Cahiers d’ethnomusicologie Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles

30 | 2017 Perspectives

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2650 ISSN : 2235-7688

Éditeur ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie

Édition imprimée Date de publication : 10 décembre 2017 ISBN : 978-2-88474-471-3 ISSN : 1662-372X

Référence électronique Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017, « Perspectives » [En ligne], mis en ligne le 10 décembre 2019, consulté le 02 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2650

Ce document a été généré automatiquement le 2 juin 2020.

Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle. 1

La profonde dynamique de changement que connaissent toutes les sociétés contemporaines impose désormais de centrer le regard sur l’évolution des pratiques, des contextes, des modes de représentation et de diffusion, des modalités de transmission ou des phénomènes de revitalisation et de patrimonialisation. Ce dossier propose une réflexion prospective, s’appuyant sur les nouveaux axes de recherche, les terrains et les méthodes récemment apparus, ainsi que l’interdisciplinarité de plus en plus marquée qui caractérise l’ethnomusicologie aujourd’hui. La prise en compte de la mobilité, des phénomènes de migration, de la globalisation et de l’appropriation de cultures musicales exogènes, notamment par les outils issus de la « révolution numérique », ont imposé aux chercheurs de s’adapter et d’inventer une ethnomusicologie différente, à partir d’ethnographies inédites (par exemple sur les réseaux sociaux ou sur des terrains multi-situés), et nécessitant un nouveau type de positionnement.

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SOMMAIRE

Dossier : Perspectives – Quel devenir pour l’ethnomusicologie ?

Zoom arrière. L’ethnomusicologie à l’ère du Big Data Florabelle Spielmann, Aurélie Helmlinger, Joséphine Simonnot, Thomas Fillon, Guillaume Pellerin, Bob L. Sturm, Oded Ben-Tal et Elio Quinton

L’ethnomusicologie computationnelle : pour un renouveau de la discipline Stéphanie Weisser, Olivier Lartillot, Matthias Demoucron et Darrell Conklin

Approche interdisciplinaire du geste musical : nouvelles perspectives en ethnomusicologie Fabrice Marandola, Marie-France Mifune et Farrokh Vahabzadeh

L’ethnographie de la musique écrite. Fabrication, usages et circulation des partitions Lucille Lisack

Musique, mémoire et émotion : les lamentations, un objet de la psychanalyse et de l’art- thérapie ? Mina Dos Santos

Nouveaux terrains, nouvelles méthodes : enquête en groupe fermé. Étude du chant militaire dans les Troupes de Marine Adeline Poussin

Vers une ethnomusicologie du studio d’enregistrement. Stonetree Records et la paranda garifuna en Amérique centrale Ons Barnat

Du Caire à Nantes. Parcours et reformulations du zār, de ses musiques et de ses acteurs Séverine Gabry-Thienpont

Cosmopolitisme musical. Dynamiques plurielles dans les groupes de batucada en France Ana Paula Alves Fernandes

Quand l’accordéon diatonique nous invite à interroger les méthodes et les objets de l’ethnomusicologie Raffaele Pinelli

Entretiens

Un éclectisme assumé. Entretien avec Denis-Constant Martin Entretien réalisé à Paris le 13 juin 2016 Emmanuelle Olivier et Denis-Constant Martin

Le , une expérience spirituelle et un écosystème. Entretien avec Danyèl Waro Vincent Zanetti et Danyèl Waro

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Livres

Simha AROM et Denis-Constant MARTIN : L’enquête ethnomusicologique. Préparation, terrain, analyse Paris : Vrin, coll. Musicologies, 2015 Yves Defrance

Svanibor PETTAN et Jeff Todd TITON, dir. : The Oxford Handbook of Applied Ethnomusicology New York : Oxford University Press, 2015 Lucille Lisack

Catherine DEUTSCH et Caroline GIRON-PANEL, dir : Pratiques musicales féminines. Discours, normes, représentations Lyon : Symétrie, coll. Symétrie Recherche, série Histoire du concert, 2016 Lorraine Roubertie Soliman

Samuel Baud-Bovy (1906-1986), néohelléniste, ethnomusicologue, musicien Publié sous la direction de Bertrand Bouvier et Anastasia Danaé Lazaridis, avec la collaboration de Hionia Saskia Petroff. Genève : Droz, avec la Faculté des Lettres de l’Université de Genève, 2016 Kyriakos Kalaitzidis

Nidaa ABOU MRAD : Eléments de sémiotique modale. Essai d’une grammaire musicale pour les traditions monodiques Hadath-Baabda, Liban : Les Editions de l’Université Antonine/Paris : Geuthner, 2016 Fériel Bouhadiba

CD | DVD | Multimédia

Around Music – Ecouter le Monde Coffret de douze films DVD (742 minutes) avec livret. Texte du livret Filming Music – Filmer la musique (2015), bilingue français-anglais, 52 pages : Bernard Lortat-Jacob et Hélène Lallemand. Coédition La Huit/Société Française d’Ethnomusicologie, 2015 Ariane Zevaco

AMAZONIE. Contes sonores Enregistrements : N. Bammer, M. P. Baumann, B. Brabec de Mori, J. Hill, M. Lewy, F. López de Oliveros, J.-F. Schiano et D. Schoepf ; textes : Bernd Brabec de Mori et Matthias Lewy ; direction : Madeleine Leclair. 1 CD MEG-AIMP CXII/ VDE 1480, 2016 Jean-Pierre Estival

URUGUAY. De tambores y amores, Chabela Ramírez Enregistrements studio réalisés à Montevideo en 2013, textes du livret : Chabela Ramírez, 12 pages (espagnol). Perro Andaluz, Montevideo, 2016 Ignacio Cardoso

Une anthologie du khöömii mongol/An anthology of Mongolian khöömii/Mongol khöömijn songomol Enregistrement et production : Johanni Curtet, assisté de Nomindari Shagdarsüren ; texte : Johanni Curtet. 2 CDs, livret 48 p. Routes Nomades/Buda Musique 4790383, 2016 Emilie Maj

LAOS. Musique des Khmou Enregistrements et texte : Véronique de Lavenère, notice français-anglais 39 pages. Photos et carte couleurs. CD MEG-AIMP CXIII/VDE-GALLO CD-1490, 2017 Stéphanie Khoury

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Thèses

Marie-Pierre LISSOIR : Le khap tai dam, catégorisation et modèles musicaux. Etude ethnomusicologique chez les Tai des hauts plateaux du Laos Thèse de doctorat en Sciences Politiques et Sociales et en Sciences du Langage, soutenue le 27 avril 2016 à l’Université Libre de Bruxelles, en cotutelle avec l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3

Yohann JUSTINO LOPES : La concertina portugaise dans l’Alto-Minho : un son, un répertoire, une tradition Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 3 octobre 2016 à l’Université Paris-Sorbonne

Elizabeth ROSSÉ : Ancestralité et migrations urbaines. Le cas des Tandroy de Toliara (Madagascar) Thèse de doctorat en anthropologie, soutenue le 10 octobre 2016à l’université Paris Ouest Nanterre la Défense

Arash MOHAFEZ : Approche comparative des systèmes musicaux classiques persan et turc. Origines, devenirs et enjeux Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 14 octobre 2016 à l’Université Paris Ouest Nanterre

Kisito ESSÉLÉ ESSÉLÉ : Continuités et innovations sonores des cérémonies funéraires des Eton du Sud-Cameroun Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 25 novembre 2016 à l’Université Paris Ouest Nanterre-la Défense

Ariane ZEVACO : Les enjeux de la « tradition ». Identités, pouvoirs et réseaux dans les pratiques musiciennes au Tadjikistan Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue le 5 décembre 2016 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Estelle Weiping WANG : Les partitions pour pipa de Dunhuang : édition et interprétation Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 7 décembre 2016 à l’Université Paris-Sorbonne

Lúcia CAMPOS : Les modes d’écoute d’une poésie chantée : le maracatu de baque solto, de la cultura popular à la scène musicale globalisée (Brésil-Europe) Thèse de doctorat en Musique, Histoire, Société, soutenue le 14 décembre 2016 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Paris

Marie-Françoise PINDARD : Les rythmes fondamentaux de la musique traditionnelle créole de Guyane : signes, symboles et représentations d’un fait social total original Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le le 15 décembre 2016 à l’Université des Antilles

Simone VAITY : La question de la modernité dans l’art Bèlè martiniquais Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 16 décembre 2016 à l’Université des Antilles

Anis FARIJI : La tradition musicale au prisme critique de la contemporanéité. Exemple de la modernité musicale arabo-berbère à travers les cas des trois compositeurs : Ahmed Essyad, Zad Moultaka et Saed Haddad Thèse de doctorat en musicologie, soutenue le 26 janvier 2017 à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

Publications reçues

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Dossier : Perspectives – Quel devenir pour l’ethnomusicologie ?

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Zoom arrière. L’ethnomusicologie à l’ère du Big Data

Florabelle Spielmann, Aurélie Helmlinger, Joséphine Simonnot, Thomas Fillon, Guillaume Pellerin, Bob L. Sturm, Oded Ben-Tal et Elio Quinton

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cet article a été écrit dans le cadre du projet de recherche « Le calypso à travers l’histoire : une approche en science des données » (DaCaRyH, mars 2016-juillet 2017). Ce projet de recherche franco-britannique est financé par le Arts and Humanities Research Council Care for the Future (AHRC Grant No. AH/N504531/1) et le LABEX Les passés dans le présent.

1 Si l’ethnomusicologie s’est développée sur la base de l’observation participante et d’analyses ponctuelles détaillées, des sortes d’observations en gros plan, les nouveaux usages qui accompagnent le développement du numérique et des réseaux sont en train de conduire la discipline à enrichir ses méthodes et à repenser sa pratique de recherche en permettant une observation en grand angle.

2 Les techniques d’extraction automatique d’information musicale appliquées à des répertoires de musiques traditionnelles ont ouvert de nouvelles perspectives dans le champ de l’ethnomusicologie. Si les chercheurs anglophones ont adopté le terme de computational ethnomusicology pour désigner cette branche spécifique de l’ethnomusicologie, une même segmentation disciplinaire n’a pas eu lieu en France où ce nouveau champ de la recherche en ethnomusicologie s’inscrit plus globalement dans le domaine des humanités numériques2.

3 Cet article collectif se propose de faire un état des lieux de la recherche dans ce domaine émergent. Après une première partie portant sur la place des outils informatiques dans la pratique de l’ethnomusicologie, une synthèse des publications anglophones puis francophones nous permettra d’examiner les thèmes et problématiques soulevés par les chercheurs. Enfin, nous nous interrogerons sur le devenir de l’ethnomusicologie dans ce contexte de « révolution numérique » où les

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dispositifs informatiques sont d’ores et déjà en train de bouleverser les pratiques de recherche.

Ethnomusicologie et dispositifs technologiques

4 A la différence de disciplines des sciences humaines où le tournant numérique a fait irruption dans un environnement de travail jusqu’alors peu technique, la pratique de l’ethnomusicologie a toujours été affaire de technologies. Plus encore, la structuration de l’ethnomusicologie en tant que discipline est intrinsèquement liée au développement des techniques d’enregistrement, une belle illustration de la consubstantialité entre moyens de communication et modes de pensée pointée par Jack Goody (1979). Ces améliorations techniques (support, qualité, durée d’enregistrement) ont permis de systématiser la collecte de matériaux musicaux sur le terrain et de préciser peu à peu un protocole méthodologique. Fixés sur des supports, ces matériaux musicaux pouvaient alors devenir des objets d’étude à part entière.

5 L’association entre technologie et recherche musicale est ainsi aux fondements de l’ethnomusicologie, au point que la discipline a pu être présentée comme la « fille de Charles Cros et d’Edison » par Lortat-Jacob & Rovsing Olsen (2004 : 10), synthétisant la pensée de Bartók qui déclarait en 1937 : « Je l’affirme sans hésiter, la science du folklore musical doit son développement actuel à Edison. La science du folklore musical est relativement jeune ; pour ainsi dire, ses tâches, son objectif et ses points de vue nouveaux surgissent pour l’analyse du matériau, des points de vue que nous n’avions pas même imaginés par le passé. L’ autre grand avantage des enregistrements, c’est qu’avec une vitesse de rotation diminuée de moitié nous pouvons les écouter et les étudier dans un tempo très lent, comme si nous analysions un objet à la loupe » (Bartók 1995 [1937] : 33-34). Illustrant ces propos, l’historien Brice Gérard montre le « renversement méthodologique » qui s’opère au cours de la mission Ogooué-Congo, Gilbert Rouget rompant avec les modalités de recueil et d’interprétation des données en choisissant d’inscrire l’enregistrement au cœur du protocole ethnographique. Objet d’étude à part entière, le matériau sonore est « sinon la seule, du moins la plus importante source d’information pour l’ethnomusicologie » (Gilbert Rouget 1956, cité par Brice Gérard 2014 : 288). Pour Gilbert Rouget, qui succède à André Schaeffner à la direction du département d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme en 1965, l’enregistrement sonore se situe au cœur du travail du chercheur et le travail d’enquête doit permettre une analyse du matériau collecté (ibid. : 223).

6 Cette « prééminence épistémologique de l’enregistrement sonore » oriente la pratique de la recherche aussi bien sur le terrain que dans l’analyse des matériaux collectés. Construire le matériau sonore comme objet scientifique nécessite de la part du chercheur un savoir-faire technique qui va de l’appropriation des possibilités d’enregistrement à la maîtrise d’outils analytiques.

7 La présence d’un laboratoire d’enregistrement et d’analyse du son permettant le développement de recherches en acoustique musicale témoigne des besoins techniques requis par l’ethnomusicologie telle qu’elle s’institutionnalise dans le cadre de la formation de recherche au CNRS. Au sein de ce laboratoire se développent dans les années 1960 l’utilisation du Stroboconn, puis celle du Sonagraphe. Ainsi, « la “spectrographie” du son musical appliquée à la recherche ethnomusicologique en est

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venue à prendre une place importante dans (les) travaux (de l’équipe) » (Rouget 2004 : 520).

8 Parallèlement, les relations régulières de l’équipe de recherche du Laboratoire d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme avec Emile Leipp puis Michèle Castellengo du Laboratoire d’Acoustique Musicale ont permis d’approfondir les analyses spectrographiques du son. Cette collaboration s’est notamment concrétisée par des publications telles que le CD Les voix du monde, une anthologie des expressions vocales (Le chant du Monde, Collection CNRS-Musée de l’Homme, 19963 ), dont le livret est illustré par des sonagrammes réalisés par Michèle Castellengo.

Fig. 1. Stroboconn, Archives du CNRS-Musée de l’Homme.

9 En 1968, Gilbert Rouget publie un article où il revient sur ce que la discipline ethnomusicologique doit aux progrès technologiques notamment en ce qui concerne la collecte de matériaux sonores sur le terrain. L’ analyse musicale est une étape méthodologique intermédiaire qui conduit le chercheur à formuler des hypothèses et des questions de recherche. En l’absence d’énoncés spontanés dans le discours des acteurs, le chercheur doit mettre en œuvre des outils et des protocoles pour rendre compte du fonctionnement sémiologique de l’objet musical. La technique d’enregistrement en re-recording mise au point par Simha Arom pour analyser les musiques polyphoniques d’Afrique centrale a ouvert la voie à une méthodologie d’expérimentation interactive où le protocole repose sur la conception empirique d’outils technologiques adaptés aux besoins du terrain. Ainsi, l’informatique s’est invitée dans le dispositif expérimental avec l’utilisation d’un synthétiseur Yamaha DX 7-II FD couplé à un ordinateur Macintosh SE/30 au cours de deux missions conduites en 1989 et 1990 par Simha Arom et Susanne Furniss. Ce dispositif a permis d’élaborer des outils en permettant aux musiciens d’interagir au sein du protocole sans modifier leur

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geste musical. Cette méthodologie a initié une nouvelle approche de l’enquête de terrain et a ouvert de nouvelles perspectives dans la pratique de recherche de l’ethnomusicologue. Les publications de Fabrice Marandola (1999), et de Nathalie Fernando (2004), décrivent les principes de cette méthode qui s’inscrit plus largement dans le domaine « des sciences cognitives sur la modélisation de systèmes complexes » (Fernando 2004 : 296).

Fig. 2. Sonagramme de Gilbert Rouget (tiré de Rouget 2001 vol. 2, feuillet MdR 7).

Ce sonagramme illustre l’exemple musical du CD 2, plage 1, fin de la stance V, Sakpata de Vakon (enregistré à Vakon le 31 janvier 1969). Consultation en ligne en accès restreint : http://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/ CNRSMH_E_2001_025_001_002_01/

10 Certains dispositifs technologiques, en complément à la pratique de l’observation participante, ont en effet favorisé des recherches inspirées des sciences cognitives. Jean-Pierre Estival (1994) a ainsi mis en œuvre des algorithmes de segmentation et de composition automatique sur la base d’une analyse musicale, et établi un protocole expérimental inspiré de la psychologie cognitive, dans le but d’évaluer le poids respectif des différents paramètres de classification dans des répertoires du moyen Xingu et de l’Iriri (Brésil). A sa suite, Aurélie Helmlinger a également réalisé des protocoles expérimentaux en vue de répondre à des questions sur la mémorisation induites par son travail de terrain dans les steelbands de Trinidad et Tobago (2006, 2010, 2012). Les techniques informatiques audiovisuelles ont permis de réaliser un programme d’apprentissage standardisé, puis, par la vidéo, d’objectiver les performances mnésiques de plusieurs groupes de panistes (musiciens de pan) dans différents contextes d’apprentissage (solitaires ou collectifs). Les taux d’erreur évalués dans chaque situation ont été ensuite analysés statistiquement. Sans l’apport technologique, il n’aurait pas été possible de tester des hypothèses issues de l’observation et de la pratique musicale avec la rigueur requise en science cognitive. Enfin, dans sa recherche sur les émotions musicales dans une communauté de Transylvanie, Filippo Bonini Baraldi a également enrichi son analyse musicale et rythmique d’un travail pluridisciplinaire utilisant des techniques basées sur la capture de mouvements (2009, 2013).

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Fig. 3. Schéma du protocole expérimental mis en place par Aurélie Helmlinger.

11 Au delà de son usage dans l’analyse des données, l’informatique devient, au début des années 2000, un outil permettant le traitement et la diffusion de résultats de recherche, avec un potentiel pédagogique décuplé : des publications multimédias deviennent ainsi descriptives de savoirs ethnomusicologiques. Construisant du sens en articulant textes, images animées et son dans un but narratif précis, l’expérimentation de différentes formes d’écriture multimédia s’appuie sur la notion développée par Bernard Lortat- Jacob d’« oreille culturelle ». Il s’agit de concevoir des représentations multimédias du matériau sonore qui soient culturellement pertinentes. Marc Chemillier (2003) décrit quelques-unes des clés d’écoute développées à l’initiative du Laboratoire d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme dans le but de rendre compte d’un raisonnement scientifique à travers « la scénarisation d’une animation musicale interactive » (Chemillier 2003 : 72). Ces parcours d’écoute permettent de faire interagir l’utilisateur avec l’image et le son et ainsi d’orienter sa perception musicale et le phénomène cognitif qui lui est associé et ce, d’une « manière culturellement déterminée ».

12 Marc Chemillier décrit différents procédés techniques permettant de « polariser l’écoute » de l’utilisateur et détaille deux exemples particulièrement aboutis d’écriture multimédia du discours ethnomusicologique : l’animation interactive consacrée aux Pygmées Aka qui permet à l’utilisateur d’activer et de désactiver les différentes voix de la polyphonie, et celle consacrée aux polyphonies vocales de Sardaigne (2002) qui permet d’isoler au sein du spectre harmonique les quatre voix chantées ainsi que la quintina, cinquième voix non chantée qui apparaît dans le spectre polyphonique des quatre chanteurs sardes.

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13 Ainsi, les outils technologiques et informatiques se sont imposés dans la pratique de l’ethnomusicologie bien avant l’émergence des humanités numériques et de l’ethnomusicologie computationnelle. Plus encore, ces dispositifs ont accompagné l’ethnomusicologie et contribué à la façonner en tant que discipline en servant notamment de support à l’analyse du matériau sonore.

Etat des lieux

Synthèse des travaux anglophones

14 Si l’un des tout premiers travaux d’ethnomusicologie computationnelle fut présenté à la conférence ICMC de 1978 par Halmos et. al. (1978), c’est à la suite de l’article de Tzanetakis et al. (2007) que s’impose l’appellation computational ethnomusicology définie par les auteurs comme « conception, développement et usage d’outils informatiques qui ont la capacité d’assister la recherche en ethnomusicologie ». Cet article présente différentes situations de recherche où des outils informatiques ont été intégrés à la méthodologie comme support d’analyse du matériau sonore et du geste musical. Ces outils permettent notamment de concevoir des applications transcrivant automatiquement des hauteurs de notes et/ou de rythmes (Askenfelt 1976, Schloss 1985, Bilmes 1993) et des dispositifs informatiques permettant la synthèse informatique de séquences mélodiques et/ou rythmiques culturellement pertinentes (Kippen 1980, Arom 1989 et 1990, Dehoux et Voisin 1993). Le champ d’application de ces outils est lié aux spécificités d’un terrain donné : l’outil technologique se conçoit et se co-construit dans le cadre d’un protocole expérimental dans une indispensable interaction entre l’homme et la machine. Si Tzanetakis et al. soulignent la difficulté que représente pour les chercheurs l’absence d’une méthodologie établie, les auteurs souhaitent sensibiliser la communauté scientifique au potentiel de développement des techniques d’extraction musicale pour assister la recherche en ethnomusicologie. Afin d’illustrer leur propos, les auteurs mentionnent trois de leurs projets de recherche qui se proposent d’identifier des paramètres musicaux pertinents quant à la discrimination de catégories vernaculaires. Ainsi, ils explorent les possibilités offertes par les techniques de machine learning pour catégoriser automatiquement trois expressions de la clave afro-cubaine : la clave rumba et la clave son (2-3 et 3-2). Des algorithmes de recherche d’information musicale sont testés sur des mélodies monophoniques pour modéliser et catégoriser des caractéristiques relevant tant des propriétés formelles que du contexte culturel. Les variations de tempo entre deux performances d’un joueur de luth kazakh dombra sont analysées à partir de représentations graphiques produites informatiquement à l’aide d’algorithmes de détection de pulsations.

Big Data

15 Les technologies informatiques associées à des méthodes statistiques rendent possibles des études à de très larges échelles. Ces études, qui ne vont pas sans nombre de difficultés (Huron 2013), se réalisent en une succession d’étapes : 1) création ou choix d’un corpus d’étude, 2) extraction automatique de descripteurs quantitatifs, 3) conception et/ou mise en place de procédures quantitatives pour décrire différentes caractéristiques du corpus, 4) comparaison statistique des caractéristiques.

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16 Cette approche permet de rechercher et quantifier des tendances au sein de larges corpus. Ainsi, à partir d’un corpus regroupant 464 411 morceaux de « musique populaire » (rock, pop, hip-hop, metal et musique électronique), Serra et. al. (2012) s’intéressent à trois caractéristiques musicales de la période 1955‑2010 : le timbre, les hauteurs de notes et le volume sonore. Leur analyse montre que, sur cette période, la diversité des intervalles mélodiques et des timbres s’amenuise tandis que le volume sonore augmente. Mauch et al. (2015) ont sélectionné au sein du Billboard Hot 100 américain 17 094 chansons qui ont connu la gloire de ce hit-parade de 1960 à 2010 et ont extrait pour chaque chanson des échantillons de 30 secondes. Deux corpus, l’un de « thèmes harmoniques » et l’autre de « types de timbres », ont été élaborés. Leur analyse a permis de reconstruire 13 styles musicaux et de mettre en évidence trois grands cycles de créations musicales (1964, 1983 et 1991).

17 Cette approche permet également de concevoir des modèles informatiques s’appuyant sur des descripteurs quantitatifs afin de réaliser des classifications automatiques d’extraits musicaux (Panteli et al. 2016, 2017). D’autres travaux, (Huron 1996, Boo et al. 2016 et Shanahan et al. 2016) portent sur l’analyse de représentations symboliques et non sur celle d’enregistrements audio.

18 Si ce « big data » offre de nombreuses opportunités pour la recherche musicale (Huron 2013, Wallmark 2013), l’approche statistique soulève des questions sur le plan méthodologique. En effet, ce type de travaux compare des représentations assez grossières d’un phénomène très complexe et ignore quantité d’aspects importants du rapport de l’humain à la musique (Byrd & Crawford 2002, Wiggins 2009, Marsden 2015). Ainsi, Fink (2013) interroge la validité de l’analyse de Serra et al., qui ne porte pas directement sur le matériau musical mais sur des descripteurs extraits avec des algorithmes qui sont bâtis sur des représentations du matériau dont la pertinence est discutée. Des critiques similaires peuvent être formulées à l’égard des travaux de Mauch et al. (2015) et Panteli et al. (2016, 2017), qui fondent leur analyse sur des corpus d’échantillons musicaux d’une durée de 30 secondes.

19 Aussi, certains chercheurs (Cornelis et al. 2009, Oramos et Cornelis 2012) insistent sur la nécessité de systématiser des approches interdisciplinaires qui permettent de construire des outils techniques en réponse à des questions de recherche ethnomusicologique.

20 En 2013, un numéro spécial de la revue britannique Journal of New Music Research a porté sur les perspectives et les enjeux de l’ethnomusicologie computationnelle. Dans l’article introductif, Gómez et al. reprennent et développent la définition de Tzanetakis et al. en affirmant que l’informatique ne sert pas seulement à concevoir des outils mais aussi à poser des questions de recherche. A cette fin, il est nécessaire de concevoir des outils de manière empirique et ce, par la mise en œuvre d’un ensemble de traitements efficaces des signaux choisis en fonction de problématiques ethnomusicologiques.

Synthèse des travaux francophones

21 Dans le domaine des publications francophones, le premier article portant sur les techniques informatiques appliquées aux objets de l’ethnomusicologie est publié dans les Actes des JIM (Journées d’Informatique Musicale) qui se sont tenues à Mons en Belgique au mois de mai 2012. Dans cet article, Stéphanie Weisser s’intéresse au développement de l’ethnomusicologie computationnelle qu’elle définit comme « la

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création, le développement et l’utilisation d’outils informatiques potentiellement utiles à la recherche ethnomusicologique » (Weisser 2012 : 193). Elle fait un état des lieux et dresse une hiérarchie des outils utilisés par les ethnomusicologues dans leurs pratiques de recherche. Mais Stéphanie Weisser déplore le manque d’acuité de ces outils pour l’analyse des musiques traditionnelles et souhaite le développement d’outils informatiques qui incluent « la pertinence culturelle et la prise en compte de l’altérité des systèmes et des concepts musicaux et sonores » (ibid.).

22 Le travail de recherche de Patrice Guyot, « Réalisation d’une application informatique pour l’analyse des échelles musicales de chants traditionnels du Sud de l’Italie », illustre les possibilités offertes par les techniques d’extraction de descripteurs musicaux dans le cadre d’un travail ethnomusicologique. Il situe son travail dans le champ de « l’ethnomusicologie computationnelle » (Guyot 2010 : 3), discipline qu’il place au croisement de l’ethnomusicologie et de l’extraction automatique d’information musicale. Réalisé au Laboratoire Informatique Acoustique Musique de la Faculté de musique de l’Université de Montréal en collaboration avec l’IRCAM et l’Université Pierre et Marie Curie Paris VI, ce travail a été l’objet d’une collaboration fructueuse avec Flavia Gervasi alors doctorante en ethnomusicologie à l’université de Montréal.

23 Un corpus d’enregistrements effectués depuis les années 1950 et les matériaux musicaux collectés par Flavia Gervasi ont fait l’objet d’une analyse par traitement du signal à l’aide du logiciel Melodyne (fréquences fondamentales, hauteurs de notes, geste vocal). A partir des données extraites, un protocole expérimental a été mis en place dans le but de rendre compte de la perception des intervalles musicaux par les chanteurs. La mise en œuvre de ce test perceptif s’est directement inspirée de la méthodologie développée par Simha Arom et l’équipe du département LACITO-CNRS notamment lors de leurs missions de 1989 et de 1993 en Afrique centrale pour étudier les échelles utilisées par les pygmées Bedzan et les flûtistes Ouldémé. Ainsi, des chants originaux et des chants contenant des hauteurs modifiées ont été soumis à l’évaluation de chanteurs du Salento.

24 A la suite de ce test perceptif, il a été décidé de réaliser une application informatique pour assister le travail d’analyse. Ainsi, l’outil informatique a été conçu pour d’abord extraire automatiquement des descripteurs musicaux pertinents au regard du test perceptif effectué (fréquence fondamentale, énergie, segmentation de notes), puis permettre la visualisation et la comparaison des données extraites à l’aide de diagrammes : histogrammes d’intervalles permettant une représentation des échelles et des modes utilisés, affichage simultané des fréquences fondamentales de différents extraits, affichage des intervalles utilisés… Cette application informatique s’est avérée utile et adaptée à l’analyse du geste vocal des chanteurs du Salento en rendant notamment compte de la présence caractéristique d’inflexions mélodiques de type ornementation ou trille dans la mélodie chantée. En cela, il est apparu que cet outil permettait une modélisation des descripteurs acoustiques plus fine que celle proposée par le logiciel Melodyne.

25 Une même approche méthodologique, construite en vertu de caractéristiques spécifiques à une culture musicale donnée, se retrouve dans le travail de Cazau et al. (2016), qui ont développé un système d’enregistrement de la cithare malgache par captation optique dans le but d’analyser son jeu musical. A partir d’un corpus de pièces ainsi enregistrées sur le terrain, la recherche d’information musicale a permis

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d’identifier des descripteurs acoustiques caractéristiques de ce répertoire puis de concevoir un dispositif informatique de transcription automatique des mélodies jouées par la cithare marovany. A plus longue échéance, cet outil informatique doit permettre d’envisager une classification systématique des airs de marovany en fonction de critères déterminés par leur contexte d’exécution, celui du culte de possession tromba.

26 Le développement des techniques de numérisation et de traitement du son a ouvert le champ des possibles. Pour être pertinents au regard de la discipline ethnomusicologique, ces dispositifs technologiques doivent répondre à des questions de recherche élaborées dans le cadre d’enquêtes de terrain. Dans cette perspective, on commence à percevoir la structuration d’une démarche scientifique interdisciplinaire au fil des projets de recherche : Antonopoulos et al. (2007), Bonada et Gomez (2008), Guastavino et al. (2009) ou encore Kroher et al. (2014) ont mis au point une méthodologie hybride (traditionnelle et computationnelle) pour analyser et comparer des aspects de la mélodie chantée d’un martinete (chant de la forge de tradition gitane) et d’un inshâd (chant religieux arabo-andalou). Ainsi, le développement des techniques informatiques appliquées au champ de l’ethnomusicologie doit intégrer des descripteurs musicaux qui soient à la fois acoustiques et culturels, c’est à dire liés au contexte d’exécution du matériau sonore et musical.

Fig. 4. Music Information Retrieval (MIR) : analyse de corpus d’enregistrements musicaux avec des méthodes scientifiques et technologiques de la science des données (data science). Compte tenu de la quantité de données disponibles, ce domaine de recherche peut être appréhendé comme le big data à visée musicologique.

Archives sonores et programmes de recherche innovants

27 Dans ce contexte de « révolution numérique », l’utilisation de données sonores en quantité suffisante est indispensable pour tester et valider les outils d’analyse

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computationnelle en ethnomusicologie. L’ accès à des bases de données structurées et documentées est une question récurrente et cruciale pour les Data Scientists dans chaque colloque de la discipline. Lors du Workshop « Computational Ethnomusicology » organisé à Leiden aux Pays-Bas en mars 2017, un groupe de travail s’est constitué sur cette problématique, intitulée « MIRchiving » (contraction de MIR et archives)4.

28 La révolution numérique se traduit en effet par de nouveaux modes d’accès aux données5. De nombreuses ressources sont aujourd’hui accessibles via internet (comme par exemple archives.org) mais les sites dédiés aux archives ethnomusicologiques sont rares. Concernant les références éditées anciennes, Gallica (Exposition coloniale de 1931 ou les archives de la Parole), la British Library et le Musée d’ethnographie de Genève offrent des accès en ligne aux enregistrements discographiques. Quant à la fondation Smithsonian Folkways (USA), elle propose à la vente des disques de musiques traditionnelles.

Fig. 5. Collection de cylindres des Archives du CNRS-Musée de l’Homme.

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29 Pour ce qui est des enregistrements de terrain, des collections sont accessibles sur le site des archives du Musée Royal d’Afrique Centrale de Tervuren (Belgique) et sur celui de la British Library. Mais, en raison d’un moteur de recherche non adapté à la discipline ethnomusicologique, des recherches par origine géographique ou par instrument s’avèrent difficiles. Dédiée aux données orales de la collecte en ethnologie, la Phonothèque de la MMSH d’Aix-en-Provence propose en ligne des documents sonores de l’aire méditerranéenne. Une grande partie de ces archives ainsi que celles de diverses collections européennes (Irlande, Ecosse, Portugal, Grèce, Lituanie…) ont été intégrées au portail Europeana dans le cadre du projet Europeana Sounds (2013-2017). Cependant, le moteur de recherche actuellement disponible ne permet pas d’effectuer de recherches précises sur des enregistrements à partir de critères culturels et/ou musicaux.

30 Concernant les archives sonores d’ethnologie de la France, autrefois conservées au Musée national des arts et traditions populaires (MNATP), un projet intitulé « Les Réveillées » impliquant l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (LAHIC-IIAC, EHESS) est dédié à la valorisation de ce fonds dispersé dans des centres régionaux et partiellement accessible sur le site de la Fédération des Associations de Musiques et Danses Traditionnelles. Citons également l’accès sur abonnement à la base documentaire de Dastum sur le patrimoine oral de Bretagne.

31 Par ailleurs, le site web des Archives sonores du Centre de Recherche en Ethnomusicologie (CREM) du CNRS, qui rassemble des enregistrements de terrain et des enregistrements publiés de toutes origines géographiques, propose en accès libre 24 000 références de 1900 à nos jours, via un moteur de recherche adapté à la discipline et une plateforme web6 contenant des outils de visualisation utiles pour la navigation et l’annotation. Issue des archives sonores du CNRS-Musée de l’Homme, et avec le soutien du Ministère de la Culture, cette base de données gérée par l’application Telemeta comporte 60 250 fiches descriptives de documents audio et vidéo dont 40 200 sont sonorisées.

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Fig. 6. Interface Telemeta consultable sur le site du CREM.

32 La spécificité de cette base de données musicales, documentée et disponible en ligne dès 2011, est telle qu’elle suscite l’intérêt des chercheurs spécialisés dans l’extraction automatique d’informations musicales et dans l’analyse du signal (Music Information Retrieval, MIR). La plateforme web a ainsi été au cœur du projet DIADEMS (Description, Indexation, Accès aux Documents Ethnomusicologiques et Sonores) financé par l’Agence Nationale de la Recherche (2013-2016). L’objectif de ce projet était d’améliorer l’accessibilité aux archives sonores en utilisant des outils d’analyse pour identifier les contenus et faciliter l’analyse musicale. Des algorithmes spécifiques ont ainsi été développés en lien étroit avec les besoins des ethnomusicologues et des archivistes (détection de zones de parole ou de chant, détection de zones de musique, de polyphonie, localisation de démarrage de bande). Le projet DIADEMS, impliquant trois laboratoires de recherche en informatique et des ethnomusicologues, fut le premier programme national de recherche en France mobilisant des techniques d’extraction automatique d’information musicale pour analyser des corpus d’enregistrements ethnographiques. En effet, la majorité des expérimentations computationnelles porte pour l’heure sur la musique pop, classique ou jazz. Les enregistrements de terrain de musiques traditionnelles disponibles dans la base de données du CREM-LESC présentent donc un défi important pour les spécialistes des données et ce, en raison du caractère « brut » et de l’immense diversité des musiques archivées. En 2016, le projet franco- britannique DaCaRyH7 s’inscrit dans la continuité de cette expérimentation. Ces projets contribuent ainsi à la recherche musicale, en enrichissant de problématiques propres à l’ethnomusicologie, les méthodes et les approches qui se développent dans le domaine de l’intelligence artificielle. En effet, le nouvel écosystème du web, avec ses pratiques d’utilisation et de partage de la musique, ne doit pas être réservé à la musique occidentale et à son système musical.

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Quel devenir pour l’ethnomusicologie ?

33 En son temps, l’invention du Stroboconn élargissait les possibilités de l’analyse musicale, du matériau mélodique à sa substance sonore. Depuis lors, le développement des technologies informatiques et des possibilités de traitements des signaux audionumériques ont apporté de nouveaux outils pour l’analyse de la musique et permis l’exploration d’hypothèses de recherche établies par des ethnomusicologues s’intéressant à la perception et/ou à la réception de l’objet musical. Ainsi, depuis les années 1980, le développement d’outils technologiques a facilité la mise en place de protocoles expérimentaux susceptibles de rendre compte de processus cognitifs et de modéliser des savoirs musicaux selon des catégories émiques. D’autres recherches s’intéressent aujourd’hui à la « modélisation stylistique » du matériau musical, c’est-à- dire aux modalités/probabilités d’enchaînements mélodiques spécifiques. En effet, les nouvelles possibilités offertes en matière d’analyse et de synthèse du signal sonore sont capables d’appréhender, en situation d’exécution, les logiques qui sous-tendent une pratique musicale donnée.

34 Par ailleurs, grâce au développement des techniques d’extraction automatique d’information musicale, il devient possible de dégager des tendances statistiques au sein de larges corpus musicaux. Ainsi, la base de données musicales valorisées par la plateforme Telemeta, couplée au développement de technologies web de traitement du signal, offre la possibilité de mettre en œuvre des études computationnelles d’analyse musicale à grande échelle tout en stimulant une réflexion sur la sémantique d’indexation utilisée pour l’organisation des contenus sonores.

Fig. 7. Interface Telemeta montrant l’emploi de l’outil de segmentation monophonie/polyphonie développé dans le cadre du projet de recherche ANR-DIADEMS.

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35 Dans cette perspective, le projet DaCaRyH a favorisé une homogénéisation des métadonnées associées aux items sonores mobilisés dans le cadre du projet. Cette indexation rétrospective, qui s’est faite de manière collaborative (ethnomusicologues, professionnels de l’information et spécialistes des données), a valorisé les contenus sonores et la constitution de corpus d’études pertinents sur le plan culturel. Des analyses automatiques d’informations musicales ont ainsi pu être réalisées au sein de corpus d’enregistrements de steelbands de Trinidad couvrant une période de 50 ans. Pour apporter des éléments de réponse à des hypothèses et questions de recherche ethnomusicologiques, ces analyses automatiques ont notamment porté sur des informations relatives au tempo, au rythme, à la dynamique de jeu, au timbre. Si l’utilisation de technologies audionumériques peut ainsi donner à voir un niveau supérieur de détails, rendre visible des régularités collectives, vérifier la validité de questions de recherche, les différences d’approche des données entre ethnomusicologues et scientifiques nécessitent l’élaboration concertée d’un cadre théorique et méthodologique. Ce dialogue entre disciplines induit la construction d’un espace heuristique où s’élaborent de nouvelles formes de recherches musicales dans une tension paradigmatique.

36 La technologie a, selon la formule de Bartók citée plus haut, permis une observation à la loupe des phénomènes musicaux. Inversement, avec l’apport des MIR, la discipline peut opérer un « zoom arrière », pour reprendre la formule de Latour (2006, cité par Morin 2011 : 177). A l’instar des sciences naturelles qui pratiquent tour à tour le microscope ou les statistiques sur de vastes corpus, l’ethnomusicologie a tout à gagner à manier le changement d’échelle, en s’appropriant les outils permettant de traiter de grandes quantités de données. S’approprier les outils, cela signifie mettre ces outils au service des problématiques de la discipline. En effet, un projet pluridisciplinaire où l’ethnomusicologie est présente n’est pas toujours un projet ethnomusicologique : le centre de gravité du questionnement qui guide la recherche n’est pas nécessairement du côté de notre discipline. Car s’il existe des cas intermédiaires où les questionnements se nourrissent mutuellement de façon équilibrée, il faut bien souvent distinguer deux tendances au sein des projets pluridisciplinaires : ceux où l’ethnomusicologue est un collaborateur − l’ethnomusicologie comme pourvoyeuse de données (au service de la psychologie cognitive, des sciences des données…) − et ceux dont le fil rouge problématique est bel et bien ethnomusicologique.

37 Le premier cas, celui de l’ethnomusicologue comme collaborateur, doit être intégré comme une dimension normale de l’activité scientifique à l’ère de la société de l’information. Le second type de projets pluridisciplinaires est celui qui, par des méthodes issues de différents horizons scientifiques, est inscrit dans un questionnement ethnomusicologique et qui vise donc à « connaître une société par sa musique » (Lortat-Jacob & Rovsing-Olsen 2004 : 17). Projet anthropologique s’il en est, l’ethnomusicologie nécessite autant d’analyser la musique elle-même que le cadre social dans lequel elle s’inscrit, puisqu’il s’agit de comprendre leurs liens mutuels. Notre discipline rassemble par conséquent une variété de thématiques et d’angles d’approche à la mesure de la complexité de son objet (humain, social, musical), et celles-ci ne passent pas nécessairement par un travail pluridisciplinaire sur une large échelle. Certaines choses n’apparaîtront toujours que par les conversations intimes recueillies sur le terrain à la lueur d’un feu de bois. Ce niveau d’analyse est sans doute nécessaire pour garder une vision nette lors d’un zoom arrière. Car l’observation

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ethnomusicologique a aussi besoin d’élargir son champ de vision. Changer d’échelle est certainement l’un des moyens les plus solides pour accéder au niveau d’abstraction requis pour discuter de propositions théoriques qui permettront à la discipline de faire des avancées décisives orientées vers la compréhension des phénomènes culturels (Atran 2003).

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NOTES

2. Voir à ce propos l’article de Stéphanie Weisser et al. dans ce même dossier, 29-44. 3. http://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_E_1996_013_001 4. Un site web a également été créé pour la communauté, à laquelle le Centre de Recherche en Ethnomusicologie du CNRS/Université Paris-Nanterre participe : https:// computationalethnomusicology.wordpress.com/ 5. A cet égard, il faut noter l’évolution actuelle de la législation concernant la fouille de données scientifiques (voir notamment l’exception Text et Data Mining (TDM) dans la loi « Pour une république numérique » (France 2016)). 6. Cette plateforme est développée depuis 2007 par l’entreprise Parisson : https://github.com/ Parisson/Telemeta 7. Financé conjointement par l’AHRC Care for the Future (AHRC Grant No. AH/N504531/1) et le LABEX Les passés dans le présent, le projet « Le rythme calypso à travers l’histoire : une approche en sciences des données » (DaCaRyH, mars 2016 – juillet 2017) associe des ethnomusicologues et des ingénieurs du CREM-LESC, CNRS – Université Paris-Nanterre et des spécialistes des données du Centre de Musique Numérique (C4DM) de l’Université Queen Mary de Londres (QMUL, UK).

RÉSUMÉS

Les techniques d’extraction automatique d’information musicale appliquées à des répertoires de musiques traditionnelles ont ouvert de nouvelles perspectives dans le champ de l’ethnomusicologie. Si les chercheurs anglophones ont adopté le terme computational ethnomusicology pour désigner cette branche spécifique de l’ethnomusicologie, une même segmentation disciplinaire n’a pas eu lieu en France où ce nouveau champ de la recherche s’inscrit plus globalement dans le domaine des humanités numériques. Cet article collectif se propose de faire un état des lieux de la recherche dans ce domaine émergent. Nous nous interrogerons sur le devenir de l’ethnomusicologie dans ce contexte de « révolution numérique » où les dispositifs informatiques bouleversent d’ores et déjà les pratiques de recherche.

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AUTEURS

FLORABELLE SPIELMANN Florabelle SPIELMANN est chercheuse post-doctorante en ethnomusicologie (CREM-LESC, UMR CNRS 7186) dans le cadre du projet interdisciplinaire du Labex Les passés dans le présent « Le calypso à travers l’histoire : une approche en science des données ». Elle mène des recherches depuis plus de dix ans à Trinidad sur la pratique des combats de bâtons.

AURÉLIE HELMLINGER Aurélie HELMLINGER, spécialiste des steelbands de Trinidad et Tobago, est ethnomusicologue, chercheuse au Centre de Recherche en Ethnomusicologie du CNRS/Université Paris-Nanterre. Son travail de doctorat sur la mémorisation du répertoire dans les steelbands a été salué par le prix de thèse du musée du quai Branly (2007). Egalement musicienne, Aurélie Helmlinger pratique le steel-drum depuis plus de quinze ans.

JOSÉPHINE SIMONNOT Joséphine SIMONNOT est ingénieur de recherche au Centre de Recherche en Ethnomusicologie du CNRS/Université Paris-Nanterre et chef de projet de la plate-forme web Telemeta. Elle veille à conserver et à améliorer l’accès aux archives sonores en ethnomusicologie. Ses recherches s’orientent vers le développement d’outils d’analyse innovants pour faciliter l’indexation et la représentation des données audio.

THOMAS FILLON Thomas FILLON est le directeur scientifique de Parisson, société qui conçoit, développe et intègre des systèmes informatiques dédiés à la production et à la valorisation des archives numériques.

GUILLAUME PELLERIN Guillaume PELLERIN est le directeur général de Parisson. Passionné des technologies de traitement audiovisuel, il se consacre aujourd’hui à la programmation de logiciels audio et à la conception d’applications web dynamiques dédiés au mixage, à l’archivage, à l’indexation et à la publication audio (projet Telemeta).

BOB L. STURM Bob L. STURM est Lecturer en Digital Media au Centre for Digital Music à l’université Queen Mary de Londres. Ses recherches portent sur le traitement des signaux et l’apprentissage statistique de la musique et des données audio.

ODED BEN-TAL Oded BEN-TAL est compositeur et chercheur. Ses travaux associent musique, informatique et cognition. Maître de conférences à l’université Kingston de Londres, il enseigne la composition, la musique électronique et la psychologie musicale.

ELIO QUINTON Elio QUINTON est un chercheur post-doctorant au Centre for Digital Music à l’université Queen Mary de Londres. Ses recherches concernent principalement l’analyse musicale automatique, domaine mieux connu sous le terme de « Music Information Retrieval » (MIR). Plus particulièrement, il est spécialiste de l’analyse des attributs rythmiques de la musique.

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L’ethnomusicologie computationnelle : pour un renouveau de la discipline

Stéphanie Weisser, Olivier Lartillot, Matthias Demoucron et Darrell Conklin

1 De nombreuses recherches sont actuellement menées par différentes équipes sous le nom générique « d’ethnomusicologie computationnelle ». Sous cette dénomination popularisée notamment par Tzanetakis (Tzanetakis et al. 2007, Tzanetakis 2014) sont regroupées des approches et des démarches très variées. Leur point commun : aborder les musiques dites « traditionnelles » avec l’aide d’un ordinateur1.

2 Catégorie a priori « fourre-tout », donc, dans laquelle on retrouve pêle-mêle des approches expérimentales assistées par ordinateur, des instruments augmentés, des bases de données (parfois intelligentes), des logiciels d’extraction automatisée d’informations musicales, etc. Souvent menées par des équipes relevant de départements de mathématiques ou de sciences de l’information, ces recherches font appel à des paradigmes et à des méthodes très éloignées de celles établies par l’ethnomusicologie « traditionnelle ». Elles utilisent des modèles mathématiques, statistiques ou acoustiques complexes, qui nécessitent une expertise technique (programmation, manipulation de logiciels spécialisés). Par conséquent, les réseaux de présentation des résultats (conférences et publications) diffèrent également2.

3 Se dirige-t-on vers un fossé irréconciliable entre l’ethnomusicologie « classique » héritière de la musicologie et de l’anthropologie, condamnée à rester « molle », et l’ethnomusicologie computationnelle, menée par et pour des scientifiques « durs », qui traiteraient la musique comme n’importe quelle autre source d’information ? La réalité est évidemment bien plus nuancée.

Voyage en terre computationnelle

4 En prélude, nous souhaitons préciser que nous n’aborderons pas ici la phénoménologie du numérique en ethnomusicologie. Il a déjà été noté3 que les pratiques musicales

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étudiées par les ethnomusicologues intègrent de plus en plus les outils numériques, et que l’analyse de ces pratiques (qu’elles soient musicales, performatives ou commerciales) sont un objet d’étude légitime pour l’ethnomusicologie. Tel n’est pas ici notre sujet. Il ne s’agit pas non plus seulement de réfléchir aux technologies de la communication (internet, réseaux sociaux) comme outil de collecte et/ou objet de recherche. Notre objectif est de présenter, sans visée exhaustive, certaines démarches computationnelles menées dans le champ de l’ethnomusicologie, et de proposer une réflexion sur le rôle que ces démarches ont eu, ont, ou pourraient avoir dans une discipline qui est, depuis sa naissance, en quête de sens.

5 La numérisation de la musique peut être considérée, ainsi que l’a souligné Stiegler (2002 : 41), comme le début d’une « nouvelle ère du musical ». Pour l’ethnomusicologue, elle est d’abord vue comme une amélioration susceptible de faciliter la partie technique du travail de recherche : l’enregistrement, le stockage, la reproduction et le montage des sons (et des images, fixes ou animées) sont très largement aidés par le codage numérique du signal – sans compter que la plupart des outils analogiques utilisés auparavant ont maintenant quasiment disparu.

6 L’utilisation de l’outil informatique s’est aussi largement généralisée dans les pratiques de recherche de toutes les disciplines. En ethnomusicologie, la plupart des chercheurs/ euses utilisent aujourd’hui des logiciels informatiques, à quasi tous les stades de leur travail : recherches bibliographiques et discographiques, collecte sur le terrain (enregistrements, interviews) et organisation des informations collectées, analyse des données récoltées (mesures sur le signal pour l’analyse rythmique et acoustique, transformations temporelles ou de hauteur, etc.) et visualisation des résultats d’analyse4. Cependant, l’immense majorité des outils utilisés par les ethnomusicologues ne sont pas développés spécifiquement pour cette discipline (Weisser 2012). Comme tout outil, le logiciel est conçu pour un usage défini (souvent pour l’étude des musiques occidentales tonales), et reflète, dans ce qu’il produit, les présupposés de ses concepteurs. Souvent, les possibilités offertes sont limitées et la paramétrisation ardue, même si le développement rapide et la démocratisation des équipements permettent le développement d’outils alternatifs – pour certaines musiques tout au moins.

7 Conscient-e-s du potentiel que l’environnement informatique peut constituer pour leur travail, la plupart des ethnomusicologues « traditionnel-le-s » qui s’intéressent à l’approche computationnelle le font pour résoudre des problèmes ethnomusicologiques classiques : analyse du rythme, du timbre, de la structure musicale, etc. Cependant, la route est parsemée d’obstacles.

Un premier obstacle : la diversité des approches computationnelles

8 Lorsqu’un-e ethnomusicologue s’aventure en terre computationnelle, deux obstacles principaux se dressent devant lui/elle. Tout d’abord, comme mentionné plus haut, la diversité des questions et approches rassemblées sous cette dénomination a de quoi décontenancer.

9 Il est cependant possible de grouper ces approches en différentes catégories : 1. La démarche appliquée, qui vise à résoudre un problème pratique lié à l’utilisation d’un objet ethnomusical dans un environnement informatique ;

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2. La démarche d’analyse, dans laquelle des outils informatiques sont utilisés pour aborder une question d’ethnomusicologie « classique » ; 3. La démarche de simulation, qui vise à produire une réplique de la réalité.

10 Il faut d’emblée préciser que, du point de vue de l’ethnomusicologue, l’intentionnalité du/de la chercheur/euse et la finalité de l’outil développé ne sont pas des critères déterminants pour évaluer l’intérêt ou l’utilité de chacune de ces approches pour la recherche ethnomusicologique. En effet, quelle que soit la démarche adoptée et en fonction de la manière dont elle est réalisée, chacune peut apporter sa contribution à la recherche ethnomusicologique. Il est en outre fréquent que les approches précitées soient couplées.

1. La démarche appliquée

11 Dans cette catégorie, on peut regrouper une série d’outils (logistiques pour la plupart) qui ont une finalité appliquée. On y trouve des bases de données (notamment d’archives audiovisuelles), des applications multimédia telles que Telemeta5 et Dunya6, ainsi que les outils de classement automatique par genre musical. On peut également y intégrer les instruments augmentés et virtuels (eSitar, iTabla, etc.) et les logiciels développés spécifiquement pour certains types de musique.

12 Parce qu’ils ont un objectif pratique et sont utilisés concrètement, ces outils doivent fonctionner de manière sémantiquement pertinente. L’ingénierie nécessite, pour être correctement menée, une réflexion critique sur la méthodologie adoptée et les critères choisis, et en particulier lorsque l’outil développé a pour ambition de traiter une grande quantité de données. Ainsi, dans le cadre du projet MIMO, par exemple, la nécessité de disposer d’une classification des instruments de musique à la fois opérationnelle et scientifiquement correcte a conduit plusieurs organologues à repenser et redéfinir certains aspects de la classification Hornbostel-Sachs7.

13 A contrario, un projet tel que Tarsos, par exemple, qui a pour objectif « d’extraire et d’analyser la hauteur musicale et l’organisation scalaire, spécialement orientée vers l’analyse de la musique non-occidentale8 », originellement conçu dans un contexte d’exploitation d’archives ethnomusicologiques numérisées, pose immédiatement la question de la pertinence du questionnement initial, puisqu’une méthode unique est proposée pour extraire la hauteur et l’échelle musicale de toutes les musiques. Ce n’est pas la finalité « appliquée » de cet outil qui est à l’origine du problème, mais l’absence de questionnement sur les limites conceptuelles de son postulat de départ. En affirmant que « there is a need for a system that can extract pitch organisation – scales – from music in a culture-independent manner » (Six et Cornelis 2011 : 170), les auteurs admettent que l’organisation des hauteurs musicales est bien dépendante de la culture (musicale), mais ils choisissent une approche qui laisse de côté cette dimension sans discuter l’impact que ce choix peut avoir sur le résultat final.

2. La démarche d’analyse

14 La démarche d’analyse consiste à utiliser, adapter ou développer des outils computationnels pour résoudre une question d’ethnomusicologie. Elle peut être réalisée à l’aide d’outils existants (logiciels pour la plupart) ou en créant un nouvel outil en fonction de la question de recherche abordée. Le deuxième cas de figure est le plus

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fréquent : comme l’a noté Weisser (2012 : 193), « [l]es outils actuels disponibles ne semblent pas non plus avoir convaincu les utilisateurs ethnomusicologues […] ».

15 En l’absence d’outils existants et accessibles à un utilisateur non-expert, il n’y a donc pas d’autre solution que d’utiliser des outils computationnels dont la manipulation nécessite des connaissances approfondies dans le domaine informatique. Ces derniers sont nombreux. Le champ de la Music Information Retrieval (MIR), en particulier, a développé une série de descripteurs, calculables à partir du niveau symbolique (partition, encodage MIDI) ou directement à partir du signal audio9. Les descripteurs extractibles à partir du signal audio, élaborés à l’origine dans une optique d’ingénierie (le développement de la norme MPEG7), permettent de quantifier différentes caractéristiques du son10. Les descripteurs de bas niveau consistent en des caractérisations mathématiques relativement simples du signal ; les descripteurs de haut niveau cherchent à évaluer des qualités pertinentes du point de vue de la perception humaine (y compris sémantiquement). Ils sont évidemment plus complexes à élaborer, puisque la relation entre la nature du signal et la perception humaine doit être explicitée et validée via une approche psychoacoustique – et encore faudrait-il s’assurer que les perceptions humaines qui servent à valider les descripteurs sont statistiquement similaires partout dans le monde.

16 Plusieurs travaux ont ainsi montré qu’un trait aussi fondamental que la hauteur musicale (pitch), par exemple, est culturellement construit, même si la sensation de hauteur perçue peut être corrélée avec des caractéristiques acoustiques du son (notamment sa fréquence fondamentale). Pour être utiles et pertinents, les descripteurs doivent donc être adaptés au sujet de l’analyse et ils doivent être utilisés en connaissance de cause (ce qui nécessite souvent une connaissance assez fine du principe de leur calcul). La dimension culturelle doit être prise en compte, et les descripteurs doivent être évalués (et éventuellement adaptés) en fonction du contexte étudié11.

17 Ce positionnement méthodologique est indispensable lorsqu’on choisit d’explorer la dimension du timbre musical dans un contexte non-occidental. Déjà complexe dans un univers « connu » (celui de la musique occidentale « savante »), l’analyse du timbre nécessite une grande dose de créativité lorsqu’on l’aborde dans le contexte de cultures musicales moins étudiées.

18 A titre d’exemple, l’exploration de l’effet produit par le jawari, large chevalet courbe présent sur de nombreux cordophones indiens et responsable du timbre grésillant spécifique à ces instruments, a nécessité le développement de deux descripteurs nouveaux, ainsi que la représentation des résultats dans des espaces multidimensionnels (Weisser et Lartillot 2013) afin de pouvoir prendre en compte la variabilité individuelle repérée dans des objets sonores pourtant classés comme appartenant à une même catégorie (jawari « ouvert » ou jawari « fermé »). De même, l’analyse de la contribution du jawari et des cordes sympathiques taraf au son global de l’instrument (Demoucron, Weisser et Leman 2012) a nécessité une approche computationnelle spécifique, intégrant à l’analyse computationnelle des données issues de la conceptualisation esthétique de la musique étudiée (l’idéal de continuité de la ligne mélodique couplée à la recherche de richesse de texture).

19 L’ analyse motivique et structurale, centrale pour un des courants de l’ethnomusicologie « classique », peut également bénéficier d’une approche computationnelle. De nombreuses recherches sont actuellement menées pour détecter

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les répétitions, qui sont au cœur de la démarche de l’analyse musicale. Dans l’approche computationnelle, la détection des motifs répétés (souvent dénommés patterns) peut être réalisée à partir d’un fichier son ou à partir d’un encodage (qui n’est pas forcément une transcription musicale). L’objectif est ici que le système computationnel réplique le comportement du chercheur, tout en le réalisant plus vite, avec plus de précision et moins d’erreurs que l’être humain – ce qui est loin d’être négligeable, mais nécessite, encore une fois, d’être pensé correctement.

20 Une telle analyse motivique a été menée sur des transcriptions12 de chants de bagana des Amhara d’Ethiopie (Conklin et Weisser 2016 ; Conklin, Neubarth et Weisser 2015). Fondée sur la pertinence culturelle (les motifs considérés en priorité pour l’analyse avaient été collectés auprès d’un maître reconnu13), cette analyse a permis d’aller plus loin que l’analyse manuelle, notamment en multipliant les angles d’approche : les choix des motifs ont été examinés sur l’ensemble du corpus et par groupements plus spécifiques. Une corrélation a pu être trouvée avec le mode musical utilisé, le niveau de virtuosité et même les caractéristiques stylistiques individuelles.

21 Ces analyses ont également démontré la rareté de l’intervalle de quinte dans un système pentatonique anhémitonique. Il a fallu se poser la question du pourquoi : cet intervalle est-il envisagé comme une référence mentale non actualisée dans ce système musical ? Le système musical auquel appartient le corpus étudié favorise-t-il la ligne mélodique conjointe ? Il est certes probable qu’une recherche manuelle aurait pu détecter cet élément, mais l’approche computationnelle a permis de faire émerger la question alors qu’elle ne s’était pas originellement posée.

22 L’ analyse opérée par des moyens computationnels a aussi mené à une réflexion sur la difficulté d’utiliser, de manière opérationnelle, le critère d’équivalence et de variation. En effet, lorsqu’un énoncé est répété, ornementé, varié (toutes réalisations étant considérées comme culturellement équivalentes), comment doit-on considérer ces occurrences, computationnellement parlant ? Dans ce système musical fondé sur la répétition, les ornementations (optionnelles) doivent-elles être intégrées ? Si oui, comment ? Une variation rare ou singulière doit-elle être encodée différemment qu’une variation répétée plusieurs fois ?

23 Ces questions sont « forcées à être traitées » (et tranchées) par la mise en oeuvre computationnelle. Il ne suffit plus de dire que « c’est culturellement équivalent ». En ce sens, l’intégration dans un univers computationnel rend indispensable de clarifier et de systématiser les présupposés qui sous-tendent les démarches d’analyse.

3. La démarche de simulation

24 La troisième approche vise à la construction de simulations, c’est-à-dire d’une reproduction de la réalité, fondée sur une représentation de celle-ci (le modèle). Les travaux de Simha Arom ont magistralement démontré l’intérêt de la démarche de simulation comme outil d’exploration, d’affinage et in fine de validation de l’analyse et du modèle. Dans le cas de l’étude menée sur les motifs des chants de bagana, les relations entre les motifs ont pu être examinées, en générant de nouveaux chants, qui ont été soumis à une évaluation par des connaisseurs (Herremans et al. 2015). Des ajustements ont pu être apportés au modèle élaboré par des moyens computationnels, qui ont intégré des dimensions musicales. Par exemple, une des séquences générées était formellement correcte, mais musicalement inintéressante. Une autre comportait

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un enchaînement qui, pour des raisons pratiques, aurait généré, dans un contexte performatif, une stratégie d’évitement. Il est intéressant de noter que ce sont les séquences problématiques qui ont été les plus intéressantes en termes d’informations : elles ont permis d’adapter le modèle, d’inclure des restrictions liées à l’intérêt musical et de formaliser certaines intuitions concernant les motifs.

25 Du point de vue de l’ethnomusicologue, ce travail a donc permis d’amender, d’affiner et de valider la théorie construite sur la base de la parole de l’informateur et sur des analyses préalables. Il a également permis de susciter de nouvelles questions de recherche, liées notamment à la combinaison de paramètres musicaux traités à l’origine séparément lors de l’analyse (dans ce cas précis : le lien entre les motifs mélodiques et le rythme). C’est précisément dans cet aspect que l’apport de la démarche de simulation est le plus prometteur : actuellement, la plupart des travaux de simulation se concentrent sur certains aspects (structures formelles, rythmes, échelles, etc.) des musiques étudiées – ce en quoi ils se rapprochent de la démarche d’analyse. Or, de nombreux travaux ont montré que les différents traits d’une musique sont interdépendants : la modélisation de la hauteur musicale doit souvent intégrer la dimension du timbre ; le rythme, comme l’a souligné Jérôme Cler (2010 : 79), « s’incarn[e] en des accents de natures diverses : agogique, mélodique, dynamique, de timbre, de hauteur… ». Il semble donc, à plus ou moins long terme, que le projet de simulation pourra (et devra) envisager une pluriformalisation14 de la musique en tant qu’objet composite et complexe.

Un deuxième obstacle : les barrières disciplinaires

26 Outre la variété d’approches rassemblées sous la terminologie « ethnomusicologie computationnelle » et sa complexité technique, mathématique et informatique, d’autres obstacles, liés aux barrières disciplinaires, aux présupposés ontologiques, à l’ habitus épistémologique et à l’ancrage académique, font barrage à l’ethnomusicologue. Parmi ceux-ci, les plus notables sont :

1. La faible prise en compte de la dimension émique et des aspects culturels, anthropologiques et, plus largement, contextuels

27 Si l’importance de l’intégration de données issues des théories musicales des cultures étudiées semble désormais bien comprise pour que les opérations computationnelles puissent être réalisées avec pertinence sur un corpus donné (voir notamment les travaux du projet CompMusic15), la mise en œuvre de cette intégration semble encore lointaine.

28 Les travaux présentés plus haut ont montré que, en dépit des apparences, la question du terrain demeure centrale dans une ethnomusicologie computationnelle bien menée : il ne s’agit pas simplement d’ajouter une ressource supplémentaire à la « boîte à outils (analytiques) » de l’ethnomusicologue en se centrant uniquement sur des fichiers informatiques.

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2. L’ethnocentrisme, visible notamment dans la terminologie utilisée dans les publications des computationnels qui travaillent sur les musiques non occidentales

29 Les termes « folklorique », « populaire », « ethnique », « world music » sont souvent utilisés dans les articles d’ethnomusicologie computationnelle, constituant autant de « repoussoirs » pour les ethnomusicologues. Il faut cependant souligner que ce problème a été souligné par plusieurs chercheurs computationnels eux-mêmes (Lartillot, Toiviainen et Eerola 2008b). Il a été aussi souligné plus haut que les outils informatiques ne sont pas exempts de défauts, d’autant plus difficiles à détecter que l’ethnomusicologie « classique » ne maîtrise pas toujours les connaissances mathématiques et informatiques nécessaires pour les identifier.

30 Il est aussi intéressant de noter que la délimitation culturelle et/ou géographique du corpus étudié n’est que rarement mentionnée dans le titre des publications computationnelles : il semble donc qu’un des impératifs disciplinaires de l’ethnomusicologie computationnelle soit de travailler sur des approches à visée universaliste, ou du moins aisément transférables – à l’opposé donc d’un certain courant de l’ethnomusicologie « traditionnelle » (cf. ci-dessous).

3. L’ambition, souvent affichée ou plus discrète, d’universalité ou de transférabilité de la démarche computationnelle

31 Les ethnomusicologues, héritier-e-s de leur histoire disciplinaire, adoptent souvent une position de méfiance face à une approche universaliste (Nattiez 2015), a fortiori lorsqu’elle ne s’appuie pas sur une connaissance exhaustive des objets spécifiques étudiés par l’ethnomusicologie. A l’inverse, l’ambition des computationnels a longtemps été de développer une approche généralisable et automatisable – ce qui ne veut d’ailleurs pas forcément dire universaliste. Il est d’ailleurs intéressant de noter que de plus en plus de chercheurs computationnels intègrent désormais dans leur travail des questionnements et positionnements méthodologiques proches de ceux de l’ethnomusicologie « classique16 ».

4. La dimension « opérationnelle » des publications computationnelles

32 Les publications computationnelles sont largement centrées sur l’opérationnalisation (les méthodologies employées et les résultats computationnels obtenus en appliquant ces méthodes), au détriment des questions considérées comme fondamentales pour les ethnomusicologues. Comme le signale justement Alan Marsden à propos des musicologues (Volk et Honingh 2012 : 79), « they care most for the contribution of a model to explaining the musical phenomena. Therefore, the musicologist will hardly be convinced that a model is useful, unless its application has proven to provide important insights they care most for the contribution of a model to explaining the musical phenomena ».

33 Il faut bien reconnaître aussi que les ethnomusicologues « classiques » sont relativement méfiants face aux outils permettant un traitement automatique ou

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automatisé dans leur pratique de recherche, suite aux multiples déceptions rencontrées dans l’histoire de la discipline (Will 1999).

5. La possibilité même de comprendre la musique par la « computation »

34 Il est probable que l’accent mis en ethnomusicologie sur l’importance du terrain a favorisé l’idée que certains aspects n’en sont accessibles que par cette approche, mystérieuse et finalement peu théorisée : comme Jean Lambert (1995) et Jérôme Cler (2001) le signalent, le terrain ethnomusicologique se construit sur un dialogue permanent, entre les temporalités, les distances, les discours voire même les intimités17.

35 Cette approche n’est évidemment pas (facilement) transposable dans un environnement favorable à la computation. Ce qui rend, au point de vue computationnel, les approches ethnomusicologiques « classiques » souvent intuitives, les théories peu formalisées, les corpus réduits et les concepts imprécis.

36 On voit donc que la distance à parcourir entre les disciplines (et entre les personnes qui les pratiquent) est considérable. Pourquoi dès lors tenter de la franchir ? Non seulement parce que l’approche computationnelle permet d’envisager de développer de nouvelles questions de recherche (Cook 2004 : 121) ou de traiter des questionnements plus anciens d’une manière nouvelle, mais aussi parce que l’environnement computationnel peut constituer un tournant majeur pour la manière d’approcher les objets dont l’étude relève aujourd’hui de l’ethnomusicologie.

L’ethnomusicologie computationnelle : une opportunité pour redéfinir l’ethnomusicologie ?

37 Lorsqu’on cherche à définir l’ethnomusicologie computationnelle, c’est paradoxalement bien souvent le premier terme de l’expression qui pose problème. La définition de l’ethnomusicologie est une question sensible depuis longtemps. Les approches sont souvent tranchées et mutuellement exclusives sur ce qu’est la discipline, sur les objets qu’elle doit étudier, et sur comment elle doit le faire.

38 La porosité des catégories et l’imprécision des dénominations a été constatée dans le champ de l’ethnomusicologie. Il est de plus en plus évident, comme l’affirme Laurent Aubert (2011 : 90), que « l’ethnomusicologie ne devrait pas avoir pour vocation première de s’intéresser à un domaine musical particulier […] ; l’ethnomusicologie se caractérise d’abord par ses méthodes, et j’ajouterais même par la diversité de ses méthodes, tant il est vrai que l’objet de la recherche détermine dans une large mesure la manière de l’appréhender ».

39 Cet élargissement considérable du champ des objets qu’il est légitime pour un-e ethnomusicologue de traiter, correspond à une évolution du domaine et de la praxis de recherche dans la discipline.

40 Si l’ethnomusicologie est née en se distançant de la musicologie, aucune de ces deux champs n’est plus exempt d’un éclatement disciplinaire : la multiplication des objets d’étude, des approches, des positionnements académiques et scientifiques plaident en

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faveur de ce que Nattiez (2015) a appelé une unification ou une réconciliation de la musicologie.

41 La révolution computationnelle peut, à notre sens, constituer une opportunité sans précédent pour cette unification, et ce, pour deux raisons principales.

La dimension intégrative multiniveau

42 L’atout fondamental de l’environnement informatique et computationnel réside, nous l’avons dit plus haut, dans la potentialité d’explorer, de représenter et de simuler des objets à plusieurs niveaux en même temps. Cette possibilité permet donc, sans exclusive, de multiplier les angles, démarches et approches d’analyse et de les mettre en relation. Frank Varenne a montré que dans d’autres domaines, il était possible et fructueux d’intégrer, dans un environnement de simulation pluriformalisée, des « perspectives formelles différentes [qui] […] appartiennent souvent à des disciplines scientifiques différentes ». L’intérêt de la démarche est d’envisager « la prise en compte simultanée et pas à pas de certains aspects distincts » de l’objet étudié, « exprimés eux- mêmes dans des formalismes distincts » (Varenne 2009 : 148) et portant sur des échelles différentes.

43 Dans l’étude d’un phénomène aussi complexe que la musique, cette opportunité méthodologique est sans précédent. En termes épistémologiques également : si l’on poursuit le raisonnement, on peut imaginer qu’il soit envisageable – à plus ou moins longue échéance – qu’une approche computationnelle de la musique permette de transformer des approches, jusqu’à présents opposées, en démarches complémentaires : culturaliste et structuraliste, universaliste et culturellement spécifique, perceptive et performative, etc.

44 Cette plurivocalité possible pourrait s’avérer précieuse : en considérant, avec Jérôme Cler (2001 : 29), que « le travail herméneutique propre à l’ethnomusicologue s’opère sans cesse dans un mouvement d’oscillations multiples, entre performance provoquée et performance observée, entre “terrain” et “laboratoire”, entre les hypothèses théoriques et leurs validations », il nous paraît que l’environnement computationnel pourrait contribuer à rendre compte de ces processus et à les intégrer pleinement au travail d’analyse.

45 Comme souligné par de nombreux chercheurs/euses, l’ethnomusicologie produit un discours. Sur le terrain même, l’expérience vécue est textualisée, comme le souligne Barz (2008 : 206) : « In recent literature on field research and representation, ethnographers assign greater importance to writing in the field ; experiences are transformed into texts, and fieldworkers, informants, friends, and teachers emerge as actors in a social drama ». Si l’on considère, avec Titon (2008 : 28-29), que cette hypertextualisation est problématique18 et avec Kilani (1994 : 48) que la nature du terrain est dialogique et que cette nature dialogique est déterminante dans la construction de l’objet anthropologique, alors on peut imaginer qu’à (long) terme l’environnement computationnel puisse constituer une opportunité de rendre compte autrement que par le texte, de formaliser et d’analyser les expériences vécues par les chercheurs/euses et les musicie-ne-s, les multiples discours et les interactions interpersonnelles – voire même les émotions ressenties « sur le terrain ».

46 En termes de praxis de recherche également, la dimension intégrative de l’environnement computationnel et informatique pourrait constituer un changement

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important. La possibilité de travailler sur de grandes quantités de données hétérogènes (big data) rend désormais envisageable d’accéder à, et de travailler sur des corpus importants. Il est aussi possible d’imaginer un environnement de recherche intégré, dans le sens où la quasi totalité de la recherche (de la recherche bibliographique à la publication des résultats, en incluant la publicité des corpus audiovisuels) pourrait être menée dans un même environnement, facilitant le travail collaboratif et pluridisciplinaire, et constituant ainsi un « terrain dialogique » virtuel19.

47 L’environnement computationnel possède donc le potentiel pour favoriser une véritable heuristique disciplinaire qui serait donc, outre une opportunité épistémologique et méthodologique sans précédent, l’occasion d’une réconciliation disciplinaire plus que bienvenue. Cependant, il convient de s’interroger sur l’impact de l’organisation actuelle de la recherche scientifique sur la manière dont un tel projet pourrait se réaliser : la généralisation de projets de courte durée, évalués sur le nombre de publications, conduit à adopter des stratégies qui mènent à des résultats rapides et souvent peu enclins à modifier en profondeur un cadre de pensée bien établi.

48 Car c’est bien de modifier un cadre de pensée qu’il s’agit ici. Comme le souligne Nicholas Cook (2005 : 2), « we’re all engaged in music information retrieval, but within very different frameworks, and the better we all understand that the better the chances for meaningful interaction will be ». Il s’agit en effet de créer un champ de recherche doté d’une organisation et d’un ancrage institutionnels nouveaux : les music studies ou « études de la musique ». Liées par l’objet de recherche (les musiques), les recherches menées pourraient déborder les « barrières corporatistes et institutionnelles » (Nattiez 2015 : 14), proposer une véritable pluridiscipline, inscrite dans une logique commune, non exclusive et collaborative. Les music studies intégreraient toutes les recherches qui portent sur la musique, indépendamment de l’orientation théorique et ontologique choisie, de la méthodologie adoptée et de l’affiliation institutionnelle et académique de ceux et celles qui la pratiquent. Dans ce cadre, la nécessité d’une proximité (de personnes, de publications, de langage, de réflexion) est évidemment cruciale. L’environnement computationnel, intégratif et multidimensionnel, peut permettre et favoriser cette proximité.

49 Et si, comme l’affirme Nattiez (ibid.), toute analyse d’un objet musical doit s’intéresser aux structures (formelles), aux stratégies (perceptuelles et de production) et aux contextes (culturels et individuels) et que ces trois grands niveaux d’organisation sont liés, il devient alors légitime et même nécessaire que toute contribution à l’un ou à l’autre aspect soit considérée comme une contribution à l’ensemble, chaque approche renonçant à vouloir rendre compte, seule et exclusivement, du phénomène musical. Il y a donc, pour les ethnomusicologues, une identité disciplinaire à redéfinir, une logique de territorialité à abandonner, une technicité à intégrer, et, comme les computationnels l’ont déjà bien noté, une humilité à adopter.

50 Comment dès lors travailler dans ce champ mouvant, sans définition opératoire et sans méthodologie fondamentale bien définie ? Comme le font déjà les ethnomusicologues aujourd’hui. Mais avec une différence fondamentale : par choix, et non plus par défaut.

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NOTES

1. Tzanetakis, Kapur, Schloss et Wright définissent l’ethnomusicologie computationnelle comme « the design, development and usage of computer tools that have the potential to assist in ethnomusicological research » (Tzanetakis et al. 2007 : 3). En 2014, Tzanetakis (2014 : 112) transforme cette définition en « the use of computational techniques for the study of musics from around the world ». Les auteurs sont donc bien conscients que la finalité des techniques et outils utilisés ne relève pas forcément de l’ethnomusicologie. 2. L’imperméabilité respective des réseaux de communication des recherches en ethnomusicologie « classique » et « computationnelle » est manifeste. A quelques rares exceptions près comme l’International Workshop on Folk Music Analysis (FMA), les travaux d’ethnomusicologie computationnelle sont majoritairement publiés dans des revues mettant l’accent sur l’aspect musico-computationnel, sans intérêt particulier pour l’ethnomusicologie, telles que Journal of Mathematics and Music, le Journal of New Music Research, le Computer Music Journal et via les conférences de l’International Society of Music Information Retrieval (ISMIR). Les revues « traditionnelles » d’ethnomusicologie, d’autre part, ne publient que très rarement des articles relevant de l’ethnomusicologie computationnelle. La Society for Ethnomusicology ne comporte d’ailleurs pas de « special interest group » ni de « section » consacrés à l’ethnomusicologie computationnelle. Il est probable (et regrettable) que la moindre valeur d’évaluation (impact factor) des publications ethnomusicologiques « traditionnelles » au regard

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des publications computationnelles joue un rôle non négligeable dans les stratégies de publications adoptées par les chercheurs/euses utilisant des méthodes computationnelles. 3. Voir notamment Wood 2008. 4. Voir notamment Chemillier 2003. 5. http://www.telemeta.org/ 6. https://dunya.compmusic.upf.edu/ 7. La base de données intégrée MIMO ( Musical Instruments Museums Online : www.mimo- online.com) contient des informations relatives à plus de 50 000 instruments de musique conservés dans des institutions publiques. Il était donc indispensable, d’un point de vue opérationnel, de disposer d’une manière univoque de classer ces instruments puisque de très nombreux intervenant-e-s devaient réaliser l’encodage dans la base de données, souvent avec des données très hétérogènes. C’est pourquoi de nombreuses tentatives ont été menées par le le groupe de travail « Classification and Thesauri » pour tenter d’améliorer la taxonomie descendante élaborée par Hornbostel-Sachs. Même si l’on peut se poser la question de la pertinence de cette démarche (est-il vraiment possible d’amender ce système jusqu’à le rendre entièrement satisfaisant scientifiquement ?), cette discussion a néanmoins eu le mérite de ramener la question de la classification des instruments de musique à l’ordre du jour. 8. « A modular software platform to extract and analyze pitch and scale organization in music, especially geared towards the analysis of non-Western music » (Six et Cornelis 2011 : 169). 9. Voir notamment la MirToolbox (Lartillot, Toiviainen et Eerola 2008a) 10. Voir notamment Peeters 2004. 11. Schedl, Gómez et Urbano (2014 : 154) notent en effet : « up to our knowledge there is no standard method capable of working well for any sound in all conditions ». Les travaux de Simha Arom ont eux aussi montré la nécessité de travailler sur la perception humaine (tonie), sans se limiter à la mesure de la fréquence fondamentale (Marandola 1999). 12. Seules les hauteurs relatives des notes ont été transcrites, sur base du système de notation numérique des hauteurs élaboré par un maître de bagana et utilisé par lui dans un contexte d’enseignement. 13. Même si des descripteurs de haut niveau existent, permettant de détecter directement des segments musicaux similaires à partir du fichier son, il n’est pas certain que leur calcul aurait permis de détecter ces motifs puisque la similarité est, comme l’ont démontré de nombreux travaux d’ethnomusicologie, culturellement déterminée. Cependant, on peut considérer que cette segmentation opérée par le musicien a fonctionné comme une sorte de descripteur de haut niveau culturellement valide pour cette musique spécifique. 14. Varenne 2009. 15. http://compmusic.upf.edu/ 16. Comme le questionnement sur les défauts induits par la transposition de la théorie musicale occidentale à d’autres musiques, l’importance de travailler sur un corpus cohérent (van Kranenburg et Tzanetakis 2010), l’utilité d’intégrer les connaissances intuitives des experts et le point de vue émique dans la démarche analytique, intégrant les contextes culturels et musicaux, les analyses ethnomusicologiques « classiques » déjà existantes, ainsi que l’adaptation des opérations computationnelles en fonction du but recherché. 17. « Il n’est pas facile pour un ethnomusicologue de décrire le déroulement de ses recherches sur le terrain, car c’est la partie de son travail qui fait le plus appel à son expérience personnelle, à son intuition, voire à sa sensibilité artistique » (Lambert 1995 : 85). 18. « I have more recently become critical of the poststructuralist tendency to textualize everything, musical experience included […] ». 19. Il est évident que le « terrain » évoqué ici n’est pas celui désigné habituellement sous ce nom en ethnomusicologie, à savoir, pour reprendre les termes de Timothy J. Cooley et Gregory Barz (2008 : 4) : « the observational and experiential portion of the ethnographic process during which

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the ethnomusicologist engages living individuals as a means toward learning about a given music-cultural practice ». Néanmoins, ne serait-il pas intéressant d’intégrer une réflexion épistémologique sur la place et le rôle des « autres » terrains de l’ethnomusicologue ?

RÉSUMÉS

Près de dix ans après la publication de l’article Computational Ethnomusicology (2007), l’ethnomusicologie computationnelle s’est largement développée et a conquis une légitimité institutionnelle et académique. Pourtant, peu d’ethnomusicologues – au sens traditionnel du terme – investissent ce champ de recherche. A la lumière de collaborations menées ces dernières années sur des problématiques diverses (le timbre instrumental de cordophones indiens ou la construction motivique de chants éthiopiens), nous examinons la nature des différentes approches de l’ethnomusicologie computationnelle, les obstacles qui se dressent lorsqu’on aborde cette discipline et enfin en quoi l’approche computationnelle peut apporter un renouveau épistémologique et méthodologique, et constituer une véritable opportunité de renouveau (inter)disciplinaire pour l’ethnomusicologie.

AUTEURS

STÉPHANIE WEISSER Stéphanie WEISSER, titulaire d’un DFS en Acoustique Musicale du CNSM de Paris et d’un doctorat en musicologie de l’Université Libre de Bruxelles, a été chargée de recherches et conservateur f.f. au Musée des Instruments de Musique de Bruxelles (Belgique). Depuis 2010, elle est Maître de Conférences en ethnomusicologie à l’Université Libre de Bruxelles. Elle a publié deux CD aux AIMP (Musée d’ethnographie de Genève) : Ethiopie, les chants de bagana (2006) et Kenya. L’obokano, lyre des Gusii, qui a obtenu en 2014 le Prix « Coup de Cœur - Mémoire Vivante » de l’Académie Charles-Cros.

OLIVIER LARTILLOT Olivier LARTILLOT est docteur en informatique de l’Université Paris 6-IRCAM. Il est membre du Music Informatics and Cognition Group (MusIC), qui fait partie du Aalborg Media Technology Section (MTA) de l’Université d’Aalborg (Danemark). Il a précédemment mené des recherches au Finnish Centre of Excellence in Interdisciplinary Music Research et au Swiss Center for Affective Sciences (Genève). Il a notamment développé MirToolbox, un environnement computationnel permettant d’extraire des informations musicales et sonores à partir de fichiers audio.

MATTHIAS DEMOUCRON Matthias DEMOUCRON est docteur en Acoustique, traitement du signal et informatique appliqués à la musique (IRCAM, Paris 6 - Royal Institute of Technology, Suède) et a mené des recherches postdoctorales à l’Institute for Psychoacoustics and Electronic Music (IPEM, Université de Gand, Belgique), notamment sur les instruments à cordes frottées et l’analyse des musicales.

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DARRELL CONKLIN Darrell CONKLIN est docteur en Science de l’Informatique (Queen’s University, Canada, 1995). Il dirige le Music Informatics Group, groupe de recherche spécialisé au sein du Department of Computer Science and Artificial Intelligence de l’Université du Pays Basque (San Sebastián, Espagne).

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Approche interdisciplinaire du geste musical : nouvelles perspectives en ethnomusicologie

Fabrice Marandola, Marie-France Mifune et Farrokh Vahabzadeh

NOTE DE L'AUTEUR

Les recherches ayant mené à la rédaction de cet article ont été menées dans le cadre de la Chaire Geste-Acoustique-Musique (GeAcMus) de l’IDEX « Sorbonne Universités » (ANR-11-IDEX-0004-02). Les auteurs tiennent à remercier tous leurs collègues et partenaires et plus particulièrement l’équipe du laboratoire de BioMécanique et de BioIngénierie (BMBI) de l’Université de Technologie de Compiègne dirigée par Frédéric Marin et le Pôle Supérieur de Paris Boulogne Billancourt et ses professeurs Christophe Bredeloup et Julien André.

Introduction

1 La naissance de l’ethnomusicologie fut marquée par l’invention de l’enregistrement audio avec le phonographe de Thomas Edison puis le gramophone d’Emile Berliner à la fin du XIXe siècle. Le développement des technologies de captation du son puis de l’image a permis la collecte et l’analyse des musiques, la création d’archives sonores, leur sauvegarde et leur diffusion. L’ethnomusicologie, née de l’interdisciplinarité entre la musicologie et l’anthropologie, a progressivement développé de nouvelles approches, méthodes et outils pour étudier les pratiques musicales de tradition orale. Cette approche interdisciplinaire a par la suite été étendue à d’autres domaines complémentaires à l’ethnomusicologie : s’affranchir des frontières disciplinaires permet en effet de mieux appréhender la complexité des objets que nous étudions, et c’est dans le cadre d’une démarche volontairement pluridisciplinaire qu’a été initiée la Chaire GeAcMus (Geste-Acoustique-Musique) de Sorbonne Universités réunissant

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plusieurs ethnomusicologues2 et chercheurs en biomécanique, acoustique, musicologie et pédagogie de la musique pour étudier le jeu instrumental. En effet, l’étude de l’interaction musicien-instrument nécessite de prendre en compte les différentes dimensions constitutives du jeu instrumental que sont l’ergonomie et l’acoustique de l’instrument, la gestuelle du musicien, la musique produite, l’esthétique et les valeurs socioculturelles associées à la pratique. A visée méthodologique et comparative, le but du projet GeAcMus est d’étudier le geste instrumental en tenant compte de ses dimensions fonctionnelles, esthétiques et socioculturelles. L’ analyse comparative du geste instrumental a été réalisée entre six types d’instruments (tambour, xylophone, luth, harpe, flûte, cornemuse) provenant d’aires géoculturelles distinctes (Europe, Asie centrale, Afrique subsaharienne, Amérique du Sud) afin de mieux comprendre les différents processus sous-tendant l’interaction musicien-instrument. L’une des innovations du projet est d’inclure dans l’approche ethnomusicologique de nouvelles méthodes de capture et d’analyse du mouvement provenant notamment du domaine de la biomécanique.

2 Cet article propose une réflexion sur les nouveaux enjeux, tant épistémologiques que méthodologiques, de l’utilisation des nouvelles technologies d’analyse du geste instrumental en ethnomusicologie. Après un bref état des lieux des recherches sur l’étude du geste, nous montrerons de quelles manières ces nouvelles technologies de captation du mouvement permettent : • d’élaborer de nouvelles méthodes d’analyse qualitative et quantitative du geste, • d’accéder à des dimensions qui étaient jusque-là impossibles à analyser à partir de l’observation directe, • d’expérimenter et d’interagir avec les musiciens pour comprendre leur conception, perception et pratique musicale, • d’entreprendre des analyses comparatives intra- et interculturelles, • et de réaliser des analyses entre différentes familles d’instruments ainsi qu’à l’intérieur d’une même famille.

3 L’utilisation de ces méthodes a nécessité de développer de nouveaux protocoles de collecte et d’analyse. Ces éléments seront illustrés à partir de trois études de cas réalisées au sein du programme GeAcMus (luths d’ et d’Asie centrale, harpes du Gabon, xylophones et tambours du Cameroun, de France et du Canada).

L’étude du geste et les technologies de captation du mouvement en ethnomusicologie

Etat de la recherche sur le geste musical

4 Dès 1936, André Schaeffner, dans son livre Origine des instruments de musique, introduction ethnologique à l’histoire de la musique instrumentale, définit l’instrument de musique en rapport avec le corps du musicien et propose une origine corporelle de la musique (Schaeffner 1936). Mais ce n’est que récemment que les ethnomusicologues se sont intéressés de près au geste musical, dont la thématique a fait l’objet d’un numéro spécial dans les Cahiers de musiques traditionnelles (14, 2001). Les études montrent que les gestes et la posture du musicien sont porteurs de significations et sont marqueurs d’identités (During 2001, Martinez 2001, Vahabzadeh 2010, 2012), et que la signature stylistique d’une musique ne réside pas uniquement dans le son mais également dans la

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performance globale du musicien (Desroches 2008). Comme le souligne Jean Molino (1988), « un geste musical peut renvoyer à d’autres gestes sociaux, et c’est ce renvoi qui constitue une des premières strates de sa signification. Ce jeu de renvoi est d’autant plus riche que les gestes instrumentaux sont l’objet d’un long apprentissage, au cours duquel ils cristallisent autour d’eux toutes sortes d’expériences physiques et symboliques » (ibid. : 12).

5 D’autres études ont porté sur l’aspect cognitif et ergonomique de la pratique instrumentale. John Baily montre, en comparant deux luths à cordes pincées d’Afghanistan, que chaque instrument est une sorte de transducteur qui convertit les schémas de mouvements corporels en structures sonores (Baily 2001). Dans cette même perspective, Aurélie Helmlinger (2001, 2012) s’appuie sur l’étude des processus d’apprentissage des steelbands de Trinidad et Tobago pour démontrer que le geste musical a un rôle-clé dans la composition, la performance et la mémorisation visuelle du répertoire par les musiciens. Vincent Dehoux (1991), Sylvie Le Bomin (2001, 2004) et Marie-France Mifune (2012, 2014) ont quant à eux montré que, dans plusieurs pratiques musicales en Afrique centrale, le langage musical, la technique instrumentale et le répertoire sont intégrés dans un même processus d’apprentissage.

6 Concernant la définition du geste musical en ethnomusicologie, Martinez propose d’aller au-delà d’une définition trop restrictive qui désignerait les « mouvements participant directement à la production du son ». Elle adhère à la proposition de Van Zile (1988), « movements in the context of the music event », qui ouvre de nouvelles perspectives d’observation et permet d’intégrer deux catégories de mouvements dont la valeur opérationnelle est particulièrement intéressante : des mouvements locomoteurs ou non-locomoteurs, concomitants à la production sonore mais n’agissant pas directement sur elle, et des mouvements non concomitants à l’émission des sons, c’est-à-dire ayant lieu avant ou après la performance (Martinez 2001).

7 Le rapport instrument/interprète a fait l’objet d’une attention toute particulière de la part des concepteurs de nouveaux instruments et interfaces musicales numériques : ceux-ci sont en effet confrontés au problème du mapping, qui consiste à assigner des gestes ou combinaisons de gestes spécifiques à des sons donnés – ou à certains types de contrôle relevant du domaine sonore (Delalande 1988, Wanderley 1997, Cadoz 1999, Jensenius et al. 2010).

8 Ces recherches ont proposé une première grille d’analyse de la performance musicale, regroupée dans Jensenius et al. (2010) et qui est constituée d’un environnement : • où se situe l’action de la performance, qui peut être un espace dédié (une scène dans le contexte de la musique classique) ou qui relève d’une construction sociale (« performance scene »), • au sein duquel le musicien a un positionnement général qui contient en quelque sorte la somme de ses actions possibles – c’est la kinesphère de Laban (1963) (« performance position », « set of performance spaces »), • et où il adopte différentes positions, qui sont autant de postures à partir desquelles il interprète la musique et qui se décomposent en une catégorisation plus fine du geste instrumental en tant que tel (« gesture spaces »).

9 A ce niveau plus fin, on retrouve un certain nombre de catégories fonctionnelles qui caractérisent le geste musical de l’interprète, c’est-à-dire celui qui est responsable de la

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production du son. Les catégories suivantes font également référence à la classification de Jensenius et al. (2010) : • geste producteur de son, qui en est à la source (« sound-producing gestures »3), • geste ancillaire, subordonné à la production du son (« sound-facilitating gestures »4 ), • geste de communication, impliqué dans la communication entre musiciens ou entre musiciens et audience (« communicative gesture »5 ), • geste accompagnateur, concomitant à la production sonore mais qui ne lui est pas nécessaire (« sound-accompanying gestures »).

10 Etant donné les nombreuses définitions et propositions de catégorisation du geste, nous souhaitons tout d’abord préciser ce que nous désignons ici par geste musical : soit tout geste ou mouvement du corps impliqué directement ou indirectement dans la production sonore, et plus intégralement dans la performance musicale. Dans le cadre de cet article, nous parlerons essentiellement du geste instrumental, objet de notre projet de recherche au sein de la chaire GeAcMus. Quant à l’étude des différentes catégories de geste, la grille de lecture proposée par Jensenius et al. (2010), définie dans le cadre spécifique de l’étude des musiques contemporaines et classiques occidentales, devra être examinée à travers les pratiques musicales de tradition orale, notamment en rapport avec les catégories endogènes existantes. En effet, la définition des catégories de gestes est essentielle comme outil analytique pour une meilleure caractérisation des gestes que nous étudions ; cependant leur définition doit également prendre en compte le contexte de performance pour une meilleure compréhension du geste musical de la culture étudiée.

Geste musical et captation 3D

11 L’étude du geste musical a débuté assez tardivement, en raison peut-être du manque d’outils permettant d’analyser finement, et de manière objective, les paramètres constitutifs du geste. La capture tridimensionnelle des mouvements humains est aujourd’hui une technologie en rapide évolution visant à l’analyse et à la quantification des cinématiques des segments corporels et des objets en interaction avec le sujet (Robertson et al. 2014). La captation a le plus souvent recours à l’utilisation de caméras optoélectroniques (OptiTrack, Qualisys, Vicon Motion Systems, etc.)6, situées autour de la scène à mesurer, qui émettent une lumière infrarouge et enregistrent la position de réflecteurs placés sur l’instrument et le corps du musicien dont on souhaite suivre le mouvement. Ces réflecteurs, aussi appelés marqueurs rétro-réflexifs, se présentent comme de petites sphères argentées dont les tailles varient selon les parties du corps à étudier. A partir de la position des marqueurs vue dans les plans de chacune des caméras et d’une calibration préalable de la géométrie des marqueurs, un logiciel permet d’identifier chaque marqueur et de reconstruire la position et l’orientation tridimensionnelle du musicien et de ses mouvements dans l’espace. L’utilisation de telles méthodes de captation aide à réaliser une analyse physique du mouvement qui rende compte des déplacements de différentes parties du corps et donne des informations sur des schèmes de mouvement, souvent impossibles à détecter à l’œil nu. Ces méthodes peuvent également mettre en œuvre différents types de mesures : l’analyse des trajectoires de certains points privilégiés (comme par exemple les doigts moteurs de la mise en vibration de l’instrument), l’analyse des variations angulaires de différentes articulations du corps pour comprendre la structure du geste ou encore la

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vitesse ou le rythme de certaines trajectoires de mouvements. On parvient ainsi à caractériser une posture ou un mouvement par la quantification fonctionnelle du système neuro-musculo-squelettique de la personne (Marin et al. 1999).

12 Les différents champs d’application de la capture tridimensionnelle du mouvement concernent, par exemple, l’évaluation d’une performance sportive (Fradet et Marin 2016), l’appréciation d’un risque à l’exposition d’un trouble musculo-squelettique pour l’ergonomie (Vignais et al. 2013) ou encore l’étude des performances artistiques, avec, dans le domaine musical, un accroissement constant de la littérature au cours des vingt dernières années. Ces études ont notamment porté sur les mouvements du bras contrôlant l’archet au violoncelle (Winold et al. 1994), l’analyse d’aspects tels que la modélisation de modes de jeu et de paramètres de contrôle (Demoucron 2008) ou les stratégies gestuelles pour le violon (Rasamimanana et al. 2009), ainsi que l’interaction et l’expressivité au sein de quatuors à cordes (Maestre et al. 2017). D’autres catégories d’instruments ont aussi fait l’objet de recherches abordant par exemple la nature des gestes dans le jeu de la clarinette (Wanderley 2002), la caractérisation des stratégies respiratoires à la flûte (Cossette et al. 2008) et à la trompette (Fréour et al. 2010), les modes de vibration des cordes pour la harpe de concert (Chadefaux 2012), le jeu des percussionnistes (Dahl 2004, Bouënard et al. 2011), ou encore différents aspects du jeu pianistique (Goebl et Palmer 2008 et 2009, Dalla Bella et Palmer 2011).

13 En ethnomusicologie, la capture du mouvement tridimensionnelle a été récemment utilisée pour étudier les musiques tsiganes de Transylvanie (Bonini Baraldi et al. 2015), plus spécifiquement les paramètres musicaux du répertoire d’air de chagrin (de jale). La captation et la modélisation du geste musical ont permis d’étudier la manière dont les musiciens conçoivent le rythme aksak et les types de désynchronisation entre mélodie et accompagnement générant un effet de balancement typique du swing (Bonini Baraldi 2010). Dans le domaine de la musique indienne, les travaux de Benning et al. (2007) ont utilisé la capture du mouvement de la main droite d’un joueur de tablas exécutant des variations sur un cycle rythmique de 16 temps (tîntâl theka).

14 Concernant le projet de la Chaire GeAcMus, les enregistrements de capture de mouvements ont été réalisés avec un harpiste gabonais, deux joueurs (professionnel et amateur) de luths iraniens et centrasiatiques et trois élèves du conservatoire en percussions du Pôle Supérieur de Paris Boulogne Billancourt. Ces captations ont été menées en collaboration avec l’équipe du laboratoire de BioMécanique et de BioIngénierie (BMBI) de l’Université de Technologie de Compiègne, dirigé par Frédéric Marin, spécialiste des méthodes de capture et d’analyse des mouvements et de leur modélisation 3D. D’autres enregistrements ont été réalisés sur la plateforme du Centre Interdisciplinaire de Recherche en Musique, Médias et Technologies (CIRMMT) avec neuf étudiants en percussions de l’Université McGill à Montréal.

15 Afin de mener à bien les protocoles de capture 3D, des marqueurs rétro-réflexifs ont été placés sur le corps des musiciens, avec une attention toute particulière portée à leurs mains, ainsi que sur les instruments (harpe, luth à manche long, xylophone, tambours). La localisation adéquate des marqueurs sur le corps des musiciens et sur leurs instruments a nécessité une adaptation selon les spécificités de chaque pratique instrumentale.

16 Pour chaque type d’instrument, un corpus a été préalablement défini afin d’établir des comparaisons inter-sujets, en laboratoire et sur le terrain, incluant différentes techniques de jeu et des pièces de référence, de manière à observer la singularité

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gestuelle de chaque musicien et/ou de chaque école. Les données spatio-temporelles ont été traitées pour quantifier et qualifier la posture et la coordination de chaque segment du corps. Ces différents types d’analyse ont permis d’obtenir des données qualitatives et quantitatives sur la reproductivité spatio-temporelle des doigts moteurs de la génération du son pour le jeu instrumental des luths d’Asie centrale et celui des harpes du Gabon, sur la latéralité et l’effet de l’expertise dans le jeu des xylophones au Cameroun, en France et au Canada, ainsi que sur la différenciation du geste selon chaque musicien, avec par exemple des profils de trajectoire de poignet spécifiques à chacun des percussionnistes observés tant en laboratoire qu’en situation de concert7.

17 Un tout autre type de captation concernait le suivi du regard des instrumentistes dans le jeu du xylophone, afin de mieux comprendre les phénomènes de synchronisation et d’anticipation entre l’œil et la main8. Cet aspect est tout particulièrement pertinent dans le jeu du xylophone, où le musicien n’est en contact avec son instrument qu’en de brefs moments, lors du contact entre les baguettes qu’il tient en main et les lames de l’instrument. Afin de les percuter, surtout à haute vitesse, son regard joue ainsi un rôle primordial dans l’apprentissage et l’exécution musicale.

Fig. 1. Les protocoles de captation pour :

a) la harpe (musicien : Yannick Essono Ndong), b) les instruments à percussion (musicien : Maxime Chatal ; schémas Mélissa Moulart), c) le luth (musicienne : Shadi Fathi) ; d) scène globale de captation.

18 Les appareils permettant de mesurer le déplacement du regard (eye-trackers) connaissent une constante évolution et le développement d’unités réellement portatives est actuellement en plein essor, chaque compagnie développant des solutions différentes. Quels que soient les modèles, les principes de fonctionnement de ces dispositifs reposent sur un ensemble de caméras fixées sur des montures de

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lunettes, avec au moins une caméra filmant la scène depuis le point de vue de l’utilisateur, tandis qu’au moins une autre est braquée sur son œil. Lorsqu’une seule caméra est utilisée pour suivre le déplacement de l’œil, un système de points lumineux projetés sur un point fixe de la cornée permet de mesurer la distance entre ce point (ou groupe de points) et la position de la pupille, ce qui permet de déduire la direction du regard, tandis que d’autres systèmes font appel à deux caméras par œil. Dans tous les cas, des logiciels combinant les données des deux types de caméras permettent de reconstituer et de visualiser le déplacement du regard dans le champ de vision capté par la caméra filmant la scène, et de fournir des informations quantitatives sur les mouvements de l’œil (fig. 2, voir document 1 pour la vidéo).

Fig. 2. Dispositif eye-tracking porté par Zebe Bienvenue, village eton de Emana (Cameroun), avec caméra GoPro en surplomb.

Photo Fabrice Marandola, 12.12.2015.

Ce média ne peut être affiché ici. Veuillez vous reporter à l'édition en ligne http:// 19 journals.openedition.org/ethnomusicologie/2666

20 Les défis principaux tiennent à la possibilité de capter au mieux le déplacement du regard à l’aide d’un dispositif qui permette une pleine liberté de mouvement sans toutefois entraver le champ de vision, au processus de calibration qui peut être long et complexe, et à l’adaptabilité du système à des profils de visages fort différents (largeur du nez par exemple). Le modèle utilisé sur le terrain au Cameroun, comme en laboratoire au Canada, était un Mobile Eye-XG de ASL, fonctionnant à une fréquence de 60Hz.

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21 Les résultats préliminaires montrent que les musiciens aguerris, quelle que soit leur culture, adoptent des stratégies similaires d’anticipation du regard par rapport aux notes qu’ils doivent jouer, c’est-à-dire que leur regard fonctionne par fixations successives des lames à frapper (sans toutes les fixer, allant souvent de deux en deux), et précède l’exécution du mouvement de la main – le regard étant en avance sur le geste d’une ou plusieurs notes, et presque toujours de manière systématique. Par ailleurs, ce type de dispositif permet de recueillir des renseignements sur les modes de communication visuelle mis en œuvre par les instrumentistes, entre eux (avec les autres musiciens) et avec leur environnement (avec les danseurs et spectateurs) : les données recueillies au Cameroun dans les ensembles de xylophones eton montrent ainsi que les musiciens passent une partie importante de leur temps de jeu à regarder leurs partenaires (ou les parties qu’ils exécutent sur leurs instruments, tambours ou xylophones), ces moments étant le plus souvent liés à des changements en cours – ou anticipés – dans la structure musicale.

Terrain et expérimentation

Du laboratoire au terrain

22 Les séances de captation en situation de laboratoire à l’Université de Technologie de Compiègne ont servi de terme de référence pour l’analyse comparative avec les données collectées sur le terrain (au Gabon pour les harpes, en Iran pour les luths à manche long9, au Cameroun et en France pour les percussions). Le système de captation du mouvement utilisé en laboratoire est extrêmement coûteux et complexe à transférer sur le terrain, ce qui nous a conduit à élaborer différents protocoles d’enregistrement utilisant un système de petites caméras portatives de type GoPro (Hero4 Black). Les principales raisons nous ayant conduits à l’utilisation de ces caméras tiennent à la qualité de leur image, à leur possibilité de filmer jusqu’à 240 images par seconde – permettant d’obtenir un ralentissement des mouvements avec une précision très fine –, et à leur maniabilité caractérisée par leur légèreté, compacité et résistance à la poussière et à l’humidité, couplée à différentes possibilités de fixation sur les instruments.

Protocole avec deux caméras

23 Pour le luth, les enregistrements sur le terrain ont été réalisés en novembre et décembre 2015. Le corpus comprend à la fois la musique régionale (mousighi-e navâhi) mais aussi la tradition de musique d’art savante (mousighi-e sonnati-e irâni), qui coexistent et dans lesquelles les luths à manche long ont une place importante. Les enregistrements de la musique régionale en Iran concernent la province du Khorâssân (tradition du Nord) et celle du Golestan (tradition turkmène) pour le dotâr et aussi la diaspora des musiciens afghans du Khorâssân pour le rubâb10. Le corpus comprend également des enregistrements de musiciens étudiants de l’Ecole de musique de la faculté des Beaux-Arts de l’Université de Téhéran jouant différents luths à manche long : târ, setâr, shurangiz et ainsi que rubâb et (luths à manche court)11.

24 Dans un premier temps, il a fallu définir un protocole commun pour la collecte des données vidéo en deux dimensions (2D) valable pour tous les types de luths étudiés sur

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le terrain. Nous avons choisi pour chaque musicien de réaliser un enregistrement vidéo en haute définition (HD) de chaque main séparément. Nous avons fixé une caméra GoPro sur chaque extrémité de l’instrument (sur le bas de la caisse pour la main droite, et sur le manche pour la main gauche) afin de pouvoir visualiser de manière précise la main droite réalisant le rythme et la main gauche jouant la mélodie. Nous avons également enregistré avec une autre caméra la performance globale de chaque musicien.

Protocole avec trois caméras

25 Les tambours et xylophones12 ont fait l’objet de captations avec trois caméras permettant de couvrir autant de plans complémentaires : frontal, transversal et sagittal (c’est-à-dire des vues de face, de côté et de dessus), de manière à couvrir au mieux tous les angles possibles d’observation. Un enregistrement vidéo conventionnel couplé à un enregistrement audio stéréo visait à documenter systématiquement chacune des prises réalisées selon ce dispositif statique, qui était rendu possible par l’absence de déplacement des instruments eux-mêmes, contrairement aux luths décrits ci-dessus. On a ainsi étudié au Cameroun, en novembre et décembre 2015, des ensembles de xylophones sur caisse à résonateurs multiples chez les Eton et les Tikar, ainsi que des xylophones sur troncs de bananiers et des tambours sur pied chez les Tikar et les Bedzan. Dans le cas des xylophones, le protocole était répété pour chacun des musiciens, au cours de plusieurs prises successives de la même pièce. Des captations ont également été réalisées sur des harpes-cithares chez les Tikar et les Bedzan : le procédé consistait alors à installer sur le manche même de l’instrument une des trois caméras de manière à obtenir une vue simultanée, détaillée et distincte du jeu de chacune des mains, en plus des prises de vue transversale et frontale. Il est à noter que les enregistrements ont tous eu lieu dans les villages camerounais, dans l’environnement habituel de jeu.

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Fig. 3. Protocoles de captation sur le terrain pour :

a) 2 GoPro pour le luth ; b) 3 GoPro pour les xylophones (musiciens : Aboubakar et Charles-André Nanga) ; c) 5 GoPro pour la harpe (musicien : Pierre Ondong Ndo) ; d) 12 caméras infrarouge pour les percussions (musicien : Antoine Brocherioux).

Protocole avec cinq caméras

26 La collecte des données au Gabon a été réalisée en février et en mai 2016 avec plusieurs musiciens13 (experts et apprentis) de trois populations (Tsogho, Massango, Fang). En collaboration avec l’équipe de biomécaniciens, nous avons conçu un premier dispositif portatif de captation du mouvement en 2D avec cinq caméras GoPro synchronisées permettant d’obtenir cinq points de vue de la performance du musicien (face, profils droit et gauche, ¾ avant droit et ¾ avant gauche), couplées à un enregistrement audio stéréo. Ce dispositif tout à fait nouveau a nécessité de modifier le protocole réalisé habituellement avec les musiciens au Gabon : les séances d’enregistrement ont dû être réalisées à l’Université Omar Bongo afin de pouvoir disposer d’une salle permettant d’installer les cinq caméras sur trépied, des tissus noirs autour de la scène permettant de mieux visualiser les gestes du musicien portant lui-même un débardeur noir et des gommettes de couleur sur les bras et les mains pour aider à l’analyse a posteriori. Avant chaque séance, il a fallu calibrer les cinq caméras en plaçant un objet de calibration comportant une dizaine de marqueurs à l’endroit où était ensuite placé le musicien. L’utilisation de cinq caméras a pour but de réaliser a posteriori une possible reconstitution 3D des captations du mouvement en 2D (travail en cours) et de vérifier si le protocole peut être amélioré pour de prochains terrains.

27 Un autre protocole a également été testé en attachant une caméra en haut du manche afin de pouvoir mieux visualiser le pincement des cordes par les doigts des mains. Ce

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dernier test a présenté des difficultés au niveau de l’attache de la caméra qui nécessite un bras extensible assez long pour pouvoir visualiser l’ensemble des doigts qui, selon les musiciens, sont plus ou moins espacés au niveau du plan vertical des cordes.

Protocole avec douze caméras infrarouge en situation de concert

28 Une seule expérience de transfert du protocole de laboratoire sur le terrain – dans le contexte de la musique contemporaine occidentale, une salle de spectacle – a pu être réalisée avec succès : il s’agissait d’une séance de captation réalisée en situation de concert avec les étudiants du Pôle Supérieur de Paris Boulogne Billancourt, le 14 mai 2016. La captation a été réalisée avec douze caméras infrarouge, installées et calibrées quatre heures avant le concert par l’équipe de l’UTC dirigée par Frédéric Marin14. Les œuvres interprétées étaient toutes issues du répertoire soliste de la percussion contemporaine15, dont certaines avaient été préalablement enregistrées en laboratoire par les mêmes interprètes, trois étudiants en fin de Licence. Pour compléter la comparaison entre laboratoire et situation de concert, des extraits de partitions d’orchestre (communément appelés « traits d’orchestre ») enregistrés eux aussi en laboratoire ont été joués par chacun des musiciens lors du concert.

29 Cette expérience de captation en concert visait à valider la possibilité de réaliser de telles mesures sans que le dispositif technique ne perturbe le déroulement habituel du concert, ce qui a été réussi. Les différents modes de représentation de la captation en temps réel étaient projetés sur un écran au-dessus de la scène, procurant au public une vision augmentée de la performance musicale. Les musiciens, familiarisés avec le port des marqueurs lors des captations en studio, n’ont pas signalé de différence notable, ni d’effet inhibiteur particulier du fait du port des marqueurs en concert. Il est à noter que des aménagements quant au positionnement des marqueurs avaient été réalisés après la séance en laboratoire pour éliminer des placements qui auraient pu réduire la pleine liberté de mouvement des interprètes. Les premiers résultats des comparaisons entre les données recueillies en laboratoire et celles recueillies lors du concert confirment la différenciation des musiciens en fonction de leurs signatures gestuelles, quelles que soient les conditions de jeu. On note cependant quelques différences, notamment dans le jeu de la caisse claire, où la posture globale est légèrement différente (poignets légèrement plus éloignés du rebord de l’instrument).

30 Si les données recueillies lors de ce travail comparatif constituent une collection unique à ce jour (3 musiciens différents, plusieurs œuvres ou extraits d’œuvres captés en laboratoire et en concert), soulignons que la possibilité de réaliser une captation de qualité en concert reste une opération complexe, et que le traitement de ces données requiert un travail colossal de préparation avant de procéder aux analyses elles-mêmes.

De la captation à l’expérimentation

31 Les nouvelles techniques de captation du mouvement ne représentent pas seulement une nouvelle étape dans l’évolution des outils technologiques à la disposition de notre discipline. En renouvelant notre regard sur la relation entre geste et pratique musicale, elles nous encouragent à mettre en œuvre des méthodes expérimentales qui aident à mieux distinguer le rôle de chacun des paramètres participant à la mise en œuvre de l’interprétation musicale, et à tester de nouvelles hypothèses. Le recours aux méthodes

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expérimentales donne aux ethnomusicologues la capacité de travailler sur des aspects difficiles à mettre au jour avec les méthodes d’enquête et d’observation habituelles, notamment en interrogeant directement les savoir-faire sans passer par la verbalisation16. Les enregistrements en re-recording développés par Arom dans les années 1970 (Arom 1976) ont ainsi pavé la voie aux travaux sur les échelles musicales mettant en œuvre l’utilisation de sons de synthèse et de synthétiseurs adaptés au jeu du xylophone et du gamelan (Arom et Voisin 1998, Analyse musicale 23, 1991), à la combinaison de techniques d’enregistrement multipistes numériques et d’analyse- synthèse du son par ordinateur (Marandola 1999, 2004, 2014), ainsi qu’à la création d’instruments numériques imitant les instruments traditionnels dans le cas des flûtes Ouldémé (Cuadra et al. 2002).

32 Pour l’étude du geste instrumental, nous avons eu recours à trois types d’approche expérimentale. 1. Nous avons enregistré des éléments musicaux isolés de leur contexte de jeu habituel (par exemple des techniques de variation rythmique de la main droite au luth, des gammes conjointes ou en intervalles de tierce au xylophone, des techniques de base de pincement des cordes à la harpe) afin de mieux appréhender les gestes fondamentaux qui entrent dans la production musicale. Ces gestes ou séquences de gestes correspondent à la segmentation que les interprètes font de leur propre pratique instrumentale. Pour l’étude des luths, chaque séquence comprenait ainsi plusieurs répétitions de la même technique de jeu isolée, enchaînées à un court extrait musical qui intègre cette technique dans des conditions habituelles de jeu. Ces enregistrements font suite aux travaux préliminaires sur le dotâr iranien et centrasiatique (Vahabzadeh 2012 et 2014), mais cette fois-ci en élargissant le corpus à d’autres luths de la région. 2. Nous avons demandé aux interprètes de varier la vitesse d’interprétation d’un même extrait musical, de manière à vérifier par exemple l’influence du niveau d’expertise sur la performance musicale. Ces variations de vitesse ont été mises en œuvre essentiellement pour les instruments à percussion, et principalement auprès des musiciens occidentaux afin d’observer l’effet de l’expertise à la fois sur la précision de la réalisation du geste instrumental et, dans le jeu du xylophone, sur un lien possible avec l’anticipation par le regard. Une corrélation forte a été notée, d’une part entre le niveau d’expertise et le maintien du contrôle du geste à des vitesses élevées, et d’autre part entre la perte de contrôle de l’anticipation du regard (due à la vitesse d’exécution) et l’apparition d’erreurs dans le jeu. 3. Nous avons testé différentes combinaisons de paramètres entrant dans le jeu instrumental pour mieux comprendre quel était leur rôle respectif. Ces tests consistaient à jouer sur la présence ou l’absence de l’instrument, combinée à la présence ou à l’absence de retour sonore. Ce troisième type d’expérimentation, que nous avons qualifié de « air playing », a été réalisé pour chaque type d’instrument (luth, harpe et percussions) afin d’interroger l’incidence de l’instrument dans la gestuelle du musicien. Le protocole expérimental que nous avons élaboré permet de mettre au jour les relations entre l’anatomie du corps du musicien, l’organologie de l’instrument, l’ergonomie et l’acoustique, qui toutes sont associées au geste instrumental.

33 Le protocole expérimental débute avec l’enregistrement de pièces sélectionnées au préalable avec le musicien. Vers la fin de la session d’enregistrement, on demande à l’interprète de choisir une des pièces préalablement enregistrées, qu’il maîtrise sans aucune difficulté. Le protocole consiste ensuite à lui demander de rejouer la pièce, sans instrument mais en disposant simultanément d’un retour sonore, au moyen d’écouteurs, de la version de la pièce qu’il vient d’enregistrer. Cette expérimentation

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peut être désignée par le terme de « air playing » dans le sens où le musicien reproduit dans l’air son jeu sans aucun contact physique avec l’instrument17. L’étape suivante consiste à rejouer la même pièce, toujours sans instrument, et en l’absence de retour sonore.

34 Les premières observations concernant l’expérimentation avec les harpistes gabonais nous confirment que le jeu instrumental se fonde sur une interaction effective entre le corps du musicien et l’instrument. La posture et le jeu instrumental des musiciens sont perturbés en raison de l’absence des trois points de contacts-clés avec l’instrument, à savoir, la poitrine où est apposée la harpe, les poignets des mains posés de chaque côté de la caisse de la harpe et les deux pouces et index pinçant les cordes. A partir de la comparaison entre le jeu avec et sans instrument, on peut observer que le jeu sans instrument repose sur une mémoire cinético-gestuelle, et que l’absence des points de contact avec l’instrument se traduit notamment par un positionnement plus espacé des mains l’une de l’autre et le corps plus figé (voir documents 2 et 3). Quant aux trajectoires des doigts, elles semblent compenser l’absence des points de contact avec l’instrument par des mouvements plus amples et plus marqués.

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Fig. 4. Comparaison de la trajectoire du pouce et de l’index de chaque main d’une même pièce jouée avec la harpe (à gauche) et sans la harpe avec retour sonore (à droite).

Image Marie-France Mifune, 2016.

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37 Les expérimentations réalisées avec les percussionnistes en laboratoire, en France et au Canada, ont porté sur le jeu du marimba18 et des expérimentations avec et sans instrument, et, dans ce deuxième cas de figure, avec et sans baguettes. A l’instar de la harpe gabonaise, l’absence d’instrument perturbe le positionnement dans l’espace, mais à l’inverse des harpistes gabonais, les gestes sont légèrement plus réduits dans la version sans instrument. La hauteur des mains par rapport au reste du corps est également variable, puisqu’elle ne dépend alors plus des contraintes physiques imposées par la présence de l’instrument, et les instrumentistes tendent à aller vers la position la plus confortable possible. On constate également de plus grandes différences dans la réalisation du geste lorsque les musiciens jouent à la fois sans instrument et sans tenir de baguettes dans les mains : la distance entre les mains est beaucoup plus réduite, tandis que les schèmes de déplacement montrent, d’une part, une moins grande variabilité due aux déplacements latéraux et, d’autre part, une augmentation de la trajectoire des poignets, comme si l’instrumentiste cherchait à compenser l’absence de baguettes par des mouvements plus marqués. De fait, on se rapproche de la mise en œuvre de ce qui semble être la référence mentale du geste instrumental de l’instrumentiste, un modèle qui retient l’essentiel des éléments relatifs aux déplacements dans l’espace, mais qui fait abstraction des contraintes physiques réelles de la facture de l’instrument.

38 Pour les travaux sur la famille des luths, le protocole expérimental a été prolongé selon les configurations suivantes : • les cordes de l’instrument ont été recouvertes (enregistrement du jeu avec et sans retour sonore avec des écouteurs), afin de conserver la présence physique de l’instrument, mais sans que celui-ci ne puisse produire de son [enregistrement du jeu avec (fig. 5b) et sans retour sonore (fig. 5c)], • l’instrument a été remplacé par une référence physique non-acoustique (comme une barre métallique ou un bâton de golf), afin de conserver certains repères dans l’espace (enregistrement du jeu avec et sans retour sonore), • « air playing », en absence totale d’instrument donc [enregistrement du jeu avec (fig. 5d) et sans retour sonore (fig. 5d), voir document 4].

Fig. 5. Les expérimentations avec la famille des luths : Khorshid Dadbeh enregistrée à l’Université de Téhéran.

Image Farrokh Vahabzadeh, 29.11.2015.

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40 La figure suivante montre la comparaison des différentes séquences de jeu d’une joueuse iranienne de oud dans l’interprétation d’une pièce sans instrument, avec pour chaque séquence le retour sonore par des écouteurs (à droite) et sans le retour sonore

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(à gauche). Dans la première séquence a), nous pouvons constater que les mesures des angles19 des différentes parties du corps sont similaires pour les deux expérimentations. La dernière séquence d) montre la fin de trajectoire du geste final de la musicienne, identique dans les deux conditions de jeu. Les résultats préliminaires suggèrent l’existence d’une mémoire cinético-gestuelle et un niveau élevé de mémorisation du geste par le corps de l’interprète. Cela se manifeste à la fois au niveau des gestes et de la posture du corps du musicien.

Fig. 6. Comparaison des différentes séquences de jeu d’une pièce pour le oud, pour chaque séquence : sans instrument et avec le retour sonore (à droite), sans instrument et sans retour sonore (à gauche).

Chaharmezrâb-e Mahour interprété par Yasamin Shah-Hosseini. Enregistré à l’Université de Téhéran. Image Farrokh Vahabzadeh, 28.11.2015.

41 Concernant la main gauche, qui s’occupe plutôt du jeu mélodique, nous constatons l’utilisation moins systématique du vibrato dans le jeu sans instrument. Cela peut être lié à l’absence des retours tactilo-kinesthésique et acoustique20. Le jeu mélodique des doigts de la main semble également être perturbé dans le jeu sans instrument, et il nous est apparu que, dans le jeu sans instrument, les musiciens sont plus concentrés sur le jeu de la main droite que de la main gauche.

42 La figure 7 montre la superposition des images de quelques instants synchronisés, issus de deux enregistrements du jeu du târ iranien : avec l’instrument couvert avec retour sonore (à droite) et en version normale (à gauche). Nous constatons dans cette expérimentation moins de mouvements du corps et de l’instrument par rapport au jeu normal. Le fait de couvrir l’instrument semble avoir également un impact sur les gestes ancillaires (le mouvement de la tête de l’interprète ainsi que le mouvement du manche de l’instrument). Il est possible que ces changements soient le résultat du manque de retour/contact tactilo-kinesthésique car c’est la seule différence entre les deux expérimentations.

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Fig. 7. Superposition des images de quelques instants synchronisés issus de deux enregistrements du jeu du târ iranien : avec l’instrument couvert avec retour sonore (à droite) et la version normale (à gauche).

Pishdarâmad-e Dashti interprété par Ashkan Shahriari. Enregistrée à l’Université de Téhéran. Image Farrokh Vahabzadeh, 28.11.2015.

Bilan et perspectives

43 Tout geste exprime diverses significations d’ordre fonctionnel, esthétique, interactionnel et socioculturel. En effet, l’analyse du geste musical nous révèle les manières dont le musicien produit de la musique avec son instrument d’un point de vue tant cognitif que sensoriel, comment il interagit avec les autres musiciens, le type d’émotion qu’il souhaite partager avec les musiciens et auditeurs et comment ses gestes sont des marqueurs stylistiques et socioculturels d’une pratique à la fois collective et individuelle. C’est donc par l’étude du geste que nous pouvons accéder à ces différentes significations. Comment y parvenir ?

44 En réalisant une étude comparative inter-instruments et interculturelle du geste musical, il est possible d’accéder à une meilleure compréhension du rôle et des relations de ces différentes dimensions dans la performance musicale et de comprendre les spécificités qui prévalent entre types d’instruments et pratiques socioculturelles.

45 Puisque les pratiques instrumentales sont des pratiques culturelles, souvent peu verbalisées par les musiciens et intégrées selon un long processus d’apprentissage faisant largement appel à l’imitation, accéder aux savoir-faire ne peut se faire qu’en étudiant la pratique elle-même. Quel est donc l’apport des nouvelles technologies pour l’étude du geste en ethnomusicologie ?

Les techniques de captation du mouvement

46 Les nouvelles technologies de captation 3D permettent d’accéder aux dimensions du geste impossibles à étudier à l’œil nu et d’offrir de nouveaux outils pertinents pour une analyse quantitative et qualitative du geste qui soit la plus objective possible. Cette analyse permet de décrire et de caractériser une pratique qui doit être ensuite validée auprès des musiciens spécialistes, car le but final de l’ethnomusicologue est bien de comprendre ce qui fait sens pour le musicien et dans sa culture.

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47 La collecte des données 3D présente l’avantage de pouvoir sélectionner les éléments les plus pertinents selon les contextes de recherche (par exemple, les trajectoires de chacune des phalanges de la main droite dans l’étude du jeu des instruments à cordes pincées), et il convient de souligner que les informations obtenues permettent de parvenir à un degré de précision extrêmement élevé. Les données 3D donnent également accès à l’observation d’un même mouvement se développant dans l’espace sous tous les angles possibles, ce qui n’est pas le cas en 2D. Malgré cela, il est possible avec les données 2D enregistrées avec les GoPro de quantifier différents types de mesures (trajectoires des segments corporels, variations angulaires de différentes articulations du corps et de l’instrument, vitesse des trajectoires de mouvements), à condition de prendre soin d’incorporer dans le protocole de captation des repères de distance qui permettent de calibrer ces mesures. L’utilisation de logiciels, comme Kinovea, permettent ces analyses mais sont nettement moins efficaces que les logiciels d’analyse tridimensionnelle du mouvement, car beaucoup plus coûteux en temps et moins précis.

48 Les données 2D restent toutefois pertinentes car elles donnent accès à la visualisation d’éléments du corps du musicien dont la représentation 3D ne peut rendre compte : les deux types de données sont donc complémentaires pour l’analyse, l’une (2D) comprenant l’image complète du musicien, de son instrument et de son environnement, l’autre (3D) proposant une représentation schématique du corps du musicien et des objets étudiés (fig. 8).

Fig. 8. Comparaison des mouvements de la main droite des musiciens durant un cycle complet de la même pièce, mesurés à l’extrémité de la baguette avec le logiciel Kinovea, à partir d’enregistrements vidéos réalisés à l’aide d’une caméra GoPro à 240 images/seconde.

Mgbe Moussa (à gauche) et Nestor Mvoutikoin (à droite), village tikar de Beng-Beng (Cameroun). Image Fabrice Marandola, 7.12.2015.

49 Avec l’utilisation des technologies de captation du mouvement dont les systèmes sont pour le moment utilisés principalement en laboratoire, l’enjeu pour l’ethnomusicologue est alors de pouvoir transférer ces méthodes sur le terrain. Des

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systèmes portatifs sont en train d’être développés dans différents domaines (sport, jeu, création) mais ne sont pas optimisés pour l’ethnomusicologie. Les différents protocoles que nous avons développés avec les caméras GoPro montrent, selon les types d’instruments, diverses possibilités d’analyse.

50 Du point de vue des difficultés techniques pour le protocole de captation 3D, le problème majeur tient au maintien de la visibilité des marqueurs positionnés sur les mains par les caméras infrarouges disposées autour du musicien. Dans le cas du jeu du luth, certains procédés de mise en vibration des cordes impliquant les doigts (pour le dotâr) ou l’ongle (ou onglet pour le setâr) empêchent la captation systématique des marqueurs : le suivi des marqueurs par les caméras n’est pas toujours possible lorsque les doigts sont soit positionnés face au sol, soit cachés par les autres doigts ou par la caisse de résonance de l’instrument. Pour le protocole avec les caméras GoPro, l’installation de la caméra sur le manche (harpe, harpe-cithare et luth) déséquilibre le poids initial de l’instrument et peut perturber dans certains cas le jeu du musicien, biaisant ainsi l’analyse.

51 La collaboration entre ethnomusicologues et biomécaniciens est essentielle si l’on souhaite développer des systèmes de captation 2D et 3D pour le terrain, de manière à concevoir des outils de collecte et d’analyse pertinents pour l’ethnomusicologie. L’évolution dans le domaine des capteurs de mouvements, et en particulier des centrales inertielles (IMU) est très prometteuse puisqu’elle devrait permettre de collecter le même type de données sans avoir recours à un système de caméras entourant le sujet, tout en proposant une grande diversité de modes d’utilisation.

L’expérimentation

52 Que nous apporte l’expérimentation dans l’analyse ? Le recours aux méthodes expérimentales est un moyen privilégié pour étudier les savoir-faire. Les différentes expérimentations que nous avons présentées (isolation des techniques de jeu, mesure de l’influence de la vitesse de jeu, « air playing ») aident à mieux comprendre et à définir le rôle de chacun des paramètres constitutifs du jeu instrumental. En effet, l’expérimentation du « air playing » pour les trois types d’instruments provenant de trois cultures différentes nous a permis d’observer une forte mémoire cinético- gestuelle, l’influence du retour tactilo-kinesthésique et acoustique de l’instrument dans la gestuelle du musicien, ainsi que celle du retour sonore sur l’action du musicien : lorsque ce retour sonore est absent, le musicien éprouve le plus souvent le besoin de le produire lui-même, en le fredonnant ou en se le remémorant.

53 Les expérimentations nous permettent, d’une part, d’étudier la pratique instrumentale selon différents critères d’analyse en isolant certains paramètres de jeu pour en comprendre les liens mutuels, et, d’autre part, d’impliquer les musiciens dans l’étude, ce qui permet de provoquer une certaine verbalisation sur leurs propres pratiques, de même que des échanges fondés sur les savoir-faire qui n’auraient pu exister autrement.

54 L’expérimentation ne peut négliger la prise en compte du contexte culturel. Par exemple, dans le cadre des expérimentations mesurant l’impact de l’absence de retours tactiles et acoustiques dans le jeu instrumental, la musicienne iranienne Targol Khalighi a perçu son instrument de musique, enveloppé dans un tissu blanc, comme « mort ». En effet, le luth enfilé dans un tissu blanc lui rappelait l’usage du drap mortuaire dans lequel le corps du défunt est enveloppé avant d’être enterré. Ainsi,

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l’aspect symbolique fort qui se dégageait de cette situation a donné à l’expérimentation un autre sens que celui qui avait été prévu au départ.

55 C’est bien l’expérimentation sur le terrain qui permet de valider ce qui est pertinent ou non dans l’analyse, par la validation par les musiciens eux-mêmes. Ce n’est pas le contexte « laboratoire » ou « terrain » qui doit être examiné ; mais c’est bien la validation et le jugement culturel du musicien sur le sens de l’expérimentation et de ses résultats, quel que soit l’environnement, qui garantissent la valeur de l’expérimentation. L’une des difficultés méthodologiques tient alors à la nécessité d’élaborer un protocole commun pour pouvoir faire des comparaisons inter- instruments et interculturelles tout en prenant en compte les spécificités des pratiques instrumentales et du contexte d’enregistrement dans le protocole de collecte et d’expérimentation.

Nouvelles perspectives

56 Ce n’est qu’à partir de collaborations pluridisciplinaires que les ethnomusicologues pourront prendre conscience des potentialités des outils de recherche utilisés en biomécanique et d’établir une méthode et un vocabulaire sur lesquels les chercheurs pourront s’appuyer. Cela nécessite un apprentissage des savoir-faire (captation et analyse quantitative) et des outils numériques de la part des chercheurs pour une réelle intégration dans le domaine de l’ethnomusicologie, notamment dans la formation des étudiants. Le travail collaboratif entre disciplines est nécessaire. L’enregistrement simultané du geste et de la production sonore du musicien est fondamentale pour l’ethnomusicologue et nécessite une réelle adaptation des outils de captation du mouvement utilisés en biomécanique pour synchroniser mouvement et son, afin de pouvoir analyser le geste instrumental de manière pertinente. L’ethnomusicologue doit également prendre en compte la notion de validité culturelle pour l’étude du geste musical, élément qui n’est pas toujours présent dans les approches expérimentales en biomécanique ou en sciences cognitives. Cette prise en compte de la validation culturelle passe d’abord dans le choix des séquences musicales, lesquelles sont sélectionnées avec les musiciens afin qu’elles aient un sens pour eux. Les expérimentations permettent de discuter avec les musiciens de ce qui est culturellement pertinent, au niveau de l’expérimentation elle-même, des paramètres constitutifs du jeu instrumental et des représentations associées à la performance musicale. Il est enfin essentiel de pouvoir déterminer les critères qui permettent de juger de la qualité d’un geste producteur de son : ce n’est pas parce que l’on joue plus vite ou plus fort que le geste est de meilleure qualité. Il est donc primordial de pouvoir accéder aux références culturelles qui sous-tendent l’exécution du geste si l’on souhaite en réaliser une analyse pertinente. En ce sens, les protocoles d’analyse habituellement mis en œuvre en biomécanique doivent être ajustés à la réalité culturelle.

57 L’étude du geste instrumental nous entraîne également vers un dépassement des frontières traditionnelles qui prévalent entre musiques de l’écriture et de l’oralité, puisque les protocoles de recherche mis en œuvre avec les musiciens sont, dans leurs principes, exactement les mêmes pour les deux traditions. Le point central est en effet celui de l’étude d’une interprétation réalisée au moment de son exécution, problématique essentielle de l’ethnomusicologie, des musiques de tradition orale et des performance studies pour le domaine des musiques occidentales savantes.

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58 L’ approche comparative et pluridisciplinaire permet de renouveler les méthodes d’analyse du geste ainsi que leurs modes de représentation. Ceci offre de nouvelles perspectives notamment pour la sauvegarde des patrimoines immatériels. Les données 3D des pratiques sur le terrain enrichiront les archives audiovisuelles et les bases de données numériques diffusées notamment dans les musées d’instruments de musique et les plateformes multimédia.

59 Ces nouvelles méthodes de représentation fournissent également de nouveaux outils à visée pédagogique : les étudiants ayant participé aux études sur le geste, tant en Iran qu’en France ou au Canada, ont tous reconnu une attention différente portée à leur propre gestuelle, et ont fait état d’une plus grande sensibilité aux différents aspects qui entrent dans la préparation et l’exécution du geste musical au sein de leur propre pratique. Certains ont également mentionné l’apport bénéfique de cette étude dans leur enseignement pédagogique, actuel et futur.

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NOTES

2. Susanne Fürniss et François Picard (coordinateurs du projet), Fabrice Marandola, Farrokh Vahabzadeh, Sylvie Le Bomin, Marie-France Mifune et Cassandre Balosso-Bardin. 3. Voir aussi « Instrumental gestures » (Cadoz 1988), « Geste effecteur » (Delalande 1988). 4. Voir aussi « geste accompagnateur » (Delalande 1988), « non-obvious performer gestures » (Wanderley 1999), « ancillary gestures » (Wanderley et Depalle 2004). Soulignons que la distinction entre geste producteur et geste ancillaire n’est pas toujours facile à déterminer et peut dépendre du contexte (des mouvements de bras d’un pianiste peuvent ainsi être tantôt considérés comme producteurs de son, tantôt comme secondaires.

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5. Aussi appelé « semiotic gestures » (Cadoz et Wanderley 2000). 6. L’évolution des capteurs de mouvements, utilisés indépendamment ou en combinaison, rend leur utilisation de plus en plus courante dans la mesure du geste musical. On a ainsi testé, dans le cadre des travaux de la chaire GeAcMus, l’utilisation de centrales inertielles (IMU) constituées d’une combinaison de magnétomètres, accéléromètres et goniomètres, pour la captation des mouvements des percussionnistes. Voir par exemple K. Lepetit et al. (2015) à propos de l’utilisation des centrales inertielles. Des systèmes tels que Microsoft Kinect, beaucoup moins précis que les systèmes 3D cités ici, ont aussi été utilisés, par exemple pour l’analyse du jeu du Taïko (Cuykendall et al. 2015). 7. Travaux en cours, voir notamment Moulart et al. 2016. 8. Cette partie de la recherche a été rendue possible grâce au soutien de la Fondation Canadienne pour l’Innovation, programme Fonds des Leaders. 9. Cette étude se focalise principalement sur la famille des luths à manche long. Deux luths à manche court de la région (le oud et le rubâb afghan) font également partie de l’étude. 10. Un luth à manche court mais dont le jeu de la main gauche se développe sur une grande partie de la touche, présentant ainsi des caractéristiques similaires au jeu des luths à manche long. 11. Les enquêtes ont été menées en collaboration avec l’Université de Téhéran grâce au Professeur Azin Movahed, doyenne de l’Ecole de musique de la faculté des Beaux-Arts, ainsi qu’aux bardes et musiciens qui ont collaboré à ce projet : Saleh Astaraki, Amin Ataii, Sepand Dadbeh, Khorshid Dadbeh, Shadi Fathi, Isa Gholipour, Ali Haj Malek, Targol Khalighi, Nasim Khushnawaz, Eugene Leung, Homa Meyvani, Hamid Nashvadian, Alireza Paknia, Ashkan Shahriari, Yasamin Shah-Hosseini, Hossein Valinejad, Arash Zarin. 12. Les enquêtes au Cameroun ont été rendues possible grâce au soutien de l’Institut de Recherche et de Développement au Cameroun, et à tous les musiciens Bedzan, Eton et Tikar qui ont accepté de participer à cette étude, trop nombreux pour être cités ici individuellement. Martin Mgbédié et Valentin Angoni ont contribué à la réalisation des enquêtes. 13. Les séances d’enregistrement ont été menées en collaboration avec les harpistes gabonais à l’Université Omar Bongo de Libreville au Gabon (Emmanuel Esso Ndo, Pierre Ondong Ndo, Arnaud-Patrick Nze Eyeghé, Madouma Jean-Claude, Brice Mouanga Ekouanga, Moukala Kombé Théophile, Paul Moukani, Donatien Nda Ngoula) et à l’Université de Technologie de Compiègne (Yannick Essono Ndong). 14. Outre Frédéric Marin, l’équipe comprenait Khalil Ben Masour, Kevin Lepetit et Lise Ochej. Le dispositif IMU, testé en laboratoire, complétait l’appareillage de mesure. 15. Heng Chen, Tsuyuno ; Philippe Hurel, Loops II ; Iannis Xenakis, Rebonds A ; Elliot Carter, Canaries et Improvisation ; Kevin Volans, She who sleeps with a small blanket ; Philippe Manoury, Solo du Livre des Claviers ; Minoru Miki, Time for marimba ; Nicolas Martynciow, Impressions (mvt 1) ; Bruno Mantovani, Moi, jeu… 16. Voir à ce sujet Arom et Fernando (2002) et Fernando (2004). 17. Pour notre expérimentation, nous préférons utiliser le terme « air playing » plutôt que celui de « air-instrument » (Godoy et al. 2005) car l’usage commun de « air-instrument » renvoie aux compétitions bien connues de « air guitar » dont l’enjeu repose sur une imitation des gestes d’un guitariste. Ces gestes sont le plus souvent exagérés et exacerbés ; ils relèvent de gestes communicatifs, et plus rarement de réels gestes producteurs de sons. Notre expérimentation ne repose pas sur un jeu d’imitation mais sur une reproduction du jeu réel du musicien sans l’instrument. 18. La largeur des lames du marimba est similaire à celle des xylophones à résonateurs multiples qui étaient étudiés au Cameroun, afin de faciliter des comparaisons interculturelles. 19. Ces mesures ont été réalisées à l’aide du logiciel Kinovea (Kinovea 0.8.15, www.kinovea.org). 20. Voir Wanderley et al. (1999) pour la notion de retour dans le geste instrumental.

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RÉSUMÉS

Cet article propose une réflexion épistémologique et méthodologique sur l’utilisation des nouvelles technologies pour l’analyse du geste instrumental en ethnomusicologie. Après un état des lieux des études sur le geste, nous montrons la nécessité de développer de nouveaux protocoles de collecte et d’analyse du geste instrumental sur le terrain. A partir de trois études de cas réalisées au sein du programme Geste-Acoustique-Musique de Sorbonne-Universités (luths d’Iran et d’Asie centrale, harpes du Gabon, xylophones et tambours du Cameroun, de France et du Canada), nous illustrons ce que nous permettent ces nouvelles technologies dans l’expérimentation et l’interaction avec les musiciens pour mieux comprendre le rôle de chacun des paramètres constitutifs du jeu instrumental et accéder notamment aux phénomènes de corporalité musicale. En conclusion, nous proposons quelques pistes de réflexion suscitées par ces technologies de capture du mouvement pour l’ethnomusicologie.

AUTEURS

FABRICE MARANDOLA Fabrice MARANDOLA est Professeur agrégé de percussion et de musique contemporaine à l’Ecole de Musique Schulich de l’Université McGill à Montréal. Il est très actif dans le domaine de la musique de création, notamment avec l’ensemble canadien à percussion Sixtrum dont il est l’un des fondateurs. Fabrice Marandola est membre du CIRMMT (Centre Interdisciplinaire de Recherche en Musique, Médias et Technologie) dont il a été Directeur adjoint – Recherche artistique de 2009 à 2014. Titulaire d’un doctorat en ethnomusicologie, il a réalisé de nombreuses recherches de terrain au Cameroun. En 2015-16, il occupait une Chaire de Recherche Senior au Muséum National d’Histoire Naturelle (Paris), pour le projet Geste-Acoustique-Musique de Sorbonne-Universités.

MARIE-FRANCE MIFUNE Marie-France MIFUNE, après une thèse en anthropologie à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales sur le rôle de la performance dans la construction identitaire rituelle du culte du bwiti fang au Gabon, a été post-doctorante au sein de plusieurs projets interdisciplinaires (ANR DIADEMS, NATIV et Chaire Geste-Acoustique-Musique de Sorbonne Universités). Ses travaux ont porté sur l’indexation automatique des archives sonores ethnomusicologiques, l’étude interdisciplinaire de la voix et sur l’étude multidimensionnelle du geste instrumental. Elle enseigne également à l’Université de Lorraine à Metz et est responsable du module « anthropologie de la performance » (cours muséum) au Muséum National d’Histoire Naturelle où elle est chercheure associée.

FARROKH VAHABZADEH Farrokh VAHABZADEH est maître de conférences invité au Musée de l’Homme et chercheur associé au Muséum National d’Histoire Naturelle. Ses recherches portent notamment sur les traditions musicales iranienne et centrasiatique. Après avoir obtenu son doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie à l’EHESS de Paris et passé trois années de recherches postdoctorales à la faculté de musique de l’Université de Montréal, il s’intéresse à l’étude des instruments de musique, le symbolisme, le geste instrumental et la corporalité musicale. Il a détenu la Chaire de Recherche Junior GeAcMus, Sorbonne Universités de 2015 à 2017.

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L’ethnographie de la musique écrite. Fabrication, usages et circulation des partitions

Lucille Lisack

1 Que faire avec les partitions ? La question est souvent revenue au cours de mes recherches doctorales concernant la jeune génération de compositeurs en Ouzbékistan postsoviétique. Lors de mes études de terrain, j’ai accumulé des partitions, souvent photocopiées, parfois transmises sur une clé USB ou par email, que j’ai précieusement mises de côté. Puis je retournais à mes observations de répétitions – où, là encore, les partitions étaient un objet central – et de cours de composition, où professeurs et étudiants se penchaient sur les partitions apportées par ces derniers. Les partitions étaient omniprésentes, sous des formes diverses, sur des supports variés. Je m’interrogerai dans cet article sur la place que peut occuper l’étude des partitions en ethnomusicologie. En abordant depuis une vingtaine d’années des musiques dites « savantes occidentales » (même si leur scène est désormais largement mondialisée), l’ethnomusicologie entre dans un domaine où la place de la partition est prépondérante et où elle a été analysée par une longue tradition musicologique. Que peut apporter l’ethnomusicologie à l’étude des partitions ? Que peut apporter la prise en compte des partitions à l’ethnomusicologie ?

2 Le dictionnaire du Centre national des ressources textuelles et lexicales indique à l’entrée « partition » : « Réunion synoptique de toutes les parties (voix et/ou instruments) d’une composition musicale […] ; par métonymie, partie spécifique à interpréter par un instrumentiste ou un chanteur. […] Par métonymie, cahier où est écrite, imprimée une partition1 ». C’est cette dernière acception, très concrète, qui prévaudra dans cet article.

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Partitions, notation, transcription : l’ethnomusicologie et la musique écrite

3 Dans la littérature ethnomusicologique, la musique écrite l’est souvent par la main de l’ethnomusicologue. Une abondante littérature a été consacrée à l’art de la transcription, faisant de cette étape le point de départ indispensable de toute entreprise ethnomusicologique (voir entre autres Nettl 1964 : 98-130, Hood 1971 : 50-122, Stockmann 1979, Arom et Alvarez-Pereyre 2007). Bruno Nettl résume cette attitude largement répandue qui faisait de la transcription le b.a.-ba de l’ethnomusicologie dans son chapitre intitulé : « Can’t say a thing until I’ve seen the score : Transcription » (Nettl 2005).

4 L’usage de la transcription en notation occidentale est cependant vivement remis en question à partir des années 1990. Udo Will critique en 1999 l’usage largement admis de la notation occidentale : « Elle ne décrit qu’un choix limité d’événements perceptibles, et ce en termes de catégories engendrées par la notation comme système d’écriture, combiné à des considérations abstraites et théoriques » (Will 1999 : 12). Ainsi, ces processus de transcription en disent plus long sur les théories qui président à l’établissement du code que sur les musiques transcrites. C’est aussi ce qu’avance en 1996 Denis Laborde à propos de l’analyse d’une transcription de chanson basque : « Notre analyse a consisté à retrouver dans la transcription de l’énoncé les outils (notes, échelles, rythmes, strophe, vers, mots, etc.) que nous nous sommes donnés a priori pour réaliser cette transcription. La boucle se referme sur ce constat quelque peu décevant : l’analyse fait du connaître de l’activité conceptuelle un simple reconnaître » (Laborde 1996 : 110). Pour pallier à ces défauts de la transcription en notation occidentale, certains ethnomusicologues ont développé d’autres outils d’écriture comme la « transcription multimédia » défendue par Chemillier (2003) permettant de créer des animations interactives sur lesquelles l’utilisateur peut intervenir.

5 Les critiques à l’encontre de la notation occidentale apparaissent à un moment où la transcription semble occuper une place de moins en moins importante dans la boîte à outils de l’ethnomusicologue. En 1995, Peter Manuel remarquait le recul des analyses de partitions en ethnomusicologie et le faisait remonter aux années 1970, l’attribuant à une orientation de la discipline de plus en plus tournée vers l’anthropologie et de moins en moins vers la musicologie (cf. aussi Bohlman 2001), et à l’hermétisme des analyses techniques pour les lecteurs qui ne lisent pas la notation musicale occidentale et ne maîtrisent pas le jargon musicologique. Il faut certes nuancer cette évolution, qui est peut-être moins affirmée en France, où Arom et Alvarez-Pereyre consacrent en 2007 une partie de leur Précis d’Ethnomusicologie aux questions de transcription ; de plus, certains travaux comme ceux de Tenzer (2006 et 2011) replacent l’analyse de partitions au centre de la discipline. Mais l’article « Ethnomusicology » du Grove (Pegg et al. 2001) mentionne à peine les questions de transcription, absentes également de la Very Short Introduction de Bohlman sur la World Music (Bohlman 2002). Quant à la Very Short Introduction de Rice sur l’ethnomusicologie, elle relègue à l’histoire de la discipline la période où la transcription d’importants corpus constituait un élément essentiel de tout travail ethnomusicologique (Rice 2014 : 40-41). Or au moment où l’analyse de transcriptions commence à tomber en désuétude chez les ethnomusicologues, la discipline se tourne peu à peu vers des objets d’étude inédits : les musiques savantes

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occidentales, musiques écrites justement dans ce système de notation que les ethnomusicologues ont cherché à appliquer à des musiques auxquelles il était étranger.

6 Avec ce répertoire, la notation occidentale n’est plus un moyen de transcrire des musiques par une notation descriptive ; elle est le système de notation indigène, prescriptif, employé par les compositeurs à l’intention des musiciens. Si d’autres systèmes de notation indigènes ont fait l’objet d’analyses ethnomusicologiques (cf. entre autres Helffer 2004 sur la notation musicale employée dans les rituels bouddhiques tibétains, ou encore Guillebaud 2004 sur la conjugaisons de dessins au sol et de musique dans certains rituels du Kerala), les partitions de musique occidentale sont longtemps restées hors du champ de l’ethnomusicologie.

7 En effet, en approchant la musique dite savante occidentale, souvent appelée simplement « la musique classique » (comme s’il n’y en avait qu’une seule), les ethnomusicologues ont empiété sur la chasse gardée de la musicologie, suscitant parfois une certaine incompréhension : « la ‘musique savante occidentale’ était imperméable au préfixe ‘ethno’, elle l’est encore » (Laborde 1997 : 9)2. Cependant, ce que Nettl a nommé en 1995 le « dernier bastion des cultures musicales non étudiées [par les ethnomusicologues] » (Nettl 1995 : 2) fait l’objet des investigations de ces derniers depuis la fin des années 1980. Nettl lui-même (1989) a enjoint les ethnomusicologues à analyser l’image des compositeurs du panthéon occidental ; les systèmes d’enseignements ont été abordés par Kingsbury (1988) et Nettl (1995) ; Laborde (1997) s’est penché sur trois œuvres de Bach dans un recueil qui revendique son rattachement à une « anthropologie de la musique » (ibid : 12), puis sur la création d’une œuvre de Steve Reich (2008) ; Shelemay (2001) a abordé les cercles de musique ancienne, Cottrell (2004) a observé le monde des musiciens professionnels à Londres… Il est impossible de faire ici une liste exhaustive des études d’ethnomusicologie portant sur des musiques dites savantes occidentales, tant ces travaux se multiplient ; je renvoie ici au numéro de la revue Ethnomusicology Forum entièrement consacré à « l’ethnomusicologie de la musique savante occidentale » (Ethnomusicology of Western Art Music) en décembre 2011 (Nooshin 2011).

8 Dans ce contexte où les frontières entre disciplines ne sont plus clairement déterminées par un « grand partage » des objets d’études, Stobart (2008 : 13) voit la présence d’analyse musicale technique comme l’un des derniers marqueurs de la distinction entre musicologie et ethnomusicologie. Tandis que l’histoire de l’ethnomusicologie reposait, jusqu’au deuxième tiers du XXe siècle, en grande partie sur la transcription et l’analyse d’objets sonores, les ethnomusicologues semblent désormais éviter de se pencher de trop près sur les partitions lorsqu’ils étudient les musiques déjà écrites en notation occidentale – comme si, sans l’obstacle de la transcription préalable, l’étude de la musique écrite n’avait plus d’intérêt pour eux. Si les notions de notation et de transcription ont fait l’objet de nombreux développements et conseils de la part des ethnomusicologues, les partitions sont au contraire peu présentes sur leurs terrains, qu’elles soient transcrites par les chercheurs ou écrites par les praticiens de la musique observée ; le terme score est presque absent de l’ouvrage récapitulatif de Nettl (2005) et n’apparaît pas une seule fois dans Shadows in the Field (Barz et Cooley 2008), ouvrage de référence traitant des changements des conditions de l’étude de terrain en ethnomusicologie. Absentes du recueil dirigé par Nooshin (2011) comme de l’ouvrage de Cottrell (2004) ou de l’article de Shelemay (2001), les partitions n’apparaissent qu’implicitement dans l’étude de Nettl, lorsque ce dernier signale en

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quelques pages l’importance de la notation pour la musique occidentale, tant dans les processus de transmission que de création (1995 : 35-38) – sans pour autant développer cette question de manière plus approfondie.

9 Lorsqu’elles sont présentes, les analyses de partitions écrites par les compositeurs ont souvent pour but d’examiner les influences extra-occidentales chez des compositeurs européens et américains (Taylor 2007) ou chez des compositeurs venant d’Asie (Everett et Lau 2004, Bernard 2011). Mais si les partitions sont bien présentes, citées et analysées, elles sont traitées avec les outils de l’analyse musicologique, si bien que le propos semble alterner entre des considérations d’ordre sociologique ou anthropologique sur le « contexte » de la production musicale, et des analyses musicologiques de partitions abordant ce qui serait alors la musique « elle-même ». C’est le cas dans l’étude de Lau sur les avant-gardes chinoises (Lau 2004 : 22-39) : la partition citée est analysée en tant qu’œuvre musicale, et non en tant qu’objet participant au monde social, économique, politique, symbolique de la création musicale en Asie de l’Est. Si l’importance des contrats de publication pour lancer la carrière des compositeurs est rapidement mentionnée (Ibid. : 33), elle n’est pas suivie d’études de cas présentant les conditions juridiques, économiques ou esthétiques de ces contrats. L’ auteur mentionne l’hégémonie de l’industrie du disque (Ibid. : 38), mais ne parle pas des questions d’édition et de circulation des partitions.

10 On trouve cependant d’autres approches pour intégrer les partitions à une étude ethnomusicologique des institutions de la musique savante « occidentale ». Dans son chapitre sur les « leçons avec le maître », Kingsbury (1988 : 85-110) observe l’« autorité contingente de la partition musicale » (ibid. : 87). Il souligne la relation problématique entre la partition et la performance et observe le rôle de la partition dans les relations d’autorité qui se tissent entre le maître et ses étudiants : la partition apparaît comme un objet central dans les négociations des relations de pouvoir et se voit conférer ou dénier une autorité, en fonction de la qualité attribuée à l’édition. Laborde (1997), pour sa part, analyse la partition des Variations Goldberg sous l’angle de la croyance. Il montre les usages contrastés que font le pianiste Glenn Gould et le claveciniste Gustav Leonhardt de la partition de Bach. Leonhardt s’efface pour laisser place au texte, qu’il respecte dans ses moindres détails pour une interprétation « ‘au plus près’ de ce que l’inscription graphique signifie » (Ibid. : 81) ; la partition est alors « un idéal à tout moment convoqué en référence » (Ibid. : 82). Gould, au contraire « s’affiche » (ibid.), en musicien « habité par la Musique » (Ibid. : 80). Il fait oublier le texte pour faire croire à un rapport direct avec Bach et la Musique. Laborde montre ainsi le mécanisme de croyance en la « Musique », Bach et Gould : « l’adhésion du spectateur est assurée dès lors qu’il invoque l’objet de la croyance, en passant sous silence l’administration du culte » (Ibid. : 84).

11 Les analyses de Kingsbury et Laborde sont fondées sur la place de la partition, l’une dans l’établissement de rapports d’autorité entre maître et étudiants, l’autre dans l’administration d’un culte de la Musique et de ses saints. Dans ces deux cas, il ne s’agit pas d’analyse de partition au sens où elle est pratiquée dans les « cours d’analyse » des conservatoires – analyse harmonique, mélodique, formelle…3 – mais d’une prise en compte du rôle du document écrit et de ses supports dans les phénomènes sociaux que sont les pratiques musicales.

12 Plus récemment, Maÿlis Dupont a analysé le mode d’existence des œuvres musicales à l’aide de la notion de « prolifération » : « prolifération des objets, des discours, des

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acteurs » (2011 : 186) peu à peu « enrôlés » pour faire exister l’œuvre Sur Incises de Boulez. L’ auteure abandonne aux musicologues la partition comme texte pour se concentrer sur l’œuvre en devenir et ses manifestations multiples. Dans cette perspective, l’objet « partition » fait partie des « figures » (Ibid. : 217) de l’œuvre, au même titre qu’un article de presse ou un programme de concert.

La fabrique des partitions

13 C’est en tant qu’objet (fabriqué, manipulé, discuté, modifié par des acteurs multiples : étudiants et professeurs de composition, musiciens, chef d’orchestre, musicologues) que j’aborderai ici la partition. Je m’appuierai sur le cas d’un ensemble de musique contemporaine à Tachkent, sur l’ethnographie de ses répétitions et de la master class pour de jeunes compositeurs organisée par ses directeurs. Je tenterai de mettre en lumière les divers usages possibles de la partition, qui peut être lue, jouée, analysée, mais aussi louée, achetée, donnée, photocopiée, imprimée, stockée, découpée, collée, perdue, éparpillée, scannée et postée sur internet, projetée sur un écran… Les jeunes compositeurs n’apprennent pas seulement à concevoir des structures sonores qu’ils fixeraient ensuite par écrit au moyen des partitions ; leur formation consiste à apprendre à fréquenter ces objets d’une manière que leurs professeurs jugeront appropriée, digne d’un « professionnel ». La partition devient alors une entrée fructueuse pour aborder les institutions d’un univers musical, ici la création « contemporaine » inspirée des avant-gardes occidentales dans l’ancienne république soviétique d’Ouzbékistan. Cette étude de cas ne prétend pas épuiser les possibilités d’analyse des partitions dans le cadre d’une étude ethnomusicologique, mais attirer l’attention sur cet objet souvent négligé.

14 En octobre 2010, l’ensemble Omnibus de musique contemporaine, fondé à Tachkent en 2004 par Artyom Kim et Jakhongir Shukurov, organise pour la sixième année consécutive sa master class de composition « Omnibus Laboratorium ». De jeunes compositeurs, pour la plupart étudiants au Conservatoire national de Tachkent, viennent suivre les conférences et cours particuliers dispensés par les professeurs invités : Seung-Ah Oh, compositrice coréenne qui enseigne à Chicago, et Peter Adriaansz, compositeur néerlandais ; de plus, l’ensemble Omnibus répète en présence des étudiants et joue lors de la journée portes ouvertes des œuvres que ces derniers ont écrites spécialement pour l’occasion. L’événement est financé par des ONG et des ambassades étrangères. La description de quelques situations observées pendant les répétitions, les cours particuliers et les conférences permettront de saisir un aspect du métier de compositeur : la fabrication des partitions.

15 Lorsque Boris4, étudiant de la master class, arrive aux répétitions de sa propre pièce, il commence en général par passer quelques minutes à brasser des feuilles de papier, classer ses pages dans l’ordre, chercher celles qui manquent… Il avait donné une première version à l’ensemble Omnibus, mais a fait ensuite des modifications. Artyom Kim a toujours la première version, les musiciens ont l’une ou l’autre, parfois les deux… La pagination est différente d’une version à l’autre, et seule l’une des deux versions comporte des lettres repères. Boris va de pupitre en pupitre, remplace une feuille par une autre, cherche les pages manquantes… La plupart des problèmes musicaux achoppent à des problèmes de partitions. Artyom Kim le fait remarquer à Boris à la fin de la séance : « ce n’est pas pour nous, c’est pour toi : si nous passons tant de temps à

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régler ces problèmes pratiques, nous n’avons plus de temps, ensuite, pour travailler les questions d’interprétation. Il faut nous fournir du matériel facile à utiliser ». Lors des conférences auxquelles les étudiants assistent, Artyom Kim rappelle l’importance d’écrire clairement, pour que les musiciens puissent comprendre facilement ce que veut le compositeur ; il cite comme exemple de clarté et de lisibilité les partitions de Boulez. Ce n’est pas le style musical du compositeur qui est évoqué, mais sa présentation, la mise en forme du matériau écrit.

16 Feuilles volantes qui tombent des pupitres, se mélangent, ne sont jamais dans le bon ordre… Les musiciens se retrouvent esclaves de ces papiers récalcitrants. Ce « matériel » d’orchestre, qui appesantit les répétitions et réduit la musique évanescente à des problèmes « bassement matériels », fait en effet figure d’autorité, comme l’a montré Kingsbury (1989 : 87-94). L’ auteur est pourtant présent dans la salle, en chair et en os, mais c’est à la partition qu’obéissent A. Kim et, par son intermédiaire, les musiciens de l’ensemble. Alors qu’un étudiant ne peut s’empêcher d’aller de pupitre en pupitre pour donner des conseils aux musiciens, Artyom Kim lui demande de rester assis, faisant remarquer qu’il voit et entend lui-même ce qu’il faut améliorer. « Tu fais un crescendo alors que ce n’est pas écrit », « c’est écrit détaché », « ta nuance commence plus tard »… Dans ses indications, Artyom Kim fait constamment référence à ce qui est écrit. L’ apprenti-compositeur, assis sur le côté, derrière le chef, a délégué son autorité aux feuilles de papier. Artyom Kim semble vouloir lui faire prendre conscience de l’importance de ces petits signes imprimés, de la responsabilité du compositeur, des conséquences qu’entraîne son travail d’écriture : ce qu’il écrit doit être clair, précis, lisible, chaque signe sera interprété par les musiciens, qui devraient pouvoir se passer de lui en répétition.

17 Le compositeur n’est pas seul responsable de la fabrication de la partition. Les pièces ont été envoyées par mail à l’ensemble Omnibus et la violoncelliste, qui est la « bibliothécaire » de l’ensemble, s’est occupée de les imprimer et de les photocopier. Mais elle les a imprimées en format « portrait », en prenant les feuilles verticalement. Artyom Kim doit constamment tourner ses pages, qui ne comportent chacune que quelques mesures. Ce dernier lui fait remarquer que c’est très peu pratique : « je suis obligé de diriger ainsi », et il fait semblant de battre la mesure de la main droite tandis que, de la main gauche, il tourne sans arrêt des pages imaginaires. Tout l’ensemble rit, y compris les deux intéressés, puis A. Kim précise : la prochaine fois, il faut que tu dises à l’imprimeur que ce format ne te convient pas, qu’il doit prendre les feuilles dans l’autre sens, cela s’appelle « format italien ».

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Fig. 1. Seung-Ah Oh et une étudiante travaillent sur la partition apportée par cette dernière.

Goethe-institut de Tachkent, 29 octobre 2010. Photo Lucille Lisack

18 Ecrites en amont de la master class, jouées en répétition, les partitions des étudiants sont aussi observées et parfois modifiées lors des cours particuliers. Les corps se penchent vers la partition comme un médecin vers son patient ; il s’agit cette fois de porter un diagnostic sur ses qualités et ses faiblesses. Certes, lorsque l’étudiant possède un enregistrement (parfois produit automatiquement à l’aide du logiciel « Sibelius »), le cours peut commencer par une écoute. Ainsi, Seung-Ah Oh écoute avec Ravshan un enregistrement de son Elégie ; mais ce dernier n’a pas apporté la bonne clef USB, il n’a pas la partition avec lui. Impossible alors de travailler sur cette pièce. Seung-Ah Oh cherche une solution, essaie d’intervertir des cours pour laisser à Ravshan le temps d’aller chercher sa clef USB ; mais les autres étudiants qui assistent au cours n’ont pas leurs partitions sur eux. Sans partitions, pas de cours. Seung-Ah Oh examine alors une autre pièce de Ravshan dont il a apporté le manuscrit. Si l’on reprend les analyses de Goody sur l’écriture, la partition écrite, en donnant une perception visuelle et non plus seulement auditive de l’œuvre musicale, permet qu’elle soit « examiné[e] bien plus en détail, pris[e] comme un tout ou décomposé[e] en éléments, manipulé[e] en tous sens, […] soumis[e] à un tout autre type d’analyse et de critique qu’un énoncé purement verbal [ou sonore] » (Goody 1979 : 96). L’événement temporel qu’est le son d’une œuvre musicale est spatialisé par l’écriture ; mais il n’est pas réduit à des signes immatériels qui se déploient en deux dimensions : c’est du papier qui se froisse, glisse du pupitre, tombe… Le cours se passe à brasser du papier, revenir en arrière pour comparer deux passages ou se rendre compte de la durée d’une section ; le volume du papier est l’indicateur de la durée des parties. Les feuilles, indisciplinées à nouveau, tombent et se mélangent. Plusieurs passages sont juxtaposés pour être comparés. Seung-Ah Oh insiste sur la nécessité d’analyser ses propres œuvres ; l’analyse en question se concentre sur la temporalité de la pièce et son rendu sonore. Seung-Ah Oh demande à l’étudiant : « quel est le tempo ? », « combien de temps dure cette phrase ? », « est-ce que cet

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instrument a le temps de finir son geste avant que l’autre ne commence ? », « si vous êtes le public, quelle partie est au premier plan ? », « vers quoi ce geste va-t-il ? »… Si l’on reprend l’opposition établie par Cheyronnaud entre d’une part une « description interne de l’énoncé et de son fonctionnement formel » et d’autre part une description de « son ‘rendement’ dans un cadre énonciatif donné » (1992 : 292), l’analyse des compositeurs insiste surtout sur ce deuxième aspect. La partition est ici l’outil qui permettra de communiquer avec un public, de lui faire entendre tel geste sonore, de faire ressortir tel instrument. En cours de composition, elle est modifiée, raturée, réécrite, elle est un objet sur lequel s’opère un traitement du temps et des gestes sonores. Si l’on parle, comme Revolon, Lemonnier et Bailly, de « mise en objets » des relations (2012 : 17), la partition cristallise les relations entre professeur et élève au moment de son élaboration, et est façonnée en vue des relations futures avec les musiciens qui l’interprètent et le public.

19 En cours de composition, pour que le travail puisse avancer, il faut que la partition soit modifiable. On le constate lorsque c’est au tour de Boris d’examiner sa pièce avec Seung-Ah Oh. Comme ce dernier a oublié sa copie, ils n’ont sous la main que l’exemplaire d’Artyom Kim, dont il se sert pour diriger. Dans ces conditions, impossible d’écrire dessus, ces feuilles imprimées n’appartiennent déjà plus à Boris. Cependant, la tentation est grande pour Seung-Ah Oh, qui ne peut retenir un trait de crayon de temps à autre, qu’elle gomme aussitôt en s’excusant. Le cours est laborieux, la partition semble échapper au professeur et à l’élève, ils ne peuvent la « travailler » ; cette version-là de la pièce de Boris est déjà définitive puisque c’est celle qui sera interprétée à la journée portes ouvertes. Le processus de composition, loin d’être purement abstrait, dépend étroitement de la possibilité de marquer le papier à musique, de le façonner peu à peu. Les gestes du compositeur – écrire, gommer, estimer d’un coup d’œil la durée d’une partie, étaler ou rassembler les feuilles, les soupeser – s’avèrent être des moteurs indispensables au processus de création.

Le matériel des musiciens

20 Une fois fabriquées par les compositeurs, les partitions sont livrées aux musiciens. Elles leur appartiennent désormais, et ils continuent à les modifier pour en faciliter l’utilisation : couleurs pour mieux repérer certaines indications, doigtés… Ils se fabriquent un objet qui conviendra à l’usage qu’ils en font. Comme les musiciens n’ont pas reçu les parties séparées mais le « conducteur », ils doivent sans arrêt tourner les pages. L’une des musiciennes a découpé sa partie pour se bricoler une partie séparée plus facile à utiliser. Chaque musicien conserve précieusement sa partition ; il s’est habitué à ses annotations, à sa pagination, et aurait des difficultés à jouer sur n’importe quel exemplaire de l’œuvre. Dans ses textes inspirés du pragmatisme, Hennion met en avant le rôle des objets et des corps (2003) dans le développement des goûts et des attachements ; les objets sont « toujours en devenir, indissociablement dépendants de l’intérêt qu’on leur porte », et les corps sont modifiés par leur fréquentation répétée des objets. Lorsque les musiciens répètent, la matérialité des partitions recueille des gestes, les traces du travail effectué ; elle offre aux musiciens les « prises » (Hennion 2009) nécessaires au développement d’attachements. Traits de crayon, coups de gomme, découpages, coins de page cornés pour tourner plus facilement… Au même titre que les instruments de musique, les partitions font partie de cette panoplie

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d’objets déployée par les praticiens, investis, modifiés au cours d’un travail d’appropriation. Si les « gestes du musicien » ont fait l’objet de nombreux commentaires5, il reste à y inclure le geste du violoniste qui, tenant violon et archet verticalement de la main gauche, s’avance sur le bord de sa chaise, se penche vers sa partition, crayon en main, et griffonne quelques traits ; ou celui de la harpiste qui repose sa harpe et se tord vers son pupitre, à sa gauche, tenant son crayon dans sa main droite. « Pas de crayon, pas de carrière ! », disent parfois les professeurs d’instruments. Apprendre à jouer du violon, c’est aussi apprendre à avoir sur soi les outils nécessaires pour se fabriquer une partition utilisable. A ce stade, les partitions, sorties identiques de l’imprimante, ne sont plus interchangeables. Elles sont devenues des « objets irremplaçables », qui « condense[nt] des relations d’une certaine nature » (Revolon, Lemonnier, Bailly 2012 : 16) ; les partitions recueillent toutes les relations qui se tissent autour d’elles et à travers elles, en cours de musique ou en répétition.

Fig. 2. Les musiciens d’Omnibus se préparent à jouer les œuvres des étudiants.

Salle de conférences du Goethe-Institut de Tachkent, 27 octobre 2010. Photo Lucille Lisack

21 Revenons à la master class de l’ensemble Omnibus. Lors des répétitions et des cours particuliers, les partitions sont sans cesse modifiées, travaillées, « bricolées » suivant les besoins du moment et avec les « moyens du bord » (Lévi-Strauss 1962 : 31), pour devenir des objets uniques. En revanche, pendant les conférences tenues par les professeurs invités, les partitions acquièrent un autre statut. Les conférences font l’économie du support papier grâce au projecteur branché sur un ordinateur. Les partitions, scannées au préalable, sont projetées sur le mur blanc de la salle. L’œuvre reste à distance, elle n’est plus à portée de crayon : projetée, elle prend des dimensions gigantesques, elle devient plus grande que le professeur, qui se trouve complètement immergé en elle lorsqu’il passe devant le mur. Peter Adriaansz se promène ainsi entre les notes de ses Three Vertical Swells qui le submergent et doit avouer qu’il n’a pas pu se remémorer dans le détail les processus de composition qui l’ont mené à ce résultat. L’œuvre montrée en exemple est devenue chef-d’œuvre inexplicable et intangible.

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Fig. 3. Peter Adriaansz analyse son œuvre Three Vertical Swells.

Goethe-Institut de Tachkent, Conférence du 29 octobre 2010. Photo Lucille Lisack

22 Mais même « dématérialisée », la partition reste tributaire d’un matériel approprié. Si à partir de 2009 la master class n’a plus lieu à l’Union des compositeurs mais dans la salle de conférence du Goethe Institut de Tachkent, c’est, m’explique le vice-directeur d’Omnibus, entre autres parce que le matériel y est de meilleure qualité. En effet, le projecteur permet aux conférenciers de montrer facilement aux étudiants les partitions qu’ils analysent. Mais Seung-Ah Oh n’a pas le bon câble ou le bon adaptateur, et doit changer d’ordinateur au dernier moment, ce qui perturbe légèrement sa conférence. Transportées sur une clef USB ou dans un disque dur, projetées sur un mur sous forme de rayons lumineux, les partitions ne sont pas immatérielles pour autant ; elles nécessitent au contraire tout un matériel pour être ouvertes, lues, montrées.

Circulation des partitions

23 Enfin, les partitions sont des objets qui circulent, parfois sur de longues distances, sous diverses formes. En 2007, l’ensemble Omnibus établit sa « bibliothèque », appelée « Centre de musique contemporaine », dans une petite pièce prêtée par le Goethe Institut de Tachkent. Y sont conservés et mis à disposition de « toute personne intéressée » des partitions et enregistrements qui, d’après Artyom Kim, font défaut dans les autres bibliothèques de la ville (en particulier celle du conservatoire national). Ces partitions sont pour la plupart offertes par les professeurs invités lors de la master class. Kopytoff (1986) a montré comment les objets, au cours de leur « biographie », entrent dans le statut de marchandise ou en sortent. Les partitions, éditées pour être vendues ou louées, sortent de leur condition de marchandises lorsqu’elles sont données à la bibliothèque d’Omnibus. Elles deviennent à Tachkent des objets rares, introuvables ailleurs en Ouzbékistan.

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24 Cette bibliothèque n’est pas le résultat d’un programme d’acquisition élaboré à l’avance, et Artyom Kim se défend d’avoir voulu, par cette collection, donner un échantillon représentatif de ce qu’il considère comme de la « musique contemporaine » : « Au Centre [de musique contemporaine], il y a la musique qui, à nos yeux, peut donner aux compositeurs contemporains des instruments techniques pour être capables d’exprimer leurs idées en musique. Cela ne veut pas dire : voilà ce que nous considérons comme de la musique contemporaine6 ». Les partitions sont accumulées au fur et à mesure de leur arrivée, tout comme l’ensemble des moyens du bricoleur, dont les éléments « sont recueillis ou conservés en vertu du principe que ‘ça peut toujours servir’ » (Lévi-Strauss 1962 : 31). Elles sont des outils à disposition des étudiants, qui pourront venir les lire, les étudier, y repérer l’emploi original d’un instrument, une certaine manière de travailler un motif, une manière d’écrire. Mais Artyom Kim se plaint de ce que les étudiants n’utilisent pas assez ces ressources. A ses yeux, ils devraient venir régulièrement voir comment sont écrites les œuvres dont les partitions sont entreposées là. Cette incompréhension entre A. Kim, qui estime qu’il met à la disposition des étudiants des partitions d’œuvres essentielles à leur formation et difficiles à se procurer, et les étudiants, qui ne viennent pas les étudier, provient sans doute de la complexité de ces œuvres et du manque de temps chez les étudiants. Mais il se peut aussi que ces partitions, sorties du système d’échanges et du contexte musical et économique qui leur confère leur valeur, n’exercent plus le même attrait que dans leur contexte d’origine. La renommée d’une maison d’édition, celle des musiciens qui ont créé une œuvre, la qualité des bibliothèques qui acquièrent telle ou telle partition, font partie d’une industrie de la musique contemporaine dont la valeur d’une partition et l’attrait qu’elle exerce sont indissociables. Isolées à Tachkent, ces partitions sont négligées par les étudiants : leur statut d’objets rares n’augmente pas leur valeur aux yeux des étudiants, au contraire ; elles sont des isolats qui ne sont pas en prise sur l’univers esthétique, politique et économique de la création musicale de Tachkent. Leur trajectoire est stoppée jusqu’à ce qu’un étudiant s’y intéresse et les remette en circulation.

25 En revanche, les compositeurs déjà en contact avec les réseaux européens de la création musicale peuvent faire circuler des partitions d’un continent à l’autre, en marge des réseaux officiels de circulation régis par les droits d’auteur. Ainsi, alors que j’étais rentrée en France, l’un des directeurs d’Omnibus m’a envoyé par mail sous forme de document PDF une partition de Ligeti que j’avais quelques difficultés à consulter dans les bibliothèques musicales. Il précise alors dans son message que le compositeur lui- même, quelques années auparavant, lui avait envoyé la partition depuis Paris. Tandis que cette même partition, dans les bibliothèques parisiennes, est protégée par le droit d’auteur et qu’il est impossible d’en copier un extrait, elle circule sous forme électronique entre Paris et Tachkent. En l’envoyant au compositeur de Tachkent, Ligeti a fait échapper la partition à son statut de marchandise appartenant à une maison d’édition et à un auteur pour la faire entrer dans un circuit parallèle fondé sur le don. Dans ce cas, l’objet imprimé sur papier suit la voie officielle prescrite par les droits d’auteur, tandis que sous forme de document électronique, la partition suit des chemins détournés – une de ces « déviations » (diversions) dont parle Appadurai (1986 : 17). On rejoint là les problématiques de l’application des droits d’auteur à l’ère du numérique, qu’il n’est pas possible de développer dans le cadre de cet article.

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26 Pour un ensemble de musique contemporaine, la question des autorisations et des droits d’auteur peut devenir un problème difficile à résoudre. La spécificité de la situation en zone postsoviétique apporte parfois des solutions : Artyom Kim m’explique en effet que si l’ensemble joue sur des partitions éditées en URSS, il n’y a pas de droits à payer7. C’est ce qu’ils ont fait lors du premier concert d’Omnibus en octobre 2004, entièrement consacré à Stravinsky. Comme les musiciens jouaient sur du matériel soviétique, la question des droits ne se posait pas. Dans ce cas, c’est le lieu de fabrication de la partition, le pays où elle a été imprimée, qui détermine les règles à appliquer. Mais une telle solution n’est possible que si les œuvres ont été éditées en Union soviétique – ce qui ne peut bien sûr pas être le cas pour les œuvres récentes. Les difficultés s’accumulent alors : d’une part, il faut trouver un sponsor pour payer les partitions – l’ensemble Omnibus a reçu de l’aide de la Art Mentor Foundation de Lucerne (Suisse) pour certaines œuvres. D’autre part, acheminer la partition jusqu’à Tachkent n’est pas aisé. « Même en Europe, quand on commande une partition, il faut parfois attendre un mois ou deux avant qu’elle n’arrive. Ici, elle n’arrive pas du tout8 », déclare Artyom Kim. Il faut donc que la partition soit réceptionnée en Europe, puis scannée et envoyée par mail. Lorsque l’ensemble interprète des œuvres de Gérard Pesson le 15 mai 2012 avec la violoniste Melise Mellinger, venue donner une master class dans le cadre d’un projet d’Omnibus, la partition arrive au dernier moment, ce qui réduit le temps de préparation du concert.

27 Le compositeur peut parfois intercéder auprès de son éditeur pour demander des conditions adaptées aux moyens de l’ensemble Omnibus. Ainsi, Seung-Ah Oh a pu obtenir parfois que l’ensemble joue gratuitement ses pièces. Mais lorsqu’il interprète son concerto pour hautbois en avril 2012 avec le hautboïste hollandais Ernest Rombout, venu lui aussi dans le cadre d’une master class organisée par l’ensemble Omnibus, l’éditeur de Seung-Ah Oh demande 400 euros pour la location des partitions. L’ensemble Omnibus paie finalement 270 euros grâce à l’intervention de Seung-Ah Oh ; mais cette somme reste considérable pour un ensemble qui n’a pas de financements stables de la part de l’Etat ouzbek, et dans un pays où le revenu moyen (revenu national brut par habitant) est de 1700 dollars par an en 20129.

28 « Les objets-en-mouvement éclairent leur contexte humain et social », écrit Appadurai. Ce dernier reprend les théories de Simmel suivant lesquelles « l’objet économique n’a pas de valeur absolue. […] C’est l’échange qui détermine les paramètres d’utilité et de rareté, et non l’inverse, et c’est l’échange qui est la source de la valeur » (Appadurai 1986 : 4). A partir de là, il « examine des objets spécifiques (ou des groupes d’objets) circulant dans des milieux historiques et culturels spécifiques » (ibid.). La circulation des partitions, leur marchandisation, leur location, leur achat, leur don, est un point particulièrement crucial en musique contemporaine. Entreposées au « Centre de musique contemporaine », elles n’ont que peu de valeur aux yeux des étudiants qui s’y intéressent peu, car elles se trouvent hors du système de valeurs qui prévaut au conservatoire et qui leur permettra d’obtenir leur diplôme. Mais lorsque l’ensemble Omnibus cherche à se procurer une œuvre qu’Artyom Kim a décidé d’interpréter en concert, les partitions rares et difficiles à obtenir se trouvent dotées d’une valeur considérable si l’on compare le prix de location exigé par l’éditeur européen au revenu moyen du pays et si l’on considère les difficultés à surmonter pour acheminer le matériel jusqu’à Tachkent. En observant la circulation de ces « objets-en-mouvement » que sont les partitions, on peut ainsi repérer des rapports de force économiques qui

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jouent un rôle déterminant dans la diffusion de la musique contemporaine. Il apparaît alors que la musique composée récemment est une musique qui coûte cher. La répartition géographique des éditeurs, le plus souvent en Europe occidentale ou aux Etats-Unis, correspond aux frontières qui délimitent le monde de la musique contemporaine : El-Ghadban note l’absence de candidats venant d’Afrique, du continent asiatique et du Moyen-Orient parmi les finalistes d’un concours de composition au Canada, et souligne ainsi les frontières implicites qui entourent la musique contemporaine (El-Ghadban 2009 : 143-144). Une étude approfondie de la circulation des partitions apporterait un éclairage original sur les limites géographiques de la musique contemporaine : le lieu d’édition des partitions et le jeu des taux de change les rendent en effet presque inaccessibles dans de nombreux pays.

Conclusion

29 A travers ce tour d’horizon non exhaustif des manières possibles d’aborder les partitions en ethnomusicologie – leur fabrication, leurs usages, leur circulation – j’espère avoir attiré l’attention sur cet objet peu étudié. L’ethnomusicologie gagnerait à faire appel aux outils méthodologiques des disciplines voisines, en particulier l’anthropologie économique, l’anthropologie des techniques et la sociologie. La description ethnographique d’un ethnomusicologue peut ainsi se fonder sur le programme d’observation annoncé par Bartholeyns, Govoroff et Joulian dans leur introduction à un numéro récapitulatif de Cultures et Technique : « Que décrire ? Non seulement des entités finies (des objets) mais également les gestes qui les animent, les savoir-faire nécessaires au bon accomplissement d’une tâche, ou, sur un autre plan, les innovations ou les significations sociales ou politiques des outils, leurs dynamiques et trajectoires dans le temps et l’espace » (2010 : 11). En suivant les trajectoires de ces objets, on apportera ainsi un éclairage sur leur usage qui pourra enrichir l’analyse musicologique des partitions et permettra de les aborder tout en contournant le « paradigme graphocentrique » de la musicologie (Campos et al. 2006) ; rendues à leur contexte de production et d’utilisation, les partitions ne sont plus une réplique en deux dimensions de l’œuvre sonore, que l’on analyse à la place de l’œuvre pour des raisons pratiques, mais un outil passant entre les mains de divers acteurs et à l’aide duquel ils créent de la musique. Bien que « musique » et « partition » soient parfois synonymes dans le langage familier des musiciens, on pourrait écrire en tête de chaque partition : « ceci n’est pas de la musique » ; elle est plutôt un instrument de la musique. L’étudier en tant que tel pourra révéler sous un jour original les conditions sociales, économiques, ou encore juridiques de la création musicale.

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NOTES

1. http://www.cnrtl.fr/definition/partition, consulté le 14 octobre 2016. 2. Bruno Nettl note la même résistance à une ethnomusicologie de la musique savante occidentale (1995 : xi). 3. Pour une histoire critique de ce type d’analyse musicale, cf. Campos et Donin 2009. 4. Les prénoms des étudiants ont été modifiés. 5. Cf. entre autres Kaddour 2009, et Loiseleux 2014, le carnet de recherche en ligne « Gestes, instruments, notations dans la création musicale des XXe et XXI e siècles » de Barthel-Calvet, Canonne, Donin et Trubert : https://geste.hypotheses.org/a-propos, ainsi que le colloque « le musicien à l’œuvre : le geste et ses représentations », 26-27 novembre 2009, Ecole normale supérieure, Paris ; ou, pour le point de vue d’une kinésithérapeute, Mathieu 2004. 6. Artyom Kim, entretien du 8 octobre 2010, théâtre Ilkhom, Tachkent. 7. Artyom Kim, entretien du 28 mai 2012, Goethe-Institut de Tachkent. 8. Ibid. 9. Source : Banque mondiale, http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/NY.GNP.PCAP.CD? locations=UZ (consulté le 14 octobre 2016).

RÉSUMÉS

Alors que l’ethnomusicologie se tourne depuis quelques décennies vers les musiques savantes occidentales, pour lesquelles la notation est particulièrement importante, les ethnomusicologues ont porté assez peu d’attention aux partitions en tant qu’objets fabriqués, manipulés, investis par les acteurs. Cet article propose d’explorer des manières possibles d’étudier ces objets à travers le cas d’un ensemble de musique contemporaine à Tachkent, Ouzbékistan, et de la master class de composition qu’il organise. On s’attachera en particulier à la fabrication des partitions, à leur modification, à leur appropriation par les musiciens, et enfin à leur circulation et aux réseaux et frontières que tracent leurs parcours.

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AUTEUR

LUCILLE LISACK Lucille LISACK a soutenu en 2015 une thèse portant sur la création musicale en Ouzbékistan, à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris) et à la Humboldt Universität (Berlin). Elle est actuellement chercheure associée au Centre Georg Simmel.

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Musique, mémoire et émotion : les lamentations, un objet de la psychanalyse et de l’art-thérapie ?

Mina Dos Santos

On peut dire que les deux propositions « L’homme est un être de culture » et « L’homme est un être de psychisme » sont rigoureusement équivalentes. Tobie Nathan (1986 : 32)

1 Les lamentations, entre musique, mémoire, émotion, pleurs, parlé et chanté, constituent un prisme rêvé pour éclairer les points communs entre musicothérapie et ethnomusicologie. Elles permettent de préciser le rôle de la pleureuse, la libération d’affects pénibles en rejouant un drame. Se pencher sur leur forme même, qui semble révéler une frontière très mince entre l’objet thérapeutique et l’objet ethnomusicologique invite à se questionner sur les spécificités de l’ethnomusicologie et son devenir.

2 Si l’ethnomusicologie et la musicothérapie apparaissent bien distinctes, c’est en reprenant un cursus de musicothérapie à l’Hôpital Sainte-Anne, (Université de médecine Paris-Descartes Paris V) puis des études de psychologie, que des parallèles m’ont paru évidents, et vertigineux car ils semblaient ouvrir des champs d’exploration dans lesquels je pouvais me perdre1…

3 De nombreuses fois, j’ai ressenti l’envie de croiser l’ethnomusicologie avec d’autres pratiques professionnelles. Il y a quelques années, je m’étais interrogée sur la place du Patrimoine Culturel Immatériel, notamment celui des lamentations, dans l’espace muséal. Aujourd’hui, cet article m’offre la possibilité d’éclairer le parallèle avec les pratiques de musicothérapie, en empruntant aussi à la psychanalyse et l’ethnopsychiatrie.

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Les interactions entre ethnologie et psychanalyse

Œil et mémoire : de l’observation à l’anamnèse

4 Le premier élément commun entre musicothérapie et ethnomusicologie est la part dévolue à l’humain et à la musique. Le vocabulaire même peut être commun aux deux champs d’investigation ; « terrain », « anamnèse » sont des termes utilisés avec le même signifié et l’histoire de l’« observé » musical semble tout aussi importante pour la construction d’un corpus ethnomusicologique, que pour constituer les éléments d’anamnèse d’un dossier de patient.

5 Au sujet de l’anamnèse, Joël Candau écrit dans son Anthropologie de la mémoire : Plusieurs observations incitent à penser que les souvenirs autobiographiques spontanés sont plus souvent exacts lorsqu’ils sont suscités, par exemple, par une question posée par le narrataire. Par conséquent, lorsque des informateurs en situation d’anamnèse font preuve d’une rétention mémorielle, le fait de solliciter avec trop d’insistance peut induire un assez grand nombre de souvenirs inexacts voire même inexistants. Grâce à des recherches récentes en psychologie expérimentale, on connaît en effet des exemples de remémoration d’événements n’ayant jamais existé. En pratique, l’ethnographe qui recueille des récits de vie doit trouver un équilibre difficile entre la réserve et la sollicitation. […] En revanche, s’il se met trop en retrait, il risque de buter sur la « mémoire réservée », sorte de « gel mnésique » qui se produit lorsqu’il existe un décalage trop grand entre les modèles culturels anciens et ceux d’aujourd’hui. Le narrateur pense alors que ses histoires ne vont « intéresser personne » et appauvrit son récit de vie. (Candau 1998 : 105-106)

6 Ce type de dialogue fait directement écho à l’entretien clinique, tel qu’il est pratiqué par les psychologues et tout praticien du soin. Qu’est-ce que l’interrogé décide de donner ou de conserver pour lui ? Quelle part d’intimité offre-t-il de lui ? Dans la collecte des mémoires, la place de l’intime est essentielle. En cela, la démarche de l’ethnomusicologue est fondamentalement différente de celle du psychologue. L’ethnomusicologue semble effectuer un mouvement allant vers l’extérieur, vers l’Autre, tandis que le psychologue semble effectuer un mouvement vers l’intérieur de l’Autre. Ajoutons que dans le cas de l’entretien clinique, la demande vient (a priori) du patient. C’est lui qui se tourne vers un autre, tandis qu’avec l’ethnomusicologie, la demande émane de celui qui cherche et collecte. Cette tendance à la collecte s’est vue cependant inversée par des mouvements de sauvegarde(s) patrimoniale(s) orchestrés par l’UNESCO où ce sont les « autres » qui adressent une demande de sauvegarde de leur propre patrimoine aux ethnomusicologues et instances juridiques…

7 Mais, pour revenir aux parallèles entre la posture de psychanalyste et d’ethnologue, voici une réflexion de Georges Devereux : En ce qui me concerne, je maintiens qu’en devenant également psychanalyste, j’ai tout simplement parachevé ma formation d’ethnologue, c’est-à-dire spécialiste de la culture de l’homme. Si j’avais d’abord été psychanalyste, j’aurais certainement éprouvé le besoin d’étudier aussi l’ethnologie, afin de parachever ma formation de spécialiste du psychisme humain. (Devereux 1970 : 83)

8 Si l’on étend cette réflexion à l’ethnomusicologie et à la musicothérapie, nous pourrions dire que l’ethnomusicologue travaille avec son œil comme il utilise ses oreilles. En cela, le métier de musicothérapeute ressemble en tout point à celui de l’ethnomusicologue. Ces deux professionnels, en fonction de la posture qu’ils adoptent,

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auront à travailler la relation à un Autre avec la musique comme canal principal de création et de communication. S’il n’est pas demandé au psychothérapeute de s’engager de la même manière dans la relation avec son patient – notamment parce qu’il ne divulguera pas ce qui lui aura été dit en séance –, l’on peut insister toutefois sur une forme d’alliance musicale et thérapeutique qui mettra en jeu des facteurs spatio- temporels et musicaux, cela faisant écho au principe même de la relation analytique.

Une relation tiercéisée ? : le médium musical

9 Si les thérapies à médiation artistique (ou art-thérapie) assignent à la parole une place secondaire, il n’en demeure pas moins qu’avec certains patients, la parole peut s’avérer essentielle notamment dans la collecte d’informations et sur leur rapport à l’art. Voici ici une brève définition de l’art-thérapie : Les psychothérapies à médiation artistique sont des techniques psychothérapeutiques qui utilisent les pratiques artistiques comme principal moyen de communication et d’expression. La parole n’est pas l’outil principal ; c’est autour de l’engagement dans un travail créatif que le travail de réflexion et d’élaboration se met en place. En cela, elles se différencient d’une part des psychothérapies verbales et d’autre part, des autres psychothérapies médiatisées. (Dubois 2013 : 15)

10 Dans le cadre de la musicothérapie, Rolando Benenzon, un psychiatre argentin considéré comme le père fondateur de la discipline, introduit un concept intitulé « l’identité sonore », plus communément appelé ISO. Il définit cette dernière comme étant « la notion d’existence d’un son ou d’un ensemble de sons ou de phénomènes sonores internes qui nous caractérisent, nous individualisent » (Benenzon 1992). Le musicothérapeute, dans le cadre de son travail, sera amené à comprendre et à définir l’identité sonore de son patient afin de comprendre les relations que celui-ci entretient avec la musique. D’une certaine manière, c’est exactement, le même travail qu’effectue l’ethnomusicologue lorsqu’il se rend sur le terrain.

11 De fait, en musicothérapie comme en ethnomusicologie, la médiation se trouve au cœur de la relation.

12 Edith Lecourt, la pionnière de la musicothérapie en France, affirme que, « par le choix de la médiation et par la proposition du matériau, il y a induction de la forme et du contenu de l’expression, comme des qualités relationnelles mobilisées. […] La musique développe l’activité sonore, introduit la dimension groupale, engage le corps et peut avoir des effets relationnels massifs. […] Le support est parfois plus qu’un intermédiaire, qu’une aire de jeu, il peut avoir, dans ses caractéristiques, quelque chose qui fasse sens. […] L’efficacité du remède est alors liée à une expérience relationnelle archaïque qui se trouve sémantisée dans certaines caractéristiques du réel (une couleur, un son, une musique, une odeur, un paysage, une alliance etc.) et cela bien avant la parole (c’est aussi le goût de la madeleine de Proust) ». Edith Lecourt ajoute : « on ne peut négliger cet aspect de notre travail avec les médiations, où il est encore trop peu exploré » (Lecourt 2006 : 59). En cela, l’ethnomusicologie aurait beaucoup à apporter à la musicothérapie, sans nul doute.

13 Dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique de 1895, Freud assigne au cri poussé par le bébé un rôle important. Le cri est d’abord une pure décharge motrice de l’excitation interne, selon le schéma réflexe qui constitue la structure première de l’appareil

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psychique. « La voix de décharge acquiert ainsi une fonction secondaire d’une extrême importance ; celle de la compréhension mutuelle » (1950 [1895]).

14 Le cri, les pleurs, seraient donc en premier lieu un moyen de communiquer avec l’Autre. L’ Autre, qui est beaucoup plus que le père ou la mère, mais qui représente une forme d’altérité. Cette théorie sera complétée par Didier Anzieu avec l’introduction du Moi-peau complétée par celle d’enveloppe sonore. C’est l’enveloppe sonore qui nous intéresse ici. Anzieu écrit à son sujet : « Le Soi se forme comme une enveloppe sonore dans l’expérience du bain de sons, concomitante de celle de l’allaitement. Ce bain de sons préfigure le Moi-peau et sa double face tournée vers le dedans et le dehors, puisque l’enveloppe sonore est composée de sons alternativement émis par l’environnement et le bébé » (Anzieu 1985). Cela amènera l’individu à se construire et à se confronter au réel, à prendre sa place dans la société en trouvant ses propres limites : celles du dedans et du dehors. Le Moi-peau, constitue justement cette enveloppe assez solide pour contenir le Moi et lui permettre de se construire sans tomber dans la pathologie (névrose, psychose, perversion…).

Recueil de données : la parole, l’oral, la mémoire, données de la relation

15 Un autre point concerne la prise de notes : ce que le thérapeute choisit de garder, ce qu’il va noter (ou non) lors d’une séance, ce qu’il va mémoriser ou oublier.

16 Dans le cadre du terrain ethnomusicologique, il semble tout à fait naturel de prendre des notes, de filmer et d’enregistrer. Cela ne serait nullement possible dans le cadre d’une séance de musicothérapie, sauf si cela entrait dans le dispositif thérapeutique mis en place par le thérapeute. Toutefois, ici, la notion de mémoire est centrale et pose la question de ce que le thérapeute choisit de conserver qui lui semblerait important pour comprendre son patient, un choix de même nature que celui qu’effectue l’ethnomusicologue à travers les données multiples qu’il recueille.

17 Le thérapeute et l’ethnomusicologue sont des collecteurs de mémoire et de récits. Comme évoqué plus haut avec Joël Candau, la mémoire et les récits de vie sont souvent au cœur de la relation. J’ai expliqué ailleurs ces points (Dos Santos 2010 : 263-291) où l’amorce de la relation s’effectue certes par la parole, mais où l’ethnomusicologue, pour comprendre le matériau avec lequel il travaille, est obligé de le contextualiser et, de fait, de s’immerger dans son terrain par le recueil des récits de vie. Freud, dans ses Cinq leçons sur la psychanalyse (1921) rappelle que le transfert et le contre-transfert existent dans chaque type de relation. Le psychanalyste, comme l’ethnomusicologue, se retrouve pris dans des liens de confidence. S’ensuivent des rapports forcément transformés, modifiés, qui auront des conséquences directes sur la recherche de l’un et de l’autre.

18 De par l’approche mémorielle, la collecte et la rencontre d’émotions approchées dans le cadre de mon terrain autour des lamentations mais aussi de mon travail de musicothérapeute, j’ai souhaité examiner les liens qu’entretenaient la musique, la mémoire et l’émotion dans les lamentations. Cet article en offrait l’occasion.

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Musique, mémoire et émotion

Mémoire et émotion : comment le trauma et les émotions liées aux traumatismes forgent nos souvenirs

19 Dans le cadre de l’entretien psychanalytique, Freud prône l’association libre comme première règle fondamentale car elle permet au sujet d’exprimer des pensées qui lui viennent à l’esprit de façon spontanée ou à partir d’un élément donné. Pour Freud, l’association libre serait née du trauma. Or, les lamentations semblent indirectement issues d’une forme de traumatisme. Le récit de vie, dans le cadre de mon terrain, fut une amorce pour accéder aux lamentations en Russie chez les babouchkas (grands- mères en russe). A partir du parlé, des associations « libres », je pus m’immiscer dans la mémoire de ces femmes et accéder à leurs affects refoulés. Pour ne pas trop céder à la tentation psychanalytique, nous pourrions qualifier le terme d’affect de « sentiment ». André Green affirme que l’affect constitue la partie inexplorée de la psychanalyse, trop souvent délaissé au bénéfice de la parole. Or, les lamentations se trouvent justement au carrefour de l’affect et de la parole, en cela qu’elles sont à la fois chantées, pleurées, ou constituées de « paroles mélodisées » (Amy de la Bretèque 2013).

20 La relation entre lamentations et mémoire pourrait être approchée à partir de la mémoire autobiographique. Olga Lanberg, art-thérapeute et psychologue rapporte que la mémoire autobiographique pourrait se définir : comme une structure cognitive individuelle (une sorte d’intermédiaire) reflétant la réalité de l’individu sous différentes formes d’identification de soi à différentes caractéristiques physiques et personnelles, le ressenti de l’unicité de son histoire personnelle et de la succession des étapes de la vie. C’est la mémoire autobiographique qui assure la fixation, la sauvegarde, l’organisation et l’actualisation de l’information sur l’expérience personnelle, sur les événements importants de la vie du sujet, et qui définit l’aspect temporel de l’existence et de l’auto-identification de la personne. (Lanberg 2016 : 123)

21 Veronika Nourkova, docteur en psychologie, insiste sur le fait que l’état harmonieux de la personne du point de vue de « l’approche positive » (Nourkova : 2015) de la mémoire autobiographique consiste non en l’absence d’expérience traumatique mais en l’atteinte de l’équilibre entre les souvenirs traumatisants et soutenants, qui la conduit à une attitude de vie positive envers sa vie, « une vie difficile, mais heureuse », ce qui semblerait bien être le cas des babouchkas. Les lamentations signifient le traumatisme et l’expurgent d’une certaine manière par la présence singulière des pleurs, au centre même de cette forme vocale et musicale.

Comprendre l’émotion au travers de la structure musicale, du timbre, de l’échelle et des pleurs

22 John Blacking (1980 [1973]), lorsqu’il s’intéresse aux universaux musicaux, affirme que si le contexte culturel est indispensable à la compréhension de la musique d’une communauté, il n’en demeure pas moins essentiel d’étudier sa structure.

23 Voici la structure type d’une lamentation telle qu’il m’a été donné de la collecter en Russie il y a quelques années.

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24 Les paroles sont syllabiques et, si elles semblent osciller autour d’une note que l’on pourrait caractériser de note de référence (le fa en l’occurrence), l’on observe une chute à la fin de la phrase signifiée par un point d’orgue.

Extrait d’une lamentation funéraire sur le frère

А братец ты мой родимый Ah ! Mon petit frère chéri !

А братец же (entendre жа) ты мой любимый Ah ! Mon petit préféré

А кровиночка же ты моя Ah ! Mon petit sang

А куда ж’ ты так ранено ушёл ? Ah ! Où es-tu parti blessé ?

А на кого же ты нас оставил ? Ah ! Dans quelles mains nous as-tu laissés ?

25 Dans la lamentation proposée ci-dessus, s’égrènent des notes conjointes sur un intervalle de tierce majeure puis apparaît une chute symbolisée par un saut d’octave matérialisant une sorte d’effondrement. Comme si la pleureuse, tel Sisyphe, cherchait, par la musique, à « remonter la pente » sans y parvenir, et finissait par décliner vocalement. Le corps, bien évidemment engagé, soutenu parfois par des balancements d’avant en arrière, et la voix de tête (qui traduit un timbre spécifique) viennent souligner une situation particulière, dramatique. Les répétitions de l’interjection « ah ! » en début de chaque vers permettent d’engendrer un processus mélodico- rythmique, d’entraîner la pleureuse dans ce cycle funèbre qui passe par le ressassement. Aucune échappatoire ne semble possible, sinon pleurer.

26 La voix joue ici un rôle majeur. Guy Rosolato dit de la voix qu’elle se trouve entre corps et langage (Rosalato : 1969). En cela, elle engage autant la pensée que le corps et, dès qu’elle est « mélodisée », elle entraîne un autre langage, celui de la musique.

27 Il est difficile de parler des pleurs. Il existe peu de littérature à ce sujet. En psychanalyse, on parlera d’affect, d’éprouvé, de sentiment, pas vraiment d’émotion mais ces différents termes semblent encore avoir du mal à être définis. Il y a d’abord le fait que l’émotion, contrairement à l’affect, apparaît comme un mouvement du sujet dont la source essentielle est un événement du monde extérieur et non une représentation qui émane du monde intérieur. […] Il y a par ailleurs dans le terme d’émotion quelque chose qui connote une perspective de décharge dans l’agir, et là encore la différence se marque avec ce qu’il en est de l’affect. (Danon-Boileau 1999 : 10)

28 « Le mot émotion nous parle, étymologiquement, d’un mouvement hors de soi. […] Au moyen-âge, émouvoir signifiait “faire sortir du calme, pousser au soulèvement”, et l’émotion désignait alors, logiquement, le “trouble social”, la “sédition”, la révolte en acte » (Didi-Hubermann 1995 : 681). On peut lire, dans les Etudes sur l’hystérie de Freud, une remarquable description de ce que peut un corps lorsqu’il se sent affecté. « Les affects “actifs”, “sthéniques”, compensent la poussée d’excitation (psychique) par une décharge motrice. Les cris et les sauts de joie, le tonus musculaire accru de la colère, les

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vociférations, les représailles, permettent à l’excitation de se décharger par certains mouvements. La souffrance morale, elle, se débarrasse de l’excitation par des efforts respiratoires et par des sécrétions : les sanglots et les larmes. Chacun peut journellement constater que ces réactions tendent à diminuer et à apaiser l’excitation » (Freud 1895 [1973] : 5). Tobie Nathan ajoutera qu’il s’agit d’une forme de projection, d’expulsion au sens où il faut entendre que la pulsion sort de soi. « La projection prend également modèle sur d’autres formes d’excrétion : le crachat, la transpiration, mais aussi l’écoulement vaginal, expression du désir féminin qu’on retrouve également dans les larmes et dont la formule “laisser couler” assure la transformation » (Nathan 1986 : 173). Etrangement, Françoise Héritier, la grande disciple de Claude Lévi-Strauss, qui s’est beaucoup intéressée aux sécrétions, omet (volontairement ou involontairement ?) de parler des larmes …

29 Que traduisent les larmes et comment sont-elles perçues dans la littérature ? Si elles sont souvent assimilées au fleuve, au temps qui passe et au présent, il existe finalement peu d’écrits parlant des larmes. Anne-Vincent Buffault dans son Histoire des larmes (Buffault : 1986) rappelle l’existence d’un genre propre au XVIIIe siècle appelé comédie larmoyante à la croisée de la tragédie et de la comédie mettant en scène des personnages privés dans une action sérieuse avec comme but final d’élever le public. Mais nous sommes encore loin des lamentations qui exigent une modification du timbre et oscillent entre le parlé et le chanté. Les larmes semblent toujours mises de côté. S’agit-il d’un chant pleuré ou de pleurs chantés ? Que représentent les larmes dans la société ?

Les lamentations, un espace psychique, une « aire transitionnelle » à la façon winnicottienne

Jouer : l’expression de la bonne santé mentale au sens Winnicottien du terme

30 Donald Winnicott affirme qu’un thérapeute ne sachant pas jouer ne peut être un bon thérapeute. L’ aire transitionnelle de Winnicott remonte à la petite enfance et représente l’espace à l’intérieur duquel l’enfant va progressivement jouer seul en présence de la mère. C’est-à-dire que petit à petit, l’enfant gagne une autonomie et se crée une identité. Détaché des angoisses liées à l’existence, il découvre le jeu, se construit une aire psychique propre dans cet espace potentiel où il forge sa personnalité. La psychothérapie se situe en ce lieu où ces deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute. En psychothérapie, à qui a-t-on affaire ? A deux personnes en train de jouer ensemble. Le corollaire sera donc que là où le jeu n’est pas possible, le travail du thérapeute vise à amener le patient d’un état où il n’est pas capable de jouer à un état où il est capable de le faire. (1971 [1975] : 84)

31 L’enfant, ainsi que le patient, expérimentent l’aire transitionnelle comme un lieu de transition et d’évolution. Le moment du rituel semble identique à cet espace hors temps créé dans le cadre de la thérapie. Ce moment de recréation et de récréation est selon Winnicott l’expression de la bonne santé. « Jouer est une expérience : une expérience créative qui se situe dans le continuum espace-temps, une forme fondamentale de la vie ». « C’est le jeu universel qui correspond à la santé : l’activité de jeu facilite la

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croissance et par là même, la santé. Jouer conduit à établir des relations de groupe » (Winnicott 1972 : 90).

32 Les lamentations et, notamment, celles portant sur la mère témoignent de l’expression d’un abandon que le sujet ne peut souffrir. Il s’agit de la perte d’un « objet », pour reprendre les termes analytiques, et tout le moi se concentre sur le travail du deuil, se traduisant par une tristesse intense et prolongée, une grande fatigue, ces deux symptômes caractérisant (entre autres) l’expression du deuil. Face au deuil et à la perte de l’objet, l’homme a peu de choix. Vladimir Jankélévitch, l’un des traducteurs de Freud, affirme que « quand on ne peut fléchir l’inflexible, révoquer l’irrévocable ni renverser l’irréversible, il ne reste rien d’autre à “faire” – suprême ressource ! – qu’à pleurer ou à chanter. C’est tout ce qu’il reste à faire quand il n’y a rien à faire. Pleurer, souffrir, chanter, rêver… » (Jankélévitch 1974 : 185). C’est de cette manière que le deuil semble pouvoir exister. Les quelques vers ci-dessous sont signés de la main de Donald Winnicott lui-même qui, étrangement, ne semble pas s’être intéressé aux lamentations. Mère en dessous pleure, Pleure, Pleure, Ainsi l’ai-je connue. Autrefois, allongée sur ses genoux Comme à présent sur l’arbre mort Je lui apprenais à sourire, A contenir ses larmes, A se défaire de sa culpabilité, A soigner sa mort intérieure. La rendre vivante était ma vie. (Philipps/Winnicott 1998)

33 Pleurer et chanter donc… La musique portée par la voix adresse une plainte à l’entourage, à l’autre, à un Autre bien plus grand que le commun des mortels. Mais celui qui est accusé est aussi celui qui part, celui qui quitte les vivants car il leur procure du chagrin et en est responsable. C’est donc au défunt que la plainte est adressée annonçant les prémices d’un deuil en musique.

Extrait d’une lamentation funéraire sur la mère

А матушка моя милая Ah ! Ma chère petite mère

А матушка моя любоя (entendre любыя) Ah ! Ma mère bien aimée !

А зачем же ты меня покинула ? Ah ! Pourquoi m’as-tu abandonnée

А как же я теперь буду жить без тебя ? Ah ! Comment vais-je bien pouvoir vivre sans toi ?

34 Dans la lamentation exposée ci-dessus, le fait de pouvoir jouer en présence de la mère puis sans la mère est tout à fait révélateur d’une autonomie fragile et précaire. Le traumatisme de la perte est rejoué. Dans cette aire entre deux mondes, c’est finalement le jeu qui permet une amorce du deuil. Le jeu non pas au sens purement ludique – mais en tant que moyen d’expression – réunit plusieurs personnes et incite à résoudre un conflit intrapsychique autant individuel que collectif. La douleur, elle, ne disparaît pas, bien au contraire, elle est martelée et rappelée jusqu’à ce que la pleureuse s’effondre.

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L’expression de la plainte ne fait pas taire la douleur. Elle s’accompagne d’une résignation silencieuse ou d’une accusation muette. A qui pourrait-elle s’adresser ? La plainte est portée contre X. […]. Dans le cadre de la consultation, elle tient lieu de psychisme ; les affects qu’elle véhicule, pris en masse dans la douleur, cherchent désespérément un sens. Ils représentent un appel qui reste sourd, par défaut, à toute réponse ; un appel qui ne trouve pas d’objet, qui ne cherche pas d’objet mais qui demeure, comme témoin de la souffrance mais aussi comme vestige d’une image maternelle maintenue dans l’espérance à travers le désespoir. (Burloux 1999 : 45)

35 Pour dépasser la plainte, la transformer, il semblerait que la capacité de pouvoir jouer soit donc essentielle. Si la bonne santé se traduit par la sociabilité, l’interaction et la création, cela à travers un espace social, alors jouer et recréer (pensons au terme de récréation tout à fait révélateur du jeu et de la création) sont primordiaux dans la vie de l’homme. Dans l’ouvrage L’ animisme parmi nous, Doris Bonnet pose la question suivante : « peut-on rapprocher un jeu d’enfants et un psychodrame en les assimilant à un rite ? » Comme le rite, ils s‘élaborent dans un cadre, apparemment spontané, mais en fait doté d’une cohérence à la fois spatiale et temporelle, de preuves gestuelles d’authenticité du “faire-semblant”, de codes et de postures culturelles. […] Dans les deux cas, le discours du corps se substitue à celui de la parole, même si le rite comme le jeu d’enfants et le psychodrame ne sont pas dénués de parole. Dans les deux cas, on imagine qu’il y a un plaisir de la fiction, un plaisir de chercher le seuil du faire-semblant. Dans les deux cas aussi, se pose la question du rapport de l’individu au groupe, du rôle qu’il occupe dans ce jeu de rôles (Bonnet 2009 : 167).

36 Je fus heureuse de découvrir un tel questionnement car il faisait directement écho à l’hypothèse que j’énoncerai ci-dessous : peut-on parler des lamentations comme d’un psychodrame musical ?

Les lamentations comme « psychodrame musical » : de l’individu au groupe

Le monde est une scène de théâtre Et la vie est un jeu. Viens donc, apprends à jouer, Renonce au sérieux de la vie ; Ou alors prépare-toi A supporter les souffrances du drame. (Palladas, IVe siècle après J.-C./Nathan 1986 : 103)

37 Comparer les lamentations au psychodrame et notamment au psychodrame musical pourrait paraître hérétique. En effet, le psychodrame n’apparaît pas comme une forme de théâtre mais bien comme un processus psychanalytique. Jean-François Rabain, dans son article sur le psychodrame, précise : « à l’expression théâtrale spontanée et cathartique, vont venir s’adjoindre l’écoute et l’interprétation psychanalytique des conflits en particulier inconscients. […] En mettant lui-même en scène ses propres conflits, le patient se retrouve en effet auteur et acteur de son propre drame » (Rabain 1997 : 633). Il ajoute : « Le psychodrame se réfère à un certain nombre de paramètres spécifiques qui lui permettront de rester psychanalytique. On peut citer le cadre, la scène, le transfert, la fonction miroir du corps, les deux temps du psychodrame, la scansion de la séance enfin qui donne au psychodrame son originalité particulière. La fonction contenante du cadre est assurée par la constitution d’un groupe psychodramatique : meneur de jeu, co-thérapeutes, patient, qui est support

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d’identifications narcissiques et où sera posée la question de l’identité et aussi de l’altérité. La dimension groupale avec sa fonction contenante permet la mobilisation d’identifications simultanées sur les différents adultes du groupe et leur élaboration symbolique ».

38 L’envie de comparer les lamentations au psychodrame est peut-être née avant tout d’un manque de mots pour exprimer un processus, un acte thérapeutique mais aussi dramatique et musical. Car il s’agit bien de soulager des affects pénibles en les mettant en scène à l’intérieur d’un espace scénique.

39 La pleureuse, entourée du groupe faisant à la fois office de public mais aussi d’« enveloppe » va permettre au conflit psychique et au trauma d’être rejoués. De plus, une attention particulière sera portée à la scansion, tout comme dans le rituel funéraire où chaque parole et « mise en bouche émotionnelle » sera jugée pour sa valeur tragique et dramatique.

40 L’une des spécificités du psychodrame consiste en la présence d’un meneur de jeu qui sera là pour l’interrompre ou pour y faire entrer des co-thérapeutes avec les patients afin d’orienter la scène en train d’être jouée. Dans les lamentations, rien de tout cela hormis une pleureuse dont le rôle est le suivant : déclamer des vers où musique et affects semblent être au même niveau au point de permettre à l’assemblée de pleurer en écho avec elle. Personne ne viendra arrêter la pleureuse, sinon d’autres pleureuses qui lui souffleront que « cela suffit »… La question de l’écho interroge également car elle renvoie aux fondements même de la psychanalyse avec la légende de Narcisse et d’Echo qui, tombée amoureuse de lui, ne pourra que répéter le dernier mot entendu. A la manière du théâtre antique, la question du chœur, du groupe, rappelle que la souffrance individuelle touche également le collectif. Le groupe n’est pas seulement un espace de rencontres, mais bien un espace où naissent des émotions et des pensées communes. D’où l’idée de jeu répondant à des règles, à une identité autant qu’une altérité, à l’individu et au collectif.

41 Ces affirmations renvoient à la réflexion de Georges Didi-Hubermann, qui livre la pensée suivante : les émotions sont l’affaire de tout un chacun, voire l’affaire de nous tous. Il développe : « l’émotion est incompréhensible selon l’individu – ou le je – dans la mesure où elle se déploie selon une dimension particulière en laquelle viennent se toucher le pré-individuel (l’autre du dedans) et le trans-individuel (l’autre du dehors) » (Didi-Huberman 2016 : 49).

42 Cela pour terminer sur cet espace liminal propre à toute forme de rite de passage si bien décrit par Arnold Van Gennep.

L’autre espace : une transition entre passé et futur, dedans-dehors. Le thérapeute, chamane urbain ?

Pour les groupes, comme pour les individus, vivre c’est sans cesse se désagréger et se reconstituer, changer d’état et de forme, mourir et renaître. (Van Gennep 1981 [1909] : 272)

43 Dans son Traité d’ethnopsychiatrie clinique (1986), Tobie Nathan affirme que « dans la société occidentale, seule la psychanalyse est comparable au système chamanique, puisqu’elle associe une thérapeutique globale du sujet, une théorie dramatisée d’un univers psychique fractionné (ça, moi, surmoi, conflits intrapsychiques, etc.). De plus, le

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thérapeute fait office de médiateur entre le sujet malade et son double : l’inconscient » (Nathan 1986 : 139).

44 Cet espace médiatisé révèle un entre-deux, un moment hors du temps, ce que Freud nomme le Zeitlos ou le temps de l’inconscient. La pleureuse, comme le chamane, le psychanalyste ou l’art-thérapeute, se retrouve créatrice d’un espace tiers permettant un passage, une transition. C’est ce que Winnicott a nommé l’espace transitionnel ou l’espace potentiel, à l’intérieur duquel se rejouent les conflits psychiques, somatiques et qui peut permettre leur résolution.

45 André Green lors de la clôture du colloque « L’ animisme parmi nous » (Asséo 2009), établira cinq parallèles entre la psychanalyse et l’ethnologie : • la sexualisation fondamentale qui imprègne les rituels chamanistiques et le dualisme pulsionnel vie/mort • la place du jeu • la focalisation des activités agressives et destructrices • le statut transitionnel • le rôle du symbolique

46 Sans retracer un historique des recherches qui ont comparé la psychanalyse et le chamanisme, il semble toutefois intéressant de rappeler ce phénomène. De Freud à Lévi-Strauss en passant par Georges Devereux ou Roberte Hamayon, les ethnologues comme les psychanalystes se sont heurtés à des similarités entre ces deux « agir » thérapeutiques. Dans le cadre des lamentations, il ne s’agit pas de comparer la pleureuse à un chamane car il n’est pas certain qu’elle soit investie du même pouvoir « magique » aux yeux de la communauté. Toutefois, c’est elle qui semble désignée comme devant pleurer pour le groupe et donc faire office de médiatrice. La pleureuse n’est pas une chamane et on ne lui attribue pas de pensée magique ; cependant, si son âme n’est pas entièrement investie dans son chant, cela peut menacer l’efficience du rituel. Cette idée est déjà avancée en 1949 par Lévi-Strauss, qui parle d’efficacité symbolique du rituel. Ce qu’il y a de commun entre les pleureuses, le chamane et le psychanalyste reste la fonction thérapeutique attribuée soit au rituel, soit aux entretiens cliniques menés par l’analyste. Corps et psyché se trouvent au centre des pratiques de ces trois personnages. Le concept de chamanisme est le fruit d’une construction occidentale, qui s’est faite en plusieurs étapes. Pour les premiers observateurs (fin du XVIIe siècle), issus du clergé russe orthodoxe, le chamane est un personnage religieux, un rival dangereux que l’on suppose au service du diable, car il crie et gesticule d’une manière extravagante, contraire au recueillement chrétien. Cette perception ancre l’idée que le chamanisme associe l’état de l’âme et l’expression corporelle. (Hamayon 2009 : 213)

47 Roberte Hamayon insiste sur le fait que le chamane, en permanence, joue pour attirer la chance à la chasse, s’entraîne et se prépare à se battre dans la réalité. « Jouer, c’est enfin et peut-être surtout, pour le chamane, interagir avec les esprits de façon à l’emporter sur eux, tout en respectant la loyauté due à tout partenaire et garante de la perpétuation de l’échange » (Hamayon 2009 : 201).

48 André Green ajoutera sur la place du jeu : « A la différence de la conception du jeu rencontrée par Winnicott, le chamanisme pratique un jeu plus intéressé. Il s’agit d’un jeu pour gagner. … La mort est la borne où s’arrête le jeu ». « Et quand les jeux rituels deviennent obligatoires, on comprend qu’ils sont sérieux » (Green 2009 : 219).

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Conclusion

49 Pour conjurer la mort, la perte, l’homme n’a d’autre choix que de créer du symbolique – parlé, chanté, peint, dansé… – cette création offre un autre temps, le seul sur lequel l’homme semble avoir prise grâce à l’intervention d’un tiers.

50 L’ethnomusicologie a-t-elle encore sa singularité si elle est incorporée à ce point à d’autres disciplines tout autant analytiques ? Ce qui relie fondamentalement la musicothérapie et l’ethnomusicologie concerne la construction de la relation musicale entre un sujet et l’Autre, voire des autres. Leur finalité respective n’est évidemment pas la même, mais elle interroge tout autant la relation de l’humain à l’art et la façon dont la musique peut structurer un individu ou une société. A la manière structuraliste de Lévi-Strauss ou dans la recherche des universaux de Blacking, existerait-il une grammaire musicale qui se retrouverait dans différentes cultures ou civilisations, notamment lorsqu’il s’agit d’affects ? Comment jeu et musique se répondent-ils, eux qui s’inspirent du même champ lexical et qui sont tous deux créateurs d’un autre temps ?

51 L’homme, matériellement présent et se questionnant sur sa destinée, en proie à des souffrances qu’il tente de sublimer ou, dans le cas contraire, qu’il ne peut dominer, voit s’ouvrir un chemin, celui de la création et du jeu. En cela, l’ethnomusicologie, la psychanalyse et l’art-thérapie semblent s’intéresser aux mêmes objets : la création, la recréation, ce qui se joue dans la transmission et la potentialité d’aire(s) transitionnelle(s).

52 Jouant sur la frontière en permanence, sur le jeu d’absence-présence, de passé-futur, d’intérieur et d’extérieur, ces trois domaines de connaissance dialoguent avec l’espace, le temps (musical, intérieur etc.) et l’humain. Ce sont des champs résolument dynamiques, en mouvement perpétuel, cela en lien avec la nature humaine, elle-même mouvante.

53 Ce que nous apprend l’ethnomusicologie sur son devenir, c’est qu’elle peut prendre racine dans le passé pour mieux expliquer le présent grâce à la définition même de la musique et du temps musical. C’est ce qui en fait une discipline unique à la croisée de différents carrefours : sociaux, musicaux voire politiques ou psychanalytiques. Et parce qu’elle s’ancre dans le présent, elle se montre dédiée à l’homme et à son écoute dans ce qu’il possède de plus indicible.

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NOTES

1. A l’issue de cet article, j’ai d’ailleurs interrompu mes études de psychologie.

RÉSUMÉS

Cet article propose de considérer les lamentations comme un objet de recherche non seulement pour l’ethnomusicologie, mais aussi pour l’art-thérapie et la psychanalyse. En s’intéressant aux larmes, aux affects, à la musique, et à la parole, il semblerait que la posture de l’ethnomusicologue puisse ne pas être si éloignée de celle du psychanalyste… Comment musique, mémoire et émotion peuvent-elles se retrouver dans des disciplines telles que l’art-thérapie et la psychanalyse ?

AUTEUR

MINA DOS SANTOS Mina DOS SANTOS est diplômée de deux Masters, l’un en musicologie spécialisé en ethnomusicologie et l’autre en muséologie spécialisée dans la culture russe. Aujourd’hui musicothérapeute et en 3e année de psychologie à l’Université Paris 7 Diderot, elle continue de travailler sur les liens qui unissent musique, mémoire et émotion dans les lamentations russes.

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Nouveaux terrains, nouvelles méthodes : enquête en groupe fermé. Étude du chant militaire dans les Troupes de Marine

Adeline Poussin

Introduction

1 L’étude des chants militaires français sous un angle ethnomusicologique prend inévitablement comme point de départ une enquête de terrain. Il a donc fallu investir le milieu militaire qui constitue un terrain a priori « fermé », dans lequel il n’est possible au chercheur « d’entrer (c’est-à-dire de pouvoir ultérieurement négocier observations et entretiens auprès des différents membres de l’institution) que suite à une autorisation explicite qui met en jeu la hiérarchie institutionnelle » (Darmon 2005 : 98). En effet, seules les personnes autorisées peuvent pénétrer dans une enceinte militaire. Cette réalité constitue une première barrière à toute investigation sur ce type de terrain puisqu’il faut préalablement parvenir à convaincre un interlocuteur militaire via des communications à distance afin d’obtenir un rendez-vous permettant une première incursion sur le terrain d’enquête. La difficulté est alors d’avoir un contact avec ce premier interlocuteur1. Il faut se montrer suffisamment convaincant pour qu’il accepte de rencontrer le chercheur, puis qu’il appuie favorablement sa demande auprès des autorités supérieures2. Si le militaire est considéré par ses pairs et ses supérieurs comme digne de confiance, cette demande de l’agent extérieur, qui aura lui-même acquis la confiance du soldat en question, sera bienveillante. Ce premier contact a été décisif pour l’ouverture de l’institution à mon enquête sur les chants militaires car l’appui de l’officier qui m’a permis de rencontrer le chef de corps du Régiment d’Infanterie-Chars de Marine (RICM) a probablement été déterminant dans la décision de ce dernier d’accepter ma présence dans l’enceinte de son régiment. Cette « chaîne de confiance » a été essentielle et régulièrement éprouvée tout au long de ce travail de

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terrain. Néanmoins, comme l’exprime Christophe Pajon, « sa bonne foi et son souci de ne pas vouloir nuire à l’institution [sont] à renouveler » (2005 : 51) à chaque étape de l’enquête. Que ce rapport de confiance s’établisse par un contact préalablement établi avec un membre de l’institution ayant « fait ses preuves » ou par une sorte de « mise à l’épreuve », comme l’a exprimé Jeanne Teboul (2013), il me semble qu’il joue un rôle tout aussi important dans l’ouverture du terrain d’enquête en milieu militaire que dans la connaissance des codes sociaux en usage.

2 Outre les difficultés d’accès initiales au terrain d’enquête, les particularités du milieu militaire, notamment dues aux spécificités de son organisation, mais aussi à la diversité des situations où les pratiques vocales ont lieu, ont imposé des stratégies d’enquête appropriées. En effet, il me fallait d’abord comprendre le fonctionnement de l’institution et la place du soldat en son sein, pour ensuite aborder les différents répertoires ainsi que leur fonctionnalité.

Le chant militaire français, un « nouveau terrain » de l’ethnomusicologie

3 L’institution militaire, avec ses codes, ses normes, ses règles qui régissent l’organisation matérielle et le quotidien des soldats, mais aussi les rapports interpersonnels, constitue une entité sociale étrangère à toute personne « non initiée ». L’incorporation à l’armée est d’ailleurs marquée par un parcours initiatique qui promeut le civil au statut de militaire, considération qu’il conservera pendant le reste de sa vie, à moins qu’il ne s’inscrive dans une démarche de rejet et de « régression », pour reprendre les termes de Denis Jeffrey (2009 : 5). L’objet de ma recherche était donc de comprendre la place et le rôle des pratiques chantées dans les processus d’intégration des militaires, dans le développement du sentiment d’appartenance ou encore dans la ritualité. Dès mes premières observations dans cette institution où tout est minutieusement réglementé, où la recherche d’efficacité opérationnelle est permanente, j’ai pris conscience que la pratique du chant avait un sens profond, justifié par ses acteurs comme le « respect de la tradition », qu’il me faudrait décrypter. En effet, « Analyser ce “faire la musique” […] porte à s’attacher aux interactions sociomusicales in situ, à prendre en compte aussi bien le contexte que les significations données par chacun à sa participation personnelle et à l’action commune » (Ravet 2010 : 275-276). Toutefois, s’intégrer à l’institution impose au soldat l’adhésion à son idéologie. En ce sens, il ne faut pas omettre la pression sociale du groupe sur les agissements et les paroles individuelles des personnes interrogées. En d’autres termes, il importe de prendre en considération la part de discours « convenu » et institutionnel, imposé aux militaires, provenant d’un ensemble qui veille à diffuser au monde extérieur une image répondant à certains critères. Il était donc nécessaire d’être attentif à « la façon dont sont construites et recueillies les données de l’enquête » (Deschaux-Beaume 2011 : 2) et de s’interroger sur les éventuels décalages entre le contenu des témoignages et les observations faites (cf. Sala Pala, Pinson 2007). En ce sens, Il fallait notamment considérer les conditions dans lesquelles les entretiens ont été menés : pendant le service (avec d’éventuelles consignes préalablement données au militaire interrogé, avec la pression institutionnelle…) ou en dehors du service (où ces contraintes sont moins présentes). Enfin, le rapport de confiance était, là encore, primordial pour que mes interlocuteurs se confient car la « gestion des méfiances » est primordiale dans un tel terrain où

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« l’hostilité supposée du civil à l’égard du militaire […] pourra provoquer une certaine autocensure » (Pajon 2005 : 52)3. Celle-ci a rapidement été levée par une présentation de mes objectifs et de mon statut, bien que le fait que je sois une femme ait posé d’autres problèmes dans ce milieu masculin. En effet, comme le fait remarquer Marieke Blondet à propos de son immersion dans un village samoan, « la question notamment de son [celui de la femme ethnographe] positionnement et de son intégration dans la communauté qu’elle étudie se pose de manière vive » (2008 : 60). Néanmoins, cette posture féminine peut aussi présenter quelques avantages, notamment celui de pouvoir montrer une certaine candeur incitant les militaires à expliciter davantage leurs pratiques. Dans mes relations avec les personnes interrogées, surtout les militaires du rang (hommes de troupe) et les sous-officiers, le fait d’être mariée à un militaire du rang était un atout. En effet, cela signifiait que j’étais à même de comprendre leurs préoccupations. Dans le même temps, le fait de ne pas être moi-même engagée permettait de lever certaines barrières car, une fois dissipés les doutes sur mes intentions, mon statut civil permettait de garantir une certaine « protection » de la parole recueillie, d’autant plus que j’avais dû, lors des négociations liées aux conditions d’enquête avec le chef de corps, m’engager à garantir l’anonymat des personnes interrogées, comme cela est généralement le cas dans les études sur le milieu de la Défense.

4 Outre certaines spécificités des conditions d’investigation, le répertoire abordé présente lui aussi des particularités qui ont influé sur la méthodologie choisie. En effet, le chant militaire n’est pas un répertoire de tradition orale, transmis de génération en génération et concerné par la variabilité due à cette oralité. Il ne peut pas non plus être considéré comme relevant d’une tradition purement écrite car son apprentissage n’impose pas le recours à une partition. Les processus de transmission de ce répertoire passent principalement par l’oralité, dans le sens où celui qui connaît le chant l’apprend à ses camarades par imitation, avec le soutien du carnet de chants, petit recueil (format A6) dactylographié dans lequel est compilée et classée une sélection de pièces, pour la plupart à connotation militaire. Il consiste en un « aide-mémoire » du texte, mais pas de la mélodie. A lui seul, il ne permet donc pas d’apprendre le chant. Pour autant, son utilisation est à considérer dans l’étude ethnomusicologique du répertoire (Sannier-Poussin 2014 : chap. 8). Dans la mesure où les chants militaires français possèdent une part écrite non négligeable, l’anthropologie de l’écriture, notamment celle de Jack Goody, est déterminante. Selon lui, l’oral répond à un aspect communicatif, émotionnel et dynamique, alors que l’écrit apparaît « comme un support de la mémoire plutôt que comme mode de communication » (Botoyiyê 2010 : 71). Or l’usage fait des carnets de chants entre pleinement dans cette réflexion sur l’écrit qui se substitue à la mémoire du dépositaire et devient un élément facilitant l’apprentissage pour l’interprète, dans une société occidentale où « engranger consciemment des informations pour les restituer ne répond plus à un effort auquel l’homme moderne a l’habitude de soumettre son corps » (Belly 2014 : 95).

5 Toutefois, cette préoccupation du rapport entretenu entre oralité et écriture ne suffit pas dans cette recherche qui ne peut se départir d’un questionnement sur les fondements de cette pratique vocale. Aussi, il importait de mettre en œuvre « un ensemble de méthodes permettant de prendre en compte tous [ses] paramètres » (Aubert 2001 : 3). En tout premier lieu, il était donc nécessaire de considérer l’environnement dans lequel il évolue.

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6 Afin d’exposer de manière plus précise ma réflexion sur les moyens mobilisés, il me faut revenir succinctement à mon enquête de terrain. Ainsi que l’expose Jérôme Cler (2001 : 30), ma recherche a consisté en un va-et-vient continu entre le « en-temps » et le « hors-temps », autrement dit entre le terrain et son analyse qui a duré de 2004 à 2014. L’ Armée de Terre étant très vaste, j’ai concentré mes recherches uniquement sur l’arme des Troupes de Marine en raison de leur caractéristique opérationnelle hors de la métropole : elle apporte un intérêt particulier à l’étude en permettant l’analyse des pratiques musicales en situation conflictuelle et post-conflictuelle. Mes investigations ont surtout été menées au sein de deux structures, l’une en France métropolitaine, le RICM et l’autre au Gabon, le 6e BIMa (Bataillon d’Infanterie de Marine). En plus de pouvoir considérer les pratiques vocales des militaires dans le cadre opérationnel, l’enquête au 6e BIMa m’a permis d’aborder plusieurs unités des Troupes de Marine, principalement le RMT (Régiment de Marche du Tchad), le 1er, le 3e et le 8 e RPIMa (Régiment Parachutiste d’Infanterie de Marine), le 1er et le 2 e RIMa (Régiment d’Infanterie de Marine), soit parce que certaines de leurs unités ont séjourné au Gabon, soit parce qu’une partie de leurs personnels y ont été projetés à titre « individuel ». L’enquête avait notamment pour but d’observer l’ensemble des pratiques vocales des militaires. Elle a été menée à différents niveaux. Pour une part, elle devait permettre d’appréhender les pratiques vocales « visibles », celles qui s’inscrivent dans la quotidienneté du service (la marche, les cérémonies, etc.). Pour une autre part, elle visait une approche du chant dans l’intimité de la vie des militaires (les repas, les veillées, etc.). Des difficultés d’accès, liées à la fermeture de ces strates intimes du terrain, se sont alors posées. En effet, tandis que les cérémonies et défilés publics sont relativement faciles à observer, ces espaces de la vie quotidienne des soldats le sont beaucoup moins et c’est aussi en cela que le terrain militaire peut être considéré comme fermé puisque, comme le fait remarquer Daniel Bizeul, il « repose sur certains rites d’entrée, certaines marques d’inclusion » (1998 : 579) qui m’ont obligé « à remplir certaines conditions, à obtenir des autorisations, à [me] conformer à un comportement défini, afin d’être admis[e] » (1998 : 757), cette admission n’étant d’ailleurs jamais totalement acquise et devant être confirmée avant chaque nouvelle observation. Cette fermeture du terrain impose également de développer des stratégies pour que l’influence de cette intrusion affecte le moins possible les situations observées. Cela passe notamment par une certaine forme de discrétion pour se faire oublier, mais aussi par une conformation aux règles et codes du groupe, ce qui implique de les avoir préalablement intégrées.

7 Corrélativement à cette réalité du terrain, le répertoire militaire se divise en deux grands ensembles fonctionnels, d’une part des chants liés à la représentation de l’unité, qui englobent les deux tiers du répertoire désigné, au sein de l’institution, comme étant des « chants de marche », des « chants patriotiques », des « chants des unités », des « chants régimentaires », des « chants communs » et, d’autre part, des chants qui s’inscrivent dans l’intimité du groupe, pour le tiers restant, appelés « chants de popote » et « chants de bivouacs ». Ces derniers consistent en des pièces grivoises, voire obscènes, tandis que le répertoire de représentation est principalement constitué de chants destinés à exprimer l’histoire et les valeurs des unités chantantes. Dans les exemples choisis ici, il est plus particulièrement question de cette dernière rubrique. Les chants de marche sont un vaste ensemble de pièces dont le contexte principal d’interprétation est l’accompagnement de la marche de défilé en ordre serré4. C’est un répertoire interprété a cappella et, le plus souvent, à l’unisson. Ce sont des compositions

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généralement anonymes et de facture relativement simple : les rythmes sont carrés et les mesures simples, les rythmes non syncopés sont généralement de type croche pointée-double croche, la facture est tonale et les intervalles sont le plus souvent conjoints.

8 Les chants militaires forment un répertoire ou, devrais-je dire, une pratique musicale propre à une catégorie, à un groupe de la société française clairement défini et délimité. L’enquête menée auprès des Troupes de Marine a montré qu’ils étaient systématiquement interprétés dans des situations ritualisées, selon des modalités particulières. De plus, le répertoire est catégorisé selon sa fonctionnalité puisque tous les chants ne peuvent être chantés dans les différentes circonstances observées. Il existe donc au travers d’un système de référence au sein duquel il a une fonctionnalité propre. En outre, la collecte a montré l’importance, pour les militaires, d’inscrire ce répertoire dans son contexte puisqu’ils ont systématiquement refusé de l’interpréter en dehors des situations dans lesquelles son interprétation est possible. Bien que cette pratique vocale n’ait pas de caractère obligatoire, elle fait l’objet d’une forte incitation institutionnelle comme en témoigne sa valorisation, lors de la cérémonie du 14 juillet 2011 sur les Champs-Elysées à Paris où quatre unités5 ont défilé, pour la première fois, en chantant et comme elle est exprimée dans les circulaires sur le chant militaire. Dans la lettre du général Schmitt, du 15 juin 1987, son auteur s’exprime en ces termes : « En soulignant l’importance que j’attache au développement du chant […] »6. A son tour, le général Forray, en 1989, le considère comme une « expression importante de la vie de la communauté militaire »7. Bien que ces écrits officiels relatifs à la pratique du chant au sein de l’Armée de Terre soient anciens, ils restent en vigueur dans la mesure où il n’en existe pas de plus récents. Par ailleurs, ces documents incitent à pousser plus loin la réflexion sur cette pratique musicale et sur sa fonctionnalité. En effet, en plus de cadencer les déplacements, le chant de marche, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, a une fonction représentative forte8 car il est associé à la notion de défilé, public ou non. En conséquence, il importait d’orienter cette recherche sur les aspects symboliques et fonctionnels des répertoires mis en œuvre pour comprendre la place du chant dans son contexte ritualisé. Pour cela, l’approche herméneutique s’est avérée pertinente.

9 Je propose ici de porter un regard sur cette manière d’appréhender le fait musical dans sa globalité.

Réflexion sur une approche herméneutique

10 Compte tenu des caractéristiques du répertoire brièvement présentées dans la première partie de cet article, une analyse ethnomusicologique de la production sonore était pertinente mais la méthodologie développée devait permettre d’analyser ces productions et non de seulement les décrire car l’objectif visé était de comprendre comment et pourquoi des hommes voués à aller faire la guerre chantent. Toutefois, on peut considérer que cette description, indispensable, constitue le point de départ de l’analyse entreprise. Je m’attarderai ici davantage sur la pratique du chant de marche en ordre serré. Au-delà de l’observation, j’ai entrepris un vaste questionnement des engagés sur cette pratique. Je me suis tout d’abord confrontée au discours institutionnel, qu’il ne fallait pas ignorer, mais qu’il fallait compléter par le véritable ressenti de ces hommes sur cette production. A l’occasion du changement de chant d’unité de la CCAS (Compagnie de commandement d’appui et des services) du 6e BIMa

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où je faisais mon enquête entre 2006 et 2008, j’ai à la fois observé les modalités de ce changement et interrogé les hommes sur ce choix. J’ai profité de cette actualité pour questionner également les autres unités présentes au sein du bataillon sur le chant qu’elles avaient choisi ou créé. Les deux éléments de réponse qui sont le plus ressortis de ces entretiens sont : « Il [le chant d’unité] nous représente » et « Il a du sens pour nous ».

11 Dans la mesure où les militaires disent que ce répertoire a « du sens » et qu’ils les « représente », et si l’on considère, comme Laurent Aubert, qu’« en tant que fait social et culturel, [la musique] est porteuse d’un ensemble de valeurs, à la fois éthiques (par l’ensemble de références auxquelles elle fait appel et qu’elle exprime selon les moyens qui lui sont propres) et esthétiques (à travers les codes qu’elle met en œuvre et ses effets sur les sens et le psychisme) » (Aubert 2001 : 8), il convenait de déterminer en quoi il constituait un moyen d’expression et de représentation pour le groupe. Ces témoignages ont donc alimenté mon questionnement. Une analyse de l’activité des unités, de leur histoire, de leur mode de fonctionnement social, de la valeur symbolique et rituelle de l’interprétation du chant, du contexte de ce dernier, de sa mise en scène, du discours institutionnel et du ressenti des militaires sur leur pratique, en regard avec une approche textuelle et du contenu musical des chants a constitué le fondement méthodologique de ma recherche. Cette approche permettait de prendre en compte la production sonore dans sa globalité et de l’appréhender selon le croisement de ces différents points de vue. C’est un va-et-vient permanent entre le terrain et la réflexion analytique de toutes ses composantes qui a permis de comprendre le fait musical dans sa globalité. Aussi, malgré la spécificité du terrain, ce fondement méthodologique de l’ethnomusicologie me semble plus que jamais fondamental.

12 Cette démarche peut être considérée comme herméneutique puisqu’elle consiste en une « approche méthodique du donné musical sous l’angle de sa signification et non, comme le fait l’analyse, de sa forme, de sa structure » (Viret 2001 : VI), afin d’identifier la signification idéologique et sociale de la production sonore car « la musique est toujours porteuse de sens » (Aubert 2001 : 5). Elle est donc comme un discours qui prend sens dans un contexte précis. Prenons à nouveau comme exemple le répertoire des « chants de marche » pour illustrer ce que représente le chant militaire pour les soldats. Le chant Loin de chez nous, chant de marche commun à l’ensemble de l’Armée de Terre, est choisi par de nombreuses formations comme chant d’unité, c’est-à-dire que les militaires l’interprètent lorsqu’ils se déplacent en ordre serré. Il a pour thème la mort au combat d’un camarade sur le sol africain :

Loin de chez nous, en Afrique

Combattait le bataillon

Pour refaire à la patrie

Sa splendeur sa gloire et son renom bis

La bataille faisait rage

Lorsque l’un de nous tomba.

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Et mon meilleur camarade

Gisait là blessé auprès de moi. bis

Et ses lèvres murmurèrent :

« Si tu retournes au pays,

A la maison de ma mère,

Parles-lui, dis-lui à mots très doux. bis

Dis-lui qu’un soir, en Afrique,

Je suis parti pour toujours.

Dis-lui qu’elle me pardonne

Car nous nous retrouverons un jour ». bis

13 Lors de mon enquête, j’ai pu observer deux unités qui l’avaient choisi, la CCAS du 6e BIMa et l’ECL (escadron de commandement et de logistique)9 du RICM. Pour la CCAS du 6e BIMa, l’adoption de ce chant s’est faite le 15 janvier 2008 alors qu’elle interprétait auparavant un autre chant commun, Sarie Mares. Le choix du nouveau chant a été motivé par le commandant d’unité qui a impliqué ses chefs de sections 10, ces derniers ayant, à leur tour, sollicité leurs subalternes afin que ce choix soit collégial et qu’il corresponde au mieux aux attentes du groupe. Une quinzaine de soldats de la CCAS de différents grades et de différentes sections ont été interrogés à propos à ce choix. Parmi ces entretiens (sur lesquels il n’y a pas lieu ici de s’étendre), celui mené avec le commandant d’unité à la suite de cette délibération illustre la démarche réflexive entreprise. Le témoignage recueilli a permis de mieux comprendre les raisons de leur choix. Selon lui, le chant Loin de chez nous « est représentatif de toutes les missions outre-mer et, donc, de la mission qui nous est confiée ici au Gabon. […] De plus, on peut facilement le chanter fort »11.

14 Ce témoignage montre que si le chant d’unité a une valeur « représentative » de la troupe qui le chante, il montre également le souci du rendu esthétique de son interprétation qui interpelle d’ailleurs l’ethnomusicologue : pourquoi est-il bon de « chanter fort » et que signifie techniquement cette expression « chanter fort », quelle en est la valeur symbolique12 ? A l’ECL du RICM, Loin de chez nous a été adopté suite à l’attaque du camp français de Bouaké le 6 novembre 2004, en mémoire des cinq soldats de cette unité tombés ce jour-là. En plus d’être associée à cette unité, la pièce a systématiquement été interprétée lors des cérémonies et prises d’armes commémoratives de ces événements. Elle l’a également été lors des divers repas destinés à asseoir la cohésion des unités du RICM dans les mois qui suivirent l’événement. Toute une série d’entretiens a été menée auprès des engagés de cette unité au sujet de ce chant. Parmi les témoignages recueillis, celui d’un adjudant-chef était assez explicite puisqu’il s’est exprimé en ces termes : « On chante Loin de chez nous pour honorer leur souvenir [celui de ceux qui sont morts lors de ces événements] et pour qu’ils soient toujours avec nous »13. Aussi, dans ce contexte-là, le chant prend une

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signification différente, il constitue un autre « discours » pour les personnes qui l’interprètent et pour celles qui l’écoutent. Une nouvelle sorte de questionnement s’est alors imposée. En quoi l’interprétation du chant peut-elle permettre d’« honorer le souvenir » de ces hommes et en quoi cette pratique vocale permet-elle « qu’ils soient toujours » présents au sein de l’unité ? Comment le chant (autrement dit le texte, mais aussi la mélodie) admet l’expression de la mort au combat et le souvenir de ces camarades ? J’ai alors cherché, dans l’analyse du texte et de la mélodie, ce qui pouvait rendre ce chant si signifiant pour ces hommes.

15 Cet exemple montre de manière très flagrante que cette considération « externe » de la production vocale apparaît comme essentielle et qu’elle doit être mise en lien avec l’analyse musicale et textuelle de la pièce pour rendre compte du fait musical dans sa globalité. Aussi, la démarche entreprise s’appuie sur l’enquête de terrain et résulte d’un croisement de différentes données : observations, commentaires des participants, compréhension des circonstances d’interprétation, analyse musicologique et textuelle de la production sonore.

16 Cette considération de l’objet musical comme étant une « matière vivante » est d’autant plus vraie que le répertoire de chants militaires n’est pas musicalement écrit. Toutefois, « même s’il l’était, rappelons que l’écriture musicale n’est « qu’un code conventionnel permettant à un ou des interprètes de recréer, en lui donnant vie sonore, une pensée musicale » (Viret 2001 : 284). Le recours à l’écriture musicale et à la transcription semble néanmoins pertinent d’un point de vue méthodologique. L’écriture est un outil nécessaire pour affiner l’analyse musicologique. Elle donne la possibilité de mettre en évidence des procédés musicaux particuliers, tels que des « clichés mélodiques », autrement dit des « expressions ou constructions grammaticales qui, utilisées dans des situations analogues, interviennent par réminiscence » (Belly 1993 : 47), ou « de déterminer quels sont les moyens syntaxiques ou procédés d’écriture qui ont engendré tel ou tel caractère, telle qualité d’abord perçus «naïvement», naturellement » (Viret 2001 : 287). Par exemple, dans la plupart des chants de marche traitant le thème de la mort, tels que J’avais un camarade, L’ Ancien, La mort, ou encore Loin de chez nous, les silences sont très fréquents et entraînent des ruptures dans le discours, provoquant, à l’écoute, un sursaut d’émotion. Pour revenir à l’exemple du chant Loin de chez nous, le silence après la première incise nous donne un caractère dramatique par le sentiment d’attente qu’il produit.

17 L’intensification de l’action est interrompue par le silence. Ce dernier induit une sensation d’appréhension de la chute d’un camarade qui lui succède. La simplicité de la ligne mélodique, construite, pour la première incise, sur un accord parfait en valeurs longues et le silence, donne au sens du texte d’autant plus d’importance. Les ponctuations provoquées par les silences créent un fort suspense. La pause, avant le second vers, occulte, quant à elle, cette réalité du champ de bataille pour accentuer les dégâts, l’anéantissement qu’il produit. Le silence symbolise alors l’événement tragique, la rupture musicale correspond à la rupture de l’unité du groupe par la perte de l’un de ses membres. Le silence marque la fin d’un état du groupe. Il peut également être rattaché au « silence de la mort ». Il traduit musicalement la perte énoncée textuellement. Selon David Le Breton, « Il y a une enclave de silence là où manque la

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parole de l’Autre, une impossibilité de voir ou d’entendre le monde sans y reconnaître le rappel lancinant de son absence » (Le Breton 1997 : 256). Dans le même temps, ce silence permettrait au groupe de se reconstituer et de redevenir solidaire, dans la mesure où il est utilisé comme « un baume qui guérit de la séparation avec le monde, avec les autres, avec soi : il restaure symboliquement l’unité perdue » (Le Breton 1999 : 17). Pour « restaurer » cette unité, il importe qu’elle ait existé. Ainsi, le chant légitime les attitudes rituelles qui ponctuent la vie militaire, en même temps qu’il leur donne du sens puisque la cohésion du groupe est également travaillée au travers de la performance collective.

18 Cet exemple montre aussi qu’un va-et-vient permanent entre l’enquête de terrain et l’analyse des chants était nécessaire pour comprendre leur fonctionnalité. Cette démarche a montré qu’en plus d’être un outil institutionnel d’inculcation d’un certain nombre de valeurs, le répertoire militaire constitue, pour les soldats, un vecteur d’expression des difficultés liées à leur condition, notamment l’éloignement familial ou, comme dans Loin de chez nous, la confrontation à la violence guerrière et à la mort.

Conclusion

19 En définitive, je considérerai que ce que l’on appelle encore « les nouveaux terrains de l’ethnomusicologie » doivent, avant tout, permettre de comprendre « l’homme faiseur de musique » (Aubert 2011 : 3). Autrement dit, les faits musicaux observés et analysés doivent être envisagés comme des productions qui s’inscrivent dans une dynamique sociale, fonctionnelle, ou encore rituelle car c’est par la prise en compte de cet environnement du fait musical que l’ethnomusicologie peut parvenir à le cerner dans sa globalité. La démarche analytique retenue n’a pas consisté en une étude musicologique originale, compte tenu de la pauvreté musicale des corpus chantés, mais plutôt en une grille d’analyse visant l’approche anthropologique des faits musicaux observés. Cette grille avait pour but de considérer la place du chant au sein de l’institution militaire, de son fonctionnement, de sa symbolique. Il importait de comprendre la place des pratiques chantées dans les diverses ritualités propres à ce groupe, mais aussi dans les processus d’intégration des engagés. Pour être pertinente, cette approche nécessitait d’être croisée avec une analyse des signes de cette sociabilité et de toutes les formes distinctives, identitaires, d’intégration de ces militaires, dont le chant fait partie, mais aussi du sens et de la fonctionnalité donnés au répertoire.

20 La démarche présentée ici a donc été pensée et élaborée en fonction de mon sujet, de mes interrogations et de mon terrain d’enquête. Même si elle pourrait sans doute servir de base pour aborder d’autre phénomènes musicaux s’inscrivant dans des groupes dits « fermés », ayant un mode de vie et une ritualité particuliers, comme c’est le cas pour l’institution militaire, il me semble que l’une des spécificités de ces « nouveaux terrains » est justement d’imposer la mise en place d’une approche méthodologique chaque fois renouvelée, du fait de leur extraordinaire diversité.

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NOTES

1. Dans mon cas, c’était un commandant d’unité au grade de capitaine. Cette prise de contact a été grandement facilitée par le fait que mon mari, alors caporal au sein de son unité, avait servi d’intermédiaire et que j’avais eu l’occasion de rencontrer ce capitaine lors d’activités organisées pour les familles des militaires. 2. La manière dont l’accès au terrain a été négocié est révélatrice de l’organisation institutionnelle. En ce sens, en plus d’être « un préalable nécessaire », elle constitue également « un objet de plein droit de la recherche » et « un véritable matériau d’analyse du terrain lui- même » (Darmon 2005 : 99). 3. Cette « gestion des méfiances » n’étant pas propre aux enquêtes en terrain militaire, puisqu’elle apparaît également auprès d’autres groupes confrontés à la notion de secret liée à leurs activités, tels que les salariés du nucléaire, comme le précise Pierre Fournier (1996 : 105), également confronté à la production d’un « discours d’institution dont il [l’interviewé] pense qu’il est le plus prudent » (ibid.). 4. L’ordre serré désigne « l’organisation des mouvements individuels des soldats dans un cadre statique ou dynamique », selon l’ouvrage réglementaire TTA 104 (Thiéblemont, Pajon 2004 : 85). Il est adopté pour la plupart des déplacements collectifs pour lesquels la marche au pas cadencé lui est associée, notamment lors des défilés. 5. Les unités qui ont défilé en chantant sont l’ENSOA (Ecole Nationale des Sous-Officiers d’Active), l’EMIA (Ecole Militaire Interarmes), le 1er REI (Régiment Etranger d’Infanterie) et le 2e RIMa (Régiment d’Infanterie de Marine), soit deux écoles où le chant est un élément de formation des militaires, un régiment de la Légion Etrangère, dont le concours dans l’adoption de cette pratique a été déterminant et une unité des Troupes de Marine. 6. Lettre du 15 juin 1987, référencée sous le no 02663/DEF/EMAT/INS/FG/65. 7. Lettre du 23 mars 1989, référencée sous le no 01137/DEF/EMAT/INS/FG/68. 8. Cf. Sannier-Poussin 2014. 9. La CCAS et l’ECL ont des fonctions similaires au sein de la structure bataillonnaire ou régimentaire dont ils dépendent. 10. La compagnie, ou l’escadron, compte une centaine de militaires. Elle est dirigée par le commandant d’unité (généralement au grade de capitaine) et se divise en plusieurs sections, ou escadrons, sous les ordres du chef de section (dont le grade va d’adjudant à celui de lieutenant). 11. Témoignage du commandant de la CCAS, 6e BIMa, Libreville, le 26 octobre 2006. 12. Il n’est évidemment pas question ici de répondre à ces interrogations qui constituent le travail de thèse résultant de cette enquête de terrain, mais bien d’expliciter le cheminement méthodologique mis en place pour cette recherche.

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13. Adjudant-chef présent en Côte-d’Ivoire lors des événements de Bouaké. Témoignage recueilli lors d’un repas de cohésion, successif à un exercice au terrain de Montmorillon, le 30 novembre 2005.

RÉSUMÉS

Cet article présente une enquête originale sur un domaine rarement considéré par l’ethnomusicologie Au travers de son expérience de recherche sur les chants militaires français, l’auteure propose un regard sur certaines orientations possibles concernant l’approche du terrain d’enquête et de son analyse, notamment dans une visée herméneutique, en mobilisant les apports des disciplines connexes à l’ethnomusicologie afin de comprendre le fait musical dans toutes ses composantes.

AUTEUR

ADELINE POUSSIN Adeline POUSSIN est docteure en ethnomusicologie, spécialiste des chants militaires. Sa démarche de recherche, fondée sur des enquêtes de terrain, aborde les productions sonores d’un point de vue musicologique et anthropologique, sans pour autant négliger leur valeur historique et l’impact psychologique qu’elles ont sur leurs interprètes.

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Vers une ethnomusicologie du studio d’enregistrement. Stonetree Records et la paranda garifuna en Amérique centrale

Ons Barnat

Indépendamment de la musique que nous écoutons, des médias que nous utilisons ou de l’emplacement que nous choisissons, ce que nous entendons a été tempéré d’abord et avant tout par la technologie utilisée pour l’enregistrer et les décisions techniques et esthétiques prises en studio.1

1 Enregistrer sa musique est aujourd’hui devenu, grâce à la miniaturisation et à la diffusion du matériel d’enregistrement (ordinateurs portables, enregistreurs numériques…), un phénomène social qui s’est répandu aux quatre coins de la planète – et la recherche sur les nouvelles pratiques en studio apparaît de ce fait comme un champ de plus en plus important en ethnomusicologie. Depuis les travaux pionniers de Walter Benjamin (1936) et de Theodor W. Adorno (1941) sur les premières formes d’enregistrement, la littérature consacrée au studio d’enregistrement n’a eu de cesse de se développer jusqu’à aujourd’hui. De nombreuses disciplines se sont penchées, suivant leur propres orientations méthodologiques, sur le phénomène de l’enregistrement discographique, que ce soit l’anthropologie (Porcello 2004), la philosophie (Hamilton 2003), la sociologie (Hennion 1981, 1983 et 1989), la musicologie (Middleton 1990 ; Lacasse 2000) ou encore l’histoire (Horning 2004 ; Chanan 1995).

2 En ethnomusicologie, il semblerait que de plus en plus de chercheurs s’intéressent aux enjeux liés à l’étude de ce qui se passe en studio. Depuis les travaux pionniers de Steven Feld en Papouasie Nouvelle-Guinée et les recherches novatrices de Jocelyne Guilbault sur le zouk dans les années 1990, puis de Paul Théberge sur les rapports entre musique et technologie (1997, 2004), plusieurs auteurs ont fait du studio d’enregistrement leur

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principal terrain de recherche : Louise Meintjes (2003), dans des studios de Johannesburg à la fin de l’apartheid ; Paul Greene au Népal (2005) ; Karl Neuenfeldt en Australie (2005, 2007) ; Frederick Moehn dans les studios de (2005, 2012) ; Eliot Bates en Turquie (2008) ; Marc Chemillier en France avec ses recherches sur l’improvisation (2009) ; mais aussi Christopher A. Scales au Canada (2012) et moi-même en Amérique centrale (2012)2. Les nouveaux paramètres compositionnels et analytiques apportés par le studio d’enregistrement n’ont certainement pas fini de grossir cette liste – non exhaustive – de recherches à caractère ethnomusicologique ayant pris pour terrain cet espace dynamique de création.

3 Jusqu’à quel point le studio d’enregistrement est-il un laboratoire expérimental pour les musiciens, réalisateurs, ingénieurs du son, producteurs qui s’y côtoient ? Représente-t-il réellement pour ces acteurs un outil de création, d’expérimentation, et si oui, sur quels paramètres devrait-on baser son étude ethnomusicologique ? Plus largement, quels seraient la place et les enjeux du studio d’enregistrement pour l’ethnomusicologie contemporaine ? Afin de tenter de répondre à ces questions, nous allons prendre comme étude de cas le phénomène de la paranda garifuna en Amérique centrale, depuis sa « redécouverte » jusqu’à son internationalisation lors des deux dernières décennies.

Studio d’enregistrement et fabrication d’une world music en Amérique centrale

4 Genre acoustique né de la rencontre (imposée par l’exil) au XIXe siècle entre les Garinagu3 et des populations hispaniques centraméricaines, la paranda4 connaît aujourd’hui un regain d’intérêt chez les acteurs de la production discographique garifuna. Depuis son apparition dans les studios d’enregistrement, elle a évolué vers une forme modernisée, faisant appel à des instruments électriques et des procédés de traitement du son caractéristiques des musiques « populaires ». Devenue en 1999 (avec la compilation Paranda. Africa in Central America5, produite par Stonetree Records6 et distribuée par Warner/Elektra) une « musique du monde » sur le marché discographique international, cette nouvelle forme de paranda connaît un succès conséquent dans les palmarès de world music7 – popularité qui se déploie après coup chez les Garinagu centraméricains, qui redécouvrent un genre jusqu’alors quasiment disparu dans sa version villageoise.

5 Comment le studio d’enregistrement a-t-il permis à Stonetree Records de « formater » cette musique afin de répondre aux attentes d’amateurs désormais répartis aux quatre coins de la planète ? Plus largement, comment ce label s’est-il servi d’une musique locale, vraisemblablement sur le déclin, pour se créer une marque de commerce qui allait l’établir – en l’espace de quinze ans – en tant que label discographique numéro un dans une partie du monde jusque-là absente des catalogues de world music ? Avant de développer ces questions, revenons dans un premier temps sur l’événement à l’origine du revivalisme que connaît aujourd’hui la paranda en Amérique centrale : la production de l’album Paranda. Africa in Central America8 par Stonetree Records.

6 Tel un ethnomusicologue « traditionaliste » qui serait parti enregistrer les derniers détenteurs d’un patrimoine musical en voie de disparition, un producteur9 bélizien, Ivan Duran, entreprit à partir de 1997 un travail de collecte du répertoire des

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paranderos honduriens, béliziens et guatémaltèques. A partir de ces enregistrements initiaux, Duran réalisa un disque en faisant intervenir des musiciens garinagu du Bélize, du Guatemala et du Honduras pour enregistrer de nouvelles pistes dans différents studios béliziens. Et c’est sur la base de ce travail de production d’un premier album de studio contenant uniquement des parandas qu’est né un effet de mode, croissant jusqu’à aujourd’hui en Amérique centrale – qui coïncide avec le succès international de disques comme Wátina (2007) d’Andy Palacio & The Garifuna Collective, et Laru Beya10 d’Aurelio en 2011 (voir docs. 2 et 3 et fig. 1). C’est donc son arrivée dans le studio d’enregistrement11 qui permit à la paranda de ne pas sombrer dans l’oubli, étant même à l’origine de son retour en grâce au cœur du phénomène musical garifuna contemporain en Amérique centrale.

Fig. 1. Pochettes des albums Paranda (1999), Wátina (2007) et Laru Beya (2011) produits par Stonetree Records.

Document 1. « Niri (My Name) » de Paul Nabor (audio mp3), composé par Paul Nabor.

7 Écouter Interprété par Paul Nabor (guitare et voix), Aurelio Martinez (guitare), Mario Mc Donald (tambour garifuna et chœurs), Simon Moreira et Justo Miranda (tambours garifuna), John Pitio (sisiras), Damiana Gutierrez et Bernadine Flores (chœurs). Réalisé par Ivan Duran et Gil Abarbanel. Enregistré à Hopkins, Belize City et Benque Viejo del Carmen, Belize. Extrait de l’album Paranda ; Africa in Central America, 1 CD Stonetree Records/Elektra, (New-York et Belize) 3984-27303-2, 1999.

Document 2. « Wátina » d’Andy Palacio & the Garifuna Collective (audio mp3), composé par Bernard Martinez, Justo Miranda, Andy Palacio et Ivan Duran.

8 Écouter Interprété par Andy Palacio (voix et tambour garifuna), Justo Miranda (voix), Aurelio Martinez (voix), Rolando « Chichi » Sosa (tambour garifuna, guitare acoustique, maracas), Alantl Molina (jarana), Eduardo « Guayo » Cedeño (guitare électrique), Al Ovando (guitare maya, guitare électrique), Ivan Duran (basse, guitare électrique, mandoline, guitarron, ebow). Enregistré par Ivan Duran à Hopkins, Belize. Extrait de l’album Wátina d’Andy Palacio & the Garifuna Collective, produit par Ivan Duran. 1 CD Stonetree Records/Cumbancha CMB-CD-3, 2007.

Ce média ne peut être affiché ici. Veuillez vous reporter à l'édition en ligne http:// 9 journals.openedition.org/ethnomusicologie/2678

10 Ivan Duran soutient que l’album Paranda. Africa in Central America marque le début des expérimentations qui allaient aboutir à la réalisation du disque Laru Beya. En se servant d’une musique « traditionnelle » présentée comme étant en voie d’extinction, Ivan

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Duran est allé progressivement formater cette expression musicale garifuna en fonction de l’idée qu’il se faisait des attentes de consommateurs internationaux. C’est ainsi qu’après la production de cette compilation (qui regroupait pour la première fois des paranderos « légendaires » et très âgés) à laquelle Duran n’avait pas participé en tant que musicien, les prochains projets discographiques de Stonetree Records allaient voir progressivement s’affirmer la mainmise de Duran sur le contrôle et la manipulation des sons enregistrés – revêtant ainsi la casquette de directeur artistique participant autant aux arrangements qu’aux compositions et à l’exécution instrumentale (basse électrique et guitares acoustiques et électriques) en studio :

Fig. 2. Evolution des rôles d’Ivan Duran dans trois albums produits par Stonetree Records de 1999 à 2011.

Paranda ; Africa Wátina, d’Andy Palacio & Disque in Central Laru Beya, d’Aurelio The Garifuna Collective America

Année de 1999 2007 2011 parution

Producteur, compositeur (× 3), Producteur, compositeur (× 7), Crédits Co-producteur, bassiste, guitariste, co- guitariste, bassiste, chanteur, attribués à photographe et arrangeur, ingénieur du son, co-arrangeur, ingénieur du Ivan Duran co-graphiste photographe et co-graphiste son, co-auteur du livret

Partenaire de Real World Records et Sub Warner/Elektra Cumbancha distribution Pop

11 Le tableau ci-dessus montre bien comment l’implication de Duran – de plus en plus marquée dans la réalisation de ces trois disques – culmine avec Laru Beya, où il compose la majorité des chansons enregistrées (soit sept sur douze). Au fil des années, le producteur bélizien s’est donc senti de plus en plus confiant pour assumer pleinement le rôle d’un directeur artistique qui définirait le « son » des productions de son label – comme l’était auparavant le A&R (pour Artist & Repertoire) dans les plus grands studios. Duran explique cette évolution par la constatation qu’il fit, après la production de la compilation Paranda. Africa in Central America, des limites commerciales du genre paranda : C’est le résultat d’une décision, que nous avons prise, que la paranda traditionnelle (après l’avoir fait revivre une fois, en enregistrant des chansons traditionnelles, pour que tout le monde soit content), on a décidé de repousser ses limites et de commencer à expérimenter plus. Et c’est grâce à ces expérimentations que la paranda peut se maintenir, parce que sinon la paranda serait un genre traditionnel, comme n’importe quel autre, qui a ses limites : les mélodies sont très similaires, le rythme est très similaire, les changements d’accords sont toujours les mêmes… C’est donc un genre qui aurait vraiment un public très restreint12.

12 Il justifie ainsi ses expérimentations au sein de Stonetree Records en avançant que c’est grâce à elles que la paranda a pu s’affranchir de ses « limites », aussi bien mélodiques que rythmiques et harmoniques. Selon lui, sans de telles expérimentations, la paranda n’aurait jamais pu être commercialisée comme elle l’a été avec les disques de Stonetree – sa « transformation » en studio devenant après coup une forme de

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« préservation » de cette musique. Cependant, l’étude des enregistrements qui ont suivi la compilation Paranda révèle que ce terme tend à disparaître progressivement des discours entourant les produits musicaux en question. En effet, si ce premier album – où la participation instrumentale de Duran restait infime – s’affichait clairement comme un disque de paranda, les deux albums suivants se sont peu à peu éloignés de cette appellation générique, et ce à mesure que les influences étrangères devenaient de plus en plus marquées.

13 Au cours d’une conférence donnée à l’occasion de la tenue du premier « Mercado Centroamericano de la Música » (« marché centraméricain de la musique »13), Ivan Duran revint sur la découverte qu’il fit du potentiel commercial d’une musique garifuna qui serait formatée en fonction des attentes d’un public international de world music essentiellement « occidental » et urbain : Dès le début, je voyais clairement que la seule façon d’avoir des opportunités sérieuses, si on veut réussir dans la musique, est d’internationaliser notre musique. Et comment fait-on cela ? Eh bien, en partant de ce qui serait le plus authentique en nous. Qu’est-ce que nous faisons que personne d’autre dans le monde ne peut faire ? Et nous avons plusieurs choses, et c’est intéressant parce que chaque pays dans le monde a quelque chose que personne d’autre n’a, même pas le voisin d’à côté. Notre musique est très originale, est certainement très «brute», très «folk», très «ethnographique» ou je ne sais comment vous voulez l’appeler, mais la vérité est qu’il y a une force, une grande originalité… Et on a commencé à travailler à partir de ça14.

14 La base de son travail serait donc la recherche d’une certaine originalité de la musique garifuna par rapport aux autres musiques du monde – afin de pouvoir ensuite « internationaliser » ce matériau musical (décrit comme « brut », « folklorique » et même « ethnographique »), qui dénoterait ce que cette musique centraméricaine aurait de plus « authentique ». Une fois ce travail de sélection effectué (grâce à la validation émique de musiciens locaux, avec à leur tête le multi-instrumentiste Rolando « Chichi » Sosa et les chanteurs Andy Palacio et Aurelio Martinez), il s’agit ensuite d’identifier le public potentiel (le « marché cible »), vers qui tous les efforts créatifs devront être dirigés.

15 Plus encore, ce serait l’édification d’un « son unique » (réalisé à partir d’ingrédients patiemment sélectionnés comme étant « originaux ») qui représenterait pour Duran la condition sine qua non de la réussite d’un enregistrement sur le marché de la world music. Une fois cette matrice compositionnelle en place, il discerna les débouchés commerciaux pour sa musique « aussi clairement que les marchands de canne à sucre » 15, au temps de l’esclavage, s’étaient rendus compte de la demande en sucre de la part des Européens. Mais même si Duran avait tous les ingrédients en main pour proposer aux consommateurs de ce marché spécialisé un « son unique » susceptible de leur plaire, il avance qu’il lui fallut au moins dix ans pour commencer à récolter les premiers fruits de son travail16.

16 La création de ce « son Stonetree Records », destiné à se distinguer au milieu des productions d’autres labels de world music, se fait ainsi en trois étapes. Tout d’abord, Duran procède par l’application d’une méthode d’investigation compositionnelle fondée sur une conception théorique de l’« authenticité » (par la sélection et la validation des éléments musicaux « endémiques » garinagu). Cette première étape passe, conjointement, par une estimation des possibilités de mélanger ces éléments garinagu avec des éléments étrangers (à travers un premier jugement de compatibilité

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esthétique), dans le cours d’une stratégie visant à atteindre un public non garifuna. Dans un deuxième temps, ce matériau est confronté à des éléments musicaux non garinagu, au cours d’expérimentations en situation d’enregistrement (pendant les « sessions » originelles et les overdubs) qui valideront (ou non) les premiers jugements de compatibilité. Finalement, les sons enregistrés sont modifiés en postproduction (durant l’édition, le mixage et le matriçage), dernière étape au cours de laquelle d’innombrables micro-transformations se succèdent pour atteindre un résultat jugé satisfaisant :

Fig. 3. Schéma de la création du « son » chez Stonetree Records.

17 L’élaboration du « son » chez Stonetree Records17 – qui partirait d’une idée abstraite, de l’ordre de la représentation que se fait Ivan Duran des attentes de consommateurs de world music – est donc dépendante d’une série d’événements successifs impliquant la participation d’acteurs décisionnels (musiciens et ingénieur du son), et ce sur l’ensemble des trois étapes menant au résultat sonore final. C’est donc essentiellement au cours des expérimentations musicales (deuxième étape) et des manipulations technologiques (troisième étape) que se jouerait la traduction de cette conception abstraite en réalité sonore – avec tout ce que les effets des interactions entre les personnes peuvent avoir sur les transformations musico-techniques subies au fur et à mesure par les éléments musicaux originels.

18 Le double positionnement de Duran, en tant que proche des musiciens locaux et familier des membres du réseau international de la world music, a fait de lui le parfait candidat pour tenir le rôle d’« intermédiaire culturel », selon l’expression proposée par Pierre Bourdieu (1979) pour désigner les individus qui « servent d’intermédiaires entre des cultures nationales » en jouant « un rôle actif dans la promotion de la consommation en attachant une signification particulière à des produits et des services » (Jyrämä & Ahola 2005 : 3, ma traduction).

19 Plus encore, son parcours singulier au sein de l’industrie de la musique (de la création de Stonetree Records au Bélize jusqu’aux transformations qu’il a apportées à la musique garifuna via le studio d’enregistrement), ferait de lui un « courtier culturel » (« cultural broker », Jezewski et Sotnik 2001 ; Szasz 2001), qui aurait les capacités de « créer des ponts, des liaisons ou de la médiation entre des groupes ou des personnes d’origines culturelles divergentes dans le but de réduire les conflits ou de produire du changement » (Jezewski et Sotnik, 2001, ma traduction). Le rôle d’un réalisateur de world music (autrefois relégué à la « conservation » de musiques paraissant menacées d’une probable disparition) s’est donc étendu à des aspects créatifs centraux, de l’ordre de l’intuition artistique personnelle, et dont les conséquences seraient la matérialisation d’une « empreinte sonore » reconnaissable et consommable en tant que telle par des auditeurs internationaux.

20 Grâce à la paranda garifuna, Duran s’est ainsi progressivement bâti un « son » qui le distinguerait des autres réalisateurs de world music, à l’image des célèbres Phil Spector (pour le rock n’roll), Quincy Jones (dans le rhythm’n’blues) ou encore Teo Macero (dans

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le jazz). Avec l’album Laru Beya, Duran allait atteindre le climax de sa carrière en tant que producteur de world music, étant aux commandes de la réalisation et de la production d’un disque qui – en plus de recevoir d’excellentes critiques journalistiques – s’appuie sur la participation d’acteurs à l’envergure internationale, parmi lesquels on trouve notamment Youssou N’Dour (dont les interventions, bien que sporadiques, sont expressément mises en valeur dans la promotion du disque) et Peter Gabriel (qui distribue et promeut le disque sous son label Real World Records).

21 Dans l’enregistrement de cette musique, mélange chargé d’influences très diverses (combinées selon une « recette » concoctée par Duran et ses principaux acolytes), un grand nombre de musiciens n’auront finalement jamais joué ensemble, participant malgré eux à la création d’une œuvre musicale unique, qui marque l’aboutissement du cheminement professionnel et artistique d’un producteur-réalisateur centraméricain. Mais le succès (essentiellement critique, comme le montrent les chiffres de vente) pour Stonetree Records n’a pu s’obtenir sans l’établissement et l’entretien de liens et d’accointances, aussi bien avec des acteurs politiques locaux (à travers l’appui direct, au Bélize, des deux gouvernements de Saïd Musa, de 1998 à 2008) qu’avec des personnes- clés dans les réseaux internationaux de la world music (critiques, animateurs de radio, organisateurs de festivals, directeurs de label, de maisons d’édition, etc.).

22 Suite à cela, Ivan Duran s’est servi (et ce dès les débuts de Stonetree Records) d’une rhétorique empruntant à l’idéologie de la « patrimonialisation » de formes musicales « traditionnelles » (confortée par la proclamation en 2001 de la « langue, danse et musique garifuna » au Patrimoine Culturel Immatériel de l’Unesco), visant à légitimer ses productions par une dimension éthique. C’est donc grâce à la conjonction favorable de facteurs aussi bien politiques qu’économiques, mâtinés de préoccupations éthiques, que ce label a pu se hisser au sommet de la hiérarchie de la production discographique centraméricaine – devenant en quelques années un véritable standard pour l’ensemble des acteurs locaux de l’enregistrement.

Vers une ethnomusicologie du studio d’enregistrement

23 L’analyse des profondes transformations subies par la paranda, en vue de sa commercialisation en tant que world music, a mis le doigt sur l’importance fondamentale de la maîtrise des paramètres technologiques du studio d’enregistrement, maîtrise qui conditionne la tenue d’expérimentations, aussi bien musicales que techniques. Et ce sont en fait ces expérimentations qui fondent et actualisent toute la démarche créative du studio, univers spatiotemporel défini et organisé selon une hiérarchie institutionnelle, au cœur de laquelle prennent vie des interactions qui viendront influer sur l’œuvre musicale. A partir d’un idéal sonore, les processus créateurs mis en jeu dans la pratique même de l’enregistrement sont donc conditionnés dans une dynamique artistique activée par la dichotomie « essais- erreurs », les tentatives expérimentales se soldant soit par leur adoption, soit par leur rejet.

24 L’idée de départ d’un projet d’enregistrement en studio se trouve donc bouleversée par la tenue d’interactions – qui se nouent entre les acteurs impliqués, au moment des sessions d’enregistrement – dont les effets se mesurent après coup sur le produit musical créé. Mais le travail en studio se caractérise aussi par la présence inévitable d’imprévus, touchant à des aspects aussi bien technologiques que musicaux. Le

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réalisateur en charge du bon déroulement de sessions d’enregistrement se doit donc de savoir faire face à tous les imprévus, qui peuvent aussi bien avoir des conséquences désastreuses sur l’ensemble du projet, qu’au contraire donner naissance à de nouvelles orientations, éventuellement fructueuses18.

25 En prenant pour objet d’étude la réalisation d’une œuvre musicale en studio, il a été ainsi possible de pointer du doigt de nouvelles préoccupations méthodologiques et épistémologiques – qui se sont progressivement dessinées en fonction des impératifs analytiques amenés par ce « nouveau » terrain qu’est le studio d’enregistrement pour l’ethnomusicologie contemporaine. En gardant au centre de notre démarche l’analyse de la relation de l’homme à l’objet musical qu’il crée, le studio est apparu – en plus du cadre spatiotemporel dans lequel cette relation s’inscrit – comme un véritable laboratoire expérimental au cœur duquel se produisent des interactions, fruits de relations de pouvoir, dont les conséquences sur la création musicale sont mesurables grâce à la combinaison d’analyses musicologiques et sociologiques.

26 A partir du modèle proposé par l’ethnomusicologue Eliot Bates (2008), il est donc possible de parvenir à une grille analytique applicable à tous les enregistrements en studio, qui relierait les interactions sociales (aux niveaux micro, entre les acteurs du studio, et macro, entre les réseaux de maisons de disques et de producteurs, aussi bien locaux qu’internationaux), aux arrangements musicaux en studio (produits directs de ces interactions) et aux techniques d’ingénierie du son (dont la maîtrise représente un prérequis indispensable au contrôle de la manipulation électronique des sons enregistrés). Au cœur d’une telle démarche analytique, le recours central à l’ethnographie permet de mieux cerner la dynamique vivante de performances et de créations musicales (qui sont cristallisées dans le résultat sonore final), dynamique qui résulte finalement de la rencontre entre l’homme et la « machine » que représente le studio d’enregistrement.

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Fig. 4. Grille analytique pour une ethnomusicologie du studio d’enregistrement.

27 Amorcée il y a près de neuf ans, cette étude s’inscrit donc dans un nouveau courant de la recherche ethnomusicologique, qui prendrait pour principal terrain le studio d’enregistrement. Né d’une table-ronde (intitulée « Sound Engineering as Cultural Production », et tenue à l’occasion de l’assemblée annuelle de la Society for Ethnomusicology en 1999), le recueil d’articles paru sous le titre Wired for Sound : Engineering and Technologies in Sonic Cultures (Greene et Porcello éds. 2005) marque un des actes fondateurs de cette nouvelle orientation méthodologique – qui allait rapidement être nourrie par de plus en plus de chercheurs, essentiellement anglophones et nord-américains. Pour les auteurs de Wired for Sound : Les technologies et les pratiques d’enregistrement sonores devraient être, pour les spécialistes de [l’anthropologie, de l’ethnomusicologie] et dans d’autres disciplines, plus que des outils de documentation de différentes expressions culturelles ; elles devraient être des objets d’étude en elles-mêmes. A bien des égards, [les auteurs de Wired for Sound] plaident en faveur d’un virage épistémologique qui examinerait les processus d’ingénierie en studio (par exemple des textes musicaux ou autres textes sonores) en tant qu’aspects vitaux de la vie culturelle contemporaine. […] Dans cette approche, la technologie serait vue non seulement comme un outil mais comme un moyen critique de pratique sociale19.

28 Dans cette perspective, tout porte à croire que les ouvertures méthodologiques apportées par l’étude ethnomusicologique du studio d’enregistrement trouveront, dans un avenir proche, divers prolongements, tant la richesse et la densité des informations (issues de situations expérimentales sur le terrain, aussi bien pour le chercheur que pour les différents acteurs musicaux présents) laissent envisager d’inédites et passionnantes pistes de recherches.

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Conclusion

29 La technologie du studio d’enregistrement, fruit d’innovations continues, pourra certainement offrir de nouveaux outils d’analyse à l’ethnomusicologie, lui permettant d’aller creuser encore plus au cœur de la matière musicale – devenue aussi malléable que transformable grâce à des logiciels de modification de la hauteur des notes (comme Melodyne ou Autotune), de la vitesse (avec par exemple Audacity), ou du timbre (tels que AudioSculpt). Dans un monde où la technologie semble changer les vies de plus en plus d’humains, il y a de quoi penser que l’ethnomusicologie – bien que née en réaction à la suprématie ethnocentrique de la musicologie historique européenne – n’a pas fini de se développer, pour tenter de répondre aux questions que nous pose la musique, ce « suprême mystère des sciences de l’homme, celui contre lequel elles butent et qui garde la clé de leur progrès »20, comme le devisait Claude Lévi-Strauss, il y a plus de cinquante ans dans Le cru et le cuit.

30 La démarche de récupération, puis de transformation en studio, de genres musicaux « traditionnels » à des fins commerciales n’est certainement pas un phénomène nouveau. Mais le fait qu’elle ait engendré, en Amérique centrale avec Stonetree Records et la paranda garifuna, un mouvement de réappropriation, par les acteurs locaux de l’enregistrement, de ce genre musical jusque-là démodé, montre l’étendue que peuvent prendre les répercussions des micromanipulations qui constitue le travail en studio. Même si les paramètres technologiques du studio d’enregistrement sont effectivement formatés selon un carcan unique de consommation, l’histoire de la relation entre Stonetree Records et la paranda nous montre que la créativité humaine saura toujours développer, par le biais de nouvelles technologies, des stratégies réinventées pour sans cesse actualiser son dasein.

31 La miniaturisation et la diffusion mondiale des appareils technologiques (aussi bien dans l’enregistrement sonore qu’audio-visuel ou photographique), couplées à une augmentation frénétique des échanges et des communications (via l’omnipotent internet), ont pour effet de décupler les possibilités créatrices de l’homme contemporain. Mais, comme le soulignait Tim Taylor il y a vingt ans déjà, l’hégémonie de la pensée savante « occidentale » reste encore très présente dans les sciences humaines, au moment où de plus en plus de penseurs postcoloniaux tendent à remettre en question les piliers de la science moderne » : Je suis frappé qu’une grande partie de la théorisation portant sur le nouveau monde global soit aussi américano-centrique. Les formes culturelles nord-américaines s’étendent dans le monde entier, mais les centres de production et de distribution de ces formes ont pourtant bien évolué. […] Par exemple, les capitales de l’enregistrement musical ne sont plus seulement aux Etats-Unis – elles sont principalement en Europe et au Japon21.

32 Vingt ans après ce constat, les pôles de l’enregistrement musical se sont encore plus décentralisés, avec maintenant la présence de « centres mondiaux de la musique » (Guilbault 1993, ma traduction) en Jamaïque, au Brésil, au Mali, en Inde, et même, à un niveau plus modeste il est vrai, en Amérique centrale. Avec cette décentralisation croissante de moyens techniques jusqu’à très récemment réservés à une élite « occidentale », le chercheur n’a désormais plus le monopole de la technologie sur le terrain, étant mis face à des situations où les acteurs qu’il observe apprennent à

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constamment maîtriser de nouveaux outils, qu’ils sauront adapter en fonction de la vision qu’ils ont du monde et de l’image qu’ils souhaitent y projeter d’eux-mêmes.

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NOTES

1. Horning 2004 : 703, ma traduction. 2. Il convient de citer également les travaux, en Inde, de Christine Guillebaud sur les studios de radio (2008) et de Gregory D. Booth sur les studios de cinéma à Bollywood (2008). 3. Pluriel de « Garifuna » dans la langue vernaculaire. Répartis sur l’essentiel de la côte atlantique de l’Amérique centrale – du Belize au Nicaragua en passant par le Guatemala et le Honduras – les Garinagu forment aujourd’hui une population divisée en un certain nombre de groupes, établis dans des contextes sociopolitiques, économiques et historiques parfois très distincts. 4. La paranda est apparue au XIXe siècle quand les Garinagu ont incorporé la guitare acoustique à leur instrumentation, après avoir été mis en contact avec des musiques d’influence latino- américaine. Le plus souvent à l’occasion de fêtes ou de veillées funèbres, le parandero joue de la guitare acoustique accompagné par une formation voco-instrumentale commune à la majorité des autres genres musicaux garinagu dits « traditionnels » – un chœur mixte, deux ou trois tambours (garaóns), une paire de maracas (sisiras), et parfois des carapaces de tortues. Les paroles, qui consistent en des commentaires sociaux sur divers aspects du quotidien, peuvent évoquer aussi bien la tristesse que la joie, la douleur, la flamme amoureuse, la protestation ou encore la revendication sociale. 5. Paranda. Africa in Central America, Stonetree Records et Elektra, 3984-27303-2, 1999. Voir doc. 1 et fig. 1. 6. www.stonetreerecords.com (consulté le 12 mars 2016). Label bélizien fondé en 1995 par Ivan Duran. 7. La dénomination « world music » sera employée ici dans son sens commercial, tel qu’il a été internationalement popularisé par l’industrie du disque depuis le début des années 1980 (White 2012 : 11, Baily 2010 : 107, Sweeney 1991 : ix). Selon l’ethnomusicologue Deborah Pacini Hernandez, cette expression (qu’elle traduit par « musiques du monde ») « a longtemps servi aux ethnomusicologues et aux folkloristes à définir toute musique se situant en dehors des limites de la musique savante occidentale », avant d’être massivement employée en tant qu’étiquette commerciale par les acteurs de la production discographique internationale, définissant une « nouvelle » catégorie dont l’« infrastructure complexe réunit notamment des maisons de disques, des émissions de radio, des clubs de danse, des magazines et des festivals » (Pacini Hernandez, in Nattiez, dir. 2003 : 1322-1323).

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8. Dont les attentes de ses producteurs, clairement exprimées dans la première page du livret, revêtent aujourd’hui un caractère précurseur : « Nous espérons que cet album encouragera les jeunes générations à garder la paranda en vie et à ne jamais oublier l’héritage de ces légendaires paranderos » (ma traduction). 9. Dans le cas de Duran, et tout au long de cet article, j’emploierai alternativement les termes « producteur », « réalisateur », « directeur artistique » et « manager », le musicien bélizien recouvrant tous ces rôles de manière simultanée. 10. Tous deux produits par Stonetree Records, ces disques ont reçu diverses distinctions honorifiques en plus d’avoir atteint le haut des palmarès de world music. 11. Mais dans le cas des productions Stonetree Records, le studio d’enregistrement ne peut être vu comme un lieu clairement défini spatialement et temporairement. En effet, les trois albums cités ont été en partie enregistrés dans des cabanes de plage (à Hopkins, au Bélize, et à San Juan, au Honduras) où tout le matériel technique nécessaire avait été déplacé pour l’occasion. Le processus même de réalisation de ces albums s’est échelonné sur plusieurs années, durant lesquelles de nouvelles pistes ont été progressivement rajoutées avant d’être éditées, mixées, puis finalement matricées avant de pouvoir apparaître sur le produit discographique final, prêt à être commercialisé. 12. Entretien avec Ivan Duran, Montréal, le 10 septembre 2010. 13. Cette conférence fut présentée au sein d’un panel intitulé « La internacionalización de los artistas y de la diversidad de las músicas del mundo : experiencias, vías y opciones para el futuro » (« l’internationalisation des artistes et la diversité des musiques du monde : expériences, voies et options pour l’avenir »), tenu le 21 mars 2012 à San Juan, au Costa Rica – dont la captation vidéographique est disponible à l’adresse : https://www.youtube.com/watch? v=s_p__N4hrbo. 14. Conférence d’Ivan Duran, le 21 mars 2012 à San Juan, au Costa Rica ( https:// www.youtube.com/watch?v=s_p__N4hrbo, à 2’28). 15. Ibid., à 3’22. 16. Ibid., à 3’57. Duran tenait le même type de discours dans une entrevue, réalisée deux ans plus tôt, où il soutenait qu’« une carrière, c’est un sacrifice de nombreuses années » et qu’elle consiste essentiellement à se « bâtir une réputation » (ma traduction). Entretien au domicile d’Ivan Duran à Montréal, le 10 septembre 2010. 17. Ce processus d’élaboration du « son », tel que décrit dans la figure ci-dessus, n’est certainement pas spécifique à Stonetree Records ; cependant, il nous permet de schématiser les différentes étapes nécessaires à l’édification de ce qui pourrait caractériser le « son Stonetree », par rapport aux autres labels de world music. 18. Le cas du disque Buena Vista Social Club (World Circuit-Nonesuch, 1996) offre une illustration emblématique de ce principe d’adaptabilité, moteur de l’avancement de tout projet discographique. Cet album, qui allait rapidement atteindre un succès international sans précédent (allant jusqu’à devenir le disque le plus vendu en world music), était prévu initialement comme le résultat d’une collaboration expérimentale entre des musiciens cubains et maliens. Ces derniers s’étant vu refuser leurs visas en route pour La Havane, le producteur Nick Gold décida – en réponse à cet imprévu majeur – de combler les réservations qu’il avait faites des studios EGREM par la tenue de sessions d’enregistrement qui, contre toute attente, allaient relancer les carrières internationales de certains musiciens cubains, pour la plupart très âgés – comme notamment Compay Segundo, Ibrahim Ferrer ou encore Rubén González. 19. Porcello 2005 : 269, ma traduction. 20. Lévi-Strauss 1964 : 26. 21. Taylor 1997 : 198, ma traduction.

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RÉSUMÉS

Alors que la paranda garifuna semblait inéluctablement vouée à une disparition prochaine – du fait de la raréfaction de ses interprètes conjuguée à son impopularité auprès des jeunes – son entrée dans les studios locaux d’enregistrement allait étonnamment être à l’origine d’un puissant engouement chez l’ensemble des musiciens et réalisateurs locaux. En quoi les transformations apportées en studio à la paranda « traditionnelle » lui ont-elles permis de s’insérer dans le marché mondialisé de la world music ? A partir de cette étude de cas en Amérique centrale, cet article tentera de déterminer jusqu’à quel point le studio d’enregistrement représenterait un laboratoire expérimental autant pour les musiciens, réalisateurs, ingénieurs du son, producteurs qui s’y côtoient que pour le chercheur en ethnomusicologie qui choisit d’en faire son terrain.

AUTEUR

ONS BARNAT Ons BARNAT est titulaire d’un doctorat en ethnomusicologie de l’Université de Montréal. Il a été stagiaire postdoctoral au sein du LARC (Laboratoire audionumérique de recherche et de création), à l’Université Laval. Il est actuellement professeur à temps partiel de Sciences humaines numériques à l’Université d’Ottawa, et il a créé un cours au Département de culture et communication de l’Université de Sudbury (été 2017). Après avoir coordonné le projet « Songs and Stories of Migration and Encounter » au Center for Sound Communities de Cape-Breton University, en Nouvelle-Ecosse, à l’automne 2017, il entreprend en janvier 2018 un postdoctorat au Département de musique de l’Universidad de los Andes, à Bogotá en Colombie.

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Du Caire à Nantes. Parcours et reformulations du zār, de ses musiques et de ses acteurs

Séverine Gabry-Thienpont

Je tiens à remercier Nicolas Puig pour sa relecture extrêmement profitable et pour nos passionnants échanges autour des réflexions développées dans cet article. Je remercie également Jérôme Ettinger pour m’avoir invitée à Rezé et m’avoir permis d’assister aux répétitions d’Urban Baladi ; Ahmed El-Maghraby et Zakaria Ibrahim pour leur disponibilité et leur accueil ; Ḥasan Bergamon, enfin, personnage central du milieu du zār au Caire, pour sa gentillesse et ses précieuses explications.

1 Nous sommes en février 2016 à l’Institut français du Caire. D’un souffle, Ḥasan soulève sa tambūra, une lyre imposante à six cordes, décorée de colliers, de coquillages, de perles, de cordons, de pompons colorés et de bandes de tissus chamarrés. Il la cale perpendiculaire à son ventre, égraine quelques notes pour vérifier l’accord, puis commence son riff en grattant les cordes de sa main droite, à hauteur de la caisse de l’instrument, pendant que les doigts de sa main gauche se posent sur certaines cordes pour étouffer leur résonance. Le riff en question, c’est celui du chant Yawra Bey, bien connu des adeptes du rituel de possession dénommé zār. Pendant que Hasan joue, il observe d’un œil interrogateur les autres musiciens présents, à l’affût de leurs réactions.

2 Et le riff séduit : les musiciens égyptiens le connaissent bien et se l’approprient instantanément, tandis que les musiciens étrangers entendent immédiatement différentes manières d’arranger le chant et de s’en emparer. L’improvisation commence, les essais se succèdent. Yawra Bey est remanié, mixé, fractionné, enrichi… transformé. Une transformation qui permet néanmoins de continuer à le reconnaître alors qu’il est extrait de son contexte rituel pour être inséré dans la même veine musicale que les autres morceaux prévus au programme du concert. Le riff « traditionnel » a donné naissance à une création musicale électro.

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3 Jérôme Ettinger, directeur artistique du projet Urban Baladi, cherche de nouveaux morceaux à travailler avec les dix musiciens présents pour le concert prévu à la fin de la semaine en clôture des cinq jours de résidence musicale. Parmi ces musiciens, cinq sont égyptiens, dont quatre s’avèrent particulièrement familiers du rituel zār.

4 Dès ses débuts, l’ethnomusicologie s’est intéressée aux formes de possession rituelle. Travailler sur un tel sujet implique de connaître les nombreux travaux menés dans ce domaine, ainsi que les méthodes d’investigation appropriées. Cela nécessite aussi, pour une compréhension totale, de suivre de manière systématique les déplacements de ces rituels, notamment vers la scène2. Or ces déplacements se situent depuis peu au cœur de l’histoire du zār égyptien, de ses musiques et de ses acteurs, phénomène que l’on retrouve au sein de rituels similaires dans d’autres pays, notamment chez les Gnawa du Maroc (Kapchan 2007 ; Majdouli 2007 ; Pouchelon 2012), mais selon des modalités et des temporalités différentes. L’ approche ethnomusicologique du zār en Egypte impose de centrer son regard sur l’évolution des pratiques et des parcours qui ont pour point de départ ce rituel, en multipliant les terrains.

5 L’objectif de cet article consiste donc à étudier les nouvelles recontextualisations des musiques associées au zār. Il s’agira d’abord de présenter brièvement la pratique rituelle, puis de retracer l’histoire récente de sa patrimonialisation dans un contexte égyptien où le zār a mauvaise presse, avant de présenter les nouvelles expériences de création musicale électronique réalisées à partir de chants du zār qui en découlent.

Le zār, ses terrains, ses acteurs

6 Indissociable de sa dimension religieuse, et pourtant profondément « païen » et « archaïque » si l’on en croit ses détracteurs, le zār est le nom donné à un rite de possession majoritairement suivi par les femmes. Il se pratique dans d’autres pays, Ethiopie (Leiris 1958, Ketcham 2010), Soudan3, Iran (Gharasou 2014), Oman (Sebiane 2015), où il prend des formes diverses. Supposé originaire d’Ethiopie et du Soudan, ce rite aurait pénétré l’Egypte au XIXe siècle4. Permettant à la fois de déterminer qui sont les esprits perturbateurs et d’accéder à un état de conscience modifiée par la transe en guise de traitement thérapeutique, la musique représente une composante indispensable du rituel.

7 Dans les travaux qui lui sont consacrés, qui se limitent aux pratiques de la capitale (Mazloum 1975, Battain 1997, Harfouche 2002, El Hadidi 2016), on apprend que les musiques du zār entendues au Caire se répartissent en trois répertoires (dits daqqa, la frappe5), tous destinés à honorer les esprits. Selon les périodes, ces trois répertoires n’ont pas la même dénomination, mais leur description reste très proche : l’un est présenté comme étant d’origine soudanaise et bien souvent désigné par son principal instrument de musique, al-Ṭambūra (lyre à six cordes, personnifiant les esprits) ; un autre est défini en arabe par l’adjectif Maṣri (Egyptien) ou Ṣa‘ īdi (du Ṣa‘ īd, la Haute- Egypte) ; le dernier porte le nom d’un chef confrérique soufi, Abū al-Ġayṭ, dont le village éponyme est situé à Al-Qalyubiyya, à trente kilomètres au nord du Caire. Les membres de ce groupe jouent pour les chefs confrériques et les saints musulmans, tandis que la daqqat al-Ṭambūra permet d’honorer les esprits soudanais et éthiopiens, et la daqqat maṣri ceux de la Haute-Egypte.

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8 Chacun de ces groupes musicaux fait intervenir quatre catégories d’acteurs. La kudiya, l’officiante, maîtrise parfaitement les différentes étapes constitutives du rituel. Au Caire, il n’existe quasiment plus de kudiya en vie. Le ra’ïss (ou ra’ïssa) al-zār, homme ou femme, qui cohabitait avec la kudiya, occupe désormais sa place. Il/elle connaît les chants et dirige les musiciens. Les šaġġālīn (sg. šaġġāl), artisans du zār, manient les instruments de musique qui œuvrent au dialogue avec les esprits. Ces trois premiers types d’acteurs, dont le savoir-faire musical est dévolu au rituel, occupent des positions hiérarchisées : leur travail, comme leur statut, se définissent en fonction de la tâche qui leur est attribuée. Quatrième acteur, l’adepte est désigné par les šaġġālīn comme le zabūn (pl. zabā’īn), le client. La dimension commerciale est très présente, aucun aspect esthétique ou artistique n’entre en ligne de compte. Pour les zabā ’ īn – des femmes pour l’écrasante majorité –, pratiquer le zār permet de se retrouver entre soi : cela relève tout à la fois de la thérapie et du plaisir de vivre ensemble, de la joie d’un moment partagé qui embellit le quotidien et offre un espace extérieur à la maison, propice à une transgression en douceur – ou inavouée – des normes religieuses et sociales. Nombre d’adeptes font savoir que, pour telle ou telle habituée, il n’est pas nécessairement question d’esprit tourmenté ou de corps blessé, mais d’un moment de plaisir et de détente partagés. Pratiquer le rituel en devient presque secondaire. Aux discussions autour de l’augmentation des prix ou du comportement de telle adepte absente ce jour- là, se mêlent les danses : certaines sont effectuées sans la moindre retenue ; d’autres, plus statiques, s’imprègnent de mouvements rappelant ceux des soufis lors des dhikr. Contrairement à ce que quelques-unes affirment en début de séance – « je n’ai pas besoin de pratiquer le zār, je viens juste pour écouter » –, toutes ces femmes sont susceptibles de « descendre » (yenzel), terme usuel pour signifier que l’adepte va s’avancer près des musiciens pour danser, si la daqqa est celle qui convient à l’esprit qu’il leur faut honorer. Une intimité se crée alors, dimension supplémentaire à cet entre-soi et part cachée de ces femmes, révélée par la « descente » de l’adepte qui, si elle parvient à la transe, s’offre en confiance au regard des autres.

9 Rapidement, mes enquêtes m’ont permis de considérer que les chants du zār se situaient au centre de réseaux relationnels plus vastes, amenant certains des acteurs sur des terrains émergents, sans objectif thérapeutique, à vocation non pas fonctionnelle, mais artistique. Les « travailleurs du zār » deviennent alors des musiciens (mūsiqiyyīn).

10 Les premiers pas de l’enquête m’avaient d’abord menée dans le Ṣa‘ īd (sud du pays), avant de me conduire au Caire, plus particulièrement dans le quartier d’Abū al-Su ‘ ūd, bordant l’imposante rue Ṣalāḥ Sālim. A l’issue de la première séance rituelle à laquelle j’assistai, le ra’ïss al-zār Ahmed al-Šankahawi, que je rencontrais pour la première fois, me proposa de venir les écouter, lui et ses musiciens, dans un théâtre du centre-ville, El-Ḍamma, où ils devaient jouer cette même semaine le jeudi à 21h. Il apparaissait d’emblée évident que la présence des mêmes musiciens au sein de ces deux espaces, celui de la performance rituelle et celui de la scène, constituait la formule du zār égyptien tel qu’il se pratique aujourd’hui dans la capitale6. Les espaces de la performance rituelle et de la scène devaient donc être examinés simultanément.

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Patrimonialisation, valorisation et reformulation du zār

11 En 2000, El-Mastaba Center est fondé par Zakaria Ibrahim7. Deux ans plus tard, le Egyptian Center for Culture and Arts, MakAn voit le jour à Giza, avant d’être déplacé en centre-ville. Son instigateur, Ahmed El-Maghraby, fort d’une expérience auprès du Ministre de la culture Farouk Hosni – qui a occupé ce poste de 1987 à 2011 – et en tant qu’attaché culturel au consulat d’Egypte à Paris, a souhaité créer à travers MakAn un véritable centre d’archivage des musiques traditionnelles égyptiennes, basé au Caire, au cœur de la ville. Ces deux centres ne travaillent pas ensemble, mais la même motivation les anime : préserver et faire connaître un héritage musical considéré comme la « mémoire culturelle »8 de l’Egypte, et le faire valoir en tant que patrimoine immatériel. A cet égard, leur activité s’illustre par l’organisation hebdomadaire de concerts ainsi que par la constitution d’une médiathèque où l’on peut consulter les archives sonores et visuelles collectées aux quatre coins du pays. Ces deux institutions valorisent particulièrement la diversité des expressions musicales égyptiennes.

12 L’un des répertoires estimés « en perdition » ayant retenu l’attention des deux directeurs et de leurs équipes a été le zār. Outre la collecte de chants et de musiques dévolus à ce rituel, des groupes, présentés sur les sites internet et les pages Facebook de ces centres comme les témoins de traditions musicales aux origines multiples profondément ancrées en Egypte9, ont été constitués avec des acteurs du rituel, ra’ïss al- zār et šaġġālīn. Leur savoir est désormais mis en valeur durant les concerts organisés par les deux centres. Lors de ces concerts, le groupe qui rencontre le plus de succès est Mazaher. Il est composé de deux ra’ïssa al-zār et de ṣaġālīn qui jouent un pot-pourri de leur répertoire tous les mercredis soirs à MakAn. En parallèle, ces femmes poursuivent une pratique rituelle à part entière. Elles ont été sélectionnées par Ahmed El-Maghraby pour intégrer ce centre. Leurs représentations ne consistent pas à établir un moment privilégié avec une possédée, avant de la soulager en contentant le ou les esprit(s) qui la tourmente(nt), mais à faire entendre à un public éclectique ce qu’est le répertoire musical du zār.

13 Grâce à MakAn, leur renommée s’étend à l’international. Elles sont reconnues pour pratiquer un zār authentique, présenté comme « art du patrimoine égyptien » (fān min al-turaṯ al-maṣri), pour reprendre les mots de Lilian Dawood, journaliste désormais expatriée d’ONtv, chaîne égyptienne à grande audience, qui présentait le groupe Mazaher dans son programme Al-Sūra al-Kāmila en septembre 2014 10. Par son intégration à ce centre, le savoir de ces musiciennes du zār est valorisé, alors qu’il ne l’est pas pour celles ou ceux non rattachés à une institution quelconque. Le zār en contexte de performance rituelle est un rite ḥarām (interdit du point de vue des normes islamiques). Il est associé à l’idée de perdition, de débauche, et considéré comme un rite qui se situe dans le champ de l’illégitimité sociale. Mais, pratiqué à MakAn, il devient acceptable car il est légitimé par l’institution, du fait de la suspension de la relation entre esprits et maux physiques, particularité d’ailleurs expliquée sur le site11. Il acquiert le statut d’exercice ludique et esthétique, et la salle de concert, d’« espace de moralité » (Puig 2011), conférant aux musiques qu’elle filtre une aura de licéité.

14 Désormais valorisés pour leur savoir-faire, et non plus critiqués pour la pratique d’un travail inconvenant, certains acteurs sont ainsi projetés sur la scène des arts musicaux et des traditions patrimonialisées. Ils accèdent au rang de musiciens et sont présentés comme tels sur les sites internet des centres, les flyers et affiches de concert, les pages

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facebook. L’épicentre de leur métier s’est déplacé de l’espace rituel à la sphère publique. Ces musiciens considèrent l’aptitude à passer d’un milieu à l’autre comme une marque de professionnalisation12, avec une nouvelle donnée incontournable dans l’équation : le fait d’être en contact avec des musiciens étrangers et d’être impliqués dans des projets artistiques mettant en forme savoir musical et faculté de s’adapter à d’autres manières de jouer, d’autres instruments, d’autres langues, permet d’entériner cette position de musiciens professionnels. En outre, cette récente proximité des acteurs du zār avec les entrepreneurs culturels les conduit à être soumis à des questions sur leurs pratiques rituelles, tant de la part de chercheurs13 que de journalistes. Les musiciens en sont ainsi venus à développer un même discours historicisé, quel que soit leur interlocuteur14 : leur pratique musicale et rituelle a été intellectualisée sous une forme qui fait désormais référence.

15 La démarche de sauvegarde, que ce soit par les enregistrements et l’archivage ou par la diffusion de concerts, ne constitue toutefois pas une fin en soi. Contrairement à certains répertoires chantés estimés immuables et qu’il ne faut en aucun cas modifier pour en préserver l’authenticité, comme c’est le cas des chants coptes (Gabry 2009, 2010), les « traditions musicales » associées au zār sont à présent envisagées comme les supports de nouvelles créations musicales, seul moyen, selon les directeurs, de continuer à faire vivre les musiques égyptiennes. Ne pas bloquer leur progression, les laisser se nourrir d’influences exogènes, voire provoquer ces rencontres, font partie des objectifs de ces centres, au même titre que la documentation et la sauvegarde. La volonté de création qui s’en dégage se manifeste ainsi par la constitution d’ensembles de musiciens repérés individuellement, puis invités à jouer ensemble, pour faire « revivre » des musiques « en voie de disparition ». Il s’agit également de croiser genres et styles musicaux et de promouvoir les échanges artistiques. Enfin, pour l’équipe d’El- Mastaba Center en particulier, l’objectif consiste aussi à étendre les connaissances de ces musiques aux nouvelles générations pour valoriser l’idée d’un savoir des traditions comme base d’une ressource créative15.

16 Dans cette perspective de renouvellement des musiques, le directeur de MakAn, Ahmed El-Maghraby, a ainsi initié des concerts intitulés Nass MakAn, les Gens du MakAn, affichant d’emblée une idée de foule et de brassage. Inspiré par cette phrase de cheikh Amin Al-Khūlī : Awal al-taǧdīd, qatal al-qadīm fahman, « le commencement du renouveau est de tuer l’ancien en l’assimilant », il s’agissait pour lui de développer, voire de renouveler un matériau considéré comme traditionnel en le mettant en contact avec d’autres sphères stylistiques (communication personnelle, novembre 2016). La volonté consiste à provoquer des rencontres musicales entre musiciens étrangers, d’horizons musicaux divers, et musiciens « traditionnels » désormais sous contrat à MakAn.

17 Dans le même esprit, Zakaria Ibrahim, directeur d’El-Mastaba Center, a constitué des groupes. Constatant la globalisation à l’œuvre dans le monde musical en général, Zakaria Ibrahim considère que le déclin de pratiques « traditionnelles » a tendance à éloigner les musiciens de leur audience initiale, pour les projeter dans le contexte de la pratique artistique contemporaine (communication personnelle, octobre 2016). Il estime donc nécessaire d’agir en réintroduisant, selon ses propres termes, les musiques dans leurs contextes initiaux et de provoquer ainsi « un réveil de la conscience de la diversité et de la complexité des musiques égyptiennes » (ibid.). L’ attrait pour al-musika al-taqlidiyya16 est ainsi mis en parallèle avec l’importance qu’elle occupe tant au sein du quotidien des Egyptiens qu’au cœur de leur construction identitaire. Derrière

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l’expression al-musika al-taqlidiyya, il y a tout à la fois l’idée localement reçue de ruralité, de pratiques marginales, de musiques techniquement pauvres et, donc, peu dignes d’intérêt. Mais ces centres transforment ces répertoires en témoignages culturels : leur intérêt intellectuel dépasse ainsi leur intérêt esthétique, quel qu’il soit.

Fig. 1. Le rango, conservé à El-Mastaba Center, Le Caire (avril 2016).

Photo Séverine Gabry-Thienpont.

18 Parmi les groupes constitués, il y a Rango, qui joue régulièrement dans des festivals à l’étranger comme au Caire. Ce groupe tient son nom de l’instrument éponyme, un xylophone joué avec quatre mailloches et dont le résonateur de chaque touche est une bouteille en plastique plus ou moins allongée, déformée par la fonte, puis peinte à la bombe de plusieurs couleurs : argenté, noir et blanc. Sa gamme pentatonique permet le jeu du même répertoire que celui de la ṭambūra.

19 Chaque concert débute de la même manière : Ḥasan joue un riff à la ṭambūra, débute son chant, puis un autre chanteur, reprenant certaines phrases en chœur avec lui, l’accompagne à l’aide d’un petit tambour (ṭabla) cylindrique à double membrane, sur lequel il bat le rythme à l’aide d’un tuyau en caoutchouc épais. Au bout de quelques minutes, un danseur portant sur ses hanches le manǧūr – ceinture constituée de sabots de chèvres – et agitant un šuẖšila, hochet pourvu d’un manche en bois dont le réceptacle est fait d’une canette ou d’une bombe aérosol vide, percée de petits trous à son extrémité17, entre en scène. Le trio ainsi constitué introduit le groupe Rango. Les concerts commencent toujours ainsi, montrant le noyau dur, implicitement « traditionnel », du groupe soudanais. Le groupe s’élargit ensuite. Ḥasan empoigne alors la légère simsimiyya – petite lyre aux cordes métalliques –, chante, alors que plusieurs autres musiciens, certains coiffés de bonnets aux couleurs panafricaines (rouge, jaune, vert) agrémentés de fausses dreadlocks leur tombant sur la nuque, jouent des percussions – darbukka, djembé, tambours, šuẖšila – et reprennent en chœur les

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phrases d’abord chantées par Ḥasan, avant que certains d’entre eux ne s’avancent sur le devant de la scène et chantent en solo. Ce n’est que vers le tiers du concert (jamais plus tôt) qu’est amené l’instrument phare du groupe : il faut créer une attente pour appâter le chaland-auditeur. Le rôle de l’un des danseurs – que l’on retrouvera plus tard accoutré d’un pagne, de jambières et de manchons à poils longs, blancs, et coiffé de grandes plumes de la même couleur – est d’auréoler l’instrument de mystère en créant à ce moment-là une interaction particulière avec le public. Le danseur s’agenouille devant l’instrument, s’écrie « Rango ! », se relève et prend à partie les spectateurs pour qu’ils acclament eux-aussi le rango. L’objectif qui se détache de la scène est de ne pas laisser l’instrument dans l’anonymat ni la banalité. Une aura de mystère autour du rango participe de la popularité de ce groupe, sous le regard placide de Ḥasan, parfaitement insensible à ces démonstrations factices de dévotion.

Fig. 2. Concert du groupe Rango organisé pour ses vingt ans, organisé au Dār el-Opera, Zamalek, Le Caire (10 novembre 2016).

Photo Séverine Gabry-Thienpont.

20 Une certaine confusion émane de la constitution de ce groupe, en rapport avec la façon dont il est présenté par son contexte d’énonciation. Sur scène, le rango, censé être un instrument de divertissement, se trouve associé à un danseur dont la tenue et la fonction – le contact avec les adeptes, aide au dialogue avec les esprits – ont une vocation clairement rituelle, en rapport avec le répertoire musical de la ṭambūra. La confusion générée est liée à la folklorisation18 d’une pratique selon des particularités plus ou moins claires, instrumentalisées. Si, comme l’affirme Ḥasan, la ṭambūra a été introduite en même temps que le rango en Egypte par les esclaves soudanais au XIX e siècle, que l’un était dévolu au zār et l’autre, aux fêtes19, les deux sont à présent réunis sous une même bannière, celle d’une musique de rituel déchu. En réunissant les deux instruments au sein des mêmes concerts sous la dénomination Rango, avec pour seul interprète Ḥasan, le brouillage des pistes est effectif et représente la spiritualisation abusive d’un répertoire qui ne l’est pas en contexte de performance. Mais ce faisant, la charge exotique du Rango se trouve doublée d’une charge spirituelle dont les organisateurs des concerts tirent parti pour valoriser le caractère censément

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authentique de cet instrument, partant sans doute du principe que la présentation ritualisée de la musique en soutient l’authenticité. Rango d’El-Mastaba Center est un groupe musical dont le répertoire estimé disparu est remis sur le devant de la scène, et donc sauvegardé, grâce à la rencontre entre Ḥasan et Zakaria Ibrahim, naissance d’une collaboration entre le musicien en quête d’emploi et l’entrepreneur culturel passionné.

21 Entre ces deux centres, on constate qu’en dépit d’objectifs identiques, les manières de mettre en scène le patrimoine diffèrent. A MakAn, le revival du zār se traduit par des concerts que l’équipe cherche à rendre très proches de la pratique rituelle : dans la troupe Mazaher, la ra’ïssa al-zār chante, accompagnée de ses šaġġālīn, légèrement en retrait. L’ ambiance créée est intime, peu de lumières, pas d’effets sonores – tout est acoustique –, des coussins posés à même le sol en plus des chaises pour permettre au public d’accéder, s’il le souhaite, à une certaine proximité avec les musiciennes. A El- Mastaba Center, il s’agit davantage de prendre pour point de départ des données traditionnelles – les chants du répertoire de la ṭambūra, par exemple – et de les reformuler au sein de ce qui constitue en fait des créations musicales, mais non systématiquement revendiquées comme telles, comme c’est le cas du groupe Rango.

22 Dans les deux cas, ces mises en scène traduisent un processus réflexif autour des notions d’ancien et de nouveau, de musique perdue et de musique retrouvée, de tradition immuable et de création novatrice, ces notions contraires et ambivalentes finalement sans cesse conjuguées pour aboutir à des programmations musicales où le spectateur, tout en prenant beaucoup de plaisir, s’enquiert constamment du caractère « authentique » de ce qu’il entend.

Autour des musiques du zār. Rencontres, échanges et projets musicaux

23 Dans cette double dynamique de création et de professionnalisation artistique des acteurs du zār, ces centres culturels sont devenus les plaques tournantes de nouvelles transactions musicales entre Egyptiens et étrangers. Leur visibilité sur Internet et les réseaux sociaux explique que bon nombre d’organisateurs de festivals dans le monde fassent appel à eux et organisent ainsi la mobilité des musiciens et de leur savoir-faire, répondant à la soif de découverte des spectateurs. Cette curiosité est également celle d’artistes étrangers qui expriment leurs projets de créations à partir de répertoires « exotiques », porteurs d’une certaine étrangeté. Les répertoires les plus attractifs sont ceux dotés d’une charge spirituelle : le zār, encore peu connu, devient ainsi de plus en plus prisé20.

24 En février 2016, l’Institut français d’Egypte du Caire publiait une photo de Ḥasan accompagné de sa ṭambūra sur sa page facebook pour informer de la présence de musiciens français et égyptiens au sein de son auditorium. Cette résidence d’une semaine, menée dans le cadre d’un projet de création musicale intitulée Urban baladi, s’achevait par un concert dans l’auditorium de l’Institut, avant d’être présenté en France, à Rezé (banlieue nantaise), dans le cadre d’un nouveau festival, Focus Metropolis, le mois suivant.

25 Jérôme Ettinger a rencontré Ḥasan dès les débuts de MakAn, en 2002, tandis qu’il était invité à participer au projet Nass MakAn. Depuis cette rencontre, passionné par les musiques égyptiennes, Jérôme Ettinger a monté différents projets, dont Egyptian

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Project, groupe permanent qui se produit régulièrement à l’étranger, notamment dans les festivals de world music en France. A l’occasion du premier festival annuel de Rezé, Focus Metropolis, consacré aux villes, il a été mandaté pour être le directeur artistique du tout premier volet, exclusivement consacré au Caire. Urban baladi est né pour répondre aux besoins de ce festival.

26 Tout en restant dans la continuité d’Egyptian Project, Ettinger cherchait cette fois à faire « quelque chose de plus tribal, de plus électro, de plus urbain et avec de l’image » (communication personnelle, juin 2016). Il cherchait aussi à valoriser des musiques égyptiennes associées au contexte de la transe et de la spiritualité. L’ adjonction systématique dans la programmation de chants du répertoire zār, qu’il connaissait déjà, fort de son expérience à MakAn, devait précisément servir cette ambition de mélanger « tribal » et « transe ». Il convient sans doute ici d’entendre le mot « tribal » comme représentatif de sa conception de l’altérité égyptienne, c’est-à-dire d’une certaine authenticité locale (d’où l’usage du qualificatif baladi, ce qui est local). Cette course à l’authenticité et au spirituel, tous deux parés de vertus noyées dans le flot des modernités actuelles, devient un véritable produit marketing, provoquant la circulation de ces musiques sur les scènes locales et étrangères. Le choix de musiciens ne parlant pas d’autre langue que l’arabe contribue à cette authenticité et à l’idée d’absence d’altération des musiques qu’ils jouent : en plus de choisir des musiciens avec qui l’entente est bonne, le but formulé est de travailler avec les détenteurs les plus fiables d’un savoir traditionnel particulier, pour permettre une mise à l’honneur de l’étrange, porteur d’une certaine authenticité locale. Il est ainsi remarquable de constater le succès de créations musicales présentant un substrat défini comme « traditionnel » – ici, le zār – et que l’arrangement musical projette sur la scène21.

27 Pour faire « plus électro et plus urbain », Jérôme Ettinger a combiné instruments acoustiques – amplifiés et non amplifiés –, instruments électriques et outils numériques (tablette, table de mixage). Il a également tenu à ce que des images décrivent la ville au sein de laquelle il a découvert le zār. Des séquences filmées articulant ensemble les musiques et leur milieu ont ainsi défilé en arrière-plan, derrière les musiciens, pour projeter les spectateurs dans l’univers de la capitale égyptienne, certaines vraisemblablement tournées depuis une voiture roulant sur la Ring Road, la rocade cairote, et où l’on voit un défilé d’immeubles inachevés. L’association entre tradition, électro, urbain et image était ainsi complète.

Ce média ne peut être affiché ici. Veuillez vous reporter à l'édition en ligne http:// 28 journals.openedition.org/ethnomusicologie/2681

29 Cette création musicale a été montée dans une logique circulatoire d’échanges nord/ sud. Pour la mettre en œuvre, Jérôme Ettinger a réuni cinq musiciens égyptiens, dont Ḥasan, le joueur de ṭambūra, avec cinq autres musiciens et ingénieurs du son étrangers (marocains et français). Le choix des musiciens égyptiens s’est imposé via les réseaux de connaissance. Ettinger connaissait Ḥasan et lui a proposé de participer. Puis ce dernier a suggéré à Ettinger de faire appel à Šadiyya, šaġġāla du zār, qui jouait pendant un temps à El-Mastaba Center. Le recrutement s’est fait en priorité parmi les membres des cercles de relations, pour faciliter dès le début la cohérence du groupe : la résidence d’une semaine ne laissait que peu de temps pour monter la création.

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30 Dès la première séance, le choix des morceaux à arranger s’est fait collectivement. Quand Ḥasan a proposé Yawra Bey, l’idée a fait l’unanimité. Dans le panthéon des esprits du zār, Yawra Bey est un seigneur, un sayyid (pl. asyād). Militaire, réputé bel homme et séducteur, il est un personnage associé à la beauté, à la confiance en soi et à l’assurance. Le Yawra Bey d’origine est soudanais et il est accompagné par la ṭambūra – « la ṭambūra lui appartient », m’expliqua Ḥasan. En contexte rituel, beaucoup de femmes, au Caire, estiment devoir s’attirer les bonnes grâces de cet esprit, et l’invoquent par besoin de se sentir belles, valorisées. En regard de son succès, trois manières d’interpréter ce chant existent aujourd’hui, chacune adaptée à l’une des trois daqqa. Les paroles sont les mêmes, mais la mélodie et le rythme diffèrent : trois versions existent donc, toutes répertoriées au Caire et liées au succès rituel de ce sayyid. Chaque groupe a dû apprendre le texte d’invocation et l’a adapté musicalement, avec sa signature propre. Ḥasan, lors d’un entretien personnel, précise que cette diversification musicale répond à la demande de la clientèle, « c’est du commerce (tiǧāra) » et ajoute, en anglais et en riant, le mot « business ».

31 Participer à des créations représente une nouvelle facette de ce marché musical. Pour Ḥasan, intégrer Urban Baladi a constitué un moyen d’accroître sa notoriété et de gagner de l’argent. Jouer les musiques du zār représente son gagne-pain : il n’y a pas d’enjeux esthétique ni artistique, du moins, pas présentés comme tels. On parle bien d’un savoir-faire avant tout technique et fonctionnel, qui entraîne pour les musiciens la nécessité de se situer sur plusieurs terrains : il leur est impossible de se contenter de la pratique rituelle. Certains ont des contrats avec l’Etat et jouent régulièrement dans des concerts de musiques dites traditionnelles, où le public est essentiellement étranger, comme c’est le cas au Wekalet El Ghouri Center du Caire, montrant chaque semaine les performances de la troupe El Tannoura. Dans cette logique financière, intégrer des projets de créations musicales représente une opportunité pour ces musiciens.

32 Certains répertoires sont plus facilement assimilables que d’autres et Yawra Bey présente l’énorme avantage d’être binaire. Il est donc plus facile pour les artistes étrangers au zār d’improviser sur sa trame que sur celle des musiques de zār jouées par le groupe féminin maṣri, aux rythmes plus complexes. Jérôme Ettinger avait, en effet, eu beaucoup de difficultés à intégrer les habitudes musicales de ce groupe lors de sa collaboration avec MakAn. La singularité du maṣri réside principalement dans ses rythmes. Saja Harfouche, au sujet de leur carrure rythmique de onze temps, de leur pulsation irrégulière et de leur polyrythmie, les qualifie de « musique du désordre » (Harfouche 2002 : 74). Ils n’ont pas d’équivalent dans les autres répertoires du zār, ni même dans la musique égyptienne. Ettinger avait essayé, en vain, de jouer avec les femmes de Mazaher, aux débuts de MakAn : à l’époque, il s’avéra impossible pour des musiciens non initiés aux rythmes des šaġġālīn de s’adapter ; et encore moins de concevoir une création musicale à partir du répertoire de ces femmes, ce qui amena la direction de MakAn à demander à ses musiciennes d’adapter leur jeu, car le zār n’entrait pas dans les cases musicalement maitrisées des musiciens français présents.

33 Ce processus créatif correspond à une sorte de « composition en temps réel » qui s’appuie sur l’improvisation des artistes22. Il s’agit presque d’une composition en live, si l’on considère que les musiciens égyptiens avaient systématiquement plusieurs heures de retard à chaque répétition et n’y accordaient que peu d’attention durant les quelques jours précédant le concert, nourrissant ainsi l’angoisse des organisateurs.

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34 Il a également été question du niveau technique des musiciens. La volonté de conserver le matériau initial sans lui ajouter d’ossature harmonique, par exemple, tient autant du choix esthétique que de l’impossibilité technique, pour le groupe, à réaliser ce genre d’arrangement. Il y a une progression dans la difficulté : en regard du temps imparti et de l’absence de connaissances techniques – il n’y a pas d’intellectualisation des musiques jouées, ni de connaissances de musiques autres, ce qui n’empêche nullement les musiciens d’être des virtuoses –, l’arrangement musical a essentiellement concerné l’équipement technique (par l’utilisation d’outils numériques) et la mise en place d’un instrumentarium original, sans rapport avec celui du zār rituel.

Conclusion : la formule du zār égyptien au XXIe siècle

35 Pour être analysée, la pratique du zār suppose d’être systématiquement abordée selon ses différents contextes d’énonciation et de performance. La seule prise en compte de son contexte rituel ne suffit pas à en fournir une ethnographie complète. Qu’il s’agisse du rituel stricto sensu ou de ses développements, l’analyse ethnomusicologique doit prendre en considération les transformations de manière diachronique, pour estimer l’influence de facteurs extérieurs, indépendants du rituel en tant que tel. Les similitudes relevées dans les travaux menés sur les circulations des musiciens Gnawa du Maroc (Kapchan 2007, Majdouli 2007) ou sur la patrimonialisation de la tarentelle dans le sud de l’Italie, dont la pratique rituelle n’existe vraisemblablement plus depuis les années 1950 (De Martino 1999, Bevilacqua 2007), pour ne citer qu’eux, dévoilent des processus similaires répondant à des temporalités différentes. Il importe donc de prendre en considération les développements liés à ces rituels pour en comprendre tous les ressorts.

36 Dans le cas du zār, on remarque une progression par étapes, du rituel à la patrimonialisation – au moyen de l’archivage et de la mise en scène –, puis de la patrimonialisation à la création. Le zār est d’abord un rituel au sein duquel les musiques occupent une place centrale et présentent diverses caractéristiques qui permettent d’identifier les différents répertoires. L’hétérodoxie religieuse du rituel a entraîné des reformulations avec, depuis les années 1950, la présence d’une confrérie religieuse, la ṭariqa al-ġiṭaniyya (la confrérie d’Abū al-Ġayṭ), censée jouer spécifiquement en l’honneur des saints et du Prophète. Le répertoire de chants rituels associé à cette confrérie participe de sa relative légitimation, et ce groupe est désormais le plus visible en contexte rituel.

37 Car avec son panthéon d’esprits seigneurs et d’entités surnaturelles diverses, le zār n’a aucun mal à être massivement rejeté dans une société marquée par la mise en œuvre d’un projet moderniste égyptien qu’ont toujours entretenu l’Etat et les élites, ainsi que par une volonté d’adhésion à un islam orthodoxe épuré de ce genre de croyances.

38 Depuis les années 2000, le zār a gagné d’autres espaces de visibilité, relatifs à ses nouveaux contextes de performance. Au sein d’initiatives culturelles privées, sa patrimonialisation l’extrait de son milieu « naturel » pour privilégier une seule de ses composantes : la musique. L’institutionnalisation de la pratique et la constitution de groupes comme Mazaher impliquent une tendance à la sécularisation de ce patrimoine dont le contenu problématique est filtré. Les efforts pour considérer le zār comme patrimoine culturel égyptien permettent ainsi d’étendre la notoriété des musiques du rituel. Les šaġġālīn font le lien entre les deux pratiques, celle du rituel et celle du

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spectacle. Le canevas du zār se trouve transformé au fil des ans par un jeu complexe de patrimonialisation des pratiques, de circulations des musiciens – opérant de l’intime à la scène et vice-versa, à l’échelle tant locale qu’internationale – et de nouvelles créations musicales, entérinant l’existence d’un répertoire égyptien, caractérisé comme artistique.

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NOTES

2. Voir à ce sujet le dossier « Festivalisation(s) » des Cahiers d’ethnomusicologie (27/2014). 3. Après avoir réalisé un mémoire de Maîtrise à l’Université Paris-Sorbonne sur le zār en Egypte, Saja Harfouche s’est intéressée au zār soudanais et en a étudié certains de ses aspects, malheureusement non publiés (communication personnelle, juillet 2016). 4. Mohammed Al-Ǧūhary (2011 : 280) estime que la présence du zār en Egypte remonte aux années 1870. Cette origine africaine, systématiquement avancée dans les différents travaux évoquant le zār, n’a jamais fait l’objet d’une analyse historique détaillée. 5. En Egypte, ce terme est spécifiquement employé dans le cadre des répertoires musicaux du zār, compris localement comme tel. Un film d’Ahmed Yassine, dont le synopsis est entièrement consacré au zār et qui est intitulé Daqqat zār (1986), est d’ailleurs bien connu des Egyptiens. Notons également qu’une brève notice encyclopédique consacrée à la musique dans le rite figure dans le Qamūs muṣṭalaḥāt al-mūsīqā al-ša‘ biyya al-maṣriyya (Dictionnaire des termes de la musique populaire égyptienne) à l’entrée daqqat zār (Omran 2013 : 118). 6. Les enquêtes dans le sud du pays révèlent des pratiques différentes en bien des points, où la partition entre les trois répertoires précédemment évoqués n’existe pas. Ce travail fera l’objet d’un article ultérieur.

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7. http://www.el-mastaba.org/home.html, consulté le 17 janvier 2017. 8. http://egyptmusic.org/en/, consulté le 17 janvier 2017. 9. C’est le cas pour les groupes Rango (El-Mastaba) et Mazaher (MakAn). 10. Dans cette émission, Lilian Dawood présente d’emblée le zār comme un rituel honni par la religion, interdit et associé aux superstitions : https://www.youtube.com/watch?v=4AHfd0W4- oM&spfreload=10 (consulté le 7 décembre 2016). 11. « The ECCA is not researching or documenting the ritualistic aspects of the Zar, rather it focuses documenting and promoting this unique musical legacy. », http://egyptmusic.org/en/ events/mazaher-ensemble-zar-music-songs-3/, consulté le 17 janvier 2017. 12. Le même phénomène a été noté par Nicolas Puig au sujet des musiciens de mariage au Caire, où passer d’un milieu à un autre est reconnu comme une compétence professionnelle (Puig 2010). 13. Ces centres sont devenus les plaques tournantes des enquêtes sur les musiques égyptiennes, et les chercheurs passent systématiquement par eux, soit pour obtenir des informations ou des contacts, soit pour consulter leurs archives. 14. Qu’ils soient interrogés par des étudiants égyptiens (par exemple de l’Université américaine du Caire, comme j’ai déjà pu le remarquer), par des présentateurs TV, des chercheurs ou encore par des adeptes, les musiciens avancent tous en substance, dans les cas que j’ai pu observer, le même discours concernant l’origine du zār. Ils ont été poussés par les institutions culturelles à construire une histoire précise et maîtrisée qui a fait entrer le zār dans la catégorie des musiques patrimonialisées, discours que l’on retrouve mis en forme et synthétisé sur les sites Internet de ces centres. 15. Ce type de discours est appuyé par l’ethnomusicologue Michael Frishkopf (Alberta University), qui pratique actuellement un type de recherche-action, notamment en Egypte et en lien étroit avec ces deux centres, autour de l’idée de la musique comme composante du développement humain. 16. Quand les directeurs de ces deux centres parlent des musiques qu’ils estiment traditionnelles, ils emploient l’expression al-musiqa al-ša‘biyya, la musique populaire, expression à première vue pratique pour le chercheur en ce qu’elle est censée suggérer comme champ du répertoire. Je leur ai demandé s’il s’agissait là d’une dénomination explicite pour les personnes auprès de qui sont collectés les chants. Ils m’ont répondu par la négative : al-musiqa al-ša‘biyya, pour les Egyptiens en général, renvoie au mahragān, la musique de festival, abusivement présentée en Europe comme de l’électro chaabi (populaire), ou alors, cela fait référence aux chansons sirupeuses (qualifiées ironiquement de halawiyya, sucrées, par ceux qui n’apprécient pas ces répertoires) de la pop égyptienne. Pour préciser leurs attentes, ces directeurs utilisent donc le qualificatif de traditionnel (taqlīdi) ou de folklorique (fulkluri). 17. Egalement nommé šaẖālīl par Mohammed Omran (Omran 2007 : 77), ou encore šaẖāšiẖ par Tiziana Battain (Battain 1997 : 198). 18. Pour une définition et une approche du folklore et de la folklorisation en musique, se référer à Bolle (2007). 19. On peut lire sur le site internet d’El Mastaba Center que cet instrument n’est plus en usage depuis les années 1970. Dans sa thèse, Tiziana Battain présente ce groupe comme disparu (Battain 1997 : 202). Quant à Chérifa Mazloum, elle ne mentionne ni le groupe ni l’instrument dans son mémoire (Mazloum 1975). 20. En 2001, Laurent Aubert remarquait que dans l’imaginaire collectif, « l’Oriental se plaît […] à manifester son penchant mystique en d’interminables improvisations aux propriétés hypnotiques » (Aubert 2001 : 13). Quinze ans plus tard, ce cliché n’a pas pris une ride. 21. Pour un aperçu de ces processus à l’œuvre, se référer au travail sur les Gnawas de Deborah Kapchan (Kapchan 2007). Les rituels explorés, tant dans cet ouvrage que dans le présent article, présentent de fortes similitudes historiques et musicales, mais la temporalité des processus diffère sans que les causes n’en soient pour l’instant identifiées.

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22. Telle est du reste la définition générale de l’improvisation issue de L’improvisation dans les musiques de tradition orale (Lortat-Jacob, 1986), rappelée et contextualisée par Emmanuelle Olivier dans sa magistrale introduction à l’ouvrage collectif Musiques au monde. La tradition au prisme de la création (2012).

RÉSUMÉS

Cet article examine les reformulations et circulations des musiques d’un rituel de possession. La récente multiplication des contextes de diffusion de ces musiques donne à entendre des répertoires musicaux considérés comme « traditionnels » et/ou « en déclin » tant dans le cadre de projets locaux (archivage, patrimonialisation, concerts) que de fusions musicales électro internationales (comme le montre le projet Urban Baladi du festival de Rezé) précisément en vertu de cette caractéristique « traditionnelle », notamment du point de vue des musiciens qui s’en emparent. La prise en compte de ces évolutions au prisme d’une approche ethnomusicologique me permet de questionner les dynamiques de changement actuellement à l’œuvre sur la scène musicale égyptienne.

AUTEUR

SÉVERINE GABRY-THIENPONT Séverine GABRY-THIENPONT est ethnomusicologue, actuellement membre scientifique de l’Institut français d’archéologie orientale au Caire et chercheure associée au Centre de recherche en ethnomusicologie [CREM-LESC, UMR 7186, CNRS/Université Paris-Nanterre].

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Cosmopolitisme musical. Dynamiques plurielles dans les groupes de batucada en France

Ana Paula Alves Fernandes

1 De nos jours, les terrains de l’ethnomusicologie deviennent de plus en plus mouvants. La globalisation des pratiques musicales et leur circulation intense due aux migrants, aux voyageurs, à internet, aux sites d’écoute en ligne et aux réseaux sociaux, représente un nouveau marqueur. Les échanges se voient désormais complexifiés par la pluralité des réseaux de diffusion et par la diversité des acteurs engagés. Les frontières identitaires, spatiales et temporelles deviennent souples et poreuses : avec les nouvelles technologies, il est possible de découvrir et d’écouter les productions des quatre coins de la planète, ainsi que d’assister en direct à un spectacle de pop américaine ou aux fêtes traditionnelles du Nordeste brésilien. Facebook permet d’entendre les concerts, d’en voir les photos, de « participer » aux événements sans se déplacer. Les évolutions des modalités de transmission rendent les musiciens plus indépendants à l’égard des producteurs. L’évaluation du public se mesure en « likes ». Même l’apprentissage de la musique peut se faire à distance, soit par des cours via Skype (Facebook ou Whatsapp) avec un professeur en chair et os, soit par des tutoriels en ligne. De manière générale, le cadre de l’expérience a changé et les contenus sont devenus plus accessibles. Cela s’applique aussi aux milieux traditionnels. Jamais les praticiens vivant dans des endroits reculés n’ont pu être aussi accessibles.

2 Ces circulations intenses ont favorisé la diffusion des musiques transnationales ou du « monde » qui font couler beaucoup d’encre aujourd’hui (Bohlman 2002, Bours 2002, Aubert 2011). Les chercheurs ne s’accordent pas sur les rapports de pouvoir qu’entretiennent entre elles ces expressions, ainsi que sur leur rôle dans les industries culturelles face à une tradition euro-américaine. Dans le décor planétaire, un constat s’impose : les acteurs deviennent pluriels, les réseaux de pratiques, multi-situés (Marcus 1995, Godelier 2004, Berger 2009). L’ethnomusicologie ne saurait rester indifférente à ces changements car différents acteurs impliquent différents enjeux.

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Batuqueiros francophones : socialisation plus qu’appropriation

3 Pratiquée collectivement et inspirée des rythmes brésiliens afro-descendants – la samba (Rio de Janeiro), la samba- (Salvador) et le maracatu () –, la batucada rayonne sur la scène internationale. En France, les groupes jouissent d’une grande liberté de création, chacun organisant son répertoire de manière plus ou moins proche des rythmes originels. Ils sont aussi, pour la plupart, dirigés par des non-Brésiliens et rassemblent environ une trentaine de percussionnistes amateurs. Au-delà des batuqueiros1, les formations percussives d’inspiration samba ont souvent une section de danseuses, avec une dizaine de filles qui se présentent à la mode du carnaval de Rio. Cette musique fait alors l’objet d’appropriations exogènes : pratiquée en dehors du contexte d’origine et transmise par des meneurs non brésiliens.

4 Pour ce qui est de l’adoption de la batucada et de ses éléments culturels par des Français, il serait plus pertinent de parler de « socialisation » que d’« appropriation ». En effet, le terme « appropriation » revêt des connotations négatives dans son usage courant ou savant : « prise », « possession », « usurpation » et « vol » sont parmi ses synonymes2. Au Brésil et aux Etats-Unis, le processus d’appropriation3d’éléments afro- amérindiens suscite de vifs débats. Récemment, une polémique brésilienne sur le port du turban par une fille atteinte d’un cancer qui aurait été arrêtée dans la rue par une femme noire lui en interdisant l’usage, a déclenché une série d’articles et de mobilisation sur les réseaux sociaux4. En France, bien que le terme ne soit que rarement problématisé5, un article de Libération posait la question « Tous coupables d’appropriation culturelle ? 6 » Il en ressort donc que s’approprier c’est acquérir indûment quelque chose qui appartient à l’autre. Cela évoque les questions de l’origine, d’une « vérité » identitaire et de la propriété culturelle, amplement discutées en sciences sociales.

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Fig. 1. Batala (samba-reggae), La Rochelle (s/d).

Source : site du groupe.

5 L’adoption d’éléments culturels d’un groupe minoritaire par un groupe dominant – tel est le cas de la pratique européenne des batucadas – peut faire l’objet de débats moraux qui dénoncent la domination culturelle. Toutefois, les processus de la nature de l’« appropriation », de l’« emprunt », du « transfert » ou du « métissage » ont toujours existé. Restons sur l’exemple de la musique brésilienne. Pour les instruments qui caractérisent la samba du carnaval de Rio ( samba-enredo), le cavaquinho vient du Portugal, la caisse claire (caixa de guerra) d’Europe, les formules rythmiques de base de l’Afrique. A 1200 kilomètres de Rio, la samba-reggae de Bahia (Etat présentant une concentration élevée d’afro-descendants) a vécu une vague de réafricanisation à partir des années 1970. Les choix esthétiques des percussionnistes – tels que l’inclusion d’instruments dits plus « traditionnels » ou la composition de paroles engagées (Agier 1997) – sont motivés par la montée des mouvements noirs à Salvador de Bahia. Les bricolages de ce type manifestent la capacité illimitée des individus à composer des répertoires culturels variés. En ce sens, il n’existe pas de cultures ou des musiques « pures ». L’idée d’un métissage originel est évoquée par différents auteurs (Amselle 2001 ; Laplantine et Nouss 2008). Certes, les circulations musicales obéissent à des contraintes dans un contexte socio-économique inégalitaire, mais cette situation ne saurait effacer le processus créatif humain. Plutôt que de traiter comme du « vol » l’usage du turban par des Blancs ou la pratique du djembé par des Européens, il convient de saisir les enjeux que ces transferts sémantiques peuvent comporter pour leurs acteurs à une époque où, hélas, les inégalités culturelles entre les peuples subsistent. La notion de « propriété culturelle » est en outre difficile à déterminer, d’autant plus que l’adoption d’éléments culturels n’est jamais à sens unique. Le fait qu’un rythme ou une

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pratique d’ailleurs soit considéré comme « nôtre » n’est souvent qu’une question de temps.

6 Telle qu’elle est envisagée ici, la socialisation est définie comme un processus par lequel l’individu acquiert, apprend, intériorise, incorpore des façons de faire et de penser socialement situées ; elle suppose aussi que les individus sont formés et transformés par la société (Darmon 2001). Dans nos sociétés plurielles et globalisées, nous avons affaire à des instances de socialisation hétérogènes : l’école, la famille, les médias, les pairs et tant d’autres institutions culturelles. Compte tenu de la diversité des contextes sociaux, l’acteur pluriel incorpore une multiplicité des schèmes d’action (Lahire 2001). La socialisation musicale est l’une des facettes de cette socialisation plurielle. En Europe, une variété de contenus musicaux se donne à l’écoute ou à la pratique par le biais des musiques du « monde ». Les auditeurs présentent de plus en plus une posture « omnivoriste »7, avec des pratiques d’écoute variées. En ce sens, on ne prend pas simplement pour soi la musique de l’autre, comme si on pouvait piocher dans le large éventail disponible, mais on se socialise, de manière plus ou moins intense et prolongée, dans d’autres univers musicaux par un processus d’incorporation progressive qui peut être en dissonance avec nos socialisations primaires.

7 Pour décrire le parcours des membres des batucadas, dont la pratique musicale s’accompagne d’une approche de l’univers culturel brésilien avec l’apprentissage de la langue, l’incorporation des savoir-faire et savoir-vivre, les voyages réguliers, le terme de « socialisation » présente l’avantage d’être moins essentialiste tout en rendant caduques les connotations de la propriété culturelle et du pillage. « Faire sien » devient alors une relation plus intime avec des objets culturels d’origine étrangère, qui dépasse le simple bricolage.

Batucada, un réseau franco-lusophone

8 La musique est un foyer privilégié pour l’expression des appartenances identitaires collectives et individuelles. Dans le cadre des batucadas de France, les socialisations musicales conduisent à des socialisations corporelles et culturelles. De manière générale, les motivations des apprenants consultés sont souvent similaires. Tout commence après avoir assisté à une présentation dans la rue ou sur scène. Les caractéristiques les plus évidentes de l’objet ressortent : une musique au « rythme puissant », « physique », qui favorise le « défoulement »8tout en étant d’exécution relativement simple. Des meneurs, comme Gérald, soulignent une particularité de ces ensembles de percussions, c’est que la musique « marche » collectivement. […] c’est ça aussi qui est magique, si tu prends les gens séparément, ce n’est pas joli, mais quand ils sont ensemble, le son, chacun, l’un et l’autre va s’entraîner et le son va être plus joli. On voit lors des ateliers caisse, le mec n’arrive pas à être régulier avant quelques mesures, chez nous, sauf l’un ou l’autre, mais quand tu les fais jouer ensemble, le son s’harmonise. (Gérald, 6 avril 2015, Paris)

9 L’engouement pour les batucadas – musique toujours jouée en groupe – suit un mouvement contraire à celui des musiques qui mettent la performance individuelle au centre de l’action. Les percussionnistes peuvent alors défiler ou monter sur scène après une formation relativement brève. Fondus dans la masse, les amateurs9peuvent goûter l’expérience de la scène. Il suffit de « lever la main » au moment des breaks. La difficulté d’exécution varie selon les instruments et leurs rôles (graves, aigus, ceux qui

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fournissent la base rythmique, ceux qui donnent le tempo) dans l’équilibre de l’orchestre, dont la rythmique est assez répétitive. Grosso modo, les raisons principales attirant les percussionnistes se dégagent de l’objet musical : la percussion, avec toutes les significations attribuées au tambour : la transe, le défoulement, la catharsis, la puissance, etc. ; la pratique d’une activité de groupe collective instaurant la confiance en soi et permettant de faire des rencontres ; l’intégration rapide des nouveaux au moment des prestations, avec un travail à court terme qui les élève au rang d’artistes. Pratiquer la batucada représente aussi une valeur ajoutée pour les joueurs dans une ambiance de valorisation de l’exotique. De fait, cette musique mobilise un imaginaire latino-américain depuis longtemps connu en Europe. Il est assez courant que le public n’associe pas les batucadas au Brésil, mais à un univers diffus de pratiques « latinos » et/ ou africaines, comme j’ai pu le vérifier lors des carnavals de Nantes et de Paris, ainsi qu’à Lyon, Narbonne et ailleurs en France.

10 Une fois intégrés dans un groupe, les membres font partie d’un réseau étendu autour de pratiques culturelles diverses. Une véritable communauté brésilophile se réunit lors de séances de cinéma, de cours de danse, de concerts réguliers dans les bars, ainsi que de rencontres diverses sur le thème des rencontres France/Brésil/Europe. A Paris, un large choix est proposé : Mineirinho Bar, Café de la Plage, Los Mexicanos, Alimentation Générale, Cabaret Sauvage, Studio de l’Ermitage, Studio des Rigoles, Bellevilloise comptent parmi les endroits les plus fréquentés en 2016. Différents parcours et formes d’incorporation ont lieu selon le statut des membres, à savoir meneur, danseur (à vrai dire, en grande majorité danseuses) ou joueur. Les meneurs sont responsables de l’identité musicale des groupes ainsi que de l’adaptation et de la diffusion des rythmes brésiliens. Parfois en concurrence avec des musiciens brésiliens locaux, l’action des chefs d’orchestre suscite des questionnements sur la légitimité de leur pédagogie. La plupart d’entre eux effectuent des recherches régulières sur Internet et se rendent chaque année au Brésil. Quant aux danseuses, leur socialisation présente des changements importants dans le domaine de l’expression corporelle, notamment le développement d’une aisance gestuelle, ainsi que les façons de se tenir, de s’habiller et de s’exprimer. Cela semble évident dans le milieu de la samba où les défilés en paillettes et string mettent en scène des corps qui doivent « séduire ». A travers un corps-autre, celui de la Brésilienne, altérisée, désirée, exotisée, il devient plus facile d’exhiber son propre corps. Quant aux membres des groupes au sens large, ils trouvent dans les répétitions une activité de loisir qui remplit les soirées et les week-ends. Au fil du temps, les sorties musicales prennent beaucoup de place dans leur quotidien. Clara10raconte qu’après avoir commencé le samba, elle n’« arrive plus à voir ses copines ». Au-delà des répétitions régulières, ayant lieu une ou deux fois par semaine, les événements associés au Brésil occupent l’emploi du temps des acteurs tout au long de l’année. Des rencontres européennes comme la Megasamba (Sesimbra, Portugal), les répétitions du Bloco X (différentes villes d’Allemagne), le Maracatu Europa (différents pays) et l’Internationales Samba Coburg (le plus grand festival de samba ayant lieu depuis 20 ans en Allemagne) rassemblent des percussionnistes d’horizons variés. Durant ces festivals, la langue de communication est parfois le portugais, qui se diffuse également par le biais des paroles des chansons.

11 Certains percussionnistes d’origine étrangère, tels que Marialuisa11, soulignent que l’appartenance à un groupe favorise leur intégration à la société française :

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Je reste dans Tamaraca car le maracatu est devenu une partie importante de ma vie et que Tamaraca, d’une certaine façon, est devenu ma famille. C’est vrai aussi que la culture brésilienne aujourd’hui fait aussi partie de ma vie. Parce que je ne suis pas chez moi. […] j’ai beaucoup de mal avec les Français. Surtout à l’époque où j’ai fait mon Erasmus. Les quatre premiers mois, je voulais surtout être avec des Français, mais, je me sentais mal, je n’arrivais pas à m’intégrer avec les Français, jusqu’au moment où je me suis dit, si eux, ils ne veulent pas de moi, allez vous faire foutre. […] Maintenant, tous les Français que je connais c’est grâce à la musique… ils sont plus ouverts. Soit ils ont vécu à l’étranger, soit ils ont un intérêt pour la musique. (Marialuisa, 26 février 2016, Narbonne)

12 La batucada peut donc contribuer à l’intégration de migrants brésiliens et non brésiliens. Du fait que le Brésil offre une image positive en France, la musique brésilienne fait figure de médiateur dans certaines situations. Outre la participation à un groupe, les mariages franco-brésiliens apparaissent aussi comme un moyen de rapprochement entre les deux pays. Il n’y a pas d’études quantitatives sur le sujet, mais mon expérience du terrain révèle que le nombre de mariages franco-brésiliens va de pair avec de la prolifération des groupes en France.

13 Cette communauté de pratiques s’étend au Brésil et constitue un espace commun de référence faisant un détour imaginaire par l’Afrique. Les batucadas sont héritées de l’histoire coloniale du Brésil et mobilisent un imaginaire sur l’Afrique, en raison de leur caractère percussif, de l’usage des tambours, de leur sonorité et de l’appel corporel à la danse. Chargée d’un « exotisme doux »12, la pratique des batucadas remet à jour une relation culturelle triangulaire entre le Brésil, la France et l’Afrique, toujours présente dans les esprits. Les rythmes adoptés font partie d’une culture afro-descendante que l’on appelle couramment au Brésil « populaire » ou « traditionnelle »13. De fait, les voyages-découvertes pour connaître les rythmes dans leur contexte d’origine attirent de nombreux joueurs francophones dans des quartiers pauvres de Rio de Janeiro, de Salvador ou de Recife.

14 D’autre part, les musiciens brésiliens et parfois les Anciens, comme Maître Valter de Estrela Brilhante (groupe de maracatu de Recife), ont la possibilité de venir en Europe pour animer des workshops et participer à des événements. Ceux-ci n’auraient pas eu l’occasion de se déplacer à l’étranger autrement. La migration musicale ouvre un marché qui permet à certains percussionnistes brésiliens de se faire une place. En effet, les circulations musicales suscitent des rencontres inédites entre les percussionnistes- voyageurs français et une population brésilienne peu scolarisée des quartiers pauvres de Rio, Salvador et Recife. De plus, l’échange ayant comme centre d’intérêt la musique, il contribue à mettre en suspens certains préjugés. Dans une situation de décalage culturel, l’étrangeté des individus rend possible une sorte d’« horizontalisation » des rapports de classe par la simple méconnaissance des codes culturels. Cela s’applique aussi bien au cas de Français au Brésil qu’à celui des Brésiliens en France. Des comportements parfois considérés comme « inadéquats » dans certaines circonstances sont attribués à la différence « culturelle ». Il est sans doute plus difficile d’interpréter les actions d’un étranger, ses usages linguistiques, son vocabulaire, ses manières de faire, ses tenues vestimentaires. Par exemple, un individu d’un quartier pauvre de Salvador, du fait de son double statut de musicien et d’étranger, sera plus facilement accepté dans les quartiers riches de France (où il sera considéré comme « excentrique », « exotique », « artiste ») que dans ceux de Bahia. De même, pour les joueurs français de milieu aisé, il est beaucoup plus difficile de trouver leur place dans un quartier sensible de la banlieue parisienne que dans les ghettos brésiliens,

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notamment lors de séjours musicaux. Ainsi, l’« étrangeté culturelle » supplante, le temps d’un échange musical ou même durant quelques années, l’« étrangeté de classe ». Les nombreux exemples de couples réunis par la musique, des Françaises scolarisées des milieux aisés avec des Brésiliens peu scolarisés des milieux pauvres (et vice-versa), l’illustrent. Cependant, cette suspension des préjugés et ces rencontres improbables autour de la musique de l’autre se heurtent à l’inégalité des rapports sociaux. Des tensions se font sentir durant les voyages au Brésil ou lorsque Brésiliens et Français entrent en concurrence dans le marché musical. Gérald, qui essaye d’être le « moins gringo possible » là-bas, raconte son expérience de voyage : Je me sens toujours mal à l’aise, mais maintenant, plus qu’avant. Parce que je suis plus intégré dans le milieu brésilien, je me rends mieux compte des fractures, des écarts qu’il y a entre le Brésilien et le Français […], dans les conditions de vie, la pauvreté. Je pars tous les ans, c’est 1000 euros le billet, là bas, avec le salaire que j’ai ici, je n’ai aucun problème et je sais qu’ils ont des conditions de vie difficiles… Je revois ces gens depuis 5 ou 6 ans, voire plus, et la plupart de ces gens-là n’ont jamais pris l’avion. Il y en a là-bas, je pense, qui ont un peu de rancœur par rapport à ça, et je ne pense pas qu’à mon cas, par rapport à l’ensemble des gens qui voyagent, qui vont chez eux. (Gérald, loc. cit, 2015)

15 Toby soulève quelques problèmes d’une relation parfois asymétrique : Nous, on est inconditionnels, en train d’absorber cette culture, donc, il y a une phase, tout ce qui vient d’un Brésilien… ce n’est pas sain non plus… il faut prendre du recul… car après il y a des gens qui passent au refus, « ils veulent que de la tune » [les Brésiliens]… moi, ça ne me dérange pas. Si quelqu’un peut faire sa tune tant mieux. […] le problème c’est quand tu commences à piétiner leur place […] je suis face à des problèmes politiques. Avec Bahia connexion [projet d’échange musicaux], quand je suis allé à Salvador, les gens chez qui j’allais avant étaient en colère car je faisais un projet qui concurrençait le leur, et nous, on leur a dit : « le gâteau est gros, on amène les gens ici, on est en train d’agrandir le gâteau, on diffuse votre culture ». Ce qu’ils voyaient c’est que toute la tune ne rentrait pas dans leurs poches. […] ils ont une vision de l’Européen… ils me disent, « j’organise ça, mais une fois que le carnaval est fini je n’ai pas de tunes, la voiture que j’utilise est celle de ma copine »… moi, je n’ai même pas le permis ! A qui il parle ? Il ne sait pas à qui il parle. Il parle à un Blanc… (Toby, 27 avril 2015, Paris)

16 Les échanges musicaux et humains qu’engendre cette pratique sont à analyser dans un contexte inégal de diffusion. La musique des batucadas est originaire d’une population afro-descendante habitant des quartiers défavorisés, et l’intérêt des Européens représente, à la fois, de la reconnaissance à l’intérieur du Brésil, où les praticiens sont souvent la cible du racisme et des préjugés divers, et de la méfiance face à la peur de « perdre » sa culture. C’est pourquoi certains musiciens brésiliens cherchent soit à se démarquer des musiciens francophones, soit à adapter leurs méthodes d’apprentissage. Sur un plan plus large, la dichotomie entre la France, pays riche et colonisateur, et le Brésil, pays périphérique et colonisé, apparaît dans de nombreux entretiens.

17 Si toute musique est liée à son contexte de production, ce ne seront plus seulement le carnaval et la fête qui occuperont les esprits des batuqueiros étrangers, mais aussi la violence et les inégalités. Dans les favelas brésiliennes, les Européens sont confrontés à un contexte de pauvreté qu’ils ignoraient souvent auparavant. Certains ont vécu de situations de violence physique, de vol, ou encore des événements difficiles. Céline a été le témoin d’un règlement de comptes que l’avait marquée. Elle et d’autres percussionnistes se sont fait voler à Rio un soir après la répétition du Sambodrome (lieu où les écoles de samba défilent). Le lendemain, son sac lui a été rendu et l’auteur du

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crime, un adolescent, a été retrouvé mort dans une voiture. Cet épisode extrême vient illustrer les nouvelles expériences que peuvent avoir de percussionnistes étrangers au Brésil. Il en va de même pour les musiciens brésiliens en Europe, qui fréquentent dans ces pays étrangers des circuits peu familiers. Enfin, ces rencontres inattendues autour de la musique permettent la communication entre des univers culturels et des milieux sociaux parfois opposés. La circulation des percussionnistes ouvre la voie à des contextes inédits élargissant ainsi les espaces imaginaires de projection au-delà des stéréotypes habituels.

Les Brésiliens de cœur

Fig. 2. Défilé de Flor Carioca (samba-enredo), Nantes.

Photo Ana Paula Fernandes, 2015.

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Fig. 3. Danseuses de Flor Carioca à la fin du défilé.

Photo Ana Paula Fernandes, 2015.

18 En France, la pratique des batucadas s’accompagne d’une remise en question des modes de vie. Certains percussionnistes développent un sentiment « amoureux » du Brésil, notamment, pour ceux qui ont vécu une socialisation prolongée dans l’univers culturel en question. C’est le cas de Toby (voir plus haut), un « Brésilien de cœur », initié aux percussions brésiliennes depuis presque vingt ans, qui parle portugais et s’est rendu de nombreuses fois à Salvador de Bahia. Il est meneur du groupe Badauê et affirme que son premier attachement avec la samba-reggae a été d’ordre corporel. « Pour moi, en tout cas, c’était une histoire de la danse. Je jouais déjà. Je savais que là il y avait un truc fondamental qui me manquait. Quand j’ai pris conscience qu’il y avait ça, je me suis rendu compte qu’il y avait un manque. Je ne cherchais pas quelque chose. J’ai pris conscience. C’est là où je dois être. Ça m’a réveillé un truc, mais ce truc-là ne me manquait pas avant » (Toby, loc.cit, 2015).

19 Pour ce musicien qui pratiquait des rythmes comme la rumba et la salsa, ce n’est pas la richesse musicale brésilienne qui l’a attiré au départ, mais, le cadre instauré par ses praticiens. « […] ils avaient plus de gentillesse, c’est ça qui m’a attiré d’abord. Par contre, je faisais de la rumba cubaine et je trouvais ça très simple, “pim, pom”, je ne suis pas venu pour le côté musical, a priori, après, ta vision change avec le temps. C’est plus pour la mentalité que je suis venu… Cette gentillesse est un trait de caractère de chez vous. Je pense que les Français ont beaucoup à apprendre de ça. Les gens ici sont un peu fermés et pour moi, ça a été une leçon de vie… Au-delà de la musique, la mentalité… j’ai vu autre chose, j’y allais pour la musique mais j’ai tout de suite vu qu’il y avait quelque chose de fondamental à apprendre de ce pays, des gens de ce pays. Et jusqu’à aujourd’hui, l’Histoire avec un grand H montre que je ne me suis pas trompé » (ibid.).

20 Il narre également des transformations que subissent les femmes dans son groupe : « A Paris, quand tu dansais en jouant tu étais presque pris pour un pédé. Il y avait tout un travail psychologique à faire avec les gens d’ici, la nouveauté, ça, on a

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toujours du mal […] Chez moi [groupe Badauê], 90 % c’est des nanas… parce que chez nous, ça danse. Un ou deux ans après, la nana a acquis une perception d’elle- même, un truc… les gens demandent, vous faites un casting ? Non, les filles viennent comme elles sont et elles deviennent comme ça… il y en a qui partent au Brésil, elles apprennent le langage, tu changes » (Ibid.).

21 A Nantes, Céline Gascoin, fondatrice de l’Ecole de samba Flor Carioca sur le modèle traditionnel de Rio, souligne le caractère communautaire de son groupe et de la pratique du samba. Par la samba, on commence à prendre conscience de l’esprit communautaire, on a du mal avec ça en France. Ils commencent à être contaminés […] ils commencent à vouloir apprendre le portugais […] Moi, je crois que j’aurais été malheureuse toute ma vie si je n’avais pas connu la samba […] Je sais pourquoi les Brésiliens, du moins ceux qui font la samba, sont heureux. C’est trop beau cet esprit communautaire […] Au tout début les gens [les membres de son groupe] ne s’intéressent qu’à la musique, jusqu’à ce qu’ils aient fait leur premier carnaval ici [Nantes]. Ils n’arrêtent pas de me dire, on n’a jamais vécu ça. (Céline, 23 avril 2015, Nantes)

22 Un groupe de batucada est censé condenser ce qui serait l’« identité brésilienne » : un peuple accueillant, qui aime être ensemble et faire la fête, attaché à sa culture, qui a le sourire malgré les problèmes sociaux du pays. Loin de vouloir cibler la part de stéréotypes dans ces représentations, ou encore de parler d’une essence identitaire quelconque, il est intéressant de noter comment ces projections fonctionnent sur le terrain, étant parfois déterminantes dans les choix des acteurs. Ce qui ressort des entretiens en face à face est confirmé par un questionnaire en ligne14. Les attributs donnés au Brésil et aux Brésiliens, tels que « bonheur », « joie », « liberté », s’opposent aux caractéristiques associées à la France, « froid », « racisme », « individualisme ». A travers son image négative, les remises en question de la société française concernent le lien social, l’individualisme, une sorte de « malaise culturel » allant de pair avec le développement économique et social, comme on peut le constater dans les témoignages ci-dessous : J’aime bien que les Brésiliens, il y a des choses qui sont ancrées dans leur culture, la samba, le foot, moi, je ne saurais pas dire ce qui est dans ma culture. Je ne saurais pas dire ce qui m’est cher, ce que j’ai envie de défendre, de proclamer. (Gérald, loc.cit., Paris)

23 Les pratiques culturelles brésiliennes constituent, pour ces acteurs, un moyen de rassemblement du peuple. En France, enfin, je pense dans tout l’Occident, il y a un mouvement de désocialisation de la vie réelle […] Mon père était directeur de MJC, et avant, les gens allaient là-bas souvent pour rien faire. Là, récemment, ils viennent pour faire une activité une fois pour semaine […] la batucada, c’est un espace où tu peux avoir une vie sociale. (Philippe, 30 mars 2015, Paris)

24 Ainsi, la musique serait un foyer privilégié d’expression de l’identité brésilienne, tandis qu’en France l’identité resterait plus volontiers attachée aux arts de la table ou à la littérature. Je suis Breton et je connais un peu l’esprit des musiques celtiques […] on n’est pas incroyablement loin de la culture du carnaval de Rio, après, musicalement, ce n’est pas la même musique, mais en terme de phénomène social c’est comparable […] la différence avec la culture française, à part les cultures régionales, les Français ont arrêté d’avoir un rapport identitaire avec la culture, il y a très longtemps. La culture musicale brésilienne a un rapport avec l’enracinement. C’est important pour eux de jouer dehors, le drapeau, le costume, l’appartenance. Chez nous, je pense que c’est mort depuis au moins 100 ans. On a perdu ça. Notre identité

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viendrait peut-être plus de la littérature que de la musique. (Xavier, 26 mars 2015, Paris)

25 Dans le cadre des batucadas, être « Brésilien de cœur » peut signifier un attachement aux valeurs associées à la culture brésilienne. Cela ne veut pas dire que les problèmes du Brésil sont ignorés ou que les percussionnistes refusent leur appartenance d’origine. Les groupes agissent comme des instances socialisatrices dont les membres font preuve d’une pluralité de logiques d’appartenance. Ceux-ci n’abandonnent guère les identifications acquises des premières socialisations, mais cumulent différents « schèmes d’action incorporés » (Lahire 2001). Les percussionnistes francophones peuvent bien s’affirmer Français lorsqu’il s’agit de défendre les Droits de l’Homme, souvent négligés au Brésil, ou encore, de critiquer le machisme latent dans la société brésilienne. Cependant, l’empathie et la joie de vivre des Brésiliens sont souvent mises en avant contre l’indifférence observée dans les grandes villes de France. Pour ces témoins, la musique brésilienne est présentée comme une tradition vivante chez un peuple dont l’esprit de groupe fait partie du quotidien, tandis que les traditions musicales françaises sont folklorisées et se limitent aux régions. Une identité française est décrite à travers les arts de la table, la littérature et le caractère revendicatif hérité de la Révolution française plutôt que par la musique.

26 Les métaphores d’usage courant, tels que « piqué » du samba ou « drogué » à la musique brésilienne, décrivent une socialisation prégnante pouvant inciter les individus à migrer temporairement ou à s’installer définitivement au Brésil. Si la migration n’a pas lieu, c’est dans les communautés des pratiques brésiliennes de France – soirées, groupes de capoeira, batucadas, rodas de samba, festivals, concerts et événements divers – que les passionnés du Brésil vivent dans leur « petit Brésil ». Cela n’est possible que grâce aux espaces liminaires que la circulation intense de l’information, des produits et des personnes, ont pu faire exister.

Déstabiliser les frontières

27 En raison des logiques d’actions plurielles et des identifications multiples, les acteurs et les identités ne restent plus cantonnées à un territoire unique. Suivant cette dynamique, la musique et l’appartenance ont un rapport intime : la musique peut servir consolider les identités, par exemple, dans la construction des Etats-nations, mais aussi contribuer à les déstabiliser ou à les mettre à l’épreuve, comme le montrent les dynamiques identitaires décrites. Dans le cadre des batucadas, les rapports d’altérité sont fluides et changent au gré des situations, parfois, pour désigner un même acteur. Dans le marché musical, le « Je » brésilien rencontre l’« Autre » français lors des disputes pour la légitimité, ou encore, le « Je » professionnel se bat pour avoir sa place dans les salles de concerts contre l’« Autre » amateur, qui propose de jouer gratuitement. Chez les joueurs amateurs, le « Je » batuqueiro s’épanouit et se démarque de l’« Autre », le Français moyen, décrit comme endurci et peu conscient de la rythmique de son corps ; en ce qui concerne l’attachement des groupes et des acteurs à la tradition, le « Je » authentique – posture qu’empruntent certains percussionnistes – veut s’opposer à l’« Autre » folklorisé, celui qui pratique des fusions « indiscriminées » ou s’éloigne excessivement des modèles brésiliens. Ces rôles plus ou moins assignés ne sont pas établis une fois pour toutes, ils changent en fonction des personnes qui les attribuent ou qui en sont l’objet. Ces descriptions servent parfois pour désigner un

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même acteur. Ainsi, les mécanismes de distinction entre les percussionnistes sont aussi variés que les logiques d’appartenance individuelles. Si, comme l’affirme Raibaud (2008 : 5), « l’auditeur occidental est fasciné par la pureté “originelle” des musiques populaires ou ethniques car il est souvent à la recherche d’une altérité radicale, associant paysages, sociétés et cultures », on voit à travers ces exemples que l’Autre peut assumer différentes positions. Les dynamiques contemporaines vont au-delà des dichotomies opposant Brésiliens et non-Brésiliens. Les frontières existent, bien sûr, mais elles se dessinent désormais de manière complexe.

A la recherche d’une identité musicale cosmopolite

28 On peut faire de la batucada pour se défouler, pour s’intégrer, pour s’épanouir, faire la fête, revendiquer une identité composite. En dépit des particularités de l’objet, la force, la percussion, la puissance, la facilité d’exécution, l’adoption des rythmes brésiliens ne restent pas indifférentes aux projections internationales du Brésil.

29 La musique brésilienne s’est diffusée dans le monde, contribuant à créer une image du Brésil en tant que pays phare de la diversité. Dans les années 1950, l’Unesco évoquait un « modèle à suivre » (Journal de l’Unesco, 1951). Ce modèle de « métissage réussi » est aujourd’hui remis en question. Après avoir été consolidé par des chercheurs brésiliens15, il a servi à nier les inégalités engendrées par l’esclavage tardif dans le pays. Mais les représentations culturelles sont tenaces. En Europe, face à une « crise identitaire » liée aux migrations et à la montée de la xénophobie, l’image du Brésil peut se réactualiser, dans l’univers musical, comme un « Eldorado » de la démocratie raciale. Même si les problèmes sociaux du Brésil sont de plus en plus dénoncés par les médias – notamment depuis les années de la présidence de Lula (2003) et son ouverture à la politique internationale –, l’idée d’une cohabitation pacifique des populations au Brésil n’est pas ébranlée.

30 Au sein des batucadas, l’« ambiance » paraît être un facteur essentiel d’attractivité. L’école de samba Aquarela de Paris est souvent citée comme un exemple de convivialité. Les Anciens du groupe insistent pour maintenir une pause de quinze minutes au milieu de la répétition, le destinée à « boire et manger », pour permettre aux membres du groupe de resserrer leurs liens. Mais il n’est pas toujours facile d’équilibrer « qualité musicale » et « lien social ». Dans certains cas, des praticiens ayant dix ou quinze ans de pratique ne maîtrisent pas leur instrument et éprouvent des difficultés à suivre les arrangements. A cet égard, quelques percussionnistes développent un avis critique. Pour eux, l’atmosphère est importante, mais elle ne peut être stimulée aux dépens de la musique. En dépit de ces comportements individuels, les idées de partage et de vie collective demeurent centrales dans les groupes.

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Fig. 4. Flyer de la 24e édition du Cobourg Samba Festival 2015, le plus grand rassemblement de l’Europe autour des percussions brésiliennes.

Archives de l’auteure.

31 Le témoignage éclairé de Toby présente un degré important de réflexivité mettant en dialogue la musique et l’identité, dans un contexte global : […] C’est une histoire de racines, l’identité, les vieux… après, dans le monde d’aujourd’hui, tu peux aussi choisir tes racines, tu peux prendre ce qui te convient dans telle culture et tu te fais ton identité, justement, plonge tes racines là où est l’eau pour toi. Les racines c’est d’où tu viens et aussi ce qui te nourrit. Moi, je sais d’où je viens et ce qui me nourrit. Les racines c’est un mélange de tout ça. Tu ne peux pas aujourd’hui te nourrir que d’où tu viens. En tout cas, ce n’est pas ma ligne. Je me nourris aussi avec l’Inde, le Brésil. C’est des choses qui se regroupent. Ce dont je me nourris dans ces cultures, c’est la même chose. Dans chaque pays il y a une ligne… le candomblé brésilien, la spiritualité indienne, la conscience écologique allemande, tout ça c’est la même chose pour moi… La batuc c’est pareil, les gens sentent que ça va les nourrir, ils ne sont pas forcément dans une quête. Sans le savoir, parfois, ils sentent que ça va les nourrir. (Toby, loc.cit., 2015)

32 Aujourd’hui, le cosmopolitisme s’impose de plus en plus aux individus – notamment pour les Nord-Américains et Européens – qui sont exposés à des sources d’identification variées. En revendiquant des racines « choisies », Toby fait valoir son appartenance à la communauté humaine. Son discours est révélateur d’une nouvelle conscience « universaliste »16définie non pas comme une forme de « tolérance » ou de « partage » entre cultures différentes, mais comme un acte de liberté où chaque individu peut s’attribuer des identités plurielles dans ce qui nous relie, l’appartenance à l’humanité.

33 Les représentations qui circulent dans les milieux des batucadas reflètent la mouvance humaniste contemporaine17où la « diversité culturelle » est une bannière pour la paix mondiale. En France, particulièrement, la diversité est sans cesse évoquée par les

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médias, dans les politiques culturelles et dans l’Education nationale. L’engouement pour ces rythmes touche alors à un point sensible de la République : dans une population qui résulte de différents brassages, l’identité nationale est l’objet de désaccords. En effet, le modèle universaliste18inspiré de la Révolution française et des Droits de l’Homme est mis à mal par les affrontements ethniques courants sur le territoire. Dans ce contexte, la musique des batucadas, à l’image du Brésil, répondrait aux désirs d’une « cohabitation pacifique entre les peuples ». C’est ainsi qu’elle est exploitée sur la scène française. L’ agence Team Tonic Service propose aux entreprises une animation avec son Team Building Batucada : Ensemble, vos collaborateurs devront s’unir et faire preuve de synchronisation pour un résultat artistique et festif ! L’animation peut également être accompagnée de danseuses de samba costumées pour un effet Carnaval de Rio garanti ! La Batucada vous réserve un dépaysement total le temps de quelques heures. Le rythme des percussions vous entraînera dans une ambiance conviviale et chaleureuse en compagnie de vos collaborateurs !19

34 L’activité des groupes est fortement orientée par une conception idéologique du « métissage » et de la rencontre des cultures. D’abord parce que l’espace de la batucada fait preuve d’une mixité où se retrouvent confondus plusieurs générations, nationalités, univers culturels et milieux sociaux. Puis, les praticiens soulignent une « démocratie musicale » comme étant au centre de leur activité. Comme ce fut évoqué précédemment, « tout le monde est capable de jouer », du moment que l’on joue ensemble. Dans cette optique, le « faire ensemble » musical, caractéristique soulevée par la totalité de mes interlocuteurs, vient rejoindre le « vivre ensemble » des politiques contemporaines.

35 A l’exemple de la world music, le phénomène des batucadas semble alors participer à la « création d’une sphère musicale utopique à l’intérieur de laquelle les diversités culturelles ne sont plus des frontières ou des obstacles, mais des richesses partagées au sein d’une humanité plurielle » (Raibaud 2008). Des différences marquantes subsistent pourtant entre les deux. Si la world music peut être quantifiée par le nombre des rayons de vente dans les magasins, par les chiffres des maisons de disques et les sites de téléchargement en ligne, la batucada ne figure pas dans les statistiques de l’industrie musicale. Ayant comme moyen principal de diffusion les meneurs francophones sur le territoire, la batucada est, à ce jour, plutôt une musique à pratiquer qu’à écouter.

36 Une petite parenthèse concernant notre cadre de diffusion s’impose. Il est fondamental de souligner que les discours traités s’inscrivent dans le cadre européen, où les déplacements des acteurs à travers le monde sont fréquents. De même, il ne serait guère possible de parler d’une « condition cosmopolite » proclamée par des individus en des sites reculés de la planète. Selon la Banque Mondiale (2015), il existerait seulement 44 % d’utilisateurs d’Internet dans le monde. Même si, depuis 1994, ce nombre subit une augmentation croissante.

37 Les caractéristiques musicales de l’objet – notamment l’accessibilité, le caractère percussif, la musique collective, une formation qui se prête aux défilés de rue – sont de facteurs importantes pour la diffusion des batucadas en France. D’autre part, les représentations du Brésil y jouent un rôle fondamental, notamment en ce qui concerne le modèle de « métissage démocratique » du peuple, exporté sur la scène internationale par la diplomatie et la musique. Que ce modèle soit déconstruit plus tard, avec une connaissance plus approfondie de la réalité brésilienne ou qu’il reste présent dans les imaginaires des percussionnistes, ces idées orientent fortement la pratique musicale.

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Les groupes sont décrits comme des espaces de partage par excellence où des individus venant d’horizons divers peuvent être ensemble, nous l’avons vu. Les batucadas possèdent alors des significations multiples dont se dégage une sorte de « démocratie » musicale et culturelle.

38 Si, selon de nombreuses voix, le métissage est le « visage de la mondialisation » (Audinet 2007), le Brésil acquiert, dans cet univers, un rôle de signifiant européen par lequel on réclame des « racines » mondiales ou localisées, on redécouvre notre corps, on pratique la tolérance et le partage. Selon Anaïs Fléchet, depuis le début du XXe siècle, l’adoption en France des rythmes brésiliens a lieu grâce au caractère « étranger » des musiques, la maxixe, le choro, la samba, associées aux danses exotiques. Puis, avec l’arrivée de la bossa nova et d’autres rythmes, il s’opère un changement de paradigme qui consiste à dépasser une écoute et une production très stéréotypées en allant vers une musique plus proche des modèles. Ainsi, l’auteure identifie trois phases de diffusion des musiques brésiliennes en France : le « typique », l’« exotique » et l’« authentique » (Fléchet 2001). Le temps est peut-être venu pour le « métis »…

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NOTES

1. Batuqueiro vient du mot batuque (« battement ») et désigne les percussionnistes membres des groupes de batucada. Au Brésil, le terme batuqueiro peut avoir une connotation négative pour décrire des percussionnistes amateurs, ou qui jouent seulement des rythmes populaires, en opposition au « vrai » musicien. 2. Voir le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), en ligne : http:// www.cnrtl.fr/synonymie/appropriation 3. Pour de travaux sur la thématique voir Young (2010), Ziff & Rao (1997), Hall (2008). 4. La polémique a généré nombreux débats sur facebook et fut notifiée par de différents médias : Aline Ramos, « Mode : Pourquoi l’usage du turban a causé de la polémique sur l’appropriation culturelle » (traduction libre), Diario de Pernambuco, le 15/02/2017 : http:// www.diariodepernambuco.com.br/app/noticia/viver/2017/02/15/internas_viver,689224/moda- por-que-o-uso-de-turbante-pode-ser-apropriacao-cultural.shtml ; « Polémique sur l’usage du turban divise les opinions sur Internet » (trad. libre), Forum, 12/02/2017 : http:// www.revistaforum.com.br/2017/02/12/polemica-envolvendo-uso-de-turbante-por-garota-com- cancer-divide-opinioes-na-internet/ ; Fernanda Mena, « Usage d’accessoire afro provoque de la polémique sur l’appropriation culturelle » (trad.libre), Folha de São Paulo, 23/02/2017 : http:// www1.folha.uol.com.br/cotidiano/2017/02/1861267-polemica-sobre-uso-de-turbante-suscita- debate-sobre-apropriacao-cultural.shtml 5. Voir : Djavadzadeh (2016) 6. « Cette année, les vives polémiques autour de ce concept universitaire popularisé sur les réseaux sociaux se sont succédé. Que ce soit dans le milieu de la mode ou dans ceux de la musique ou du cinéma » (Guillaume Gendron : « Tous coupables d’appropriation culturelle ? », Libération

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26, décembre 2016, http://next.liberation.fr/vous/2016/12/22/tous-coupables-d-appropriation- culturelle_1537005. 7. D’après certains auteurs, aujourd’hui, il s’est opéré un glissement du snobisme intellectuel à l’omnivorisme. Dans une réactualisation des théories de Bourdieu, des recherches menées dans les années 1990 ont montré que de personnes ayant un statut social élevé auraient des goûts musicaux plus omnivores que ceux qui se situent au bas de la hiérarchie sociale. Pour plus de précision, j’invite le lecteur à se rapporter aux travaux de Richard Peterson (2004 : 145-164). 8. Ce lexique est transcrit des interviews avec les percussionnistes. 9. Voir notamment les travaux d’Antoine Hennion (1993, 2009) sur la musique et les amateurs. 10. Jeune initiée aux percussions brésiliennes depuis 2 ans. 11. Italienne, vit en France depuis dix ans et pratique le maracatu. Récemment, elle a intégré un groupe de pagode, soit une formation qui peut avoir de 5 à 10 joueurs, en moyenne. La formation de base compte avec les instruments de percussion (pandeiro, tan-tan, tamborim, surdo) et des cordes (guitare, cavaquinho). Les frontières entre le pagode et le samba de roda sont parfois floues, les deux se jouent généralement en cercle, autour d’une table. 12. La pratique de la batucada renvoie à la fois à un univers assez exotique pour faire rêver et assez familier pour permettre l’identification des percussionnistes. Concernant la culture brésilienne, cette idée est présente dans l’ouvrage de Mario Carelli (2005) ainsi que dans la thèse d’Anaïs Vaillant (2013). 13. Au Brésil, on emploie couramment les termes de culture traditionnelle ou populaire en tant que synonymes, en opposition à une tradition savante. Cela comprend un ensemble de pratiques, de musiques, de savoir-faire, anciennement associés au folklore, tels que la quadrille, le coco, la ciranda, le bumba-meu-boi, la samba ou le maracatu. 14. Il compte 97 réponses à ce jour. 15. Une référence majeure est le sociologue Gilberto Freyre et sa théorie de la démocratie raciale, systématisé dans l’ouvrage Maîtres et Esclaves. La formation de la société brésilienne, parue en 1933 pour sa première édition. 16. Des études récentes proposent une relecture de l’universalisme, dont Lenclud (2013), Kilani (2014). 17. Quelques exemples : des organisations comme Citoyens du Monde occupent la scène actuelle. « Quel ‘nouvel humanisme’ francophone contemporain » était le titre du colloque organisé à Paris Sorbonne du 16 au 18 juin 2016. Le site du Musée de l’immigration souligne une appartenance humaine qui prendrait le dessus sur toutes les autres appartenances. 18. Dans le code de l’éducation de France, les valeurs universalistes de la République doivent être pratiquées par les enseignants, dont la prise en compte de la « diversité » est l’une des exigences. Certains auteurs parlent d’un universalisme « sélectif » qui n’arrive pas à se débarrasser d’un affrontement historique des « races », les Gaulois et les Francs, dans les récits d’origine du peuple (Amselle 2001). 19. http://www.teamtonic-teambuilding.com/Team-Building-Musique-batucada/

RÉSUMÉS

La batucada inspirée des rythmes brésiliens se déploie sur la scène internationale. Que ce soit en Allemagne, en Finlande, au Portugal, en Espagne, en Belgique, en Suède, en Italie, en Angleterre,

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à Singapour, au Canada, dans les pays d’Amérique du Sud ou ailleurs, on compte au moins un millier de groupes. En Europe, leur diffusion va de pair avec les dynamiques de valorisation de la diversité culturelle. En France, les groupes prolifèrent dans les années 1990, créés et dirigés par des percussionnistes francophones. Etant l’objet d’appropriations exogènes, la batucada participe des nouveaux espaces de sociabilité et de circulation « entre-deux ». De nombreux percussionnistes expriment leur désir d’appartenance et se disent « Brésiliens de cœur » ou encore « nés à la mauvaise place ». Ces revendications identitaires expriment les reconfigurations des rapports d’altérité à l’heure actuelle. L’article aborde la construction d’un espace liminaire au sein des groupes et montre un mode d’identification cosmopolite chez certains joueurs francophones. Le corpus présenté a été constitué par les discours des acteurs récoltés pendant trois ans d’un terrain multi-situé au Brésil, au Portugal, en Allemagne et surtout en France, ainsi que sur les sites internet et les pages facebook des groupes.

AUTEUR

ANA PAULA ALVES FERNANDES Ana Paula ALVES FERNANDES est comédienne diplômée et musicienne amatrice. Elle prépare une thèse en cotutelle en Etudes Romanes : Portugais et Sciences Sociales, aux universités Paris Ouest Nanterre La Défense (France) et UERJ (Brésil) sur les représentations du Brésil en France auprès des groupes de percussions appelés batucadas. Ses thématiques de recherche recouvrent l’art, la culture, le pouvoir, les dynamiques identitaires, les aires du Brésil et de la France, le patrimoine, l’environnement.

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Quand l’accordéon diatonique nous invite à interroger les méthodes et les objets de l’ethnomusicologie

Raffaele Pinelli

1 Répondre à la question « quel avenir pour l’ethnomusicologie ? » est sans aucun doute complexe. En revanche, elle nous offre l’opportunité d’une réflexion et d’une analyse rétrospectives et introspectives. Pour cela, je m’arrêterai sur les événements les plus importants que j’ai vécus pendant mes enquêtes de terrain.

2 Ce qui semblait être un « besoin épistémologique » a pris tout son sens dans ma vie d’étudiant au fil des années, à travers l’enquête que j’ai effectuée dans plusieurs pays européens1. En effet, ces nombreux terrains m’ont constamment obligé et m’obligent encore à m’interroger, non seulement sur les objets de ces enquêtes, mais aussi et surtout sur les rapports qu’ils entretiennent avec notre discipline. Questionner le « pourquoi » et le « comment » de l’enquête représente pour moi un autre axe de recherche, spécifique et en renouvellement permanent. En effet, les objets (et les sujets) de mes recherches témoignent de changements nombreux et continus dans nos sociétés occidentales, dont l’analyse impose des approches spécifiques.

3 Je voudrais commencer ce voyage par certaines réflexions d’ethnomusicologues italiens, qui me semblent encore pertinentes, même après plusieurs années.

Questions épistémologiques

4 Dans la réédition d’un de ses livres les plus importants, Francesco Giannattasio réfléchissait sur la condition des études ethnomusicologiques italiennes et internationales, en notant que, dans les années 1990, elles s’articulaient autour de quatre questions d’ordre général : transformation de l’objet d’étude, questions de méthode, impact des nouvelles technologies, nouveaux rapports entre l’ethnomusicologie et la musicologie (Giannattasio 1998 : 80).

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5 En ce qui concerne la transformation de l’objet d’étude, Giannattasio remarquait que les mutations socio-culturelles qui se sont produites en Italie depuis les années 1950 ont déterminé des changements profonds dans les pratiques et dans les répertoires archaïques, donnant lieu à deux scénarios possibles. Dans le premier, la réalité traditionnelle est totalement en désagrégation ; dans le second, la tradition musicale fonctionne encore, bien qu’altérée, et, au sein de cette tradition, « les éléments archaïques fusionnent (se cachent et se confondent) dans une logique de système propre au langage musical, avec des éléments nouveaux, importés ou résultant d’évolutions internes » (ibid.). Mais si, dans les années 1990, Giannattasio relevait la possibilité de retrouver une « tradition vivante » (ibid.) dans des zones de plus en plus exiguës (régions insulaires et méridionales du pays) ou, en accord avec Diego Carpitella, de découvrir un « champ de sons au-delà de l’expérience musicale euro-culta2 » (Carpitella 1975 : 22), ces possibilités sont aujourd’hui plus faibles et, dans certains cas, ont même disparu. Il suffit de considérer comment le développement, dans nos sociétés, d’outils technologiques universels (ordinateurs, internet, smartphones et social- networks), utiles au partage en temps réel de tout événement musical, jusqu’à présent apanages exclusifs de petites communautés isolées, ont favorisé la diffusion (et peut- être le changement) de nombreuses pratiques musicales, dites de tradition orale. Pensons à la façon dont des formes musicales autrefois locales et archaïques ont été massifiées et opportunément transformées pour et par l’industrie culturelle en genres musicaux autonomes pour l’exportation au-delà de leur territoire d’origine (à l’instar de la soi-disant pizzica du Salento), pour la diffusion, la vente et la consommation en streaming ou dans le rituel collectif moderne du concert/festival (comme La notte della Taranta, toujours en Salento). Tout cela a des conséquences sur les protagonistes et leurs pratiques. Pensons encore au ralentissement de la transmission intergénérationnelle, peut-être à sa disparition, en tout cas aux changements des modalités de transmission (plus exclusivement orales) des savoirs et savoir-faire « folkloriques » et à leurs inexorables changements.

6 En ce qui concerne le second point, celui des questions de méthode, Giannattasio note que l’ethnomusicologie italienne, même si elle ne s’est pas encore clairement positionnée dans l’actuel débat épistémologique international, a montré pendant la seconde moitié du XXe siècle, une réelle disposition à l’interdisciplinarité et au travail en équipe3, ainsi qu’une attention aux « méthodologies d’étude » (Giannattasio 1998 : 84) développées dans l’Europe de l’Est. L’ethnomusicologie italienne a également montré un « refus instinctif de certaines recherches animées par un technicisme authentique, dû à l’étroite relation entre elle-même et la tradition des études humanistes (elle émane de l’historicisme et ce n’est pas un hasard), en devançant, entre autres, méthodes et thématiques propres aujourd’hui à l’anthropologie de la musique4 » 5 (ibid.). A ce stade, la question à poser pourrait être : à la lumière du changement des objets et des contextes (et donc, du travail de terrain) qui nous sont chers, les méthodes adoptées par notre discipline jusqu’à présent sont-elles encore valables ?

7 Par rapport à ce qui a été décrit par Giannattasio à propos des nouvelles technologies, des progrès ont sans doute été faits. Cependant, même si ces technologies, hardware et software, sont en principe à la portée de tous6, dans le contexte italien (et probablement dans d’autres), leur utilisation est subordonnée au montant des aides publiques allouées à la recherche et à l’enseignement supérieur7. Même si la numérisation d’un siècle de sources sonores se poursuit actuellement, quoique lentement, grâce au travail

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des Archives nationales, de nombreux problèmes demeurent quant à l’acquisition de nouvelles sources audio/vidéo, à leur numérisation, à leur gestion et à leur mise en ligne.

8 En ce qui concerne les relations avec la musicologie, Giannattasio a noté comment, en Italie, notamment dans les années 1980 et 1990, on a pu observer une concordance entre les deux disciplines, et plus généralement, l’acquisition d’une « nouvelle conscience commune » visant à réfléchir aux problèmes de méthode et d’analyse (Giannattasio 1998 : 85), signe d’une prise en considération de l’appel lancé par le Premier Congrès des études ethnomusicologiques en Italie en 1973 (Carpitella 1975 : 290). En témoignent la création de chaires d’ethnomusicologie dans les universités, des cours de doctorat conjoints, ainsi que l’important travail de recherche réalisé par les ethnomusicologues sur les objets et les domaines communs (je pense, entre autres, aux progrès effectués en ethno-organologie). On peut alors se demander si la séparation entre la musicologie historique et l’ethnomusicologie est toujours valable et nécessaire.

9 Vingt-et-un ans après la publication de la première édition de son livre, Giannattasio a dirigé, en 2013, les travaux du XVIIIe Séminaire international d’études musicales comparées, intitulé « Perspectives d’une musicologie comparée au XXIe siècle : ethnomusicologie ou musicologie transculturelle ? »8. Dans son allocution d’ouverture, il mit en évidence la nécessité d’un changement de la discipline, appelée, aujourd’hui comme dans le passé, à répondre à de nouveaux défis. Il structura son intervention autour de trois grands axes que l’on pourrait résumer ainsi : vérification de la validité de la théorie et des méthodes ethnomusicologiques aujourd’hui ; actualisation des domaines et des objets de recherche à la lumière des résultats, mais aussi des erreurs épistémologiques et méthodologiques commises dans le passé, et des changements actuels dus à la globalisation ; efficacité du terme « ethnomusicologie », en regard des objets et des domaines de recherches actuelles et futures9.

10 En accord avec Giannattasio, je pense que si l’ethnomusicologie a largement épuisé sa fonction heuristique de documentation (et donc de patrimonialisation ?) de presque toutes les formes de musiques dans le monde, alors peut-être est-il nécessaire de repenser les objectifs de la discipline et les approches méthodologiques utilisées et d’envisager la possibilité de s’orienter vers d’autres branches. C’est devenu nécessaire pour la description et l’analyse des nouveaux phénomènes musicaux engendrés par la complexité des sociétés actuelles, dans lesquelles désormais oralité, tradition, local et global, « exotique » et « conventionnel », se rencontrent et s’entremêlent tout en s’alimentant réciproquement. C’est dans ce tractus que ma recherche doctorale10 a pris forme. Pour illustrer concrètement mon propos, j’en donnerai ici un aperçu général, comme exemple d’application de méthodes déductives et inductives11.

Une étude de cas : l’accordéon diatonique

11 Ma recherche doctorale a pour objet la « renaissance » de l’accordéon diatonique en France et en Italie, processus toujours en cours, qui a commencé dans le courant de la décennie 1970. J’y traite tout d’abord des processus qui ont déterminé non seulement la reprise de la facture de cet instrument, après des décennies d’une production de faible intensité au profit de celle de l’accordéon chromatique, mais aussi comment la relance de cette fabrication été favorisée par des dynamiques particulières impliquant les artisans facteurs d’instruments de musique et les musiciens. Ce qui s’en est suivi,

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pendant environ trente-cinq ans, est maintenant clairement visible dans la création de nouveaux paradigmes de musique et également dans la création de nouveaux modèles d’accordéon diatonique. Les sociétés occidentales sont le théâtre principal de ces changements où le « petit soufflet sonore » (dénomination familière de l’accordéon diatonique) a joué, dans le sillage des mouvements plus ou moins revivalistes des années 1960-1970, un rôle remarquable, en passant de l’état si bien décrit en 1979 par Giannattasio d’« instrument de musique paysan de l’ère industrielle » (Giannattasio 1979) à celui, actuel, d’instrument à part entière.

12 A travers cette analyse, réalisée grâce à la collecte des données surtout pendant les cinq dernières années sur de nombreux terrains de recherche, mais aussi dans les archives, je décris le scénario particulier de la production de ces instruments de musique dans lequel nous nous situons, que j’appelle l’aube d’une nouvelle tradition12.

Le début d’une histoire

13 C’est en 1829, année où l’Autrichien Cyrill Demian dépose un brevet intitulé « Accordion »13, que l’on fait conventionnellement débuter l’histoire des aérophones mécaniques à soufflet. Ce nouveau prototype se propage alors rapidement dans la plupart des pays européens, en prenant partout des noms reflétant les caractéristiques esthétiques et organologiques des lieux et des cultures dans lesquels il a été adopté. Durant ces années de transition, des expériences techniques et technologiques ont été réalisées avant l’apparition de ce qui allait devenir l’accordéon diatonique, mais ces dernières ont favorisé ensuite, pendant les années 1890, la création de l’accordéon chromatique qui a attiré l’attention et la créativité des artisans facteurs d’aérophones mécaniques à soufflet jusqu’aux années 1970. Les prototypes d’accordéons diatoniques développés en Europe et en Amérique du Nord ont été nombreux pendant la période 1829-1897 (année au cours de laquelle l’Italien Paolo Soprani, faussement considéré par certains comme le « père de l’accordéon chromatique », a déposé un brevet intitulé « Harmonica » à Paris14).

14 Grâce aux enquêtes que j’ai menées dans certaines des principales et des plus anciennes entreprises artisanales du District Industriel Multisectoriel de Recanati-Osimo- Castelfidardo, dans la région des Marches, en Italie (désormais seul centre de production d’aérophones mécaniques à soufflet dans le monde »), j’ai pu mettre en évidence que le système de production des accordéons, diatoniques et chromatiques, est resté pratiquement inchangé pendant environ cent-cinquante ans. La raison se trouve dans les caractéristiques uniques qui concernent un modèle productif artisanal typique de cette région (les Marches sont en fait un des plus anciens centres de production artisanale en Europe) mais aussi dans un modèle particulier de transmission des savoirs mis en œuvre dans chaque usine et atelier dans la région aujourd’hui.

15 Bien que l’on soit dans un contexte de facture industrielle, dont on fait conventionnellement remonter les origines à 1863 et à la figure quasi légendaire de Paolo Soprani, les savoirs entourant la conception et la technique, ont toujours été entièrement du ressort de la transmission orale. Cela est avéré non seulement chez les ouvriers concernés par cette fabrication, mais aussi chez les dirigeants d’entreprises où ils travaillent. C’est le cas, par exemple, de l’usine manufacturière Castagnari à Recanati (fondée en 1914), actuellement la plus populaire au monde pour la fabrication des accordéons diatoniques, ou bien de l’usine « Voci Armoniche » à Osimo, leader

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européen dans la fabrication des anches, fondée en 2002 depuis la fusion de « Voci Antonelli » (fondée en 1935) et « Salpa » (fondée en 1946).

Les maîtres facteurs

16 Même aux yeux d’un non-expert, l’accordéon diatonique, comme tout autre aérophone mécanique à soufflet, apparaît comme un objet composé de trois parties distinctes : deux boîtes en bois avec des boutons (les boîtes gauche et droite sur lesquelles sont disposées les claviers à boutons), reliées entre elles par un soufflet de carton. Ce qui n’est pas visible de l’extérieur, c’est le système complexe de mécaniques et d’anches métalliques situé à l’intérieur de l’instrument. L’organologie de l’accordéon permet d’identifier trois catégories principales de matériaux : bois, métal et carton. Chaque matériau, pour être habilement transformé et travaillé, nécessite une main-d’œuvre qualifiée, ainsi que des lieux de production, des techniques et technologies de fabrication spécifiques.

17 Traditionnellement, les fabricants d’anches se consacrent exclusivement à la transformation des métaux. Les fabricants de soufflets (appelés manticiari en dialecte des Marches) transforment le carton et le papier. Enfin, les facteurs eux-mêmes interviennent dans la transformation du bois, ou dans certains cas du celluloïd, dans la réalisation et/ou dans l’adaptation des mécaniques en bois ou en métal et, enfin, dans l’assemblage des différentes parties qui constituent l’instrument de musique.

18 Dans un tel processus de fabrication, qui prend les caractéristiques d’un véritable écosystème, chaque innovation technique, de production et organologique est le résultat d’un système complexe de relations qui implique tous les acteurs sociaux du secteur productif.

19 Cependant, au cours de mes recherches, dans lesquelles j’étudie les développements organologiques de l’accordéon diatonique ainsi que ses nouveaux répertoires, en France et en Italie, depuis les années 1970, j’ai constaté qu’au cours des trente-cinq dernières années, la facture instrumentale et la production musicale sont devenues interdépendantes.

20 Parmi les protagonistes déterminants de cette récente tranche d’histoire, il y a les facteurs italien Castagnari et français Bertrand Gaillard. L’histoire de la famille Castagnari commence au cours des premières années du XXe siècle à Recanati, un petit village au cœur du District Industriel Multisectoriel de Recanati-Osimo-Castelfidardo. En 1914, Giacomo Castagnari y fonda l’usine à laquelle il a donné son nom et dont ont ensuite hérité ses deux fils, Mario et Bruno. Jusqu’à aujourd’hui, trois générations se sont succédé à la direction de l’usine et à la fabrication des instruments de musique, ce qui constitue une caractéristique unique au sein de la production mondiale des aérophones mécaniques à soufflet. Si jusqu’à la première moitié des années 1930, l’usine de Giacomo Castagnari a produit essentiellement des accordéons diatoniques, depuis la seconde moitié des années 1930 aux années 1970, sous la direction des deux frères, Mario et Bruno, l’usine s’est consacrée principalement à la production de l’accordéon chromatique et de ses divers éléments. Ces années, en fait, constituent le boom du chromatique, période au cours de laquelle le District Industriel devint lui- même le cœur de la production et de l’innovation appliquées aux aérophones mécaniques à soufflet. Massimo Castagnari, représentant de la troisième génération et mon informateur privilégié, m’a précisé que ce sont ces nombreuses années

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d’expérimentation dans toutes les usines et les ateliers, qui ont affirmé la suprématie de la production artisano-industrielle des Marches au sein du marché global. Cette situation quasi hégémonique a été rendue possible grâce à la qualité et au prix des instruments de musique et des produits « semi-finis », mais aussi au système productif typiquement italien, nommé par le sociologue italien Arnaldo Bagnasco « la Troisième Italie », c’est-à-dire l’Italie des Districts Industriels (Bagnasco 1977). Ce dont parle Massimo Castagnari se lit également à travers les brevets industriels d’aérophones mécaniques à soufflet, déposés en Italie entre 1855 et 2014, que j’ai retrouvés et recensés pour la première fois.

Fig. 1. Artisan ouvrier qui applique de la colle au soufflet dans l’atelier de montage de l’usine Galassi. Castelfidardo (Ancône), février 2015.

Photo Raffaele Pinelli.

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Fig. 2. Artisans ouvriers dans l’atelier de montage de l’usine d’anches Voci Armoniche. Osimo (Ancône), mai 2015.

Photo Raffaele Pinelli.

Tableau 1. Schéma graphique de la représentation diachronique de tendances quantitatives et qualitatives de brevets concernant les aérophones mécaniques à soufflet enregistrés en Italie entre 1855 et 2014.

Tableau 2. Distribution de brevets du corpus des aérophones mécaniques à soufflet.

Brevets d’invention 503 66 %

Brevets de modèle 146 19 %

Marques 117 15 %

Total 766 100 %

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21 L’analyse de ces brevets m’a permis de mener une première réflexion sur la valeur de la recherche et du développement, notamment sur le rapport entre invention et innovation. En effet, les données mettent en évidence que les processus de protection de la propriété intellectuelle sont en connexion avec l’évolution du marché.

Un chemin partagé entre facteurs et musiciens

22 1979 est l’année de la renaissance du « petit soufflet sonore », en Italie.

23 Dans le courant des années 1960 et 1970, le folk revival a fait irruption et a explosé en Europe, avec des déclinaisons locales et spécifiques cependant. Parmi les nombreux instruments de musique concernés par ces mouvements, se trouve l’accordéon diatonique. Pour la première fois dans son histoire, il est devenu un instrument à part entière, avec lequel on pouvait composer de la nouvelle musique, souvent inspirée des modes et des formes de la musique traditionnelle occidentale, destinée surtout à être jouée sur scène. Cela concerne surtout la France et l’Italie, où sont apparus de nouveaux styles de composition, dans lesquels la pratique de l’accordéon diatonique a été et est encore aujourd’hui, massive. C’est au début du folk revival, en effet, que se sont affirmés Marc Perrone en France, musicien du groupe Perlinpinpin Fòlc, et Francesco Giannattasio en Italie, musicien et fondateur du groupe Il Canzoniere del Lazio. Tous deux reconnus comme pionniers de nouveaux paradigmes musicaux pour l’accordéon diatonique, ils ont influencé des générations de musiciens dans le monde entier pendant les quarante dernières années.

24 En 1979, par un concours de circonstances, Perrone se rendit à Recanati pour rencontrer la famille Castagnari. La rencontre fut cruciale pour leurs deux destins. Le musicien français désirait des accordéons diatoniques solides et fiables, au contraire des ceux qu’il possédait et qui étaient disponibles sur le marché. Perrone proposa par ailleurs à Giacomo Castagnari de lui faire parvenir des commandes depuis la France, grâce à son engagement et à sa réputation dans le pays. Mario Castagnari accepta la proposition du musicien, et en peu de temps l’usine de Recanati reçut de nombreuses commandes. Au cours des mois suivants, la production des accordéons diatoniques fut relancée par une alliance inédite entre un fabricant d’instruments de musique et un musicien.

25 En 1987, après avoir reçu trois modèles différents d’accordéons diatoniques personnalisés auxquels avaient été apportées des innovations organologiques à la demande expresse du musicien, Perrone demanda encore aux Castagnari la modification d’un autre modèle sur lequel il pourrait jouer un cycle complet d’accords correspondant à tous les intervalles de l’échelle chromatique tempérée. Ces personnalisations permirent à Perrone, pour la première fois, de dépasser les barrières de la tonalité imposée par l’accordage fixe et les limites organologiques de l’instrument, en y apportant sa praxis instrumentale et sa créativité. Ainsi s’entrouvrirent les portes de l’exploration de nouveaux genres de musique, à travers l’improvisation jazz, la composition et, surtout, le partage de répertoires avec les musiciens et les instruments de musique les plus disparates. Incontestablement, le nouveau modèle réalisé, s’il préservait bien le principe organologique bi-sonore vraiment caractéristique de l’instrument, complexifiait encore davantage, même s’il le rendait plus complet, le rapport d’équilibre entre les deux claviers. Perrone est un

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musicien qui compose de la musique pour accordéon diatonique avec l’accordéon diatonique à sa disposition. De ce fait, ses compositions bénéficient des caractéristiques ainsi que des limites organologiques de chaque modèle utilisé.

26 Pendant les années 1990, Perrone demanda aux Castagnari un autre effort créatif pour la réalisation d’un prototype de diatonique à 4 rangées et 18 basses. Avec ce modèle les limites de l’instrument furent atteintes, au-delà desquelles il n’y a que l’accordéon chromatique, plus grand et plus complet.

27 Dans les années 1990, les personnalisations de l’instrument réclamées et obtenues par Perrone incarnent de façon tangible les processus à la base des dynamiques interrelationnelles entre différentes catégories sociales (notamment les facteurs d’instruments de musique et les musiciens), qui déterminent ainsi l’avènement d’innovations, dont les effets sont spécifiques à chaque catégorie.

28 C’est pendant cette période que Bertrand Gaillard commença en France son activité de facteur d’accordéons diatoniques. Le fabricant français avait vécu une longue et complexe période d’auto-formation durant près de treize ans, depuis 1980, dans le sud- est de la France, entre Gardanne (près d’Aix-en-Provence) et Grenoble. Grâce à sa formation d’ébéniste et à l’étude minutieuse d’accordéons diatoniques qu’il considère comme les meilleurs sur le marché (les allemands Hohner, les italiens Soprani, Guerrini et Castagnari), il décida de construire de nouveaux modèles de diatoniques se détachant radicalement des précédents.

29 Fort de cette conviction, dès le début des années 1990, Gaillard commença à réaliser ses nouveaux instruments, caractérisés par des mécaniques en super-durall15 (le même alliage utilisé pour la fabrication des anches), des claviers fermés (comme dans les modèles traditionnels irlandais), de nouveaux types de sommiers et un nouveau design.

30 En 1992, le duo français de Grenoble constitué des musiciens Norbert Pignol et Stéphane Milleret, fondateurs du collectif MusTraDem16 (acronyme de Musiques Traditionnelles de Demain), unanimement considérés dans le monde entier parmi les plus grands expérimentateurs et créateurs de nouvelles musiques pour accordéon diatonique, impressionnés par la musique et les compositions de Perrone et de l’italien Riccardo Tesi, une fois au courant des intentions de Gaillard, décidèrent de le rencontrer. Comme Perrone, Pignol et Milleret n’étaient pas satisfaits des accordéons diatoniques en leur possession. Le duo de Grenoble désirait des instruments fiables, dotés d’un son et de mécaniques précis. Une fois acceptées les demandes des musiciens, Gaillard réalisa deux prototypes où la disposition du plan des notes de la main droite était conçue par les deux musiciens pour faciliter l’improvisation jazz, en ouverture du soufflet. En suivant l’exemple de Perrone, les deux musiciens demandèrent un peu plus tard à Gaillard la réalisation de deux nouveaux accordéons à 18 basses mais avec des boutons sur le côté gauche de l’instrument disposés en rangées parallèles, non plus symétriquement mais ergonomiquement, et dont les mécaniques des anches allaient permettre l’exécution de simples notes et non seulement d’accords. Par conséquent, grâce à l’application de ce système de leviers mécaniques pour les basses, similaire à celui des accordéons chromatiques, les nouveaux accordéons diatoniques permirent aux deux musiciens de composer de la musique nouvelle, sans distinction, sur le plan musical et organologique, entre la mélodie et l’accompagnement, ou entre les parties droite et gauche de l’instrument.

31 Contrairement à Castagnari, Gaillard est un facteur qui travaille seul. Son volume de production équivaut à dix instruments par an, tandis que l’Italien en fabrique environ

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trois cents. Malgré cela, les deux artisans adoptent des stratégies similaires en termes de recherche et de développement, donc d’innovation. Tous deux, en effet, acceptent les demandes des musiciens, leur offrant des nouvelles solutions organologiques, en demandant à leur tour des changements structurels de produits semi-finis à leurs fournisseurs (tels que les fabricants d’anches et de soufflets). Une fois leurs demandes satisfaites, les musiciens développent de nouveaux paradigmes musicaux. Quand ils perçoivent de nouvelles limites organologiques entravant leur créativité, ils retournent chez les facteurs avec de nouvelles exigences. Dans ce processus, au centre des dynamiques interrelationnelles qui viennent d’être décrites, se trouvent les facteurs. Ils sont tout à la fois les récepteurs des doléances de musiciens, et les intermédiaires, les promoteurs et créateurs d’innovations technologiques et organologiques qui influencent aussi bien la production artistique et musicale que celle des instruments de musique.

32 Revenons à des questions plus étroitement liées à l’organologie et à son influence sur les objets musicaux. Il est impossible de décrire ici toutes les personnalisations réalisées par Castagnari et Gaillard au cours des 35 dernières années. Cependant, au plan de la créativité et de l’expression, leur apport est décisif pour les trois générations de musiciens des deux pays, mais aussi d’ailleurs17, qui se sont succédé, depuis celle de Perrone et Giannattasio. Plus précisément, le style d’exécution, ainsi que la composition, sont influencés par l’extension mélodico-harmonique de l’instrument, par la disposition des notes dans les deux claviers par rapport au nombre de boutons, par le poids et les dimensions de l’instrument. Le « son » de l’accordéon dépend essentiellement du nombre, du type et de l’accordage des anches choisies par le musicien.

Conclusion

33 Ce qui a été évoqué ici entend attirer l’attention sur un phénomène complexe, visible dans le cadre protéiforme des musiques vivantes de nombreux contextes européens et occidentaux. Plus précisément, on observe le développement simultané de nouvelles pratiques qui concernent tant le « faire musique » que la facture instrumentale, et qui ont en commun les instruments. Dans ce scénario, animé par les processus interdynamiques entre facteurs et musiciens, les personnalisations organologiques constituent la clé de l’interprétation des processus créatifs des deux catégories sociales. D’un côté, il y a les facteurs, capables de s’adapter, et d’adapter la production aux demandes des musiciens. De l’autre, il y a les musiciens qui ont besoin d’évolutions et de personnalisations organologiques pour composer de nouvelles musiques ou pour jouer des répertoires modernes. De tels processus interdynamiques, qui m’évoquent le kaléidoscope, capable de changer ses figures à chaque secousse, constituent le fondement de l’étude des nouvelles formes de créativité musicale dans les sociétés industrialisées.

34 La méthode appliquée à cette étude de cas, en vérifiant et, si nécessaire, en confirmant et/ou en infirmant les informations et les théories avancées jusqu’à présent, peut favoriser de nouvelles pistes pour la réflexion et la recherche. Une telle approche se veut interdisciplinaire et transculturelle. Elle prône l’étude et l’analyse comparées des procédés de fabrication des instruments de musique et des comportements propres au « faire musique ».

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35 C’est pourquoi il m’apparaît important de continuer à mener une réflexion commune dans le sillage de ce qui a été avancé par Giannattasio. En effet, les objets classiques de l’ethnomusicologie vont être de plus en plus difficiles à étudier dans la réalité. Ils n’existeront bientôt probablement plus, si ce n’est dans les archives, sous la forme d’enregistrements.

36 La conception classique du terrain doit être étendue au « réseau des réseaux ». Pour cette raison, il est nécessaire d’interagir, de comprendre et d’analyser les métalangues propres aux moyens de communication modernes.

37 Je m’attends à ce que l’approche interdisciplinaire, qui a toujours caractérisé notre discipline, soit encore améliorée en embrassant des domaines scientifiques jusqu’à présent peu exploités, notamment ceux relatifs aux sciences statistiques, économiques et technologiques, désormais indispensables pour le développement de nouvelles méthodes d’enquêtes. Cela permettra de mieux comprendre les nouvelles dynamiques interculturelles et interpersonnelles propres aux musiques vivantes.

38 J’espère, par ailleurs, que les efforts se poursuivront en direction de la recherche appliquée, très importante pour l’avenir de notre discipline, en particulier dans le domaine de la fabrication d’instruments de musique.

39 A ce sujet, pendant mes enquêtes de terrain dans le District Industriel Multisectoriel des Marches, j’ai pu vérifier que les connaissances dérivées de ma formation en ethnomusicologie étaient utiles dans le domaine de la facture instrumentale semi- industrielle. Mes efforts se sont concentrés dans deux directions. D’une part, j’ai étudié les processus de transfert de savoirs et savoir-faire intergénérationnels des artisans- ouvriers à l’intérieur des lieux de travail (usines et ateliers). D’autre part, j’ai pris en compte les dynamiques de recherche et de développement dans certaines usines et ateliers, en lien avec l’évolution des processus productifs, ainsi qu’avec la réalisation de nouveaux produits manufacturés (notamment semi-finis pour le secteur des accordéons) et la création de nouveaux réseaux industriels pour la création partagée de futurs nouveaux produits manufacturés.

40 Dans cette perspective d’étude appliquée du terrain et des objets, un rôle fondamental a été attribué aux archives, lieux de mémoire, « mines d’or » pour les études diachroniques-synchroniques comparées. J’espère, en effet, que nous œuvrerons encore davantage pour leur promotion et leur défense. En raison de l’absence d’informations historiques fiables en provenance des nombreux informateurs interrogés, j’ai dû étendre mes recherches aux archives. J’ai donc mené des recherches approfondies dans les Archives Centrales de l’Etat italien (Archivio Centrale dello Stato – ACS) et dans les Archives du Bureau Italien des Brevets, Modèles et Marques (Archivio dell’Ufficio Italiano Brevetti, Modelli e Marchi – UIBMM). J’ai mené des recherches complémentaires auprès de l’ISTAT, l’Institut national de la statistique italien, où j’ai consulté les annuaires de la production industrielle italienne. Enfin, j’ai étudié les données relatives à la production industrielle des instruments de musique italienne dans les archives de la Chambre du Commerce des provinces d’Ancône, Macerata et Ascoli-Piceno (région des Marches). De telles recherches ont été nécessaires, non seulement pour vérifier les informations collectées pendant mes enquêtes de terrain, mais aussi pour tenter de décrire un système technique, ancien et moderne, encore méconnu. Cela pourrait représenter, je crois, un modèle pour l’étude de certains faits sociaux qui donnent sens à notre discipline et à notre travail de chercheurs.

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GIANNATTASIO Francesco, 1998 [1992], Il concetto di musica. Contributi e prospettive della ricerca etnomusicologica. Roma : Bulzoni Editore.

GIANNATTASIO Francesco, 2017, « Perspectives on a 21st Century Comparative Musicology : an Introduction », in F. Giannattasio, G. Giuriati dir. : Perspectives on a 21st Century Comparative Musicology : Ethnomusicology or Transcultural Musicology ? Udine : Nota Editore : 10-28.

MERRIAM Alan P., 1960, « Ethnomusicology Discussion and Definition of the Field », Ethnomusicology IV/3, Champaign : University of Illinois Press : 107-114.

NOTES

1. Dans cet article je me référerai surtout aux terrains abordés, entre 2011 et 2017, en Italie et en France. Toutefois, ces considérations sont le résultat de recherches plus larges que j’ai réalisées pendant la même période en Belgique et en Norvège. 2. Cette notion, souvent utilisée par Carpitella, peut s’approcher à partir de l’étymologie. Si le préfixe euro se réfère évidement à l’Europe, dans la langue italienne le mot culto peut s’interpréter à la lumière de son acception dérivée du mot cultùra, ou bien « l’ensemble de connaissances, traditions, méthodes techniques et similaires qui sont transmises et ont été utilisées systématiquement, caractéristiques d’un groupe social, d’un peuple ou de l’humanité entière » (Cortellazzo, Zolli 1984 : 305). Ensuite, dans une optique classificatoire, Carpitella utilise cette notion à la fois par différence, en opposition à celle de cultura popolare (culture populaire) et pour éviter l’utilisation du mot colto, dans son acception de instruito (instruit) (Cortellazzo, Zolli 1984 : 256), ce qui sous-entend une autre opposition, celle-là entre ce qui est justement culto et tout ce qui ne l’est pas. Avec le temps, cette notion, chère surtout à l’ethnomusicologue italien, est tombée en désuétude. 3. A cet égard, il faut penser aux nombreuses enquêtes menées par des équipes composées d’ethnologues, anthropologues, sociologues, psychologues et psychiatres, parmi lesquelles celles sur le tarentisme. 4. Dans ce cas, pour antropologia della musica (anthropologie de la musique) on pourrait dire que Giannattasio se réfère notamment à Alan P. Merriam qui a défini l’ethnomusicologie comme « l’étude de la musique dans la culture » (Merriam 1960 : 109) et à l’Irlandais John Blacking, partisan de l’analyse comportementale plutôt que formelle, pour la compréhension de la musique (Giannattasio 1998 : 60).

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5. « Un rifiuto istintivo per ricerche animate da puro tecnicismo, dovuto alla stretta connessione con la tradizione di studi umanistici dell’etnomusicologia italiana che, non a caso, nasce in ambito storicista, precorrendo, fra l’altro metodi e tematiche oggi propri all’antropologia della musica. ». 6. Je pense à la possibilité d’installer un logiciel pour l’enregistrement numérique multipiste, équipé avec des analyseurs de spectre multi-bande, dans tout smartphone ou tablette de nouvelle génération. Ou encore, à la possibilité de filmer des événements avec les mêmes outils et avec une résolution des images à 4K. 7. Malheureusement, les universités italiennes souffrent encore d’une pénurie de laboratoires de recherche technologiquement avancés, équipés à la fois pour l’analyse et pour la production de documents audio/vidéo spécifiques pour notre discipline. Le Laboratoire d’analyse du son, ex- Laboratoire d’anthropologie visuelle et d’analyse sonore de la Faculté des Lettres et Philosophie de l’Université de Rome La Sapienza, représente une exception. Voulu par Diego Carpitella dans les années 1980, il a résisté en 2016 à de nombreuses difficultés économiques et opérationnelles. Au moment de l’écriture de cet article, il est malheureusement fermé (espérons temporairement) par manque de financements. 8. Le séminaire a eu lieu dans le cadre des activités de l’Istituto Interculturale di Studi Musicali Comparati (IISMC) de la Fondation Giorgio Cini à Venise, du 24 au 26 Janvier 2013. Plus d’informations sur les activités dell’IISMC sont disponibles sur le site internet de la Fondation Cini à l’adresse la ww.cini.it. 9. Les argumentations que l’ethnomusicologue italien a présenté à Venise en 2013 font l’objet d’un chapitre du livre dédié aux méthodes et objets d’étude de l’ethnomusicologie du XXIe siècle, qui a été publié après l’écriture cet article (Giannattasio 2017 : 10-28). 10. Ma thèse de doctorat, intitulée La renaissance (genèse, évolution et revitalisation) de l’accordéon diatonique (organetto) en France et en Italie, est en préparation à l’Université de Nice Sophia Antipolis, en cotutelle internationale de thèse avec l’Université de Rome La Sapienza, codirigée par Luc Charles-Dominique et Francesco Giannattasio. 11. Les faits, les événements et les considérations que je vais décrire ne représentent qu’une partie de ce qui est abordé de façon plus détaillée et exhaustive dans ma thèse. 12. « Aube », car les processus évoqués dans cette recherche se sont signalés récemment ; « nouvelle » fait référence aux nombreuses innovations introduites tant dans le domaine organologique que dans celui étroitement lié au comportement musical (exécution, composition, répertoires de référence, transmission du savoir, technologies pour la reproduction et traitement du son) ; « tradition » car la caractéristique principale de l’instrument bi-sonore est respectée et aussi parce que l’instrument maintient le rapport avec les contextes traditionnels à l’intérieur desquels les répertoires sont souvent des sources d’inspiration pour les compositions des nouveaux interprètes. 13. Brevet enregistré à Vienne le 06/05/1829 par Cyrill Demian et ses deux fils, Carl et Guido. 14. La figure de Paolo Soprani a toujours été au centre de nombreuses légendes, notamment en Italie, qui ont contribué à la construction de son mythe. Parmi celles-ci, il y a l’invention du premier accordéon chromatique (fisarmonica, en italien), à laquelle il a été tenté de donner un fondement historique à travers le brevet intitulé « Harmonica ». Grâce aux recherches que j’ai menées dans les archives de l’ACS (Arichivio Centrale dello Stato) de Rome et celles en ligne de l’USPTO (United States Patent and Trademark Office), je pense que la paternité du brevet « Harmonica » (enregistré par Paolo Soprani à Paris le 03/05/1897) doit être attribuée à Giuseppe Galleazzi (cf. brevet intitulé « Armonica », déposé à Rome le 29/09/1896, par Giuseppe Galleazzi, et celui intitulé « Accordion », déposé par le même Joseph – probable traduction en langue anglaise du prénom italien Giuseppe – Galleazzi à San Francisco, en Californie, le 05/03/1894). Par conséquent, j’ai des raisons de croire que Paolo Soprani a acquis les droits pour l’exploitation industrielle et commerciale dans certains pays européens, parmi lesquels la France et l’Italie, seulement à la suite d’un accord commercial avec Galeazzi.

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15. Ou duralumin, un alliage d’aluminium trempé contenant de l’aluminium, du fer, du magnésium et du manganèse, utilisé par l’industrie de l’aviation à partir des années 1920. 16. Plus d’informations sur l’histoire et les activités du collectif MusTraDem sont disponibles en ligne sur le site www.mustradem.com. 17. Entre autres, le Belge Didier Laloy, le Finnois Markku Lepistö, l’Irlandais David Munnelly, le Britannique Julian Sutton.

RÉSUMÉS

Si l’ethnomusicologie est en voie d’avoir épuisé sa fonction heuristique de documentation (et donc de patrimonialisation ?) de presque toutes les formes de musiques dans le monde, alors il est peut-être nécessaire de repenser de façon critique les objectifs de la discipline mais aussi les approches méthodologiques utilisées jusqu’à ce jour et de considérer la possibilité de se tourner vers d’autres disciplines. Cela est devenu nécessaire pour la description et l’analyse des nouveaux phénomènes musicaux dérivés de la complexité des sociétés actuelles. Je propose, pour tenter de répondre opportunément à cette question, d’orienter ma réflexion à partir de mes recherches, principalement en France et en Italie, autour de l’accordéon diatonique – instrument de musique produit de la mécanisation du monde et carrefour entre les civilisations paysanne et urbaine.

AUTEUR

RAFFAELE PINELLI Raffaele PINELLI est doctorant en ethnomusicologie à l’Université de Nice Sophia Antipolis, en cotutelle internationale de thèse avec l’Université de Rome La Sapienza. Lauréat de nombreuses bourses d’étude internationales, il est actuellement Chargé de cours en Ethnomusicologie et en Méthodologie d’enquête de terrain à l’Université de Nice Sophia Antipolis. Il est aussi musicien, producteur artistique et exécutif, directeur artistique, conseiller artistique.

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Entretiens

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Un éclectisme assumé. Entretien avec Denis-Constant Martin Entretien réalisé à Paris le 13 juin 2016

Emmanuelle Olivier et Denis-Constant Martin

1 Directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques, Denis-Constant Martin a travaillé pendant près de quarante ans au Centre de recherches internationales (CERI, Sciences-Po Paris – CNRS), avant d’être rattaché au Laboratoire « Les Afrique dans le monde » de Sciences-Po Bordeaux.

2 Au regard de cette courte vignette biographique, on peut se demander pourquoi proposer l’entretien d’un politologue, si talentueux soit-il, dans une revue d’ethnomusicologie. D’abord parce que Denis-Constant Martin n’est pas un politologue, ou pas seulement ! Ses travaux, qui défient toute tentative d’assignation à une discipline unique, questionnent plutôt les représentations sociales du politique, dans toute leur complexité. La musique y a constitué très tôt, et tout au long de son parcours scientifique, un objet privilégié d’investigations et de réflexions, ou plus exactement l’un de ces « objets politiques non identifiés » qu’il avait rassemblés dans un ouvrage collectif éponyme paru en 2002. Ensuite, parce que Denis-Constant Martin a été l’instigateur, au début des années 1990, d’un tournant épistémologique majeur dans l’ethnomusicologie française, qui s’est alors ouverte aux mondes contemporains, à travers l’étude des musiques populaires, de la world music, voire tout simplement des musiques « à la mode ».

3 Sans penser qu’« une vie vécue peut se confondre avec une vie racontée » (Fabre et al. 2010 : 18), cet entretien nous invite à entrer dans un parcours intellectuel fait de rencontres, de questionnements et de choix, mais aussi d’une part de hasard et d’imprévisibilité inhérents à toute démarche scientifique. Du reggae au jazz en passant par les musiques des coloureds du Cap, des ouvrages scientifiques aux chroniques dans des magazines spécialisés, des terrains ethnographiques aux cours-séminaires, se dessine l’image d’un chercheur toujours curieux et passionné. Bref, « in-discipliné » !

E. O.

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Fig. 1. Avec Marie-Christine Martin et les Cape Traditional Singers, Bordeaux, 2004.

De Jean-Sébastien Bach au reggae en passant par le jazz : effets du hasard et déformation professionnelle

Toi qui as une formation de politologue, qui as été chercheur et enseignant à Sciences Po, qu’est-ce qui t’a conduit à t’intéresser à la musique ? J’ai commencé par faire du journalisme musical, que j’ai poursuivi jusqu’à très récemment. De 1968 à 2016, j’ai écrit très régulièrement des chroniques musicales dans des magazines spécialisés ou bien d’information générale. En 1971, quand je rencontre Simha Arom, mon expérience de la musique se résume ainsi à une collaboration à Jazz Magazine, pour lequel travaillaient des gens qui avaient un grand talent d’écriture sur la musique. La rencontre avec Simha Arom me fait réaliser que je peux avoir un dialogue fructueux avec les musicologues et les ethnomusicologues.

Comment te vient ce goût pour le jazz ? DCM : Je ne me souviens plus bien. Mon père fabriquait des orgues électroniques à sonorité classique2 et j’ai grandi avec Jean-Sébastien Bach dans les oreilles. Quand j’ai eu 12-13 ans, j’ai entendu d’autres genres de musique à la radio. Dans mes souvenirs les plus anciens, il y a le Ray Charles de « What’d I say » et « I got a woman », il y a aussi le Sidney Bechet de « Petite fleur », évidemment. Ensuite, j’ai découvert Duke Ellington. Un de mes beaux-frères était musicien amateur, ancien batteur, pianiste, organiste, passionné de jazz et il a conforté mon intérêt pour cette musique. J’ai commencé à lire des revues spécialisées et des ouvrages pour m’instruire sur l’ensemble des musiques afro-américaines : le jazz, le blues, les musiques religieuses,

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etc. Et, à partir de la fin 1968, j’ai commencé à collaborer à diverses publications en tant que chroniqueur de jazz.

Tu as cette seconde vie, en quelque sorte, de chroniqueur de jazz. Mais comment as- tu construit la musique comme objet scientifique ? Si je ne me trompe pas, ton premier ouvrage porte sur le reggae et tu le publies sous un pseudonyme en 1982. Oui, mais le manuscrit initial date de 1978-1979. Il a été publié en feuilleton dans Jazz Magazine ; un peu plus tard, en 1981-1982, un collaborateur de la revue qui lançait une collection de musique chez Parenthèses, éditeur basé près de Marseille, m’a proposé de publier ce feuilleton en livre, et j’ai rédigé une préface originale, un peu décalée par rapport au corps de l’ouvrage, puisque je théorisais, en quelque sorte a posteriori, l’approche que j’ai employée pour analyser le reggae (Constant 1982). Pourquoi avoir choisi d’écrire sur le reggae ? Par suite de la combinaison du hasard et d’une sorte de déformation professionnelle. L’effet du hasard, c’est que le rédacteur en chef de Jazz Magazine, Philippe Carles, connaissait mon intérêt pour les musiques des Antilles en général. A cette époque, dans la presse ou les bacs des disquaires, la catégorie reggae n’existait quasiment pas et l’on n’avait pas encore inventé la catégorie « musiques du monde ». Les services de presse des compagnies phonographiques qui commençaient à publier des disques de reggae en France les envoyaient aux magazines de jazz, notamment à Jazz magazine. Au fur et à mesure, une pile de 33 tours s’est accumulée dans les bureaux de la revue et un jour Philippe Carles m’a demandé : « Tu ne pourrais pas faire quelque chose de ça ? » J’ai pris la pile, et c’est là que la déformation professionnelle intervient. Que faire d’une telle pile de disques ? Je ne peux me contenter d’écrire de simples comptes rendus d’audition, comme pour les disques de jazz habituellement chroniqués. J’adopte une approche plus analytique pour essayer de comprendre ce que signifie le reggae par rapport à la société jamaïcaine, comment cette production musicale originale s’insère dans une évolution historique, politique et sociale. Je fais ce que je sais faire professionnellement : je plonge dans les catalogues de la bibliothèque, je sors tous les articles et les ouvrages qui peuvent m’éclairer sur la Jamaïque. J’ai la chance de travailler à Sciences Po, qui abrite une des meilleures bibliothèques de sciences humaines de France et peut-être d’Europe : on y trouve des revues et des ouvrages publiés aux Antilles, notamment en Jamaïque, toutes sortes de textes portant sur les Caraïbes. Je vais passer six mois, peut-être un an, à dévorer cette littérature et à essayer de saisir comment ce que j’entends sur les disques peut être rapporté à ce que je lis dans les textes, avec quand même le parti pris – et c’est là l’influence des musicologues, notamment de Simha Arom – de partir de la musique, et non des paroles des chansons. Car l’essentiel de ce qui avait été écrit sur le reggae jusqu’alors relevait d’une glose sur les textes, accompagnée de notations socio-historiques véhiculant souvent des mythes qui idéalisaient le reggae comme musique de révolte et de libération. Le corpus que j’ai n’est certes pas rigoureusement constitué puisqu’il rassemble les seuls exemplaires de presse distribués en France. Mais, ce corpus – qui s’avérera ensuite relativement représentatif – indique que ce qui domine dans le reggae, comme dans toutes les chansons populaires à travers le monde, c’est la chanson d’amour. Il comprend quelques pièces à tonalité politique ou sociale, quelques chansons à tonalité religieuse rastafarienne qui, d’ailleurs, se confondent souvent avec les premières. Il n’est donc pas possible de construire une étude du reggae sur le mythe d’une musique dominée par la contestation politique et sociale. Il est indispensable de

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repartir de la musique pour envisager ensuite ce que disent les paroles et découvrir comment cette musique se raccroche à une situation historique particulière.

La musique comme non-objet des sciences politiques

Ce travail sur le reggae s’inscrit-il dans les projets de recherche que tu développes alors à Sciences Po ? Pas immédiatement, parce que je me censure. J’avais le sentiment, peut-être un peu exagéré mais pas totalement infondé, que si je présentais cette enquête dans le cadre de mon activité officielle à Sciences Po, elle ne serait pas bien acceptée. Je l’ai réalisée en dehors de mes heures de travail, si tant est que ça ait du sens dans nos métiers, tout en poursuivant mes recherches plus « normalement » politologiques. L’essentiel du premier manuscrit a été écrit le soir entre 19h et 22h et pendant les week-ends. Et je l’ai signé d’un pseudonyme, complètement transparent évidemment puisque c’est mon prénom. Quand le texte a été publié en feuilletons dans Jazz Magazine, il n’a suscité aucun intérêt parmi mes collègues. En revanche, quand le livre est sorti, il a davantage attiré l’attention. Le directeur du laboratoire où je travaillais, le CERI, l’a considéré de façon positive. A partir de ce moment-là, je me suis libéré de mon autocensure et, par la suite, j’ai présenté mes travaux sur la musique comme partie intégrante de mon activité de chercheur rémunéré par la Fondation nationale des sciences politiques.

Fig. 2. Avec Simha et Sonia Arom, Paris, CERI, 2010.

Est-ce à dire qu’au début des années 1980 dans les sciences politiques, la musique était un objet illégitime ? C’était plutôt un non-objet. Il n’y avait pratiquement aucune recherche sur la musique en sciences politiques, en tout cas en France. On pouvait trouver quelques textes sur la chanson ou l’opéra, écrits soit par des musicologues au sens

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conventionnel, soit par des journalistes, mais ils traitaient surtout de leur histoire ou de leurs paroles. Il faudrait revérifier dans les bibliographies, mais honnêtement, je pense qu’il n’y avait pas grand-chose.

Ce que je trouve intéressant dans ton parcours intellectuel, c’est que d’un côté tu es politologue… En fait, je me suis toujours considéré comme sociologue : après mon diplôme de Sciences Po, j’ai été formé par Georges Balandier qui a dirigé mes thèses de 3e cycle et d’Etat. Pour moi, la « science politique » est une discipline qui se définit par son objet, le pouvoir, mais n’a qu’une faible autonomie du point de vue des méthodes. Elle recourt à l’histoire, à la sociologie, à l’anthropologie, à la psycho-sociologie, à l’économie… C’est à la fois la faiblesse et l’intérêt de cette discipline : elle se situe au croisement de toutes les disciplines des sciences humaines. Cela est d’autant plus flagrant lorsqu’on étudie, comme je l’ai fait, les sociétés africaines : la recherche doit impérativement être multidisciplinaire.

Formes simples et analyse complexe

Dans le champ de l’ethnomusicologie française, tes travaux ont été pionniers. Dans les années 1980-1990, travailler sur les musiques populaires, les musiques de masse, les musiques commerciales, la world music était quelque chose de terriblement exotique en ethnomusicologie. Aujourd’hui, la plupart des étudiants travaillent sur ces objets. Je m’y suis intéressé justement parce que je n’avais pas les a priori des ethnomusicologues d’alors, et que j’abordai ces musiques d’un point de vue plus sociologique. Le blues, qu’est-ce que c’est ? Douze mesures et une succession d’accords I-IV-V-I. Avec ces 12 mesures, I-IV-V-I, quelle palette d’expressions, de nuances ! Les formes supposées simples peuvent se révéler beaucoup plus complexes si on emploie les outils adéquats pour atteindre leur complexité. Quand on accepte que des musiques aussi simples en apparence que le blues (qui peuvent être interprétées dans une très grande palette de styles) recèlent cette complexité, cette richesse de nuances, cette puissance émotionnelle, cela entraîne que la même complexité doit se retrouver dans le reggae, les musiques afro-cubaines sénégalaises, et plus tard dans le mbalax, dans ce qu’on appelle la rumba congolaise, etc. Je sais aussi d’oreille que les musiques de Martinique et de Guadeloupe – de Guadeloupe en particulier parce que je les ai davantage écoutées – sont extrêmement riches ; je ne suis pas capable de l’analyser, mais je suis capable de le percevoir. Je sais qu’elles méritent d’être étudiées sérieusement. Ce genre d’intuition peut être l’aiguillon d’entreprises de recherche.

Je me suis posé la question du fil conducteur entre les différentes musiques sur lesquelles tu as travaillé. Sans chercher à reconstruire ton parcours en lui donnant une cohérence a posteriori, je crois qu’au-delà d’une part de hasard dans la rencontre que tu as eue avec certaines musiques ou certaines personnes, quelque chose les lie entre elles. S’il y a un fil conducteur, c’est la question suivante : comment peut-on analyser les rapports qu’entretiennent les musiques dites « populaires » – mais pour éviter les ambiguïtés de la catégorie « musique populaire », j’ai préféré parler de « musique de diffusion commerciale » ou de « musique de masse », en empruntant cette dernière notion à l’historien Jean-François Sirinelli (Sirinelli & Roux 2002) – avec les sociétés

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dans lesquelles elles s’épanouissent ? Comment construire analytiquement ce rapport et, notamment, comment parvenir à découvrir, à analyser les représentations du pouvoir véhiculées par des phénomènes musicaux ? Cela implique que j’envisage la matière musicale au sens étroit du terme, mais aussi les paroles, les conditions de production et la réception. Ma seconde préoccupation est d’ordre essentiellement méthodologique ; elle s’est imposée à partir du moment où j’ai découvert la tripartition proposée par Jean Molino et Jean-Jaques Nattiez (voir Molino 1975, 2009 ; Nattiez 1975), à l’occasion du travail sur le reggae : la musique jamaïcaine fournit le prétexte d’une première tentative pour appliquer la tripartition à un genre de musique « populaire ». La difficulté est de réaliser le programme complet qu’exigerait une analyse tripartite intégrale. Cela relève pour moi d’un idéal, qui n’a que rarement, voire jamais, été réalisé3. En ce qui me concerne, j’ai essayé de m’en inspirer sans jamais pouvoir la réaliser complètement. Certaines de mes recherches relèvent plus de la mise en rapport des conditions de production et de l’analyse de l’objet musical ; d’autres mettent plus l’accent sur la réception musicale. Dans ce que j’ai fait, c’est peut-être le petit ouvrage sur la rappeuse Diam’s qui s’en approche le plus (Martin et al. 2010). Il y manque toutefois une étude sociologiquement rigoureuse de la réception, qui est compensée par une analyse de forums Internet. Dans les recherches que j’ai entreprises au Cap, en Afrique du Sud, depuis 1992, j’ai dû combiner l’histoire, l’enquête socio-anthropologique par entretien non-directif, l’observation (non participante) et, dans certains cas, l’analyse de forums Internet. Le travail sur Diam’s et sur les polyphonies des Malay Choirs du Cap a confirmé l’importance de la place qu’ont pris aujourd’hui les forums Internet de commentaires et de dialogues (Gaulier, Martin 2017). Leur utilisation pose des problèmes méthodologiques, des problèmes de représentativité, mais ils constituent une source très intéressante et qui peut parfois compenser l’impossibilité de conduire des enquêtes.

L’objet musical comme forme symbolique

Quand, pour reprendre Edouard Glissant, tu travailles la musique comme « poétique de la Relation », quand tu analyses la musique et les musiciens dans leur capacité d’action sur le politique, sur la société, ne vas-tu pas au‑delà de la tripartition ? La tripartition centre son paradigme sur la matière musicale. Quand tu fais une analyse anthropologique, sociologique, politologique de la musique, je trouve que tu vas au-delà. Pour moi, en tant que sociologue, la tripartition n’est pas une fin mais un moyen pour tenter de répondre aux questions que je pose à la musique à propos du pouvoir. Ce qui me paraît très important dans ce qu’a théorisé Jean-Jacques Nattiez, c’est la définition de la musique comme forme symbolique. Cela implique qu’il y ait à la fois des symboles émis et des symboles décodés, décryptés et ceci de multiples manières. Ce qui m’intéresse plus particulièrement dans la symbolique musicale, c’est qu’elle suggère, dans le domaine où je travaille, une interrogation : l’analyse des symboliques musicales permet-elle de trouver des traces de représentations sociales du politique ?

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Il y a certes la musique comme symbolique qui permet de conduire à des représentations du social, du politique, etc. Mais il y a aussi la musique dans sa capacité à transformer la société. En fait, je ne pense pas que la musique elle-même, la matière musicale, l’objet musical, ait la capacité ou le pouvoir de transformer quoi que ce soit. C’est la façon dont cette matière musicale est reçue et interprétée par les auditeurs qui peut éventuellement peser sur la transformation des représentations sociales, et à partir de là, combinée à d’autres facteurs, favoriser le passage à l’acte politique. J’essaie de dire les choses de manière nuancée, car il n’y a aucun automatisme, aucun mécanisme dans ce processus. Tout repose sur des relations symboliques qui sont, la plupart du temps, passablement insaisissables, intangibles et fugaces. Cela pose des problèmes importants quand on travaille sur la musique et l’émotion. Quand on parle de la capacité de la musique à émouvoir de sorte qu’elle suscite un passage à l’acte politique, quand on parle d’émotions dans cette perspective-là, comment définit-on l’émotion ? Quelles sont la puissance et la durabilité des émotions4 ? Qu’est-ce qui va faire qu’une émotion suscitée par la musique à un moment donné, dans des conditions particulières, sera suffisamment intense et durable pour provoquer une « prise de conscience », puis un passage à l’acte ? Qu’est-ce qui fait que lorsqu’on sort d’un concert avec les larmes aux yeux, dix minutes après tout peut être oublié autour d’un verre ? Ou bien que le lendemain matin, au réveil, on se dit : « Bon dieu, ce n’est pas possible, il faut faire quelque chose » ? C’est un vrai problème qui, je crois, ne peut être affronté sans passer par une investigation socio-anthropologique comprenant une véritable enquête de réception. A mon avis, seuls les entretiens non directifs permettent d’avancer dans cette direction. Une leçon que j’ai tirée de mon travail au Cap, c’est qu’à partir d’entretiens non directifs, et souvent d’entretiens non directifs de groupe, on parvient à aller beaucoup plus loin dans la compréhension de la relation entre un phénomène musical et des représentations de la société en général. Au cours de mes enquêtes sur le carnaval du nouvel an (Martin 1999a et b), à partir de 1994 (quand furent organisées les premières élections au suffrage universel), je demandais au début des entretiens : « Pour vous, que signifie ce carnaval ? » Au bout d’un quart d’heure environ, la conversation débouchait sur l’Afrique du Sud en général, la place qu’y occupent ceux qui étaient classés coloureds pendant l’apartheid (et qui constituent la très grande majorité des participants aux troupes de carnaval et aux Malay Choirs), et les anxiétés suscitées par les changements en cours. J’ai réutilisé cette méthode ultérieurement lors de mes enquêtes sur les répertoires des Malay Choirs, avec les mêmes résultats. Je pense que cette technique est fertile : elle permet effectivement d’accéder à des traces, des éléments de représentations sociales. Ensuite, si l’on combine une analyse symbolique qui produit une interprétation cultivée, nourrie d’histoire et de tout ce qu’on peut apprendre sur l’environnement social et musical de cette musique, mais une interprétation qui demeure unilatérale – celle de l’observateur-analyste qui a tendance à s’appuyer sur ses connaissances et sa compréhension personnelle du matériel symbolique – si l’on combine cette analyse symbolique aux résultats d’une enquête par entretiens non directifs, on n’aboutit pas immanquablement à une connaissance précise et complète des représentations sociales, mais on se donne la possibilité de recomposer des éléments de représentations sociales, notamment de représentations sociales du politique, ainsi que – et c’est lié au politique évidemment – de représentations sociales des identités, de soi et des autres, dans une situation donnée.

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Décrypter les complexités

Ce qui me frappe dans ton travail, c’est le soin que tu as mis à décrypter ces complexités. A ne pas rester dans les relations univoques, à montrer toutes les ambivalences, les ambiguïtés, toutes les tensions entre les différentes formes de discours, pour parvenir à comprendre la complexité des situations historiques, politiques, sociales. En outre, tu t’intéresses très tôt aux phénomènes d’émergence, de création, de circulation des musiques : autant de sujets qui sont très actuels, et que tu travailles depuis une trentaine d’années déjà. Concernant les phénomènes d’émergence, j’ai commencé par m’intéresser au jazz au moment où l’on découvrait en Europe le free jazz. Je me suis trouvé confronté à un phénomène classique : l’apparition d’un style nouveau qui, pourtant, ne sortait pas de rien. Je me suis donc intéressé tout autant à ce qui apparaissait dans des circonstances historiques particulières, dans des formes musicales originales qu’à ce qui l’avait précédé et nourri. Le free jazz devenait alors un objet d’étude véritablement passionnant. Le premier article que j’ai publié en 1970 et qui proposait une tentative de sociologie de la musique, portait précisément sur le free jazz (Constant 1970). J’étais motivé par la curiosité : comment penser un phénomène musical en termes d’émergence ? Et par le souhait de nuancer la manière dont étaient à l’époque compris les rapports entre ce style et les combats des Afro-Américains aux Etats- Unis, trop simpliste à mon goût et méthodologiquement discutable. Des textes comme ceux de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli (2000 [1971]), de LeRoi Jones (1999 [1963]) ou Frank Kofsky (1970) posent que le free jazz est lié au Black Power parce que ce sont deux phénomènes concomitants et que certains musiciens sont aussi militants. Mais une analyse des concomitances ne dit rien des relations de causalité. En outre, on ne peut pas s’appuyer uniquement sur des déclarations d’intention de musiciens ou sur les titres de leurs créations ; ils expriment un point de vue qui doit être pris en compte dans l’analyse, mais qui ne fournit pas la clef de compréhension des réactions des auditeurs. A l’époque, ce type de réflexion n’était pas toujours très bien compris, il semblait un peu trop alambiqué. En ce qui concerne les ambiguïtés et les ambivalences, il y a eu pour moi deux éléments essentiels : l’un fut le travail mené dans le cadre d’une thèse de 3e cycle commune (un héritage peu exploité de mai 1968) avec Tatiana Yannopoulos – la collègue du CERI avec qui j’ai vraiment appris mon métier sur le tas – qui, outre qu’elle est une grande connaisseuse du rébétiko, avait à côté de son travail de chercheuse une pratique de psychothérapeute et de psychanalyste. Elle m’a fait prendre conscience de l’importance des ambivalences, des ambiguïtés, des significations complexes, des contradictions, y compris dans le champ politique où l’on a souvent tendance à tout dichotomiser en oppositions tranchées. Par ailleurs, ces deux notions renvoient aussi à l’anthropologie, et notamment à l’anthropologie de Georges Balandier, du Balandier qui a écrit L’ Afrique ambiguë (1957), puis l’Anthropologie politique (1967), une réflexion sur la nature essentiellement ambiguë du pouvoir. J’avais donc toutes les raisons de considérer qu’il fallait s’intéresser à ces notions, peut-être finalement davantage l’ambivalence venue de la psychanalyse et de la psychologie que l’ambiguïté mise en évidence par les anthropologues. Trente ans plus tard, je lis Nathalie Heinich (1998), qui elle aussi insiste sur l’ambivalence. En fin de compte, à la lecture des ethnomusicologues, je finis par réaliser une sorte d’évidence : la musique est l’un des moyens de communication, l’un des moyens expressifs les plus aptes à véhiculer les hésitations,

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les balancements et les sentiments contraires. Là où, notamment dans le domaine politique, le discours ordinaire est un discours contraint, dans un langage qui n’admet pas l’émission simultanée de contradictions, la musique peut y parvenir, justement parce que c’est un système symbolique à plusieurs niveaux, qui combine, dans le même temps, plusieurs moyens d’expressions potentiels (mélodie, harmonie, rythme, etc.). Le reggae fournit un extraordinaire terrain pour tester ces hypothèses sur la capacité de la musique à mettre en jeu dans le même temps des équivoques : d’un côté, on entendait dans les paroles de certaines chansons et à propos de cette musique toutes sortes de discours sur l’anti-Babylone, l’anti-américanisme, et on percevait à la base de cette musique une pulsation profondément enracinée dans l’histoire des polyrythmies jamaïcaines. Et d’un autre côté, le contour mélodique, les harmonies et d’autres traits signalaient une attirance profonde pour les Etats-Unis. Ce n’est donc pas un hasard si, sur la plupart de ses enregistrements, Bob Marley est accompagné par un guitariste étatsunien. Voilà : ambiguïtés, ambivalences, contradictions me semblent devoir être au cœur de toutes les analyses socio- politiques que l’on peut faire sur la musique.

« Pour moi la création est toujours un mystère »

Tu as aussi abordé très tôt les phénomènes de circulation, d’appropriation, de transformation, de resémantisation de la musique. Les circulations transatlantiques… J’avais en quelque sorte l’avantage de m’intéresser au jazz et de travailler sur des sociétés africaines, même si ce n’était pas des sociétés atlantiques. Pour mes recherches de politologie, j’ai été conduit à lire des travaux sur diverses sociétés d’Afrique et sur l’ensemble du continent. Certains collègues, parmi lesquels des Afro-américains, écrivaient sur le jazz mais connaissaient mal l’Afrique ou se satisfaisaient de mythes forgés sur l’histoire des sociétés africaines et leurs musiques. J’avais acquis les moyens, un petit peu plus que d’autres, d’essayer de construire les relations qui rattachaient les sociétés afro-américaines et leurs musiques à celles d’Afrique, de penser, même sur le mode de l’hypothèse, la dialectique des héritages et de la création créole, ce pour quoi, à partir des années 1990, je tirai d’Edouard Glissant des idées particulièrement stimulantes (Martin 1991b et 2011c). En ce qui concerne la thématique de l’appropriation, on revient à la question de la demande comme motivation : si j’ai travaillé cette question – en partie à cause de toi ! – c’est parce que cette notion est apparue, dans le cours des débats qui se sont développés au sein du projet ANR GLOBAMUS5 et que je me trouvais confronté au Cap à des pratiques musicales où l’appropriation était au cœur de la création. J’ai donc essayé de réfléchir là-dessus (Martin 2014b).

En relisant la plupart de tes travaux depuis la fin des années 1980, la notion de création musicale y est aussi très présente. Pour moi, la création est toujours un mystère. Les conditions de la création, la définition même de la création demeurent des questions irrésolues. Encore une fois, mon intérêt pour la création est venu de façon logique, dans la mesure où je me suis intéressé à des phénomènes qui relevaient de l’invention de genres ou de styles musicaux originaux. Il y eut le free jazz, puis le reggae ; dans ces deux cas, une interrogation s’impose : comment comprendre quelque chose qui apparaît sinon comme une rupture, à tout le moins comme une évolution très marquée par rapport à

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ce qui se faisait précédemment ? Comment s’est construit le reggae par rapport à la musique qui se faisait en Jamaïque à la fin des années 1950 et au début des années 1960 ? On peut retracer une évolution, qui s’étale sur presque une décennie. Même chose pour le bebop et le free jazz : ce ne sont pas des innovations qui se produisent du jour au lendemain, mais il y a un moment donné où l’on peut dire rétrospectivement : « Voilà, quelque chose a changé ». Un certain nombre de paramètres fondamentaux ont été transformés et, d’ailleurs, la musique va être nommée différemment ; dans des cas comme ceux-ci, la question de la nomination est très importante. Plus tard, on peut considérer ces changements comme « création », mais cela n’éclaircit pas véritablement, en tout cas en ce qui me concerne, le mystère de ce que c’est.

Fig. 3. Avec Georges Balandier, Paris, CERI, 2010.

Tu t’es trouvé confronté à des musiques dont tu pouvais observer les processus de genèse et de transformation, mais tu ne penses pas que c’est un processus inhérent à toute musique ? Oui, évidemment ! En même temps que tu le disais, j’étais en train de penser que finalement, les musicologues qui s’intéressent aux musiques européennes dites « classiques » étaient confrontés exactement aux mêmes problèmes avec l’apparition du dodécaphonisme et du sérialisme dans les années 1920-1930, et ensuite avec les musiques électroacoustiques. Même chose avec Elvis Presley : avec le rock américain, quelque chose de nouveau apparaît ; avec le tango en Argentine, le samba au Brésil, les musiques de danse urbaines africaines dont témoignent les premiers enregistrements faits en Afrique du Sud dans les années 1920‑1930, au Ghana à la fin des années 1930, au Congo et dans bien d’autres pays pendant les années 1950. Et je suppose qu’en Inde, en Chine ou au Japon, on trouverait beaucoup de phénomènes similaires.

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De la même manière qu’au Cap au XVIIe siècle, la rencontre entre les populations locales, les blancs et les esclaves venus d’ailleurs produit une musique inédite. Oui, mais la documentation ne nous permet pas de saisir véritablement l’émergence de cette musique avant la fin du XIXe siècle, même si on sait que le processus a commencé depuis longtemps. C’est la même chose pour les musiques afro- chrétiennes des Etats-Unis, parce que les premiers documents dont nous disposons sur ce sujet datent, à quelques exceptions près, de la guerre de Sécession ; ils signalent avec beaucoup de retard un phénomène qui s’est amorcé bien avant. Aujourd’hui les choses sont différentes, dans la mesure où pratiquement tout est enregistré et circule dans l’immédiat. Nous disposons donc d’autres moyens pour travailler. Mais, pour étudier les processus de création à l’œuvre dans des musiques qui ont cette profondeur historique, nous sommes dépendants d’une documentation datée, partielle et souvent partiale, qui est rarement rigoureuse sur le plan musical. La plupart du temps, il s’agit de comptes rendus écrits. Certains toutefois sont extraordinaires, comme les quelques notations du secrétaire de Vasco De Gama rédigées après avoir entendu pour la première fois des musiciens khoikhoi dans la région du Cap (Peres 1945 : 8-9) ou comme la préface au volume de collecte de musique des anciens esclaves publié après la guerre de Sécession (Allen et al. 1951 [1867]). Des documents comme ceux-là, sont, si l’on peut dire, miraculeux. Mais il n’en existe pas beaucoup…

« Il n’y a d’authentique que la rencontre »

On est loin de la notion d’« authenticité », ou des oppositions tradition/changement. David Coplan, dans son livre sur la musique sud-africaine In Township Tonight (1992 [1985]), cite Charles Joyner qui définit la tradition en termes de « structures établies de créativité » (Joyner 1975). Mon interlocuteur privilégié, qui est devenu un très bon ami au Cap, le chef de chœur et compositeur Anwar Gambeno proclame : « La tradition c’est ce que je fais ». Tradition, c’est un mot que l’on plaque la plupart du temps sur des pratiques à des fins plus ou moins idéologiques. Toutes les musiques et toutes les pratiques humaines sont en évolution permanente. Antoine Hennion (2007) a démontré de manière convaincante que le « baroque » est un langage contemporain. Prendre ce que l’on qualifie aujourd’hui d’interprétations baroques pour des restitutions, des reconstitutions de ce qui se jouait au XVIIe et XVIIIe siècles, est une erreur : ces interprétations sont certes fondées sur une certaine connaissance de ce qui se faisait autrefois, mais elles sont conçues aujourd’hui pour un public contemporain. L’ authenticité… J’allais dire : il n’y a d’authentique que la rencontre. Cette idée renvoie aux travaux des anthropologues, au Jean-Loup Amselle des Logiques métisses (1990) qui a mis dans une forme très claire et très pédagogique ce que beaucoup d’anthropologues avaient constaté depuis longtemps.

Ceci dit, Jean-Loup Amselle est revenu plus tard sur la notion de « métissage ». Oui, mais je trouve Logiques métisses plus stimulant que Branchements (2015). Surtout si ce livre est associé aux écrits d’Edouard Glissant. Ceci dit, la notion de branchement n’est pas inintéressante, elle évoque aussi pour moi la « bifurcation » de Michel Serres (1982 ; voir aussi Serres 2015). De toute manière, je considère que ces idées se complètent, se renforcent. L’historien Serge Gruzinski a également travaillé ces notions : il a montré ce qu’a produit l’interaction entre formes esthétiques coloniales

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et autochtones au Mexique et comment des formes créoles ont en retour influencé des esthétiques européennes (Gruzinski 1999). L’« authenticité » n’est pas un concept scientifique. Ce sont le divers, le multiple, le métissage qui sont à la source de toutes les productions humaines ; il reste à explorer plus avant comment ils engendrent la création…

Je partage complètement ta pensée, mais tu sais bien que l’UNESCO a fait son commerce de la notion d’authenticité et qu’elle est aujourd’hui généralement acceptée. Oui, mais si tu reviens à la dimension idéologique de cette notion, tu réalises qu’elle est utilisée par des entrepreneurs politiques pour justifier des droits, qui par ailleurs sont peut-être des droits légitimes. C’est notamment au Brésil que ce mouvement a pris une importance énorme, dans les revendications de droit à la terre portées par des communautés autochtones, alors même que le terme de communauté pose déjà énormément de problèmes (Mattos 2003 ; Mattos et Abreu 2005, 2007). En outre, les textes de l’UNESCO portent sur les droits des peuples premiers, alors que la catégorie de « peuple premier » est tout aussi trouble, comme le confirment les recherches de paléoanthropologie les plus récentes. Mais ces mots ont un avantage : parce qu’ils simplifient des phénomènes extraordinairement complexes, ils deviennent opérationnels, utilisables par des entrepreneurs politiques, notamment ceux qui cherchent à fabriquer des « identités » à base de « roman national » (Martin dir. 2010). L’ « identité française » brandie au cours de la campagne pour l’élection présidentielle de 2017 ne veut strictement rien dire ; c’est, comme aurait dit Edouard Glissant (1997), une « identité racine-unique » que démentent tous les travaux historiques, à commencer par ceux de Fernand Braudel dont l’ouvrage sur l’identité française affirmait qu’elle est : « le résultat vivant de ce que l’interminable passé a déposé patiemment par couches successives […] un résidu, un amalgame, des additions, des mélanges » (1986 : 17).

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Fig. 4. Avec Didier Levallet, Paris, CERI, 2010.

Les cours-séminaires : une expérience d’écriture collective

A côté de tes recherches, tu t’es aussi consacré à l’enseignement. J’ai mené plusieurs types d’enseignement : j’ai enseigné à Sciences Po Paris, à Sciences Po Bordeaux et au département de musique de l’Université Paris 8. Je pense que les étudiants qui ont suivi les cours et les séminaires que j’ai faits, pour les échos que j’en ai eus, en gardent plutôt de bons souvenirs. En revanche, ce qui m’attriste est que les doctorants que j’ai formés à Paris 8 et à Sciences Po Bordeaux, ceux qui sont les plus proches du travail que je souhaitais faire et inciter à faire, ont énormément de difficultés à trouver un emploi stable : je les ai trop encouragés à être non- conformistes et, surtout, à être trans- ou multidisciplinaires quand les commissions de recrutement du CNRS ou de l’Université sont toujours organisées par disciplines cloisonnées. Il y a une dissonance prononcée entre l’impératif de multidisciplinarité prôné par les autorités, du ministère aux directions des instituts de recherche et des universités, et la réalité des recrutements, dissonance rendue plus dramatique encore par la pénurie de postes offerts ; je crains qu’il n’y ait en France aujourd’hui un conservatisme institutionnel perpétuant un conservatisme intellectuel qui n’est plus le fait des chercheurs actifs, ou en tout cas plus le fait des jeunes générations.

J’aimerais que tu me parles de ton expérience d’enseignement autour de l’ouvrage sur Diam’s (Martin et al. 2010). Un tel projet : associer ses étudiants à l’écriture d’un ouvrage, est plutôt rare. Ce que j’ai systématiquement fait fut de transformer mes cours en cours-séminaires qui incluaient, même à Sciences Po Paris, des travaux de recherche des étudiants. Ils

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ne pouvaient évidemment consacrer qu’un temps limité à ces recherches, mais, comme ils venaient présenter leur travail devant leurs camarades, cela engendrait une dynamique qui aboutissait souvent à des textes remarquables sur des sujets auxquels je n’aurais pas pensé ; c’était très stimulant, autant pour les étudiants que pour moi. Vers le milieu des années 2000, à Paris 8, je me suis demandé s’il ne serait pas encore plus intéressant, au lieu d’avoir des travaux éparpillés, même s’ils étaient souvent de bonne qualité, d’essayer de construire un projet commun avec tous les participants au cours. Il s’est trouvé qu’en 2006, le CD de Diam’s, Dans ma bulle, a été annoncé dans la presse comme le plus fort chiffre de ventes de tous les enregistrements publiés cette année-là, comme une production ayant rencontré un succès exceptionnel. Je me suis demandé pourquoi ce CD avait si bien marché ; comment il avait résonné avec l’évolution de la société française ; ce qu’il signifiait par rapport à son état en 2006. J’ai alors proposé aux étudiants de construire un petit projet de recherche autour de ces questions. Ils ont accepté et se sont répartis en plusieurs groupes de travail : sur la musique, sur les paroles, sur la biographie de Diam’s, sur Diam’s dans le rap français. Au bout du compte, ils rédigèrent plusieurs mini-mémoires, chacun de la taille d’un article universitaire. Deux m’ont semblé tout à fait excellents, et j’ai pensé qu’ils pourraient être publiés, d’autant plus que les travaux sérieux sur le rap n’étaient pas légion. Le chapitre d’analyse musicale a été rédigé par quatre étudiants absolument remarquables, dont le compositeur musique contemporaine argentin Mariano Fernandez, très féru de nouvelles technologies musicales, et la chanteuse Zulma Ramírez, qui a fait partie de l’ensemble Accentus de Laurence Equilbey. Ces étudiants étaient hyper-qualifiés, hyper-compétents et enthousiasmés à l’idée de travailler sur le rap. L’ analyse musicale qu’ils ont proposée était passionnante. Un autre groupe qui avait une formation plus littéraire a étudié les paroles et produit également un excellent texte. J’ai demandé à ces étudiants s’ils étaient d’accord pour que j’essaie de faire une publication autour de leurs textes. Une fois qu’ils ont accepté, j’ai retravaillé, en les réécrivant juste un tout petit peu, ces deux mémoires, analyse musicale et analyse des textes, puis j’ai mis de la « sauce » historique et théorique autour. J’ai fait une incursion sur des forums Internet pour tenter d’y trouver des éléments d’analyse de réception. Mais le publier n’a pas été si facile. Un premier éditeur qui l’avait quasi-commandé l’a trouvé trop peu « grand public » ; il escomptait sans doute un texte plus « people » sur Diam’s. Celui qui l’a finalement édité s’est heurté à des obstacles juridiques dont l’interdiction d’utiliser « Diam’s » dans le titre, car c’est une marque déposée. Donc, le nom de Diam’s n’est pas apparu dans le titre et le livre ne s’est évidemment pas bien vendu. Je pense que les co-auteurs étudiants ont été un peu déçus. Enfin, ce qui me gêne énormément, c’est qu’il a été écrit par sept auteurs mais que les recensions ou les bibliographies le présentent souvent sous mon seul nom ; ce n’est pas normal, mais je n’ai aucune maîtrise là-dessus.

Le « métissage originel »

Pour terminer, ce qui m’a marqué dans ton parcours intellectuel, ce sont les rencontres que tu as faites, qui t’ont nourri, et dont tu reconnais toujours l’apport à ta propre réflexion. Ça, c’est le métissage originel ! Nous sommes dans des métiers de formation permanente, d’inter-fécondation. Nous sommes constamment enrichis par les

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rencontres que nous faisons et les débats qu’elles occasionnent. Au fil de mon parcours, des enseignants de Sciences Po, Tatiana Yannopoulos, Georges Balandier, Simha Arom, Edouard Glissant, des collègues du CERI, du laboratoire LAM de Bordeaux, de Paris 8, de la SFE, d’Afrique du Sud, les étudiants auxquels j’ai eu la chance d’enseigner en diverses institutions, tous ont joué un rôle déterminant en m’aidant à organiser, à clarifier les questions que je me posais et en me fournissant des outils très divers, mais efficaces, pour essayer d’y répondre. Comme tu le sais, je ne suis pas musicologue, je n’ai pas de formation musicale, je suis incapable de faire une transcription. A plusieurs reprises, mon travail sociologique a eu besoin de s’appuyer sur des analyses musicales que je ne pouvais pas faire et j’ai eu la chance de pouvoir compter sur des amis qui soit, comme Simha Arom très fréquemment, m’ont donné des indications importantes, soit ont accepté de travailler avec moi : Didier Levallet, les étudiants de Paris 8 et, plus récemment, Armelle Gaulier.

Ce qui m’a aussi frappé en relisant tes textes, c’est la grande curiosité et la grande liberté que tu as eues et entretenues sans cesse. La curiosité, oui. Si on fait de la psychanalyse sauvage, tout le travail de mon père a été de comprendre comment était constitué un son, et comment on pouvait reconstituer un son acoustique avec des moyens électroniques. Tout ce qu’a fait mon père, dans le domaine de la musique ou de l’image, lui qui par ailleurs était extrêmement conservateur dans d’autres domaines, témoigne d’une curiosité vraiment extraordinaire. L’ avènement du transistor, le perfectionnement des semi- conducteurs ont révolutionné son travail. Pendant mon enfance et mon adolescence, j’ai entendu mon père parler de ses recherches ; je pense que nous, les enfants, n’y comprenions rien ! Tout petit, j’ai entendu parler de « diviseurs de fréquences » mais il n’y a pas très longtemps que je vois à peu près ce que ça veut dire. Les harmoniques, je ne savais pas ce que c’était. La manière dont j’ai conduit mon travail a été inconsciemment influencée par la personnalité de mon père, par ce qu’il était et par ce qu’il a fait.

Je trouve que ta curiosité t’a permis de repousser les limites disciplinaires, et de gagner une grande liberté intellectuelle. J’assume un éclectisme, dans le sens classique, au moins à titre de projet, sans être sûr de l’avoir réalisé : emprunts de ce qui est stimulant dans différents systèmes pour les fondre en un tout cohérent. Je suis foncièrement in-discipliné.

Du non-conformisme ? Oui, c’est un peu du même ordre. Quand tu faisais Sciences Po dans les années 1960, tu avais une extraordinaire liberté pour choisir des enseignements qui partaient un peu dans toutes les directions, à la fois sur le plan des thématiques, sur le plan des approches, voire de l’idéologie. J’ai suivi une formation qui n’était pas cloisonnée sur le plan disciplinaire : des cours de sciences politiques intitulés comme tels, des cours d’histoire avec des historiens remarquables ; de géographie la première année, ce qui s’appelait l’année préparatoire, avec un géographe extraordinaire, Pierre Georges ; de droit constitutionnel avec le doyen Vedel ; d’histoire des idées avec Jean Touchard, qui était absolument fabuleux ; et puis des cours plus « exotiques » sur les sociétés africaines et les sociétés d’Amérique latine, sur le Vietnam, avec Jean Lacouture. En trois ans, on pouvait accéder à des enseignements et à des enseignants fantastiques, sans aucune contrainte disciplinaire. C’était très enrichissant. Ensuite, j’ai travaillé pour mes thèses avec Georges Balandier. J’ai été recruté par le CERI de Sciences Po : il

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rassemblait des chercheurs travaillant sur toutes les régions du monde et, spontanément, tu te trouvais dans un milieu comparatiste, même si tu ne faisais pas de comparaisons formelles ; ils venaient de disciplines différentes : histoire, économie, politologie, et souvent, quelle qu’ait été leur formation, ils avaient une sensibilité anthropologique et sociologique, et c’est toujours le cas aujourd’hui. Les groupes de travail à l’intérieur du CERI étaient extrêmement féconds. Au bout du compte, je n’ai appris la notion de discipline – au sens d’ensembles de connaissances et de méthodes cloisonnés, pas au sens moral bien entendu – ni au cours de ma formation initiale, ni dans les centres où j’ai travaillé ; cette in-discipline a sans doute prospéré sur un terrain favorable, mais le résultat en a été que je suis parvenu à faire le type de recherches que je souhaitais et que mes tentatives transdisciplinaires ont été acceptées, surtout à partir des années 1980, quand mon travail sur la musique a été reconnu comme légitime. Ceci dit, j’ai toujours pris soin de continuer à m’investir dans des projets qui relevaient purement de la sociologie politique et ne traitaient pas de musique, mais ils ont indéniablement enrichi ce que j’entreprenais par ailleurs en sociologie de la musique. Ainsi, une bonne partie du travail que j’ai réalisé sur musique et identité (Martin 2012a), sur les musiques et le carnaval du Cap (Martin 1999a et b, 2013, 2017), a tiré avantage de recherches sur l’identité en politique qui ne comportaient rien de musical (Martin dir. 1994 et 2010). Tout s’est complété.

Tu as fait énormément de terrains, au Cameroun, au Kenya, en Tanzanie, en Afrique du Sud, dans les Antilles ; la somme de tes écrits, en français et en anglais, des textes académiques comme des articles dans des revues plus grand public, est impressionnante. Tu as participé à la réalisation et réalisé des films documentaires, des disques… Ma mère était fille de marin pêcheur ; elle racontait le périple autour du monde de son père (que je n’ai pas connu), second sur un cargo à voile ; elle entretenait des rêves de voyages et m’emmenait voir les séances de cinéma « Connaissance du monde ». Mon père avait dans son bureau un planisphère sur lequel il plantait des punaises de couleur pour indiquer où il avait installé des orgues et des cloches électroniques. Tous deux, chacun à sa façon, m’ont ouvert les yeux, et les oreilles, sur le monde. En outre, ma mère n’est allée à l’école que jusqu’au certificat d’étude ; après, elle a dû carder des matelas avec sa mère, parce qu’il n’y avait pas d’argent pour lui permettre de continuer à étudier. Elle s’est intellectuellement formée toute seule, et très solidement, en conservant un sens moral assez rigide. Elle avait un répertoire de maximes qui lui venaient de sa famille à elle, de sa grand-mère, et qui revenaient comme des ritournelles. Elle les proférait moitié sérieusement, moitié en plaisantant : ainsi, à nous les gosses, quand nous étions contents d’avoir fait quelque chose et que nous étions un peu fiers de nous, elle disait : « T’as fait qu’ton d’voir et bien p’titement ». C’est un peu ça la morale de mon histoire…

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1992 La découverte des cultures politiques, esquisse d’une approche comparatiste à partir des expériences africaines. Paris : Fondation nationale des sciences politiques, Centre de recherches internationales (Cahiers du CERI 2). Disponible en ligne à : http://www.sciencespo.fr/ceri/sites/ sciencespo.fr.ceri/files/cahier02.pdf

1996 Les démocraties antillaises en crise. Paris : Karthala (avec Fred Constant).

1998 Le gospel afro-américain, des spirituals au rap religieux. Arles : Cité de la musique/Actes Sud [rééditions : 2001, 2008].

1999a Coon , New Year in Cape Town, Past and Present. Cape Town : David Philip.

2002 La France du jazz, musique, modernité et identité dans la première moitié du XXe siècle. Marseille : Parenthèses (avec Olivier Roueff).

2006 Viewing the New South Africa, Representations of South Africa in Television Commercials. Johannesburg : Institut Français d’Afrique du Sud (Les nouveaux Cahiers de l’IFAS 9) (avec Rehana Ebrahim-Vally). disponible en ligne à : http://www.sciencespo.fr/ceri/sites/ sciencespo.fr.ceri/files/qdr19.pdf

2010 Quand le rap sort de sa bulle, sociologie politique d’un succès populaire. Paris : Mélanie Seteun/ IRMA, 2010 (avec Laura Brunon, Mariano Fernandez, Soizic Forgeon, Frédéric Hervé, Pélagie Mirand et Zulma Ramirez).

2013 Sounding the Cape, Music, Identity and Politics in South Africa. Somerset West : African Minds.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017 191

2015 L’enquête en ethnomusicologie, Préparation, terrain, analyse. Paris : Vrin (avec Simha Arom).

2017 Cape Town Harmonies : Memory, Humour & Resilience. Somerset West : African Minds (avec Armelle Gaulier).

Direction d’ouvrages et de revues

1973 L’ Afrique noire. Paris : FNSP, Guides de Recherche, Armand Colin (avec Tatiana Yannopoulos).

1978 Aux urnes l’Afrique ! Elections et Pouvoirs en Afrique noire. Paris : Pedone.

1983 « La politique africaine des Etats-Unis », Politique africaine 12.

1984 « Images de la diaspora noire », Politique africaine 15.

1988 Tanzanie : Vingt ans après Arusha. Pau : Université de Pau, Centre de recherche et d’étude sur les pays d’Afrique orientale (avec François Constantin).

1989 Tanzanie, l’Ujamaa face aux réalités. Paris : Editions recherches sur les civilisations (avec Hermann Batibo).

1991 Les Afriques politiques. Paris : La Découverte (Avec Christian Coulon).

1992 Sortir de l’apartheid ? Bruxelles : Complexe, collection Espace International.

1994 Cartes d’identité, comment dit-on «nous» en politique. Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.

1998 Les nouveaux langages du politique en Afrique orientale. Paris : Karthala.

2002 Sur la piste des OPNI (Objets politiques non identifiés). Paris : Karthala.

2010 L’identité en jeux, pouvoirs, identifications, mobilisations. Paris : CERI/Karthala.

Articles et chapitres d’ouvrage

1970a [Denis Constant :] « L’ Amérique noire et le rejet de la référence occidentale », Abbia (Yaoundé) 24, janvier-avril.

1970b « Métal rouge, terreur blanche et unité nationale en Zambie », Revue française de science politique 20/4.

1971 « L’unité africaine face au pouvoir blanc », in Jean Meyriat, dir. : L’univers politique 1970. Paris : Editions Mazarine (avec Tatiana Yannopoulos).

1972a « Domination et composition en Afrique : le Conseil de l’Entente et la Communauté est- africaine face à eux-mêmes et face aux Grands », Revue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques I (avec Tatiana Yannopoulos).

1972b « Régimes militaires et classes sociales en Afrique noire : une hypothèse », Revue française de science politique, 22/4 (avec Tatiana Yannopoulos).

1975a « Analyse comparative des méthodes de développement en Côte d’Ivoire et en Tanzanie », in Jochen Voss, dir. : Development Policy in Africa. Bonn-Bad Godesberg : Verlag Neue Gesellschaft GmbH (avec Tatiana Yannopoulos).

1975b « La houe, la maison, l’urne et le maître d’école : les élections en Tanzanie, 1965-1970 », Revue française de science politique 25/4.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017 192

1975c « Le stick et le derrick. Problèmes posés par l’analyse des systèmes politiques africains en termes de situation autoritaire », Revue française de science politique 25/6.

1978a « The 1975 Tanzanian elections : the disturbing six per cent », in G. Hermet, R. Rose, A. Rouquie eds. : Elections without choice. London : McMillan.

1978b « Dépendances et luttes politiques au Kenya, 1975-1977 : la bourgeoisie nationale à l’assaut du pouvoir d’Etat », Revue canadienne des études africaines 12/2.

1978c « De la question au dialogue : à propos des enquêtes en Afrique noire », Cahiers d’études africaines 18/3 : 421-442 (avec Tatiana Yannopoulos).

1979 « Soweto entre les lignes, quelques livres récents sur l’Afrique du Sud », Revue française de science politique, 29/6 : 1090-1107.

1986 « Par-delà le boubou et la cravate, pour une sociologie de l’innovation politique en Afrique noire », Revue canadienne des études africaines 20/1 : 4-35.

1987 « Le triolet multicolore : dans la musique sud-africaine, une blanche n’égale pas nécessairement deux noires… », Politique africaine 25, mars 1987 : 74-81.

1989 « A la quête des OPNI, comment traiter l’invention du politique ? », Revue française de science politique 39/6 : 793-815.

1990a « Métissage des musiques », in M.-F. Toinet, A. Lenkh, dir. : L’état des Etats-Unis. Paris : La Découverte.

1990b « Fusions musicales et divisions politiques, “No Pan-Dey In The Party” : quelle place pour les Indiens à Trinité et Tobago aujourd’hui ? », Annales des pays d’Amérique centrale et des Caraïbes 9.

1991 « Filiation or Innovation ? Some Hypotheses to Overcome the Dilemma of Afro-American Music’s Origins », Black Music Research Journal 11/1 : 19-38.

1992a « Music beyond Apartheid ? », in R. Garofalo ed. : Rockin’ the Boat, Mass Music and Mass Movements. Boston : South End Press : 195-207.

1992b « Out of Africa ! Should we be done with Africanism ? », in V.-Y. Mudimbe ed. : The Surreptitious Speech, Présence Africaine and the Politics of Otherness. Chicago : The University of Chicago Press

1992c « La musique au-delà de l’apartheid ? », postface à D. Coplan, In Township Tonight, la musique et le théâtre dans les villes noires d’Afrique du Sud. Paris : Karthala : 377-402.

1992d « Reggae and the Jamaican society », Jamaica Journal 24/2.

1992e « Le choix d’identité », Revue française de science politique 42/4 : 582-593.

1992f « Je est un autre, Nous est un même, à propos du carnaval de Trinidad », Revue française de science politique 42/5 : 747-764.

1992g « En noir et blanc et en couleur, que voir dans les clips sud-africains ? », Politique africaine 48 : 67-88.

1993 « La Tanzanie et le multipartisme », Afrique contemporaine 167.

1994a « Spirituals, Negro-Spirituals et Gospel Songs », in P. Carles, A. Clergeat, J.-L. Comolli, dir. : Dictionnaire du jazz. Paris : Robert Laffont.

1994b « Blind Willie Johnson », « Little Brother Montgommery », « Jimmie Rodgers », « Roosevelt Sykes », in P. Bas-Rabérin, dir. : Blues, les incontournables. Paris : Filipacchi.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017 193

1995a « Negro Spirituals et Gospel Songs », Encyclopaedia Universalis, 1995 et éditions suivantes y compris CD Rom.

1995b « ’Coloureds’, ‘Blacks’, Sud-Africains : y a-t-il une culture métisse ? », Les Temps modernes 585 : 613-629.

1996a « Que me chantez-vous là ? Une sociologie des musiques populaires est-elle possible ? », in Alain Darré, dir. : Musique et politique, les répertoires de l’identité. Rennes : Presses universitaires de Rennes : 17-30.

1996b « Who’s afraid of the big bad world music ? (Qui a peur des grandes méchantes musiques du monde ?), désir de l’autre, processus hégémoniques et flux transnationaux mis en musique dans le monde contemporain », Cahiers de musiques traditionnelles 9 : 3-21.

1997 « ”The Famous Invincible Darkies”, Cape Town’s Coon Carnival : aesthetic transformation, collective representations, and social meanings », in D. Fourie ed. : Confluences, Cross-Cultural Fusion in Music and Dance. Cape Town : University of Cape Town : 297-333.

1998 « The influence of African music outside Africa », in J. Middleton ed. : Encyclopedia of Africa South of the Sahara, vol. 1. New York : Scribner’s.

1999 « Les ménestrels du Cap, le combat de Carnaval et d’Apartheid en Afrique du Sud », in O. Goerg, dir. : Fêtes urbaines en Afrique, Espace, identités et pouvoirs. Paris : Karthala : 263-279.

2000a « Le métissage en musique, un mouvement perpétuel, création et identité, Amérique du Nord et Afrique du Sud », Cahiers de musiques traditionnelles 13 : 3-22.

2000b « Cape Town’s Coon Carnival, a site for the confrontation of competing coloured identities », in S. Nuttal, C.-A. Michael eds. : Senses of Culture, South African Culture Studies. Oxford : Oxford University Press : 363-379.

2000c « The burden of the name : Classifications and constructions of identity ; The case of the “coloureds” in Cape Town (South Africa) », African Philosophy 13/2 : 99-124.

2000d « Cherchez le peuple… culture, populaire et politique », Critique internationale 7 : 169-183.

2001a « Pratiques culturelles et organisations symboliques du politique », in Daniel Cefaï, dir. : Cultures politiques. Paris : Presses universitaires de France : 117-135.

2001b « What’s in the name ‘Coloured’ ? », in A. Zegeye ed. : Social Identities in the New South Africa, After Apartheid, vol. 1. Cape Town : Kwela Books : 249-267.

2001c « De l’excursion à Harlem au débat sur les “Noirs”, les terrains absents de la jazzologie française », L’Homme 158-159 : 261-278.

2001d « ”Chanter l’amour”, musique, fierté et pouvoir », Terrain 37 : 89-104.

2001e « Un orage braille sur Los Angeles : racisme et invention musicale dans la Californie des années quarante », Revue française d’études américaines, hors-série : 28-37.

2002a « Le char de l’espérance, humanisation et conscience de soi dans un spiritual afro- américain », L’Homme 161 : 111-122.

2002b « Anwar Gambeno : transmettre une tradition omnivore (Le Cap, Afrique du Sud) », Cahiers de musiques traditionnelles 15 : 133-154.

2002c « Le Cap ou les partages inégaux de la créolité sud-africaine », Cahiers d’études africaines 52/4 : 687-710.

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2003a « Review essay : Technology, and the contradictions of globalisation », The World of Music 45/1 : 149-153.

2003b « Les «musiche del monde», immaginari contraddittori della globalizzazione », EM Revista Degli Archivi di Etnomusicologia 1 : 21-47.

2004 « Les musiques face aux pouvoirs », Géopolitique africaine 13 : 117-132.

2005a « Entendre les modernités : l’ethnomusicologie et les musiques populaires », in L. Aubert : dir. : Musiques migrantes. Genève : Musée d’Ethnographie/Infolio : 17-51.

2005b « Musique dans la rue et contrôle de l’espace urbain, Le Cap (Afrique du Sud) », Cahiers internationaux de sociologie 19 : 247-265.

2006a « Le myosotis, et puis la rose…, pour une sociologie des “musiques de masse” », L’Homme 177-178 : 131-154.

2006b « Combiner les sons pour réinventer le monde, la world music, sociologie et analyse musicale », L’Homme 177-178 : 155-178 (avec Simha Arom).

2006c « A Creolizing South Africa ? Mixing, hybridity, and creolisation : (re)imagining the South African experience », International Social Sciences Journal 187 : 165-176.

2007a « Au-delà de la post-colonie, le Tout-Monde ? Pour une lecture sociologique d’Edouard Glissant », in M.-C. Smouts, dir. : La situation post-coloniale. Paris : Presses de Sciences-Po : 134-169.

2007b « Diasporas : music », in J. Middleton, J.C. Miller eds : New Encyclopedia of Africa. Detroit : Thomson Gale, vol. 2 : 81-85.

2008a « An imaginary ocean : Carnival in Cape Town and the Black Atlantic », in L. Sansone, E. Soumonni, B. Barry eds : Africa, Brazil and the Construction of Transatlantic Black Identities. Trenton (NJ) : Africa World Press, Inc. : 63-79.

2008b « Our Kind of Jazz, musique et identité en Afrique du Sud », Critique internationale 38 : 90-110.

2008c « Can jazz be rid of the racial imagination ? Creolization, racial discourses, and semiology of music », Black Music Research Journal 28/2 : 105-123.

2009 « Traces d’avenir, mémoires musicales et réconciliation en Afrique du Sud », Cahiers d’ethnomusicologie 22 : 141-168.

2010a « Cape Town : The ambiguous heritage of creolization in South Africa », in D. de Lame, C. Rassool eds : Popular Snapshots and Tracks to the Past, Cape Town, Nairobi, Lubumbashi. Tervuren : Royal Museum for Central Africa : 183-202.

2010b « Rap as a social and political revealer : Diam’s and changes in French value systems », Culture, Theory and Critique 51/3 : 257-273.

2011a « The musical Heritage of slavery », in B. White ed. : Music and Globalization, Critical Encounters. Bloomington : Indiana University Press : 17-39.

2011b « La dame blanche, l’incirconcis et les diamants noirs : la résurgence du discours racial en Afrique du Sud », Critique internationale 51 : 17-34.

2011c « Gregory Walker et le singe roublard, la question de la création devant l’inexistence et la réalité de l’idée de «musique noire» », Volume ! La revue des musiques populaires 8/1 : 17-39.

2012a « “Auprès de ma blonde…“, musique et identité », Revue française de science politique 62/1 : 21-44.

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2012b « La tradition, masque et révélateur de la modernité », in L. Aubert, dir. : L’ air du temps, musiques populaires dans le monde. Rennes : Editions Apogée : 32-34.

2013 « Survivre n’est pas toujours drôle… Les moppies, chansons comiques du Cap (Afrique du Sud) », Cahiers d’ethnomusicologie 26 : 127-151.

2014a « L’invention de musiques créoles au Cap (Afrique du Sud), XVIIe‑XIXe siècles », in L. Pourchez, dir. : Créolité, créolisation : regards croisés. Paris : Editions des archives contemporaines : 251-274.

2014b « Attention, une musique peut en cacher une autre, l’appropriation α et ω de la création », Volume ! La revue des musiques populaires 10/2 : 47-67.

2015 « Le général ne répond pas… Chanson, clip et incertitudes : les jeunes Afrikaners dans la “nouvelle” Afrique du Sud », L’Homme 215-216 : 197-232.

2017 « Les rhapsodies du Cap (Afrique du Sud). Usages locaux de la circulation mondiale des musiques », in S. Andrieu, E. Olivier, dir. : Création artistique et imaginaires de la globalisation. Paris : Hermann : 57-87.

Films et vidéos

1990 Collaboration au tournage des documentaires réalisés par Alain Majani d’Inguimbert sur Trinidad et Tobago :

1990 La Saison du Calypso, 26 minutes [diffusé à plusieurs reprises sur Antenne 2].

1990 Les rois du Calypso, 26 minutes.

1990 Les orchestres d’acier, 12 minutes.

1990 Les jeux du masque, 13 minutes.

1995 Les ménestrels du Cap. Paris : CNRS Audio-visuel, 28 minutes.

2001 Nuit sans lune, rébétiko et chanson populaire en Grèce. Paris : Les films du village, 52 minutes (avec Luc Bongrand et Tatiana Yannopoulos) [diffusé à plusieurs reprises sur Histoire et TV 5 Europe]

2008 Le Mai de Louchats, 2008-2014 : une fête politique en Sud-Gironde 18’, couleurs (avec Pierre Jouvet) : http://www.dailymotion.com/video/x5drol9

Disques

1992 Polyphonies vocales des Pygmées Mbenzele, République centrafricaine, enregistrements de Simha Arom, conception et réalisation du disque, notes de pochette : Simha Arom et Denis- Constant Martin. Paris : Inédit W 260 042.

1995 Afrique du Sud, 60 ans de musiques de liberté, sélection et texte de pochette : Denis-Constant Martin. Paris : Celluloid/Etablissement Public du Parc et de la Grande Halle de la Villette, CEL 1O1-2.

2002 Les ménestrels du Cap, chants des troupes de carnaval et des chœurs «malais», enregistrements, photos, texte de pochette : Denis-Constant Martin. Paris : Buda Music, 1986102.

2008 Ingosi Stars, Langoni, enregistrements, texte de présentation et photos : Denis-Constant Martin. Langon : Daqui 332033 (avec Patrick Lavaud).

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NOTES

2. Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Constant_Martin et « Versailles : orgues et cloches », émission En direct de…, 3 janvier 1957 : http://www.ina.fr/video/CPF86609297 3. La thèse de Panagiota Anagnostou (2012) est un des exemples les plus poussés de l’utilisation de l’analyse tripartite pour l’étude d’un genre populaire. 4. Ces questions sont notamment abordées dans la thèse d’Armelle Gaulier (2014) ; voir en particulier : « 3e partie, La réception du groupe Zebda ». 5. Projet « Création musicale, circulation et marché d’identités en contexte global » retenu par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) dans son appel à programme « La Création : Acteurs, Objets, Contextes » (2008) et coordonné par Emmanuelle Olivier (CNRS) de 2009 à 2013. 6. Les publications citées de Denis-Constant Martin figurent dans sa bibliographie sélective ci- dessous.

AUTEURS

DENIS-CONSTANT MARTIN Directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques, Denis-Constant Martin a travaillé pendant près de quarante ans au Centre de recherches internationales (CERI, Sciences- Po Paris – CNRS), avant d’être rattaché au Laboratoire « Les Afrique dans le monde » de Sciences- Po Bordeaux.

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Le maloya, une expérience spirituelle et un écosystème. Entretien avec Danyèl Waro

Vincent Zanetti et Danyèl Waro

1 Danyèl Waro est né le 10 mai 1955 au Tampon, à La Réunion, quatrième d’une famille de cinq enfants. Comme pour la plupart des Réunionnais de sa génération, son enfance n’a pas été bercée par le maloya, et pour cause : officieusement interdite, cette musique traditionnelle héritée du temps des esclaves ne survivait que dans quelques familles, avant d’être sauvée et instrumentalisée par le Parti communiste réunionnais (PCR) qui militait pour l’autonomie de ce département français d’outre-mer.

2 C’est d’ailleurs à l’occasion d’une fête du parti, dans les années 1970, que Danyèl Waro découvre le maloya. Cette rencontre changera définitivement sa vie. Mais à cette époque, c’est un genre musical encore très mal vu tant par la bonne société réunionnaise que par l’administration. Il faudra l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République française, en 1981, pour que se relâche la pression exercée sur le maloya et pour que ses acteurs soient progressivement reconnus comme de véritables artistes porteurs d’une tradition. Depuis le 1er octobre 2009, le maloya est classé au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO.

3 Aujourd’hui, cette tradition fait complètement partie de l’identité culturelle des Réunionnais et se décline sous des formes multiples. Elle est jouée par tous, quelle que soit leur origine, et on en oublierait presque qu’elle a failli disparaître. C’est qu’un important travail de reconnaissance a été mené en profondeur par des militants de la cause créole. Parmi eux, depuis le milieu des années 1970, Danyèl Waro fait figure de porte-drapeau. Poète, musicien, fabricant d’instruments, chanteur reconnu et apprécié par le milieu traditionnel qui l’a initié, il est parvenu, en quelques disques, à s’imposer comme un artiste de référence sur les scènes internationales des musiques du monde.

4 L’entretien qui suit a été réalisé le 15 juillet 2016 dans le cadre du festival des Suds à Arles, quelques heures avant un concert donné par Danyèl Waro au théâtre antique.

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V.Z.

Fig. 1. Danièl Waro en concert. Paiti Adam Oleksiak.

Danyèl Waro, vous souvenez-vous du tout premier contact, de votre première émotion liée au maloya ? La première fois que j’ai vu et entendu le maloya, c’était à la fête de Témoignages, le journal du parti communiste, une fête que le parti organisait tous les ans… Parti auquel j’étais affilié, avec mon père, ma famille. On était militants autonomistes à ce moment-là. Il n’y avait pas d’expression d’opposition à la radio, à la télévision, dans les journaux, donc on était militants, en combattant un peu, un peu rebelles… Nous, on s’associait pour faire exister le journal Témoignages. On faisait la loterie, on vendait des trucs, on tenait des bars… Pour cette fête, le parti communiste avait proposé à Firmin Viry de remonter sa troupe familiale, qui existait déjà à la fin des années 50 – ils étaient alors obligés d’aller jouer en cachette – et de proposer le maloya à tous les gens. En tant que membre du parti communiste, j’étais aux premières loges à ce moment-là. Je découvrais l’idéologie du PC. Et juste avant le meeting de Paul Vergès – le créateur du journal, qui vit toujours : le maloya de Firmin Viry. Personne ne dansait, tout le monde était là en train de regarder, en train d’écouter, et moi j’étais là, dans le public, je découvrais les instruments, le phrasé, la danse, tout ça. Je me suis mis à danser. Le premier contact, ça m’a vraiment secoué, un peu comme une révélation. Et je me suis dit : « c’est ça que j’attendais depuis longtemps ». Ça correspondait bien à mon tempérament. Je ne savais pas vraiment chanter. J’aimais chanter, oui, chantonner, gueuler dans les champs. Parce qu’on travaillait dans les champs, on plantait le maïs, on coupait la

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canne, quand on était gamins. On s’accompagnait comme ça, on chantait à tue-tête, mais sans justesse, sans leader, sans rythmique, rien. Je ne savais pas taper un rythme. Et ce maloya-là m’a mis dans cet univers-là : je me suis mis à danser et à répéter le maloya traditionnel de Firmin, bien sûr. Et après, au fur et à mesure, je me suis mis à construire mes propres paroles, mes propres airs, mes propres mélodies…

Quel âge aviez-vous à ce moment-là ? J’avais 18 ans, la première fois que j’ai vu le maloya…

Jusque-là, vous avez donc grandi à La Réunion sans même soupçonner qu’une telle musique existait tout près de vous ? C’était étouffé, c’était réservé à certaines familles qui avaient continué, en cachette, parce qu’elles devaient rendre hommage aux ancêtres. Donc faire une petite cérémonie, mettre à manger… Elles marquaient le coup en chantant quelques chansons, en tapant sur des bidons, mais sans faire de bruit, sans tapage nocturne, parce que c’était ça le problème. Parce que sinon elles se faisaient dénoncer par la bonne société ou par le voisin, le citoyen d’à côté. La police pouvait arriver, confisquer les instruments, s’il y avait des instruments. Il y avait une espèce d’interdit non-officiel, mais un interdit quand même. En même temps, l’autocensure fonctionnait, le conditionnement continuait, dans la ligne de l’esclavage. Sur les grandes plantations, le maloya ne pouvait être que juste toléré, pour amuser cet outil de production qu’était l’esclave. Mais après, comme le maloya représentait une musique qui fédère, qui unit, automatiquement, il a été interdit dans les attroupements. On a dit « tapage nocturne », on a dit « attroupement », on a dit « sorcier », on a dit « satanique », on a tout dit sur le maloya, le tambour était condamné par la religion catholique, par le pouvoir colonial, par tout ça… Quand j’étais petit, on entendait parler du maloya, on entendait le mot « maloya » dans le sega. Le sega est de la même famille que le maloya, c’est l’ancien nom du maloya, la danse des esclaves. Le mot « maloya » est entré après pour définir cette musique-là, il est entré dans tous les segas. On y parlait du maloya pour dire que c’est quelque chose d’extraordinaire, de super… Mais la forme du maloya, on ne la voyait pas bien. C’est après qu’on a vu, pour la première fois pour tous les Réunionnais, le rouleur, les instruments, la façon de chanter, la façon de danser, qui n’étaient pas le sega réunionnais. Le sega était devenu un truc mélangé aussi, mais avec des instruments mélodiques, avec le côté un peu présentable, plus gentillet, plus folklorique. Ça n’était pas non plus, comme certains le pensent, réservé à des blancs. Le sega était une musique de La Réunion, jouée par tout le monde, par les ségatiers, quel que soit leur aspect physique. C’est de la même famille que le maloya, mais ce sega-là a réussi à être « tranquille », un peu à droite, un peu accepté par la droite, politiquement correct, folklorisé, avec les robes à fleurs, tout ça, en même temps que le quadrille créole, qui est aussi mélangé avec le sega. C’est pour ça qu’il y a eu une opposition sega-maloya. Alors que pour moi, le sega, c’était aussi une de mes nourritures dans les 45 tours que j’entendais à la radio. Mais on n’avait pas le droit d’écouter de musique à la maison. Quand mon père est arrivé avec le poste de radio, on avait déjà un certain âge. Il disait : « à la maison, on ne va pas s’amuser à écouter de la musique ». On écoutait le bulletin d’information, les nouvelles du cyclone, et c’était tout. Après, on éteignait.

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De toute façon, on n’avait pas le temps. On allait faire les corvées, on allait travailler aux champs, on allait à l’école… Mon père était dans une espèce de matérialisme austère, la rigueur, la difficulté… Il a vécu dans la difficulté, il a travaillé depuis l’âge de 12 ans pour nourrir ses frères parce que son père était mort, il n’y avait plus de parents. Il a grandi comme ça, avec en plus le côté communiste qui entre, le matérialisme : « le curé, c’est rien ; les fleurs, ça compte pas ; la musique, ça compte pas ». Pas de fantaisie, pas de plaisir, pas de loisir, il avait cette rigueur-là. Nous, on était un peu victimes de ça, on ne pouvait pas jouer, mais on a appris à travailler aux champs, bien sûr. On a appris la rigueur, on a appris tout ça, et c’est très important dans mon travail, même pour faire le métier que je fais, pour chanter comme ça : je suis dans une réalité avant d’être dans le plaisir de chanter. C’est important, le soubassement est construit, il reste le nuage, il reste la lumière, il reste la poésie, la fantaisie… Le maloya arrive donc comme le complément obligé de la rigueur. Ça apporte la tendresse, ça apporte la spiritualité, ça apporte les fleurs. Je le dis dans une chanson : le maloya, c’est la fleur qui a manqué à mon enfance. C’est également la rébellion des esclaves, le chant de Firmin Viry à la fête de Témoignages. Mais c’est aussi la promesse que ma mère a faite à Marie quand j’étais petit, malade, comme on fait beaucoup de promesses aux différents saints, aux différentes religions, aux différents cultes, pour que l’enfant guérisse. Voilà ! On a fait promesse devant la Vierge Marie de m’habiller en blanc et en bleu pendant cinq ans. Ça n’est pas seulement ça qui m’a guéri, mais ça a fait partie de ma guérison. C’est montrer aussi l’amour et le soin que ma mère m’a apportés, ma marraine, tout ça… J’avais la diphtérie, quelque chose qui était dans la gorge et dont on guérissait mal. On en mourrait plutôt, c’était un miracle si on vivait à ce moment- là, dans les années 50. J’ai réussi à m’en sortir grâce aux soins que me donnait ma mère. Elle me nettoyait tous les jours la gorge pour enlever cette espèce de voile. Je ne savais pas ce que c’était, moi, j’ai appris très tard que j’avais vraiment eu la diphtérie. Et donc, c’est cet amour-là, ces soins-là qui m’ont sauvé. Ce qui est marrant et assez ironique, c’est que l’organe le plus atteint, le gosier, c’est celui qui me donne mon nom aujourd’hui, celui qui est mon trésor, l’outil de mon bonheur : la voix bien sûr, avec les mots, avec la musique, avec le rythme.

Lorsque vous parlez du maloya, Danyèl Waro, on sent une espèce de verticalité, de profondeur. Vous y associez évidemment la poésie, mais aussi une dimension spirituelle. Vous évoquiez le culte des ancêtres, le contact avec eux à travers la musique… Cette dimension-là, y avez-vous eu accès rapidement ? Quand je rencontre le maloya, quand je rencontre la musique maloya, le rythme, c’est quelque chose de fort, mais qui ne relève pas seulement de l’apprentissage du rythme, de cours à suivre, de leçons à prendre. Quelque chose de très fort, qui me secoue vraiment, qui me transporte de bonheur. Mais je ne m’en rends pas compte au départ. Ça n’est pas analysé comme ça, c’est au fur et à mesure, en étant à l’extérieur, en parlant d’émotions, en discutant avec des journalistes, en essayant de trouver les mots pour dire ce qu’est le maloya, l’identité, La Réunion, la batarsité (sic)1, tout ça… C’est là que je me rends compte que la force qui m’a attiré, qui m’a secoué, n’est pas quelque chose de mesurable, de quantifiable, de vraiment rationnel. C’est quelque chose d’irrationnel, de spirituel. Je suis béni, béni par un saint ou par la Vierge Marie

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ou par Dieu ou par une espèce d’onde, comme ça. Je suis entouré, vraiment entouré, je suis dans le luxe spirituel. Ça n’est pas l’argent qui commande. C’est quelque chose comme une mission : je suis là, à ma place, c’est ça mon chemin.

…Votre chemin de Damas, en quelque sorte ! Vous vous mettez à danser, mais on est dans la fête du parti communiste et là, vous me parlez de ce luxe de spiritualité. On est tout de même passé d’un monde à un autre, non ? Bien sûr ! Je suis dans un combat : les défavorisés, les classes sociales, marxisme, léninisme, plein de termes pour définir un combat social, un combat du plus petit, du plus faible par rapport au plus grand. Anticapitaliste, anti-impérialiste, anticolonialiste, qui est important pour être dans une communauté de rebelles, une communauté de résistance. Quand je découvre le maloya, c’est sous sa forme musicale. Mais qu’est-ce que je raconte après, avec mes mots ? Je raconte la langue, la culture de la canne, celle du maïs, la culture des champs qui est déjà présente dans mon enfance. Dans cette culture de la langue, il y a les mots, il y a les images… En fin de compte, je découvre une partie du maloya à l’âge de 18-20 ans, mais j’en ai déjà découvert une bonne partie depuis petit : la végétation, la terre, le travail de la terre, l’artisanat, planter ce qu’on mange, et ça, ça n’est pas rien. J’apprends la liberté de l’estomac, la liberté pour le ventre, en même temps que la liberté de l’esprit. Tout ça, ça fait partie du maloya. C’est pour ça que ça n’est pas seulement un rythme, une danse, quelque chose de fini, de visuel, qu’on note et puis c’est bon, on a les éléments… Non ! Et c’est aussi ce qui fait, entre guillemets, « ma force » : c’est d’avoir derrière moi ce combat, cette réalité terrienne, agricole, avec les mots, avec la poésie des mots.

Au-delà de la langue, ça signifie que le maloya a son écosystème ? Voilà, oui, c’est un peu ça. Il fait partie d’un tout, c’est un tout, une espèce d’énergie qui résume tout, qui rassemble tout. C’est pour ça que quand arrive le maloya musical, dansé, avec groupes et instruments, il vient cimenter le tout. Il y a plein d’éléments qui me constituent : la terre, bien sûr, travailler, planter ce qu’on mange. Aller à l’école, apprendre la distance dans la théorie, dans l’intellect, apprendre les mots, et j’aime bien ça aussi. A l’école, j’étais un peu caractériel, un peu en contradiction, en rébellion… en fumiste aussi, parce que j’avais l’intelligence des mots, l’intelligence tout court. Et en même temps, il y a ce côté politique. Trois éléments donc, et ce maloya qui arrive pour cimenter tout ça, pour embellir tout ça, qui réunit tout, et c’est ça qui construit le chemin. Il y a une espèce de chemin politique, d’appareil politique, de slogan politique, et puis il y a ce cheminement personnel, artistique, spirituel…

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Fig. 2. Danyèl Waro, photo de couverture du CD « Monmon » (Cobalt-Buda Musique 2017).

Photo Thierry Hoarau.

Est-ce qu’on peut parler d’initiation ? Oui, c’est un peu comme une initiation, une initiation vers quelque chose de plus grand, de plus loin, de plus profond et de plus éternel. J’aime bien m’inscrire dans une éternité, je suis toujours vivant, c’est un esprit, c’est une âme, c’est une vie qui continue. Parce que sinon, on pourrit, comme ces eaux qui pourrissent et puis c’est fini. Et ça, c’est insignifiant. Il faut avoir plus de lumière pour aller plus loin.

Vous parlez du maloya comme de quelque chose de très englobant, de très profond à la fois. Or depuis quelques années, ce maloya qui était quasiment interdit quand vous étiez jeune, voilà qu’il éclate et que ses formes se multiplient. Il y a aujourd’hui de l’électro-maloya et toutes sortes de déclinaisons nouvelles. Vous-même, comment vous y retrouvez-vous ? Est-ce que pour vous, ce maloya multiple est toujours le maloya ? C’est toujours le maloya selon ce qu’on met dedans. Aux artistes plus jeunes, je dis qu’il faut construire ce maloya, pas en faire un business. Il faut que l’essentiel reste. L’essentiel, c’est cette globalité, cette inscription, cette gravure dans le temps, dans l’espace, garder l’esprit, garder l’essence, quelle que soit la forme musicale. Donc avoir un lien avec le passé et être dans tout l’espace, dans tous les éléments, et se comporter avec respect, avec une manière d’être, une manière et un fond qui se joignent, qui ne se contredisent pas. Ça, c’est beaucoup plus difficile : même si on fait du traditionnel, on peut faire n’importe quoi. Donc, il faut veiller à ce qu’il y ait quelque chose de très profond, religieux ou spirituel, qui ne s’inscrive pas dans le temps court, mais très long. La forme est moins importante à ce moment-là. C’est juste qu’on garde l’esprit du maloya, l’esprit de l’humanité dans le maloya. Si c’est trop « business », ça va détruire, ça va déformer, ça va fausser, il y aura des déchets.

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Mais où chercher cette profondeur, cette verticalité ? Les racines profondes du maloya sont-elles toujours vivantes ? Les tenants traditionnels du maloya, les gardiens de ses racines profondes, sont-ils toujours là à La Réunion ? C’est toujours présent, mais il faut les cultiver, il faut continuer à arroser. On a toujours ces espèces de soubassements, de rituels, d’hommages aux ancêtres. Ça existe, ça a repris de la force, justement, avec le renouveau du maloya. Parce qu’il y a eu des agents du maloya, il y a eu des musiciens pour tenir une nuit, il y a des instruments… Il y a ce truc-là qui bouillonne, mais qui n’est pas accompagné réellement par les radios ou les institutions. Il faut que les groupes, les musiciens, fassent leur propre terrain, leurs propres plantations, leurs propres semences, et c’est bien aussi que ça appartienne aux gens, que ça ne passe pas non plus par une espèce de semence artificielle où de médiatisation trop abondante, trop poussée. En même temps, on est un peu en lutte pour passer à la radio et à la télévision, pour qu’on y ait droit. Mais il ne faudrait pas non plus que ça soit trop « consommation », trop « petit pain »… C’est compliqué à doser. Pour que le maloya conserve une essence, il faut respecter une manière de vivre. C’est indissociable. Le combat pour le maloya, c’est un combat pour l’environnement, c’est un combat pour la planète, pour la nature, pour s’inscrire dans la nature, mais pas contre la nature, pas pour utiliser la nature. Pour moi, c’est un combat général, il est pour la musique, il est dans le comportement humain, pour la liberté, pour l’amour, pour la beauté, pour la maîtrise de son environnement. Tout ça, ça va ensemble, ça n’est pas séparé, c’est impossible à séparer.

Revenons à ce coup de foudre, lors de cette fameuse fête du Parti Communiste. Vous entendez Firmin Viry et ensuite, vous allez vers les praticiens du maloya. Or vous êtes communiste, blanc, intellectuel… Comment vous accueillent-ils alors ? Les maloyas de cette époque étaient généralement aussi communistes. Firmin Viry, Granmoun Lélé étaient dans le Parti Communiste. Mais la couleur politique, ça n’est pas vraiment un problème. Les gens disent qu’ils sont communistes et donc ceux qui sont à droite n’en veulent pas. Mais ils ont le soutien des communistes. Donc moi, je me retrouve accueilli par ces gens-là. Maintenant, les maloyas proprement dit, comme Firmin Viry, comme ses neveux, comme René Viry, comme Granmoun Lélé, comme Lo Rwa Kaf, tout ça… je suis avec eux dans une démarche pour aider le maloya, parce que nous sommes militants du maloya et en même temps militants pour la liberté. Il s’agit de faire reconnaître ces gens-là, leur musique bien sûr, mais aussi eux-mêmes en tant que personnes, en tant que musiciens, des gens capables, des gens de valeur. C’est surtout ça le départ. A ce moment-là, c’est sûr, je ne corresponds pas à l’image. Je peux paraître un voleur de musique, un voleur de quelqu’un. Même s’il y a déjà des mélanges au niveau du maloya, même si à La Réunion il y a le Kaf-Malbar qui est mélangé, il y a Firmin Viry et d’autres qui sont métissés. Le métissage est déjà là. Sauf que moi, j’arrive vraiment avec une gueule dépareillée, à l’opposé, avec des lunettes, avec un côté un peu intellectuel. Est-ce que je sais faire du maloya ? Je ne me pose pas la question, j’essaie de faire un premier morceau, j’essaie de jouer le kayamb. Je ne sais pas jouer le kayamb… Donc je me fais ma place au fur et à mesure. Et quand j’ai des encouragements de la part de ceux qui font réellement du maloya et qui sont dans la tradition – tradition cassée, coupée, hachée par les tabous, la honte, les interdits – je gagne des points au fur et à mesure.

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Mais je sais très bien que je viens déranger. Et en même temps, j’aime bien déranger. Si on ne dérange pas, les questions ne se posent pas et on reste dans les a priori, dans le communautarisme, dans les idées du genre « lui, il peut jouer le maloya, lui, il ne peut pas, ça n’est pas son affaire ». En gros, pour beaucoup de gens, ça n’est pas mon affaire. Qu’est-ce que je viens faire là, avec ma gueule dépareillée, avec ma gueule qui jure ? Mais moi j’aime bien ce côté-là où je dois faire ma place. Et j’ai intérêt à faire bien, à faire mieux, même. Quand tu n’es pas dans le milieu, tu as intérêt à être encore plus fort que les autres, entre guillemets, sans être vraiment plus fort, mais à faire ta place. Et j’aime bien ce positionnement là. Avoir des mots forts pour faire exister mon maloya à moi, et en même temps honorer les plus vieux, comme Firmin Viry. J’ai toujours dit : Firmin Viry, c’est mon parrain. Merci Granmoun Lélé, merci Lo Rwa Kaf, merci Granmoun Baba, merci à tous ceux qui sont avant moi et qui m’ont nourri avec le maloya ! Merci aux cérémonies, merci… Je dis tout le temps merci. Je dis merci aux gens en général, aux amis, ceux qui ont disparu ou ceux qui sont vivants. Merci, c’est tout bénef (sic) pour moi. Je suis béni, je ne savais pas par qui, mais en tout cas par eux !

BIBLIOGRAPHIE

Discographie de Danyèl Waro

1987 Gafourn, Cobalt

1994 Batarsité, Cobalt

1998 Foutan Fonnker, Cobalt

2001 Bwarouz, Cobalt

2002 Sominnker, avec Olivier Ker Ourio, Cobalt

2005 Gryn’n’Syel, Cobalt

2009 Aou Amwin, Cobalt

2012 Kabar, Cobalt

2017 Monmon, Cobalt-Buda Musique

NOTES

1. Néologisme créole inventé par Danyèl Waro pour exprimer le métissage de la société créole réunionnaise, mais avec une nuance péjorative attribuée au point de vue de la bonne société

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coloniale. En 1994, c’est le titre éponyme d’un de ses disques et d’une de ses chansons (voir Discographie).

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Livres

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Simha AROM et Denis-Constant MARTIN : L’enquête ethnomusicologique. Préparation, terrain, analyse Paris : Vrin, coll. Musicologies, 2015

Yves Defrance

RÉFÉRENCE

Simha AROM et Denis-Constant MARTIN : L’enquête ethnomusicologique. Préparation, terrain, analyse, Paris : Vrin, coll. Musicologies, 2015, 284 p.

1 Alors que les questions de méthodologie et de conduite d’une enquête de terrain occupent une place de tout premier plan dans les travaux universitaires de master et de doctorat, peu d’ethnologues français se sont appliqués à mettre en forme leur expérience d’observation in situ pour en proposer la synthèse. On se souvient des Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages du linguiste, pédagogue et philanthrope Joseph-Marie de Gerando (1800), puis du « Questionnaire » de l’Académie celtique (1807) et surtout, un bon siècle plus tard, du Manuel d’ethnographie (1926) rédigé par les étudiants de Marcel Mauss, sachant que lui- même n’avait jamais mené d’enquête. Ils furent suivis dans les années 1990 par quelques autres comme François Laplantine (1996) ou Jean Copans (1998). Reconnaissons, malgré tout, que la littérature francophone s’avère assez réduite sur ces questions. Terrain, la revue pilotée par la Direction du Patrimoine ethnologique et financée par le Ministère de la Culture, affiche dans son titre et ses publications une réelle intention de mettre en avant la recherche issue d’enquêtes inédites. De même Terrains/Théories, revue pluridisciplinaire, se propose d’articuler conceptualisation et recherche empirique. Les études sur la manière de les conduire y restent cependant parentes pauvres. Ceci résulte en partie d’une tradition bien établie en France, où les

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règles non écrites de l’enseignement supérieur et de la recherche ont longtemps eu tendance à dénigrer tout travail à caractère didactique (Bourdieu 1984).

2 En ce qui concerne l’ethnomusicologie, les conseils, appuyés d’exemples concrets, à l’attention des volontaires pour mener une enquête de terrain sont rares. Ils sont en partie hérités des recommandations formulées au XIXe siècle afin de conseiller les collecteurs de musiques et chansons populaires1. Nous sommes surtout dans le cadre de projets de transcription musicale, question qui rejaillit lors de la création de l’Unesco. Dans son Précis de musicologie (1958), Jacques Chailley invitait Claudie Marcel-Dubois, André Schaeffner et Constantin Brăiloiu à évoquer brièvement les problèmes liés à l’enquête elle-même, qui tranchaient franchement avec ceux concernant la musicologie d’alors. Mais c’est Gilbert Rouget qui fut le premier français à traiter véritablement du sujet en consacrant un article important à l’enquête d’ethnomusicologie (Rouget 1968)2.

3 C’est donc avec grand plaisir que nous accueillons le manuel dont il va être question et qui égrène avec autorité de profondes vérités. Après avoir publié avec Frank Alvarez- Peyrere un Précis d’ethnomusicologie (2007), Simha Arom s’est associé au socio- anthropologue Denis-Constant Martin pour traiter des questions soulevées par l’enquête en ethnomusicologie au XXIe siècle. Le binôme fonctionne parfaitement car l’un bénéficie d’une très grande expérience de terrains, disons « ruraux », en particulier en Afrique centrale, tandis que l’autre s’est de longue date spécialisé dans les musiques urbaines pratiquées aux Etats-Unis, en France et en Afrique du Sud. Complémentarité indispensable pour couvrir un vaste champ de recherches, aborder toutes sortes de problématiques et fournir autant d’anecdotes pertinentes.

4 L’ouvrage s’organise en sept chapitres précédés de prolégomènes et suivis d’un épilogue. Chacune de ces neuf parties se présente comme un cours sur un thème principal accompagné de citations, d’un appareil de notes de bas de page et d’une bibliographie propre. Alternent ainsi des questions de fond et des conseils pratiques enrichis d’exemples, soit personnels soit empruntés à des expériences narrées par d’autres chercheurs. Nous avons là un livre fonctionnel sous la forme d’un guide de format réduit pouvant se glisser dans la poche, être consulté par de futurs enquêteurs lors de leurs déplacements – souvent longs, inconfortables et fatigants – et emporté sur le terrain. De sorte que le livre peut être lu in extenso dans un premier temps, puis relu dans le désordre selon les centres d’intérêts : l’ethnomusicologie, définitions et débats ; l’ethnomusicologie aujourd’hui ; avant de partir ; questions d’éthique ; l’enquête ; la collecte ; analyse musicale ; validation et vérification ; le terrain et ses au-delàs.

5 Sont évoqués mille petits problèmes qui guettent l’enquêteur et dont les chercheurs en musicologie classique occidentale ont très peu conscience : tractations administratives, douanières, mais aussi avec les musiciens eux-mêmes, certains trop modestes, d’autres trop exigeants. Vaincre les réticences, convaincre les acteurs du bien-fondé de sa démarche, mettre en confiance les autorités nationales, régionales, locales, politiques, religieuses, économiques, sont autant de dépenses d’énergie très chronophages et pourtant absolument incontournables, rarement exprimées dans un compte rendu de recherche. Notre société contemporaine, familiarisée avec les outils informatiques d’accès au savoir tend à vite faire oublier l’origine des sources documentaires et les difficultés à les réunir dans les conditions auxquelles se confronte l’ethnomusicologue du « lointain ». A ce propos, l’ethnomusicologie du « proche » est un peu négligée ici. Bien que les conditions matérielles de l’enquête y soient assez bonnes (climat, transports, maîtrise de la langue des « informateurs »3), les difficultés rencontrées, fort

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différentes, n’en sont pas moindres de celles signalées ici par Simha Arom et Denis- Constant Martin. Ce dernier prend d’ailleurs souvent la parole pour témoigner de son expérience dans des régions d’Afrique anglophone, très peu explorées par les ethnomusicologues français.

6 On regrettera à ce propos que les cultures subsahariennes soient presque exclusivement évoquées au détriment du reste du monde. C’est une très bonne chose que d’en rappeler l’importance au plan de la recherche ethnomusicologique, mais ceci a tendance à laisser entendre qu’en dehors de ces immenses terrains, certes d’une fertilité quasi inépuisable, il n’y aurait pas d’ethnomusicologie possible. Avec clairvoyance les auteurs s’en défendent mais ceci transparaît malgré tout entre les lignes. Cette lacune aurait pu être comblée en citant quelques auteurs francophones rompus à l’enquête ethnomusicologique, tels que Constantin Brăiloiu, Jean-Michel Guilcher, Bernard Lortat-Jacob, Luc Charles-Dominique, Victor A. Stoichiță et quelques autres. Mais un rapide coup d’œil sur l’index des noms en fin de volume confirme l’étonnante absence de telles références. De même, des indications discographiques et filmographiques eussent été fort utiles. D’autant que la France et le monde francophone restent très bien placés dans ces domaines avec une production abondante et de grande qualité.

7 La lecture n’en est pas moins vivante, pimentée qu’elle est d’historiettes qui plongent le lecteur dans la réalité concrète du terrain. Ces témoignages enrichissent considérablement le contenu de l’ouvrage, lui évitant d’être par trop théorique. Le bon sens pratique domine en effet ici et c’est tant mieux. Car au fond, ce petit livre au format de poche, est certes destiné aux apprentis ethnomusicologues – combien sont- ils encore dans le monde francophone à vouloir se frotter à tant de difficultés quand il est plus confortable de laisser parler devant son microphone une star des « musiques actuelles du monde » dans les coulisses d’une salle de spectacle ? – mais il va, à mon sens, beaucoup plus loin, en dessinant en creux les réalités de l’altérité dans son acception large, tout en nous renvoyant une image de nous-mêmes. Quels sont nos centres d’intérêt, nos méthodes, nos modes de pensée aujourd’hui ?

8 S’il fallait faire quelques reproches sur le fond, je dirais que la finalité objective de l’analyse musicale est présentée comme une évidence ; le propos aurait, à mon sens, mérité d’être plus nuancé. Il faut en effet reconnaître que l’attitude positiviste d’une certaine « école française » d’ethnomusicologie principalement représentée par le LACITO durant ces trente dernières années, n’a plus vraiment le vent en poupe, en France comme à l’étranger.

9 Ce livre a enfin le mérite de proposer une forme de profession de foi quant aux enjeux de la discipline. Ces deux chercheurs au palmarès éloquent relatent véritablement ce qu’ils ont expérimenté, souvent de manière empirique, dans des contextes historiques variés de l’après Seconde Guerre mondiale, de la décolonisation et de l’évolution des techniques de prise de son et d’analyse musicale. Cette ethnomusicologie « à l’ancienne » n’en reste pas moins rigoureuse, la plus précise possible, extrêmement attentive à la parole des porteurs de tradition, à la compréhension et à la conservation de documents sonores, véritables pépites de la mémoire musicale de l’humanité.

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BIBLIOGRAPHIE

AROM Simha et Frank ALVAREZ-PEYRERE, 2007, Précis d’ethnomusicologie. Paris : CNRS Editions.

BOURDIEU Pierre, 1984, Homo academicus. Paris : Editions de Minuit.

Cahiers de musiques traditionnelles, 1995, Volume 8 : « Terrains ». Genève : Georg éditeur/Ateliers d’ethnomusicologie.

CAMARA DE LANDA Enrique, 2004, Etnomusicología. Madrid : Instituto complutense de Ciencias musicales (ICCMU).

CHAILLEY Jacques, éd., 1958, Précis de musicologie. Paris : PUF.

COPANS Jean, 1998, L’enquête ethnologique de terrain. Paris : Nathan.

HOLZAPFEL Otto, 2006, Liederverzeichnis, Band 1-2. Olms : Hildesheim.

LAPLANTINE François, 1996, La description ethnographique : l’enquête et ses méthodes. Paris : Nathan.

MAUSS Marcel, 2002 [1926], Manuel d’ethnographie. Paris : Payot/Petite Bibliothèque Payot (rééd.).

PLISSON Michel, 2008, « Simha Arom et Frank Alvarez-Péreyre : Précis d’ethnomusicologie », Cahiers d’ethnomusicologie 21 : 291-294.

ROUGET Gilbert,, 1968, « L’ethnomusicologie », in Jean Poirier éd. : Ethnologie générale. Paris : Gallimard (Encyclopédie de la Pléiade) : 1339-1390.

NOTES

1. Cf. les « Instructions » rédigées par Jean-Jacques Ampère (1853) envoyées dans toute la France lors des débuts de l’enquête Fortoul. Voir aussi les décisions et résolutions du Premier Congrès International des Arts Populaires, Prague, 1928, en particulier les « Recommandations d’enregistrement phonographique des chants et mélodies populaires par les différents gouvernements », signés notamment par le français par Hubert Pernot. 2. On peut aussi consulter le volume Cahiers de musiques traditionnelles (1995) intitulé « Terrains ». 3. Je pense en particulier aux ethnomusicologues européanistes, même si certains comme Claudie Marcel-Dubois durent faire appel à des interprètes de langues régionales, ce qui fut le cas notamment en Basse-Bretagne où les entretiens furent conduits par Fañch Falc’hun (1939) ou Charlez Ar Gall (1954).

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Svanibor PETTAN et Jeff Todd TITON, dir. : The Oxford Handbook of Applied Ethnomusicology New York : Oxford University Press, 2015

Lucille Lisack

RÉFÉRENCE

Svanibor PETTAN et Jeff Todd TITON, dir. : The Oxford Handbook of Applied Ethnomusicology, New York : Oxford University Press, 2015, 836 p., illustrations, liens électroniques de documents sonores, Index.

1 Depuis quelques années, la notion de recherche appliquée est de plus en plus présente en ethnomusicologie. Deux études, abondamment citées dans le présent volume, avaient posé un certain nombre de jalons dès les années 1990 : en 1992, Daniel Sheehy faisait le point sur « la philosophie et les stratégies de l’ethnomusicologie appliquée » (Sheehy 1992) dans la revue Ethnomusicology ; et en 2006, Antony Seeger suivait les parcours d’ethnomusicologues hors du monde universitaire, dans la même revue (Seeger 2006). Dans le domaine francophone, le numéro 29 des Cahiers d’ethnomusicologie (2016), entièrement dédié à la question, a contribué à faire de ces pratiques un aspect important de la discipline. Après les numéros de Folklore Forum (Fenn 2003) et d’ Ethnomusicology Review (Carlson et al. 2012), qui abordent eux aussi l’ethnomusicologie appliquée, ainsi que l’ouvrage dirigé par Harrison, Mackinlay et Pettan en 2010, le Oxford Handbook of Applied Ethnomusicology constitue l’une des sommes les plus importantes consacrées à cette notion, et marque l’acceptation de plus en plus large de la part « appliquée » de l’ethnomusicologie.

2 L’introduction historique rédigée par les éditeurs retrace l’usage de cette expression et la place accordée aux pratiques qu’elle désigne, ainsi que les débats qu’elle a pu susciter parmi les ethnomusicologues. Titon offre ainsi une synthèse très claire sur l’histoire de la discipline aux Etats-Unis du point de vue de l’ethnomusicologie appliquée, en partant

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des pratiques qui, avant même l’apparition de cette notion, auraient pu être ainsi dénommées par les ethnologues de la fin du XIXe siècle. En s’appuyant sur des entretiens originaux avec certains acteurs essentiels, il propose ainsi une alternative à l’histoire communément admise de la musicologie comparée et de l’ethnomusicologie qui, à ses yeux, ne fait pas justice à l’importance des initiatives relevant de l’ethnomusicologie appliquée. De manière très intéressante, il montre les rouages de l’institutionnalisation de la discipline ethnomusicologique, avec, entre autres, la création de la Society for Ethnomusicology (SEM) en 1955, qui fut, selon lui, une autre occasion manquée de donner toute son importance à l’ethnomusicologie appliquée : en effet, ces recherches furent peu valorisées dans ce contexte où il fallait avant tout donner sa place à l’ethnomusicologie dans le monde académique, comme discipline produisant un savoir sur les comportements humains. Titon rappelle le scepticisme envers l’ethnomusicologie appliquée exprimé par les figures importantes parmi les fondateurs, en particulier Merriam et Nettl. Ainsi, il a fallu attendre l’arrivée d’une nouvelle génération d’ethnomusicologues à la SEM et l’émergence du post- structuralisme, pour que l’ethnomusicologie passe du statut de science à celui de critique culturelle. Ce dernier comportait un volet humaniste, avec l’apparition d’un « nouveau terrain » ethnomusicologique tel qu’il est décrit dans le volume dirigé par Barz et Cooley en 1996, impliquant réflexivité, réciprocité des relations et défense des populations. Ainsi, à partir des années 1990, l’ethnomusicologie appliquée est devenue d’après Titon un courant « mainstream ».

3 Dans la section suivante de l’introduction, Pettan élabore une histoire européenne de l’ethnomusicologie appliquée, dont les points les plus intéressants sont ses développements dans l’ex-Yougoslavie, notamment en Croatie et en Slovénie. L’expérience personnelle de l’auteur, l’organisation d’un chœur rassemblant des jeunes de différentes communautés ethniques au Kosovo dans les années 1980, pendant son service militaire dans l’armée yougoslave, et son choix de revenir dans son pays déchiré par la guerre en 1992 après son doctorat aux Etats-Unis, permettent d’aborder les modalités d’entrée en ethnomusicologie appliquée à travers un parcours et des motivations personnelles ; ces détails ont, en outre, l’intérêt d’offrir un aperçu de l’histoire de la discipline dans cette région pendant la période cruciale de la fin de l’ère communiste et des années qui suivent (p. 38 sq.).

4 Après cette introduction (I), les articles sont organisés en six grandes parties : considérations théoriques et méthodologiques (II), plaidoyers (advocacy) (III), peuples indigènes (IV), conflits (V), éducation (VI) et agencies, que l’on pourrait traduire ici par « modes d’action » (VII). La présentation des chapitres par les deux éditeurs (p. 53-58) fournit une bonne vision d’ensemble du volume et de la diversité des thématiques abordées transversalement : interventions en politique culturelle, initiatives de l’UNESCO, plaidoyers pour une justice sociale, éducation, résolution des conflits, ethnomusicologie médicale, et questions liées à l’histoire coloniale.

5 Il est impossible d’aborder le contenu de chaque chapitre ou même de chaque partie du livre dans un compte rendu de quelques pages. De nombreux chapitres rendent compte d’actions développées par leurs auteurs. La somme et la diversité des projets présentés donnent un bon aperçu des activités des ethnomusicologues hors université dans de nombreuses régions du monde – même si l’on peut regretter que les auteurs soient presque exclusivement issus d’institutions d’Amérique du Nord, d’Europe occidentale et d’Australie. Cependant, certains cas n’évitent pas toujours les écueils mentionnés par

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Bergh et Sloboda (2010). Ils soulignent, en effet, que la plupart des travaux concernant l’emploi de la musique dans la résolution des conflits – mais cela peut concerner l’ethnomusicologie appliquée à d’autres domaines – ont tendance à ne pas assez explorer la perspective des participants, à exagérer le rôle de la musique dans l’évolution constatée, et manquent d’approche réflexive sur le rôle des ethnomusicologues. Ainsi, dans le texte de Tan Sooi Beng (chapitre 3), malgré tout l’intérêt des projets participatifs de « théâtre pour le développement » (theater for development) dont l’auteur est à l’initiative en Malaisie, le détail des interactions en jeu et la perspective des acteurs impliqués ne sont pas assez développés. De même, Schippers fait état d’un projet australien de large envergure, « Sustainable Futures for Music Cultures », destiné à fournir des outils d’enquête et de sauvegarde utilisables dans le monde entier (chapitre 4) ; si l’article a l’intérêt d’informer sur les motivations et les documents de ce projet audacieux, il ne dit malheureusement pas grand chose de la manière dont ces outils sont effectivement pris en main par les acteurs locaux, et n’aborde pas de front les problèmes que pose l’application d’une procédure uniforme sur des terrains différenciés.

6 Holly Wissler, qui décrit les rencontres qu’elle organise entre des touristes nord- américains et des personnes de la communauté Quechua Q’ero au Pérou, se situe au contraire à une très petite échelle. Elle souligne ce point et insiste sur la fécondité des situations de rencontres individuelles. Ce cadre d’action lui permet de prêter davantage d’attention au vécu des acteurs – touristes et membres des communautés concernées. Bien qu’elle n’aille pas toujours aussi loin qu’on pourrait l’espérer dans l’analyse des discours des touristes, en particulier sur les notions d’« authenticité », de « pureté », de « réalité » et d’« honnêteté », ce chapitre est stimulant par le dynamisme des projets décrits et la mise en valeur des individus par rapport aux structures institutionnelles.

7 D’autres textes développent un regard plus réflexif sur les projets présentés. C’est le cas en particulier de Hemetek (chapitre 7) et Sweers (chapitre 15). Chacune des deux ethnomusicologues expose plusieurs cas, la première en Autriche, et la seconde en Allemagne. Hemetek revient sur un travail qui a mené à la reconnaissance des Roms comme « groupe ethnique » (Volksgruppe) en Autriche, reconnaissance qui passait essentiellement par la mise en valeur de « marqueurs culturels ». Elle admet que l’usage de clichés, en accord avec les musiciens concernés, a joué un rôle dans l’« invention de l’ethnicité rom et de la tradition rom » (p. 245). Sweers, dans des projets menés en Allemagne dans le but de réduire l’hostilité dont les migrants font souvent l’objet, reconnaît elle aussi qu’elle peut être amenée à créer des « réalités artificielles » afin de rendre visibles les musiques des migrants. Mais dans l’un et l’autre cas, les projets mis en œuvre font preuve d’une efficacité certaine dans la lutte contre les idées reçues : finalement, il semble que les actions décrites jouent les clichés à tendance exotisante contre les préjugés xénophobes, avec une grande lucidité quant aux failles scientifiques que peuvent comporter les discours ainsi produits.

8 C’est ce courage de l’intervention que défend Williams en fin d’ouvrage (vingt- deuxième et dernier chapitre), mais cette fois-ci dans le monde de l’industrie musicale, à partir d’un historique des relations entre industrie musicale et milieux académiques. Il affirme ainsi que, bien qu’ils soient critiqués pour la « mise en scène » des cultures qu’ils opèrent, les « culture shows » sont en même temps le lieu d’une prise de pouvoir permettant aux minorités d’exprimer des revendications identitaires. Prenant la défense des musiciens occidentaux qui collaborent avec des artistes « exotiques »

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contre l’accusation d’exploitation dont ils sont parfois l’objet, il souligne – comme Sweers à propos du musicien afghan Khaled Arman – la grande maîtrise de la « transcontextualisation » chez certains interprètes qui jouent avec les codes des différents publics. Son expérience en tant que professeur en music business à l’UMass Lowell lui permet d’analyser la nouvelle génération de professionnels de l’industrie musicale, qui est passée de l’échange de marchandises à l’offre de services. Plaidant contre les frontières que certains érigent entre l’académie (idem) et l’industrie musicale, il va jusqu’à affirmer que « les ethnomusicologues qui font de la recherche appliquée devraient être moins soucieux d’éviter les représentations fausses que de faciliter des formes de représentations qui servent les besoins des interprètes et de leurs promoteurs » (p. 798) et que les motivations de l’industrie ne sont pas contradictoires avec celles du musicien et de l’universitaire. Il conclut de manière provocante que « le futur de l’académie et de l’industrie pourraient reposer sur une redéfinition des termes “service”, “institutions”, “scholarship” et “activisme” comme carrefours de production et diffusion de musique, plaçant l’académie dans l’industrie culturelle, reconnaissant les intérêts commerciaux comme des producteurs de connaissances, et donnant le pouvoir aux fans de musique, qui sont des activistes sociaux ».

9 Par la diversité des points de vue développés et des projets décrits, cet ouvrage est d’une lecture extrêmement stimulante. L’accumulation des cas étudiés constitue une mosaïque de projets qui donne une idée de l’envergure des travaux menés par les ethnomusicologues hors de l’université. Il serait intéressant que les écrits concernant l’ethnomusicologie appliquée se dotent d’un regard plus réflexif qui permettrait de faire l’ethnographie des situations ainsi créées, en s’inspirant par exemple de l’« anthropologie du développement » développée par Olivier de Sardan (2001) ; ou peut-être est-ce là demander à l’ethnomusicologie appliquée d’être ce qu’elle n’est pas, une catégorie disciplinaire de plus, au lieu de rester parallèle à l’académie (idem) : l’une des qualités de l’ouvrage est justement de faire apparaître cette tension.

BIBLIOGRAPHIE

AUBERT Laurent, Monique DESROCHES et Luciana PENA-DIAW, dir., 2016, Dossier « Ethnomusicologie appliquée », Cahiers d’ethnomusicologie 29.

BERGH Arild & John SLOBODA, 2010, « Music and Art in Conflict Transformation : A Review ». Music and Art in Action 2/2 : 2-18.

BARZ Gregory F. & Timothy J. COOLEY, dir., 1996, Shadows in the Field. New Perspectives for Fieldwork in Ethnomusicology. New York : Oxford University Press.

CARLSON Julius R., Logan CLARK, Scott LINFORD, Alex W. RODRIGUEZ et Dave WILSON eds, 2012, « Applied ethnomusicology », Ethnomusicology Review 17.

FENN John, dir., 2003, « From the guest editor », Folklore Forum 34/1-2.

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HARRISON Klisala, Elizabeth MACKINLAY & Svanibor PETTAN, dir., 2010, Applied Ethnomusicology. Historical and Contemporary Approaches. Newcastle upon Tyne : Cambridge Scholars Publishing.

OLIVIER DE SARDAN Jean-Pierre, 2001, « Les trois approches en anthropologie du développement ». Tiers-Monde 42/168 : 729-754.

SEEGER Anthony, 2006, « Lost Lineages and Neglected Peers : Ethnomusicologists Outside Academia ». Ethnomusicology 50/2 : 214-35.

SHEEHY Daniel, 1992, « A Few Notions about Philosophy and Strategy in Applied Ethnomusicology », Ethnomusicology 36/3 : 323-336.

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Catherine DEUTSCH et Caroline GIRON-PANEL, dir : Pratiques musicales féminines. Discours, normes, représentations Lyon : Symétrie, coll. Symétrie Recherche, série Histoire du concert, 2016

Lorraine Roubertie Soliman

RÉFÉRENCE

Catherine DEUTSCH et Caroline GIRON-PANEL, dir : Pratiques musicales féminines. Discours, normes, représentations, Lyon : Symétrie, coll. Symétrie Recherche, série Histoire du concert, 2016, 214 p.

1 Cet ouvrage dirigé par Catherine Deutsch et Caroline Giron-Panel s’inscrit dans la tendance au rapprochement entre études de genre et musicologie1. Une tendance encore fragile dans le contexte francophone, ce que déplorent les auteures. A travers neuf études de cas en grande partie issues de la journée d’étude « Les pratiques musicales féminines à l’Epoque moderne (XVIe-XVIIIe siècles) : discours et réalités » (5 mars 2011, Centre de musique baroque de Versailles), le livre nous plonge dans l’histoire de la musique au féminin, en Europe occidentale de la Renaissance à la fin du XIXe siècle. On est entre micro-histoire et histoire sociale, dans un souci de panorama général des pratiques musicales féminines, au-delà des figures d’exception seules connues du public, les Hildegarde von Bingen, Barbara Strozzi ou Francesca Caccini, par exemple. Cet objectif est atteint, dans la mesure où l’on ne demande pas à ce recueil d’être davantage qu’une première entrée dans un sujet encore largement sous-étudié pour la période et le contexte concernés. Les exemples choisis recouvrent une grande variété de profils socioculturels, de l’artisanat à la noblesse en passant par la petite et la grande bourgeoisies, personnalités publiques ou simples anonymes, ainsi qu’une vaste typologie de pratiques musicales (composition, interprétation vocale et instrumentale,

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enseignement, mécénat, activités rémunérées ou non, performances privées, publiques, scéniques, liturgiques ou profanes…). En d’autres termes, les femmes sont prises ici en tant que catégorie composite, ce qui éloigne d’emblée le spectre d’une lecture essentialiste de la place et du rôle des femmes dans nos sociétés. L’idée est ici, au contraire, de « déconstruire l’apparent déterminisme des normes culturelles et sociales qui (…) gouvernèrent [les femmes] » (p. 4-5). Une déconstruction qui fait office de fil conducteur tout le long des neuf contributions. Les frontières géographiques de l’Europe occidentale constituent autant une limite à cette variété de profils qu’une invitation à poursuivre ce travail minutieux sur les milliers d’autres femmes absentes de l’historiographie mondiale de la musique. Il faut saluer la très grande qualité des recherches effectuées par les auteurs, le plus souvent à partir de sources éparses, peu fiables et partielles (comptes rendus de presse, journaux intimes, correspondance, répertoires, annuaires…), toujours dans le but de mettre en lumière les représentations et discours normatifs sur les musiciennes en interrogeant les expériences vécues par ces musiciennes.

2 L’ouvrage s’articule en deux sections. La première s’intitule « Education musicale et discours normatifs » ; tandis que la seconde aborde les pratiques musicales féminines sous l’angle des « espaces de représentations et d’autoreprésentation ». Cette construction simple explicite avantageusement le contenu très spécifique de chaque article. Catherine Deutsch ouvre l’étude en analysant le rôle qui fut assigné à la musique dans l’Italie de la première modernité dans l’élaboration des normes de genre. Confrontée à un corpus contradictoire montrant les nombreux débats qui entouraient la question des femmes musiciennes à l’époque, elle s’intéresse à la manière dont les théoriciens italiens envisagaient les effets de la musique sur les musiciennes elles- mêmes. Son analyse montre la grande diversité des points de vue et parfois même leur divergence (« la musique, comme l’épée, est une affaire d’hommes », p. 25 ; « la musique, pratiquée avec modestie (…) fait partie des ornements nécessaires à la dame de palais », p. 29, etc.), à une époque où la musicienne était unaniment perçue selon une vision érotisée.

3 Martine Sonnet se penche sur les pratiques musicales dans l’éducation des filles au XVIIIe siècle et nous en donne « quelques échos » recueillis à partir de différents almanachs, répertoires, Tablettes de renommée des musiciens, ou encore à partir de la correspondance au sein de la famille Mozart, par exemple, au sujet du jeune Wolfgang donnant des leçons de musique à « Mademoiselle la fille du duc [de Guînes] », en 1778 (p. 51). Les familles choisies à titre d’exemples amènent l’auteure à conclure que le souci éducatif musical dans la bourgeoisie négociante coloniale correspondait à un désir d’ascension sociale, tandis que pour la noblesse il s’agissait simplement de donner aux filles, une fois mariées, la possibilité d’occuper agréablement leurs nombreuses heures de loisirs contraints.

4 Estelle Freyermuth propose une étude fort intéressante sur l’éducation musicale des filles au XIXe siècle à Strasbourg. Les cas d’étude qu’elle présente révèlent la montée en puissance de cette course à l’ascension sociale de la bourgeoisie évoquée dans l’article précédent, l’éducation musicale des filles n’étant pas une fin en soi mais une « valeur ajoutée qu’elle apporte à la jeune fille en quête d’image et de reconnaissance sociale, dans la construction de son identité féminine » (p. 74). L’histoire du conservatoire de Strasbourg, fondé en 1827 et ouvert aux filles en 1861, montre que, sous l’influence allemande, l’éducation musicale féminine est améliorée et contribue peu à peu à une

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plus grande professionnalisation des musiciennes. La discrimination perdure cependant puisque les musiciennes deviennent majoritairement enseignantes et, à ce titre, sont moins bien rémunérées et considérées que les hommes.

5 Dans son article sur l’enseignement de la musique à Naples durant le Decennio francese (1806-1815), Carla Conti s’intéresse à la relative autonomie que les femmes acquièrent dans la sphère culturelle et surtout musicale, passant progressivement de l’hortus clausus (« jardin clos », espace fermé s’appliquant au cloître comme à la maison) à la chambre de musique, ou salon français. Elle souligne l’excellence de la formation reçue par les musiciennes à Naples dans la première moitié du XIXe siècle et la place importante de la composition féminine en dépit du très faible nombre d’œuvres éditées, ce qui, déplore-t-elle, « alimente l’habitude, encore bien ancrée de nos jours, de souligner le peu d’œuvres composées par des femmes, sans mettre en valeur celles qui existent » (p. 108).

6 La deuxième partie de l’ouvrage s’ouvre avec l’article de Massimo Privitera « Image de la musique, images de femmes », qui traite de l’iconographie des musiciennes aux XVIe et XVIIe siècles. L’intérêt majeur de son travail repose sur le fait qu’il regarde et analyse ces représentations de musiciennes non seulement d’un point de vue compositionnel, mais aussi en tant que « constructions collectives de symboles, d’identités, de valeurs » (p. 111).

7 Le cas célèbre d’Elisabeth Jacquet de la Guerre, qualifiée de « première musicienne du monde » par le Mercure Galant en 1691, est abordé par Catherine Cessac, qui montre à quel point l’excellence de cette musicienne, dans l’imaginaire collectif de l’époque, est considéré comme un prodige surnaturel et directement lié à l’action royale. L’auteure souligne le contraste qui existe entre le discours autour et la réalité de la vie d’Elisabeth Jacquet de la Guerre. Sa position de « protégée » du monarque, directement liée à son talent musical, lui permet cependant d’atteindre le statut d’artiste et d’échapper ainsi, au moins en partie, aux contingences de son sexe.

8 Fabien Guilloux interroge la règle et la clôture, deux fondamentaux structurants du chant monastique à l’époque moderne. Dans le contexte de la Réforme, avec les bouleversements socioculturels qui en découlent, ce sont les enjeux identitaires attachés à la pratique du chant et des instruments de musique par les moniales qui sont au cœur du questionnement de l’auteur. Sont-elles aptes à interpréter les chants cultuels ? Cette inteprétation est-elle compatible avec l’espace où ils sont perçus et mis en œuvre ? Correspond-elle suffisamment au temps liturgique au cours duquel elle se déploie ? Ces interrogations, appliquées au cas des religieuses de l’ordre de saint François, prolongent la réflexion bien au-delà des débats formels sur la disconvenance entre la piété et les plaisirs sensoriels provoqués par l’expression musicale.

9 L’avant-dernier article s’intéresse à la présence musicale féminine dans les académies italiennes des XVIe et XVII e siècles. Inga Groote utilise l’exemple de l’Accademia Olimpica de Vicence pour mettre en avant l’émergence de possibilités de professionnalisation pour les musiciennes dans ces structures « flexibles » à mi-chemin entre sphères privée et publique.

10 Cécile Queffélec aborde la question de l’accès des femmes à une pratique musicale professionnelle à travers l’exemple des chanteuses du Concert spirituel entre 1725 et 1790. Les chanteuses évoquées sont le plus souvent des anonymes, que l’auteure nous fait découvrir à travers une analyse approfondie des comptes rendus de presse. Le discours sur ces chanteuses ainsi que l’évolution de leur répertoire (du français vers

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l’italien, du sacré au profane) disent beaucoup des mutations profondes de la société du XVIIIe siècle.

11 Le message principal qui ressort de cette compilation d’articles est bien la participation continue des femmes à la vie musicale occidentale du XVIe à la fin du XIXe siècles, ainsi que la grande différenciation, pour ne pas dire discrimination, entre pratiques féminines et masculines de la musique. L’objectif annoncé en début d’ouvrage de participation à l’écriture d’une « herstory de la musique » face au silence de l’histoire, dans le contexte francophone essentiellement (p. 3), est donc atteint. En outre, les différentes contributions dessinent un portrait en creux des idéaux de la féminité dans l’Europe occidentale de ces quatre siècles. En ceci notamment, cet ouvrage contribue à démontrer à quel point la pratique musicale est un révélateur social au sens où l’entend Georges Balandier.

NOTES

1. Rapprochement que les auteures font remonter à 2007 et à l’article de Cécile Prévost-Thomas et Hyacinthe Ravet, « Musique et genre en sociologie. Actualité de la recherche », « Musiciennes », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 25 (2007), pp.185-208 : un article qui a notamment engendré la création du Cercle de recherche interdisciplinaire sur les musiciennes (CREIM) créé en 2010.

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Samuel Baud-Bovy (1906-1986), néohelléniste, ethnomusicologue, musicien Publié sous la direction de Bertrand Bouvier et Anastasia Danaé Lazaridis, avec la collaboration de Hionia Saskia Petroff. Genève : Droz, avec la Faculté des Lettres de l’Université de Genève, 2016

Kyriakos Kalaitzidis Traduction : Laurent Aubert

RÉFÉRENCE

Samuel Baud-Bovy (1906-1986), néohelléniste, ethnomusicologue, musicien, Publié sous la direction de Bertrand Bouvier et Anastasia Danaé Lazaridis, avec la collaboration de Hionia Saskia Petroff. Genève : Droz, avec la Faculté des Lettres de l’Université de Genève, 2016. 256 pages.

1 Samuel Baud-Bovy était une personnalité aux compétences multiples dans les domaines de la musique et de la musicologie. Outre ses activités d’enseignant, de musicien et de chercheur et sa contribution à la vie musicale genevoise, il avait développé dès sa jeunesse une relation particulière avec la Grèce et la culture grecque, comme l’atteste la liste de ses publications scientifiques, en grande partie consacrée à ce domaine.

2 Cette affinité remonte à l’année 1927. Alors âgé de vingt-et-un ans, il accompagne son père, féru d’alpinisme, dans l’ascension mont Olympe, patrie des anciens dieux grecs. Pour des raisons de sécurité, l’expédition était escortée par une compagnie d’infanterie. Or les fantassins avaient l’habitude de chanter et de danser à chaque étape, et même lors des brèves pauses de l’expédition. Ce fut le premier contact du jeune Samuel avec la musique grecque. Fasciné par cette expérience, il décida d’entreprendre l’étude de la Grèce moderne à travers sa langue, sa littérature et sa musique. Rapidement, l’influence exercée par ses travaux scientifiques sur les spécialistes – grecs ou non – de

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la musique grecque devient déterminante. Il publie des dizaines d’articles et d’études sur le sujet, dont le plus important est son fameux Essai sur la chanson populaire grecque (1983). Cette œuvre majeure, qui démontre la continuité ininterrompue du patrimoine musical hellénique de l’Antiquité à la fin du XXe siècle, demeure à ce jour une lecture indispensable à quiconque s’intéresse à l’étude de la culture musicale grecque.

3 Pour honorer les vingt ans de sa disparition, une conférence a été organisée en 2006 par l’Unité de grec moderne de la Faculté des lettres de l’Université de Genève. Dix ans plus tard, les actes de cette conférence paraissent sous le titre « Samuel Baud-Bovy (1906-1986), néohelléniste, ethnomusicologue, musicien ». Cette publication couvre les trois aspects saillants de l’œuvre de cette importante personnalité. A mon avis, plus qu’un simple recueil de souvenirs ou qu’un hommage à un grand homme, ce volume fournit les preuves irréfutables de l’ampleur et de la durabilité de l’influence exercée par Baud-Bovy sur les mondes de la recherche et de l’art, en Grèce comme en Suisse.

4 D’un format de 22 × 15 cm, le recueil dont il est ici question réunit vingt articles regroupés en cinq chapitres, traitant chacun d’un domaine académique cher à Baud- Bovy. Les contributions d’auteurs éminents viennent éclairer des aspects peu connus de la personnalité et de l’œuvre du grand helléniste, documentées avec éloquence et érudition.

5 Ce volume peut être abordé de façon sélective, chaque article proposant une réflexion autonome. Mais il peut aussi être lu du début à la fin, d’autant plus que l’ordre des articles répond à une logique destinée à guider le lecteur au sein de l’univers de Baud- Bovy. Les limites du présent compte rendu ne permettent malheureusement pas de fournir une présentation détaillée de toutes les contributions. Mais chacune est intéressante dans la mesure où elle éclaire un aspect de la personnalité de cet homme remarquable. Il suffit en outre de dresser la liste des auteurs réunis pour attester la qualité et la valeur scientifique de cet ouvrage.

6 Intitulée « Formation d’un néohelléniste », la première partie du livre réunit des articles centrés sur l’implication de Baud-Bovy dans la création d’une chaire de langue et littérature grecques modernes à l’Université de Genève (Socrates V. Kougéas) et sur son rôle de transmetteur (Bertrand Bouvier). On y trouve des études sur sa contribution à la connaissance de la poésie grecque moderne et à sa traduction en français (Anastasia Danaé Lazaridis, Martha Vassiliadi), de la poésie populaire (Alexis Politis, Grigoris A. Sifakis) et du théâtre grec au Moyen Age (Michel Lassithiotakis).

7 Les deux articles de la seconde partie sont consacrés à l’Antiquité grecque. Le premier aborde la dimension musicologique de la comédie d’Aristophane « Les Grenouilles » (André Hurst), tandis que le second évoque les réminiscences mythologiques et historiques présentes dans un genre musical moderne, le rébétiko (Jean-Jaques Richard).

8 Dédiée à l’ethnomusicologie et à la musique grecque contemporaine, la troisième partie comporte cinq contributions, dont trois se réfèrent au rôle crucial joué par Baud-Bovy dans la recherche sur deux traditions musicales insulaires de Grèce : celle de Crète et celle des îles du Dodécanèse. Elles s’appuient notamment sur l’expédition de terrain menée en Crète en 1954 (Lambros Liavas), pour aborder la problématique de la numérisation des transcriptions musicales qu’il y effectua (Thanassis Moraitis), ainsi que la biblio-discographie des musiques du Dodécanèse, dont les premières publications sont marquées de l’influence de Baud-Bovy (Marcos Ph. Dragoumis). Un autre article de cette troisième partie est consacré à l’historique des Archives

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internationales de musique populaire (AIMP) et au rôle que joua Baud-Bovy dans le développement de ce projet important (Laurent Aubert). Quant au papier final, il traite d’un aspect peu connu de l’action de Baud-Bovy, tournée vers la promotion de la musique grecque moderne.

9 La quatrième partie, « Education artistique et vie musicale à Genève », comporte quatre volets : deux sur le rôle pivot de Baud-Bovy dans la vie musicale genevoise (Claude Viala) et la renaissance artistique que connut alors le Collège de Genève (Inès Chennaz- Boissonnas), le troisième sur l’œuvre du compositeur suisse Emile Jaques-Dalcroze et l’implication de Baud-Bovy dans sa reconnaissance (Jacques Tchamkerten) ; quant au quatrième, il s’agit d’une contribution plus philosophique sur l’art et la pensée artistique de Baud-Bovy (Raymond Jourdan).

10 La cinquième et dernière partie du volume présente deux témoignages, le premier de Jean Starobinski sur les travaux de Baud-Bovy dédiés à la pensée musicale de Jean- Jacques Rousseau, et le second de l’helléniste Mario Vitti, qui évoque quelques souvenirs partagés.

11 En annexe figure une liste complète des publications de Samuel Baud-Bovy, au nombre de cent-trente-six, en grec, français, anglais et allemand. Précisons encore que tous les chapitres du livre sont en français, sauf deux en grec avec résumé en français.

12 Un recueil consacré à une personnalité aussi importante aurait certes pu comporter une documentation plus ample (photographies, transcriptions musicales, plaquettes de concerts, affiches…). Mais nous devons garder à l’esprit qu’il ne s’agit pas d’un livre sur la vie et l’œuvre de Samuel Baud-Bovy, mais bien des actes d’un colloque qui constituent en soi une importante contribution à la littérature musicale.

BIBLIOGRAPHIE

BAUD-BOVY Samuel, 1983, Essai sur la chanson populaire grecque. Nauplie : Fondation ethnographique du Péloponnèse ; Genève : Minkoff.

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Nidaa ABOU MRAD : Eléments de sémiotique modale. Essai d’une grammaire musicale pour les traditions monodiques Hadath-Baabda, Liban : Les Editions de l’Université Antonine/Paris : Geuthner, 2016

Fériel Bouhadiba

RÉFÉRENCE

Nidaa ABOU MRAD : Eléments de sémiotique modale. Essai d’une grammaire musicale pour les traditions monodiques, Hadath-Baabda, Liban : Les Editions de l’Université Antonine/ Paris : Geuthner, 2016.

1 Le présent ouvrage apporte une réponse sémiotique à une question fondamentale pour la compréhension des spécificités des musiques modales et pour la survie même de ces spécificités, à savoir celle des bases grammaticales, du procès génératif et de leurs soubassements musicaux et culturels. Cette démarche sémiotique émane d’une expérience musicale et d’une connaissance musicologique de l’auteur ancrées dans la modalité en tant que langage musical, philosophique et spirituel.

2 L’ouvrage se distingue par une grande précision terminologique et une richesse lexicale notable. Le déroulement de la pensée de l’auteur, docteur en médecine et en musicologie, laisse clairement transparaître sa double formation ce qui confère à la construction théorique une richesse tant sur le plan du contenu que sur celui de l’approche analytique.

3 L’auteur met ainsi à contribution un rapprochement entre données physiologiques et observation de la musique, dans ses dimensions grammaticale et énonciative, en tant qu’objet sémiotique. Sur un plan plus large, l’approche relève d’une démarche quasi

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chirurgicale entrant en profondeur dans l’objet sémiotique en question pour en fragmenter la teneur musicale et en faire ressortir les mécanismes de fonctionnement.

4 Fondé sur sept axiomes dont l’essence réside en ces quatre termes : cohérence/ langage/catégorisation/signification, cet ouvrage a l’avantage d’allier trois angles de vue : la pratique musicale, les théories sémiotiques et l’analyse appliquée.

5 D’emblée, l’observation des composantes du paratexte laisse clairement entrevoir deux principaux moteurs d’action : filiation et spiritualité. L’insertion de ces éléments reflète une appartenance à la sémiosphère culturelle des traditions modales où l’exercice et la transmission du musical s’effectuent dans une approche esthétique mais également philosophique et spirituelle.

6 Le regard que pose Nidaa Abou Mrad sur les traditions modales d’Orient est un regard de praticien et d’observateur des usages culturels. Sa connaissance des mécanismes de genèse de l’œuvre modale lui permet d’aborder la théorisation à travers les spécificités de l’œuvre.

7 La musique modale dans sa réalité vécue, se laisse ainsi entrevoir à travers les lignes de la théorisation, aux sources de la pensée modale développée par l’auteur. Les traditions monodiques d’Orient sont abordées dans leur cadre culturel, historique et spirituel. Ce faisant, Nidaa Abou Mrad se place dans la continuité de la démarche des pères fondateurs d’une tradition alliant performance musicale et réflexion théorique dans une recherche herméneutique du sens musical. La musique y est perçue comme réceptacle et véhicule d’une spiritualité, d’un savoir ésotérique et d’une pensée philosophique.

8 Précédé de deux préfaces de Nicolas Meeùs et de Jean During, un prélude dense (p. 25-41) ouvre la voie à une lecture éclairée permettant au lecteur familier des théories sémiotiques de suivre le cheminement menant vers l’élaboration d’une sémiotique modale et au lecteur néophyte de trouver les points d’ancrage pour une meilleure compréhension de ses bases conceptuelles. Une annexe et un glossaire complètent l’apport didactique.

9 L’auteur balise ainsi le chemin du discours sémiotique modal en mettant en exergue et en définissant son champ référentiel principalement dans l’approche conceptuelle et terminologique de la grammaire générative transformationnelle.

10 La première partie articulée en cinq chapitres s’ouvre sur une approche phonologique phonématique du discours modal et pose comme postulat de base du fonctionnement génératif du discours modal, la présence au niveau des structures profondes d’un trait distinctif basé sur l’existence de noyaux modaux – principal α et secondaire β – formés par deux chaînes concurrentes de tierces. Cette « caractérisation neurosensorielle préférentielle des tierces » (p. 54) est définie par son substrat physiologique donnant à la tierce zalzalienne une position préférentielle dans la sélectivité physiologique des fréquences. Un second trait distinctif consiste en une hiérarchisation des degrés « au sein de chaque noyau » (p. 54).

11 Le second chapitre pose les jalons d’une morphophonologie rythmico-mélodique laissant transparaître l’empreinte rythmique d’une culturalité verbale (prosodique, métrique) et gestuelle (chorégraphique, rituelle). La valeur qualitative d’un temps lisse y est mise en exergue dans son rapport aux dualités macrométrique/micrométrique et isochrone/anisochrone.

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12 La progression du raisonnement pose les fondements d’une représentation algébrique constituant une proposition pour une méthodologie d’analyse syntaxique modale (chapitre 3) opérant par « une réécriture algébrique de la syntaxe musicale modale et de ses transformations obligatoires et facultatives » (p. 123) à travers la mise en exergue d’un ensemble de vecteurs sémiophoniques génératifs modaux, relatifs notamment au questionnement (progression mélodique du noyau α vers le noyau β) et à la responsivité (retour de β vers α). Il ne s’agit pas là d’une appréhension subjective pouvant varier sur le plan analytique mais d’une catégorisation des progressions mélodiques où la responsivité correspond à la valeur de stabilité modale que confère le degré fondamental du mode.

13 La sémiose modale est définie au quatrième chapitre selon une approche tridimensionnelle. La sémiose musicale émane ainsi, sur un plan primaire, de l’association des composants phonologique et syntaxique et relève à ce titre d’un mode de signifiance intrinsèque, endosémiotique. Il est qualifié de mélogénique au sens d’une autoréférentialité de la sémiotique musicale (p. 144). Le procès de signifiance puise en outre dans une exosémiotique relative aux topiques stylistiques culturels sur un plan secondaire et aux topiques stylistiques individuels sur un plan tertiaire.

14 A la recherche du sens endosémiotique, Nidaa Abou Mrad prône une herméneutique « essentiellement anaphatique/anagogique et sophianique » (p. 164). L’auteur cite à ce titre le traité du Xe s. d’al-Ḥasan al-Kātib, Kitāb kamāl adab al-ġinā’ (La perfection des connaissances musicales), et les traités arabes des XVIe et XVII e s. et opère un rapprochement avec la pensée mystique. Lecture musicale modale transcendantale, l’herméneutique sophianique s’exprime en termes métaphoriques. La symbolique de l’arborescence modale témoigne à ce titre d’un ressenti spirituel et d’une quête de sens transcendantale.

15 Notons que les rapports entre portée signifiante des « nucléotides modaux » (p. 157), attractivité téléologique, éthos sur le plan d’une construction sémiotique collective, pathos sur le plan d’un apport individuel, contenance transcendantale sur le plan herméneutique et arborescence sur le plan symbolique, ouvrent la voie à une réflexion passionnante.

16 Dans une démarche philologique, le cinquième chapitre sonde l’épistémè modale dans la conception foucaldienne d’une archéologie du savoir, plongeant dans les racines et suivant le cheminement de la pensée musicologique modale de l’Orient musical à travers les siècles. Mettant en exergue l’importance de l’approche formulaire dans la détermination des caractéristiques modales, Nidaa Abou Mrad offre ici un exposé critique fourni opposant une posture épistémique « mélométrique » (p. 171) axée sur la quantification à une posture herméneutique praticienne grammaticale formulaire.

17 Tout aussi dense que la première, la seconde partie de l’ouvrage présente une étude analytique d’un corpus musical représentatif de chants ecclésiastiques, de monodies arabes composées et improvisées et de mutations rénovatrices intrasystémiques. Une réflexion sémiotique autour des mutations modernisantes intersystémiques conclut cette partie.

18 Avec pour porte d’accès l’étude de la métrique poétique syriaque et arabe, conjuguée à une étude des schémas rythmiques, la « réécriture morphophonologique rythmico- mélodique » (p. 254), le « transcodage vectoriel » (p. 252) et la « réécriture dérivationnelle transformationnelle » (p. 253) que propose l’auteur portent par leur

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potentiel syncrétique les conditions d’efficacité d’une visibilité analytique. Utilisant notamment une réécriture métasyllabique, celle-ci, par l’économie qu’elle offre, apparaît comme particulièrement intéressante pour une mise en valeur du cheminement nucléaire tout en conservant la possibilité de mettre en exergue les dimensions relatives à la prolongation du noyau modal et à l’ornementation.

19 La sincérité d’une œuvre n’est pas une donnée scientifiquement observable, mais elle transparaît entre les lignes d’un ouvrage, entre les notes d’une musique… Il est des travaux où la sincérité de l’acte est particulièrement présente, Eléments de sémiotique modale de Nidaa Abou Mrad en fait partie. Par son apport théorique et analytique, par sa vision musicale et musicologique et par sa démarche constructive et didactique, cet ouvrage passionnant témoigne d’un esprit d’une grande rigueur et d’un souci pédagogique constant. Il enrichit indubitablement la pensée musicologique et sémiotique relative aux musiques modales.

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CD | DVD | Multimédia

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Around Music – Ecouter le Monde Coffret de douze films DVD (742 minutes) avec livret. Texte du livret Filming Music – Filmer la musique (2015), bilingue français-anglais, 52 pages : Bernard Lortat-Jacob et Hélène Lallemand. Coédition La Huit/ Société Française d’Ethnomusicologie, 2015

Ariane Zevaco

RÉFÉRENCE

Around Music – Ecouter le Monde, Coffret de douze films DVD (742 minutes) avec livret. Texte du livret Filming Music – Filmer la musique (2015), bilingue français-anglais, 52 pages : Bernard Lortat-Jacob et Hélène Lallemand. Coédition La Huit/Société Française d’Ethnomusicologie, 2015.

1 Selon les termes des deux auteurs du livret qui l’accompagne, le coffret Around Music – Ecouter le Monde a pour objectif de « corriger une anomalie : celle qui, depuis plus d’un siècle maintenant, a consisté à occulter l’action, le geste et même la pensée musicale pour ne voir dans la musique qu’une forme acoustique, une résultante strictement sonore, loin des forces vives qui l’ont fait devenir telle. Anomalie qui eut pour conséquence de donner à entendre les musiques du monde sans donner la possibilité de les voir : le cinéma mit du temps pour se mettre au service de la musique. » (p. 1 du livret). Voir les musiques du monde, telle serait donc la visée de ce recueil de films documentaires dont le sujet est musical. Néanmoins, ainsi formulé, le projet s’inscrit clairement davantage dans la perspective plus globale de l’ethnomusicologie que dans celle du cinéma.

2 En effet, le choix des films ici réunis autant que le texte qui les commente témoignent d’abord d’un souci de valoriser les musiques, ceux qui les font et ceux qui les observent. Les éditeurs ne précisent pas vraiment les critères qui ont présidé à leur sélection, mais Bernard Lortat-Jacob et Hélène Lallemand expliquent que les films présentés « “boudent” le concert » (en tant qu’« expression hégémonique et spectaculaire » de la musique) et préfèrent les « coulisses […]. Partout où l’œil de la caméra a eu la judicieuse idée de se faufiler » (p. 7). La sélection propose ainsi d’emmener le spectateur en

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« voyage », de « se faire une “autre idée” de ce qu’est la musique », à travers des pratiques musicales et des usages différenciés. Une sélection à visée d’ouverture ethnomusicologique donc, puisque les films partagent un « sujet-maître » : la musique, dont les réalités sont interrogées selon des positions anthropologiques et cinématographiques contrastées.

3 Un compte rendu qui mettrait en regard tous les films du coffret pourrait être l’objet d’un passionnant article de recherche croisant anthropologie visuelle et ethnomusicologie (travail par ailleurs amorcé dans le livret) ; je me bornerai ici à tracer les grandes lignes de cette riche sélection. A deux exceptions près, tous les films ont été récompensés par le Prix Bartók au Festival International Jean Rouch (anciennement Bilan du Film Ethnographique), qui constitue depuis sa fondation l’un des principaux partenaires des ethnomusicologues français en matière de cinéma documentaire. La Danse des Wodaabe (Sandrine Loncke, France, 2010, 90’) avait obtenu le Grand Prix Nanook-Jean Rouch à ce même festival. La réalisatrice a réussi à interroger les tenants esthétiques de la musique, de la danse, des protagonistes et du rituel auxquels ils participent en utilisant les outils mêmes de l’esthétique cinématographique : en ressort un film passionnant, dont la forme a été autant travaillée que la recherche qui la sous- tend. A l’opposé, en termes de diversité des mouvements de la caméra et du traitement de l’image, se situe l’étonnant Plan-séquence d’une mort criée (Filippo Bonini-Baraldi, Italie, 2005, 62’), qui comme son nom l’indique, consiste en un plan-séquence d’une veillée funéraire. Ici, peu de zooms, une seule caméra, mais le travail du cadre (malgré la liberté de mouvement que l’on devine réduite de l’anthropologue-caméraman) est mené tout en finesse, pour créer un suspense émotionnel qui tient le spectateur en haleine jusqu’au bout.

4 Ces deux films très différents témoignent aussi, à l’instar de tous ceux présentés dans cette sélection, des orientations diverses des chercheurs et des réalisateurs par rapport à leur « objet », ou précisément leur « sujet », musical : Entre Nous (Stéphane Jourdain, France, 1999, 52’) se fait l’écho de cette problématique, et interroge intelligemment non seulement la place de l’ethnomusicologue, mais aussi celle du spectateur, face à l’« Autre ». Dans un tout autre registre, et de façon moins explicite, c’est aussi l’entreprise d’Eric Wittersheim dans Le Salaire du Poète (France, 2008, 59’), un film qui met en scène avec humour et subtilité la relation du chercheur à son terrain. Hugo Zemp, dans Le Maître du Balafon : Fêtes funéraires (France, 2001, 80’) expose des situations davantage qu’il ne les interroge ; James Bates dans Turnim Hed. Musique et cour d’amour en Papouasie Nouvelle-Guinée (Grande-Bretagne, 1992, 52’) pourrait aussi se situer dans cette tendance à la « documentation » (à laquelle contribue l’usage de la voix off) s’il ne mettait brillamment en scène, tout au long du film, la problématique des rivalités qui président aux échanges entre lignages rivaux lors de la mise en œuvre du « prix de la mariée ». Chez Renaud Barret et Florent de la Tullaye (La danse de Jupiter, France, 2005, 80’), ou chez Bernard Lortat-Jacob et Hélène Delaporte (Chant d’un pays perdu, France, 2007, 64’), on ressent la relation personnelle et l’attachement des réalisateurs à leurs protagonistes et aux territoires qu’ils explorent sous forme de voyages (et même de road movie, dans le second cas). Cette forme narrative fréquente dans les films réalisés par des chercheurs croise, dans ces deux cas, celle de la narration biographique, également courante dans le cinéma documentaire, et que l’on retrouve parfaitement exploitée par Rosella Schillaci dans Pratica e Maestria (Italie, 2005, 46’). La réalisatrice pénètre dans l’intimité de deux musiciens âgés sans tomber dans la complainte du passé, et parvient à alterner scènes d’entretiens et scènes de vie dans une continuité

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intime qui tient certainement, là encore, à son lien personnel aux protagonistes et à sa connaissance du terrain qu’elle filme. Hélène Pagezy dans Walé Chantal, femme ékonda (France, 1996, 52’) réussit, elle aussi, à transmettre cet attachement.

5 De l’attachement, sans aucun doute, mais ne nourrit-il pas un certain idéalisme de la part des chercheurs ? Certains des films du coffret, s’ils se situent tous résolument en- dehors des formes de « documentaire télévisuel » que pourfendent les auteurs du livret, ne font pas l’impasse sur des images édéniques. Mais ils les interrogent également : Samuel Chaland (Bamako est un miracle, France, 2003, 53’) démontre avec bonheur qu’une rencontre musicale « entre continents » est soumise à d’autres impératifs qu’au seul mythe de l’universalité musicale, tout en questionnant la place politique d’un producteur artistique. Saïd Manafi et Werner Bauer, quant à eux, livrent un film en deux parties (Sivas, terre des poètes, Autriche, 1995, 80’), où à la vision un peu folklorisante des traditions alévies succède une brutale immersion dans la réalité des difficultés politiques vécues par les musiciens, poètes et dirigeants Alévis. Une réalité qu’ils décident d’intégrer à leur film, lequel, de ce fait, change du tout au tout : la narration se fait politique et problématique, et l’engagement documentaire prend tout son sens.

6 Diversité de sujets, de territoires, et de positionnements, donc ; l’objectif d’ouverture aux manières de voir la musique annoncé par Bernard Lortat-Jacob et Hélène Lallemand est tout à fait rempli. Le spectateur pourrait regretter, pourtant, que la part de création, d’imaginaire et de fiction, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, soit peu assumée dans les représentations ici offertes par les chercheurs-cinéastes, tant en ce qui concerne la forme narrative que dans le travail de la caméra. Les auteurs du livret ont tenté de pallier à cette orientation davantage « ethnologique » que « cinématographique » des films, en consacrant plusieurs paragraphes à la question du réel, à travers une intelligente introduction à l’histoire du cinéma documentaire en France. Il est vrai que – ils le soulignent eux-mêmes – douze films, c’est bien peu pour rendre compte de la diversité actuelle des relations de la musique à la caméra ; c’est pourquoi il faut avant tout remercier les éditeurs de leur effort, et se féliciter de la publication de ce coffret, qui offre aux spécialistes comme aux amateurs une très riche matière à voyager, à écouter, et à « voir la musique ».

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AMAZONIE. Contes sonores Enregistrements : N. Bammer, M. P. Baumann, B. Brabec de Mori, J. Hill, M. Lewy, F. López de Oliveros, J.-F. Schiano et D. Schoepf ; textes : Bernd Brabec de Mori et Matthias Lewy ; direction : Madeleine Leclair. 1 CD MEG-AIMP CXII/VDE 1480, 2016

Jean-Pierre Estival

RÉFÉRENCE

Contes sonores, Enregistrements : N. Bammer, M. P. Baumann, B. Brabec de Mori, J. Hill, M. Lewy, F. López de Oliveros, J.-F. Schiano et D. Schoepf ; textes : Bernd Brabec de Mori et Matthias Lewy ; direction : Madeleine Leclair. 1 CD MEG-AIMP CXII/VDE 1480, 2016.

1 Ce CD/livret, produit et diffusé à l’occasion de l’exposition « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt » qui s’est tenue au Musée d’ethnographie de Genève du 20 mai 2016 au 8 janvier 2017, est une œuvre composée à partir de productions sonores amérindiennes et de sons des milieux au sein desquels ces populations évoluent (forêts, animaux, etc.), tous enregistrés sur le terrain, et mixés en studio (par Nicolas Field). Cette exposition fut très certainement, par la qualité des pièces présentées, comme par sa scénographie, l’une des plus intéressantes – et des plus belles – présentées sur ce thème au public ces dernières décennies. Le CD est accompagné d’un livret trilingue (français, anglais, allemand) où figurent une carte, dix photographies, les textes correspondant aux plages du disque, ainsi qu’une bibliographie américaniste. Ce disque est la version stéréo de l’installation sonore diffusée lors de l’exposition. Les treize pièces sont organisées sous forme de « contes sonores », chacune d’elles renvoyant à un texte qui, sur un mode narratif, éclaire et commente le contenu sonore. Ces narrations réunissent des éléments de vie quotidienne, de rituels, de mythologie et de pensée correspondant aux groupes ethniques présentés. L’avant-propos du disque nous en donne les objectifs : • mettre en valeur la dimension auditive pour les groupes présentés, avec laquelle « la mise en relation entre soi et le reste du monde s’établit » (livret p. 3) ;

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• montrer comment les interactions entre humains, entre humains et non-humains, passent nécessairement mais pas exclusivement par des éléments sonores (chants et musiques pour les humains, cris d’animaux, bruits ou chants divers des entités qui peuplent la forêt, le village ou les jardins) ; • pour le public occidental, faire entendre et susciter l’imagination pour approcher « de manière sensible et contextualisée certaines réalités vécues par les chercheurs et les populations autochtones, en Amazonie ».

2 Disons tout de suite que ces objectifs sont largement atteints, et, après une ou, mieux, plusieurs écoutes de l’œuvre – il faut prendre son temps –, l’auditeur occidental aura plongé dans des univers sonores qui lui permettront de mieux comprendre des civilisations généralement fort mal connues, si ce n’est par des poncifs évolutionnistes et maintenant écologistes.

3 Les sources sont très variées dans le temps et dans l’espace, puisqu’elles vont des cylindres de Koch-Grünberg (Arekuna, Venezuela, 1911) aux enregistrements contemporains de compositeurs-auteurs, en passant par des enregistrements historiques réalisés par des ethnologues ou ethnomusicologues. Les populations présentes dans l’œuvre viennent du Pérou (Awajún, Kakataibo, Shipibo-Konibo, Kukama, Ashaninka, Ishkobakeko, Yine), d’Equateur (Shuar), du Vénezuela (Wakuénai, Arekuna, Taurepán), du Brésil (Kayapó, Kamaiurá, Wayana) et de Guyana (Arekuna), avec un accent mis sur les périphéries de l’Amazonie centrale.

4 Le projet est de l’ordre de la médiation car l’aspect documentaire n’est pas l’objectif premier. Les éléments de la production sonore des Indiens et les sons des territoires sont enregistrés sur le terrain, mais intégrés dans une construction à la fois musicale et littéraire à destination des visiteurs de l’exposition, puis des auditeurs de l’œuvre. De nombreux fadings, mais aussi des ruptures abruptes, permettent d’articuler les éléments pour constituer un programme musical correspondant à la narration. Si l’arrangement est en général bien construit, consistant d’un point de vue esthétique, on pourra parfois regretter un aspect redondant du son et du texte. On ne se privera pas, en sus de l’approche standard du CD/livret, de lire sans écouter et d’écouter sans lire.

5 La question de l’autoralité nous a amené à plus d’interrogations : les deux ethnomusicologues, compositeurs à la fois des pièces et auteurs des textes qui les accompagnent, mettent en abîme, en quelque sorte, leur processus de création : des sons de terrain, porteurs de sens et souvent de puissance pour les Indiens, segmentés et intégrés dans un continuum sonore connexe à un texte réunissant lui aussi des éléments du groupe humain et de son territoire vivant, le tout présentant aux Occidentaux les mondes sonores de ces collectifs.

6 Les compositeurs-auteurs ne semblent pourtant pas pleinement revendiquer leur statut d’artistes1, comme le ferait par exemple un compositeur de musique concrète ou de musique électronique dans les musiques actuelles amplifiées. Les Indiens sont quant à eux mentionnés comme « interprètes » de pièces où leurs chants ou musiques instrumentales sont présentés, en général de façon fragmentaire, selon le suivi du récit. Un item (plage 13) présente également une interprétation d’hymnes anglicans intégrés à la pratique vocale des Arekuna. La présentation du contenu des chants ou des musiques instrumentales n’est pas très claire, si ce n’est dans la perspective fictionnelle2 qu’offre le texte des contes. Cela correspond à des espaces sonores recomposés (par les ethnomusicologues) à des fins didactiques. Il s’agit de présenter des mondes auditifs et perceptifs, mais nous ne savons pas ce que peuvent en penser les

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« interprètes », ni d’ailleurs non plus les jaguars (photographie extérieure livret droit) ! Un petit mot sur ce thème aurait été souhaitable.

7 Le CD devient ainsi un objet hybride à la frontière du CD/livret documentaire – ce qu’il n’est pas – et de l’œuvre de création – ce qu’il pourrait être –, mais alors avec un statut des interprètes mieux conceptualisé et défini.

8 Ces questions nous semblent devenir connexes au développement de l’ethnomusicologie sud-américaine, où l’implication des propres savants3 des communautés (avec, par exemple, au Brésil le Programa de Documentação de Linguas e Culturas Indígenas4) passe par la mise en valeur des savoir-faire, des ontologies et des registres esthétiques, mais aussi par la prise en compte des enjeux territoriaux et politiques qui, dans cette perspective, affectent dangereusement la vie même de ces collectifs.

9 Dans le CD, la piste 12, qui évoque la déforestation, procède en quelque sorte d’une généralisation et d’une déterritorialisation5. Notre propre expérience dans la Chaco Boréal (au sud de l’Amazonie) nous amène à considérer que les réflexions et narrations sur ce thème peuvent être différentes selon les communautés, selon les individus, et surtout selon les situations économiques, politiques, etc., en jeu. Peut-être Carlos, le protagoniste du conte, aurait-il pu devenir un véritable humain, incarné dans sa vision des arbres qui gémissent…

10 Le CD Amazonie. contes sonores est une œuvre très originale, qui remplit son objectif de faire découvrir à un large public des espaces sonores, mais aussi des modes de vie et de pensée autour du son, fort différents de nos propres références. Sans doute, les émotions les plus fortes qu’il pouvait susciter l’étaient dans le contexte de l’installation sonore originale, en regard des remarquables artefacts présentés.

11 Si les aspects de l’ordre de la médiation sont convaincants, ce CD/livret amène aussi l’auditeur curieux à réfléchir au statut des pièces, aux conditions de leur réception, et à la place des Indiens dans les productions qui leurs sont consacrées. Cet aspect conceptuel de l’œuvre n’est pas le moins intéressant. Pour toutes ces raisons, on ne peut que recommander son écoute et sa lecture.

12 Et, pour finir, laissons cette question, bien évidemment ouverte : les ethnomusicologues sont-ils (aussi) des artistes ?

NOTES

1. Mention rapide dans l’avant-propos. 2. Ce n’est pas le lieu ici d’interroger ces questions de perspective avec le perspectivisme tel que l’a défini E. B. Viveiros de Castro. Cette piste serait certainement intéressante à suivre : dans la perspective de qui se situe l’œuvre ? 3. Expression que j’emprunte à Jean-Michel Beaudet, et qui semble très appropriée. 4. On pourra consulter à ce sujet : Lima Rogers Ana Paula, Oliveira Montardo Deisy & al. : « Song Memory as a Territory of Resistance among South American Indigenous Peoples : A Collective Documentation Project », The World of Music 5, 2016 : 81-110.

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5. Sources sonores : sounddogs.com, Boom Library.

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URUGUAY. De tambores y amores, Chabela Ramírez Enregistrements studio réalisés à Montevideo en 2013, textes du livret : Chabela Ramírez, 12 pages (espagnol). Perro Andaluz, Montevideo, 2016

Ignacio Cardoso

RÉFÉRENCE

De tambores y amores, Chabela Ramírez, Enregistrements studio réalisés à Montevideo en 2013, textes du livret : Chabela Ramírez, 12 pages (espagnol). Perro Andaluz, Montevideo, 2016, CD PA 6717-2.

1 Fruits d’une riche collaboration entre l’artiste, chanteuse et militante Chabela Ramírez, plus d’une vingtaine de musiciens, de nombreux producteurs et l’ethnomusicologue Clara Biermann, ce CD est l’une des plus récentes éditions de musique afro- uruguayenne. Il vient combler un vide dans le paysage des musiques noires de ce pays puisqu’il consacre le premier disque d’une des plus grandes voix du afro- uruguayen.

2 Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de rappeler quelques éléments clés pour expliquer ce qu’est le candombe. Terme d’origine bantoue, il désigne aujourd’hui toute expression musicale ou dansée prenant comme base la polyrythmie des percussions afro-uruguayennes (tamboriles). Née au XIXe siècle à Montevideo, cette tradition est le fruit d’un long métissage culturel afro-latin avec une importante influence afro- brésilienne, en particulier celle des sorties cérémonielles des congadas du Minais Gerais. Fortement teintée de religiosité à ses débuts, la tradition va lentement se « folkloriser » en s’intégrant au carnaval de Montevideo, officiellement dès 1956. Le candombe est avec la murga (autre genre carnavalesque très populaire) l’expression la plus aboutie du carnaval montevidéen actuel. Il y prend deux formes : un grand concours de défilés de rue, appelé llamadas, de larges groupes de percussionnistes accompagnés d’une grande quantité de danseuses et danseurs, et un autre concours de groupes produisant sur une scène des spectacles musicaux basés sur la musique et l’histoire du candombe. Depuis les

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années 1930, le rythme de candombe s’est mélangé à toutes les expressions musicales populaires du moment : tango, musiques rurales, cumbia, rock, salsa, électronique, jazz, etc. Après avoir été longtemps associé à une manifestation exclusive de la culture afro- uruguayenne, totalement occultée (en dehors de la période de carnaval) et subissant toute la palette des stéréotypes racistes dans la société uruguayenne, le candombe est devenu aujourd’hui un emblème national, voire un produit touristique. Déclaré Patrimoine National en 2006 et ajouté au Patrimoine Immatériel de l’Humanité en 2009, le candombe fait aujourd’hui l’objet d’enjeux identitaires complexes en Uruguay. La population afro-uruguayenne (entre 6 et 10 % de la population) ne semble profiter ni socialement, ni culturellement de ce nouveau statut du candombe dans ce petit pays.

3 La grande variété de producteurs du présent CD reflète bien sûr les difficultés de réaliser ce genre de projet, mais aussi le travail, voire l’abnégation, de Clara Biermann, docteure en ethnomusicologie et coordinatrice de ce très beau projet. Accompagnée d’un autre ethnomusicologue français, Julien Jugand, qui est aussi ingénieur du son, elle a rendu possible cette idée qui s’inscrit complètement dans le cadre des recherches sur le candombe qu’elle mène depuis 2006. Ces dernières portent sur les processus et logiques d’appropriation/réappropriation autour des expressions culturelles et artistiques du candombe et des dynamiques de construction de l’afrodescendance en Uruguay1.

4 Ce CD s’est également concrétisé grâce au label indépendant montevidéen Perro Andaluz et aux soutiens de la Société Française d’Ethnomusicologie, du projet ANR Globalmus, du FONAM (Fonds national de musique, Uruguay), de l’AGADU (Association générale des auteurs d’Uruguay), de l’Unesco (Uruguay) et de la Casa de la Cultura Afrouruguaya (Montevideo). La collaboration solidaire est au centre de cette production, avec l’apport de l’association de production lp36 (professionnels du son menant des actions bénévoles et proposant des tarifications avantageuses) et du site français de financement participatif (crowd-funding) kisskissbankbank.com.

5 Isabel « Chabela » Ramírez est une des grandes figures actuelles de la culture afro- uruguayenne. Son parcours fait d’elle une référence tant au niveau artistique qu’à celui de son implication sociale et politique. Elle est née en 1958 à Montevideo, au centre de la capitale, dans un des quartiers historiquement liés à la présence et à la culture afro- uruguayenne, Palermo. Infatigable militante antiraciste, pour la défense des droits de la minorité afro-uruguayenne en Uruguay, elle affirme avoir toujours voulu dédier sa vie à l’action en faveur de la culture noire de son pays à travers l’art. Elle a participé en tant que chanteuse et compositrice, mais aussi comme danseuse et coordinatrice de corps de danse de nombreux groupes de candombe pour le carnaval de Montevideo. Son long parcours d’activiste depuis les années 80 l’a menée dans des collectifs tels que l’ Asociación Cultural y Social Uruguay Negro (ACSUN), Amandla et Mundo Afro (une institution dont elle se réclame dissidente aujourd’hui). Actuellement, elle est secrétaire générale de la Casa de la Cultura Afrouruguaya. Elle est la fondatrice en 1995 et actuelle directrice du chœur Afrogama. Ce chœur exclusivement féminin a développé une ample activité de promotion de l’identité afro-uruguayenne et de genre. Enfin, Chabela a marqué sa lutte dans le champ du religieux. En adoptant et pratiquant le culte des Orixas (comme le candomblé, la santería, le batuque ou l’umbanda, cette dernière très présente en Uruguay), Chabela réaffirme ses origines ancestrales et inscrit sa pratique dans une logique de résistance culturelle, de réappropriation et de valorisation de la culture noire.

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6 Ce sont toutes ces thématiques qui nourrissent l’art de Chabela Ramírez et ce CD en particulier. De amores y tambores présente un répertoire de compositions propres et d’autres compositeurs uruguayens. Il propose un parcours allant de rythmes et chants religieux afro-latins, de répertoire carnavalesque jusqu’au candombe actuel, en passant par un tango et une berceuse.

7 Le disque s’ouvre sur une reprise de Celia Cruz et la Sonora Matancera dédiée à l’Orixa Elegguá, presque logiquement pourrait-on dire : Elegguá est la divinité qui « ouvre les chemins », celle que l’on célèbre en premier dans les cérémonies de possession, celle à qui on demande la permission avant d’ouvrir la cérémonie. La plage suivante est un hommage à un grand nom du candombe et du carnaval, Rodolfo Morandi. Bien qu’il n’ait réalisé que très peu d’enregistrements édités et qu’il n’ait jamais été un musicien professionnel, il est considéré comme une des références du genre. Hommage au compositeur, mais aussi hommage au symbole le plus puissant de la culture noire uruguayenne et noire latino-américaine : le tambour. Ce morceau est suivi d’un tango des auteurs-compositeurs argentins Enrique Santos Discépolo et Mariano Mores. Genre qui identifie le Rio de la Plata, le tango a toujours été très populaire parmi la population afro-uruguayenne. Sa présence sur ce CD nous rappelle aussi les origines noires de cette musique. La pièce suivante fait référence à une mère de trois enfants seule qui doit se prostituer dans le quartier de la vieille ville. Une sinistre réalité partagée par de nombreuses femmes afro-uruguayennes et de toutes origines… Les paroles sont le produit d’un journaliste et écrivain uruguayen converti à l’islam chiite et installé en Iran, Julio César « Juma » Martinez. Suit un milongón, version lente du rythme de candombe, rappelant ici une version d’un bolero mélancolique. La prochaine plage est une (re)composition intéressante : trois morceaux en un, une sorte de medley typique du répertoire d’hommage aux classiques de genre carnavalesque : on enchaîne des parties de chansons très connues. Ici, Chabela nous présente une louange aux Orixas composée de trois « prières ». Une première de sa propre composition, puis une autre de Pedro Ferreira (1910-1980), un des plus grands musiciens, auteur, compositeur de candombe pour carnaval de tous les temps. La dernière est l’œuvre de Rodolfo Morandi, dont nous avons déjà parlé. Un trio de tambours accompagne ces chants de rythmes de candombe. Comme sur le reste des plages, la section de percussions est absolument irréprochable ! Il faut dire qu’avec les noms qui figurent sur la pochette de ce disque, il serait difficile de se tromper : Sergio Ortuño, Fernando « Huron » Silva, Edison « Katanga » Paredes, Diedo Paredes, Dario Terán et Leroy Perez. Parmi ces percussionnistes, les fils de Chabela.

8 Les pièces suivantes sont deux autres hommages. Le premier au tambour à qui la chanteuse parle comme s’il s’agissait d’une personne et le deuxième à « l’héritage africain », symbolisé, encore une fois, par le jeu et le son du tambour, qui créent un lien avec une terre chargée d’ancestralité. Ces deux thèmes sont des passages obligés pour les groupes pendant le carnaval, qui doivent respecter un règlement relativement rigide dans lequel certaines scènes (cuadros) et thèmes (temas) sont obligatoires, au risque pour les groupes ne respectant pas ces règles de perdre des points. Le carnaval reste très imprégné par la compétition entre les différents groupes dans différentes catégories de spectacles, la murga et le candombe étant les plus populaires. On perçoit donc dans ces deux plages la longue trajectoire de Chabela dans le carnaval de Montevideo.

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9 Les deux suivantes sont des compositions d’Eduardo da Luz, un autre grand personnage du carnaval uruguayen. Un candombe et un autre bolero/candombe avec des arrangements instrumentaux subtils et des interventions vocales du compositeur, dont la voix est reconnaissable entre mille. Les paroles de Muñeco de papel sont une évocation de l’esclavage et une poésie antiraciste.

10 L’avant-dernière pièce est encore un candombe et une évocation de l’ancestralité du candombe et de sa lointaine origine africaine. Le lien entre le candombe et le monde des Orixas est à nouveau affirmé ici en associant deux termes désignant des traditions très différentes, mais ayant probablement la même origine : candombe et candomblé. Le disque s’achève sur une berceuse, comme un dernier hommage aux millions de femmes africaines déportées et réduites en esclavage : « Duerman niños negros, descansen, necesitan despertares, mama Africa acuna desde no tan lejos. »

11 Ce disque est un aboutissement bien mérité dans la carrière de Chabela Ramírez. Il reflète son parcours musical très marqué par le carnaval de Montevideo, mais aussi par les préoccupations et les engagements de toujours de cette militante afro-uruguayenne antiraciste et féministe. Cette remarquable réalisation constitue une excellente approche de l’un des aspects majeurs de la culture uruguayenne par le biais de cette notable artiste. Je ne peux qu’encourager les lectrices et lecteurs à découvrir ce superbe travail et, par cette petite porte, à entrer dans le monde du candombe !

NOTES

1. En décembre 2015, elle a soutenu à l’Université Paris-Nanterre sa thèse intitulée « Les visages du candombe. Pratiques, création et savoir-faire chez les musiciens et les danseurs afro- uruguayens ».

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Une anthologie du khöömii mongol/An anthology of Mongolian khöömii/ Mongol khöömijn songomol Enregistrement et production : Johanni Curtet, assisté de Nomindari Shagdarsüren ; texte : Johanni Curtet. 2 CDs, livret 48 p. Routes Nomades/Buda Musique 4790383, 2016

Emilie Maj

RÉFÉRENCE

Une anthologie du khöömii mongol/An anthology of Mongolian khöömii/Mongol khöömijn songomol, Enregistrement et production : Johanni Curtet, assisté de Nomindari Shagdarsüren ; texte : Johanni Curtet. 2 CDs, livret 48 p. Routes Nomades/Buda Musique 4790383, 2016.

1 Il est des musiques qui font face à la nécessité d’une perpétuelle justification car elles sont peut-être trop étonnantes pour nos oreilles occidentales. C’est le cas du khöömii, le chant diphonique mongol, dont la pratique est basée sur la production – par un seul et même interprète – d’un ensemble de sons simultanés comprenant un bourdon fournissant le son fondamental et des harmoniques, modulés selon diverses techniques (pression apportée aux muscles de la gorge, modification de la cavité de résonance buccale, etc.). Attirés par la proximité du peuple mongol avec la nature et par le caractère apparemment ancestral, quasi ésotérique, qu’aurait pour eux cette pratique vocale, certains auditeurs occidentaux mal informés lui attribuent même un caractère magique.

2 Intriguant, dérangeant, le khöömii ne laisse pas indifférent. C’est donc avec enthousiasme que nous saluons la sortie d’Une anthologie du khöömii mongol, qui regroupe les précieuses interprétations de 43 diphoneurs1 des années 1950 à nos jours. A travers différents types de khöömii attribuant des rôles différents au bourdon ou aux

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harmoniques, l’auditeur découvre que le chant diphonique procède d’une tradition complexe, liée à la fois à la diversité des styles et à l’évolution de l’interprétation.

3 La publication de cette anthologie, proposée par Johanni Curtet avec la ollaboration de sa compagne Nomindari Shagdarsüren, intervient cinq ans après la soutenance de sa thèse et déjà deux autres CDs produits (voir Références). Son apport à la discographie existante consiste certainement en l’inscription des interprétations dans une chronologie et une présentation scientifique des morceaux (nature du chant, instruments utilisés, lieux et dates d’enregistrement, photographies des chanteurs, mentions de leurs lieux et dates de naissance). La moitié des plages regroupe des enregistrements de terrain effectués par Johanni Curtet entre 2007 et 2015. L’ autre moitié provient d’archives radio ou de collections personnelles des familles des chanteurs. On peut ainsi y entendre des chants de louanges, des extraits d’épopées, des chants d’improvisation, accompagnés parfois de flûte tsuur, de luth tovshuur, topshuluur ou dombra, de vièle ou ekel, de cithare yatga, de guimbarde khomus, ou encore de sifflements, de huchements à l’attention des animaux domestiques ou d’ambiances naturelles telles que les sons de l’eau d’une rivière.

4 On peut voir cette édition comme un prolongement du travail de Johanni Curtet, auquel il a été donné de participer à l’élaboration du dossier d’inscription du khöömii au Patrimoine mondial de l’UNESCO, concrétisée en 2009 et 2010. Le musicologue ne voit pas cet art comme une pratique vocale ancestrale figée, mais bien comme une forme vivante et en évolution perpétuelle de la culture, dont l’importance identitaire depuis le début des années 1990 est évidente.

5 Cette compilation de 43 morceaux par des musiciens de tous horizons, montre bien que le chant diphonique, loin d’être figé dans la répétition, est une pratique inscrite dans la diversité. Pour cette raison, il s’agit bien, comme l’indique le titre de cette compilation, d’une anthologie, un florilège de morceaux choisis représentatifs des différents chanteurs, de leurs techniques et de leurs époques, dépourvu d’aucune prétention d’exhaustivité. Le livret de 48 pages qui accompagne le projet est présenté avec une rigueur scientifique qui en fait un document important rendant compte d’« une tradition multiple [nous] mettant face à, non pas un, mais des chants diphoniques » (Curtet 2013 : 27) ou à ce que le musicologue qualifie de musique « multifacettes » (ibid. 530).

6 Multiple, le khöömii l’est aussi parce que les sentiments et les émotions du diphoneur influent directement sur la mélodie des harmoniques et la puissance du bourdon, ce qui donne à son interprétation, inscrite dans des contextes temporel et spatial donnés, un caractère éphémère. Il est aussi un art de l’expérimentation et une pratique sociale du partage : de personnel et oral, le khöömii se transmet et s’enseigne à un élève ou à un groupe, toujours de manière vivante et interactive, où les disciples sont à la recherche du son juste qui leur appartient, nécessairement différent de celui de leur maître. Le khöömii est facteur de lien social, mais aussi générateur de relations entre des initiés pratiquant un savoir-jouer producteur d’étonnement par son caractère extraordinaire : tel diphoneur qui connaît tel artiste célèbre ou qui produit un khöömii spécial va ainsi se valoriser auprès d’autres joueurs ; tels groupes se rassemblent le soir pour chanter ensemble sans se mêler forcément aux autres. Il faut être introduit pour entrer dans le cercle et, un jour, se faire un nom.

7 Pour Johanni Curtet, qui pratique lui-même le khöömii et organise des concerts pour des musiciens mongols depuis 2006 avec son association Routes nomades, cette anthologie

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représente résolument un « outil pour la transmission » (p. 4) de cet héritage immatériel mongol et « sa valorisation dans toute sa contemporanéité, en représentant équitablement les courants ruraux et urbains, amateurs et professionnels ». Ainsi le livret est édité en trois langues (français, anglais, mongol), ce qui destine l’Anthologie à un public occidental de curieux ou de connaisseurs, tout autant qu’à l’attention des différentes générations de Mongols.

8 L’ensemble du document est unique en ce qu’il propose un projet différent des CDs précédents, qui sont soit des compilations du même artiste, soit des recueils de musique mongole qui ne se bornent pas au chant diphonique. Par ailleurs, la discographie répertoriée dans la thèse de Johanni Curtet (2013 : 595-597) pour l’ensemble des pays de l’aire géographique (étendue au Tibet) fait observer que tous les enregistrements en vente datent au mieux de 1967, avec une majorité édités plutôt à partir des années 1990. Voici donc une raison de plus d’écouter les précieuses archives du milieu des années 1950 divulguées dans l’Anthologie.

9 En fait, l’Anthologie sort à l’heure de gloire du khöömii. Depuis une vingtaine d’années, l’Occident accueille des chanteurs diphoniques du Centre de l’Asie, des groupes venus de la région de l’Altaï (de la République de Touva, notamment avec Hunn Huur Tu qui a contribué à populariser le khöömii par ses tournées en Europe), mais aussi des artistes mongols installés en France ou en Allemagne (comme Altaï Khangaï ou Hosoo). En Mongolie même, le khöömii connaît une popularité finalement assez récente : il est entré à l’Université dans les années 1990, parallèlement à l’élan de recherche identitaire qui accompagne la transition démocratique au crépuscule du socialisme soviétique. Cet engouement national s’étend progressivement à l’étranger parmi les amateurs de musique du monde, attirés par le substrat chamanique et le caractère expérientiel du khöömii.

10 Ethnomusicologue, musicien et ami de la Mongolie, Johanni Curtet conclut : « La musique est un héritage du passé, qui s’actualise au présent et qui, à travers ses différents modes de transmission, se prépare pour le futur » (2013 : 34). Il reste à lui souhaiter de prolonger son travail au-delà des frontières de la Mongolie et de nous montrer les spécificités du khöömii mongol face à celui pratiqué par les voisins touvas, bouriates et altaïens issus du même ensemble culturel et linguistique turco-mongol. En attendant, Johanni Curtet a déjà rejoint les ethnomusicologues et musiciens occidentaux qui, par leur intérêt et leur pratique de l’art « autochtone » auront contribué sinon au renouveau, tout au moins à la valorisation de cet art auprès des jeunes générations de leur pays d’élection, en le plaçant dans le prolongement d’une longue tradition tout en en faisant une pratique résolument contemporaine.

BIBLIOGRAPHIE

CURTET Johanni, 2013, La transmission du höömij, un art du timbre vocal : ethnomusicologie et histoire du chant diphonique mongol. Thèse de doctorat en musicologie non publiée. Rennes : Université Rennes 2.

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CDs

TSERENDAVAA & TSOGTGEREL, 2008, Chants diphoniques de l’Altaï Mongol. 1 CD (16 plages) + DVD (9 plages), livret (27 p.) Buda Musique, collection Musique du Monde, 3017742.

DÖRVÖN BERKH, 2010, Four Shagai Bones, Masters of Mongolian Overtone Singing. 1 CD (14 plages), livret (11 p.). Routes Nomades/Pan Records, collection Ethnic Series, PAN 2100.

NOTES

1. Le khöömii est considéré en Mongolie comme différent du chant, de sorte que les Mongols n’utilisent pas le terme de « chanteur diphonique » mais plutôt le néologisme de « diphoneur » (Livret : 7).

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LAOS. Musique des Khmou Enregistrements et texte : Véronique de Lavenère, notice français- anglais 39 pages. Photos et carte couleurs. CD MEG-AIMP CXIII/VDE- GALLO CD-1490, 2017

Stéphanie Khoury

RÉFÉRENCE

Musique des Khmou, Enregistrements et texte : Véronique de Lavenère, notice français- anglais 39 pages. Photos et carte couleurs. CD MEG-AIMP CXIII/VDE-GALLO CD-1490, 2017

1 Les populations montagnardes d’Asie du Sud-Est continentale, dont font partie les Khmou, présentent chacune des particularités culturelles qui les distinguent entres elles et des populations dominantes, essentiellement implantées en plaines (Lao, Thaï, Khmer et Viet). Appartenant à la famille linguistique austro-asiatique, les Khmou résident pour leur grande majorité dans les zones montagneuses du nord du Laos et, dans une bien moindre mesure, de l’autre côté des frontières avec la Thaïlande et le Vietnam. L’environnement naturel tient une place particulièrement importante dans le quotidien de ces groupes dont la subsistance est souvent liée à la culture des terrains environnant l’espace villageois. Objets du quotidien et instruments de musique montrent un usage prédominant de matériaux naturels locaux. Alors que différents aspects sociaux, religieux et politiques de ces populations ont bien souvent suscité l’intérêt des anthropologues, géographes et historiens, les pratiques musicales en elles- mêmes sont plus rarement documentées et étudiées. La publication Laos. Musique des Khmou contribue ainsi à combler un manque et, par la présentation d’enregistrements de terrain effectués dans plusieurs villages du Nord Laos, plonge l’auditeur au cœur du paysage sonore des espaces Khmou.

2 Il s’agit du troisième opus de l’ethnomusicologue Véronique de Lavenère (2004, 2009) et du premier consacré intégralement aux pratiques musicales des populations Khmou du Nord Laos. Elle propose ici un recueil d’enregistrements de terrain inédits1 effectués sur une période de 17 ans (1998-2015). On y perçoit l’environnement au sein duquel ces

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musiques furent jouées (exclamations de villageois, cris de coq, sons de la nature, etc.), offrant un corps sonore aux contextes de jeu mentionnés.

3 Les instruments de musique mis en avant dans ce CD sont confectionnés à partir de bambou, poussant en abondance dans cette région. Ephémères ou permanents, ils réaffirment le lien de la population à son espace naturel. C’est l’occasion d’entendre des instruments peu connus, tels que la cithare de bambou (tam ting, plage 13) ou encore la clarinette taillée dans une jeune pousse de riz fraîche (plage 21). On retrouve aussi des instruments familiers et plus communément rencontrés dans la région, tels que l’orgue à bouche, qui est particulièrement mis à l’honneur dans ce recueil musical. On peut de plus percevoir, le temps d’une pièce rituelle (plage 24), un gong, ce qui n’est pas sans rappeler l’usage de gongs suspendus que l’on retrouve chez différents autres groupes de ces zones montagneuses. La diversité des flûtes et clarinettes est également méthodiquement illustrée par leur jeu soliste. Ce panorama musical des Khmou offre ainsi un contraste singulier avec les orchestres de gongs, xylophones, hautbois et tambours habituellement associés aux pratiques musicales de la région et qui demeurent représentatifs des musiques de cour du Laos, autant que du Cambodge et de la Thaïlande. Ici nous avons affaire à des musiques rurales, populaires, touchant tant au divertissement qu’aux activités rituelles et dont la présentation, autant que les explications fournies dans le livret, permettent d’apprécier la singularité musicale.

4 Le CD est agencé selon trois sections, illustrant respectivement un répertoire, une atmosphère et un contexte, dévoilant au fil des plages la large palette de timbres qu’offrent les aérophones Khmou. La première section couvre plus de la moitié des musiques du CD. Elle présente le répertoire de teum, polyphonies interprétées par un khène khmou et les improvisations chantées d’hommes ou de femmes. L’orgue à bouche est constitué de tubes de bambou munis d’anches individuelles et insérés dans une chambre d’air de bois. C’est un instrument propre à l’Asie du Sud-Est et à l’Asie Orientale (Chine, Japon), chaque région se distinguant par des différences esthétiques tant dans la facture de l’instrument que dans le jeu musical. Ainsi, le khène khmou est semblable aux orgues joués par d’autres populations du Laos et leurs voisins immédiats. Les chants d’amour et de circonstances présents dans ce CD illustrent les particularités musicales, et notamment les « profils mélodiques », des teum propres à différents sous- groupes khmou tout en mettant en valeur les sonorités du khène, instrument de prédilection de ce répertoire dont il accompagne le chant. Si les teum sont essentiellement des joutes amoureuses, le disque illustre l’adaptabilité contextuelle et instrumentale de ce répertoire à travers quelques exemples tels que le chant a cappella d’une berceuse (plage 7), le chant collectif et improvisé avec khène en l’honneur de l’ethnomusicologue (plage 3), ou encore celui accompagné d’une cithare de bambou pour célébrer l’arrivée d’un hôte (plage 13).

5 La seconde section du CD, composée de sept pièces, présente le jeu intimiste de clarinettes (pi) ainsi que de flûtes à embouchure centrale, latérale ou terminale. Didactique, cette série de pièces initie l’auditeur aux possibilités mélodiques de ces instruments ainsi qu’aux timbres, nasillards ou sifflants, des sons produits. Ces musiques sont associées au divertissement et jouées par un musicien seul, assis aux abords d’une rizière ou chez soi, pour se détendre (plages 18, 21 et 22), ou encore pour soutenir le travail de récolte du riz (plage 19).

6 La troisième section est peut-être la plus originale en cela qu’elle offre à l’écoute des musiques orchestrales peu connues et encore plus rarement portées à l’attention d’un

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public extérieur. Enregistrés lors de rituels, ces orchestres donnent à entendre un ensemble de musiques propitiatoires dont notamment deux pièces pour lesquelles des groupes d’une dizaine et d’une vingtaine de musiciens célèbrent le passage d’une année à la suivante en associant à des bambous entrechoqués ou frappés au sol, le jeu de cymbales, d’un gong (plage 24) ou d’un tambour (plage 26). Des formations plus réduites et ne comprenant qu’un seul type d’instrument s’adressent directement aux esprits dans le cadre de rites agraires, qu’il s’agisse de bambous entrechoqués (plage 25) ou d’un ensemble de flûtes traversières (plage 27).

7 Le livret est complémentaire de l’écoute. L’iconographie illustre les instruments, montrant des techniques de jeu qui sont ensuite minutieusement décrites dans le livret. Celui-ci permet une meilleure appréciation des différentes pièces proposées par le biais des descriptions accompagnant chacune d’elles et touchant tant aux contextes de jeu qu’aux particularités musicales. Les informations générales initiales permettent de situer cette population dans son milieu socioculturel et dessinent la logique sous- tendant le choix et l’agencement des pièces musicales présentées.

8 On quitte l’écoute de ce CD empli des polyphonies intimistes du quotidien et du jeu collectif percussif du temps rituel. Voici un recueil musical à l’esthétique soignée, dont la qualité fut d’ailleurs récompensée par un Coup de cœur de l’Académie Charles Cros en 2017. Pour conclure, signalons que ce disque s’insère dans la prestigieuse collection des Archives Internationales de Musique Populaire (AIMP). Ces archives, fondées au Musée d’ethnographie de Genève (MEG) en 1944, se sont imposées comme une référence en matière de collecte, d’archivage et de recherche sur les musiques du monde. La collection des AIMP a publié une centaine de disques depuis les années 1980. A ce jour, Musique des Khmou est la seconde publication des musiques du Laos et la première portant sur les musiques populaires d’une population montagnarde.

BIBLIOGRAPHIE

DE LAVENERE Véronique, 2004, Musiques du Laos. Traditions des Khmou’, Oï, Brao, Lao, Phou-noï, Kui, Lolo, Akha, Hmong et Lantene, CD coll. INEDIT/Maison des Cultures du Monde, W 260118.

DE LAVENERE Véronique, 2009, Molam et Mokhènes. Chant et orgue à bouche (Laos), CD coll. INEDIT/ Maison des Cultures du Monde, W 260137.

NOTES

1. A l’exception de la plage 24, qui figurait déjà dans de Lavenère 2004, plage 7.

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Thèses

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Marie-Pierre LISSOIR : Le khap tai dam, catégorisation et modèles musicaux. Etude ethnomusicologique chez les Tai des hauts plateaux du Laos Thèse de doctorat en Sciences Politiques et Sociales et en Sciences du Langage, soutenue le 27 avril 2016 à l’Université Libre de Bruxelles, en cotutelle avec l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3

RÉFÉRENCE

Marie-Pierre LISSOIR : Le khap tai dam, catégorisation et modèles musicaux. Etude ethnomusicologique chez les Tai des hauts plateaux du Laos Thèse de doctorat en Sciences Politiques et Sociales et en Sciences du Langage, soutenue le 27 avril 2016 à l’Université Libre de Bruxelles, en cotutelle avec l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 543 p., dont un volume d’annexes de 137 p., 1 DVD Directeurs de thèse : Didier Demolin et Pierre Petit

1 Cette thèse étudie le chant khap de l’ethnie des Tai Dam du Laos à partir de la notion de modèle musical. Son principal objectif est la mise en lumière des compétences liées au chant, c’est-à-dire des connaissances abstraites nécessaires à l’interprétation et la catégorisation du khap tai dam. Ce travail étudie la grammaire musicale du chant, ainsi que les discours, savoirs, et concepts qui y sont liés. Partant d’une considération d’ordre musical, sont mis au jour : les mécanismes de transmission du chant, les rapports entre tons parlés et chantés, ainsi que les différents mécanismes de catégorisation musicale et identitaire.

2 C’est au départ de la notion de modèle mélodique, qui est le fil rouge de cette recherche, que sont construites les différentes parties de la thèse. L’analyse paradigmatique d’un corpus représentatif a montré que le khap tai dam au sens large se

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base sur un modèle musical. Ce dernier se compose d’une mélodie de base (épure), et d’une série de principes encadrant la mise en œuvre de celle-ci, dont une structure fixe, des degrés polarisants et l’interrelation musique et tons parlés.

3 En dévoilant les mécanismes d’influence réciproque qui régissent les interactions entre les tons parlés et le modèle, cette thèse représente également une contribution originale aux travaux traitant des rapports tons-musique. Enfin, l’approche transdisciplinaire développée tout au long de ce travail se concrétise avec le dernier chapitre consacré aux catégories musicales et identitaires, à leurs frontières, et aux rapports qu’elles entretiennent entre elles. Une série d’expérimentations visant à dégager ces savoirs peu verbalisés a montré la présence de critères contextuels et personnels, mais aussi la mobilisation fréquente du critère linguistique (les tons parlés traduisant l’accent régional de l’interprète) et/ou musical (l’épure), le plus souvent évoqué à travers la notion de siaang.

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Yohann JUSTINO LOPES : La concertina portugaise dans l’Alto- Minho : un son, un répertoire, une tradition Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 3 octobre 2016 à l’Université Paris-Sorbonne

RÉFÉRENCE

Yohann JUSTINO LOPES : La concertina portugaise dans l’Alto-Minho : un son, un répertoire, une tradition Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 3 octobre 2016 à l’Université Paris- Sorbonne 773 p., 654 illustrations, 274 exemples musicaux et 6 exemples audiovisuels. Directeur de thèse : François Picard

1 Cette thèse propose une étude de la concertina portugaise dans l’Alto-Minho (Portugal). La concertina portugaise est un accordéon diatonique principalement fabriqué en Italie de manière industrielle. Depuis le revival dans l’Alto-Minho portugais, cet instrument est devenu incontournable dans toute l’interprétation de la culture locale. Daté des débuts des années 1990, le revival a vu la culture régionale se développer en partie avec l’aide de la concertina, qui a su s’adapter, évoluer et influencer le répertoire local. La question centrale de cette thèse est de comprendre comment un instrument aussi répandu que l’accordéon diatonique a pu s’imposer dans une culture locale et singulière comme celle de l’Alto-Minho.

2 Ce travail de recherche déploie une étude minutieuse du processus organologique qui a permis à l’accordéon diatonique de devenir une concertina portugaise, ainsi que l’analyse du répertoire joué par ce dernier en incluant les modes de jeux, les notions d’esthétiques des genres, les caractéristiques propres aux interprétations, aux

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performances et à leurs lieux d’exécution. Il apparaît que tout le processus d’accordage qui semble aujourd’hui stabilisé est unique dans sa conception et que toutes les modifications visuelles à travers des symboles fortement identitaires sont profondément enracinées dans l’image de l’instrument. La concertina est devenue au cours des années un atout culturel majeur pour la région de l’Alto-Minho. Au début adaptable, aujourd’hui adaptée, elle est passée du statut d’instrument autrefois « pratique » à « caractéristique » aujourd’hui.

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Elizabeth ROSSÉ : Ancestralité et migrations urbaines. Le cas des Tandroy de Toliara (Madagascar) Thèse de doctorat en anthropologie, soutenue le 10 octobre 2016 à l’université Paris Ouest Nanterre la Défense

RÉFÉRENCE

Elizabeth ROSSÉ : Ancestralité et migrations urbaines. Le cas des Tandroy de Toliara (Madagascar) Thèse de doctorat en anthropologie, soutenue le 10 octobre 2016 à l’université Paris Ouest Nanterre la Défense 499 p. Directrice de thèse : Sophie Blanchy

1 Cette thèse traite de la manière dont les Tandroy, population originaire de l’extrême Sud de Madagascar, produisent leurs identités collectives en situation de migration urbaine dans la ville de Toliara. Les Tandroy, qui vivent depuis près d’un siècle en état de circulation à travers l’île, sont le plus souvent assignés à un statut de migrants précaires, pour lesquels la ville demeure un espace étranger. Je montre, à travers une ethnographie de situations rituelles, comment la migration peut être considéré comme un espace de transition, dans lequel se joue le passage d’un état de mobilité à un état d’ancrage. Je montre également comment ce passage implique la remise en cause d’une identité collective construite avec la colonisation et cristallisée au début des années 1970, époque où éclate dans le Sud une révolte paysanne menée par Monja Jaona, leader politique tandroy d’envergure nationale.

2 Mes enquêtes se situent dans deux domaines, celui de la politique et celui de la possession. Dans les deux cas, l’ancrage en ville s’exprime de manière paradoxale à partir du maniement de symboles ancestraux pourtant fragilisés par le phénomène migratoire et jugés inadaptés à l’espace urbain : le poteau sacrificiel hazomanga et

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l’esprit de possession kokolampo. Je m’intéresse à la manière dont ces éléments participent à l’élaboration de constructions symboliques confrontant des catégories identitaires articulées à l’expression d’une mémoire collective, et je porte une attention particulière à la musique produite dans les situations ethnographiées, laquelle peut amener à une forme alternative de relation à l’identité collective, favorisant l’expérience de l’ancrage.

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Arash MOHAFEZ : Approche comparative des systèmes musicaux classiques persan et turc. Origines, devenirs et enjeux Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 14 octobre 2016 à l’Université Paris Ouest Nanterre

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Arash MOHAFEZ : Approche comparative des systèmes musicaux classiques persan et turc. Origines, devenirs et enjeux Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 14 octobre 2016 à l’Université Paris Ouest Nanterre 478 p. (dont 20 pages d’annexe), 1 DVD Directeur de thèse : Jean During

1 Cette thèse tente pour la première fois d’étudier de façon la plus exhaustive possible les liens fondamentaux qui unissent les musiques classiques persane et ottomane. Son premier chapitre est une esquisse des liens historiques des musiciens persans avec le milieu culturel ottoman (du XIV e au XVIIIe siècle) et de leur influence sur la musique « maqâmique » de cet empire. Le deuxième chapitre met en évidence des liens entre certains aspects du répertoire attribué aux musiciens persans identifiés ou anonymes (les ’Ajamlar) consigné dans deux manuscrits ottomans (Ufki et Cantemir) et des aspects du répertoire classique persan le plus ancien transmis jusqu’à nos jours, depuis l’ère Qâjâr (début du XIXe siècle). Le troisième chapitre se focalise sur le concept de mode pour comparer les particularités des éléments constitutifs des maqâm-s/mâye-s dans les pratiques turque et persane actuelles.

2 En vue d’une démonstration concrète des théories modales développées, le quatrième chapitre analyse les affinités et les divergences de cinq maqâm-s turcs actuels d’une

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même famille, Ushshak, Beyati, Huseyni, Muhayyer et Arazbâr, dont la substance est comparable dans la tradition persane actuelle, soit Shur, Abu ‘atâ, Hoseyni/Bayât-e Kord/Hejâz/Dashti, Owj, et Shahnâz. Le dernier chapitre est une approche anthropologique présentant une tentative actuelle de revitalisation du répertoire des ’Ajamlar dans les milieux des musiciens iraniens, en étudiant les réactions de ces derniers faces au répertoire tiré des sources ottomanes, mais resté inconnu en Iran. Il y est dressé un inventaire des tendances esthétiques actuelles de la musique persane, en présentant notamment le mouvement néoclassique récemment apparu, qui se réclame d’une connaissance des formes anciennes exposées dans cette thèse.

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Kisito ESSÉLÉ ESSÉLÉ : Continuités et innovations sonores des cérémonies funéraires des Eton du Sud-Cameroun Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 25 novembre 2016 à l’Université Paris Ouest Nanterre-la Défense

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Kisito ESSÉLÉ ESSÉLÉ : Continuités et innovations sonores des cérémonies funéraires des Eton du Sud-Cameroun Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 25 novembre 2016 à l’Université Paris Ouest Nanterre-la Défense 377 p. Directeurs de thèse : Susanne Fürniss et Michael Houseman

1 Cette thèse fournit une description et une analyse détaillées du déroulement à l’heure actuelle des funérailles chez les Eton du Sud-Cameroun en privilégiant leur dimension sonore. Elle cherche en même temps à identifier la place qu’occupent les changements apportés par la colonisation et l’évangélisation, ainsi que les changements, plus récents, impulsés par l’ouverture de morgues, le développement des mass médias et la mobilité des populations.

2 Fondé sur des matériaux recueillis de 2009 à 2013, ce travail s’attache donc à comprendre comment des expressions traditionnelles – polyrythmies, langage tambouriné et chants – cohabitent avec des pratiques importées – chants chrétiens, musiques de variété – au sein de cérémonies structurées par un dispositif spatio- temporel particulier, une répartition spécifique des rôles entre les participants et la récurrence d’un certain type d’interaction sonore (par exemple celle d’annonce/ réponse). La diversité et l’abondance des sonorités étant indicatives de la puissance et du prestige du lignage du défunt, la plupart des familles cherchent à organiser de

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« grands deuils » où la présence sonore du mort et des deuilleurs est clairement mise en évidence.

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Ariane ZEVACO : Les enjeux de la « tradition ». Identités, pouvoirs et réseaux dans les pratiques musiciennes au Tadjikistan Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue le 5 décembre 2016 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

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Ariane ZEVACO : Les enjeux de la « tradition ». Identités, pouvoirs et réseaux dans les pratiques musiciennes au Tadjikistan Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue le 5 décembre 2016 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales 599 p., glossaire, index, annexes, illustrations + 1 CD Directeur de thèse : Gilles Tarabout

1 Cette thèse porte sur les pratiques des musiciens au Tadjikistan. Dans une perspective d’anthropologie à la fois sociale et musicale, il s’agit de rendre compte de la manière dont l’organisation des activités musicales présentées comme « traditionnelles » ou découlant d’une pensée « traditionnelle », témoigne du fonctionnement social du monde musical, et plus largement de celui de la société tadjike. Les musiciens sont engagés dans différents contextes d’activité : banquets rituels, scène d’Etat, enseignement, etc. Au sein de ces derniers, ils livrent des interprétations distinctes, et présentent une identité différente, en fonction des contraintes et des opportunités de chaque lieu et des réseaux sociaux convoqués.

2 Les relations entre les différents acteurs d’une prestation musicale (commanditaires et financeurs, musiciens, auditoire, metteurs en scène ou programmateurs, logisticiens) sont déterminées en fonction de différents paramètres. Selon qu’il s’agit d’appartenances communes (familiales, territoriales), de rapports de pouvoir ou

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clientélistes, de liens d’amitié, de rapports de maître à élève, la prestation est organisée différemment, et fait souvent état d’un croisement des enjeux portés par ces relations sociales diversifiées. La musique elle-même, en tant que ressource sociale, témoigne de ces liens par le biais de choix poétiques, mélodiques, rythmiques, et de mise en scène. En outre, l’esthétique musicale est aussi déterminée par l’ambition de l’interprète, qui dépend à la fois du contexte, du réseau social concerné, et de ce que le musicien revendique comme un ressenti ou un vécu musical particulier, qu’il cherche à transmettre. Comment les identités et les valeurs « traditionnelles » mises en avant dans les pratiques et les discours de ces différents acteurs déterminent-elles des exécutions spécifiques, et comment celles-ci nous informent-elles en retour sur l’organisation du social à laquelle elles contribuent ?

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Estelle Weiping WANG : Les partitions pour pipa de Dunhuang : édition et interprétation Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 7 décembre 2016 à l’Université Paris-Sorbonne

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Estelle Weiping WANG : Les partitions pour pipa de Dunhuang : édition et interprétation Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 7 décembre 2016 à l’Université Paris-Sorbonne 696 p. Directeur de thèse : François Picard

1 Les partitions pour pipa de Dunhuang, copiées sur les manuscrits conservés à la BnF numérotés P. 3539, P. 3808 et P. 3719, datent du Xe siècle, de la fin de la dynastie Tang et du début de celle des Song. Elles ont été collectées par Paul Pelliot en 1908 dans la grotte 17 du site de Mogao. Etudiées depuis soixante-quinze ans par les plus éminents spécialistes, dont Hayashi Kenzo et Chen Yingshi, il est admis qu’il s’agit de partitions en tablature pour un luth pipa à quatre cordes et quatre frettes tel qu’il existait alors. Il reste des discussions sur la tonalité, le rythme et le tempo, les sources et l’organisation de ces pièces et leur genre, instrumental, accompagnement de chants ou de danses.

2 Après avoir analysé et comparé les travaux déjà accomplis et s’être intéressée aux influences musicales et culturelles apportées en Chine par la route la soie, notamment la musique koutchéenne, l’auteure a étudié les textes anciens tels le Mengxi bitan de Shen Gua et appris auprès d’anciens musiciens la musique traditionnelle pour percussions Xi’an Guyue, les pièces du début du XIXe siècle en notation gongche pu et la musique du japonais, encore actuellement écrite avec des caractères similaires à ceux des partitions de Dunhuang. Elle a en outre assimilé les techniques de jeu du pipa de Nanyin, l’instrument actuel le plus proche de celui de l’époque Tang. Elle a spécifié

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les règles de transcription des pièces de Dunhuang pour le développement d’un logiciel de trans-notation générant une partition au format MusicXml. Ce programme configurable permet d’effectuer rapidement de nombreux essais d’accordages et de rythmes différents et de faciliter l’analyse musicale des morceaux. L’auteure a ainsi pu préparer ses propres transcriptions des vingt-cinq pièces de P. 3808, en faire l’analyse détaillée et montrer qu’elles sont réparties en trois groupes, copiées par trois copistes, dans trois accordages et composées dans trois modes différents. Finalement elle les a interprétées sur luth pipa de Nanyin avec un plectre.

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Lúcia CAMPOS : Les modes d’écoute d’une poésie chantée : le maracatu de baque solto, de la cultura popular à la scène musicale globalisée (Brésil- Europe) Thèse de doctorat en Musique, Histoire, Société, soutenue le 14 décembre 2016 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Paris

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Lúcia CAMPOS : Les modes d’écoute d’une poésie chantée : le maracatu de baque solto, de la cultura popular à la scène musicale globalisée (Brésil-Europe) Thèse de doctorat en Musique, Histoire, Société, soutenue le 14 décembre 2016 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Paris 397 p., CD en annexe. Directeur de thèse : Denis Laborde

1 Cette thèse porte sur les processus par lesquels une pratique de poésie chantée, qui fait partie de cette pratique culturelle appelée maracatu de baque solto au Pernambuco (Brésil), et qui fédère des goûts, des écoutes, des attachements, des savoirs passés de génération en génération, devient de la musique jouée sur scène et circulant dans des réseaux globalisés de production musicale entre le Brésil et l’Europe. Pour mener à bien cette ethnographie, l’auteure a suivi de près des musiciens qui prennent une part active aux rites du maracatu de baque solto, mais également aux rites de la scène musicale. Cette ethnographie multi-située cherche à analyser la trajectoire des maîtres du maracatu, en passant par des joutes et des cortèges de carnaval, par des scènes et des réseaux de production musicale.

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2 Comment la musique traverse-t-elle les modes d’existence depuis le cortège de carnaval jusqu’à la scène musicale ? Comment fabrique-t-elle un espace commun et son appréciation collective ? L’enquête sur le continuum d’une même pratique musicale dans des contextes complètement divers a permis de mettre en miroir deux catégories utilisées pour la classifier : cultura popular et world music. L’auteure a soulevé deux processus de transfert musical qui se configurent comme deux types d’écoute : le transfert d’une écoute de musique amplifiée (de la scène et des CD) qui s’ouvre aux sonorités de la cultura popular, et celui d’une écoute interactive autour des scènes des festivals, quand l’écoute se mêle à l’expérience de danser, de chanter et de jouer. L’approche multi-située souligne l’ancrage quotidien des processus transculturels. L’étude de la circulation musicale soulève les enjeux politiques de la mondialisation et fait émerger les modes d’existence de la musique dans les sociétés contemporaines.

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Marie-Françoise PINDARD : Les rythmes fondamentaux de la musique traditionnelle créole de Guyane : signes, symboles et représentations d’un fait social total original Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le le 15 décembre 2016 à l’Université des Antilles

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Marie-Françoise PINDARD : Les rythmes fondamentaux de la musique traditionnelle créole de Guyane : signes, symboles et représentations d’un fait social total original Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le le 15 décembre 2016 à l’Université des Antilles, Schoelcher 366 p., 146 illustrations, 28 exemples musicaux et 17 exemples audiovisuels Directeur de thèse : Apollinaire Anakesa

1 La problématique principale de cette recherche concerne la musique traditionnelle des Créoles, en Guyane. Produit d’un contexte historique, sociologique et culturel inédit, elle sert en même temps de ciment de l’identité créole sur ce territoire. Ici, la culture des premiers habitants, les Amérindiens, mais aussi celle des colons français et des esclaves africains, est à l’origine de la formation de la société créole, et avec elle, de la culture et des traditions sous-jacentes, dont les musiques traditionnelles et leurs six rythmes principaux : le grajé, le léròl, le grajévals, le béliya, le kanmougwé et le kasékò qui font l’objet de mon étude. Par ce truchement, les performances vocales à travers un répertoire de chants en langue créole et les performances instrumentales par l’accompagnement principalement de tambours montrent la réalité de la nature des rythmes fondamentaux de la musique traditionnelle créole guyanaise comme un fait

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social original, du reste attesté par des écrits du révérend père Labat dès le XVIIIe siècle.

2 Mes observations de ce fait social m’ont permis de mettre, entre autres, en exergue le rôle de l’instrument soliste (le tanbou koupé), celui des accompagnateurs, avec le tanbou foulé, guide suprême des instruments accompagnateurs du système musical créole guyanais, et le tanbou plonbé, véritable marqueur métrique. L’apprentissage de tous ces instruments et les savoir-faire qui en découlent sont transmis à la fois par les Gangan (les Anciens), par les groupes traditionnels constitués en association et par le biais des écoles de musique. Malgré les apports musicaux européens, américains et antillais, la musique traditionnelle créole guyanaise garde son authenticité, que je traite dans cette thèse, authenticité qui se renouvelle en tant qu’élément identitaire, tout en servant de base aux nouvelles compositions, dont la contribution de la jeunesse est significative aujourd’hui.

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Simone VAITY : La question de la modernité dans l’art Bèlè martiniquais Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 16 décembre 2016 à l’Université des Antilles

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Simone VAITY : La question de la modernité dans l’art Bèlè martiniquais Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 16 décembre 2016 à l’Université des Antilles 623 p., 72 illustrations, 38 partitions, 206 exemples musicaux audio et vidéo Directeur de thèse : Apollinaire Anakesa Kululuka

1 Cette recherche questionne les dimensions artistiques du Bèlè et son inscription dans la modernité. Cette inscription s’origine dès l’expansion coloniale avec les renouvellements de la pensée et des idéaux dans le monde européen. La modernité du Bèlè est liée aux bouleversements permanents de la période esclavagiste, à l’élan des découvertes et des progrès technologiques, scientifiques et philosophiques qui ont suivi. Ces progrès se formulent dans les paradoxes des rapports entre idéal des lumières et libéralisme des modernes, dans les modalités d’exploitation économique particulièrement. Ainsi aux expansions économique et géopolitique s’associeront des idéaux humanistes, ceux de piété religieuse chrétienne contrastant avec la servilité et la déshumanisation. C’est dans ce contexte que la domination européenne va s’exercer, en Amérique, à partir de l’extermination des Amérindiens et de la traite et de l’esclavage des Africains. Toutes ces raisons sous-tendent la réaction des déportés et descendants africains à la Martinique. Cette réaction va s’inscrire dans une construction et une quête permanente de (re)humanisation et de progrès, dans les rapports humains symbolisés et matérialisés par la musique et la danse des Calenda de l’ère esclavagiste (à partir de 1635). Elle se prolongera jusqu’à l’ère contemporaine du Bèlè Renouveau, initié à l’orée de 1980.

2 Cette réalité s’inscrit dans une consubstantialité entre musique et modernité où les principes structurants Chantè, Répondè, Bwatè, Tanbou, Lawonn, Kadans se formalisent,

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avec une marge d’analogie tranchant entre figuralisme et abstraction, à travers des médias de formalisation. Cet écart d’analogie entre principe et formalisation implique le Wèlto, le faux semblant, qui induit la dualité muée par la feinte, la ruse et le détour. Cela se réalise dans des modalités formelles, en permanente élaboration, entre l’immuabilité de surface et renouvellements du matériau musico-chorégraphique, mais aussi de l’instrumentarium.

3 La présente étude démontre que le Bèlè peut s’entendre comme art, avec les déclinaisons nécessaires pouvant s’inscrire dans le classicisme, autant que comme tradition sous-tendant et nourrissant la modernité. Afin de répondre aux enjeux de pouvoir, tenir compte des rapports de force dans les antagonismes ou modalités d’intégration sociales, entre l’Europe et la Martinique, le Bèlè contemporain privilégie sa définition en tant que tradition en masquant, au point de l’occulter, sa véritable acception en tant qu’art. Cette occultation de la dimension artistique du Bèlè marginalise par conséquent la modernité de l’art bèlè.

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Anis FARIJI : La tradition musicale au prisme critique de la contemporanéité. Exemple de la modernité musicale arabo-berbère à travers les cas des trois compositeurs : Ahmed Essyad, Zad Moultaka et Saed Haddad Thèse de doctorat en musicologie, soutenue le 26 janvier 2017 à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

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Anis FARIJI : La tradition musicale au prisme critique de la contemporanéité. Exemple de la modernité musicale arabo-berbère à travers les cas des trois compositeurs : Ahmed Essyad, Zad Moultaka et Saed Haddad Thèse de doctorat en musicologie, soutenue le 26 janvier 2017 à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis 1 volume de 469 p. (420 p. et 49 p.), 1 CD Directeurs de thèse : Jean Paul Olive et Jean Lambert

1 Le corpus central de cette thèse est constitué d’œuvres des trois compositeurs : Ahmed Essyad, Zad Moultaka et Saed Haddad. Leurs démarches ont en commun de réinvestir certaines musiques traditionnelles du monde arabe, tout en ayant intégré la pensée critique de la modernité musicale occidentale. Ainsi le matériau emprunté à la musique orale se trouve déployé mais néanmoins contrarié dans ce qu’il pouvait induire comme conduite normative. Il se meut dès lors en se transformant et laisse émerger de nouvelles potentialités, quitte à devenir non-immédiatement perceptible.

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2 Analysant les processus d’un tel devenir, ce travail interroge la notion de tradition musicale. La première partie, d’approche ethnomusicologique, étudie ce que l’auteur désigne par « déclin de la valeur traditionnelle dans la musicale orale ». Trois aspects y sont distingués : une rationalité esthétique accrue, l’irruption de l’hétérogène et la réification marchande. La tradition est ensuite étudiée comme objet de discours, dont sont présentées une posture traditionaliste, une posture nationaliste et une posture de la contemporanéité.

3 Cette dernière fait l’objet des deux autres parties de la thèse où il est question du devenir du matériau traditionnel oral dans la nouvelle forme écrite. Il y est montré que les techniques d’écart observées chez les trois compositeurs, loin d’être une fin en soi, concourent à dégager ce que le matériau traditionnel recèle comme potentialités. Ainsi celui-ci ne vaut plus guère comme identité positive, mais s’ouvre à d’autres possibles : il participe alors d’une nouvelle expérience esthétique.

4 La thèse présentée défend l’idée que le rapport au patrimoine musical peut s’avérer d’autant plus intense qu’il s’affranchit de l’impératif identitaire. La contemporanéité est alors envisagée comme distance essentielle par rapport à ce qui se présente comme immédiatement donné, y compris son propre acquis culturel ; son champ opératoire devient a fortiori la relation.

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Publications reçues

Les publications figurant ici ont été reçues par la Rédaction. Les auteurs, éditeurs ou diffuseurs désirant voir leurs publications mentionnées dans cette rubrique sont priés de les adresser en deux exemplaires à : Ateliers d’ethnomusicologie, 10 rue de Montbrillant, CH-1201 Genève.

Livres

Nidaa ABOU MRAD : Eléments de sémiotique modale. Essai d’une grammaire musicale pour les traditions monodiques. Hadath-Baabda (Liban) : Editions de l’Université Antonine/Paris : Geuthner, 2016. 563 p., transcriptions, ill. n.b. Nidaa ABOU MRAD, dir. : Mélanges offerts à Jean During. RTM, Revue des Traditions musicales des Mondes Arabe et Méditerranéen, no 20. Hadath-Baabda (Liban) : Editions de l’Université Antonine/Paris : Geuthner, 2016. 264 p., ill. n.b. Nidaa ABOU MRAD, dir. : Rythmes. RTM, Revue des Traditions musicales des Mondes Arabe et Méditerranéen, no 10. Hadath-Baabda (Liban) : Editions de l’Université Antonine/Paris : Geuthner, 2016. 110 p., transcriptions, ill. n.b. Sarah ANDRIEU et Emmanuelle OLIVIER, dir. : Création artistique et imaginaire de la globalisation. Paris : Hermann, 2017. 380 p. Rachid AOUS et Rachid BRAHIM-DJELLOUL, coord. : « De l’oralité à l’écrit du patrimoine poétique et musical au Maghreb », Horizons maghrébins. Le droit à la mémoire 32/75. Toulouse : Presses universitaires du Midi, 2016. 214 p., ll. n.b. et coul. Alain-Michel BOYER : Les Yohouré de Côte-d’Ivoire : faire danser les dieux. Genève : Fondation culturelle Musée Barbier-Mueller, 2016. 260 p., ill. coul. Martina CATELLA (conçu et réalisé par) : Mes premières comptines du monde. Paris : AUZOU éveil, coll. « Mes premiers livres à écouter », 2016, avec un CD de 15 comptines. Collectif : Bâton de pluie, tambour lunaire. Instruments de musique d’Orient, d’Afrique et d’Asie. Textes de Sylvie Lecat, Zia Mirabdolbaghi, Philippe Bruguière et Jean During. Nice : Palais Lascaris, 2016. 80 p., ill. n.b. et coul.

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Frances DENSMORE : Les Indiens d’Amérique et leur musique. (Traduction de The American Indians and their Music. New York : The Womans Press, 1926). Traduit de l’anglais par Juline Besse. Paris : Allia, 2017. 176 p., ill. n.b. Jean DURING : The Radif of Mirzâ Abdollâh, Interpreted by Nur’ali Borumand. A Canonic Repertoire of Persian Music. Notation and Presentation by J. D. New edition in farsi and english. Teheran : Mahoor Institute of Culture and Arts, 2014. 395 p., transcriptions. Francesco GIANNATTASIO & Giovanni GIURIATI eds : Perspectives on a 21st CenturyComparative Musicology : Ethnomusicology or Transcultural Musicology ? Udine : Noty Intersezioni Musicali Books, 2017. 276 p., ill. n.b. Zeynep HELVACI, Jacob OLLEY & Ralf Martin JÄGER eds : Rhythmic Cycles and Structures in the Art Music of the Middle East. Istanbuler Texte und Studien 36. Würzburg : Ergon Verlag Würzburg in Kommission, 2017. 314 p., transcriptions, ill. n.b. HILDER Thomas R., Henry STOBART and SHZR Ee Tan eds : Music, Indigenity, Digital Media. Rochester, NY : University of Rochester Press, 2017. 224 p., ill. n.b. Toufic MAATOUK : Essai de modélisation sémiotique modale des hymnes syriaques de l’office maronite. Hadath-Baabda (Liban) : Editions de l’Université Antonine/Paris : Geuthner, 2016. 283 p., transcriptions. Svanibor PETTAN & Jeff Todd TITON eds : The Oxford Handbook of Applied Ethnomusicology. New York : Oxford University Press, 2015. 836 p., ill. n.b. Luciana PENNA-DIAW : La musique des Wolof du Sénégal (régions du Kajoor, Saalum et Waalo). Paris : Peeters, 2016. 204 p., ill. coul., transcriptions. Charlotte POULET : Le chant des mots. Ethnographie d’une pratique musicale irlandaise. Sampzon (France) : Editions Delatour France, 2016. 500 p., ill n.b. & coul. Manoubi SNOUSSi, coord. : Al-‘âdah. Chants soufis de la confrérie Châdhuliyah. Version et transcription du Cheikh Ahmad al-Wâfî. Facsimilé du manuscrit ; enregistrement effectué par l’ensemble Michket dirigé par Slim Baccouche. Archives du baron Rodolphe d’Erlanger 1, texte bilingue arabe/français. Tunis : éditions Ennejma Ezzahra, 2013. 104 p., ill. n.b., accompagné d’un CD. Guillaume VEILLET, avec Alain BASSO : Bessans qui chante. Un répertoire profane et religieux en Haute-Maurienne (Savoie). Annecy : Terres d’Empreintes, collection Patrimoine 04, 2016. 80 p., ill. n.b. et coul., accompagné d’un CD.

CD/DVD

Afrique

AFRICA THE BEAT. Film de Javier Arias, Polo Vallejo, Pablo Vega et Manuel Velasco. Samaki Wanne Collective. 1 DVD 59’, sous-tité anglais et espagnol, 2012. ÉTHIOPIQUES 30. Girma Bèyènè & Akalé Wubé, « Mistakes on Purpose ». Enregistrements : Pierre Dachery & ViktortGourarier ; textes et production : Francis Falceto. 1 CD Buda Musique 860303, 2016. SALIHA. Colletion complète de ses chansons enregistrées, 1938-1958. Direction artistique et texte : Lassaad Ben Hamida. 6 CDs Centre des musiques arabes et méditerranéennes (CMASM), Tunis, 2014.

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Amériques

AMAZONIE. Contes sonores. Enregistrements : N. Bammer, M. P. Baumann, B. Brabec de Mori, J. Hill, M. Lewy, F. López de Oliveros, J.-F. Schiano et D. Schoepf ; textes : Bernd Brabec de Mori et Matthias Lewy ; direction : Madeleine Leclair. 1 CD MEG-AIMP CXII/ VDE 1480, 2016.

Asie

HASTI. Taneen-o-Tan Ensemble. Madjid Khaladj’s Ensemble of Persian and World Music. Enregistrements : Vincent Joinville ; texte : Claude et Michèle Delmas. 1 CD Ba Music Records BACD16, 2017. IRAN. Ensemble Moshtaq : 14 Cheerful Pieces. Reza Ghassemi (composition), Sepideh Raissadat (chant). Enregistrements : Mohammad Merati ; texte : Reza Ghassemi. 1 CD Buda Records 2751810, s.d. LAOS. Musique des Khmou. Enregistrements (1998-2015) et texte : Véronique de Lavenère. 1 CD MEG-AIMP CXIII/VDE 1490, 2017. L’HEURE DE SALOMON. Chants, danses et musiques au Yémen. Film de Pascal Privet, texte du livret de Jean Lambert. 112’, en arabe, sous-titré fr.-angl. 1 DVD Les Films du Paradoxe EDV311, 2015. MONGOLIE. Une anthologie du Khöömii mongol. Enregistrements et textes : Johanni Curtet et Shagdarsüren Nomindari. Coffret de 2 CDs Buda Records Musique du monde/Routes nomades 4790383, 2016.

Europe

Cie RASSEGNA. Il sol non si Muove. Enregistrements : Fred Braye et Romain Perez ; texte : Bruno Allary, Patrick Boucheron. 1 CD Buda Musique 860305, 2017. ROUMANIE. Musique du Maramureş. Groupe Iza. Enregistrements : Renaud Millet- Lacombe ; texte : Fabrice Contri. 1 CD MEG-AIMP CXIV/VDE 1497, 2017

Divers

10th KONYA INTERNATIONAL MYSTIC MUSIC FESTIVAL, 22-30 Sept 2013. Editeur en chef : Dr. Mustafa Çıpan ; textes : Feridun Gündeş, Gevher E. Çevikoğlu. 10 DVD Provincial Directorate of Culture and Tourism Konya, 2013. 11th KONYA INTERNATIONAL MYSTIC MUSIC FESTIVAL, 22-30 Sept 2014. Editeur en chef : Dr. Mustafa Çıpan ; textes : Feridun Gündeş, Gevher E. Çevikoğlu. 10 DVD Provincial Directorate of Culture and Tourism Konya, 2014. 12th KONYA INTERNATIONAL MYSTIC MUSIC FESTIVAL, 22-30 Sept 2015. Editeur en chef : Dr. Mustafa Çıpan ; textes : Feridun Gündeş, Gevher E. Çevikoğlu. 10 DVD Provincial Directorate of Culture and Tourism Konya, 2015.

Cahiers d’ethnomusicologie, 30 | 2017