Jacques Lecarme

VIE LITTÉRAIRE ET HISTOIRE LITTÉRAIRE : LE CAS LÉAUTAUD

out écrivain de vocation entretient avec la littérature des rapports Td’ambivalence, soit d’amour et de haine imbriqués, inextricablement. Paul Léautaud, dès l’enfance, sans aucune contrainte sociale, a choisi comme valeur suprême et quasi exclusive la littérature. En témoigne sa dévotion à Stéphane Mallarmé, laquelle fonde une amitié mystique avec le jeune Valéry : cette amitié pourra se distendre, puis s’aigrir sous l’effet de l’inévitable envie. Elle n’en constitue pas moins ce que le jeune Léautaud aura eu de meilleur dans une jeunesse dévastée par tous les abandons, au-delà de l’imaginable. On peut rêver à ces conversations interminables de tout jeunes gens, se raccompagnant dans la nuit parisienne, focalisées sur Stendhal plus que sur Mallarmé. Valéry ne les oubliera pas quant il rédigera en 1927, son essai sur—ou plutôt contre— Stendhal1. Léautaud, lui qui aura tout enregistré dans ses papiers, regrettera de n’avoir pas tenu le journal de ces dialogues entre deux jeunes fous de littérature, voués à des professions délirantes, et contraints à de rudes gagne- pain administratifs. Quand Valéry devient secrétaire du directeur de l’Agence Havas et qu’il s’octroie une semaine de congé, il se fait remplacer par Paul Léautaud, alors à la recherche d’un emploi. Mais nous résisterons au goût de Léautaud pour l’anecdote, et essaierons de partager les dégoûts de Valéry pour cette tentation. Il en va du sérieux intellectuel de cette intervention. Si le mot « littérature », en soixante ans de graphomanie chez Léautaud, est presque toujours laudatif, l’épithète « littéraire » est, elle, le plus souvent péjorative. En 1903, Paul Léautaud publie son premier livre, qui se trouve être aussi son dernier, Le Petit Ami (ce titre proposé par le directeur du Mercure de , Alfred Valette, ne plaira jamais à l’auteur, qui voulait l’intituler Souvenirs légers). Avouons-le : à nos yeux, ce livre est le chef-d’œuvre inégalé de ce genre qu’on appellera plus tard autofction, et qui, correspondrait à une autobiographie à peine voilée, très légèrement déplacée. Mais, en 1902, sous- titré par l’éditeur « roman », à l’encontre des souhaits de l’auteur, il échoue au Prix Goncourt (celui-ci sera décerné à John-Antoine Nau pour Force ennemie,

1. Valéry, Paul, « Essai sur Stendhal », in Commerce, XI, printemps 1927—repris sous le titre « Stendhal », in Valéry, Paul, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, T. I, p. 553–597.

The Romanic Review Volume 100 Numbers 1–2 © The Trustees of Columbia University 162 Jacques Lecarme et c’est le premier Prix Goncourt de l’Histoire littéraire). Pour Le Petit Ami, insuccès public, mais succès critique, dans ce milieu littéraire, étroit et surpeu- plé, dominé alors par le , mais fourmillant de feuilles de presse et de petites revues. À tous les critiques favorables, Léautaud répond pour s’étonner qu’on puisse aimer son roman : lui-même en pense beaucoup de mal. Le grief revient sans cesse : il est « trop littéraire ». À Léon Blum, qui a écrit du bien du Petit Ami dans Gil Blas, Léautaud, tout en remerciant « un ami intellectuel » virtuel, réaffrme paradoxalement : « . . . je trouve mon livre encore dix fois trop littéraire »2. Et pendant cinquante ans, Léautaud main- tiendra ce grief du « trop littéraire », promettant toujours une réécriture du Petit Ami, disant y travailler d’arrache-pied, et ne la livrant jamais à Gaston Gallimard qui la réclame. On peut esquisser un rapprochement ici : le jeune Simenon proposait sans cesse au journal Le Matin des contes ou nouvelles, chaque fois, Colette, qui faisait fonction de rédactrice en chef, les refusait gen- timent, avec le verdict : « trop littéraire, mon petit Sim ». On en arriverait alors à cette aporie : la littérature vraie se fonderait sur l’exclusion du littéraire. En contrepartie, et ce serait une position commune à Léautaud et Simenon, qui ne se sont jamais entrelus ni entrevus, on exclut le travail littéraire, et la réécriture : le style sera primesautier ou ne sera pas. Les retours sur l’écrit, les repentirs, les corrections, ne sauvent pas les livres, mais les gâchent. Ainsi, Le Petit Ami, malgré tant d’années de regrets et de repentirs, restera pour nous dans sa version-livre de 1903 (légèrement différente de sa publication en revue dans le Mercure de France de 1902). L’histoire littéraire doit apporter ici une précision : grâce à un ami de Léau- taud, André Rouveyre, on peut voir comment fonctionnait, et comment échou- ait le travail de révision entamé par Léautaud sur son livre—le livre d’une vie, écrit dès la trentième année. En 1946, André Rouveyre, aux Éditions du Bélier, publie un Choix de pages de Paul Léautaud. Il signale le travail en cours qu’effectue celui-ci sur Le Petit Ami. Voici donc une nouvelle version des deux premiers chapitres, sous le titre, choisi par Léautaud, « Souvenirs légers— fragments ». On peut comparer ainsi la nouvelle version à l’ancienne. En 1946, Léautaud écrit ces deux phrases :

Ce qui, surtout, m’attriste, c’est l’usure qui les marque chaque jour davantage. “Dire qu’elles seront vieilles un jour et même un peu concierges !” me dis-je ! Et pourtant, un délice m’en vient aussi, une sorte de jouissance spirituelle.3

2. Léautaud, Paul, Correspondance, coll. 10/18, T. I, p. 77. 3. Rouveyre, André, Choix de pages de Paul Léautaud, Éditions du Bélier, 1946, p. 41. Le Cas Léautaud 163

En 1903, il écrivait le texte aujourd’hui réédité tel quel.

Des fois même, une mélancolie me prend à les voir se défaire ainsi presque sous mes yeux. “Dire qu’elles seront vieilles un jour et même un peu concierges !” me dis-je alors.4

Sans prétendre à une étude génétique, on peut estimer que le travail de réfec- tion sur un livre vieux de quarante-trois ans a conduit à lui faire perdre de son charme et de son éclat, ce qui donnerait raison à la doctrine de Léautaud sur le style naturel. Les choses seraient trop simples si l’adjectif « littéraire » était toujours connoté négativement. Or, dès les années 30, Léautaud va devenir notoire et redouté pour un livre qu’il ne publie pas, son Journal, mais dont il com- mence à donner, dans les revues, de brefs fragments concernant les écrivains de sa jeunesse, Jean de Tinan, Marcel Schwob, Rémy de Gourmont, Georges Duhamel, ou de grands anciens, comme Stendhal et Flaubert. Les négociations pour le « tapage »5, et la publication de ce Journal (de plus en plus prolifque au fl des années) vont devenir pendant vingt ans le grand sujet du Journal lui- même. Léautaud ne travaille plus que pour rédiger les passages jadis esquissés en notes sténographiques. La publication du premier volume (sur dix-neuf) intervient en 1954, alors que Léautaud va disparaître en 1956 : elle n’est donc pas tout à fait posthume. Elle commence d’ailleurs juste après que Léautaud a accédé à une gloire nationale, par le médium dominant de ce temps-là, la radio. La France entière écoute l’Alceste de Fontenay-aux-Roses se payer la tête d’un excellent universitaire, Robert Mallet6. On n’avait jamais autant ri en écoutant les radios nationales, alors vouées à la grandiloquence et au sérieux. L’important, c’est l’obstination avec laquelle Léautaud a voulu imposer le titre « Journal littéraire ». Il n’a autorisé la publication en revue, au Mercure de France, à la Nouvelle Revue Française, que des passages concernant la vie littéraire des années 1895–1910, devenue dans les années 30, de l’histoire littéraire. Il a retranché de ce Journal (qui, sur papier-bible, occupera 6900 pages en in-12°) les pages concernant la vie des bêtes et celles qui décrivent la pratique sexuelle de l’auteur, qui fut, comme chez nous tous, la grande affaire de sa vie. Les premières donneront un volume, Bestiaire, les secondes, deux, Le Fléau—Journal particulier 1917–1930, et Journal particulier 1933. Certes l’analyse freudienne la plus rudimentaire indiquerait qu’ici la sexualité est toute

4. Léautaud, Paul, Le Petit Ami, précédé d’Essais et suivi de In memoriam et Amours, Mercure de France, 1956, p. 83. 5. C’était le terme familier dont on usait alors pour désigner la dactylographie. 6. Cf. Léautaud, Paul, Entretiens avec Robert Mallet, Gallimard, 1951. 164 Jacques Lecarme littéraire, car écrite, et que la littérature est innervée par la libido, plus cons- ciente qu’inconsciente. Mais reste le projet de Léautaud de cerner un espace littéraire dans lequel il fait entrer toute l’écriture personnelle, tenté comme il l’est de réduire la littérature à la seule pratique égotiste ou autobiographique du sujet. Il semble que ce titre, qui à la lecture intégrale paraît souvent non- pertinent, a été inspiré par le choix publié du Journal des Goncourt. Fortuite- ment, il se trouve que le Journal intégral des Goncourt ne sera publié qu’en 1956, année de la mort de Léautaud. Edmond de Goncourt avait choisi un intitulé (qui ne peut pas ne pas avoir infuencé Léautaud), Journal—Mémoires de la vie littéraire. Dans les deux cas (mais Maxime du Camp avait déjà mis en œuvre cette stratégie7) le littéraire, valeur légitimée, aidait à faire passer l’intime et le scabreux, objets de censure et de réprobation, mais aussi de désir et de transgression. De la même ruse, l’historique—celui de l’histoire littéraire et des grands écrivains—donnait licence à l’individuel le plus anecdotique et le plus contingent. Il ne faudrait pas pousser le parallèle entre Edmond de Goncourt et Paul Léautaud : l’un est artiste, l’autre pas du tout ; leurs styles, artiste chez l’un, naturel chez l’autre, les opposent, leurs défauts assez graves (horreur du prolétaire, antisémitisme incontestable) les rapprochent. Mais, sur cette notion imprécise et redoutable de « vie littéraire » (par ailleurs, le titre de la rubrique littéraire d’Anatole France au Temps, à partir de 1888), ils se rejoi- gnent, dans une confusion un peu inquiétante. L’un et l’autre ont une place de choix dans la sociabilité littéraire, l’un, riche rentier en son hôtel d’Auteuil, toujours fourré dans le salon de la Princesse Mathilde, l’autre, employé au bas de l’échelle dans le bureau (un placard !) du Mercure de France : ils sont bran- chés sur le milieu littéraire le plus reconnu et le plus actuel. Mais l’un et l’autre ne sont pas des lecteurs infatigables : leurs Journaux ne conservent pas la trace de lectures attentives, mais fourmillent de conversations, de confdences, de propos saisis au vol et enregistrés à l’infni. Les Goncourt ont transcrit—et peut-être modifé—tous les propos tombés de la bouche de Flaubert, tous les ragots le concernant, mais ont-ils jamais proposé une lecture de Salammbô ou de L’Éducation sentimentale, mais en auraient-ils eu le temps, entre les heures vouées à la conversation et celles exigées par leurs graphomanies. Pour Léau- taud, ce refus de la lecture est tranquillement assumé. Lui, qui a pris en note les moindres propos de Valéry, se plaignant de la réserve de celui-ci à l’égard d’un homme qui « met tout dans ses papiers », a-t-il vraiment pris la peine de lire les poésies de Valéry, dont il dit beaucoup de mal8. C’est là un trait constant des écrivains du XXe siècle : ils ne lisent jamais les confrères, c’est-à-

7. Du Camp, Maxime, Souvenirs littéraires, T. I, 1822–1850, T. II, 1850–1880, rééd. Hachette 1906. 8. Il a lu et aimé les premiers vers de Valéry, puisqu’il est le premier anthologiste à l’avoir présenté. Mais il a été ensuite indisposé par la gloire naissante de Valéry, après 1918. Le Cas Léautaud 165 dire la concurrence. Léautaud, ainsi, aime beaucoup Drieu la Rochelle qui en 1940 lui ouvre les portes de la Nouvelle Revue Française ; il note les propos du directeur, mais, de lui, il n’a jamais rien lu, et ne lira rien, sauf l’éditorial qui oriente la N.R.F. sur la voie d’une collaboration ambiguë. Notons une perle rare : vers 1935, Léautaud estime que seul Proust, à part Gide et Valéry (« un peu »), restera dans la mémoire et dans l’histoire litté- raire ; il estime en avoir pris la mesure, bien qu’il n’ait jamais lu qu’une page de Proust, lors d’une visite à Marie Dormoy qui avait oublié sur un fauteuil un volume de la Recherche : une page de Proust aura été pour Léautaud comme l’os de Cuvier qui permettait, par synecdoque, la reconstitution du mammifère disparu. Dans cette pratique de la « vie littéraire » souvent mêlée à la critique littéraire, l’œuvre n’est pas seulement subordonnée à l’homme qui en est l’auteur, elle s’abolit en lui pour renaître, croit-on, dans sa conversation. La vogue des interviews littéraires, dans les médias qui s’occupent de littéra- ture, a aggravé cette substitution de l’entretien retranscrit à l’œuvre si longue à lire. Dans une étude un peu ancienne9, j’ai voulu démontrer que Maurice Martin du Gard, l’auteur des Mémorables, souvent exploitées, n’avait jamais lu les œuvres de ceux qu’il se plaisait à interroger. Léautaud se plait à penser que tant vaut le causeur, tant vaut l’auteur : c’est la conversation de Valéry qui l’éblouit, beaucoup plus que le poète. On y reviendra. Aussi le Journal lit- téraire de Léautaud présentera-t-il peu de proft pour l’histoire littéraire, plus pour une connaissance biographique et sociologique d’un milieu littéraire. On peut aussi imaginer que dans ces périodes les auteurs touchent leur public beaucoup plus par la prépublication de fragments en revue que par la paru- tion des volumes. On ne pratique plus la lecture intégrale d’un volume, mais la dégustation, apéritive et fragmentaire, d’une belle équipe d’écrivains nova- teurs. C’est le pouvoir d’une grande revue10. François Mauriac, qui déteste et méprise Léautaud (sans s’être soucié de lire son Petit Ami) a lui-même évoqué ce pouvoir fascinateur du Mercure de France, aux alentours de 1900 : « . . . J’étais encore étudiant à Bordeaux, mais je lisais le Mercure jusqu’à la dernière rubrique ; après cinquante ans, je frétille dans ces papotages comme une vieille carpe qui a retrouvé sa bourbe »11. Cinquante ans après, François Mauriac ne pardonne toujours pas au Mercure d’avoir refusé son premier roman, L’Enfant chargé de chaînes, mais son souhait d’y être édité montrait l’attraction d’une revue adossée à une maison d’éditions, et médiatrice de la modernité littéraire.

9. Cf. Lecarme, Jacques, « Le suicide de Drieu la Rochelle », in E. A. Hubert, M. Murat éd., L’Année 1945, éd. Champion, 2003. 10. Cf. Lecarme, Jacques, « Les pouvoirs d’une grande revue », in : Communiquer/ transmettre, Cahiers de médiologie, 2001. 11. Mauriac, François, Bloc-notes 1952–1957, Flammarion, 1958, p. 140. 166 Jacques Lecarme

Il n’est pas toujours facile de distinguer la vie littéraire, reposant sur la contemporanéité, la synchronie, et la nouveauté, de l’histoire littéraire qui vise la diachronie, le passé mémorable, et les œuvres classiques, ou dignes de le devenir. Quand Léautaud, aidé de son ami d’enfance, , compose ses Poètes d’aujourd’hui (un volume en 1898, deux en 1908, trois en 1927)—« morceaux choisis » et non pas « anthologie »—, il semble tra- vailler dans le vierge, le vivace, et le bel aujourd’hui, en pleine prise avec la vie même12. Mais il a raison de largement citer les maîtres défunts : Mallarmé, Rimbaud, Verlaine, restant simplement en deçà de Baudelaire. Pour tous les poètes choisis, il fournit (lui ou Van Bever, ce n’est pas indiqué) une biographie très informée et une bibliographie exhaustive (souvent plus longue que les poèmes mêmes). Elles sont établies selon les exigences de l’histoire littéraire la plus rigoureuse. D’autre part, le panoramiste du contemporain devient néces- sairement un historien de l’immédiat, même si cet oxymore est intenable13. À la différence de Rémy de Gourmont, qui a été l’oracle bi-mensuel du Mer- cure de France, Paul Léautaud, sorte de commis aux écritures, n’a pas été un critique littéraire, mais, rarement, un témoin spécialisé dans les obsèques. Il ne fgure que rarement dans les Tables des matières du Mercure, alors que c’est lui qui les établit méticuleusement. Il rédige des notules sur les nouveautés, mais ne les signe pas. On va lui confer des notes nécrologiques, le plus souvent au Mercure de France, qui deviennent des tombeaux, si personnels qu’ils devien- nent le dialogue d’un vivant—d’un survivant plutôt—avec un mort capital. En effet, sur ces fgures aussi importantes que méconnues du grand public (Charles-Louis Philippe, Marcel Schwob, Rémy de Gourmont, Adolphe Van Bever, Guillaume Apollinaire), Léautaud adopte, autant par les circonstances que par son inclination, le point de vue de la mort. Et c’est bien la perspective de la biographie littéraire. Pour paraphraser un illustre auteur, la mort, c’est ce qui transforme une vie d’écrivain en objet de l’histoire littéraire. Si méprisant qu’il soit de la postérité, Léautaud, ce maniaque des oraisons funèbres, se place pour écrire dans un au-delà des valeurs intellectuelles, dans la mémoire à venir des écrivains du futur. On a constaté que tous ces écrivains appartiennent à la

12. Van Bever, Adolphe & Léautaud, Paul, Poètes d’aujourd’hui, Morceaux choisis, Accompagnés de Notices biographiques et d’un essai de bibliographie, Mercure de France, 1898. 13. Si je peux citer un exemple personnel, composant, avec mes amis Jacques Ber- sani et Bruno Vercier, en 1969 une Littérature en France depuis 1945, manuel à visée pédagogique, nous nous instituions historiens des derniers vingt-cinq ans, chargés par l’éditeur d’intégrer la rupture de 1968, à chaud. Je ne renie pas une ligne de ma contri- bution, bien que les Universitaires d’alors nous aient traités de journalistes, ce qui est loin d’être offensant, car l’histoire littéraire trouve son miel chez les journalistes, et ne le trouvera plus quand la presse se détournera de la littérature, ce qui est déjà le cas en France, où il n’est plus un périodique qui s’avoue « littéraire ». Le Cas Léautaud 167 confrérie du Mercure de France, vouée à la mystique de la littérature, et à un désintéressement total vis-à-vis de l’argent. Mais il suffra de vingt ans, pour que le Mercure ne soit plus le lieu de l’avant-garde, mais celui de l’arrière garde et des vieux messieurs. Cela commence dès 1909, quand la N.R.F. se crée et attire toutes les étoiles montantes qui, jusque là, avaient trouvé hospitalité au Mercure de France. Plus profondément, Léautaud vit toujours le présent, malgré son épicurisme affché, comme un passé à venir, comme un futur bon vieux temps ou comme des blessures à cicatriser sur la longue durée. Il ne cesse d’anticiper sur le moment de la rétrospection mélancolique et tourmentée. Le Petit Ami, pour son enfance, ses témoignages critiques, pour ses rencon- tres d’écrivains, participe de la même réélaboration du passé. Cet écrivain du momentané glisse toujours vers l’archéologie. Rémy de Gourmont n’a pas confé de critique littéraire à Léautaud, mais en 1907, il lui confe la fonction de critique théâtral au Mercure. Sous le pseudo- nyme de Maurice Boissard, Léautaud obtient vite un succès de scandale, mul- tipliant les désabonnements et les nouveaux abonnements. Ce sera moins une tribune critique que la scène d’un spectacle comique permanent, chroniques encore délectables aujourd’hui alors que presque toutes les pièces de boulevard évoquées sont tombées dans l’oubli et le néant. Il serait exagéré de voir dans ces chroniques soit une source soit une pratique de l’histoire du théâtre, d’autant plus que la règle de l’actualité s’impose absolument. Mais là aussi, là surtout, c’est un passé, biographique ou historique, qui inspire le critique feuilletoniste. Le petit Paul, en matière de littérature, n’a subi aucune formation scolaire, et n’a rien retiré de l’école primaire, sauf un dégoût extrême. Par contre, fls négligé d’un comédien raté devenu souffeur à la Comédie Française, il a passé, enfant, des soirées entières à la Comédie Française, abandonné dans un coin, et en a mémorisé tout le répertoire, avec délices. Il a détesté Corneille et adoré Molière, désapprouvé Hugo comme un guignol pour grandes personnes. Et, face au théâtre régnant, concurrent de Léon Blum qui exerce la même fonction que lui, Léautaud ne cesse de jouer le rôle d’Alceste, face à tous les Oronte. Et comme tous les Misanthropes, il voit la vie du théâtre sous l’aspect d’une décadence générale des mœurs et du goût. Ses bévues sont aussi amusantes que ses foucades : il voit parfois, pas toujours, en Sacha Guitry une réincarna- tion de Molière, et il éclate en sarcasmes devant les premières représentations du théâtre de Claudel. Le Théâtre de Maurice Boissard est moins une somme critique qu’une ample comédie aux cent actes divers : bouffonnerie, parodie, caricature, cynisme, exhibitionnisme s’y déploient allégrement14. Reste l’art de Léautaud de se faire lire !

14. Antoine Compagnon m’a fait remarquer qu’une chronique de Léautaud avait été jugée d’un antisémitisme intolérable par Gaston Gallimard. Dans la N.R.F. de janvier- juin 1939 (T. 52, p. 872), Léautaud s’en prend à Charles-Henry Hirsch, qui l’avait brocardé assez durement. Il énonce que les tirades contre les savants et la vivisection 168 Jacques Lecarme

L’histoire littéraire a toujours partie liée avec l’actualité, puisque les recher- ches les plus rigoureuses s’opèrent à partir des interrogations d’une période donnée. Les grandes monographies de Thibaudet (sur Mallarmé, sur Flaubert) s’écrivent moins dans l’après-coup que dans le feu d’un débat intense sur ces deux fgures (Proust, Valéry, Gide y participent avec une perspicacité pas- sionnée). La seule monographie qu’ait publiée Léautaud (encore une fois à la demande de Rémy de Gourmont), c’est Les plus belles pages de Stendhal, au Mercure de France, en 1908. Stendhal est mort il y a soixante-six ans, en 1842, et c’est donc un travail qui s’inscrit dans l’histoire littéraire et dans l’érudition passionnée. Mais, comme Paul Valéry le rappellera dans son « Stendhal », dès 1880, a fait sensation la publication posthume, très imparfaite, de la Vie de Henry Brulard, d’un Journal (très lacunaire), des Souvenirs d’égotisme : on découvre alors, qu’on l’admire ou qu’on la condamne, la personne réelle de Stendhal, après en avoir tardivement reconnu au moins deux romans. Vers 1900, des amateurs et des érudits font la chasse aux inédits de Stendhal. Au Stendhal-Club, on se partage entre Stendhaliens et Beylistes. Bientôt Léon Blum (éternel concurrent de Léautaud, sauf pour le leadership du Parti socia- liste) va proposer, en 1914, Stendhal et le Beylisme. Pour beaucoup de jeunes gens d’alors (comme Paul Valéry, qui changera d’avis), Stendhal, qui avait espéré être enfn lu en 1880, est vraiment devenu le contemporain capital. L’anthologie de Léautaud se situe donc à la fois dans l’histoire érudite et dans une actualité effervescente, que Philippe Berthier vient de retracer dans son Stendhal au miroir (Honoré Champion, février 2007). On voit dans tous ces cas-là que la relation critique avec la vie littéraire, qui est le nouveau, s’articule toujours sur une relation historique avec un passé littéraire, en perpétuelle mutation. Pour donner l’accent à ce qui concerne l’histoire littéraire, objet de cette ren- contre, on proposera trois points particuliers, d’inégale importance : l’infuence considérable qu’eut sur la France poétique le recueil—qui ne se voulait pas anthologique—des Poètes d’aujourd’hui . . . 1880–1900, sous la signature Adolphe Van Bever et Paul Léautaud ; le Stendhal paradoxal de 1907, com- pendium plutôt explosif ; et, tout au long de la carrière de Léautaud, une prédi- cation militante en faveur de l’autobiographie et en défaveur du roman. Pour le premier point, ils étaient deux et Van Bever qui fut le concepteur a aussi été le contributeur majoritaire. Pour le deuxième point, ils étaient quelques- uns, beylistes ardents, à privilégier le Stendhal intime, longtemps inédit. Pour le troisième point, Léautaud est totalement isolé face au consensus général

ont « suff pour que la race parle en M. Charles-Henry Hirsch, le domine, l’entraîne et le fasse se révéler ». Cet énoncé a paru intolérable en 1939 à Gaston Gallimard, il paraîtra encore plus condamnable au lecteur de 2008. Le Cas Léautaud 169 des critiques au détriment de l’écriture autobiographique : Valéry, Blanchot, Sartre, Gide, Martin du Gard, Albert Thibaudet, Ramon Fernandez, François Mauriac, Milan Kundera . . . tous d’accord sur une assertion : l’autobiographie est impossible, elle n’existe pas, elle ne vaut rien, et pourtant elle envahit et corrompt la littérature même. On retrouve ici, dans toute sa gloire, l’argument du chaudron freudien. Si le Mercure de France connut un best-seller, ce fut bien : Poètes d’aujourd’hui 1880–1900—Morceaux choisis, accompagnés de notices biographiques et d’un essai de bibliographie (1898). La première édition tient en un volume, la seconde en contient deux, en 1908, et la troisième, assez calamiteuse, trois, en 1929, laquelle ne retient, comme on l’a dit alors, que les « poètes d’avant- hier ». Entre 1900 et 1908 c’était la voie royale vers la poésie vivante. Deux jeunes écrivains de Bordeaux, poètes de vocation, François Mauriac et André Lafon, en ont eu la révélation éblouissante : ils découvraient, du fond de leur province assoupie, Tristan Corbière, , Stéphane Mallarmé, Rimbaud, Verlaine, Verhaeren, Valéry, Maeterlinck, et passaient du roman- tisme au symbolisme. C’était bien le projet de Léautaud et Van Bever qui s’en expliquent en 1900, dans un article très polémique du Mercure de France : « Des livres les mieux connus d’entre les poètes qui participèrent au mouve- ment littéraire appelé “symboliste”, nous avons extrait [. . .] quelques-unes seulement des plus belles pièces [. . .]. Et c’est ici un livre de morceaux choi- sis, sans plus ». Ils soutiennent n’avoir pas fait une anthologie, mais un livre didactique. Ils ont raison : la biographie et la double bibliographie de et sur Mallarmé, établies avec un soin vétilleux par Léautaud est un modèle du genre. Léautaud se désole d’ailleurs que le rendez-vous avec Mallarmé, obtenu par Valéry, ait été annulé par la mort de Mallarmé : il a été consulter la famille à Valvins. L’histoire littéraire ne s’est guère intéressée à ce beau travail de médiation et de diffusion pour la poésie. Ainsi dans l’excellent Dictionnaire de la Poésie française depuis Baudelaire, dirigée par Michel Jarrety, l’article sur le « Mercure de France » l’expédie en quelques lignes, l’intitulant à tort « anthologie » et oubliant Van Bever, qui aurait écrit pourtant dix-neuf notices sur trente-quatre dans l’édition de 1898. Or c’est par de tels collectifs—qu’on les appelle « anthologies », « morceaux choisis », « panoramas »—que les poètes trouvent leurs lecteurs, qui sont tous des poètes virtuels. Certes, pour le Van Bever-Léautaud, comme pour le Lemerre, le « Marcel Arland », le « Pléiade », les « Seghers », il est facile d’ironiser et de se scandaliser de la fragmentation des textes et de l’oubli de vrais poètes. Oui, Léautaud, d’abord poète et graphomane, s’est fermé à la poésie, comme on le voit à ses aigreurs croissantes devant le succès de Valéry. Mais présenter à un vaste public le meilleur de Valéry, en 1908, n’était pas de la prudence excessive. Faire passer au Mercure de France la « Chanson du mal-aimé » n’était pas si évident puisqu’Apollinaire le lui dédiera lors de la publication d’Alcools. Van Bever 170 Jacques Lecarme

était mort en 1927, et Léautaud n’a guère rajouté, de tous les poètes apparus depuis 1908, que le seul Jean Cocteau15, sans éliminer personne de la période de 1880–1900. Il met un grand orgueil à fermer les portes du temple à , Charles Péguy, Charles Cros, Alfred Jarry, et (ce que je ne puis lui pardonner) Paul-Jean Toulet. Alceste-Léautaud rejoue sans cesse, en acte ou en pensée, la scène du sonnet d’Oronte, et, sous le nom d’Oronte, il désigne son vieil ami Valéry. On peut aussi reprocher à cette anthologie sa prédilec- tion pour les auteurs du Mercure, mais, avec une brillante préface de Paul Valéry, on pourra lire, en 1938, une Anthologie des poètes de la N.R.F . . . Ces recueils sont toujours des entreprises de librairie, soumises aux vœux des éditeurs. Si l’on parcourt les deux volumes de 1908, on constate que deux sur trois des poètes cités sont totalement oubliés, et que le poètes toujours réputés sont illustrés par des poèmes connus de nous tous, parce qu’ils ont été ensuite repris uniformément d’anthologie en anthologie, sans guère d’écart. Le lecteur est donc tenté aujourd’hui de refermer ces deux volumes, vestiges poussiéreux sur un papier jauni. Mais s’il les lit continûment, le charme opère. La grâce émouvante d’Henri de Régnier, la fuidité de Gérard d’Houville (son épouse), la tristesse mélodieuse d’, le sentimentalisme d’Henry Bataille s’emparent doucement du lecteur attendri : Paul Morand, dans Venises a rendu hommage à cette génération du Mercure, qui était celle de son père, collaborateur de Marcel Schwob. Moi-même, je me suis moqué de mon pauvre père. En 1926, à la rue d’Ulm, il avait acheté un beau livre de poèmes d’Albert Samain, et avait fèrement écrit « ce livre est à moi ». Son ami Paul Bénichou, le futur grand historien de la littérature, le lui avait dérobé en inscrivant, « non, ce livre est à moi, Paul Bénichou ». Grâce au travail de Léautaud et de Van Bever, Albert Samain n’est pas aujourd’hui englouti dans le néant. L’histoire littéraire nous fait comprendre pourquoi, en pleine période surréaliste, deux jeunes normaliens lettrés pouvaient se disputer un livre d’Albert Samain, elle nous permet de lire avec le charme du démodé et une émotion timide « du » Albert Samain. Cette contribution du tandem Van Bever-Léautaud à l’histoire littéraire n’est pas négligeable. On peut se demander si la poésie n’est pas trans-historique. Oserai-je avouer que j’ai lu, au bord des larmes, comme Léautaud, il y a un siècle, le poème de Charles Guérin « À ». J’ignorais jusqu’au nom de ce poète élu par les deux compilateurs . . . L’un des écrits les plus vifs qu’ait publié Léautaud, son « Stendhal-Club », paru dans L’Ermitage en 1905, attaque vivement deux auteurs d’une « histoire de la littérature française », Lanson et Brunetière, mais aussi deux critiques infuents, Jules Lemaitre et Faguet, pour avoir estimé que la publication (par Casimir Stryenski) des écrits intimes de Stendhal avait causé beaucoup de

15. Il est tout de même courageux de retenir Jean Cocteau, aussi insulté à droite qu’à gauche, dans cette décennie comme dans les suivantes. Le Cas Léautaud 171 tort à sa réputation. Au nom « des écrivains, des amateurs, des curieux », il conteste les positions des « critiques de profession », qui sont en fait des histo- riens de la littérature : ceux-ci n’acceptent de Stendhal que les romans et blâ- ment ce qui relève d’une « littérature personnelle »16. Léautaud, amoureux de l’homme Stendhal et de sa vie même, inverse la hiérarchie des Universitaires : à l’œuvre « littéraire », c’est-à-dire romanesque de Stendhal, il préfère l’œuvre personnelle « du mémorialiste et de l’autobiographe ». Il met plus haut que tout « la Correspondance, les relations de voyage, les volumes mis à jour par M. Stryenski »17. Emporté par son paradoxe, Léautaud explique que le grand art est de n’être pas littéraire et laisse entendre que les romans de Stendhal ne sont que des variations sur sa vie même, inimitable. Après avoir ironisé sur les professionnels de la critique, il raille les mauvais imitateurs qui forment « la queue de Stendhal », en particulier Jean de Mitty, que défendra plus tard Valéry dans son petit « Stendhal ». Le dialogue entre Léautaud et Valéry sur Stendhal s’est prolongé au-delà de leur amitié de jeunesse. Dans le gros volume de 1907, trop dense, trop compact de 540 pages, plus didactique, Léautaud, adoucit son propos, sous l’infuence modératrice du directeur de la collection « Les plus belles pages », Rémy de Gourmont. Dans une notice de quatre pages, il reprend certaines phrases de son article de L’Ermitage, mais passe d’une préférence à une équivalence, en ce qui concerne littérature personnelle et littérature fctionnelle, soit Beyle et Stendhal. Le ton a changé : « À côté du romancier, on a fait une grande place à l’autobiographe, au touriste, au critique, à l’anecdotier, au dilettante, et à l’analyste de la pas- sion et de l’esprit qu’il fut à un si haut degré. »18. Les propos sur la relation de l’homme et de l’œuvre sont plus classiques, assez dans l’esprit de Sainte-Beuve, que Léautaud a beaucoup pratiqué. L’ordre et la disposition de ces morceaux choisis méritent qu’on s’y arrête, car l’organisateur n’y a pas été de main morte. Le recueil débute par 163 pages pour l’ensemble autobiographique : 66 pages pour le Journal, rendu presque inintelligible par un montage très serré (1801–1814) et par une quasi- absence de notes, Léautaud se bornant à reprendre Stryenski : on ne facilite pas l’accès des profanes à Beyle. 61 pages pour la Vie de Henry Brulard avec des chapitres entiers. 36 pages pour les Souvenirs d’égotisme. Le compila- teur a ensuite recueilli toutes les préfaces de Stendhal, soit 52 pages, malgré l’opposition de son directeur de collection, qui trouvait l’idée absurde. Le romancier est vraiment mis à la portion congrue : 22 pages pour une séquence de Le Rouge et le noir, 52 pages pour le début de La Chartreuse de Parme,

16. Léautaud, Paul, Passe-temps I et II, Mercure de France, p. 259. 17. Ibid., p. 261. 18. Stendhal, collection des plus belles pages, Mercure de France, 1907, préface, p. V. 172 Jacques Lecarme en tout 74 pages de romans. Viennent ensuite des « anecdotes italiennes », empruntées à Rome, Naples et Florence et à Promenades dans Rome, soit 48 pages, et des « anecdotes françaises », tirées des Mémoires d’un touriste, pour 57 pages. Quelques chapitres de l’essai De l’amour font 42 pages. Ce fort volume se termine comme il a commencé, par une forte dose de littérature personnelle : 28 pages de Correspondance (que Léautaud préfère à tout) ; 65 pages d’appendice biographique et bibliographique : on peut ainsi lire le magnifque « H.B. » de Mérimée. Au bout du compte, le compilateur a humilié le romancier Stendhal et exalté l’autobiographe-intimiste Beyle, bien au-delà du raisonnable. Reste que ce compendium est délectable et passionnant. On n’a jamais vu un annotateur aussi discret : pas une seule note de Léautaud, en supplément des quelques notes erratiques de Stryenski, nul intermédiaire entre Stendhal et son lecteur. Mais peut-être un modèle de communication et de transmission, à base de provocation : l’inversion des valeurs littéraires est implicite, mais radicale. On l’a déjà dit : les contemporains de Léautaud font très peu de cas de l’autobiographie : ils détestent le mot autant que la chose. Léautaud est l’un des rares à employer le terme avec faveur, et sans doute à risquer le substan- tif « autobiographe ». En général, ses confrères parlent d’« autobiographie » pour désigner les romans tirés de l’expérience personnelle de l’auteur, et n’ont pas de mal à montrer que de tels romans sont inférieurs aux vraies fctions romanesques. Albert Thibaudet, mais aussi Ramon Fernandez le démontrent brillamment pour Balzac et pour Stendhal. André Gide en était convaincu, puisqu’il a songé à mettre en épigraphe à ses Faux-monnayeurs la splendide formule de Thibaudet : « le romancier authentique crée ses personnages avec la direction infnie de sa vie possible : le romancier factice les crée avec la ligne unique de sa vie réelle »19. Or, pour Léautaud, le seul écrivain supportable est celui qui se relie à cette « ligne unique de sa vie réelle », sur un arrière plan de vitalisme biographique, et la fction est pour lui factice, et l’autobiographie, authentique. Il a toujours regretté d’avoir fctionnalisé, un peu, si peu !, son Petit Ami, et de l’avoir laissé sous-titrer roman par le patron du Mercure de France. Il a mis tous ses soins à préparer l’édition posthume de ses Lettres à sa mère, écrit transgressif s’il en est. Pour s’en tenir à ses textes publiés de son vivant (assez rares) dans Passe-temps, un plaidoyer constant pour l’autobiographie se répète et se rabâche, parce qu’il est strictement solitaire : « J’aime beaucoup les Mémoires, les Journaux intimes, les recueils de Souvenirs. Quand ils sont d’écrivains nets et véridiques, d’hommes d’esprit ayant eu une vie remplie, qui ont su voir et retenir et qui savent raconter, ce sont les seuls livres qui méritent d’être lus. »20. Ou encore, à quelques pages de distance : « À dire

19. Gide, André, Journal des Faux-monnayeurs, Gallimard, coll. blanche, p. 86–87. 20. Léautaud, Paul, Passe-temps, op. cit., p. 142. Le Cas Léautaud 173 vrai, je lis peu. Je ne lis que les ouvrages qui rentrent dans le genre auquel me porte, pour mon compte, personnel, mon goût comme ma nature d’esprit, les Mémoires, les Correspondances, les Journaux intimes, les Biographies, les Autobiographies, etc. (que je place au premier rang dans la littérature). Il y a là pour moi une sorte d’hygiène intellectuelle. [. . .] Je m’entretiens dans ma ligne. »21. Ces jugements ont été publiés en 1928. Si certains ont dénoncé, de nos jours, une idéologie autobiographique, il faudrait leur concéder que Léautaud en incarnerait l’aile intégriste. Elle implique un refus viscéral de la fction romanesque. Léautaud, égotiste jusqu’à l’autisme, ne manque pas de cynisme dans sa méconnaissance de l’existence littéraire de l’autre. Hormis Stendhal, pour l’autobiographie, et Chamfort, pour l’anecdote, il n’admire pas de précurseurs. Quant à ses contemporains, risquons une anecdote. François Mauriac détestait Léautaud. Il l’entendit dire, en 1951, à la radio : « François Mauriac est le plus grand écrivain vivant » ce qui ravit l’intéressé, mais Léau- taud ajoute « je n’ai d’ailleurs lu aucun de ses romans ». À trop jouer le Neveu de Rameau, on peut devenir prisonnier et dupe de son rôle. Par deux fois, Léautaud a rencontré l’histoire littéraire, à la fn de sa vie. En 1939, il a conseillé un jeune chercheur anglais, Garnett Rees, qui travaille à une thèse sur Rémy de Gourmont. Invité à la soutenance de thèse (il ne l’a pas lue), il gagne en ronchonnant la Sorbonne, lieu qu’il exècre entre tous. Or— divine surprise—l’intervention de Maurice Levaillant l’émerveille, celle de Jean Pommier le passionne, seul Georges Ascoli lui semble vétilleux. Allons ! les professionnels de l’histoire littéraire connaissent fort bien la période contem- poraine, et ne font pas mauvaise fgure auprès des amateurs que sont les écri- vains. Cette conversion à l’honorabilité de la Sorbonne sera sans lendemain. L’autre épisode ne manque pas d’humour noir. En 1941, Léautaud, chassé du Mercure, survit péniblement dans son pavillon de Fontenay-aux-Roses. En zone-non-occupée, la rumeur court de son décès. Plusieurs confrères, dont le critique et historien André Billy, publient les notices nécrologiques aigres- douces. À Paris, Gaëtan Sanvoisin vient annoncer à Léautaud qu’il est mort. Celui-ci hennit de rire à lire les hommages funèbres de la presse provinciale. Et il donne à la N.R.F. de Drieu la Rochelle un texte désopilant intitulé « Partie remise »22. Le faux-mort critique et réfute l’histoire littéraire, nécrologique, dont il a été l’objet, et en particulier les éloges qui lui ont été adressés. C’est l’un des textes les plus comiques de Léautaud, et aussi un texte de l’histoire littéraire, à chaud, peu commun.

Université Paris 3—Sorbonne Nouvelle

21. Ibid., p. 186. 22. Léautaud, Paul, « Partie remise », N.R.F., n° 329, 1er juillet 1941, p. 65–82.