harmattan, 1995, 223 p. 75. Au Bénin, « l’émergence et l’affirmation de la justice constitutionnelle trouvent et tirent leur source tant des normes constitutionnelles que de l’environnement sociopolitique » (Théodore Holo, « Émergence de la justice constitutionnelle », art. cité, p. 113) ; Babacar Kanté, « Les juridictions constitutionnelles et la régulation des systèmes politiques en Afrique », dans Constitution et pouvoirs. Mélanges en l’honneur de Jean Gicquel, Paris, Montchrestien, 2008, p. 265-276. 76. Louis Favoreu, « La légitimité du juge constitutionnel », RIDC 1992, no 2, p. 179. 77. En tirant illustration de l’expérience française, Fabrice Hourquebie démontre que de facto, les révisions constitutionnelles visant à faire échec à la décision du conseil sont

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rares (Fabrice Hourquebie, Sur l’émergence du contre-pouvoir juridictionnel sous la Ve République, Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 313-325). 78. Norberto Bobbio, « Sur le principe de légitimité », Droits, no 32, 2002, p. 149. 79. En effet, « l’obstacle que la loi rencontre dans la Constitution peut être levé par le peuple souverain ou ses représentants, s’ils recourent au mode d’expression suprême : la révision constitutionnelle ». « Si les juges ne gouvernent pas, c’est parce qu’à tout moment le souverain, à la condition de paraître en majesté comme constituant peut, dans une sorte de lit de justice, briser leurs arrêts » (Georges Vedel, « Schengen et Maastricht (à propos de la décision no 91-294 DC du Conseil constitutionnel du 25 juillet 1991) », RFDA 1992, p. 179). 80. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Bernard Gagnebin et Marcel Raymond (dir.), Paris, Gallimard, 1964, p. 362. 81. Art. 4 de la Constitution : « Le Peuple exerce sa souveraineté par ses représentants élus et par la voie du référendum ». 82. « Messieurs, les droits des nations ont été proclamés en vain, si l’on ne reconnaît pas ce principe : qu’au peuple appartient le pouvoir de rectifier, de modifier sa Constitution, de la détruire même, de changer la forme de son gouvernement, et d’en créer une autre » (Frochot, Archives parlementaires, séance du 31 août 1791, t. XXX, p. 95). 83. Dominique Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Paris, Montchrestien, 8e éd., 2008, p. 510. 84. Michel Troper, « La notion de principes supra-constitutionnels », art. cité, p. 210. 85. Denys de Béchillon, « Comment encadrer le pouvoir normatif du juge constitutionnel ? », Cah. Cons. const. 2008, no 24, p. 79. 86. Laurent Pech, « Remède au gouvernement des juges : le judicial self restraint », dans Séverine Brondel, Norbert Foulquier et Luc Heuschling (dir), Gouvernement des juges et démocratie, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 63-113. 87. Voir Fabrice Hourquebie et Marie-Claire Ponthoreau, La motivation des décisions des cours suprêmes et cours constitutionnelles, Bruxelles, Bruylant, 2012, 308 p. 88. Xavier Magnon, « Plaidoyer pour que le Conseil constitutionnel devienne une Cour constitutionnelle », RFDC 2014, no 99, p. 1004. 89. Ibid., p. 1007-1008.

RÉSUMÉS

Souvent présentée comme un modèle en Afrique noire francophone, la Constitution béninoise du 11 décembre 1990 met l’accent sur la protection des droits fondamentaux. À ce titre, elle consacre un nombre important de principes protecteurs et prévoit des mécanismes pour en assurer la garantie. Le constituant a créé une Cour constitutionnelle garante des « droits fondamentaux de la personne humaine et des libertés publiques ». Le contentieux constitutionnel des droits fondamentaux illustre les singularités de la Cour béninoise. Tirant parti des larges

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attributions qui lui sont conférées, la Cour de Cotonou tend à s’arroger un pouvoir de plus en plus important. Ainsi, elle s’autorise à censurer la plus Haute juridiction judiciaire, à contrôler des lois de révision constitutionnelle, à prescrire des principes supra-constitutionnels, etc. Cet activisme pose la question de l’équilibre entre le rôle de la Cour et l’organisation des institutions définie par le texte constitutionnel.

Often presented as a model in Francophone Africa, the Constitution of Benin of 11 December 1990 focuses on the protection of fundamental rights. It enshrines a significant number of protective principles and provides for mechanisms to ensure that they are respected. The constituent created a Constitutional Court as the guarantor of “fundamental human rights and public freedoms”. Constitutional cases on fundamental rights illustrate the particularities of the Beninese Court. By taking advantage of the broad powers assigned to it, the Court of Cotonou aims to assume ever greater powers; it allows itself to censure the highest court, to control laws on revising the constitution, prescribe principles that are superior to the constitution, etc. This activism raises the question of the balance between the Court’s role and the organisation of institutions as defined by the constitution.

INDEX

Mots-clés : constitution, Bénin, Cotonou, pouvoir, contentieux Keywords : constitution, Benin, Cotonou, power, litigation

AUTEUR

DARIO DEGBOE Docteur en droit public, CEJESCO – Université de Reims

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La modernisation du droit de l’environnement : quelle(s) orientation(s) pour le fabricant de la norme ? The modernisation of environmental law: what is/are the direction(s) for legal rule-makers?

Thierry Édouard

1 La question de la modernisation de l’action publique environnementale française préfigure-t-elle le droit de l’environnement à l’aube du XXIe siècle1 ? On sait que la Charte de l’environnement, élevée au rang constitutionnel2, confère une valeur juridique haute à la norme environnementale française traduisant, mutatis mutandis, la conception philosophique d’une forme de déférence à l’endroit de la nature. Ce texte, désormais partie intégrante du bloc de constitutionnalité, semble attester, du point de vue de la « fondamentalisation » du droit de l’environnement, d’une relation symbiotique entre la nature et la perpétuation de l’espèce humaine. De prime abord, on est tenté de penser que l’homme, pris en tant que produit de la nature, serait en quelque sorte le nécessaire subordonné, de sorte que la communauté nationale reconnaîtrait la nature comme « une force sensible et intelligente3 » à l’instar de la vision qu’en ont les mystiques des sociétés préindustrielles ou des sociétés traditionnelles, affirmant que « la préservation de l’environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation ». En fixant un objectif aussi élevé, le pouvoir normatif renoncerait alors à toute visée simplificatrice4 et simpliste 5, dès lors qu’il s’agirait d’intervenir en matière de protection et de préservation de l’environnement. Pour les pouvoirs publics, le raisonnement conduirait à ne plus considérer qu’une seule face des choses, et à rendre moins complexe ce qui l’est par nature. Autrement dit, dans le cadre du droit de l’action publique globale de l’État et de ses démembrements, la modernisation recherchée de la norme coïnciderait avec une adaptation à la philosophie de son temps

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dont les soubassements sont issus de la théorie managériale, rythmée par l’obsession quantitative. À partir de l’analyse économique du droit, il est permis de postuler que l’acte de moderniser aujourd’hui, est dominé par ce que les chercheurs de l’École des hautes études en sciences sociales appellent « le statactivisme6 », théorie consistant à passer du stade d’individu de masse à celui de l’individu social7.

2 Mais il y aurait tromperie à penser que cette pétition de principe du droit constitutionnel français de l’environnement implique que la nature ait des droits qui lui seraient propres et qui seraient distincts du droit objectif. D’abord parce que ce postulat n’est absolument pas véhiculé par la Charte de l’environnement, et il faut bien admettre que de telles préoccupations n’ont jamais animé le législateur constitutionnel. Ensuite, notre droit positif repose fondamentalement sur une conception cartésienne et anthropocentrée de la nature8, qui accorde le primat à la nature-objet9, laquelle tendrait plutôt à considérer la nature comme un instrument au service de l’homme, à l’inverse de la nature-sujet, notamment théorisée par Arne Naess10.

3 Ces premières considérations montrent l’importance de cultiver un esprit empreint de grande mesure vis-à-vis de la modernisation du droit de l’environnement. Car si l’acte de moderniser procède plutôt d’une action vertueuse, manifestant le souci pour son auteur d’adapter aux besoins, aux idées, aux progrès de l’époque en cours, l’idée de rénovation qui est introduite laisse plutôt subodorer l’ambition du mieux ou de l’utile11 dont les critères paraissent répondre au concept, résolument moderne, d’intérêt général orchestré par le droit public12. Cette perspective conduit, dans un premier temps, à examiner la singularité de la participation du public dans la fabrication de la norme (1). Par la suite, il sera opportun d’envisager les contraintes philosophiques liées à cette évolution normative (2).

1. La singularité de la modernisation du droit de l’environnement

4 Il faut accepter l’idée que l’objet principal de la modernisation du droit de l’environnement est d’assurer l’effectivité du développement durable, étant rappelé qu’il s’agit d’obtenir un niveau élevé de protection de l’environnement dans le cadre du développement économique et social13. Cette finalité résulte de l’affermissement de la démocratie environnementale dans le temps (1.1) et sous-tend, parallèlement, des justifications démocratiques inhérentes à la modernisation du droit de l’environnement (1.2).

1.1. L’affermissement de la démocratie environnementale dans le temps

5 Avant tout, il importe d’observer que, même si le droit de l’environnement demeure relativement récent dans l’ordonnancement juridique français, il peine à se moderniser durablement. L’optimisation du processus de modernisation du droit de l’environnement (1.1.1) permet d’observer, parallèlement, l’affermissement du rôle du public dans le développement de ce « droit carrefour14 » (1.1.2).

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1.1.1. L’optimisation du processus de modernisation du droit de l’environnement

6 La finalité du processus envisagé est de déterminer les critères permettant de caractériser les éléments de modernisation du droit de l’environnement et de savoir s’ils s’inscrivent dans une perspective soutenable. Si, jusque-là, les autorités nationales et européennes avaient la maîtrise des questions environnementales, il est clair que, dans ce domaine, les politiques publiques sont désormais formulées au niveau régional et international15. Pour certains auteurs16, l’élaboration normative ne constitue plus le centre du politique et doit laisser la place à des sous-systèmes spécialisés fondés sur des processus décisionnels plus souples et plus ouverts. Il est toujours possible de considérer, à cet effet, que l’idée de modernisation du droit renvoie aux notions d’efficacité et d’ efficience, notions par ailleurs largement usitées dans le langage juridique. Ainsi, cette quête récurrente d’« optimal » n’est pas anodine et permet de traduire une certaine idée du « mieux » et de « l’utilité », sans perdre de vue que la finalité des initiatives a nécessairement vocation à satisfaire l’intérêt général. En partant du postulat que la modernisation du droit de l’environnement procède fondamentalement d’une action vertueuse manifestant le souci pour son auteur d’adapter aux besoins, aux idées, aux progrès de l’époque en cours, on observe comment le droit de l’environnement se distingue des autres branches juridiques, en ce sens qu’il insuffle une nouvelle forme de citoyenneté politique révélée par des concepts désormais inscrits dans le marbre constitutionnel17. Il est d’ailleurs révélateur d’observer comment le constituant de 1946 s’est fixé pour objectif de traduire dans le droit une certaine vision de la démocratie, où la participation de chacun procède non seulement d’un geste politique, le suffrage, mais également d’une philosophie de vie consistant à s’exprimer librement dans tous les domaines de l’action publique18.

7 Ce faisant, on peut légitimement postuler que le processus de modernisation du droit de l’environnement ambitionne d’accorder le primat à l’intervention efficiente du public dans la définition et la mise en œuvre des politiques publiques environnementales. Cette forme de gouvernance publique tendrait donc à améliorer la démocratie dite « administrative » pour cingler vers une conception plus large et plus complète du suffrage politique. Dans cette optique, la convention d’Aarhus19 s’inscrit dans la lignée de cette philosophie d’action publique dans la mesure où elle ambitionne la forme de participation la plus topique dans le processus décisionnel environnemental. Le principe d’information et de participation du public20, exprimé par ce que les praticiens appellent désormais la démocratie environnementale21, relève d’une démarche de légitimation de l’action publique. Parce qu’elle ambitionne d’approfondir l’action démocratique dans son ensemble, la démocratie environnementale s’avère une source incontournable de renouvellement du pacte social22.

8 Tout ceci ne vise à démontrer qu’une seule chose : l’émergence d’un nouveau paradigme destiné à répondre à l’idéal d’un bien-être mondial faisant partie de ce qu’on désigne désormais comme les « biens publics mondiaux23 ». Ainsi, la convention d’Aarhus24 montre comment la participation du public améliore non seulement la qualité mais également l’efficacité des politiques publiques environnementales. Si ce texte ne propose aucune définition de la notion de « participation », il apporte des précisions importantes quant aux termes « public » et « concerné », et permet d’y inclure les personnes physiques ou morales, à l’instar des associations, et les groupes.

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9 C’est pourquoi la démocratie environnementale tend à évoluer à travers l’affermissement du rôle du public dans le processus de modernisation.

1.1.2. L’affermissement du rôle du public dans le processus de modernisation

10 D’une façon générale, on peut dire que le droit à la participation du « public concerné » ne s’appuie pas sur un intérêt suffisant ni même sur un intérêt juridique, celui de l’intérêt à agir. En réalité, il inclut tous les membres du public dont les droits garantis par la loi sont susceptibles d’être lésés par l’activité envisagée25. Par ce biais, le public est reconnu comme une source importante de préconisations, d’alternatives ou d’évaluations, piliers des politiques publiques, et permet d’optimiser le processus décisionnel. C’est probablement la même explication qui joue pour comprendre l’objectif assigné par le principe 1 de la déclaration de Stockholm (1972) qui reconnaît que « l’Homme a le devoir solennel de protéger et d’améliorer l’environnement », et par le principe 10 de la déclaration de Rio sur l’environnement et le développement (1992) selon lequel « la meilleure façon de traiter les questions d’environnement est d’assurer la participation de tous les citoyens concernés au niveau qui convient26 ». On ne manquera pas de souligner, également, que la Charte européenne sur l’environnement et la santé reconnaît que la participation du public est l’élément central de la modernisation du droit de l’environnement puisque chaque citoyen a le droit de participer au processus de prise de décision27.

11 Si, donc, la modernisation de l’action publique environnementale réclame la participation du public au processus décisionnel pour élaborer une forme de démocratie environnementale, cette évolution garantit les droits de participation et conduit à une transformation des comportements, des concepts et des procédures qui pourrait avoir des répercussions non négligeables sur les acteurs impliqués ou concernés par l’action publique environnementale. Ce qu’une partie de la doctrine désigne comme un modèle de « modernisation participative28 », est caractérisé par une gestion collective des contraintes environnementales par extension de l’activité de l’État dans ce domaine précis. Mais en tant que telle, cette action politique ne peut mettre sous le boisseau le fait que les acteurs doivent non seulement faire l’apprentissage du processus décisionnel de façon à situer leur intercession le plus en amont possible des politiques publiques environnementales mais également maîtriser le processus normatif in fine. Autrement dit, parler de modernisation, quelle que soit la branche de droit retenue, c’est d’abord développer la transparence et la participation du public dans l’élaboration des décisions politico-administratives29. C’est également s’engager sur un terrain hasardeux, qui prétend se situer au centre des préoccupations liées à l’action publique environnementale, les débats qui ont lieu sur le sujet n’ayant pas permis de l’éclairer suffisamment ni de parvenir à une définition sûre à laquelle on pourrait se référer30.

12 Dans ces conditions, l’idée d’une justification démocratique de la modernisation du droit de l’environnement s’impose à partir du moment où l’on admet qu’il s’agit d’un droit prospectif. On peut donc soutenir que le processus de modernisation du droit de l’environnement résulte, d’abord, du degré d’implication du public dans la définition et la mise en œuvre des normes environnementales.

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1.2. La justification démocratique de la modernisation du droit de l’environnement

13 Le critère téléologique de la modernisation du droit de l’environnement, c’est-à-dire le but en vue duquel les normes sont adoptées, semble trouver les premiers éléments d’expression à travers la convention d’Aarhus (1.2.1). Par ailleurs, les facteurs temporels permettent d’évaluer les politiques publiques environnementales (1.2.2).

1.2.1. Le critère téléologique de la modernisation du droit de l’environnement

14 Il n’est pas sans intérêt de rappeler que cette source conventionnelle a été particulièrement déterminante pour la constitutionnalisation du droit de l’environnement, à tel point que son intégration dans le corpus juridique français n’aurait pas eu lieu si la France n’avait pas ratifié ce texte international31. Mais, ici, on se situe dans une autre perspective que celle de l’affermissement de la démocratie environnementale, dans la mesure où peu d’informations restent vraiment secrètes, à l’exception notable des politiques de défense nationale ou du nucléaire civil32. C’est pourquoi la modernisation de l’action publique environnementale révèle une conception fondamentalement téléologique du domaine envisagé. Autrement dit, l’examen de la législation environnementale montre, en effet, que c’est la résilience de la démocratie environnementale33 qui permet d’éclairer les décisions publiques en associant le public34 à tous les stades du processus décisionnel. Il n’est désormais pas contestable, ni même contesté, que le paradigme du contrat social n’est plus adapté aux fondements contemporains d’exercice du pouvoir, puisque l’interventionnisme d’État ne parvient pas à juguler durablement l’émergence d’un pouvoir environnemental local. Celui-ci, comme de nombreuses politiques publiques, est de plus en plus ouvert à la contractualisation de l’action publique35, à tel point qu’il parvient à concurrencer l’échelon central et européen. Cette forme si particulière de démocratie participative, que l’on retrouve également en droit de l’urbanisme36, conduit à perturber les règles de la démocratie élective en prétendant contrôler le pouvoir donné aux élus pendant leur mandat37.

15 Il s’ensuit que la raison d’être de la modernisation du droit de l’environnement est de contraindre les autorités légitimes par le biais de ces nouvelles formes de droit démocratique, dans la perspective d’élaborer un droit revendicatif, assurément militant38, à tel point que la notion de « décision ayant une incidence sur l’environnement », largement interprétée par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État39, justifie l’intervention du public dans l’élaboration des normes environnementales. De la même manière, les facteurs temporels peuvent trouver une application dans la quête d’optimisation des normes environnementales.

1.2.2. Les facteurs temporels dans la modernisation du droit de l’environnement

16 L’invocation d’une gestion temporelle des contraintes environnementales n’est pas anodine car elle permet d’évaluer les politiques publiques environnementales, au même titre que les autres référentiels. On y observe comment l’efficacité d’une politique environnementale dépend non seulement des moyens qui lui sont associés mais aussi des comportements qui sont mis en œuvre. C’est en cela que nous soutenons que seule une analyse diachronique40 permet de mettre en évidence la modernisation

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du droit de l’environnement. Mais il faut cependant prendre garde à ne pas caricaturer la réalité, dans la mesure où la justification de la modernisation constitue, du moins pour l’État, un moyen d’exercer une autre forme d’intervention, contribuant à maintenir une démarche descendante (top down), à l’instar de la loi Barnier de 199541 ou de la Charte de la concertation du 5 juillet 199642 destinée à améliorer la participation du public à la conception des projets43. De même, à travers cette « modernisation participative44 » il ne s’agit pas, pour l’État, de partager véritablement le pouvoir de décision mais plutôt d’exercer autrement ses compétences dans des procédures qui lui permettent d’asseoir sa légitimité45.

17 Dès lors, si l’on considère que les sciences de la « nature » s’occupent de la réalité telle qu’elle est, tandis que les sciences « normatives » visent un devoir-être46, il y a, sous- jacents, des choix fondamentaux qui doivent être opérés par les acteurs publics (État, collectivités territoriales, société civile), ce qui viendrait conforter l’approche téléologique envisagée supra47. Cette problématique peut, dès lors, trouver un terrain fertile à la doctrine de Kant48, dans la mesure où elle porte sur des normes juridiques relatives « à l’état présent de la société, à ses besoins, à ses mœurs et aux lois positives elles-mêmes, qui la gouvernent49 ». Autrement dit, il s’agit de rendre compte des lois positives, les seules qui désormais existent juridiquement, comme le physicien des lois de la nature50.

18 Mais un constat s’impose : bien que ces dernières années soient riches en contributions de toutes sortes51, il paraît essentiel d’examiner les contraintes philosophiques de la modernisation du droit de l’environnement pour tenter d’en percer les évolutions intrinsèques.

2. Les contraintes philosophiques de la modernisation du droit de l’environnement

19 En tenant compte des développements précédents, on observera que l’un des points à éclaircir porte sur la nature de ce qui devrait être modernisé dans le droit de l’environnement. Or, même s’il demeure relativement moderne dans l’ordonnancement juridique 52, nous savons que ce domaine rencontre les plus vives difficultés à se moderniser53. Cet élément est d’autant plus édifiant que l’acte de moderniser n’a, de surcroît, aucune signification juridique, pas plus que la volonté, consubstantielle, de « simplifier » le droit de l’environnement. Mais en dépit de ces obstacles a priori dirimants, il est possible de postuler que le processus de modernisation renvoie aux concept de cohérence, d’efficacité et d’évaluation, pour aller vers ce qu’une partie de la doctrine appelle le « mieux-disant environnemental54 ». Ce processus semble aujourd’hui dominé par ce que les chercheurs de l’École des hautes études en sciences sociales appellent « le statactivisme », notion comprise à la fois comme un slogan et un concept descriptif, utilisé pour qualifier les expériences visant à se réapproprier le pouvoir des statistiques55. À l’instar d’autres politiques publiques, le « statactivisme » permet d’inférer, de manière plus ou moins affirmée, une autre réalité que la réalité environnementale officielle, dans la mesure où les statistiques environnementales deviennent de véritables arguments politiques. Cela vaut également pour le droit de l’environnement, où le concept de modernisation peut jouer un rôle émancipateur important pour les acteurs impliqués dans ce domaine. Mais les préalables

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procéduraux (2.1), associés aux contraintes morales (2.2), conduisent à tempérer la finalité de la modernisation du droit de l’environnement.

2.1. Les préalables procéduraux dans l’acte de moderniser

20 La volonté de concilier développement économique et protection de l’environnement, dans l’optique d’un développement durable, a conduit à l’émergence de nouvelles formes de gouvernance, en particulier de nouvelles formes d’implication du public. Mais celles-ci demeurent somme toute relatives (2.1.1), d’autant que la nature des informations ne permet pas, a priori, de rendre efficient le rôle du public dans l’élaboration de la norme environnementale (2.1.2).

2.1.1. La relativité dans l’implication du public

21 Il n’est pas contestable, ni même contesté, que la philosophie qui sous-tend le dispositif normatif environnemental cherche à renforcer le contrôle public de l’action administrative56. Sous l’effet des nouveaux droits de citoyenneté, on voit bien comment l’application du principe de participation à la procédure d’élaboration et de la mise en œuvre de projets particuliers (enquête publique) et d’actes réglementaires illustre cette philosophie. Ainsi, l’enquête publique, qui n’a jamais été remise en cause par les pouvoirs publics57, s’impose préalablement à tous les projets ayant une incidence sur l’environnement. Mais cette nouvelle forme de citoyenneté environnementale n’a pas pour objet, ni même pour effet, de se substituer à la citoyenneté politique. Elle n’ambitionne que de la compléter.

22 De fait, ce qui s’apparente à un système, relativement pusillanime, de codécision entre l’administration et le public en matière environnementale ne risque-t-il pas d’aboutir à une forme d’insécurité juridique et de compromettre la finalité d’intérêt général ? Nous répondons par la négative, dans la mesure où, d’un point de vue purement théorique, le développement de la démocratie environnementale est nécessairement lié à celui de la démocratie dans son ensemble. C’est pourquoi la modernisation du droit de l’environnement conduit nécessairement à s’interroger également sur la notion d’utilité publique58.

23 Mais la réfraction du système normatif révèle l’absence d’effectivité des principes de la citoyenneté environnementale, qui ne semble pas achevée, en dépit de progrès indéniablement obtenus ces dernières années. En réalité, le droit à l’information s’apparente davantage à un droit de diffusion de l’information qui, en dépit de l’obligation d’informer le public, même sans texte, en cas de risques connus pour la santé des individus, demeure souvent inopérant dans la pratique59. En d’autres termes, la notion d’utilité contenue dans le droit à la diffusion de l’information du public, qui pourrait traduire l’effectivité de la participation du public au processus décisionnel environnemental, relève davantage de l’incantation que de la réalité. De plus, le « statactivisme » environnemental affermit la culture du secret, souvent décriée par les praticiens60, et ne parvient pas à moderniser durablement la gouvernance écologique.

24 Ce constat semble confirmé par la nature des informations environnementales.

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2.1.2. La nature des informations environnementales

25 S’il est établi que le public a vocation à se prononcer sur l’opportunité d’un projet, encore faut-il que les informations qui lui parviennent soient fiables et pertinentes. Or, il semble que seules les activités environnementales contentieuses, qu’elles soient administratives ou pénales61, permettent de corriger, bon an mal an, les insuffisances de l’effectivité de la participation du public au processus décisionnel. Mais ce droit contentieux se heurte inévitablement à des limites inhérentes à la notion de démocratie environnementale, dans la mesure où l’effectivité relative du droit à l’information62 en matière environnementale vient en limiter l’intérêt. En effet, « alors que l’administration et les administrés sont censés se retrouver devant le juge administratif sur un relatif pied d’égalité, cette égalité des armes est totalement rompue par le fait que l’administration dispose en réalité du choix entre respecter les règles ou les modifier à sa guise, au besoin en actionnant discrètement le législateur63 ». Ce constat laisse un sentiment d’insatisfaction et tendrait à faire admettre qu’il existe une réelle césure entre l’accès à la justice en matière d’environnement et la participation du public au processus décisionnel, étant entendu que ce dernier s’apparente davantage à un droit de participer du public qu’à une véritable participation au processus décisionnel. On objectera que les recours juridictionnels, qui constituent l’un des éléments de modernisation du droit de l’environnement, contribuent, d’une certaine manière, à élaborer les décisions administratives et donc le droit64. Nonobstant, l’ambition de la modernisation du droit de l’environnement se heurte inévitablement aux limites juridiques y afférant. Cette forme de « régression », tant décriée par une partie de la doctrine, est illustrée par l’article L 300-2 du code de l’urbanisme, dont les objectifs, comme les modalités, ne répondent pas aux exigences fixées par la convention d’Aarhus. En effet, l’article 6 de cette convention prévoit que le public doit être informé « au début du processus » (§ 2, al. 1) et que « la participation du public commence au début de la procédure, c’est-à-dire lorsque toutes les options sont encore possibles et que le public peut exercer une réelle influence » (§ 465).

26 Il résulte de ces considérations que la modernisation du droit de l’environnement n’aura seulement la portée que les autorités publiques voudront bien lui accorder. On en veut pour preuve la loi Grenelle II qui, même si elle a sensiblement modifié les règles de participation du public, ne semble pas augurer l’effectivité de la modernisation. Le même constat est établi par le récent rapport Richard66, qui montre comment les processus participatifs ne semblent plus capables de penser l’intérêt général, lequel demeure l’apanage des collectivités publiques67.

27 Ces difficultés, qui paraissent insurmontables, sont confortées par les contraintes morales induites par la modernisation du droit de l’environnement.

2.2. Les contraintes morales

28 La question de savoir si la nature a des droits n’est pas récente et a donné lieu à de nombreuses contributions doctrinales, plus ou moins éclairantes à ce sujet68. Néanmoins, il est désormais bien établi, du moins en France, que la définition de l’environnement est principalement anthropocentriste69 en considérant le droit de l’environnement comme « tout le droit qui touche à l’air, à l’atmosphère, l’eau, le sol, les terres, les paysages, les sites naturels, les zones côtières ou marines et la diversité biologique, et au-delà, si le juge ou le législateur le veulent70 [...] ». À cet égard, les

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travaux de François Ost71 montrent comment l’objet du droit de l’environnement est de parvenir à une nature-projet, relayant tant la nature-objet72 que la nature-sujet73, cette dernière accordant le primat à la sanctuarisation de l’environnement, au détriment du développement durable. Profondément inspirée de la pensée de Kant74 et de Jonas75, la théorie de la nature-projet permet, bon an mal an, de conforter la notion de développement durable et la « patrimonialisation de la nature76 » pour promouvoir l’interdépendance entre l’homme et la nature. Ce débat, revivifié par l’encyclique Loué sois-tu, rappelle que « rien de ce monde ne nous est indifférent et que tout est lié77 », affirmation qui n’est, en soit, pas d’une grande originalité, mais qui postule que l’anthropocentrisme, même dévoyé, ne doit pas nécessairement faire place à un « bio- centrisme », parce que cela impliquerait d’introduire un nouveau déséquilibre qui, non seulement ne résoudrait pas les problèmes mais en ajouterait d’autres78. Pour autant, exiger la protection de l’environnement impose que l’homme se soumette à des obligations envers la nature, ce qui n’implique pas pour autant que la nature ait des droits79. La commission Coppens, tout comme le préambule de la Charte de l’environnement, exprime ce nouveau paradigme politique lequel, bien que n’ayant pas de portée juridique contraignante, témoigne d’une véritable expression culturelle et d’une prise de conscience des enjeux à la fois planétaires et environnementaux des activités humaines.

29 Il n’en demeure pas moins que les justifications timorées de la protection juridique de la nature (2.2.1) se heurtent inéluctablement aux limites de la modernisation du droit de l’environnement (2.2.2).

2.2.1. Les justifications timorées dans la protection de la nature

30 Les constats précédemment opérés doivent toutefois être lus en tenant compte de la nécessaire protection de la nature, car l’exigence de protection de l’environnement impose que l’homme se soumette à des obligations envers celle-ci. Autrement dit, dans un contexte marqué par le changement climatique, par des dégradations majeures affectant les milieux naturels (érosion, pertes de biodiversité, pollutions...) ou encore par la raréfaction de ressources inégalement réparties dans l’espace (ressources fossiles, eau, terres arables...), le domaine de définition des choix et l’élaboration des décisions économiques ou politiques ne peuvent être considérés sans une réflexion sur les contours d’une nouvelle éthique environnementale pour affronter de nouveaux risques environnementaux et déterminer les réponses adéquates pour nous-mêmes et pour les générations futures80. Les récentes avancées consacrées au statut juridique de l’animal81 semblent illustrer les préoccupations actuelles des pouvoirs publics à l’égard des fruits de la nature et confirment que le corpus juridique national s’inscrit désormais dans la lignée du droit européen qui a considérablement modernisé le statut juridique des animaux, ou du moins renforcé les sanctions punissant leur maltraitance82.

31 De similaires observations peuvent être présentées à l’égard de l’objectif du droit de l’environnement, constituant d’ailleurs sa raison d’être, qui est la protection de l’environnement, opérant ainsi une véritable distinction avec les autres branches du droit. Désormais, la mobilisation juridico-politique s’applique à favoriser un « droit pour l’environnement », qui ambitionne principalement la résolution des problèmes écologiques83, tout en plaçant l’homme au centre des préoccupations environnementales. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les principes de la

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déclaration générale adoptée lors du Sommet de la Terre organisé par l’ONU à Rio du 3 au 14 juin 199284. Autrement dit, on ne peut pas parler de la nature sans parler des hommes, et du préjudice à l’environnement en éludant les « préjudices civilisationnels » ou « culturels ». En somme, aborder les choses qui nous entourent revient à interroger notre conception de l’homme et finalement du rapport à l’autre85.

32 Mais, d’une part, il paraît nécessaire d’affirmer que le droit de l’environnement ne saurait être le droit de la nature, puisqu’il s’agit fondamentalement de tendre vers un droit universel et humaniste. C’est en cela que le droit de l’environnement se distingue du droit de la nature, par ses objectifs et les moyens mis à sa disposition. On en veut pour preuve la notion de « biens publics mondiaux86 », qui accorde le primat à l’intervention humaine en préservant, autant que faire se peut, le patrimoine commun des êtres humains87. D’autre part, la question de savoir si le « statactivisme », pris en tant qu’instrument d’expression politique susceptible d’optimiser la défense de la nature, mérite d’être posée, car le risque de biaiser les chiffres d’une politique publique environnementale n’est pas à écarter, dans la mesure où l’appropriation des règles de production statistiques permet, plus ou moins discrètement, de les adapter aux propres intérêts d’une catégorie ou d’un corps social, à l’instar du phénomène observé au sein de l’institution policière88.

33 Dès lors, il s’agit de savoir si la nature dispose de droits lui permettant d’être effectivement protégée renvoie à la question de la permanence de la nature, prise en tant qu’ensemble matériel et immatériel immuable89. Autrement dit, à partir du moment où les décideurs environnementaux reconnaissent l’avantage qu’il y a à utiliser les connaissances statistiques environnementales, ils élaborent précautionneusement les ressources dont ils ont besoin (études d’impact, consultation, enquête publique, débat public, etc.) et n’hésitent pas à recourir à des consultants dont la mission principale est d’emporter, le cas échéant, la conviction du public.

34 Il résulte de cela que l’objectif de conférer un ensemble de règles favorables au développement durable, illustré par la modernisation du droit de l’environnement, s’avère un exercice particulièrement ardu. Ces difficultés se heurtent inévitablement aux limites inhérentes à une telle entreprise.

2.2.2. Les limites de la modernisation du droit de l’environnement

35 Ce qui apparaît, à travers ces observations, c’est que le processus de modernisation du droit de l’environnement suppose la concordance de plusieurs éléments tant endogènes (le droit de l’environnement doit être compatible avec d’autres branches du droit, tel le droit de l’urbanisme ou le droit minier) qu’exogènes (il paraît impensable d’envisager la modernisation du droit sans apport de la philosophie du droit, cette dernière étant, en quelque sorte, la raison d’être). Mais, plus on avance dans l’analyse, plus on s’aperçoit que la Charte de l’environnement ne parvient pas à se combiner avec la convention d’Aarhus pour consacrer le nouveau droit de l’environnement, pour contraindre l’administration à publier les projets de décrets ou à prendre en compte les observations du public. Ces lacunes, tant décriées par la doctrine, ne permettent pas d’intégrer le processus de décision communautaire et international, d’autant que la convention d’Aarhus n’est que partiellement applicable en droit français90. Notre pays est donc bien éloigné des pratiques opérées au Canada et aux États-Unis, qui connaissent depuis plus de cinquante ans la fameuse procédure de la notice and

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comment, qui permet au public de participer efficacement à l’élaboration des décisions publiques91.

36 Ainsi, bien que la France ait signé une trentaine de conventions internationales liées à l’environnement, elle ne les a pas ratifiées92. À supposer qu’elles le soient effectivement, les normes ne sont ni incorporées au droit français93, ni appliquées ; la plupart du temps, elles sont ignorées par les administrations et peu utilisées par les praticiens, alors que leur utilisation contentieuse pourrait donner lieu à des résultats probants94. On ne peut donc pas parler de modernisation du droit de l’environnement, quelle que soit l’optique envisagée, sans déplorer l’absence d’évaluation des politiques environnementales, même si l’on a vu apparaître, ces vingt dernières années, des préoccupations tendant à l’évaluation des politiques publiques95 à l’instar de la politique de la ville96 ou d’autres secteurs considérés comme sensibles (la sécurité, l’action sociale, etc.). En effet, force est de constater qu’il n’existe pas d’indicateurs juridiques, ex ante et ex post, qui seraient utilisés systématiquement pour l’évaluation environnementale. Or, l’évaluation des politiques publiques environnementales s’avère un outil incontournable pour en maîtriser les effets. Dans cette perspective, il est toujours possible de privilégier l’efficience des politiques publiques environnementales97, au détriment de l’efficacité des mesures entreprises, cette dernière consistant à comparer les résultats obtenus par rapports aux objectifs recherchés. Dans ces conditions, le lien évaluation/légitimation de la modernisation du droit de l’environnement devrait s’entendre dans un contexte de certification environnementale, telle qu’observée dans le secteur privé. En somme, il n’y a pas de raison que l’idée de certification puisse s’étendre à l’action publique environnementale98.

37 On avancera, par ailleurs, que la judiciarisation du droit de l’environnement permet de le moderniser. Dans cette perspective, la notion de « préjudice écologique », inspirée de l’article 2 226 du code civil99, paraît être une référence exploitable dans la mesure où elle reposerait sur le principe de la réparation intégrale, observée par ailleurs en droit de la responsabilité100. Autrement dit, l’effectivité des droits de la nature suppose que soient quantifiées les conséquences indésirables, voire intolérables de mécanismes (centraux ou déconcentrés) des politiques publiques environnementales. Mais si le droit de la nature, garanti par l’existence de plusieurs institutions, telles la Commission d’accès aux documents administratifs, son effectivité est sujette à caution. En effet, la faiblesse des données, leur trop grande dissémination, associées à la « culture du secret101 », ne parviennent pas à endiguer durablement ce phénomène. C’est pourquoi aussi il est possible d’affirmer que le développement de la démocratie environnementale présente certaines similitudes avec le concept constitutionnel de libre administration102, qui accorde le primat à la culture étatique dans le système politico-administratif français103, pour opérer une limite optionnelle particulièrement dirimante pour les autres acteurs institutionnels.

38 Le processus protéiforme de modernisation du droit ne pouvait faire l’économie d’une étude théorique du droit. Assurément, le processus de modernisation du droit de l’environnement semble renforcer le caractère polysémique du terme « environnement104 ». Ainsi, au fur et à mesure que l’on réfléchit sur la modernisation du droit de l’environnement, que l’on veut effective, on découvre de nouvelles embûches conjoncturelles visant à affermir une certaine cohérence nationale que sous- tend l’intérêt général. Si le droit de l’environnement ambitionne de s’inscrire dans un

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mouvement plus vaste d’approfondissement de la pratique démocratique dans son ensemble, on pourrait considérer, au vu de l’évolution normative, que sa modernisation est au public ce que la liberté individuelle est aux personnes physiques : comme celle-ci et comme toutes les libertés, elle est loin d’être absolue et ses limites sont bien rappelées pas le législateur et le juge. Il s’agit davantage d’une liberté d’être que d’une liberté d’agir. Dans ces conditions, on comprend que la modernisation du droit de l’environnement est loin d’être achevée. Si une nouvelle philosophie de l’action publique environnementale devait intervenir, elle pourrait, notamment, inclure une réflexion sur le sens du droit dans l’environnement, pour dégager une nouvelle gouvernance démocratique. « L’analyse de système est le mode de pensée d’une société complexe ; le management public est le langage de l’État dans une société complexe105. » Mais n’oublions pas aussi qu’il s’agit de tout changer pour que rien ne change106. S’il s’agit bien d’une forme de démocratie, au sens où elle peut être une source de renouvellement du pacte social, sa dimension participative demeure fondamentalement administrative107 et n’a pas pour objet, ni même pour effet, de l’élever au rang d’une démocratie politique108. À dire vrai, la modernisation du droit de l’environnement peut être considérée beaucoup plus comme un agent de mise en œuvre de la volonté étatique que comme une option susceptible de gêner l’État ordonnateur. Dans ces conditions, la qualification d’un tel concept au sein duquel le triptyque modernité/utilité/effectivité paraît conforter une vue de l’esprit. Dès lors, l’invocation de la modernisation du droit de l’environnement ne doit pas tromper. Si cette évolution présente bien les apparences du droit, exprimée, notamment, par la gouvernance écologique109, elle s’apparente davantage à une technique managériale profondément inspirée du concept des politiques publiques110, dont l’objectif est de garantir in fine les intérêts de l’État dans un domaine prédéfini111. Ce constat laisserait plutôt accroire que la modernisation dont il s’agit n’a pas, du moins pour l’heure, vocation à se substituer à l’intérêt général, dont la finalité demeure l’apanage des seules autorités publiques, à commencer par l’État112. Autrement dit, le droit de l’environnement, même modernisé, demeure une affaire d’État, central et déconcentré113, qui s’attelle à reléguer l’action des collectivités territoriales à une véritable portion congrue.

NOTES

1. On se référera utilement à la contribution de la Société française pour le droit de l’environnement (ci-après « SFDE ») dans le cadre des états généraux de la modernisation du droit de l’environnement (ci-après « EGMDE »), 25 juin 2013 (61 p.), disponible en ligne à l’adresse suivante : http://wwwsfde.ustrasbg.fr/downloads/ Autres/Contribution%20de%20la%20SFDE%20aux%20EGMDE.pdf (consulté le 18 novembre 2015). La présente contribution s’inscrit dans la perspective de la COP 21 (21e conférence des parties à la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques). L’enjeu de ces négociations multilatérales est d’adopter

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enfin, à l’échelle mondiale, un véritable accord contraignant sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. 2. L. const. no 2005-205, 1er mars 2005 relative à la Charte de l’environnement, JO 2 mars 2005, p. 3697. Intégré au bloc de constitutionnalité, le droit à l’information environnementale fait partie, depuis lors, des libertés et droits fondamentaux. Pour une première analyse, voir Michel Prieur, « Vers un droit de l’environnement renouvelé », NCCC 2004, no 15. 3. Une telle conception de la nature va au-delà même des thèses élaborées par la plupart des auteurs se revendiquant du courant de la deep ecology fondé par Arne Naess dans son ouvrage Écologie, communauté et style de vie, Paris, MF, 2009, 372 p. Pour une analyse critique de cette théorie, voir Fabrice Flipo, « La “deep ecology”, un intégrisme menaçant ou un libéralisme non-moderne ? », 30 août 2010, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.sens-public.org/spip.php?article761&lang=fr (consulté le 18 novembre 2015). 4. « Rendre moins complexe, réduire à l’essentiel, débarrasser d’éléments non indispensables ; faciliter une action » (définition disponible à l’adresse suivante : http://www.cnrtl.fr/definition/simplifier (consulté le 18 novembre 2015). 5. Qui ne considère qu’une seule face des choses et qui, raisonnant en conséquence, simplifie outre mesure (http://www.cnrtl.fr/definition/simpliste, consulté le 18 novembre 2015). 6. Emmanuel Didier et Cyprien Tasset, « Pour un statactivisme. La quantification comme instrument d’ouverture du possible », Tracés, Revue de sciences humaines, no 14, 2013, p. 123-140 ; Isabelle Bruno, Emmanuel Didier et Julien Prévieux (dir.), Statactivisme. Comment lutter avec des nombres, Paris, Zones, 2014, p. 272. 7. Dans son essai sur la démocratie, Gérard Mendel montre que ce n’est pas la démocratie, prise en tant que modèle sociétal, qui est en cause, mais bien l’une de ses expressions politiques, à savoir la démocratie représentative. L’auteur propose de repenser profondément la notion de pouvoir et de recourir à la démocratie participative pour permettre aux individus d’acquérir du pouvoir sur leurs actes et, mutatis mutandis, de « passer de l’individu de masse à l’individu social » (Gérard Mendel, Pourquoi la démocratie est en panne ? Construire la démocratie participative, Paris, La Découverte, 2003. p. 8 et suiv.) 8. De plus amples développements seront abordés au 2.2 de la seconde partie de la contribution. 9. « Exiger la protection de l’environnement impose que l’homme se soumette à des obligations envers la nature, ce qui n’implique pas pour autant que la nature ait des droits » (Michel Prieur, « Vers un droit de l’environnement renouvelé », art. cité). 10. C’est d’ailleurs ce parti pris qui a été retenu par la commission Coppens, qui a profondément inspiré la loi constitutionnelle relative à la Charte de l’environnement. Sur ce point, voir Marie-Angèle Hermitte, « La nature, sujet de droit ? », Annales. Histoire, sciences sociales, 2011, no 1, p. 173-212. Voir également Eduardo Gudynas, « Développement, droits de la Nature et Bien-Vivre : l’expérience équatorienne », Mouvements, vol. 4, no 68, 2011, p. 15-37 : la référence explicite de la thèse de Gudynas est bien celle de l’écologie profonde (deep ecology) théorisée par Arne Naess, même s’il précise que « la formulation équatorienne s’est créée en bonne partie de manière indépendante, et l’apport des traditions et sensibilités des groupes indigènes, ainsi que

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le travail antérieur de nombreuses organisations environnementales n’y ont pas été négligeables ». 11. À ce propos, on notera par exemple que les ONG doivent avoir un but non lucratif d’utilité internationale pour qu’elles se voient appliquer les dispositions de la Convention européenne sur la reconnaissance de la personnalité juridique des organisations internationales non gouvernementales, signée le 24 avril 1986 (Conseil de l’Europe, traités européens, STE no 124). Voir également L’utilité publique aujourd’hui, étude adoptée par l’Assemblée générale du Conseil d’État le 25 novembre 1999, Paris, La Documentation française, 1999, p. 23. 12. On rappellera que la notion d’utilité publique est partie intégrante de l’intérêt général. 13. Ce concept a été défini en 1987 par la commission dite « Brudtland » comme étant « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». Pour l’ONU, il s’agit d’un principe directeur fondamental (rés. 42/187, 11 déc. 1987). 14. Raphaël Romi, Droit de l’environnement, Paris, LGDJ, 8e éd., 2014, p. 15. 15. Nations unies, Guide d’application de la convention d’Aarhus, p. 5, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.unece.org/fileadmin/DAM/env/pp/ implementation %20guide/french/aigf.pdf (consulté le 18 novembre 2015). 16. Voir notamment : Patrick Le Gallès, « Les politiques locales et la recomposition de l’action publique », dans Denys de Béchillon, Jacques Caillosse et Didier Renard (dir.), L’analyse des politiques publiques aux prises avec le droit, Paris, LGDJ, 2000, p. 285 et suiv. ; Pierre Muller, Les politiques publiques, Paris, PUF, 1998, p. 100 et suiv. ; Yves Mény et Jean-Claude Thoenig, Politiques publiques, Paris, PUF, 1989, p. 381 et suiv. 17. Par exemple, le principe de précaution, prévu à l’art. 5 de la Charte de l’environnement, au même titre que le principe de prévention, imposent d’agir en amont des risques de dégradation auquel l’environnement est exposé (voir Pascal Planchet, Droit de l’environnement, Paris, Dalloz, 2015. p. 46 et suiv.) 18. Tel est le sens du point 8 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui prévoit le principe de participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail et à la gestion des entreprises. 19. Convention relative à l’accès à l’information, à la justice en matière d’environnement et la participation du public au processus décisionnel adoptée à Aarhus le 25 juin 1998. 20. Introduits dans le bloc de constitutionnalité. Ils figurent tous les deux à l’article 7 de la Charte de l’environnement et constituent des « droits de citoyenneté ». Voir Gilles Dumont, La citoyenneté administrative, thèse de droit public, Université de Paris II- Panthéon-Assas, 2002, p. 213. 21. Conseil d’État, « La démocratie environnementale », intervention de Jean-Marc Sauvé, dans La démocratie environnementale aujourd’hui, Cycle 2011-2012, 17 novembre 2010, 4 p. 22. Ibid., p. 1. 23. Alain Barrau, Rapport d’information sur les relations entre l’Union européenne et les entités régionales, Assemblée nationale, rapport no 3211, 28 juin 2001, p. 75 et suiv.

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24. La France a ratifié la convention d’Aarhus le 8 juillet 2002. Elle est entrée en vigueur le 6 octobre 2002 (L. no 2002-285, 28 févr. 2002 autorisant l’approbation de la convention d’Aarhus et D. n° 2002-1187, 12 sept. 2002 portant publication de la convention d’Aarhus). Le 28 février 2005, les parlementaires réunis en congrès ont adopté la charte de l’environnement. Désormais, le principe entre dans la Constitution française : « toute personne a le droit, dans les conditions et les limites fixées par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques [...] » (art. 7). Les bénéficiaires des droits reconnus à l’article 7 de la charte sont toute personne physique ou morale, privée ou publique. Le droit d’accès à l’information ne porte que sur les informations détenues par les autorités publiques, conformément à la législation sur l’accès aux documents administratifs et à la convention d’Aarhus. L’article L. 110-1-4 du code de l’environnement pose comme principe général : « chacun a accès aux informations relatives à l’environnement, y compris celles relatives aux substances et activités dangereuses [...] » La participation du public aux décisions et politiques environnementales se définit par trois éléments : l’information, la participation et l’accès à la justice. 25. Marguerite Boutelet et Juliette Olivier-Leprince (dir.), La démocratie environnementale, Presses universitaires de Dijon, 2009, p. 20. 26. Sur ce point, voir notamment : Michel Delnoy, « Définition, notion de base et raison d’être et sources juridiques des procédures de participation du public » dans Benoît Jadot (dir.), La participation du public au processus de décision en matière d’environnement et d’urbanisme, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 7-28. 27. Charte européenne sur l’environnement et la santé adoptée à Francfort sous l’égide de l’OMS le 8 décembre 1989 (premier paragraphe). 28. Marguerite Boutelet et Juliette Olivier-Leprince (dir.), La démocratie environnementale, op. cit., p. 27. 29. En effet, à des textes souvent anciens (comme les lois sur les travaux publics et les travaux d’intérêt général de 1807 et 1892) prévoyant des enquêtes publiques sous diverses formes, par exemple les enquêtes parcellaires, s’est ajouté l’article 1er de l’ordonnance du 23 octobre 1958, repris aux articles R. 11.1 et suivants du code de l’expropriation, qui instaure l’enquête en vue de la déclaration d’utilité publique, mais aussi la loi du 12 juillet 1983, dite « Loi Bouchardeau », relative à la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de l’environnement, s’agissant des projets des personnes publiques ou privées susceptibles d’affecter l’environnement. 30. Sur ce point, voir : Conseil d’État, La démocratie environnementale, Paris, La Documentation française, 17 janvier 2013, 306 p. Voir aussi : Pascal Planchet, Droit de l’environnement, op. cit., p. 58 et suiv. 31. Michel Prieur, « La convention d’Aarhus sur l’information et la participation : une coutume internationale en marche », dans Carine David et Nadège Meyer (dir.), L’intégration de la coutume dans l’élaboration de la norme environnementale, Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 479 et suiv. 32. Pierre Muller, Les politiques publiques, op. cit., p. 93 et suiv. 33. Conseil d’État, La démocratie environnementale, rapport 2012, op. cit., p. 56. 34. Dans sa conception la plus large. 35. Arnaud Cabanes, Essai sur la gouvernance publique, Paris, Gualino, 2004. p. 39 et suiv.

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36. Tel est le cas de l’enquête publique qui a longtemps été liée au droit de l’urbanisme avant de trouver des prolongements dans le domaine du droit de l’environnement. 37. Marguerite Boutelet et Juliette Olivier-Leprince (dir.), La démocratie environnementale, op. cit., postface. 38. Pascal Planchet, Droit de l’environnement, op. cit., p. 3 et suiv. 39. Notamment : Cons. const., déc. n o 2012-269 QPC, 27 juill. 2012 ; CE, req. no 373671, 23 juin 2014 (à propos des autorisations d’exploitation commerciale). 40. En linguistique, la diachronie est l’étude des phénomènes linguistiques considérés du point de vue de leur évolution dans le temps. En sciences politiques aussi : voir Madeleine Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Paris, Dalloz, 1996 ou Jean-Louis Loubet Del Bayle, « Les problèmes de l’observation », dans Jean-Louis Loubet Del Bayle (dir.), Introduction aux méthodes des sciences sociales, Toulouse, Privat, 2e éd., 1986, 234 p. 41. L. n o 95-101, 2 févr. 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement, JORF 3 février 1995, p. 1840. 42. Ministère de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement, La charte de la concertation, 5 juillet 1996. 43. Ces règles n’ont cependant pas vocation à se substituer à la procédure de l’enquête publique, telle que prévue par la loi du 12 juillet 1983. 44. Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey et Yves Sintomer (dir.), Gestion de proximité et démocratie participative. Une perspective comparative, Paris, La Découverte, 2004, p. 295. 45. C’est d’ailleurs le cas s’agissant notamment, de la Charte de la concertation du 5 juillet 1996. 46. Michel Villey, Philosophie du droit, Paris, Dalloz, 2008, p. 250 et suiv. 47. Henri Batiffol, « La philosophie du droit », Revue philosophique de Louvain, vol. 62, no 74, 1964, p. 376 et suiv. ou La philosophie du droit, Paris, PUF, 1960, 128 p. 48. Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs. « Première partie. Doctrine du droit », Paris, Bibliothèque des textes philosophiques, 2011, 420 p. Voir également Hans Kelsen, Théorie générale des normes, Paris, PUF, 1996. p. 79 et suiv. 49. Michel Villey, Leçons d’histoire de la philosophie du droit, Paris, Dalloz, 1957, p. 175. 50. Jean-Pascal Chazal, « Philosophie du droit et théorie du droit, ou l’illusion scientifique », Arch. phil. dr. 2001, p. 310. 51. On en veut pour preuve le rapport de recherche « Concertation, décision, environnement », Programme CDE APR 2008-2009 (rapport final : « La participation du public à l’élaboration des textes réglementaires nationaux en matière d’environnement en France et à l’étranger : exigences démocratique, nécessité juridique »), janvier 2013, t. I, p. 234 et suiv. 52. Pour s’en convaincre, on pourra utilement se référer aux travaux du professeur Gilles J. Martin, « Le droit de l’environnement, nouveau droit ou non droit ? » dans Dominique Bourg (dir.), La nature en politique ou l’enjeu philosophique de l’écologie, Paris, L’Harmattan. 1993. 53. Contribution de la SFDE aux EGMDE, p. 3 et suiv. On rappellera utilement que la modernisation suppose également, pour les sociétés insulaires d’outre-mer, la reconnaissance de leur identité, à savoir le système coutumier et les rapports organisés des hommes avec leur environnement. Sur ce point, voir Régis Lafargue, « Le préjudice

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civilisationnel pour atteinte à l’environnement. Droit au cadre naturel et réalités socioculturelles : interdépendances et interdisciplinarité », Droit et société, vol. 1, no 74, 2010, p. 151-169. 54. Marie-Laure Lambert-Habib, « Décentralisation constitutionnel et environnement », Rev. jur. env. 2004, p. 17 et suiv. 55. Emmanuel Didier et Cyprien Tasset, « Pour un statactivisme... », art. cité, p. 123-140. 56. Pour une analyse topique, voir Jean-Luc Pissaloux, « La démocratie participative dans le domaine environnemental », RF adm. publ. 2011, p. 123-137. 57. Selon le rapport d’Alain Richard, il n’est pas question de remettre en cause l’enquête publique, cette dernière ayant largement fait ses preuves (Alain Richard, « Rapport “Démocratie environnementale : débattre et décider” », remis à Mme Ségolène Royal, ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, 3 juin 2015, 74 p.). 58. L’utilité publique aujourd’hui, étude adoptée par l’Assemblée générale du Conseil d’État, 25 novembre 1999, Paris, La Documentation Française, 1999. 59. Si l’on se réfère aux articles L. 124-1 à L. 124-8 du code de l’environnement (en particulier l’article L. 124-3, 2o, in fine), on s’aperçoit que l’effectivité relative du droit à la diffusion de l’information semble étrillée par des domaines tels que le secret-défense, la sécurité nationale ou la politique extérieure de la France. Sur cet aspect, voir Anne Soulas, « Genèse et évolution du droit à l’information », dans Marguerite Boutelet et Juliette Olivier-Leprince (dir.), La démocratie environnementale, op. cit., p. 46. 60. Sur ce point voir « Rapport de la mission confiée à Corinne Lepage sur la gouvernance écologique. Ministère de l’Écologie, du Développement et de l’Aménagement durable », février 2008, p. 6. 61. Marguerite Boutelet, « L’accès à la justice, garantie ou succédané de la participation du public aux politiques et aux décisions environnementales », dans Marguerite Boutelet et Juliette Olivier-Leprince (dir.), La démocratie environnementale, op. cit., p. 65. 62. Par exemple, l’objet de l’enquête publique est de permettre au public de se prononcer sur l’opportunité d’un projet. Mais les conclusions défavorables du commissaire enquêteur ne lient pas l’autorité compétente. (art. L. 123-1 du code de l’environnement). 63. Xavier Braud, « La portée de la participation du public : sanction et application des décisions de justice », dans Marguerite Boutelet et Juliette Olivier-Leprince (dir.), La démocratie environnementale, op. cit., p. 112. 64. « La contribution importante des recours formés par des associations de protection de la nature au droit de l’environnement conduit périodiquement certains représentants des maîtres d’ouvrage à souhaiter que l’accès à la justice leur soit restreint » (Marie-Hélène Aubert, « Rapport fait au nom de la commission des Affaires étrangères sur le projet de loi (no 3256), autorisant la ratification de la convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement », Assemblée nationale, document no 3566, 30 janvier 2002, p. 18. 65. C’est ainsi que la République slovaque a été condamnée par la CJUE en janvier 2013 pour avoir méconnu cette exigence : CJUE, 15 janvier 2013, Krizan, aff. C-416-10 (AJDA 2013, p. 338, chron. Michel Aubert, Emmanuel Broussy et Hervé Cassagnabère).

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66. Commission spécialisée du Conseil national de la transition écologique sur la démocratisation du dialogue environnemental présidée par Alain Richard, Rapport “Démocratie environnementale : débattre et décider”, 3 juin 2015, 74 p. 67. Le débat entre les deux conceptions, l’une utilitariste, l’autre volontariste, n’a guère perdu de son actualité et de sa pertinence. Il illustre, au fond, le clivage qui sépare deux visions de la démocratie : d’un côté, celle d’une démocratie de l’individu, qui tend à réduire l’espace public à la garantie de la coexistence entre les intérêts distincts, et parfois conflictuels, des diverses composantes de la société ; de l’autre, une conception plus proche de la tradition républicaine française, qui fait appel à la capacité des individus à transcender leurs appartenances et leurs intérêts pour exercer la suprême liberté de former ensemble une société politique (Conseil d’État, « Réflexions sur l’intérêt général », Rapport public, 30 novembre 1998). 68. On pourra utilement se référer à Alain Létourneau, « Pour une éthique de l’environnement inspirée par le pragmatisme : l’exemple du développement durable », VertigO. La revue électronique en sciences de l’environnement, vol. 10, no 1, avril 2010, voir https://vertigo.revues.org/9541 (consulté le 2 novembre 2015). 69. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer au rapport de la commission Coppens de préparation de la charte de l’environnement (http:// www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/054000294.pdf (consulté le 5 novembre 2015), p. 9 et suiv. 70. Raphaël Romi, Droit de l’environnement, op. cit., p. 25 et suiv. Voir également Martine Rémond-Gouilloud, Le droit de détruire, essai sur le droit de l’environnement, Paris, PUF, 1989, p. 25 et suiv. 71. François Ost, « La crise écologique : vers un nouveau paradigme ? Contribution d’un juriste à la pensée du lien et la limite », dans Catherine et Raphaël Larrère (dir.), La crise environnementale, Paris, INRA, 1997, p. 39 et suiv. 72. La nature serait au service de l’homme (option passive). 73. La nature serait détentrice de prérogatives juridiques lui permettant de faire valoir ses propres droits face à l’homme (option active). En ce sens, Régis Lafargue préconise la reconnaissance de la personnalité juridique aux arbres, aux vallées et aux montagnes, qui agiraient en justice par le biais de représentants. Sur ce point, voir Régis Lafargue, « Le préjudice civilisationnel pour atteinte à l’environnement. Droit au cadre naturel et réalités socioculturelles : interdépendances et interdisciplinarité », Droit et société, vol. 1, no 74, 2010, p. 151-169. 74. Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, 1re partie (« Doctrine du droit »), Alexis Philonenko (trad.), Paris, Vrin, 1993, p. 106 et suiv. On pourra également utilement se référer à Michel Villey, « Kant dans l’histoire du droit », dans Leçons d’histoire de la philosophie du droit, Paris, Dalloz, 2e éd., 1962, p. 259 et suiv. 75. Sur ce point : Olivier Fuchs, « Le principe de responsabilité de Hans Jonas, contribution à l’étude de la médiation juridique des rapports de l’homme et de la nature », RRJ 2006, p. 1027 et suiv. 76. Raphaël Romi, Droit de l’environnement, op. cit., p. 27. 77. Lettre encyclique Laudato si du pape François sur la sauvegarde de la Maison commune, Rome, 24 mai 2015, p. 92 et suiv. 78. Lettre encyclique Laudato si, op. cit., p. 93.

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79. Michel Prieur, « Vers un droit de l’environnement renouvelé », art. cité. 80. Sylvie Ferrari, Jean-Yves Goffi, Marie-Hélène Parizeau, Jean-Philippe Pierron et Éric Duchemin, « Éthique et environnement à l’aube du 21e siècle : la crise écologique implique-t-elle une nouvelle éthique environnementale ? », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, vol. 10, no 1, avril 2010. 81. L. no 2015-177, 16 fév. 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures (art. 2), JORF 17 février 2015, no 0040, p. 2961. La loi a inséré un nouvel article dans le code civil – l’article 515-14 – rédigé en ces termes : « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ». 82. Sur ce point, voir notamment : Sénat, « Proposition de loi reconnaissant à l’animal le caractère d’être vivant et sensible dans le Code civil », 7 octobre 2013, « Exposé des motifs », p. 3 et suiv. 83. Pascal Planchet, Droit de l’environnement, op. cit., p. 4 84. Pour une approche synthétique, voir ibid., p. 3. 85. Régis Lafargue, « Le préjudice civilisationnel pour atteinte à l’environnement. Droit au cadre naturel et réalités socioculturelles... », art. cité. 86. Alain Barrau, « Rapport d’information sur les relations entre l’Union européenne et les entités régionales. Assemblée nationale », rapport no 3211, 28 juin 2001, p. 75 et suiv. Voir également Les biens communs environnementaux : quel(s) statut(s) juridique(s) ?, colloque international organisé par le CRIDEAU-OMIJ (EA 3177) à la faculté de droit et des sciences économiques de l’université de Limoges les 13 et 14 octobre 2015, à paraître. 87. Jérôme Attard, « Le fondement solidariste du concept “environnement-patrimoine commun” », RJE 2003, no 2, p. 161. 88. À tel point qu’il existerait une autre réalité que la version des pouvoirs publics. Le cas de la police nationale qui est soumise, depuis quelques années, à la « politique du chiffre » et ses thuriféraires la « culture du résultat » reposant fondamentalement sur la quantification de l’activité des agents. Les commissaires de precinct (équivalent à peu près à un arrondissement de Paris) avaient pour charge de quantifier leurs activités, de façon à rendre des comptes très régulièrement à la plus haute hiérarchie policière, ce qui devait leur permettre de prouver qu’ils avaient pris des initiatives et été particulièrement « proactifs ». Dès que cet instrument fut mis en place, la criminalité enregistrée baissa de façon impressionnante. Pour atteindre de bons résultats quantifiés, le comportement individuel le plus facile peut consister à biaiser les chiffres. Sur ce point, voir Emmanuel Didier et Cyprien Tasset, Pour un statactivisme..., op. cit. 89. François Ost, La nature hors la loi. L’écologie à l’épreuve du droit, Paris, La Découverte, 2003, p. 29 ; Régis Lafargue, « Le préjudice civilisationnel pour atteinte à l’environnement. Droit au cadre naturel et réalités socioculturelles... », art. cité, p. 151-169. Pour une approche interdisciplinaire, voir Philippe Huneman, Les sciences de la nature et les sciences de l’homme, Paris, Ellipses, 2001, 64 p. 90. En effet, les dispositions de la charte, qui renvoient au législateur le soin d’en préciser les modalités d’application, ne sont qu’indirectement invoquées devant le juge

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administratif. Sur ce point, voir le commentaire de Karine Foucher sous la décision du Conseil constitutionnel du 8 avril 2001 (AJDA 2011, p. 1158). 91. Michel Prieur, « Vers un droit de l’environnement renouvelé », art. cité, p. 11-14. 92. Par exemple, le protocole de Kiev sur les évaluations stratégiques environnementales. Le protocole sur l’évaluation stratégique environnementale, signé par 35 gouvernements et l’Union européenne en mai 2003 à Kiev, en Ukraine, devait entrer en vigueur le 11 juillet 2010. 93. C’est le cas, par exemple, de la Convention européenne du paysage signée à Florence le 20 octobre 2000. La convention vise à encourager les autorités publiques à adopter aux niveaux local, régional, national et international des politiques et mesures de protections, de gestion et d’aménagement des paysages européens. Elle concerne tous les paysages, extraordinaires et ordinaires qui déterminent la qualité du cadre de vie des populations. Le texte prévoit une approche souple des paysages dont les caractéristiques requièrent divers types de mesures allant de la stricte conservation à la véritable création, en passant par la protection, la gestion et l’amélioration. 94. Tel est le cas dans l’affaire dite « de l’étang de Berre » (CJUE, 15 juillet et 7 octobre 2004, aff. C-213-03). 95. Ainsi, le décret no 98-1408 du 18 novembre 1998 relatif à l’évaluation des politiques publiques précise que l’évaluation « a pour objet d’apprécier, dans un cadre interministériel, l’efficacité de cette politique en comparant ses résultats aux objectifs assignés et aux moyens mis en œuvre ». 96. Joseph Fontaine, « Évaluer les politiques. Dispositifs d’exception pour la ville et banalisation de l’action publique », dans Denys de Béchillon, Jacques Caillosse et Didier Renard (dir.), L’analyse des politiques publiques aux prises avec le droit, op. cit., p. 251 et suiv. 97. Qui consiste à comparer les résultats avec les moyens mis en œuvre. 98. Pour une analyse pertinente de la certification, voir Jean-Marie Pontier, « La certification, outil de la modernité normative », D., 1996, Chron, p. 355. 99. Article 2226 du code civil : « L’action en responsabilité née à raison d’un événement ayant entraîné un dommage corporel, engagée par la victime directe ou indirecte des préjudices qui en résultent, se prescrit par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé [al. 1]. Toutefois, en cas de préjudice causé par des tortures ou des actes de barbarie, ou par des violences ou des agressions sexuelles commises contre un mineur, l’action en responsabilité civile est prescrite par vingt ans [al. 2] ». 100. Tel est le cas s’agissant de la loi de 1985 sur les accidents de la circulation. On pourra également se référer à Marie-Pierre Camproux Duffrène, « Les modalités de réparation du dommage », dans Chantal Cans (dir.), Responsabilité environnementale : prévention, imputation, réparation, Paris, Dalloz, 2009, p. 113 et suiv. 101. Jean-Marc Sauvé, op. cit., p. 3. 102. Jacques-Henri Stahl, « Le principe de libre administration a-t-il une portée normative ? » NCCC 2014, no 42, p. 32. 103. Jean-Marie Pontier, « La notion de compétences régaliennes dans la problématique de la répartition des compétences entre les collectivités publiques », RDP 2003, no 1, p. 193-237. 104. Pascal Planchet, Droit de l’environnement, op. cit., p. 1 et suiv.

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105. Pierre Muller, Les politiques publiques, op. cit., p. 15. 106. Selon Giuseppe Tomasi di Lampedusa, « réformer n’est rien de plus que changer ce qui est nécessaire pour que rien ne change ». L’institutionnalisation de la participation du public au processus décisionnel se révèle, finalement, une démocratie chimérique dans la mesure où elle ne parvient pas à atteindre le niveau de la démocratie politique qui, du moins pour l’instant, est l’apanage des autorités publiques. Dans la configuration actuelle, non seulement les conditions d’une participation effective ne sont pas réunies mais en outre l’encadrement participatif ne permet pas de changer la qualité de la démocratie ni de la fonder sur une « éthique de la transparence dans les prises de décision » (Territoires, no 465, février 2006, p. 74). 107. Pour Jean-Marc Sauvé, la démocratie environnementale s’inscrit dans le cadre d’une démocratie administrative, distincte de la démocratie économique et sociale. Voir Jean-Marc Février, « Les principes constitutionnels d’information et de participation », Environnement, no 4, avril 2005, comm. 35. 108. C’est en cela qu’il existe des similitudes avec le concept de libre administration des collectivités territoriales. Sur ce point, voir notamment Constantinos Bacoyannis, Le principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales, Paris, Economica, 1993, p. 90 ; André Roux, « La libre administration des collectivités territoriales est-elle une liberté fondamentale ? », CCC 2002, p. 88 et suiv. Voir, plus récemment, Jacques-Henri Stahl, « Le principe de libre administration a-t-il une portée normative », CCC 2014, p. 31 et suiv. 109. Corinne Lepage, « Rapport sur la gouvernance écologique. Ministère de l’Écologie, du Développement et de l’Aménagement durable », op. cit., p. 6. 110. Pierre Muller, Les politiques publiques, op. cit., p. 23. 111. L’analyse de système est le mode de pensée d’une société complexe ; le management public est le langage de l’État dans une société complexe (ibid., p. 15 et suiv.) 112. Ibid., p. 124-125. 113. Raphaël Romi n’hésite pas à utiliser le terme « d’omnicompétence » du préfet en matière de protection de la nature (Raphaël Romi, Droit de l’environnement, op. cit., p. 220 et suiv.)

RÉSUMÉS

La question de la modernisation de l’action publique environnementale française préfigure-t-elle le droit de l’Environnement à l’aube du XXIe siècle ? Si la Charte de l’environnement témoigne d’une relation symbiotique entre la nature et la perpétuation de l’espèce humaine, l’idée de rénovation laisse subodorer, quant à elle, l’ambition du mieux ou de l’utile. Par ailleurs, il est permis d’observer que l’acte de moderniser aujourd’hui, est dominé par « le statactivisme ». Mais l’invocation de la modernisation du droit de l’environnement ne doit pas tromper, car si cette évolution présente bien les apparences du droit, elle s’apparente davantage à une technique

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managériale profondément inspirée du concept des politiques publiques, dont l’objectif est de garantir in fine les intérêts de l’Etat dans un domaine prédéfini.

Does the modernisation of French environmental public action foreshadow environmental law in the early 21st century? While the Environment Charter is evidence of a symbiotic relationship between Nature and the perpetuation of the human species, the idea for reform suggests that there is an aim for improvement or usefulness. Furthermore, it may be noted that modernisation today is dominated by “statactivism”. But the call for the modernisation of environmental law should not deceive anyone, because, although this development has the appearance of law, it is more similar to a management technique that is deeply inspired by the concept of public policies, the goal of which is ultimately to guarantee the State’s interests in a predefined field.

INDEX

Mots-clés : environnement, modernisation, utilité, politique publique Keywords : environment, modernisation, use, public policy

AUTEUR

THIERRY ÉDOUARD Docteur en droit

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Ombres et lumières sur le droit fondamental à la protection des données personnelles confronté aux services de renseignement en matière de prévention du terrorisme The shadows and highlights of the fundamental right to protection of personal data in the work of the intelligence services to prevent terrorism

Philippe Ch.-A. Guillot

1 « Nos sociétés ne feront pas l’économie de grands débats sur l’étendue de la protection de la vie privée et les atteintes qu’il est légitime d’y porter, et dans quel cadre juridique1. » Cet avertissement du vice-président chargé de l’instruction au pôle antiterroriste au tribunal de grande instance de Paris lancé dans un ouvrage écrit peu avant la promulgation de la loi no 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement résonne dans les controverses non encore éteintes sur la protection des données personnelles face aux moyens mis en œuvre pour prévenir le terrorisme, avatars postmodernes de l’antique querelle entre les partisans de la liberté et les tenants de la sécurité. Souvent dans l’histoire – y compris la plus récente – la vie privée2 a eu à subir les ingérences du pouvoir au prétexte de prévention du crime ou de la sédition. À l’ère du numérique, ce phénomène s’amplifie car « la numérisation des existences et des sociétés n’[a] cessé de s’intensifier, générant une production exponentielle de données ainsi que le suivi toujours plus précis des comportements individuels et collectifs3 ». Les technologies de l’information et de la communication fournissent aux services de renseignement la possibilité de puiser dans les données personnelles indices et révélations allant au-delà de ce que George Orwell avait imaginé dans 1984 et évoquant Minority Report de Steven Spielberg4, mais ce qui est techniquement possible n’est pas

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nécessairement juridiquement fondé. En droit, la protection des données personnelles doit primer sur la surveillance administrative.

2 En effet, l’Union européenne et ses États membres considèrent la protection des données personnelles comme un droit fondamental ainsi que l’affirment les articles 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (CDFUE) et 16 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne5. La protection des données personnelles est consacrée aussi par la convention no 108 du Conseil de l’Europe du 28 janvier 1981 et son protocole additionnel no 181 du 8 novembre 20016 ainsi que par l’interprétation de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales par la Cour européenne des droits de l’homme7 à laquelle font écho, en France, les décisions du Conseil constitutionnel8 et du Conseil d’État9. La protection des données personnelles est régie notamment par la directive 95/46/CE du 24 octobre 1995 complétée par la décision-cadre 2008/977/JAI du conseil du 27 novembre 2008. Le régime inspiré de la loi française Informatique et libertés10 interdit l’inclusion de données sensibles – relatives à la race ou à l’origine ethnique, aux opinions politiques, aux convictions religieuses ou philosophiques, à l’appartenance syndicale et celles concernant l’abus de drogue et d’alcool, la santé ou la vie sexuelle – dans les traitements de données et soumet ceux-ci à des contrôles par une autorité administrative indépendante – Commission nationale informatique et libertés (CNIL) en France « conçue à l’origine comme l’organe de la conscience sociale face à l’emploi de l’informatique11 », Contrôleur européen de la protection des données (CEPD) pour l’Union européenne. L’article 29 de la directive instaure un groupe européen des autorités nationales de protection des données – le « G 29 » – pour contribuer à la mise en œuvre homogène des dispositions nationales. La personne dont des données personnelles ont été enregistrées dans un fichier a un droit de s’informer, un droit d’accès direct, un droit de rectification, un droit d’opposition et un droit à l’oubli récemment rebaptisé « droit au déréférencement12 ». Ce ne sont pas des droits réels sur les données personnelles mais des droits personnels sur les traitements qui s’exercent par l’intermédiaire d’un tiers13, même si le Conseil d’État préconise de « concevoir le droit à la protection des données comme un droit à “l’autodétermination informationnelle”, c’est-à-dire le droit de l’individu de décider de la communication et de l’utilisation de ses données à caractère personnel14 ».

3 En revanche, il n’existe pas de texte conventionnel universel sur la protection des données personnelles autre que les articles 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 sur le respect de la vie privée et 37 § 1 de la constitution de l’Union internationale des télécommunications du 22 décembre 1992 relatif au secret des correspondances internationales, lesquels, compte tenu de leur date d’adoption, ne traitent que partiellement de la question. Toutefois, ces dernières années les Nations unies s’en sont emparées. Le Conseil des droits de l’homme ouvrit la marche avec la résolution 20/8 du 5 juillet 2012 sur la promotion, la protection et l’exercice des droits de l’homme sur l’Internet. L’assemblée générale adopta ensuite la résolution 68/167 du 18 décembre 2013 intitulée « Le droit à la vie privée à l’ère du numérique » qui proclame : « si le souci de la sécurité publique peut justifier la collecte et la protection de certaines données sensibles, il ne dispense pas les États de respecter pleinement les obligations que leur impose le droit international des Droits de l’homme15 » et la résolution 68/178 du même jour ayant pour titre « Protection des Droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste » dont le

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point 6 g encourage les États à « préserver le droit au respect de la vie privée, conformément au droit international, en particulier au droit des Droits de l’homme, et prendre les mesures pour s’assurer que toute entrave ou restriction à l’exercice de ce droit n’est pas arbitraire, est réglementée par la loi, fait l’objet d’un contrôle effectif et donne lieu à une réparation adéquate, y compris par un contrôle judiciaire ou d’autres moyens16 ». Une autre résolution, à nouveau dénommée « Le droit à la vie privée à l’ère du numérique », a été adoptée le 18 décembre 2014 ; elle précise : « si les métadonnées peuvent offrir des avantages, certains types de métadonnées peuvent aussi, par agrégation, révéler des informations personnelles et donner une idée du comportement, des relations sociales, des préférences personnelles et de l’identité des particuliers17 », à tel point que, selon un éminent juriste de l’Agence nationale de sécurité des États-Unis (NSA), une quantité suffisante de métadonnées dispense d’avoir accès au contenu des communications d’un individu18.

4 Conformément à la demande exprimée par la résolution 68/167, le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme présenta au Conseil des droits de l’homme et à l’assemblée générale un rapport, lui aussi appelé « Le droit à la vie privée à l’ère du numérique », lequel déplore « l’inquiétant manque de transparence dont les pouvoirs publics entourent leurs politiques, lois et pratiques en matière de surveillance, qui entrave tout effort pour vérifier la compatibilité de ces dernières avec le droit international des Droits de l’homme et à mettre en jeu les responsabilités » et préconise l’instauration d’« un dialogue entre toutes les parties prenantes intéressées, y compris les États membres, la société civile, les communautés scientifiques et techniques, les entreprises, les universitaires et les spécialistes des Droits de l’homme19 ».

5 De même, le rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste présenta au conseil et à l’assemblée un rapport afférent notamment à la lutte antiterroriste et à la surveillance numérique de masse duquel il ressort que l’utilisation de cette surveillance « élimine en fait purement et simplement le droit au secret des communications sur l’Internet [...] élimine la possibilité de toute analyse individualisée de la proportionnalité20 ».

6 Cette surveillance indiscriminée et disproportionnée diffère du contrôle mené par la police judiciaire ou les services fiscaux21, des mesures opérationnelles d’Europol ou de la coopération et de l’échange d’informations entre les autorités répressives22 qui ciblent des personnes déjà condamnées ou fortement suspectées dans le cadre de procédures contrôlées par des magistrats. Les règles strictes en matière de protection des données personnelles telles que celles qui s’imposent à Europol ou à la coopération policière offrent des garanties satisfaisantes, conciliant lutte contre le terrorisme et vie privée23. Il en va différemment en matière de prévention du terrorisme, voire de la criminalité, où la tentation est grande d’accumuler toutes les informations possibles pour obtenir les meilleurs renseignements au risque d’un fichage de l’ensemble de la population. Risque d’autant plus grand que les services spécialisés opèrent généralement en dehors de tout cadre juridique. Il revient donc au législateur de s’emparer de la question pour assurer « la conciliation entre le respect de la vie privée et d’autres exigences constitutionnelles, telles que [...] la prévention d’atteintes à l’ordre public24 » dont le terrorisme qui est à l’évidence la plus grave. Les répercussions des révélations d’Edward Snowden25 concernant le « piratage d’État26 » auquel se livrent les États-Unis d’Amérique ont conduit la France – mais aussi le Canada, la Suisse et le

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Luxembourg27 – à légiférer sur les services de renseignement et sur l’accès de ceux-ci à des données personnelles dans le cadre d’actions préventives. En ce qui concerne notre pays, ce n’est toutefois pas une nouveauté car la législation antiterroriste prévoyait déjà des contrôles préventifs (1), mais la loi nouvelle éclaire la matière d’un jour nouveau, même si persistent des zones d’ombres (2).

1. L’arsenal législatif en matière de renseignement antiterroriste avant l’adoption de la loi relative au renseignement

7 Le recueil de données personnelles aux fins de prévention du terrorisme est organisé depuis près d’une décennie en ce qui concerne les voyageurs (1.1) et depuis plus de quinze ans pour les interceptions de communications, domaine qui n’a cessé de s’étendre (1.2).

1.1. Le contrôle des données personnelles des voyageurs

8 Les attentats perpétrés à Paris en janvier 2015 ont remis en selle le recueil des données Passenger Name Record (PNR28). Il serait urgent d’adopter au niveau français comme au niveau européen un fichage généralisé menaçant, selon un ancien président de la CNIL, de mettre « la vie privée en péril29 » alors même que l’efficacité de ces mesures est loin d’être prouvée. Il est, d’ailleurs, pour le moins ironique d’entendre plaider pour instituer un tel contrôle en France alors qu’il existe déjà ! (1.1.1). En revanche, au niveau européen, il est encore en gestation (1.1.2).

1.1.1. La mise en place subreptice d’un PNR à la française

9 L’article 7 de la loi no 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme autorise la collecte des données PNR et Advance Passenger Information (API30) à l’occasion de déplacements internationaux en provenance ou à destination d’États tiers à l’Union européenne. Sont également concernées les données directement collectées à partir de la bande de lecture optique des documents de voyage, de la carte d’identité et des visas des passagers de transporteurs aériens, maritimes ou ferroviaires.

10 En outre, un arrêté du 19 décembre 2006 institue, à titre expérimental, un fichier des passages aériens qui ne concerne que les données API des passagers de vols directs en provenance et à destination de l’Afghanistan, du Pakistan, de l’Iran, de la Syrie et du Yémen. Toutefois, l’expérimentation a surtout révélé « un manque de rigueur dans la transmission des données par certaines compagnies et [...] la multiplicité d’erreurs imputables à des homonymies ou à des transcriptions inexactes des noms31 ».

11 Par ailleurs, l’article 65 du code des douanes permet expressément à l’administration douanière de requérir ponctuellement les données PNR de certains vols.

12 Enfin, l’article L. 232-7 du code de la sécurité intérieure (CSI), résultant de la loi de programmation militaire de 2013, institue le système API-PNR France, dont les données sensibles sont expressément exclues, pour les vols au départ ou à destination de la France, mis en œuvre par le décret no 2014-1095 du 26 septembre 2014 – lequel crée les articles R. 232-12 à R. 232-18 CSI – et par le décret no 2014-1566 du 22 décembre 2014

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portant création d’un service à compétence nationale dénommé « Unité Information Passagers » (UIP), ainsi que par le décret no 2015-1328 du 21 octobre 201532. Ce système a été considéré comme satisfaisant par la CNIL car les garanties offertes réduisent le risque d’atteinte à la protection des données personnelles33.

1.1.2. La question d’un éventuel PNR européen

13 En novembre 2007, la Commission européenne avait présenté une proposition de directive pour établir un PNR européen aux fins de prévention du terrorisme qui fut rejetée l’année suivante par le Parlement européen, les vicissitudes des accords PNR avec les États-Unis34 et des accords dits Society for Worldwide Interbank Financial Transactions – Terrorist Finance Tracking Program (SWIFT-TFTP35) y étant pour beaucoup. La commission présenta, en 2011, une nouvelle proposition36, mais le parlement s’y opposa le 24 avril 2013, ce qui n’a pas empêché la commission de participer au financement de projets PNR nationaux dans la moitié des États membres.

14 Le 11 janvier 2015, le ministre français de l’Intérieur a exhorté le Parlement européen à adopter la directive PNR européen, demande relayée le surlendemain par le président du Conseil européen qui craint qu’en l’absence d’une telle directive ne se mettent en place vingt-huit systèmes nationaux formant un « patchwork rempli de lacunes ». Cependant, de nombreux eurodéputés subordonnent leur vote à la prochaine décision de la cour sur l’accord PNR avec le Canada37.

15 En attendant, le 11 février 2015, le parlement a adopté une résolution par laquelle il s’engage à tout mettre en œuvre pour finaliser la directive PNR et encourage les États membres à progresser sur le « paquet relatif à la protection des données » – c’est-à-dire le règlement38 devant remplacer la directive 95/46 et la directive39 devant se substituer à la décision-cadre 2008/977/JAI. Le 9 juillet, dans une nouvelle résolution, il a confirmé son engagement et encouragé le Conseil de l’Union européenne à progresser sur le « paquet » de sorte que les trilogues – négociations entre le parlement, le conseil et la commission – « puissent avoir lieu parallèlement », tout en insistant sur la nécessité pour la future directive PNR de respecter les droits fondamentaux et la protection des données personnelles, y compris telle qu’interprétée dans la jurisprudence de la Cour de justice40. Le 2 décembre, les négociateurs du PE et du Conseil ont conclu un accord sur la directive laquelle a été adoptée par le PE le 14 avril 2016 (461 pour, 179 contre, 9 abstentions), qui a aussi voté en faveur du « paquet sur la protection des données »

1.2. L’extension progressive de la surveillance cybernétique

16 En matière de prévention du terrorisme, la cybersurveillance légale remonte à 1991 et a été constamment élargie jusqu’en 2013 avec la loi de programmation militaire qui en unifie le régime (1.2.1). Là encore, il faut tenir compte des développements en droit de l’Union européenne (1.2.2).

1.2.1. Une législation française étendant le domaine de la surveillance des données personnelles

17 La loi no 91-646 du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques fut la première à permettre des interceptions de sécurité aux fins de prévention du terrorisme41. Le ministre de la Défense, celui de

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l’Intérieur et celui chargé des Douanes adressaient alors des demandes d’avis préalable à la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), sauf en cas d’extrême urgence. Néanmoins, en 2003, à la demande du président de la CNCIS le contrôle a priori fut étendu aux cas d’extrême urgence.

18 La loi no 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant diverses dispositions relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers avait introduit dans le code des postes et communications électroniques l’article L. 34-1-1 qui disposait : « Afin de prévenir les actes de terrorisme, les agents individuellement désignés et dûment habilités des services de police et de gendarmerie nationales spécialement chargés de ces missions peuvent exiger des [opérateurs de communications électroniques et des fournisseurs d’accès à des services en ligne ou à des stockages de signaux de toute nature] la communication des données conservées et traitées par ces derniers », étant précisé que ces données « sont limitées aux données techniques relatives à l’identification des numéros d’abonnement ou de connexion à des services de communications électroniques, au recensement de l’ensemble des numéros d’abonnement ou de connexion d’une personne désignée, aux données relatives à la localisation des équipements terminaux utilisés ainsi qu’aux données techniques relatives aux communications d’un abonné portant sur la liste des numéros appelés et appelants, la durée et la date des communications ». Ces dispositions étaient initialement provisoires, mais elles furent prorogées en 2008 et en 2012, avant d’être réformées par la loi no 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale.

19 Cette loi a unifié le cadre juridique de l’accès aux données de connexion et de la géolocalisation en temps réel en matière administrative en créant l’article L. 246-1 CSI, lequel rend possible le recueil auprès des opérateurs de communications électroniques des « informations ou documents traités ou conservés par leurs réseaux ou services de communications électroniques » dont les données techniques précédemment décrites par l’ancien article L. 34-1-1 du code des postes et communications électroniques. L’article L. 232-7-I CSI permet aussi aux services de renseignement – y compris militaires – de créer un traitement automatisé des données personnelles sous le contrôle de la CNCIS qui se prononce a posteriori42.

20 L’article L. 222-1 CSI dispose que « les agents individuellement habilités des services de police et de gendarmerie nationales » chargés de la lutte contre le terrorisme ainsi que ceux des services de renseignement, peuvent avoir accès au fichier national des immatriculations, au système national de gestion des permis de conduire, à celui des cartes nationales d’identité, à celui des passeports, au système informatisé de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France et aux données personnelles des étrangers en situation irrégulière – mais non au fichier de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), le Conseil constitutionnel ayant considéré que « la confidentialité des éléments d’information détenus par l’OFPRA relatifs à la personne sollicitant en France la qualité de réfugié est une garantie essentielle du droit d’asile, principe de valeur constitutionnelle qui implique notamment que les demandeurs du statut de réfugié bénéficient d’une protection particulière43 » et que seuls les agents de l’OFPRA peuvent accéder à ce fichier44.

21 L’article L. 234-4 CSI autorise les personnels dûment habilités des services de renseignement à avoir « accès aux traitements automatisés de données à caractère

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personnel mentionnés à l’article 230-6 du code de procédure pénale45, y compris pour les données portant sur des procédures judiciaires en cours et à l’exclusion de celles relatives aux personnes enregistrées en qualité de victimes ».

22 Les articles L. 246-1 à L. 246-5 CSI46 obligeaient les opérateurs de communication à conserver pendant un an l’ensemble des métadonnées pour répondre, en temps réel, aux demandes des services de lutte anti-terroriste ou de renseignement. Les associations French Data Network, la Quadrature du Net et Fédération des fournisseurs d’accès à internet associatifs ont, à l’occasion d’un recours en excès de pouvoir devant le Conseil d’État à l’encontre du décret no 2014-1576 du 26 décembre 2014 relatif à l’accès administratif aux données de connexion, soulevé une question prioritaire de constitutionnalité sur ces articles arguant, d’une part, de l’imprécision d’un certain nombre de définitions relatives aux données47 pouvant faire l’objet de la procédure de recueil et à la procédure en elle-même, et, d’autre part, de l’absence de garanties particulières prévues pour les avocats et les journalistes par ladite procédure. Considérant que le législateur avait prévu des garanties suffisantes, le Conseil constitutionnel a déclaré les dispositions contestées conformes à la Constitution48.

23 L’appareil de prévention du terrorisme était donc déjà bien développé avant l’adoption de la loi relative au renseignement mais, d’une part, ces textes composaient une « mosaïque extrêmement complexe, peu lisible voire irrationnelle49 » et, d’autre part, les missions des services de renseignement étaient mal définies et leurs actions se déroulaient souvent à la lisière de la légalité.

1.2.2. Le coup d’arrêt de la cour de justice de l’Union européenne à la captation et à la conservation excessives des données personnelles

24 Suite aux attentats de Madrid et de Londres, l’Union européenne avait adopté la directive 2006/24/CE du 15 mars 2006 relative à la conservation des données afin d’harmoniser les mesures nationales obligeant les fournisseurs de télécommunication et de services informatiques à conserver les métadonnées – et non le contenu des communications ou des sites internet visités – de leurs clients pour les transmettre sur requête aux services de police ou de renseignement. La cour de justice fut saisie de deux questions préjudicielles sur la compatibilité de cette directive avec la CFDUE ; elle trancha en faveur de l’incompatibilité étant donné que « ces données, prises dans leur ensemble, [étaient] susceptibles de permettre de tirer des conclusions très précises concernant la vie privée des personnes dont les données ont été conservées50 », ce qui constituait une « ingérence [...] d’une vaste ampleur [...] susceptible de générer dans l’esprit des personnes concernées [...] le sentiment que leur vie privée fait l’objet d’une surveillance constante », d’autant plus que la directive couvrait « de manière généralisée toute personne et tous les moyens de communication électronique », ne prévoyait « aucun critère objectif permettant de délimiter l’accès des autorités nationales compétentes aux données et leur utilisation ultérieure51 » et que la durée de conservation était fixée sans tenir compte de l’utilité de la conservation par rapport aux objectifs poursuivis52.

25 Cette décision, saluée comme une nette interdiction de la cybersurveillance massive53 et une victoire sur la « codification de l’arbitraire54 », devrait avoir, selon une étude juridique commanditée par Les Verts/ Alliance Libre Européenne, des répercussions substantielles notamment sur l’accord PNR euro-états-unien55, sur le projet PNR européen56, sur l’accord SWIFT-TFTP et le projet d’institution d’un système européen de

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traçage du financement du terrorisme57 présenté par la commission58, sur Eurodac ainsi que les systèmes d’information de Schengen (SIS) et sur les visas (VIS) et sur les mesures nationales des États membres59. Ces derniers, compte tenu de l’invalidation de la directive 2006/24/CE, n’ont plus l’obligation de demander aux opérateurs de téléphonie ou de communications électroniques l’accès aux métadonnées ; néanmoins, ils conservent la possibilité de le faire mais en respectant les principes de nécessité et de proportionnalité60.

26 Ce n’est pourtant pas la voie que suit la France avec la loi relative au renseignement.

2. La loi relative au renseignement

27 Auparavant, les services spécialisés de renseignement avaient, selon l’adage militaire, « tous les droits sauf celui de se faire prendre » ; désormais, grâce à la loi no 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement, ils sortent de l’ombre. Ainsi que le note un éminent spécialiste du droit de la défense et du droit des technologies de l’information et de la communication : « ces services devront pouvoir justifier en toutes circonstances (et non seulement à l’occasion de la mise en œuvre de telle ou telle technique de recueil d’information) qu’ils agissent dans les limites et au profit des finalités définies par la loi [...] là où les services d’État estimaient usuellement que leur légitimité l’emportait par principe et en toutes circonstances sur toute autre considération politique ou juridique (conformément à la doctrine implicite de la “raison d’État”), ils devront désormais vivre dans le respect du principe inverse, leurs prérogatives n’étant admises qu’à la condition qu’elles soient justifiées et strictement proportionnées à l’objectif public recherché61 ». Toutefois, si les actions des services spécialisés de renseignement entrent dans la lumière (2.1), cette dernière est quand même plutôt tamisée (2.2).

2.1. La mise en lumière du renseignement

28 L’article L. 811-1 CSI dispose : « La politique publique de renseignement concourt à la stratégie de sécurité nationale ainsi qu’à la défense et à la promotion des intérêts fondamentaux de la Nation. Elle relève de la compétence exclusive de l’État ». Introduite par le Livre blanc Défense et sécurité nationale de 2008 et reprise dans celui de 2013, la notion de « sécurité nationale » estompe la distinction classique entre la sécurité extérieure et la sécurité intérieure. Il en découle une tentative de mise en synergie des services civils et militaires – ces derniers étant chargés par le Livre blanc d’une fonction de « connaissance et anticipation62 » – l’esprit de la loi étant de favoriser « la centralisation des données collectées au moyen des techniques de renseignements, seule à même de permettre l’organisation d’un contrôle effectif du cadre légal63 ». Il sied de présenter les services spécialisés de renseignement (2.1.1) avant d’envisager les motifs pour lesquels ils peuvent recueillir des données personnelles (2.1.2).

2.1.1. Les services spécialisés de renseignement

29 Les services spécialisés de renseignement visés à l’article L. 811-2 CSI sont exhaustivement énumérés par l’article R. 811-1 du CSI64 ; il s’agit de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE65), de la direction de la protection et de la sécurité de défense (DPSD66), de la direction du renseignement militaire (DRM67), de la

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direction générale de la sécurité intérieure (DGSI68), de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED69) et du service à compétence nationale « Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins » (TRACFIN70). Cependant, conformément à l’article L. 811-4 CSI, le décret no 2016-67 du 29 janvier 2016 désigne les autres services pouvant être autorisés à mettre en œuvre des techniques de renseignement dans l’article R.851.1-1 : les services compétents en lutte antiterroriste de la direction centrale de la police judiciaire, de la direction centrale de la sécurité publique, de la direction régionale de la police judiciaire de Paris et de la gendarmerie (nationale, maritime, de l’air et de l’armement).

30 Selon l’article L. 811-2 CSI, ces services spécialisés « ont pour missions, en France et à l’étranger, la recherche, la collecte, l’exploitation et la mise à disposition du Gouvernement des renseignements relatifs aux enjeux géopolitiques et stratégiques ainsi qu’aux menaces et aux risques susceptibles d’affecter la vie de la Nation ». « Ils contribuent à la connaissance et à l’anticipation de ces enjeux ainsi qu’à la prévention et à l’entrave de ces risques et menaces. »

31 Sur ce dernier point, la loi relative au renseignement permet de passer à l’offensive puisque l’article L. 861-2 CSI dispose : « Pour l’exercice d’une mission intéressant la défense et la sécurité nationale, les agents des services spécialisés [...] peuvent, sous l’autorité de l’agent chargé de superviser ou de coordonner la mission, faire usage d’une identité d’emprunt ou d’une fausse qualité ». L’article L. 863-1 précise qu’ils peuvent ainsi être en contact avec des personnes susceptibles de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation et extraire, acquérir ou conserver des données sur ces personnes. La collecte de données sur de telles personnes – nécessairement identifiées de manière précise – n’a rien de contraire au droit des données personnelles car la justification semble claire de prime abord. Néanmoins, les motifs autorisant les autres formes de surveillance – moins intrusives mais portant sur une population beaucoup plus large – ne brillent pas nécessairement par leur clarté.

2.1.2. Des motifs d’intérêt public guère lumineux

32 L’article L. 811-3 CSI énumère sept motifs d’intérêt public qui autorisent l’utilisation de dispositifs techniques permettant la captation, la transmission et l’enregistrement de données informatiques transitant dans un système automatisé de données ou contenues dans un tel système, ainsi que des dispositifs de sonorisation de lieux ou de véhicules. Allant bien au-delà de la seule lutte contre le terrorisme, il s’agit de : 1. L’indépendance nationale, l’intégrité du territoire et la défense nationale. 2. Les intérêts majeurs de la politique étrangère, l’exécution des engagements européens et internationaux de la France et la prévention de toute forme d’ingérence étrangère. 3. Les intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France. 4. La prévention du terrorisme. 5. La prévention : a. des atteintes à la forme républicaine des institutions ; b. des actions tendant au maintien ou à la reconstitution de groupements dissous en application de l’article L. 212-1 ; c. des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique. 6. La prévention de la criminalité et de la délinquance organisées. 7. La prévention de la prolifération des armes de destruction massive.

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33 Selon le ministre de l’Intérieur, ces finalités sont « plus précises que celles figurant dans les normes conventionnelles71, ou que les notions constitutionnelles de “sécurité nationale” et “d’intérêts fondamentaux de la Nation72” ». Il convient toutefois de noter que l’adjectif « majeurs » utilisé aux 2. et 3. paraît recouvrir un plus large spectre d’intérêts que ceux induits par l’adjectif « fondamentaux » employé par l’article 410-1 du code pénal73 ou par le qualificatif « essentiels » figurant dans le projet de loi. Si certains parlementaires se sont contentés de souligner l’imprécision du 2., en revanche, le remplacement d’« essentiels » par « majeurs » dans le 3. a fait naître plus d’inquiétude parce qu’il traduirait une finalité plus large, à savoir « la surveillance économique et industrielle dans son ensemble », laquelle pourrait justifier les interceptions des communications des personnalités économiques, syndicales et scientifiques ou des opposants au nucléaire74, ce qui ferait des services spécialisés – notamment de la DGSI – une police politique.

34 Si les 1., 4. et 6., voire le 5.b, sont des raisons dont la légitimité ne fait guère de doutes, en revanche, les autres motifs sont plus contestables. Le 5.a surprend de prime abord, les attentats perpétrés par les n’ayant plus défrayé la chronique ces dernières décennies. S’agirait-il alors de contrer ceux qui désireraient instaurer un émirat islamique en France ? Il ne semble pas que ce soit l’objectif immédiat des djihadistes qui cherchent avant tout à peser sur notre politique étrangère perçue comme colonialiste – ce qui entre dans le champ du 2. au cas où le 4. ne trouverait pas application – plutôt que de renverser notre régime politique. Comme l’invocation de la République ou des valeurs républicaines est récurrente dans les discours politiques et les lois ces dernières années, on peut avancer l’idée que la « forme “républicaine” semblerait revendiquer l’ensemble des libertés individuelles et collectives et mettre en cause certaines mouvances politiques75 ». Seraient ainsi visés non seulement les islamistes radicaux, mais aussi les « identitaires », les indépendantistes, voire l’ultragauche comme l’a démontré l’affaire de Tarnac même si finalement cette qualification n’a pas été retenue76. Si ces différents mouvements autres qu’islamistes peuvent, ponctuellement, représenter une menace pour les biens ou les personnes, une surveillance excessive par sa généralité de l’ensemble des groupes politiques marginaux ferait glisser la société libérale, qui est ontologiquement une société de confiance, vers une société de défiance fatalement liberticide.

35 Surtout, le 5.c peut faire craindre des dérives en matière de surveillance des mouvements sociaux (agriculteurs, étudiants, chauffeurs de taxi, « zadistes », etc.), la trop grande imprécision de ce motif ayant été dénoncée par différents avis77, ainsi que durant les débats parlementaires78 et par le mémoire de saisine du Conseil constitutionnel par soixante députés de l’opposition – y compris du Front national – mais aussi de la majorité, et dans le mémoire de réplique aux observations du gouvernement. Certes, il est imaginable que les services spécialisés de renseignement aient suffisamment à faire pour surveiller des éléments terroristes pour ne pas s’occuper en plus de groupes de défense d’intérêts catégoriels, mais graver dans le marbre de la loi un motif aussi imprécis revient à mettre en place une surveillance indiscriminée de toute force contestatrice.

36 Il est regrettable que le législateur ne se soit pas inspiré de l’article 2 de la loi sur le service canadien du renseignement de sécurité révisée par la « loi de protection du Canada contre les terroristes79 » du 18 juin 2015 qui dispose que les menaces envers la sécurité – c’est-à-dire les motifs justifiant la surveillance – ne visent pas « les activités

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licites de défense, de protestation ou de manifestation qui n’ont aucun lien avec les activités » d’espionnage, de sabotage, ou clandestines influencées par l’étranger, ou bien qui visent à favoriser l’usage de la « violence grave [...] dans le but d’atteindre un objectif politique, religieux ou idéologique » ou encore qui « visent à saper le régime de gouvernement constitutionnellement établi80 ».

37 Enfin, le 7. est indéniablement un motif légitime – et proportionné dans la mesure où il n’est susceptible de concerner qu’une partie des plus réduites de la population – mais comme apparaît redondant avec le 2. puisqu’il ne fait que consacrer l’un des engagements internationaux de la France. Il est vrai que la loi fédérale sur le renseignement de la Confédération helvétique du 25 septembre 2015 contient ce même motif pour justifier la cybersurveillance81.

38 En dépit d’une rédaction problématique de bon nombre de motifs d’intérêt public, pour le Conseil constitutionnel, les finalités de l’article L. 811-3 CSI, faisant référence à des intérêts ou des incriminations des codes pénal, de procédure pénale, de la défense ou de la sécurité intérieure, ne sont pas susceptibles de porter des atteintes disproportionnées au droit au respect de la vie privée ou à la liberté d’expression. De surcroît, ces dispositions doivent être combinées avec celles de l’article L. 801-1 « aux termes desquelles la décision de recourir aux techniques de renseignement et les techniques choisies devront être proportionnées à la finalité poursuivie et aux motifs invoqués82 ».

39 Cependant, ces techniques de renseignement posent problème, même si le législateur a tenté de répondre à l’interrogation de Juvénal, quis custodiet ipsos custodes83, en instituant la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR).

2.2. Moyens et limites de la cybersurveillance

40 L’attention du grand public et des médias a semblé se focaliser sur les techniques susceptibles d’être utilisées pour prévenir le terrorisme ou les autres fléaux visés par l’article L. 811-3 CSI, lesquelles sont très intrusives et déconcertantes pour beaucoup de technophiles béats qui découvrirent alors la face obscure de la cybernétique (2.2.1), les débats et polémiques ont finalement assez peu porté sur les timides garanties offertes par la loi relative au renseignement (2.2.2).

2.2.1. Des moyens de surveillance et d’investigation clairement intrusifs

41 L’article L. 851-1 autorise le recueil auprès des opérateurs de communications électroniques et des personnes assurant, même à titre gracieux, l’accès à des services de communication en ligne, à des stockages de signaux, d’écrits, d’image, de sons ou de messages de toute nature « des informations ou documents traités ou conservés par leurs réseaux ou services de communications électroniques », les données techniques naguère décrites par l’article L. 34-1-1 du code des postes et communications électroniques. L’article L. 851-2 précise qu’un tel recueil en temps réel ne peut être autorisé pour une durée de deux mois renouvelable que « pour les seuls besoins de la prévention du terrorisme » et l’article L. 851-3 prévoit qu’« il peut être imposé aux opérateurs [...] la mise en œuvre sur leurs réseaux de traitements automatisés destinés [...] à détecter des connexions susceptibles de révéler une menace terroriste », étant précisé que la CNCTR « dispose d’un accès permanent, complet et direct à ces

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traitements ainsi qu’aux informations et données recueillies ». Il s’agit des désormais célèbres « boîtes noires » destinées à détecter, grâce à des algorithmes, des communications suspectes et qui mettent nécessairement en œuvre des technologies d’inspection des « paquets en profondeur », lesquelles n’étaient jusqu’à présent expressément autorisées qu’en Russie84, mais dont l’utilité est loin d’être démontrée : « étant donné le faible nombre de terroristes dont le comportement peut être étudié, toute tentative d’extrapolation est vouée à générer un grand nombre de “faux positifs”85. »

42 De plus, l’article L. 871-4 dispose que les opérateurs précités sont tenus d’autoriser, à des fins de contrôle, les membres et les agents de la CNCTR à entrer dans leurs locaux où sont mises en œuvre des techniques de recueil de renseignement.

43 Surtout, il convient de noter que la CNIL a relevé qu’en raison « du caractère particulièrement intrusif de cette technique et de son utilisation à l’insu des opérateurs sur leurs propres systèmes, [...] les garanties prévues pour préserver les droits et libertés fondamentaux ne sont pas suffisantes pour justifier une telle ingérence dans la vie privée des personnes86 ». Le législateur passa donc outre et n’a pas non plus suivi l’invitation de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) à envisager un rapprochement des différents régimes d’accès administratifs aux données de connexion87.

44 L’article L. 871-1 impose aux personnes « qui fournissent des prestations de cryptologie » de fournir dans les 72 heures aux services spécialisés « les conventions permettant le déchiffrement ». Cette possibilité qui a pour effet de rendre lisibles des communications cryptées et donc d’attenter au secret des correspondances devra être utilisée avec retenue par les services spécialisés et par la CNCTR au risque, là aussi, de faire dériver notre société vers une nouvelle forme de totalitarisme. La cryptologie est le moyen d’assurer la confidentialité des communications électroniques et peut être utilisée par toute personne ayant un besoin professionnel ou une envie privée de ne pas divulguer à des tiers le contenu de ses correspondances (un courriel rédigé « en clair » étant aussi confidentiel qu’une carte postale), le déchiffrement ne doit concerner que des cas très limités et précisément identifiés.

45 L’article L. 853-2 autorise, « lorsque les renseignements ne peuvent être recueillis par un autre moyen légalement autorisé », l’utilisation de dispositifs techniques permettant l’accès « à des données informatiques stockées dans un système informatique, de les enregistrer, de les conserver et de les transmettre » pour une durée maximale de trente jours, ou permettant l’accès « à des données informatiques, de les enregistrer, de les conserver et de les transmettre, telles qu’elles s’affichent sur un écran pour l’utilisateur d’un système de traitement automatisé de données, telles qu’il les y introduit par saisie de caractères ou telles qu’elles sont reçues et émises par des périphériques audiovisuels » pour une durée maximale de deux mois. Là aussi, la technique en cause est particulièrement intrusive et conduit à percer les filtres, mots de passe et codes confidentiels de l’individu surveillé – c’est d’ailleurs le but de la manœuvre – et devra être utilisée avec la plus grande parcimonie.

46 D’autre part, même si la collecte de données personnelles est moins directement concernée, il convient de signaler que l’article L. 851-4 autorise « l’utilisation d’un dispositif technique permettant la localisation en temps réel d’une personne, d’un véhicule ou d’un objet » et que l’article L. 851-6 permet le recueil direct de « données techniques de connexion permettant l’identification d’un équipement terminal ou d’un

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numéro d’abonnement de son utilisateur ainsi que les données relatives à la localisation des équipements terminaux utilisés ».

47 Par ailleurs, l’article L. 853-1 permet « lorsque les renseignements ne peuvent être recueillis par un autre moyen légalement autorisé, l’utilisation de dispositifs techniques permettant la captation, la fixation, la transmission et l’enregistrement de paroles prononcées à titre privé ou confidentiel, ou d’images dans un lieu privé ». À titre de comparaison, l’article 14 de la loi suisse du 25 septembre 2015 interdit au service de renseignement de la Confédération « d’observer et d’effectuer des enregistrements visuels et sonores d’événements et d’installations relevant de la sphère privée protégée ». Toutefois, une seconde phrase illustre la relativité de cette interdiction en pratique puisqu’elle affirme que les « enregistrements visuels et sonores relevant de la sphère privée qu’il est techniquement impossible d’éviter doivent être immédiatement détruits ». L’article 26 c de la même loi soumet à autorisation « l’utilisation des appareils de surveillance pour écouter ou enregistrer des propos non publics ou pour observer ou enregistrer des événements se produisant dans des lieux non publics ou dans des lieux qui ne sont pas librement accessibles ». Ici aussi, il eût été souhaitable que le législateur se fût adonné au droit comparé.

2.2.2. Des garanties en clair-obscur

48 La loi relative au renseignement introduit aussi dans le CSI d’appréciables innovations, dont la garantie de la vie privée et – grâce à un amendement parlementaire – de la protection des données personnelles et la référence au principe de proportionnalité à l’article L. 801-1. Cette protection passe notamment par la destruction des extraits ou exploitations des traitements n’étant plus indispensables ainsi que le prévoit l’article L. 822-3 CSI, et par l’interdiction, par l’article L. 821-7 qu’un parlementaire, un magistrat, un avocat ou un journaliste puisse être surveillé à raison de l’exercice de son mandat ou de sa profession88, mais surtout par l’institution de la CNCTR (2.2.2.1), par le renforcement du contrôle parlementaire (2.2.2.2) et par l’instauration d’un recours juridictionnel (2.2.2.3).

2.2.2.1. Le contrôle a priori de la CNCTR

49 Les mesures de collecte et de conservation des données personnelles sont surveillées par la CNCTR, autorité administrative indépendante, substituée à la CNCIS, et composée, aux termes de l’article L. 831-1 CSI, de deux députés, de deux sénateurs, de deux conseillers d’État, de deux magistrats de la Cour de cassation et d’une « personnalité qualifiée pour sa connaissance en matière de communications électroniques, nommée sur proposition du président de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes ». Il est pour le moins surprenant que, sur un sujet si technique, une seule personnalité qualifiée soit appelée à siéger au sein de cette autorité.

50 La CNCTR doit rendre au Premier ministre un avis sur l’autorisation des captations, sauf en cas d’urgence absolue où, conformément à l’article L. 821-5 CSI, la commission est informée sans délai mais le chef du gouvernement a vingt-quatre heures pour lui fournir tous les éléments de motivation.

51 Le Premier ministre n’a toutefois pas compétence liée mais doit motiver l’autorisation délivrée en dépit d’un avis défavorable de la CNCTR, ainsi que le prévoit l’article

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L. 821-4 al. 2 CSI – l’expérience de la CNCIS prouvant que les avis peuvent être allègrement outrepassés, il faut avouer que ce n’est guère rassurant pour les libertés.

52 En cas d’urgence opérationnelle, c’est-à-dire « liée à une menace imminente ou à un risque très élevé de ne pouvoir effectuer l’opération ultérieurement », il était prévu que la CNCTR et le Premier ministre seraient simplement informés sans délai, mais le Conseil constitutionnel a considéré qu’il s’agissait d’une « atteinte manifestement disproportionnée au droit au respect de la vie privée et au secret des correspondances89 ». Cependant, il sera toujours loisible « au Premier ministre de déléguer aux différents responsables des services de renseignement une compétence pour agir en son nom dans l’hypothèse d’une situation d’urgence opérationnelle90 ».

53 Sur le plan pratique, le contrôle risque d’être ardu puisque c’est « un véritable océan numérique que la CNCTR doit sonder avec une épuisette91 » mais cette abondance d’informations pourrait être finalement une garantie pour le citoyen ordinaire. En effet, « le système de cybersurveillance pourrait trouver en lui-même sa propre limite puisque la captation des données en masse, qui consiste à tout intercepter au motif que cela pourrait toujours servir un jour, n’est pas véritablement efficace puisque seule l’analyse fine des données interceptées est utile92 ».

2.2.2.2. Le contrôle parlementaire de la délégation parlementaire au renseignement

54 La loi relative au renseignement modifie l’article 6 nonies de l’ordonnance no 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires pour indiquer que la délégation parlementaire au renseignement93 est destinataire d’un rapport annuel de synthèse des crédits consacrés au renseignement, d’un rapport annuel d’activité des services spécialisés de renseignement, d’éléments d’appréciation sur l’activité générale et l’organisation de ceux-ci, d’« une présentation, par technique et par finalité, des éléments statistiques figurant dans le rapport d’activité » de la CNCTR et des observations que celle-ci adresse au Premier ministre. En outre, la délégation parlementaire au renseignement peut saisir la CNCTR pour avis.

55 Par rapport à des exemples étrangers, le rôle de la délégation parlementaire apparaît modeste. En Suisse, la Délégation des commissions de gestion des chambres fédérales (DELCDG94) a un accès illimité aux informations gouvernementales secrètes, un pouvoir d’inspection et de proposition et est d’ailleurs à l’origine de la loi sur le renseignement de 201595. En revanche, le Canada a préféré confier le contrôle de ses services de renseignement à un organe extra-parlementaire puisque le Comité de surveillance des activités de renseignement et de sécurité (CSARS) est composé, selon l’article 34 § 1 de la loi sur le service canadien du renseignement de sécurité, « du président et de deux à quatre autres membres, tous nommés par le gouverneur en conseil parmi les membres du Conseil privé de la Reine pour le Canada96 qui ne font partie ni du Sénat, ni de la Chambre des communes ». Le CSARS a des pouvoirs d’inspection et d’enquête et rend compte au parlement97, lequel a – selon le modèle de Westminster – d’importants pouvoirs. La Belgique s’est inspirée de l’exemple canadien : le Comité permanent de contrôle des services de renseignement et de sécurité (alias « Comité R ») est composé de non-parlementaires nommés par le Sénat et contrôlé par une commission sénatoriale ad hoc et comprend un service d’enquête soumis à l’autorité judiciaire98. Ces pays ont une tradition parlementaire plus marquée que la France de la Ve République ; toutefois, rien n’empêche la constitution d’une commission parlementaire ad hoc...

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2.2.2.3. Le contrôle juridictionnel du Conseil d’État

56 L’article L 841-1 CSI institue un recours devant le Conseil d’État99 saisi par toute personne ayant un intérêt direct et personnel, par la CNCTR ou par toute juridiction à titre préjudiciel. Le Conseil d’État ne pourra pas se voir opposer le « secret défense », même s’il ne divulguera pas les informations ainsi classifiées100. Cependant, le professeur Roseline Letteron estime que la personne qui se pense surveillée « ne dispose que d’un “droit d’accès indirect”, notion sans doute inventée par un humoriste, puisque la procédure ne donne aucun accès, ni direct, ni indirect, aux données recueillies sur son compte101 ». En effet, le requérant saura simplement si une illégalité a été commise ou non, mais ne saura pas de quelle illégalité il s’agissait. Incontestablement, le droit fondamental à la protection des données personnelles est malmené compte tenu du délicat équilibre à trouver entre l’exigence d’un contrôle juridictionnel et la nécessité d’une part de secret pour les activités de renseignement. La solution retenue est certes en demi-teinte, mais elle a le mérite d’exister alors qu’il n’y avait auparavant aucun contrôle. Le Conseil d’État peut, selon l’article L. 773-7 du code de justice administrative (CJA), ordonner la destruction des renseignements irrégulièrement collectés et condamner l’État à indemniser le préjudice subi. Cependant, il sera difficile pour le requérant ayant été irrégulièrement surveillé d’estimer si cette indemnisation correspond bien au préjudice subi puisqu’il ne connaîtra ni la nature, ni l’ampleur de la mesure illégale. Reste à savoir, si la Cour européenne des droits de l’homme considérera ce type d’indemnisation comme une satisfaction équitable. Ce qui est plus fortement probable est que la juridiction strasbourgeoise déclare que la procédure adaptée au secret de la défense nationale contrevient aux règles du procès équitable en n’assurant pas l’égalité des armes entre le requérant et l’administration puisque seule cette dernière aura tous les éléments pertinents en sa possession.

57 En revanche, il est peu vraisemblable que la Cour européenne des droits de l’homme donne raison à ceux qui déplorent « l’absence d’encadrement par l’autorité judiciaire, pourtant indispensable à la sauvegarde des libertés individuelles102 », car, ainsi que le rappelait l’ancien magistrat antiterroriste Gérard Thiel103, le juge judiciaire est incompétent en raison de la séparation des pouvoirs. Effectivement, les opérations, par nature préventives, des services de renseignement sont des opérations de police administrative et relèvent par conséquent du juge administratif, comme le Conseil constitutionnel avait eu l’occasion de rappeler, à propos du traitement de données de trafic par ces services, il s’agit de pures opérations de police administrative ne pouvant pas relever du juge judiciaire104. Or, bien qu’elle puisse être critique sur tel ou tel aspect de procédure administrative, la cour de Strasbourg ni ne remet en cause l’existence du juge administratif, ni ne considère que le juge judiciaire aurait l’exclusivité de la défense des droits et des libertés.

58 Conformément à une tendance lourde, depuis la fin du siècle dernier, à privilégier l’aspect sécuritaire par rapport aux libertés individuelles, la loi relative au renseignement offre certes des garanties mais qui ne devraient guère entraver l’action des services spécialisés. Pour ne pas être nouveau, le phénomène n’en est pas moins inquiétant. Non pas qu’il faille adopter face au terrorisme une attitude irénique – voire angélique – mais, à trop faire pencher le plateau de la balance du côté de la sécurité, fort est le risque de faire basculer notre société dans les bras du « monstre doux » prophétisé par Tocqueville105.

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59 De surcroît, la pertinence des techniques intrusives de cybersurveillance n’est pas prouvée. Le fait que la NSA, en dépit d’une surveillance de masse inégalée, n’ait pas vu venir les attentats de Boston souligne a contrario le caractère aléatoire d’une démarche fondée sur la seule technologie. Il n’est pas certain que, si les moyens désormais autorisés en France avaient été à l’époque mis en œuvre, les attentats commis par Mohamed Merah ou les frères Kouachi auraient pu être prévenus. Si la technologie peut s’avérer indispensable, c’est surtout des moyens humains diversifiés – avec notamment des compétences linguistiques ou, plus généralement, en sciences humaines – qui sont nécessaires. Le choc des attentats de janvier 2015 a généré un flot de candidatures, dont des « profils rares et chers », pour les services de renseignement106, ce qui devrait leur permettre de mieux s’adapter aux menaces présentes et à venir. De même, l’article L. 4211-1-V du code de la défense – issu de la loi relative au renseignement – qui permet aux services spécialisés de renseignement d’avoir recours aux membres de la réserve militaire, vivier de compétences variées, peut offrir aux services les spécialistes qui leur manquent dans certains domaines. Affûter les services de renseignement grâce aux ressources humaines, plutôt que compter sur les seuls algorithmes éviterait une surveillance de masse inutile et dangereuse, et serait plus efficace puisque, comme l’indique un spécialiste des services secrets : « [s]urveiller de manière moins extensive, mais mieux, c’est-à-dire plus ciblée : l’efficacité, la vraie, est à ce prix107 ».

NOTES

1. David Bénichou, « L’approche judiciaire : les défis de la répression », dans David Bénichou, Farhad Khosrokhavar et Philippe Migaux, Le jihadisme. Le comprendre pour mieux le combattre, Paris, Plon, 2015, p. 387. 2. Ce thème a fait l’objet de récentes études. Voir les dossiers « Le Conseil constitutionnel et la vie privée », NCCC 2015 et « Special Issue: Privacy », Montesquieu Law Review, no 2, juillet 2015, disponible en ligne à l’adresse suivante : http:// www.montesquieulawreview.eu/review.htm (consulté le 22 novembre 2015). 3. Éric Sadin, « Combattons politiquement la numérisation de nos vies », Le Monde, 14 avril 2015, p. 14. 4. Voir Marc Jankowski, « Big Data : de la police préventive à la police prédictive », Revue Défense nationale, no 779, avril 2015, p. 19-21. 5. Voir Sylvie Peyrou, « La protection des données à caractère personnel : un droit désormais constitutionnalisé et garanti par la CJUE », dans Romain Tinière et Claire Vial (dir.), La protection des droits fondamentaux dans l’Union européenne. Entre évolution et permanence, Bruxelles, Bruylant, 2015, p. 213-231 ; Agostino Valerio Placco, « La protection des données à caractère personnel dans le cadre de la Cour de justice de l’Union européenne relative aux droits fondamentaux », dans Alain Grosjean (dir.), Enjeux européens et mondiaux de la protection des données personnelles, Bruxelles, Larcier, 2015, p. 27-51.

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6. Voir Cécile de Terwangne, « La réforme de la Convention 108 du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel », dans Céline Castes-Renard (dir.), Quelle protection des données personnelles en Europe ?, Bruxelles, Larcier, 2015, p. 81-120. 7. CEDH, 26 mars 1987, Leander c/ Suède ; 25 mars 1998, Amman c/ Suisse ; 4 mai 2000, Rotaru c/ Roumanie ; 14 févr. 2006, Turek c/ Slovaquie ; 4 déc. 2008, S. & Marper c/ Royaume- Uni ; 10 févr. 2011, Dimitrov-Kazakov c/ Bulgarie ; 24 mai 2011, Association « 21 Décembre 1989 » e.a. c/ Roumanie ; 18 sept. 2014, Brunet c/ France. La cour reconnaît cependant que la lutte contre le terrorisme peut justifier des restrictions au secret de la correspondance et des télécommunications (6 sept. 1979, Klass e.a. c/ Allemagne) ou la conservation de certaines données par les services de sécurité (6 juin 2006, Segerstedet- Wiberg e.a. c/ Suède). Voir Athanasia Petropoulou, Liberté et sécurité : les mesures anti- terroristes et la Cour européenne des droits de l’Homme, Paris, Pédone, 2014, p. 443-461 ; Loredana Tassone, « La protection des données dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme », dans Alain Grosjean (dir.), op. cit., p. 53-70 ; Hélène Tran, Les obligations de vigilance des États-parties à la Convention européenne des droits de l’Homme, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 223-227. 8. Cons. const., déc. no 2012-652 DC, 22 mars 2012, Loi relative à la protection de l’identité, cons. 8 : le Conseil constitutionnel a jugé conforme à la Constitution les fichiers de police judiciaire ainsi que l’utilisation à des fins administratives de ces fichiers aux fins de prévention du terrorisme (Cons. const., déc. no 2003-467 DC, 13 mars 2003, Loi sur la sécurité intérieure, cons. 17-46) et le fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG) concernant notamment l’identification des auteurs d’actes de terrorisme (Cons. const., déc. no 2010-25 QPC, 16 sept. 2010, M. Jean-Victor C.). 9. CE, ass., 26 août 2011, Association pour la promotion de l’image, Recueil Lebon, p. 505. 10. L. no 78-17, 6 janv. 1978 révisée par la L. no 2004-801, 6 août 2004 ; voir Jean Harivel, « La difficile protection des données à caractère personnel dans une société numérique », dans Irène Bouhadana et William Gilles (dir.), Droit et gouvernance des données publiques et privées à l’ère du numérique, Paris, IMODEV, 2015, p. 57-64 ; Conseil d’État, Le numérique et les droits fondamentaux, Paris, La Documentation française, 2014, p. 70-76, 86-87. 11. Valérie Lasserre, Le nouvel ordre juridique. Le droit de la gouvernance, Paris, LexisNexis, 2015, p. 285. 12. CJUE, Gr. Ch., 13 mai 2014, Google Spain SL & Google Inc. c/ AEPD & Mario Costeja Gonzalez, C-131/12 ; voir Herke Kranenborg, « Google and the right to be forgotten », European Data Protection Law Review, vol. I, no 1, 2015, p. 70-79 ; Bruno Hardy, « La géographie du droit à l’oubli », RTDE 2014, p. 879-897 ; Conseil d’État, op. cit., p. 184-189 ; pour une présentation approfondie, voir Élise Defreyne et Romain Robert, « L’arrêt “Google Spain” : une clarification de la responsabilité des moteurs de recherches... aux conséquences encore floues », Revue du droit des technologies de l’information, no 56, 2015, p. 73-114 ; Cécile de Terwagne, « Droit à l’oubli, droit à l’effacement ou droit au déréférencement ? Quand le législateur et le juge européens dessinent les contours du droit à l’oubli numérique », dans Alain Grosjean (dir.), op. cit., p. 245-275. 13. Voir Thomas Saint-Aubin, « Les droits de l’opérateur de données sur son patrimoine numérique informationnel », dans Irène Bouhadana et William Gilles (dir.), op. cit.,

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p. 143-144 ; Jessica Eynard, Les données personnelles. Quelle définition pour une protection efficace ?, Paris, Michalon, 2013, p. 141-182. 14. Conseil d’État, op. cit., p. 337 ; présentation détaillée, p. 264-269. 15. A/RES/68/167, p. 2. 16. A/RES/68/178, p. 4. 17. A/RES/69/166, p. 2 : « les métadonnées sont des informations périphériques aux données visant à les décrire dans leur contexte que celles-ci soient ou non structurées » ; Charlotte Maday et Marion Taillefer, « Un exemple de gouvernance des données à l’heure du numérique : les métadonnées du records management », dans Irène Bouhadana et William Gilles (dir.), op. cit., p. 157 ; parfois appelées « données sur les données », il s’agit de données techniques afférentes à l’identification des numéros d’abonnement ou de connexion (« données de connexion ») à des services de communication électronique, y compris les factures détaillées (« fadettes »), elles comprennent les numéros appelés et appelant ainsi que la durée et la date des communications, ou à la localisation des équipements terminaux utilisés, à l’exclusion du contenu des communications. 18. Metadata absolutely tells you everything about somebody’s life. [...] If you have enough metadata you don’t really need content... [It’s] sort of embarrassing how predictable we are as human beings, (Stewart Baker, cité par Alan Rusbridger, « The Snowden Leaks and the Public », The New York Review of Books, 21 novembre 2013, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.nybooks.com [consulté le 27 novembre 2015]). 19. A/HRC/27/37, p. 18. 20. A/69/397, p. 5. 21. Voir Xavier Cabannes, « L’administration fiscale et l’obtention de données sur le contribuable à l’ère du numérique », dans Irène Bouhadana et William Gilles (dir.), op. cit., p. 98-101. 22. Voir Céline Castets-Renard, Droit de l’internet, Paris, Montchrestien, 2e éd., 2012, p. 469-470. 23. Voir André Gattolin, Dominique Bailly, Pierre Bernard-Reymond et Colette Mélot, Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires européennes sur Europol et Eurojust : perspectives d’avenir, Sénat, 17 avril 2014, p. 17-19 ; Ángeles Gutirrez-Zarza, Exchange of Information and Data Protection in Cros-border Criminal Proceedings in Europe, Heidelberg, Springer, 2015, p. 95. 24. Cons. const., déc. n o 2011-209 QPC, 17 janv. 2012, M. Jean-Claude G. (procédure de dessaisissement d’armes), cons. 3. 25. Voir Conseil d’État, op. cit., p. 202-207 ; Antoine Lefébure, L’affaire Snowden. Comment les États-Unis espionnent le monde, Paris, La Découverte, 2014, 275 p. ; le Conseil de l’Europe s’est particulièrement intéressé à la question : voir le rapport commandité par la Conférence des ministres responsables des médias et de la société de l’information : Raegan MacDonald, Jochai Ben-Avie et Fabiola Carrion, Liberté sur internet et droit à la vie privée, protection des données à caractère personnel et respect des formes légales, MCM(2013)008, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.accesnow.org (consulté le 27 novembre 2015) ; et le rapport pour la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire : Pieter Omtzigt, Les opérations de surveillance massive, doc. 13734, 18 mars 2015, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://assembly.coe.int (consulté le 27 novembre 2015) ; l’Union

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européenne n’a pas été en reste : voir le rapport de la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen : Claude Moraes, Rapport sur la programme de surveillance de la N.S.A., les organismes de surveillance dans divers États membres et les incidences sur les droits fondamentaux des citoyens européens et sur la coopération transatlantique en matière de justice et d’affaires intérieures, 21 février 2014, A7-0139/2014 et les études commanditées par l’Unité d’évaluation des choix scientifiques et technologiques du PE (STOA) : Mass Surveillance Part 1. Risks, Opportunities and Mitigation Strategies, janvier 2015, IP/G/STOA/FWC-2013-1/LOT9/C5/SC1, PE 527.409 et Mass Surveillance Part 2. Technology Foresight, janvier 2015, IP/G/STOA/FWC-2013-1/ LOT4/SC1, PE 527.410. 26. L’expression est empruntée à Xavier Raufer, Cyber-criminologie, Paris, CNRS, 2015, p. 147. 27. Au Luxembourg, le projet de loi n o 6675/05 portant réorganisation du service de renseignement de l’État est toujours en cours de discussion ; voir CE, avis, 19 déc. 2014 et avis complémentaire, 22 juin 2015 ; Commission nationale pour la protection des données, avis, 31 juill. 2014, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.chd.lu (consulté le 27 novembre 2015) ; pour une appréciation critique, voir Association Luxembourg ouvert et solidaire-Ligue des droits de l’homme, Avis sur le projet de loi portant organisation du Service de Renseignement de l’État (dossier parlementaire 6675), 4 mai 2015, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.ldh.lu (consulté le 27 novembre 2015). 28. Données contenues dans les dossiers des passagers aériens, collectées par les agences de voyage et les compagnies aériennes lors de la réservation du vol ; il s’agit notamment des données nominatives, sur les moyens de paiement et, éventuellement, relatives au régime alimentaire ou l’état de santé, voire afférentes aux contacts du passager. 29. Alex Türk, La vie privée en péril. Des citoyens sous contrôle, Paris, Odile Jacob, 2011. 30. Données recueillies par les compagnies aériennes lors de la phase d’enregistrement des passagers sur un vol. 31. Claudine Guerrier, « Passenger Name Record 2012 », 2 juillet 2012, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.juriscom.net (consulté le 27 novembre 2015). 32. Décret portant modification de l’article 5 du décret no 2010-569, 28 mai 2010 relatif au fichier des personnes recherchées et des articles R. 232-14 et R. 232-15 du code de la sécurité intérieure. 33. Délib. no 2014-308, 17 juillet 2014 portant avis sur un projet de décret relatif à la création d’un traitement de données à caractère personnel dénommé « système API- PNR France » pris pour l’application de l’article L. 232-7 du code de la sécurité intérieure et fixant les modalités de transmission au service à compétence nationale « Unité Information Passagers » des données relatives aux passagers par les transporteurs aériens. 34. Voir Marie-Françoise Labouz, « Le nouvel accord sur les données de passagers aériens (PNR) entre l’Union européenne et les États-Unis », dans Emmanuelle Saulnier- Cassia (dir.), La lutte contre le terrorisme dans le droit et la jurisprudence de l’Union européenne, Paris, LGDJ, 2014, p. 265-275 ; Philippe Guillot, « Protection des données à caractère personnel et lutte anti-terrorisme : l’Accord U.E.-É.U. sur les dossiers de passagers aériens (P.N.R.) », Annales de droit, no 2, 2008, p. 37-57.

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35. Voir Philippe Guillot, « The War on Terror and the Protection of Personal Data », Montesquieu Law Review, no 2, 2015, p. 49-50 ; Constance Chevallier-Govers, « Personal Data Protection: Confrontation between the European Union and the United States of America », dans Yann Echinard, Albane Geslin, Michel Gueldry et Fabien Terpan (dir.), L’Union européenne et les États-Unis. Processus, politiques et projets, Bruxelles, Larcier, 2013, p. 162-166 ; Juan Santos Vara, « The role of the European Parliament in the conclusion of the Transatlantic Agreements on the transfer of personal data after Lisbon », CLEER Working Papers, no 2, 2013, p. 12-20 ; Valentin Pfisterer, « The Second SWIFT Agreement Between the European Union and the United States of America », German Law Journal, vol. XXI, no 10, 2010, p. 1175-1180 ; Matthew R. VanWasshnova, « Data Protection Conflicts Between the United States and the European Union in the War on Terror », Case Western Reserve Journal of International Law, no XXXIX, 2007-2008, p. 839-846. 36. COM(2011)32 final. 37. Voir Sylvie Peyrou, « Le PNR européen à la croisée des chemins : protection des données et lutte contre le terrorisme », 25 janvier 2015, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.gdr-elsj.eu (consulté le 27 novembre 2015). 38. COM(2012)11 final. 39. COM(2012)10 final. 40. P8_TA-PROV(2015)0269, § 27. 41. Codifiée à l’article L. 241-2 du code de la sécurité intérieure (ci-après « CSI »), la liste des motifs justifiant les interceptions comprenait aussi « la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention [...] de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous ». 42. Voir Emmanuel Dupic, Droit de la sécurité intérieure, Issy-les-Moulineaux, Gualino, 2014, p. 98-99, 374-375 (interceptions de sécurité administratives) et 378-379 (géolocalisation administrative). 43. Cons. const., déc. no 97-839 DC, 22 avr. 1997, Loi portant diverses dispositions relatives à l’immigration, § 26. 44. En revanche, au niveau européen, le système d’information Eurodac qui contient, entre autres, des données personnelles des demandeurs d’asile est consultable par d’autres agents que les officiers de protection. Voir François Lafarge, « L’accès des services répressifs des États membres et d’Europol à Eurodac », dans Europe(s), Droit(s) européen(s). Une passion d’universitaire. Liber Amicorum en l’honneur du professeur Vlad Constantinesco, Bruxelles, Bruylant, 2015, p. 327-341. 45. Il s’agit des « fichiers d’antécédents » comprenant des données personnelles recueillies « 1o au cours des enquêtes préliminaires ou de flagrance ou des investigations exécutées sur commission rogatoire et concernant tout crime ou délit ainsi que les contraventions de la cinquième classe sanctionnant a) un trouble à la sécurité ou à la tranquillité publiques ; b) une atteinte aux personnes, aux biens ou à la sécurité de l’État ; 2o au cours des procédures de recherches de la mort [en cas de découverte d’un cadavre] ou de recherches des causes d’une disparition [venant d’intervenir ou d’être constatée] ». 46. Devenus les articles L. 851-1 et L. 851-4 du même code avec la loi relative au renseignement, les articles L. 246-2, L. 246-4 et L. 246-5 étant abrogés.

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47. Les requérants soutenaient que l’absence de définition légale des notions « informations ou documents », « opérateurs de communications électroniques » et « sollicitation du réseau » portait atteinte au respect de la vie privée. 48. Cons. const., déc. no 2015-478 QPC, 24 juil. 2015, Association French Data Network e. a. (accès administratif aux données de connexion). 49. Jean-Jacques Urvoas, Rapport fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, après engagement de la procédure accélérée, sur le projet de loi (no 2669) relatif au renseignement, Assemblée nationale, 2 avril 2015, p. 13. 50. CJUE, Gr. Ch., 8 avr. 2014, Digital Rights Ireland & Seitleinger, aff. C-293/12 et C-594/12, § 27. 51. Ibid., § 37, 57, 60. 52. Ibid., § 63 et 64 ; sur cet arrêt voyez la note d’Ariane Wiedmann, « Chronique de jurisprudence de la Cour de justice et du Tribunal de l’Union européenne (avril- juin 2014) », RAE 2014, p. 423-432 ; Conseil d’État, op. cit., p. 197-201. 53. Marie-Laure Basilien-Gainche, « Une prohibition européenne claire de la surveillance électronique de masse », RDH 2014 (http://revdh.revues.org/746, consulté le 8 novembre 2015). 54. Tijmen Wisman, « Privacy: Alive and Kicking », European Data Protection Law Review, vol. I, no 1, 2015, p. 84. 55. Voir Franziska Boehm et Mark D. Cole, Data Retention after the Judgement of the Court of Justice of the European Union, Münster, Luxembourg, 30 juin 2014, p. 58-65 (http:// www.janalbrecht.eu, consulté le 8 novembre 2015). 56. Ibid., p. 65-71. 57. COM(2013)842 final. 58. Voir Franziska Boehm et Mark D. Cole, op. cit., p. 71-78. 59. Ibid., p. 79-83 et 92-94. 60. Sur les principes de nécessité et de proportionnalité, voir avis 01/2014 du G 29 du 27 février 2015. 61. Bertand Warusfel, « Loi sur le renseignement : des avancées essentielles, au-delà des malentendus », 11 avril 2015, disponible en ligne à l’adresse suivante : https:// hestia.hypotheses.org (consulté le 27 novembre 2015). 62. Voir Livre blanc Défense et sécurité nationale, 2013, p. 70-75, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.livreblancdefenseetsecurite.gouv.fr (consulté le 27 novembre 2015). 63. CE, avis sur un projet de loi relatif au renseignement, 12 mars 2015, NOR : PRMX1504410L, § 6. 64. Introduit par le décret no 2015-1185, 28 sept. 2015. 65. Dépendante du ministère de la Défense mais composée à 30 % seulement de militaires, la DGSE recherche à l’étranger les informations intéressant la défense et la sécurité, maintient une présence là où les canaux diplomatiques ne peuvent plus être utilisés et dispose d’une capacité d’entrave et d’action clandestine ; sa direction du renseignement comprend les services de contre-prolifération, de contre-terrorisme, de sécurité économique et de renseignement géopolitique et de contre-espionnage. Voir

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Emmanuel Dupic, op. cit., p. 364-366 ; voir aussi, par son directeur général, Bernard Bajolet, « La DGSE, outil de réduction de l’incertitude ? », Revue Défense nationale, no 766, janvier 2014, p. 27-31. Le statut des fonctionnaires de la DGSE a été modifié par le décret no 2015-386, 3 avr. 2015. 66. Service de renseignement du ministère de la Défense, la DPSD a une mission globale de « contre-ingérence défense » (protection des personnels, matériels, informations et installations sensibles contre le terrorisme, l’espionnage, le sabotage ou le crime organisé) ; elle contrôle la protection du secret de la défense nationale, elle s’assure de la sécurité économique des entreprises liées au ministère, elle surveille le commerce des armements et contribue à la sécurité des forces en opération. Voir Emmanuel Dupic, op. cit., p. 370-372. 67. Relevant du chef d’état-major des armées, la DRM est spécialisée dans le renseignement d’intérêt militaire (ce qui a ou pourrait avoir des conséquences sur les forces et les intérêts nationaux) ; service essentiellement opérationnel et technique, la DRM appuie la planification et la conduite des opérations mais elle pratique également une veille stratégique permanente. Voir Emmanuel Dupic, op. cit., p. 367-370 ; Pauline Fayolle, « Le renseignement d’intérêt militaire : indépendance nationale et perspectives européennes », Revue Défense nationale, no 766, janvier 2014, p. 107-112 et l’entretien du général Christophe Gomart (directeur du renseignement militaire) accordé à Défense et sécurité internationale, hors-série, no 43 (« La France face au terrorisme »), septembre 2015, p. 56-59. 68. Créée en 2014, la DGSI remplace la direction centrale du renseignement intérieur – elle-même née en 2008 de la fusion des renseignements généraux et de la direction de la sûreté du territoire – et est placée directement sous l’autorité du ministre de l’Intérieur ; elle est chargée, sur l’ensemble du territoire, de rechercher, de centraliser et d’exploiter le renseignement intéressant la sécurité nationale et les intérêts fondamentaux de la nation. Voir Emmanuel Dupic, op. cit., p. 361-364. 69. Dépendant du ministère de l’Économie et du Budget, la DNRED comprend trois directions fonctionnelles : la direction du renseignement douanier (chargée notamment de la détection des transactions illicites sur l’internet), la direction des enquêtes douanières (qui procède aux enquêtes contre les fraudes d’importance nationale ou internationale) et la direction des opérations douanières (chargée de la lutte contre les contrebandes, de la recherche de renseignements opérationnels et de la mise en œuvre de techniques d’investigation spécialisées). Voir Emmanuel Dupic, op. cit., p. 372-373. 70. La « cellule TRACFIN » du ministère des Finances a été créée en 1990 afin d’être le correspondant français du Groupe d’action financière internationale (GAFI) chargé de la lutte contre le blanchiment d’argent et les circuits financiers clandestins – puis contre le financement du terrorisme et de la prolifération d’armes de destruction massive ; depuis 2006, TRACFIN est devenue un service à compétence nationale qui comprend notamment un département de l’analyse, du renseignement et de l’information et un département des enquêtes. Voir Emmanuel Dupic, op. cit., p. 72-80. 71. Le ministre fait explicitement référence aux motifs pouvant justifier une ingérence dans la vie privée aux termes de l’article 8 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CSDHLF) : sécurité nationale, sûreté publique, bien-être économique du pays, défense de l’ordre et prévention des

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infractions pénales, protection de la santé ou de la morale et protection des droits et protection d’autrui. 72. Bernard Cazeneuve, Lettre du 24 avril 2015 à Madame Christine Lazergues, Présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, p. 6. 73. Les intérêts fondamentaux de la nation y sont définis comme la défense de l’indépendance, de l’intégrité du territoire, de la forme républicaine des institutions, des moyens de la défense et de la diplomatie, de la sauvegarde de la population en France et à l’étranger, de l’équilibre du milieu naturel et de l’environnement et des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique et du patrimoine culturel. 74. Voir Claudine Guerrier, « Le nouveau régime d’autorisations dans la loi sur le renseignement : une rupture avec la loi de 1991 ? », 29 septembre 2015, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.juriscom.net (consulté le 27 novembre 2015). 75. Ibid. Cet auteur cite les déclarations opposées au 5.a des députés Marion Maréchal- Le Pen (FN) et Sergio Corodano (EELV), ce dernier s’inquiétant au sujet des anarchistes et des régionalistes, voire des monarchistes non violents. 76. Voir Lucie Soullier, « Comprendre l’affaire Tarnac, désormais sans “terrorisme” », 9 août 2015, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.lemonde.fr (consulté le 27 novembre 2015) ; Michaël Hadjenberg et Fabrice Arfi, « Tarnac : pas de terrorisme malgré une “rhétorique guerrière”, selon les juges », 10 août 2015, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.mediapart.fr (consulté le 27 novembre 2015) ; Michaël Bloch, « Tarnac : le parquet de Paris fait appel de l’abandon de la qualification “terroriste” », 10 août 2015, disponible en ligne à l’adresse suivante : http:// www.lejdd.fr (consulté le 27 novembre 2015). 77. Voir le communiqué de presse du Conseil national du numérique du 19 mars 2015 ; avis du défenseur des droits no 15-04, 2 avril 2015, p. 3 ; Comité des droits de l’homme (Organisation des Nations unies), Observations finales concernant le cinquième rapport périodique de la France, 21 juillet 2015, CCPR/C/FRA/CO/5, § 12, qui affirme notamment : « L’État partie devrait veiller à ce que la collecte et l’utilisation de données relatives aux communications se fasse sur la base d’objectifs légitimes précis et que soient énoncées, en détail, les circonstances exactes dans lesquelles de telles immixtions peuvent être autorisées et les catégories de personnes susceptibles d’être placées sous surveillance ». Voir également le communiqué de l’Observatoire des libertés et du numérique (OLN), « Loi renseignement : tous surveillés ! », 24 mars 2015 (l’OLN réunit la Ligue des droits de l’homme, le Syndicat de la magistrature, le Syndicat des avocats de France, le Centre de coordination pour la recherche et l’enseignement en informatique et société- terminal, le Centre d’étude sur la citoyenneté, l’informatisation et les libertés, et la Quadrature du Net). 78. Devant l’Assemblée nationale, lors de la 2 e séance du 13 avril 2015, le ministre de l’Intérieur a rétorqué aux députés critiques : « Certaines formes de radicalité violente sapent les fondements de la République et de ses valeurs : face à elles, nous devons prendre des mesures de prévention ». 79. Intitulé officiel complet : Loi modifiant la loi sur le service canadien du renseignement de sécurité et d’autres lois ; les autres lois sont la loi renforçant la citoyenneté canadienne et la loi sur l’accès à l’information, 80. Le législateur canadien a été sensible aux critiques portées contre les termes trop vagues du projet initial, voir Association du barreau canadien, Mémoire sur le projet de loi

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C-51, loi antiterroriste de 2015, mars 2015, p. 11-12, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.cba.org (consulté le 27 novembre 2015). 81. L’article 6a 3 est plus précis que la disposition française puisqu’il évoque « la dissémination d’armes nucléaires, biologiques ou chimiques, y compris leurs vecteurs et tous les biens et technologies à des fins civiles ou militaires qui sont nécessaires à leur fabrication (prolifération NBC) ou le commerce illégal de substances radioactives, de matériel de guerre et d’autres biens d’armement ». 82. Cons. const., déc. n o 2015-713 DC, 23 juill. 2015, Loi relative au renseignement, cons. 8-11. 83. « Qui gardera les gardiens ? » 84. Voir Félix Tréguer, « Feu vert à la surveillance de masse », Le Monde diplomatique, juin 2015, p. 4. 85. Evgeny Morozov, « Surveillance : la fausse route française », Le Monde, 2 juin 2015, p. 15. « Tout algorithme de détection a une marge d’erreur c’est-à-dire va identifier des personnes sans intention terroriste (des “faux-positifs”). Si la marge d’erreur est de 1 %, ce qui est considéré à ce jour comme très faible, l’algorithme identifiera quelques 600 000 personnes sur une population totale de 60 millions de personnes. Si le nombre de vrais terroristes est par exemple de 60, ces vrais terroristes ne représenteront que 0,01 % de la population identifiée » (Institut national de la recherche en informatique et automatique, Éléments d’analyse technique du projet de loi relatif au renseignement, 30 avril 2015, p. 3. « Ce paradoxe [des “faux-positifs”] conduit à devoir effectuer le plus souvent des traitements intrusifs de masse, formellement inopérants en pratique et pouvant conduire à des erreurs de classification avec des conséquences potentielles sérieuses », ibid., p. 1. 86. Délib. no 2015-078, 5 mars 2015 portant sur le projet de loi relatif au renseignement. 87. Peuvent avoir accès à ces données l’administration fiscale (art. L. 83 et L. 96 G du Livre des procédures fiscales), l’Autorité des marchés financiers (art. L. 621-10 du code monétaire et financier), l’Agence nationale pour la sécurité des systèmes d’information (art. L. 2321-3 du code de la défense) et la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet, HADOPI (art. L. 331-21 du code de la propriété intellectuelle). 88. Cons. const., déc. n o 2015-713 DC, cons. 31-35 ; en revanche, le conseil note : « le principe d’indépendance n’implique pas que les professeurs d’université et les maîtres de conférences doivent bénéficier d’une protection particulière en cas de mise en œuvre à leur égard de techniques de recueil de renseignement dans le cadre de la police administrative », § 36. 89. Ibid., cons. 29. 90. Roseline Letteron, « Loi renseignement : “Filtrer le moustique et laisser passer le chameau” », 24 juillet 2015, disponible en ligne à l’adresse suivante : http:// libertescheries.blogspot.fr (consulté le 27 novembre 2015). 91. Christophe Labbé et Olivia Recasens, « Dans l’enfer du “secret-défense” », dans Fabrice Arfi et Paul Moreira (dir.), Informer n’est pas un délit. Ensemble contre les nouvelles censures, Paris, Calmann-Lévy, 2015, p. 178. 92. Cécile Doutriaux, « Données personnelles et cybersurveillance », Revue Défense nationale, no 775, décembre 2014, p. 32.

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93. Commune à l’Assemblée nationale et au Sénat, la délégation comprend quatre députés et quatre sénateurs, dont les présidents des commissions permanentes chargées des affaires de sécurité intérieure et de défense. 94. Composée de trois membres du Conseil national (chambre basse) et de trois membres du Conseil des États (chambre haute) dont, en principe, un député d’un parti politique qui n’est pas représenté au Conseil fédéral (gouvernement). 95. Voir Rapport annuel 2014 des Commissions de Gestion et de la Délégation des Commissions de gestion des Chambres fédérales, 30 janvier 2015, p. 4819-4839, surtout « Nouveaux moyens de recherche d’informations », p. 4834-4835. 96. Ce qui signifie qu’il s’agit nécessairement d’éminents juristes. 97. Voir CSARS, Lever le voile du secret. Trente ans de reddition de comptes en matière de renseignement de sécurité. Rapport annuel 2013-2014, Ottawa, Travaux publics et services gouvernementaux, 2014, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.sirc- csars.gc.ca (consulté le 27 novembre 2015). 98. David Stans, « Le contrôle des services de renseignement belges : émergence d’une légitimité », Revue de la Faculté de droit de l’université de Liège, vol. LIV, no 3, 2010, p. 373-387 ; Guy Rapaille et Johan Vanderborght, « L’herbe est toujours plus verte ailleurs. Sur le contrôle belge des services de renseignement et de sécurité », Cahiers de la sécurité, no 13, juillet-septembre 2010, p. 122-133 ; cet article est postérieur à l’adoption de la loi du 4 février 2010 relative aux méthodes de recueil des données par les services de renseignement et de sécurité, avant laquelle ces derniers ne pouvaient pas recourir aux interceptions de communications. 99. La loi relative au renseignement introduit dans le code de justice administrative notamment les articles L. 311-4-1 (compétence) et L. 773-1 à L. 733-8 (jugement). 100. Voir les contributions de Bertrand Warusfel, « Secret et Défense nationale » et de Christian Vigouroux, « Secret et fonctionnement des institutions administratives », dans Catherine Blaizot-Hazard (dir.), Les NTIC face aux droits fondamentaux à travers le prisme du secret, Paris, LGDJ, à paraître. 101. « Le projet de loi renseignement ou l’effet d’aubaine du terrorisme », 16 mai 2015, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://libertescheries.blogspot.fr (consulté le 27 novembre 2015). 102. François-Pierre Lani, « Loi sur le renseignement : une atteinte aux libertés individuelles inquiétante », Les Échos, 23 avril 2015 ; voir aussi le mémoire d’amicus curiae remis au Conseil constitutionnel par Amnesty International France, CECIL, CREIS- Terminal, la Ligue des droits de l’homme, le SAF et le SM, Observations sur la loi relative au renseignement, sans date, p. 17. 103. Lors des Entretiens de Pétrarque à Montpellier, retransmis sur France-Culture le 13 juillet 2015. 104. Cons. const., déc. no 2005-532 DC, 19 janv. 2005, loi relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers, cons. 5. 105. « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs [...]. Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul

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d’assurer leur jouissance. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux » (Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1840, tome II, 4e partie, chapitre 6, p. 146, disponible en ligne à l’adresse suivante : http ://classiques.uquac.ca [consulté le 27 novembre 2015]). Plus largement, voir Jean-Jacques Lavenue, « Gouvernance des données et naissance du “Monstre doux” », dans Irène Bouhadana et William Gilles (dir.), op. cit., p. 33-56, pour qui le « monstre doux » résulte d’une « coalition d’intérêts des principaux acteurs du numérique vivant de l’exploitation des données qui y circulent, et de leurs alliés objectifs, institutionnels ou politiques qui, au nom d’approches idéologiques, y trouvent les moyens d’ancrer leur domination sur les systèmes économiques et sociaux » (p. 35, notes omises), approche qui dépasse le cadre de la présente étude. 106. D. M., « Les services de renseignement croulent sous les candidatures », , 17-18 octobre 2015, p. 3. 107. Rémi Kauffer, Histoire mondiale des services secrets, Paris, Perrin, 2015, p. 12.

RÉSUMÉS

Après avoir rappelé les textes français, européens (Union européenne et Conseil de l’Europe) et internationaux pertinents en matière de protection des données personnelles, cet article fait le point sur la législation française en matière d’accès aux données personnelles par les services français de renseignement aux fins de prévention du terrorisme. Il revient sur la succession de mesures de la loi n° 91-646 du 10 juillet 1991 relative au secret émises par la voie des communications électroniques, qui fut la première à permettre des interceptions de sécurité en la matière, à la mise en place du « système APIPNR France » et la directive PNR, avant d’examiner la loi no 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement.

After referring to relevant French, European (European Union and Council of Europe) and international texts on the protection of personal data, this article reviews French legislation on access to personal data by the French intelligence services for the purpose of preventing terrorism. It reviews the series of measures introduced by Law No. 91-646 of 10 July 1991 on the secrecy of correspondence sent by electronic means, which was the first law to allow communications to be intercepted, the introduction of the “APIPNR France system” and the PNR directive, before examining Law No. 2015-912 of 24 July on intelligence.

INDEX

Mots-clés : protection, donnée personnelle, prévention, terrorisme, renseignement Keywords : protection, personal data, prevention, terrorism, intelligence

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AUTEUR

PHILIPPE CH.-A. GUILLOT Professeur de relations internationales à l’École de l’air

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Retour sur une décision controversée : l’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO du 13 juillet 2015, CDP et autres c/ État du Burkina A review of a controversial decision: judgment of the ECOWAS Court of Justice of 13 July 2015, CDP and others v. the State of Burkina Faso

Yakouba Ouedraogo

1 L’arrêt du 13 juillet 2015 rendu par la Cour de justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (ci-après « CJ-CEDEAO » ou « Cour de justice ») dans l’affaire CDP et autres c/ État du Burkina1 est l’un des épisodes juridiques marquants de l’année 2015 dans ce pays. En effet, il porte directement sur l’(in)éligibilité des candidats aux scrutins législatif et présidentiel, lesquels doivent mettre fin à la transition en cours depuis novembre 2014. Les enjeux juridiques et politiques de cette affaire pour les acteurs nationaux sont donc évidents2. Mais ces enjeux sont aussi continentaux et même internationaux3.

2 Le contexte et les faits à l’origine du litige méritent d’être brièvement rappelés. À la suite du projet du président Blaise Compaoré de modifier la Constitution du 2 juin 1991 pour s’affranchir de la limitation du nombre de mandats présidentiels, des manifestions survenues les 30 et 31 octobre 20144 l’ont contraint à démissionner, créant une vacance de la présidence. Après une courte période d’incertitude et deux semaines d’occupation des fonctions de chef de l’État par l’armée, un forum national regroupant les forces vives de la nation a adopté une Charte de la transition le 13 novembre 2014, complétant la Constitution5.

3 En vue de la préparation des échéances électorales, le Conseil national de transition (CNT), organe législatif de la transition, a modifié le code électoral par une loi du 7 avril 20156. Le nouvel article 135 du code électoral qui en est issu prévoit que sont inéligibles comme président du Faso, « toutes les personnes ayant soutenu un changement anticonstitutionnel qui porte atteinte au principe de l’alternance démocratique,

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notamment au principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels ayant conduit à une insurrection ou toute autre forme de soulèvement7 ». Ces dispositions sont une reprise de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance (CADEG) du 30 janvier 20078.

4 Contestant la modification de la loi électorale, des formations politiques et des personnalités de l’ex-majorité présidentielle et parlementaire ont exercé le 21 mai 2015 un recours contre l’État burkinabé devant la Cour de justice de la CEDEAO9. Elles demandent que soit constatée la violation de leurs droits de se présenter librement aux élections, lesquels sont garantis par les instruments internationaux, africains et régionaux de protection des droits de l’homme10 et, en conséquence, sollicitent l’abrogation des dispositions litigieuses du code électoral. Les requérants ont, par ailleurs, demandé l’application de la procédure accélérée, conformément à l’article 59 du règlement de la Cour.

5 La Cour de justice devait ainsi répondre à la question de savoir si les dispositions du code électoral instituant le nouveau critère d’inéligibilité méconnaissent ou non le droit des partis et des citoyens de participer librement aux élections. Tout en admettant le droit pour les autorités burkinabé de restreindre l’accès au suffrage, elle déclare que la modification du code électoral constitue « une violation du droit de libre participation aux élections11 ».

6 Cet arrêt présente un intérêt manifeste, à plusieurs titres. Le mécanisme juridique qui a permis d’y aboutir présente des spécificités qui méritent d’être brièvement évoquées. La CEDEAO est une organisation d’intégration économique regroupant quinze États d’Afrique de l’Ouest12. Elle a été créée par le traité de Lagos du 28 mai 197513. Elle constitue l’une des communautés économiques régionales (CER), piliers de l’intégration économique en Afrique. Si la protection des droits de l’homme par les organisations d’intégration n’est pas une originalité en soi, comme le montre le cas de l’Union européenne14, elle ne constitue pas leur domaine naturel d’intervention, qui recouvre les libertés économiques. Le système de protection des droits en vigueur au sein de la CEDEAO présente une originalité. Depuis 2005, il est institué au profit des particuliers un recours spécifique assurant la protection des droits de l’homme15. La recevabilité du recours individuel est affranchie de la condition de l’épuisement préalable des voies de recours internes16.

7 Mais l’intérêt de l’arrêt se situe surtout dans la question juridique qu’il a tranchée ainsi que dans l’argumentation et le raisonnement de la Cour. La présentation des événements de fin octobre 2014 paraît déjà très sommaire et quelque peu lacunaire17. Mais, ce sont surtout la démarche et l’art de juger de la Cour de justice qui interrogent. Si les décisions de justice dépendent des contingences de l’application des règles de droit, le raisonnement ne manque pas ici de soulever des questions sur l’exercice de l’office du juge de la CEDEAO. Qualifiée de « décision inquiétante », d’« impérialisme judiciaire18 » ; « d’affaire atypique » et même « inédit[e] 19 », ni la complexité de l’affaire ni l’urgence ne justifient la pauvreté et les contradictions dans l’argumentation de la Cour.

8 Malgré les commentaires que la décision de la Cour a suscités, rares sont les observations qui l’ont appréciée de façon exhaustive sous l’angle juridique20. Or, cet arrêt recèle de nombreuses questions, autant de forme que de fond, qui méritent une réflexion approfondie d’ensemble. Il souffre particulièrement d’un défaut de motivation. Si le sens des décisions réside dans le dispositif, les motifs « en sont le

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soutien nécessaire et en constituent le fondement même21 ». L’obligation de (bonne) motivation reste un aspect important du droit du juge et une garantie contre l’arbitraire judiciaire, qui vaut pour tout justiciable, y compris la puissance publique.

9 L’on voudrait ainsi, à travers l’analyse des nombreuses incohérences et imprécisions de l’arrêt, mettre en évidence que le juge de la CEDEAO a manqué l’occasion de fixer les lignes directrices claires sur le droit d’éligibilité, une des libertés politiques les plus sensibles pour les États membres, engagés dans des processus démocratique et de construction de l’État de droit, et sur laquelle elle sera de plus en plus appelée à faire jurisprudence. L’objectif est aussi de révéler la portée des libertés politiques, notamment du droit d’éligibilité, dans l’espace CEDEAO.

10 Après avoir manqué son entrée en scène sur les questions procédurales (1), la cour élude quelque peu la question de fond. Elle n’est pas parvenue à dégager un régime juridique et une portée clairs du droit d’éligibilité (2).

1. Les carences argumentatives sur les aspects procéduraux du litige

11 Sauf pour les « processualistes », la procédure et la forme sont généralement considérées comme des questions purement techniques ou secondaires, contrairement au fond. Elles occupent toutefois une place importante devant les instances internationales de protection des droits de l’homme22. L’intérêt des aspects procéduraux soulevés dans cette affaire ne se situe ni dans la question du respect des délais de production du mémoire de défense de l’État burkinabé ni dans celle de la recevabilité de la demande en intervention23. Il en va, en revanche, autrement de la délimitation de la compétence de la Cour de justice par rapport aux juges nationaux. Elle est synonyme d’une volonté de dialogue des juges (1.1). Elle révèle le rôle que la Cour entend jouer dans l’architecture juridictionnelle des États membres. La reconnaissance de la qualité de victime aux requérants, emportant la recevabilité du recours, laisse davantage perplexe (1.2).

1.1. La volonté de dialogue avec le juge national

12 L’intervention du juge international ou régional dans l’exercice du droit de participer aux élections pose un problème de légitimité. Les élections constituant un mode de désignation des gouvernants24, elles intéressent l’organisation constitutionnelle des États, un des domaines de leur souveraineté. Les constitutions et les lois électorales attribuent le contentieux électoral aux juridictions constitutionnelles pour les élections nationales (présidentielle, législatives et référendaire25) et aux juridictions administratives pour les élections locales26. C’est ce qui explique sans doute l’appel de la Cour de justice à un dialogue des juges (1.1.1). Cet appel fut décliné ou ignoré par le juge constitutionnel burkinabé (1.1.2).

1.1.1. Les manifestations de l’appel au dialogue des juges

13 La volonté de dialogue de la Cour de justice s’exprime par la définition stricte de sa mission par rapport aux juges nationaux. Le statut qu’il réserve au droit national devant son prétoire contredit toutefois l’esprit d’un dialogue des juges.

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1.1.1.1. La délimitation stricte de l’office du juge de la CEDEAO

14 Pour ne pas susciter la défiance des juridictions nationales, la Cour de justice a pris soin de délimiter le champ et la nature de son office. Elle précise, à titre préliminaire, dans l’appréciation de sa compétence, qu’il est « hors de question qu’elle assure la police des élections que les États membres organisent » (§ 19). L’affirmation contraire aurait étonné, car elle l’eût érigée en Cour suprême ou fédérale à l’égard des États membres, statut dont elle ne dispose pas au stade actuel de l’intégration politique dans la zone CEDEAO27. Elle se comporte au contraire comme une juridiction internationale, du moins lorsqu’elle statue en matière de droits de l’homme, statut international qu’elle affirme et assume. Le refus d’assurer la « police des élections » nationales n’exclut cependant pas qu’elle puisse être « valablement saisie lorsqu’il apparaît que le processus électoral est entaché de violations de droits de l’homme, violations dont la sanction relève de sa compétence ». La Cour confirme ici que sa compétence vaut et s’exerce en toutes circonstances. Le domaine électoral, tout comme les autres matières éminemment politiques et sensibles de l’État, ne saurait constituer un sanctuaire soustrait au contrôle du respect des droits de l’homme.

15 Dans la délimitation de sa mission, la Cour affirme encore son « refus de s’instituer en juge de la légalité interne des États ; [elle n’est pas] une instance chargée de trancher des procès dont l’enjeu est l’interprétation de la loi ou de la Constitution des États de la CEDEAO » (§ 24). Elle déduit de cette position, qu’elle considère comme un de ses principes de fonctionnement revêtant une portée particulière, deux conséquences, sur lesquels nous reviendrons28.

16 La principale justification de la position de la Cour réside surtout dans sa volonté de ne pas « concurrencer les juridictions nationales sur leur propre terrain, qui est celui de l’interprétation des textes nationaux précisément29 ». Là se manifeste la volonté de dialogue des juges à laquelle se livre la Cour de justice. L’instauration des juridictions externes a parfois engendré des résistances des juridictions nationales30. Or, l’application effective du droit international et du droit communautaire repose sur la collaboration des juridictions nationales. Le dialogue des juges permet de construire une confiance réciproque, gage de l’effectivité et de l’efficacité des sources externes du droit dans les ordres juridiques nationaux. La préservation du monopole d’interprétation du droit national par les juridictions nationales permet de prévenir et de briser leurs potentielles velléités de résistance à l’égard du droit de la CEDEAO.

17 Si la délimitation stricte de la mission de la Cour de justice est compréhensible, le statut qu’elle accorde au droit national contraste avec sa volonté de dialogue.

1.1.1.2. Les contradictions sur le statut du droit interne

18 Qu’une juridiction externe affirme que sa vocation est d’interpréter et d’appliquer les textes de l’ordre juridique qui l’instituent et de sanctionner au besoin les violations constatées relève d’une stricte lecture de sa mission, compréhensible et juridiquement justifiée au demeurant. Le traitement du droit national par la Cour de justice dans la présente affaire suscite toutefois des réserves et des critiques. En plus des instruments internationaux et régionaux, les requérants avaient invoqué les articles 1er de la Constitution burkinabé du 2 juin 1991 et de la Charte de la transition du 13 novembre 201431. Mais la Cour déduit de son refus de s’instituer en juge de la légalité interne des

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États une première conséquence selon laquelle « toute référence au droit national, qu’il s’agisse de la Constitution du Burkina Faso, ou de normes infra-constitutionnelles quelles qu’elles soient [doit être considérée] comme inappropriée devant son prétoire » et, dès lors, écartée du débat judiciaire (§ 25). Cette position est discutable pour trois raisons principales.

19 D’abord, les législations nationales sont considérées en droit international comme de simples faits, qui ne permettent pas aux États de se dégager de leurs obligations découlant des engagements qui les lient, ni de se libérer de leur responsabilité pour fait internationalement illicite32.

20 Ensuite, compte tenu du contexte de l’affaire, écarter toute référence au droit national paraît illogique, voire même impossible. Comment aboutir en effet à la conclusion d’une violation du droit d’éligibilité des requérants sans une référence au droit national, sachant que les dispositions incriminées n’ont pas encore fait l’objet d’une application effective, contrairement d’ailleurs aux nombreuses affirmations contradictoires de la Cour33 ? Apprécier le fait de savoir si l’adoption de l’article 135 du code électoral burkinabé constitue ou non une violation des engagements internationaux ne signifie pas que la Cour s’érige en juge de la légalité interne des États. Le contrôle s’exerce entre le droit interne et les normes internationales de référence, et non pas entre les différentes catégories de normes de droit interne34. La Cour a trahi elle-même sa position de principe en vertu de laquelle elle s’interdit d’apprécier la légalité et d’interpréter le droit interne des États35.

21 Enfin, d’un point de vue purement pratique, le refus de prendre en compte le droit national et les circonstances de l’affaire paraît invraisemblable. Toute législation, en matière électorale, comme dans tout autre domaine, ne peut être comprise qu’à la lumière de l’évolution politique du pays dans lequel elle s’applique36. Le refus de se référer au droit national entraîne des conséquences sur l’exactitude du raisonnement de la Cour. Pour écarter l’argument du gouvernement burkinabé, qui justifiait la restriction du droit d’éligibilité par le caractère général et consensuel des mesures adoptées, la Cour affirme que les enjeux et les raisons de cette restriction ne seraient pas les mêmes pour les acteurs de la transition et les proches du régime déchu37. Or, la Charte du 13 novembre 2014 exclut d’office les autorités de la transition de toute participation aux futures élections présidentielles et législatives38. Il s’agit là d’une erreur d’appréciation des faits, qui a influencé le raisonnement de la Cour.

22 En s’écartant trop du contexte de l’affaire, tout en s’y référant malgré tout, il apparaît que la Cour de justice a mal négocié le statut du droit interne devant son prétoire. Son appel au dialogue n’a toutefois pas été entendu par les juridictions nationales burkinabé, notamment le Conseil constitutionnel qui a statué sur les recours en inéligibilité.

1.1.2. Le rejet de l’appel au dialogue par les juridictions nationales

23 L’appel de la Cour de justice au dialogue des juges ne semble pas avoir été entendu par les juridictions nationales, notamment le juge constitutionnel burkinabé qui a refusé de tirer ses conséquences en droit interne. La décision de la cour a finalement eu peu d’impact sur la situation des parties, notamment des requérants.

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1.1.2.1. Le refus du juge constitutionnel burkinabé de tirer les conséquences de l’arrêt de la Cour

24 Dans une série de décisions rendues en août 2015 sur des recours en inéligibilité contre les candidatures de personnes proches de l’ancien régime39, le Conseil constitutionnel n’a pas tenu compte du verdict de l’arrêt de la Cour de justice, qui obligeait pourtant l’État burkinabé à lever tous les obstacles à la libre participation aux élections. L’argument avancé est l’absence de modification de la disposition incriminée. En conséquence, il se fonde uniquement sur le droit interne : « considérant que l’État du Burkina Faso n’a pas mis en œuvre la décision du 13 juillet 2015 de la Cour de Justice de la CEDEAO ; que par conséquent l’article 166 du Code électoral est une disposition qui reste en vigueur40 ».

25 En refusant de tirer lui-même les conséquences de la jurisprudence de la Cour de justice, le Conseil constitutionnel renvoie cette responsabilité aux autorités de la transition. Dans la logique du Conseil, il appartenait aux organes politiques de modifier la disposition incriminée du code électoral pour la rendre compatible avec les engagements internationaux et communautaires du Burkina Faso. Faut-il voir dans cette prudence des Sages burkinabé une volonté de ne pas se substituer aux autorités politiques dans l’expression de la volonté générale, une résistance à l’égard du juge de la CEDEAO ou une méthode d’interprétation permettant de valider de manière déguisée les dispositions législatives contestées ? Dans la première hypothèse, il s’agirait d’une forme d’autolimitation du Conseil, qui renverrait ainsi la « compétence » et, donc, le « défaut » de mise en compatibilité des dispositions du code électoral avec la jurisprudence de la Cour de justice, aux autorités pourvues du pouvoir de décision41. Les deux dernières hypothèses sont difficiles à apprécier, compte tenu du défaut d’argumentation qui ne permet pas de déceler l’intention réelle du juge constitutionnel.

26 En tout état de cause, l’attitude du conseil paraît juridiquement contestable, d’autant plus que les arrêts de la Cour de justice ont force obligatoire à l’égard des États membres42. En vertu des principes de primauté du droit communautaire43 et d’unité de l’État, ils s’imposent à toutes les autorités nationales, qu’elles soient exécutives, législatives ou judiciaires. Ils doivent ainsi neutraliser toute norme contraire de droit interne. Le protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance interdisant toute réforme substantielle de la loi électorale – qui ne repose pas sur un large consentement des acteurs politiques – dans les six mois précédant les élections, le Parlement se trouve en quelque sorte exclu. Il appartenait au juge constitutionnel de tirer les conséquences juridiques de l’arrêt de la Cour, en la faisant prévaloir sur la loi nationale, sans attendre l’intervention des organes de décision44. La position qu’il a retenue institue implicitement un dualisme entre l’ordre juridique national et l’ordre juridique communautaire, alors que c’est la solution moniste qui se dégage de la Constitution burkinabé45.

27 La position du Conseil constitutionnel expose l’État burkinabé à un risque de sanction pour violation de ses engagements internationaux. Le refus de se conformer à l’arrêt de la Cour de justice peut être constitutif d’un fait internationalement illicite46. Or, l’arrêt du juge de la CEDEAO impose une obligation de comportement, à savoir celle de lever tous les obstacles à la libre participation des citoyens aux élections.

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28 Cette interprétation du juge constitutionnel réduit l’impact de la jurisprudence de la Cour sur les parties au litige.

1.1.2.2. L’effet limité de l’arrêt sur les parties au litige

29 L’une des questions non tranchées par la Cour de justice, qui emportait pourtant des conséquences sur la situation des requérants, est la délimitation du champ d’application personnel de la CADEG, c’est-à-dire des personnes susceptibles de tomber sous le coup de la sanction du changement anticonstitutionnel de gouvernement. La détermination des personnes concernées a une incidence sur le raisonnement des juridictions nationales, notamment en matière d’individualisation de la restriction du droit d’éligibilité. La CADEG parle seulement d’« auteurs » de changement anticonstitutionnel de gouvernement, susceptibles d’être traduits devant les juridictions, ce qui suppose qu’il s’agit de « personnes physiques ». L’indétermination de la notion d’« auteurs » laisse toutefois un champ ouvert à l’interprétation. Ainsi, que faut-il entendre par auteurs de changement anticonstitutionnel de gouvernement ? Cette notion s’applique-t-elle à toutes les catégories de citoyens, particulièrement aux citoyens dits « ordinaires » ?

30 Selon la Cour de justice, la sanction du changement anticonstitutionnel de gouvernement s’applique à « des régimes, des États, éventuellement leurs dirigeants47 ». La référence à la notion de « dirigeants » révèle la nécessité de définir les auteurs du changement anticonstitutionnel de gouvernement, susceptibles de tomber sous le coup du nouveau critère de restriction du code électoral. L’emploi de la notion vague de dirigeants laisse une marge aux instances nationales dans la détermination des personnes concernées, expression d’une forme de dialogue des juges. En raison de leur rôle « passif » dans le fonctionnement des institutions, il paraît logique que l’infraction de changement anticonstitutionnel de gouvernement ne saurait toucher les « citoyens ordinaires » au même titre que les personnes exerçant des fonctions et responsabilités politiques.

31 Dans les décisions précitées sur les recours tendant à déclarer l’inéligibilité de certains candidats aux élections législatives et présidentielle, le Conseil constitutionnel burkinabé limite la qualité d’auteurs de changement anticonstitutionnel aux personnalités exerçant le pouvoir d’État, notamment les membres de l’Exécutif et les parlementaires. Le soutien au changement anticonstitutionnel peut consister dans la participation à l’adoption de projet de loi tendant à une révision constitutionnelle prohibée par la CADEG, dans la signature d’un appel parlementaire en vue de la convocation d’un référendum tendant à une telle révision ou dans l’appui à une telle initiative48.

32 Comme précédemment souligné, le défaut de mise en œuvre de l’arrêt de la Cour par les autorités de la transition a conduit le conseil à apprécier la recevabilité des recours par rapport aux dispositions du code électoral, telles que modifiées par la loi du 7 avril 2015.

33 Malgré l’ouverture du juge de la CEDEAO au dialogue, l’appréciation de la qualité de victime des requérants n’emporte pas l’adhésion.

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1.2. L’appréciation contestable de la qualité de victime

34 L’autre question procédurale importante traitée par la Cour est la reconnaissance aux requérants de la qualité de victimes de violation du droit d’éligibilité. L’appréciation de la qualité de victime comporte des enjeux pour la protection des droits de l’homme. L’interprétation étroite ou extensive de cette notion traduit une politique jurisprudentielle de restriction ou, au contraire, d’ouverture du prétoire du juge aux requérants individuels. Si la reconnaissance de la qualité de victime réelle semble être exclue dans le cas d’espèce (1.2.1), celle de victime potentielle paraît également délicate (1.2.2). C’est ce qui explique sans doute que la Cour ait fondé la recevabilité du recours sur l’imminence de la violation, engendrant une confusion avec la juridiction d’urgence (1.2.3).

1.2.1. L’exclusion de la qualité de victime réelle

35 Dans les systèmes de protection des droits de l’homme, le principe est que le requérant doit avoir subi personnellement les effets de la mesure litigieuse pour avoir la qualité de victime49. Le défaut de la qualité de victime étant un motif de rejet du recours, sans un examen au fond, on comprend que les États contre lesquels une violation est alléguée invoquent généralement l’absence de la qualité de victime réelle et effective du requérant50.

36 Le raisonnement paraît juridiquement lacunaire. Le nouveau cas d’inéligibilité du code électoral n’ayant pas encore fait l’objet d’application effective, il est clair qu’il n’existe pas encore de « préjudice réel », comme l’a relevé la Cour. Les requérants ne devraient donc pas en principe pouvoir agir, aucune candidature n’ayant encore été rejetée pour inéligibilité en vertu de l’article 135. Mais, s’agissant de dispositions législatives, admettre la compétence pour examiner le recours reviendrait à conférer aux particuliers la possibilité de combattre in abstracto les législations des États membres, ce qui les aurait érigés en garants objectifs de la protection des droits fondamentaux51. Or, cette qualité est réservée, dans les systèmes qui la prévoient, aux États membres en tant que gardiens du respect de leurs obligations par les autres États52. Pour les particuliers, le contrôle de la violation de leurs droits implique l’individualisation des mesures incriminées à leur égard et s’opère en principe a posteriori.

37 L’hypothèse d’un contrôle a priori concerne la victime potentielle, dont l’examen des conditions de reconnaissance présentait un intérêt dans la présente affaire, même si l’appréciation qui en a été faite par la Cour paraît contestable.

1.2.2. L’examen discutable de la qualité de victime potentielle

38 Dans le souci d’une meilleure garantie des droits, les instances de contrôle interprètent de façon souple la notion de victime, étendant ainsi le champ d’application personnel des instruments de protection. Cette conception large permet d’ouvrir l’accès à leurs prétoires aux victimes dites « indirectes53 » et « potentielles ». La notion de victime potentielle, si elle n’a pas été explicitement ainsi nommée par la Cour de justice, est celle qui a été appliquée dans la présente affaire. La victime potentielle est la personne qui n’a pas encore subi de violation effective de ses droits, mais qui court le risque de la subir si une législation manifestement incompatible avec les droits garantis venait à s’appliquer54. Cette notion avait déjà été évoquée par la Cour de justice dans ses arrêts

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Hissène Habré c/ l’État du Sénégal du 18 novembre 2010 et Hadidjatou Mani Koraou c/ État du Niger du 27 octobre 200855.

39 À défaut de préjudice réel, l’appréciation de la qualité de victime potentielle devait constituer l’un des temps forts du raisonnement de la Cour de justice. L’appartenance des requérants à la mouvance de l’ancienne majorité présidentielle et parlementaire justifie prima facie que cet examen soit effectué. Ils rentrent dans « une catégorie » à laquelle le nouveau critère d’inéligibilité, sous l’apparence de sa formulation générale et impersonnelle, est susceptible d’être appliqué.

40 L’appréciation de la notion de victime potentielle suscite toutefois des difficultés, à la fois d’ordre théorique et pratique. La première difficulté théorique est le risque de confusion avec l’actio popularis, c’est-à-dire la faculté de combattre de façon objective et dans l’abstrait les mesures nationales en dehors de tout acte d’application concrète au requérant. Reposant sur une violation non encore réalisée, la notion de victime potentielle conduit à exercer un contrôle a priori des mesures litigieuses. Des précautions sont généralement posées par les organes de contrôle pour la distinguer de l’actio popularis. L’application de la notion de victime potentielle ne devrait même intervenir qu’« à titre très exceptionnel56 ». Il doit exister des « indices raisonnables et convaincants de probabilité de réalisation d’une violation57 ». Sans être déjà une victime réelle et effective, le requérant doit courir le risque probable d’une violation « imminente », « en sursis de réalisation58 ». Même en l’absence de déclaration de candidature ou de manifestation d’intention dans le cas d’espèce, on peut se demander si l’implication des requérants dans la vie politique ne suffit pas à leur conférer la qualité de victimes potentielles, eu égard à leur participation probable aux futures élections59.

41 La seconde difficulté théorique est le risque de disparition de l’exigence de violation réelle et effective, conduisant à une objectivisation du contentieux de la protection des droits de l’homme, pour les recours introduits à l’initiative des particuliers. Or, si les droits de l’homme ont un caractère objectif, car universellement attachés à la seule qualité d’être humain et échappant au principe interétatique de réciprocité, ils conservent une dimension subjective en raison du statut individuel de leurs titulaires60 et de leur mode d’exercice61. Ces caractéristiques subjectives trouvent leur traduction dans l’exigence de la qualité de « victime de violation » pour les requérants individuels.

42 En dehors des critiques théoriques, la Cour de justice a fait une application contestable de la notion de « victime potentielle ». Après avoir décrit les caractéristiques de la violation future dont elle pourrait exceptionnellement connaître, elle déduit de façon rapide et expéditive « une telle hypothèse [...], comme étant celle de l’espèce ». Elle n’a pas non plus procédé à l’examen exhaustif et rigoureux des conditions qu’elle a elle- même posées. La qualité de victime potentielle a été reconnue aux requérants comme si elle allait de soi, contrairement à ce qu’impose une démarche judiciaire rigoureuse. Cette reconnaissance n’est justifiée que par une volonté de protection des droits des citoyens, au prix toutefois du sacrifice d’une bonne argumentation juridique. La Cour semble reconnaître elle-même la fragilité de sa base de compétence retenue62.

43 La Cour a aussi confondu la juridiction d’urgence avec l’examen de la notion de victime, déterminant le champ d’application de sa compétence en matière de droits de l’homme.

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1.2.3. La confusion de l’examen de la qualité de victime avec la « juridiction d’urgence »

44 Au lieu d’un examen méthodique des critères de la victime (potentielle), la Cour s’est réfugiée derrière le motif de l’urgence pour admettre la recevabilité de la requête63. Elle justifie sa compétence par l’urgence et la nécessité de se prononcer avant la « date fatidique » du 1er août 2015, prévue pour l’ouverture du calendrier électoral64. L’intérêt d’un règlement rapide du litige était évident dans le cas d’espèce65.

45 La Cour opère toutefois une confusion entre le motif d’urgence et la déclaration de compétence. Son argumentation laisse entrevoir que toute requête pour laquelle la procédure d’urgence est admise devrait conduire à la reconnaissance de la qualité de victime (potentielle) au requérant. Or, les deux éléments procéduraux ne répondent pas aux mêmes finalités. La procédure d’urgence a pour objectif de soumettre le traitement du litige à une procédure accélérée, au regard, certes, de l’imminence d’une violation, mais elle ne doit pas conduire à une déclaration de la compétence de la Cour. Elle vise, eu égard au risque de péril des intérêts en présence, à prendre en compte le facteur temps dans le traitement des affaires, afin d’éviter que leur dénouement ne soit retardé. Elle ne constitue ni un motif d’extension de la compétence ni un fondement de la recevabilité d’un recours.

46 Critiquant le recours au motif de l’urgence comme fondement de compétence, certains commentateurs estiment que la préservation des intérêts des parties aurait pu être assurée par des mesures ou instructions conservatoires66. Ces dernières constituent un complément de la procédure d’urgence, mais ne se substituent pas à elle67. Au lieu de fonder la recevabilité du recours sur le motif de l’urgence, la Cour de justice aurait pu utiliser la technique des réserves d’interprétation, à laquelle les juridictions constitutionnelles ont généralement recours pour éviter l’invalidation d’une disposition législative qui encourait pourtant une déclaration d’inconstitutionnalité68. L’usage de cette technique aurait consisté à admettre le droit pour le pays défendeur de restreindre la libre participation au suffrage, tout en indiquant aux autorités nationales burkinabé, politiques et juridictionnelles69, l’interprétation et l’application qui rendraient l’article contesté du code électoral conforme aux exigences du droit de la CEDEAO. Cela aurait ainsi permis à la fois de sauver les dispositions contestées et de préciser l’interprétation et l’application qui les « videraient du venin » d’inconventionnalité.

47 Sur les questions de procédure et de recevabilité, la position de la cour paraît souffrir d’un manque d’argumentation. Le traitement de la question de fond laisse apparaître une faiblesse identique.

2. Les ambiguïtés sur la portée du droit d’éligibilité

48 La restriction du droit d’éligibilité est une question politiquement sensible, surtout en période de transition démocratique – comme celle qui s’est déroulée au Burkina Faso – en raison du risque (d’accusation) de règlement de compte à l’égard de certains acteurs politiques. Ainsi, un État peut-il restreindre, pour des motifs tenant à la protection de l’ordre constitutionnel, le droit pour tout citoyen de participer librement aux élections, sans enfreindre les multiples engagements internationaux qui garantissent les droits politiques ? Telle est la question de fond soulevée par l’affaire CDP et autres c/ l’État du

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Burkina. Si la condamnation du Burkina Faso laisse croire que la Cour y a répondu clairement, sa décision est moins précise qu’il n’y paraît. La principale certitude qui se dégage est que le droit de se porter candidat aux élections peut faire l’objet d’une restriction conditionnée (2.1). Les incertitudes subsistent néanmoins quant aux contours et aux modalités de ces restrictions (2.2). L’arrêt de la cour participe néanmoins du renforcement du constitutionnalisme régional dans l’espace CEDEAO (2.3).

2.1. La possible restriction conditionnée du droit d’éligibilité

49 L’arrêt admet le droit pour le Burkina Faso de restreindre la libre participation aux élections (2.1.1). La restriction reste néanmoins conditionnée et encadrée, notamment par l’obligation d’individualisation des mesures portant atteinte au droit de se porter candidat (2.1.2).

2.1.1. L’autorisation de la restriction dans son principe

50 La décision du juge de la CEDEAO a fait l’objet d’interprétations divergentes, notamment par les différentes parties au litige. Le verdict de condamnation a été considéré par les requérants et leurs avocats, accueillis triomphalement à Ouagadougou par leurs partisans au lendemain de la décision, comme une « victoire » contre l’État burkinabé70. Les conseils et défendeurs de l’État ont plutôt retenu, comme principal point de l’arrêt en leur faveur, que la Cour n’interdit pas par principe la restriction du droit d’éligibilité, mais que c’est le procédé par lequel les autorités burkinabé ont limité l’accès au suffrage qui a été sanctionné71. Le gouvernement de la transition de son côté, tout en se félicitant de la voie légale empruntée par les parties pour régler le litige, a déclaré « prendre acte » de l’arrêt et s’est engagé à examiner « avec la plus grande attention la décision de la Cour72 ».

51 L’on voit que l’arrêt de la Cour de justice ouvre une « boîte de Pandore » en matière d’interprétation par les différentes parties. Mais au-delà de ces lectures divergentes, quelle est la véritable signification de cette décision ? Les commentateurs partagent l’avis selon lequel l’arrêt de la cour n’interdit pas les restrictions au droit à la libre participation aux élections73. La cour reconnaît dans son raisonnement « qu’il peut arriver que dans des conjonctures particulières, la législation d’un pays institue des possibilités d’accéder à des fonctions électives à l’encontre de certains citoyens ou de certaines organisations ». Elle ajoute même qu’en l’espèce, « il ne s’agit donc pas de nier que les autorités actuelles du Burkina Faso aient, en principe, le droit de restreindre l’accès au suffrage [...] ». Elle admet ainsi, au moins dans le principe, l’argument du gouvernement burkinabé, selon lequel le droit de participer à des élections n’est pas un droit de caractère absolu et qu’un État peut y apporter des restrictions.

52 Malgré la certitude concernant la possibilité de restreindre le droit d’accès au suffrage, des divergences entourent le caractère et les modalités de cette restriction. C’est sur ce terrain que l’interprétation de la Cour a conduit à la condamnation de l’État burkinabé, qui n’a pas respecté les modalités exigées, notamment l’obligation d’individualisation.

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2.1.2. L’encadrement de la restriction par l’obligation d’« individualisation »

53 Tout en admettant le droit de restreindre l’accès au suffrage, la Cour condamne le Burkina Faso au regard du « caractère ambigu des critères de l’exclusion, et l’application expéditive et massive qui en est faite ». Le caractère ambigu ici prohibé réside dans la vocation d’application générale des dispositions litigieuses du code électoral. Cette portée générale est condamnée du point de vue de l’exigence de garantie des droits des acteurs politiques, d’une part, et du point de vue des citoyens ordinaires, d’autre part74.

54 Le premier enseignement que l’on peut tirer est que la Cour confère à la révision du code électoral une portée générale, lui permettant de considérer qu’elle porte atteinte aux deux dimensions, passive et active, des droits électoraux75. Si sanction du changement anticonstitutionnel de gouvernement il devrait y avoir, elle ne peut être utilisée comme justification d’une restriction de l’accès au suffrage que si elle vise uniquement « des régimes, des États, éventuellement leurs dirigeants », mais pas les citoyens ordinaires76.

55 Le second enseignement est que, ce qui est condamné par la Cour, c’est l’absence d’individualisation des mesures de restriction du droit d’éligibilité. Elle impose ainsi l’obligation d’individualiser toute mesure de restriction à l’éligibilité77. L’individualisation permet de concrétiser et d’appliquer la mesure générale à un individu, à titre personnel ou comme appartenant à une catégorie implicitement visée par la restriction. Hormis les personnes pourvues de conseil judiciaire, les mesures d’individualisation résident généralement dans la privation du droit d’éligibilité prononcée à titre de sanction (complémentaire) par une juridiction en cas d’infraction78. Dans le cas d’espèce, l’individualisation de la restriction posée par le nouveau critère aux requérants consisterait dans l’invalidation de leurs actes de candidature par le Conseil constitutionnel, la Commission électorale nationale indépendante (CENI) ou ses démembrements territoriaux, ou dans la déclaration d’inéligibilité prononcée par le Conseil constitutionnel (pour les élections nationales) ou par les juridictions administratives (pour les élections locales : régionales et municipales) en cas de recours79.

56 Même dans l’hypothèse où une déclaration d’inéligibilité serait prononcée à l’égard d’un candidat, la condition exigée par la Cour ne semble pas être satisfaite, car ce qui est fondamentalement en cause, ce n’est pas tant l’absence de mesure personnalisant l’application des nouvelles dispositions de l’article 135 aux requérants que le fait même d’avoir érigé les actions de soutien au changement anticonstitutionnel de gouvernement en cause d’inéligibilité. Il aurait fallu que les auteurs de telles actions aient commis une infraction grave sanctionnée par l’inéligibilité en vertu des lois (pénales !) en vigueur80.

57 Il faut aussi relever la contradiction de la Cour de justice, qui opère un double traitement de l’exigence d’individualisation, traitement différencié selon qu’il s’agit de l’appréciation de sa compétence ou de la question de fond. Autant l’absence d’individualisation des mesures litigieuses justifie la condamnation de l’État burkinabé pour violation des droits électoraux des requérants, autant elle n’a pas empêché la Cour de se déclarer compétente pour connaître du litige, alors qu’elle constituait un motif d’irrecevabilité du recours pour absence de violation.

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58 Les modalités du contrôle opéré par la Cour sur la restriction du droit d’éligibilité apparaissent elles aussi imprécises.

2.2. Les contours imprécis du contrôle de la restriction du droit d’éligibilité

59 Comme l’ensemble du raisonnement de la Cour dans cette affaire, la réponse à la question de fond renferme de nombreuses lacunes et incohérences. La Cour n’a pas respecté les principes de contrôle des droits de l’homme, généralement appliqués dans les litiges présentant les mêmes caractéristiques que le présent cas d’espèce (2.2.1). En rejetant tous les moyens de défense du gouvernement burkinabé, elle refuse implicitement d’ériger la sanction du changement anticonstitutionnel en « motif légitime » justifiant la restriction au droit d’éligibilité (2.2.2).

2.2.1. Le non-respect des principes de contrôle des droits de l’homme

60 L’affaire CDP et autres c/ État du Burkina Faso est une illustration des situations de contrôle du respect des droits de l’homme dans lesquelles deux ou plusieurs d’entre eux se trouvent en conflit ou en concurrence avec d’autres impératifs revendiquant une protection. En l’espèce, il s’agit du droit à la libre participation aux élections des requérants et de la protection de l’ordre démocratique et constitutionnel, invoquée par le gouvernement défendeur, même si cette dernière n’est pas explicitement reconnue par la Cour comme un impératif digne de protection au même titre que le droit d’éligibilité. En pareille situation de conflit ou de concurrence, et en l’absence de hiérarchie claire établie entre les droits, libertés ou impératifs, les organes de protection des droits de l’homme appliquent des techniques de contrôle visant la conciliation entre les droits ou impératifs en présence, afin de s’assurer qu’aucun ne l’emporte de manière disproportionnée sur l’autre81. Ces techniques consistent notamment dans la « balance entre les intérêts en présence », en vue de trouver un juste équilibre. Dans le cas où ce dernier serait difficile à déterminer et que l’atteinte à l’un des droits ou libertés est nécessaire pour protéger l’autre, il est appliqué le « principe de proportionnalité », qui interdit que la restriction à un droit dépasse ce qui est strictement nécessaire pour sauvegarder l’intérêt jugé plus légitime.

61 Or, la Cour de justice n’a procédé à aucun de ces contrôles. Plus qu’une primauté reconnue aux droits de l’homme, elle s’est intéressée presqu’exclusivement à l’obligation de protéger les droits électoraux des requérants. Tout se passe comme si les droits politiques ici revendiqués étaient absolus, ce qui n’est le cas « nulle part ailleurs82 ». En droit comparé européen, interaméricain et international des droits de l’homme, il est admis que le droit de participer aux élections connaît des restrictions83. En droit européen, alors que l’article 3 du protocole no 1 sur le droit à des élections libres ne contient pas de liste limitative des buts légitimes, la CEDH a eu recours à la théorie des « limitations implicites » pour admettre des restrictions à l’éligibilité84. Faisant partie des droits dits de « l’action politique » de l’individu85, le droit d’éligibilité ne relève pas de la catégorie des droits dits intangibles, touchant à l’existence et à l’intégrité de la personne humaine86.

62 La Cour de justice ne nie d’ailleurs pas le droit pour l’État burkinabé de restreindre le droit d’accès aux suffrages. Elle admet de façon implicite, lorsqu’elle détermine, de

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manière discontinue, les critères d’une limitation autorisée : elle doit être « justifiée, notamment, par la commission d’infractions particulièrement graves » (§ 28) ; être « légale » et « nécessaire à la stabilisation de l’ordre démocratique » ; ne pas avoir pour effet de limiter de « façon importante le choix offert au corps électoral » en altérant « le caractère compétitif de l’élection ». Les critères de restriction énoncés n’ont toutefois pas été appréciés par la Cour de justice87. Dans sa démarche, l’examen de la proportionnalité, qui permet de vérifier si la restriction au droit se limite à ce qui est strictement nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi, devient lui aussi superflu.

63 La cour n’a pas procédé non plus à une mise en balance des intérêts en présence. L’on pourrait croire qu’elle a ignoré la jurisprudence Zdanoka c/ Lettonie précitée de la CEDH, alors qu’elle s’inspire de la jurisprudence de cette dernière. Néanmoins, il faut plutôt supposer le contraire. L’arrêt CDP et autres c/ État du Burkina semble au contraire avoir été victime du syndrome de l’arrêt Zdanoka c/ Lettonie ! Dans cette affaire, la prise en compte du contexte historique et politique du pays concerné88 avait conduit la Cour européenne à reconnaître une marge d’appréciation étendue à la Lettonie pour restreindre le droit à la libre participation aux élections, validant ainsi l’inéligibilité de la requérante au Parlement letton89. La Cour de justice a sans doute vu dans les nouvelles dispositions de l’article 135 du code électoral burkinabé les allures d’une loi de « lustration90 » destinée à écarter les proches de l’ancien régime déchu des compétitions électorales post-insurrectionnelles. Par peur certainement d’être accusée de partialité politique, elle a tant voulu se prémunir d’une telle critique qu’elle s’est tenue trop à l’écart des considérations historiques et politiques. Mais le seuil de l’équilibre à avoir vis-à-vis du contexte de l’affaire semble avoir été dépassé, et la Cour a rendu une décision quelque peu déconnectée de la réalité du pays.

64 La condamnation de l’État burkinabé apparaît comme la conséquence du refus de la Cour de justice de considérer la protection de l’ordre constitutionnel comme un motif légitime de restriction du droit d’éligibilité.

2.2.2. Le refus de la protection de l’ordre constitutionnel comme motif légitime d’atteinte au droit d’éligibilité

65 L’exigence selon laquelle toute restriction de l’accès au suffrage doit être justifiée par la commission d’infractions particulièrement graves91 soulève la question de savoir si le soutien au changement anticonstitutionnel de gouvernement ne constitue pas une infraction, satisfaisant à cette condition posée par la cour. Se pose ici la question de savoir ce qu’il faut entendre par infractions (particulièrement graves). En d’autres termes, ces dernières sont-elles seulement d’ordre pénal ou existerait-il des infractions d’ordre politique ? Car, si la notion d’infraction est utilisée par la Cour, suivant son raisonnement, non seulement cette notion serait uniquement d’ordre pénal, mais, en outre, les infractions pénales seraient plus graves que les atteintes à l’ordre constitutionnel. Ce double point de vue peut cependant être contesté ou, à tout le moins, nuancé.

66 Si la notion d’infraction désigne dans le langage juridique et courant les manquements au droit pénal, « au sens large, peut être qualifié d’infraction tout comportement d’action ou d’omission imputable à un sujet de droit, personne physique ou morale, de droit public ou privé, consistant à enfreindre une norme préétablie92 ». La notion d’infraction peut donc être employée pour désigner tout agissement qui porte atteinte à un corps de règles régissant une catégorie donnée de rapports sociaux93.

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67 En matière constitutionnelle, la particularité des atteintes réside dans le statut d’autorités politiques des personnes en cause. Ce statut leur confère un privilège de juridiction dans la procédure de sanction des comportements infractionnels94. Ce statut n’empêche toutefois pas l’usage de la notion d’« infraction politique » pour qualifier les faits dont ils se rendraient coupables. Entre les violations des règles pénales et les atteintes à l’ordre politique, il n’y a que le domaine qui change. Faut-il d’ailleurs rappeler que l’impeachment, destituant et sanctionnant les gouvernants, a d’abord été une procédure pénale avant de devenir un mécanisme de responsabilité politique, favorisant la naissance du régime parlementaire à la fin du XVIIIe siècle95 ? Les textes constitutionnels sanctionnent pour haute trahison, attentat à la Constitution ou complot contre la sûreté de l’État, les infractions à l’ordre constitutionnel commises par les hautes autorités, notamment le président de la République96. Instituer le soutien au changement anticonstitutionnel de gouvernement comme cause d’inéligibilité ne paraît pas plus « stigmatisant » et plus « infâmant » que les infractions à connotation politico-pénale97.

68 L’arrêt de la Cour de justice laisse penser que les infractions pénales justifient plus l’inéligibilité que celles à l’ordre constitutionnel, dont se rendraient coupables les auteurs de la tentative de révision constitutionnelle. Or, il n’en est rien. Le droit positif abonde d’exemples d’atteintes à l’ordre démocratique et politique, rendant leurs auteurs indignes d’éligibilité à des mandats politiques, même en l’absence de condamnation pour infractions pénales. Un exemple classique, expressément prévu par la disposition contestée, est la condamnation pour fraude électorale. Les malversations et le manque de probité dans l’exercice d’une charge publique peuvent également constituer des indignités justifiant l’inéligibilité à un mandat futur98. Si ces motifs d’inéligibilité ne sont pas remis en cause, ne devrait-on, par analogie, admettre le soutien au changement anticonstitutionnel de gouvernement comme un motif légitime de restriction du droit d’accès au suffrage ?

69 Le refus de considérer l’atteinte à l’ordre constitutionnel comme un critère d’inéligibilité soulève incidemment la question de la valeur juridique et de la sanction du serment politique prêté par le président de la République99. Si le serment politique ressemble à un engagement d’ordre moral et personnel qui n’engendre pas d’obligations juridiques, la violation des termes solennellement prononcés peut constituer un motif de destitution100, voire d’inéligibilité à l’encontre de son auteur101. La Constitution nigérienne du 25 novembre 2011 prévoit la violation du serment constitutionnel comme un des faits constitutifs de crime de haute-trahison102.

70 Le soutien au changement anticonstitutionnel de gouvernement peut apparaître comme un « motif légitime », susceptible de justifier l’inéligibilité de ses auteurs. La protection de l’ordre constitutionnel a conduit la CEDH à reconnaître dans l’arrêt Zdanoka précité la notion de « démocratie militante apte à se défendre » contre ses adversaires103. S’il ne faut pas prôner tout parallélisme avec le juge européen, la Cour de justice aurait dû au moins soulever la question, au lieu d’ignorer l’argumentation du gouvernement défendeur. Une démarche judiciaire rigoureuse aurait impliqué d’examiner si la protection de l’ordre constitutionnel constitue un motif légitime, qui peut être valablement invoqué pour justifier une restriction au droit d’éligibilité104.

71 On peut douter de la pertinence de la condamnation par la Cour de l’inéligibilité des auteurs de changement anticonstitutionnel de gouvernement. Ne serait-ce pas une carte blanche donnée aux comportements et aux régimes antidémocratiques, ce qui

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pourrait jouer à rebours de la protection des droits de l’homme ? L’arrêt confère implicitement un brevet de conventionnalité aux auteurs de changement anticonstitutionnel de gouvernement, alors que ceux-ci sont justement chargés de respecter et de défendre l’ordre et les principes constitutionnels sur lesquels reposent la démocratie toute entière. Sans affirmer que les droits de l’homme ne peuvent pas s’épanouir en dehors du modèle démocratique, on peut néanmoins se demander quelle efficacité aurait leur garantie, sans le respect des principes de l’ordre constitutionnel, au fondement de la démocratie et de l’État de droit. C’est dans un espace démocratique que les droits des citoyens, surtout les droits politiques ici en cause, peuvent mieux s’exprimer.

72 L’arrêt de la Cour de justice comporte des conséquences sur le constitutionnalisme dans l’espace CEDEAO.

2.3. Le renforcement implicite du constitutionnalisme régional dans la zone CEDEAO

73 Si l’arrêt de la Cour de justice a finalement eu peu d’impact sur les acteurs politiques burkinabé, du fait du refus du juge constitutionnel d’en tirer les conséquences, il influence le droit de l’ensemble des pays de l’espace CEDEAO. Il porte atteinte à l’autonomie constitutionnelle et politique des États (2.3.1) et confère une primauté aux instruments régionaux de protection des droits fondamentaux dans les pays de la zone (2.3.2).

2.3.1. L’atteinte à l’autonomie constitutionnelle et politique des États

74 En vertu de l’autorité de la chose jugée ou interprétée, le rayonnement de l’arrêt de la Cour de justice s’étend à l’ensemble des États de la CEDEAO. Son autorité fait particulièrement écho en matière d’autonomie constitutionnelle et politique des États, entendue comme « la latitude de déterminer le régime et les institutions politiques de leur choix, et d’adopter les lois qu’ils veulent105 [...] ». Les modalités de l’élection se situent au cœur de l’autonomie politique et constitutionnelle, qui s’exprime en partie à travers le libre choix de leurs dirigeants. Cet arrêt participe de la concrétisation juridictionnelle du « constitutionnalisme régional106 » dans l’espace CEDEAO.

75 Les principes de ce constitutionnalisme régional ont été formulés dans le protocole du 21 décembre 2001 sur la démocratie et la bonne gouvernance107. Ce protocole est le premier instrument de la construction de l’« espace d’isomorphisme constitutionnel108 » régional dans la zone CEDEAO. S’il n’est pas une constitution formelle, il contient un ensemble de principes dits « de convergence constitutionnelle », qui touchent des secteurs sensibles de la souveraineté des États, comme le statut du pouvoir dans l’État, l’organisation des pouvoirs publics, les rapports entre eux, la protection des droits et libertés ainsi que l’organisation et le fonctionnement de la justice109. L’étendue et l’importance des domaines concernés par le protocole laissent penser qu’il s’agit d’un texte « matériellement constitutionnel110 ». Il a été intégré dans le bloc de constitutionnalité par la Cour constitutionnelle togolaise dans sa décision du 9 juillet 2009 sur la modification du code électoral111.

76 La Cour de justice ne semble elle-même pas nier l’atteinte à la capacité d’autodétermination politique et constitutionnelle. Elle se borne à indiquer que cette

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liberté « doit être exercée en conformité avec les engagements que [l]es États ont souscrits en la matière », consacrant ainsi la primauté du droit international sur les normes internes, y compris celles intéressant l’autonomie constitutionnelle et politique. Les références à la prohibition du délit d’opinion politique et à l’interdiction de la discrimination des minorités politiques, touchant aux rapports entre les différentes forces politiques, confirment l’immixtion de l’arrêt dans l’organisation politique et constitutionnelle des États.

77 Cette jurisprudence soulève du même coup la question de la légitimité du juge de la CEDEAO pour intervenir dans le domaine « constitutionnel », légitimité d’autant plus problématique que l’instrument qu’il fait prévaloir sur le droit national, le protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance, est juridiquement un traité international et non une constitution formelle112.

78 En exigeant le respect des valeurs démocratiques découlant du protocole de la CEDEAO, l’arrêt de la Cour de justice constitue un instrument de convergence constitutionnelle et de standardisation démocratique dans la zone CEDEAO. Il soulève également la question des rapports entre textes de protection des droits fondamentaux.

2.3.2. La primauté conférée aux instruments régionaux de protection des droits de l’homme

79 Le continent africain connaît le phénomène de la multiplication des organisations régionales. Il arrive que dans un même espace géographique se superposent des organisations ayant des objectifs ou des champs d’intervention similaires, engendrant une concurrence normative113. La profusion des organisations et des instruments juridiques qui en résulte rend leur cohérence difficile à établir. La protection des droits de l’homme n’échappe pas à cette réalité. Elle constitue même l’un des domaines particulièrement saisis par l’inflation normative et la multiplication des organes de contrôle114, conséquences de la régionalisation de la protection des droits de l’homme115. Le présent arrêt constitue une illustration des problématiques d’articulation et de hiérarchie entre les différents instruments de protection des droits de l’homme, invoqués par les différentes parties devant la Cour. Hormis les instruments internationaux à vocation universelle (DUDH et PIDCP), leur protection est assurée par des instruments continentaux (CADHP, CADEG) et régionaux (protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance116).

80 La multiplicité des instruments, inspirés par le même souci de protection des droits de l’homme et des principes similaires, n’exclut pas des interactions et des risques de conflits entre eux117. Dans le cas d’espèce, se pose indirectement la question de la coordination entre la CADEG et le protocole de la CEDEAO. Le nouveau cas d’inéligibilité institué par le code électoral burkinabé fait directement écho à l’article 23 alinéa 5 de la CADEG du 30 janvier 2007, lequel prévoit, parmi les cinq faits constitutifs de changement anticonstitutionnel de gouvernement, « tout amendement ou toute révision des Constitutions ou des instruments juridiques qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique ». La référence de la loi électorale modifiée à la CADEG est donc évidente. Signée par le Burkina Faso le 2 août 2007, la CADEG a été ratifiée le 26 mai 2010. Elle a été reprise par le préambule de la Charte de la transition et figure ainsi dans le bloc de constitutionnalité118. La disposition contestée ne faisait que concrétiser et tirer les conséquences de la charte dans le droit électoral burkinabé.

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81 En sanctionnant les dispositions incriminées du code électoral, le juge de la CEDEAO censure indirectement la CADEG, de laquelle la sanction du changement anticonstitutionnel de gouvernement est issue. En privilégiant l’application du protocole, instrument endogène émanant de l’ordre juridique de la CEDEAO, la Cour de justice lui confère une hiérarchie par rapport à la CADEG, dont la vocation est pourtant continentale. La question de la coordination entre instruments juridiques intervenant dans le même champ d’application apparaît ici évidente. Or, les solutions au conflit entre l’impératif de protection de l’ordre démocratique et la nécessité de garantie des droits électoraux n’ont pas été clarifiées par la Cour. L’application du protocole de la CEDEAO ne repose sur aucune autre rationalité que la préférence de l’instrument endogène, la Cour n’ayant procédé ni à la balance des intérêts ni à la recherche du meilleur standard de protection des droits des citoyens.

82 En termes de méthodes de résolution des conflits entre normes de protection des droits de l’homme en Afrique, on peut voir dans le présent arrêt la primauté du régional sur le continental ou, encore, du particulier sur le général.

3. Conclusion

83 Au terme du commentaire d’une telle décision, on pourrait nourrir une méfiance à l’égard des juges de la CEDEAO119 ou conclure à une décision politique. Les circonstances de l’espèce semblent pouvoir justifier de telles appréciations. On préférera la qualification d’arrêt d’autorité, non pas par rapport à son impact sur le litige tranché – car la jurisprudence de la Cour a été ignorée par le Conseil constitutionnel burkinabé – mais au sens où cette décision ne s’impose juridiquement que par l’autorité de la chose jugée et la force obligatoire attachée aux arrêts de la Cour de justice, plutôt que par la force persuasive et la justesse de son argumentation. La faiblesse de la motivation et la démarche évasive des juges de la CEDEAO montrent qu’ils ont éludé les véritables questions de fond.

84 Pour paraphraser un dicton populaire, la démocratie bien ordonnée doit commencer par soi-même ! Pour une instance juridictionnelle, l’exemplarité démocratique réside en partie dans la motivation de ses décisions, signe du sérieux dans l’accomplissement de son office. Or, la logique toute protectrice des droits des citoyens, empruntée par la Cour, semble avoir perdu de vue la sensibilité de la matière électorale dans laquelle elle intervenait. Finalement, le principal espoir que l’on nourrit avec le professeur Akandji- Kombé est que ces quelques observations fassent tâche d’huile et permettent à l’ensemble des juges du continent de se ressaisir pour mieux rectifier prochainement le tir.

NOTES

1. Aff. no ECW/CCJ/APP/19/15 ; jugement no ECW/CCJ/JUG/16/15.

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2. La contestation de la loi électorale modifiée et la non-prise en compte de l’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO fut l’une des raisons avancées par le Conseil national pour la démocratie (CND) pour justifier son coup d’État du 17 septembre 2015, qui a pris fin avec le retour des autorités de la transition le 23 septembre 2015. 3. Au-delà du Burkina Faso, c’est bien l’ensemble des États africains qui se retrouvent concernés (Jean-François Akandji-Kombé, « Le juge de la CEDEAO et la révolution burkinabé. Brèves remarques préoccupées sur une décision inquiétante » et Bachirou Amadou Adamou, « Verdict de la Cour de Justice de la CEDEAO : inéligibilité, oui ; mais pas n’importe comment ! », articles disponibles en ligne à l’adresse suivante : http:// www.lefaso.net (consulté le 28 novembre 2015). 4. Ces événements ont été diversement qualifiés : révolution, insurrection, soulèvement, mouvement populaire. Pour une analyse d’ensemble de ces événements, voir Matthieu Fau-Nougaret, « Une leçon burkinabé : éléments de réflexion juridique sur l’insurrection des 30 et 31 octobre 2014 », Constitutions, no 2, avril-juin 2015, p. 221-228 (1re partie) et no 3, juillet-septembre 2015, p. 361-370 (2e partie). 5. La Charte de la transition a été validée et signée par les organisations de la société civile (OSC), les autorités coutumières et religieuses, les partis politiques affiliés au chef de file de l’opposition politique (CFOP) et l’armée. Elle a institué trois organes transitoires chargés de conduire les affaires publiques jusqu’à l’organisation de l’élection présidentielle du 11 octobre 2015 : 1/ le président de la transition qui occupe les fonctions de président du Faso et de chef de l’État, 2/ le Conseil national de transition (CNT), organe législatif de la transition, et 3/ le gouvernement de la transition dirigé par un Premier ministre (voir Séni M. Ouedraogo et Djibrihina Ouedraogo, « Libres propos sur la transition politique au Burkina Faso : du contexte au texte de la Charte de la transition », Afrilex, février 2015, 28 p.) 6. L. n o 005-2015/CNT, 7 avr. 2015 portant modification de la L. no 014-2001/AN, 3 juill. 2001 portant code électoral. 7. Ces dispositions relatives à l’élection du président du Faso ont été reprises pour l’élection des députés (art. 166) et des conseillers municipaux (art. 242). 8. Art. 23, al. 5. Pour plus de détails, voir infra 2.3. 9. Il s’agit de sept partis politiques de la mouvance de l’ancienne majorité, au premier rang desquels figure le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP) – parti dont est issu le président Compaoré – et treize citoyens, personnalités ayant occupé des fonctions et des postes de responsabilités sous son régime. 10. Voir les nombreux instruments invoqués au § 8 de l’arrêt. 11. En conséquence, elle ordonne à l’État burkinabé de lever les obstacles à l’accès au suffrage afin que tous les citoyens et formations politiques soient rétablis dans leur droit. Elle le condamne en outre aux dépens. 12. Pour plus d’informations, voir le site Internet de l’organisation : http:// www.ecowas.int/?lang=fr (consulté le 28 novembre 2015). 13. Sur les missions et objectifs de la CEDEAO, voir art. 3 du traité de Lagos du 28 mai 1975. 14. La protection des droits fondamentaux y a longtemps reposé sur la technique des principes généraux du droit (PGD), avant que n’intervienne la Charte des droits

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fondamentaux proclamée en 2000 et intégrée au droit primaire depuis décembre 2009, suite à l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. 15. Ce recours a été institué suite à la révision du protocole sur le statut de la Cour de justice (art. 10 d), nouveau du protocole additionnel A/SP.1/01/05 du 19 janvier 2005 ; Guy-Fleury Ntwari, « La Cour de justice de la CEDEAO, l’émergence progressive d’une Cour régionale des droits de l’homme en Afrique de l’ouest », Le journal du CDI, no 11, décembre 2013, p. 9-11). L’art. 27 du traité constitutif de la Communauté est-africaine prévoit également un recours en matière de droits de la personne humaine, mais le protocole qui doit permettre sa mise en œuvre effective n’a pas encore été adopté. 16. CJ-CEDEAO, 27 octobre 2008, Dame Hadijatou Mani Koraou c/ République du Niger (arrêt no ECW/CCJ/JUD/06/08, § 45 ; 29 octobre 2007, Professeur Etim Moses Essein c/ La République de Gambie et l’Université de Gambie). Cette condition de recevabilité est posée par le système de protection de l’Union africaine (art. 50 et 56.5 de la Charte ADHP, art. 40.5. du règlement intérieur intérimaire de la Cour du 20 juin 2008), le système européen (art. 35.1 de la Convention européenne des droits de l’homme), le système interaméricain (art. 44 et 46 a) de la Convention américaine relative aux droits de l’homme) et le système de protection institué par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (art. 41 (1) c). 17. Ces événements ont été qualifiés « de violentes manifestations [...] qui se sont soldées par quelques morts et la destruction de biens publics et privés », ce qui a suscité l’indignation de nombreux lecteurs de l’arrêt. 18. Jean-François Akandji-Kombé, « Le juge de la CEDEAO et la révolution burkinabé... », art. cité. 19. Bachirou Amadou Adamou, « Verdict de la Cour de Justice de la CEDEAO... », art. cité. 20. Seuls quelques commentateurs se sont véritablement intéressés par les aspects juridiques soulevés par l’arrêt. Voir notamment Jean-François Akandji-Kombé, « Le juge de la CEDEAO et la révolution burkinabé... », art. cité ; Mamadou Hebie, « Article 135 de la loi électorale du 7 avril 2015 modifiant le Code électoral : et si la Cour de justice de la CEDEAO avait tout ou presque tout faux ? », articles disponibles en ligne à l’adresse suivante : www.lefaso.net (dernière consultation le 28 novembre 2015) ; Bachirou Amadou Adamou, « Verdict de la Cour de Justice de la CEDEAO... », art. cité. 21. Selon l’expression du Conseil constitutionnel français (déc. n o 62-18 L, 16 janv. 1962 ; déc. no 89-258 DC, 8 juill. 1989). 22. Elles délimitent leur compétence et conditionnent la recevabilité des recours, appréciées de manière plus stricte surtout lorsqu’ils émanent des particuliers, qui ne sont pas des sujets classiques du droit international. 23. Les demandeurs ont soulevé une exception d’irrecevabilité du mémoire en réponse de l’État burkinabé pour dépôt tardif, exception rejetée par la Cour (§ 13 de l’arrêt). La demande en intervention a été formulée par le cabinet nigérian Falana and Falana’s Chambers, établi à Lagos et à Abuja et spécialisé dans les affaires de droit privé et public. La demande en intervention étant réservée aux seuls États (art. 21 du protocole sur le statut de la Cour de justice), la Cour l’a déclarée irrecevable. 24. Laurent Touvet et Yves-Marie Doublet, Droit des élections, Paris, Economica, 2e éd., 2014, 658 p.

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25. Art. 152 de la Constitution burkinabé du 2 juin 1991 ; art. 117 de la Constitution béninoise du 11 décembre 1990 ; art. 86 de la Constitution malienne du 25 février 1992 ; art. 120 de la Constitution nigérienne du 25 novembre 2011. 26. Cette dualité de compétence s’explique par la différence de nature des autorités que les élections tendent à désigner : elles sont nationales dans le premier cas et administratives dans le second. 27. Dans le second arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire de la démission des députés togolais (arrêt no ECW/CCJ/JUG/06/12, 13 mars 2012, Madame Isabelle Ameganvi et autres c/ l’État togolais), la Cour de justice refuse de s’ériger en juge d’appel ou de cassation, constitutionnel ou supraconstitutionnel, à l’égard des décisions des juridictions nationales. En l’espèce, elle s’est interdite d’ordonner au juge constitutionnel togolais de se déjuger et de réintégrer les requérants à l’Assemblée nationale, alors que ce dernier les avait considérés comme démissionnaires (déc. no E-018, 22 nov. 2010). La requête ayant conduit à l’arrêt de 2012 s’apparentait à un recours dirigé contre la décision du juge constitutionnel togolais. 28. La première est l’exclusion de toute référence au droit national, invoqué par les requérants en plus des textes internationaux : la Constitution du 2 juin 1991 (art. 1er), la Charte de la transition qui la complète pendant la période transitoire et les normes infra-constitutionnelles quelles qu’elles soient. La seconde est son refus de rechercher et de donner un sens quelconque au droit national incriminé. Elle opère ainsi une lecture stricte de sa mission, qui ne consiste pas à découvrir l’intention du législateur national, ce rôle étant réservé aux juridictions internes. 29. § 27 de l’arrêt. 30. Ce fut le cas en Europe, où l’apparition de la Cour de justice de l’Union européenne (anciennement Cour de justice des communautés européennes) et de la Cour EDH a suscité la défiance et des résistances de certaines juridictions suprêmes nationales, notamment françaises, allemandes et italiennes. 31. Tous deux affirment le principe d’égalité entre citoyens et interdisent les discriminations fondées, entre autres motifs, sur les opinions politiques. 32. Art. 27 de la convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités. Le droit national dispose ainsi d’un statut devant les juridictions internationales (CPJI, 25 août 1925, Affaire relative à certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, série A, no 6 ; Mamadou Hebie, « Article 135 de la loi électorale du 7 avril 2015 modifiant le Code électoral... », art. cité. 33. Voir notamment le § 22 de l’arrêt. 34. Il ne lui est pas demandé de se prononcer sur la conformité de la disposition législative contestée avec les normes constitutionnelles burkinabé. Cette mission relève d’ailleurs du juge constitutionnel (art. 152 de la Constitution burkinabé). Le refus de se référer au contexte et au droit national aurait été logique si la cour se prononçait par exception préjudicielle, sur renvoi d’une juridiction nationale saisie du fond du litige, ou sur une demande d’avis juridique sur des questions qui requièrent l’interprétation des dispositions du traité ou des actes des institutions (art. 10 du protocole relatif au statut de la Cour de Justice de la CEDEAO). 35. La présentation des faits de l’affaire, la formulation de la question de droit et la motivation sont ponctuées de nombreuses références et interprétations de la

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modification de la loi électorale burkinabé. Voir, entres autres, les § 28, 29, 30, 32 et 33 de l’arrêt. 36. Selon l’affirmation de la CEDH dans l’arrêt Zdanoka c/ Lettonie du 16 mars 2006 (§ 115). L’exclusion des personnes ayant soutenu le changement anticonstitutionnel de gouvernement de la participation aux élections ressemble à la formalisation juridique du « plus jamais ça », slogan visant à éviter que les comportements antidémocratiques, notamment les tentatives de modifications de la Constitution, se reproduisent. 37. Selon la Cour, pour les premiers, l’objectif est d’éviter qu’ils méconnaissent le principe d’égalité des candidats en usant de leur présence et de leur position dans l’État pour prendre l’avantage sur leurs concurrents ; tandis que pour les seconds, la restriction vise à sanctionner leurs prises de position passées, ce qui aurait à leur égard un caractère quelque peu « stigmatisant, infamant » (§ 33). 38. Il en est ainsi pour le président de la transition (art. 4), le président du CNT (art. 13) et les membres du gouvernement de transition (art. 16). 39. Cons. const., déc. nos 2015-021/CC/EL, 2015-025/CC/EL, 2015-026/CC/EL, 2015-027/ CC/EL et 2015-029/CC/EL, 24 août 2015, expédiées les 25 et 26 août 2015. 40. Voir notamment les décisions nos 2015-021/CC/EL, 2015-025/CC/EL et 2015-026/CC/ EL. Pour les candidats tombant sous le champ d’application du nouveau critère du code électoral, le juge constitutionnel a étendu l’inéligibilité déjà déclarée aux élections législatives au scrutin présidentiel, selon une motivation réduite à sa plus simple expression : « Que cette inéligibilité s’applique à l’élection présidentielle de la même date ; que par conséquent sa déclaration de candidature doit être rejetée » (voir notamment les décisions nos 2015-006/CC/EPF et 2015-008/CC/EPF, 28 août 2015). 41. On peut faire établir un lien avec la position du Conseil constitutionnel français qui considère que l’art. 61 de la Constitution ne lui confère pas un pouvoir général d’appréciation et de décision identique à celui du Parlement (Cons. const., déc. nos 74-54 DC, 15 janv. 1975 sur la loi relative à l’IVG ; 98-401 DC, 10 juin 1998, loi d’orientation et d’incitation relative à la réduction du temps de travail). 42. Art. 15, 4 du traité révisé de la CEDEAO. 43. Il faut toutefois souligner que le principe de primauté n’est pas affirmé de manière absolue dans l’ordre juridique de la CEDEAO (CJ-CEDEAO, 7 octobre 2005, Hon. Dr Jerry Ugokwe c/ La République fédérale du Nigéria et Hon. Dr Christian c/ Okeke et autres, aff. no ECW/CCJ/APP/02/05). Voir Dramane Sanou, La juridictionnalisation des organisations régionales d’intégration économique en Afrique, thèse de droit public, université Paris I, 2012, p. 292 et suiv. 44. Claudia Sciotti-Lam, L’applicabilité des traités internationaux relatifs aux droits de l’homme en droit interne, Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 52 et suiv. 45. En dehors des références faites à l’intégration économique et politique dans le préambule, la Constitution ne contient pas de dispositions spécifiques à l’intégration régionale (voir art. 151 précité). L’art. 151 prévoit que les traités et accords internationaux ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve de réciprocité. 46. CPJI, 25 mai 1926, Intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, série A, no 7, p. 19. 47. Voir le § 30. La notion d’auteurs renvoyant à des personnes physiques, il semble impossible d’appliquer la sanction du changement anticonstitutionnel de gouvernement à des régimes et à des États.

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48. Cons. const., déc. nos 2015-021/CC/EL et autres, 24 août 2015. 49. Art. 10 d) du protocole sur le statut de la Cour. La Cour l’a d’ailleurs rappelé : « la Cour a toujours considéré qu’elle ne devait, en principe, sanctionner que des violations des droits de l’homme effectives, réelles, avérées, et non des violations possibles, éventuelles ou potentielles » (§ 15). 50. En l’espèce, l’État burkinabé a soutenu dans son mémoire de défense l’incompétence de la Cour pour connaître de l’affaire, au motif qu’elle n’est pas saisie d’une violation concrète des droits de l’homme, mais tout au plus d’une violation éventuelle ou hypothétique, hypothèse dans laquelle elle se déclare incompétente. 51. En vue de la protection des droits fondamentaux, certains systèmes juridiques nationaux instituent au profit des particuliers la possibilité de déclencher un contrôle de constitutionnalité in abstracto, exercé a posteriori par voie d’action directe devant la juridiction constitutionnelle (art. 3 et 122 de la Constitution béninoise et le recours en protection d’un droit constitutionnellement garanti (amparo) qui existe en Espagne et en Allemagne). 52. Un tel recours objectif figure à l’art. 33 de la convention européenne des droits de l’homme. Il peut être exercé sans avoir à démontrer d’un intérêt subjectif propre à défendre (voir commission européenne des droits de l’homme, 11 janv. 1961, Autriche c/ Italie, req. no 788/60 ; 18 janv. 1978, Irlande c/ Royaume-Uni, req. no 5310/71 ; Gr. Ch., 23 mars 1995, Loizidou c/ Turquie, req. no 15318/89 (exceptions préliminaires), série A, no 310). 53. La victime indirecte est la personne qui a un intérêt légitime à introduire une requête en tant que proche d’une victime directe en cas de décès de cette dernière, qui a subi elle-même un préjudice du fait de la violation des droits d’un tiers ou qui a un intérêt à ce qu’il soit mis fin à une telle violation. Voir CEDH, Guide pratique sur la recevabilité, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 2014, p. 14-16. 54. Pour des cas d’application dans la jurisprudence de la CEDH, voir Commission européenne des droits de l’homme, 29 oct. 1992, Open Door et Dublin Well women c/ Irlande, série A, no 246 A, § 44 ; 20 oct. 1981, Dudgon c/ Royaume Uni ; 22 oct. 1988, Norris c/ Irlande ; 7 juill. 1989, Soering c/ Royaume-Uni. La CEDH tend toutefois à restreindre la notion de victime potentielle (voir CEDH, 2005, Dayras et autres c/ France et SOS sexisme c/ France ; CEDH, 28 juin 2011, La Ligue des musulmans de Suisse et autres c/ Suisse). 55. Décisions auxquelles la Cour fait explicitement référence (§ 17 de l’arrêt). Mais la victime potentielle n’a pas fait l’objet d’application dans ces deux affaires, car il y avait bien violation, la Cour étant intervenue a posteriori, à la différence de la présente affaire. 56. CEDH, 28 juin 2011, Ouardiri c/ Suisse, req. no 65840/09. 57. Commission européenne des droits de l’homme, 6 sept. 1978, Klass et a. c/ Allemagne, § 34 ; CEDH (Gr. Ch.), 1er juill. 2014, S. A. S. c/ France, req. no 43835/11. 58. L’on perçoit ainsi l’artificialité de la construction jurisprudentielle de victime potentielle et la fragilité de l’équilibre sur lequel reposent les nuances sémantiques, délicates à opérer, entre le potentiel, d’une part, et l’hypothétique, la suspicion de violation et la conjecture, d’autre part. 59. C’est ce qu’indique la jurisprudence européenne. Voir CEDH (Gr. Ch.), 22 déc. 2009, Sejdic et Finci c/ Bosnie Herzégovine, req. nos 27996/06 et 34836/06 (§ 29).

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60. Leurs titulaires sont les particuliers, personnes physiques ou morales, qui ne sont pas des sujets classiques du droit international. 61. Certains droits sont cependant collectifs. Il en est ainsi des droits de l’action politique (voir CEDH, 2 mars 1987, Mathieu-Mohin et Clerfayt c/ Belgique ; Frédéric Sudre (dir.), Les grands arrêts de la Cour européenne des Droits de l’homme, Paris, PUF, 7e éd., 2015, p. 750 et suiv. ; Droit européen et international des droits de l’homme, Paris, PUF, 12e éd., 2015, p. 807). 62. Voir § 15 de l’arrêt. Certains commentateurs ont ainsi vu dans la reconnaissance de la qualité de victime, la formulation d’une « exceptionnelle base de compétence » ratione personae, ne reposant sur aucun fondement du protocole sur le statut de la cour (Mamadou Hebie, « Article 135 de la loi électorale du 7 avril 2015 modifiant le Code électoral... », art. cité). 63. Voir § 16 de l’arrêt. 64. Elle déclare ainsi, que « dans la configuration présente, si elle devait attendre que des dossiers de candidature soient éventuellement rejetés pour agir, si elle devait attendre l’épuisement des effets d’une transgression pour dire le droit, sa juridiction dans un contexte d’urgence n’aurait aucun sens, les victimes présumées de telles violations se retrouvant alors inexorablement lésées dans la compétition électorale ». 65. Pour les autorités, il s’agit de ne pas retarder le calendrier électoral dont la date s’avance inexorablement, la présidentielle et les législatives étant fixées au 11 octobre 2015. Le coup d’État du 17 septembre 2015 a conduit au report de la date des élections au 29 novembre 2015. Pour les requérants, il faut être vite fixé sur l’éligibilité, au regard de l’irréversibilité et du risque d’une exclusion du processus électoral. C’est cette contrainte du calendrier électoral qui a d’ailleurs justifié la demande des requérants de soumettre l’affaire à une procédure accélérée, conformément à l’article 59 du règlement de la Cour. 66. Mamadou Hebie, « Article 135 de la loi électorale du 7 avril 2015 modifiant le Code électoral... », art. cité. Les mesures conservatoires peuvent être ordonnées par la Cour en vertu de l’article 20 du protocole relatif à son statut et des articles 79 et suivants de son règlement de procédure. 67. Elles interviennent lorsque les parties encourent un risque de préjudice grave, immédiat et irréversible dans leurs intérêts. Au regard des conséquences éventuelles que peuvent entraîner les mesures provisoires dans la présente affaire – la suspension ou le report de l’organisation des élections – le renvoi préjudiciel par la Commission électorale nationale indépendante ou le Conseil constitutionnel, chargés d’apprécier la validité des candidatures, ou la demande d’avis du gouvernement semblait mieux indiquée pour assurer la protection provisoire des intérêts des parties. 68. Alexandre Viala, Les réserves d’interprétation dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, LGDJ, 1999, 336 p. ; Xavier Samuel, « Les réserves d’interprétation émises par le Conseil constitutionnel », exposé présenté à l’occasion de l’accueil des nouveaux membres de la Cour de cassation au Conseil constitutionnel, 26 janvier 2007, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.conseil-constitutionnel.fr/ conseil-constitutionnel/root/bank_mm/pdf/Conseil/reserves.pdf (dernière consultation le 28 novembre 2015). 69. Comme l’a rappelé le Conseil d’État français dans un arrêt du 15 mai 2013, Commune de Gurmençon (AJDA 2013, p. 1639), « les réserves d’interprétation dont le Conseil

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constitutionnel assortit la déclaration de conformité à la Constitution d’une disposition législative sont assorties de l’autorité absolue de la chose jugée et lient le juge administratif pour l’application et l’interprétation de cette disposition ». 70. Lors d’une conférence de presse animée le 15 juillet 2015, Me Anna Sorry-Ouattara, un des avocats ayant défendu le CDP et ses alliés à Abuja, a déclaré que « l’État burkinabé ne saurait procéder à une restriction quelconque, dans la mesure où cette restriction tomberait à nouveau sous le coup des violations des traités que nous avons signés ». Cette interprétation a été également affirmée par la commission juridique du Groupe de l’appel du 9 avril 2015, regroupant le CDP et ses alliés. Voir l’avis de la commission, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://burkina24.com/ 2015/07/20/le-verdict-de-la-cour-de-justice-de-la-cedeao-selon-lex-majorite/ (consulté le 28 novembre 2015). 71. Voir l’écrit du professeur Séni Ouedraogo, un des conseils du gouvernement burkinabé, devant la Cour de justice d’Abuja : « La Cour de justice de la CEDEAO nous a rendu le meilleur service », disponible en ligne à l’adresse suivante : http:// www.lefaso.net/spip.php?article65863 (dernière consultation le 28 novembre 2015). 72. Communiqué des services d’information du gouvernement du mardi 14 juillet 2015. Dans son adresse à la nation du 16 juillet 2015, le président de la transition, Michel Kafando, assurait encore, à propos de l’arrêt de la Cour de justice du 13 juillet 2015, que le Burkina Faso, « en tant que nation civilisée et respectueuse de l’autorité de la chose jugée et de ses engagements internationaux, et dans un souci d’apaisement social, se conformera au verdict de la Cour ». Aucune modification de la disposition litigieuse n’a été effectuée jusqu’à la publication des listes de candidature aux législatives par la CENI le 12 août 2015 et de la liste provisoire à la présidentielle par le Conseil constitutionnel le 28 août 2015. 73. Voir le titre évocateur de l’article de Bachirou Amadou Adamou : « Verdict de la Cour de Justice de la CEDEAO... », art. cité. 74. Par rapport aux premiers, la Cour considère que les dispositions contestées instituent une sorte de « délit d’opinion » et constituent un moyen de « discrimination des minorités politiques ». Par rapport aux seconds, elle pense que les mesures litigieuses limitent « de façon importante le choix offert au corps électoral », altérant de ce fait « le caractère compétitif de l’élection », alors que de telles mesures ne devraient pas concerner les citoyens ordinaires. Il s’agit ainsi, à travers cette dernière prohibition, d’élargir l’offre de programmes politiques en vue de permettre la « libre expression de l’opinion du peuple » sur le choix des dirigeants (art. 3 du protocole additionnel no 1 à la Convention européenne des droits de l’homme sur le droit à des élections libres). 75. La dimension passive, consistant dans le droit de se porter candidat, intéresse les requérants, engagés dans la vie politique, et la dimension active, consistant dans le droit de vote, intéresse les citoyens ordinaires. 76. L’extension de la portée des dispositions contestées aux citoyens ordinaires paraît cependant critiquable. Le droit de vote n’étant pas directement en cause dans les dispositions litigieuses, une atteinte aux droits des citoyens ordinaires ne pourrait s’opérer que par ricochet, selon d’ailleurs une interprétation (trop) généreuse que les autorités de la transition n’ont certainement pas entendu donner aux mesures législatives qu’elles ont adoptées.

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77. Rattachée à la catégorie générique du « droit d’accès à des charges publiques » (art. 25 du PIDCP et 23 de la convention IADH), la Cour considère que toute restriction de l’éligibilité doit être « justifiée, notamment, par la commission d’infractions particulièrement graves ». Dans la jurisprudence de la CEDH, l’obligation d’individualisation est appréciée de manière plus stricte en matière de droit de vote qu’en matière d’éligibilité (CEDH (Gr. Ch.), 6 oct. 2005, Hirst c/ Royaume-Uni no 2 ; CEDH (Gr. Ch.), 22 mai 2012, Scoppola c/ Italie no 3) ; Laurence Burgorgue-Larsen, La Convention européenne des droits de l’homme, Paris, LGDJ, 2012, p. 185). La cour reconnaît une marge d’appréciation plus étendue aux États en matière d’éligibilité (arrêt Zdanoka c/ Lettonie, § 114). Son contrôle se limite ainsi à vérifier l’absence d’arbitraire dans les procédures nationales prévoyant la privation du droit d’éligibilité (Florence Jacquemot, « Retour sur la dualité de lecture de l’arrêt Zdanoka c/ Lettonie », RTDH, 2007, p. 206). 78. Pour s’assurer du respect de cette condition, il est généralement exigé parmi les pièces de la déclaration de candidature à une élection, un bulletin (no 3 selon le code électoral burkinabé) du casier judiciaire datant de moins de 3 mois. 79. Voir art. 14, 126, 130, 131, 176, 177, 193, 231, 232 et 247 du code électoral burkinabé. 80. Pour plus de développements sur ce point, voir 2.2 infra. 81. Florence Jacquemot, « Retour sur la dualité de lecture de l’arrêt Zdanoka... », art. cité, p. 211. 82. Jean-François Akandi-Kombé, « Le juge de la CEDEAO et la révolution burkinabé... », art. cité. 83. Voir Frédéric Sudre (dir.), Les grands arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme, op. cit., p. 759 et suiv. ; Ludovic Hennebel, La Convention américaine des droits de l’homme. Mécanismes de protection et étendue des droits et libertés, Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 582 et La jurisprudence du Comité des droits de l’homme des Nations-Unies. Le pacte international relatif aux droits civils et politiques et son mécanisme de protection individuelle, Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 302. 84. Joël Andriantsimbazovina, « Les droits politiques selon la Cour européenne des droits de l’homme », Mélanges Jean-Claude Gautron, Paris, Pedone, 2004, p. 3. ; Yannick Lecuyer, Les droits politiques dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Paris, Dalloz, 2009. Il est d’ailleurs surprenant que la haute juridiction de la CEDEAO cite l’arrêt Paksas c/ Lituanie (CEDH (Gr. Ch.), 6 janv. 2011, req. n o 34932/04), alors qu’en matière d’éligibilité, la jurisprudence Zdanoka c/ Lettonie précitée, de laquelle elle semble d’ailleurs s’inscrire en opposition, paraissait plus pertinente. 85. Jean-François Renucci, Droit européen des droits de l’homme. Droits et libertés fondamentaux garantis par la CEDH, Paris, LGDJ, 5e éd., 2013, p. 239. 86. Droit à la vie, interdiction de la torture, des traitements inhumains et dégradants, de l’esclavage et du travail forcé, non-rétroactivité de la loi pénale et interdiction des discriminations. Bénéficiant d’une protection quasi absolue, les atteintes à cette catégorie de droits sont en effet prohibées ou strictement autorisées. Les droits politiques peuvent en revanche faire l’objet de restrictions. 87. Elle s’est contentée d’affirmations péremptoires : « ... une telle hypothèse, qu’elle considère comme étant celle de l’espèce... » ; « pour la Cour, il ne fait aucun doute que ... » ; « ... évidemment inacceptable » ; « ... difficilement justifiable en droit » ; autant d’expressions qui relèvent plus d’une démarche de prescription que celle d’une

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application rigoureuse du raisonnement judiciaire pour démontrer l’existence ou non de violation du droit invoqué. 88. Jean-François Flauss, « L’Histoire dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », RTDH 2006, p. 5-22. 89. L’arrêt Zdanoka fut considéré comme une décision « éminemment politique », permettant une intrusion du juge européen dans l’appréciation de la durée d’une transition démocratique, relevant de la compétence réservée aux États (Jean-François Flauss, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (février- juillet 2006) », AJDA 2006, p. 1719). Il a suscité deux opinions partiellement dissidentes et trois opinions dissidentes au sein de la formation de jugement. 90. Les lois de lustration sont des textes adoptés après la chute du mur de Berlin dans les ex-républiques soviétiques, visant à réguler l’accès aux listes et dossiers des collaborateurs des anciens régimes communistes et à purger la fonction publique des membres des services secrets et de sécurité d’État, jugés dangereux pour la stabilité des institutions et du nouvel ordre démocratique. La CEDH adopte une approche pragmatique à leur égard, les validant au nom de l’impératif de défense de l’ordre démocratique en vue d’empêcher le retour aux régimes totalitaires (Florence Jacquemot, « Retour sur la dualité de lecture de l’arrêt Zdanoka... », art. cité, p. 217). 91. § 28 précité de l’arrêt. 92. Jean-Christophe Crocq, Le guide des infractions : crimes-délits-contraventions, Paris, Dalloz, 16e éd., 2015, p. 2 93. On pourrait ainsi parler d’infraction au droit civil, au droit administratif, au droit financier ou à l’ordre constitutionnel... 94. Le président de la République et les membres du gouvernement ne sont ainsi justiciables que devant la Haute-Cour de justice, composée d’hommes politiques (députés) et de juges professionnels (art. 137 de la Constitution burkinabé ; art. 135 de la Constitution béninoise ; art. 143 de la Constitution nigérienne). 95. Francis Hamon et Michel Troper, Droit constitutionnel, Paris, LGDJ, 35e éd., 2014, p. 185. 96. Art. 138 de la Constitution burkinabé ; art. 136 de la Constitution béninoise du 11 décembre 1990 ; art. 95 de la Constitution malienne du 25 février 1992 ; art. 101 de la Constitution sénégalaise du 22 janvier 2001. Dans le cas burkinabé d’ailleurs, le CNT a voté le 16 juillet 2015 une résolution mettant en accusation l’ancien président Blaise Compaoré pour « haute trahison et attentat à la Constitution », certains de ses ministres pour « détournement de deniers publics » et/ou « enrichissement illicite » et l’ensemble des ministres présents lors du Conseil des ministres du 21 octobre 2014 ayant adopté le projet de loi de révision constitutionnelle pour « faits de coups et blessures volontaires, complicité de coups et blessures, assassinat et complicité d’assassinat ». Un recours a été exercé par neuf députés du CNT proches de l’ancien régime contre la résolution de mise en accusation, mais le Conseil constitutionnel s’est déclaré incompétent au motif que la résolution ne rentre pas dans les domaines de contrôle de constitutionnalité qu’il exerce (Cons. const., déc. no 2015-33/CC, 7 août 2015). La mise en jeu de la responsabilité manque généralement d’effectivité dans les pays africains francophones (Frédéric Joël Aïvo, « La responsabilité pénale des gouvernants dans les régimes politiques africains d’influence française », Afrilex, janvier 2010, 42 p.)

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97. C’est la connotation judiciaire et quelque peu stigmatisante et infâmante de la haute trahison qui a justifié sa suppression par la révision constitutionnelle de 2007 en France (L. const. no 2007-238, 23 févr. 2007). La nouvelle formulation de l’art. 68 de la Constitution, plus neutre, préserve la dignité de la fonction présidentielle (Jean Gicquel et Jean-Éric Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, LGDJ, 28e éd., 2014, p. 574 et suiv.) 98. Les articles 209 et 242 du code électoral burkinabé prévoient également que ne peuvent être élus conseillers régionaux et conseillers municipaux, respectivement, d’une part, les présidents et vice-présidents de conseils régionaux et les conseillers régionaux, d’autre part, les maires et les conseillers municipaux, « démis d’office pour malversations, même s’ils n’ont pas encouru de peines privatives de droits civiques ». 99. Il prête devant la juridiction constitutionnelle un serment par lequel il s’engage et jure devant le peuple et sur son honneur (ou devant Dieu), « de préserver, de respecter, de faire respecter et de défendre la Constitution et les lois » (art. 44 de la Constitution burkinabé, repris par l’art. 10 de la Charte de la transition du 13 novembre 2014. Voir également : art. 37 des constitutions sénégalaise du 22 janvier 2001 et malienne du 25 février 1992 ; art. 50 de la Constitution nigérienne du 25 novembre 2011). 100. Les cas de destitution pour non-respect des termes du serment politique sont cependant rares. Les quelques exemples notables concernent les présidents américains Bill Clinton et Richard Nixon. Le premier a fait l’objet d’une procédure de destitution pour faux témoignage sous serment dans l’affaire Monica Lewinsky, mais fut finalement acquitté par le Sénat. Le second, mis en accusation dans l’affaire Watergate, a reconnu ses propres mensonges et préféré démissionner, échappant ainsi au vote de destitution. 101. CEDH, 6 janv. 2011, Paksas c/ Lituanie, précité, § 36. 102. Art. 142 de la Constitution nigérienne de la VIIe République du 25 novembre 2011. 103. Jean-François Flauss, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme... », art. cité, p. 1709 ; Claire Callejon, « Mesure d’inéligibilité d’une candidate aux élections législatives. CEDH, Grande ch., 16 mars 2006, no 58278/00, Zdanoka c/ Lettonie », JDI 2007, p. 733-734. La requérante, Tatjana Zdanoka, est un ancien agent du KGB et membre dirigeant de l’ancien Parti communiste de Lettonie (PCL) – déclaré anticonstitutionnel en 1991 et dissout après l’indépendance de la Lettonie –, accusée d’être mêlée à la tentative de coup d’État de 1991 visant à rétablir le régime communiste en Lettonie. La CEDH a admis la conventionnalité de la législation de 1995, qui frappait d’inéligibilité au Parlement des membres de l’ancien PCL, au nom de la défense de l’ordre démocratique en transition (§ 133). 104. Le refus constant de tenir compte du contexte historique et politique témoigne, soit de la volonté de ne pas tomber dans le travers de l’arrêt Zdanoka, soit de la considération selon laquelle le processus démocratique burkinabé, engagé depuis l’adoption de la Constitution du 2 juin 1991, a dépassé son stade primaire et n’aurait plus besoin de la notion de démocratie apte à se défendre en vue de la protection des institutions. Mais la tentative de modification constitutionnelle en octobre 2014 et le coup d’État perpétré en septembre 2015 contre les autorités de la transition ont montré la fragilité démocratique. Le projet de loi de révision constitutionnelle, adopté en Conseil des ministres le 21 octobre 2014, aurait probablement réussi, n’eût été l’intervention du peuple, titulaire suprême du pouvoir démocratique. Le vote a été

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finalement annulé le jeudi 30 octobre 2014 sous la pression des manifestants, qui ont réussi dans la matinée à pénétrer et à incendier l’enceinte de l’Assemblée nationale. 105. § 31 de l’arrêt. 106. Ismaila Madior Fall et Alioune Sall, « Une constitution régionale pour l’espace CEDEAO : le protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance de la CEDEAO », sans date. 107. Prot. A/SP1/12/01 du 21 déc. 2001 sur la démocratie et la bonne gouvernance additionnel au protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité. 108. André Cabenis et Michel-Louis Martin, « Un espace d’isomorphisme constitutionnel : l’Afrique francophone », dans Mélanges Dmitri Georges Lavroff, Paris, Dalloz, 2005, p. 343 et suiv. ; Stéphane Bolle, « Vers un droit constitutionnel commun en Afrique », article publié sur son blog « La Constitution en Afrique » et disponible en ligne à l’adresse suivante : http://la-constitution-en-afrique.org/article-18841097.html (consulté le 28 novembre 2015). 109. Section 1 du chap. I du protocole. Pour plus de détails sur les principes consacrés, voir le protocole précité. 110. Ismaila Madior Fall et Alioune Sall, « Une constitution régionale pour l’espace CEDEAO... », art. cité. 111. Cour constitutionnelle du Togo, déc. no C-003/09, 9 juill. 2009, affaire relative à la saisine des députés de l’Union des forces de changement (UFC). « Faisant montre d’une hardiesse et d’une ouverture d’esprit remarquables et privilégiant les textes endogènes (secrétés en Afrique) » (Ismaila Madior Fall et Alioune Sall, « Une constitution régionale pour l’espace CEDEAO... », art. cité), la Cour constitutionnelle a fait uniquement référence dans ses visas au protocole de la CEDEAO de 2001 et à la charte ADHP dans sa décision, à l’exclusion des autres instruments internationaux généraux intéressant la matière électorale (DUDH et PIDCP). 112. Art. 49 du protocole. Son entrée en vigueur est subordonnée à sa ratification par au moins neuf États signataires, parmi les quinze que compte la CEDEAO. 113. Mathieu Fau-Nougaret (dir.), La concurrence des organisations régionales en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2012, 456 p. ; Alioune Sall, « Aspects institutionnels de l’intégration en Afrique de l’Ouest », dans Catherine Flaesch-Mougin et Joël Lebullenger (dir.), Regards croisés sur les intégrations régionales : Europe, Amériques, Afrique, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 169 et suiv. 114. Maurice Kamto, « Charte africaine, instruments internationaux de protection des droits de l’homme, constitutions nationales : articulations respectives », dans Jean- François Flauss et Elisabeth Lambert Abdelgawad (dir.), L’application nationale de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 43 et suiv. 115. Alioune Badara Fall, « La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples : entre universalisme et régionalisme », Pouvoirs, no 129, 2009, p. 77-100. 116. Pour le cas des États membres de la CEDEAO plus particulièrement, voir Fatsah Ouguergouz, « L’application de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples par les autorités nationales en Afrique occidentale », dans Jean-François Flauss, et Elisabeth Lambert Abdelgawad (dir.), L’application nationale de la Charte africaine..., op. cit., p. 170 et suiv. Il faut toutefois relever que l’UEMOA, organisation sous régionale regroupant huit États membres de la CEDEAO, ne dispose pas d’instruments spécifiques

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de protection des droits fondamentaux. Seul l’art. 3 du traité prévoit que l’Union respecte dans son action les droits fondamentaux énoncés dans la DUDH et la CADHP. 117. Sandrine Turgis, Les interactions entre les normes internationales relatives aux droits de la personne, Paris, Pedone, 2012, 640 p. 118. C’est l’argument avancé par certains requérants qui ont introduit des recours en inéligibilité contre les candidatures de personnes proches de l’ancien régime (voir le recours de M. Ambaterdomon Angelin Dabire, déc. no 2015-021/CC/EL précitée). 119. Christophe Otero, Les rébellions du juge administratif. Essai sur les décisions juridictionnelles subversives, Institut universitaire Varenne, 2014, 460 p.

RÉSUMÉS

Après l’insurrection des 30 et 31 octobre 2014, les élections du 29 novembre 2015 devaient constituer un nouveau départ démocratique pour le Burkina Faso. Une modification de la loi électorale survenue le 7 avril 2015 frappe toutefois d’inéligibilité les personnes ayant soutenu la tentative de révision constitutionnelle d’octobre 2014. Elle fut interprétée par les partisans de l’ancien régime déchu comme un acte d’exclusion politique. Le recours dont elle a fait l’objet devant la Cour de justice de la CEDEAO (Affaire CDP et autres c/ État du Burkina) représentait une occasion pour cette juridiction de préciser la portée juridique du droit d’éligibilité. Le verdict de condamnation de l’État burkinabè par l’arrêt du 13 juillet 2015 se révèle au contraire être une décision juridiquement discutable. Les carences argumentatives, les multiples incohérences et les ambiguïtés entretues sur les questions de fond interrogent sur la démarche judiciaire et l’art de juger de la Cour. Cet arrêt apparaît au final comme une décision « d’autorité », qui s’impose plus par l’autorité de la chose jugée que par la qualité de la motivation et du raisonnement de la Cour.

After the insurrection of 30th and 31st October 2014, the elections of 29th November 2015 were supposed to be a new beginning for democracy in Burkina Faso. However, an amendment made to the election law on 7th April 2015 made the people who had supported the attempt to change the constitution in October 2014 ineligible. Supporters of the fallen regime interpreted this as an act of political exclusion. The appeal to the ECOWAS Court of Justice (CDP and others v. the State of Burkina Faso Case) was an opportunity for this jurisdiction to clarify the legal effect of the right to be elected. The judgment of 13th July 2015, which found the State of Burkina Faso guilty, seems, on the contrary, to be a legally questionable decision. Deficiencies in the arguments, many inconsistencies and ambiguities on substantive legal issues raise questions about the judicial process and the Court’s art of judgment. Finally, this judgment appears to be an "authority" decision, which is necessary more because of the authority of the res judicata than the quality of the Court’s reasoning.

INDEX

Mots-clés : démocratie, Burkina Faso, inéligibilité, élection, litige Keywords : democracy, Burkina Faso, ineligibility, election, litigation

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AUTEUR

YAKOUBA OUEDRAOGO Docteur en droit public, Université de Rouen

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Le choix du modèle de l’inspection The choice of inspection model

Guy Quintane

1 Le modèle de l’inspection ne pouvait pas ne pas être affecté par la profonde mutation de l’administration française engagée à la fin des années 1980. Si celle-ci a été justifiée par le projet d’en améliorer l’efficience technico-économique, on pourrait aussi y voir l’expression de la volonté de la faire sortir du modèle hegelo-wébérien qui était jusqu’alors le sien, pour lui faire adopter celui d’une administration devenue « managériale », réputée mieux adaptée aux attentes de la société. Les inspections pouvaient d’autant moins être laissées à l’écart d’une telle mutation, qu’elles sont souvent considérées comme un instrument essentiel de la régulation de l’administration, et qu’elles peuvent dès lors devenir, si elles sont elles-mêmes réorganisées selon les standards du nouveau modèle, un puissant multiplicateur du changement recherché. La remise à plat de leur organisation et de leurs fonctions aux fins de les réorienter dans un sens conforme aux perspectives précitées a pu s’appuyer sur de nombreux rapports ou études ayant préconisé une telle évolution. Ces préconisations, largement suivies, insisteront le plus souvent sur l’exigence d’une nouvelle répartition desdites fonctions entre celles relevant du contrôle et celles en lien avec l’évaluation des actions conduites par l’administration ou avec l’audit de ses services. Le mouvement de réforme semble avoir aujourd’hui largement débouché sur un dispositif modifiant profondément le modèle de l’inspection.

2 Si les activités des inspections s’appuyaient traditionnellement sur le recours à une méthode d’investigation mobilisant une approche interprétative, herméneutique, très largement en phase avec ce que l’on qualifie aujourd’hui de démarche évaluative, il ne faut pas perdre de vue que ladite méthode prenait largement appui sur des opérations de contrôle qui en constituaient le socle, et cela même si le mouvement aux fins de les en désengager était amorcé de longue date1. Le modèle de l’inspection se caractérisait dès lors par sa complétude (1). La mutation de celui-ci pourrait entraîner des conséquences dont il n’est pas sûr que l’on ait pesé tous les enjeux (2).

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1. La complétude du modèle de l’inspection

3 Le modèle de l’inspection se singularise par sa complétude. Si en effet, ceux qui en suivent les préconisations analysent le fonctionnement des structures ou le travail des agents sur lesquels ils se penchent selon une méthodologie permettant d’en apprécier globalement les qualités du fait de la méthode évaluative qu’ils pratiquent (1.1), la mobilisation de la technique du contrôle permet en outre aux mêmes d’appuyer leurs investigations sur les jugements dont ladite technique favorise l’adoption (1.2).

1.1. L’inspection et l’évaluation

4 La fonction d’inspection est particulièrement bien adaptée à la prise en charge d’investigations relevant de ce que l’on qualifie d’évaluation.

5 La démarche évaluative ne consiste sans doute en rien d’autre qu’en celle conduisant à porter un jugement sur l’objet ou le sujet qu’elle vise. Il s’agit, en la pratiquant, moins de vérifier qu’un ordonnancement processuel a été rigoureusement suivi, que de porter une appréciation sur une action, et notamment sur les résultats de celle-ci, ou sur la façon dont l’ont conduite ceux qui l’ont prise en charge. Il faut dès lors, pour évaluer, prendre en compte une multitude de critères dont la synthèse conduit à porter un jugement de valeur et non à juger. La démarche de l’audit en est très proche. Si celui-ci a une finalité que l’on pourrait considérer comme plus pratique que celle dévolue à l’évaluation qui doit aboutir à la formulation de propositions aux fins d’améliorer l’efficience d’une structure, s’il a une dimension d’emblée organisationnelle, les outils à sa disposition sont très proches de ceux utilisés dans le cadre de l’évaluation du fait de la globalité de l’approche qu’il mobilise et de sa prise en compte d’éléments faisant une place importante à des considérations téléologiques2. Les inspections, qui ont toujours mené ce type d’investigation, et ce bien avant même qu’il ait été identifié par le terme évaluation, sont aujourd’hui sollicitées aux fins de consacrer l’essentiel de leurs moyens à celui-ci, fusse au détriment de leurs activités de contrôle.

6 Une telle évolution, que l’on sentait s’esquisser depuis plusieurs dizaines d’années, s’est accélérée au fur et à mesure que montait en puissance la légitimation du paradigme des politiques publiques. Le découpage analytique de l’action publique en un d’actions qualifiées de politiques publiques favorise en effet le saisissement évaluatif de celles-ci avec, derrière ce découpage, la volonté de permettre la mise à jour de leur efficience, ou à l’inverse l’insuffisance de celle-ci.

7 La demande d’évaluation semble dès lors liée à deux évolutions : d’une part celle qui exprime l’attention de plus en plus fortement accordée à la performance de l’action publique, performance très largement assimilée à la rationalité technico-économique de celle-ci, d’autre part, celle selon laquelle la mise sous tension de ceux qui ont à prendre en charge ladite action, favorisée sans doute par la technique de l’évaluation de leur travail, serait de nature à améliorer leur productivité, et par conséquent, l’efficience publique. L’insistance sur l’efficience est ainsi une caractéristique essentielle des orientations que l’on veut aujourd’hui donner à l’action publique, et ce même si elle pose la difficile question des éléments à prendre en compte pour la mesurer. On va de plus en plus souvent considérer qu’il ne suffit plus d’apprécier la pertinence d’une action à partir de l’examen des moyens qui lui sont consacrés, mais qu’il est nécessaire, et désormais possible, de se doter d’instruments aux fins d’analyser

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leurs résultats en tentant d’apprécier les actions menées selon une grille permettant que peu d’aspects de celles-ci soient laissés dans l’ombre. Un tel projet est réputé facilité par la mise en œuvre d’une démarche évaluative. En effet, si la prévisibilité des résultats d’une action ou d’un programme peut être facilitée par le biais d’une mise sous indicateurs des objectifs de résultats assignés à ceux-ci, on considère de plus en plus souvent que ces indicateurs peuvent donner de ces résultats une image trop simpliste. Dans ces conditions, au-delà du contrôle de l’atteinte des objectifs visés par le simple constat des écarts entre les valeurs-cibles et les résultats constatés, on va s’efforcer de mettre en place des mécanismes permettant d’apprécier l’action publique d’une manière plus compréhensive au sens donné au terme par la sociologie d’inspiration wébérienne. L’évaluation devient dès lors une méthode particulièrement prisée puisqu’elle permet de porter un jugement qui, même s’il n’a pas le caractère de celui qui a pu s’appuyer sur la majeure d’un syllogisme, est considéré comme doté d’une épaisseur, d’une richesse, que la simple mesure, pratiquée en utilisant des méthodes quantitatives, n’offre pas.

8 De telles orientations sont le plus souvent approuvées par l’autorité politique, que celle-ci relève du pouvoir exécutif ou législatif. Celle-ci va dès lors préconiser, ou à tout le moins approuver, la réorientation des inspections vers les tâches précitées, fusse au prix d’une mise en retrait de leurs activités de contrôle dès lors qu’elle juge qu’elles pourraient affecter la démarche évaluative. C’est ainsi que les sénateurs Bourdin, André et Plancade écrivent qu’il convient de décharger les inspections de leurs tâches de contrôle au motif que « l’atmosphère de confiance indispensable à une démarche d’évaluation qui appelle la coopération des acteurs des politiques publiques, peut être difficile à instaurer par des inspecteurs, considérés avant tout comme des contrôleurs3 ».

9 L’insistance sur la méthode évaluative va conduire dès lors à la mise en retrait des fonctions de contrôle sur lesquelles se sont longtemps appuyées l’essentiel des investigations conduites par les inspections et qui en constituaient le socle.

1.2. Le contrôle et sa mise en retrait

10 Si le regard de l’inspecteur permet, du fait de l’ouverture de son angle, d’apprécier ce qu’il embrasse selon la dimension évaluative précitée, son acuité sort renforcée du contrôle qui l’a aiguisée, contrôle dont les techniques favorisent la mise à jour d’anomalies qui peuvent, au moins partiellement, expliquer certaines défaillances. L’activité de contrôle a traditionnellement joué un rôle essentiel dans la feuille de route des inspections, même si le concept que le terme exprime est demeuré longtemps imprécis. On sait qu’il fut d’abord employé pour singulariser la démarche tendant à rapprocher deux listes dans le but de vérifier leur concordance. Au fil du temps, il finira par désigner le rapprochement, dans une perspective comparative, de deux sources d’information. Un rapprochement n’est dès lors signifiant que pour autant qu’un chemin ait été au préalable tracé, de sorte qu’il puisse ensuite être possible de vérifier s’il a bien été suivi, étant précisé qu’il aura été le plus souvent balisé par un dispositif normatif permettant d’en délimiter le tracé.

11 Les résultats du contrôle sont considérés comme des données essentielles pour légitimer le jugement porté à l’issue des investigations conduites. Ceci a été notamment le cas dans le cadre des travaux de l’Inspection générale des finances, dont les activités

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de contrôle pouvaient s’appuyer sur l’encadrement juridique strict qui a longtemps marqué le droit des opérations financières publiques.

12 La référence à l’activité de contrôle a connu depuis une lente érosion qui s’est aujourd’hui accélérée. C’est ainsi que Véronique Hespel a pu relever à propos de ladite Inspection, que « depuis une dizaine d’années, les missions de vérification qui absorbaient encore le tiers des forces de travail en 1997, sont devenues tout à fait marginales4 ». Ce constat est partagé par Alain-Gérard Cohen5, ou Jean Bassères6. Il y a trente ans déjà, Pierre Milloz observant une telle évolution, tentait d’y trouver des explications. Notant que le contrôle « n’occupait plus le premier rang dans les préoccupations des inspections », et qu’il ne constituait pour elles « qu’une part minoritaire de l’activité7 », il voyait dans cette évolution la conséquence d’une inadaptation toujours plus grande des agents à l’exercice de cette fonction. La pertinence d’une telle justification, qui s’appuie sur le constat d’une incapacité quasiment comportementale, mériterait d’être discutée. En réalité, il y a derrière la mise au second plan de l’activité de contrôle, d’autres explications qui pourraient de prime abord sembler contradictoires. La première est à rechercher derrière la récusation de la pertinence de l’encadrement normatif de l’action publique : il n’y pas de légitimation possible du contrôle si, en amont, n’est pas admise la pertinence d’une régulation par la norme, et notamment par la norme juridique. Or, l’intérêt de celle-ci est de plus en plus souvent contesté, du fait notamment de l’insistance, mise aujourd’hui, sur les dispositifs téléologiques préconisés aux fins de mieux encadrer ladite action. Autrement dit, plus que le respect de procédures précisément normées, ce qui est jugé essentiel est que les objectifs assignés à l’action publique et à ses gestionnaires soient atteints. Admettre un tel paradigme conduit inéluctablement à mettre en retrait l’activité de contrôle des inspections.

13 Paradoxalement pourtant, l’idée de l’utilité du contrôle ne semble pas pour autant abandonnée : elle est toujours d’actualité, même si le contenu et l’organisation de celui- ci sont considérés comme devant prendre de nouvelles formes. C’est ainsi qu’en son contenu, il sera de plus en plus souvent considéré comme pouvant mobiliser, lui aussi, des techniques évaluatives. S’agissant de ceux qui sont chargés de l’exercer, on peut relever qu’il est de plus en plus souvent confié à des structures qui ne mobilisent plus la distance, la ponctualité, comme c’est le cas lorsqu’il est pris en charge par les inspections, mais à des agents qui sont dans la proximité de ceux qui y sont soumis, rétablissant ainsi le « face à face » managérial exercé dans le cadre du contrôle de gestion.

2. La rupture d’un équilibre et ses conséquences

14 On a assisté à la rupture d’une forme d’équilibre entre les activités dont le regroupement a longtemps singularisé les inspections. Si les méthodes évaluatives permettent utilement de mettre à jour des données de l’action publique que le contrôle peut difficilement discerner, la question de savoir qui, compte tenu de ce qu’est la méthode évaluative, peut être considéré comme légitime pour la pratiquer, reste pourtant posée (2.1), quand dans le même temps, la mise en retrait des activités de contrôle affaiblit sans doute ce qui fait la spécificité même du travail d’inspection, et ce qui en constituait sans doute la plus-value (2.2).

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2.1. Les inspections et la légitimité de l’évaluation

15 Les inspections sont aujourd’hui sollicitées aux fins de consacrer à l’évaluation et à des activités proches de celle-ci comme l’audit et le conseil, l’essentiel de leurs moyens. L’exemple de l’évolution des missions de l’inspection des finances en témoigne. C’est ainsi qu’en 2012 les missions d’évaluation et de conseil ont représenté 56 % des travaux de celle-ci, celles d’assistance, qui sont très proches des premières, même si la finalité en diffère, 26 %8. Résumant cette évolution, Véronique Hespel précise dans une étude publiée en 2010 que « l’inspection générale des finances consacre aujourd’hui l’essentiel de ses forces à l’évaluation des performances publiques, sous diverses formes9 ». Les implications de cette évolution sont lourdes de conséquences.

16 L’évaluation dans sa dimension herméneutique est un dispositif aux fins de scruter une situation dont on ne saurait contester l’utilité, sous réserve naturellement qu’elle ne se transforme en un discours en quelque sorte idéologique, présenté « comme un sur- savoir, un savoir sur le savoir, une sur-compétence, une compétence sur la compétence, une sur-expertise, une expertise sur l’expertise... un sur-contrôle10 ». Parmi les questions que pose sa pratique, l’une d’entre elle est souvent passée sous silence : celle de savoir qui peut légitimement s’y livrer compte tenu du fait qu’elle ne peut jamais donner lieu à un jugement doté de la vérité reconnue au jugement judiciaire, et qu’elle ne peut conduire qu’à l’explicitation d’une prise de position étayée par une sorte de récit. Il semble que, de ce fait, seule dans la sphère publique l’autorité politique peut en toute légitimité apprécier une action selon une démarche évaluative sans que l’incertitude de l’opinion qu’elle fera connaître à l’issue de ses investigations puisse être contestée, dès lors qu’elle n’est pas assujettie à la même exigence de neutralité que ce n’est le cas pour d’autres intervenants, et notamment ceux relevant de la sphère administrative. La démarche aboutit dès lors à opposer une interprétation à une autre, sans que des critères de vérité aient à être clairement explicités. Ainsi, s’agissant des politiques publiques de l’État, il est logique que le Parlement souhaite les analyser selon une méthode évaluative. Le contrôle parlementaire n’a pas vocation naturelle à s’intéresser à l’exécution détaillée, ponctuelle, de telle ou telle opération comme il pourrait le faire s’il n’était qu’un simple contrôleur de l’action publique. Ceux qui en sont chargés peuvent, voire même doivent, soulever des questions qui pourraient quelquefois être considérées constitutives d’un contrôle de l’opportunité si elles étaient prises en charge par d’autres que par eux. La logique de l’évaluation semble s’opposer à ce qu’elle soit confiée à une entité autre que l’entité politique chargée de la surveillance de l’exécutif dès lors qu’il semble difficile d’admettre que l’on puisse contredire le politique quand on n’appartient pas soi-même à l’univers qu’il constitue. D’intéressants échanges sur ces questions sont intervenus à l’occasion de la révision constitutionnelle de 2008 dont l’une des dispositions prévoyait de confier à la Cour des comptes une mission de contribution à l’évaluation des politiques publiques. Le Parlement a, aux termes de celle-ci, considéré que la Cour des comptes n’avait pas à contribuer à cette mission, ce qui aurait eu pour conséquence, si tel avait été le cas, non seulement de lui en laisser l’initiative, mais encore de l’autoriser à porter des jugements fondés sur l’incertain qui sont le marqueur de l’évaluation. Il a donc été décidé que son rôle se limiterait, en matière d’évaluation, à un rôle d’assistance au Parlement. C’est en ces termes qu’a été rédigé le nouvel article 47-2 de la Constitution. On ne peut manquer de s’étonner de ce que l’article L. 111-3-1 du code des juridictions financières ne s’en soit pas inspiré.

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17 S’agissant des inspections, celles-ci étant assujetties à l’autorité politique, les travaux d’évaluation qu’elles conduisent le sont pour le compte de celle-ci. Une question reste toutefois en suspens ici, celle de la publication de ces travaux. Celle-ci n’est pas illégitime dès lors qu’elle est autorisée par ladite autorité et ne relève pas de la seule initiative de ceux qui les ont menés : les inspections ne sont pas des autorités administratives indépendantes. Pourtant, on peut observer une tendance aux fins de leur permettre de donner une publicité à leurs travaux comme si elles en étaient seules comptables. Si Véronique Hespel relève justement, à propos des missions de l’Inspection générale des finances que « la confidentialité des travaux de l’IGF a longtemps été sa marque de fabrique11 », les choses ont aujourd’hui changé, et la publication de ses travaux n’est plus exceptionnelle : on va même parler des rapports publics de l’Inspection générale des finances, à l’instar de ce que l’on dit par exemple des rapports de la Cour des comptes. Ce mouvement semble s’être esquissé à la fin des années 1990 et a été encouragé par les tenants d’une modernisation de l’administration dont l’un des projets semble avoir été celui de favoriser la prise en charge de missions publiques par des autorités indépendantes. C’est ainsi par exemple que Thierry Bert, à l’époque chef du service de l’inspection des finances, faisait part de son adhésion à la publication de tous les travaux de l’inspection dès lors que leur communication ne porterait pas atteinte aux secrets bancaire, fiscal, industriel et commercial ou à la préparation des décisions gouvernementales12. Le nombre de rapports publics de l’inspection a fortement augmenté passant, selon les indications mentionnées sur le site du service, de 13 en 2007 à 22 en 2013. Il ne faut pas toutefois passer sous silence le risque d’instrumentalisation d’une politique de communication qui ne pourra sans doute jamais tout à fait éviter d’être sélective.

18 On peut par ailleurs noter que l’association de personnes privées à ce travail d’évaluation, comme ce fut notamment le cas dans le cadre du dispositif de Révision générale des politiques publiques, n’est pas sans soulever certaines questions et notamment celle de l’acceptation d’une forme de banalisation d’une mission dont le dispositif d’association précité, pourrait conduire à faire admettre qu’elle pourrait tout aussi bien être prise en charge par des institutions comme les inspections, que par des personnes privées. D’une part, et sans même parler du surcoût que génèrent manifestement de telles interventions, ou de la question de leur publicité, il n’est en effet pas sûr que ces prestataires puissent pourtant avoir une maîtrise satisfaisante des questions que soulève l’évaluation, notamment lorsqu’il s’agit de mesurer les externalités de l’action publique. D’autre part, la question de savoir si de telles activités relèvent ou non, par nature, de celles qui ne peuvent qu’être confiées à des entités publiques, mériterait réponse.

2.2. Les apports du contrôle à la mission des inspections

19 La démarche évaluative a longtemps bénéficié des apports du contrôle auquel elle était fortement liée et qui est, en outre, doté de vertus spécifiques que l’on a trop vite oubliées.

20 Le contrôle est sans doute un instrument de légitimation de la régulation en la forme juridique de l’action publique et dès lors de la sécurisation qu’il induit (2.2.1). Il favorise aussi le rôle de référent que peuvent jouer ceux qui en sont investis, rôle qui favorise le maintien des équilibres sociaux et politiques (2.2.2).

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2.2.1. Le contrôle et la sécurisation

21 Le contrôle légitime sans nul doute une régulation des actions qui y sont soumises selon des dispositifs faisant appel à la juridicité. Du fait de ce qui le caractérise, à savoir la vérification d’écarts pouvant être précisément mesurés, et malgré les conséquences qu’il peut induire, il s’inscrit dans l’univers de la sécurisation : celle bien entendu offerte à ceux pour le compte duquel il est exercé, qui bénéficient ainsi de l’assurance raisonnable que leurs prescriptions ont bien été suivies, mais aussi celle de ceux qui en font l’objet. Ces derniers savent en effet que le contrôle va simplement vérifier si les prescriptions auxquelles ils sont soumis ont bien été respectées. Les prescriptions juridiques se prêtent particulièrement bien à l’analyse de leur correcte mise en œuvre par le biais du contrôle, et le droit est évidemment un instrument de sécurisation des actions et des acteurs dont le chemin est balisé par les normes qui le constituent.

22 Le travail d’inspection a, nous l’avons vu, longtemps reposé sur le contrôle qui en constituait en quelque sorte le socle, les résultats de celui-ci étant considérés comme un support essentiel de légitimation du jugement porté à l’issue des investigations conduites. Cette pratique a longtemps caractérisé les travaux de l’Inspection générale des finances, compte tenu de l’encadrement juridique particulièrement strict qui a pendant une longue période caractérisé le droit des opérations financières publiques. Périodiquement, les services de l’administration des finances faisaient ainsi l’objet de ce travail de vérification de leurs actions, dans le cadre de la traditionnelle « tournée ». Par le biais de celui-ci, et compte tenu du fait que les services de cette administration centralisent les opérations financières initiées par toutes les autres, autrement dit, par les « ministères dépensiers », l’Inspection générale des finances pouvait, à partir d’un examen de leur régularité, étayer l’analyse de leur efficience. Comme le relevait François Piétri, « cette sorte de pouvoir universel de contrôle a imprimé peu à peu, à l’Inspection des finances, une marque propre et comme une coquetterie d’autorité et de vertu dont elle est fort jalouse13 ».

23 Les dispositifs évaluatifs s’inscrivent, on l’a vu, dans un tout autre paradigme : celui de l’acceptation de l’incertain qu’induisent la pratique de jugements réfléchissants et la prise de distance par rapport à la normativité, notamment juridique. Charles-André Morand note ainsi que « le droit fait figure de médium ordinaire de l’action étatique à côté de l’argent et de l’information ». Finalement, comme le relève le même auteur, « les programmes finalisés peuvent à la limite se désintéresser de l’application régulière des normes ». « Ce qui compte avant tout pour eux, ce sont les transformations qu’ils provoquent sur le monde14. » Admettre un tel paradigme conduit inéluctablement à mettre en retrait l’activité de contrôle des inspections. Le mouvement est favorisé par l’acceptation d’une forme de dédensification juridique de l’action publique qui conduit les inspecteurs à moins orienter leurs travaux vers la vérification de la correcte application d’un droit dont des pans entiers se seront, en quelque sorte, évaporés. Les exemples d’une telle dédensification sont légion. Citons parmi ceux-ci l’affaiblissement du principe de spécialité des crédits, l’interdiction faite aux nouveaux contrôleurs budgétaires de pratiquer un contrôle de légalité des actes qui leur sont soumis, l’imprécision de certaines des prescriptions imposées aux comptables publics, comme celle relative à l’exercice d’un contrôle de la cohérence des pièces qui leur sont produites, celle recouvrant le concept de faute de gestion qui peut être reprochée aux agents passibles de la cour de discipline budgétaire et financière.

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24 Mais l’oubli du droit a bien d’autres conséquences. Le droit est, à tout le moins lorsqu’il dépasse une stricte dimension matérielle, au sens donné au terme par Max Weber, le médium d’une symbolique particulière en ce que de fait, il renvoie aux conceptions dominantes du juste dans l’espace social dans lequel il se déploie, et reste « articulé au discours d’une Référence fondatrice15 ». Jacques Caillosse note ainsi que, « avec le juridique, c’est tout un univers mental qui se déploie, c’est-à-dire un agencement de valeurs, de représentations, de fantasmes et de mythes ». « Les mots du droit donnent à voir et à croire, ils suscitent ici le détachement et la réprobation, là l’adhésion et l’approbation16. » Le risque d’une récusation de la régulation juridique, à tout le moins dans les espaces de l’action publique, peut conduire à la managérialisation de celle-ci, autrement dit à l’adoption de mécanismes qui, non seulement tournent le dos au paradigme bureaucratique dont la plus-value a bien vite été oubliée, mais aussi à la mise en retrait de la distributivité qui singularise l’action publique. Par l’insistance exclusive sur une évaluation corrélée à de strictes exigences technico-économiques, le risque est donc de faire oublier la dimension instituante du droit. Il s’en suivra vraisemblablement la diffusion d’une conception du juste qui fera prévaloir, comme instrument de régulation sociale, le procédural sur le substantiel et qui sera finalement commode pour la promotion d’un retour à la commutativité, d’autant plus que celle-ci sera présentée comme un gage d’efficacité sociale.

25 Par ailleurs, si le droit joue le rôle impersonnel de référence fondatrice, l’inspecteur lui-même peut incarner le rôle d’un référent assurant par là-même une fonction dont la contribution à la préservation des équilibres sociaux est essentielle.

2.2.2. L’inspecteur comme médiateur de l’autorité et de la référence

26 L’ordonnancement des institutions, et tout particulièrement de l’institution étatique tire une part substantielle de sa légitimité, de l’autorité dont il est porteur. Pour en approcher le sens, disons avec Myriam Revault d’Alonnes que l’autorité est « cette modalité ou cette propriété du pouvoir qui lui confère sa légitimité17 ». L’inspecteur, essentiellement par le biais de l’exercice de ses fonctions de contrôle, en est institutionnellement revêtu. C’est peut-être l’une des raisons expliquant la volonté exprimée par ceux qui veulent profondément modifier les modalités d’organisation de l’espace social, d’en réorienter les activités vers d’autres pratiques. Derrière les fonctions de contrôle, d’aucuns ont voulu voir aussi l’expression d’une fonction parentale jugée ici oppressive. De telles critiques doivent être nuancées, non pas tant en se référant à l’importance du conflit avec le père, pourtant non négligeable pour résoudre le conflit œdipien, voire à celle de celui qui est investi du rôle de bouc émissaire18, mais en soulignant le rôle positif que joue l’autorité, lorsqu’elle ne craint pas de s’afficher comme telle, et sous réserve qu’elle réponde à certaines exigences, dans la régulation sociale du fait du lien qu’elle entretient avec le concept d’auctoritas, qui ne désigne rien d’autre que l’un des moyens de faire tenir debout l’ordonnancement social.

27 Ce qui semble peu contestable est que l’autorité est fonction de la reconnaissance de la légitimité de celui qui en est porteur par celui sur lequel elle s’exerce. Nous « reconnaissons que l’autre nous est supérieur en jugement et en perspicacité, que son jugement nous devance, qu’il a prééminence sur le nôtre19 ».

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28 L’autorité de l’inspecteur tient par ailleurs aux modalités d’exercice du métier en ce qu’elles permettent de mettre en lumière, de diffracter la légitimité de l’action de l’État et même au-delà de la symbolique dont il est porteur. Cette autorité est fonction naturellement des compétences de ceux qui s’en réclament. Celle-ci semble difficilement pouvoir être mise en cause : les inspections sont organisées de sorte qu’elles soient un territoire de l’excellence professionnelle, et ce notamment par les exigences qui sont les leurs en termes de recrutement ou de formation de leurs membres. Évoquant le recrutement de l’Inspection générale des finances, Ghislaine Ottenheimer écrit ainsi que « le prix à payer pour accéder au saint des saints est extrêmement élevé ». Évoquant le choix de leurs carrières par les élèves de l’ENA, elle écrit, « sortir “dans la botte”, selon l’expression consacrée, c’est deux années de travail intensif, qui font suite à déjà deux ou trois années de bachotage, ou plus, car la plupart des élèves reçus en tête du classement ont déjà fait Sciences po, Normale sup., Polytechnique ou HEC [...] ». « Une fois admises à l’inspection, les jeunes recrues sont loin d’avoir atteint le sommet. La route est encore longue. Un nouveau parcours initiatique, où la moindre faute sera sanctionnée, les attend. Car le principe de base, le fondement de l’inspection, ce qui pérennise sa réputation, c’est la sélection, l’émulation, l’excellence absolue. »

29 Les dispositifs de sélection et de formation de leurs membres, en tant qu’agents appartenant à la haute fonction publique, font pourtant l’objet de critiques récurrentes : la compétence des inspecteurs est parfois contestée, leur distance par rapport au « terrain », l’est tout autant. Il ne faut pourtant pas perdre de vue que les modalités d’exercice de leur mission, essentiellement lorsque celui-ci s’appuie sur le contrôle ont été pensées dans une perspective permettant d’éviter ces risques. La présence sur le terrain dans le cadre des missions de contrôle permet aux acteurs de ce même terrain de prendre la mesure des qualités des membres de ces corps et peut-être tout autant de mettre en lumière l’excellence de la formation de l’encadrement supérieur de l’État. L’extrême ascèse du travail d’inspection favorise de plus l’approfondissement de ces qualités. Le contrôle ne peut s’accommoder de l’imprécision, comme l’écrit, de manière il est vrai un peu provocatrice, Ghislaine Otthenheimer, évoquant « cette méticulosité, ce souci du détail qui tue [qui] permet d’avoir toujours raison20 ». Il a par ailleurs une sorte d’effet multiplicateur des potentialités de ceux qui le prennent en charge, dès lors qu’il accroît la connaissance de l’administration qui va, dans une sorte de mouvement itératif, accroître leurs compétences, et dès lors leur légitimité.

30 De telles qualités, mais aussi les conditions d’exercice d’un travail collégial, voire d’un mode de vie collectif, qui s’exprime par exemple par des séjours, pendant le temps de la tournée, dans les « petits hôtels de province » que l’on a souvent évoqués, va resserrer les liens qui favoriseront ensuite le contact entre ceux dont les qualités auront conduit à leur confier la responsabilité de fonctions de direction de l’État et va sans doute favoriser l’exercice de leurs missions.

31 L’inspecteur rend par ailleurs, et cette fonction est sans doute essentielle, visible en tous lieux la présence de l’autorité étatique la plus élevée par le biais d’une sorte de diffraction de celle-ci : il démultiplie de fait la présence du ministre, comme le relève François Piétri, « l’inspection a conscience d’être, en tous lieux, suivant l’expression de Villèle, les yeux et les bras21 » du ministre. L’autorité de l’État gagne à être rendue visible et en même temps cette visibilité doit sans doute rester empreinte du mystère

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de l’entité qu’il représente, que l’on pourrait ici qualifier de tiers référent, voire de grand sujet, entité qui est le point fixe de l’ordre social. Si l’État est en effet souvent, dans ses fondements, pensé comme lointain et abstrait, l’inspection en diffusera l’image même si celle-ci doit demeurer empreinte du mystère d’une autorité indispensable pour faire tenir le monde. Cette diffusion semble indispensable pour rappeler sans cesse sa présence, son rôle de grand sujet comme le relève François Piétri écrivant que « l’Inspection générale des finances, “l’Inspection” comme on l’appelle tout court, dans les milieux spécialisés, est aux finances ce que le grand état-major est à la guerre ». « Elle est à la fois une académie, une tradition et une force22. » Une telle appréciation pourrait viser les autres inspections.

32 Les inspections ont fait l’objet au cours des dernières années de critiques, souvent sévères, étayées par la dénonciation des agissements de certains de leurs membres placés à la tête de grandes entreprises. Il est vrai que comme bien d’autres membres du corps social, certains ont pu se laisser emporter dans des dérives qui en ont emporté bien d’autres qu’eux. Ces comportements demeurent pourtant tout à fait marginaux. Cela étant, il semble que les inspections donnent surtout la mesure de leurs potentialités quand elles exercent leurs missions traditionnelles de contrôle, des missions qui, du fait de leur spécificité, ont pour objectif de faire en sorte que l’administration réponde toujours mieux aux attentes de la société. Il serait sans doute regrettable de renoncer au choix du modèle de l’inspection.

NOTES

1. Pierre Milloz, Les inspections générales ministérielles dans l’administration française, Paris, Economica, 1983, p. 523. 2. Inspection générale des finances, Rapport relatif à la structuration de la politique de contrôle et d’audit internes de l’État, no 2009-M-043-01, 2009. 3. Sénat, Rapport d’information au nom de la délégation du Sénat pour la planification sur l’évaluation des politiques publiques en France, no 392, 2004. 4. Véronique Hespel, « L’inspection générale des finances à l’heure de l’évaluation des performances », RF aff. soc. 2010, no 1-2, p. 324. 5. Alain-Gérard Cohen, « L’avenir des inspections générales », Gestion et finances publiques, no 5, 2009. 6. Jean Bassères, « Les missions de l’Inspection générale des finances : interview du chef de service », ibid. 7. Pierre Milloz, op. cit., p. 523. 8. Inspection générale des finances, Rapport d’activité 2012. 9. Véronique Hespel, art. cité, p. 323. 10. Yves-Charles Zarka, « Qu’est-ce que tyranniser le savoir ? », Cités, no 37, 2009. 11. Véronique Hespel, art. cité, p. 327.

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12. Assemblée nationale, Rapport no 3320, Annexe 16, 2001, p. 63. 13. Guy Thuillier, « Comment François Piétri voyait l’inspection des finances en 1931. Introduction », Études et documents XI, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1999, p. 690. 14. Charles-André Morand, Le droit néo-moderne des politiques publiques, Paris, LGDJ, 1999, p. 95 et 87. 15. Pierre Legendre, « Ce que nous appelons le droit », Le Débat, no 74, mars-avril 1993, p. 112. 16. Jacques Caillosse, « Quand l’analyse des politiques publiques se déplace côté “droit” », Droit et société, nos 42-43, 1999, p. 517. 17. Myriam Revault d’Alonnes, Le pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité, Paris, Seuil, 2006, p. 25. Voir aussi Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans La crise de la culture, Patrick Lévy (trad.), Paris, Gallimard, 1972, p. 121-185. 18. Voir ici les analyses de René Girard, notamment Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982. 19. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1976, p. 118. 20. Ghislaine Ottenheimer, Les intouchables. Grandeur et décadence d’une caste : l’inspection générale des finances, Paris, Albin Michel, 2004, p. 33-35 et 38. 21. Guy Thuillier, art. cité, p. 690. 22. Ibid., p. 688.

RÉSUMÉS

Le modèle de l’inspection connait une profonde mutation en lien avec celle qui touche l’ensemble de l’administration depuis le milieu des années 1980. L’activité des inspections a longtemps été marquée par l’équilibre entre leurs activités de contrôle et celles leur permettant d’exprimer un jugement selon une approche évaluative. Si cette dernière a toujours été de mise, elle fut longtemps pratiquée dans le prolongement de contrôles qui permettaient de l’étayer. Cet équilibre semble aujourd’hui compromis du fait de la mise en retrait de leurs activités de contrôle dont la plus-value semble oubliée. Les conséquences d’une telle évolution pourraient affaiblir un modèle qui avait apporté la preuve de sa pertinence et dont rien ne semble justifier qu’il soit abandonné.

The inspection model has undergone profound change related to the developments in administration since the mid-1980s. Inspection work has long been marked by the balance between control activities and those which allow a judgment to be formed using an evaluative approach. Although the latter was always appropriate, for a long time it was used as a continuation of controls that supported it. This balance now seems to be compromised by the suspension of control activities, the added value of which seems to have been overlooked. The consequences of such a development may weaken a model which had demonstrated its relevance, and there does not appear to be any reason why it should be discontinued.

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INDEX

Keywords : inspection, mission, control, change, administration Mots-clés : inspection, mission, contrôle, mutation, administration

AUTEUR

GUY QUINTANE Doyen honoraire, Faculté de droit, des sciences économiques et de gestion, Université de Rouen

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