La Politique Sans En Faire

POLITBURO BERNARD CAZENEUVE LA POLITIQUE SANS EN FAIRE Quand il accueille David Austin en haut du perron du nés par le ministre, les jardiniers du château de Ver- ministère de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve respire sailles se tiennent prêts, tout excités à l’idée de partici- PAR THOMAS avec émotion le parfum de ses roses pivoines, aux mille per à sa grande œuvre florale. pétales, comme si l’air en était tout entier empli. Ce THÉVENOUD jour-là, plus rien ne compte pour le ministre de l’Inté- Bernard Cazeneuve aime donc les fleurs, pas seulement Député de Saône-et-Loire rieur que cette rencontre avec le plus célèbre rosiériste pour leurs couleurs, pas seulement pour le parfum du monde. Rien d’autre à l’agenda qu’un déjeuner et qu’elles exhalent, pas seulement pour leur beauté et leur Telle une rose poussant sur du fumier, Bernard Cazeneuve, une balade dans les jardins de Beauvau. Le temps est fragilité. Il les aime car elles durent plus que les jours. Il fabiusien-hollando-compatible, autrement dit un poisson volant, suspendu, la politique n’existe plus. David Austin a les aime comme un jardinier aime le rythme des saisons, beau en avoir vu d’autres, ce ministre de la République l’alternance du soleil et de la pluie (la pluie, surtout serait le seul ministre à avoir réussi son quinquennat. C’est en française lui plaît avec ses manières distinguées et son quand on a été élu de Cherbourg pendant vingt ans...), tout cas le point de vue développé par Thomas Thévenoud, qui, humour so British. Il mériterait d’être anglais. Et puis le temps qui passe lentement... Évidemment, et cela ne surtout, il sait ce qu’il veut. Les bons jardiniers ne sont surprendra personne, parmi toutes les fleurs, celles qu’il lui, n’est resté que neuf jours dans le gouvernement de Manuel pas ceux qu’on croit, ils savent décider : tailler, arracher, aime le plus sont les roses. La politique n’a rien à voir Valls, dans ce portrait intime et renseigné. couper autant que planter ou semer. S’il lui a envoyé là-dedans, car Bernard Cazeneuve n’a pas toujours été une invitation à déjeuner, c’est dans un but bien précis : socialiste. La première fois qu’il s’est engagé, il n’a pas ILLUSTRATIONS ANNE-GAËLLE AMIOT refaire les parterres de fleurs de Beauvau. Réquisition- choisi le poing et la rose. Par esprit de contradiction, 6 7 POLITBURO CAZENEUVE PAR THÉVENOUD sans doute, Bernard a préféré adhérer aux radicaux de tant de mauvais arguments, mais s’incline finalement ce choix qui s’explique pourtant par Il est entré en mitterrandisme gauche plutôt que faire comme son père, instituteur devant la raison d’État qui veut qu’il soit dans le bureau une qualité rare : il est « fabiuso-hol- pied-noir, militant socialiste de toujours. du président de la République dans l’après-midi. On ne landais ». Autrement dit, un poisson comme d’autres sont entrés en religion, fait pas attendre un François pour un autre. Alors, je lui volant... En 2012, quand il est élu Candidat à Senlis, Gérard Cazeneuve a perdu systé- récite les détails de l’ascension qu’on lui interdit de faire président, François Hollande lui une fois pour toutes, sans hésiter, avec la foi matiquement toutes les élections auxquelles il s’est aujourd’hui et que François Mitterrand répétait chaque confie une autre mission impossible : présenté, mais a offert à son fils l’unique occasion de année à la Pentecôte, conformément au serment qu’il faire approuver aux députés socia- du converti. Il fait partie encore aujourd’hui changer le cours de sa vie et d’orienter son destin. Ce avait fait à ses camarades de Résistance. Bernard listes le vote du traité européen. Il s’y jour-là, c’est Mitterrand lui-même qui est venu pour Cazeneuve aime les rites. Il sait que la politique s’en emploie avec pédagogie et patience de ces hommes politiques qui pensent que soutenir son père et Bernard Cazeneuve l’a écouté nourrit. Refaire le même chemin, mettre ses propres pas en nous convoquant par brassées de depuis la salle, subjugué par son intelligence, par sa dans ceux d’un autre, ce n’est pas imiter, c’est s’inscrire dix à son bureau du Quai d’Orsay. Il y Mitterrand est vivant. voix et par ses mots. Depuis, il est entré en mitterran- dans une histoire, c’est renouer un fil invisible et c’est a là, autour d’une orangeade et d’un disme comme d’autres sont entrés en religion, une fois faire preuve d’humilité. « Il y a tant d’hommes politiques thé vert, tous ceux à qui l’Europe pour toutes, sans hésiter, avec la foi du converti. Il fait qui se croient indispensables alors qu’il est si difficile d’être donne régulièrement des poussés d’urticaire, ceux qui, pour lui aussi exaltante que tragique. C’est la mort de partie encore aujourd’hui de ces hommes politiques, et utile », dit-il. comme lui, comme moi, ont voté « non » en 2005. Il Rémi Fraisse qui marque la naissance d’un nouveau c’est un des rares points communs qui l’unit à Jean-Luc réussit là où tous les autres auraient sans doute échoué, Cazeneuve. Après la mort du jeune homme, plus silen- Mélenchon, qui pensent que Mitterrand est vivant. « Je Alors, comme Mitterrand a fait de Laurent Fabius car lui sait depuis toujours que le plan B n’a jamais cieux que jamais, le ministre de l’Intérieur s’enferme à la crois aux forces de l’esprit et je ne vous quitterai pas », son fils préféré, il devient fabiusien et sur les conseils existé et la « réorientation de la politique européenne », nuit tombée dans la bibliothèque du premier étage, pour Cazeneuve a pris cette phrase au pied de la lettre. Depuis de « Laurent », il part à la conquête de Cherbourg. Le pourtant inscrite dans les 60 propositions du candidat signer ses parapheurs et pour préparer la journée du le meeting à Senlis, Bernard Cazeneuve n’a jamais revu jardinier se fait laboureur et il sillonne le Cotentin avec Hollande, non plus. lendemain. Comme Pierre Joxe avant lui, il en a fait son l’ancien président, il n’a jamais travaillé pour lui, mais il son allure de notaire implacable pour reprendre une à bureau secret, l’endroit où il essaie de reprendre pied, le en cherche partout la trace, il en sait par cœur les grands une les positions à la droite et prendre racine dans cette Sans le savoir, ou en le sachant trop bien, il a trouvé sa lieu de tous les doutes aussi. discours et en cultive les références. Comme lui, il pense ville ouvrière. Il est candidat à toutes les élections et raison d’être dans ce quinquennat d’amertume : réussir que l’art de la politique, c’est d’en faire en faisant croire les gagne (presque) toutes. Désormais devenu comme grâce aux échecs des autres. Quand il succède à Jérôme Il n’aime pas l’époque. Il n’aime pas la presse qui « a qu’on n’en fait pas. lui socialiste, il venge son père de toutes les défaites Cahuzac, emporté par ses mensonges, au ministère du pour particularité de réussir à faire de la mayonnaise subies. On trouve qu’il y a du Fabius chez Cazeneuve : Budget, il se révèle plus diplomate encore, capable de avec des œufs durs ». Il n’aime pas Twitter, « ces petites Ce vendredi 27 juin 2014, le ministre de l’Intérieur est même calvitie, même diction lente, même élégance un faire entendre raison à ses collègues « dépensophiles », phrases au service d’idées courtes ». Il n’aime pas les éco- attendu en terre bourguignonne pour promouvoir peu surannée. Mais, même si les deux hommes sont sans prononcer un mot plus haut que les autres. logistes qui demandent chaque jour sa tête. Il n’aime pas sa réforme du permis de conduire. Pourtant, quand il très proches et même si c’est dans le bureau de Laurent Une journaliste qui ne l’aime pas parle de sa capacité sentir le sol se dérober sous ses pieds, sentir qu’il perd pose le pied sur le quai de la gare, je vois tout de suite Fabius que Bernard Cazeneuve finalisera son discours de à envoûter ses auditeurs : « Cazeneuve, c’est un peu le le contrôle. Un matin, sur France Inter, on lui trouve la qu’il a une autre idée en tête. Ce qui l’intéresse est de politique générale quand il deviendra Premier ministre, serpent Kaa du Livre de la jungle : il nous ensorcelle avec voix chevrotante. C’est son passage à vide. Et puis, il y a savoir à quelle distance se trouve la roche de Solutré, ils se vouvoient toujours. ses mots. Il a des formules bien à lui, de vieilles tournures les attentats, ce moment où c’est le pays tout entier qui qu’il a aperçue de la fenêtre du TGV. Quand je lui indique de phrase qui ne veulent rien dire mais qui subjuguent son semble vaciller, saisi d’effroi, ce moment où il incarne, qu’elle n’est qu’à quelques kilomètres de là, son regard Avec François Hollande, c’est tout autre chose. En 1994, auditoire. » peut-être plus encore que François Hollande et Manuel s’illumine comme celui d’un croyant qui approche le député de Corrèze est venu soutenir le candidat aux Valls, le calme, la décence, la maîtrise de soi. En voyant d’une relique, alors qu’autour de nous les services de cantonales à Cherbourg.

Load more