Jacques Lecarme VIE LITTÉRAIRE ET

Jacques Lecarme VIE LITTÉRAIRE ET

Jacques Lecarme VIE LITTÉRAIRE ET HISTOIRE LITTÉRAIRE : LE CAS LÉAUTAUD out écrivain de vocation entretient avec la littérature des rapports Td’ambivalence, soit d’amour et de haine imbriqués, inextricablement. Paul Léautaud, dès l’enfance, sans aucune contrainte sociale, a choisi comme valeur suprême et quasi exclusive la littérature. En témoigne sa dévotion à Stéphane Mallarmé, laquelle fonde une amitié mystique avec le jeune Valéry : cette amitié pourra se distendre, puis s’aigrir sous l’effet de l’inévitable envie. Elle n’en constitue pas moins ce que le jeune Léautaud aura eu de meilleur dans une jeunesse dévastée par tous les abandons, au-delà de l’imaginable. On peut rêver à ces conversations interminables de tout jeunes gens, se raccompagnant dans la nuit parisienne, focalisées sur Stendhal plus que sur Mallarmé. Valéry ne les oubliera pas quant il rédigera en 1927, son essai sur—ou plutôt contre— Stendhal1. Léautaud, lui qui aura tout enregistré dans ses papiers, regrettera de n’avoir pas tenu le journal de ces dialogues entre deux jeunes fous de littérature, voués à des professions délirantes, et contraints à de rudes gagne- pain administratifs. Quand Valéry devient secrétaire du directeur de l’Agence Havas et qu’il s’octroie une semaine de congé, il se fait remplacer par Paul Léautaud, alors à la recherche d’un emploi. Mais nous résisterons au goût de Léautaud pour l’anecdote, et essaierons de partager les dégoûts de Valéry pour cette tentation. Il en va du sérieux intellectuel de cette intervention. Si le mot « littérature », en soixante ans de graphomanie chez Léautaud, est presque toujours laudatif, l’épithète « littéraire » est, elle, le plus souvent péjorative. En 1903, Paul Léautaud publie son premier livre, qui se trouve être aussi son dernier, Le Petit Ami (ce titre proposé par le directeur du Mercure de France, Alfred Valette, ne plaira jamais à l’auteur, qui voulait l’intituler Souvenirs légers). Avouons-le : à nos yeux, ce livre est le chef-d’œuvre inégalé de ce genre qu’on appellera plus tard autofction, et qui, correspondrait à une autobiographie à peine voilée, très légèrement déplacée. Mais, en 1902, sous- titré par l’éditeur « roman », à l’encontre des souhaits de l’auteur, il échoue au Prix Goncourt (celui-ci sera décerné à John-Antoine Nau pour Force ennemie, 1. Valéry, Paul, « Essai sur Stendhal », in Commerce, XI, printemps 1927—repris sous le titre « Stendhal », in Valéry, Paul, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, T. I, p. 553–597. The Romanic Review Volume 100 Numbers 1–2 © The Trustees of Columbia University 162 Jacques Lecarme et c’est le premier Prix Goncourt de l’Histoire littéraire). Pour Le Petit Ami, insuccès public, mais succès critique, dans ce milieu littéraire, étroit et surpeu- plé, dominé alors par le Mercure de France, mais fourmillant de feuilles de presse et de petites revues. À tous les critiques favorables, Léautaud répond pour s’étonner qu’on puisse aimer son roman : lui-même en pense beaucoup de mal. Le grief revient sans cesse : il est « trop littéraire ». À Léon Blum, qui a écrit du bien du Petit Ami dans Gil Blas, Léautaud, tout en remerciant « un ami intellectuel » virtuel, réaffrme paradoxalement : « . je trouve mon livre encore dix fois trop littéraire »2. Et pendant cinquante ans, Léautaud main- tiendra ce grief du « trop littéraire », promettant toujours une réécriture du Petit Ami, disant y travailler d’arrache-pied, et ne la livrant jamais à Gaston Gallimard qui la réclame. On peut esquisser un rapprochement ici : le jeune Simenon proposait sans cesse au journal Le Matin des contes ou nouvelles, chaque fois, Colette, qui faisait fonction de rédactrice en chef, les refusait gen- timent, avec le verdict : « trop littéraire, mon petit Sim ». On en arriverait alors à cette aporie : la littérature vraie se fonderait sur l’exclusion du littéraire. En contrepartie, et ce serait une position commune à Léautaud et Simenon, qui ne se sont jamais entrelus ni entrevus, on exclut le travail littéraire, et la réécriture : le style sera primesautier ou ne sera pas. Les retours sur l’écrit, les repentirs, les corrections, ne sauvent pas les livres, mais les gâchent. Ainsi, Le Petit Ami, malgré tant d’années de regrets et de repentirs, restera pour nous dans sa version-livre de 1903 (légèrement différente de sa publication en revue dans le Mercure de France de 1902). L’histoire littéraire doit apporter ici une précision : grâce à un ami de Léau- taud, André Rouveyre, on peut voir comment fonctionnait, et comment échou- ait le travail de révision entamé par Léautaud sur son livre—le livre d’une vie, écrit dès la trentième année. En 1946, André Rouveyre, aux Éditions du Bélier, publie un Choix de pages de Paul Léautaud. Il signale le travail en cours qu’effectue celui-ci sur Le Petit Ami. Voici donc une nouvelle version des deux premiers chapitres, sous le titre, choisi par Léautaud, « Souvenirs légers— fragments ». On peut comparer ainsi la nouvelle version à l’ancienne. En 1946, Léautaud écrit ces deux phrases : Ce qui, surtout, m’attriste, c’est l’usure qui les marque chaque jour davantage. “Dire qu’elles seront vieilles un jour et même un peu concierges !” me dis-je ! Et pourtant, un délice m’en vient aussi, une sorte de jouissance spirituelle.3 2. Léautaud, Paul, Correspondance, coll. 10/18, T. I, p. 77. 3. Rouveyre, André, Choix de pages de Paul Léautaud, Éditions du Bélier, 1946, p. 41. Le Cas Léautaud 163 En 1903, il écrivait le texte aujourd’hui réédité tel quel. Des fois même, une mélancolie me prend à les voir se défaire ainsi presque sous mes yeux. “Dire qu’elles seront vieilles un jour et même un peu concierges !” me dis-je alors.4 Sans prétendre à une étude génétique, on peut estimer que le travail de réfec- tion sur un livre vieux de quarante-trois ans a conduit à lui faire perdre de son charme et de son éclat, ce qui donnerait raison à la doctrine de Léautaud sur le style naturel. Les choses seraient trop simples si l’adjectif « littéraire » était toujours connoté négativement. Or, dès les années 30, Léautaud va devenir notoire et redouté pour un livre qu’il ne publie pas, son Journal, mais dont il com- mence à donner, dans les revues, de brefs fragments concernant les écrivains de sa jeunesse, Jean de Tinan, Marcel Schwob, Rémy de Gourmont, Georges Duhamel, ou de grands anciens, comme Stendhal et Flaubert. Les négociations pour le « tapage »5, et la publication de ce Journal (de plus en plus prolifque au fl des années) vont devenir pendant vingt ans le grand sujet du Journal lui- même. Léautaud ne travaille plus que pour rédiger les passages jadis esquissés en notes sténographiques. La publication du premier volume (sur dix-neuf) intervient en 1954, alors que Léautaud va disparaître en 1956 : elle n’est donc pas tout à fait posthume. Elle commence d’ailleurs juste après que Léautaud a accédé à une gloire nationale, par le médium dominant de ce temps-là, la radio. La France entière écoute l’Alceste de Fontenay-aux-Roses se payer la tête d’un excellent universitaire, Robert Mallet6. On n’avait jamais autant ri en écoutant les radios nationales, alors vouées à la grandiloquence et au sérieux. L’important, c’est l’obstination avec laquelle Léautaud a voulu imposer le titre « Journal littéraire ». Il n’a autorisé la publication en revue, au Mercure de France, à la Nouvelle Revue Française, que des passages concernant la vie littéraire des années 1895–1910, devenue dans les années 30, de l’histoire littéraire. Il a retranché de ce Journal (qui, sur papier-bible, occupera 6900 pages en in-12°) les pages concernant la vie des bêtes et celles qui décrivent la pratique sexuelle de l’auteur, qui fut, comme chez nous tous, la grande affaire de sa vie. Les premières donneront un volume, Bestiaire, les secondes, deux, Le Fléau—Journal particulier 1917–1930, et Journal particulier 1933. Certes l’analyse freudienne la plus rudimentaire indiquerait qu’ici la sexualité est toute 4. Léautaud, Paul, Le Petit Ami, précédé d’Essais et suivi de In memoriam et Amours, Mercure de France, 1956, p. 83. 5. C’était le terme familier dont on usait alors pour désigner la dactylographie. 6. Cf. Léautaud, Paul, Entretiens avec Robert Mallet, Gallimard, 1951. 164 Jacques Lecarme littéraire, car écrite, et que la littérature est innervée par la libido, plus cons- ciente qu’inconsciente. Mais reste le projet de Léautaud de cerner un espace littéraire dans lequel il fait entrer toute l’écriture personnelle, tenté comme il l’est de réduire la littérature à la seule pratique égotiste ou autobiographique du sujet. Il semble que ce titre, qui à la lecture intégrale paraît souvent non- pertinent, a été inspiré par le choix publié du Journal des Goncourt. Fortuite- ment, il se trouve que le Journal intégral des Goncourt ne sera publié qu’en 1956, année de la mort de Léautaud. Edmond de Goncourt avait choisi un intitulé (qui ne peut pas ne pas avoir infuencé Léautaud), Journal—Mémoires de la vie littéraire. Dans les deux cas (mais Maxime du Camp avait déjà mis en œuvre cette stratégie7) le littéraire, valeur légitimée, aidait à faire passer l’intime et le scabreux, objets de censure et de réprobation, mais aussi de désir et de transgression. De la même ruse, l’historique—celui de l’histoire littéraire et des grands écrivains—donnait licence à l’individuel le plus anecdotique et le plus contingent. Il ne faudrait pas pousser le parallèle entre Edmond de Goncourt et Paul Léautaud : l’un est artiste, l’autre pas du tout ; leurs styles, artiste chez l’un, naturel chez l’autre, les opposent, leurs défauts assez graves (horreur du prolétaire, antisémitisme incontestable) les rapprochent.

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