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Dora Leontaridou

Le mythe d’Andromaque dans le théâtre antique & français

Τίτλος: “Le mythe d’Andromaque dans le théâtre antique & français” Συγγραφέας: Dora Leontaridou ISBN: 978-960-93-8735-4 Επίλεκτες Ψηφιακές Εκδόσεις: 24grammata.com Σειρά: εν καινώ, Αριθμός σειράς: 172 Τόπος και Χρονολογία πρώτης έκδοσης: Αθήνα, 2016 Μέγεθος Αρχείου: 1,96 Mb Σελίδες: 110 Μορφή αρχείου: pdf Γραμματοσειρά: times new roman

Απαγορεύεται η αναδημοσίευση δίχως την έγγραφη άδεια του δημιουργού ή του εκδότη

A ma mère, Hélène.

« Andromaque, elle, a une conscience tragique : elle voit que les dieux peuvent condamner un homme de bien, qu’on ne peut modifier son destin et que le connaître à l’avance est vain et désespérant.1»

INTRODUCTION

La remarque en épigraphe résume le tragique du mythe d’Andromaque qui ne se développe pas en fonction d’actes héroïques ou extraordinaires, mais selon une lutte contre le destin. Si nous voulons aller un peu plus loin, il s’agit de la lutte d’une femme contre le destin, dans un monde façonné par des hommes. Cette parole féminine, nous avons voulu la restituer, en nous focalisant sur son angoisse et les enjeux de sa vie tels qu’ils émergent sur les scènes des théâtres dans la diachronie.

Le mythe dans les Lettres antiques et françaises.

Depuis sa première apparition dans la fameuse « scène des adieux », au chant VI de l’Iliade, jusqu’au XXème siècle dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux, la figure d’Andromaque n’a cessé d’être une source d’inspiration pour dramaturges et de donner naissance à de multiples œuvres théâtrales. Après l’Iliade, du VIIème siècle au VIème siècle avant J.-C., sont écrits des poèmes cycliques qui traitent de la guerre de Troie, attribués à divers poètes. Ces œuvres ne nous sont pas parvenues, mais nous en possédons malgré tout les résumés qu’en fit

1 Eissen, Ariane, Les mythes grecs, Paris, Belin, 1993, p. 197.

7 Proclus, au IIème siècle après J.-C., dans sa Chrestomathie2, et que l’érudit byzantin Photius, Patriarche de Constantinople, préserva dans sa Bibliothèque3, au IXème siècle après J.-C. Deux de ces épopées, l’Aethiopis et l’Iliou Persis d’Arctinos véhiculent des informations sur le mythe d’Andromaque. L’Aethiopis relate l’histoire de la reine des Amazones, Penthésilée, accourue au secours des Troyens. L’Iliou Persis (Le sac d’Ilion) d’Arctinus, un poète milésien du VIIIe siècle 4 avant notre ère, contemporain donc d’Homère, relate la chute de Troie et, entre autres, la mort de , ainsi que le meurtre d’Astyanax par Ulysse et l’octroi d’Andromaque à Néoptolème comme butin de guerre5. La Petite Iliade de Lesches raconte la guerre de Troie et les événements qui se sont produits après la mort d’Achille. Elle comprend des informations sur la mort d’Astyanax et la captivité d’Andromaque. Dans l’antiquité latine, le mythe continue à attirer les gens de Lettres. Le poète Naevius (270-201 av. J.-C) écrit des drames inspirés des histoires de Troie, et, parmi eux, une Andromaque. Des drames d’Ennius (239-169 av. J.-C.), autre poète latin, pour la plupart perdus, ne restent que des fragments, parmi lesquels un drame intitulé Andromaque. Accius (170-85 av. J.-C.), dramaturge latin dont les œuvres sont également perdues, a écrit plusieurs drames dont seulement les titres et quelques fragments sont sauvés. Parmi eux, nous notons Néoptolème, Astyanax, Femmes Troyennes. L’Énéide aussi réserve une place à Andromaque6, captive à la cour de Néoptolème-Pyrrhus, qui nourrira à son tour l’inspiration de Baudelaire. Pour finir, au VIème siècle de notre ère, nous devons citer un poète grec, Quintus de Smyrne, qui écrivit la Chute de Troie. Cette œuvre raconte un épisode avec Andromaque et Penthésilée, situé après la mort d’ et avant la destruction de Troie.

Le Moyen Âge Le mythe reste vivant pendant tout le Moyen Âge, par des textes qui reprennent plus ou moins les données du cycle, telles qu’elles avaient été retraitées dans les œuvres postérieures, comme exposé plus haut. Trois œuvres peuvent se rattacher à la période romaine, même si les textes qui nous en sont parvenus appartiennent à une période un peu ultérieure, car ils constituent soit des résumés des textes antérieurs soit des traductions. Ce sont cependant ces œuvres qui ont perpétué le souvenir de ce mythe pendant le Moyen Âge. Leur importance s’accroît du fait qu’elles sont reproduites et diffusées en jusqu’au XVIIe siècle ; elles constituent par conséquent une source de connaissance pour les dramaturges. L’Iliade latine est probablement une épopée du 1er siècle dont l’attribution est incertaine. Le nom de Silius Italicus, poète épique du premier siècle,

2 Allen, Thomas, W., Homer, The origins and the transmission, Oxford, Clarendon Press, 1969, p. 51. Certains attribuent toutefois cette œuvre au philosophe Proclus, qui est du Ve siècle. 3 Burgess, Jonathan, S., The tradition of the Trojan War in Homer and the Epic Cycle, Baltimore & London, The Johns Hopkins University Press, 2001, p. 12. 4 Selon Eusèbe et la Suda, Burgess, Jonathan, S., The tradition on the Troyan War in Homer and the Epic Cycle, op.cit., p. 9. 5 Burgess, Jonathan, S., The tradition of the Troyan War in Homer and the Epic Cycle, op.cit.,p. 9. 6 Virgile, Énéide, texte établi et traduit par J. Perret, Paris, Les Belles-Lettres, 1980, V, 294 - 355.

8 figure parmi les créateurs. Selon H. Schenkl qui a découvert un manuscrit du XV-XVIe, ce texte est un épitomé de l’Iliade d’Homère par Baebius Italicus7. Le mythe d’Andromaque est à peine mentionné. Seule une brève réminiscence de la « scène des adieux » et le thrène d’Andromaque après la mort d’Hector, raconté dans deux vers seulement8, figurent dans cette épopée. Hors l’Iliade latine, deux autres textes relatent la guerre de Troie. L’Éphéméride de la guerre de Troie, attribué à Dictys, et l’Histoire de la destruction de Troie, attribuée à Darès. Ces textes postérieurs de la tradition cyclique antique portent le sceau de l’évolution de la pensée. Ils se focalisent sur les événements purs et excluent les interventions divines qui fourmillent dans l’Iliade et l’Odyssée. Le premier ancêtre de l’Éphéméride9 est une œuvre intitulée Troïka, écrite par Hellanicos, datée de 400 av. J.C., dont ne restent que quelques fragments. Vers 200 av. J.-C. apparaît une autre histoire de la guerre de Troie écrite par un certain Hégésianax qui prend le pseudonyme de Képhalon de Gergis, et qui parvient à se faire passer pour un ancien combattant de la guerre. Ce procédé se retrouve dans l’Heroïkos de Philostrate, où Protésilas, combattant de la guerre, prend la parole pour raconter les événements. Ce même procédé est utilisé par l’auteur de l’Éphéméride qui prétend être un ancien combattant, compagnon du héros Idoménée. Sous le pseudonyme de Dictys, il raconte à la première personne les aventures de la guerre de Troie. Le texte est habilement rédigé de sorte à ne pas éveiller de soupçons. Pour répondre aux besoins d’un public romain, le texte est traduit en latin, et cette traduction est la seule source qui nous soit parvenue. Cependant le texte traduit est un abrégé. Les quatre derniers chapitres qui concernaient le retour des héros sont résumés en un seul. Contrairement à l’impartialité de l’Iliade, le texte de Dictys prend nettement position en faveur des Grecs10. L’Éphéméride, considérée comme un texte antique authentique, fera son chemin en deux sens. D’abord dans la civilisation byzantine, le texte est utilisé par Jean Malalas au VIe siècle, par Jean d’Antioche au VIIe siècle, par Georges Cédrénos et Isaac Porphyrogénète au XIe siècle, et par Jean Tzetzès au XIVe. Nous mentionnons ces noms ici car c’est après la chute de Constantinople en 1453 et le départ des érudits grecs pour l’Italie que les textes de Malalas et de Tzetzès constituent des sources pour la guerre de Troie. En ce qui concerne le monde médiéval occidental, cette épopée (ainsi que celle de Darès) nourrira l’épopée française de la fin de Moyen Âge intitulée Roman de Troie et rédigée par Benoît de Sainte-Maure. En ce qui concerne purement le mythe d’Andromaque, l’épisode qui figure dans cette épopée est celui de la rivalité d’Hermione envers Andromaque, après la chute de

7 Mis à part ces deux attributions, qui semblent les plus sérieuses, il y en a d’autres. Le poème était attribué à un Homerus au Ve siècle, et à un certain Pindarus Thebanus au XIIIe. 8 Iliade latine, dans Récits inédits sur la guerre de Troie, trad. et commentés par Gérard Fry [pr. éd.1998], Paris, Les Belles Lettres, 2004, pp. 13-67, v. 1018-9, p. 65. 9 Ephéméride de la Guerre de Troie, dans Récits inédits sur la guerre de Troie, trad. et commentés par Gérard Fry [pr. éd.1998], Paris, Les Belles Lettres, 2004, pp. 69-230. 10 « Ses Grecs sont ainsi pacifiques, cultivés, loyaux, unis, respectueux de la morale et surtout disciplinés. Ses Troyens, que l’auteur primitif, en bon Grec, appelle significativement « barbares », sont agressifs, frustes, faux, divisés, contempteurs de la morale et particulièrement indisciplinés.» Fry, Gérard, Récits inédits sur la guerre de Troie, op.cit., p. 87.

9 Troie, quand elle se trouve captive à la cour de Néoptolème-Pyrrhus11. Hermione était l’épouse de Néoptolème, et elle était jalouse de ce que celui-ci lui préférât une captive. Cette séquence a servi de noyau pour l’Andromaque d’Euripide, qui nourrira l’inspiration de Racine. Quant à l’Histoire de la Destruction de Troie12, il semble qu’elle provienne d’un texte grec ou latin intitulé Dares uberior et dont le texte que nous possédons sous le titre Histoire de la Destruction de Troie ne serait que le résumé. Le texte est un produit du tournant des IV - Ve siècles et la version latine, un texte écrit assurément avant 565 de notre ère13. Darès prétend être un Phrygien qui combat aux côtés des Troyens. Selon Gérard Fry, ce texte maintient une certaine impartialité et un équilibre entre les deux partis. Dans cette épopée, le mythe d’Andromaque comporte deux épisodes, très originaux. La fameuse « scène des adieux » refait surface et elle est enrichie d’un autre épisode. Andromaque fait appel à un rêve qu’elle avait fait, un songe prémonitoire qui augurait la mort d’Hector. Pendant la « scène des adieux », elle recourt donc au surnaturel pour retenir et sauver son mari. Or cette intervention n’est pas la seule. Elle recourt aussi à Priam, son beau-père et roi de Troie, pour demander son appui. Ces deux épisodes feront long chemin dans les réécritures qui suivent et renouvellent fondamentalement le mythe.

L’épopée française : Le Roman de Troie. Le texte de Darès fera un long chemin au Moyen Âge14. Il sera d’abord introduit dans la chronique du Pseudo-Frédégaire. Des réminiscences de Darès se retrouvent dans la Patrologia latina de Fréculfe, auteur de la première histoire universelle du Moyen Âge. Vers le XIIe siècle, il sera intégré à une chronique universelle carolingienne, et au XIIIe siècle, il trouvera place dans l’Histoire Ancienne. Toutefois au cours du XIIe siècle, on produit en France des œuvres latines qui puisent aux thèmes de la guerre de Troie. Parmi ces productions, on compte une Épître d’Hélène à Pâris et de Pâris à Hélène, de Baudri de Bourgueil, une épître anonyme de Déidamie à Achille, et un nombre des poèmes anonymes dont le contenu remonte à Ovide, Virgile et à l’Ilias latine. L’Histoire de la Destruction de Troie s’impose à partir de la seconde moitié du XIIe siècle et connaît trois traductions au XIIIe siècle ; elle est elle aussi insérée dans l’Histoire Universelle intitulée Histoire ancienne jusqu’à César, et dans la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, un texte écrit probablement en 1278-81, et remanié en 1281-1284. Le Roman de Troie est une épopée composée de 30 316 vers, écrite par Benoît de Sainte-Maure entre 1150 et 1165. L’auteur, de son propre aveu, puise l’essentiel de son œuvre chez Darès, et pour les dernières aventures du mythe qui concernent la chute de

11 Ephéméride de la Guerre de Troie, dans Récits inédits sur la guerre de Troie, op.cit., Livre VI, 12, p. 226-7. 12 Histoire de la Destruction de Troie dans Récits inédits sur la guerre de Troie, trad. et commentés par Gérard Fry [pr. éd. 1998], Paris, Les Belles Lettres, 2004, pp. 233-287. 13 Toute l’argumentation sur ce sujet dans Fry, Gérard, Récits inédits sur la guerre de Troie, op.cit., p. 234. 14 On puisera des informations sur la guerre de Troie au Moyen Âge, chez Jung, Marc-René, La légende de Troie au Moyen Âge, Analyse des versions françaises et bibliographie raisonnée de manuscrits, Basel, Tubingen, Franke, coll. « Romanice Helvetica, 114 », 1996, p. 331-439.

10 Troie et le retour des héros, chez Dictys15. La fortune du Roman de Troie fut considérable en France ainsi que le prouvent les cinq mises en prose produites aux XIVe et XVe siècles. À la même époque, entre 1272 et 1287, Guido delle Colonne écrit son Historia destructionis Troiae basée sur le texte de Benoît de Sainte-Maure. Guido réélabore le mythe et prend position clairement en faveur des Troyens. Cette œuvre fit son chemin en français par des traductions et des adaptations successives. Parmi les adaptations, on peut relever l’Istoire de la destruction de Troie la Grant par personnages de Jacques Milet, qui fut la première pièce de théâtre à sujet antique. Elle apparaît en juin 1452 ; on ne sait pas si elle fut représentée mais son succès fut durable, car elle produit 13 éditions manuscrites et 12 éditions anciennes. Or ces réécritures ne sont pas les seules. En ce qui concerne le mythe d’Andromaque, dans le Roman de Troie, il est développé et enrichi de nouveaux épisodes, tout en retenant l’hypotexte de l’épopée de Darès, Histoire de la Destruction de Troie. Ces séquences du Roman de Troie en tant qu’hypotextes nourrissent par la suite la tragédie Hector d’Antoine de Montchrestien, un des premiers dramaturges français du XVIe siècle qui à son tour sert d’hypotexte à d’autres tragédies, comme celle de Luce de Lancival au XIXe siècle.

Dans le théâtre français. Dans le théâtre français le mythe réapparait régulièrement jusqu’au XXe siècle. Au XVIe siècle, dans la tragédie Hector d’Antoine de Montchrestien le noyau dramatique est composé des efforts et des arguments dont se sert Andromaque pour retenir Hector loin du combat. À la même époque, La Troade de Garnier reprend le mythe sous un autre prisme, juste après la chute de Troie, dans le sillage des Troyennes d’Euripide et de Sénèque qui servent d’hypotextes. Cette tragédie servira d’hypotexte aux dramaturges du XVIIe siècle Pradon et Chateaubrun, qui donneront de leur côté des tragédies portant le même titre. Mais la tragédie la plus connue de toutes est évidemment Andromaque de Racine, une pièce jouée jusqu'à nos jours. La Harpe dans la Correspondance littéraire 16 , mentionne également un opéra de Grétri, intitulé Andromaque qui par ailleurs n’a pas eu de succès. Il s’agit en effet du compositeur André-Ernest-Modeste Grétry (1741-1813), qui a composé une Andromaque « tragédie lyrique en trois actes représentée pour la première fois, par l'Académie royale de musique, le mardi 6 juin 178017». Les partitions de cet opéra sont conservées à la Bibliothèque nationale mais le livret est introuvable. De toute évidence il puisait à la tragédie de Racine. Au siècle suivant, Luce de Lancival revient dans le sillage d’Antoine de Montrchrestien et donne sa tragédie Hector où la part

15 Baumgartner, Emmanuèle, Viellaiard, Françoise, « Introduction » dans Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, Paris, Librairie Générale, 1998, p. 7. 16 La Harpe, Correspondance littéraire, t. 3, Migneret, Paris, 1804-7, Lettre CXXX, p. 107. 17 Grétry, André-Ernest-Modeste, Partition d'Andromaque tragédie lyrique en trois actes représentée pour la première fois, par l'Académie royale de musique, le mardi 6. juin 1780. Dédiée à Madame la duchesse de Polignac mise en musique par M. Grétry conseiller intime de S.A.C. Mgneur le prince de Liège et de l'Académie des Philharmoniques de Bologne en Italie. Œuvre XVII. Gravée par le Sr Huguet, musicien, de la Comédie italienne. A Paris chez Houbaut rue Monconseil près la Comédie. Et aux adresses ordinaires. Avec privilège du Roy imprimée par Basset [1781].

11 dédiée à Andromaque est développée et valorisée substantiellement18. Enfin, au XXe siècle, le mythe refait surface dans la pièce La guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux, profondément renouvelé.

Parcours de l’approche : les enjeux des réécritures19 et l’organisation pratique du corpus. Andromaque n’est pas une femme exceptionnelle comme Hélène, Cassandre, Antigone ou encore Médée. C’est une femme qui reste dans l’ombre de son mari, le glorieux Hector. Elle ne sort pas des sentiers battus. Au contraire, elle agit toujours dans les marges sociales que son rôle en tant qu’épouse et mère lui assigne. Son mythe constitue un paradigme de la maternité, de la féminité chaste, de l’épouse dévouée à son mari. Or cette figure muette trouve soudain sa voix quand son mari Hector décide de sortir combattre l’autre héros tout aussi vaillant, Achille. Andromaque pressent la catastrophe qui arrive. Hector avait tué Patrocle, l’ami intime d’Achille. Il serait normal donc que le héros grec fou de douleur et de colère, cherche à venger la mort de Patrocle, et que ses sentiments le rendent invincible. C’est justement sur cette tournure de la guerre de Troie que le mythe d’Andromaque prend sa naissance. Andromaque ainsi que son nom le suggère, -- « Ἀνδρομάχη » (Andromákhê), composé des mots ἀνήρ, ἀνδρό ς (andrós), qui signifie « homme », en grec ancien, et μάχη (mákhê), qui signifie « combat », -- est évidemment « celle qui combat les hommes » 20. Dans son discours transformé et renouvelé au fil des siècles, elle reprend toujours ses arguments contre la guerre, en faveur de la vie. Combattant les hommes, selon son nom, elle combat en fait dans les textes, la structure du monde faite par les hommes. Une structure qui accorde la gloire en fonction des exploits guerriers et qui par conséquent privilégie la mort contre la vie. Andromaque vient refuser ces idéaux. Elle préfère voir son mari vivant plutôt que mort quoique glorieux. Aucun honneur ne peut récompenser l’absence d’une personne aimée. En contestant les valeurs du monde dans lequel elle vit, elle le remet en cause. Elle lutte contre ce monde-là, mais sa parole est faible. La force des valeurs établies écrase son effort, qui se révèle vain. Ce n’est pas le destin aveugle et ininterprétable, c’est en fait la soumission de tous à une structure sociale dont les rôles ne sont pas contestables. Le héros doit prouver sa vaillance par sa mort même. C’est pour cela d’ailleurs qu’Achille, l’autre grand héros de cette guerre, choisit la mort glorieuse à une vie paisible sans gloire. Andromaque s’acharne contre des mentalités très profondément établies ; en vain. Ce sont les événements préétablis non par un destin omnipotent mais par les valeurs qui sont mises en avant comme honorables qui déterminent le destin des hommes ; Hector est mort et sa veuve comme toutes les femmes de vaincus devient un butin de guerre. Son sort par conséquent est pareil à celui de toute autre femme de même condition. Dans les réécritures au fil des siècles, la parole d’Andromaque change de

18 Dans le même siècle, Baudelaire inspiré de ce mythe, et plutôt de l’extrait correspondant de l’Énéide, qui probablement sert d’hypotexte, compose son poème Le Cygne. 19 Dans le chapitre de notre thèse de doctorat qui lui est consacré, nous avions examiné ce mythe sous le prisme des liens intertextuels des textes. Dans l’approche présente nous prenons l’autre direction pour examiner le discours énoncé d’Andromaque en tant que femme en temps de guerres. 20 Wathelet, Paul, Les Troyens de l'Iliade. Mythe et Histoire, Paris, Les Belles lettres, 1989, p. 137.

12 forme, sans changer de contenu. Elle continue à s’acharner contre le destin, une lutte qui comprend la contestation de ce monde tel qu’il est. Elle épouse la condition des femmes, pendant les siècles. C’est pour cela qu’il est intéressant de suivre cette parole pour suivre aussi la condition des femmes à travers sa propre voix, sa propre lutte ; pour observer comment elle passe de la parole faible dans la sphère privée, à la parole éloquente et forte dans la sphère publique ; pour scruter à travers elle si ces transformations au cours des siècles vont de pair avec les changements dans la condition des femmes.

L’interprétation du mythe d’Andromaque par tant d’auteurs antiques et modernes le renouvelle continuellement, en lui attribuant des traits nouveaux, et en l’enrichissant. Cette situation fait surgir deux grands défis. D’une part il y a le long intervalle de temps qui sépare les œuvres. D’autre part, le mythe se présente assez complexe du fait de ses épisodes divers. Il y a en effet, la vie d’Andromaque du vivant d’Hector, mais aussi sa vie en tant que vaincue, et en tant que captive de Néoptolème-Pyrrhus. Ces épisodes traitant des différents enjeux sont repris et réécrits pendant des siècles. Suivre un simple parcours chronologique ne serait pas à même de révéler les enjeux des réécritures et de mettre en évidence les transformations effectuées. Les œuvres pourraient être classées en fonction des séquences de la vie d’Andromaque qu’elles couvrent. Ainsi, en respectant ce classement, nous avons réparti les œuvres de la façon suivante : Celles qui présentent la vie Andromaque avant la chute de Troie, du vivant d’Hector. Ces œuvres sont : l’Iliade, les textes latins et médiévaux, l’Iliade Latine, l’Histoire de la destruction de Troie, le Roman de Troie, la tragédie Hector d’Αntoine de Montchrestien et celle de Luce de Lancival ; finalement la pièce La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux. Vient ensuite la séquence des « Troyennes », les œuvres qui traitent de sa condition juste après la chute de Troie, et avant sa captivité. Ce faisceau comprend les Troyennes d’Euripide, les Troyennes de Sénèque et La Troade de Garnier. Troisièmement les œuvres qui traitent de sa vie en Grèce, en tant que captive de Néoptolème-Pyrrhus. L’Andromaque d’Euripide et l’Andromaque de Racine puisent à cette séquence.

13 Andromaque avant la mort d'Hector

Le mythe dans l’Iliade

Le mythe d’Andromaque commence au chant VI de l’Iliade, dans quelques vers connus plutôt comme « les adieux d’Hector et d’Andromaque 21 ». Dans ces vers, Andromaque, craignant le danger que la vie d’Hector courait, tente en vain de le garder dans les murailles. Cette scène fera long chemin pendant les siècles, dans les réécritures relatives au sujet de Troie.

Qui est Andromaque ? Il est généralement admis que l'Iliade est un poème de la guerre, selon Paul Mazon «destiné à chanter l'âge des héros22», dans lequel les hommes jouent des rôles importants et les femmes sont réduites en nombre et en importance. «Il y en a trois principaux dans l'Iliade sans parler des déesses : Andromaque, Hécube, Hélène» précisent Alfred et Maurice Croiset23, «toutes émouvantes» d'après Robert Flacelière24. Chacune d'entre elles représente un type de femme différent. Hécube est la reine âgée et respectable, Andromaque et Hélène sont plus jeunes, mais ont mené une existence totalement différente qui a déterminé leur comportement et leur caractère respectifs. Andromaque, destinée à faire une longue route dans la littérature à travers les siècles qui suivront, gardera, ainsi que l'observe Jacqueline de Romilly, les traits caractéristiques qu'Homère lui attribue :

Il [le personnage] s'est renouvelé d'œuvre en œuvre, peut-être plus qu'aucun autre ; et ce renouvellement même est une illustration de la façon dont se fait l'histoire littéraire. Pourtant il a gardé un certain nombre de traits précis, qui tous partent d'Homère et puisent en lui leur force évocatrice25.

Nous oserons ajouter ici qu'Homère a tracé l'une des images les plus achevées du personnage en la présentant, au début épouse d'Hector et princesse de Troie26, ensuite au moment où elle apprend la mort d'Hector27, et, enfin, après la mort de son époux, veuve, aux funérailles, quand la guerre est estimée perdue28. Ce portrait complet permet de réaliser ce que Michel Bréal appellera «le modèle inimitable de femme29».

21 Homère, Iliade, texte traduit et édité par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1998, chant VI, v.390- 496. 22 Ibid., Introduction, p. 288. 23 Croiset, Alfred et Maurice, Histoire de la littérature grecque, Paris, Fontemoing et cie, Éditeurs, 1913, p. 130. 24 Flacelière, Robert, Histoire littéraire de la Grèce, Paris, Fayard, 1969, p.60. 25 Romilly, Jacqueline de, Les tragédies grecques au fil des ans, Paris, Les Belles Lettres, 1995, p. 29. 26 Homère, Iliade, op.cit., chant VI. 27 Ibid., chant XXII. 28 Ibid., chant XXIV. 29 Bréal, Michel, Pour mieux connaître Homère, Paris, Hachette, s.d., p. 110.

14 Andromaque est princesse, fille du roi de Thèbes, Éetion30. Les détails que l'Iliade nous apporte nous donnent l'impression d'un roi important et riche. Le butin dont Achille s'empare, après avoir détruit le royaume d'Éetion, est mentionné deux fois dans le poème, une fois au chant IX, lorsque l'ambassade envoyée à Achille pour le persuader d'aller au combat le trouve, une cithare à la main, décrite comme une «belle cithare ouvragée, que surmonte une traverse d'argent31», qu'il a prise «de la cité d'Éetion, que lui-même a détruite32». La seconde se trouve au chant XXIII où Achille :

[…] dépose un bloc de fer brut que lançait jadis la grande force d'Éetion. Mais le divin Achille aux pieds infatigables avait tué Éetion et emporté sur ses nefs le bloc avec tous les trésors33.

Andromaque se marie avec Hector, le successeur du trône troyen. Homère raconte que, pour acquérir une telle épouse, Hector «a jadis payé de si riches présents, Andromaque, la fille du magnanime Éetion 34». Ainsi que Walter Leaf l'observe, les présents sont d'ordinaire donnés au père et non à l'épouse35. D'ailleurs, nous savons par Hécube qu'Andromaque avait emmené avec elle des présents36. Toutes ces informations déterminent la place d'Andromaque dans la famille et la société. Il est bien clair que les femmes à l'époque, n'ayant d'autre position que celle de leur famille parentale et maritale tenaient leur importance et leur prestige de leur ascendance.

L'épouse La « scène des adieux37» entre Andromaque et Hector pourrait seule nous fournir les informations dont nous avons besoin pour caractériser Andromaque dans son rôle d'épouse d'Hector. Nous la voyons d'abord courir sur les remparts avec «l'air d'une folle38», s'inquiétant du sort de son époux, après avoir appris que les Achéens ont vaincu l'armée troyenne. Hector est en train de sortir de la ville pour aller au combat, lorsqu'Andromaque court vers lui et advient la rencontre dont tous les érudits affirment unanimement qu'il s'agit de l’une des plus belles et des plus humaines scènes de l'Iliade. A titre indicatif, citons, entre autres, l'opinion d'Alfred et Maurice Croiset : «Une des plus belles créations de la poésie homérique […] si admirablement délicate et touchante39, de

30 Homère, Iliade, op. cit., chant VI, v. 395-7. 31 Ibid., chant IX, v. 186. 32 Ibid., chant IX, v.187. 33 Ibid., chant XXIII, v. 826-829. 34 Ibid., chant VI, v. 394-395. 35 «[…] à l'époque homérique, la femme avait commencé à affirmer son indépendance, et le "edna" n'était guère plus qu'un vestige de la coutume déjà dépassée de l'achat de veuves» («[…] in homeric days, woman had begun to assert her independence, and the ‘edna' were no more than a relic of the already extinct custom of the actual purchase of wives»), Homer, The Iliad, ed. Walter Leaf, Adolf M. Hakkert-Publisher, Amsterdam, 1960, p. 286. 36 Homère, Iliade, op. cit., chant XXII, v. 88. 37 Ibid., chant VI, v.390-496. 38 Ibid., chant VI, v. 389. 39 Croiset, Alfred et Maurice Histoire de la littérature grecque, op. cit., p. 130.

15 Jacqueline de Romilly : «Il est peu de scènes aussi humaines dans l'Iliade, ou dans aucune autre épopée40», de Fernand Robert qui déclare que «Ce qu'il y a de plus beau dans l'Iliade, c'est sans doute la scène des adieux d'Andromaque et d'Hector» qui est «[…] si émouvante et si célèbre qu'il serait lourdement pédantesque de s'attarder à dire en quoi elle est belle41», de Bowra qui la trouve plus qu'admirable42 et affirme qu'elle est, plus que toute autre, l'indice d'humanité du poème homérique43. Andromaque prend la main de son époux et lui tient un long discours débordant d'émotion. Son but est de sauver Hector d'une mort que «sa fougue44» rend certaine. L'esprit troublé par la douleur, elle évoque la mort de ses parents, de ses frères pour rappeler à Hector qu'il est la seule personne aimée qui lui reste dans la vie. Dugas Montbel, dans son analyse de l'Iliade, ancienne certes, mais très exhaustive, justifie ce passage en faisant appel aux «mœurs des siècles homériques» :

Si nous jugeons ce passage avec nos idées, le reproche est fondé incontestablement ; mais si l'on se ressouvient de ce que j'ai dit si souvent sur l'importance qu'on attachait aux événements dans ces temps anciens, sur l'indulgence qu'on accordait aux digressions quand elles avaient pour but de faire connaître la vie des ancêtres, on ne s'étonnera plus des écarts que se permet Andromaque au milieu de sa douleur45.

Homère présente Andromaque comme une épouse complètement dépendante de son mari, qui est pour elle «un père, une digne mère, […] un frère autant qu'un jeune époux46 ». Cet attachement ne s'atténuera pas après la mort d'Hector et la chute de Troie, et cela, dans toutes les versions littéraires de sa vie, preuve indubitable de l'émotion que continue à susciter cette scène de l'Iliade. Avec une «force émotionnelle 47 » exceptionnelle, Andromaque s'efforce de convaincre Hector de ne pas prendre part à la guerre. Ce discours semble déplacé dans la bouche d’Andromaque et trouble les chercheurs. Montbel note que «les sept vers qui terminent le discours d'Andromaque sont marqués d'un obel dans l'édition de Venise, et

40 Romilly, Jacqueline de, Les tragédies grecques au fil des ans, op. cit., p. 30. 41 Fernand, Robert, Homère, Paris, P.U.F., 1950, p. 260. 42 «[…] elle n'est pas seulement complète et admirable en elle-même» («[…] is not only complete and wonderful in itself […]»), Bowra, C.M. Homer, Classical life and Letters, Gr. Britain, Duckworth, Gen. ed. Huch Lloyd-Jones, 1979, p. 35. 43 Ibid., p. 107 : «La scène […] interrompt une série de scènes de batailles et jette une lumière humaine sur la guerre» («The scene […] breaks a long line of battle-scenes and throws a new human light on war»). 44 Homère, Iliade, op.cit., chant VI, v. 407. 45 Montbel, Dugas Observations sur l'Iliade d'Homère, Paris, Typographie de A. Firmin Didot, Paris, 1829, p. 299. 46 Iliade, op. cit., chant VI, v. 429-430. Bowra, C.M. Homer, op. cit., p. 158, le souligne : «Du fait que la femme est dépendante de l'homme, elle trouve en lui son accomplissement. Toute la vie d'Andromaque tourne autour d'Hector et de son petit enfant» («Since the woman is dependent on the man, she finds her fulfilment in him. ’s whole life is centered on Hector and their small child». 47 «Nous voyons que le chant VI répète la même chose à trois reprises dans un crescendo de force émotionnelle : la femme tente de retenir le guerrier, de le garder dans son propre univers de confort et de sécurité», («We see that book six repeats the same pattern three times in a crescendo of emotional power : the woman attempts to hold back the fighting man, to keep him in her own world of comfort and safety»), Griffin, Jasper, Homer, Past Masters, Oxford, Oxford University Press, ed., Keith Thomas, 1988, p. 29.

16 les scolies qui s'y rapportent disent que ces vers doivent être supprimés»48. Le premier argument est qu'«un tel discours ne convient pas à Andromaque qui ne doit pas donner de conseils à Hector sur l'art de guerre»49. Walter Leaf critique tout aussi vivement les paroles d'Andromaque50. Il a également été dit que ce passage montre «le contraste fontamental entre les deux sexes»51. Nous pourrions opposer à ces opinions les paroles de Priam lui-même qui supplie Hector d'éviter Achille et de rester à l’intérieur des murailles52. Nous pouvons donc conclure avec certitude que les paroles mises dans la bouche d’Andromaque témoignent de son grand amour, non pas pour le glorieux stratège, mais avant tout pour l'homme Hector. Elle préfère un mari humilié, mais vivant, à un mort célébré. Du reste, elle exprime son amour pour Hector de bien d'autres façons et par bien d'autres moyens encore. Elle reçoit les armes d'Hector quand il rentre du combat 53, nourrit et soigne ses chevaux54, lui fait préparer un bain chaud55. Andromaque prend sur elle de veiller, dans les moindres détails, au bien-être de son mari, alors qu'elle aurait pu aisément laisser tous ces soins aux serviteurs. Cette préoccupation de toujours se mettre au service d'Hector est bien une preuve de l'amour qu'elle ressent pour lui et révèle, en même temps, un aspect de son caractère, une tendance à se dévouer à sa famille. Sa dévotion va jusqu'au point de ne jamais contredire Hector, même si elle sent qu'elle a raison. Ainsi, quand Hector s'efforce de la rassurer, elle ne lui oppose aucune objection. En vérité, elle ne croit pas un mot de ce qu'il lui a dit, puisque, une fois rentrée chez elle, elle ordonne à ses serviteurs de pleurer Hector56 encore vivant, comme s'il était mort. Toutefois, devant lui, elle ne montre rien de sa détresse.

Le couple parfait Nous nous attarderons à présent sur la nature de la relation unissant Andromaque et Hector, du fait qu'elle révèle davantage le caractère des personnages. Elle prend un relief particulier, une perfection encore plus absolue, lorsqu'elle est mise en parallèle avec celle de Pâris et Hélène, couple uni par le plaisir. Racine avait constaté la différence. Nous lisons ses remarques citées dans l’œuvre de Noémi Hepp57: On remarque la différence qu’il y a entre l’amour de Paris et d’Hélène, et l’amour d’Hector et d’Andromaque. Paris est ici auprès d’Hélène qui est contrainte de lui prescher son devoir. Au lieu qu’Andromaque fait ce qu’elle peut

48 Montbel, Dugas, Observations sur l’Iliade d’Homère, op. cit., p. 301. 49 Ibid. 50 «Il ne convient pas à Andromaque de rivaliser avec l'autorité militaire avec Hector», («That it is not fitting that Andromache should act like a rival commander to Hector»), Homer, The Iliad, op.cit., p. 289. 51 «Nous ne voyons pas seulement le contraste fondamental entre les sexes dans leurs univers différents et avec leurs différentes vertus», («Not only do we see the fundamental contrast of the two sexes in their different worlds and different virtues»), Griffin, Jasper, Homer, op. cit., p. 29. 52 Homère, Iliade, op. cit., chant XXII, v. 38 – et surtout v. 55. 53 Ibid., chant XVII, v. 207-208. 54 Ibid., chant VIII, v. 186-188. 55 Ibid., chant XXII, v. 440-445. 56 Ibid., chant VI, v. 495-503. 57 Hepp, Noémi, Homère en France, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1968.

17 pour arrester Hector, et pour l’empescher de se perdre. […] Elle estoit possédée par Hector, à la différence d’Hélène dont Paris dépend58.

Les auteurs contemporains sont d’accord sur ce point. Jasper Griffin note : « Nous voyons aussi le véritable mariage d'Hector et d'Andromaque en contraste avec la liaison coupable de Pâris et Hélène, une union sans enfant, fondée sur le plaisir59 ». Sur le meme longueur d’onde, Silk observe lui aussi : « Pâris et Hélène ressentent l'un vers l'autre une attirance physique intense […] Hector et Andromaque forment un couple plus équilibré60 ». En effet, tous les érudits s'accordent sur le fait que leur liaison est fondée sur des sentiments profonds et vrais. Jacqueline de Romilly résume en peu de mots la nature de leur liaison :

[…] ce qui touche est la tendre association entre les époux, et la sollicitude qu'ils montrent, non seulement pour l'enfant, mais l'un à l'égard de l'autre61.

Ce couple, chez Homère, n'est pas seulement un couple uni, il s'élève au symbole de l'amour conjugal :

Les paroles qu'Homère met dans la bouche de ses héros atteignent d'emblée un niveau d'abstraction et de généralité tel que ceux-ci deviennent des modèles, des symboles – de l'amour conjugal (Andromaque, Pénélope) ou familial (Hector), de l'amitié (Patrocle), de l'enfant orphelin (Astyanax). Et cela sans pour autant perdre leur vie62.

Symbole de l'amour conjugal, le couple modèle d'Andromaque et Hector est uni de sentiments profonds, ils s'aiment et se soucient l'un de l'autre, partagent tout, la joie que leur donne le petit Astyanax, comme l'angoisse de la guerre de Troie. Lors de leur rencontre, ils sont présentés seuls, avec la seule nourrice, personnage muet, pour accentuer leur solitude. Une telle union entraîne bien sûr l'appréhension de ce qui peut advenir à l'être aimé et, si cette appréhension est largement justifiée, le refus de se plier au destin. Ainsi, Hector souhaite mourir plutôt que de voir sa femme esclave des Achéens63. Sur cette scène, Jacqueline de Romilly observe pertinemment :

La voilà, l'origine de cette image, qui désormais hantera l'esprit des hommes, pendant des siècles – l'image d'Andromaque abandonnée, brisée, emmenée en captivité. Elle est née non pas d'une description de faits, mais d'une vision angoissée prêtée à Hector et dictée par l'amour conjugal64.

58 Ibid, p.388 59 «We also see the true marriage of Hector and Andromache contrasted with the guilty liaison of Paris and Helen, childless a mere union of pleasure.», Jasper Griffin, op. cit., p.29. 60 «Paris and Helen share an intense physical attraction […] Hector and Andromache are a more balanced man and wife.», Silk, M.S., Homer, The Iliad, Cambridge-N.York, Cambridge University Press, 1987, p.84 61 Romilly, Jacqueline de, Les tragédies grecques au fil des ans, op. cit., p. 30. 62 Said, Susanne, Trédé, Monique, Le Boulluec, Alain, Histoire de la littérature grecque, PUF, Paris, 1997, p.46 63 Homère, Iliade, op.cit., chant VI, v 459-465. 64 Romilly, Jacqueline de, Les tragédies grecques au fil des ans, op. cit., p. 31.

18

Le procédé est en effet puissant, puisqu'il permet de donner la mesure de l'amour. A ce propos, il nous faut ajouter que l'évocation d'événements à venir est une technique souvent utilisée dans l'épopée homérique. Ainsi que Jacqueline de Romilly le remarque :

On dirait que chaque mot, dans Homère, annonce, prépare, organise le développement de l'action, et aussi la mise en lumière de son sens – parfois à de nombreux chants de distance65.

E.V. Rieu partage lui aussi cette opinion, ainsi qu'il le note dans l'introduction de sa traduction de l'Iliade :

[…] Homère emploie le procédé de l'action retardée. Son auditoire sait ce qu'il va advenir, mais ne sait ni quand ni comment66.

Au moment où la scène atteint son point culminant de force émotionnelle, Hector veut prendre son fils dans ses bras. Mais l'enfant, effrayé par son casque en bronze, crie et Hector et Andromaque «éclatent de rire»67. Même mêlé de pleurs, c'est le seul rire d'Andromaque dans toute la littérature. Hector enlève alors son casque, «symbole de la guerre»68, et peut embrasser son fils. Sur cette scène, Racine avait observé:

Artifice admirable d’Homère, d’avoir meslé le rire, les larmes, la gravité, la tendresse, le courage, la crainte, et tout ce qui peut toucher69.

Cette scène si humaine écarte un instant les sombres pressentiments et projette une lueur d'optimisme. Hector s'efforce de soutenir Andromaque, de lui donner du courage. Il l'assure que les mortels ne meurent que lorsque leur heure arrive par ordre divin. Andromaque, cependant, ne répond pas, elle n'objecte rien aux paroles de son mari, mais ne le croit pas. Elle n'en comprend pas moins la valeur du devoir qui dirige la conduite de son mari dont, en épouse soumise, elle partage les idéaux. Quant à elle, elle ne peut qu'exprimer son immense douleur et lorsqu' Hector part au combat et qu'elle retourne au palais en pleurant, elle ordonne à ses servantes de pleurer Hector et «fait monter des sanglots»70 pour lui. Et les larmes coulent autant pour la perte d'Hector que pour celle de cet amour parfait. L'épopée homérique a donc conçu, dans cette image du couple idéal, la perfection d'un amour mutuel que le malheur rend encore plus intense. Ce couple très uni, un peu retiré de la société et replié dans son amour, est uni par des sentiments d'une rare profondeur. Cependant, vu avec les yeux d'aujourd'hui, il peut sembler que la femme

65 Romilly, Jacqueline de, Perspectives actuelles sur l'épopée homérique, Paris, PUF, 1983, p. 17. 66 «[…] Homer employs the device of delayed action. His hearers know what is coming, but not how or when.»), Homer, The Iliad, translated by Rieu, E.V., Gr. Britain, Penguin classics, introduction. 67 Homère, Iliade, op. cit., chant VI, v. 471. 68 «[…] et retirant le symbole de la guerre», («[…] and taking off the symbol of war […]», Silk, M.S. Homer, The Iliad, op. cit., p. 75. 69 Hepp, Noémi, Homère en France, op.cit., p.391. 70 Homère, Iliade, op. cit., chant VI, v. 498-502.

19 occupe une position défavorisée, sinon inférieure : nous constatons sa dépendance à l'époux, son sacrifice total à sa famille, l'absence naturelle de contradiction face à un mari dont elle ne peut que partager les valeurs. Autrement dit, son unique point de référence est l'époux et le lien qui l'attache à lui. L'homme, pour sa part, peut avoir d'autres options indépendantes de sa vie conjugale et, en l'occurrence, se dévoue à son devoir, même si cela doit entraîner le malheur de son épouse et de sa famille. Malgré tout, l'amour qui les unit est si puissant qu'il devient source de joie, même au milieu du malheur.

Andromaque, la mère L'Andromaque homérique constitue, depuis des siècles, le symbole de la mère. Bien qu'elle ne fasse qu'une brève apparition dans l’épopée, les hommes de tous les siècles gardent en mémoire l'image d'une mère dévouée. Nous l'avons vue, au chant VI, après avoir appris la victoire des Achéens, courir au rempart, affolée par la crainte et l'horreur. Nous remarquons cependant qu'elle n'oublie pas d'emmener avec elle le petit Astyanax avec sa nourrice. Un peu plus tard, lors de la rencontre avec Hector, dans la scène des adieux, les premiers mots qu'elle prononce concernent le sort du petit. Dans cette scène, nous avons aussi entendu le rire d'Andromaque, suscité par son fils. L'amour et l'angoisse maternels s'étendent encore au chant XXII où est décrite la mort d'Hector. Andromaque se trouve au palais et donne aux domestiques l'ordre de préparer le bain d'Hector, quand elle entend des lamentations. Bowra observe pertinemment que «les détails domestiques marquent la distance qu'il y a entre la vie d'un homme et d'une femme71». Elle se précipite vers le rempart et apprend la terrible nouvelle. Sous le choc, elle éclate en pleurs. Pourtant, dans son extrême douleur, ce n'est pas à elle qu'elle songe. La plus grande part de son chagrin provient de la pensée que son fils reste orphelin et sans protection. Les érudits s'accordent sur le point que les lamentations d'Andromaque sur le sort de l'orphelin sont très générales. Mazon affirme que «le développement sur l'orphelin peut être un lieu commun», mais admet qu'«il n'en est pas moins à sa place, et après Z (VI), il était impossible de ne pas parler d'Astyanax»72. Alfred et Maurice Croiset, pour leur part, confirment qu'«on admet généralement aujourd'hui que ces lamentations ont été grossies par l'addition d'une sorte de lieu commun sur le sort de l'orphelin. Morceau touchant et intéressant mais qui ne paraît pas pouvoir se rapporter au fils d'Hector» 73 . Aimé Puech tombe d'accord : «C'est le morceau sur les malheurs de l'orphelin, dont les détails ne s'accordent pas toujours avec la situation d'Astyanax»74 et trouve que «ce développement très général s'adapte assez mal à la situation»75. Quoi qu'il en soit, on ne peut nier que l'étendue des lamentations d'Andromaque sur le sort de l'orphelin Astyanax montre la place que l'amour pour son fils tient dans son cœur, ou, plus généralement, dans le cœur de toute mère dévouée. D'ailleurs, son attitude peut aussi

71 «Elle entend le bruit d'un pleur, elle se précipite en s'imaginant le pire. Les petits détails domestiques marquent la distance entre la vie d'une femme et celle d'un homme, et leur juxtaposition montre combien ils sont étroitement mêlés.», («She hears the sound of wailing, rushes out and sees the worst. The small domestic touches mark the gap betwen the life of a woman and the life of a man, and their juxtaposition shows how closely interwoven they are»), Bowra, C.M., Homer, op. cit., p. 157. 72 Mazon, Paul, Introduction à l'Iliade, op. cit., p. 221. 73 Croiset, Alfred et Maurice op. cit., p. 163, n. 1. 74 Puech, Aimé, L’Iliade d’Homère, Paris, Melliottee, s.d.., p. 293. 75 Ibid., p. 294.

20 se justifier par l'état de dépendance – que nous avons noté plus haut – dans lequel elle se trouvait par rapport à son époux. A présent, elle est le «seul recours» du petit Astyanax. Jusqu'alors, la protection de l'enfant était placée sous la responsabilité d'Hector. A présent, c'est elle qui devra y veiller. Or, il s'agit d'un renversement radical de l'ordre des choses. Se sentant incapable d'offrir à Astyanax la vaste protection dont l'enfant jouissait avant la mort de son père, elle ne peut tenir que le rôle modeste de «seul recours». Au chant XXIV, aux funérailles d'Hector, les lamentations d'Andromaque sont plus équilibrées. Le premier choc est passé et ainsi ses lamentations suivent le rituel. Elle pleure non seulement sur le dur sort qui attend son fils, mais aussi sur son mari mort en pleine jeunesse, sur Troie livrée au désastre, sur elle-même, qui reste veuve aux jours cruels qui suivront :

[…] rien ne restera plus que d'affreuses douleurs. Tu n'auras pas de ton lit tendu vers moi tes bras mourants ! tu ne m'auras dit un mot chargé de sens, que je puisse me rappeler, jour et nuit, en versant des larmes76 !

Ainsi, l'Andromaque homérique se présente comme une mère dévouée, qui place son fils avant elle. Elle se consacre totalement à lui, comme elle se consacrait totalement à son époux. Son fils est pour elle une source de joie, la seule dans le malheur. Elle se préoccupe moins de son propre sort que de celui de son fils, d'autant plus qu'elle est, à présent, sa seule protection.

Des traits psychologiques. L'Andromaque homérique est un être fragile, effrayé, angoissé, qui souffre d'un état dépressif. Les larmes l'accompagneront dans les trois scènes auxquelles elle participe dans l'Iliade, la scène des adieux77, la mort d'Hector78 et les funérailles d'Hector79. Dès sa première apparition, elle nous est présentée dans la douleur «[…] elle se lamente, elle se désole ! 80», éplorée et affolée par les mauvaises nouvelles : «[…] Elle est alors, en hâte, partie pour le rempart, de l'air d'une folle. La nourrice la suit, qui porte ton fils. 81», D'ailleurs, elle éprouve un chagrin permanent et son affolement est causé par l'horreur que le pire ne finisse par advenir. Elle vit dans la crainte, dans l'effroi qu'Hector soit tué au combat et Troie détruite par les Achéens. L'appellation «pauvre fou82» qu'Andromaque adresse à Hector et l'appellation «pauvre folle83» qu'Hector lui adresse rend évident que ces deux époux vivent et se meuvent à l'extrémité de leurs sentiments. Son état d'anxiété permanente traduit ses pensées obsessionnelles. Elle n'évoque que les malheurs que la vie lui a apportés, elle se souvient de tous les morts aimés, son père, sa mère, ses frères. Elle croit que son époux

76 Homère, Iliade, chant XXIV, v. 742-5. 77 Ibid., chant VI. 78 Ibid., chant XXII. 79 Ibid., chant XXIV. 80 Ibid., chant VI, v.371-373. 81 Ibid., chant VI, v.385-389. 82 Ibid., chant VI, v. 407. 83 Ibid., chant VI, v. 486.

21 va mourir. Elle anticipe toujours le malheur. Elle est sûre que tout espoir est perdu et que l'avenir lui réserve le pire. Elle ne changera jamais d'attitude dans toute l'épopée. Cette extrême angoisse, qui participe de la nature de ce personnage, contraste avec le comportement des autres personnages féminins du même chant. Alors qu'Andromaque court vers le rempart avec «l'air d'une folle», Hécube se trouve au palais84, agissant comme si elle n'était au courant de rien, calme malgré les circonstances, malgré les menaces qui pèsent sur Hector et sur Troie. Hélène se trouve elle aussi au palais, au milieu de ses servantes, donnant des ordres85. Andromaque semble ressentir plus vivement et plus profondément les angoisses de la guerre, preuve d'un âme sensible. Car, en effet, l'Andromaque homérique est avant tout un être sensible, peut-être la figure féminine la plus sensible d'Homère, et, en tant que telle, perçoit non seulement les coups du destin, mais aussi ses messages avec plus d'acuité que les autres. Cette sensibilité excessive ne manque pas de lui donner une passivité qui fait d'elle la victime parfaite du destin. Nous avons vu combien son effort pour empêcher Hector d'aller au combat était faible, même si elle pressentait le destin qui l'attendait. Elle est totalement soumise à son sort, et si persuaduée de l'inéluctabilité d'un destin implacable que nous l'avons vue pleurer Hector, alors qu'il était encore vivant. Fait encore plus frappant, jamais elle n'adresse la moindre prière, jamais elle n'offre la moindre libation pour demander aux dieux de sauver Hector, ce que font naturellement les autres Troyennes. Ce détail révèle et éclaire la mesure de sa dépression et de son état psychologique, invariable dans toute l'épopée.

84 Ibid., chant VI, v. 250-285 85 Ibid., v. 320-325

22

Dans l’époque médiévale

Dans l’épopée latine intitulée Histoire de la Destruction de Troie attribuée à un certain Darès, datée, d’après le manuscrit qui est parvenu jusqu’à nous, d’avant 565 de notre ère 86 , le récit de la fameuse scène « des adieux d’Hector et d’Andromaque » comprend un nouvel élément, le songe : « Mais lorsqu’arrive le moment de la bataille, Andromaque, la femme d’Hector, voit en songe qu’Hector ne doit pas s’engager dans la bataille87 ». La scène de sa rencontre avec Hector émerge comme intertexte des vers iliadiques. Toutefois, ce qui est transformé, c’est le discours d’Andromaque. Cette fois, elle recourt au songe, au songe prémonitoire. Elle prétend donc avoir un lien mystique avec le transcendant, qui lui révèle l’avenir. Andromaque d’Iliade concevait le danger qu’Hector courait comme un rapport cause à effet. Elle dit à Hector: « ta fougue te fera périr ». Elle attribuait par conséquent la mort imminente d’Hector à son caractère, via un processus logique qui n’a rien de surnaturel ou d’intuition. Contrairement à cela, Andromaque de l’époque latine, recourt au songe. C’est peut-être cela que l’horizon d’attente de l’époque pourrait considérer comme un fait acceptable. Hector refuse la validité du rêve, il refuse donc que sa femme possède ces forces surnaturelles de communiquer avec l’au-delà : « Quand elle lui fait part de ce qu’elle a vu, Hector rejette ces paroles, bien dignes d’une femme88». Le mythe ainsi transformé laisse entendre qu’Hector, fait fi de la prémonition envoyée par le surnaturel. Il est aussi évident que la scène est raccourcie, il n’y a pas ni les plaintes et les lamentations d’Andromaque, ni le recours à la vie de leurs fils, ni d’ailleurs l’expression de l’affection entre les deux époux. Au contraire, la phrase qui résume la réaction d’Hector implique un ton péjoratif. Le syntagme, « paroles bien dignes d’une femme », laisse entendre de toute évidence qu’il ne faut pas les prendre au sérieux. Cependant Andromaque n’abandonne pas ses efforts, et elle ne se tait pas comme elle le fait dans l’hypotexte iliadique face au refus d’Hector. Cette fois elle recourt à Priam avec qui elle utilise le même processus : « Toute à sa tristesse, Andromaque tenta une démarche auprès de Priam pour qu’il lui interdit de participer à la bataille de ce jour 89». Il paraît qu’elle atteint son but parce que Priam envoya Alexandre, Hélénus Troïlus et Enée à la bataille, mais non Hector. Les « paroles d’une femme » indignes pour Hector, sont valables pour Priam. Le roi croit au songe d’Andromaque et retient Hector. Il y a par conséquent une différentiation à la considération du discours d’Andromaque. Ce qu’Hector dédaigne, Priam l’apprécie. De même, est impliquée aussi une rivalité sournoise, entre les deux hommes. Contrairement à l’hypotexte homérique où Hector déciderait tout seul s’il allait ou non à la bataille, cet hypertexte introduit un autre paramètre : Hector est soumis aux ordres de son père. Il est obligé de rester dans la ville,

86 Il est probable qu’il existe un prototype grec antérieur à cette date, qui n’a pas été néanmoins retrouvé, de même pour l’épopée Dares Uberior dont L’Histoire de la destruction de Troie est censée être le résumé. Sur les manuscrits existants et les preuves de leur datation, voir Récits inédits sur la guerre de Troie, trad. et commentés par Gérard Fry, [prem. éd.1998], Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 233-241. 87 Darès, Histoire de la destruction de Troie, dans Récits inédits sur la guerre de Troie, op.cit., 24, p. 268. 88 Ibid., 24, p. 268. 89 Ibid..

23 et ce fait ne lui plaît pas du tout. C’est Andromaque toutefois qui reçoit sa colère : «Lorsque Hector apprit cela, il accabla Andromaque de reproches 90». Une scène de dispute entre Hector et Andromaque serait inouïe tant dans l’hypotexte iliadique que dans l’hypotexte d’Euripide, où Hector et Andromaque représentent le modèle du couple exemplaire. Dans cet hypertexte latin, Hector

[…] lui réclama ses armes et ne put être retenu par aucun moyen. Toute à sa tristesse, les cheveux pendants, courbée aux pieds d’Hector, lui tendant Astyanax, elle ne put le faire revenir sur sa décision91

L’ampleur de l’humiliation d’Andromaque est évidente: les syntagmes « accabla Andromaque des reproches », « cheveux pendants », « courbée aux pieds d’Hector » démontrent bien sa diminution. L’enjeu reste toutefois le même : elle veut retenir Hector du combat pour le sauver de la mort. Or, elle n’a plus de dignité. Or, il y a une tension entre son humiliation devant Hector et l’appréciation que Priam lui montre. Car après le rejet d’Hector, elle recourt de nouveau à Priam:

Elle se précipite chez Priam, au palais, lui dit ce qu’elle a vu en songe, qu’Hector veut, à bonds rapides, partir à la bataille. Elle jette à ses genoux son fils Astyanax et lui demande de le faire revenir. A tous, Priam donna l’ordre de partir à la bataille, il retint Hector92.

L’attitude de Priam montre clairement qu’il prend au sérieux le songe prémonitoire d’Andromaque. Sa parole niée par Hector, trouve toute sa splendeur une fois que son beau-père l’accepte comme digne d’attention. Néanmoins, il ne s’agit pas de sa propre parole, mais d’un signe surnaturel, exprimé par ses lèvres. Il n’est pas donc question d’une parole humaine, mais d’une parole censée divine qui circule à travers elle. Cette transformation du mythe implique entre autres la revalorisation de la figure du roi- père présenté comme plus pieux et plus sensé que son vaillant fils. L’idéal héroïque est légèrement modifié par le renforcement de la figure du roi médiéval qui laisse à la piété une place importante. Or le rôle d’Andromaque est tantôt valorisé tantôt diminué en importance. Elle est plus active dans ses revendications, elle a le droit de recourir à Priam qui la prend au sérieux. Pourtant elle est humiliée par Hector. Dorénavant la figure de l’épouse idéale pleine de tendresse, de réticence, de douceur et de dignité est par beaucoup d’aspects fracassée.

90 Darès, Histoire de la destruction de Troie, op.cit., 24, p. 268. 91 Ibid., 24, p. 268. 92 Ibid., 24, p. 269.

24 Andromaque dans le Roman de Troie

Le Roman de Troie est une épopée française du XIIe siècle. De l’aveu de son auteur, Benoît de Sainte-Maure, elle puise dans deux épopées antérieures : celle de Darès intitulée Histoire de la destruction de Troie, et de l’Éphéméride de la guerre de Troie, une épopée de la même époque environ, intitulée attribuée à un certain Dictys le Crétois93. Cette dernière épopée ne mentionne qu’à peine Andromaque, elle ne constitue donc pas un hypotexte pour le mythe d’Andromaque Or, Le Roman constitue une épopée beaucoup plus longue que les deux précédentes et ce fait implique que son contenu est par beaucoup étendu. En effet, sont ajoutés des épisodes nouveaux d’une part, et d’autre de nombreuses scènes de l’hypotexte sont souvent largement entendues. Ces transformations constituent selon la terminologie de Gérard Genette une « transposition quantitative » où a été réalisée une opération d’augmentation de l’hypotexte antique, plus précisément une « extension qui consiste en une augmentation par addition massive94 ». En ce qui concerne la scène d’Hector et d’Andromaque, le motif du songe provenant de l’Histoire de la destruction de Troie est retenu. Mais la scène est développée et enrichie de multiples éléments qui renforcent la provenance censée surnaturelle du songe. De plus dans le Roman de Troie sont ajoutés des épisodes qui n’existaient dans son hypotexte latin, et qui ont rendu au texte français une autonomie. Au début, Andromaque s’adresse à son mari : Seigneur, lui dit-elle, je veux vous faire part d’un prodige qui me cause une si vive douleur que peu s’en faut – si grands sont mon effroi et ma crainte – que moi-même je ne défaille et perde conscience. Les plus puissants des dieux m’on fait savoir, afin que je vous le répète, que vous ne deviez pas aller au combat. C’est par moi que, d’une manière très extraordinaire, ils vous en avertissent et vous en font défense. Autrement, c’est sur une bière que vous reviendrez du champ de bataille. Les dieux, les puissances célestes ne veulent pas que vous mouriez, ils me d’on clairement indiqué. La défense qu’ils vous font est nette : si vous allez vous battre, ce jour sera le dernier de votre vie. Et à partir du moment où ils vous l’ont interdit, si vous m’en croyez, vous n’irez pas vous battre contre leur gré. Je vous le dis : vous devez par-dessus tout faire attention à ne pas vous opposer à leur volonté, ne rien faire qui n’ait pas leur agrément95.

Il est évident qu’elle tente de mettre en valeur sa parole en évoquant une puissance supérieure à elle et supérieure même à Hector, celle du surnaturel. Les énoncés qui soulignent dans ce passage ce rapport privilégié entre Andromaque et la parole divine sont beaucoup plus nombreux que ceux de l’hypotexte : Les plus puissants des dieux m’on fait savoir, afin que je vous le répète, C’est par moi que, d’une manière très

93 Darès le Phrygien et Dictys le Crétois sont censés être contemporains de la guerre de Troie. Néanmoins aucune preuve ne vérifie cette assertion. Sur le récit de Dictys, voir Récits inédits sur la guerre de Troie, trad. et commentés par Gérard Fry [pr.éd.1998], Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 71-89. 94 Sur le sujet des transformations quantitatives dans le domaine de la transtextualité voir Genette, Gérard, Palimpsestes. La littérature au second degré. Paris, Seuil, 1982, p. 321-394. 95 Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, extraits édités, présentés et traduits par Emmanuelle Baumgartner et Françoise Vielliard, Paris, Le livre de Poche, Librairie Générale Française, « coll. Lettres gothiques », 1998, v. 15301-15324, p.342-3.

25 extraordinaire, ils vous en avertissent et vous en font défense, Les dieux, les puissances célestes ne veulent pas que vous mouriez, ils me l’ont clairement indiqué. Ces énoncés montrent un chevauchement de la parole providentielle et de la parole d’Andromaque afin que cette dernière soit mise en valeur. L’Andromaque homérique, bien que soumise à son époux, avait le droit de penser et d’exprimer sa propre considération – quoique limitée – en tenant compte d’éléments tout à fait logiques, la fougue de son mari et la supériorité des ennemis. Cependant les Andromaque latine et médiévale ont perdu définitivement leur droit de penser et d’exprimer leurs propres jugements. Seule leur est permise l’inspiration divine, la condition de medium entre la parole surnaturelle et le monde des mortels. La révélation de la volonté sacrée à un mortel constitue indubitablement un honneur suprême, qui le rend supérieur à ses semblables. Cette révélation compense la dissymétrie entre l’homme et la femme. La parole confisquée de la femme est revalorisée par l’appel à la révélation divine. Or, ce n’est plus la femme qui parle, Andromaque, mais le surnaturel, dont la volonté est exprimée par sa bouche. Dans la suite le récit retient la structure de Darès. Hector couvre Andromaque de reproches:

Hector est très irrité des paroles de sa femme. Rien, dans ce qu’elle dit, ne lui est agréable. Il n’y voit qu’inventions grossières. « Je sais bien maintenant, lui dit-il avec colère, et je n’ai plus aucun doute sur ce point, qu’il n’y en a en vous ni bons sens ni sagesse. Vous êtes bien hardie de venir me tenir de pareils discours ! Parce que vous avez rêvé à des bêtises, vous venez me les raconter et vous prétendez m’empêcher de prendre les armes et de sortir me battre! […] Si ces traîtres, ces misérables, mais aussi les chevaliers de cette ville, qui sont plus de deux cent mille, entendaient dire que, pour un rêve que vous avez fait, j’étais si saisi, si ébranlé que je n’osais plus faire une sortie, comment pourrais-je davantage me couvrir de honte? Dieu veuille que cela ne m’arrive jamais et que je n’en vienne pas à redouter la mort à cause d’un songe ? N’en parlez plus, taisez-vous : je ne ferai pas ce que vous désirez 96».

Les anachronismes sautent aux yeux : traîtres, misérables, chevaliers, ne sont pas de qualifications adéquates ni pour les Grecs ni pour les Troyens, en pleine guerre de Troie. Ces syntagmes renvoient plutôt aux structures et aux tensions du monde médiéval. Le ton qu’il utilise pour s’adresser à Andromaque est clairement péjoratif. Les syntagmes : Il n’y voit qu’inventions grossières, lui dit-il avec colère, qu’il n’y en a en vous ni bons sens ni sagesse, vous avez rêvé à des bêtises pour ne mentionner que quelques-uns, montrent bien le manque de tendresse, même de gentillesse entre les deux époux. Qui plus est, le manque de toute réaction de la part d’Andromaque laisse entendre que ce comportement ne serait pas manifesté pour la première fois. De même, en prenant en considération que le texte d’adresse à un public, on pourrait oser l’hypothèse que dans le monde médiéval un tel comportement du mari à l’égard de sa femme était valable. Même dans le monde de la noblesse - qui dans les siècles suivants, surtout au XVIIe siècle cultivait bien son expression - de telles expressions ne choqueraient personne. De plus, Hector ne prend pas au sérieux le songe d’Andromaque. Il le qualifie des bêtises

96 Ibid., v. 15325-15354, p.342-5.

26 auxquelles il n’a pas l’intention de croire. Comme autrefois Cassandre qui était considérée comme une folle et personne ne la croyait, la parole d’Andromaque du Roman de Troie n’est pas respectée par son mari. Lui, il dresse son honneur au-dessus de tout. Contrairement à son fils, Priam respecte les dires d’Andromaque :

La peur et la crainte envahissent le roi Priam : il voit bien en effet que le danger est grand et il n’a confiance en personne d’autre qu’en Hector ; c’est son espérance et son refuge. S’il ne va pas au combat, les Troyes auront le dessous, les choses tourneront mal pour eux aujourd’hui. Pourtant, il ne peut faire autrement que de lui interdire d’y aller. Il connaît la très grande sagesse d’Andromaque et on ne doit pas refuser les bons conseils que l’on vous donne97.

Il est évident que l’énoncé a changé complètement de sens. Priam ne compte plus sur la prémonition divine, mais sur les conseils d’Andromaque. Selon le texte, il reconnaît « la très grande sagesse » de sa bru, et il ne « doit pas refuser les bons conseils ». Or les bons conseils nécessitent une certaine activité d’esprit et une capacité de jugement de la part de la personne qui les énonce. Les deux passages précédents qui racontent les scènes avec Andromaque et Hector, et ensuite avec Andromaque et Priam, expriment deux attitudes différentes, controversées quoique présentes en même temps. D’une part, la parole féminine confisquée trouve son exutoire via la médiation de la parole divine, elle n’est pas prise toutefois au sérieux. D’autre part, la même parole est qualifiée de conseil judicieux ; libérée apparemment de son lien au divin, elle est appréciée et prise en considération. Le texte du Roman de Troie réserve des rebondissements. Priam retient Hector dans les murailles, mais quand celui-ci comprend l’intervention d’Andromaque il devient furieux : Mais quand Hector s’aperçut que son père lui interdisait de participait à cette bataille, il en fut si furieux et si affecté que pour un peu il s’en serait pris à celle qui en portait la responsabilité. Qu’elle sache bien qu’elle l’a perdu, qu’elle a perdu son amour à tout jamais. Puisqu’elle a découvert cette affaire malgré son interdiction, il la haïra pour le restant de ses jours. Lui dit-il, et peu s’en faut qu’il ne la frappe98..

Il est évident qu’il ne s’agit seulement d’un manque de gentillesse de la part Hector. Il exprime sa colère de façon très brutale et il serait en mesure même de frapper Andromaque. Ces descriptions éloignent par beaucoup le couple Hector-Andromaque de la conception homérique de la perfection dans l’amour, l’affection et l’expression mesurée. Or, Andromaque ne se résigne pas :

[…] lorsqu’elle voit que rien, ni parole ni geste ni prière, ne parviendront à le retenir, elle fait venir les autres femmes. Sa mère et ses chères sœurs, se répandant en pleurs et en gémissements, l’ont prié et supplie, essayant par tous les moyens de l’empêcher de partir. Mais leurs prières restent sans le moindre effet. Tout effort est vain99.

97 Ibid., v. 15363-15373, p.344-5. 98 Ibid., v. 15399-15409, p.346-7. 99 Ibid., v. 15424-15428, p.348-9.

27

Le texte met en exergue la persévérance d’Hector. Personne, même pas la présence de son enfant à qui Andromaque recourt pour l’émouvoir, même pas sa propre mère ne peut pas le dissuader du combat. La recherche de l’honneur est le sentiment le plus ardent dans son cœur, et éventuellement la valeur la plus respectée dans cette époque. Une valeur qui circonscrit finalement son comportement envers tout être humain. Andromaque se trouve aux antipodes de cet homme qui recherche la gloire :

Il est si furieux qu’il ne sait plus ce qu’il fait. Il crie sa haine à Andromaque et la couvre de menaces. Quand la jeune femme comprend qu’elle n’en obtiendra rien d’autre, elle se frappe violemment la poitrine, tire et arrache ses cheveux, laissant éclater sa douleur et son tourment. On pourrait croire qu’elle a perdu la raison100.

La noble figure de l’hypotexte homérique est humiliée tant par la brutalité de son époux que par ses propres actions. Elle aussi, elle n’a aucune réserve dans l’expression de sa souffrance. Même quand elle s’adresse à son beau père le roi Priam semble avoir perdu la bonne mesure :

Dis-moi tu es fou ? Tu seras durement éprouvé si Hector va se battre, car il sera tué aujourd’hui, tu peux en être certain. J’en ai vu les signes manifestes. Par moi, les dieux lui ont interdit d’aller se battre et lui ont signifié que s’il affronte ceux qu’ils soutiennent, ils le tueront. Vois ce que tu as à faire. Sinon, jamais tu ne le reverras. Dépêche-toi, seigneur, retiens-le. […]. Elle ne put en dire davantage et elle sa pâma juste aux pieds du roi101.

Bien qu’excusée éventuellement par la souffrance, la démesure dans son expression est étonnante. Qui plus est, elle s’adresse au roi. Sans aucune réticence, elle lui suggère ce qu’il doit faire. Cette audace elle la puise sans aucun doute dans ces signes transcendants qui prédisent la mort d’Hector, révélés de façon mystique à elle seule. De ce passage devient clair que la force de la parole mystique d’Andromaque est reconnu même par le roi, et par l’extension du paradigme par le pouvoir politique. En fait il y a plusieurs exemples qu’à l’époque les femmes mystiques étaient respectées même dans les milieux politiques. En somme, Andromaque dans le Roman de Troie est représentée sous le double signe de l’humiliation et de la domination. Elle est humiliée par le comportement brutal de son mari et par son propre comportement sans réserve dans la souffrance. Elle domine quand même, par sa parole inspirée et transcendante que tout le monde, hormis son mari respecte. Cette parole, est la seule que lui est permise. Pourquoi au fil des ans est-on passé à une étape où la femme n’a plus le droit de parole ? Puisque dans l’Iliade Andromaque s’entretient avec Hector sur le même sujet, exprimant ses propres pensées sans se trouver obligée de recourir au monde d’au-delà pour renfoncer ses arguments. Sur ce point, nous nous risquerons à une hypothèse. Le christianisme avec les nouvelles mœurs qu’il a établies, circonscrit aussi la place de la femme de façon très stricte, surtout par les épîtres de Saint Paul Apôtre. Tout d’abord, et

100 Ibid., v. 15424-15428, p.348-9. 101 Ibid., v. 15509-15532, p.352-3.

28 malgré l’égalité de tout être humain prônée par le Christ, Saint Paul désigne clairement dans son Epître aux Ephésiens que le maître de la femme est son mari102. Quand au droit de la femme à l’expression libre, celui-ci est banni de l’espace public. Selon la Première épître aux Corinthiens, la femme n’a pas le droit de parler dans les assemblées. La même épître commande aussi que si une femme veut apprendre quelque chose, elle devrait le demander à son mari, une fois le couple rentré chez lui103. A l’instar de cette mentalité, dans son première Epitre à Timothée il interdit aux femmes le droit d’enseigner104. Ces épîtres sont conformes sans doute à la mentalité de l’époque, elles dévalorisent toutefois la femme. Ainsi que Michelle Perrot dit « C’est que le Verbe est l’apanage de ceux qui exercent le pouvoir. Il est le pouvoir. Il vient de Dieu. Il fait l’homme. Les femmes sont exclues du pouvoir, politique et religieux. Au Paradis, Eve a définitivement perverti la parole des femmes. Le christianisme les admet à la foi et à la prière, mais dans le silence du repentir105. Toutefois, il faut mentionner que dans les premiers siècles du christianisme les femmes pouvaient assumer la fonction de diaconesse (femme diacre), une institution qui a duré jusqu’au XIe siècle à l’empire byzantin106. Cette fonction et valorisation ne concernent que les femmes dédiées à la religion, les femmes laïques demeurent soumises à la volonté de leur mari. Il semble que cette tendance d’affinité spirituelle constitue au XIIe siècle (justement au temps du Roman de Troie) et plus encore au XIIIe siècle, un mouvement mystique composée des femmes qui prétendaient avoir « le don du mysticisme » ou être « des envoyées de Dieu 107 ». La parole d’Andromaque du Moyen Age, suit, par un syncrétisme intéressent, cette tendance de son époque, comme il est évident dans le déroulement du récit de l’épopée. De plus, ce même récit trace de façon flagrante, la mauvaise condition des femmes. Andromaque, quoi que princesse elle n’est pas respectée par son mari, qui a le droit de l’humilier, de l’insulter, même de la frapper. En revanche, la parole surnaturelle qu’elle prétend exprimer la hausse aux yeux de son beau père et de sa belle famille. Ce recours au surnaturel est éventuellement sa seule chance pour retrouver sa dignité.

102 « Que les femmes soient soumises à leurs maris, comme au Seigneur ; car le mari est le chef de la femme, comme le Christ est le chef de l’Eglise, son corps, dont il est le Sauveur » Saint Paul Apôtre, Epître aux Ephésiens, 5 : 22-23, document électronique : http ://bible.catholique.org 103 « […] que vos femmes se taisent dans les assemblées, car elles n'ont pas mission de parler ; mais qu'elles soient soumises, comme le dit aussi la Loi. Si elles veulent s’instruire sur quelque point, qu’elles interrogent leurs maris à la maison ; car il est malséant à une femme de parler dans une assemblée ». Saint Paul Apôtre, Première épître aux Corinthiens, 1, 14 :34-5, document électronique : http ://bible.catholique.org 104 « Que la femme reçoive l'instruction en silence, avec une entière soumission. Quant à enseigner, je ne (le) permets pas à la femme, ni de prendre autorité sur l'homme ; mais (elle doit) se tenir dans le silence ». Saint Paul Apôtre, Première épître à Timothée, 2, 11-12, document électronique http://bible.catholique.org 105 Perrot, Michelle, Les femmes ou les silences de l’histoire, Paris, Flammarion, 1998, p. 260. 106 Alexandre, Monique, « De l’annonce du Royaume à l’Eglise, Rôles ministères, pouvoirs de femmes », dans Pauline Schmitt Pantel (dir), Histoire des femmes en Occident, t.1’Antiquité, Paris, Plon 2002, p. 537- 579, cit. p. 563-568. 107 Opitz, Claudia, « Les mystiques : saintes ou hérétiques ? » dans Christiane Klapisch-Zuber (dir) Histoire des femmes en Occident, t. II, Le Moyen Age, Paris, Plon, 2002, p. 412-418.

29 Le mythe d’Andromaque dans la tragédie Hector d’Antoine de Montchrestien

La tragédie Hector108, parue en 1604, met en scène le conflit entre Hector et Andromaque au sujet de la guerre. Andromaque, craignant pour la vie d’Hector, fait tout ce qu’elle peut pour retenir son mari loin des combats. Hector, qui de son côté voit dans son honneur une cause suprême, s’efforce de surmonter tous les obstacles afin d’aller combattre et mourir finalement sur le champ de bataille. Le texte théâtral puise largement à son hypotexte principal, l’épopée française du Haut Moyen Âge, Le Roman de Troie. Les modifications qui sont apportées toutefois dans la réécriture théâtrale sont nombreuses. Tout d’abord, dans le texte théâtral, l’énoncé narratif provenant de l’hypotexte épique est transformé en énoncé dramatique. Cette opération est nommée par Genette transmodalisation intermodale109, pour spécifier le passage d’un mode à l’autre. Dans le cas présent il s’agit plus précisément d’une dramatisation. De même, des scènes ou des épisodes viennent s’ajouter à l’hypotexte. La réécriture est donc réalisée par l’opération de l’amplification, qui consiste - selon Genette - en la synthèse et la coopération de deux types de transformation quantitative, à savoir extension thématique et expansion stylistique110. En ce qui concerne Andromaque, de ces transformations dans le texte théâtral découlent deux valorisations. Premièrement, dans la réécriture, elle est dotée d’une dignité éminente. Elle est dépeinte comme une figure qui jouit du respect tant de son mari que de leur milieu. Deuxièmement elle est dépeinte comme un être raisonnable, sage, capable d’une expression aussi raffinée qu’éloquente. Vu que les discours d’Hector et de Priam maintiennent également ce raffinement d’expression, nous pouvons soutenir que dans tout le texte de la tragédie Hector, prend place l’opération de l’expansion stylistique111 précédemment mentionnée.

Le recours au rêve prémonitoire L’enjeu principal, qui constitue d’ailleurs le nœud de la tragédie, est la lutte acharnée d’Andromaque pour retenir son mari. Ses efforts occupent plusieurs scènes. Tout d’abord elle lui parle d’un rêve qu’elle a fait et qui l’a informée sur le destin funeste de son mari. Ce rêve prémonitoire est absent chez Homère lors de la fameuse « scène des adieux ». Il émerge pour la première fois dans ce mythe dans l’hypotexte médiéval Histoire de la destruction de Troie, attribué à Darès, et il persiste dans l’épopée française le Roman de Troie. Or, le « rêve funèbre112 » ou le « rêve prémonitoire113» fut un procédé de l’époque où la tragédie se situe.

108 Montchrestien, Antoine de, Hector, dans Théâtre du XVIIe siècle, textes choisis, présentés et annotés par Scherer, Jacques, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1975, pp. 3-83. 109 Genette, Gérard, Palimpsestes, La littérature au second degré, op.cit., p. 395-6. 110 Sur le sujet des transformations quantitatives dans le domaine de la transtextualité, voir Genette, Gérard. Palimpsestes, La littérature au second degré. op.cit., pp. 321-394. 111 Ibid. 112 Sur le rêve funèbre, voir Rousset, Jean, « Le rêve funèbre » dans La littérature de l’âge baroque en France, Circé et le paon, Paris, Librairie José Corti, 1953, pp. 101-6. 113 Sur le procédé du rêve à cette époque, voir Dauvois, Nathalie - Grosperrin, Jean-Philippe, (dir) Songes et Songeurs, (XIII-XVIII siècle), Canada, Les Presses Universitaires de Laval, 2003.

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ANDROMAQUE Enfin, mon cher époux, ferez-vous rien pour moi ? Sera doncques la mort le paiement de ma foi ? HECTOR L’honneur sauf, Andromaque, à toi je m’abandonne, Car à l’égal de toi je n’estime personne ; Mais pour un songe vain omettre son devoir, C’est une loi, mon cœur, trop dure à recevoir114.

Andromaque fait appel aux sentiments de son époux. Son effort pour le persuader se fait sur un ton doux et tendre :

ANDROMAQUE Ah, mon fidele Hector, mon tout, ma chère vie, Allez de par moi libre où l’honneur vous convie; Mais n’étant point forcé de sortir aujourd’hui, Dégagez mon esprit de ce mortel ennui. Ce songe n’est point vain, et vous le devez croire Si mes autres passes vous touchent la mémoire, Las ! trop à notre dam reconnus pour certains; Aussi la voix de Dieu n’est point autre aux humains115.

Ces paroles, douces et délicates, ne négligent pas l’argument lié au transcendant - le songe prémonitoire- qui va de pair avec sa piété. Il faut au passage souligner l’anachronisme ; Andromaque parle d’un « Dieu », mais à l’époque de la guerre de Troie, les dieux étaient nombreux, et les mortels faisaient appel « aux dieux » et non « à Dieu ». Or, dans ce texte, - comme dans d’autres de la même époque – émerge un syncrétisme qui apparente le « Dieu » -écrit en plus avec la majuscule selon l’habitude chrétienne- aux « dieux » du passé. Dans le texte ce syncrétisme est aussi évident que possible. La piété d’Andromaque qui est l’une de ses caractéristiques dans cette réécriture est brossée grâce à ce que ce « Dieu » lui accorde comme signe de sa faveur, à savoir le songe prémonitoire. Andromaque en souligne l’importance. Hector pour sa part, rejette bien évidemment cet argument et met en avant, en tant que vertu suprême d’un homme, son devoir. Toutefois il est évident dans ce passage que le style de la conversation entre les deux époux est très poli et raffiné. Leur désaccord est exprimé en termes de respect mutuel. Ce niveau contraste celui du Roman de Troie où la brutalité dans l’expression dominait son discours et entraînait l’humiliation d’Andromaque. Andromaque n’abandonne pas devant le refus d’Hector. Au contraire, elle continue ses efforts pour le persuader. Elle recourt de nouveau à la providence divine pour renforcer son argument :

114 Montchrestien, Antoine de, Hector, op.cit., I, v. 149-154. 115 Ibid., v. 155-162.

31 ANDROMAQHE « Puisque notre discours est sujet à l’erreur, « C’est une impiété conjointe à la fureur « Qui les Dieux contre nous meut à colère extrême, « Si mous les méprisons pour trop croire à nous mêmes, « Nous aveugles mortels dont l’esprit est si court, « Que sur les humains vainement il discourt116.

Dans cette tournure de son argumentation, Andromaque fait appel de nouveau aux dieux. Son argumentation oppose l’ignorance des mortels à la toute puissance du divin. Le songe est indubitablement d’origine divine, que les mortels doivent respecter. Or, la reflexion qu’elle exprime à partir du motif du rêve, dépasse de beaucoup les dimensions d’un simple argument : Andromaque développe une reflexion pleine de sagesse sur la nature des mortels et la limite de leurs capacités.

Le recours à la logique L’argumentation d’Andromaque continue dans d’autres champs. Le transcendent n’est qu’un de ses arguments. Dans la suite, elle fait appel à la pure logique et à l’observantin attentive des faits. Elle mentionne le meurtre de Patrocle -qui était l’ami intime d’Achille- par Hector : cette mort devrait rendre Achille furieux, et il va combattre de toutes ses forces pour venger son ami ; sa colère et sa douleur devraient être des stimulants qui le rendraient invincible. Andromaque souligne ce paramètre à Hector :

ANDROMAQUE Ce grand fils de Pélée aussi vaillant que fier. Car depuis que Patrocle est chu sous votre épée, A nul autre dessein il n’a l’âme occupée Qu’à revenger sa mort, dont le dur souvenir Fait son ombre en tous lieux devant lui revenir ; Qui d’accents douloureux ses armes sollicite, Tant par le cher respect de son propre mérite Que par l’amour sacré qui de nœuds aimantins Semblait avoir étreint leurs mutuels destins117.

Ce discours, purement rationnel, révèle de la perspicacité et de l’intelligence. L’analyse qu’elle fait du psychisme d’Achille après la mort de Patrocle est très pénétrante. Elle lie cette condition psychique à l’hypothèse de l’issue d’un combat entre Hector et Achille par des liens de cause à effet : la colère entraînera une lutte acharnée, où Achille ne cherchera pas seulement à montrer sa vaillance mais à venger son meilleur ami. La capacité de prendre en considération tous les faits et de les analyser avec perspicacité est une nouvelle compétence attribuée à Andromaque dans cette réécriture. Il s’agit indubitablement d’une valorisation tant au niveau de son expression distinguée qu’au niveau de sa capacité de pensée qui est présentée comme mûre et complexe.

116 Ibid., I, v. 172-178. 117 Montchrestien, Antoine de, Hector, op.cit., I, v. 242-250.

32 La sagesse Par la suite, elle exprime une sorte de délibération sur la nature des humains. Ses paroles, des sentences, étaient précédées de guillemets, en fonction de l’habitude de l’époque, pour les vers qui exprimaient des vérités sages.

Retenez, mon Hector, ces mouvements bouillants. « Bien souvent les guerriers ne sont que trop vaillants « Disiez-vous pas un jour que si l’homme n’est sage, « Il se perd sans profit par son propre courage ? « Que chercher l’ennemi pour trouver son malheur « C’est fort mal à propos user de la valeur? « Soyez sage par vous et pour vous tout ensemble : « Qui l’est pour l’autrui seul au sol presque ressemble118.

Ce passage relève la troisième caractéristique dont la dote la réécriture, la sagesse. Cet élément est présent aussi dans son argumentation sur la nature des humains, mentionnée un peu plus haut dans son discours à l’occasion du rêve prémonitoire119. Les propos de sa sagesse sont énoncés un peu partout dans la tragédie. Pendant sa discussion avec Priam, et aussi quand elle apprend qu’Hector part finalement pour combattre. Andromaque dit entre autres :

ANDROMAQUE C’est bien un dur destin qui contre ta nature, Contre ta douce humeur, contre ta nourriture, Te fait présomptueux, partial, obstiné, Pour accomplir en toi le sort prédestiné. « Quand le dard de la mort la tête nous menace, « Nous perdons tout à coup notre naïve grâce, « Nos agréables mœurs, notre instinct gracieux, « Pour devenir hagards, hautains et furieux.120

Elle exprime des paroles judicieuses sur la nature humaine. Des propos analogues de réflexion sur les sujets qui concernent la vie des humains, s’étendent pendant ses conversations avec Priam à qui elle recourt pour trouver un soutien.

Dans la sphère publique : le recours à Priam. Quand tous ses efforts avec Hector s’avèrent vains, Andromaque s’adresse à Priam. C’était en effet le seul pouvoir qu’une princesse ou une reine pouvait exercer en France à l’époque : via un homme de pouvoir121. Elle s’adresse donc à lui pour le supplier de retenir Hector.

118 Ibid., I, v. 261-268. 119 Voir Montchrestien, Antoine de, Hector, op.cit., I, v. 172-178, note n. 9, 120 Ibid., IV, v.1485-1492. 121 Sur les moyens que les reines de France utilisaient et leurs propres pouvoirs, voir Cosandey, Fanny, La reine de France : symbole et pouvoir : XVe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 2000.

33 PRIAM Chaste épouse d’Hector, raconte les douleurs Qui tirent de tes yeux ceste source de pleurs. ANDROMACHE Ta bonté m’y convie, ô Père vénérable. Mais pour me soulager du tourment qui m’accable, Commande en ma faveur que l’on aille querir Ton malheureux Hector qui s’obstine à mourir122.

Elle continue en lui racontant le songe qu’elle a eu. Priam semble être convaincu et il appelle Hector. Toutefois cette pression qu’Andromaque peut exercer sur son beau- père, et l’estime que le roi lui montre, se révèlent limitées. Andromaque reste silencieuse pendant toute la conversation des deux hommes. Hector et Priam dans une stichomythie qui s’étend sur deux cents vers environ (vv. 689-884) développent leurs arguments. Finalement Priam parvient à le retenir au grand soulagement d’Andromaque. Mais ce n’est que pour un bref instant : quand Hector apprend la défaite des Troyens, il se précipite sur le champ de la bataille. C’est la première fois à ce moment-là qu’Andromaque prononce quelques propos amers pour son époux. Quand ce dernier, reniant sa promesse, fonce dans la bataille, Andromaque ne peut se contenir :

Le méchant inhumain m’a donc abandonnée123.

Les syntagmes « le méchant inhumain », et « m’a abandonnée » comportent des connotations qui se référent plutôt à une infidélité amoureuse et non à la souffrance d’une femme qui craint de voir son mari mort. Cette phrase toutefois, écrite volontairement ou non, révèle le vrai défi de leur désaccord : la rivale d’Andromaque était la guerre ; la passion qui aurait pu rivaliser avec l’amour d’Hector pour sa femme était sa gloire. La lutte d’Andromaque s’avère inégale. Malgré ses efforts, la passion d’Hector s’est montrée plus forte. Une fois Hector parti pour combattre, Andromaque, en réminiscence de la scène homérique, convoque les femmes troyennes pour pleurer les maris et les frères, sûre désormais de la mort d’Hector et de la ruine de Troie124. Elle le pleure encore vivant :

Nous pleurons par avance, ô Reine vénérable, De notre grand Hector, le malheur lamentable125.

Or, Andromaque recourt de nouveau à Priam, qui cette fois est réticent. Il tient compte de l’honneur d’Hector, de son corps public. Andromaque de sa côté défend les droits de son corps privé. La stichomythie est révélatrice de l’importance du sujet.

ANDROMAQUE Hâtez-vous donc, Priam, prévenez son malheur. PRIAM

122 Montchrestien, Antoine de, Hector, op.cit., II, v. 605-610 123 Ibid., IV, v. 1449. 124 Ibid., IV, v.1517-8. 125 Ibid., IV, v.1581-2.

34 Je crains de lui causer une honte éternelle. ANDROMAQUE C’est ainsi que son salut s’appelle ? PRIAM Que diront les Grégeois, l’ayant vu comparoir ? ANDROMAQUE Qu’encore à leurs dépens ils pourront le revoir. […] PRIAM Peut-être à couardise il serait imputé. ANDROMAQUE N’importe par quel prix, mais qu’il soit racheté. PRIAM Mais quel esprit constant consentira de faire Un vrai mal pour un bien à peine imaginaire ? ANDROMAQUE Il nous est bien permis d’employer tous moyens : Il y va de sa vie et du salut des siens. PRIAM « On doit garder l’honneur comme une choses sainte. ANDROMAQUE « Les coups des ennemis n’y portent point d’attente. PRIAM « Mais qui veut mériter d’être bien estimé « D’ennemis ni d’amis ne doit être blâmé. ANDROMAQUE « L’ardeur de plaire à tous que la gloire lui donne « Est cause bien souvent qu’il ne plaît à personne126.

Dans ce débat, il est évident que Priam n’a plus la volonté de céder à Andromaque ; au contraire il étale tous les arguments en faveur de la tâche qu’Hector doit accomplir. Madeleine Lazard observe pour Montchrestien que « sa destination aristocratique, soulignée dans les dédicaces, l’amenait à proposer une image du prince, à définir ses devoirs et ses droits, ainsi que la place de l’homme dans la Cité127 ». Priam souligne non seulement les devoirs d’Hector mais aussi les impacts que cela aurait s’il se retirait éventuellement de la guerre. Le retenir signifierait porter atteinte à sa dignité, détruire son honneur. Andromaque ne souhaite que défendre sa vie. Pour elle c’est la vie de son époux qui prévaut. Elle rabaisse l’importance de l’honneur qu’elle qualifie de « bien à peine imaginaire » comparé à la perte de la vie qu’elle voit comme « un vrai mal ». La stichomythie prend la forme d’un agôn, où Andromaque tente de fléchir son beauépère. Toutefois quand elle comprend que ses efforts sont vains et que Priam n’envisage pas de rappeler Hector de la bataille, elle devient furieuse, Elle éclate contre lui, avec une férocité inouïe pour la dignité avec laquelle cette figure est dépeinte depuis le début de la pièce. Elle lui reproche de façon brutale son l’incrédulité aux dieux, à ces dieux qui avaient envoyé à Andromaque le rêve prémonitoire.

126 Ibid., IV, v. 1652-70. 127 Lazard, Madeleine, Le théâtre en France au XVIe siècle, Paris, PUF, 1980, p. 147.

35 ANDROMAQUE Ô Priam incrédule ! est-ce ainsi que tu nommes Cette image d’un Dieu qui communique aux hommes, Ce héraut véritable attesté du soleil ? Baste, soit fait d’Hector ! Que jamais plus mon œil Ne regarde sa face ! A moi seule ne touche Le salut de sa vie, ains son père farouche, Sa mère, ses parents, ses amis obstinés Pour l’avoir méprisé se verront ruinés. Cependant, o bons Dieux ! puisque son propre père, Sa mère, et ses parents non mus de leur misère Semblent comme à l’envi s’opposer à son bien, Faites que son trépas soit prévenu du mien128

Dans son désespoir, Andromaque accuse ouvertement tout le monde d’impiété et de manqué d’amour : Priam, sa mère, ses parents. C’est le chagrin et la désolation qui l’emmènent à cet excès d’expression, peu conforme aux dialogues de la pièce jusqu'à ce moment-là. Il s’agit en fait d’un point culminant de la situation dramatique. Le débordement d’Andromaque, présent pour la première fois dans le récit de Benoît de Sainte-Maure129, est considéré comme justifié par Priam qui paraît comprendre l’angoisse extrême de sa belle-fille ; mais ce passage condensé exprime clairement que c’est Andromaque seule qui s’intéresse à défendre son mari. Même son père tient plutôt compte de l’honneur d’Hector et il le fait clairement savoir à Andromaque.

PRIAM […] Mais regardez un peu qui le fait estimer, Rechercher des seigneurs, et des peuples aimer ; Ce n’est ni sa beauté, ni sa grandeur royale, C’est sa rare vertu qui marche sans égale. Ainsi, cessant le fruit d’où germe son bonheur, Il ne cueillerait plus cette moisson d’honneur. […]130

À première vue dans ce passage, Priam explique à Andromaque ce qui fait d’Hector une figure respectable dans son entourage. Nous pourrions aussi supposer par extension du paradigme qu’il suggère aussi le devoir d’un prince ou d’un roi, ce qu’un roi doit faire pour mériter le respect. La suite da la tragédie réserve des rebondissements. Priam cède finalement et ordonne à Hector de se retirer du combat. Il envoie Ide pour le faire revenir à l’intérieur des murailles. Mais dans l’intervalle arrive Anténor qui annonce la défaite des Grecs et la vaillance qu’Hector a montrée au combat. Priam et Hécube se réjouissent. Selon Jacques

128 Montchrestien, Antoine de, Hector, op.cit., IV, v. 1689-1700. 129 « Dis-moi, es-tu fou? Tu seras durement éprouvé si Hector va se battre, car il sera tué aujourd’hui, tu peux en être certain. […]Vois ce que tu as à faire. Sinon, jamais tu ne le reverras. Dépêche-toi seigneur, retiens-le. […] garde-le-moi. » Sainte-Maure, Benoît de, Le Roman de Troie, op.cit., vv. 15507-15530. 130 Montchrestien, Antoine de, Hector, op.cit., IV, v. 1707-1712.

36 Scherer « leur satisfaction dérisoire est la meilleure préparation émotive du dénouement131». Mais un messager arrive bientôt annoncer la mort d’Hector (vv. 2092-94) sous les coups d’Achille et fait sombrer tous les personnages dans le désespoir. Suit la succession des lamentations. Andromaque prend la parole la dernière et clôt la tragédie ; c’est sur ce point que réside l’importance de sa présence. Dans sa lamentation, elle critique tout d’abord les dieux qu’elle accuse d’injustice :

ANDROMAQUE […] C’est vous ce crois-je, ô Cieux, qu’il me faut accuser. […] Mais Hector, cet Hector, que ses qualités rares Ont si bien fait connaître aux nations barbares ; Cette illustre bonté, ce courage parfait Devaient vos durs destins ployer a mon souhait. Inutile vertu, tu n’es qu’un idole, Qu’un vent d’opinion, et qu’un son de parole !132

Par la suite, elle attaque le système théologique qui préconise la récompense de la vertu. La vie ne vérifie pas cette conception, le sort d’Hector en montre les failles. Et dans la période tourmentée de la fin du seizième et du début du dix-septième siècle, « le changement de la fortune 133» que les guerres confessionnelles provoquaient s’offrait à de telles pensées. C’est pour cela que dans les derniers vers de la tragédie Andromaque fait un appel presque absurde aux « Dieux » pour qu’ils « corrigent » le destin qu’ils ont réservé à Hector et à ses propres vainqueurs. Mais cet appel montre en dernière analyse le désespoir de l’homme face à l’incohérence des prédications et de la vie réelle et tragique.

ANDROMAQUE […] Dieux ! si vous punissez les méchants de leur vice, Lâchez en vos fureurs quelques traits de justice, « Pour apprendre aux mortels, que toujours le forfait « Retombe sur le chef de celui qui l’a fait.134

Le passage ci-dessus pose deux thèmes à la fois : la punition de l’auteur d’une part et les impacts des crimes des soldats sur leurs chefs. Ce dernier thème n’est pas lié à l’idéologie chrétienne. Il constituerait plutôt une menace indirecte pour les chefs qui pourraient prétendre, le cas échéant, être innocents de tous les excès commis par leurs troupes. Les paroles d’Andromaque les mettent devant leur devoir. Ces deux vers signalés par les guillemets de sentences auraient comme objectif une tentative de modération des passions, si clairement évoquée tout au long de la tragédie. De toutes ces analyses, il est évident qu’Andromaque est valorisée dans cette tragédie. Elle se montre très pieuse au point de recevoir des dieux un songe prémonitoire

131 Scherer, Jacques, Théâtre du XVIIe siècle, op.cit., p. 1149. 132 Montchrestien, Antoine de, Hector, op.cit., V, v. 2290-2305. 133 Trait qui caractérise l’époque tourmentée, voir Souiller, Didier, « Les caprices de la fortune » dans La littérature baroque en Europe, Paris, PUF, 1988, pp. 121-6. 134 Montchrestien, Antoine de, Hector, op.cit., V, v. 2361-2364.

37 du destin de son mari. Dans son argumentation, qui se révèle assez éloquente et tenace, elle n’utilise pas seulement ce songe, mais aussi la structure de la piété comme devoir des humains qui, seuls, ne sont pas capables d’entrevoir la vérité. Nous avons là un recours flagrant à la vérité révélée selon le dogme chrétien. Outre sa piété qui est mise en exergue dans la réécriture, en tant qu’élément constructif de sa personnalité, Andromaque prouve aussi sa raison et sa capacité de pensée, perspicace et complexe quant à l’analyse de la situation du conflit entre Hector et Achille. Elle argumente avec Hector et Priam avec éloquence, en graduant ses arguments. Cet aspect de sa personnalité fait son apparition dans cette pièce et vient enrichir le mythe. Son argumentation prouve aussi sa sagesse, un autre élément qui apparaît dans cette réécriture. Sa valorisation émane aussi de l’extension qui lui est accordée dans le texte théâtral, ainsi que du fait qu’elle domine seule le dénouement. Andromaque n’est pas une femme résignée à son destin. Elle se montre au contraire une figure de résistance contre l’idéologie de l’honneur et de la guerre. Son argumentation avec Priam montre combien cette quête de l’honneur est absurde et cruelle. Mais Andromaque se révèle trop faible pour changer la structure et la mentalité d’une société toute entière.

38 Luce de Lancival, Hector

Contrairement à son titre, la tragédie de Luce de Lancival, Hector135 parue à l’aube du XIXe siècle, est composée dans le sillage de la scène homérique des adieux d’Hector et d’Andromaque136, ainsi que cette dernière a évolué au cours des siècles, à travers les réécritures le Roman de Troie, et la tragédie Hector d’Antoine de Montchrestien. En fait ces deux œuvres constituent ses hypotextes. Toutefois la tragédie apporte aussi de nombreuses nouveautés dans la conception du mythe. Elle accorde une place significative à Andromaque qui, dans cette tragédie, est par beaucoup valorisée surtout parce qu’il lui est accordé un rôle dans la sphère politique, quoique informel. Cette réécriture aussi constitue par conséquent une augmentation selon Genette, qui consiste cette fois à une extension thématique et une expansion stylistique. Le type d’augmentation qui découle quand ces deux éléments coexistent est celui de l’amplification137, qui est d’ailleurs une sorte de transformation souvent appliqué aux textes de théâtre qui puisent dans les mythes.

Les échos de la « scène des adieux ». Conformément à l’hypotexte homérique, Andromaque, à l’heure cruciale, tente de dissuader son mari, et de retenir dans les murailles. Cette fois, ce n’est pas son songe prémonitoire qui la pousse, comme dans les textes médiévaux, mais un oracle, exprimé par Cassandre, qui a prévu la mort d’Hector par Achille. Andromaque tente donc de protéger Hector de cette rencontre pernicieuse. Elle fait appel à Thétis, la mère d’Achille, qui était une déesse.

ANDROMAQUE Ecoute-moi…Sans cesse, Auprès d’Achille, on voit combattre une déesse… HECTOR J’aurai pour moi les dieux du parjure ennemis. ANDROMAQUE Il est invulnérable, et tu sais que Thétis… HECTOR Par sa seule valeur j’explique cette fable : Tous ceux qu’il a vaincu l’ont fait invulnérable. ANDROMAQUE Mais, s’il est invincible, hélas ! qu’espères-tu ? HECTOR Attends, pour l’avouer, qu’Hector l’ait combattu. ANDROMAQUE Eh ! malgré ta valeur, que peut, pour sa ruine, La lance d’un mortel ? son armure est divine.

135 Luce de Lancival, Jean-Charles-Julien, Hector, Paris, Hachette, 1975, Première édition Paris, J. Chamerot 1809. 136 Homère, Iliade, op.cit., chant VI, v.390-496. 137 Sur l’amplification, voit Genette, Gérard, Palimpsestes. La littérature au second dégrée, Paris Seuil, 1982, p.374 et suite.

39 HECTOR Je l’en dépouillerai.138

L’évocation de la mère divine d’Achille, implique que le combat entre les deux héros serait inégal. Cet argument est pour la première fois utilisé dans le mythe. Il démontre la capacité d’Andromaque de penser et de juger les données. Son statut par conséquence est valorisé. De même, elle paraît beaucoup plus courageuse quand elle parle à son mari. Elle crie à Hector: «Ecoute-moi : je suis épouse et mère139», impliquant que ces rôles nécessitaient un certain respect. Elle manifeste sa volonté de façon plus persévérante sans annuler son statut d’épouse dévouée qui circonscrit toute son existence. Dans la suite, elle exprime ouvertement son grand amour pour Hector : « pour moi, la vie est mon époux140». En écho de l’hypotexte homérique141, dans cette tragédie elle avoue que son existence entière est son mari : « Hector me rend mon père ma mère et mes frères 142 ». Les échos de l’Iliade, surgissent aussi dans leur conversation suivante où Andromaque invoque le sort de leur fils dans le cas où Hector mourrait.

ANDROMAQUE Songe au moins, cher époux, Songe, si tu péris, que c’en est fait de nous. HECTOR Je ne suis point à moi, je suis à la Patrie. ANDROMAQUE Mais ton Astyanax a des droits à la vie. HECTOR Il en aura peut-être à l’immortalité, S’il imite son père 143.

De même, conformément au sillage antique, Andromaque ordonne à ses servantes de préparer le bain pour Hector144:

Préparons les parfumes, et l’onde salutaire Qui doit rendre, effaçant les traces du combat, A ses membres leur force, à ses traits leur éclat145.

Les soins du foyer demeurent toujours une tâche féminine.

138 Luce de Lancival, Jean-Charles-Julien, Hector, op.cit., III, 5, p. 49-50. 139 Ibid., I, 1, p.4. 140 Ibid., V, 1, p.71. 141 Homère, Iliade, op.cit., VI, 429. 142 Luce de Lancival, Jean-Charles-Julien, Hector, op.cit., V, 1, p.71. 143 Ibid., p. 50. 144 Une scène analogue est inscrite dans le chant XXII de l’Iliade où Andromaque ordonne ses esclaves de préparer le bain d’Hector qui retournerait fatigué du combat. 145 Luce de Lancival, Jean-Charles-Julien, Hector, op.cit., III, 7, p.54.

40 La piété, la transcendance et le motif du rêve prémonitoire.

Dans cette tragédie Andromaque est dotée de piété. Dans l’Iliade, quant Hector est encore vivant il n’y a pas de scène où Andromaque implore les dieux. Dans une épopée qui chante la guerre et les vertus masculines, il est évident que la place dédiée aux femmes est très restreinte. Or, leur rôle était de s’occuper des tâches domestiques et religieuses146. Dans le chant VI, Hector rentre à la cité pour demander aux femmes troyennes de préparer des offrandes pour les dieux147. Pourtant, ni pendant la fameuse scène des adieux, ni ailleurs, Andromaque ne va pas prier aux dieux, ni son mari ne le lui suggère pas. Dans la tragédie Les Troyennes de Sénèque, allant à l’extrême, et stimulé éventuellement par l’idéologie de son auteur, Andromaque presque renonce aux dieux et les remplace en disant : « Mânes d’Ηector, mes véritables dieux 148». Or, ainsi que nous avons vu aux chapitres précédents, pendant l’époque médiévale, dans les épopées, Histoire de la Destruction de Troie la Grande, et Roman de Troie, Andromaque est dotée aussi de piété et des liens avec le transcendant, qui lui a révélé, par un rêve prémonitoire, le sort funeste d’Hector. Dans cette réécriture aussi, Andromaque est dotée de piété. Elle se précipite prier les dieux : « Et moi, je vais au temple, implorer tous les dieux149 ». Sa piété surgit à plusieurs reprises, comme les citations suivantes le montrent. Andromaque dit tour à tour : « Pallas t’a protégé150», encore « Νous l’implorions encore151», et un peu plus loin, « O dieux ! je vous implore tous !152». La piété est une qualité, qui à l’époque de la parution de la tragédie, était considérée comme primordiale pour une épouse et mère. Or, cette piété n’a aucun lien avec l’au-delà. Andromaque ne fait aucun rêve prémonitoire pareil à celui que les hypotextes médiévaux mettaient en exergue. L’inspiration transcendante est omise et le motif du rêve prémonitoire effacé. Dans sa place, est introduit un bref rôle dans la sphère politique, qui – il faut le souligner- lui est accordé pour la première fois.

Le renforcement du rôle politique d’Andromaque.

Le déroulement de l’intrigue réserve à Andromaque une initiative sans précédent, qui la renouvelle de façon significative. Patrocle, l’ami d’Achille vient la rencontrer pour lui proposer une alliance, afin qu’ils donnent une chance à la paix. Dans l’hypotexte homérique Patrocle est un héros remarquable, l’ami intime d’Achille. Il est un guerrier vaillant ; il prie Achille de lui prêter ses armes pour qu’il sorte du camp et combatte les

146 Lissarrague, François, « Femmes au figuré » in Pauline Schmitt Pantel (dir), Histoire des femmes en Occident, t. 1 L’Antiquité, ed.cit., p. 203 – 301. 147 Homère, Iliade, VI, 240-1, 269-280. 148 Sénèque, Les Troyennes, dans Tragédies. Tome I, texte établi et traduit par François-Régis Chaumartin. Paris, Les Belles Lettres, 4e tirage (1996), 2008, v. 646. 149 Luce de Lancival, Jean-Charles-Julien, Hector, op.cit., II, 9, p.38. 150 Ibid., III, 2, p.41. 151 Ibid. 152 Ibid, V, 2, p.75.

41 Troyens. Pourtant dans cette tragédie, il se détache de son statut « l’ami du guerrier le plus fatal à Troie153» et il assume le rôle d’ambassadeur de la paix. Il vient officiellement « au nom des Grecs » pour proposer la paix au prix de retour d’Hélène. Quand la tentative de la paix échoue, Patrocle assume volontairement le rôle de réconciliateur de deux camps 154 . La transformation de ce héros se réalise également par son rapprochement à Andromaque. Ses deux personnages peu significatifs pour la suite de la guerre, ils subissent quand même ses impacts, et ils voient le même danger de perdre leurs personnes aimées. Patrocle avoue à Andromaque:

Votre cœur souffre: hélas! Le mien n’est point tranquille Vous tremblez pour Hector, moi je crains pour Achille155.

Andromaque avait déjà travaillé sur cette direction. Elle avait déjà essayé de persuader Hector de faire un effort pour la paix. Elle lui avait dit : « Cher époux c’est de toi que la paix va dépendre! 156 ». C’est la confiance de la jeune femme amoureuse mais aussi de la jeune femme qui ne connaît pas les complicités de la situation. Pour elle tout serait résolu et tout serait facile si Hector le voulait. Elle ignore les forces latentes qui travaillent pour la destruction de la démarche de la paix, proposée par les Grecs. Lors du déroulement de l’intrigue, Patrocle et Andromaque font en effet des tentatives afin d’établir la paix entre les deux camps adversaires, sous l’effet de leur affectivité. Cet épisode constitue en effet une nouveauté de la réécriture française. Une fois le processus de paix rompu au niveau officiel, tous les deux poursuivent leurs efforts souterrains pour parvenir à la pacification. D’une certaine façon, quoiqu’ennemis, ils se comprennent parfaitement bien. Ce qui les unit, c’est le désespoir et leur grand amour pour les êtres qui adorent. Andromaque dit à Patrocle:

Eh bien ! que le besoin de les sauver tous deux Unisse nos efforts, comme il unit nos vœux. L’intérêt d’Andromaque est devenu le vôtre; A ce commun bonheur travaillons l’un et l’autre157.

De ce passage est évident que la guerre et l’animosité est conçue comme une affaire exclusive des chefs ; ceux qui sont hiérarchiquement inférieurs pourraient s’entendre. Qui plus est, Patrocle et Andromaque ont les mêmes préoccupations, également attachées aux joies de la vie simple et paisible, insinuées dans le syntagme « commun bonheur ». Ils ne désirent aucune gloire ou honneur pour eux, ils veulent sauver les êtres qui leur sont précieux. La guerre sert les désirs de « chefs » aspirant à la gloire. Par cette même guerre, les gens simples perdent la possibilité d’être heureux, ou tout simplement d’accomplir leur vie. Cet épisode novateur valorise justement cet aspect de la vie par rapport à la recherche constante de la gloire. La vie humaine, et la vie paisible sont valorisées et dignes de lutter pour les rassurer. C’est une nouvelle lutte qui

153 Ibid., I, 3, p.7. 154 Ibid., II, 9, pp.36-38. 155 Ibid., II, 9, p. 37. 156 Ibid., I, 6, p.20. 157 Ibid., p. 38.

42 se présente ici, hors des champs du combat, et en faveur de la vie humaine. Qui plus est, cette lutte a pris des dimensions majeures pour deux raisons. Premièrement, Patrocle, un homme vaillant, au lieu de chercher la gloire, il vient proposer la paix. Il persiste, quand la tentative officielle échoue. Il approche donc une femme, Andromaque, pour nouer une alliance avec elle, parce qu’ils ont des objectifs communs158. Ce deuxième élément dans le rebondissement de l’intrigue reconceptualise et valorise le rôle social et politique d’Andromaque. Andromaque s’entremêle alors dans les affaires de la cité, dans la sphère publique. Elle assume, comme il est évident, une mission politique ; elle s’efforce de persuader son mari et de sauver la paix. Patrocle lui suggère : « Désarmez le courroux d’un guerrier furieux159». Le rôle que cette tragédie accorde à Andromaque dans les affaites politiques est aussi novateur que significatif. Cependant il faut souligner qu’il reste informel. Andromaque n’occupe aucun poste légitime pour le faire. Elle ne participe à aucun conseil officiel. Ses démarches restent indirectes et elles peuvent être réalisées seulement par l’intermédiaire de son mari qui tient le pouvoir. Cet objectif peut éventuellement être réalisé dans le cas où elle parvient à le persuader. La démarche d’une princesse auprès des gens de pouvoir, pour les solliciter d’intervenir en faveur d’une affaire, n’était pas très rare comme pratique dans la cour française160. Une fois déchantée par Hector elle se tourne vers Priam. Sur ce point nous entendons les échos de Roman de Troie et d’Hector d’Antoine de Montchrestien où le recourt d’Andromaque auprès de son beau père est manifesté pour la première fois. Hector mandé par son père reconnait la vraie cause et il dit : « D’Andromaque cet ordre explique trop d’absence161 ». Cependant quand un oracle de Pallas exprimé par Polydamas rassure la victoire à Hector, l’attitude d’Andromaque change. Pour la première fois c’est elle qui incite Hector de sortir au combat. « Va vaincre cher Hector 162 » elle lui dit. Cet oracle relance l’action. Il détourne les objections d’Andromaque, et il délivre Hector. Les réactions et les décisions des héros sont désormais sont alignées aux préceptes de l’oracle. Toutes les actions humaines obéissent aveuglement à la révélation divine de l’avenir. Ni la personne qui l’exprime ni le contenu de l’oracle ne sont pas mis en doute. Une fois rassurée pour sa victoire Andromaque pousse son mari à la guerre. Dans cette attitude on ne voit plus la figure qui s’efforçait pour la paix. Par conséquent sa lutte et son alliance avec Patrocle n’étaient pas le fruit d’une idéologie pacifique. Elle ne voulait pas promouvoir la paix comme un idéal, elle voulait seulement sauver son mari. En somme, hors la nouveauté de la piété religieuse si intense dans cette tragédie, deux traits encore enrichissent ce mythe. D’une part il y a le rôle renforcé d’Andromaque dans la sphère politique. Cette version pourrait éventuellement être expliquée par le climat de l’époque. En effet, le grand débat sur le rôle de la femme dans la sphère

158 Ibid., II, 9, pp.36-38. 159 Ibid., II, 9, p.36. 160 Sur l’action politique des femmes dans le cadre monarchique, voir Natalie Zemon-Davis, « La femme au politique », dans Natalie Zemon-Davis (dir), Histoire des femmes en Occident, t. III, XVI-XVIII, Paris, Plon, 1991, surtout pp.220-225. 161 Luce de Lancival, Jean-Charles-Julien, Hector, op.cit., IV, 6, p.67. 162 Ibid., III, 6, p.52.

43 publique surtout depuis la Révolution163 a changé pour toujours la conception pour son rôle social et politique. La vive controverse des parties qui voulaient accorder ou limiter les droits de la femme a mis la condition féminine sur le devant de la scène164. Le mythe est donc renouvelé en fonction des préoccupations de l’époque. La réécriture dépeint une Andromaque active qui agit en faveur des intérêts de la paix. Pourtant, quand l’oracle la rassure, elle se présente belliqueuse. Cette contraction interne constitue une curiosité dans la conception du mythe. Après l’affirmation de l’oracle Andromaque agit comme une femme spartiate et pousse son mari à la guerre. Cet épisode constitue indubitablement une approche novatrice et significative par rapport aux textes antérieurs qui la voulaient plutôt un être pacifique. Ce fait constitue aussi le tragique de la pièce, quand l’oracle est prouvé faux et Hector tombe mort.

163 Sur ce sujet, voir entre autres, Elisabeth Sledziewski, « Révolution Française, Le tournant », dans Georges Duby et Michèle Perrot (dir), Histoire des femmes en Occident, t.IV, Le XIXe siècle, Paris, Plon, 1991. 164 Voir sur ce sujet, entre autres, Dora Leontaridou, « Une femme est-elle capable de bien gérer les affaires de la cité ? Le Débat sur la scène de théâtre français après la Révolution », Relief, Vol.9, La Controverse littéraire, no 2, 2015, p.22-36.

44 Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu : l’entrée définitive d’Andromaque dans la sphère publique.

La guerre de Troie n’aura pas lieu est une pièce écrite entre 1934 et 1935 et représentée en 1935 à l’Athénée, sous la direction de Louis Jouvet. L’intrigue réutilise des éléments mythiques mais elle les recompose de façon très originale. Avant la guerre de Troie, une partie du camp des Troyens et une autre venant du camp des Grecs procèdent à une tentative de sauver la paix et d’éviter la guerre. Or, malgré les efforts des pacifistes, le parti belliqueux se montre le plus fort et finalement la guerre éclate pour un motif insignifiant. Ce détournement de l’intrigue laisse entendre son inéluctabilité. Créée juste avant la seconde Guerre mondiale, cette pièce suscite des débats sur son caractère politique et prémonitoire par rapport à la guerre qui approchait. Il y a deux axes à considérer sur ce sujet : la pièce a-t-elle un caractère prémonitoire du fléau, et prône-t-elle le pacifisme. Si la dernière considération s’avérait exacte, nous aurions le droit de nous demander – vu le caractère du régime allemand de l’époque - à quelles conditions ce pacifisme pourrait être considéré comme réaliste. Evidemment cette dernière pensée ne pourrait pas être traitée dans l’analyse d’une œuvre théâtrale car elle appartiendrait plutôt au domaine des sciences politiques. Du coup, dans le champ des Lettres il est intéressant de suivre le développement de l’intrigue pour voir en quoi le mythe est transformé et renouvelé dans ces conditions spécifiques et pourquoi.

Une reflexion sur la guerre imminente ? Νous estimons que toute l'intrigue de la pièce, avec ses « va-et-vient » sur la proclamation de la guerre, ses débats entre bellicistes et pacifistes, semble bien peindre l'état politique non seulement de la France, mais de l'Europe juste avant la seconde Guerre mondiale. D'ailleurs, les avis convergent sur ce point. Citons, à titre indicatif, un extrait de l'analyse de Mireille Cornud-Peyron sur les événements historiques de l'époque : Dans les années 30, la guerre n'est plus seulement liée aux souvenirs de la Grande Guerre (1914-1918), mais à la prochaine guerre qui s'annonce… En 1933, l’Allemagne quitte la Société des Nations ; en 1935, Hitler rattache la Sarre à l'Allemagne165. Ces événements influent sur la situation en France. J. Body, dans sa description du Sénat français, constate la division entre « sénateurs chauvins, poètes bellicistes, et professionnels du discours aux morts » 166 . Il semble que la question de la guerre préoccupe aussi d’autres écrivains de l’époque : L'obsession de l'actualité des années 30 est l'imminence d'une nouvelle guerre. L'actualité littéraire que représentent Guéhenno, Alain Giono, évoque exactement les thèmes de la pièce : Y aura-t-il encore une fois la guerre ou non ? N'est-on pas entré dans une ère historique où l'homme n'est plus le sujet de l’action167 ?

165 Cornud-Peyron, Mireille, La Guerre de Troie n'aura pas lieu de Jean Giraudoux, Nathan, Paris, 1990, p. 93. 166 Body, Jean, Jean Giraudoux, la légende et le secret, PUF, Paris, 1986, p. 88. 167 Cornud-Peyron, Mireille, La Guerre de Troie n'aura pas lieu de Jean Giraudoux, op. cit., p. 93.

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Marianne Mercier-Campiche, pour sa part, pense aussi que le Giraudoux de l'époque de Siegfried était profondément préoccupé par l'imminence d'une guerre et voulait « indiquer à l'Europe ses chances de salut et l'avertir des risques qu'elle court »168. Elle estime que La Guerre de Troie se veut « une réflexion plus générale sur toute guerre et sur la responsabilité des individus169 », mais elle note que « Sous la trame légendaire de la guerre de Troie transparaît le conflit futur entre la France et l'Allemagne170 ». Par conséquent, tout semble confirmer que, dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, l’intrigue est fondée sur des considérations politiques. N'oublions pas non plus que Giraudoux était alors diplomate et, par conséquent, très sensibilisé à l'actualité politique. Qui plus est, blessé lors de la première Guerre mondiale, Giraudoux devient un défenseur de la paix. D’après Charles Mauron, « Giraudoux voulait exprimer dramatiquement au premier plan, la lutte de la paix contre la guerre menaçante171». D’ailleurs les gens des lettres sont souvent doués de clairvoyance et d’une vision pénétrante, hors de commun. Mais il semble bien que les gens qui prévoyaient l’éclatement de la guerre à l’époque étaient nombreux. De toute façon, la pièce traite du sujet de la guerre imminente, en tant qu’inéluctable.

La vie en couple. La pièce s’ouvre sur une scène entre Cassandre et Andromaque qui attend que son mari Hector revienne de la guerre. Pendant son absence, Pâris avait enlevé Hélène et l’avait emmenée avec lui à Troie. Ce rapt menace la paix, et Andromaque, inquiète, place tous ses espoirs en son mari. Elle exprime toute sa confiance en lui, elle le croit capable de trouver une solution pour que la guerre soit évitée. En l’attendant, elle discute avec sa belle-sœur, Cassandre. Pour tempérer son pessimisme par rapport à la conviction de Cassandre sur la guerre imminente, Andromaque lui répond : « Oui, si Hector n'était pas là !… Mais il arrive, Cassandre, il arrive ! […] il m'a juré que cette guerre était la dernière172 ». Hector entre en scène, et elle court vers lui, pour l'étreindre173. Elle lui raconte les événements qui ont eu lieu pendant son absence et elle lui avoue son anxiété. Après une délibération, ils prennent la décision de tout faire pour que la guerre soit évitée. Hector recourt au roi Priam, qui convaincu, décide de rendre Hélène aux Grecs, à condition qu’elle-même y consente. Andromaque assume donc la mission de convaincre Hélène. Durant sa conversation avec elle, Andromaque utilise des arguments affectifs d’où découlent quelques traits de sa propre vie en couple. Convaincue qu’Hélène n’aime pas vraiment Pâris, elle lui dit :

168 Mercier-Campiche, Marianne, Le théâtre de Giraudoux et la condition humaine, Paris, Domat, 1954, p. 53. 169 Ibid., p. 55. 170 Ibid., p. 65. 171 Mauron, Charles, Le théâtre de Giraudoux : étude psychocritique, Paris, Corti, 1971, p. 95. 172 Giraudoux, Jean, La guerre de Troie n’aura pas lieu, dans Œuvres complètes, édition publiée sous la direction de Jacques Body, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1990, pp. 481-551, cit., acte I, sc. 1, p. 483. 173 Ibid., acte I, sc. 2, p. 486.

46 ANDROMAQUE : Vous ne l’aimez pas ! Peut-être pourriez-vous l’aimer. Mais pour le moment, c’est dans un malentendu que vous vivez tous deux. HELENE : Je vis avec lui dans la bonne humeur, dans l’agrément, dans l’accord. Le malentendu de l’entente, je ne vois pas très bien ce que cela peut-être. ANDROMAQUE : Vous ne l’aimez pas. On ne s’entend pas, dans l’amour. La vie de deux époux qui s’aiment, c’est une perte de sang perpétuelle. La dot des vrais couples est la même que celle des couples faux : le désaccord originel. Hector est le contraire de moi. Il n’a aucun de mes goûts. Nous passons notre journée ou à nous vaincre l’un l’autre ou à nous sacrifier. Les époux amoureux n’ont pas le visage clair174.

Il est évident de ce passage que l’amour idéal a beaucoup changé depuis l’époque homérique. Le désaccord, la dispute prennent leur place dans la vie d’un couple qui s’aime selon cet hypertexte. Le couple, bien qu’uni, affronte des problèmes et, ainsi que l'affirme Albérès, « le couple parfait Andromaque-Hector laisse voir les difficultés de l'amour 175 ». Au contraire, l’amour sans orages est considéré comme un sentiment superficiel, sans aucun rapport avec les sentiments profonds. Le changement d’horizon d’attente des spectateurs au XXe siècle, ainsi que la transformation des mentalités sur le rôle de l’épouse ont leur part dans ces modifications du mythe. Quant à Hector, il semble partager les mêmes sentiments d’amour pour sa femme. Dans le conseil, il avoue devant tout le monde : « Andromaque et moi avons déjà convenu de moyens secrets pour échapper à toute prison et nous rejoindre176 ». Cette phrase démontre le lien profond qui lie les deux époux, à quel point leur amour est essentiel pour leur vie. Dans toute la pièce sont évidents le soutien qu'ils s'apportent l'un à l'autre, et la confiance de l'un en l'autre. Hector se sent sûr d’elle. Quand le grec Oiax, qui appartient au groupe de belliqueux et s’efforce de tout faire pour provoquer la colère d’Hector et avoir ainsi un prétexte pour que la guerre éclate, gifle Hector et ensuite lui dit avec beaucoup d’ironie :

OIAX, le giflant : Voilà … Si Madame est ta femme, Madame peut être fière. HECTOR : Je la connais. Elle est fière177. il est évident que l’honneur ne réside plus dans les exploits aux champs de bataille, mais dans la persévérance pour établir la paix. Andromaque ne considérait jamais l’honneur comme un bien plus précieux que la vie même. D’ailleurs dans toutes ses apparitions dans les Lettres, - même pendant des siècles où la gloire sur les champs de bataille était l’objectif suprême de tout homme - elle supplie Hector de s’abstenir de la guerre. Dans ce passage Hector se sent sûr qu’Andromaque sera à ses côtés. La Guerre de Troie n’aura pas lieu a conservé le schéma d'Homère opposant le couple considéré comme « parfait178 » d’Andromaque et d’Hector, lié par des sentiments

174 Ibid., acte II, sc. 8, p. 529-30. 175 René Marill ALBÉRES, Esthétique et morale chez Jean Giraudoux, NIZET, Paris, 1962, p. 444. 176 Giraudoux, J., La guerre de Troie n’aura pas lieu, op.cit., acte I, sc. 6, p. 498. 177 Ibid., acte II, sc. 9.

47 vrais et profonds, à celui de Pâris et Hélène, uni par le plaisir des sens, « une vulgaire coucherie179 ». Pourtant, les personnages sont transformés. Jacques Robichez observe pertinemment que :

pour ceux [des personnages] qu'il situe dans l'antiquité, ses devanciers ne lui ont fourni que des noms, ce qui nous permet seulement de mesurer l'écart qui sépare les Hector et les Andromaque que nous connaissons de son Hector ou de son Andromaque180.

L'amour demeure pour Andromaque le moteur principal de ses actes. Pour elle, l'amour peut même justifier la guerre ou plutôt rendre le malheur supportable. Ainsi, elle adresse des reproches pressants à Hélène :

ANDROMAQUE : Aimez Pâris ! […] Dites-moi que vous vous tuerez s'il mourait ! que vous accepterez qu'on vous défigure pour qu'il vive !… Alors la guerre ne sera plus un fléau, pas une injustice. J'essaierai de la supporter181.

Seul l'amour est une valeur assez puissante pour que l'on puisse se battre en son nom, pour qu'une explication, « un sens », soient donnés au malheur absurde apporté par la guerre. L'angoisse suscitée par la guerre au XXème siècle ne s'exprime pas tellement différemment, quand Andromaque dit à Hélène : « Penser que nous allons souffrir, mourir, pour un couple officiel182 ». Pour Andromaque, ce qui est insupportable, c’est le manque d’un idéal élevé dans la souffrance. Un amour fort et profond pourrait représenter cet idéal élevé pour lequel toute lutte et sacrifice valent la peine. Le fait qu'Andromaque cherche ce sens dans l'amour révèle combien il est essentiel pour elle, un idéal respectable. Par ailleurs, pour mieux comprendre la place que l'amour tient chez Andromaque, il suffit de la comparer au personnage d'Hélène. Celle-ci ne ressent aucun sentiment profond pour Pâris, elle ne goûte qu’un plaisir avec lui, ainsi qu'elle l'explique à Andromaque :

HÉLÈNE : […] Je ne le trouve pas si mal que cela, mon amour. […] je suis commandée par lui. L'aimantation, c'est aussi un amour […]183.

Pour Andromaque, l'amour est une condition sévère qui exige une lutte et un dépassement quotidiens. L'entente du couple, dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, repose donc non sur la conformité de tempérament, sur l'acquiescement inconditionnel aux idées de l'autre, mais justement sur la confrontation rendue possible sans anéantir l'amour. L'entente entre Andromaque et Hector n'implique nullement qu'ils vivent dans

178 « Si vous voulez un couple parfait il y a toujours le vôtre, Andromaque », La Guerre de Troie n'aura pas lieu, op. cit., acte II, sc. 8. 179 Analyses et réflexions sur Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, l'histoire, (Ouvrage collectif) Paris, Ellipses, 1989. 180 Robichez, Jacques, Le théâtre de Giraudoux, Paris, Sedes, 1976, p. 140. 181 Giraudoux, Jean, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, op. cit., acte II, sc. 8, p.531. 182 Ibid., p.530. 183 Ibid., p. 531.

48 une harmonie totale que ne viendrait troubler aucun dissension. Sans que leur amour soit remis en question, on ressent une sorte de conflit dans le couple. De même, sa conversation avec son mari, quand celui-ci rentre de la guerre, sort également des sentiers battus. Au début, Hector ne semble pas prendre au sérieux l’angoisse. Au contraire, il semble s’en amuser :

ANDROMAQUE : Ferme-les [les portes de la guerre]. Mais elles s'ouvriront. HECTOR : Tu peux même nous dire le jour !184 .

La scène, imprégnée d'humour, de tendresse, malgré la profonde angoisse d'Andromaque face à une guerre imminente, s'écoule rapidement, comme au rythme de la vie qui jaillit de ces deux personnages impétueux. Tous deux s'expriment franchement. Ils sont impulsifs, ils ont la liberté de dire sincèrement ce qu’ils pensent, d'avouer leurs plus profonds sentiments et pensées, leurs angoisses, même absurdes, sans avoir peur d'être mal compris. Ces passages sont conformes à une conception plutôt contemporaine de l'amour selon laquelle l'entente n'exclut pas les orages. D’ailleurs René Marie Albéres exprime cette idée de la manière suivante : « L'homme et la femme sont complémentaires185 ». Ce couple qui garde depuis l'épopée homérique le grand amour qui l'unit et le soutien que les époux s'apportent l'un à l'autre, se trouve donc loin de l'harmonie sereine dans cette réécriture. Cependant, leur désaccord se présente comme une preuve supplémentaire de la profondeur et de l'authenticité de leurs sentiments d’une part et comme une représentation réaliste du couple qui n’est jamais idéal. Cette Andromaque est également la première qui soit dotée d'une sincérité absolue et d'une grande liberté d'expression, pendant les discussions avec son mari aussi. Quand elle annonce à Hector sa grossesse, c’est par la stichomythie suivante :

HECTOR : Ce sera un fils, une fille ? ANDROMAQUE : Qu’as-tu voulu créer en l’appelant ? HECTOR : Mille garçons…Mille filles… ANDROMAQUE : Pourquoi ? Tu croyais étreindre mille femmes ? […]186

Elle se permet cette plaisanterie malicieuse, un trait caractéristique de la dramaturgie de Giraudoux, mais aussi un trait du renouvellement du mythe. Andromaque n’est plus la femme réservée. Elle se sent libre de parler, elle a le courage de s’exprimer, et cette liberté est acceptable, tant par son époux que par sa famille. De plus, elle lui ouvre un autre espace, celui de la sphère publique lors du conseil sur le retour d’Hélène aux Grecs. Pourtant, au dénouement, elle se montre dépendante et soumise à Hector quand elle le supplie de la soutenir et de l'aider : « Soutiens-moi. Je n'en puis plus ! […] Je suis

184 Ibid., I, sc. 3, p. 486. 185 Albéres, René-Marill, Esthétique et morale chez Jean Giraudoux, Paris, Nizet, 1962, p. 446. 186 Giraudoux, Jean, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, op.cit., I, 3, p. 486.

49 brisée187 ». De même, un peu plus haut Ulysse avoue à Hector : « Andromaque a le même battement de cils que Pénélope 188 ». C'est d'ailleurs surtout dans ces deux scènes-là qu’Andromaque approche la matrice antique d’Homère, à savoir le modèle de la femme faible, dépendante à son mari. Mais Andromaque est aussi une mère, et cette qualité est aussi importante pour la constitution de sa personnalité.

La qualité de la mère. L'aspect maternel de l'Andromaque de Giraudoux, quoique restreint aux trois premières pages de la pièce, est pourtant dense en signification. Andromaque est enceinte, le bébé va naître, et on ne sait pas son sexe. Cependant, Andromaque affirme que ce sera un fils, « robuste et éclatant189 » comme son père. Elle s'imagine déjà Astyanax grand, alors qu'il aurait été plus naturel de se l'imaginer bébé ou petit enfant. Elle exprime très nettement l'idée qu'Astyanax sera pareil à son père, car c'est encore Hector qu'elle aime en son enfant. La conversation suivante du couple sur ce sujet est révélatrice :

HECTOR: Tu ne veux pas le voir une minute, juste une minute ? […] Voir ton fils ? ANDROMAQUE : Le tien seul m'intéresse. C'est parce qu'il est de toi, c'est parce qu'il est toi que j'ai peur. Tu ne peux t'imaginer combien il te ressemble […]190.

Bien qu’elle souhaite cette ressemblance, elle la craint à la fois. Elle souhaite que son fils soit « robuste et éclatant » comme son père, mais elle déteste l'idée qu'il devienne un guerrier. L'idée qu'Andromaque aime Astyanax à l'image d'Hector est déjà présentée pour la première fois chez Sénèque, on la rencontre chez Garnier, et on la retrouve chez Racine. Ce qui frappe dans les premières paroles d'Andromaque concernant l'enfant à naître est le fait que, alors que nous nous attendrions à des mots tendres et émus, Andromaque exprime des idées surprenantes. Quand elle discute avec son mari au sujet de leur fils, elle exprime sa crainte qu’Astyanax puisse ressembler un jour à son père. Il deviendrait donc un guerrier. Ce fait est abominable pour Andromaque qui ose même exprimer les phrases suivantes pour l’avenir de son fils :

ANDROMAQUE : […] je lui aurai coupé l'index de la main droite.[…] Je le tuerai plutôt.[…] Je peux encore le tuer avant sa naissance191.

Ces paroles, mises dans la bouche d'Andromaque, semblent inappropriées à son caractère. Elle montre un comportement possessif envers son fils. Or, son expression excessive a ici une raison. Le débat entre Andromaque et Hector concerne la guerre. La crainte majeure d'Andromaque est de voir son fils devenir un jour un guerrier. Elle tremble à cette idée. Sa haine pour la guerre s’exprime donc par une phrase toute aussi

187 Ibid, acte II, sc.14, p. 549. 188 Ibid., acte II, sc. 13, p. 549. 189 Ibid., acte I, sc. 3, p. 487. 190 Ibid. 191 Ibid., acte I, sc. 3, p. 487.

50 agressive. La phrase qu’elle utilise est aussi brutale que la guerre elle-même. Jacques Robichez mentionne l'argumentation de Colette Weil selon laquelle « les héros de Giraudoux parlent parfois contre leur caractère192 ». D'où les phrases qui étonnent dans la bouche d'une Andromaque, symbole de la tendresse maternelle. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la pièce de Giraudoux est d'une actualité brûlante : en 1935, beaucoup ont déjà le sentiment que la guerre approche. Cette réaction de la part d'Andromaque traduit la profonde angoisse face à un fléau que les hommes sentent imminent sans rien pouvoir faire pour l'empêcher de frapper. Angoisse qui prend la forme d'une véhémente prise de position contre la guerre. La mère Andromaque de la guerre de Troie se sent responsable de l'homme qu'elle va donner à la société, et cette responsabilité la distingue de toutes les Andromaque qui l’ont précédée. Sur ce point il y a une tension intérieure entre ce à quoi aspire Andromaque pour son fils et son amour pour Hector. Elle ne veut absolument pas le voir guerrier, mais elle ne peut pas denier la perspective de voir son fils en guerrier, car, pour elle, son fils ne peut être différent d'Hector, fruit de son amour absolu. Elle imagine Hector en son fils et imagine nécessairement celui-ci semblable à son père. Les traits qui renouvellent le personnage, sont d’une part une révolte face au destin, Andromaque fait tout pour éloigner la guerre. De même pour l’enfant qu’elle porte dans son ventre : elle veut l’élever dans le respect de la paix. D’autre part, elle affiche un côté possessif de cet amour qui va de pair avec l'expression de son angoisse. Un trait qui semble provenir de la responsabilité profondément ressentie par Andromaque envers l'enfant qu'elle va élever. En pressentant que son fils aimera la guerre autant que son père, elle manifeste son désir de contrôler cette tendance qui va à l'encontre de ses propres sentiments. Contrairement à ce qu'on attendrait d'une mère – des phrases tendres, de l'émotion, voire de la sentimentalité – elle se montre brutale dans son langage et dans les actes qu'elle ose annoncer. Pour éviter, même par la force, que son fils ne devienne guerrier, mais, sans doute aussi, pour éviter que toute guerre ne se produise.

La lutte pour la paix et le rôle social d’Andromaque. Dès l’incipit de la pièce, Andromaque est présentée comme très inquiète face à la possibilité d’une nouvelle guerre. En fait c’est le seul sujet qui la préoccupe, d’abord lors de sa conversation avec Cassandre, puis avec son époux Hector. Cette angoisse forme – pourrait-on dire – l’épine dorsale de la construction de son caractère scénique. Contrairement au caractère de la plupart des personnages de Giraudoux, qui selon Robichez n'ont pas de caractère concret (« il ne s'agit pas d'un caractère mais d'une situation193 »), Andromaque est présentée comme très ferme. Elle lutte constamment et avec toutes ses forces pour la paix. C’est justement cette attitude qui caractérise son être. Ainsi qu’Albéres l’écrit pour les personnages de la dramaturgie giralducienne, leur caractère est formé « de la situation d'un être par rapport à l'Univers et à la destinée194 ». Ce rapport avec le destin est évident par ses convictions pacifistes. Il est aussi rendu sensible par son évolution psychologique. Au fur et à mesure du déroulement de l’intrigue, elle traverse toute la gamme des sentiments. Optimiste au départ, elle passe

192 Robichez, Jacques, Le théâtre de Giraudoux, op. cit., p. 145. 193 Ibid., pp. 146-147. 194 Ibid., p. 147.

51 graduellement de l'inquiétude à l'angoisse pour aboutir enfin au désespoir. Au début elle se montre très sûre d’elle. Son optimisme initial – « La guerre de Troie n'aura pas lieu 195 » dit-elle à Cassandre – repose sur la confiance qu'elle met en Hector et la certitude qu'il sera capable d'empêcher la guerre. Elle s'irrite des prédictions de Cassandre, tentant de faire obstacle à un destin dont elle refuse l'inéluctabilité. Elle coupe la parole à Cassandre, elle lui crie : « Tais-toi196 ! », comme si cela suffisait pour que la guerre soit évitée. Plus tard elle suggère à Hector de faire la même chose: « Ne l'écoute pas ! … Quelque catastrophe197 ! ». Tout est bon pour elle pour repousser l'éventualité d'une guerre. Même la nature, la beauté du paysage et de la journée entrent dans sa rhétorique. La beauté de la nature et de la vie paisible viennent contredire encore plus la laideur et l'absurdité d'une guerre imminente : ANDROMAQUE : […] Comment peux-tu parler de guerre en un jour pareil ? Le bonheur tombe sur le monde ! CASSANDRE : Une vraie neige. ANDROMAQUE : La beauté aussi. Vois ce soleil. […] Si jamais il y a eu une chance de voir les hommes trouver un moyen pour vivre en paix, c'est aujourd'hui…198

Pourtant, le réalisme, et les paroles à double sens de Cassandre, ses remarques adroites, rognent peu à peu son assurance. À l'arrivée d'Hector, « c'est elle, impressionnée par la prophétesse, qui désespère à son tour de la paix199 » :

HECTOR : Laissons les guerres, et laissons la guerre… Elle vient de finir. […]. ANDROMAQUE : Elle est trop bonne. Elle se rattrapera200.

Aux assurances d'Hector, elle donne des réponses pessimistes, semblables à celles de Cassandre :

HECTOR : […] Tout à l'heure, en te quittant, je vais solennellement, sur la place, fermer les portes de la guerre. Elles ne s'ouvriront plus. ANDROMAQUE : Ferme-les. Mais elles s'ouvriront201.

Dans le conseil de la cité. Quand Hector rentre de la guerre, il apprend par Andromaque que Pâris a enlevé Hélène et que les Grecs s’apprêtent à faire la guerre pour la récupérer. Hector demande à

195 Giraudoux, J., La Guerre de Troie n'aura pas lieu, op. cit., acte I, sc. 1, p. 483. 196 Ibid., p. 485. 197 Ibid., sc. 2, p. 486. 198 Ibid., acte I, sc. 1, pp. 484-5. 199 Mercier-Campiche, Marianne, Le théâtre de Giraudoux et la condition humaine, op.cit., p. 56. 200 Giraudoux, Jean, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, op. cit., acte I, sc. 3, p. 486. 201 Ibid.

52 Pâris de rendre Hélène, mais celui-ci refuse. Ainsi Hector s’adresse à Priam afin que le roi donne une solution. Après quelques rebondissements de l’action, Priam convoque une sorte de conseil202. Dans le conseil débattant de la proposition de paix 203, hormis la reine et les princesses, sont présents aussi le poète Demokos et le Géomètre de la ville. Ces deux personnages constituent probablement la connotation ou la métonymie du monde intellectuel et scientifique. Les servantes y sont présentes également, peut-être pour figurer la représentation du peuple à la prise de décisions, hypothèse renforcée par leurs brèves interventions constituées de commentaires et des rires204. La princesse Polyxène, malgré son jeune âge, est présente et intervient à sa façon elle aussi. Dans un effort de « démocratiser » autant que possible la décision sur laquelle se joue l’avenir de la ville, sont introduites dans la pièce les catégories sociales qui, auparavant, n’intervenaient pas officiellement, surtout dans les conseils politiques. Ce conseil met en avant deux conceptions différentes. Le parti des pacifistes comprend toutes les femmes et Hector. Les bellicistes comprennent Pâris, Priam, le poète Demokos et le Géomètre. Ceux qui désirent l’établissement de la paix se trouvent dans une situation de défense. Ils doivent réfuter la nécessité de la guerre, que l’autre parti prétend être un argument insurmontable. Ils tentent de promouvoir une nouvelle morale et réfutent les prétendues qualités et valeurs appliquées et respectées jusqu’alors205. Le parti belliciste élève la vaillance, la hardiesse, au premier rang des qualités humaines, et considère que la guerre est un présupposé de son exercice. Un prétexte est nécessaire pour s’engager dans une guerre et Hélène n’est plus perçue comme l’amante de Pâris. Elle est un « idéal » pour toute la ville. Le poète Demokos en témoigne : « Hélène n’est pas à toi seul Pâris. Elle est à la ville. Elle est au pays206 ». Pour ces bellicistes, Hélène est symbole de beauté. Ils feraient volontiers la guerre pour la garder. C’est la première fois que le personnage d’Hélène reçoit une telle interprétation et que son renvoi acquiert de telles implications. C’est une approche plus intellectuelle du mythème, qui fait passer Hélène du niveau charnel au niveau immatériel. Elle joue le rôle d’un symbole ou d’un idéal, qui pourrait constituer le moteur du potentiel de la cité. Sa qualité de symbole permet plusieurs interprétations. Elle personnifie « la beauté » pour le poète Demokos207, le « baromètre» οu l’ « anémomètre » pour le Géomètre 208 . Pour Priam, elle est l’ « absolution » et il considère en elle l’ascendant qu’elle exerce sur son peuple : « Hélène est leur pardon, et leur revanche, et leur avenir209 ». À l’exception d’Hélène, toutes les femmes, Hécube, Andromaque, Cassandre, même la petite Polyxène, sont pleinement engagées dans la lutte pour la paix : « La

202 Ibid., acte I, sc. 6, p. 495. 203 Ibid., acte I, 6, pp. 495-502. 204 Ibid., acte I, 6, pp. 499, 500 et 502. 205 Ibid., acte I, 6, pp. 495-505. 206 Ibid., acte I, 6, p. 503. 207 Ibid, acte I, 6, p. 496. 208 Ibid., acte I, 6, p. 497. 209 Ibid., acte I, 6, p. 498.

53 vieille reine Hécube, Andromaque et toutes les Troyennes désirent la paix 210 ». La participation des femmes au conseil constitue sans doute une valorisation de leur fonction dans les affaires de la cité, et un renouvèlement de la conception de leur rôle dans la sphère publique. Les personnages féminins s'avèrent actifs et vigoureux dans leur lutte. Elles prennent part au débat et soutiennent Hector contre les bellicistes. Mireille Cornud- Peyron constate que : En effet, Démokos doit ici affronter une véritable coalition dans laquelle se rangent toutes les femmes : de la plus âgée (Hécube) à la plus jeune (la petite Polyxène). À chacune de ses tentatives de définition, visant à prouver que la femme est « l'avenir du guerrier », s'oppose un démenti féminin qui lui répond terme à terme211. Andromaque est la plus fervente. Elle se distingue du scepticisme de Cassandre par sa force de conviction, et d'Hécube par son âge, et elle lutte de toutes ses forces. Alain Niderst, qui affirme que la guerre ne pouvait qu'éclater malgré toutes les bonnes volontés, la décrit « arc-boutée sur la paix » et estime qu'Andromaque « assure à la cité une sorte de bonheur, et sur son amour pour Hector et l'enfant qu'elle attendait212 ». Elle argumente en mettant en avant tant la raison que les sentiments. Son attitude ne provient ni des convenances ni d'un état de dépendance à l'égard de son mari. C’est la manifestation de sa propre personnalité, de sa volonté, et, avant tout, de son amour pour son mari. La partie belliqueuse considère comme lâcheté le refus de la guerre. Hector, en tant que défenseur de la paix a aussi à affronter cette calomnie sournoise. Andromaque dans son discours essaie de la repousser. En plus, dans son effort, elle ne semble nullement se préoccuper des convenances. Elle déclare au conseil sans perdre son sang-froid devant toute la famille que :

ANDROMAQUE : Si Hector était lâche ou libertin, je l'aimerais autant. Je l'aimerais peut-être davantage213.

Ces mots, mis dans la bouche d'Andromaque, peuvent paraître quelque peu choquants. Et ce ne sont pas les seuls. Elle continue :

ANDROMAQUE : Si Hector n’était pas mon mari, je le tromperais avec lui-même. […] J'aurais de lui un fils adultère214.

L’expression de sa passion constitue le trait le plus distinctif du renouvellement du personnage. Mais cette prise de liberté dans l’expression n’est pas sans cause. En effet ces phrases dessinent ses propres arguments pour réfuter la rhétorique belliqueuse qui veut que la valeur de l’homme s’obtient seulement sur les champs de bataille ; que l’homme désiré par une femme est le guerrier. Sa passion qui est aussi dotée d’une touche

210 Mercier-Campiche, Marianne, Le théâtre de Giraudoux et la condition humaine, op. cit., p. 55. 211 Cornud-Peyron, Mireille, La Guerre de Troie n'aura pas lieu de Jean Giraudoux, op. cit., p. 30. 212 Niderst, Alain, Jean Giraudoux ou l'impossible éternité, Paris, Librairie Nizet, 1994, p. 54. 213 Giraudoux, J., La Guerre de Troie n’aura pas lieu, op. cit., acte I, sc. 6, p. 500. 214 Ibid. Sur ce point, V. H. Debidour observe : « Phrase très remarquable, car elle n'indique pas l'impudence d'une femme folle de son corps, ni la sagesse étroite d'une épouse qui aurait rogné les ailes à tous ses rêves. L'amour d'Hector, au contraire, nourrit ces rêves, et lui permet de tout aimer, Hector en tout et tout en Hector.» Debidour, Victor-Henry, Jean Giraudoux, Paris, Editions Universitaires, 1958, p. 104.

54 romantique qui l’ennoblit et l’embellit. Andromaque avoue devant tout le monde, en disant : ANDROMAQUE : […] J’irais le poursuivre dans sa cabane. Je m’étendrais dans les écailles d’huîtres et les algues […]215.

Cette expression extrême est d'ailleurs exclusivement réservée à l’expression de son amour pour Hector. Quand elle s'adresse à Priam, dans la même scène, elle retrouve sa réserve et sa modération.

ANDROMAQUE : Oh! Justement Père, vous le savez bien! Ce sont les braves qui meurent à la guerre. Pour ne pas y être tué, il faut un grand hasard ou une grande habileté. Il faut avoir courbée la tête ou s’être agenouillé au moins une fois devant le danger. Les soldats qui défilent sous les arcs de triomphe sont ceux qui ont déserté la mort. Comment un pays pourrait-il gagner dans son honneur et dans sa force en les perdant tous les deux ? PRIAM : Ma fille, la première lâcheté et la première ride d’un peuple. ANDROMAQUE : Où est la pire lâcheté? Paraître lâche vis-à-vis des autres, et assurer la paix ? Ou être lâche vis-à-vis de soi –même et provoquer la guerre ?216

La modération face au roi n’empêche pas sa passion quand elle argumente contre la guerre. Son discours est raisonnable et fort, même innovant par rapport à des notions telles que l’honneur d’un pays ou la lâcheté. Andromaque en représente de nouvelles conceptions, selon lesquelles un pays ne pourrait pas accepter de sacrifier tout ce qui a de bons et de braves hommes dans les combats. Elle introduit également la lâcheté « pour les autres » en tant que qualité quand elle sauve la paix. Elle déclare, - elle crie pourrait-on dire - que la qualité de l’homme réside dans son caractère persévérant quand il affronte les provocations et non dans ses exploits guerriers. De toutes ces analyses il est évident que le mythe dans La guerre de Troie n’aura pas lieu est de beaucoup renouvelé. Andromaque est conçue de façon très innovante tant dans son rôle d’épouse que dans son rôle de mère. Les nouveaux apports qui sont de toute évidence nourris des nouvelles conceptions féministes sur le rôle de la femme. Andromaque sort des sentiers traditionnels et exprime des positions très avancées en tant que mère et épouse. Le texte théâtral lui accorde une expression libre, et une volonté de changer la destinée. Elle craint que son fils devienne un guerrier comme son père, mais elle ne veut pas accepter cette possibilité comme inévitable. Elle voit la guerre qui approche et elle se bat de toutes ses forces pour l’arrêter. De plus, et ce, pour la première fois, elle assume un rôle social actif, elle participe au conseil de la ville. Ce conseil, qui fonctionne en tant que métonymie de la sphère publique, rassemble le roi et ses fils mais aussi la reine, les princesses et même les servantes, en tant que représentantes de la classe ouvrière évidemment. Dans ce conseil Andromaque prend la parole et argumente très vivement en faveur de la paix. Son nouveau rôle dans la sphère publique l’éloigne des matrices antiques, tout en gardant ses qualités de mère et d’épouse vantées depuis

215 Giraudoux, J., La Guerre de Troie n'aura pas lieu, op. cit., acte I, sc.6, p. 500. 216 Ibid., p. 502.

55 l’antiquité. Le mythe est renouvelé pour concevoir de nouveau les qualités traditionnelles dans l’espace de la modernité où la femme a un rôle à jouer dans le champ social, tout en restant bonne mère et épouse. Qui plus est, son intervention dans la sphère publique est représentée comme bénéfique pour la vie paisible. Cette Andromaque se bat pour la paix, plus vivement que toute autre qui l’a précédée. Au milieu du XXe siècle, dans cette pièce, le rôle de la femme dans l’espace public se trouve valorisé, et conçu comme bénéfique pour la société.

Dans le sillage des Troyennes

Trois grandes tragédies dont les textes sont liés aux rapports intertextuels, portent ce titre; Les Troyennes d'Euripide, les Troades de Sénèque et La Troade de Robert

56 Garnier, tragédie française du XVIe siècle. L’action se situe juste après la chute de Troie, sur ses ruines, avant le départ des vainqueurs. Les femmes troyennes – et entre elles des figures prédominantes comme Hécube, Andromaque, Cassandre – mais aussi Hélène, attendent la décision des chefs grecs qui s’apprêtent à les partager en tant que butins de guerre. Sur le même sujet également deux autres tragédies -La Troade de Pradon et Les Troyennes de Chateaubrun, auteurs français du XVII et XVIIIe siècle respectivement- ont vu le jour sans pour autant laisser des traces.

Les Troyennes d’Euripide

Les Troyennes -sur ce sujet les avis des chercheurs convergent- véhiculent des idées pacifistes et anti-belliqueuses. S. Said observe que «cette tragédie n'est qu'une longue évocation des horreurs de la guerre […]217». Peter Arnott la considère comme «la pièce la plus grandiose qui ait jamais été écrite contre la guerre218». La structure de cette tragédie a beaucoup occupé les érudits. Elle est composée se scènes successives du malheur et des maux provoqués par la guerre. Jacqueline de Romilly estime qu'«il n'y a qu'une longue suite de malheurs qui se succèdent, se font écho, se renforcent»219. H.D.F. Kitto observe que «Les Troades sont des épisodes se déroulant l'un après l'autre et liés ensemble220. Enfin, M. Walton remarque que «Les Troyennes ressemblent moins à une pièce qu'à un poème de la souffrance»221. Quant à l’événement historique qui aurait pu déclencher la création de cette pièce certains chercheurs pensent que le motif des Troyennes renvoie à l’expédition des Athéniens contre Milos. Cette île qui participait à la Ligue de Délos, comme alliée des Athéniens, voulait rester neutre pendant la guerre du Péloponnèse. Les Athéniens, ne pouvant pas supporter cette attitude, qui la considèrent comme désobéissance, expédient contre Milos, vainquent facilement les habitants qui étaient peu nombreux et les tuent. Par la suite ils vendent les femmes et les enfants comme esclaves222. Édouard Delebecque doute, après avoir minutieusement exposé les événements historiques et politiques, que ce motif soit la destruction de Milos. Lui il croit que l’événement déclencheur fut l’imminente expédition de Sicile223. Il conclut: « Ne pensons donc point que, si Euripide fait une œuvre de propagande contre l’expédition de Sicile, c’est parce qu’il obéit à une doctrine. Pensons au contraire que c’est à cause de son aversion pour la guerre contre Syracuse, aversion fondée sur des raisons positives nées de l’intérêt bien compris d’Athènes, qu’il s’élève contre toute guerre de conquête 224». De même, Gilbert Murray

217 Said, S., Trédé, M., Le Boulluec, A., Histoire de la littérature grecque, Paris, PUF, 1997, p. 155. 218 «But the Trojan women has been described as the greatest anti-war play ever written», Arnott, Peter An introduction to the Greek theatre, N. York, Macmillan, 1965, p. 95. 219 Romilly, Jacqueline de, La tragédie grecque, Paris, PUF, 1970, p. 121. 220 Kitto, H.D.F. Greek Tragedy, London, Routledge, 1973, p. 190. 221 Walton, Michael, Euripides plays : Two, London, Methuen Drama, 1991, introduction. 222 Euripide, Les Troyennes, texte établi et traduit par trad. Louis Parmentier, Paris, Les Belles-Lettres, 1959, notice p. 13 et Walton, Michael, Euripides plays : two, op.cit., p. 17. 223 Delebeque, Édouard, Euripide et la guerre du Péloponnèse, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1951. Pour l’ensemble de l’argumentation, voir p. 245-262. 224 Ibid., p. 262.

57 aussi considère radicalement la pièce comme «l’œuvre d’un prophète plutôt que d’un simple artiste 225». Ce jugement est également partagé par J. C. Kamerbeek qui note: « Avec M. Lesky, je reste convaincu que les Troyennes ont été écrites sous le coup de l’angoisse causée par l’expédition de Syracuse 226». L’attitude anti-belliqueuse est réalisée par la présentation -en échos successives- des malheurs causés par la guerre. En effet, les personnages se montrent beaucoup plus passifs et soumis à leur destin. Leur rôle se réduit à supporter passivement les maux intolérables de la guerre et les Troyennes tendent à ne devenir «qu’une longue évocation des horreurs de la guerre 227 ». Partageant cet avis, Maurice Croiset pense que «Les Troyennes sont moins une tragédie proprement dite qu’une série de scènes pathétiques, où Euripide a rassemblé autour du personnage d’Hécube quelques-uns des épisodes les plus émouvants au lendemain de la prise de Troie 228». Les personnages féminins concentrent en effet en eux toute la souffrance humaine imaginable. Hécube a vu mourir son mari, ses enfants et ses petits-enfants, Andromaque perd aussi son fils, précipité par les Achéens des remparts de Troie, Cassandre deviendra une esclave concubine, et enfin, Polyxène, toute jeune, à peine sortie de l’enfance, sera tuée par les vainqueurs. Il est donc bien vrai que tous ces malheurs composent selon l’expression de Jacqueline de Romilly « une fresque de douleur229 ». Robert Flacelière de sa part note lui aussi que « Les Troyennes sont une succession de scènes pathétiques, un long thrène d’Hécube se lamentant sur la prise de Troie et ses terribles conséquences230 ». Dans cette tragédie, le rôle d'Andromaque est réduit, occupant environ un sixième de la pièce. Au contraire, dans les pièces de Sénèque et de Garnier, il gagne en importance et Andromaque participe à plus de la moitié de ces pièces.

L’expression du désespoir Une seule phrase suffirait à montrer la profondeur du désespoir d’Andromaque. Parlant de Polyxène, quand les Grecs ont annoncé leur décision de l’exécuter Andromaque dit : « Mais la mort est pour elle un destin plus heureux que n'est pour moi la vie231 ». Le mot «désespoir» est même trop faible pour exprimer le pathétique des paroles d'Andromaque. Le malheur, les lamentations, les gémissements, l'effroi, l'horreur n'approchent que de loin les sentiments que provoque le discours, si riche et si lourd de sens mis dans sa bouche. Bien des sentences viennent compléter l'image du malheur. L’évocation de la mort est récurrente. Andromaque considère que : « La mort vaut mieux qu'une vie de douleur 232 ». Elle énonce ce qui pourrait être le point culminant du malheur : « J'ai perdu jusqu'au bien qui reste à tous les humains, l'espérance […]233 ».

225 Murray, Gilbert, Euripides and his age, Oxford, Oxford University Press, 1965, p. 65. 226 Kamerbeek, J. C., «Mythe et réalité dans l’œuvre d’Euripide», dans Entretiens sur l’Antiquité classique, tome VI, Genève, Vandœuvres, 1958, p. 17. 227 Said, S., Trédé, M., Le Boulluec, A., Histoire de la littérature grecque, op. cit., p. 155. 228 Croiset, A. et M., Histoire de la littérature grecque, op. cit., p. 314. 229 Romilly, Jacqueline de, La modernité d’Euripide, Paris, PUF, 1986, p. 81. 230 Flacelière, Robert, Histoire littéraire de la Grèce, Paris, Fayard, 1969, p. 250. 231 Euripide, Tragédies, t. IV, Troyennes, texte établi et traduit par H. Grégoire et L. Parmentier, Paris, Les Belles Lettres, 2003, v. 630-1. 232 Ibid., v. 637. 233 Ibid., v. 680.

58 L'ampleur du désespoir est aussi rendue sensible par la mise en regard d'un bonheur passé et du malheur présent : « De noble devenir esclave, quelle déchéance! 234 ». La vision du bonheur passé, c'est Hector, sa vie avec lui. Elle se rappelle des efforts qu'elle faisait pour avoir un foyer harmonieux : «toutes les vertus que l'on a inventées pour la femme, je m'appliquais à les pratiquer dans la maison d'Hector235 ». Elle explique comment elle montrait du respect à son époux: « ma langue était silencieuse et mon visage serein en présence de mon époux236». Ce passé heureux accentue encore plus sa situation misérable. Andromaque crie : « Je serais esclave dans la maison des meurtriers des miens237 ». Elle revient inlassablement aux qualités d'Hector et son bonheur passé : «J'avais l'époux qui me contentait238» elle dit et elle continue les louanges pour son mari: «Tout chez toi était grand239» avant de retomber dans les lamentations sur son sort actuel: « captive destinée au joug de l'esclave240 ». Dans son malheur présent, elle évoque Hector qu'elle se plaisait à appeler «seigneur 241 » et qu'elle n'a jamais cessé d'admirer, ainsi qu'elle le montre à Hécube: « Mère du guerrier dont la lance a tué tant de Grecs […]242 ». Elle ressent profondément l'absence de son époux qui n'est plus là pour la protéger et dont, par delà la certitude de sa mort, elle réclame encore la présence : « A moi, mon époux, viens […]243 ». L'absurde se révèle toujours comme un des aspects du désespoir : Maintenant, toi, tu n'es plus, et moi, un vaisseau me conduit en Grèce, captive destinée au joug de l'esclave244.

Elle exprime encore la perte de tout espoir : « Hector ne viendra pas, armé de sa lance glorieuse […]245 ». L'idée d'un nouveau mariage lui semble répugnante et odieuse :

Honte et dégoût pour celle qui, infidèle à son premier mari, en prend un autre pour de nouvelles amours246 !

Il apparaît en toute évidence qu'Hector, au-delà de la tombe, conserve tout son prestige à ses yeux, qu'il n'a rien perdu de son rayonnement et qu'Andromaque recherche encore désespérément sa protection. Ce passé vécu dans la dignité rend encore plus tragique sa situation présente : « Je serai esclave dans la maison des meurtriers des miens247 ».

234 Ibid., v. 615. 235 Ibid., v. 645-7. 236 Ibid., v. 655-6. 237 Ibid., v. 660. 238 Ibid., v. 673. 239 Ibid., v. 674. 240 Ibid., v. 676. 241 Ibid., v. 592. 242 Ibid., v. 610. 243 Ibid., v. 587. 244 Ibid., v. 677-8. 245 Ibid., v. 752. 246 Ibid., v. 667-8. 247 Ibid., v. 660.

59 Ces transitions abruptes, du bonheur au malheur et au désespoir, en dehors du pathétique qu'elles suscitent, renforcent en même temps le contraste entre la paix et la guerre dont elles démontrent la cruauté. Quoiqu’elle ait vécu selon les règles, dans le respect de son mari et de la société, cela ne l’a pas aidée du tout, elle a sombré dans un malheur inouï, sans que ce soit sa faute. Par conséquent, ces paroles mises dans la bouche d’Andromaque révèlent l’absurdité de la guerre, et l’injustice qu’elle cause aux êtres tout à fait innocents est mise en évidence. Pour en revenir à l’époque de la représentation de la tragédie, Euripide cherche à sensibiliser les Athéniens sur les atrocités que la guerre a fait subir à la population innocente et les maux qu’une guerre peut causer. D’autant plus s’il s’agit d’une guerre « inutile » comme on a considéré l’expédition contre Syracuse en Italie, située très loin d’Athènes qui n’était pas menacée. Cette position du meurtre des innocents est encore accentuée par le meurtre d’Astyanax, le jeune fils d’Andromaque et d’Hector : Andromaque crie aux héros vainqueurs : « […] O Grecs, inventeurs de supplices barbares pourquoi voulez-vous la mort de cet enfant innocent ? 248». Le meurtre de l’enfant et le cri désespéré d’Andromaque constituent le comble du tragique et l’apogée de l’absurdité de la guerre.

La mère anéantie

Quoi de plus touchant et de plus gracieux à la fois, quoi de plus humain et de plus idéal que les adieux d'Andromaque à son fils dans les Troyennes249 ?

Cette scène si touchante a même été qualifiée de «la plus déchirante de la littérature tragique universelle» 250 et Masqueray lui a consacré, à ce titre, une vaste analyse dans son ouvrage Euripide et ses idées251. Après cette analyse si pénétrante et exhaustive, il ne reste que peu de chose à dire. Il observe d'abord qu'Andromaque ne résiste pas, qu'elle livre Astyanax à ses meurtriers. Sans doute l'avertissement de Talthybios qui avait assuré qu'Astyanax aurait une sépulture si Andromaque coopérait, explique-t-il la réaction de celle-ci. Ses sentiments n'ont d'autre exutoire que les lamentations. P. Masqueray remarque encore que «La douleur de cette mère est infinie, mais l'expression en est mesurée»252. Les lamentations d'Andromaque, qui s'étendent sur vingt-trois vers constituent un passage relativement bref, mais très chargé émotionnellement, où Euripide fait appel à une large gamme de sentiments humains. Nous sommes en face de deux victimes de la guerre, totalement démunies devant les vainqueurs et qui ne peuvent s'empêcher d'évoquer leur passé heureux. Andromaque se rappelle son mariage avec Hector, qui ne viendra plus les aider, et tous les soins qu'elle a prodigués à son fils. Le poète, rend, à travers les paroles d'Andromaque, la crainte d'Astyanax se serrant contre elle, sans savoir le sort qui l’attend, la mort abominable de l'enfant lancé du haut des remparts de Troie. La pitié, la douleur, l'horreur, se concentrent

248 Ibid., v. 764-5. 249 Croiset, A. et M. Histoire de la littérature grecque, op.cit., p. 372. 250 «[…] the most absolutely heart-rending in all the tragic literature of the world», Gilbert MURRAY, Euripides and his age, Oxford University Press, 1965, p. 67. 251 Voir Masqueray, Paul, Euripide et ses idées, Hachette, Paris, 1908, p. 98 et suiv. 252 Ibid., p. 99.

60 pour éclater dans le cri terrible d'Andromaque, ce cri qui s'élève comme une révélation de l'absurdité et une condamnation de toute guerre.

O Grecs, inventeurs de supplices barbares, pourquoi voulez-vous la mort de cet enfant innocent253 ?

La douleur oppressante d'Andromaque la fait se jeter brutalement sur Hélène, la cause de ce malheur. Quoique cette attaque soit justifiée, elle nous découvre un visage nouveau d'Andromaque, totalement différent de celui qu'on lui connaissait jusqu'alors, une Andromaque qui se répand en insultes et imprécations, qui hait, qui maudit, qui blasphème. Ce passage, court254 mais violent, constitue aussi une attaque indirecte contre les dieux. En effet, selon la tradition, Hélène était la fille de Zeus. A travers l'indignation tout à fait justifiée d'une mère, Euripide saisit l'opportunité d'appeler Hélène «rejeton de Tyndare» et lui dénie son statut divin :

Tu n'es pas fille de Zeus. Non, moi, jamais je n'aurai l'audace de te donner Zeus pour père255.

Le poète tragique, de façon adroite, parvient à mettre en doute la justesse des dieux et des traditions. Somme toute, le rôle d’Andromaque dans cette tragédie, est la dénonciation des maux de guerre, par son propre exemple, qui subit des atrocités, sans pour autant le mériter. De même elle incarne le sort des faibles, qui subissent des injustices, comme son fils Astyanax, qui trouve la mort, ordonnée par les vainqueurs. Elle exprime par le pathétique de ses paroles, un discours anti belliqueux très touchant.

253 Euripide, Troyennes, op. cit., v. 764-5. 254 Il n'occupe que treize vers, v. 766-773. 255 Euripide, Troyennes, op. cit., v. 766.

61 Les Troyennes de Sénèque

Sur les liens de cette tragédie avec ses hypotextes possibles, les avis des chercheurs convergent. Léon Hermann, trouve que les Troades de Sénèque «ont une double source256», les Troyennes d'Euripide et son Hécube. Régis Chaumartin mentionne lui aussi ces deux pièces comme étant «ses sources principales 257 ». Sur le sujet du traitement des hypotextes par Sénèque F. J. Miller observe :

Et cependant, alors que, dans la plupart des cas, les tragédies de Sénèque sont, sur des thèmes correspondants, élaborées parallèlement aux tragédies grecques, une attentive analyse comparative des pièces grecques et latines montre très clairement que Sénèque n'a nullement suivi ses modèles grecs de manière servile, mais, au contraire, s'avère très souvent étonnamment indépendant d'eux dans sa façon d'introduire un nouveau matériel et d'exploiter le matériel commun aux deux258.

En effet, les deux tragédies mentionnées ci-dessus constituent des hypotextes pour la tragédie sénéquéenne, qui toutefois renouvelle le sujet dans un texte original qui présente des aspects nouveaux tant dans l’intrigue que dans l’expression du pathétique. Dans la réécriture latine Andromaque tient le rôle principal et participe à cinq des onze scènes de la pièce. Son rôle doit son importance à l'épisode supplémentaire que Sénèque a introduit. Après la chute de Troie, Andromaque cache Astyanax pour le sauver des Achéens. Cette idée de cacher son fils n'est pas totalement originale, puisqu'elle existait aussi dans la tragédie d'Euripide, Andromaque. Cependant, les situations sont toutes différentes, étant donné que, chez Euripide, le fils que voulait cacher Andromaque n'était pas Astyanax, fils d'Hector, mais Molossos, le fils qu'elle avait eu de Néoptolème, dont elle était la concubine. En fait, la vie de ce fils n'était pas menacée par les Achéens, mais par Ménélas qui voulait assurer le mariage de sa fille Hermione avec Néoptolème.

Andromaque au comble du désespoir

Dans ses Troyennes, pendant toute la quatrième scène, le chœur s'interroge sur la mort, l'âme, la survivance de l'âme et le monde de l'au-delà. Andromaque, alignée à la reflexion générale de la pièce, exprime son désespoir et son intense amour pour Hector. Elle est si désespérée qu'elle considère la mort bien meilleure que la vie, si bien que la mort de Polyxène, en écho de la scène euripidienne, lui semble un sort enviable :

256 Sénèque, Les Troyennes, dans Tragédies, t. I. texte établi et traduit par François-Régis Chaumartin, Léon Hermann, Paris, Les Belles Lettres, 1996, notice. 257 Ibid., introduction. 258 «And yet, while Seneca’s tragedies do in most cases parrallel the Greek tragedies on corresponding themes, a careful comparative analysis of the Greek and the Latin plays shows quite clearly that Seneca did not take the Greeks for his model in any slavish manner but, on the contrary, is in many instances surprisingly independent of them both in the introduction of new material and in his use of material common to both», Miller, J.F., Seneca’s tragedies transl. by F.J. Miller, volume I, Heinemann LTD- Harvard Univercity Press, G. Britain, 1969, introduction.

62 C'est nous, Hécube, c'est nous, oui, nous, qu'il faut plaindre, nous que les vaisseaux vont emporter et disperser en tous lieux. Elle, au moins, trouvera une sépulture sur la terre de sa chère patrie259.

Andromaque énonce des sentences relatives à l'extrême souffrance qui, paradoxalement, peut procurer le plus grand privilège : celui de «n'avoir rien à craindre»260. Elle aussi invoque, absurdement, dans toute la force de son désespoir, son époux mort:

Rompre les liens de la mort, sors de la terre ô mon époux, et rejette au loin Ulysse : pour cela il suffit de ton ombre261.

Si la constance et l'intensité de son amour pour Hector restent inchangées, l'expression est renouvelée : Andromaque va jusqu’à s'identifier à son époux, à ressentir la mort d'Hector comme la sienne propre. Ainsi, dans la scène où le chœur des femmes Troyennes, se lamentent, elle déclare que, pour elle, Troie

est perdue depuis le jour où le féroce vainqueur traîna mes membres dans la poussière de son char […]262.

Ce vers évoque le sort d’Hector tué par Achille, quand ce dernier a attaché l’ennemi mort à son char et le traînait autour les murailles de Troie. Mais, comme si cela ne suffisait pas, elle ira jusqu'au «comble de la misère» et qui lui dictera est «de craindre encore, quand on ne peut plus espérer263». Le renouvellement du rôle d’Andromaque est étendue vers l’expression d’une problématique sur la mort. Andromaque, pendant le débat avec Ulysse, pose des questions :

Où est Hector ? Où sont les Phrygiens ? Où est Priam ? Tu t'informes d'un seul. Je m'enquiers de tous264.

Ses interrogations, bien que parfaitement reliées à l'intrigue de la pièce, expriment en même temps une problématique générale sur le monde d'au-delà, problématique inhérente à la pensée philosophique de Sénèque et qui est exprimée en toute occasion. Par deux fois, Andromaque à deux fois mentionne les mânes et elle exprime une reflexion. Tout d’abord elle érige les mânes d’Hector en dieux. Elle dit : « Vous, mânes d'Hector, mes véritables dieux265 ». Ensuite, elle s’interroge sur la nature des mânes, avant de faire appel à son mari défunt :

259 Sénèque, Troyennes, op. cit., v. 968-970. Comparer avec Euripide : «Mais la mort est un destin pour elle plus heureux que n'est pour moi la vie», Troyennes, op. cit., v. 630-1. 260 Ibid., v. 424. 261 Ibid., comparer avec Euripide : «A moi mon époux viens», Troyennes, op. cit., v. 578. 262 Sénèque, Troyennes, op. cit., v. 414-415. 263 Ibid., v. 426. 264 Ibid., v. 573-4. 265 Ibid., v. 646.

63 Si les mânes conservent encore leurs sentiments antérieurs, si leur amour n'est pas éteint avec les flammes du bûcher, peux-tu laisser ton Andromaque soumise à un époux grec, ô cruel Hector266 !

Le sentiment d'Andromaque envers Hector touche au sacré : Elle divinise l'être aimé, tout en permettant l'expression indirecte d'une réflexion presque philosophique.

Deux amours confondus : Astyanax, image d'Hector

En ce qui concerne l’aspect maternel d’Andromaque dans les Troyennes, deux innovations sont introduites. D'une part, l’intrigue est enrichie par le stratagème d'Andromaque afin de sauver Astyanax. D'autre part, au niveau sentimental et psychologique, Astyanax est constitue Andromaque, l'image d'Hector. En effet, dans l'Andromaque d'Euripide, Andromaque tente aussi de cacher son fils. Cependant, comme nous l’avons dit, il ne s'agit pas d'Astyanax, mais de Molossos, le fils qu'elle avait eu de Néoptolème. De plus, Euripide, est très vague quant à la cachette du fils – «Je l'ai secrètement envoyé dans une autre maison […]267» –, tandis que dans la réécriture sénéquéenne est bâtie une véritable intrigue. Ainsi la trouvaille est érigée en épisode qui comprend un rêve d'Andromaque pendant lequel Hector revient comme une ombre, tout à fait différent du héros que nous avions connu, «las, abattu, alourdi par les larmes268», pour la prévenir du danger qui menace Astyanax et l'inciter à le cacher. Andromaque décide alors de le conduire dans le tombeau d'Hector, lieu sacré que, selon la tradition, même les ennemis doivent respecter. C'est autour de ce tombeau et de ce stratagème que Sénèque concentre sa tragédie. Andromaque est toujours la mère dévouée que les hypotextes présentent. Mais pour la première fois, dans les Troyennes est peinte des traits d'une esclave. Elle ruse, ment, feint, dans la tentative de dérouter Ulysse afin de sauver Astyanax. Elle se présente capable de tout. La fin en vaut bien les moyens. Elle feint de pleurer la mort d'Astyanax269, détourne la conversation270, assure avec sang-froid à Ulysse que son fils est mort271. En revanche, elle montre du courage quand Ulysse la menace des tortures les plus cruelles : «une mère digne de son nom saura tout supporter272». Comble du courage, elle soutient Astyanax quand il marche vers sa mort : «[…] Troie qui est ton pays t'attend273». Elle lui donne donc du courage, elle le tient debout et digne devant la mort. Elle ajoute aussi : «Va, marche librement, va voir les Troyens libres274 ». La réécriture ajoute à l'amour maternel une dimension différente. Astyanax ne représente pour Andromaque qu'une image d'Hector. Ce point de vue est exprimé un peu partout dans la

266 Ibid., v. 803-805. 267 Euripide, Tragédies, t. II, Andromaque, Texte établi et traduit par Louis Méridier, Paris, Les Belles Lettres, 2003, v. 47-8. 268 Sénèque, Troyennes, op. cit., v. 449. 269 Ibid., v. 557-568. 270 Ibid., v. 574-5. 271 Ibid., v. 575 et 595-8. 272 Ibid., v. 588. 273 Ibid., v. 791 274 Ibid., v. 792.

64 pièce et constitue l'axe principal de la tragédie. Andromaque nomme Astyanax «image fidèle de ton illustre père 275 », «vivant portrait de ton père». Elle lui attribue non seulement une ressemblance physique, mais aussi une similarité dans ses gestes et ses habitudes : « Telle était sa manière, tel son maintien ; […] ainsi il rejetait sa chevelure en agitant la tête276 ». Elle va même jusqu'à déclarer ouvertement que c'est Hector qu'elle aime en Astyanax. Elle avoue : « Je n'aime en mon fils que toi-même277 ». La scène la plus émouvante de la pièce de Sénèque prend place devant le tombeau d'Hector où Astyanax est caché. Andromaque, dans sa confusion, ne sachant lequel trahir, son époux mort ou son fils, «pourvu que mon Hector ne soit pas, mort, le jouet du vainqueur278 », s'écrie : «Ah! Que meure plutôt mon fils!279 ». Totalement bouleversée, ses deux amours, c'est évident, se confondent dans son cœur. Ce va-et-vient de l'un à l’autre aboutira à une convergence :

L'un ou l'autre, c'est Hector […] choisis, ô mon âme, celui que redoutent les Danaens280.

Jusqu'à la mort d'Astyanax, l'expression de son amour pour son fils se confond avec son amour pour Hector :

Mais laisse-moi ce vêtement, faible consolation à ma douleur, il a touché le tombeau d'Hector et ses mânes chéris. Je chercherai de mes lèvres s'il y reste un peu de ses cendres281.

Cette conception d’Astyanax, comme l’image d’Hector, hantera dorénavant les hypertextes qui suivront. Cette mère, néanmoins, n'hésite pas à s'humilier devant son ennemi afin de sauver Astyanax :

Je me jette à tes genoux, Ulysse, en suppliante, j'enlace tes pieds de ces mains qui n'en touchèrent jamais d'autres282.

Elle n'abandonne pas la lutte, s'acharne à émouvoir Ulysse. Elle prie, le bénit tout en lui rappelant son épouse, son père, son fils283. Elle pousse Astyanax à se mettre à genoux et à prier lui aussi : «Abaisse tes mains jointes, prosterne-toi aux genoux de ton maître», «plie les genoux 284 ». Cette attitude nous rappelle celle de l'Andromaque d'Euripide qui, au lieu d'implorer elle-même Ménélas qui menace sa vie et celle de son fils, demande à son fils de le supplier de l'épargner : «Prie-le ; touche les genoux du

275 Ibid., v. 461. 276 Ibid., v. 465-9. 277 Ibid., v. 647-8. 278 Ibid., v. 655. 279 Ibid., v. 651. 280 Ibid., v. 660- 4. 281 Ibid., v. 810- 813. 282 Ibid., v. 692-3. 283 Ibid., v. 695-705. 284 Ibid., v. 710 et 716.

65 maître, mon enfant285». Mais, après avoir compris que toutes les prières sont vaines, elle se déchaîne en insultes contre Ulysse286. En somme, toute la tragédie est parcourue par une violence susceptible même de choquer. Descriptions brutales, sanguinaires, se mêlant aux élans de l'amour, de la haine, du désespoir. En voici quelques exemples :

Prépare la flamme, les coups, les raffinements des plus terribles supplices, et la faim et la soif cruelle, les fléaux variés […]287.

Quand Astyanax est mort, Andromaque demande au messager de «tout» lui raconter, de ne lui épargner aucun détail. Suit une description cruelle de la mort de l'enfant :

Que pourrait-il rester de lui, après une telle chute? Rien que des os broyés émiettés sur la pierre ; […] son cou s'est rompu, sa tête a volé en éclats sous le choc des rochers, et la cervelle en a jailli. C'est un débris informe qui gît288.

L'originalité de la conception de l'amour maternel chez Sénèque apparaît clairement. Si le dramaturge conserve intact l'amour d'Andromaque pour Astyanax, il en fait le reflet de son amour pour Hector. Il entoure cet axe majeur d'une multitude de traits mineurs. Il imagine le rêve d'Andromaque et son stratagème pour cacher Astyanax, il la dote de ruse, mais aussi de courage. Cette mère use de tous les moyens pour sauver son fils. Elle prie, s'humilie, insulte, pleure. Malgré son désespoir, elle fait preuve d'assez de courage pour soutenir son fils qui va à la mort et conserve son sang-froid quand lui est fait le récit cruel de la mort de son fils. Sénèque a construit un personnage complexe, presque romanesque, doté de qualités, mais aussi capable de bassesses, en mêlant le comportement de la princesse qu'elle était jadis à celui de l'esclave qu'elle est maintenant. Nous pourrions donc conclure que Sénèque, s'il a sans conteste pris modèle sur Euripide pour la construction d'Andromaque, notamment en ce qui concerne son profond amour pour Hector et son désespoir de veuve, il renouvelle néanmoins la conception de l'amour. L’expression renouvelée de l’amour constitue aussi un fondement de la problématique philosophique sur la mort et le monde de l'au-delà, mise dans la bouche d'Andromaque.

285 Euripide, Andromaque, op. cit., v. 529-530. 286 Sénèque, Les Troyennes, op. cit., v. 750-760. 287 Ibid., v. 583-7. 288 Ibid., v. 1112-6.

66 La Troade de Robert Garnier : L’apaisement des passions.

Le thème des Troyennes refait surface, après une longue absence, dans le théâtre français du XVIe siècle, avec la tragédie La Troade289 de Robert Garnier publiée pour la première fois en 1579. Robert Garnier est un dramaturge français du XVIe siècle. Il naquit en 1545 à La Ferté-Bernard, dans le Maine. Il fit des études de droit à Toulouse, où il donna ses premières compositions poétiques. En 1565, il publia son premier recueil poétique, Les Plaintes amoureuses, aujourd’hui perdu. Ensuite il passa trois années à Paris et rejoignit la Pléiade. Après les Guerres de religion de 1567-69, qui marquèrent son œuvre et dont il s’inspira, il composa son Hymne à la Monarchie, où il veut montrer la prépondérance du régime monarchique pour le maintien de l’ordre et de la paix à l’égard de l’aristocratie et de la démocratie. Il donna huit pièces en tout, dont sept tragédies. Il composa sa première tragédie Porcie en 1568. L’année suivante, il s’installa au Mans où il resta jusqu’à sa mort, et fit une carrière de magistrat. En 1586, il fut nommé au Grand Conseil du roi. Garnier est toutefois un auteur qui a ses propres idées politiques290, d’autant plus qu’il compose son œuvre en pleine période des Guerres de religion. Ainsi que l’écrit Madeleine Lazard, « L’horreur des guerres civiles a marqué profondément l’ensemble de cette œuvre grave, qui reflète les inquiétudes du patriote et du chrétien, propose un enseignement à la fois politique, moral, religieux et regorge d’allusions à l’actualité.291 ». Sur ce sujet, Claude Mazouer note lui aussi que le thème des guerres civiles imprègne ses tragédies. Il observe que les deux tragédies à sujet romain Porcie et Cornélie, « nous plongent dans les luttes civiles qui eurent finalement raison de la république292». Dans Cornélie, il parlait de la « civile fureur293 ». Mais c’est surtout dans La Troade que les atrocités de la guerre et le sort cruel des vaincus sont représentés.

L’émergence des hypotextes

La Troade réalise une fusion de trois tragédies : les Troyennes de Sénèque, les Troyennes et l’Hécube d’Euripide294. Evidemment ces trois tragédies constituent ses hypotextes. D'ailleurs, Garnier lui-même avoue avoir pris l'Hécube et les Troyennes d'Euripide, ainsi que les Troyennes de Sénèque, comme sources d'inspiration 295 . La tension tragique est plus intense dans les Troyennes d’Euripide, mais le texte de Sénèque offre plus de rebondissements de l’intrigue, -et donc du suspense- surtout sur le thème d’Andromaque et d’Astyanax. L’intégration cependant dans l’hypertexte de la deuxième

289 Garnier, Robert, La Troade, dans Œuvres Complètes, t. I, France, Garnier frères, 1928, pp. 1-103. 290 Sur ce sujet, voir Lestringant, Frank, “Pour une lecture politique du théâtre de Robert Garnier”, [in] Parcours et rencontres. Mélanges de langue, d'histoire et de littérature françaises offerts à Enea Balmas, t.1, réunis par Paolo Carile, Giovanni Dotoli, Anna Maria Raugei, Paris, Klincksieck, 1993, pp. 405-422. 291 Lazard, Madeleine, Le théâtre en France au XVIe siècle, Paris, PUF, 1980., p. 107. 292 Mazouer, Charles, Le théâtre français de la Renaissance, Paris, Honoré Champion Editeur, 2002. p. 276. 293 Cornélie, acte I, v. 49, cité par Mazouer, Charles, op. cit., p. 286. 294 Scherer, Jacques, « Et si on essayait le contraire ? Le théâtre Phénix » dans Jomaron, Jacqueline de, Le théâtre en France du Moyen Age à nos jours, Paris, Armand Colin, 1992, p. 121. 295 Garnier, Robert, La Troade, Ibid., Introduction, p. 5.

67 partie de l’Hécube d’Euripide, offre la possibilité de représenter toute la série de vengeance et de représailles provenant des guerres. Eliott Forsythe souligne que « L’œuvre théâtrale de Robert Garnier, entièrement composée au cours de cette période de troubles, traduit fidèlement les idées et les sentiments d’un catholique sincère qui, vers la fin des conflits, en viendra à adhérer à la Ligue. Profondément affligé par les désordres, par la cruauté et par la décadence spirituelle qui ravageaient la France, Garnier voulut donner à ses tragédies un but nettement didactique, et, trouvant chez les écrivains de l’antiquité une sagesse qui semblait s’harmoniser avec l’éthique chrétienne, il s’appliqua à l’imitation d’Euripide et surtout de Sénèque afin de montrer à ses contemporains les causes morales de leurs souffrances296». En revanche, Jacques Morel trouve que Garnier « est attaché à peu près exclusivement au modèle sénéquéen 297 ». Il ajoute même qu'Hippolyte et La Troade sont de « pures transpositions des tragédies du poète philosophe 298». Il est vrai que l'imitation des Anciens était la tendance de l'époque, tendance que suivait également Robert Garnier, jouissant d'une bonne renommée de dramaturge, même en dehors des frontières de son pays. Sur ce sujet, Clifford Leech, observe : « Sénèque était porté à la scène, les œuvres des Grecs étaient adaptées et de nouvelles pièces présentaient le même mélange d'influence classique et de sujet moderne (ou romantique) – fait qui caractérisait souvent les pièces de Cour anglaises. L'histoire n'est pas essentiellement différente en France, où le nom de Robert Garnier (1534-90), bien connu, en Angleterre, des amateurs éclairés de la fin du siècle, connaît une faveur toute particulière 299 ». En effet, en ce qui concerne le texte, La Troade suit parfois quasiment mot à mot le texte latin. Toutefois, il y a des transformations : Les rudes tirades latines sont allongées et embellies, transposées dans un style plus raffiné soucieux de l’élaboration de la langue. De même sont atténués les excès, le nombre des scènes cruelles ou la longueur des tirades où Andromaque insultait Ulysse. Andromaque, de ce fait, s'affine et apparaît plus douce et plus tendre. Il s’agit bien évidement d’une expansion stylistique300,où le style de l’hypertexte est transformé par rapport à l’hypotexte, et en ce cas plus précisément, il est raffiné.

Les échos intertextuels dans l’expression du désespoir

Le modèle d'Andromaque aimante et désespérée, se lamentant sur la mort d'Hector, reste valable. Sur la structure générale de l’hypotexte sénéquéen, on trouve

296 Forsythe, Eliott, La tragédie française de Jodelle à Corneille, (1553-1640), Le thème de la vengeance, Paris, H. Champion, 1994, p. 203. 297 Morel, Jacques, Littérature française : La Renaissance, III 1570-1624, t. V, Artaud, Paris, 1973, p. 139. 298 Ibid. 299 «In performance Seneca was brought to the stage, the Greeks were adapted, and new plays showed the same kind of blending of classical influence and modern (or romantic) subject – matter that was often to characterize the English Inns of Court plays. The story is not essentially different in France, where the name of Robert Garnier (1534-90), well known in England to learned amateurs at the end of the century, is especially prominent». Leech, Clifford, The Critical Idiom, Methuen, London and N. York, 1981, p. 18. 300 Sur le sujet des transformations quantitatives dans le domaine de la transtextualité, voir Genette, Gérard. Palimpsestes, La littérature au second degré. op.cit., pp. 321-394.

68 parfois quelques vers latins simplement transposés en français, ainsi que le montre la mise en regard qui suit : Le vers français «O grand malheur de craindre et de n'espérer rien ! 301» vient en écho du vers latin : « C'est le comble de la misère de craindre encore, quand on ne peut plus espérer302 ». De même, les vers suivants du texte français,

La mort est mon désir. Si me voulez contraindre, Venez-moy menacer de chose plus à craindre: Proposez-moy la vie303.

reflètent évidement les vers latins suivants :

Si tu veux, Ulysse, agir sur Andromaque par la terreur, menace-la de la vie, car je ne souhaite que mourir304.

Le désespoir de la veuve s’exprime encore de façon analogue dans le texte français :

Sors, Hector ; lève toy du plutonique gouffre ; Viens défendre ton corps de ce laertien : Ton ombre suffira305.

et dans le texte latin :

Romps les liens de la mort, sors de la terre, ô mon époux, et rejette au loin Ulysse : pour cela, il suffit de ton ombre306.

Il serait toutefois abusif d'affirmer que la tragédie française est une simple transposition du texte latin en français. De nombreuses interventions apaisent les excès du texte sénéquéen. À titre d’exemple, dans la tragédie latine, Hector semble divinisé dans le cœur Andromaque. En revanche, dans la tragédie française ce motif est éliminé et Andromaque adopte une expression toujours pathétique mais d’autant plus naturelle. Andromaque exprime son amour à la mesure de l'homme. Si dans le texte latin Andromaque disait : «vous, mânes d'Hector, mes véritables dieux307 », dans la tragédie français, elle corrige : «Et vous mânes d'Hector, saintement je vous jure […]308 ». Andromaque aime toujours Hector d'un amour absolu, qu'elle ne peut dissocier de sa propre vie :

301 Garnier, Robert, La Troade, op.cit., p. 29. Malheureusement, cette édition, la seule que nous ayons pu nous procurer, n'indiquant pas le numéro des vers, nous oblige à ne mentionner que la page. 302 Sénèque, Troyennes, op. cit., v. 426. 303 Garnier, Robert, La Troade, op. cit., p. 38. 304 Sénèque, Troyennes, op. cit., vv. 577-8. 305 Garnier, Robert, La Troade, op. cit., p. 43. 306 Sénèque, Troyennes, op. cit., vv. 682-4. 307 Sénèque, Troyennes, op. cit., vv. 646. 308 Garnier, Robert, La Troade, op. cit., p. 41.

69 Mon cher espoux, ma vie, hélas! Vostre mort est la nostre309.

Or, son identification à Hector semble s'être atténuée elle aussi. L'Andromaque de Sénèque dans son désespoir déclare aux femmes troyennes :

Troie vient seulement de périr ; pour moi elle est perdue depuis le jour où le féroce vainqueur traîna mes membres […]310.

Quoique, dans le texte français, elle partage plus ou moins les mêmes sentiments, elle semble s'être détachée d'Hector :

Troye depuis naguère est destruite pour vous, Mais pour moy dès le temps que mourut mon espoux. Quand le char inhumain du Pélian Achille Traîna le corps d'Hector […]311.

Il semble aussi que le texte homérique contribue comme hypotexte à l'élaboration du thrène d’Andromaque. Dans l’Iliade, Andromaque, se lamentant aux funérailles d'Hector, énonçait les deux vers suivants :

[…] tu ne m'auras pas dit un mot chargé de sens, que je puisse me rappeler, jour et nuit, en versant des larmes312.

Dans la réécriture française, on les retrouve sous la forme suivante :

Ne m'avez consolée, et d'un sage discours Mon esprit conforté, qu'il retiendroit tousjours313.

Or, dans la tragédie française, Andromaque gagne en importance. Ses discours sont amplement développés. Son entrée en scène est beaucoup plus longue que celle des hypotextes. Ses lamentations sur la perte d'Hector s'étendent sur plus de soixante-dix vers314, tandis que la tirade correspondante chez Sénèque n'occupe qu'une quinzaine de vers315. Enfin, bien que la tragédie française soit structurée conformément à la tragédie latine, il y a une distance évidente dans le style. La rudesse et la sécheresse dans le texte de Sénèque sont élaborées, et à leur place on trouve dans le texte français la langue riche

309 Garnier, Robert, La Troade, op. cit., p. 28. 310 Sénèque, Troyennes, op. cit., vv. 414-5. 311 Garnier, Robert, La Troade, op. cit., p. 27. 312 Homère, Iliade, op. cit., vv. 743-5. 313 Garnier, Robert, La Troade, op. cit., p. 28. 314 Ibid., pp. 26-28. 315 Sénèque, Troyennes, op. cit., vv. 410-425.

70 et élaborée qui constitue un vrai langage poétique. Les transformations de style de ce type sont flagrantes un peu partout. À titre d’exemple, le vers suivant de Sénèque, Pourquoi, tristes Phrygiennes, arracher ainsi vos cheveux316 ?

est transformé comme suit dans la tragédie de Garnier :

Pourquoy, troyenne tourbe, avecques mains sanglantes Arrachez-vous ainsi vos tresses blondissantes317 ?

Ce travail minutieux sur la langue du texte français s'inscrit, certes, dans le cadre de l'évolution de la langue française, un sujet brûlant à l’époque. Rappelons au passage que Garnier a rejoint la Pléiade pendant son séjour à Paris. C’est dans ce sillage que se situe évidemment le souci de conférer à la tragédie un aspect poétique qui augure indubitablement la forme qu'elle adoptera au cours des siècles qui suivront. De ces analyses, il est évident que la réécriture présente l’expansion stylistique318, dont nous avons parlé plus haut. L’expression d’Andromaque, tout en gardant un ton pathétique, est beaucoup plus raffinée.

La cruauté de la vengeance

Outre le travail stylistique de raffinage de l’expression, l’ambiance des événements contemporains pénètre le texte de la tragédie. Parfois des paroles mises dans la bouche d’Andromaque dépassent le cadre mythique et portent une charge sémantique qui concerne sûrement l’espace temporel de son époque. Dans le passage suivant, Andromaque se plaint de la mort imminente d’Astyanax :

ANDROMAQUE […] Nostre enfant servira, si du cruel trespas Je le puis garantir, ce que je n’attens pas. Car quelqu’un pour venger ou son fils, ou son père, Que vous avez occis au combat sanguinaire, Ou son frère germain, d’une tour le rûra, Ou pendant à mon col d’un pojgnard le tûra.319

La forte présence du champ lexical relatif à la famille avec plusieurs syntagmes tels que son fils, son père, son frère germain320 parvient à rapprocher la guerre mythique et lointaine de la guerre contemporaine. Ainsi qu’Elliott Forsythe l’observe, « […] si la forme et le sujet de la pièce sont empruntés directement à Sénèque et à Euripide, les

316 Ibid., v. 410. 317 Garnier, Robert, La Troade, op. cit., p. 26. 318 Sur le sujet des transformations quantitatives et l’expansion stylistique dans le domaine de la transtextualité, voir Genette, Gérard. Palimpsestes, La littérature au second degré. op.cit., pp. 321-394. 319 Garnier, Robert, La Troade, op.cit., p. 28. 320 Sur le style tragique de Garnier, voir Lazard, Madeleine, Le théâtre en France au XVIe siècle, op.cit., pp. 131-137.

71 jugements moraux portés par Garnier sur la cruauté de la vengeance semblent ne rien devoir à ces auteurs321 ». De même, l’intertexte sénéquéen où Andromaque cache son fils, un enfant, pour le sauver de la fureur des Grecs, devient l’espace pour représenter toute la « cruauté de la vengeance » des vainqueurs contre les vaincus. L’enfant innocent devient le sujet des représailles, pour ne pas devenir un jour capable lui-même de venger ses ancêtres, ainsi que le montre la stichomythie suivante entre Ulysse et Andromaque :

ULYSSE Tandis qu’Hector vivra dans le sang de son fils, Nous recraindrons tousjours les Troyens deconfits ; […] ANDROMAQUE Redouter un enfant ? ULYSSE Un enfant heritier Des sceptres et vertus d’un prince si guerrier. ANDROMAQUE En un age si tendre ? ULYSSE Il tendre a ceste heure : Mais tousjours en son age un enfant ne demeure. […]322

Le meurtre de l’enfant, qui n’a pas encore pris part aux combats, est « justifié » par la crainte d’une vengeance postérieure. Mais cela met en évidence la brutalité des vainqueurs et leur peur aussi que leur victoire pourrait être chancelante. La suite de la pièce pénalise l’absurdité de la vengeance 323 . Agamemnon stigmatise la fureur vengeresse de Pyrrhus pour son père défunt :

AGAMEMNON Quelle façon barbare et coustume est-ce là? Quelle exécrable horreur ? qui veit jamais cela, Qu’un homme trespassé dans sa tombe eust envie D’un autre homme vivant, de son sang, de sa vie ? Vous rendriez vostre père à chacun odieux, Le voulant honorer d’actes injurieux.324

Les paroles d’Agamemnon fustigent l’absurdité de la vengeance et montrent combien la perpétration d’un crime ne contribue guère à la gloire d’une personne honorée.

321 Forsythe, Eliott, La tragédie française de Jodelle à Corneille, (1553-1640), Le thème de la vengeance, op.cit., p. 208. 322 Garnier, Robert, La Troade, op.cit., pp. 34-5. 323 Cf. Forsythe, Eliott, La tragédie française de Jodelle à Corneille, (1553-1640), Le thème de la vengeance, op.cit., p. 208. 324 Garnier, Robert, La Troade, op.cit., p. 58.

72 La fusion de la seconde partie de l’Hécube d’Euripide dans la tragédie française donne l’occasion de démontrer le cercle vicieux de la vengeance. Au début de la guerre, Priam et Hécube avaient confié à Polymestor, le roi de Thrace, leur jeune fils Polydore avec un grand trésor. Après la défaite des Troyens, Polymestor tue Polydore pour garder sa fortune. Il faisait en même temps croire à Hécube que son fils était vivant et les trésors intacts. Mais la mer a rejeté le cadavre de Polydore et a révélé à Hécube la tragique réalité. La souffrance extrême pousse la reine captive à la vengeance. Elle attire Polymestor et ses fils dans sa tente sous prétexte de lui montrer des trésors cachés. Par la suite, les femmes troyennes tuent ses fils et crèvent les yeux de Polymestor 325 . Or Agamemnon, face aux plaintes de Polymestor, justifie la cruauté de la reine :

AGAMEMNON Vous tuastes son fils pour avoir sa richesse, Et ore de sa mort elle est la vengeresse. Vous avez le premier un injure commis, Que rester sans guerdon les grands dieux n’on permis.326

La représentation de tant de cruautés n’a pas seulement pour but de susciter chez le spectateur la terreur et la pitié. Avec ce spectacle du malheur, la tragédie démontre, ainsi que Charles Mazouer l’écrit, que « Des hommes aussi font le mal et sont responsables - même si les dieux jouent derrière eux - de la souffrance qu’ils infligent aux autres, et parfois aussi à eux-mêmes. Moraliste, Garnier dénonce la démesure - l’hubris grecque -, l’ambition et les passions327».

L’apaisement des passions

C’est probablement en raison de ce souci concernant les excès de la violence, que le texte présente dans un rebondissement de l’action, une nouvelle version des relations entre Hélène - considérée pendant les siècles, comme la cause de tant de maux - et Andromaque. Il s’agit d’une transformation importante du rôle que joue Hélène dans la pièce sénéquéenne. Dans le texte latin, Andromaque, terrifiée à la suite d’un songe, cherchait à cacher son fils Astyanax pour le sauver des Achéens. Dans la tragédie latine, c’est un vieillard qui lui conseille de le cacher dans le tombeau d’Hector328. Dans la séquence équivalente de l’hypertexte français, ce rôle est attribué à Hélène. Ce changement est lourd de signification. Hélène, qui appartient au camp des vainqueurs, se penche avec douceur sur le malheur d’Andromaque, ainsi que la stichomythie suivante le montre :

HELEN Plusieurs se sont sauvez d’une mort poursuivie,

325 Ibid., pp. 92-103. 326 Ibid., p. 101. 327 Mazouer, Charles, Le théâtre français de la Renaissance, op.cit., p. 288. 328 Sénèque, Troyennes, op. cit., v. 427-519.

73 Se feignans estre morts, bien qu’ils fussent en vie. ANDROMACHE J’ay crainte que quelqu’un me voise déceler. HELEN N’ayez aucuns tesmoins qui en puissent parler. ANDROMACHE Si l’on me le demande, hélas! Qu’auray-je à dire ? HELEN Vous direz qu’on l’a peu au sac de Troie occire. ANDROMACHE Et que nous servira de feindre qu’il soit mort ? HELEN Pour sa vie assurer de l’adversaire effort. ANDROMACHE Il ne peut long temps estre en ceste tombe obscure. HELEN Des vainqueurs ennemis le colère ne dure. ANDROMACHE Il me sera tousjours en pareille terreur. HELEN Il faut éviter la première fureur.329

Le dialogue qui se déroule entre les deux femmes met en avant la collaboration possible entre le vainqueur et le vaincu. Les passions sont apaisées et les deux femmes discutent en bons termes. Si l’on replace ce texte dans la période de sa naissance, en pleine période des guerres confessionnelles, il est évident qu’il assume la connotation du rapprochement des deux partis adverses. N’oublions pas que le comportement d’Andromaque est aussi tempéré à l’égard d’Hélène, tandis que dans l’hypotexte euripidien, Andromaque lui avait adressé des paroles dures, ainsi que les vers suivants le montrent :

ANDROMAQUE.- Et toi, rejeton de Tyndare, non, tu n’es pas fille de Zeus mais nombreux sont les pères de qui tu es issue330.

Hélène, dans la tragédie française, répond à l’atrocité du meurtre d’un enfant innocent, de sa propre initiative, et sans que les autres l’apprennent, par le conseil qu’elle donne à Andromaque. Elle représente un côté humain que les conquérants pourraient montrer à l’égard des vaincus, en effaçant les cruautés extrêmes. Cela incarne à notre sens l’essence de cette modification effectuée dans la tragédie française : un appel à indulgence à l’égard des plus faibles. Le rapprochement des deux femmes représente aussi un climat d’entente qui pourrait s’établir. En somme, dans cette tragédie, au travers du mythe d’Andromaque et du meurtre d’Astyanax, sont représentées de façon abominable les brutalités de la guerre, qui sont

329 Garnier, Robert, La Troade, op. cit., II, p. 31. 330 Ibid., vv. 766-7.

74 fustigées. De même le déroulement de l’action démontre combien elles sont vaines, car elles nourrissent un cercle vicieux, interminable. La fusion des hypotextes se révèle adéquate justement pour faire ressortir l’absurdité du cercle de la vengeance, un thème qui convient à l’actualité de l’époque, ainsi que pour véhiculer un message sur la modération des passions. La représentation de l’apaisement des passions constitue une suggestion directe en direction de l’atténuation des passions violentes de part et d’autre. Il est possible que cette modification véhicule l’idée -dans un exemple figuratif- d’un vainqueur plus indulgent et d’un vaincu moins coléreux ; en d’autres termes, une scène d’entente et de coopération où les passions de la guerre sont modérées. Il est important de souligner que ce rapprochement sur la scène du théâtre est effectué par deux femmes, et ce fait pourrait le cas échéant suggérer le rôle possible que les femmes pourraient assumer dans la situation tendue de la guerre civile.

75

Troyennes : Les derniers échos.

Deux autres tragédies françaises traitent ce sujet : La Troade331 de Pradon parue en 1679 et Les Troyennes de Chateaubrun représentée pour la première fois en 1754. Au XXe siècle, Jean-Paul Sartre présente son adaptation de la tragédie éponyme d’Euripide. Il ne s’agit pas d’une réécriture, mais d’une tentative de mettre à jour le texte euripidéen, pour mieux dénoncer les atrocités de la guerre d’Algérie. La pièce fut jouée en 1965.

Nicolas Pradon, La Troade

Nicolas Pradon, est un dramaturge français né en 1644 à Rouen, et mort le 14 octobre 1698 à Paris. Au début de sa carrière, il a été aidé par et Antoinette des Houilères qui lui avait ouvert ses salons. Il est plutôt connu dans la postérité pour sa rivalité avec Racine. Il a écrit huit tragédies dans le strict respect des trois règles et des bienséances, parmi lesquelles on relèvera Pirame et Thisbé et Phèdre et Hippolyte. La Troade semble être uen fait ne réaction à l’Andromaque de Racine. Il semble que les hypotextes de cette tragédie sont les Troyennes et Hécube d’Euripide, et les Troyennes de Sénèque. Pradon lui-même avoue qu’il suit la structure de la tragédie sénéquéenne, tout en en enlevant la « férocité » 332. Il explique par la suite que les règles ne lui ont pas permis de présenter Astyanax précipité du haut des remparts de Troie, ou Polyxène immolée par les Grecs. Par conséquent l’intrigue est transformée. Dans le premier partage des captives, Andromaque échoit à Ulysse. Hécube, sa belle mère pense qu’Andromaque serait en sécurité en Epire avec Pyrrhus. Mais elle reçoit la réponse suivante de sa belle fille. Andromaque lui dit:

Dans les mains de Pyrrhus, Madame, quel asile ? C’est un monstre pour moi que le seul nom d’Achille Et je pourrais me voir dans les mains de son fils ! Grâce au ciel, tous mes vœux n’ont point été trahis : Andromaque eut rougi d’un si cruel partage : Je suis veuve d’Hector et j’en ai le courage : On ne me verra point, d’un esprit plus soumis, Embrasser les genoux de nos fiers ennemis333.

Dans ces paroles fières d’Andromaque, il est intéressant d’observer que son identification avec Hector –présente dans les hypotextes de Sénèque et de Garnier, focalisée vers la mort – prend ici une allure différente. Son rapport avec Hector, la

331 Pradon, Nicolas, La Troade, Paris, J. Ribou, 1679. 332 Ibid., Introduction. 333 Ibid., I, 3.

76 remplie de courage et de fierté. Elle refuse de se soumettre aux ennemis, malgré son sort misérable et sa place défavorable. Or, ce qui est encore plus intéressant est que son amour traditionnel pour son fils, présente dans tous les hypotextes, semble différente. Andromaque n’est pas prête de faire tout pour sauver la vie d’Astyanax. Elle dit à sa belle mère :

J’ai pour Astyanax les tendresses de mère, Mais si mon fils m’est cher ma gloire m’est plus chère, Et si du fier Pyrrhus je demandais l’appui, Hector désavouerait Andromaque aujourd’hui334.

C’est la première fois dans un hypertexte que l’amour maternel d’Andromaque est concurrencé par sa gloire. Le syntagme m’a gloire m’est plus chère s’aligne évidement avec les nécessités que la société de l’époque impose et où la dignité est érigée en qualité suprême. L’intrigue est enrichie par des épisodes de galanterie amoureuse. Ulysse est amoureux de Polyxène, et veut la sauver. Pyrrhus est amoureux d’Andromaque et il tente de sauver Astyanax. Le déroulement de l’intrigue laisse voir une misogynie très prononcée ; tous les maux de la guerre sont attribués à deux femmes : Hélène et Hécube dont les maux sont la punition justifiée de leurs fautes. La simple réduction du tragique de ce mythe, à la condamnation stérile de deux coupables présumées qui reçoivent ce qu’elles méritent, ôte toute émotion pathétique et rend la tragédie plate. De même, ainsi que Jean-Noël Pascal l’observe, la modernisation que Prado entreprend « dénature assez largement le sujet 335». Andromaque et Polyxène sont présentées comme « les enjeux d’une rivalité à la fois politique et amoureuse entre Pyrrhus et Ulysse 336». Dans le déroulement de l’intrigue Pyrrhus avoue son amour pour Andromaque à son confident, tandis qu’Ulysse cherche Astyanax pour le tuer. L’enfant est caché en sécurité dans le tombeau d’Hector et Andromaque feint qu’il est mort. Mais quand Ulysse, qui a deviné la vérité, tente de détruire le tombeau d’Hector, Andromaque s’adresse à lui. La tirade d’Andromaque commence par des insultes contre Ulysse, elle termine cependant avec des vers émouvants :

Ah barbare, arrêtez et craignez un héros Dont les mânes sacrés vengeront le repos. Ô subtil artisan de la fraude et du crime, Qui voulais d’un enfant de faire une victime, Contre son père mort t’oses-tu hasarder, Toi qui n’osas jamais vivant le regarder ? Mais hélas ! où m’emporte un intérêt si tendre? Seigneur, au nom des dieux laissez en paix sa cendre, Et n’allez point ternir tant de fameux exploits, Faisant périr Hector une seconde fois Que le tombeau du moins soit son dernier asile :

334 Ibid. 335 Pascal, Jean-Noël, Malheureuses captives, op.cit., p. 52. 336 Ibid.

77 Des trésors de Priam il fut faire par Achille. Voyez l’état funeste où nous sommes réduits: A peine l’univers connaitra qui je suis ; Il ne me reste plus, pour comble de misère, Que les noms douloureux et d’épouse et de mère ; Oui, d’un si grand empire il ne me reste encor Pour mon unique bien que la tombe d’Hector, Et de tant de grandeurs que j’avais en partage Seigneur, un peu de cendre est mon seul héritage.337

Dans cette longue tirade, Andromaque en réminiscence de la princesse troyenne qu’elle fut jadis, elle exprime ouvertement sa colère contre Ulysse. Mais par la suite, son discours est apaisé, et tente d’émouvoir le féroce ennemi. C’est en vain, car Ulysse décide de démolir le tombeau, et Andromaque s’oblige de lui avouer la vérité tout en le suppliant pour la sauvegarde de son fils338. Le déroulement de l’intrigue passe par des rebondissements successifs où Ulysse et Pyrrhus essaient de sauver, l’un Polyxène et l’autre Astyanax. Dans un de ces rebondissements Polyxène s’offre pour sauver Astyanax. Mais tant de rebondissements ne semblent nullement naturels et dégradent tant le caractère tragique du sujet que l’expression du pathétique, qui, en tant que continuelle, perd en essence et elle fatigue.

Chateaubrun : Les Troyennes

Jean Baptiste Vivien de Chateaubrun est né en 1686 à Angoulême. Il fut précepteur de Louis Philippe d’Orléans et maître d’hôtel du duc d’Orléans. Après sa première pièce Mahomet second, écrite en 1714, il renonça au théâtre parce que, selon Philippe Van Tieghem, il trouva que « l’amour des Lettres est incompatible avec l’esprit des affaires ». Après une longue absence, il revint au théâtre en 1754 et donna ses Troyennes. Deux autres de ses tragédies sont conservées, Ajax et Philoctète. Il succéda à Montesquieu à l’Académie française en 1753. et mourut le 16 février 1775 à Angoulême. Les Troyennes339 est une tragédie en cinq actes et en vers, qui fut représentée pour la première fois le 11 mars 1754. La première représentation de cette pièce suscita de vives réactions. Le texte fut retravaillé et après la coupure de quelques scènes, la pièce fut de nouveau représentée à neuf reprises. La première édition suit deux années plus tard, en 1756. Le texte est en fait peu original. Il puise dans l’hypotexte sénéquéen. L’intrigue se déroule autour des efforts d’Andromaque pour sauver son fils Astyanax en le cachant dans le tombeau d’Hector et dérouter Ulysse. Dans cette tentative, on donne un autre garçon à Ulysse, en prétendant qu’il est Astyanax. Le déroulement de l’intrigue fait que

337 Pradon, Nicolas, La Troade, op.cit., III, 2. 338 Ibid., III, 3. 339 Chateaubrun, Jean-Baptiste Vivien de, Les Troyennes, Tragédie en cinq actes, en vers, représentée pour la première fois le 11 mars 1754, dans Répertoire général du théâtre français, Tragédies, Tome IV, Paris, H.Nicolle, 1818, pp. 5-62.

78 ce dernier soupçonne la vérité, et le garçon n’est pas tué. Cette tournure de l’intrigue épargne la pièce du lourd poids du meurtre d’un innocent pour sauver Astyanax. Andromaque parvient pour un moment de dérouter Ulysse, qui s’apprête à s’éloigner du tombeau d’Hector, mais il laisse ses soldats devant l’entrée. C’est sur ce point qu’Andromaque intervient pour lui demander : « ces farouches soldats, les laissez-vous ici ? 340». La présence des soldats aurait empêché la sortie d’Astyanax et sa fuite. Encore, la reine Hécube est présentée comme rongée de ses remords. Elle assume tous les maux qui sont survenues comme étant de sa propre culpabilité. De même Hélène apparaît aussi comme cause de maux qui torturent les gens. Ce ton de misogynie dérive de toute évidence de l’hypotexte de Pradon, qui lui aussi tenait ce ton dans son approche du mythe. De même, le style et la forme ne sont pas élaborés de façon satisfaisante. La critique reproche la longueur des sentences et l’inégalité de la versification341, mais aussi le grand nombre des personnages secondaires qui affaiblissent le ton de l’intrigue aux dépens des personnages principaux342. Ce qui est aussi nuisible à l’intérêt que l’on peut porter à la pièce, c’est le manque de cohérence dans le déroulement de l’intrigue. Cassandre quitte la pièce au deuxième acte. L’intrigue qui concerne Andromaque et Astyanax s’achève au quatrième acte, quand, par un stratagème, Thestor, grand-prêtre des Troyennes, parvient à sauver Astyanax, en le faisant partir pour Samos. Il semble que l’intérêt du public s’arrête aussi à ce point. Le dernier acte, qui s’occupe exclusivement du mythe de Polyxène, ne parvient pas à attirer de nouveau l’intérêt du public ainsi que La Harpe l’observe 343. La tragédie a été représentée et rééditée dans les années qui suivent jusqu'en 1822.

340 Ibid, v.651. 341 Pascal, Jean-Noël, Malheureuses captives, op.cit., p. 182. 342 Ibid., p.180. 343 Ibid., p. 183.

79

A la cour de Pyrrhus

Il existe deux pièces portant le titre d’Andromaque dans le théâtre antique et le théâtre français : une Andromaque d’Euripide située entre 430-422, et l’Andromaque de Racine parue en 1666. Les intrigues de deux textes traitent de la vie d’Andromaque alors qu’elle vivait en tant qu’esclave de Pyrrhus, alias Néoptolème, après la chute de Troie. Euripide la situe en Pthie, tandis que Racine suit la tradition de Pausanias, selon laquelle Néoptolème (appelé Pyrrhus en raison de sa chevelure rousse) «pour se conformer aux oracles d’Hélénos, s’établit en Épire344 ». Malgré les hypotextes qui constituent parfois une épine dorsale des œuvres, les réécritures renouvellent par beaucoup le mythe en l’enrichissant avec des épisodes nouveaux, aptes à exprimer les enjeux sociaux et politiques contemporains. Andromaque se dote des compétences et des capacités nouvelles et elle est présentée sous un autre prisme ; celui de la veuve princesse qui en tant que captive, elle combat pour sauver la vie de son fils. Cette condition engendre évidement de différents enjeux au 4ème siècle à Athènes, et au XVIIe siècle à la cour française.

344 Euripide, Andromaque, dans Tragédies, t. II, texte établi et traduit par Louis Méridier, Paris, Les Belles Lettres, 2003, introduction, p. 92.

80

Andromaque d’Euripide : les enjeux politiques et sociaux qui découlent.

La tragédie Andromaque d’Euripide traite de la vie d’Andromaque après la chute de Troie et la mort d’Hector. Elle est donnée à Néoptolème le fils d’Achille, comme butin de guerre. Elle se voit obligée de le suivre comme esclave à son royaume, en Pthie. Là- bas elle est forcée de partager sa couche, et elle donne naissance à un fils, qui s’appelle Molossos. Or, l’épouse de Néoptolème, Hermione - qui est la fille d’Hélène et de Ménélas - ressent une jalousie féroce pour Andromaque, accentuée du fait qu’elle n’a pas eu d’enfants. A l’occasion d’une absence de Néoptolème, elle décide de tuer Andromaque et son fils. Dans cette tentative elle est secourue par son père Ménélas, qui vient de Sparte. Néanmoins, cette tragédie comprend une intrigue encore, et ainsi que David Kovacs l’observe, les deux intrigues sont très faiblement reliées entre elles. L’une tourne autour de l’intention d’Hermione et de Ménélas de tuer Andromaque, l’autre traite du meurtre de Néoptolème par Oreste et le mariage de ce dernier avec Hermione345. Dans l’intrigue qui concerne le mythe d’Andromaque deux sujets sont posés : le politique et le social. Il est connu qu’Euripide est accoutumé à mêler les problèmes politiques et sociaux de son temps à ses tragédies. Plus précisément, ainsi que le note Jacqueline de Romilly «Avec lui [Euripide], les problèmes politiques et sociaux entrent tout droit dans l’œuvre, la colorent et l’orientent 346». Les hypotextes d’où est tirée l’action de la tragédie sont les épopées Iliou Persis, et les Nostoi. Louis Méridier, dans son introduction à Andromaque347, nous informe des modifications effectuées dans la tragédie par rapport au mythe ; Andromaque est mère de Molossos, un seul fils qu’elle a eu de Néoptolème, tandis que, selon les hypotextes elle avait de lui trois fils et une fille. La rivalité d’Hermione et l’épisode de la tentative du meurtre d’Andromaque et de Molossos émergent pour la première fois dans le texte de cette tragédie. En ce qui concerne les effets intertextuels, dans cette tragédie, prennent place deux sortes de transformations : D’une part, la transmodalisation intermodale, qui consiste à la transformation de l’énoncé narratif en énoncé dramatique348 ; Ensuite, prend place la transformation quantitative qui composée de l’extension thématique effectuée

345 «Like several of Euripides extant plays, it combines two stories that have no necessary connection with another – the story of Hermione’s and Menelaus’ attempted murder of Andromache and the story of Oreste’s murder of Neoptolemus and marriage to Hermione – and hence it has no single central character or center of interest». Kovacs, David, Euripides II, Harvard University Press, London, 1995, introduction. 346 Romilly, Jacqueline de, La modernité d’Euripide, Paris, PUF, 1986, p. 184. 347 Euripide, Andromaque, op. cit., introduction. 348 Sur la transmodalisation intermodale, voir Genette, Gérard, Palimpsestes, La littérature au second dégré, op.cit., p.395-6)

81 par l’ajout de nouveaux épisodes, conformes aux enjeux sociopolitiques contemporains, et de l’expansion stylistique349, l’adaptation au discours théâtral de l’époque.

Le contexte historico-politique

Selon John Frederic Nims 350 , la tragédie voit le jour en pleine guerre du Péloponnèse, après les atrocités commises par les Spartiates et leur violation du Trêve d’un An. Étant donné que la tragédie se situe entre 430 et 424 après J.-C., il estime que l’événement déclencheur fut le massacre des Plataiens, prisonniers en 427. Louis Méridier estime généralement que : «toute la première partie du drame, respire une violente hostilité contre Sparte, ses mœurs et sa politique351». Edouard Délébeque, dans son ouvrage remarquable352 affirme de son côté, que la tragédie fut jouée en 422, après le massacre des Plataiens et la déclare fondée non seulement sur l’antagonisme entre Sparte et la Thessalie, alors en pleine guerre du Péloponnèse353, mais surtout sur la violation de la paix par Sparte. En effet, il retrace tout le contexte historique dans lequel l’armée de Sparte, dirigée par Brasidas, a violé la Trêve d’Un An, par deux fois, à Scion et à Mendé. Edouard Délébeque estime que :

«Euripide n’a donc nul besoin, à contempler les événements de 423, de pousser au noir le tableau de la déloyauté spartiate : la réalité la plus objective est suffisamment éloquente. Le poète se borne à dire ce qui est, à juger les choses telles que tout le monde les voit : il exprime fortement, mais sans la forcer, son indignation personnelle, et traduit celle – non moins légitime – de ses concitoyens, envers la conduite du chef ennemi qui prolonge ses marches foudroyantes par une éclatante violation de la trêve jurée entre Athènes et son pays354.

Ménélas et sa fille Hermione sont dépeints comme des êtres abominables. Hermione se profitant de l’absence de son mari, elle veut tuer Molossos et Andromaque. Elle fait appel à son père Ménélas, qui est venu de Sparte aider sa fille. Andromaque met au clair la vicissitude et du père et de la fille. Elle parle à Ménélas avec détermination en lui expliquant avec des paroles judicieuses les conséquences de ses actes :

ANDROMAQUE. – […] Et toi, pour la donner à un autre, que diras-tu ? Qu’à un mauvais époux sa vertu a voulu se soustraire ? Mais il saura la vérité. Et qui

349 Sur le sujet des transformations quantitatives dans le domaine de la transtextualité, voir Genette, Gérard. Palimpsestes, La littérature au second degré. op.cit., pp. 321-394. 350 Nims, John Frederic, The Complete Greek Tragedies, vol. III, Euripides, The University of Chicago Press, ed. David Grene and Richmond Lattimore, USA, 1992, p. 560. 351 Euripide, Andromaque, op. cit., Introduction, p. 99. 352 Delebecque, Edouard, Euripide et la guerre du Péloponnèse, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1951, (voir toute l’argumentation sur Andromaque, p. 178-202). 353 Ibid., p. 188-190. 354 Ibid., p. 183.

82 l’épousera ? Sans mari, dans le veuvage, la laisseras-tu donc blanchir en ta maison355 ?

Son discours est aigu et pénétrant. Elle évoque la frivolité du prétexte de la guerre de Troie :

ANDROMAQUE. – Quant à tes sentiments, un point m’inspire de la crainte : pour une querelle de femme tu as déjà perdu la malheureuse cité des Phrygiens356.

Il diminue de la sorte la gloire de Ménélas commise après la prise de Troie, en lui rappelant sa faiblesse. Mais nous ne devons pas perdre de vue que le personnage de Ménélas et d’Hermione fonctionnent pour le public athénien tout au long de la pièce comme une métonymie de Sparte et de Spartiates. Le public athénien devant lequel la tragédie était représentée aurait bien reçu l’humiliation des Spartiates derrière le masque théâtral des personnes mythiques, de Ménélas et d’Hermione. Andromaque, même en marche vers la mort, elle ne plie pas ni ne perd un seule instant sa fierté.

ANDROMAQUE. – […] tu veux me tuer : tue-moi donc ! Nulle flatterie ne tombera de ma bouche pour toi ni pour ta fille. Si tu es grand à Sparte, nous l’étions, nous à Troie. Et si je suis dans le malheur, n’en triomphe point ! A ton tour, tu pourras le connaître357.

Bien que vaincue et esclave concubine, elle ne supplie pas ses ennemis, elle ne s’humilie pas devant eux. Au contraire elle maintient sa fierté de princesse qu’elle était jadis. Même si elle sait qu’elle se met ainsi dans une position encore plus délicate :

ANDROMAQUE. – C’est toi qui, capitaine de l’élite grecque, enlevas jadis Troie à Priam, toi, un si pauvre sire ? Sur les propos de ta fille -– autant dire un enfant – voilà la fureur que tu respires, et c’est contre une malheureuse esclave que tu es entré en lutte ? Non, je ne le crois plus : tu n’étais pas digne de Troie. Troie ne te méritait pas358.

Ses paroles enlèvent toute la gloire que Sparte avait ressemblé grâce à sa victoire contre Troie. Andromaque seule dévalue devant l’auditoire athénien la gloire spartiate. Elle prend en charge d’exprimer l’indignation des Athéniens contre la double trahison de Sparte :

ANDROMAQUE. – Ô de tous les mortels les plus odieux au genre humain, habitants de Sparte ! Conseillers de fourbe, maîtres de mensonges, astucieux ourdisseurs de maux, vous dont l’âme tortueuse, incapable de saines pensées, ne connaît que détours, votre prospérité dans la Grèce est un défi à la justice359 !

355 Euripide, Andromaque, op. cit., v. 344-348. 356 Ibid., v. 361-3. 357 Ibid., v. 459-464. 358 Ibid., v. 324-330. 359 Ibid., v. 445-450.

83

Cette image d’une Andromaque exprimant vivement ses pensées mêlées aux insultes ne ressemble en rien à celle d’une faible femme sans protection, à une esclave désespérée. Elle se trouve transformée en «orateur», chargée d’exprimer la haine du peuple contre Sparte, et de dénoncer, à travers ses infortunes, les injustices que le gouvernement de Sparte a commises :

ANDROMAQUE. – […] pourquoi me fais-tu périr ? Pour quel crime ? Quelle ville ai-je trahie360 ?

L’allusion à la violation de la Trêve d’un An de la part de Sparte est évidente. Jacqueline de Romilly observe : «Cela peut paraître anormal, à première vue, qu’un personnage abîmé dans la douleur puisse si facilement se changer en orateur, multiplier les arguments, briller comme un élève des rhéteurs, avec de longues tirades rigoureusement composées […] 361 ». Toute la tragédie est sous-tendue de cette indignation contre Sparte qui est également exprimée par le vieux Pélée quand il apparaît vers la fin de la tragédie.

Le devoir de la mère : le sacrifice

Andromaque est aussi une mère dévouée. Toutes les « Andromaque » de la littérature antique et française expriment leur amour pour Astyanax, le fils d’Hector. Dans la tragédie d’Euripide, cet amour se manifeste à l’endroit de l’enfant qu’Andromaque a eu de Néoptolème, Molossos. Le fait que cet enfant ne lui vient pas d’un époux aimé n’empêche pas Andromaque de l’aimer et de s’inquiéter de son sort. Elle aime son enfant, se préoccupe de lui, s’inquiète et s’angoisse pour lui. Cependant, la relation enfant-mère, dans Andromaque, prend une nouvelle dimension. On sait que l’amour d’une mère pour son enfant présente un aspect protecteur. Dans Andromaque, cette situation s’inverse. En effet, c’est grâce à Molossos qu’Andromaque peut se sentir protégée. Cette protection ne vient pas de l’enfant directement, mais de son père :

ANDROMAQUE. – Tout d’abord, malgré les maux où j’étais plongée, l’espoir m’attirait toujours de trouver dans le salut de l’enfant une défense et un secours contre le malheur362.

Les syntagmes, une défense et un secours contre le malheur énoncent clairement que la présence de Molossos constituait une sorte de protection pour Andromaque. Elle pourrait la jouir grâce à ce fils qu’elle a donné à Néoptolème. Ce fait n’annule pas son amour et sa préoccupation pour ce jeune fils. Elle tremble pour son sort, pour sa vie qui est en danger.

360 Ibid., v. 388-9. 361 Romilly, Jacqueline de, La tragédie grecque, Paris, PUF, 1970, p. 129. 362 Ibid., v. 26-8.

84 ANDROMAQUE. – Mon enfant, ils te tueront, s’ils te prennent, ces deux vautours363 !

Elle le cache alors pour le sauver d’Hermione et de Ménélas : ANDROMAQUE. – Quant à l’unique enfant qui me reste, je l’ai secrètement envoyé dans une autre maison tremblant qu’il ne pérît364.

Quant elle recourt à l’autel pour se protéger de ses pourchasseurs, elle apprend que son fils, qui le croyait caché en sécurité est tombé aux mains de Ménélas. Elle écoute désespérée qu’Hermione a découvert dans quel endroit l’enfant était caché :

ANDROMAQUE. – Dieux ! Elle est informée du départ de mon fils ? Par quelle voie ? Infortunée, je suis perdue365 !

Ce fils dont la vie est en danger représente pour elle la seule joie dans sa vie misérable, il constitue sa motivation pour la vie.

ANDROMAQUE. – […] Quel plaisir ai-je donc à vivre ? Où tourner mes regards ? Vers le malheur présent ? L’infortune passée ? Ce seul fils me restait, l’œil de ma vie366.

Or, Ménélas lui propose un échange. Sa propre vie pour la vie de son enfant. Andromaque n’hésite pas. Elle ne semble rien regretter ni aller à la mort avec le cœur lourd. Au contraire, elle persévère jusqu’à la fin dans sa résolution, expliquant dans ces paroles émouvantes, combine la vie de l’enfant est précieuse, plus que sa propre vie. A propos de ce sacrifice, Albin Lesky dit que :

Euripide a incontestablement créé la plus admirable figure d’Andromaque ; la femme qui, sans hésiter, risque sa vie afin de sauver celle de son enfant […]367.

Avant de quitter le sanctuaire de la déesse pour aller à sa mort, elle dit :

ANDROMAQUE. – […] Ah! Je le vois, pour tous les hommes, les enfants, c’est la vie. Qui en médit sans en avoir fait l’épreuve, à moins de peine sans doute, mais son bonheur n’est qu’infortune368.

Cependant, dès qu’elle sort du sanctuaire, Ménélas lui révèle que ses vrais desseins étaient de tuer et la mère et l’enfant. A ce sujet, H. D. F. Kitto observe :

363 Racine, Jean, Andromaque, dans Œuvres Complètes, Théâtre, Texte établi par Edmond Pilon, René Groos et Raymond Picard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, pp.265-319., v. 74-5. 364 Euripide, Andromaque, op. cit., v. 46-8. 365 Ibid., v. 70-1. 366 Ibid., v. 404-6. 367 «Euripides has certainly created a most wonderful woman in the figure of Andromache; the woman who unhesitatingly risks her own life for the sake of her child […]», Lesky, Albin Greek Tragedy, translated by H. A. Frankfort, Ernest Benn Limited, London, 1965, p. 159. 368 Euripide, Andromaque, op. cit., v. 418-20.

85

Le sacrifice d’Antigone est tragique. Celui d’Andromaque n’est pas tragique mais monstrueux, conçu non pas pour élever Andromaque à la qualité d’héroïne tragique, mais pour nous faire bouillir le sang. Andromaque, bien entendu, place son enfant au-dessus d’elle. Elle est héroïque et noble, mais notre sang bout. C’est la vilenie de Ménélas et non la noblesse d’Andromaque qui fait le premier appel à nos émotions369.

C’est en ce point qu’Andomaque s’humilie. Jusque-là, elle n’avait jamais implorer Ménélas et se gardait fière même au milieu du malheur. Désormais, elle abandonne toute sa fierté et incite son enfant à s’agenouiller et à supplier Ménélas de l’épargner.

ANDROMAQUE. – Prie-le ; touche les genoux du maître, mon enfant370.

Les conditions misérables dans lesquelles elle vit et son état d’esclave n’ont pas affecté l’instinct maternel qui s’affirme dans cette tragédie jusqu’au plus haut point de l’amour, le sacrifice. Cependant, cette intrigue de la rivalité d’Hermione contre Andromaque ne sert pas seulement comme un véhicule qui démontre la cruauté et l’injustice des Spartiates. Il semble qu’elle véhicule un autre problème contemporain.

Les enjeux sociaux contemporains

Hormis les enjeux politiques la tragédie traite aussi des questions sociales contemporaines. Tout d’abord, il faut prendre en considération que l’épisode du conflit Andromaque-Hermione émerge pour la première fois, dans cette pièce. La jalousie parvenant à la haine d’Hermione pour la concubine de son mari, exprime, si non reflète, paraît-il, un sujet brûlant de l’époque. Jacqueline de Romilly observe que «dans tous ces cas, par conséquent, le mythe était évoqué sous une forme et dans les termes touchant directement aux émotions et aux problèmes du moment371». L’intrigue met en exergue la rivalité entre les deux femmes, l’épouse légitime et la captive concubine, en écho des mariages doubles qui semblent être une conséquence de la guerre. Robert Flacelière constate que «La famille athénienne semble être restée solide pendant la plus grande partie du Vème siècle, mais la guerre du Péloponnèse, qui dura trente ans et fut atroce, provoqua de grands changements dans les mœurs372». La tragédie met l’accent sur ce problème, en mettant sur scène la jalousie extrême d’Hermione et ses conséquences, à savoir le complot qu’elle a ourdi contre la vie d’Andromaque et de Molossos.

369 «Antigone’s self-sacrifice is tragic ; Andromache’s is not tragic but monstrous, designed not to display Andromache in the quality of tragic heroine but to make our blood boil. Andromache of course, put her child before herself ; she is heroic and noble but our blood is boiling. The villainy of Menelaus not the nobility of Andromache has the first claim on our emotions», Kitto, H.D.F., Greek Tragedy, op.cit., p. 324. 370 Euripide, Andromaque, op. cit., v. 528-9. 371 Romilly, Jacqueline de, La tragédie grecque, op. cit., p. 165. 372 Flacelière, Robert, La Vie quotidienne en Grèce au siècle de Périclès, Paris, Hachette, 1959, p. 94.

86 Dès l’incipit, au prologue373, Andromaque a l’occasion d’expliquer sa place et ce qu’elle était obligée de subir à cause de sa captivité. C’est dans ce monologue qu’Andromaque évoque toutes les circonstances de la tragédie, la chute de Troie, la mort d’Hector et d’Astyanax, l’arrivée en Grèce de Néoptolème, alors esclave, la naissance d’un fils, le mariage de Néoptolème avec Hermione et la jalousie de celle-ci. Tout d’abord, elle déclare qu’elle a été contrainte à partager la couche de Néoptolème, alors devenu son «maître 374 ». Elle insiste sur ce point et en appelle, pour preuve de ses sentiments, au témoignage de Zeus. ANDROMAQUE. – […] Pourtant, c’est malgré moi que j’étais d’abord entrée dans ce lit, et aujourd’hui je l’ai déserté : qu’il le sache bien, le grand Zeus ! […] C’est contre mon gré que je fus associée à cette couche375.

Cet aveu du viol dont elle a été victime sera repris plus bas :

ANDROMAQUE. – […] J’ai partagé de force le lit d’un maître376.

De même son discours ne laisse affleurer aucune affection pour Néoptolème. Quand elle mentionne Néoptolème en tant que père de Molossos, elle prend ses distances. Elle n’utilise jamais le mot «père», mais le nomme avec les syntagmes suivants: «l’auteur de ses jours377», et «celui qu’on nomme son père378 ». Ces appellations le mettent à l’écart, et indiquent que, en aucun cas, tous deux ne pourraient former un couple. Qui plus est, elle montre toute son affection pour son mari défunt. Elle l’appelle tendrement: «Mon époux Hector379 ». A la fin de ses jours, elle évoque son appui qui lui manque : « O mon époux, mon époux ! Que n’ai-je l’appui de ton bras et de ta lance, fils de Priam ! ». Ce n’est pas Néoptolème qu’elle invoque, mais bien Hector, quoiqu’il soit bien sûr dans l’impossibilité de la secourir. A ce moment critique, où elle semble approcher de sa fin, ce sont les sentiments les plus profonds qui émergent spontanément. Elle exprime toute sa tendresse et son consternation pour son sort cruel, «comme mon époux Hector, malheureuse ! Qu’autour des murs traîna sur son char le fils de Thétis380 », qui a entraîné son propre sort misérable : «A flots les larmes m’inondèrent, quand je quittai la ville et ma chambre et mon époux dans la poussière381 ». Il est évident que, dans son cœur, son amour est réservé à Hector, ainsi que ses paroles nous le laissent entendre :

373 Le prologue est un procédé utilisé dans les tragédies d’Euripide : « Pour l’exposition de ses pièces, Euripide recourt à un procédé commode, mais artificiel : le prologue. Alors qu’Eschyle et Sophocle nous jetaient tout de suite dans l’action, chez Euripide, un personnage de la pièce ou un dieu se présente d’abord devant les spectateurs, en dehors de toute fiction dramatique, et annonce le sujet de la pièce en un long monologue ». Flacelière, Robert Histoire littéraire de la Grèce, op. cit., p. 253. 374 Euripide, Andromaque, op. cit., v. 25. 375 Ibid., v. 35-8. 376 Ibid., v. 390-1. 377 Ibid., v. 48. 378 Ibid., v. 76. 379 Ibid., v. 7. 380 Ibid., v. 107-8. 381 Ibid., v. 111-2.

87

ANDROMAQUE. – […] Quant à moi, le trépas ne m’est pas aussi dur que l’a voulu ton arrêt. Ma ruine date du jour où succombèrent la malheureuse ville des Phrygiens, et l’époux glorieux dont la lance […]382.

Parlant avec Hermione, Andromaque met à l’exergue l’amour, la tendresse et les sacrifices qu’elle avait faits pour son mari. Elle dit :

ANDROMAQUE. – […] O bien aimé Hector, moi du moins, pour te complaire, j’allais jusqu’à m’associer à tes amours, si d’aventure Cypris t’égarait, et plus d’une fois j’ai présenté le sein à tes bâtards, pour ne te montrer aucune aigreur. C’est ainsi que ma vertu m’attachait un époux383.

Elle utilise comme exemple cette tendresse qu’elle ressentait et qu’elle continuer à ressentir afin de raisonner Hermione et de lui montrer un modèle de comportement pour une épouse qui aime son mari. De ces paroles elle explique comment une femme pourrait plaire à son mari, de lui être agréable, à tel point que l’amertume qu’elle ressent devant les infidélités de son mari ne parvient pas à détruire l’amour qu’elle lui porte. Nous pouvons du reste supposer que les adultères des hommes étaient, à l’époque, «monnaie courante». Priam, selon la traduction qui provient de l’Iliade, avait cinquante fils et douze filles384, et il est évident que la plupart d’entre eux étaient des enfants non légitimes. Andromaque semble avoir accepté cette situation et conserve tendrement la mémoire de son mari. Elle impute à Cypris le comportement de ce dernier, autrement dit elle l’innocente pour pouvoir l’excuser. La bonté avec laquelle elle traitait les bâtards n’est pas seulement une preuve d’amour, mais aussi un moyen de se l’attacher. Toutefois dans l’Iliade cet aspect est absent. Astyanax est encore un nourrisson dont s’occupe une nourrice. Il lui serait donc impossible de «présenter son sein» aux bâtards d’Hector. Pour cette innovation de la tragédie nous pourrions constater que les paroles d’Andromaque qui ne visent qu’à apaiser Hermione sont surtout directement adressées au public. Cette procédure passe par des jalons différents. D’abord, nous constatons une opposition totale entre les deux femmes Andromaque, bien qu’esclave, parle d’égale à d’égale avec Hermione, sans jamais renoncer à sa fierté. Même si sa vie est menacée, elle répond avec dignité et courage aux menaces proférées par Hermione.

HERMIONE. – Je te ferai brûler, sans égard pour ton sort. ANDROMAQUE. – Allume l’incendie ! Les dieux sauront ton crime. HERMIONE. – Et ta chair souffrira de cruelles blessures. ANDROMAQUE. – Tue ! Mets à sang l’autel ! Thétis te poursuivra385.

Au contraire Hermione est dépeinte avec des traits cruels. Elle est apte à commettre deux meurtres par jalousie amoureuse. Contrairement à la perte de sa raison,

382 Ibid., v. 454-6. 383 Ibid., v. 222-5. 384 Homère, Iliade, op. cit., chant VI, v. 244-250. 385 Ibid., v. 257-261.

88 Andromaque est représentée raisonnable. Le passage ci-dessus met en exergue le manque de moralité d’Hermione. Elle est prête à commettre un sacrilège, sans aucune réticence. Elle s’apprête de tuer une personne qui est recouru dans l’autel en tant que suppliante. Ainsi que Kitto l’observe :

[…] il pourrait pu dessiner une Andromaque subtile, mais la pièce n’en avait pas besoin et ne l’aurait pas toléré. Son rôle était de se montrer autant que possible différente d’Hermione, et, en parlant le langage de la raison, démontrer quelle stupidité Hermione avait commise. De même, comme épouse, elle doit être le contraire d’Hermione386.

Au manque du respect de dieux de la part d’Hermione, Andromaque se prouve pieuse. En effet, alors qu’Hermione se montre jalouse de son époux, Andromaque, à travers l’évocation de sa vie auprès d’Hector pendant laquelle elle tolérait avec bonne humeur toutes ses infidélités, s’avère une épouse sage et prudente, qui se limite à son devoir. Dans sa longue tirade, ainsi que dans les courtes répliques que les deux femmes échangent et qui constituent un agôn387, Andromaque s’efforce de raisonner Hermione. Il semble que ce conflit imaginaire représente un problème de la société athénienne. Andromaque en est éloquente par rapport à ce qu’elle estime comme faiblesse tant pour les hommes que pour les femmes :

ANDROMAQUE. – […] Si cette faiblesse est pire en nous que chez les mâles, du moins lui imposons-nous figure décente388.

Elle propose toutefois un modèle de dignité, un comportement autre pour les femmes, celui de la décence.

ANDROMAQUE. – Ne te tairas-tu pas sur les chagrins d’amour ? HERMIONE. – L’amour n’est-il le premier bien pour les femmes ? ANDROMAQUE. – Il n’est beau que pour qui en fait un bel usage389.

Ce dialogue met en évidence l’importance de l’amour dans le psychisme féminin. En fait à l’époque les doubles mariages posent un problème encore que les relations de deux femmes. Robert Flacelière écrit sur ce sujet : «Il semble qu’au IVème siècle beaucoup d’Athéniens aient eu une concubine (pallaké) sans renvoyer pour autant leur femme légitime390». Compte tenu de l’argumentation d’Andromaque selon laquelle son

386 «[…] he could have drawn a subtle Andromache but the play did not need it and would not tolerate it. Her part is to be as unlike Hermione as possible and, by talking sense, to show what nonsense Hermione has delivered. Again as wife she has to be the antithesis of Hermione .” Kitto, H.D.F. Greek Tragedy, op. cit., p. 233. 387 «Deux scènes de cette tragédie méritent le nom d’«agôn». La première a lieu, aussitôt après l’entrée du Chœur, entre Hermione et Andromaque (v. 147-274)», Duchemin, Jacqueline, L’agôn dans la tragédie grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1945, p. 73. 388 Euripide, Andromaque, op. cit., v. 220-1. 389 Ibid., v. 240-3. 390 Flacelière, Robert, La Vie quotidienne en Grèce au siècle de Périclès, op. cit., p. 96.

89 fils ne pourrait pas être accepté comme le légitime héritier de son père, la jalousie d’Hermione est sans objet réel :

ANDROMAQUE. – Et pourquoi ? Pour donner moi-même, à ta place, le jour à des esclaves, et traîner leur misère à ma remorque ? Mes fils, les tolérera-t-on rois de Phthie, si tu n’as pas d’enfants ? Les Grecs m’aiment-ils donc en souvenir d’Hector391 ?

Il semble que le problème se soit vraiment posé à la société athénienne de l’époque. Les nouvelles conditions que la guerre avait créées ont conduit les Athéniens à voter des lois qui admettaient pour citoyens ceux dont les pères étaient citoyens. Robert Flacelière remarque à ce sujet :

Des auteurs, il est vrai tardifs, nous apprennent qu’à l’époque de la guerre du Péloponnèse, pour remédier à la dépopulation, tout Athénien fut autorisé à avoir en plus de l’Athénienne épousée en justes noces, une autre femme, même étrangère qui lui donnerait des enfants légitimes. Mais bien auparavant, Thémistocle était né d’un citoyen athénien et d’une esclave thrace, Abrotonon, et cela ne l’avait pas empêché, tout bâtard qu’il était, de faire carrière392.

De plus, Daniel Ogden, dans son ouvrage extrêmement détaillé sur les lois de la cité athénienne relatives à cette question 393 , cite comme exemple, le conflit entre Andromaque et Hermione. Il semble donc que cette intrigue ait été introduite pour présenter le problème de la société. En même temps, le texte porte un enseignement à ses concitoyens. Dans le passage où Andromaque explique sa réaction face aux infidélités de son époux, elle est représentée comme modèle aux Athéniennes.

HERMIONE. – Car il n’est pas bien qu’un homme tienne à lui seul les rênes de deux femmes. Aux amours d’une seule couche ils bornent leurs visées, ceux qui ne veulent pas vivre dans la honte394.

En somme, Andromaque, dans cette réécriture dramatique qui renouvelle vivement le mythe, donne sa voix pour interpréter les enjeux brulants de son époque : les problèmes de la société athénienne par les doubles mariages, la haine que les atrocités des Spartiates provoquaient aux Athéniens. Sa voix, raisonnable, fière, courageuse, elle assume le rôle de dénoncer les crimes des ennemis d’une part, et de raisonner les épouses athéniennes, en leur montrant un modèle de chasteté et de patience.

391 Euripide, Andromaque, op. cit., v. 199-203. 392 Flacelière, Robert, La vie quotidienne en Grèce au siècle de Périclès, op. cit., p. 97. 393 Ogden, Daniel Greek bastardy in the classical and hellenistic periods, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 196-7. 394 Euripide, Andromaque, op. cit., v. 177-80.

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Andromaque de Racine

Cette tragédie tient une place éminente dans le théâtre français. « C’est Racine qui nous a donné celle qu’on ressent comme tragédie de nos jours, avec Andromaque, Phèdre, et aussi avec la moins sanglante Bérénice395 » observe Clifford Leech. Jules Lemaître de sa part, reconnaît qu’«Andromaque est, avec le Cid, la plus grande date du théâtre français396». De même, Pierre Clarac note qu’«Andromaque est peut-être la plus surprenante merveille de notre littérature397», et, enfin, Jean Rohou la considère comme «l’une des grandes œuvres du siècle », quoiqu’il considère Andromaque comme « une pièce de jeunesse398». Andromaque 399 de Racine est une tragédie en cinq actes, écrite en 1667 et représentée au château du Louvre à la même année. Elle traite de la vie d’Andromaque en tant que captive de Pyrrhus en Epire, où elle vit avec Astyanax, le fils qu’elle a eu de son mari Hector, après la chute de Troie. Le roi s’apprêtait d’épouser d’Hermione, la fille d’Hélène et de Ménélas. Pourtant il tombe amoureux. La tragédie s’ouvre sur le désespoir d’Hermione : Pyrrhus est amoureux d’Andromaque. La situation est délicate, mais les choses pourraient rentrer dans l’ordre paisiblement. Car les Grecs sont les vainqueurs, la femme du successeur au trône troyen, Andromaque, est captive, son fils va être tué. Ménélas, le dernier chef lignager donne sa fille à Pyrrhus et le place ainsi au niveau de l’ancienne génération glorieuse, l’érige en successeur400. Cependant, l’amour de Pyrrhus pour Andromaque met en action une série d’intrigues secondaires étroitement liés entres elles et avec les décisions de la figure principale: Pyrrhus fait des tentatives successives, d’une part, pour persuader Andromaque de l’épouser, et d’autre pour imposer sa volonté aux Grecs. Cependant, dans l’intervalle, il recule, il renonce à son amour, il réintègre le camp des Grecs et décide de tuer Astyanax. Il balance entre le devoir et l’amour. Le devoir que sa position sociale et politique lui dicte est de tuer Astyanax pour écarter le danger d’une future vengeance et

395 «Certainly we find Racine giving us what we feel to be tragedy today – in Andromaque, in Phèdre, even in the blood-less Bérénice», Clifford Leech, The Critical Idiom, London and N. York, Methuen, 1981, p. 18. 396 Lemaître, Jules , Paris, Calman-Lévy, 1928, p. 129. 397 Clarac, Pierre J. Racine, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1962, p. 8. 398 Rohou, Jean Jean Racine, Paris, Fayard, 1992, p. 237. 399 Racine, Jean, Andromaque, dans Œuvres Complètes, Théâtre, Texte établi par Edmond Pilon, René Groos et Raymond Picard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, pp.265-319. 400 Apostolidès, Jean-Marie, Le prince sacrifié, Théâtre et politique au temps de Louis XIV, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 96.

91 d’épouser Hermione pour étendre et renforcer la domination du lignage ancien sur la nouvelle génération. D’autre part, l’amour qu’il ressent pour Andromaque le bouleverse. Assez fort pour imposer et défendre sa volonté, il se trouve confronté aux Grecs, et aux valeurs qui pourraient garantir sa survie et la survie de son État. Ainsi que Paul Bénichou le signale, « La tendresse se mit en révolte ouverte contre les valeurs morales admises par la société401». La décision du prince a une grande emprise sur les Grecs. La réécriture met ainsi sur scène les enjeux qui tournent autour d’une décision qui appartient à l’intimité, et qui concerne la vie privée du prince. Pyrrhus opte pour le contraire de ce qu’il devait faire, de ce qu’il était son devoir, et il décide d’épouser Andromaque. Cette décision dédouble le tragique ; elle engendre son propre meurtre, qui, par la suite elle cause le suicide d’Hermione. Le tragique que le dénouement réserve démontre l’impossibilité d’un tel choix dans le cadre de l’Etat, et pose en même temps les limites dans lesquelles le prince est borné.

L’originalité de la réécriture.

Racine avait étudié les anciens, il est bien connu. Roy Knight, dans son ouvrage Racine et la Grèce402 en analyse les influences telles qu’elles sont repérées dans ses écrits. Racine, bien entendu, s’est inspiré des anciens, mais des modernes aussi. A cet égard, nous pouvons relever les observations de Charles Mauron sur les hypotextes possibles : Entre la tragédie de Racine et ses sources antiques, – Euripide d’abord, mais aussi Virgile, (peut-être Ennius), Sénèque, Dares et Dictys – se placent les sources modernes, le Pertharite de Corneille, l’Hercule mourant de Rotrou, Sallebray, Benserade, Mairet, Desfontaines403 .

Georges Forestier aussi a démontré dans une analyse exhaustive les transformations intertextuelles liées aux hypotextes français, comme Pertharite de Corneille, Hercule Mourant de Rotrou et La Troade de Sallebray404. Ingrid Heyndels repère elle aussi des rapports intertextuels, mais aussi la manière féconde dont le matériau antique s’est servi: Le travail racinien, qui est au demeurant celui d’un helléniste authentique est particulièrement complexe. Car tout ce qui peut servir sera convoqué, mais transformé en fonction des impératifs du principe organisateur405.

Outre les échos intertextuels, la réécriture renouvelle beaucoup les hypotextes. Sur ce Roy Knight constate que […] Racine, comme Virgile justement (qui avait derrière lui la Grèce), et comme tant d’autres, parmi lesquels Mistral, Burne, Yeats, a pratiqué une fécondation croisée qui est peut-être la condition sine qua non de tout vrai classicisme406.

401 Benichou, Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1988, p. 179. 402 Knight, Roy C., Racine et la Grèce, Paris, Editions Contemporaines, 1950, p. 266-285. 403 Mauron, Charles, L’inconscient dans l’œuvre et la vie de Racine, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1986, p. 54. 404 Forestier, Georges, « Écrire Andromaque. Quelques hypothèses génétiques », dans Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1998, vol.98, n°1, pp. 43-62. 405 Heyndels, Ingrid, Le conflit racinien, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1985, p. 185.

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De même, Revel Elliot remarque lui aussi la part de l’inspiration de Racine. Racine revivifie les symboles légendaires restés lettre morte pour les contemporains, pour les inscrire sur le plan d’une réalité intérieure qui est la sienne propre407.

Jacques Truchet considère que Boileau a bien souligné au début de l’Art politique que le métier, les règles et le travail ne servent à rien si l’on n’est pas d’abord inspiré ; et s’il a marqué si fortement la distance entre Racine et ses rivaux, c’est qu’il avait reconnu en lui cette inspiration408.

De même, sur ce sujet Jules Lemaître constate que «Andromaque, c’est l’entrée dans la tragédie, du réalisme psychologique et de l’amour passion, et c’est le commencement d’un système dramatique nouveau 409 ». En somme, Charles Mauron considère que «Suggérées ou imaginées, les modifications ont été choisies par l’auteur410 ». Hormis l’inspiration et l’art du créateur il semble que les valeurs et les nécessités de l’époque pénètrent l’œuvre derrière sous le masque théâtral du mythe. Sur les transformations réalisées Roy Knight observe que : Les mœurs se sont adoucies depuis ; et dans la pièce de Racine, c’est le climat moral et social, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui se ressent – en peu – de l’influence d’une culture chrétienne bien plutôt que le caractère d’Andromaque elle-même411 .

Le mythe subit d’importantes transformations. Astyanax est vivant, et les Grecs, Oreste à leur tête réclament sa mort ; Pyrrhus est amoureux d’Andromaque, et Andromaque, quoique captive, conserve tous les droits qui sont accordés à son rang de princesse. Ainsi, elle n’est pas traitée comme un butin de guerre, elle n’est pas violée, mais elle doit consentir à l’union souhaitée par Pyrrhus. En ce qui concerne Andromaque, elle conserve les principales composantes de sa personnalité, à savoir son amour pour son époux mort et l’amour vif pour son fils Astyanax. Or, la réécriture lui réserve plusieurs modifications aussi surtout dans l’expression des ces amours et son expression dans la place où elle se trouve, le palais de Pyrrhus.

Le dilemme tragique Andromaque en tant qu’«héroïne de la fidélité conjugale412» selon les traits qui découlent des hypotextes antiques, continue à pleurer son époux. Elle dit à Pyrrhus:

Seigneur : C’est un exil que mes pleurs vous demandent. Souffrez que, loin des Grecs, et même loin de vous,

406 Knight, Roy, C., Jean Racine : Andromaque, Genève, Librairie Droz, S. A., 1977, p. 27. 407 Elliot, Revel, Mythe et légende dans le théâtre de Racine, Paris, Lettres Modernes, 1969, p. 72. 408 Truchet, Jacques, La tragédie classique en France, Paris, P.U.F., 1975, p. 138. 409 Lemaître, Jules, op. cit., p. 129. 410 Mauron, Charles op. cit., p. 54. 411 Knight, R.C., Racine et la Grèce, op.cit., p. 269. 412 Picard, Raymond, Racine, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1956, p. 298.

93 J’aille cacher mon fils et pleurer mon époux. Votre amour contre nous allume trop de haine Retournez, retournez à la fille d'Hélène413.

Le souvenir de l’Iliade est vif surtout aux vers suivants, où Andromaque évoque une rencontre pendant laquelle Hector a pris dans ses bras le petit Astyanax. Il s’agit d’une réminiscence de la «scène des adieux», du chant VI de l’Iliade. En revanche, les paroles d’Hector qu’Andromaque rappelle sont renouvelées. Elle raconte donc à Céphise cette scène, et ce qu’Hector lui avait dit: Hélas ! Je m’en souviens, le jour que son courage Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas, Il demanda son fils et le prit dans ses bras : « Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes, J'ignore quel succès le sort garde à mes armes ; Je te laisse mon fils pour gage de ma foi : S’il me perd, je prétends qu’il me retrouve en toi. Si d’un heureux hymen la mémoire t’est chère, Montre au fils à quel point tu chérissais le père »414.

Ces vers résument en peu de mots l’essence de la pensée racinienne, qui mêle le sentiment du devoir, la fidélité, l’amour, le souvenir du bonheur passé, l’amour maternel. Andromaque, après une scène avec Pyrrhus où elle persiste à son refus pour encore une fois, quand elle est restée seule avec sa confidente, Céphise, elle lui dit : Dois-je oublier Hector privé de funérailles, Et traîné sans honneur autour de nos murailles415?

Cette scène vient écho de la scène de l’Iliade416 οù Hector, après sa mort est humilié et trainé derrière le char d’Achille. Cette image d’Hector mort, obsède Andromaque. Evidemment, il lui est vraiment impossible de se marier avec le fils du meurtrier d’Hector. Ce refus qui persiste jusqu’à la fin et la conduit au comble du désespoir. Ce qui accentue son malheur est que Pyrrhus lui propose de sauver Astyanax, si elle consent de l’épouser. Ce dilemme, qui constitue d’ailleurs, l’un des dilemmes tragiques de la tragédie417, entre son amour pour son fils, et sa dignité, l’écrase. Elle décide de se donner la mort. C’est la seule tragédie où Andromaque décide de se donner la mort afin de rester fidèle à son époux. Le conflit tragique la pose dans la situation de décider entre la vie de son fils, et son mariage avec Pyrrhus d’une part, ou la mort d’Astyanax de l’autre. Comme il lui est impossible de consentir au mariage avec le fils du meurtrier d’Hector, la mort est la seule issue qui lui reste. Par un rebondissement de l’action, elle décide d’épouser Pyrrhus et de suicider juste après. Sa fidélité est renfoncée par la communication qui persiste même après la mort de son époux. Dans son désespoir, elle se rend au tombeau d’Hector pour le consulter. Elle avoue à Céphise :

413 Racine, Jean, Andromaque, op. cit., acte I, sc. 4, v. 338-342. 414 Ibid., acte III, sc. 8, v. 1018-1026. 415 Ibid., acte III, sc. 8, v. 993-4. 416 Homère, Iliade, chant XXII. 417 L’autre dilemme tragique de la tragédie est celui de Pyrrhus, qui doit décider entre l’amour et le devoir.

94 ANDROMAQUE : Allons sur son tombeau consulter mon époux418.

Il faut mentionner au passage que le vrai tombeau d’Hector ne se trouve pas en Epire, mais à Troie, où il a été enseveli après sa mort. L’idée d’un cénotaphe d’Hector provient de l’Enéide. Quoique, dans le passage analogue de Virgile419, Andromaque elle n’est plus captive de Pyrrhus, mais femme d’Hélénus, après la mort de Pyrrhus, et reine d’Épire. La réécriture fait probablement écho de l’image d’une Andromaque qui pleurait encore, près d’une imitation de la rivière troyenne, le Simoïs, et offrait des libations au cénotaphe d’Hector. Au sujet de ce cénotaphe, Roland Barthes écrit : Ce vide de la légalité troyenne est symbolisé par un objet qui détermine tous les mouvements offensifs : le tombeau d’Hector ; il est pour Andromaque refuge, réconfort, espoir, oracle aussi ; par une sorte d’érotisme funèbre, elle veut l’habiter, s’y enfermer avec son fils, vivre dans la mort une sorte de ménage à trois420 .

Il instiste encore : La fidélité d’Andromaque n’est plus que défensive ; sans doute le poids du Sang existe encore, Hector prolonge Troie ; mais tous les ancêtres sont morts ; la fidélité n’est plus ici que mémoire, oblation vertueuse de la vie au profit du souvenir421.

La fidélité d’Andromaque constitue un effort pour conserver son identité, sa personnalité. Dans une variante, qui est toutefois omise du texte final, elle pleure même Pyrrhus, après sa mort. ANDROMAQUE : Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place422.

Elle peut probablement l’aimer et le pleurer, car cela ne l’empêche pas de rester une veuve qui pleure son mari. Tous les obstacles du passé, son amour pour Hector, la haine pour le fils du meurtrier d’Hector, semblent être dépassés, et Andromaque est prête à pleurer Pyrrhus. Cette variante est nécessaire néanmoins pour concevoir le personnage de la façon dont l’auteur l’avait imaginé. En outre, elle offre une preuve supplémentaire des modifications subies par le personnage d’Andromaque. Quoique victime du chantage de Pyrrhus, elle est montrée comme un être incapable de haïr, de ressentir de la joie ou du soulagement devant la mort d’un tyran, qui l’a si cruellement torturée. L’Andromaque de Racine conserve donc tous les traits de ses prédécesseuses. Elle aime son époux mort, elle lui est fidèle, le pleure. Pourtant, elle est différente. Sans même avoir besoin de s’exprimer dans de longues tirades, elle exprime simultanément, en quelques vers, une multitude de sentiments. Dans la réécriture d’autres moyens sont utilisés pour accentuer l’émotion. Ainsi, dans le vers suivant contraste Hector et Pyrrhus. ANDROMAQUE : Quoi ! Je lui donnerais Pyrrhus pour successeur 423?

418 Racine, Jean, Andromaque, op. cit., acte III, sc. 8, v. 1048. 419 Virgile, Enéide, texte établi et traduit par André Bellesort, Paris, Les Belles Lettres, 1934, v. 294-355. 420 Barthes, Roland, op. cit., p. 75. 421 Ibid., p. 76. 422 Picard, Raymond, op. cit., Acte V, sc. III (variante). 423 Racine, Jean, Andromaque, op. cit., acte III, sc. 8, v. 984.

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Dans cette exclamation, bien des sentiments jaillissent. Il y a de la surprise et de l’indignation. Il y a de l’amour pour Hector et de l’aversion pour Pyrrhus, on y trouve le meurtre d’Hector et le déshonneur que lui a fait subir le père de Pyrrhus en le traînant sous les murailles de Troie, pour ne dire que les plus apparents. C’est l’association de mots appropriés dans un vers court, qui suscite toutes ces allusions. Andromaque, sans évoquer les moments passés avec Hector, crée une atmosphère émotionnellement très chargée. Sa volonté de visiter le tombeau de son époux afin de le consulter n’occupe qu’un vers dans texte, pourtant il suffit à signaler une communication secrète, occulte, mais effective. En effet, le moins elle parle de ces moments, le plus on ressent le puissant amour qui liait les époux autrefois. Il suffit pour cela de l’entendre refuser, de façon si définitive, l’amour et le royaume que Pyrrhus lui offre. Sa décision finale est encore à la mesure de son amour. L’excellence donc de l’art racinienne par l’expression concise mais dense, par des associations ingénieuses de mots et des actions chargées de créer une forte émotion, restitue la fidélité d’Andromaque dans toute sa noblesse.

La diplomatie de la mère Roland Barthes affirme que «[…] c’est parce qu’Andromaque n’est pas une mère, mais une amante que la tragédie est possible 424 ». Nous pourrions éventuellement compléter : si Andromaque n’était pas une vraie mère en même temps, nous aurions une tragédie différente. Andromaque est une mère chez laquelle les traits traditionnels se mêlent à ceux que la réécriture lui a ajoutés. Roy Knight repère les hypotextes antiques de cette tragédie. Il mentionne Euripide et Virgile, mais réduit les emprunts à Sénèque. En effet, il affirme que : «moins que la Troade de Sénèque, qui transforme la même action en une suite de débats, protestations, disputes entre bourreaux et victimes, disputes parmi les vainqueurs mêmes, entre le parti de la vengeance et celui de la miséricorde425 ». Nous avons déjà examiné le côté maternel de l’Andromaque de Sénèque et constaté qu’Astyanax représentait, pour elle, l’image d’Hector, au point que ces deux amours s’étaient confondus dans son âme. Cette expression de l’amour maternel existe aussi dans La Troade de Garnier, et nous la rencontrons de nouveau dans la réécriture présente426. Pyrrhus raconte à Pylade une scène avec Andromaque : PYRRHUS C’est Hector, disait-elle, en l’embrassant toujours ; Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace ; C’est lui-même ; c’est toi, cher époux, que j’embrasse427.

Ces vers suffisent à témoigner de l’intensité de son amour pour son fils. Nous pourrions encore ajouter ce qu’Andromaque elle-même dit d’Astyanax : ANDROMAQUE : Ce fils ma seule joie et l’image d’Hector428.

424 Barthes, Roland, op. cit., p. 75. 425 Knight, R.C., Racine et la Grèce, op. cit., p. 282. 426 Elle est présente dans la pièce de Giraudoux aussi. 427 Racine, Jean, Andromaque, II, 5, v. 652-4. 428 Ibid., acte III, sc. 8, v. 1016.

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La réécriture est loin ici d’imiter servilement Sénèque ou de transposer ses vers. Elle incorpore néanmoins à Andromaque ce trait que Sénèque avait imaginé, sans lui donner la dimension qu’il avait dans la pièce du poète philosophe. L’expression de cet amour envers Astyanax est réduite aux vers sus-cités. Tandis que dans la tragédie latine, l’amour pour Astyanax est totalement absorbé par Hector, dans la tragédie française l’amour d’Hector est seulement un aspect de l’amour qu’Andromaque porte à son fils. Elle est, envers lui, affectueuse et dévouée. Elle dit à Pyrrhus : « Je ne l’ai point encore embrassé aujourd’hui! 429 ». Et elle lui témoigne un amour vrai ainsi que le vers suivant le montre : « Non tu ne mourras point : je ne le puis souffrir430 ». Et un peu plus loin elle dit : « O mon fils, que tes jours coûtent cher à ta mère ! 431». Il semble cependant qu’une phrase, dans tout le texte, révèle que l’amour d’Andromaque est exclusivement réservé à son fils. Quand elle parle à Hermione432, elle avoue : Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour, Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour; 433

L’amour exprimé d’une telle façon ne laisse aucun doute sur sa sincérité, et la figure d’Andromaque en tant que mère s’en trouve encore fortifiée. Andromaque veut protéger son fils comme le voulaient ses prédécesseuses. Elle voudrait défendre son fils de toute la force de ses faibles moyens : ANDROMAQUE […]ll n’a pour sa défense Que les pleurs de sa mère et que son innocence434.

Philip Butler observe pertinemment qu’«Andromaque ne veut ni régner, ni se venger. Dans un passage, extraordinaire au XVIIème siècle, où il y a chez Racine comme un pressentiment du romantisme ou du rousseaunisme, elle demande pour son fils qu’on lui permettre de “le cacher en quelque île déserte”435». Il semble cependant qu’une fois au moins elle s’incline sous le poids de ce que Pyrrhus lui demande. Désespérée, elle dit à Céphise : « Il ne me restait plus qu’à condamner mon fils436 ». Sa confidente, n’est pas de son avis. Au contraire, observant l’autodestruction d’Andromaque, elle la conseille, dans une tentative de montrer du sens commun : CÉPHISE : Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle437.

429 Ibid., acte I, sc. 4, v. 264. 430 Racine, Jean, Andromaque, op. cit., acte III, sc. 8, v.1036. 431 Ibid., acte III, sc. 8, v.1046. 432 Ibid., acte III, sc.4, v. 858-880. 433 Ibid., acte III, sc.4, v. 867-8. 434 Ibid., v.373-4. 435 Butler, Philip, Classicisme et baroque dans l’œuvre de Racine, Paris, Nizet, 1959, p. 147, Racine, Jean, Andromaque, v. 878. 436 Racine, Jean, Andromaque, op. cit., acte III, sc.8, v. 980. 437 Ibid., acte III, sc.8, v. 982.

97 Céphise lui montre le résultat de l’obsession de rester fidèle à la mémoire d’Hector. Sur le même sujet, il y a la longue argumentation de Constant Venesoen, dans son ouvrage Le complexe maternel dans le théâtre de Racine 438 . L’auteur s’efforce de prouver qu’Andromaque n’aimait pas Astyanax. Il oublie de mentionner les vers (comme par exemple ceux cités ci-dessus) qui montrent l’affection, le souci et l’amour d’Andromaque pour son fils. L’amour pour son fils, en tant qu’image d’Hector ou non, est incontestable.

Les enjeux sociaux contemporains La réécriture française dote la figure d’Andromaque d’une féminité sensible, capable de faire tomber amoureux le terrible guerrier Pyrrhus. Cet amour, Andromaque ne l’a pas provoqué. Au contraire, elle lui résiste jusqu’à la fin. Il semble néanmoins qu’elle utilise son charme au profit de son fils. Jules Lemaître observe : Mais enfin elle voit l’effet qu’elle produit sur lui, et il est naturel qu’elle en profite pour sauver son enfant439 .

On parle de coquetterie, même si ce trait n’est pas approprié à une Andromaque. «Une coquetterie vertueuse», constate Jules Lemaître440. Maurice Descotes mentionne les qualifications données 441 par Geoffroy dans ses Cours de littérature dramatique : «coquetterie décente et noble […]» , «coquetterie de la vertu, le plus puissant et le plus séducteur de tous les genres de coquetterie». De même, Nisard note que «J’appellerais cela coquetterie vertueuse, si la plus noble de toutes les expressions pouvait relever le mot de coquetterie». Plus récemment, Jean Rohou utilise le même terme442. Or ce trait est indubitablement conforme aux conditions sociales d’une époque qui était très soucieuse de l’apparence, au moins dans la cour. Le luxe des vêtements et l’usage généralisé des perruques le montre. Par conséquent, le renouvellement de l’apparence d’Andromaque est conforme aux mentalités de l’époque. Quoique la jalousie d’Hermione tire les fils de la tragédie, ou plus exactement d’une partie de la tragédie, la tragédie n’offre qu’une seule rencontre entre les deux femmes. De plus celle-ci est extrêmement courte443 si on prend en considération les scènes analogues dans la tragédie d’Euripide. En dehors de l’aveu de l’immense amour d’Andromaque pour Astyanax, nous trouvons aussi l’écho d’Euripide lorsqu’Andromaque évoque l’aide qu’Hector avait apporté à Hélène, la mère d’Hermione : ANDROMAQUE Les Troyens en courroux menaçaient votre mère, J’ai su de mon Hector lui procurer l’appui444.

438 Venesoen, Constant, Le complexe maternel dans le théâtre de Racine, Paris, Lettres Modernes, 1987, p.71-8. 439 Lemaître, Jules, op. cit., p. 142. 440 Ibid. 441 Descotes, Maurice, op. cit., p. 10. 442 Rohou, Jean, op. cit., p. 242. 443 Racine, Jean, Andromaque, op. cit., III, 4, 858-886. 444 Euripide, Andromaque, op. cit., v. 874-5.

98 Dans cette rencontre, Andromaque à genoux, humiliée, beaucoup plus proche de Sénèque que d’Euripide, prie Hermione d’épargner la vie de son fils. La rencontre est nécessaire pour l’intrigue. Andromaque, supplie Hermione de sauver la vie de son fils. Elle lui dit : Où fuyez-vous Madame, N’est-ce point a vos yeux un spectacle assex doux Que la veuve d'Hector pleurante à vos genoux ? 445

Presque toute la tirade d’Andromaque est dédiée à son fils, tandis que la tirade analogue d’Euripide était aussi consacrée aux souvenirs d’Hector et de sa vie à Troie. Or, les deux textes procèdent de la même façon. Ils mettent dans la bouche d’Andromaque des paroles qui pourraient apaiser la jalousie d’Hermione. Ainsi, l’Andromaque d’Euripide, qui a un enfant avec Néoptolème, préfère diriger le débat sur Hector et prouver son amour pour lui. L’Andromaque de Racine parle uniquement d’Astyanax et de son amour pour son fils, pour renforcer l’idée de son attachement à son époux mort. D’autre part, Hermione ne lui adresse que quelques phrases condescendantes et adopte un comportement plein de dignité. Elle est très éloignée de l’Hermione d’Euripide qui faisait preuve de tant de cruauté envers sa rivale. En effet, celle d’Euripide veut à tout prix prouver sa supériorité et humilier Andromaque mais dans une ambiance qui respecte les bienséances. D’ailleurs le style que la tragédie impose à tous les personnages est tourné vers la noblesse et la galanterie. Même le comportement de Pyrrhus, le féroce guerrier, a subi un changement radical, au point qu’il apparaît gentil, sensible, amoureux, malgré sa dureté. Pierre Clarac observe que : Racine va jusqu’à oublier que, lorsqu’il plaisait à un guerrier grec de prendre son plaisir avec une captive, il ne lui demandait pas son consentement. Pyrrhus veut n’obtenir Andromaque que d’elle-même446.

C’est l’époque qui impose ses règles. Au XVIIème siècle, les princesses, même en captivité, conservent leurs droits et sont traitées d’une manière digne de leur rang. En outre, une princesse ne pouvait se laisser aller aux insultes ou aux excès violents de colère. Les tragédies de Racine ont été jouées à la Cour, ce qui contribue aux transformations dans la conception des personnages. Andromaque est donc respectée, quoique captive. Elle n’est pas violée, Pyrrhus demande son consentement pour s’unir à elle. Malgré les droits dont elle jouit au palais et malgré sa noblesse, son comportement la classe comme inférieure. Au début de la tragédie, elle se montre à l’aise avec Pyrrhus. Cette assurance, par la suite, se détériore graduellement, quand les événements tournent à sa défaveur et à celle de son fils. Ainsi, elle se trouve contrainte de s’humilier devant Pyrrhus, de l’appeler «seigneur», «maître» et de se mettre à genoux pour la première fois de sa vie : ANDROMAQUE Vous ne l’ignorez pas : Andromaque, sans vous, N’aurait jamais d’un maître embrassé les genoux447.

445 Racine, Jean, Andromaque, op. cit., acte III, sc. v.860. 446 Clarac, Pierre, Littérature française : L’Age classique, Paris, Artaud, 1969, p. 242. 447 Racine, Jean, Andromaque, op. cit., acte III, sc. 8, v. 915-6.

99 La transformation de l’intrigue a imposé un changement général à Andromaque Un Pyrrhus amoureux qui souhaitait épouser Andromaque et la faire reine, prêt à sauver et protéger Astyanax de la haine des Grecs, ne pouvait en aucun cas provoquer un comportement brutal de la part d’Andromaque. Ainsi, les violences, les imprécations, les protestations disparaissent. Andromaque conserve un comportement noble et doux tout au long de la pièce. Même si Pyrrhus la presse, la contraint à l’épouser, lui fait du chantage, elle ne quitte pas un instant sa dignité. Selon Jean Rohou : « loin de refuser tout dialogue avec Pyrrhus, qu’elle n’est pas sans estimer, elle le flatte ou le pique. Certes, il lui faut opposer la diplomatie au chantage448». Cette diplomatie, tout au long de la pièce constitue une manière de négocier avec son maître. Indirectement, elle s’efforce de l’éloigner d’elle : ANDROMAQUE Captive toujours triste, importune à moi-même, Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime449 ?

Elle lui rappelle son père, l’invite à se montrer «digne» d’Achille afin d’obtenir le salut d’Astyanax. ANDROMAQUE Sans me faire payer son salut de mon cœur, Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile : Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille450.

Cette diplomatie n’est pas étrangère aux habitudes de la Cour. Il ne faut pas oublier qu’au XVIIème siècle la monarchie prospère, la Cour aussi, et que Racine évolue dans ce milieu. Les attitudes de ce milieu sont évidemment reflétées dans quelques vers. Pyrrhus même, le féroce guerrier, s’adoucit sous l’effet de son amour pour Andromaque et se montre parfois sensible et courtois. Sur ce sujet, Jean Rohou observe : Soucieux de plaire, Racine écrivait pour une société où la vie relationnelle était particulièrement subtile, pour un public friand de casuistique amoureuse451.

En somme ce qui distingue cette Andromaque est sa décision de suicider en tant qu’expression personnelle de son desespoir. C’est la première fois qu’une Andromaque prend sa vie entre ses mains, serait-ce pour se l’ôter. Même s’il s’agit d’une issue dictée par sa faiblesse, cela reste toujours une décision qu’elle a prise elle-même pour déterminer son avenir face à des conditions insupportables. Andromaque comporte une force d’âme telle qu’elle l’a amenée à cette solution extrême. Pourtant, cette décision atteste du moins sa grandeur et aussi le comble du désespoir que le conflit tragique lui posait : D’une par l’amour pour son fils et d’une part l’amour pour Hector l’écrasaient.

448 Rohou, Jean, op. cit., p. 242. 449 Racine, Jean, Andromaque, op. cit., acte I, sc. 4. v. 301-2. 450 Ibid., acte I, sc. 4. v. 308-10. 451 Rohou, Jean, op. cit., p. 242.

100

En guise de conclusion

Le mythe d’Andromaque ,mérite son importance pour deux raisons surtout. Premièrement parce qu’il parcourt toutes les époques de l’histoire humaine, depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle, en passant par le théâtre d’Athènes, le théâtre latin, les épopées médiévales, le théâtre français du XVIe au XXe siècle. Deuxièmement, parce qu’Andromaque n’est pas une figure hors du commun en tant que femme, à la manière de Cassandre, de Médée, d’Hélène. Elle n’est que l’épouse et la mère dévouée, que l’infortune frappe brusquement à cause de la guerre. Pourtant, la guerre – et toutes les guerres – constituent une constante dans l’histoire de l’humanité. Et les faibles, ceux qui sont le plus touchés, les victimes, sont immuablement tout au long des siècles, les femmes et les enfants. C’est justement la guerre, cette affaire exclusivement masculine, qu’Andromaque combat. Son nom est d’ailleurs révélateur : Andromaque -en grec Ἀνδρομάχη- signifie celle qui combat les hommes. Or, malgré les connotations vives qui découlent de son nom, elle n’est qu’une figure réticente, qui au début, dans l’époque homérique, exprime très humblement ses craintes concernant la vie de son époux bien-aimé, Hector, en essayant de le dissuader de combattre Achille. Ses craintes s’avéreront vite tout à fait justifiées : Hector meurt sous les coups d’Achille, en laissant Andromaque veuve et son fils Astyanax orphelin. Cette nouvelle condition du veuvage, accentuée par les nouvelles conditions de sa vie, après la chute de Troie, confèrent à sa figure un autre aspect. : celui de la victime de la guerre, qui en dénonce les cruautés. Toute une série de tragédies, portant le titre de Troyennes ou Troade, depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle (l’adaptation d’Euripide par Sartre étant la dernière) véhiculent son discours contre les atrocités de la guerre et les injustices faites aux victimes. Son discours, dénonçant toute guerre, s’érige en symbole qui concentre l’essence de la lutte pour la paix, devoir « de tout homme raisonnable » ainsi qu’elle le dit dans la tragédie d’Euripide. Enfin, après le partage des captives à la suite de la chute de Troie, Andromaque se retrouve esclave à la cour de Néoptolème-Pyrrhus, roi d’Épire, qui la prend comme concubine, ou veut l’épouser dans la version racinienne. Deux tragédies portant le titre de Andromaque, d’Euripide et de Racine, reprennent cette séquence, de façon toutefois très divergente. Or, dans les deux, ce qui domine, c’est la passion d’Andromaque pour son fils, pour qui elle décide de donner même sa vie pour sauver la sienne. Passant par toutes les conditions, de princesse, d’épouse, de mère, de captive, d’esclave, et traversant toutes les époques, elle assume l’expression de la condition des faibles. De ceux qui demeurent en dehors des forces du pouvoir, et ensuite sans protection, sous le joug du vainqueur. Cependant, comme c’est le cas pour tout mythe, les réécritures absorbent chaque fois les sujets brûlants ou les traits caractéristiques des époques qui leur donnent

101 naissance. Par conséquent, Andromaque se dote de capacités mystiques dans les épopées médiévales : elle est présentée comme digne de recevoir des songes prémonitoires, pendant le Moyen Age, où le mysticisme était un refuge pour les femmes. Ensuite elle présente une capacité d’apaiser les conflits entre ennemis, dans la tragédie de Garnier, en pleine Guerre de religion, en prônant une telle gestion du problème. Enfin, à l’approche de l’ère contemporaine, elle commence à intégrer la sphère publique et à participer de sa propre initiative et avec sa propre voix, aux débats de la Cité. Telle est la place qui lui est accordée dans la tragédie Hector de Luce de Lancival, à l’aube du XIXe siècle, ainsi que dans la pièce La guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux, en plein XXe siècle. Son itinéraire, qui parcourt toutes les époques, reflète les différentes étapes de l’histoire des femmes et de l’humanité, depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle, allant du thrène à l’éloquence et à la participation à la prise des décisions dans l’espace public.

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106 TABLE

INTRODUCTION ...... 7 Le mythe dans les Lettres antiques et françaises...... 7 L’épopée française : Le Roman de Troie...... 10 Dans le théâtre français...... 11 Parcours de l’approche : les enjeux des réécritures et l’organisation pratique du corpus...... 12 Andromaque avant la mort d'Hector ...... 14 Le mythe dans l’Iliade ...... 14 Qui est Andromaque ? ...... 14 L'épouse ...... 15 Le couple parfait ...... 17 Andromaque, la mère ...... 20 Des traits psychologiques...... 21 Dans l’époque médiévale ...... 23 Andromaque dans le Roman de Troie ...... 25 Le mythe d’Andromaque dans la tragédie Hector ...... 30 d’Antoine de Montchrestien ...... 30 Le recours au rêve prémonitoire ...... 30 Le recours à la logique ...... 32 La sagesse ...... 33 Dans la sphère publique : le recours à Priam...... 33 Luce de Lancival, Hector ...... 39 Les échos de la « scène des adieux »...... 39 La piété, la transcendance et le motif du rêve prémonitoire...... 41 Le renforcement du rôle politique d’Andromaque...... 41 Jean Giraudoux, ...... 45 La guerre de Troie n’aura pas lieu : l’entrée définitive d’Andromaque dans la sphère publique...... 45 Une reflexion sur la guerre imminente ?...... 45 La vie en couple...... 46 La qualité de la mère...... 50 La lutte pour la paix et le rôle social d’Andromaque...... 51 Dans le conseil de la cité...... 52 Dans le sillage des Troyennes ...... 56 Les Troyennes d’Euripide ...... 57 L’expression du désespoir...... 58 La mère anéantie ...... 60 Les Troyennes de Sénèque ...... 62 Andromaque au comble du désespoir ...... 62 Deux amours confondus : Astyanax, image d'Hector ...... 64 La Troade de Robert Garnier : L’apaisement des passions...... 67 L’émergence des hypotextes ...... 67 Les échos intertextuels dans l’expression du désespoir ...... 68

107 La cruauté de la vengeance ...... 71 L’apaisement des passions ...... 73 Troyennes : Les derniers échos...... 76 Nicolas Pradon, La Troade ...... 76 Chateaubrun : Les Troyennes ...... 78 A la cour de Pyrrhus ...... 80 Andromaque d’Euripide : les enjeux politiques et sociaux qui découlent...... 81 Le contexte historico-politique ...... 82 Le devoir de la mère : le sacrifice ...... 84 Les enjeux sociaux contemporains ...... 86 Andromaque de Racine ...... 91 L’originalité de la réécriture...... 92 Le dilemme tragique ...... 93 La diplomatie de la mère...... 96 Les enjeux sociaux contemporains ...... 98 En guise de conclusion...... 101 Bibliographie...... 103 Lettres Antiques ...... 103 Lettres Françaises...... 104 TABLE ...... 107

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Dora LEONTARIDOU est docteure en littérature française de l’Université Paris III, où elle a soutenu la thèse Le mythe troyen dans la littérature française. Elle a enseigné à l’Université d’Athènes. Elle est enseignante de fle au Collège et Lycée Pilote «Varvakeio» à Athènes. Elle est également attachée d’enseignement au Master FLE de l’Université Ouverte Hellénique, et formatrice de fle de l’Institut Français de Grèce, depuis 2011. Ses domaines de recherche portent sur les mythes dans le théâtre français et francophone, l’écriture féminine et l’innovation dans l’éducation. Elle a participé à plusieurs colloques et congrès internationaux, elle a contribué à des ouvrages collectifs et elle a publié plusieurs articles à l’étranger. Une partie de ses publications en français sont enregistrées sur le site https://eap.academia.edu/DoraLeontaridou

ISBN: 978-960-93-8735-4 νέο e-book

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