Bruxelles, Ville d’Art et Les d’Histoire Passions humaines Rédaction et recherches iconographiques Werner Adriaenssens – Conservateur collections XXe siècle des Musées royaux d’Art et d’Histoire / Professeur à la faculté Sciences de l’Art et Archéologie de la Vrije Universiteit Brussel (VUB) André Demesmaeker – Architecte-Restaurateur à la Régie des Bâtiments Claudine Houbart – Chargée de cours à la faculté d’Architecture de l’Université de Liège

Comité de d’accompagnemet Julie Coppens, Paula Dumont, Murielle Lesecque – urban. Barbara Van der Wee

Coordination Okke Bogaerts, Julie Coppens, Paula Dumont, Valérie Orban – urban.brussels

Traduction Linguanet

Relecture Anne Marsaleix

Crédits photographiques (abréviations) AAM Archives d’Architecture Moderne AGR Archives générales du Royaume AMH Archives du Musée Horta, Saint-Gilles AVB Archives de la Ville de Bruxelles CIVA Centre International pour la Ville, l’Architecture et le Paysage KBR Bibliothèque Royale de Belgique KIK-IRPA Koninklijk Instituut voor het Kunstpatrimonium / Institut royal du Patrimoine artistique KMSKA Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Antwerpen MRAH Musées royaux d’Art et d’Histoire MRBAB Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique

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Distribution Diffusion Nord-Sud

Éditeur responsable Bety Waknine, Directrice générale, urban.brussels (Service public régional Bruxelles Urbanisme et Patrimoine) – Mont des Arts 10-13 – 1000 Bruxelles

Imprimé en Belgique Dépôt légal D/2021/6860/003 – ISBN 978-2-87584-192-6

Version numérique www.urban.brussels

Photo de couverture: Le Pavillon des Passions humaines, arch. . Vue intérieure,après restauration, 2014. (© Régie des bâtiments). BRUXELLES, VILLE D’ART ET D’HISTOIRE

Les Passions humaines

Werner Adriaenssens, André Demesmaeker, Claudine Houbart

Les Passions humaines, Jef Lambeaux. Détail du groupe La Bacchanale. (A. de Ville de Goyet, 2014 © urban.brussels)

Introduction ...... 2

Le relief de Jef Lambeaux ...... 2

Le pavillon de Victor Horta ...... 20

De la redécouverte au démantèlement programmé ...... 32

La restauration ...... 40

Conclusion ...... 47 incroyable. En 1897, lorsque Solvay écrit ces mots, mouvement, reposant sur une base tourmentée, l’humain dans toutes ses passions. Le Journal de Introduction Les Passions humaines ont déjà eu un parcours au Salon de Gand en 1883. L’œuvre connait un Bruxelles écrit lui aussi en 1887 que Lambeaux a particulièrement complexe. Mais ce n’est que le beau succès populaire et renforce la notoriété du entamé un nouveau projet. D’après l’article, il s’agit début. sculpteur. L’administration communale anversoise de l’ébauche d’un bas-relief fourmillant et vivant « Jamais peut-être œuvre sculpturale n’a fait parler Les protagonistes de cette saga sont le sculpteur commande la fontaine en 1884 et l’inaugure sur la dont ne sont encore visibles que les grandes lignes d’elle comme celle-là depuis le jour où l’artiste l’a Jef Lambeaux qui, avec Les Passions humaines, va Grand-Place de la ville en août 1887. et le jeu de lumière. Le sculpteur confie au journa- conçue et le lendemain où il parut impossible de réaliser l’œuvre de sa vie, et Victor Horta qui, avec liste que ce serait l’œuvre de sa vie. Le quotidien la la réaliser, dont l’exécution semblait du domaine la conception du pavillon, honore sa première UN CHEF-D’ŒUVRE EN DEVENIR qualifie d’emblée de « chef-d’œuvre en germe ». de l’imagination et de la féerie. » Voilà les propos commande d’État. Il faudra au total un peu plus de Plus d’un an et demi plus tard, le 12 août 1888, touchants du critique d’art Lucien Solvay, qui a 120 ans avant que tous les problèmes soient réso- L’inauguration de la Fontaine de Brabo est un Lambeaux fait lui-même état de l’œuvre. Dans une d’ailleurs joué un rôle prépondérant dans ce récit. lus et que l’œuvre d’art puisse finalement être triomphe pour Jef Lambeaux. Il ne se repose tou- lettre adressée à son ami le critique d’art Max Les Passions humaines ont connu une histoire admirée du public. tefois pas sur ses lauriers. Il ressort d’un article Sulzberger, le sculpteur lui demande de lui faire publié en 1886 dans La Fédération artistique que l’indulgence de venir en admirer le carton. Mais toute son attention est tournée vers autre chose. avant cela, Lambeaux souhaite le parfaire afin de Le critique d’art Georges Verdavaine mentionne pouvoir le montrer dans toute sa beauté et que que le sculpteur travaille sans relâche à « quelque Sulzberger puisse en donner « de sérieuses appré- Le relief de Jef Lambeaux projet gigantesque », un relief colossal représentant ciations ».

2 3 JEF LAMBEAUX, UN SCULPTEUR À L’APOGÉE DE SA CARRIÈRE

Les années 1880 sont le théâtre de la grande per- cée de Jef Lambeaux en tant qu’artiste. Le sculp- teur anversois, qui s’est définitivement établi dans une commune bruxelloise en 1881, est gratifié cette année-là de son premier succès au Salon de Bruxelles avec le groupe sculpté Le Baiser. Cette représentation de deux personnages nus en mou- vement dans une composition maniériste est perçue comme audacieuse et fascinante à la fois. La notoriété que le sculpteur acquiert lui vaut l’achat de son œuvre par le Musée royal des Beaux- Arts d’Anvers. En 1882, Lambeaux reçoit une subvention de l’État belge et de l’administration communale d’Anvers qu’il utilise pour partir en Italie et y étudier la sculpture des XVIe et

XVIIe siècles. Cette expérience aura un impact Le Baiser, sculpture en bronze, Jef Lambeaux, 1881. (© Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Antwerpen, www.artinflanders.be, une durable sur son œuvre. La Fontaine de Brabo, initiative de meemoo, photo de Hugo Maertens)

œuvre porteuse de l’ardeur de Giambologna, en >> Jules Lagae sculptant La Mort d’Abel dans l’atelier de Jef Lambeaux, est le premier et le plus marquant exemple. Il pré- Omer Dierickx, 1884. La sculpture Le Baiser de Lambeaux est visible en arrière- plan. sente le modèle, constitué d’un personnage en (coll. commune de Saint-Gilles © KIK-IRPA – urban.brussels, X142017) De la fin 1886 à avril 1889, Jef Lambeaux travaille sans relâche au projet, dans un grand isolement. Son ate- lier est fermé au public, et quiconque y a accès mal- gré tout y découvre un rideau vert recouvrant tout le mur, soustrayant l’immense esquisse aux regards indiscrets…

L’AVANT-PREMIÈRE DANS L’ATELIER DE JEF LAMBEAUX

En avril 1889, le carton est pour ainsi dire achevé. Pour Jef Lambeaux, le moment est idéal pour rouvrir son atelier à Saint-Gilles et présenter fièrement le projet de bas-relief. D’après le Journal de Bruxelles, l’atelier de Lambeaux est très fréquenté à l’époque : « Son atelier a été rouvert aux visiteurs, aux artistes, aux amis et c’est depuis huit jours un défilé qui ne cesse pas. » Portrait de Jef Lambeaux, Eugène Broerman, 1905. La figure de Brabo est visible en arrière-plan Il s’agit surtout de proches, invités par l’artiste. C’est (MRBAB, Bruxelles © KIK-IRPA Bruxelles, B203213) ainsi que son ami le sculpteur Thomas Vinçotte serait 5 venu à trois reprises en l’espace de deux jours. Le JEF LAMBEAUX peintre et sculpteur Jacques de Lalaing serait pour sa Jef Lambeaux (Anvers, 1852-Bruxelles, 1908) fut l’un part resté une demi-journée à admirer l’œuvre. La L’inauguration de la Fontaine de Brabo sur la Grand-Place d’Anvers, e des principaux sculpteurs du XIX siècle. Issu d’une le 21 août 1887. famille d’artistes, il suit dès son plus jeune âge les peintre Euphrosine Beernaert est également de la Un compte-rendu singulièrement dithyrambique au (© Felixarchief, Archives de la Ville d’Anvers, FOTO-OF#5732) cours de l’académie d’Anvers. Il brille pendant ses partie. Outre des artistes, Jef Lambeaux convie éga- sujet du carton parait la même année dans le quoti- études, mais n’est pas lauréat du prestigieux Prix de lement des amis critiques d’art. Une initiative qui dien La Réforme sous le titre Un Chef-d’œuvre. Le Rome. À partir de 1873, il commence à soumettre des œuvres pour des expositions aux Salons d’Anvers, de s’avérera une erreur capitale et entachera la percep- journaliste, un certain Champal, intitule l’œuvre Les Bruxelles, de Gand et de Paris. À partir de la fin des tion du carton. Passions humaines conduisant à la mort. À ses yeux, années 1870, il réside à Paris et revient en Belgique en 1881. C’est à ce moment qu’il connait une percée en Max Sulzberger, premier à avoir admiré l’œuvre, publie cette composition plastique est « digne des plus tant qu’artiste. le compte-rendu de cette visite dans L’Étoile belge le prodigieuses envolées de la Renaissance ». Il va

Après avoir reçu une bourse pour l’Italie, Jef 11 avril 1889. Au même titre qu’un article paru dans La même jusqu’à dire que « Depuis le “gigantesque Lambeaux connait une grande notoriété avec des Réforme, c’est le premier d’une longue série de repor- Michel-Ange”, rien n’a été conçu de semblable dans commandes officielles comme la Fontaine de Brabo, tages publiés cette année-là sur le projet de relief l’histoire de l’art du monde entier ». Le critique se Les Passions humaines et La Folle Chanson. monumental. garde également de toute comparaison de l’œuvre Jef Lambeaux connait un tel succès qu’il devient l’artiste dont les œuvres sont les plus reproduites. L’exposé de Sulzberger traduit une grande admiration avec les compositions d’Antoine Wiertz, car, aux yeux Atelier de Jef Lambeaux, Hollestraat (l’actuelle rue de Loncin) à Jusqu’à longtemps après sa mort, des sculptures de pour l’œuvre de Jef Lambeaux en général et de sa de Champal, cette comparaison n’a pas lieu d’être. Saint-Gilles, par Charles Houben. (coll. commune de Saint-Gilles © KIK-IRPA – urban.brussels, X142096) Lambeaux, en plâtre et en bronze, sont commercia- « géniale » composition en particulier, qu’il intitule La Un immense écart sépare, selon lui, ce que repré- lisées et restent une valeur sûre dans les intérieurs bourgeois. Passion de l’Humanité. Le critique d’art compare la sente Lambeaux et les peintures à son sens « infé- Des récits très élogieux suivent encore dans le présentation avec les créations « immortelles » de l’art rieures » de l’artiste peintre belge qui avait connu ses Journal de Bruxelles et dans la revue La Fédération La conception et la réalisation des Passions humaines occupent une grande partie de ses activités. En dépit hellénistique et évoque de grands artistes tels Michel- jours de gloire vers le milieu du XIXe siècle. La com- artistique. Leurs rédacteurs sont eux aussi eupho- des difficultés rencontrées, cela devient son œuvre la Ange, Rubens et Jordaens. Il souligne toutefois que le position de Lambeaux est en effet pour Champal riques au sujet du carton. La chose est claire : Jef plus connue et la plus controversée. projet de Lambeaux est une réalisation particulièrement une œuvre à connotation philosophique où chaque Lambeaux est le seul en Europe capable de réali- forte et personnelle. personnage a sa signification. ser une telle composition. LA PRÉSENTATION OFFICIELLE DU tion universelle de Paris en 1889, mais elle ne se CARTON AU SALON DE GAND concrétise pas, sans doute parce que le projet n’est pas prêt. Le 15 mai 1889, le critique d’art Lucien Solvay Du 11 août au 6 octobre 1889, le carton est pour la publie dans Le Soir un compte-rendu de l’Exposi- première fois présenté au grand public lors du Salon tion universelle de Paris. Dans la section Beaux- triennal de Gand sous le titre L’Humanité. Du fait des Arts, la sculpture belge est notamment représen- articles dithyrambiques dans la presse durant la tée par Charles Van der Stappen, Paul De Vigne et période précédente, les attentes sont grandes. Des Constantin Meunier. Selon Solvay, Jef Lambeaux reportages paraissent dans de nombreux quoti- en est le grand absent et il y ajoute avec acrimonie : diens dès l’ouverture du salon. Ils portent très « […] a-t-il cru qu’il n’était pas de sa dignité d’expo- souvent sur le carton de Lambeaux. Champal ser en même temps que les autres et comme les suggère même dans La Réforme qu’« il semblerait, autres, et que, s’il n’avait pas un local spécial, pour en effet, que l’exposition de Gand ait été organisée lui tout seul, il ne serait pas apprécié ? Il a eu tort. pour permettre au grand artiste de produire en Son absence sera regrettée, mais c’est surtout lui public sa vaste composition. » Aussi le sculpteur qui la regrettera. » reçoit-il pour lui seul un bel espace pour y mettre C’est en effet l’intention de Jef Lambeaux de pré- en valeur le projet de relief avec le bon éclairage. Carton des Passions humaines, fusain sur toile, Jef Lambeaux, 1886-1889. (© Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Antwerpen, www.artinflanders.be, une initiative de meemoo, photo de Michel Burez) senter le carton du relief monumental à l’Exposi- Lucien Solvay ouvre la série de discussions sur

LE CARTON

Le carton des Passions humaines est lier est ainsi parue dans le Journal conservé aujourd’hui au Musée royal de Bruxelles en 1889. Le journaliste des Beaux-Arts d’Anvers. Il s’agit d’un y relate que tous les murs de l’atelier dessin au fusain sur toile de 6,10 x sont couverts de dessins. Cette habi- 10,90 m. Il est ainsi à peine plus petit tude de Lambeaux est confirmée par que le relief en marbre auquel il a des témoignages ultérieurs et par une donné naissance. photo de son atelier où figure égale- ment le sculpteur. On distingue ses Le terme « carton » doit être pris dans dessins sur le mur enduit derrière lui. le sens d’« ébauche à taille réelle Il n’est donc pas inhabituel que pour d’une œuvre d’art ». Jef Lambeaux un projet de cette ampleur, Lambeaux parlait systématiquement de son ait travaillé au carton pendant plu- carton dans sa correspondance et la sieurs années. presse de l’époque utilisait elle aussi le terme. Le mot « carton » a toutefois On ne sait pas si le sculpteur a réalisé été source de confusion par la suite. un bozzetto de son œuvre en premier Cela explique que l’on ait supposé lieu. Lucien Solvay a indiqué en 1897 que le projet de Lambeaux pour Les qu’il avait entrepris une « esquisse Passions humaines avait été dessiné fougueuse » du projet dix ans aupa- sur carton. ravant. Impossible de vérifier s’il s’agissait d’un dessin ou d’un modèle. Il n’est pas inhabituel qu’un sculpteur Le carton des Passions humaines fut dessine l’esquisse d’une sculpture. acheté en 1890 pour les collections Certains façonnent un bozzetto, de Peinture décorative des Musées un modèle préparatoire à échelle royaux des Arts décoratifs et Indus- réduite, d’autres dessinent ou font triels de Bruxelles (les actuels Musées les deux. On sait que Jef Lambeaux La statue La Folle Chanson de Jef Lambeaux. Avenue royaux d’Art et d’Histoire). Palmerston, Bruxelles. Son achat par la ville en 1898 est dessinait beaucoup et qu’il peignait Jef Lambeaux dans son atelier avec Jules Lagae, photo ca. 1885/1889. À droite un modèle de la sculpture La Folle Chanson. parfois. Une description de son ate- controversé par son caractère dit « offusquant ». (© KIK-IRPA Bruxelles, cliché B192843) (A. de Ville de Goyet, 2021 © urban.brussels) l’œuvre dans Le Soir du 15 août. Il y consacre un sensible chez Jef Lambeaux. L’artiste y manifeste LES PASSIONS HUMAINES article presque complet. On en a déjà tant dit, son mécontentement à Max Sulzberger. Il est L’une des principales interroga- indique-t-il, mais mis à part les « initiés », personne visiblement sûr que l’avis dévastateur de Lucien tions soulevées par les critiques auparavant ne l’a vue. Il la considère ni plus ni Solvay n’a rien à voir avec l’œuvre elle-même. Le porte sur ce que Jef Lambeaux voulait ou non exprimer avec moins comme la principale œuvre du salon, mais critique d’art cherche à le présenter sous un mau- cette œuvre monumentale. Dans il ne déborde pas d’enthousiasme pour autant. vais jour, comme il l’a fait précédemment avec son article du 22 août 1889, le Dans son analyse, il soulève dès lors trois pierres l’artiste peintre Franz Courtens. Sulzberger publie journaliste de Het Handelsblad ne cache pas qu’il se heurte à d’achoppement. Elles résument l’ensemble de la ensuite dans L’Étoile belge un nouvel article parti- une montagne d’incompréhen- polémique : le manque de contenu et de cohé- culièrement élogieux, confirmant une nouvelle fois sion : « Le dessinateur a la pré- tention de coucher sur papier rence de la composition et le fait qu’elle ait été qu’il s’agit à son sens d’un chef-d’œuvre. Champal, une idée philosophique : eh élevée au rang de chef-d’œuvre. lui aussi, consacre à nouveau dans La Réforme un bien, que ce brave homme nous Lucien Solvay considère L’Humanité comme un article complet à l’« œuvre irrésistible », « le plus explique ce que veut dire cet enchevêtrement de têtes, de pompeux prétexte pour réunir différents groupes. grandiose concert de la splendeur humaine qu’on jambes et de bras, de morsures Il ne faut donc pas y chercher plus à ses yeux : puisse concevoir ». et de danses, de coups et de griffades, de corps qui volent et « Nous le connaissons assez pour être assurés que En dépit de la répétition de ces critiques positives, qui rampent. Ce que vient faire le quoiqu’on ait essayé de le faire croire, l’ambition l’article de Lucien Solvay divise la presse en deux Christ en croix dans toute cette d’être philosophe n’a nullement hanté son cer- camps : les fervents partisans qui estiment qu’il dépravation reste un mystère : nous nous demandons vraiment veau. » À première vue, il juge la composition s’agit d’un chef-d’œuvre, et ses détracteurs qui la ce que signifient ces gens entor- remarquable avec ses jeux d’ombre et de lumière jugent sans contenu, voire comme pur charlata- tillés de serpents. Il y a certes un Jef Lambeaux dans son atelier devant le modèle en plâtre des Passions humaines, s.d. [vers 1897]. 8 (© Coll. François & Patricia Gonzalez) particulièrement réussis et de jolies lignes à la nisme. talent d’exécution dans tout ceci, personne ne le conteste ; mais Rubens, qui lui apportent du mouvement. À ce Beaucoup d’encre coule donc assurément sur le dire qu’il s’agit là de l’œuvre d’un génie… Au Salon de Gand, l’œuvre est exposée et que Champal, qui a lui-même intitulé titre, Solvay prête à l’œuvre une grande valeur carton au cours de l’été 1889. « Met een woord Jef À d’autres ! » sous le titre L’Humanité, que le critique l’œuvre L’Inanité des Passions humaines, d’art Lucien Solvay trouve pompeux et peu trouve la proposition de Sulzberger bien décorative. Mais à la regarder de plus près, il est Lambeaux for ever » (en un mot, Jef Lambeaux Il est étonnant que le sculpteur lui-même éloquent. meilleure. Il y ajoute même que le Pre- n’ait jamais donné la moindre explication d’avis que la qualité qui caractérise d’ordinaire le pour l’éternité), écrit Het Handelsblad non sans une mier ministre, Auguste Beernaert, trouve sur ce qu’il voulait précisément exprimer. Lorsque le modèle en plâtre de la sculpture lui aussi cette dénomination seyante. En travail de Lambeaux est cette fois absente. Il y certaine ironie… Il laisse cette discussion à la presse, sans est achevé en 1894 et qu’il est prêt à être dépit de cela, le titre de l’œuvre changera jamais s’en mêler directement. Dans ce montré au public, la revue La Fédération observe surtout beaucoup d’erreurs : une foule de à nouveau et pour une raison inconnue, le contexte, il est encore plus frappant que artistique le nomme La Passion de l’Huma- personnages désarticulés avec des jambes dans ENTRE AMIS DE L’ART choix se portera sur la dénomination que le titre de la sculpture – Les Passions hu- nité. Dans son article dans L’Étoile belge l’œuvre avait reçue au départ : Les Passions une position problématique et des têtes étrange- maines – n’ait pas été donné par Lambeaux du 7 novembre 1894, Max Sulzberger lui humaines. C’est le titre qui, au moment de lui-même. Avec l’accord de l’artiste, des donne pour nom Le Calvaire de l’Humanité. ment attachées aux épaules. Pour Solvay, le sculp- La revue d’art belge de premier plan L’Ar t moderne l’achèvement du pavillon en 1910, sera ins- propositions sont soumises par des amis Lambeaux écrit le jour même à Sulzberger teur va devoir retravailler l’ensemble, parce qu’une se mêle peu à toute la discussion. Elle n’y consacre crit au-dessus de la porte. critiques d’art. pour lui dire qu’il est d’accord avec ce titre exécution fidèle dans le marbre ne fera que mettre en tout et pour tout qu’un paragraphe dans ses Lorsque Georges Verdavaine fait pour la en évidence les erreurs. La remarque suivante est articles sur le Salon de Gand. Mais il est clair que première fois état du grandiose projet de à ce titre éloquente : « Ce dessin nous a été pré- le journaliste n’est pas du tout convaincu : « On a Jef Lambeaux en 1886, il parle d’une com- senté avec tout l’apparat d’un chef-d’œuvre, sacré beau crier dans la presse au chef-d’œuvre et son- position dans laquelle « l’homme surgit avec ses passions ». C’est également l’idée et consacré avant même qu’il ne fût mis au jour. ner la trompette autour de cette allégorie, c’est la de base du sculpteur. Verdavaine, qui voit On a peut-être exagéré ; nous en sommes désolés mort qui la domine, comme le néant domine le carton en avril 1889 dans l’atelier de Lambeaux, en fait une large relation et pour l’artiste, à qui l’on a rendu, en le flattant, un l’œuvre elle-même. » intitule son article Les Passions humaines. fort mauvais service. » En fait, ce faisant, Lucien L’article paru le 6 octobre 1889 dans la même Champal le décrit dans son article élo- Solvay inflige une gifle aux intimes qui, lors de revue, sous le titre Camaraderie artistique, est d’une gieux qui parait également en avril 1889 dans La Réforme sous le titre Les Passions l’avant-première dans l’atelier de Lambeaux, ont tout autre nature. Il fait l’effet d’une bombe. Le humaines conduisant à la mort. pu voir l’œuvre et l’ont portée aux nues. carton de Jef Lambeaux est en fait pour L’Ar t Inscription au-dessus de la porte d’entrée du pavillon (1910) indiquant le titre définitif du relief. Une lettre indique que cet article toucha une corde moderne un simple prétexte. L’article n’est ni plus (A. de Ville de Goyet, 2021 © urban.brussels) texte pour assouvir une vieille rancune entre la Le Soir, il a fait l’objet d’un « concert d’injures ». rédaction de L’Ar t moderne et Champal. Champal Le Journal de Bruxelles, qui a, dès le début, pris la est le pseudonyme d’Achille Chainaye, un sculpteur défense du carton, est toutefois d’avis que L’Ar t qui, en 1883, devient membre du cercle artistique moderne a dépassé les bornes. Le journaliste d’avant-garde Les XX (Les Vingt). De 1884 à 1886, il insiste sur le danger que comporte un tel article : expose dans ces salons annuels. La relation avec « L’Ar t moderne morigène M. Achille Chainaye, en le collectif s’attiédit toutefois dès 1884, lorsque le sous-entendant presque tous les autres critiques, prix Godecharle est attribué au sculpteur Paul si bien qu’on ne pourra plus dorénavant distribuer Du Bois, membre fondateur des XX. Déçu d’une des éloges en contradiction avec les préférences carrière de sculpteur qui ne parvient pas à décoller de L’Ar t moderne, sans être accusé de camarade- et poussé par des raisons financières, Chainaye rie. » Il y ajoute encore qu’il est étonnant qu’un tel commence à écrire sous le pseudonyme de Cham- texte soit publié précisément dans L’Art moderne, pal à partir de 1886. Trois ans plus tard, en 1889, car la camaraderie y joue justement un rôle très lorsque Lambeaux présente son carton, Chainaye important. Enfin, il fait finement allusion au fait que démissionne des XX, mécontent de la tournure des tant Achille Chainaye que Jef Lambeaux ont jadis événements. été membres des XX, qu’ils ne le sont plus, ce qui Ce n’est pas un hasard si l’article « Camaraderie n’est finalement pas un scandale… artistique » parait dans la revue L’Ar t moderne, qui La discussion a également des répercussions dans se fait le porte-parole des XX. L’avocat et écrivain d’autres revues. Het Handelsblad, par exemple, fait 10 La Muette par Achille Chainaye, connu sous le nom de plume de Champal, 1883. La sculpture est dédiée à Jef Lambeaux et illustre ainsi 11 l’amitié entre les deux artistes. Octave Maus, figure de proue du cercle artistique, état de son agacement, indiquant que « […] l’on (coll. Stedelijke Musea Brugge © Cedric Verhelst/Thomas Deprez Fine Arts) a participé à la fondation du périodique et est entend des coteries qui participent de l’esprit ni moins qu’une attaque personnelle, virulente et la qualifiant même, en guise de mise à mort, de : membre de sa rédaction. Jef Lambeaux, également partisan crier au chef-d’œuvre pour autant que inédite contre le critique d’art Champal. L’auteur « […] tapant à l’œil, ne tapant pas à l’âme ». Par cet devenu membre des XX en 1883, en démissionne l’œuvre provienne d’amis de la clique ». Jan-Mat- de l’article dans L’Art moderne est d’avis que article, L’Ar t moderne ne se contente pas d’incri- déjà en 1884, après la première exposition. Son thijs Brans, qui a écrit un article positif au sujet du Champal se rend coupable d’encenser un art miner Champal, mais met publiquement en doute départ se justifie peut-être par une aversion pour carton de Lambeaux dans De Vlaamse School, somme toute moyen. L’article se fend même du sa compétence en tant que critique d’art. le cadre idéologique et la vision avant-gardiste des estime nécessaire de prendre ses distances par néologisme « champaliser ». Il est évident que Champal ne peut manquer de XX. Lambeaux est également un intime d’Achille rapport au texte de L’Art moderne. Et, des années Le journaliste de L’Art moderne suggère que Cham- répondre à cette attaque personnelle. Dans un Chainaye. Mais pour L’Ar t moderne, le carton du plus tard, en 1897, Jean Delville évoquera une fois pal veut en fait s’attirer des faveurs avec ses articles droit de réponse intitulé « Stupendum! » (Stupé- sculpteur est davantage un prétexte pour en encore avec sarcasme l’événement dans le post- flatteurs. De la sorte, il pourrait exercer une influence fiant !) paru dans le numéro suivant de L’Ar t découdre avec Achille Chainaye. Dans ce contexte, scriptum d’un texte négatif sur l’œuvre qu’il écrira et en tirer un profit personnel. L’Art moderne va moderne, il s’insurge contre ce qu’il considère le droit de réponse de Chainaye en dit long. D’après pour la revue L’Art idéaliste : « Le signataire du même jusqu’à suggérer que la camaraderie aurait comme des calomnies et des insinuations lui, L’Art moderne se comporte comme un pape de présent article déclare formellement ne céder à pu mener à l’acceptation d’œuvres d’art en échange pitoyables. Il se défend en argumentant qu’il n’a l’art qui fait et défait les réputations. aucun sentiment de haine personnelle et la véhé- d’articles, de publicités, de conférences… jamais reçu la moindre œuvre d’art ou invitation à L’article fait grand bruit et le carton de Lambeaux mence de ses paroles n’est due qu’à la seule Le carton de Jef Lambeaux est ainsi qualifié un dîner des artistes au sujet desquels il a écrit. Et se retrouve sous le feu des projecteurs. Quelques franchise de son opinion d’artiste, forte des prin- d’exemple le plus actuel de champalisation. Pour il va même plus loin : Champal renverse l’ensemble jours après la publication dans L’Ar t moderne, cipes esthétiques qui lui sont chers et au nom mémoire, Champal a été l’un des premiers à avoir de la problématique. Ce n’est pas lui, mais la revue Lucien Solvay lui consacre à nouveau un long desquels il agit. » vu le carton en avant-première dans l’atelier du L’Art moderne qui est le problème. Cette dernière article dans Le Soir, sous le même titre, « Camara- sculpteur et à l’avoir encensé de superlatifs dans a la prétention de se comporter en croquemitaine derie artistique ». Il s’y rallie totalement au texte de La Réforme. L’Ar t moderne ne manque pas de le vis-à-vis de la presse lorsque celle-ci encense L’Art moderne et loue le courage de sa rédaction rappeler explicitement et de souligner une fois d’autres artistes que les amis de L’Ar t moderne. de l’avoir publié. Il y ajoute sa propre expérience : encore que l’œuvre est en réalité loin des attentes, En fait, le carton de Jef Lambeaux n’est qu’un pré- après l’analyse critique du carton qu’il a écrit pour LA COMMANDE PAR L’ÉTAT BELGE Salon de Gand, Sulzberger indique dans L’Étoile belge qu’Alphonse Balat, architecte de la cour et L’article « Camaraderie artistique », qui paraît le vice-président de la Commission royale des Monu- 6 octobre 1889 dans L’Ar t moderne, ne se contente ments, recommande l’exécution du carton en pas d’en découdre avec Achille Chainaye : il est marbre. Lorsque le roi Léopold II visite le Salon de également publié au moment où commencent à Gand début septembre, le Journal de Bruxelles fait se répandre des rumeurs sur une commande de subtilement remarquer dans sa critique de l’évé- l’œuvre par l’État belge. Dans ce sens, cela peut nement que le souverain s’est avant tout fait pré- être interprété comme une tentative d’empêcher senter à Jef Lambeaux « avec qui il s’entretint la chose. La rumeur de commande publique de longtemps ». Tout est mis en œuvre pour que le l’œuvre n’est pas sans fondement. En effet, dès le gouvernement commande effectivement l’œuvre. 29 septembre 1888, alors que le carton n’est pas Début octobre, les rumeurs de commande vont encore achevé, Le Soir suggère déjà que l’État déjà bon train. C’est Le Bien public qui, le premier, aurait tacitement commandé l’œuvre. fait état de bruits selon lesquels Lambeaux, pour Projet de sculpture géante du Triomphe de la lumière par Antoine Wiertz sur la citadelle de Dinant. Lorsque le carton est présenté en avant-première la somme de 75.000 francs – « une bagatelle » – Ce projet ne fut jamais réalisé. (Diffusion Institut Destrée © Sofam) dans l’atelier de Lambeaux l’année suivante, les convertirait son gigantesque carton en une sculp- Triomphe de la lumière, sculpture en plâtre critiques se mettent ouvertement en quête de la ture en marbre. Het Handelsblad en fait également d’Antoine Wiertz, 1862. (MRBAB © KIK-IRPA Bruxelles, B119250) mission. Champal, par exemple, estime que le mention quelques jours plus tard dans un article carton devrait être acquis par l’État, rien que pour intitulé « 80.000 fr. », soit le montant pour « trans- 13 « LE MICHEL-ANGE DU RUISSEAU » encourager l’artiste. Ce dernier y a en effet beau- poser la boutique des chairs dans le marbre ». coup sacrifié pendant plusieurs années. Georges Évoquant des ragots, le Journal de Bruxelles nie La comparaison avec l’œuvre de Michel-Ange, de Pierre-Paul Rubens et Verdavaine va même un pas plus loin dans son toutefois fermement toute commande : « Le dépar- d’Antoine Wiertz est établie dès la pre- article. Il est d’avis que l’État doit faire exécuter le tement des Beaux-Arts a tout simplement l’inten- mière fois où Lambeaux présente son car- carton en sculpture et suggère, évoquant Michel- tion de consulter la Commission royale des monu- ton des Passions humaines. Champal va même jusqu’à dire que « depuis Michel- Ange en Italie, Pierre Puget et Jean-Baptiste ments sur la question de savoir si le carton de Ange rien n’a été conçu de semblable Carpeaux en France, une réalisation en marbre. Le M. Jef Lambeaux est réalisable et dans quelles dans l’histoire de l’art du monde entier ». Les corps musclés des hommes et les Journal de Bruxelles ne doute pas un instant que proportions. » Une question justifiée que Lucien femmes voluptueuses, mais aussi la com- la composition soit amenée à devenir « un trésor Solvay s’était également posée. Dans son article position diagonale lui confèrent une dy- de la patrie » et que « un superbe travail ne doit pas consacré au carton à l’occasion de sa présentation namique semblable à l’œuvre de Rubens. On y retrouve également des allusions permettre que l’étranger l’accapare ». au Salon de Gand, il se demandait si les zones au peintre romantique Antoine Wiertz, Il ressort d’une lettre du 12 avril 1889 que Jef d’ombre et de lumière intégrées dans le dessin ne tant sur le plan de la composition que Lambeaux est lui aussi favorable à cette idée. Il disparaitraient pas une fois l’œuvre exécutée en sur celui du format. Cela n’est pas éton- nant, car Lambeaux s’intéresse à l’œuvre confie au critique d’art Max Sulzberger que l’artiste marbre ou dans un autre matériau. Il se demandait de Wiertz. En février 1888, alors qu’il est peintre Euphrosine Beernaert lui a rapporté que également si les disproportions du dessin seraient en train de travailler au carton, la ville de Dinant lui confie la mission de réaliser en « le ministre » rendrait visite à son atelier, ouvert en finalement réalisables. trois dimensions l’œuvre monumentale vue de l’exposition de l’œuvre. Le nom du respon- Il ressort par ailleurs d’une lettre du 16 octobre 1889 L’Homme-Dieu, huile sur toile, Jean Delville, 1901-1903. de Wiertz, Le Triomphe de la lumière. (© Musea Brugge, www.artinflanders.be, une initiative de meemoo, photo de Dominique Provost) sable politique n’est pas cité, mais il n’est pas sans adressée à Max Sulzberger que le sculpteur est lui

En 1897, le peintre symboliste Jean texte est intitulé Le Michel-Ange du ruis- Vu le caractère acerbe du jugement, intérêt de mentionner que l’artiste est la sœur du aussi avide d’informations. Il y demande en effet Delville écrit dans L’Art idéaliste un article seau. Il cite ainsi l’éminent critique d’art il ne faut pas exclure que Delville ait Premier ministre Auguste Beernaert. Il est donc s’il a déjà des nouvelles concernant la décision de sur Les Passions humaines d’une plume Ernest Verlant qui a associé à sa virulente peint l’œuvre monumentale L’Homme- plus que manifeste que des tentatives aient été Balat. trempée dans le vitriol. En référence à critique du carton les termes de « baccha- Dieu entre 1901 et 1903 en réponse aux la comparaison, à tort ou à raison, avec nale de la crapule » et d’« ivrognerie ». Passions humaines de Lambeaux. entreprises pour éveiller l’intérêt du gouvernement. le grand maître de la Renaissance, son En août 1889, lorsque l’œuvre est présentée au LA RÉALISATION DU RELIEF UNE ŒUVRE IMMORALE ? vendues sous le comptoir. Dans un deuxième article, le quoti- La traduction néerlandaise du terme « Passions » par « Driften » donne dien réagit encore à un article paru dans le Journal de Bruxelles Une photo d’une ébauche en argile est lieu au fil du temps à une interprétation erronée de l’œuvre, en raison qui a défendu la composition : de son glissement sémantique vers un sens plus proche de « luxure ». conservée. Cette représentation rudi- La longue inaccessibilité de l’œuvre au public fait naître la légende « […] Après avoir vu l’Humanité, sur l’indécence voulue des atti- mentaire diffère sensiblement du carton. du caractère immoral de la représentation. tudes, sur l’expression lascive et bestiale de certains cortèges de femmes qui remplit tout un côté du panneau – Non, cela ne Il pourrait s’agir d’une première ébauche Il est frappant de constater que, lorsque le carton est exposé au peut être mis sous les yeux de tout un peuple ! » de la composition avant que le dessin soit Salon de Gand, la question de la moralité n’est jamais évoquée. Ce couché sur toile, mais rien ne vient le n’est qu’en octobre 1889 que le quotidien catholique Le Bien public Les déclarations du Bien public restent sans suite dans la presse. se prononce subitement sur un prétendu caractère indécent. Il res- La discussion n’enflamme à nouveau les esprits qu’en 1892. Pas confirmer. Sur ce croquis, le personnage dans la presse cette fois, mais au Sénat, où le ministre de l’Inté- sort des critiques publiées précédemment sur le carton – y compris de la Mort occupe une place centrale, dans Le Bien public – lorsqu’il peut encore être admiré au salon, que rieur Jules de Burlet doit répondre à des questions parlemen- les seules questions posées concernent ce que l’œuvre représente taires sur la commande publique et le caractère prétendument mais au lieu d’articuler l’ensemble de la exactement et l’idée qui la sous-tend. immoral de l’œuvre. La discussion porte en fait sur le prix et de composition autour de ce personnage, Burlet répond en ces termes : « L’exécution revêt-elle un carac- les différents groupes sont repoussés Photo d’une esquisse en argile des Passions humaines issue d’un album offert, en Dans quelques articles parus dans Le Bien public en octobre, le ton tère d’immoralité ? Assurément, il y a du nu, beaucoup de nu, 1895, à Gabriel Hanotaux, ministre français des Affaires étrangères. change brutalement et le caractère immoral de l’œuvre est clairement et des groupes entiers ; mais ce n’est pas aux détails qu’il faut dans un mouvement centrifuge. C’est un (© Musée royal de Mariemont) soulevé. Le critique fulmine directement contre Joseph Devolder, mi- s’attacher, c’est à l’ensemble […] Que, au point de vue du goût, point de départ totalement différent. nistre de l’Instruction publique de l’époque et membre du parti catho- certains détails puissent être critiqués, je n’y contredis pas, et lique. Dans un style grandiloquent, il est demandé au « chrétien et père j’espère que, dans l’exécution définitive, l’artiste saura introduire Un relief en bronze est conservé dans les de famille » s’il souhaite « corrompre » la jeunesse avec un aussi scan- quelques sages corrections. Mais taxer son œuvre d’immorale, collections des Musées royaux des Beaux- daleux « étalage ». Il ose même une comparaison avec Félicien Rops, c’est, je crois, le mal juger ! » Ceci referme définitivement les Arts de Belgique. Du point de vue de la connu pour ses représentations licencieuses qui, d’après l’auteur, sont débats. composition, il est bien plus proche du 15 carton et illustre plus que probablement l’étape intermédiaire. La principale diffé- rence entre cet exemplaire en bronze et « UN PETIT ROULEAU DE 271.200 FR. » le relief final en marbre réside dans le fait Comme le relief en marbre n’est pas prêt lorsqu’a lieu l’ex- que la Mort n’y occupe pas une position position internationale de Bruxelles en 1897, au parc du Cin- centrale. L’accent est mis sur le Christ en quantenaire, l’idée de présenter le carton dans le pavillon est soulevée, avant d’être écartée. Mais cela suffit à faire croix. On peut se demander si le sculpteur naître la rumeur selon laquelle la toile ne peut être exposée s’est inspiré un peu trop littéralement de parce qu’elle a été perdue. la peinture Le triomphe du Christ d’An- Les Passions humaines, bronze, Jef Lambeaux, 1889-1899. (MRBAB © KIK-IRPA Bruxelles, B230327) La presse rend Prosper de Haulleville, à l’époque conserva- toine Wiertz ou si certains critiques qui se teur en chef des Musées royaux d’Arts Décoratifs et Indus- triels de Bruxelles, responsable de cette perte. L’homme sont interrogés sur le rôle central donné peut toutefois réfuter les faits. à la Mort ont touché une corde sensible Après la commande du relief en marbre, le gouvernement chez le sculpteur. prend possession du carton. Jules de Burlet, ministre de Lorsque Jef Lambeaux ouvre son atelier l’Intérieur et de l’Instruction publique, souhaite que le car- ton soit exposé en permanence dans les Musées royaux. en octobre 1894, le modèle en plâtre des Malheureusement, aucun espace du bâtiment n’est assez Passions humaines, moulé sur le modèle vaste pour le montrer. Il est donc, par la force des choses, en argile à taille réelle, est achevé. C’est enroulé et conservé – « comme s’il s’était agi d’un vulgaire rouleau de billets de banque ! », écrit Het Handelsblad la version définitive de la composition le 6 avril 1897 sous le titre provocant de « Een rolleke van dont la réalisation finale en marbre ne sera 271.200 fr. ». achevée qu’en 1899. Détail du modèle en plâtre dans l’atelier de l’artiste, 1897. Peu après, le carton de Jef Lambeaux est transféré au (L. Solvay, Les Passions humaines, in Bruxelles-Exposition, 1897, p. 64) Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers. Le triomphe du Christ, huile sur toile, Antoine Wiertz, ca. 1847-1848. (© MRBAB / photo de J.Geleyns – Art Photography) L’INTERPRÉTATION DE LA LA REPRÉSENTATION IDENTIFICATION DES DIFFÉRENTS GROUPES DU RELIEF REPRÉSENTATION Le colossal relief de 6,32 x 11,17 m est réalisé en Jef Lambeaux n’a jamais identifié lui-même les différents groupes Tout comme Lambeaux n’a jamais identi- marbre de Carrare blanc (bianco Carrara statuario). de la composition. Tout comme le titre de l’œuvre, il en a laissé fié lui-même les groupes, il s’est à peine Il se compose de 16 blocs auxquels des éléments de le soin à ses amis journalistes, avec qui il avait des contacts per- exprimé sur le sens de la composition. marbre sont fixés en certains endroits. sonnels, comme le montre sa correspondance. Leurs critiques ont Le Journal de Bruxelles l’exprime élégam- livré d’amples descriptions. Aussi peut-on croire que l’identifica- ment en prenant la défense de l’œuvre : La composition du relief s’organise en deux groupes, tion qu’ils ont proposée reposait sur ce que le sculpteur leur avait « Nous croyons que les intentions philoso- séparés l’un de l’autre par le personnage de la Mort. confié ou, du moins que celui-ci approuvait les dénominations phiques de M. Lambeaux sont modestes. Celle-ci est représentée sous la forme d’un squelette. données. Il a cherché à donner une impression La face de la tête de mort domine l’ensemble de la d’art et non à formuler par la plastique un composition. Le squelette au bras droit levé est par- Les différents groupes sont les suivants : système de philosophie ; il est vraisem- tiellement enveloppé d’un voile transparent. 1. La Mort blable que Descartes et Spinoza lui sont Le groupe en bas à droite sous la Mort est principa- 2. Les Légions Infernales étrangers et qu’il n’a pensé à Schopen- lement constitué d’hommes nus, musclés et athlé- 3. Le Christ en croix hauer pendant son travail. Le sujet de son tiques. Ils combattent avec des armes, luttent, sont 4. Dieu œuvre est simple ; il ne faut pas y cher- tourmentés ou envahis d’émotions. Au milieu de ce 5. Les Parques cher ce qu’il n’a pas prétendu y mettre. » tumulte, le personnage du Christ en croix. 6. Adam et Ève chassés du paradis terrestre L’interprétation de la composition four- 7. Caïn et Abel nie ensuite reste relativement obscure. Il Le groupe à gauche est dominé par de robustes 8. Les Trois Âges de l’humanité s’agirait d’une expression de l’idée que la femmes nues bougeant allègrement les bras, tandis 9. La Guerre vanité (à droite de la composition) et la qu’un satyre joue du tambourin. Sous lui, on distingue 10. Le Viol joie (à gauche) conduisent à la mort (au deux scènes, comme des zones d’apaisement dans 11. Le Suicide centre), donc d’une composition d’une la composition : une femme tenant un enfant sur ses 12. La Séduction ou L’Amour Conjugal vanité et d’un Jugement dernier. De genoux et un couple d’amoureux. 13. La Maternité nombreuses scènes connexes, certaines 14. La Débauche ou La Luxure 17 d’origine biblique et d’autres d’origine 15. La Bacchanale mythologique, ne sont pas mentionnées 16. Les Grâces et ne font pas non plus l’objet d’écrits contemporains. Peut-être ne faut-il pas en tenir compte et l’artiste cherchait-il simplement à réaliser un ensemble plas- 2 2 3 tiquement harmonieux où toutes ces 5 représentations se confondaient. 1

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UN MOULAGE QUI A PARCOURU L’EUROPE

Un comité est créé en 1899 pour exposer 16 6 l’œuvre de Jef Lambeaux à l’étranger. Un moulage en plâtre du relief en marbre est réalisé avec l’assentiment de l’État belge. 10 9 Cette copie constitue une partie impor- 14 15 tante de l’exposition qui s’arrête dans diffé- 11 rentes villes : Scheveningen, Berlin, Munich, 7 Dresde, Vienne et Paris. Dans la capitale 8 française, le relief peut être admiré à l’Expo- sition universelle de 1900 dans un pavillon Les Passions humaines, Jef Lambeaux, plâtre, 1899. spécialement créé à cet effet. (© Museum voor Schone Kunsten Gent, www.artinflanders.be, une initiative de meemoo, 13 12 Avec le consentement de Jef Lambeaux, photo de Michel Burez) le moulage est ensuite remis au Musée des Affiche de l’exposition du plâtre des Passions humaines à l’occasion de l’Exposition Beaux-Arts de Gand en 1905, qui l’intègre universelle de Paris 1900, Alfred Bastien. Les Passions humaines, Jef Lambeaux, marbre, 1889-1899. dans une salle. (© Museum voor Schone Kunsten Gent, www.artinflanders.be, une initiative de meemoo, (A. de Ville de Goyet, 2014 © urban.brussels) photo de Michel Burez) 18 19 royale des Monuments et Sites – déjà interrogé sur BIOGRAPHIE DE VICTOR HORTA

Le pavillon de l’opportunité de la commande – n’est pas étranger Formé dès l’âge de 12 ans à l’Académie de Gand, puis à cette décision, pas plus qu’à la désignation de son inscrit à l’Académie de Bruxelles au retour d’un séjour à jeune élève, Victor Horta, pour concevoir un écrin Paris, le jeune Victor Horta est engagé comme architecte Victor Horta stagiaire chez Alphonse Balat dès 1883, alors qu’il est architectural à la mesure de l’œuvre. Le contrat est encore étudiant. signé le 8 août 1890 : Horta et Lambeaux s’y En 1884, un projet de parlement, dans le style de UNE PREMIÈRE COMMANDE PUBLIQUE engagent à mener à bien l’exécution de l’ensemble son maître, fait de lui l’un des trois lauréats du prix POUR VICTOR HORTA dans un délai de huit ans, pour un budget de Godecharle. Institué six ans plus tôt, ce concours trien- nal doit permettre à de jeunes artistes de voyager durant 171.200 francs pour la sculpture et de trois ans pour compléter leur formation. Au mécontente- Une fois le principe de la commande du relief de 49.687,50 francs pour l’édicule chargé de l’abriter. ment de la commission d’attribution, Horta n’effectuera marbre arrêté, une question reste ouverte : où expo- Dès après la commande, l’implantation de la sculp- que de courts séjours en Allemagne et en France : marié depuis 1881 et pressé de se lancer dans la vie active, le ser une œuvre de telle dimension ? On envisage, ture au sein du parc fait l’objet de négociations. jeune architecte ne quitte Bruxelles qu’à regret. Bien qu’il dans un premier temps, de l’intégrer dans un bâti- Arguant des coûts de nivellement du terrain et de ne voyage ni en Italie ni en Grèce, il fait montre d’intérêt envers l’architecture classique : en réponse au règlement ment public existant, comme le Palais de Justice ou la « nature humide et défectueuse du sol » à l’empla- du concours impliquant de réaliser un chef-d’œuvre à Palais des Beaux-Arts, récemment construit rue de cement initialement prévu – une allée transversale l’étranger et de l’envoyer au Musée du , la Régence par Alphonse Balat. Toutefois, le choix côté sud –, Horta convainc les commanditaires il élabore un projet de restauration du temple d’Auguste et de Livie, à Vienne (France). Comparer la restitution de se porte en définitive vers le parc du Cinquantenaire, d’adopter l’emplacement actuel, dans l’angle nord- la façade de l’édifice impérial à celle du Pavillon des Pas- aménagé dix ans plus tôt sur les plans de Gédéon ouest : « Placé dans l’axe de la plus belle avenue, sions humaines fait ressortir de manière évidente l’origi- nalité des détails conçus par Horta. Bordiau dans le cadre de la commémoration des devant une partie non encore boisée, il réunit toutes 20 cinquante ans d’indépendance du pays. les conditions du premier emplacement choisi sans Si le Pavillon des Passions humaines est la première commande publique du jeune architecte, il n’est pas Alphonse Balat, vice-président de la Commission en avoir les grands inconvénients. » pour autant sa première œuvre bâtie. En 1885, il se voit confier la construction d’un groupe de trois maisons dans sa ville natale de Gand. Outre les façades aux briques apparentes, percées de fenêtres couronnées d’arcs en plein cintre, c’est la collaboration de l’architecte avec deux artistes, un peintre et un sculpteur, qui est alors perçue comme la principale originalité du projet : alors qu’Adrien De Witte réalise une frise de sgraffites sous la corniche, Hippolyte Le Roy décore de bas-reliefs l’allège des fenêtres du premier étage. Dans la tradition des Arts & Crafts anglais, cette union des arts annonce les réalisa- tions ultérieures de l’architecte et, plus généralement, le mouvement Art nouveau.

Projet de restauration du temple d’Auguste et de Livie à Vienne (France), envoi dans le cadre du prix Godecharle, arch. Victor Horta, 1886. (© MRAH, Bruxelles)

Maisons Geenens, arch. Victor Horta, 1885. Implantation initialement prévue du pavillon (rouge) et son emplacement actuel (bleu), Vue aérienne du parc du Cinquantenaire. (© KIK-IRPA Bruxelles, M102950) (Bruciel, 1930-1935 © urban.brussels) VERS L’ART NOUVEAU « On s’est imaginé que les lignes courbes que j’ai intro- duites dans mon architecture étaient de fantaisie ? Afin d’assurer la visibilité du relief par le public tout J’étais à leur recherche depuis ma sortie d’école et en- core quand j’étais chez Balat et sous sa pleine influence. en le protégeant des intempéries, et en accord L’édicule du Cinquantenaire en est la preuve : il n’y a avec Lambeaux, Horta conçoit son abri comme pas une seule droite, toutes les verticales sont courbes. un petit temple, d’apparence néoclassique. Cependant, cette recherche partait du même esprit, car elle partait du galbe des colonnes, galbe séculaire, mais Composé d’un seul espace dont la largeur (14 que l’on n’avait, en aucun temps, traduit ou transposé mètres) se calque sur celle du relief sculpté qui en aux autres éléments de l’architecture. »

occupe le fond, devant un vide technique Horta, Mémoires, p. 16 accessible par une porte arrière, le pavillon s’ouvre vers le parc par un portique de quatre colonnes encadrées de pilastres, portant entablement et LES ALÉAS DU CHANTIER fronton. La toiture est percée sur toute sa longueur d’une large verrière à deux versants, assurant à la Les travaux débutent dès l’automne 1891, sans sculpture un éclairage zénithal en plus de qu’aucune demande d’autorisation de bâtir n’ait l’éclairage frontal autorisé par la façade. L’austérité été introduite. C’est pour régulariser la situation apparente de l’édicule le rapproche de que Horta transmet un jeu de plans sommaires à Pavillon des Passions humaines, détail du soubassement, arch. Victor l’architecture d’Alphonse Balat qui, au contraire de Horta, 1890-1910. l’administration en mai 1892. En septembre 1893, (A. de Ville de Goyet, 2014 © urban.brussels) ses contemporains Léon Suys et Jean-Pierre le bâtiment est couvert d’une toiture provisoire, 22 23 Cluysenaar, se montre avare de décor et mise sur de manière à ce que la version en plâtre du relief, une élégante sobriété : « Simplifiez, simplifiez en cours de réalisation par le sculpteur dans son encore, simplifiez toujours et quand vous aurez atelier, puisse y être installée. Cette version, mou- tout simplifié, vous n’aurez pas encore assez Maison Autrique, Chaussée de Haecht 266, Schaerbeek, détail du rez- lée sur le modèle en terre à taille réelle et où de-chaussée, arch. Victor Horta, 1893. simplifié », telle est sa devise, et son élève semble (A. de Ville de Goyet, 2020 © urban.brussels) l’œuvre apparait dans sa composition définitive, l’avoir adoptée, également pour les matériaux, est terminée en octobre 1894. Lambeaux ouvre exposés sans fard. son atelier pour l’occasion. Un examen plus attentif de l’édicule révèle voir », ces courbes lui auraient demandé un travail Si Lambeaux et Horta semblent s’être mis rapi- toutefois que Horta ose considérer le modèle considérable. dement d’accord sur la forme à donner à l’écrin antique non comme un modèle indépassable, « Comment ? Vous osez inventer des profils, alors du relief, leur collaboration est émaillée de conflits mais comme un support d’invention. L’œil attentif que vous avez à votre disposition tant de beaux et de malentendus. Bien que la Commission décèle un traitement original des éléments de exemples du passé ? », demande Alphonse Balat royale des Monuments ait financé la réalisation base du temple classique que sont le à son élève, à propos d’un projet de socle pour d’une maquette à l’échelle de 1/20, conservée soubassement, les colonnes ou l’entablement. une sculpture contemporaine du pavillon… En dans l’atelier du sculpteur afin que celui-ci puisse Entre les murs de l’édicule et son socle, entre les continuité, mais aussi en rupture avec l’enseigne- juger des conditions d’éclairement de son œuvre, colonnes aux chapiteaux réinventés et ment reçu, le Pavillon des Passions humaines Lambeaux change constamment d’avis sur les l’entablement qui s’y pose avec souplesse, portant inaugure, sous ses dehors sages, une prise de dispositions des lieux… Des exigences que Horta un fronton dont les rampants affichent une courbe distance audacieuse avec le langage classique. interprète comme une manière de gagner du tendue, le jeune architecte insère des transitions Cette distance se développera très rapidement temps pour la réalisation du relief tout en impu- dynamiques et subtiles. Il est donc aisé de voir dans les années qui suivront, notamment avec tant les retards à l’architecte. Ni le relief ni le dans la composition du petit temple le germe des l’hôtel Tassel et la maison Autrique, trois ans plus pavillon ne sont prêts pour l’exposition internatio- principes de l’Art nouveau. Horta le confirmera Pavillon des Passions humaines, détail d’une colonne, arch. Victor tard seulement. nale de 1897, qui se partage entre les parcs du Horta, 1890-1910. dans ses Mémoires : « perdues pour qui ne sait pas (A. de Ville de Goyet, 2014 © urban.brussels) Cinquantenaire et de Tervueren. Les blocs de « Nous avions vu déjà le bas-relief de Lambeaux dans son atelier de la Hollestraat à Saint-Gilles, mais il était en plâtre et le voici en marbre, dans son éclairage définitif, pas tout à fait peut-être, car il semble qu’il reste quelque chose à faire (…) pour amener la lumière au pied du bas-relief où l’artiste a groupé les épi- sodes préparatoires qui, pour n’être pas entrainés dans la mêlée furieuse de sa composition grandiose et vraiment passionnée, ne sont pourtant pas là uniquement pour faire figure de repous- soir dans une sorte de pénombre. L’ensemble n’en est pas moins superbe, de puissant et émouvant effet. Il reste quelques coups de maillet à donner mais on n’en a pas moins la vision de l’œuvre définitive. »

Pavillon des Passions humaines, arch. Victor Horta, 1897. Les ouvriers L’Indépendance belge, 31 octobre 1899 sculptent les chapiteaux des colonnes. (© Coll. AAM Fondation, fondation CIVA)

l’édicule, qualifié de « superbe petit portique gréco- Pavillon des Passions humaines, élévation, plan et coupe, arch. Victor Horta, 1892. romain », n’inspire aucun commentaire, et le nom place à l’arrière de ses colonnes. Le 1er octobre (© AVB, TP32170) de Victor Horta n’est pas même mentionné. 1899, la sculpture est enfin révélée au public dans Dans les années qui suivent, le pavillon est trans- sa version définitive, bien que les finitions du pavil- formé en atelier pour le sculpteur qui réalise son lon ne soient pas achevées. œuvre in situ : une cloison provisoire en bois prend 24 25

Pavillon des Passions humaines, arch. Victor Horta, avant 1893. Vue durant la construction : le relief n’est pas encore en place (on aperçoit le mur de briques au fond), les chapiteaux ne sont pas encore sculptés et le pavillon n’est pas encore couvert d’une toiture. (© AMH)

marbre de Carrare, commandés pour l’exécution définitive du relief, ne sont livrés sur place qu’en mars 1897, à la veille de l’ouverture de l’exposition, et le pavillon apparait en cours de construction dans le journal officiel publié pour l’occasion. Il faut noter que le pavillon est alors considéré comme très accessoire par rapport à la sculpture, exposée dans sa version en plâtre. Alors que

Lucien Solvay consacre, dans le même journal, Plan de l’exposition internationale de Bruxelles au parc du une longue critique élogieuse au relief, suivie d’une Cinquantenaire de 1897. (© Gallica.bnf.fr/BnF) Pavillon des Passions humaines, arch. Victor Horta, entre 1897 et 1899. Le pavillon est refermé par une cloison en bois pour servir d’atelier. biographie de Lambeaux, l’architecture de (© AMH) CACHEZ CE RELIEF… « Le temple qui abritera peut-être un jour le bas-relief de Lam- du tout classiques. Une porte en bois cadenassée, des cloisons beaux est dans un état d’inachèvement lamentable. C’est une disjointes, des baies fermées par des toiles déchirées, et les mul- L’ouverture du pavillon est de très courte durée : énigme obstinée de style grec, en pierres non encore dégros- tiples ravages de l’hiver et de l’humidité donnent à ce temple, en sies, et dont le mutisme est perpétué pour devenir à la longue si désespérante préparation, un aspect de jeune ruine. » après quatre jours seulement, une palissade en une tradition bruxelloise. La façade est affreusement souillée ; interdit l’accès. Alors qu’il avait été conçu comme les gamins ont agrémenté les colonnes d’écrits et de dessins pas L’Indépendance belge, 14 mars 1901 ouvert sur le parc, laissant apercevoir le relief à l’ar- rière de ses colonnes, il est désormais question de le fermer, au risque, comme le croit le journal Le Soir, en tout ou en partie la façade avant. Les essais « de diminuer le recul nécessaire pour que l’œuvre semblent avoir été probants, puisque dans la foulée, puisse être bien vue dans son ensemble ». Exigence Horta se voit chargé de modifier son projet : le

du sculpteur ou puritanisme ? Selon Horta, Jef Les Passions humaines, Jef Lambeaux,1904-1905. Vue du relief durant pavillon sera refermé. L’architecte n’accepte que de Lambeaux, déçu des effets de la lumière naturelle les essais d’éclairage. mauvaise grâce, et à condition que l’opération ne (© Régie des Bâtiments - Fonds ministère des Travaux publics) sur son œuvre, aurait tiré parti de la réticence d’une se limite pas à refermer l’intervalle entre les colonnes frange du gouvernement catholique pour faire valoir Les Passions humaines aux yeux du public parce qu’il par un mur. Comme le montrent les clichés remon- sa volonté de fermer le temple. Quant au sculpteur, estime que l’œuvre est immorale ». Quoiqu’il en soit, tant à cette époque, les finitions intérieures sont il niera avoir joué un rôle quelconque dans la déci- il est demandé à Victor Horta d’étudier la possibilité encore absentes. sion, et en imputera à posteriori la pleine responsa- de refermer l’édifice, ce qu’il refuse de faire, au nom bilité au gouvernement, qui « ne veut pas exposer de l’harmonie architecturale. Pavillon des Passions humaines, arch. Victor Horta, 1904-1905. LA NOUVELLE VERSION Vue de l’intérieur du pavillon avec la cloison provisoire en bois démontée et les rideaux d’occultation. 26 (© Régie des Bâtiments - Fonds ministère des Travaux publics) 27 En septembre 1906, Horta livre de nouveaux plans Les années passent sans que la situation évolue, de principe à l’administration des bâtiments, char- d’autant que le gouvernement n’envisage qu’avec gée de réaliser les plans d’exécution. Dans ses réticence l’engagement de frais supplémentaires Mémoires, il affirme avoir travaillé gratuitement, pour modifier l’édifice. Le pavillon rejoint le Pano- tant il était hostile au projet de transformation. À rama du Caire voisin, construit à l’occasion de l’emplacement des colonnes, déportées vers l’exposition de 1897, et l’arcade du Cinquantenaire, l’avant, prend place un mur plein, percé d’une qui attend toujours une réalisation définitive, au porte suivie d’un sas. Pour empêcher la lumière de nombre des incarnations de l’inefficacité de l’admi- pénétrer à travers l’ensemble de la verrière, l’archi- nistration et du gaspillage de l’argent public. Alors tecte prévoit un plafond à hauteur des entraits pour qu’il n’est pas encore achevé, le pavillon nécessite les deux premières travées, alors que la troisième déjà des réparations du fait de « gamins » qui accueille un contre-lanterneau métallique. prennent la verrière pour cible. En dehors de ces modifications imposées, Horta Il faut attendre octobre 1904 pour que soient orga- semble avoir voulu profiter de l’occasion pour pour- nisés, à l’initiative de la Commission royale des voir la façade principale de l’édicule d’un décor Monuments et en réponse aux critiques du sculp- sculpté. Le nouvel alignement de colonnes formant teur, des essais d’éclairage naturel du relief. Ils se un pronaos porterait un groupe sculpté en forme poursuivent jusqu’en janvier 1905 au moins ; le de fronton, placé devant le fronton original. La lanterneau, occupant préalablement la majeure nouvelle façade, avec porte d’entrée, serait ornée partie de la toiture, est progressivement occulté d’un décor de couronnes et de guirlandes dans un pour ne finalement laisser pénétrer la lumière qu’au long cartouche horizontal. Ce dernier répondrait à Pavillon des Passions humaines, arch. Victor Horta, 1904-1905 Le pavillon est rendu inaccessible par la construction d’une palissade en bois. Le droit du centre du relief. En parallèle, des rideaux ceux qui, dès le départ, animaient de leurs surfaces lanterneau est occulté pour ne laisser passer la lumière que par une ouverture centrale au droit du relief. (© Régie des Bâtiments - Fonds ministère des Travaux publics) sont placés à l’arrière des colonnes afin de refermer lisses les façades latérales. Il semble en outre que Transformations proposées par Horta en 1906 « Est-ce à dire que je me rallie au principe de cette transformation l’idée de ce musée en réduction avec toutes les charges qu’il 1. mur plein et que je voie d’un bon œil fermer un édicule qui ne devait être imposera par la suite ne sera jamais faite pour me plaire. Mais 2. porte d’entrée qu’un lieu de repos dans un jardin public, protégé contre le van- c’est là affaire à M. Lambeaux dont l’œuvre en l’occurrence est 3. sas (non réalisé) dalisme par une simple clôture ? Non ! J’aime les œuvres au grand maîtresse. » 4. plafond jour, je n’attache qu’une importance relative à ce qu’on appelle le 5. contre-lanterneau « bon emplacement » ou l’éclairage aimablement truqué ; aussi, Lettre ouverte de V. Horta dans Le Soir, 14 avril 1907 6. pronaos 7. fronton scuplté (non réalisé) 3 8. cartouche avec couronnes et guirlandes 1 (non réalisées) 2 6 relief LE PROJET DU MINISTÈRE DES de panneaux de marbre jaune de Sienne. Le TRAVAUX PUBLICS pourtour du haut-relief est traité en pierre Plan d’Euville. 7 4 Les plans d’exécution et le cahier des charges Estimé à 71.000 francs, le marché est emporté sont élaborés par le Service des bâtiments civils par les entreprises De Booserie, à Schaerbeek. 1 5 en 1909. Outre les problèmes rencontrés pour Horta ayant refusé de superviser les travaux, ils 6 6 l’exécution du relevé, le travail est ralenti par des sont placés sous la surveillance de l’architecte 2 problèmes de personnel. Élaboré sur base des Serrure, du Service spécial des bâtiments civils. 3 documents soumis par Horta en 1906, le projet Un bouclier de madriers protège le relief pendant mis en adjudication le 18 juin 1909 ne les suit pas toute la durée du chantier.

Élévation latérale en tous points : plutôt que d’occulter une partie 28 29 Coupe de la verrière existante, il 7 prévoit son remplacement par une verrière plus petite 8 et la construction d’une toi- ture en zinc, masquée 1 1 depuis l’intérieur par un 2 2 plafond à caissons à l’an- tique. Le décor sculpté,

Nouvelle façade à l’emplacement des colonnes destiné à animer la nouvelle façade avant, n’est pas repris Élévation frontale Pavillon des Passions humaines, état modifié, arch. Victor Horta, 1906. au cahier des charges et ne (© AMH) sera jamais exécuté, au les façades latérales auraient dû accueillir des 14 avril 1907, et le lendemain, dans Le Soir. Il grand regret d’Horta. En groupes sculptés au niveau des ressauts marquant n’acceptera jamais de s’être vu imposer une telle revanche, un décor intérieur l’épaisseur du bas-relief. Ces décorations sculptées transformation, d’autant que celle-ci avait pour est prévu et sera bel et bien n’ont toutefois pas été réalisées. effet de soustraire aux regards une œuvre qu’il réalisé : le sol est pourvu Alors que la presse se félicite que le problème du ne se cachait pas d’admirer. Dans ses Mémoires, d’une mosaïque cirée pavillon trouve finalement une heureuse issue, et il continuera de se réjouir des difficultés rencon- blanche, jaune et rouge, et que les admirateurs de Jef Lambeaux clament à trées par l’administration dans le relevé du pavil- les murs, dont la structure en qui veut l’entendre que les essais d’éclairage ont lon, nécessaire à l’élaboration des plans détaillés : briques était jusque-là restée donné raison au sculpteur, Horta reste amer, il aurait pris plus d’une année, « tant les courbures, partiellement apparente faisant valoir son point de vue dans une lettre les raccords, les profils, tous tracés à la main, entre les pilastres en pierre Pavillon des Passions humaines, arch. Victor Horta. Plans dressés par le Service des bâtiments civils, 1909. Détail des parements. ouverte publiée dans l’Indépendance belge le avaient demandé du temps ». de Savonnières, sont habillés (© AGR, fonds Régie des Bâtiments, versement 2013) 30 Pavillon des Passions humaines, arch. Victor Horta. Plans dressés par le Service des bâtiments civils, 1909. Coupe. 31 (© AGR, fonds Régie des Bâtiments, versement 2013)

Pavillon des Passions humaines, arch. Victor Horta. Vue après transformation. (© KIK-IRPA Bruxelles, M102018) LE DÉCÈS DE JEF LAMBEAUX À l’issue de la cérémonie, en revanche, un groupe d’artistes se rend au pavillon pour clouer une cou- Jef Lambeaux, qui désespérait que les travaux ronne sur la palissade en guise de protestation : UNE OUVERTURE SANS une surveillance permanente à un lieu n’accueillant soient un jour menés à bien et en attribuait la « Nous formons ici, au nom du maître lui-même, INAUGURATION qu’une seule œuvre, et de surcroit non chauffé, lenteur à son supposé « paganisme », ne connaîtra au nom de ses amis et de ses admirateurs, le vœu entraine une ouverture très sporadique que jamais le résultat final : il meurt en juin 1908, et solennel de voir bientôt, le plus tôt possible, surgir À l’approche de la fin des travaux, en juillet 1910, regrette régulièrement la presse avec plus ou aurait demandé à être enterré sous le pavillon. Le de ce sépulcre où on la tient cachée l’œuvre capi- de petits travaux d’entretien sont entrepris, tant au moins d’ironie. En l’absence de gardiennage, les fait que le gouvernement n’envoie pas de repré- tale de Jef Lambeaux ». Le fait que ce cortège soit niveau du pavillon que du haut-relief. À l’intérieur, actes de vandalisme se multiplient. sentant à ses funérailles semble confirmer la frilo- placé sous la conduite du peintre Jean Delville ne un velum est placé sous le lanterneau pour atté- sité qu’inspirait sa personnalité à une part impor- peut que surprendre lorsque l’on sait que onze ans nuer la lumière, visiblement toujours excessive, tante de la classe politique catholique au pouvoir. plus tôt, celui-ci avait qualifié Les Passions tombant sur la sculpture. Les abords ne sont pas humaines d’« immonde débauche de chair por- en reste, et le tertre sur lequel s’élève le monument cine » et de « bacchanale de cabaret ». se voit pourvu d’un gazon prélevé sur les pelouses voisines. En septembre, vingt ans après la com- « Voulez-vous mon opinion bien franchement ?… On ne verra mande, le ministère des Travaux publics annonce “jamais” Les Passions humaines. (…) Parce que mon ministre que le pavillon peut être rendu accessible au ne le veut pas (…). On m’a dit un jour : “Vous êtes un païen !” et c’est là le grand argument qu’on me relance chaque fois que public. Aucune cérémonie ne marque l’événement. l’on le peut. On m’en veut de n’avoir aucune autre religion que Considéré comme un « musée en réduction », pour celle de mon art. » reprendre les termes d’Horta, le pavillon passe Jef Lambeaux dans Le Soir, 22 octobre 1906. sous la responsabilité de l’administration des Le Soir, Petite Gazette, 12 février 1911. Beaux-Arts en janvier 1911. L’impossibilité d’affecter (© domaine public) troupe théâtrale d’avant-garde Plan K qui, pour le « (…) J’ai gravi les escaliers de bois qui mènent au péristyle du que des artistes en herbe soient autorisés à essayer leurs talents temple où règne le chef-d’œuvre de Lambeaux. Depuis quelques naissants sur sa pierre et griffonnent sottement les maisonnettes, spectacle « 23 Skiddoo », n’hésite pas à escalader jours à peine, il est accessible à tout-venant et déjà bien des mains les volatiles, les bonshommes ou pire que cela – qui décorent (?) le haut-relief. Dans les semaines qui suivent, celui- l’ont profané. Les murs et les fûts des colonnes sont couverts de cette façade. Ou bien ce sont des noms crayonnés par douzaines, ci bénéficie d’un nettoyage effectué gracieuse- sottes ou d’indécentes inscriptions. Il n’y a donc jamais un gardien, des devises idiotes, de ces phrases stupides que l’on a la manie de jamais un agent qui passe par là ? Ce n’est pas une raison parce déposer dans tous les endroits publics. » ment dans le cadre d’une campagne de mécénat. que cette façon d’élégant mausolée abrite une œuvre d’art pour Dans la foulée, la Régie des Bâtiments prévoit un Le Soir, 2 mars 1911 nettoyage des façades de l’édicule et des répara- tions ponctuelles. Le projet prend davantage d’ampleur lorsqu’en De la redécouverte Musées royaux d’Art et d’Histoire ; il est ensuite juillet 1977, les conservateurs des Musées royaux rouvert en juillet 1935 après avoir, selon l’Indépen- d’Art et d’Histoire conviennent de l’aménagement au démantèlement dance belge, été fermé plusieurs années durant d’une salle d’exposition dans le pavillon, qu’il est lesquelles Les Passions humaines sont réservées dès lors nécessaire d’alimenter en électricité et en programmé au seul regard de « quelques rares privilégiés ». Ni chauffage. Au nettoyage initialement prévu les archives ni la presse ne permettent de savoir viennent s’ajouter le remplacement de la toiture,

si cette ouverture perdure dans les années qui Le Soir, 3 mai 1960. que l’on a l’intention de couvrir d’une dalle de L’OUBLI suivent, mais il semble que le pavillon ait été défi- (© KBR) nitivement fermé en 1939. Dans un état de quasi- Durant les années qui suivent, le pavillon est ouvert abandon, laissé sans surveillance, il est la proie du à la fin des années 1960. Au moment du 32 33 épisodiquement, tout en subissant des « éclipses vandalisme : la porte d’entrée est forcée à plusieurs cinquantenaire de la fin des travaux, la presse fréquentes ». De 1923 à 1925 au moins, il est acces- reprises tandis que la porte arrière, incendiée, est l’évoque très ponctuellement. sible au public durant les heures d’ouverture des remplacée par une porte métallique, sans doute Il faut attendre le début des années 1970 pour qu’une réaction se dessine. Suite à un rapport alarmant établi en 1972 par Henri Fettweis, attaché aux Musées royaux des Beaux-Arts, des travaux d’urgence sont menés afin, entre autres, de répa- rer la porte fracturée et de colmater la verrière. L’année suivante, dans un contexte où les œuvres de Victor Horta sortent peu à peu des limbes, notamment suite au choc causé par la démolition de la Maison du Peuple, la Commission royale des Monuments et des Sites engage une procédure de classement du pavillon.

QUEL USAGE ?

La redécouverte du pavillon s’accompagne d’une réflexion sur son usage. Suivant l’idée de l’archi- tecte Alfred Ledent, membre de la Commission royale des Monuments et des Sites et auteur de la proposition de classement – qui aboutit en 1976 –, Le Pavillon des Passions humaines, arch. Victor Horta et le Panorama du Caire, arch. Ernest van Humbeek, 1925. Affiche du spectacle 23 Skiddoo du groupe Plan K. (© KIK-IRPA Bruxelles, A111194) le pavillon est loué, en janvier et février 1977, à la (coll. Centre de la Gravure © Jean-Pierre Point) béton percée d’une nouvelle verrière, ainsi que La convention qui formalise, l’année suivante, la l’aménagement d’une rampe le long du flanc droit décision royale, ne fixe pas seulement les droits et du bâtiment, pour permettre l’accès des lieux aux devoirs de chacun : elle implique également des moins valides. La porte d’entrée existante doit travaux d’adaptation du bâtiment. Le relief, pour quant à elle être remplacée par une porte vitrée, le moins peu compatible avec la nouvelle fonction, assurant la visibilité du relief depuis l’extérieur. doit être démonté et entreposé ailleurs. Les travaux de restauration et d’adaptation, adjugés le 29 juin UN CENTRE CULTUREL ISLAMIQUE 1978, ne seront donc jamais exécutés, ce dont on ne peut, à posteriori, que se réjouir, notamment

La visite en Belgique du roi Khaled en mai 1978 en ce qui concerne la toiture. Projet du Musée islamique Roi Khaled, change radicalement le destin du pavillon. Premier arch. Mongi Boubaker, 1979, esquisse du rez-de-chaussée. (© Architecte Mongi Boubaker) pays européen à reconnaitre officiellement l’Islam, TRANSFORMATIONS la Belgique entretient, depuis les années 1960, d’excellentes relations diplomatiques avec l’Arabie Les travaux d’adaptation du pavillon à sa nouvelle saoudite, que la crise pétrolière de 1973 a tendance fonction sont confiés à l’architecte tunisien Mongi à resserrer. Le 9 mai, le roi Khaled est à Bruxelles, Boubaker, auteur, quelques années auparavant, à l’occasion de l’inauguration du Centre culturel de la transformation du Panorama du Caire en Plan et islamique de Belgique, installé dans l’ancien mosquée. Le projet prévoit de « donner à ce pavil- Panorama du Caire, voisin du pavillon, cédé par lon un nouvel aspect extérieur en harmonie avec 34 35 bail emphytéotique pour une durée de 99 ans en celui du centre islamique et culturel environnant 1969. « En vue de faciliter à la communauté musul- et nouvellement rénové ». L’esquisse du projet mane et à ses amis l’étude ainsi que la connais- révèle un programme très ambitieux et difficile- sance de la culture de l’Islam », le roi Baudouin ment réalisable au vu de la volumétrie du bâtiment : annonce sa décision de mettre le pavillon à la se développant sur quatre niveaux, dont un sous- disposition du Centre culturel, jusqu’à la même sol, le musée comporte un espace audiovisuel, Projet du Musée islamique Roi Khaled, arch. Mongi échéance, pour qu’y soit aménagé un musée. Il deux salles d’exposition et des locaux techniques Boubaker, 1979, esquisse des façades avant et arrière. (© Architecte Mongi Boubaker) Coupe faut dire qu’un accord de coopération écono- nécessaires au fonctionnement de l’ensemble ; un mique, en négociation entre les deux pays depuis accès carrossable est prévu par l’arrière, par une 1974, est également à l’ordre du jour de la visite… large porte. Malgré l’extrême rentabilisation de l’espace disponible, l’architecte, admettant que le pavillon reste trop exigu pour accueillir un musée classique, compte y mettre en œuvre un concept nouveau de « musée-vidéo ». À l’extérieur, le projet prévoit d’agrémenter les façades existantes d’un décor géométrique d’inspiration orientalisante, tandis que des inscriptions prennent place dans les cartouches horizontaux. La façade principale semble percée de fenêtres munies de claustras. Détail de la porte Des aménagements des abords sont également Le Pavillon des Passions humaines, arch. Victor Horta, prévus, comme le remplacement du talus par une projet d’aménagement par la Régie des Bâtiments, 1978. (© Régie des Bâtiments) Le Roi Khaled en visite à Bruxelles, en compagnie du Roi Baudouin, série de parterres géométriques évoquant les Projet du Musée islamique Roi Khaled, arch. Mongi Boubaker, Le Soir, 9 mai 1978. 1979, esquisse des façades latérales. (© KBR) jardins orientaux. (© Architecte Mongi Boubaker) l’ampleur des enjeux diplomatiques, la Régie des Conseil d’État une requête en annulation contre la LE PANORAMA DU CAIRE Bâtiments impose une fin de non-recevoir à ces décision de démantèlement de l’ensemble. En C’est à l’occasion de l’exposition internationale de 1897 qu’Ernest protestations. Afin de pouvoir déménager le relief dépit de cette requête – qui sera rejetée en sep- Van Humbeeck construit, au parc du Cinquantenaire, un édifice d’inspiration orientalisante pour abriter la toile monumentale qui lui dans un lieu encore à déterminer, le ministre des tembre –, un début de démontage du relief a lieu donnera son nom : le Panorama du Caire, peint par Émile Wauters. Travaux publics envisage de scinder l’arrêté de en juin 1980. Exécutés sans grand soin, les travaux Devenu, à l’issue de l’exposition, annexe des Musées royaux des Arts classement en deux arrêtés distincts, ce qui enve- sont arrêtés sur l’ordre du Gouverneur du Brabant, décoratifs et Industriels, le bâtiment traverse les premières décen- nies du vingtième siècle en se dégradant peu à peu, tout comme la nime les débats. arguant du classement, et des scellés sont posés toile qu’il abrite. En 1969, l’État belge cède l’ensemble, en mauvais Cette première vague d’opposition étant restée sur le pavillon. L’assise de pierre d’Euville surmon- état, à la communauté musulmane de Belgique pour y aménager une mosquée accompagnée d’un centre culturel. La toile, démantelée en sans effet, l’ASBL Musée Horta franchit un pas tant le relief, seul élément démonté, ne sera remon- 1971, disparait, tandis que le bâtiment est profondément transformé supplémentaire : le 26 février 1980, elle adresse au tée que lors de la dernière restauration. par l’architecte Mongi Boubaker : la rotonde, enduite à l’extérieur, est percée de trois niveaux de fenêtres correspondant à la nouvelle division de la salle en étages. L’ornementation du minaret se voit sim- « L’Académie Royale d’Archéologie de Belgique ayant à son pro- visant à séparer le bas-relief du temple qui l’abrite, détruirait à Projet de transformation de l’ancien Panorama du Caire en mosquée, plifiée et les annexes du bâtiment sont remplacées par une nouvelle gramme l’étude du Temple des Passions humaines, a appris la jamais l’ensemble qui avait été prévu pour mettre en valeur une construction en béton. arch. Mongi Boubaker, 1976. (© Architecte Mongi Boubaker) menace qui plane sur ce monument. En sa séance du 19 janvier des plus grandes fresques monumentales de la fin du siècle 1980, elle a voté la motion suivante : l’architecture de V. Horta passé. » ayant été conçue spécialement pour la sculpture de Jef Lam- beaux, il est indispensable de conserver cette œuvre dans son Motion de l’Académie royale d’archéologie de Belgique, intégrité. L’Académie met en garde contre toute solution qui, NON À LA SÉPARATION ! un véritable tollé dans les milieux culturels : Com- 19 janvier 1980 mission royale des Monuments et des Sites, Aca- Le projet de transformation ne semble pas avoir démie d’archéologie de Belgique et Commission 36 37 été rendu public. Mais la simple éventualité de consultative des Arts et métiers d’Art clament, DÉPLACER L’ENSEMBLE ? À l’été 1981, le problème semble en passe d’avoir scinder un ensemble conçu comme tel provoque chacune à leur manière, leur indignation. Devant trouvé une solution : d’une part, le déplacement est Suite à l’arrêt des travaux de démantèlement, une sanctionné par un arrêté royal, le 30 juin 1981, et un solution alternative se profile : suivant une sugges- cahier des charges est établi pour le démontage et tion de l’Académie royale de Belgique, le Secrétaire le remontage de l’édicule sur la pelouse symétrique d’État à la Communauté française propose de à son emplacement d’alors, dans le quart sud-ouest déplacer l’ensemble vers un autre endroit du parc, du parc. D’autre part, le projet de construction d’un libérant ainsi le terrain voisin de la mosquée pour musée à l’est de la mosquée est approuvé par la la construction d’un musée. On envisage soit de Commission royale des Monuments et des Sites. démonter et remonter pavillon et relief, soit de Toutefois, de nouvelles protestations mettent à mal « rouler l’ensemble quelques centimètres par jour », le projet : aux griefs des milieux culturels, craignant ce que la trop faible résistance du sol à l’endroit que l’opération ne cause des dégradations au du tunnel routier interdira rapidement. Les monument et surtout, qu’elle constitue un précé- réflexions d’un groupe de travail constitué de dent dangereux, s’ajoute le mécontentement des représentants de tous les départements ministé- gestionnaires et usagers du parc du Cinquantenaire. riels concernés aboutiront à la décision de Durant les mois qui suivent, l’implantation du pavil- construire un musée à l’emplacement de la plaine lon déplacé et le mode de déplacement font l’objet de jeux aménagée à l’est de la mosquée. Cette de nouvelles négociations. La Ville de Bruxelles y solution, présentant l’avantage de laisser le pavillon met fin en février 1982, en refusant à la fois le dépla- intact, ne recueillera toutefois pas l’assentiment cement du pavillon – en dépit de l’arrêté royal anté- du Centre culturel et islamique, persistant à rieur – et la construction d’un nouveau musée. Si le Le Pavillon des Passions humaines, arch. Victor Horta. Vue intérieure, avant restauration, 2003. Le parement en pierre situé juste au-dessus demander le déplacement de l’édicule qui est, dès centre islamique et culturel refuse, dans un premier du haut-relief a été démonté en 1980. (© Régie des Bâtiments) lors, à nouveau envisagé. temps, d’abandonner son projet, dont la maquette par le bureau ARC témoigne de la poursuite de patrimoine artistique (IRPA), et financée par le Fonds réflexions sur son avenir : déplacé symétriquement Baillet-Latour, elle consiste principalement en un dans la moitié sud du parc, l’édicule y est intégré dépoussiérage de l’ensemble et la réparation des dans un bâtiment plus vaste destiné à accueillir joints entre les blocs de marbre. les collections de véhicules hippomobiles des Afin de solutionner sa situation juridique, le 1er avril Musées royaux d’Art et d’Histoire. Estimé à 50 mil- 2018, le ministre en charge de la Régie des Bâti- lions de francs, le projet restera dans les cartons. ments décide de mettre fin prématurément à la concession entre l’Arabie saoudite et l’État belge. UNE POPULARITÉ GRANDISSANTE Le pavillon et son relief font désormais partie des Musées royaux d’Art et d’Histoire et sont acces- Au cours des années 1980, à la faveur de la reva- sibles au public. lorisation de l’œuvre de Victor Horta, le pavillon devient, comme la Maison du Peuple et l’hôtel Aubecq, un symbole de la mauvaise gestion du patrimoine. Une abrogation pure et simple de la convention ne pouvant être envisagée, pour des raisons diplomatiques, on s’oriente un temps vers un avenant, remplaçant la concession du pavillon par celle d’un terrain ou d’un bâtiment équivalent. 38 39 Des propositions sont formulées en 1988, puis en 1996, sans aboutir à aucun accord. Dans le même temps, le pavillon connait Schéma de déplacement du Pavillon, arch. Mongi Boubaker, environ 1980. (© Architecte Mongi Boubaker) une popularité croissante. Après avoir fait l’objet, en 1989, d’un court métrage

est publiée dans la presse en février 1983, l’ambas- mique en mai 1980 considère le local comme du cinéaste Claude François, il sert de Projet de musée hippomobile, 1987, coupe. sadeur d’Arabie saoudite mettra finalement un « insalubre ». Le microclimat intérieur a, en outre, décor, deux ans plus tard, à quelques (© ARC sa – Philippe De Bloos – Jean-Pierre Hoa – 1987) terme aux débats : « considérant les obstacles une influence néfaste sur la conservation du relief. scènes du film Eline Vere, de Harry incessants et conscient de maintenir les excellentes Le statut juridique de l’édicule rend le problème Kümel. En parallèle, des visites ponc- relations amicales qui existent si heureusement complexe : alors que la convention fait état d’une tuelles y sont organisées, ce qui alerte à entre le Royaume de Belgique et le Royaume d’Ara- obligation du Centre culturel d’entretenir le bien nouveau l’opinion publique sans toute- bie saoudite », il estime « devoir abandonner, pour en bon père de famille, le fait qu’il ne puisse pas fois amener de solution. le moment du moins, l’implantation totale de ce en disposer pour l’aménagement du musée rend Ce n’est qu’au début des années 2000 musée et laisser le sujet pour une autre opportu- cette clause bancale. Par ailleurs, la Régie des qu’une restauration du pavillon est à nité ». Bâtiments, n’en étant plus officiellement gestion- nouveau sérieusement envisagée. Ren- naire, n’envisage pas d’y faire exécuter des travaux dus possibles par la collaboration entre L’IMPASSE sans entamer une procédure de reprise : le pavillon la Régie des Bâtiments et Beliris, les tra- restant fermé, les travaux seraient dans ce cas un vaux sont menés de 2012 à 2014. La Durant ces longues et infructueuses négociations, investissement à fonds perdu. restauration du haut-relief suit rapide- l’état du pavillon continue de se dégrader, aussi Jusqu’en 1988, la situation ne connait aucune ment : commanditée par les Musées bien à l’extérieur qu’à l’intérieur : un état des lieux évolution… et le pavillon semble progressivement royaux d’Art et d’Histoire, exécutée en Projet de musée hippomobile, 1987, implantation. établi pour le compte du Centre culturel et isla- retomber dans l’oubli. Seul un projet établi en 1987 collaboration avec l’Institut royal du (© ARC sa – Philippe De Bloos – Jean-Pierre Hoa – 1987) Vue extérieure après la transformation, 1910. Vue extérieure, 2002*. Dégradations du chapiteau en pierre d’Euville, 2013*. Chapiteau en pierre d’Euville après restauration, 2014*. (© Régie des Bâtiments - Fonds ministère des Travaux publics)

recouvrement en zinc et les chenaux ont été La restauration renouvelés à l’identique. La verrière, qui datait des travaux de réparation menés en 1972, a été rem- placée par une structure s’inspirant du principe DES OPTIONS MINIMALISTES constructif de la verrière de 1909, faite de profilés métalliques en T et de verre maté à l’acide. L’accès Précédée de plusieurs études préalables histo- à la toiture via le local technique, situé derrière le 40 41 riques et techniques et de tests de mise en œuvre, haut-relief, a été remis en état et permettra à l’ave-

la restauration du pavillon s’est voulue minimaliste, nir un entretien plus aisé de la toiture. Toiture avant les travaux de restauration, 2002*. Verrière avant les travaux de restauration, 2002*. privilégiant le respect des dispositions et de la matérialité du monument après les transformations LES PORTES de 1909. Le cahier des charges et les plans exé- cutés à l’époque ainsi que des photos de 1910 et Le choix d’une restauration minimaliste n’a pas pour des observations in situ ont servi de base à l’étude. autant permis d’éviter toute prise de position concer- La restauration des façades s’est limitée à un net- nant certaines parties du pavillon, dont les portes. toyage préservant la patine naturelle de la pierre. Avant les travaux de restauration, la porte princi- La pierre d’Euville, largement employée en pare- pale de l’édicule se présentait sous la forme d’une ment, souffrait de dégradations par perte de simple porte en pin sylvestre, protégée de tôles cohérence et soulèvement superficiel. Ce proces- métalliques de teinte vert foncé. Les études ont sus inévitable, inhérent au matériau et déjà rapidement révélé que ces tôles avaient été pla- constaté au début des années 1980, touchait cées tardivement, sans doute lors des réparations Verrière avant les travaux de restauration, 2005*. Verrière pendant les travaux de restauration, 2013*. particulièrement les surfaces courbes (colonnes), exécutées en 1972. Sous ces tôles, une peinture les arêtes (bandeaux) et les surfaces sculptées, vert-de-gris a été mise au jour. La présence d’une comme les chapiteaux. Ces derniers, fortement porte aussi simple pour un tel bâtiment peut érodés au détriment de leur lisibilité, ont été com- paraitre étrange, et la teinte vert-de-gris pouvait plétés à l’aide de mortier de restauration, ponc- laisser penser qu’il s’agissait d’une porte tempo- tuellement retouché à l’aide de pigments minéraux raire imitant le bronze, en l’attente d’une version pour une meilleure intégration. plus « noble ». Mais en l’absence d’informations La cause principale des dégradations intérieures probantes – aucun plan de 1909 conservé ne

du pavillon étant le mauvais état de la toiture, le détaillait cette porte –, il a été choisi de restaurer Démontage de la verrière pendant les travaux de restauration, 2013*. Toiture après les travaux de restauration, 2014*.

* Le Pavillon des Passions humaines, arch. Victor Horta. (© Régie des Bâtiments) l’opportunité a donc été saisie de compléter le pavillon tel qu’il avait été conçu par Horta et une nouvelle porte en chêne conforme aux plans, sans doute jamais réalisée à l’époque, a été placée.

L’INTÉRIEUR

À l’intérieur, les parements étaient en relativement bon état et un léger brossage manuel et un dépoussiérage par aspirateur ont suffi à rafraichir les surfaces. Les zones plus érodées, au droit de la verrière, ont été réparées à l’aide de mortier de Vue intérieure, pendant la restauration*. substitution à base de chaux. La maçonnerie en haut du relief, démontée en 1980 en prévision du haut-relief, un velum a été placé dans l’ouverture déplacement de la sculpture, a été complétée en du plafond vers la verrière ; il présente également pierre d’Euville. Afin de refermer visuellement l’avantage de limiter les ombres projetées de la Porte d’entrée, avant restauration, 2003*. Porte d’entrée, après restauration, 2014*. l’espace et de diriger le regard du visiteur sur le structure de la verrière sur le haut-relief et assure,

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Porte arrière, avant restauration, 2003*. Dessin de la porte arrière, d’après les plans Porte arrière, après restauration, 2014*. de transformation de 1909, plan 25. (© AGR, fonds Régie des Bâtiments, versement 2013)

la porte en bois peint, en conservant un maximum d’éléments d’origine. Seule petite dérogation à son état « historique » : la porte est à présent munie d’un tirant avec judas, permettant aux visiteurs d’admi- rer le haut-relief lorsque le pavillon est fermé. À l’arrière, la situation était différente : la porte existante, récente et en mauvais état, ne méritait pas de restauration. En revanche, le jeu de plans

Vue du relief à travers le judas, 2014*. de 1909 en comportait un dessin très détaillé : Vue intérieure, après restauration, 2014*.

* Le Pavillon des Passions humaines, arch. Victor Horta. (© Régie des Bâtiments) étaient apparus et les plaques n’étaient plus dans le même plan. En outre, en 1972 déjà, un panneau était tombé au sol et s’était brisé. Après la chute d’un second panneau en 2012, il a été procédé, en urgence, au relevé, au démontage et au stockage de tous les décors. Pour reconstituer les deux panneaux incomplets, après de nombreuses recherches et essais, il a été décidé, face à l’impos- sibilité de retrouver un matériau de même aspect, de dédoubler des plaques existantes en les tran- Décors en plaques de marbre avant restauration, 2012*. Essai de tranchage d’une plaque de marbre, 2013*. chant dans l’épaisseur : l’harmonie de teinte et de motif est ainsi parfaitement respectée. L’opération, très délicate, a été effectuée par une marbrerie de Carrare, qui s’est avérée la plus compétente après un test grandeur nature. Les panneaux obtenus, Vue intérieure, après restauration, 2014*. plus minces, ont été renforcés par une plaque de support. L’ensemble a été nettoyé et restauré, puis nouvelles dalles du palier de cet escalier est une replacé à l’aide de fixations métalliques ancrées interprétation mécanique contemporaine de la dans les maçonneries de support. L’application taille ciselée de type mosaïque, que l’on retrouve 44 45 d’une cire microcristalline a parachevé le traite- sur le sol en pierre bleue du pronaos. ment.

L’ESCALIER EXTÉRIEUR

Un examen approfondi des photographies anciennes révèle plusieurs modifications succes- sives de l’escalier d’accès au tertre du monument. Les photographies représentant le pavillon après sa transformation en 1909 montrent un escalier de même largeur que les marches du pavillon. À y regarder de près, il apparait être en bois, ce que

Vue intérieure pendant les travaux de restauration, 2013*. confirme un article de presse de 1911 et explique aisément sa disparition rapide. La photo du pavil- lon en 1925 montre son remplacement par un avec le verre maté de celle-ci, un éclairage naturel jaune de Sienne ornant les parois du pavillon. escalier plus étroit, dont il est impossible de per- diffus de la sculpture. Placés lors des travaux de 1909, ces décors étaient cevoir les matériaux. Avant la dernière restauration, Le sol, constitué d’une mosaïque de marbres de constitués d’un assemblage de plusieurs plaques un escalier étroit en briques donnait accès au Carrare (blanc), Griotte (rouge) et de Vérone de marbre de trois centimètres d’épaisseur, posées pavillon. En accord avec le choix de restaurer, (orange), étant en très bon état, il n’a fait l’objet que les unes sur les autres et maintenues à la maçon- autant que possible, les dispositions de 1909, cet d’un léger ponçage et d’un nettoyage. nerie par des scellements au plâtre. Suite aux escalier a été remplacé par un nouvel escalier Le point le plus délicat des travaux intérieurs a été problèmes d’infiltration d’eau et peut-être de large, non pas en bois, mais en « petit granit » pour le traitement des panneaux décoratifs en marbre chocs reçus au cours de l’histoire, des désordres d’évidentes raisons de durabilité. La finition des Taille des pierres du nouveau pallier d’accès, 2014*.

* Le Pavillon des Passions humaines, arch. Victor Horta. (© Régie des Bâtiments) DATES CLEFS

CONCLUSION 14 janv. 1852 Naissance de Jef Lambeaux 6 janv. 1861 Naissance de Victor Horta Au départ simple contenant d’une œuvre 1883 Jef Lambeaux voyage en Italie pour y étudier les sculpture des XVIe et XVIIe siècles considérée comme majeure, coup de pouce 1884 Victor Horta est lauréat du prix Godecharle et élabore aux débuts d’un jeune architecte prometteur, un projet de restauration d’un temple à Vienne (FR) 1886 Jef Lambeaux entame le projet du relief des Passions le Pavillon des Passions humaines apparait humaines aujourd’hui, même s’il résulte de compromis, 1886 > 1889 Carton, ébauche en argile et version en bronze comme un jalon essentiel dans la formation de Automne 1888 Rumeur dans la presse d’un commande tacite du relief par l’Etat belge la personnalité architecturale de l’un des 1889 Présentation du carton des Passions humaines dans maîtres de l’Art nouveau. Pourtant, après avoir l’atelier à Ixelles et au Salon de Gand connu une réalisation longue et difficile – vingt 1889-1897 Controverses épisodiques dans la presse 8 août 1890 Contrat entre l’Etat belge, Jef Lambeaux et Victor ans ! –, le pavillon et le relief monumental tra- Horta pour la réalisation du relief et du pavillon versent une bonne partie du XXe siècle dans 1891 Début de la construction du pavillon dans le parc du Cinquantenaire l’ombre de l’oubli, ne réapparaissant qu’à 1894 Présentation de la composition définitive du relief en l’occasion de leur démantèlement programmé. plâtre dans le pavillon en construction Si le classement de l’ensemble, en 1976, 1897 Exposition internationale de Bruxelles. Ni le relief, ni le pavillon ne sont prêts empêche son irréversible mutilation, ce n’est 1899 Le relief en marbre est révélé au public, mais après qu’un siècle après son inauguration que le quatre jours, une palissade en bois le cache au public 46 pavillon connait sa première restauration, ren- 1899-1900 Un moulage en plâtre du relief en marbre est exposé dans différentes villes européennes due bien nécessaire par un long abandon. Vue extérieure, après restauration, 2014*. 1904-1905 Tests d’éclairage du relief dans le pavillon Une histoire qui finit bien… mais qui doit nous 1906 Version modifiée du pavillon proposée par Horta (non faire réfléchir à deux fois avant de condamner exécutée) 5 juin 1908 Mort de Jef Lambeaux ou transformer trop vite des œuvres récentes 1909 Plans définitifs du pavillon élaborés par le Service des qui sont le patrimoine de demain, et où le rap- bâtiments civils port entre art et architecture joue souvent un 1910 Fin des travaux et ouverture sans inauguration 1911 Le pavillon passe sous la responsabilité de rôle déterminant. l’administration des Beaux-Arts 1910-1939 Le pavillon n’est ouvert que très épisodiquement au public 1939 > ‘1970 Le pavillon est inaccessible au public 8 sept. 1947 Mort de Victor Horta Années 1970 Redécouverte du pavillon 1976 Classement du pavillon comme Monument 1977-1978 Projet de rénovation et aménagement du pavillon (non exécuté) 1978 Concession du pavillon au centre culturel et islamique de Belgique 1979 Projet du Musée islamique Roi Khaled (non exécuté) 1981-1982 Projet de déplacement du relief et pavillon (non exécuté) 1987 Projet d’intégration du relief et pavillon dans un musée hippomobile (non exécuté) 2000 Ouverture régulière par les Musées royaux d’Art et d’Histoire 2012-2014 Restauration du pavillon et relief 2018 Fin prématurée de la concession au Centre Culturel et Ouverture au public pendant les Journées du Patrimoine, 2014*. Islamique

* Le Pavillon des Passions humaines, arch. Victor Horta. (© Régie des Bâtiments) ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

DE CALATAŸ, F., « Les «Passions Humaines» de Jef GUISSET, J., « À propos des «Passions Humaines» Lambeaux : un essai d’interprétation », in Bulletin de Jef Lambeaux », in Bulletin des Musées Royaux des Musées Royaux d’Art et d’Histoire, tome 60, d’Art et d’Histoire, tome 65, 1994, p. 335-339. 1989, p. 269-289. HAERENS, Jo, « Jef Lambeaux en het reliëf der DIERKENS-AUBRY, F., « Victor Horta, architecte de Menselijke Passies. Een historisch overzicht », in monuments civils et funéraires », in Bulletin de la Bulletin van de Koninklijke Musea voor Kunst en Commission royale des Monuments et des Sites, Geschiedenis, tome 53, n° 1, 1982, p. 89-105. tome XIII, 1986, p. 37-101. HORTA, V., Mémoires, texte établi, annoté et intro- DULIÈRE, C., « Le pavillon des Passions humaines duit par Cécile Dulière, L. Thiriar Laruelle et au Parc du Cinquantenaire », in Revue belge d’ar- P. Laruelle, Communauté française de Belgique, chéologie et d’histoire de l’art, tome XLVIII, 1979, 1985. p. 85-97. S. [OLVAY], L., « Les Passions Humaines, de Jef FIERENS-GEVAERT, H, « Jef Lambeaux et le Monu- Lambeaux », in Bruxelles-Exposition, s.l., s.e., 1897, ment des Passions Humaines », in Art et Décora- p. 64-68. tion, 3e année, n° 11, novembre 1899, p. 129-133. TEIRLINCK, H., « Jef Lambeaux », in L’Art Flamand FORNARI, B., Jef Lambeaux et les Passions et Hollandais (numéro spécial), 6e année, n° 5, Humaines, Bruxelles, Fondation pour la Protection 1909, p. 149-167. des Monuments et de Sites, 1989.

GOSLAR, M., Victor Horta 1861-1974. L’homme, l’architecte, l’Art nouveau, Fonds Mercator, 2012. Dans la même collection

1. LE CINQUANTENAIRE ET SON SITE 30. LE BOIS DE LA CAMBRE (FR - NL) (FR - NL - ESP - GB) 31. LE PALAIS DE JUSTICE (FR - NL) 2. LE CIMETIÈRE DU DIEWEG (FR - NL) 32. L’ABBAYE DE LA CAMBRE (FR - NL) 3. LA GRAND-PLACE DE BRUXELLES 33. L’AVENUE MOLIÈRE ET LE QUARTIER (FR - NL - ESP - GB) BERKENDAEL (FR - NL) 4. LE QUARTIER DU BÉGUINAGE (FR - NL) 34. LES CITÉS-JARDINS LE LOGIS ET FLORÉAL 5. LE HEYSEL (FR - NL - ESP - GB) (FR - NL)

6. L’AVENUE LOUIS BERTRAND 35. CINÉMAS BRUXELLOIS (FR - NL) ET LE PARC JOSAPHAT (FR - NL) 36. LA RUE AUX LAINES ET SES DEMEURES 7. TROIS VISAGES DE PASSAGES AU XIXE SIÈCLE HISTORIQUES (FR - NL) GALERIES SAINT-HUBERT - GALERIE BORTIER - PASSAGE 37. LE DOMAINE ROYAL DE LAEKEN (FR - NL) DU NORD (FR - NL - ESP - GB) 38. CIMETIÈRES ET NÉCROPOLES (FR - NL) 8. ANDERLECHT LA COLLÉGIALE - LE BÉGUINAGE - LA MAISON 39. HISTOIRE DES ÉCOLES BRUXELLOISES (FR - NL) D’ÉRASME (FR - NL) 40. LES BOULEVARDS EXTÉRIEURS 9. LE SABLON DE LA PORTE DE HAL À LA PLACE ROGIER (FR - NL) LE QUARTIER ET L’ÉGLISE (FR - NL - ESP - GB) 41. L’ABBAYE DE DIELEGHEM (FR - NL)

10. LE QUARTIER DES ÉTANGS D’IXELLES (FR - NL) 42. L’ANCIEN PALAIS DU COUDENBERG 11. LE QUARTIER SAINTE-CATHERINE (FR - NL - GB) ET LES ANCIENS QUAIS (FR - NL) 43. LES IMMEUBLES À APPARTEMENTS 12. LE PARC LÉOPOLD DE L’ENTRE-DEUX-GUERRES (FR - NL) ARCHITECTURE ET NATURE (FR - NL - ESP - GB) 44. LA CITÉ ADMINISTRATIVE DE L’ÉTAT (FR - NL) 13. LE QUARTIER DES SQUARES (FR - NL - ESP - GB) 45. L’HÔTEL COMMUNAL DE SCHAERBEEK MARGUERITE, AMBIORIX, MARIE-LOUISE ET GUTENBERG ET LA PLACE COLIGNON (FR - NL)

14. LE SQUARE ARMAND STEURS 46. LES MAROLLES (FR - NL) À SAINT- JOSSE-TEN-NOODE (FR - NL) 47. AU CŒUR DE FOREST 15. LE QUARTIER ROYAL (FR - NL - ESP - GB) ÉGLISE SAINT-DENIS, ABBAYE, MAISON COMMUNALE 16. LE QUARTIER DE L’OBSERVATOIRE À UCCLE (FR - NL) (FR - NL) 48. BRUXELLES ET SES CAFÉS (FR - NL)

17. L’ (FR - NL) 49. LE PATRIMOINE RURAL (FR - NL)

18. LA VALLÉE DE LA WOLUWE (FR - NL) 50. LE PATRIMOINE MILITAIRE (FR - NL) 19. L’AVENUE LOUISE (FR - NL) 51. BRUGMANN 20. LES BOULEVARDS DU CENTRE (FR - NL) L’HÔPITAL-JARDIN DE VICTOR HORTA (FR - NL) 21. SAINT-GILLES 52. GANSHOREN DE LA PORTE DE HAL À LA PRISON (FR - NL) ENTRE VILLE ET NATURE (FR - NL) 22. LES BOULEVARDS EXTÉRIEURS 53. LE QUARTIER DE L'ALTITUDE CENT DE LA PLACE ROGIER À LA PORTE DE HAL (FR - NL) (FR - NL)

23. LE QUARTIER SAINT-BONIFACE (FR - NL) 54. PISCINES ET BAINS PUBLICS À BRUXELLES (FR - NL) 24. LE QUARTIER NOTRE-DAME-AUX-NEIGES (FR - NL) 55. TOUR ET TAXIS (FR - NL)

25. LES CANAUX BRUXELLOIS (FR - NL) 56. LA GRAND-PLACE (FR - NL - GB)

26. MARCHÉ S DU PENTAGONE (FR - NL) 57. LE PATRIMOINE NÉOCLASSIQUE (FR - NL)

27. IMPASSES DE BRUXELLES (FR - NL) 58. LE PARC DE WOLUWE (FR - NL)

28. UCCLE, MAISONS ET VILLAS (FR - NL) 59. LES CHÂTEAUX (FR - NL)

29. LA PREMIÈRE ENCEINTE (FR - NL) ttentif à valoriser les richesses et la variété du patrimoine A de la Région de Bruxelles-Capitale, Urban vise, au travers de la collection Bruxelles, Ville d’Art et d’Histoire, à éveiller la curiosité du public pour le patrimoine historique de Bruxelles et à le sensibiliser à la protection des chefs-d’œuvre qui en font partie. Le pavillon des Passions humaines, conçu par Victor Horta, est un joyau discret du parc du Cinquantenaire. Le petit temple d’inspiration classique abrite l’impressionnant relief Région de Bruxelles-Capitale Région en marbre de Jef Lambeaux, œuvre à laquelle le pavillon doit son nom. L’ensemble est le résultat d’une collaboration unique mais tumultueuse entre deux maîtres de la sculpture et de l’architecture belges. Les Passions humaines ont d’emblée été un objet de scandale. Après son ouverture en 1910, le pavillon a été relégué à l’arrière- plan et est tombé dans l’oubli pendant de très longues années. Un moment même, le bâtiment ainsi que son contenu sembla promis au même destin funeste que certaines autres œuvres de Horta. Cependant, à la fin du XXe siècle, l’œuvre put être préservée d’une transformation irréversible. Une restauration exemplaire, réalisée en 2012-2014, a permis de redonner au pavillon et au relief toute leur splendeur.

Bety Waknine, Directrice générale