Les études islamiques N° 11, juin 2007

Directeur - responsable de la publication : Dr. Bouamrane Chikh / Président du H.C.I.

Directeur de la rédaction : M. Boudjenoun Messaoud

Assistants du Directeur : Mme. Ould Ali Rahima M. Ismaïl Abdel-Ghaffâr

Secrétaire de rédaction : Melle. Bouheddi Zohra

Correspondant : M. Zohaïr Méziane

Comité scientifique : Dr. Boutefnouchet Mustapha (Université d’Alger). Dr. Belamine Seif-el-Islâm (Université d’Alger). Pr. Gaïd Tahar (Ecrivain et ancien Ambassadeur). Dr. Ihaddaden Zahir (Université d’Alger). Dr. Smati Mahfoud (Université d’Alger). Pr. Zerhouni Tahar(Ancien directeur central au Ministère de l’éducation).

Adresse de la rédaction HCI- 6, avenue du 11 décembre 1960 – El-Biar –16030- Alger . Tél: 021.91.54.10/12/13 Fax : 021.91.54.36 e-mail : [email protected]

Revue académique semestrielle éditée par le Haut Conseil Islamique-Alger

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Les études islamiques

Revue académique bimestrielle publiée par le Haut Conseil Islamique (H.C.I) Alger.

 Cette revue est une tribune libre. Tout ce qu’elle publie n’exprime pas nécessairement ses opinions ; tout chercheur est responsable de ses idées. La possibilité des discussions et des répliques est ouverte à tous.

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 Il est souhaitable que l’article reste dans les limites suivantes : 10 pages au minimum et 15 pages au maximum.

 Il est demandé aux auteurs de se conformer à la méthode scientifique, à l’objectivité et aux règles de publication en vigueur.

 Les articles reçus par la revue sont soumis à l’étude du Conseil scientifique, habilité à recommander leur publication ou leur ajournement.

Correspondance avec la rédaction : 06, Boulevard du 11 décembre 1960, El-Biar , 16030- Alger B.P. 70 Bis El-Biar. Tél. : 021.91.54.09 (Ligne directe). Site Internet : www.hci.dz Courrier électronique (e-Mail): [email protected]

Dépôt légal 1884-2002 ISSN 1112 4083

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Sommaire

Editorial……………………………………..….……..…………………...……05 Repères coraniques : Sourate Al-Ahzâb ou l’exemple parfait de structuration…………………………………………...…………………...……07 Pr. Smaïl Boudechiche

Comment le Coran envisage la construction de la société ?...... ….12 Pr. Tahar Gaïd

Foi, science et développement………………………...…………………..……27 Dr. Bouamrane Chikh

Analyse du livre : La civilisation islamo-chrétienne, son passé, son avenir, du Pr. Richard W. Bulliet.....……………...……………………………………………31 M. Boudjenoun Messaoud

Colloque international sur la civilisation musulmane en Andalousie (6 s.H-12e s. ap. J.C.) - Le siècle d’Ibn Rochd – Présentation.………………………………………………………………..…...40 Dr. Bouamrane Chikh

De la présence de la civilisation arabo-islamique en Andalousie au 12e siècle…………………….….…………………………………………………...49 Dr. Pierre BIDART

Une grande manifestation sprirituellle en Andalousie au cours du XIIe sciècle……………………………………………...... …58 Pr. Cherif Abderrahman Jah

Grandes figures : Cheikh Abderrahmane Thaâlibî (786-873 / 1384-1468)….…………………...66 Pr. Djilali Sari

Hommage : Un siècle après la disparition d’Isabelle Eberhardt ………………………………………………………………………………...74 Pr. Mohamed Rochd

Choix de textes à méditer : La Papauté contre l’Islâm .…………..……...………...…...…………………87

Activités de H.C.I……………...... 101 - Précisions……………………….…...………………..……………………101 - Communiqués du Haut Conseil Islamique...... 104 - Précisions du Haut Conseil Islamique ………...……...…………………...110

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Les Etudes Islamiques

Revue académique semestrielle éditée par le Haut Conseil Islamique, Alger.

 Repères coraniques : sourate Al-Ahzâb ou l’exemple parfait de structuration. Pr. Smail Boudechiche

 Comment le Coran envisage la construction de la société ? Pr. Tahar Gaïd

 Foi, science et développement. Dr. Bouamrane Chikh

 Analyse du livre : La civilisation islamo-chrétienne, son passé, son avenir, du Pr. Richard W. Bulliet. M. Boudjenoun Messaoud

 De la présence de la civilisation arabo-islamique en Andalousie au 12e siècle. Dr. Pierre BIDART

 Hommage : Un siècle après la disparition d’Isabelle Eberhardt. Pr. Mohamed Rochd

Alger – 1er Semestre, Juin 2007 11

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Editorial

Avec ce onzième numéro, la revue Les Etudes Islamiques retrouve sa régularité et sort dans sa périodicité normale. Dans le sommaire de ce numéro, nos lecteurs trouveront de nombreuses études traitant des divers aspects de la pensée musulmane. Ils pourront lire la suite de la série Repères coraniques qui traite de l’analyse structurelle des sourates du Coran. Ils pourront lire aussi une étude intitulée Comment le Coran envisage la construction de la société ? et qui porte sur les changements sociaux opérés par la Révélation coranique au sein des peuples et des communautés qui l’ont adoptée.

Un autre article non moins intéressant intitulé Foi, science et développement analyse les rapports de la foi et de la science du point de vue de l’Islâm, en montrant que la relation entre les deux sœurs jumelles comme les appelait Einstein est si forte et si harmonieuse qu’il serait difficile de les séparer.

Un autre article fait une analyse détaillée de l’excellent ouvrage du Professeur Richard Bulliet La civilisation islamo-chrétienne, son passé, son avenir, un ouvrage qui répond magistralement à la thèse manichéenne d’auteurs comme Bernard Lewis et Samuel Huntington sur le choc des civilisations et la confrontation permanente entre elles.

Nos lecteurs pourront lire également une étude sur la journaliste et écrivain d’origine russe convertie à l’Islâm, Isabelle Ebenhardt, qui a vécu dans notre pays et a laissé de nombreux livres sur son passage en Algérie et sur sa fascination pour l’Islâm. Cette étude coïncide avec le centième anniversaire de la mort de la célèbre écrivain (1904-2004).

Après l’organisation du dernier colloque annuel du H.C.I, sur la civilisation musulmane en Andalousie au VI siècle de l’Hégire, XII siècle ap. J.C, nous donnons à lire à nos lecteurs, comme d’habitude, après chaque colloque, certaines conférences dont l’intérêt nous semble important.

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A la fin, les lecteurs trouveront un choix de textes à méditer, tirés d’un livre intitulé La papauté contre l’Islâm, que nous analyserons pour eux dans un prochain numéro, comme nous le faisons chaque fois.

Le Comité de rédaction

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Repères coraniques : Sourate Al-Ahzâb ou l’exemple parfait de structuration

Pr. Smaïl Boudchiche*

Introduction

Contrairement à ce qu’on a l’habitude de penser, la sourate dispose d’une véritable architecture qui est basée sur des techniques de communication, permettant d'approcher la sourate de façon logique de bout en bout. Cela n’est pas une vue de l’esprit. C’est un constat réel qui témoigne de l’origine divine du texte. Il y a l’art et la manière de communiquer pour celui qui médite.

C’est pourquoi nous mettons en évidence ces techniques communicatives qui aident à repérer le texte avec une haute précision, en éliminant considérablement les oublis et en aidant à mieux l’approcher pour le comprendre, l’apprendre, le rappeler et le communiquer, y compris dans la langue de « traduction » et d’interprétation.

On y distingue: 1- L'appel comme élément principal de communication du message divin. On en relève douze, chacun traitant d'un thème particulier, lié notamment à la vie intime de la maison du Prophète (qsssl) et sa relation avec les croyants. Il y a deux formes d'appels : cinq adressés à l'endroit du Prophète (qsssl) (O Prophète !) et sept à celui des croyants (O vous qui avez cru!). On peut recourir à des repères secondaires et tertiaires à l'appel pour encadrer davantage le texte, s'il est long.

2- L'élément alternance. Il y a deux formes : simple et composée en divisant la sourate en deux parties, chacune d'elles comprenant six appels. Dans la première, les appels sont classés par alternance simple,

*. Auteur de la série « Repères coraniques ».

7 c'est-à-dire, une fois pour le Prophète (qsssl) et une fois aux croyants. Dans la deuxième, les appels obéissent à une classification composée, c'est-à-dire, une fois pour le Prophète (qsssl) et deux fois de suite pour les croyants.

2 – Les circonstances de sa révélation. Il s'agit de la quatre-vingt-dixième dans l'ordre chronologique, soixante-treize d'inspiration médinoise. Son titre est tiré des versets 20 et 22 qui évoquent la bataille contre les coalisés (Al-Ahzâb) qui avaient voulu attaquer et anéantir Médine, devenue nouvelle capitale des premiers musulmans, sous la conduite du Prophète (qsssl) qui ne finit pas de progresser rapidement dans la propagation de l'Islâm.

Cette coalition a été menée en l'an 5 de l'Hégire par les Koraïchites et leurs alliés parmi les tribus bédouines au nombre de 10 000 soldats fortement armés, dans le but de se venger de la défaite à la grande bataille de Badr.

Les coalisés, dirigés par Abû Sofiane, étaient également aidés par les hypocrites et les juifs du clan des Banu Koraïdha, laissés à l'intérieur de la ville, malgré l'engagement pris par eux de rester neutres et de s'abstenir d’aider les envahisseurs.

Devant cette attaque en règle de tous côtés, le Prophète (qsssl) qui n'avait pu mobiliser que trois mille combattants, a recouru à la ruse pour venir à bout de la coalition. Il avait ordonné de creuser un immense fossé dans le lit du val, séparant les monts entourant la ville, passage obligé pour y accéder, ce qui avait dissuadé les coalisés de le franchir. A cela, il y a eu la main invisible de Dieu comme le note le passage coranique réservé à cette bataille, en envoyant sur eux un vent violent et froid et en appuyant les croyants par une armée d'anges.

Toutefois l'évocation de cette bataille, aussi émouvante soit-t- elle, en stigmatisant la position des hypocrites dans les moments cruciaux et en glorifiant celle du Prophète (qsssl) et des croyants sincères, ne constitue pas l'essentiel de la sourate qui est centrée

8 plutôt sur des thèmes ayant trait à l'éducation civique et morale des musulmans comme le montre l'analyse de la structure.

3- Structuration. La sourate renferme douze appels répartis en deux parties suivant successivement le principe de l'alternance simple et composée, formant ainsi un modèle de lecture, structuré parfaitement. On a :

Première partie : Les alternances simples

Il y en a trois, chacune d'elles contenant deux appels, un pour le Prophète (impair) et le deuxième pour les croyants (pair). Les six premiers appels sont placés comme s'il s'agit d'une véritable autoroute de communication, balisée de bout en bout, permettant d'assimiler le texte logiquement y compris dans la langue de traduction. C'est là quelques indices des merveilles coraniques qui ne peuvent être l'œuvre d'un humain, encore moins d'un illettré qu'était au départ le sage et l'honnête Mohammed (qsssl) avant qu'il ne devienne Prophète. On a :

1ère alternance : (1er et 2è appels) Elle renferme les deux premiers appels, réservés respectivement à l’interdiction de l’adoption et à la bataille des Ahzâb, le premier à l’endroit du Prophète (qsssl) et le deuxième des croyants. On a : - 1èr appel : Interdiction de l'adoption "O Prophète ! Crains Dieu et n'obéis ni aux mécréants, ni aux hypocrites...".

Il a trait au démenti de celui qui prétend avoir deux cœurs, l'interdiction de l'adoption, ainsi que la défense de confondre sa femme avec la mère pour se l'interdire. (01-08)

- 2è appel : Leçon de la bataille des coalisés. "O vous qui avez cru ! Souvenez-vous de la bonté de Dieu envers vous lorsque des soldats marchèrent sur vous, Nous avons envoyè sur eux un vent et des soldats que vous n'avez pas vus..." (09-27).

2è alternance : (3è et 4è appels) Elle renferme les appels 3 et 4 qui traitent de la relation du Prophète (qsssl) avec ses épouses et du rappel de Dieu. On a :

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-3è appel : Relation du Prophète avec ses épouses "O Prophète ! Dis à tes épouses : "Si vous désirez..." (28-40) - 4è appel : Le rappel de Dieu : "O vous qui avez cru ! Souvenez-vous souvent de Dieu!..." (41-44).

3è alternance : (5 et 6es appels) Elle renferme les appels 5 et 6 qui se rapportent à la mission du Prophète (qsssl) et à un cas particulier de divorce. On a :

- 5è appel : Mission du Prophète (qsssl). "O Prophète ! Nous t'avons envoyé comme témoin, annonciateur (d'un bonne nouvelle) et avertisseur (d'un châtiment)..." (45-48)

- 6è appel : Cas de divorce sans consommation du mariage. "O vous qui avez cru ! Quand vous épousez des croyantes et que vous divorcez ensuite..."(49)

B- L'alternance composée :

Les six autres appels au nombre de deux pour le Prophète (qsssl) et quatre pour les croyants sont classés comme suit, c'est-à-dire un appel pour le Prophète (qsssl) suivis de deux pour les croyants et ainsi de suite. Il y a deux alternances de ce genre : la première du 7è au 9è appel et la deuxième du 10e au 12e appel. On a :

1èr alternance : Elle renferme les appels 7,8 et 9 se rapportant successivement à la maison du Prophète (qsssl), le respect de ses épouses et la prière sur lui. On a : - 7è appel : La maison du Prophète (qsssl). "O Prophète ! Nous déclarons licites pour toi tes épouses que tu as dotées, les captives..." (50-52)

- 8è appel : Respect des épouses du Prophète "O vous qui avez cru ! N'entrez dans les appartements du Prophète que si vous êtes conviés à un repas..." (53-55)

- 9è appel : Prière et salut sur le Prophète " Dieu et les anges bénissent le Prophète. O vous qui avez cru. Priez pour lui et adressez-lui vos salutations..." (56-58) 10

2è alternance : Elle renferme enfin les trois derniers appels 10, 11 et 12 qui évoquent respectivement le voile, le respect du Prophète et le dépôt divin (Al-amâna). On a : -10è appel : le voile "O Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de ramener leurs voiles sur elles ...." (59-68)

- 11è appel : le respect du Prophète "O vous qui avez cru ! Ne soyez pas comme ceux qui nuirent à Moïse (par leurs commérages...) (69)

- 12è appel : le dépôt (Al-amâna) "O vous qui avez cru ! Craignez Dieu et dites des paroles justes..."(70-73)

Conclusion :

Nous avons eu déjà l’honneur de présenter ici dans cette revue deux exemples de lecture structurée, en l’occurrence les sourates Youcef et Chouarâ. En voilà un autre exemple parfait de structuration et d’encadrement du texte coranique, selon une logique et une technique spécifique et propre à cette sourate médinoise et qui montre qu’on généralise cette méthode à l’ensemble du texte coranique. Nous demeurons convaincus que le Coran, message divin, se communiquera dans le futur à une vitesse lumière grâce aux techniques communicatives pourvu qu’on les mette en évidence : « Nous avons facilité le rappel du Coran. Y a-t-il quelqu’un pour se rappeler ? verset répété quatre fois dans la sourate Al-Qamar.

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Comment le Coran envisage la construction de la société ? Pr. Tahar Gaïd

Dieu a achevé Sa religion et a complété Son bienfait sur les croyants en faisant descendre le Coran sur le Sceau des envoyés Mohammad (qsssl) afin de délivrer les hommes de l’obscurantisme, de les faire accéder à la lumière et de les guider ainsi dans le chemin droit de Dieu. A cet effet, Il dit : «Une lumière vous est venue de la part de Dieu ainsi qu’un Livre explicite. C’est par elle que Dieu guide ceux qui recherchent Son agrément sur les chemins de la paix. Il les fait passer des ténèbres à la lumière avec Sa permission et les conduit sur une voie droite »1 .

La descente du Coran a été une miséricorde de Dieu à Ses serviteurs, un guide pour eux, une lumière qui leur indique le bon chemin, une voie droite à même d’organiser correctement leurs affaires et d’établir convenablement leur mode de vie.

Au terme de la descente du Coran, Dieu a parfait la religion, éclairci la méthode à suivre et complété Son bienfait. Le Livre de Dieu s’était manifesté à l’humanité à un moment où les gens vivaient dans un égarement manifeste inconscient, plus préoccupés à suivre leurs passions et à satisfaire leurs désirs. L’Islâm est venu et a déchiré le voile de l’impiété et de l’immoralité, laissant apparaître, au grand jour, la voie du bonheur matériel, moral et spirituel.

Au moment de la descente du Coran et aujourd’hui encore, la terre de Dieu est souillée d’impiété et d’immoralité. Le regard de l’homme ne se pose que sur des sociétés où se manifeste toujours le despotisme des grands et des riches, sur des sociétés où la pauvreté se répand et atteint de larges couches des hommes du globe, des

1. S.5, 15 et 16. 12 sociétés où l’injustice exercée par les forts sur les humbles est érigée en mode de gouvernement dans certaines parties du monde.

L’Islâm se veut parvenir à toutes les sociétés, afin de les préserver de ces chutes mortelles et, à cet effet, de ramener l’homme à sa fitra, sa religion originelle. Il a donc pour objet de faire connaître à tous les êtres humains la voie qui conduit à la vie réelle et véritable, celle qui assure le bonheur d’ici-bas et la félicité de l’au-delà.

Le Coran est descendu pour diriger l’humanité à une période où le désordre moral s’était installé sur toute la surface de la terre dans laquelle, la souillure avait enveloppé la vie et les malheurs moraux avaient envahi les humains. Les hommes, dans leur ensemble, avaient été à l’origine de cette dégradation que nous continuons, d’ailleurs, à observer à notre époque. Telle a été et telle est la conclusion du Livre de Dieu au vu des conditions cultuelles, éthiques et spirituelles encore en cours : « La corruption est apparue sur terre comme sur mer à cause de ce que les gens ont acquis de leurs mains »1. Donc, le même problème se pose actuellement à travers toutes les sociétés musulmanes de la planète. Et c’est toujours le même objet que le Coran s’assigne à réaliser. Il apporte une nouvelle conception de la vie et définit la Voie continue et ininterrompue à suivre jusqu’à la fin des temps. Dans ce contexte, il met en évidence un ordre et des valeurs qui représentent cette conception de la vie et du monde. Il en fait le fondement de la religion, l’origine des sciences et la source des connaissances.

Il ne fait aucun doute que le dernier message véhicule les valeurs et les expériences théoriques et pratiques de toutes les prophéties antérieures. Dans ce contexte, il expose l’histoire des envoyés et leur relation avec leur peuple respectif, avec ce qu’elle comportait en dialogues et en débats qui les opposaient. Il énonce le contenu de leurs discours avec ses composantes où s’alternaient les approbations et les acceptations, les refus et les oppositions. La mission de l’Envoyé de Dieu (qsssl) a suivi le même itinéraire. Il

1. S.30, 42.

13 n’a donc pas fait exception à la règle. Il s’ensuit que la Religion de Dieu s’adresse effectivement à toute l’humanité.

Les résistances et les réfutations, les consentements et les ententes se perpétuaient jusqu’à la mort du Prophète envoyé vers un peuple. La tombe de celui-ci était ensuite idolâtrée. Lui-même était sanctifié, voire même pris pour dieu. Ce fut ainsi qu’avec le temps, des confusions s’étaient opérées sur le sens de la prophétie, de l’intercession, de la divinité, de la volonté humaine ... . Aussi le Coran prit-il soin de ne pas renouveler cette situation entre l’Envoyé de Dieu (qsssl) et son peuple. C’est ainsi que le Coran s’emplit de versets qui définissaient les concepts avec précision et posaient des cloisons aussi hautes qu’hermétiques entre la prophétie qui relève du monde du mystère, du Commandement, de la seigneurie et de la divinité, afin de ne donner aux croyants aucune occasion de répéter les erreurs des anciennes nations.

Les fausses interprétations données à ces concepts furent à l’origine de fautes grossières qui conduisirent à l’égarement, au lieu d’indiquer la voie de la guidance. C’est pourquoi, le Coran ne cessa-t-il pas d’insister sur la nature humaine de l’Envoyé de Dieu (qsssl) et, en même temps, sur l’obligation de lui obéir dans le domaine de ce qu’il apporta de la part de Dieu. Dans le même élan, il mit l’accent sur les responsabilités assumées par ceux qui s’opposaient à lui particulièrement. Il traça la limite séparatrice entre celui qui transmet le message, en l’occurrence Dieu, et celui qui le reçoit, à savoir le Prophète (qsssl).

Dans ce contexte, il est possible de saisir la solennité des nombreux versets qui se rattachent à ces domaines et la clarté des éclaircissements opérés à ce sujet. « Dis : Je ne suis qu’un humain comme vous auquel une révélation a été faite ». Il nous est possible aussi de comprendre comment l’Envoyé de Dieu (qsssl) mettait en garde les gens qui exagéraient les éloges qui lui étaient adressées. Selon Abû Hurayra, l’Envoyé de Dieu (qsssl) a dit : « Ne prenez pas ma tombe comme un lieu de fête et ne faites pas de vos maisons des tombes là où que vous soyez. Priez pour moi car vos prières m’atteindront ».

Tout cela pour que les malheurs ne se répètent pas, que les lumières de la prophétie ne s’éteignent pas et que la guidance ne se 14 voile pas pour les humains. C’est donc pour que ces derniers ne renoncent pas aux Traditions des prophètes en tant que méthode pour comprendre et pratiquer le Message de Dieu, Sa religion et Sa législation. Si cette communauté prête attention, dans les prochains stades de son histoire, comme l’ont fait les Compagnons de l’Envoyé de Dieu (qsssl), à l’importance des concepts et si elle prenait soin de ne pas les confondre, elle éviterait les nombreuses agitations relatives à la réalité mohammadienne, à prophétie, du Message, à la raison, à la révélation, du monde d’ici-bas, à la vie dernière, à l’adoration, aux desseins et aux buts … . C’est ce mélange des concepts qui a conduit des enfants d’une seule communauté à former des sectes, chacune traitant l’autre de mécréante sans aucune raison logique.

Les Mecquois avaient conscience que les arguments de l’Envoyé de Dieu en faveur du succès de la prédication allaient porter leurs fruits. Leur obstination, leur négation, leur orgueil étaient insuffisants pour sauvegarder leur associationnisme. Aussi, tentèrent-ils de le séduire, en lui offrant des biens considérables et l’autorité politique sur leur communauté. Ils lui firent miroiter tout ce qu’une âme faible désirait. La réponse du Prophète (qsssl) a été : « Par Dieu, s’ils posaient le soleil dans ma main droite et la lune dans ma main gauche, afin que j’abandonne ma mission, je ne le ferais point, jusqu’à ce que Dieu fasse éclater la vérité ou que je meure ». C’est que Mohammed (qsssl) savait que sa fonction consistait à changer le mode de réflexion de son peuple de sorte à l’amener dans le sillage de la foi en Dieu Unique sans associé. C’est cette transformation des mentalités qui a facilité la pénétration des enseignements du Message dans les esprits et les cœurs.

La mission du Prophète (qsssl) portait en elle la libération de la terre des Arabes de la domination étrangère et, à partir de là, pouvait étendre la religion de Dieu à travers le monde. En effet, de grands pans de ces territoires étaient gouvernés, au Nord, par des émirs arabes, mais sous tutelle romaine, et au Sud, soit au Yémen, ils étaient soumis aux Perses. De toutes les richesses de cette région de la planète, les Arabes ne possédaient qu’un désert stérile. Il était donc possible au Prophète (qsssl), qui se situait au haut de la hiérarchie de la noblesse des Banû Hâshim, de soulever une force ayant pour but de réunir toutes ces tribus arabes et de les conduire vers 15 leur affranchissement de la tutelle étrangère. Cependant, tel n’était pas l’objectif réel du Prophète (qsssl). Il s’agissait, en premier lieu et en fin de compte, d’établir et d’affirmer le concept du « Tawhîd » (l’unicité de Dieu), car il ne sert à rien de délivrer un peuple d’un despotisme étranger pour le placer ensuite sous le joug d’un autoritarisme national.

La foi préconisée par l’Envoyé de Dieu (qsssl) se fondait donc sur la croyance en un Dieu unique, sans égal et sans associé. Les preuves de son existence se manifestaient dans l’univers et en l’homme. Aussi, la mission prophétique se développa-t-elle à la Mecque dans trois directions : la nature innée de l’homme (al- fitra), la dimension historique (les récits des Envoyés et des Prophètes) et la portée rationnelle (la raison qui porte sur les phénomènes de l’univers et de la nature).

Il ne fait aucun doute que le sentiment d’une idée enracinée dans l’âme humaine, avant même que l’homme n’ait atteint l’âge de raison, existe et compte au nombre des preuves attestant la force de la pensée et de son authenticité. Il est certain aussi que la force, qui est derrière cet univers, est une motivation ancrée sans contexte dans la conscience de la pensée humaine. De nombreux philosophes, y compris ceux qui n’ont jamais lu le Coran ou une autre révélation céleste, ont saisi ce sentiment premier. Descartes, par exemple, dit que si nous passons en revue nos idées, nous y rencontrerons une idée distinctive et exceptionnelle parmi toutes les autres, à savoir une idée infinie. D’où nous provient-elle, s’interroge-t-il ? Il nous appartient, conclut-il, de reconnaître l’existence d’un Dieu parfait, réunissant en Lui tous les attributs de la perfection : c’est Lui qui a créé l’homme et lui a inspiré cette idée (il s’agit bien de ce que nous appelons la fitra). Dans ce contexte, le Coran fait allusion à cet ordre de valeurs religieuses innées (fitriyya), enracinées dans les profondeurs de l’humain. Le Très-Haut dit :« Consacre-toi à la religion en monothéiste sincère ! C’est Dieu qui a voulu que cette croyance fût inhérente à la nature de l’homme1. Et

1. Cette croyance inhérente à la nature de l’homme, le Coran en affirme le caractère naturel (fitra) dans l’, fitra signifiant la nature profonde que Dieu a donnée au genre humain, la religion naturelle : la soumission à Lui. 16 l’ordre établi par Dieu ne saurait être modifié. Telle est la religion de la rectitude, mais la plupart des hommes n’en savent rien »1.

Pourtant, certains cercles philosophiques attribuent l’apparition de la religion à des influences et à des facteurs étrangers à la nature innée de l’homme. La croyance religieuse est, disent-ils, acquise à la suite de la lutte de l’homme avec les phénomènes de la nature. Ils prétendent que la peur de l’homme primitif a été la source des idées religieuses, car lorsque l’être humain n’a aucune science ou n’a pas conscience des liens causals avec les choses, la raison humaine invente alors des choses imaginaires qui la contentent. La réponse à donner à ces prétentions est simple. Nous pourrions nous demander : pourquoi l’homme a-t-il inventé l’idée de la divinité pour apaiser sa peur de la nature et n’a-t-il pas créé autre chose ? C’est parce que, précisément, l’idée de la crainte des phénomènes de la nature confirme l’idée de la force de la divinité et ne l’exclut pas.

Le Coran fait allusion aux attitudes dans lesquelles l’homme se trouve impuissant devant les événements étrangers au contexte qu’il maîtrise et domine, devant les faits imprévus auxquels il ne s’attendait pas et contre lesquels il ne trouve refuge que dans la supplication de Dieu et le retour vers Lui. Le Très-Haut, Seigneur des hommes et des univers, dit : « C’est Lui qui dirige vos déplacements sur terre et sur mer. Et quand vous vous trouvez à bord d’un navire qui vogue au gré d’un vent favorable, tous les hommes, qui y sont embarqués, se réjouissent. Mais qu’une tempête surviennent, déchaînant contre eux des vagues de toutes parts et les mettant en péril, aussitôt ils se mettent à implorer Dieu avec la plus grande ferveur en disant : Si Tu nous sauves de ce péril, nous Te vouerons une vive reconnaissance »2. Dans le cadre décrit ci- dessus, la nature innée de l’homme se libère du fouillis des idées et l’instinct de préservation, émanant de la foi naturelle et originelle, remonte de ses profondeurs et fait son apparition. Nous avons tous connu une telle expérience.

Le Coran nous décrit également une scène dramatique d’un personnage, le Pharaon, qui était animé d’abord par la croyance de

1. S.30, 30 2. S.10, 22. 17 la divinité et qu’ensuite, un jour, il la nia et s’enorgueillit. Au seuil de la mort, il ne trouva devant lui que le nécessité de retourner vers cette nature innée, afin qu’elle puisse le protéger. Dieu dit : « Nous fîmes franchir la mer aux fils d’Israël. Pharaon et son armée se lancèrent à leur poursuite par haine et par iniquité, jusqu’au moment où Pharaon, débordé par lez flots, s’écria : Oui, je reconnais qu’il n’y a d’autre divinité que Celui en qui croient les fils d’Israël et je me soumets totalement à Lui »1.

L’histoire nous indique clairement que le phénomène religieux est tel un arbre dont les racines s’enfoncent dans les profondeurs de l’humanité. Il n’existe pas une nation, une tribu ou une communauté de gens sans que la religion et ses symboles ne soient le facteur dominant de leur vie. Contrairement aux assertions de certains historiens, les vraies croyances des peuples ne s’abreuvaient pas seulement de légendes et de fables. C’est au contraire à partir des valeurs de la religion révélée que se forgeait le contenu des traditions locales et des anecdotes, plus ou moins éloignées des fondements religieux. La philosophie elle-même avait la religion pour origine et pour fondement. Toutes les affaires que la pensée philosophique tentait de traiter partaient de l’analyse des phénomènes de l’univers, de la connaissance des préoccupations de l’homme et de son devenir. Elle envisageait de la sorte d’établir des règles de conduite et de relations humaines. C’est bien là la fonction et la finalité essentielle de la religion. Il s’ensuit que celle-ci est la source principale de la sagesse aussi, bien de l’histoire que de la pensée humaine.

Le Coran ne s’était pas limité à relater l’histoire des envoyés de Dieu, afin de vivifier les valeurs religieuses et de guider l’humanité. A travers eux, il avait fait de leur récit une connaissance historique qui demeurait néanmoins théorique. C’est pourquoi, le Livre de Dieu avait ordonné et ordonne d’entreprendre sur terre une recherche scientifique, afin de mieux connaître ces nations sur lesquelles une révélation était descendue.

Il s’agissait donc de réfléchir aux châtiments que ces peuples avaient subis à la suite de leur dénégation du Message divin et

1. S.9, 90. 18 ensuite de tirer des enseignements appropriés. A ce sujet, le Très- Haut a dit : « Que de peuples ont connu avant vous les mêmes vicissitudes ! Parcourez donc la terre et voyez quelle fut la fin de ceux qui criaient au mensonge »1 - « Dis : Allez de par le monde et voyez quelle a été la fin des négateurs ! »2 - « Que de cités Nous avons anéanties en punition de leurs péchés et dont il ne reste plus que de vagues vestiges : là un puits comblé et là, un château puissamment édifié, aujourd’hui totalement abandonné ! Que ne parcourent-ils la terre pour acquérir des cœurs aptes à comprendre et des oreilles aptes à entendre ? En vérité, ce ne sont pas les yeux qui se trouvent atteints de cécité, mais ce sont les cœurs battant dans les poitrines qui s’aveuglent»3. Ces versets confirment la profonde pénétration des phénomènes religieux à travers l’histoire. Ils incitent à entreprendre des recherches scientifiques et à en tirer des leçons, de manière à ne pas tomber dans leurs mêmes errements et le même égarement que ceux qui ne croient pas.

L’homme s’est trouvé, en ce monde, entouré de phénomènes cosmiques et de merveilles de la nature qui ont été mis à son service, de sorte à réaliser ce dont il a besoin. Il s’est trouvé comme étroit dans cet univers, car il n’a pas participé à sa création ni même à son organisation. Il est tout a fait naturel que la raison humaine manifeste de l’étonnement et s’interroge sur la cause principale de cette création. Il convient, cependant, d’indiquer que le Coran n’eut recours à la science qu’en tant qu’instrument pour démonter l’existence de Dieu, Sa science, Son pouvoir et, dans la même lancée, pour consolider la croyance religieuse des gens. En réalité, à la Mecque, le Livre de Dieu tendait principalement à éveiller les consciences au savoir. C’est qu’il ne fait aucun doute que les Arabes du temps de la révélation n’avaient pas à leur disposition tous les moyens et toutes les possibilités de la connaissance des lois de la nature, comme nous les connaissons aujourd’hui.

Toutefois, le Coran met en avant l’aspect scientifique et intellectuel, parce que la mission de l’Islâm ne s’adresse pas seulement aux Arabes du vivant de l’Envoyé de Dieu (qsssl) ou à un peuple déterminé, mais elle revêt un caractère universel. Le Très-Haut dit au Sceau des envoyés (qsssl) :

1. S.3, 137. 2. S.6, 11. 3. S.22, 45 et 46. 19

« Nous ne t’avons envoyé que comme une miséricorde pour l’univers »1. C’est aussi parce que Dieu savait que les instruments de la science et de l’expérience existeront dans l’avenir. C’est que le miracle scientifique du Coran apparaît mieux dans les horizons de l’univers et dans les phénomènes de la nature. Le Seigneur dit à tous les hommes : « Nous continuerons à leur montrer Nos signes, aussi bien dans l’Univers qu’en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’ils reconnaissent que ce Coran est bien la Vérité 2-Dis : Louange à Dieu ! Il vous montrera bientôt Ses signes et vous les reconnaîtrez. Ton Seigneur n’est point inattentif à ce que vous faites »3.

La réflexion sur les lois de l’univers et sur les liens qui les coordonnent, révèle, sans aucun doute, l’existence d’un Organisateur et d’un Législateur. Albert Einstein a dit que ses pensées étaient fascinées par la beauté et la foi en la simplicité logique de l’organisation et de la cohésion que nous ne pouvions atteindre que partiellement4. Il se trouve que l’ordre et la connexion de toutes les composantes qui apparaissent dans cet univers sont la source de la vraie religion. Dieu, le Très-Haut dit : « En vérité, il y a dans la création des Cieux et de la Terre et dans l’alternance de la nuit et du jour tant de signes pour des gens doués d’intelligence qui, debout, assis ou couchés, ne cessent d’invoquer Dieu et de méditer sur la création des Cieux et de la Terre en disant : Seigneur ! Ce n’est pas en vain que Tu as créé tout cela ! Gloire à Toi ! Préserve-nous du châtiment de l’Enfer »5- « N’ont-ils jamais dirigé leur regard vers le Royaume des Cieux et de la Terre et vers toutes les choses merveilleuses que Dieu a créées ? »6

Le Coran s’adresse, avec délicatesse, à l’ancien bédouin qui vit dans le désert pour lui demander de méditer les phénomènes apparents aux horizons de l’univers : « N’ont-ils pas remarqué comment les camélidés ont été créés, comment le ciel a été élevé, comment les montagnes ont été dressées, et comment la terre a été nivelée ? »7. D’une manière générale, le Livre de Dieu invite constamment les capacités et les dons de la raison humaine

1. S.21, 107. 2. S.41, 53. 3. S.27, 93. 4. Nexton to Einstien. The Trait of Light (Ralph Baielein). 5. S.3, 190 et 191. 6. S.7, 185. 7. S.88, 17 à 20. 20 pour rechercher objectivement et à l’aide d’instruments expérimentaux et scientifiques, comment l’univers a été créé, comment son évolution s’était opérée dans le temps et l’espace et comment cette création s’était achevée. Dieu, le Très-Haut dit à ce sujet : « Dis-leur : Parcourez la Terre et considérez comment Dieu a initié la création ? »1.

A la suite de quoi, le Seigneur dit : « En vérité, il y a dans les Cieux et la Terre des signes pour ceux qui ont la foi. Votre propre création et la multiplicité des espèces animales constituent aussi des signes pour ceux qui croient avec certitude. L’alternance de la nuit et du jour, les pluies bienfaisantes que Dieu fait descendre du ciel pour faire revivre la terre après sa mort, ainsi que la variation des vents sont autant de preuves pour des gens qui raisonnent. Ce sont là des versets de Dieu que Nous te récitons en toute vérité. En quel autre discours croiront-ils, s’ils restent insensibles à la Parole de Dieu et à Ses preuves ? » 2.

En effet, que devons-nous dire après avoir acquis cette science et ces connaissances ? De tout cela, nous déduisons que l’aspect rationnel et pratique est tout à fait clair dans la mission mohammadienne. Dieu a fait de la raison et de la loi les deux facettes de référence fondamentale. Il dit : « A quoi s’attendent-ils d’autre qu’à la règle que Dieu a appliquée aux anciens ? Car la Loi de Dieu est immuable et nul ne saurait en dévier le cours »3. Or, quelle a été l’attitude des associationnistes qurayshites devant cet appel rationnel ? Il était tout naturel que leur comportement soit celui de la dénégation et du rejet de la Loi divine car la raison était, à cette époque, à l’état de l’enfance ; la saine nature innée (al-fitra) ne s’accordait pas avec la foi et la croyance (al-i’tiqâd). Le Coran nous décrit la démarche des mécréants de cette façon : « Ils disent : « Nous ne croirons pas en toi, à moins que tu ne fasses jaillir pour nous une source du sol ; ou que tu n’aies un jardin de palmiers et de vignes, entre lesquels tu feras couler des ruisseaux en abondance ; ou que tu ne fasses tomber sur nous, comme tu le prétends, des fragments du ciel ; ou encore que tu

1. S.29, 20. 2. S.45, 3 à 6. 3. S.35, 43. 21 n’aies une maison ornée de dorures ; ou que tu n’escalades le ciel. Et encore nous ne croirons en ton escalade que si tu nous ramènes un livre que nous puissions tous lire. Réponds-leur : Gloire à mon Seigneur ! Suis-je donc autre chose qu’un être humain envoyé comme Prophète ? »1.

Cette réponse du Prophète (qsssl) : « Je ne suis qu’un être humain » sous-entend que Dieu veut insister sur le fait que Mohammad (qsssl) est un mortel. C’est dire que l’homme a besoin de lois et non point de manifestations extraordinaires et surnaturelles. A notre époque, siècle de la science et de la raison, le miracle scientifique du Coran s’exprime d’une manière aussi évidente qu’éclatante.

Ecrire sur la politique générale du Prophète (qsssl) revient à se référer au Coran et à la Sunnah, celle-ci explicitant celle-là. C’est pourquoi, ce volume ainsi que les suivants se limiteront à citer les versets du Livre de Dieu et les dires de Son Messager (qsssl).

« Politique » se traduit en arabe par « siyâsa » qui dérive du verbe « sâsa ». Cela signifie gouverner un peuple, administrer, gérer une affaire. Du point de vue de l’Islâm, en nous référant à la méthode adoptée par l’Envoyé de Dieu (qsssl), la politique repose sur toute chose utile et avantageuse. Elle est assumée par quelqu’un qui décide du destin d’une communauté. Le Prophète (qsssl) a dit : « Les fils d’Israël étaient dirigés (sâsa) par des prophètes. Quand l’un d’eux mourait, un autre le remplaçait. Quant à ce qui me concerne, il n’y aura pas de prophète après moi ». A la question qui lui a été posée par ses compagnons : « Qui aura-t-il après toi ? » Il répondit, selon Ibn Mâja et Ahmad : « Il y aura de nombreux khulafâ (plu. de khalîfa). Prêtez allégeance au premier et accomplissez envers tous les autres (les droits et devoirs) qui vous incombent. Dieu les interrogera sur ce qui vous revient » ou encore « sur leur façon de gouverner ».

1. S.17, 9à à 93. 22

La politique conçue par le Prophète (qsssl) prévoit l’organisation de plusieurs cercles d’autorités, l’un suivant l’autre. Elle commence par le noyau central de la nation qu’est l’homme, en ce sens qu’il est l’axe de la vie et de son orientation. Puis, ces cercles s’élargissent petit à petit jusqu’à englober des collectivités plus grandes et parvenir au cercle le plus large, à savoir l’Etat qui représente la plus haute autorité intermédiaire entre les gouvernants et les gouvernés, donc entre le pouvoir central et le peuple1. L’idée développée ci-dessus traduit le hadîth rapporté par Bukhârî, Abû Dâwud et Tirmidhî, selon Ibn ‘Omar qui a entendu l’Envoyé de Dieu (qsssl) dire ce qui suit : « Vous êtes tous des pasteurs et responsables de vos sujets. L’imâm est à la fois pasteur (râ’in) et responsable de ses sujets. L’homme est pasteur au sein de sa famille et responsable de ses sujets. La femme est également pasteur dans sa maison et responsable de ses sujets. Le serviteur est aussi pasteur des biens de son maître et responsable de ses subordonnés. Chacun de vous est tout à la fois pasteur et responsable de ses sujets ».

L’imâm al-Khâtibî, décrivant ce qu’il convenait de comprendre par cette expression « ar-râ’î » (pasteur), a dit que ce terme revêtait plusieurs significations. La ri’âya de l’imâm, à savoir le gouvernant (al-hâkim), consiste à faire respecter la sharî’a (la Législation) en appliquant les peines pénales (al-hudûd), tout en observant les règles de la justice (al-‘adl) dans ses méthodes de gouvernement. Celle de l’homme sur les membres de sa famille porte sur sa politique à leur égard et l’accomplissement des droits qui leur reviennent. Celle de la femme porte sur la gestion de sa maison, de ses enfants de ses serviteurs, quand elle en a, de conseiller son mari en toute occasion. Quant à celle du serviteur, elle se consiste dans la protection des objets qui se trouvent sous sa responsabilité et dans la réalisation de ses obligations inhérentes à son service. Nous remarquons que dans chacun de ces états, l’homme est « gouvernant » d’un côté et « gouverné » de l’autre. Tels sont donc les cercles qui se suivent et qui reposent sur l’harmonie des responsabilités et des autorités.

1. Yûsuf al-Qardâwî, Fiqh al-dawla fi-l-islâm (l’Etat en Islâm), Dâr al-choroûq. 23

Dieu a doté l’homme d’une raison, l’anspiré et l’a guidé dans le droit chemin. Il lui a enseigné comment gérer sa vie sur des bases stables et fermes, à savoir la faculté de compréhension et de discernement, la maturité et la plénitude intellectuelles, la prise de conscience de ses responsabilités en tant qu’individu et en tant qu’évoluant au sein de la collectivité.

Le Prophète (qsssl) commença son enseignement par le cas de l’individu dès lors que celui-ci est le pivot central de l’édification de la nation. Si sa volonté est réfléchie et sa détermination aiguisée, il devient un élément efficace non seulement par l’influence qu’il exerce sur la politique de l’Etat, mais aussi par celle qu’il exerce sur la politique mondiale.

Il appartient à chaque individu, dans toutes les générations, de « la umma » islamique, de croire fermement au rôle, si mince et si minime soit-il, qu’il est tenu de jouer. Il doit prendre conscience qu’il doit assumer sa responsabilité dans sa totalité, pleine et entière, en sa qualité de gouvernant dans un petit cercle et en sa qualité de gouverneur dans un grand cercle. Il agit dans le cadre des lois instituées par le Créateur. Il convient de comprendre impérieusement que le gouvernant tire sa force de l’énergie et du dynamisme de son peuple. La force de ce dernier provient de la puissance de son attachement à sa foi (îmân), à son dogme (‘aqîda) et à ses principes, avec un esprit ouvert et un discernement éclairé.

La prédication islamique se distingue par ses particularités et se propose d’adresser un message à tous les fidèles quel que soit le lieu où ils habitent car, de par son essence, elle est universelle. Elle ne reconnaît ni le régionalisme, ni le sectarisme, ni le nationalisme étroit. Bien au contraire, elle dépasse son appartenance à un territoire, à une langue ou à une ethnie. L’histoire des premiers siècles de l’Islâm nous indique, en effet, que les directions politiques gouvernaient des communautés musulmanes dotées d’une conscience planétaire. Il n’y avait pas de frontières entre les peuples. Les croyants s’établissaient dans les contrées de leur choix. C’est ainsi que le Dâr al-islâm s’était étendu sur un espace politique très étendu où les habitants pratiquaient une assistance mutuelle à l’égard du monde extérieur. Les références

24 législatives explicitaient le rôle de la sharî’a, définissaient clairement les concepts qui la constituaient et déterminaient les relations tant du point de vue local qu’international. Les repérages et les indications se trouvaient localiser dans ces trois sources fondamentales : le Coran, la Sunnah prophétique et l’ijtihâd des Compagnons.

Le Livre de Dieu établit les principes du gouvernement qui reposent sur la justice, la shûra (concertation), l’égalité et la liberté. Dans ce contexte, les gouvernants sont tenus de s’en tenir à ces normes essentielles dans leurs relations intérieures et extérieures à « la umma » islamique. Le message islamique véhicule une morale et des valeurs qui font que ces idéaux anoblissent les fonctions de l’Etat islamique et de ses besoins matériels. Il veut tout d’abord la recherche de la paix. Tout affrontement armé ne peut se produire qu’en dernier ressort et comme moyen de légitime défense.

Le Coran est explicité par la Sunnah qui s’érige en méthode pratique. A Médine, le Prophète (qsssl) a établi la constitution de l’Etat Islamique et en a fait la Loi où étaient définies les règles de la gestion et de l’administration de la communauté.

Cette constitution définit la coopération avec les habitants, y compris les non-musulmans et les non-arabes. Leurs relations reposent sur le principe de justice, d’égalité des droits et des devoirs, de tolérance des croyances religieuses, de sorte qu’il n’y ait pas de contrainte en religion. Dans ce contexte, l’Islâm a établi le traitement des minorités que la démocratie contemporaine du XXIème siècle n’a point encore réalisé complètement.

Elle précise le rôle de la diffusion de la prédication qui repose sur des relations pacifiques de bon voisinage, sauf si une autorité recourt à la force pour imposer sa volonté à un autre peuple. Dans cette perspective, « le jihâd » devient une obligation, dans le but de résister à l’agression.

Pour cela, elle préconise, la sécurité permanente, sur la plan intérieur, de manière à être à même de repousser les violences extérieures. Elle recomande de pratiquer la justice, la concertation, l’égalité et la liberté,

25 piliers de toute autorité gouvernementale. Aujourd’hui, ces quatre principes cardinaux font la force et la fierté des Etats démocratiques d’Europe et d’Amérique du Nord et se donnent en exemple aux Etats fondés sur la dictature et la repression, parmi lesquels se trouvent malheureusement plusieurs pays musulmans.

La constitution normale garantit les droits de l’homme, afin que les Etats de la planète vivent en harmonie sur le plan intérieur et respectent la coexistence pacifique entre eux. L’Islâm a défini ces droits dès l’aube de son existance. Mais le monde actuel a connu deux grandes guerres meurtrières, celle de 14-18 et celle de 39-45, et a fini par créer l’organisation des Nations Unies et rédiger une Charte universelle des droits de l’homme en 1948, plus ou moins observée à travers le monde.

« L’ijtihâd » des Compagnons tourne autour du Coran et de la Sunnah, chaque fois qu’il s’agit de conduire l’Etat Islamique et que les croyants se trouvent en face de questions nouvelles relatives à la vie quotidienne ou lorsqu’ils se heurtent à des problèmes généraux. Quant aux relations avec les autres Etats, elles ont évolué depuis que l’Etat islamique s’est établi et s’est étendu à de vastes territoires. Il a fallut concevoir une politique appropriée avec le monde extérieur. La sharî’a Islamique, en matière politique, se caractérise par son universalisme. Elle véhicule une organisation idéale, fondée sur des valeurs politiques qui dépassent de loin le stade du progrès atteint par l’humanité dite civilisée. Avant même l’émergence de la pensée institutionnelle moderne, la sharî’a s’est appuyée déjà sur des éléments qui constituent les grandes lignes de toute politique islamique et que l’on peut résumer ainsi :

1- L’instauration et l’indépendance de la justice dans la construction de l’organisation des valeurs politiques. 2- Le refus de la distinction et de la différenciation ethniques (ou comme cela est appelé aujourd’hui : le refus du communautarisme). 3- L’établissement de la relation, dominée par l’idée d’entente franche et sincère et d’acceptation concomitante, entre gouvernés et gouvernants.

26

4- L’édification du cadre d’une relation où la pensée morale rattache l’individu à la collectivité sur la base d’une fonction civilisationnelle. 5- le respect de l’entraide et la solidarité tant dans le contexte des affaires intérieures que dans l’exercice de la politique extérieure.

Foi, science et développement1

Dr. Bouamrane Chikh

Le monde industriel est devenu scientifique et technologique reléguant au dernier rang, quand elles ne sont pas considérées comme vestiges d’une ère révolue où l’homme attribuait au surnaturel les phénomènes scientifiques qu’il ne pouvait saisir. Cette tendance scientifique et technologique, née en Occident, s’est étendue au reste du monde, généralement sous domination occidentale, de sorte que, prenant le relais des penseurs matérialistes européens, sont apparus ici et là leurs correspondants dans les autres pays qui prônaient à leur tour l’abandon des valeurs éthiques et religieuses pour rejoindre les pays modernes développés dans leur course au développement et à la puissance. A l’heure de la science et de la technologie conquérantes où ceux qui les détiennent ont pour objectif unique d’imposer leur vision du monde aux peuples de la planète entière, il nous paraît aujourd’hui d’une particulière acuité de nous situer dans le monde et pour cela, d’envis-ager les rapports de la science et du développement avec l’Islâm, comme constituant fondamental de notre personnalité individuelle et collective.

Malgré les progrès scientifiques, l’inquiétude perce chez certains savants lucides qui prennent conscience des risques auxquels nous expose un monde gouverné par la science, mais déserté de plus en plus

1. El-Moudjahid, jeudi 5 mars 1992. 27 par les valeurs morales. En effet, de grands noms de la science expriment leurs doutes et leurs craintes. Ainsi, un physicien contemporain se demande si la science actuelle ne symbolise pas « la barbarie de l’Occident » (J.L. Motchane, in Le monde diplomatique, juillet 1987). L’effondrement des pays de l’Est européen a révélé l’extrême fragilité d’un système fondé sur la seule puissance matérielle et il est symptomatique d’observer le retour à la pratique religieuse là où elle avait été combattue, apportant la preuve que les sociétés humaines ont besoin autant de spiritualité que de confort économique.

C’est dans cette conjoncture mondiale que doivent être posés les problèmes de développement de la société musulmane, tant cette conjoncture pèse sur le présent et l’avenir du monde de l’Islâm. Puisque tout développement passe aujourd’hui par l’acquisition des sciences et la maîtrise de la technologie, il est indispensable pour nous de préciser les rapports entre la foi et la raison en Islâm.

I. Raison et foi en Islâm.

L’idée de séparer raison et religion, voire même de les opposer, est une idée propre à l’Occident et s’explique par le conflit qui a opposé depuis le Moyen Age jusqu’au 18è siècle des savants aux Eglises. Le cas de Michel Servet (1509-1533) et celui de Galilée (1564-1642) illustrent bien la nature de ces rapports entre science et religion en Europe.

En Islâm, cette opposition n’existe pas et n’a jamais existé, car pour l’Islâm, raison et foi se complètent, tout en demeurant distinctes et autonomes. Le Coran s’adresse aux êtres raisonnables et les appelle à faire usage de leur raison, ainsi que le prouvent de nombreux versets : « Réfléchissez, ô vous qui êtes doués d’intelligence » (59, 2). « Que ne réfléchissent-ils sur le Coran ? » (4, 82). Le Coran nous incite à aller à la découverte du monde, à le comprendre, à user de ses bienfaits avec mesure et intelligence : « Considérez ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre » (10, 109). « C’est Lui qui vous a choisis pour être ses lieutenants sur la terre » (35, 39). Non seulement, l’Islâm ne consacre pas l’opposition de l’expérience à la foi, mais bien au contraire il renforce leur solidarité. C’est en observant ce qui été créé, en étudiant la complexité de l’univers que le croyant comprend l’existence du Créateur, comme il découvre le génie de l’artiste en admirant l’une de ses 28

œuvres d’art. Les hadîths insistent également sur la nécessité de développer l’esprit et l’étude : « Recherchez la science du berceau jusqu’à la tombe ». « Recherchez la science, fût-ce en Chine ». « L’encre des savants est supérieure au sang des martyrs »…

Ibn Rochd (m.en 1198), célèbre médecin et philosophe de Cordoue, a souligné dans son Fasl-al-maqâl le parfait accord entre la religion et la sagesse. Il a affirmé que la raison humaine et la révélation religieuse procèdent l’une et l’autre de la même source (Dieu) et expriment la même vérité. Il est remarquable de constater que l’âge d’or de la civilisation islamique a vu se développer les sciences et les arts, en même temps que la réflexion religieuse, alors que la période de décadence a résulté d’une stagnation scientifique et d’un conformisme paralysant dans la compréhension des textes coraniques et des hadiths.

II. La science et sa finalité.

Mais si l’Islâm, bien compris, recommande d’user de sa raison et de comprendre le monde, il nous indique aussi la finalité de l’effort rationnel et les conditions auxquelles il doit se soumettre. La finalité de cet effort est d’abord d’accomplir le bien et de combattre le mal. C’est dans ces limites que l’usage de la raison est recommandé. Parmi les invocations qu’il adresse à Dieu, le croyant musulman prie Dieu de l’éloigner d’un savoir qui ne serait pas utile aux autres. L’exigence du bien sous-tend toute recherche et toute étude. Combattre la maladie ou faire pousser davantage de céréales ne répondent pas seulement à une satisfaction de l’esprit ou à une quête matérielle, mais plus encore au souci d’obéir à un commandement de Dieu.

La quête du progrès scientifique, si elle n’est pas motivée par la volonté de « faire le bien et de proscrire le mal », peut conduire, on l’a vu, à des tragédies telles que celle qui a succédé à l’expérience de fission nucléaire. Un généticien, travaillant sur le matériel génétique de cellules d’êtres vivants, peut entraîner une catastrophe, si des règles éthiques précises ne fixent pas des limites à l’expérimentation. Bien que la science en Europe se soit développée en dehors de la religion, rares sont ceux qui défendent aujourd’hui les thèses du scientisme d’Auguste Comte, de Marx ou de Durkheim qui voulaient s’en tenir aux sciences 29 expérimentales et rejeter toutes les formes de l’expérience religieuse. S’il est évident que la science peut expliquer les phénomènes de la nature, concevoir et construire des objets chaque fois plus perfectionnés, elle ne peut en aucune manière affirmer le caractère bon, mauvais, licite ou illicite d’un acte.

Elle ne prétend non plus à une connaissance complète de la réalité, même physique, puisque tout progrès scientifique ne lève qu’un coin du voile sur un immense inconnu : « Il ne vous a été donné que peu de science » (Coran, 17,85). Seule la religion embrasse la réalité totale, puisqu’elle embrasse l’expérience et la destinée de l’homme. S’il est vrai que la science a donné la puissance à l’homme, il est cependant nécessaire que cette puissance soit guidée par un idéal de sagesse auquel la science ne conduit pas. Si la science se sépare aujourd’hui de la religion, elle risque d’aboutir à la destruction de l’humanité, au lieu de la servir et de la protéger.

III. L’effort de l’Islâm aujourd’hui.

Les auteurs musulmans qui copient l’Europe se trompent. Ils s’ignorent eux-mêmes et leur propre culture. Au XIXè siècle, l’Europe a conquis une grande partie de l’Asie et de l’Afrique et a apporté avec elle son système de domination et d’exploitation. Les pays du Sud ont leur personnalité culturelle propre ; ils peuvent établir des échanges avec l’Occident, mais ils ne sauraient renoncer à leur authenticité. Les Musulmans, en particulier, ne veulent pas se fondre dans un système de valeurs qui n’est pas le leur. « La tâche qui s’offre aux musulmans modernes, dit le philosophe Mohammed Iqbâl, consiste à repenser le système de l’Islâm tout entier, sans briser complètement avec le passé » (Reconstruire, trad. fce, p.107).

L’Islâm concilie en lui-même les catégories de permanence et d’évolution. Il a une conception dynamique de l’univers et considère l’homme comme « le vicaire de Dieu sur la terre ». La source permanente d’inspiration, c’est le texte coranique et la tradition du Prophète. Mais la pensée religieuse de l’Islâm s’adapte à chaque époque aux nécessités de son temps. L’effort d’adaptation, c’est « l’ijtihâd ». Le Prophète (qsssl) de l’Islâm montre ce qu’il entend par là dans ses recommandations à son compagnon Mouâdh Ibn Jabal au moment où il 30 le charge d’une mission au Yémen. Par la suite, plusieurs penseurs ont méconnu ce principe de l’ijtihâd ; il convient d’y revenir et de ne pas vouloir figer la réflexion sur des positions définitives, surtout en matière de science et de spiritualité. L’Islâm a sa philosophie générale propre ; elle peut être formulée à partir de ses textes fondateurs et de l’effort de ses savants, d’une part, de l’étude de la science et de la pensée modernes, d’autre part. Le monde d’aujourd’hui traverse une crise grave dans ses fondements mêmes. Il ne peut être sauvé que par la religion et la science conjuguées et non par l’une d’elles et en tout cas, pas par le matérialisme technologique seul. Analyse du livre : La civilisation islamo- chrétienne, son passé, son avenir 1, du Pr. Richard W. Bulliet.

M. Messaoud Boudjenoun*

Les relations entre le monde musulman et le monde occidental chrétien ont toujours été empreintes d’une certaine hostilité, du moins de suspicion, ce qui a amené certains historiens et politologues occidentaux à parler d’antagonisme irréductible, voire carrément de choc entre les deux civilisations, comme l’a soutenu Samuel Huntington dans son livre controversé2.

Il ne faut pas croire, cependant, que la théorie du choc des civilisations chère à Samuel Huntington et à Francis Fukuyama, fait l’unanimité au sein de l’intelligentsia occidentale, même si elle continue de fasciner certains politiciens et dirigeants occidentaux qui en font le soubassement de leur politique vis-à-vis surtout du monde musulman. Or, aussi paradoxal que cela puisse paraître, d’autres intellectuels et historiens occidentaux contemporains et non des moindres n’hésitent pas à battre en

1. Cf. Richard Bulliet, La civilisation islamo-chrétienne, son passé, son avenir, éd Flammarion, Paris, 2006. *. Journaliste, écrivain, traducteur. 2. In Samuel Huntington, Le choc des civilisations, éd Odile Jacob, Paris, 1997. Politologue à Harvard, cet auteur américain avait « prédit » dans son livre controversé que la politique internationale serait dominée par un « choc des civilisations », opposant la culture occidentale aux autres, notamment celle du monde musulman. 31 brèche cette vision manichéenne des choses et à parler de nombreux points communs entre les deux grandes religions -- musulmane et chrétienne – qui ont donné naissance aux civilisations d’inspiration islamique et occidentale. Parmi ces intellectuels, citons l’américain. Mark Glenn qui affirme que l’Islâm ressemble bien plus au Christianisme originel que n’y ressemble le Christianisme occidental contemporain. Bien plus, il ajoute : « Ce qui peut choquer les Américains, en particulier ceux qui se disent chrétiens, c’est que la culture arabo-musulmane puisse non seulement avoir été le creuset de la civilisation occidentale, mais être aussi son salut »1. Mais parmi les historiens et penseurs les plus en vue, qui soutiennent cette vision des choses, le Pr Richard Bulliet vient de faire paraître un ouvrage d’une grande importance historique intitulé La civilisation islamo-chrétienne, son passé, son avenir. L’auteur de ce livre est un historien qui enseigne l’histoire du Moyen-Orient à la Columbia University (New-York). Ancien secrétaire exécutif de l’Organisation américaine Middle-East Studies Association, il est aussi un spécialiste de l’Iran et auteur de nombreux et savants ouvrages universitaires.

Dans ce livre que l’auteur nous propose, on découvre des thèses audacieuses qui vont à contre-courant de tout ce qui a été dit et écrit ces derniers temps au sujet d’un soit disant antagonisme invétéré et insoluble entre le monde musulman et le monde occidental. Quatorze siècles de suspicion et de polémique ont favorisé un tel état d’esprit qui anime de nombreux occidentaux et qui s’est exacerbé subitement à la faveur des événements du 11 septembre 2001. Ce qui était latent dans les esprits s’est manifesté brusquement. On ne ressent plus de scrupule dans certains milieux à parler de « choc des civilisations », voire carrément de « croisade », un terme qui fait frémir, tellement il véhicule de douloureux et de tragiques souvenirs2. C’est justement contre cette théorie que s’insurge Richard. W. Bulliet qui oppose à l’idée de l’antagonisme perpétuel entre les deux civilisations, soutenue par certains historiens, les héritages communs ainsi que les contacts économiques et les liens socio-

1. Cité par le Pr Asma Rachid dans son article sur La vision du monde entre Mohammed Iqbâl (1877-1938) et Malek Bennabi (1905-1973), traduit par le Pr F. Hellal. Cf. la revue Les Etudes Islamiques N° 6, décembre 2004. 2. Notamment le lapsus, si lapsus il y a, lâché par l’actuel Président américain après les événements du 11 septembre 2001.

32 politiques qui n’ont jamais cessé, loin s’en faut, entre les deux civilisations depuis plus de quatorze siècles.

Au demeurant, le titre de l’ouvrage annonce déjà la couleur de ce que le Pr. Bulliet soutient comme thèses. Ceux qui étaient habitués à l’expression consacrée de « civilisation judéo-chrétienne » seront à coup sûr surpris par cette nouvelle connotation attribuée à deux civilisations qu’on dit antagonistes et irréconciliables. L’auteur explique ainsi son choix : « A ma connaissance, personne n’utilise ni n’a jamais utilisé l’expression « civilisation islamo-chrétienne ». Et l’idée même qu’elle paraît exprimer, je m’en doute, doit hérisser de nombreux musulmans et chrétiens, tandis que d’autres lecteurs ont relevé avec méfiance que le « judéo » manque. Je ne peux que leur demander à tous de suspendre leur jugement tant qu’ils n’auront pas écouté jusqu’au bout mes arguments en faveur de l’introduction de cette formule. Mais d’abord pourquoi pas « civilisation islamo-judéo-chrétienne » ? Si je cherchais à désigner la tradition scripturaire commune à ces trois religions, ce pourrait être une expression acceptable, bien qu’un peu lourde. Mais, en l’occurrence, des formulations comme les « religions abrahamiques », « les enfants d’Abraham » ou « le scripturalisme sémite » font très bien l’affaire. Ce que j’essaye d’exprimer ici, c’est autre chose. Le socle historique commun qui permet de penser la société chrétienne d’Europe occidentale – pas tous les chrétiens du monde – et la société musulmane du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord – pas tous les musulmans du monde – comme appartenant à une seule et même civilisation ne se limite pas à la tradition des Ecritures. Cette relation historique islamo-chrétienne diffère aussi, très nettement, de la relation historique judéo-chrétienne, plus occultée que célébrée par l’expression « civilisation judéo-chrétienne »1.

Pour l’auteur, il n’y a rien de choquant à utiliser l’expression « civilisation islamo-chrétienne » et pour cause. Les deux civilisations ont été étroitement liées très tôt et leur premier contact a eu lieu dès les débuts de l’Islâm. On en a pour exemple l’envoi par le Prophète (qsssl) des premiers musulmans en Abyssinie où régnait un roi (Négus) chrétien qui leur accorda l’asile et les laissa vivre librement leur foi. De plus, soutient-il, la plupart des chrétiens ayant vécu ou vivant actuellement au sein du monde musulman, se considèrent comme faisant partie d’une seule et même civilisation ayant des racines communes. Ce qui se passe

1. Cf. La civilisation islamo-chrétienne, p.19-20. 33 actuellement en Palestine où on voit les musulmans et les chrétiens défendre ensemble l’arabité et le caractère islamo-chrétien de Jérusalem illustre parfaitement cet état de fait. Sur cette terre sacrée pour les croyants des religions monothéistes, les chrétiens et les musulmans sont liés par une communauté de destin qui les oblige à œuvrer main dans la main pour préserver ce caractère de sacralité et de convivialité qui la caractérise, et qui risque de disparaître sous la poussée de la politique de judaïsation pratiquée actuellement.

Une fois cette expression clarifiée, l’auteur donne les raisons qui l’ont amené à opter pour une telle thèse. Il écrit : « Avant d’entreprendre mon argumentaire en faveur de la civilisation islamo-chrétienne – il est temps de supprimer les guillemets – il convient de préciser les conséquences générales de l’usage d’une telle expression. La première est de rendre le « choc des civilisations » de Huntington absurde par définition. Si les sociétés musulmanes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord et les sociétés chrétiennes d’Europe occidentale et d’Amérique sont pensées comme appartenant à la même civilisation, les conflits entre les deux éléments qui constituent cette civilisation unique apparaissent automatiquement comme des luttes intestines, historiquement analogues aux affrontements passés entre catholicisme et protestantisme»1.

Dans un autre contexte, l’auteur explicite encore plus le fond de sa pensée, en rappelant des vérités que beaucoup d’historiens et de penseurs occidentaux oublient : « Les liens scripturaires et doctrinaux ne sont pas plus étroits entre judaïsme et christianisme qu’entre judaïsme et islâm ou christianisme et islâm ; et les historiens sont tout à fait conscients des considérables apports des penseurs musulmans au fonds commun de la pensée scientifique et philosophique du Moyen-Âge tardif, auquel les juifs et les chrétiens d’Europe ont ensuite puisé pour créer l’Occident moderne. Entre l’Islâm et l’Occident, les contacts n’ont jamais manqué non plus. Pendant des siècles, en dépit des périodes de guerre, les marchands européens ont activement commercé avec les musulmans sur les rives méridionale et orientale de la Méditerrannée et l’imaginaire européen a longtemps brui d’histoires de Maures, de Sarrasins et de phantasmes orientaux. Politiquement, quatorze des trente-quatre pays européens d’aujourd’hui ont été, à un moment ou à un autre, totalement

1. op. cit, p.21-22. 34 ou partiellement gouvernés par des musulmans pour un siècle ou davantage »1.

Un tel ouvrage nous change des livres habituels des soit disant « spécialistes » du monde musulman, à l’image des Henri Pirenne, Fernand Braudel, Bernard Lewis et autres historiens ou politologues, qui mettent plus l’accent sur les moments de confrontation entre les deux civilisations que sur les moments – et ils sont plus longs – de leurs échanges et de leur coopération. Ainsi, contrairement à une idée généralement admise, c’est Bernard Lewis et non Samuel Huntington qui, le premier, a parlé du choc des civilisations, en décrivant la situation au Proche-Orient en 19642. Passée inaperçue à l’époque, son analyse est reprise dans un article intitulé « les racines de la colère musulmane » qu’il publie en 1990. Le point de départ de cet article consiste à identifier deux « systèmes » : d’un côté l’Occident, décrit comme laïque et chrétien – ou, plus exactement, comme laïque parce que chrétien-qui sépare le pouvoir temporel du pouvoir spirituel ; de l’autre, l’Islâm, que l’auteur décrit comme intrinsèquement hostile à toute séparation. La lutte entre ces deux systèmes rivaux, écrit-il, dure maintenant depuis quatorze siècles »3. Or, si on excepte la période des guerres et croisades qui ont jalonné à un moment ou un autre l’histoire des relations entre l’Islâm et l’Occident et qui ne représente pas grand- chose en terme de durée dans le temps, la période de coopération et d’échanges entre les deux civilisations est plus longue et plus durable. Bien plus, même les guerres entre les deux civilisations n’ont pas empêché ces échanges et cette coopération de se poursuivre de part et d’autre. On en a pour preuve concrete l’Andalousie où les batailles que se livraient de temps à autre les armées des deux côtés n’ont jamais mis fin aux liens culturels, sociaux et économiques qui existaient entre les deux communautés. Il a fallu que le roi catholique Ferdinand viole sa promesse de respecter la foi des musulmans et leurs spécificités, comme il s’est engagé à le faire après la reconquista, pour qu’il soit mis fin à cette riche expérience de coexistence pacifique entre les deux religions.

1. op. cit, p.15. 2. Cf. L’Islâm imaginaire, la construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, de Thomas Deltombe, éd. La Découverte, Paris, 2005. 3. L’Islâm imaginaire, op. cit.

35

Le Pr Bulliet infirme d’ailleurs d’une façon magistrale cette thèse en mettant en exergue les points communs qui existent entre les deux civilisations. Il écrit : « En dépit de l’hostilité qui les a souvent opposés, l’Islâm et l’Occident ont des racines communes et partagent une bonne partie de leur histoire. Leur affrontement actuel n’est pas dû à des différences de fond, mais à la volonté tenace et délibérée de nier leur parenté ». Bien plus, il estime que les luttes entre chrétiens et musulmans sont des luttes intestines « historiquement analogues aux affrontements passés entre catholicisme et protestantisme ».

Pour démontrer l’existence d’un soubassement commun aux deux religions, il rappelle que les plus grands penseurs de la chrétienté sont nés dans une région qui deviendra musulmane. Du Christ né à Jérusalem, à saint Antoine qui a vu le jour en Egypte, en passant par saint Jean Damascène né à Damas et saint Augustin né en Afrique du Nord, presque tous les monuments de la pensée chrétienne sont nés dans des terres qui deviendront musulmanes plus tard.

C’est ainsi qu’il écrit : « L’expérience antérieure du christianisme a créé certaines des conditions de l’essor de l’Islâm, car ce sont les plus grandes communautés chrétiennes de l’époque qui sont soudain tombées au pouvoir des musulmans. Quelle proportion de la communauté chrétienne totale habitait l’Espagne, l’Afrique du Nord, l’Egypte, le Levant (la rive orientale de la Méditerrannée), la péninsule arabique, la Mésopotamie et l’Iran ? »1.

Après ce qui précède, le Pr. Bulliet arrive à la conclusion que l’Islâm et le Christianisme se présentent comme les deux branches, culturellement proches, d’une même « civilisation islamo-chrétienne », en dépit de l’acharnement manifeste des tenants de « l’occidentalisation du monde » pour reprendre la formule de l’écrivain Serge Latouche2 qui, dans leur prétention que l’Occident est le seul modèle de civilisation, veulent exclure l’Islâm de toute participation à cette civilisation.

1. Cf. La civilisation islamo-chrétienne, p.28, 29. 2. Cf. Serge Latouche, L’occidentalisation du monde, éd. La Découverte, troisième édition, Paris, 2005. 36

L’auteur conteste une telle prétention : « Il apparaît donc que, si nous n’incluons pas l’Islâm dans notre « club de la civilisation », c’est essentiellement parce que nous sommes les héritiers d’une construction chrétienne de l’histoire qui cherche délibérément à l’exclure. La chrétienté occidentale considère l’Islâm comme un Autre malveillant depuis des siècles et a inventé un certain nombre de raisons pour justifier ce point de vue. Mais ces raisons sont venues après l’hostilité. L’évolution des portraits de l’Islâm en Occident au fil des siècles montre bien que les raisons de ne pas l’aimer sont des rationalisations à l’appui d’une animosité préexistante et persistante et non le fondement de l’antipathie. Nous sommes toujours dans la même logique aujourd’hui »1. On ira jusqu’à nier la contribution des savants de l’Islâm dans la transmission du savoir ancien grec, perse et chinois, à l’Occident, ce qui permit à ce dernier de sortir de son état d’arriération et de donner le coup d’envoi à son essor culturel et industriel moderne.

Un tel négationnisme historique ne résiste pas à la rigueur scientifique de certains historiens impartiaux qui ne se laissent pas aveugler par le fanatisme religieux ou simplement racial, en reconnaissant l’apport important, voire décisif des savants musulmans dans la transmission du savoir humanitaire ancien à l’Occident. Il en est ainsi du Pr Roger Caratini qui écrit : « Les Arabes vont découvrir les merveilles de la philosophie et de la science grecques. Ils vont traduire les œuvres, les sauver du désastre, des bûchers, des futures Inquisitions et c’est chez eux que l’Occident les retrouvera, presque intactes, au XIIème siècle»2. « L’influence qu’exerça l’Islâm dans l’édification de la culture occidentale du Moyen-Age, écrit un autre auteur, fut donc décisive. Le monde chrétien, quant à lui, sut aborder des formes de vie, intellectuelles et artistiques, très différentes des siennes, disposé parfois à dialoguer, mais toujours à apprendre, puisque cette communication du savoir se faisait dans une seule direction, de l’Orient vers l’Occident »3.

Un autre historien écrit pour sa part : « Nous croyons les musulmans incapables d’assimiler notre pensée et nous oublions cette merveilleuse parole de leur Prophète : « La science est supérieure à

1. op. oit, p.25-26 2. Cf. Le Génie de l’Islamisme, par Roger Caratini, éd. Michel Lafon, Paris, 1992. 3. Cf. L’Europe musulmane, par Gabrielle Crespi, éd. Zodiaque, Paris, 1979. 37 la foi ». Quel chef de religion, quel grand prêtre a osé prononcer un mot si hardi, lequel est aujourd’hui le « credo » de notre monde intellectuel, alors que le temps n’est pas loin où il eût paru un blasphème à la grande masse des esprits cultivés ! »1. Quant au Pr. Richard Bulliet, il écrit clairement : « En Espagne, où des campagnes militaires chrétiennes contre les principautés musulmanes se déroulaient parallèlement aux croisades, les érudits chrétiens ont profité des moments de paix ou d’accalmie pour traduire en latin des livres arabes et les transmettre ainsi à la France et à l’Italie. En Sicile, pays musulman dont des conquérants venus du Nord de la France s’étaient emparés dans les décennies qui ont précédé les Croisades, on avait trouvé aussi des manuscrits arabes et grecs à traduire. Enfin, dans les Etats croisés et les territoires musulmans limitrophes, marchands italiens et nobles d’Europe, qui désormais y résidaient durablement, ont fait l’expérience directe de la vie quotidienne dans la société musulmane et ramené dans leurs pays des coutumes et des idées »2. L’opération visant à exclure l’Islâm de toute contribution à la civilisation humaine est appuyée par une stigmatisation violente et systématique de la religion musulmane, accusée à chaque fois de terrorisme et d’intolérance, dès lors que certains de ceux qui s’en réclament – une minorité, il va sans dire -- usent de violence ou d’extrémisme, ce qui n’est pas le cas pour le judaïsme et le christianisme qui ont, eux aussi, leurs extrémistes et leurs intolérants. Ce paradoxe n’a pas échappé au Pr Bulliet : « Puisque juifs, chrétiens et laïques occidentaux se sont autoproclamés membres fondateurs de la civilisation, les aberrations idéologiques ou comportementales – du point de vue de la majorité – de telle ou telle organisation chrétienne ou juive ne remettent pas en cause l’inclusion globale de leurs traditions religieuses dans la civilisation»3.

Des hommes comme Bugeaud, saint Arnaud, Pélissier, Rovigo, Ivan le terrible, Raspoutine, Hitler, Mussolini, Pinochet, Mosché Dayan, Menahim Béguin, Ariel Sharon, Meir Kahane, Radovan Karazitch, Vlatco Mladitch, et autres criminels de guerre et sanguinaires ont revendiqué leur

1. In Paul Casanova, Professeur au Collège de France, L’enseignement de l’arabe au Collège de France, p.10, cité par Nasreddine Dinet dans son livre Lumières de l’Islâm, à paraître aux éditions ‘Alim El-Afkâr, préfacé par l’auteur de l’article. 2. op. cit. p.23. 3. op. cit, p.38.

38 appartenance au Christianisme ou au Judaïsme, mais on ne confond jamais leurs actes avec leur religion respective. Or, on n’hésite pas à faire ce pas lorsqu’il s’agit de l’Islâm !

L’auteur a réfuté magistralement l’idée fausse selon laquelle les sociétés musulmanes actuelles sont fermées aux idées des lumières. « L’Islâm, a montré sa capacité à s’adapter ou à absorber des dizaines de populations nouvelles, apprenant leurs langues et leurs manières, alors que l’Europe se persuadait jadis que les idées neuves auxquelles elle s’ouvrait étaient les siennes, l’essor de son empire la convaincant de sa propre supériorité ». Par conséquent, le problème ne réside pas en l’Islâm lui-même ni en ses capacités à s’adapter à la modernité, mais en la prétention d’un Occident dont la vision repose sur le postulat de la supériorité – matérielle il va sans dire -- qu’il détient. « Tout ce qui ne correspond pas à ce postulat, relève le Pr Bulliet, étant conçu comme ayant mal tourné ».

L’Occident qui a standardisé toute chose, y compris les manières de vivre et de penser qu’il veut imposer aux autres, ne veut pas se débarrasser de son complexe de supériorité vis-à-vis des autres civilisations. Il ne veut voir les autres qu’avec son prisme déformant la propre image d’Epinal qu’il se fait d’eux. Pour que le musulman soit admis, il faut qu’il adopte l’éducation, le comportement, les valeurs et la garde-robe de l’Occident. Rien que cela.

Le Pr Bulliet pose dans son livre des questions d’une grande acuité : qu’est-ce qui explique la montée des idéologies d’essence islamiste ? Pourquoi l’idée d’un parti islamiste effraie-t-elle tant les Occidentaux ? Peut-on évacuer le facteur religieux de la vie publique et politique des musulmans ? L’avenir peut-il esquiver le passé islamique ? L’occidentalisation est-elle inévitable et l’islâm est-il, par conséquent, appelé à devenir une relique historique, vouée à la disparition ? Est-il vrai qu’il n’y a d’élite que celle qui fera le monde à l’image occidentale ? A toutes ces questions, il essaye de répondre avec une sérénité et une rigueur intellectuelle qui forcent le respect et nous changent de ces intellectuels de salon qui ne peuvent dépasser ce qui est politiquement correct pour les politiciens qui ont des comptes à régler avec l’Islâm et le monde musulman, pour des raisons généralement plus économiques et 39 politiques que culturelles ou autres. Le livre du Pr Bulliet est d’un grand intérêt historique et d’une actualité pertinente, en ce qu’il diffère des autres ouvrages écrits sur les relations entre l’Islâm et l’Occident par ceux qui se considèrent comme des « spécialistes » incontournables de l’Islâm et qui se distinguent par une partialité flagrante dans leur traitement des questions islamiques. Il a su dépasser les préjugés accumulés pendant des siècles entre les deux civilisations et aller au fond des choses vers ce qui est commun entre elles. Quoi qu’on puisse dire, les deux civilisations sont issues de deux grandes religions monothéistes qui sont les deux branches d’un même arbre, celui du Patriarche Abraham dont elles se réclament. Comme le dit si bien l’Emir Abdelkader, elles sont issues d’un même père, même si elles n’ont pas la même mère.

Colloque international sur La civilisation musulmane en Andalousie (6 è s.H – 12è s. ap. J. C.) - Le siècle d’Ibn Rochd –

Dr. Bouamrane Chikh*

Introduction

Le présent colloque est la suite logique du colloque de 2003 qui avait pour titre : « Conditions pour un dialogue fécond entre les cultures et les civilisations ». Il s’agissait alors de répondre à la théorie fumeuse du choc des civilisations, mise en avant, il y a quelques années, par deux universitaires américains, soucieux de justifier la politique d’une grande puissance pour dominer le reste du monde, lequel possède pourtant des civilisations anciennes et enracinées. S’il est vrai qu’il y a eu, de temps à autre, des conflits entre tel et tel pays, il y a eu fréquemment des relations culturelles, économiques et politiques entre des peuples différents.

Si l’on jette un coup d’œil rapide sur l’histoire des civilisations, on constate très souvent qu’elles se sont interpénétrées, échangeant des produits, des idées, des ouvrages, des coutumes et des usages. Le

*. Président du Haut Conseil Islamique. 40 conflit permanent entre elles est une vue de l’esprit que la réalité ne confirme pas. Les rapports entre l’Europe et l’Orient, par exemple, confirment des emprunts et des influences entre leurs peuples, sans occulter pour autant les différences qui distinguent l’Irak au 10è siècle et la civilisation andalouse au 12ème siècle.

Cette année, nous avons choisi de traiter justement de l’Andalousie au 12è siècle. A cette époque, l’Espagne musulmane a transmis à l’Occident la culture et les découvertes venues de Baghdad ou nées sur son territoire. Cordoue et les cités andalouses ont connu une culture brillante qui rappelle la grande période abbasside.

I-La société andalouse.

Elle se caractérise par le mélange des habitants, à la suite de mariages mixtes, surtout entre musulmans et chrétiens. Ils se rencontrent naturellement dans la vie de tous les jours, à tel point que l’historien H. Pérès remarque, à ce propos, que cette société est « une conjonction heureuse de sémites et d’aryens » (A. Clot, L’Espagne musulmane, p. 241). Les gens peuvent communiquer entre eux facilement, parce qu’ils ont une langue commune, la langue arabe suffisamment répandue à travers l’Andalousie. Elle est parlée par les musulmans, les mozarabes et les juifs arabisés. Ces deux derniers s’expriment également dans leurs langues maternelles, le latin, le castillan et l’hébreu. Les religions différentes sont respectées du fait que les gens du Livre, chrétiens et juifs, peuvent pratiquer librement leur culte sans immixtion de l’Etat islamique qui les protège. Les trois religions qui coexistent en Espagne ont des traits communs et des différences connues. L’Islâm se considère, en effet, comme le continuateur des religions qui l’ont précédé. La vie sociale rapproche les uns des autres et facilite les relations entre eux. Les non musulmans sont également fonctionnaires de l’Etat ou conseillers. D’autres exercent des professions qui permettent les rencontres quotidiennes entre commerçants, agriculteurs, médecins… Tous participent à une civilisation commune, dans le respect mutuel des croyances. Les convertis à l’Islâm servent naturellement de trait d’union. Les uns et les autres contribuent à la culture arabe par leur savoir, soit par la connaissance directe, soit grâce à la traduction des œuvres écrites.

II- Le mouvement de traduction. 41

La traduction se fait à partir de l’arabe, soit directement vers le latin, soit en passant par l’hébreu ou le castillan. Ce mouvement avait commencé depuis le 9è et le 10è siècles, mais c’est surtout au 12è s. qu’il a pris une ampleur considérable, malgré les troubles ou les conflits qui existaient ici ou là. Cordoue, Séville, Grenade, Saragosse sont les principales citées où la traduction s’est développée d’une façon particulière. A Tolède, des savants connaissent plusieurs langues, notamment l’arabe, l’hébreu, le latin et le castillan. Ils sont soit Espagnols, musulmans, chrétiens et juifs arabisés, soit des étrangers venus d’Angleterre, de France, d’Italie ou d’ailleurs, pour se pénétrer de la culture arabe et la faire connaître à leur pays d’origine. On peut mentionner les traducteurs travaillant à Tolède comme Gérard de Crémone, Michel Scott, Adélard de Barth et bien d’autres à Cordoue, Grenade, Saragosse, Séville…

Les œuvres traduites sont les textes arabes parvenus de Baghdad et de l’Orient et portant, soit sur la philosophie et les sciences étrangères, soit sur les sciences proprement arabes, en relation avec d’autres pays comme la Grèce, l’Inde ou la Perse. En Andalousie, les savants et hommes de lettres du 12è siècle occupent tout naturellement une grande place en philosophie, littérature, médecine et sciences exactes. L’historien Juan Vernet considère cette époque comme « la plus grande splendeur de la science espagnole » (Ce que la Culture doit aux Arabes d’Espagne, édit. Sindbad, Paris, 1985, p. 256). Les textes traduits portent sur la philosophie d’Aristote et principalement Les catégories, La Métaphysique et d’autres traités. Il faut y ajouter les commentaires d’Ibn Rochd. D’autres textes concernent l’astronomie de Ptolémée (L’Almageste), L’arithmétique de Khawârizmî, Les éléments de géométrie d’Euclide, le traité médical d’Ibn Zohr (Taysîr), les textes de Fârâbî, Ibn Sînâ, de Ghazâlî…

III- La philosophie : Ibn Rochd et Maïmonide.

1- Ibn Rochd (ou Averroès : 1126-1198) est le plus illustre des philosophes de l’Espagne musulmane. Il descend d’une famille réputée pour son savoir et les charges importantes qu’elle occupe dans l’Etat. Son grand-père a été magistrat à Cordoue et son père également. Magistrat malikite à son tour, Ibn Rochd maîtrise tout le savoir de l’époque : droit, kalâm, exégèse coranique, traditions du Prophète (qsssl), médecine,

42 sciences naturelles, mathématiques… Sur les conseils d’Ibn Tufayl, il accepte de commenter les œuvres d’Aristote et devient le médecin du souverain almohade, AboûYaqoûb Yoûssouf qu’il suit à Marrakech. Les docteurs malikites de l’époque s’opposent à ses idées et intriguent contre lui. L’Emir l’exile un temps près de Cordoue.

C’est ce qu’on appelle son « épreuve » (nakba), puis il reprend sa place à la Cour jusqu’à sa mort, à Marrakech. Des auteurs tardifs prennent prétexte de cette défaveur provisoire pour accuser l’Islâm d’hostilité à la philosophie ! D’autres transforment Ibn Rochd en libre- penseur ! Ce sont là des contre-vérités manifestes.Son compatriote Maïmonide (1135-1204) se heurte à son tour aux rabbins de son temps, puis retrouve plus tard la faveur d’une partie de son public. Nul ne songe pourtant à traiter le judaïsme d’adversaire de la philosophie. Il faut raison garder et cesser de déformer les faits. Ibn Rochd et Maïmonide sont des penseurs fidèles à leur foi respective et sont justement considérés aujourd’hui comme des autorités éminentes.

Ibn Rochd s’exprime clairement sur cette question dans son court-traité, Fasl-al-maqâl (Traité décisif sur l’accord de la philosophie et de la religion). Il ramène les opinions des partisans et des adversaires à trois attitudes : « Un groupe blâme la philosophie; un autre groupe rejette la religion et un autre groupe concilie les deux ». Il estime déraisonnable de rejeter la philosophie, sous prétexte qu’elle est née chez les anciens, avant l’avènement de l’Islâm. Si leurs opinions exprimées sont justes, il convient de les accepter. Si, au contraire, elles sont fausses, il convient de les refuser. Le but poursuivi, c’est la recherche de la vérité, qu’il s’agisse de la philosophie ou de la loi religieuse : « Nous savons, nous musulmans, d’une façon certaine, que la démonstration rationnelle ne peut conduire à s’opposer aux données de la foi religieuse, parce que la vérité ne peut contredire la vérité ; au contraire, elle la conforte et la renforce »1.

Il admet volontiers les idées nouvelles, si elles sont vraies : « Il n’est pas convenable, dit-il, de refuser les idées des autres peuples, du seul fait qu’ils sont différents de nous

1. Fasl-al-maqâl, édit. SNED, Alger, 1978. 43 par la culture et les croyances. Il s’agit d’opérer un tri dans leurs idées pour admettre celles qui sont vraies et repousser celles qui sont fausses ». Partisan d’Aristote, il analyse bien son œuvre, à tel point qu’il est célèbre comme son grand commentateur. Mais il reste un penseur musulman, soucieux de s’ouvrir aux autres cultures qui nous enrichissent.

Les commentaires d’Aristote.

Lorsqu’on étudie la philosophie d’Aristote et son rayonnement dans le monde, il est difficile de séparer le nom du Stagirite de celui d’Ibn Rochd. On sait que les principaux traités de philosophie grecque ont été traduits en langue arabe à partir du 9è siècle ap. J.C. Dès cette époque, des philosophes musulmans, comme Al-Farâbî et Ibn Sînâ ont commenté des œuvres marquantes de Platon et d’Aristote. Mais aucun philosophe ne peut égaler Ibn Rochd. Il nous paraît utile de faire part ici de quelques observations à ce propos. On passera brièvement en revue les ouvrages commentés, la méthode suivie et l’apport personnel du commentateur.

Les ouvrages commentés par Ibn Rochd sont de trois sortes, selon leur développement : grands commentaires, commentaires moyens et abrégés.

-Les grands commentaires (tafsîr ou sharh) comprennent La Métaphysique, Les seconds Analytiques, Le Traité de l’âme, La physique, LeTraité du ciel et du monde.

- Les commentaires moyens (talkhîs) sont plus nombreux et comprennent La Métaphysique, La Rhétorique, Les Catégories, de l’Interprétation, Les premiers Analythiques, Les Seconds analytiques, Les Topiques, Les Réfutations des sophistes, La Poétique, Le Traité du ciel, De la génération et de la corruption, Les Météorologiques, Le Traité de l’âme, l’Ethique à Nicomaque, Du sens et de la sensation.

- Les abrégés (Jawâmî’) se rapportent à laMétaphysique, à La Logique, à La Physique et à L’histoire des animaux.

L’apport personnel. 44

Ibn Rochd connaît bien les travaux de ses devanciers et partage parfois leur point de vue. Ainsi il donne raison à Alexandre d’Aphrodise, lorsqu’il s’agit d’ordonner les 14 livres de La Métaphysique d’une manière plus systématique. Mais il ne se borne pas à le répéter ; il contrôle souvent ses affirmations ou les réfute. En général, il exprime nettement son accord ou son désaccord avec tel ou tel commentateur et justifie sa position. Tout en admirant Aristote comme un grand génie, Ibn Rochd ne retient pas tous les aspects de sa doctrine. S’il l’approuve, par exemple, d’avoir opéré une heureuse synthèse entre les philosophes grecs de la nature, d’une part, et la raison platonicienne, d’autre part, il admet qu’il est parfois obscur. Il lui arrive, en effet, d’hésiter sur le sens de tel texte et il l’avoue sans peine.

On oublie souvent qu’Ibn Rochd, philosophe et médecin, demeure un magistrat et un savant musulman et qu’à ce titre, ses idées diffèrent sensiblement de celles d’Aristote. En fait, il reconstruit le système aristotélicien et l’interprète d’une manière personnelle. Il considère, par exemple, que la Providence divine s’étend à tous les êtres. Citant des versets coraniques, il justifie le monothéisme ou la science de Dieu : « S’il existait d’autres divinités que Dieu, le ciel et la terre seraient corrompus ». - « Ne connaît-il pas ce qu’Il a créé, Lui qui est le subtil et Le bien informé ? ». Ce point de vue d’Ibn Rochd se retrouve dans son œuvre proprement islamique. Pour lui, la philosophie et la révélation s’accordent en définitive, même si la raison doit garder la primauté sur la foi, plus proche de la poésie et de la dialectique. Si les averroïstes latins ont cru faire d’Ibn Rochd un libre- penseur et l’ont interprété dans ce sens, c’est qu’ils ignoraient ses traités personnels, édités et connus beaucoup plus tard. Aujourd’hui, il est possible de retrouver le visage authentique du philosophe de Cordoue qui n’est pas seulement le commentateur d’Aristote. Mais c’est là un autre problème.

2- Maïmonide. - Contemporain d’Ibn Rochd, il partage largement son point de vue dans ses ouvrages. L’un de ses biographes les compare justement : « Averroès et Maïmonide, deux fils de Cordoue, sont les produits d’une même civilisation, d’une même société symbiotique, d’une culture qui avait atteint à l’époque, un très haut degré de raffinement et qui était à son apogée. Ce sont deux maîtres de la science juridique, deux

45 médecins et deux philosophes »1… Un autre biographe écrit : « Juif né en terre musulmane, Maïmonide appartient à l’univers socio-culturel et linguistique de l’Islâm, puisque son apprentissage philosophique, s’est fait en langue arabe, auprès de penseurs arabes et sur des terres gréco- arabes… » (M. Ruben-Hayoun, Maïmonide, prophète du dialogue des cultures, Le Figaro, 31 décembre 2004).

Son maître livre, Le guide des égarés prouve à quel point Maïmonide est pénétré de philosophie gréco-arabe et de judaïsme ouvert auquel il demeure attaché. Comme Ibn Rochd, il veut concilier philosophie et religion ; son influence, comme celle d’Ibn Rochd son aîné, marque profondément la pensée médiévale de l’Occident. Tous les deux ont cherché le dialogue entre trois cultures dans le respect mutuel de leurs traditions différentes. Ce livre a été écrit en langue arabe avec des caractères hébreux. Un savant turc l’a publié récemment, en rétablissant l’alphabet arabe. Il a été traduit et réédité souvent à Paris par Vrin et Verdier.

IV- Un grand médecin, Ibn Zohr (1101-1162).

Contemporain et ami d’Ibn Rochd, Aboû Marwân Abd-al- Malik, Ibn Zohr (Avenzoar) est le plus célèbre d’une famille de médecins de Séville. Né vers 487H/1101, il meurt en 557H/1162, après une carrière bien remplie, consacrée spécialement à son art. Il n’est ni philosophe ni encyclopédiste, comme son ami Ibn Rochd ou d’autres médecins illustres. Il est d’abord au service des Almoravides et lorsque cette dynastie perd le pouvoir, il devient médecin du premier souverain des Almohades, Abdelmoumin. Al- Taysîr est le traité médical le plus important d’Ibn Zohr. Il lui doit sa grande célébrité au et en Europe. Le titre complet est Kitâb al Taysîr fî-l-moudâwat wal-tadbîr (Le Livre de la simplification concernant la thérapeutique et la diététique). L’Occident l’a utilisé dans une traduction latine jusqu’au 18è siècle.

Ibn Zohr connaît les travaux de ses prédecesseurs grecs ou orientaux, mais il ne se contente pas de les reproduire. Quelques auteurs

1. H. Zafrani, Juifs d’Andalousie et du Maghreb, édit. Maisonneuve et Larose, Paris, 2002, p.88. 46 partisans, dont l’orientaliste E.Renan, ont affirmé gratuitement cette thèse partiale qui trouve encore des adeptesen Occident. En fait, Ibn Zohr opère la synthèse entre l’héritage qu’il reçoit et sa propre recherche. C’est ainsi que procèdent les savants à toutes les époques. Maître de son art, Ibn Zohr fait preuve d’indépendance et d’originalité. Son ouvrage se fonde autant sur ses lecteurs que sur ses observations personnelles ; il fait même plus confiance à l’expérience qu’aux traités antérieurs qu’il connaît bien. Il découvre plusieurs maladies et indique des opérations nouvelles ou des remèdes inconnus avant lui. Il consulte son entourage et ses malades. Souvent, il est amené à corriger les erreurs commises pas les anciens.

Il rapporte plusieurs anecdotes pour mieux illustrer les cas qu’il traite. Ainsi, il indique comment il avait soigné un vizir qui l’avait emprisonné et qui souffrait d’un panaris. Un autre malade avait bu l’eau polluée d‘une jarre ; Ibn Zohr l’a fait briser et y a découvert une grenouille. Il lui a expliqué alors que c’était là la cause de son mal. L’auteur a voulu mettre son traité à la portée du grand public comme des savants. Son style est sobre et précis. Il évite l’érudition et l’ornement littéraire. Sa langue est compréhensible encore aujourd’hui. Traduit en 1280 en hébreu, puis en latin, Al- Taysîr a été utilisé en Occident par la plupart des médecins et des Facultés. L’un de ses biographes remarque que le traducteur, ne trouvant pas le terme propre en latin, a transcrit purement et simplement le terme arabe, comme par exemple merî (al-mari) pour désigner l’œsophage ou doggar (al-dahîs) pour le panaris. Il restait à éditer le manuscrit qui existe à Oxford (Bodléïnne), à Paris (Bibliothèque nationale) et à Florence (Bibliothèque des Médicis). Il mérite d’être traduit* en langues étrangères vivantes pour le faire connaître et apprécier à sa juste mesure.

V-Choix de textes extraits d’études spécialisées.

« Ceux qui présentent Averroès comme le paladin de la raison ne rendent justice ni à sa vie ni à son œuvre. La relation entre la loi divine et la sagesse (ou philosophie) dont traitent son

* Une traduction en langue française vient d’être faite par le Dr Bouamrane Fadhila, médecin universitaire – Alger. 47

Traité décisif, son Incohérence de l’incohérence n’est pas une relation de subordination. Une étude sérieuse de ses écrits devrait conduire plutôt à approfondir encore la nature de ce rapport entre rationalité et révélation, à poser surtout la question de l’expression à lui donner dans la vie politique, de manière à sauvegarder la liberté tout en créant les conditions nécessaires au véritable bonheur humain. La question posée sera alors en même temps celle de la tolérance et, avant tout, d’un régime politique sain. Précisément, parce que cette question fut, sous ses deux aspects, cruellement négligée par le mouvement des Lumières, il serait aussi absurde qu’arbitraire de prétendre à titre posthume y enrôler Averroès »1.

« Dès que les traductions des œuvres philosophiques d’Averroès parvinrent en Europe, la question se pose de savoir dans quelle mesure les notions qu’elles véhiculaient- et qui étaient si différentes de celles que l’on considérait comme du pur Aristote- étaient conciliables avec les vérités de la foi. Pendant tout le XIIIè siècle, philosophes et théologiens occidentaux se livrèrent à la lourde tâche de tenter de répondre à cette question qui provoqua de longues controverses entre intellectuels de toute l’Europe. Tour à tour louée et condamnée par les averroïstes et leurs adversaires avec, au premier plan, saint Thomas (d’Aquin), Albert le Grand et Siger de Brabant, l’Ecole d’Oxford avec Roger Bacon, Robert Grossetête et Guillaume d’Ockham, la pensée d’Aristote véhiculée et commentée par Averroès demeura au centre des préoccupations philosophiques et religieuses pendant les années au cours desquelles se forma la pensée européenne »2.

« Voici un livre qui vient à son heure. Et pourtant l’histoire d’Al-Andalus, c’est-à-dire de l’Espagne musulmane, n’est-elle pas une vieille histoire, commencée il y a plus de treize siècles, close depuis plus de cinq cents ans ? Mais cette histoire, comment ne pas y chercher aujourd’hui des signes pour notre histoire, celle du temps présent ? Comment ne pas y voir à la fois un modèle et un

1. Charles Butterworth, extrait de Averroès l’Andalou, un croyant rationaliste, dossier spécial de la revue Quantara, édit. de l’Institut du Monde Arabe (IMA), Paris, n°18, été 1998, p.31. 2. A. Clot, L’Espagne musulmane, édit.Perrin, Paris, 1999, p. 27. 48 avertissement ? Maria Rosa Ménocal nous invite sans hésitation, sans réticence, avec passion, avec une admiration pour le passé et un sentiment d’urgence au regard du présent… Elle nous peint une société où cohabitent Arabes, Berbères et Ibères, musulmans, juifs et chrétiens, où le ministre d’un émir peut être juif et son général en chef chrétien. Une civilisation brillante… Des langues et des fois qui se mêlent et s’acceptent, des poèmes arabes qui s’achèvent en citations de poèmes romans … »1. De la présence de la civilisation arabo-islamique en Andalousie au 12e siècle à la controverse contemporaine sur les effets de cette présence et à l'alliance des civilisations Occident et Orient.

Dr. Pierre BIDART*

La présence et la densité de la marque de la civilisation arabo- islamique en Andalousie- (Al-andalus, c'est-à-dire l'Espagne musulmane) - au 12e siècle sont attestées entre autres traces par un ensemble d'édifices, certains presque mythiques, dont l'architecture éblouit, depuis 8 siècles, les cohortes de visiteurs des lieux : que serait l'Andalousie et l'Espagne sans la Grande Mosquée de Cordoue, la Giralda de Séville et l'Alhambra de Grenade ?

Cette présence fut si manifeste et dense culturellement qu'elle a profondément façonné aussi bien les strates savantes que les aspects ordinaires de la vie et de la culture espagnoles, y compris le domaine linguistique. Volontairement ignorée pendant des siècles à cause d'un catholicisme arrogant et souvent répressif (voir le rôle de l'Inquisition), cette présence arabe a été au XXe siècle l'objet d'une vive controverse sur la nature des racines de l'identité espagnole, notamment à travers les écrits d'un America Castro, engagé dans la défense et la célébration de cette présence, et d'un Claudio Sanchez-Albornoz, entre autres, porté, lui, à

1. Maria Rosa Menocal, L’Andalousie arabe, édit. Autrement, Paris, 2003, p.5. (Extrait de la préface par Michel Zinc). *. Directeur de l'Ecole doctorale des sciences humaines et sociales à l'Université de Bordeaux 2.

49 minimiser fortement la nature et les effets de cette présence. C'est à la fin de ce XXe siècle que les autorités publiques et intellectuelles espagnoles ont reconnu la contribution majeure de cette civilisation arabo-islamique à l'histoire de l'Espagne. Et l'initiative récente de l'Espagne de promouvoir l'alliance des civilisations entre l'Orient et l'Occident constitue un signal de portée diplomatique, mais aussi une action de haute portée culturelle dont nous verrons plus loin les effets attendus.

N'étant pas historien, mais anthropologue, mon propos sera construit à partir de travaux élaborés par les historiens professionnels dont je ferai une lecture anthropologique avant de procéder à une exégèse plus personnelle des débats suscités par cette présence.

Il faudrait de nombreuses pages pour rappeler la nature et l'ampleur de l'héritage dans le domaine des sciences et des techniques (hydraulique agricole appliquée sur le littoral de l'Andalousie et du Levant de même que dans la Vallée de l'Ebre), acclimatation de l'oranger et du cotonnier, introduction du riz, de la canne à sucre et du mûrier, formation d'un artisanat urbain autour du travail des cuirs, des métaux, des meubles, des faïences et des tissus de soie, autant d'activités ayant fondé la prospérité de l'Espagne musulmane.

On doit ajouter également que le règne des Omeyyades permit au judaïsme espagnol de vivre son apogée durant cette période. Ce judaïsme espagnol était resté lié, jusqu'au début du Xe siècle, aux grandes écoles de Babylone; c'est sous l'influence de la civilisation arabe qu'il va connaître un enrichissement considérable et un renouvellement de ses modalités d'expression. Il en sera ainsi notamment sur le plan du développement de la langue hébraïque et de la science grammaticale et lexicographique, grâce aux traductions de traités de langue arabe.

Esprit d'une civilisation et construction d'un héritage culturel.

Les contacts entre cultures peuvent s'organiser selon les modalités les plus diverses, par acculturation, par substitution par syncrétisme, affectant les façons d'être et de faire, principalement sur le large front des pratiques élitaires et des pratiques savantes. C'est plus tardivement que certaines marques de la présence arabo-musulmane seront appropriées, véhiculées et interprétées, comme on le verra plus loin, dans les expressions culturelles populaires comme des symboles représentatifs de ce que la postérité 50 religieuse catholique transformera en conflit religieux catholico-musulman. Processus complexe et lent que cette mobilité à la fois inter-culturelle et sociale de modèles techniques, scientifiques et culturels dans un sens unique - c'est-à-dire de l'arabo-islamique vers l'hispanique-, due à une culture agissant comme une puissance à la fois séduisante par son raffinement et sa densité expressive, allant jusqu'à structurer les conditions de production de la vie sociale et culturelle. Le langage religieux dans ses trois formulations (islamique, catholique et juive) sera le principe filtrant et dominant, déterminant en cela fortement les conditions de production et de diffusion de nouveaux modes de vie.

C'est ainsi par exemple que les chrétiens du Nord de l'Espagne adoptent l'usage des orchestres de musiciennes-chanteuses, tel que le rapporte le Cordouan Ibn al-Kinani, à l'occasion de ses voyages au Nord de la Péninsule1. D'autres coutumes arabo-musulmanes vont se diffuser au cours des siècles suivants comme les tenues vestimentaires à la mode arabe, ou les pratiques alimentaires inspirées par la cuisine arabe.. Le jeu d'échecs, introduit à Cordoue au XIe siècle par le musicien oriental Ziryab, connaîtra un grand succès dans Al-Andalus, auprès des Espagnols musulmans et chrétiens, jusqu'à devenir le passe-temps favori des Castillans, toutes conditions sociales confondues (chevaliers et dames de la cour, moines et soldats, nobles et paysans). Il en sera de même pour les joutes de chevaleries pratiquées sur les places publiques, ou encore les jeux de cannes, jeux équestres au cours des quels deux groupes de cavaliers se mesuraient en lançant de longues cannes pointues. La manière de monter à cheval sera affectée singulièrement par les usages des conquérants : ainsi les cavaliers andalous chevauchaient leur monture à la zénète, c'est-à-dire avec des étriers courts, la jambe située en arrière, à la manière des Berbères zénètes. Les soins du corps, pratiques consubstantielles de la religion musulmane, exercés en particulier dans cet espace si marqué culturellement qu'est le hammâm, ne manquèrent pas d'être imités dans les cités andalouses, puis en Espagne, par l'intermédiaire des bains publics qui connurent une grande vogue, aussi bien chez les Chrétiens et les Juifs que les Mudejares. A partir du XIVe siècle, l’usage du hammâm s'effaça, car on voyait dans la fréquentation de ce type d'endroit une cause de mollesse et d'effémination.

1. Voir à ce propos, H. Pérès, La poésie andalouse en arabe classique au XIe siècle, 2e tomes, Paris, 1953, pp. 386-387.

51

Au niveau linguistique, les marques des échanges et des emprunts sont légion. D'abord les conquérants musulmans se trouvèrent dans la nécessité d'appendre la langue romane, issue de l'idiome latino-ibérique. Les historiens rapportent que la jeunesse chrétienne du XIe siècle manifesta une désaffection à l'égard de la langue latine et la culture religieuse traditionnelle, leur préférant la langue et la littérature arabes . Les bilingues se trouvaient du côté des Musulmans d'Espagne comme du côté des Chrétiens et des Juifs dont certains servaient d'interprètes auprès des institutions officielles musulmanes. Si l'on devait évaluer les différents emprunts lexiques à la langue opérés par la langue romane, on peut, brièvement, les remarquer en particulier dans certains vocabulaires spécialisés; comme celui de l'irrigation (acequia, algibe, noria, alberca, azuda, alcantariIIa), celui des institutions (alcala, alcalde, alguacil), ou encore celui de l'alimentation (azucar, naranja, limon, albaricoque, alcachofa, arroz).

Enfin, le rôle immense et précieux de la civilisation arabo- musulmane n'a-t-il pas été de rendre possible, via l'Andalousie, la transmission de la science hellénistique et de la philosophie grecque à l'Occident chrétien ! Le travail de traduction d'ouvrages arabes parmi les plus réputés, en castillan, puis en latin mené, à partir de Tolède, au milieu du XIIe siècle, grâce au travail d'un groupe de clercs sous la conduite de l'archevêque Raymond (Grand Chancelier de Castille de 1I24 à 1I51) restera dans l'histoire comme un fait culturel sans précédent. Les ouvrages traduits relevaient de l'astronomie, de médecine, de physique, d'histoire naturelle et de philosophie. Ainsi furent diffusés dans l'Europe médiévale les travaux d’Aristote, de Galien et d'Hippocrate commentés par des esprits aussi éminents qu'Avicenne et Averroès1.

Le jugement des experts du XXe siècle ou les éléments d'une controverse.

1. Pour une introduction passionnante à l'ensemble de ces points, voir les Actes d'un conoque international tenu à Strasbourg (1994) : 1492 : l'héritage culturel arabe en Europe, sous la direction de Michel Barbot (Groupe d'Etudes orientales, slaves et néo-helléniques).

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La conscience historique espagnole a été toujours travaillée par la question de la présence arabo-islamique en Espagne, comme d'ailleurs par la question de la présence juive, donnant lieu à des affrontements très souvent violents. En effet la co-existence du judaïsme de l'islamisme et du catholicisme, pacifique durant de nombreux siècle, deviendra à partir du début du XVIe siècle, difficile, conflictuelle, suscitant une véritable mythologisation de caractères raciaux: avec la théorie de la limpieza de sangre -la pureté du sang - (par rapport aux origines mauresque et juive) et le Tribunal de l'Inquisition, les conditions étaient réunies pour transformer le définition de la personnalité espagnole en objet de crispation culturelle et politique. C'est que derrière ces interrogations se dessine le thème de l'identité espagnole, sujet hautement délicat, qui reçu des traitements bien particuliers, selon les périodes historiques.

Cela va du silence, qui a régné durant plusieurs siècles, au XXe siècle où les voix d'un Maeztu ou d'un Sanchez-Albornoz, animés de considérations nationalistes, ont œuvré pour disqualifier la contribution de la civilisation arabo-islamique, préférant conforter la représentation d'une Espagne substantiellement catholique, à la période contemporaine où cet héritage est reconnu et célébré.

L'historien Americo Castro, auteur du Espana en su historia (BuenosAires, 1948) et de La realidad historica de Espana. Juicios y comentarios (Mexico, 1957) va entreprendre de définir le profil de l'homme espagnol, en commençant par une enquête linguistique, pour terminer l'approche par une approche fondamentalement historique. Bien que né au Brésil, ses origines familiales le rattachaient à Grenade. Dans son premier ouvrage sur El Pensamiento de Cervantes, Castro avait mis en évidence l'humanisme latent dans la pensée de cet auteur, à travers la confrontation et le dialogue entre les traditions herméneutiques, scientifiques, littéraires et religieuses, juives, chrétiennes et musulmanes. D'autres auteurs, ceux-là mêmes que l'on retrouve dans la démarche dépréciative à l'égard de la présence arabo-islamique en Espagne, Unamuno, Ortega et Maeztu développeront un point de vue sévère sur Cervantes, en le considérant comme un auteur sans génie et ignorant, porte -parole de valeurs anti-héroïques et décadentes. Dans les deux ouvrages cités plus haut, Castro va insister de manière répétée sur cette réalité qui lui apparaît comme une évidence incontournable : la centralité des cultures arabe et juive dans les langues, dans l'histoire littéraire et 53 philosophique de la péninsule, et de manière plus générale, dans les modes de vie. Il souligne en même temps le croisement des influences, les emboîtements de même que les conflits entre juifs, musulmans et chrétiens, tout au long de l'histoire médiévale espagnole, et leur résonance dans l'imaginaire contemporain. Cette vision de l'histoire de l'Espagne s'oppose à une autre représentation de l'Espagne fabriquée par un autre courant idéologique pour lequel l'Espagne fut culturellement et ethniquement pure de sans arabe et juif, originellement romane et gothique, pour être ensuite éternellement catholique et apostolique1. La conclusion qu'il tire de cette co-existence de trois religions sera ainsi formulée : « ce qu'il y a de plus original et de plus universel dans le génie hispanique prend son origine dans une disposition de vie qui s'est organisée durant les siècles de co-existence christiano-islamico- judaïque »2.

Une thèse adverse sera développée par un autre éminent historien, Claudio Sanchez-Albornoz, d'inspiration idéologique nationaliste, dont les écrits insistent surtout sur la primauté du substrat hispanique à l'intérieur du processus de sédimentation opéré par les différentes occupations étrangères. Il s'agit pour lui de mettre l'accent sur l'idée d'une continuité entre l'Espagne romaine, puis l'Espagne wisigothique, et l'action arabo-islamique sur le territoire ibérique. « L'influence arabe sur la culture et les mœurs dut être insignifiante pendant des décennies dans une Espagne de race, de vie et de culture occidentales », écrit-il dans son ouvrage Espanoles ante la Historia (1958). Cette insistance à minimiser les contacts entre les strates des civilisations vise à construire la fiction d'une culture hispanique pure, non affectée par la présence arabo- islamique. Sanchez-Albornos, comme nous l'avons vu, n'était pas seul à partager ce point de vue qui sera développé, notamment au sein au sein de la sensibilité phalangiste, mais aussi par des auteurs aussi réputés qu'Unamuno, Menendez Pelayo et Ortega y Gasset: le

1. Voir à ce propos Americo Castro y la revision de la memoria. El islam en Espana, Varios autores .Coordinador: Eduardo Subirats, Ediciones libertarias, Madrid, 2003, pages Il et suivantes. Oeuvres complètes, Santand.er, 1947, CSIC, vol. 36, p.462. 2. Cité par Rachel Arié, Contacts de civilisation et échanges culturels entre l'Espagne musulmane et l'Espagne chrétienne, dans Actes du colloque international de Strasbourg déjà cité, pp.7-20, p. 7. 54 premier considérant que la civilisation arabique constitua «la pire calamité que nous ayions endurée»1, le second observant que qu' « une grande part de ce que l'on nomme civilisation arabique est culture espagnole »2, le troisième exaltant « la puissance nationalisatrice» d'une Castille chrétienne et guerrière: « L'Espagne est une chose faite par la Castille et seules des têtes castillanes ont des organes adéquats pour percevoir le grand problème de l'Espagne intégrale »3. Le divorce entre les deux thèses sur la portée de la présence arabo-islamique en Espagne est donc manifeste et profond; il traverse l'essentiel de la pensée historique et philosophique espagnole du XXe siècle jusqu'à être remis en question en ce début de troisième millénaire.

L'alliance entre le passé et le présent

Dans un texte de forte densité littéraire et culturelle paru dans Le Temps stratégique4, l'écrivain espagnol Juan Goytisolo relevait le constat historique suivant :

« Pendant des siècles et des siècles, l'Espagne des Chrétiens, des Arabes et des Juifs, a développé une des cultures les plus brillantes que le monde ait connu. Puis les Chrétiens, ayant pris seuls le pouvoir, chassèrent de la Péninsule, sous prétexte d'assurer la pureté de leur sang et leur religion, les Juifs puis les Arabes, appauvrissant ainsi leur propre culture, jusqu'à la rendre quasiment exsangue…. Il y a pour chacun, quelques leçons à prendre de ce drame historique ». C'est une de ces leçons que le Gouvernement espagnol actuel a voulu retenir en lançant le projet d'une alliance des civilisations occidentale et arabo-musulmane, dont le sens, d'après les termes mêmes de M. Zapatero, est de prendre à rebours la théorie de Samuel Huntington sur «le choc des civilisations» à laquelle il affirme préférer« la formulation d'Edward Said qui parlait du « choc des ignorances» »5. Selon le chef du Gouvernement espagnol, « l'appel

1. M. de Unamuno, El porvenir de Espana y los espanoles, Madrid, Espasa Calpe Ed., 1973, p.2I. 2.M. Menendez Pelayo, Historia de los heterodoxos espanoles, oeuvres complètes, Santand.er, 1947, CSIC, vol. 36, p.462. 3.J. Ortega y Gasset, Espana invertebrada, Madrid, Revista de Occidente, Allianza editorial, a : 983, p.39. 4. Le Temps stratégique, n° 17, Genève, 1998. 5.Communiqué de presse (entretien avec le Président J.L. Zapatero) du 3/11/2005 publié par Euromedbarcelona. 55 espagnol à une alliance des Civilisations a été magnifiquement accueilli aussi bien au sein des Nations Unies que dans la grande majorité de ses Etats membres. L'initiative, en tant que projet d'avenir, a gagné en importance. Nous ne saurions parler d'une proposition exclusivement espagnole mais aussi de l'ONU, dont la première phase a été confiée au secrétaire général Kofi Annan. La proposition a été acceptée par le Sommet Ibéro-américain et accueillie avec enthousiasme par la Ligue Arabe. Nous espérons que le groupe de haut niveau suggéré par l'Espagne et accepté par Annan pourra se réunir prochainement. L'objectif du groupe sera d'étudier les facteurs à l’origine de la fracture entre le monde occidental et le monde arabe et islamique et de proposer des mesures dans deux domaines fondamentaux : la sécurité et les relations internationales, et la culture et l'éducation.

La connexion avec la Méditerranée est évidente, car il s'agit d'un domaine qui favorise le rapprochement entre les peuples riverains. Pourtant, faute d'une action décidée entre tous, cette mer pourrait devenir une barrière infranchissable. Je crois que la Méditerranée incarne plus que toute autre zone du monde les risques d'un conflit de civilisations, ainsi que les énormes potentialités d'une alliance. Il nous appartient de décider si nous voulons, pour l'avenir, une mer qui nous rassemble ou une mer qui nous sépare ». Le souvenir tragique de l'attentat du Il mars 2004 est bien présent dans l'esprit du Chef du Gouvernement espagnol qui, néanmoins, au lieu de se raidir et refusant tout amalgame entre la référence arabe et le terrorisme, engage des initiatives inédites et de haute portée politique, culturelle et scientifique, pour illustrer les modalités de construction de cette alliance de civilisations. Initiatives évoquées ainsi par le Journal Le Matin du et du Maghreb (7/07/06) : « L'Espagne, le pays occidental le plus marqué par la civilisation arabe a décidé solennellement de rouvrir les annales de son passé arabe et de reconstruire les ponts avec le monde musulman, démolis à la chute de Grenade en 1492, en signant l'acte de naissance de la (Maison arabe » et de l'Institut International des études du monde musulman ». Et le journal d'ajouter : « Née de la collaboration entre différentes institutions locales et régionales et le ministère espagnol des Affaires Etrangères, la « Casa Arabe » sera édifiée à Madrid, une ville dont le nom même (Magerit, Mères des Eaux

56 en arabe) évoque une empreinte arabe indélébile ». Présent à l'inauguration et admiratif pour le projet, le Chef de la Ligue arabe fait part de son émotion : « Des noms comme Madrid, Grenade et Cordoba évoquent, certes, chez nous, nostalgie mais aussi un stimulant pour resserrer les liens avec l'Espagne ... chérie par les Arabes ». Doté d'un budget annuel de 10 millions d'euros, couvert par les mairies de Madrid et de Cordoba, les régions autonomes d'Andalousie et de Madrid et le gouvernement central, la Maison arabe est chargée de définir une programmation scientifique, économique et culturelle avec les pays arabes et de déterminer des projets de recherche communs. Quant à « l'Institut International des études arabes et du monde musulman » créé à Cordoba, il est conçu comme un centre de recherche scientifique et culturelle, au sein duquel seront développées les échanges de connaissances et d'expériences et sa mission consistera à faire connaître au sein de la société espagnole la réalité des sociétés arabes et leur diversité, tout en diffusant dans ces pays la production scientifique, technique, commerciale et culturelle de l'Espagne moderne. Enfin, le chef de la diplomatie espagnole consacre la portée du projet par ces mots d'éloge qui établissent en même temps une suture symbolique entre le passé et le présent : « L'Andalousie, Al-Andalus, constitue une réalité et une référence dans notre imaginaire. L'Andalousie dispose de la capacité de projeter ses potentialités de futur vers les pays arabes ».

A côté des discours et des initiatives politiques par « le haut», la société «d'en-bas» s'efforce d'instituer en même temps un rapport nouveau au contemporain, en réexaminant certaines pratiques culturelles, essentiellement festives, qui mettaient en scène les relations conflictuelles entre le monde musulman et le monde chrétien sur le plan de l'imaginaire historique. Dans le sillage de l'alliance de civilisations, mais aussi à la suite de l'affaire des caricatures danoises, de nombreux villages de Catalogne ont décidé de mettre un terme à la tradition de la fête carnavalesque des Maures et des Chrétiens qui se concluaient par l'explosion à coups de pétard d'un Mahomet de carton. En effet, ces fêtes qui ont lieu dans la région de Valence commémorent, sur le mode carnavalesque, c'est-à-dire avec des figurants costumés et des géants de carton-pâte, la Reconquête catholique sur les Arabo-musulmans. Ce type de pratiques festives montrent, s'il en était besoin, la puissance des traces des temps anciens sur l'imaginaire populaire et le sens du langage carnavalesque comme vecteur de la dérision. Ce que

57 d'aucun pourraient considérer comme une auto-censure ou une édulcoration de l'esprit festif populaire correspond en réalité à l'émergence d'une sensibilité nouvelle fondée sur la conscience des enjeux contemporains notamment la mondialisation du regard et la vision plus respectueuse de l'altérité Ainsi, le passé peut venir se loger sereinement dans le présent, pour les besoins de ce présent, sans que cette présence soit perçue comme une hérésie ou comme un archaïsme encombrant. Ce sont les premiers pas de cette alliance des civilisations.

Une grande manifestation sprirituellle en Andalousie au cours du XIIe sciècle

Pr. Cherif Abderrahman Jah*

Lorsque nous parlons d’al-Andalus, nous nous référons évidemment à l’étape la plus féconde, sur le plan culturel et spirituel, que connut au cours de son histoire la Péninsule Ibérique (aujourd’hui Portugal et Espagne).

Etape pendant laquelle, du VIIIe au XVe siècle (après J.C.), l’Islâm s’est consolidé et a fleuri grâce à un grand nombre d’hommes et de femmes andalous célèbres qui surent imprimer à leurs vies les valeurs islamiques les plus profondes, comme celles de se consacrer à la recherche de la voie menant au Dieu unique, tout en encourageant le dialogue avec d’autres cultures et d’autres formes de pensée, se trouvant proches d’eux dans leur environnement géographique, et faisant leur la prémisse coranique : « Il n’existe pas de coercition en matière de foi » (Coran, 2, 256).

C’est ainsi que al-Andalus est devenu le maillon fort de la chaîne de transmission du savoir islamique et oriental à destination de

* Président de la Fondation de Culture Islamique, Madrid. 58 l’Occident. Maillon sans lequel l’apogée scientifique de la Renaissance européenne n’aurait pas été possible.

Au cours de l’étape qui nous occupe, le XIIe siècle, al-Andalus a connu de nombreuses vicissitudes, avec des avancées importantes de la reconquête chrétienne sur les terres hispano musulmanes.

Ce furent des temps de controverses entre les musulmans eux- mêmes, du fait de leur préoccupation face à la percée des Chrétiens et l’installation dans la Péninsule des dynasties maghrébines, almoravides et almohades, en provenance de Marrakech et du Sud du Maroc actuel. Ces dynasties arrivèrent tout d’abord pour aider leurs frères andalous, mais décidèrent ensuite de se fixer en al-Andalus, pratiquant un islâm orthodoxe, car ils considéraient que les souverains andalous vivaient dans une grande dissipation, politique et personnelle.

Néanmoins, l’application rigide, à la lettre, de la loi coranique, l’effervescence créée par tous ces avatars politiques et, en particulier, l’énorme division et l’inimitié existant entre les chefs musulmans, plongèrent la population de l’al-Andalus dans une grande confusion et incertitude que ne purent apaiser certaines réussites économiques et culturelles obtenues à l’époque.

En réaction à cette crise politico-sociale et religieuse au sein d’une société musulmane divisée et antagonique, on vit surgir en terres ibériques un mouvement mystique se fondant au niveau spirituel sur l’Islâm le plus pur : le soufisme. La raison d’être de ce mouvement se trouvait dans les écrits du Coran, base et pilier de sa doctrine, et dans les traditions prophétiques, suivant les enseignements et l’exemple du Prophète de l’Islam (qsssl), l’Homme Parfait (al-insân al-kâmil), d’où provient la Chaîne mystique.

Or il n’existe de soufisme hors de la Sunna et le Coran, et le soufisme contient l’essence même de l’Islâm. Les principaux paradigmes des mystiques furent les versets du Coran comme celui qui affirme:

« De Dieu est l’Est et l’Ouest; et là où vous vous tournerez, vous trouverez la face de Dieu ». (Coran, 2, 115).

59

Ou les maximes du Prophète de l’Islâm:

«Celui qui se connaît lui-même connaît son Seigneur ».

Ces hommes et ces femmes du soufisme ont souhaité se dénommer ahl al-haqq (Gens de la Vérité), entendu comme étant le contenu du message coranique et prophétique islamique dont le coeur de la doctrine fut l’amour divin, la lumière, le savoir, la sincérité, l’équilibre avec ce qui nous entoure et la paix qui implique l’exercice de tout ce qui précède. Message encore susceptible d’être appliqué de nos jours, au milieu des convulsions et des confusions que nous vivons, si nous mettons en pratique la méthode appropriée. Car il s’agit là d’une vérité universelle, immuable, qui ne connaît ni frontières ni particularités culturelles.

Ceci dit, il est certain, que le soufisme est, de par sa nature, une énigme que seul très peu de personnes ont pu déchiffrer au fil de l’Histoire. Une grandeur que l’on ne peut cependant acquérir à travers les livres. Le soufisme est un océan de sagesse, comme le reflètent les textes spécialisés, où se perdent les limites imposées par la raison ou par les rituels. Pour cela, l’analyse du soufisme d’une perspective purement intellectuelle, a parfois contribué à dénaturer et à banaliser sa signification.

Il existe, par ailleurs, beaucoup de confusion, et une grande dose de manipulation, qui tend à associer le soufisme, ou la mystique musulmane, avec une hérésie ou un mouvement sectaire.

Nous pouvons donc extraire des exemples pour notre société actuelle, de l’expérience des mystiques musulmans au long de l’Histoire, mais prétendre les imiter sans plus, n’est pas donné à tout le monde. Les soufis ont été rares et précieux en toute époque.

Tout au long de l’histoire de l’Islâm, aux moments les plus critiques de divisons, dues aux conflits idéologiques, dogmatiques, politiques ou sociaux, avec les dérives dangereuses vers le fanatisme, ont surgi ces courants spirituels soufis qui ont permis de rétablir l’équilibre de toute une époque. Equilibre qui imprègne, grâce à ce souffle mystique, la vie en général, en opposition avec le radicalisme inculte, dont l’origine et la folie n’a rien à voir avec l’Islâm. 60

Il se trouve que cette sagesse islamique, se manifestant dans le monde spirituel soufi, peut se révéler d’une grande nécessité pour notre époque actuelle. Epoque où, comme disait Einstein, il est plus facile de désintégrer l’atome qu’un préjugé. Une époque où nous n’avons pas été capables de trouver l’équilibre dans la relation entre les différents peuples, sociétés, ethnies et idéologies.

Dès les premiers temps de l’arrivée de l’Islam à la Péninsule Ibérique, la spiritualité soufie est connue dans l’Andalousie. En effet, un certain nombre d’hommes saints, contemporains du Prophète de l’Islâm, ont accompagné les contingents arabes. Ils enseignaient le message coranique aux peuples hispaniques intéressés, respectant ainsi ce que stipule le verset coranique: « Guide sur le Chemin de Dieu, par la parole sage et la prédication douce ».

Pour autant ce n’est qu’au XIIè siècle, sous le règne des Almoravides et des Almohades, qu’apparaissent avec force une série de groupes soufis dont la première manifestation se trouve dans la ville d’Almeria avec des maîtres de la taille de Abû-l-Abbas Ahmed ibn Al-Arif al-Sinhagi (1088-1141) qui avait suivi la doctrine du maître soufi oriental, Al-Ghazâli.

A l’époque, Almeria était le centre du soufisme ésotérique d’Al-Andalus; c’est là qu’eut lieu la plus grande protestation collective contre la condamnation théologique et la destruction par le feu des livres de l’éminent mystique et théologien, Al-Ghazâli, sous le gouvernement de l’Almoravide Ibn Tashfin.

Rapidement, les enseignements de Ibn Al-Arîf se propagèrent à Cordoue, Séville et Grenade.

Il arrivait que la relation entre ces grands hommes et le pouvoir politique fût conflictuelle, puisqu’ils pratiquaient leur enseignement, sans tenir compte des convenances politiques.

A propos de Ibn Al-Arif, d’aucuns racontent qu’un cadi d’Almeria, jaloux de son charisme et de son énorme popularité parmi les gens, ainsi que du grand nombre d’élèves qui suivaient 61 son enseignement, le dénonça au sultan almoravide. Ce dernier le fit convoquer à Marrakech pour s’expliquer.

Le sultan ayant pris connaissance de la renommée de sainteté et des vertus de ce soufi, s’excusa de son injustice, l’honora et le remit en liberté.

Parmi la pléiade de saints et de saintes d’Al-Andalusie au XIIe siècle, qui manifestèrent leur entière soumission à Dieu, et dont la vie fut entièrement consacrée à la piété et à l’effort d’ascétisme intérieur, nous distinguerons ici seulement deux du fait de leur grandeur spirituelle. Tous deux furent contemporains. A la même époque, surgirent également dans tout le Maghreb de sublimes maîtres de la mystique soufie. Epoque féconde donc, que nous pouvons considérer comme l’un des Ages d’Or de l’Islâm, au cours duquel se révélèrent la grandeur et l’universalité de la pensée mystique musulmane, loin des interprétations rigides et littérales de la loi et des objectifs sans envergure et mesquins des sectaires du fanatisme.

Le premier de ces hommes éminents fut le sévillan Abû Madyan al-Ansari (1115-1198 d. C), qui s’installa à Bougie et fut nommé du fait de sa grandeur spirituelle « Maître des Maîtres ». Pour lui « le soufisme ne consiste pas en une simple observation des règles, ni en une pure progression par étapes. Le soufisme suppose plutôt la profondeur du coeur, la générosité de l’âme, l’adéquation de ses actes au Message révélé et la connaissance de ce qui est transmis ».

L’un des points clé de l’enseignement d’Abu Madyan est qu’il considère le mystique soufi non pas comme un ascète à l’écart du monde, mais comme faisant partie intégralement et pleinement de la société qui l’entoure. Ce qui veut dire, être dans le monde sans appartenir au monde. Ceci nous démontre à quel point l’homme spirituel peut s’insérer pleinement dans la vie sociale du monde musulman, participer à son développement, tout en étant en accord avec son idiosyncrasie et les valeurs islamiques, collaborer à son progrès et à sa croissance dans un monde global, sans renoncer ni perdre sa spiritualité. 62

Le soufisme s’est pour autant toujours adapté aux besoins du moment, au-delà des particularités culturelles et sociales, sans rester pétrifié ni attrapé par les us et les formes strictes. Il n’a jamais démontré la rigidité et le manque de souplesse que l’on observe dans certains secteurs de l’actualité.

Le langage spirituel élevé d’Abû-Madyan fut, comme nous pouvions nous y attendre, objet d’un anathème de la part des ulémas almohades les plus rigides. Il fut convoqué par le calife Abû Yûsuf Yaqûb à Marrakech en 1198. Agé et malade, il mourut pendant le voyage, entouré de ses disciples qui enterrèrent ce «Maître des Maîtres » dans un ribat sur les pentes du mont Tlemcen. Le respect et la ferveur, que ce saint a toujours soulevés en Algérie, sont suffisamment connus.

Un autre géant du soufisme et disciple à distance d’Abû Madyan, fut le mystique de Murcie (Espagne), Abû Bakr Mohammed ibn Al- Arabi (1164-1240 d. C.), dénommé «Sheyh Al-Akbar » du fait du niveau élevé de spiritualité qu’il a atteint. Très jeune, il se forma aux profondeurs de la mystique soufie, il rechercha l’enseignement de nombreux maîtres, hommes et femmes, qui vivaient alors en Al-Andalus. Il nous a laissé de nombreux ouvrages importants parmi lesquels figure une oeuvre de moindre importance quant au contenu mystique et à la longueur, mais qui est très importante en tant que document autobiographique de ibn Al- Arabi : Risâla Al-quds. En effet, il y fait référence à certains de ses maîtres, hommes et femmes qui enseignaient alors la mystique soufie dans ce pays.

Il est impressionnant de constater que, dans cette oeuvre, il cite plus de cent noms de soufis, bien qu’ils furent beaucoup plus nombreux, qui atteignirent divers degrés de perfection et qui vivaient au XIIe siècle à Séville, Cordoue, Grenade, Almeria, Malaga, Morón, Marchena, Subárbol, Ronda, Algeciras, Rota… (toutes ces villes situées aujourd’hui en Andalousie), Beja, Évora (situées de nos jours au Portugal) ... . Ainsi la géographie péninsulaire s’est enrichie à l’époque d’Al-Andalus grâce à la présence et à la sagesse remarquable de ces mystiques de l’Islâm.

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Ibn Al-Arabi a également fréquenté les maîtres du Maghreb, l’un des plus chers et respectés étant son maître spirituel Abû Madyan, « la quintessence des saints », selon les mots d’Ibn Arabi, même s’il n’a jamais pu coïncider physiquement avec lui.

Ibn Arabi fait référence à la relation spirituelle entre ces grands maîtres et au charisme prodigieux dont ils étaient investis lorsqu’il affirme que, se trouvant un jour à Séville, après la prière du Maghreb, il souhaita rencontrer le maître Abû Madyan, qui vivait à Bougie. Un disciple d’Abû Madyan, Abû Ymrân Al- Baydarani, se présenta alors devant Ibn Arabi avec le message suivant du maître Abû Madyan:

« Dis à Mohammed ibn al-Arabi, qui depuis Séville souhaite me rencontrer, qu’entre nous deux a déjà eu lieu la réunion en esprit. Maintenant, la réunion en personne, Dieu nous la refuse dans notre demeure ici-bas. Ne te préoccupe donc pas, car nous nous réunirons en la présence de Dieu, dans la Demeure permanente de Sa Miséricorde »

L’évènement vécu par Ibn al-Arabi lors de sa rencontre avec une autre personne est également significatif. Ladite personne avait une certaine opinion sur Abu Madyan. Et ici nous constatons à nouveau la preuve de la grande affection du mystique de Murcie envers le maître maghrébin et la force de son caractère qui fut une constante tout au long de sa vie.

Ayant appris que l’un des disciples d’Abu Madyan censurait de façon critique son maître, Ibn al-Arabi éprouva une profonde aversion à l’encontre de cet élève. Une nuit, il vit en rêve le Prophète (qsssl), qui lui demanda pourquoi il haïssait cet homme. Ibn Al-Arabi s’excusa en disant que cet homme haïssait Abû Madyan. - « Mais cet individu n’aime-t-il pas Dieu également et ne m’aime-t-il pas comme Son Messager?» répliqua le prophète. Devant le signe d’assentiment du mystique de Murcie, le Prophète le sermonna: - « Alors, pourquoi le haïs-tu pour la haine qu’il porte à Abû Madyan, au lieu de l’aimer pour l’amour qu’il éprouve envers Dieu et envers son Prophète ? »

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Ibn Al-Arabi se repentit de l’intransigeance et de l’emportement de son caractère et alla se réconcilier avec cet homme, en lui offrant des cadeaux et en lui racontant sa vision du Prophète. L’homme, ému, reconnut son injustice et devint l’un des disciples les plus fidèles et respectueux d’Abû Madyan. Ici, je voulais vous signaler le magnifique équilibre que nous révèle cet évènement et que le soufisme a su atteindre tout au long de l’histoire.

Pour terminer, je souhaiterai vous présenter une réflexion sur ce qu’a signifié la mystique soufie dans le cadre de l’Islâm. L’universalité du message islamique est évidente et, sous sa caution, disparaissent les différences et les exclusions que prétendent imposer les sectaires. Pour autant, le point d’équilibre de cette universalité magnifique consiste à distinguer l’essentiel de l’accessoire. C’est pourquoi ce message est susceptible de s’adapter à l’époque actuelle. C’est ce que firent ces hommes et ces femmes, non seulement en Al-Andalus et au Maghreb, mais également dans tout l’univers musulman, où le chemin de la spiritualité a été suivi. Hommes et femmes qui peuvent aussi exister de nos jours si toutefois se produisent les circonstances favorables, étant donné que les authentiques soufis ne font de mal à personne, bien au contraire, la grandeur de leur savoir, à des époques aussi agitées que celle que nous vivons actuellement, leur a toujours permis d’entretenir la flamme de l’Islâm et de la spiritualité. Il n’est pas possible de convaincre l’adversaire par la force d’une haine irrationnelle, qu’il a peut-être lui-même provoquée. Par contre, il faut observer ce qu’il y a de positif en lui qui puisse nous servir pour amorcer un dialogue et un rapprochement qui jusqu’alors avaient été impossibles. Les sages et les mystiques ont toujours été très rares. Notre bénéfice consiste à extraire les enseignements de leurs vies et de leur conduite exemplaire. Une vie consacrée au plus profond de leur être, mais aussi aux autres, á la bienveillance de la Oumma. Tous ces hommes et ces femmes ont été exemplaires de par leur dévouement et leur efforts pour maintenir l’essence vivante, et ainsi perpétuer le véritable esprit du Coran et de la Sounna, en tant que support de la réalisation spirituelle, et contre l’individualisme, l’égoïsme et l’intransigeance qui régit souvent nos sociétés actuelles. 65

Grandes figures : Cheikh Abderrahmane Thaâlibi (786-873 / 1384-1468) Pr. Djilali Sari*

Déterminante et symbolique à plus d’un titre a été la fondation de cette très modeste institution d’enseignement, de recueillement et piété, dans un site rébarbatif et totalement isolée par de hautes falaises, au surplus constamment battues par les vagues du large, mais bien le site qui « créa la ville » (Ravereau, 1989). Précisément, Al-Djazaïr promise postérieurement capitale de l’Etat éponyme, alors que le fondateur est originaire d’une localité anonyme de l’arrière-pays, mais bel est bien un érudit s’identifiant parfaitement à tant d’autres docteurs pérégrinants d’Islâm. C’est bien de Sidi Abderrahmane Thaâlibî1 qu’il s’agit dont la seule évocation se confond à merveille aussi bien avec l’institution, un

*. Université d’Alger. 1. A cet égard, lacunaire et décevante est la notice rédigée par la rédaction de l’Encyclopédie de l’Islâm (2002, X : 456), en se passant de données précises qu’il aurait fallu puiser dans des travaux émanant de spécialistes en la matière, notamment ceux de l’arabisant et islamologue de renom : Jacques Berque (1978-207-220), précisément une riche synthèse, étayée à partir de deux manuscrits les Rihla et Fihrist, copiés par les soins du regretté Cheikh Mehdi Bouabdellî, au surplus enrichis par la tradition recueillie sur le terrain (nombreuses notes infra de la source précitée). 66 mausolée-panthéon le pérennisant, qu’avec la ville et son glorieux passé.

Par excellence, un haut-lieu ayant structuré et nourri durablement l’imaginaire populaire aussi bien au sein qu’à l’extérieur de la cité historique, voire bien au-delà de la Méditerranée. D’autant que durant ce tournant crucial datant de la fin du XIXe et le début du XXe siècle, tout autour de ce haut-lieu, l’éponyme Thaâlibyya s’est imposée pour désigner tour à tour la première libraire consacrée aux publications de langue arabe (1896), le somptueux édifice inauguré en 1904 pour dispenser l’enseignement franco-musulman et durant ce même tournant l’ouverture de la première imprimerie fondée par les frères Roudouci réservée aux éditions de la langue arabe, en parallèle à celle des éditions Fontana soutenue par le gouvernement général pour la publication d’ouvrages paraissant en français comme en arabe, voire les deux simultanément (S. Ben Cheneb, 1964 : 41-42)…

Aussi la présente approche est-elle centrée sur les trois axes suivants : - un brillant cursus identifiable à celui de tant d’autres docteurs pérégrinants d’Islâm. - La finalité et le symbolique de l’institution thaâlibiyya. - Le rôle et la place de l’érudit.

I- Un brillant cursus identiable à celui de tant d’autres docteurs pérégrinants d’Islâm.

Issu de la noble et illustre lignée des Thaâliba, Cheikh Abderrahmane Thaâlibî est né en 786-873/1384-1468, à 60 Km à l’ouest d’Alger, précisément aux Isser, localité jouxtant l’oued éponyme dans la wilaya de Boumerdès. C’est là qu’à été entamé la première étape de son cursus, et c’est à l’aube du XVe siècle que l’adolescent a rejoint Bijâia1, abritant encore une pléiade de savants représentés notamment par Al-Wâghlîcî, Al-Manaklatî et

1. En se fondant sur la tradition recueillie par Cheikh Mehdi Bouabdellî dans les environs proches de Bijâia, la localité encore attestée par une zâouïa, celle dite de Djous, en fait présentement la source minérale de Toudja, a compté de nombreuses familles dont sont issues les citadins de Bijâia. C’est de ces dernières qu’est issue la branche tunisienne, soit les lointains aïeux du Cheikh Abdelaziz Thaâlibi, le fondateur du Vieux Destour tunisien (J. Berque, 1978 : 210). 67

Al-Machdalî. Plus tard, en 1406, année de la mort de l’historien Ibn- Khaldoun au Caire, il s’est fixé à Tunis pour poursuivre et consolider sa formation, notamment auprès de l’imâm Al-Barzalî (né en 740-1340), natif de Kairouan, disciple du célèbre jurisconsulte Ibn Arafa (716-803/ 1316- 1401), le plus illustre représentant de l’école mâlikite hafside, la référence incontournable des doctes maghrébins.

Avec profit, il a eu l’occasion de fréquenter de près les élèves d’Ibn Arafa, notamment Al-Ubbî et Al-Ghubrînî. Aussi à partir de 1414 doit-il couronner ce brillant parcours, mais en suivant la voie royale d’alors, celle devant le conduire nécessairement au Caire, voire d’autres centres-phares de sciences et de culture du Mechrek s’accordant ainsi deux années de circuits d’études bien méritées.

« A son retour à Tunis (1416), il a conscience qu’il sait déjà de hadith autant que Maghrébin de son époque », souligne Jacques Berque (1978 :211) et d’ajouter : « lui- même fait grands cas de la « licence » (ijâza) que lui délivre alors un maître tlemcennien de passage Ibn Marzûq dit Al-Hafîdh, et cela lui permet de tisser ensemble dans sa bibliographie de Grenade à Bagdad, à peu près toutes les reconnaissances savantes du monde arabe ».

C’est donc après cette longue absence particulièrement studieuse, qu’il est revenu s’s’établir définitivement dans sa patrie pour s’y consacrer pleinement et doctement durant un demi-siècle, tant à l’enseignement et la production d’une dense et riche œuvre variée qu’à la création, l’entretien et l’animation de l’institution éponyme demeurant le cœur vibrant de tant d’Algéroi(e)s et d’Algérien(ne)s depuis six siècles et que symbolise à merveille le mausolée immaculé trônant sur les hauteurs de la ville d’Al- Djazaïr, celle qui n’a pas tardé à devenir la capitale de l’Etat éponyme, dès la libération des trois îlots, le penon en 1516.

II- La finalité et le symbolique de l’institution Thaâlibiyya.

Pourvu d’une aussi vaste et solide formation, il s’est s’adonné sans relâche à une intense activité axée sur l’enseignement, l’exégèse perpétuée et matérialisée pour la postérité par l’édification de la zâouïa surplombant majestueusement le penon d’Alger, témoin et théâtre par excellence de l’épopée entreprise par les frères Barberousse libérateurs, et poursuivie par 68 leurs successeurs particulièrement durant l’âge d’or de la Régence d’Alger aux XVIè et XVIIè siècle (F. Braudel, 1985, II, 203-208). Du reste, une fondation dont les attraits et le pittoresque ont retenu l’attention de nombre d’observateurs, à l’instar de Guy de Maupassant : « La toute mignonne zâouïa qui s’égrène par petits bâtiments, pas petits tombeaux carrés, ronds et pointus, le long d’un escalier allant en zigzag de terrasse à terrasse. L’entrée en est masquée par un mur qu’on dirait bâti en neige argentée encadrée de carrelages en faïence verte et percé d’ouvertures régulières par où l’on voit la rade d’Alger »1.

Cependant, bien au-delà de cette esthéisme, Jacques Berque (1978 :213) a pu transpercer le rôle municipal réellement jouée par Cheikh Thaâlibî2. L’appréhension a été aisée en se référant aux inscriptions attestant plusieurs fondations pieuses en parallèle à beaucoup de faits historiques, tient-il à préciser. Et de citer les cérémonies fastes commémorant la nativité du Prophète et rassemblant chaque année notables et menu peuple. Convivialité festive grâce aux revenus des 69 domaines constituant les biens waqf de l’institution3.

Bien plus, après avoir été durant les siècles écoulés le centre d’accueil et de convivialité, c’est en de quelque sorte un panthéon4 où reposent quelques éminentes personnalités du monde politique et des lettres, voire de certains imams. Il en est ainsi notamment du dey Mustapha (1798-1825), son fils Omar Pacha (1825-1827), le dernier bey de Constantine, Hadj Ahmed qui a soutenu la résistance à l’Est après celle de l’Emir Abdelkader. Il en est de même des sépultures de saints emblématiques dont certains ont sauvé la ville en 1541, lors de la désastreuse expédition de Charles-Quint d’Espagne, venu faire d’Al- Djazaîr sa deuxième capitale. C’est aussi Wali Dada mort durant cette année même. Bien plus, c’est là que reposent aussi bien deux imams appartenants aux deux rites de la ville : Mohammed Ben Cheneb (1869-

1. Guy de Maupassant : La vie errante, in Œuvres complètes. 2. Guy de Maupassant : La vie errante, in Œuvres complètes. 3. Parmi ces dotations l’on relève celle de la généreuse Douma bent Mohammed qui en 1925, constitua en habous ses chaudrons de cuivre des ustensiles devant servir aux cuissons des aliments offerts aux nécessiteux. (Klein, 1937, III). 4. Suivant l’épigraphie, la mosquée de Sidi Abderrahmane date de 1696 et à été édifiée à l’emplacement même de la kouba de Thaâlibî (Klein, 1937, II, p. 11). 69

1929), le premier universitaire algérien dont la rue longeant l’édifice porte son nom. Contiguë au mausolée, s’élève la prestigieuse médersa éponyme, la Thaâlibya1, le monument de style néo-mauresque inaugurée en 1904 dont le hall d’honneur calligraphie les noms d’érudits et intellectuels inventoriés par Al-Hafnaoui (1906).

En conséquence, autant de repères et symboles survalorisant à merveille et sanctifiant la prestigieuse institution du saint-patron de la ville historique d’Al-Djazaïr. Sans conteste, une notoriété transcendant le temps et l’espace grâce à une érudition tendant à rappeler celle des siècles d’or ! III- Le rôle et la place de l’érudition de cheikh Thaâlibi.

Par rapport à l’œuvre de l’historien Ibn Khaldoun (1332-1406) Thaâlibi souligne magistralement les enseignements tirés des constructions étatiques propres à l’Occident musulman, entrant inexorablement en déclin, précipité par l’éviction totale de l’Andalousie en dehors du dernier Etat moribond de Grenade. L’ouvre de Cheikh Abderrahmane Thaâlibî constitue un panorama de la culture axée plus particulièrement sur l’exégète et l’eschatologie, nourries de l’école mâlikite, tout en prenant en compte les connaissances des autres écoles orthodoxes. Or durant cette période gravement affectée tant par le décadence politique que par la léthargie inhérente au post-idjtihâd, cette érudition ne rappelle-t-elle d’une façon ou d’une autre l’âge d’or révolu ? Le dernier sursaut salutaire ?

-L’œuvre d’un des plus illustres docteurs maghrébins.

Par bien des aspects, l’œuvre de Cheikh Abderrahmane Thaâlibî tend à s’identifie à celle des principaux docteurs du monde arabo- musulman, nonobstant la léthargie d’ensemble ambiante. Une œuvre manquant à juste tire la notoriété du maître de son vivant même, bien postérieurement comme le montre le regain de la publication de certaines de ces œuvres, précisément à l’aube du XXe siècle souligné alors par

1. Nous l’avons l’étayée en qualifiant le rôle qu’elle a joué excellemment dans l’émergence de l’élitisme réappropriateur du patrimoine culturel (Sari Dj. 2006 : 17-110), du reste bien entrevu incidemment par J. Berque (1978 : 216, note 5 infra) : « Et cette médersa, avec des maîtres comme Ibnou Zekri et d’autres, aura contribué appréciablement à la sauvegarde de la culture islamique en Algérie ».

70 l’avènement du mouvement Jeunes Algériens, réplique du mouvement Jeunes Turcs.

S’agissant de l’œuvre représentant, optimisant à merveille ses efforts et mérites, il faut rappeler l’exégèse : Al-jawâhîr al-hissân, rédigée de 832 à 833 H qui, examinée aussitôt par Ibn Marzûk (766-842 : 1354- 1438) qu’il a appréciée, (Talbi, 1985, I : introduction). Rapidement, les premières copies ont gagné nombres de bibliothèque dont celles de Bijâia, Tlemcen et Fès avec d’autres capitales du Machrek dont en particulier la Mecque et Médine.

En effet, pour cette œuvre magistrale, Cheikh Abderrahmane Thaâlibî s’est référé à de nombreux exégètes notamment Ibn Ataya Al- Gharnatî et surtout Ibn Taymîya (661-728/1263-1328), théologien et jurisconsulte hanbalite de formation avant tout, embrassant non seulement celle des autres écoles jurisprudentielles (khilâf) mais encore celle de la littérature hérésiographique (firaq), en particulier de la falsafa et du sûfisme (J. Vernet, 1975, III, p.978). En tout état de cause, comme le précise Jacques Berque (1978 :216) : « (Mais) il faudrait pousser plus avant la comparaison avec d’autres tafsîrs, et notamment avec les tafsîrs algériens d’époque pour apprécier le sien de façon suffisamment critique ».

« En quoi, par exemple, l’ouvrage de Thaâlibi diffère- il de celui d’Ali Haya Al-Tilimsânî, qu’on réputait le « dernier des exégètes » ; ou de celui d’Ahmad al-Massîli, dont un fragment, soustrait à l’indiscrétion du monarque hafside, ne devait revenir au Magreb qu’après un long détour par le Soudan ? ».

En définitive, c’est aux contemporains de poursuivre les investigations en usant des méthodes les plus éprouvées en la matière. Il convient de citer al-‘Ulûm al-fâkhira (Sciences de gloire), consacrées à l’eschatologie et composées en une année, une fois l’auteur ayant atteint la soixantaine : « C’est (donc) un bilan aussi bien de sa pensée qu’un trésor d’éruditions que nous livrent ces pages regorgeantes de citations ». En effet, nombre de citations sont empruntées aux grands théologiens musulmans.

Enfin, en dehors d’autres manuscrits traitant de sujets divers, s’ajoutent notamment Al-Mokhtar fî al-Djawâmî’, publié en 1906, ainsi qu’une glose

71 relative au traité de morphologie et de syntaxe d’Ibn Hâdjib (570-646-1174- 5-1249), deux opuscules ayant contribué à la notoriété de ce grammairien doublé de fakih, alliant dans ses écrits les doctrines des Mâlikites égyptiens à celle des Mâlikites maghrébins (H. Fleich, 1975, III : 804-805). C’est dire les talents de Cheikh Abderrahmane Thaâlibî dont le court séjour au Caire a été bien rempli et s’est révélé particulièrement fructueux. Quant à Jacques Berque (1978 :212, note 3 infra), il cite Kitâb al- Marâ’î qui aurait fait à Alger l’objet de plusieurs éditions populaires, alors que la Bibliothèque nationale d’Alger indique au Catalogue des manuscrits une « vision » (ru’ya) datée de 871 H, peu de temps avant la mort du Cheikh. S’agit-il suivant Jacques Berque du no 7 mentionné par Brockelmann, lequel cite également no 3, un manuscrit Kitâb al-ru’â wa-‘l manâmât ?

- La consécration. Bien plus que la notoriété dont il a joui de son vivant même, on observe-à plus d’un demi-millénaire d’écart un regain soutenu à travers l’édition et la réédition de ses principales œuvres.

En effet, de son vivant, la modeste institution d’enseignement de l’érudit s’est révélée une ruche bourdonnante en dépit d’un site pratiquement inaccessible au sein d’une cité encore modeste, fortement dominée par les métropoles maghrébines proches et lointaines. Bien plus certains savants en herbe ou brillant au firmament ont daigné lui rendre visite et sollicité sa idjâza (licence), à l’instar notamment de l’illustre Cheikh Mohammed ben Youcef Al-Sanoussî (832-895/1428-1490), (S.Ben Cheneb, 1998, IX, 20-24), son frère utérin Ali ben Mohammed Tâlûtî (mort en 895/1490) et l’imam-prédicateur Abdelkrim Al-Maghîlî (844-903/1440-1503). Or, c’est à travers ce dernier que l’influence de Thaâlibi s’est propagée très loin, jusqu’en Afrique sud-saharienne.

Postérieurement, c’est à l’aube du XXè siècle que l’exégète du maître fait l’objet d’édition en 1905-1907, en 4 tomes comptant 1693 pages, grâce à Mohammed ben Khodja (1865-1915), largement commentée et vulgarisée par les maîtres de la médersa Thaâlibya, à l’instar notamment de Saïd Ibn Zekri, Abdehalîm Bensmâïa (1866-1933), Mohammed Ben Cheneb (1869- 1929). Tous s’y sot référés en commentant de larges extraits à leurs auditeurs et étudiants. Du reste, cet intérêt croissant pour les différents aspects du patrimoine culturel s’est renforcé sans cesse à travers la remise à jour de

72 joyaux de notre culture comme le souligne à juste titre Saâddine Ben Cheneb (1964 : 40-46).

Ainsi replacée dans le cadre géo-politique d’alors, l’œuvre de Cheikh Abderrahmene Thaâlibî doit être appréciée à sa juste valeur. En effet, durant ce XVe siècle partout marqué par la déstabilisation irrémédiable des dynasties maghrébines, elle a contribué efficacement à la revitalisation des forces vives ayant contribué avec d’autres forces au rayonnement d’Al-Djazaïr, et par voie de conséquence à l’émergence de l’Etat éponyme et son invincibilité, face à l’annexion de Mers E-Kébir et d’. De plus, durant le tournant crucial du début du XXè siècle, déterminante a été la réédition Al-jawâhir al-hissân accompagnée à dessein par d’autres sources dont le Boustân et la dirâya1 dû à deux auteurs originaires respectivement de Tlemcen et Bejaia, soit deux prestigieux foyers culturels du Maghreb Central, références incontournables de notre patrimoine.

Références bibliographiques.

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1. Respectivement d’Ibn Mariem rédigé en 1011 / 1603 et par Ahmed Al-Ghobrînî (644 -704 / 1246- 1304). Le premier a été réédité en 1908 par Mohammed Ben Cheneb et le second en 1910, les deux par l’imprimerie Al-Thaâlibiyya, en hommage au saint-patron de la ville. Précisons à la suite de Saadaddîn Ben Chenab (1964 :42)que l’imprimerie a été créée, grâce au dynamisme des frères Ahmed et Kaddour ben Merad Turki dit Roudouci, leur père étant originaire de l’Île Rhodes. C’est grâce à leur multiples va- vient à cette île qu’ils ont alimenté abondamment Alger, répondant ainsi aux besoins pressants engendrés par ce tournant crucial d’éveil manifesté dès la fin du XIXè siècle. Leur imprimerie librairie a constitué le centre incontournable de tous les lettrés d’alors. 73

- El-Hafnaoui (1906), Ta’rif al khalaf birijâl al-salaf, Alger, Fontana, p.606 et Beyrouth, 1982, p.623 (en arabe). - Fleich H. (1975), Ibn Hâdjib, Encyclopédie de l’Islâm, Leiden, Brill, t III, p. 804-805. - Klein H. (1937), Feuillets d’El-Djazaïr, Alger, réédition par les soins de Djamel Souidi, éd. Le Tell, 2003, deux opuscules. - Maupassant Guy de (1988), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, p.890. - Ravereau A. (1989), La Kasbah d’Alger et le site créa la ville, Paris, Sindbad, p. 247. - Sari Dj. (2006), L’émergence de l’intelligentsia algérienne, 1850- 1950, Alger, éd. ANEP, p. 320. - Thaâlibî A. (1985), Al-jawâhir al-hissân, Alger, SNED. - Thaâlibî A.: Nayl al-Ibtihadj, Fes, 1317 / 1898. - Dr. Bouamrane Chikh et collectif, Dictionnaire des Maghrébins célèbres (2000), Alger, Dahlab, p. 510. - Thaâlibî A.Rihal, bibliographie manuscrite dont une copie en possession chez Cheikh Mehdi Bouabdelli. - Thaâlibî A. (1985), Tafssîr Al-jawâhïr al-hissân, Alger, SNED, 1985, 5v. - Vernet J (1075), Ibn Taymiya, Encyclopédie de l’Islâm, éd. Leiden, t III, p.976-979.

Hommage à d’Isabelle Eberhardt Un siècle après sa disparition (1904-2004)

Dr. Mohamed Rochd*

Cela fait maintenant plus d’un siècle qu’Isabelle Eberhardt est morte, victime de la crue de l’oued, le vendredi 21 octobre 1904, et exactement cent ans, d’après la plupart des biographes, que son premier ouvrage posthume, Dans l’ombre de l’Islâm, a paru1. Mais

*. Docteur es lettres. 1. Fasquelle, avec comme co-auteurs Isabelle Eberhardt et Victor Barrucand, néanmoins l’ouvrage est sorti en fin 1905 et annoncé par la biographie de la France, 1905, n° 12944. 74 cette figure inhabituelle de femme et d’écrivain singulier continue de susciter articles et ouvrages. Si la célébration du centenaire de sa disparition a été marquée par des journées d’études et aussi des publications ou plutôt des rééditions de circonstances, à part un ouvrage inédit, Isabelle Eberhardt ou le rêve de liberté, en 20031, 2006 va être une année faste, puisque pas moins de quatre ouvrages nouveaux ont été édités ou sont sur le point de l’être, dont deux en Algérie.

Revenons sur les quelques rééditions d’avant le centenaire. D’abord, la monumentale biographie d’Edmonde Charles-Roux, Isabelle du désert, (Grasset) qui a redonné les deux tomes, Un désir d’Orient et Nomade j’étais, avec l’ajout d’illustrations. Personnellement, nous aurions aimé que la biographe revoie quelques aspects contestables : les circonstances de la mort et la découverte du corps de l’écrivain, l’intrusion de Mohammed Taïeb, dignitaire kadri, qui était allé arrêter trois des meurtriers du marquis de Morès en Libye - affaire où Isabelle Eberhardt était quelque peu mêlée - et la période algérienne de l’héroïne (2 ans et 9 mois), qui a été un peu escamotée. Malheureusement, l’auteur n’a pas pensé à remanier ces passages de valeur insuffisante. Néanmoins, telle qu’elle existe, cette biographie d’Isabelle Eberhardt est de loin la plus complète et la plus fouillée.

La réédition de l’œuvre de l’écrivain chez Joëlle Losfled souffre de défauts bien plus importants. C’est simplement la reproduction des Ecrits sur le sable défaillants, tomes I et II parus chez Grasset, respectivement en 1988 et 1990, en cinq volumes, aux titres remaniés, Au pays des sables, Journaliers (2002) Amours nomades et Sud-Oranais (2003) et de Silhouette d’Afrique (ce dernier non paru à ce jour). Bien que les deux éditeurs, Jean-Marie Huleu et Marie-Odile Delacour, réclament la fidélité aux manuscrits ou aux textes parus dans les journaux de l’époque, leurs versions naviguent entre la reprise de quelques manuscrits et de celles publiées par le premier éditeur, Victor Barrucand.

Le tome I, regroupant récits, notes et journaliers, est le plus infidèle. Que ce soit Sud-Oranais où il manque six chapitres du manuscrit2, et deux

1. Editions du Chêne, 2003. 2. Soit « Joies noires » (reproduit dans le tome II), « Sidi Bou Tkhil », « Tirailleurs », « Tiout », « Aïn-Séfra » et « Sfissifa ». 75 autres, essentiellement écrits par l’écrivaine1, tandis que trois derniers2 ne doivent rien à la plume d’Isabelle Eberhardt ou le récit « Vers les horizons bleus », trop distant des cahiers manuscrits du fonds I.E des Archives d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence ou encore Les journaliers(journal intime publié par René-Louis et dont on ne dispose plus du manuscrit), tous ces écrits portent, en ce qui concerne les deux premiers, d’importantes modifications de Victor Barrucand, et le troisième plus de soixante-dix erreurs de déchiffrage de Doyon. Pour le cas précis de Sud-Oranais, comment peut-on revendiquer la fidélité au manuscrit, alors que ce dernier, consultable aux Archives d’Outre-Mer, est incomplet ? Ce problème n’a même pas été signalé par les deux éditeurs. Une édition critique de Sud- Oranais va faire le point sur cette œuvre, certainement la plus accomplie de l’écrivaine.

En ce qui concerne le tome II d’Ecrits, regroupant nouvelles et roman, le travail d’épuration est encore insuffisant, puisque, pour les premières, nous sommes parvenu au résultat suivant : la moitié d’entre elles est d’une fidélité presque totale (entre Zéro et neuf modifications par rapport aux manuscrits ou aux manuscrits ou aux versions parues du vivant de l’auteur) et l’autre moitié d’une exactitude très relative, avec un quart d’entre elles très contestable (entre cinquante et plus de cents remaniements). Quant au roman Trimardeur, si l’on constate l’élimination de nombreuses interventions de V. Barrucand, le texte n’est par tout à fait fidèle aux manuscrits, parce que la version proposée élimine complètement le dernier état du manuscrit disponible (celui d’Aïn-Séfra) à Aix-en-Provence.

Finalement, Isabelle Eberhardt ou le rêve du désert (texte de Catherine Sauvat et photographies de Jean-Luc Manaud) a été le seul ouvrage inédit précédant le centenaire. Soulignons que l’ensemble des photos (cartes de l’époque et prises de vue actuelles) est bien choisie et relativement pertinente. On peut cependant déplorer l’absence de vues sur Bechar et Kenadsa, ce qui est dommageable quand on connaît l’importance de ces deux localités dans Sud-Oranais. Si la tentative de ressusciter les traces d’Isabelle Eberhardt de en 1897 en Tunisie et en Algérie (et aussi au Maroc) est bien menée, il y a quelque erreurs dans le texte et un parti pris de célébrer l’exotisme des

1. Soit « Souffles nocturnes », et « Vision de nuit ». 2. Soit « En marge d’une lettre », « Musiques de paroles » et « Puissances d’Afrique ». 76

« lieux magiques ». La seule citation des chapitres permet de le constater, même si leurs intitulés sont souvent repris d’expressions d’Isabelle : « Le rêve d’un vieil Orient resplendissant et morne », « La révélation d’une âme », « Ce pays âpre et splendide », « Le soleil me tente et la route me reste ». Citons quelques erreurs manifestes : voyage d’Isabelle Eberhardt en 1898 à Alger, photo d’Isabelle en costume de marin à 18 ans et datée de 1901 (c’est-à-dire à 24ans), découverte du désert à 20 ans, alors que c’est Bône et sa région qu’elle découvre à cet âge-là et le Sahara deux ans plus tard. Mais ce qui est encore plus regrettable, c’est de reproduire le roman de la fuite de la mère, avec le précepteur (ex-pope) à travers la Turquie et l’Italie, aventures dont Edmonde Charles-Rous a montré l’absence de fondements réels. Appeler Alger « la grande Azurée », est un contresens manifeste, car Isabelle dénommait ainsi la Méditerranée, comme le montre l’extrait des Journaliers, à la date du 21 janvier 1902 : « Enfin, le rêve du retour d’exil s’est réalisé, nous voilà, une fois de plus, au grand soleil éternellement jeune et lumineux, sur la terre aimée, en face de la grande Azurée murmurante1 ».

Dans l’ensemble du commentaire, on décèle un défaut, important mais inévitable, pour tous ceux qui écrivent sur une écrivain auquel ils n’ont pas consacré de recherches personnelles de fons : Catherine Sauvat croit sur parole les Huleu et Delacour (ce qui va entraîner à attribuer à Isabelle Eberhardt des citations qui ne sont nullement de sa plume : par exemple elle finit en disant « Elle s’en va en galopant rapidement au loin », fin directement inspirée de la plume de V. Barrucand) et à attribuer à la seule plume de l’écrivain ce qui est redevable de l’influence de tel ou tel autre écrivain. Ainsi en est-il des citations de l’œuvre de jeunesse qui sont directement redevables de la prégnance de , qui est juste évoquée par une courte phrase. Mais contrairement à ce que C. Sauvat affirme, Loti, n’a jamais raconté dans le Roman d’un spahi, « ses virées dans le bas-fonds d’Istanbul » pour la simple raison que ce roman se situe à Saint-Louis et au Sénégal (ces balades sont évoquées dans Aziyadé- erreur grossière qui souligne une défaillance littéraire de l’auteur).

1. Cf. Ecrits, I, p. 436. 77

On peut également regretter des coupures de citations, maladroites ou même intempestives. Ainsi p.53, C. Savat déplore « à Alger la foule dense, forcément bruyante qui finit par ne plus savoir trouver son propre souffle d’apaisement » et passe sous silence la suite : « De plus en plus, je hais férocement, aveuglement, la foule, cette ennemie née du rêve et de la pensée. C’est elle qui m’empêche de vivre à Alger, comme j’ai vécu ailleurs » (Mes journaliers du 8 juin 1902). La même censure se remarque à propos du passage relatif à l’installation à Bône où Isabelle déclare que « les musulmans l’ont reçue à bras ouverts et [qu’elle] ne conna-[ît] pas encore un seul Français ni Française» mais Sauvat s’abstient adroitement de donner la suite qui heurte les nostalgiques de la colonisation et est sujet à polémique : « Ce qui m’écoeure ici, c’est l’odieuse [souligné par I.E] conduite des Européens envers les Arabes, ce peuple que j’aime et qui, Inch’Allah, sera mon peuple à moi1 ». En conséquence, face à la dimension onirique et mystique d’Isabelle Eberhardt, il y a également une Isabelle combative, défendant les musulmans, le naïb d’Ouargla, les coutumes autochtones, et qui s’interroge sur le colonialisme, aspects largement passés sous silence par l’auteur !

Notre appréciation d’ensemble est partagée : excellente et magnifique mise en page, avec un texte aéré, qui colle aux illustrations, mais quelques erreurs de jugement : fausse fidélité des versions proposées par Grasset à travers les Ecrits, reprises d’élucubrations sur les circonstances de la venue en Suisse de la mère d’I.E., quelques méprises biographiques et une tendance à n’envisager l’œuvre que sous son angle poétique : célébration d’une civilisation, d’une terre plus rêvée que réelle. L’œuvre d’Isabelle Eberhardt n’est-elle que révélation d’une terre différente et d’habitants autres que ceux de l’Europe ? Pour nous, certainement bien plus : compréhension profonde de l’Islâm populaire, confrontation d’une personnalité avec une culture autre, interrogation sur la pérennité des cultures, opposition entre tradition et modernité, hiatus du colonialisme et recherches de valeurs intemporelles.

En France sont sur le point de paraître deux essais, l’un intitulé Isabelle Eberhardt, aux éditions Chèvre-feuille étoilée et l’autre, Isabelle Eberhardt, une renaissance arabe, chez Maisonneuve et Larose. Du premier, nous ignorons le contenu, tandis que le second aborde les sept dernières années de la vie de l’écrivain, en s’interrogeant sur le rôle

1. Cf. Ecrits intimes, p. 74, petite bibliothèque Payot. 78 et la place de la religion. D’après l’auteur, Isabelle Eberhardt était persuadée qu’un Islâm tolérant pouvait accorder à la femme un certain épanouissement. Vaste programme ! Personnellement, nous ne voyons pas par quels écrits Isabelle Eberhardt soutenait pareilles idées. Si elle évoque souvent l’Islâm à travers Mes journaliers, elle le fait en parlant de sa foi, de son désir de se consacrer à l’Islâm, mais jamais elle ne fait la liaison entre sa féminité et sa position au sein de la religion. A priori, la thèse de l’auteur nous intrigue fort, puisque nous ne voyons pas grâce à quels écrits, on peut arriver à pareille déduction.

En Algérie va paraître l’édition critique de Sud-Oranais, ouvrage qui donne enfin, un siècle près le parution en librairie des ouvrages polluées Dans l’ombre chaude de l’Islâm et notes de route, le vrai texte de cet ultime récit de voyage, ou du moins le texte approximatif pour les neuf chapitres manquant au manuscrit1. En tout cas, le résultat de ces recherches est bien différe de ce que les deux éditeurs, M.-O. Delacour et J.-M. Huleu qui prétendent se référer au manuscrit, ont livré dans Ecrits sur le sable, tome I et dans la réédition chez J. Losfeld. L’édition critique enrichit la version par cinq chapitres inédits, redonne la vraie structure de l’œuvre et élimine plus de trois mille modifications du premier éditeur, Victor Barrucand, qui sont encore présentes dans les rééditions actuelles, tout en étant accompagnée d’un appareil critique et de notes qui permettent au lecteur actuel de comprendre ce récit du début du XXè siècle, puisque beaucoup de personnages, de lieux évoqués, d’événements se sont effacés de l’horizon d’un lecteur moyen de notre époque. A tous le points de vue, c’est un travail qui renouvelle l’œuvre d’Isabelle Eberhardt, en l’apurant des atteintes du temps et des manipulations plus ou moins volontaires et intempestives des éditeurs.

Un dernier ouvrage, une biographie, Isabelle Eberhardt et l’Algérie, a paru l’an passé aux éditions Barzakh et est due à Khelifa Benamara. De ce

1. Dans l’ordre, ce sont « Vers Béchar », « Béchar », « Petit monde de femmes», « Esclaves », « Seigneurs nomades », « Massaoud », « théocratie saharienne », « Vision de nuit » et « Souffles nocturnes » ; c’est l’interruption de la pagination originelle qui permet de les situer, ainsi que quelques courts passages qui ont survécu pour deux d’entre eux, « Esclaves » et « Souffles nocturnes » (dernier chapitre non reproduit par l’édition de Huleu et Delacour. Notre édition critique va paraître chez Dar-el-Gharb d’Oran. 79 travail, nous avons aimé et apprécié trois passages : l’avant-propos où l’auteur raconte avoir aperçu un fantôme, celui d’Isabelle Eberhardt – car celui-là est né et a grandi dans la maison reconstruite où l’écrivaine est morte-, le long développement sut la mystique musulmane (pp. 69-74) et l’épilogue où il narre le témoignage de Goumiri, le jeune employé d’Isabelle Eberhardt, quand elle logea en mai 1904 dans une maison, près du ksar.

Malheureusement, disons-le franchement, ce travail nous a déçu, parce que, d’une part, c’est souvent une compilation des biographies existantes et, d’autre part, il s’abstient de toute référence précise dans les faits avancés. C’est le comble pour un travail qui se prétend objectif. La biographie est partagée en trois parties : I. Eberhardt avant sa venue au Sud-algérien (1877-1899), -Isabelle la Russe dans le Sud-est algérien (1899-1901), - Isabelle la Française dans le Sud-ouest algérien (1902-1904) et chaque partie divisée en cinq ou quatre chapitres. Déjà cette simple citation donne la tonalité de l’ouvrage : Isabelle Eberhardt se comporte comme une citoyenne française et même, d’après l’auteur, comme un ardent défenseur de l’entreprise coloniale de son pays d’adoption ! Tout cela est affirmé haut et fort sans pour cela être soutenu par des preuves, vaguement cautionné par une soi-disant enquête locale, puisque l’auteur est d’Aïn-Séfra. Réglons d’abord le compte à la prétendue assertion qui prétend qu’ Isabelle Eberhardt était appelée Mahmoud par les gens. Tout dans son œuvre prouve que les contemporains l’ont toujours nommée « Si Mahmoud », simplement parce qu’elle se disait appeler ainsi et que le savoir-vivre de l’époque respectait le simulacre. Elle le dit explicitement dans un chapitre de la première version de Sud-Oranais, à l’issue de son séjour de deux mois à Beni-Ounif, en parlant des mokhaznis, « les compagnons de [ses] promenades et de [ses] veillées » : « Si Mahmoud, disaient-ils, reste parmi nous. [..] Ils savaient bien, par tant d’indiscrétions européennes que Si Mahmoud était une femme. Mais, avec la belle discrétion arabe, ils se disaient que cela ne les regardait pas, qu’il eût été malséant d’y faire allusion ; et ils continuaient à me traiter comme aux premiers jours, en camarade lettré et un peu supérieur ». Et n’en déplaise à certains, cet état de fait s’est poursuivi jusqu’à sa disparition.

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A propos de son déguisement et de son parler arabe, l’auteur soutient : « Elle peut leurrer un Européen mais pas un autochtone » (p.98). Pourtant, Isabelle Eberhardt a bien « leurré » le cheikh de la Zâouïa de Kenadsa et tout son entourage puisqu’elle écrit : « Je ne la verrai jamais, cette Lella toute-puissante [la mère du cheikh …] puisque je suis Si Mahmoud, et qu’on continue à me traiter comme tel : si même, grâce aux indiscrétions de Béchar, on a des soupçons, on se gardera bien de me le faire sentir, car ce serait gravement manquer à la politesse musulmane »1. De plus, même si Khelifa Benamara doute de ces paroles, il faut lui rappeler qu’après le décès d’Isabelle Eberhardt, quand des journalistes vinrent s’enquérir de son passage à Kenadsa, le cheikh n’arrivait pas à croire à la réalité du déguisement et affirmait : « Ici nous connaissons Si Mahmoud et nous n’avons rien à lui reprocher, car il s’est conduit d’une manière exemplaire ».

Pour montrer le parti pris, relevons deux autres affirmations gratuites. Ainsi lit-on, à la page 57 : « L’inconvénient majeur qu’entraîne cette situation ambiguë [celle de femme déguisée en homme] est l’impossibilité de fréquente les mosquées ». Que fait l’auteur du chapitre « Prière du vendredi » (Sud-Oranais, pp. 169-172) où il est écrit : « Aujourd’hui vendredi, course à la mosquée, pour la prière publique […]. La prière finie, je reste avec les tolba et les , qui psalmodient encore les litanies du Prophètes » ? Où est la gêne des musulmans ? Aucune, puisque Si Mahmoud était perçu comme un homme. Il y a un passage encore plus éclairant, pris de la lettre du 13 octobre 1897 à Ali Abdul Wahab, un ami tunisien, alors qu’Isabelle Eberhardt était à Bône() et qui raconte sa participation « à l’inauguration d’une école musulmane particulière, dans une tribu bédouine, les kharési » (Ecrits intimes, p.106). La jeune femme, ne parvenant pas à s’endormir parmi les femmes, se rhabille et sort rejoindre les jeunes hommes qui montaient la garde : « Les jeunes talebs de la tribu m’entourèrent, avec ce grand respect très doucement fraternel que les Arabes témoignent aux femmes instruites, et, en chœur, nous nous remîmes à réciter des sourates du Coran, dans ce silence infini de la campagne morte. Et à l’heure de la prière de l’aube : « Alors, nous nous

1. Cf. Sud-Oranais, chap. « Message » p. 167. 81 levâmes et nous commençâmes cette prière musulmane plus belle que celle des autres peuples de la terre […] ».Voici encore une phrase qui aurait dû inspirer le biographe : « Comme tu étudies l’Islâm, fais la prière avec nous, plutôt qu’avec les femmes [écrire en arabe], m’avait dit le fils du cheikh, si Mahmoud »1.

Mais ce qui m’a encore plus choqué, c’est de lire : « Ce qui est sûr, c’est que, par son comportement excentrique, perçu souvent comme une attitude provocante, Isabelle, ignorante des us et coutumes de sud [sic] ait contribué, d’une certaine façon à son agression » (p.109) ! Il s’agit de l’agression de Behima, le 29 janvier 1901, au cours de laquelle un musulman a tenté de tuer Isabelle Eberhardt, avec un sabre et a réussi à la blesser sérieusement au bras gauche. Bref, on renvoie la responsabilité de l’acte à la victime et non à l’agresseur !

Par ailleurs, nous avons relevé pas moins de onze erreurs biographiques, plus ou moins graves. Isabelle Eberhardt n’a jamais fréquenté la Faculté de médecine de Genève, elle n’a pas appris l’arabe dès 1894, mais à partir de 1895. Elle n’était pas en voyage lors du suicide de son demi-frère Vladimir, car elle a de suite envoyé un télégramme, le 14 avril 1898, informant Ali Abdul Wahab du décès. La liaison avec Slimène n’était pas une simple passade et en mars 1901, Slimène n’est pas muté à Marseille, mais à Batna. De plus, après sa découverte d’El-Oued en août 1899, elle n’a pas décidé de suite d’y revenir : c’est l’interdiction de se rendre à Ouargla, en juillet 1900 qui la décide de revenir à El-Oued. Avant son départ de France, elle écrit bien qu’elle voudrait aller à Ouargla, comme elle l’écrit le 16 juillet : « C’est probablement à Ouargla que j’irai » et la phrase qui révèle l’opposition de l’armée est du 31 juillet : « Ce soir, si le bureau arabe ne s’y oppose pas, je partirai pour El-Oued ».

Isabelle Eberhardt a sans conteste dépassé le stade primaire de la croyance : la réflexion qu’elle développe le 23 juillet 1901 autour de la chahada et de bismillahi a un caractère très élevé et ne peut être qualifiée de primaire. Concernant son Islâm, écrire qu’en « toute chose, il faut s’attacher à trouver d’abord ce qu est divin : l’Immanence divine et éternelle » n’est pas une réflexion élémentaire, mais témoigne d’une

1. Ibid. p. 108. 82 spiritualité élevée. D’autres réflexions témoignent de l’élévation de pensée et de la conduite d’ Isabelle Eberhardt, comme le passage développé le 27 août 1901 : « Pour tout résumer, je pardonne tout, et c’est bien à Lui [Dieu] à juger. J’ai fait et ferai jusqu’au bout mon devoir humain et envers celle [sa mère] qui n’est plus. J’ai eu des torts envers elle et envers Vava [Trophimwski, l’ancien précepteur et compagnon de la mère]. Torts involontaires, certes, mais qu’il faut racheter en marchant droit, en faisant le bien pour le bien et pour Eux [son demi-frère Augustin et sa femme] et non pour la reconnaissance de ceux à qui je le fais ». Continuer à rendre le bien malgré l’aveuglement des autres, le faire en n’escomptant aucune récompense, pardonner, à son agresseur, l’adopter comme frère ne sont pas des conduites habituelles et témoignent d’une grandeur de caractère exceptionnelle. Ce n’est pas en insistant sur quelques faux pas, que l’on restitue la force de caractère et la singularité d’un personnage. A cet égard, il faut connaître le témoignage des contemporains. Celui de Robert Randau, après sa disparition, ami de Ténès et écrivain, est éloquent. Rarement, j’ai lu une preuve aussi éclatante de la bonté d’une personne.

Se pose aussi la question de savoir ce qui est primordial à propos d’un écrivain. Sa fonction n’est nullement d’être un saint, d’atteindre la perfection morale. Ce que l’on lui demande, c’est de témoigner, de livrer une compréhension du monde qui nous fasse réfléchir, de nous proposer des expériences inédites ou singulières, une richesse de discernement qui nous élève. Rousseau était un mauvais père, sujet à la manie de la persécution, mais cela n’enlève rien à l’œuvre qui vise « à faire se rejoindre réalité intérieure et image sociale ». Gide était homosexuel, mais qui saurait rester insensible à la quête de soi et à la recherche de vérité dans Si le grain ne meurt. Céline faisait preuve d’un antisémitisme presque viscéral, cela n’altère en rien la lucidité de Mort à crédit qui raconte l’inéluctable faillite des milieux de son époque.

D’autre part, dans cette biographie, on décompte de nombreux manques qui auraient bien mieux éclairé la spécificité de l’œuvre, dont il n’est presque pas question, en dehors de rappel d’écrits de l’écrivaine, que d’autres ont déjà fait et en soulignant avec beaucoup de brio leurs qualités. D’abord l’écriture d’Isabelle Eberhardt ne doit presque rien à Lydia Pachkov, correspondante et voyageuse russe des années 1890. Par contre, 83 elle a été profondément et durablement influencée par Pierre Loti. C’est d’ailleurs cette prégnance qui explique en partie la sympathie et l’attirance de l’Islâm. Celui qui lui a fait prendre conscience de cette dépendance est Eugène Brieux, homme de lettres et dramaturge célèbre en 1900. C’est également ce dernier qui lui est venu au secours financièrement durant l’été 1901. Tout cela n’est même pas évoqué.

Khelifa Benamara omet aussi de préciser qu’Isabelle Eberhardt est arrivée à El-Oued, en août 1899, au crépuscule, moment essentiel quant à la manière dont elle a perçu le pays. Après le procès de son agresseur et son expulsion en juin 1901, il ne signale pas que Slimène a obtenu un congé et a pu accompagner sa fiancée jusqu’à Marseille. Dans cette ville, il ignore aussi que le colonel de Rancougne, qui est intervenu pour obtenir la permutation de Slimène, est allé jusqu’à envoyer son propre neveu pour permuter avec l’intéressé. Même le problème de la conversion d’Isabelle Eberhardt est traité rapidement. Jusqu’à preuve du contraire, on ne connaît aucun document, ni témoignage qui indique qu’elle s’est convertie à l’Islâm, en été 1897. Peut-être n’y eût-il aucune cérémonie et qu’Isabelle fût devenue musulmane en même temps qu’elle a été initiée comme kadrïya, en été 1900 ?

A tout cela, il faut ajouter des erreurs historiques. Les Français ne s’installèrent pas à Ain Sefra à cause du soulèvement de Bouamama, mais ce dernier se révolta, car il savait qu’ils allaient s’y installer. D’ailleurs, un officier en mission à Tiout pour fixer le point d’installation renseigna les autorités sur les premiers mouvements du . D’autre part, le biographe active le mythe des tribus irréductibles et a une perception de la situation fortement manichéenne. La résistance à l’occupation dépendait d’un patriotisme local et de l’attachement sentimental à la terre des aïeux et Mohammed Harbi a raison d’affirmer : « Certains auteurs ont parlé de nationalisme. Ce mot n’est pas adéquat, car les réactions algériennes se rapportent davantage à une vision communautaire et culturaliste qu’à l’idée de nation1 ». De plus, la fin de la révolte des Ouled Sidi Cheikh privait le sud-ouest algérien de tout moteur efficace.

1. Cf. 1954. La guerre commence en Algérie, éd. Barzakh. 84

Khelifa Benamara avance : « les archives des Territoires de commandement disponibles ne sont pas complètes et n’ont pas livré tous leurs secrets » (p.230). Par ce que j’en sais, je suis persuadé que les surprises qu’il en attend soient bien désagréables pour ceux qu’il traite de tribus irréductibles. En tout cas, en 1904, certains Douï-Menia s’étaient déjà nettement positionnés en faveur de l’occupant et cela les archives le prouvent amplement. Pour Lyautey, il fait erreur quand il affirme que celui-là communiquait directement avec le ministre, sans d’ailleurs préciser lequel ; il le faisait avec le gouverneur général, mais il était tenu d’informer en même temps la hiérarchie militaire.

Deux derniers points montrent à quel point, le biographe ne retient que ce qui l’arrange. Selon lui, c’est au cours du rapide voyage de février 1904 que tout a été arrangé entre Lyautey et Isabelle Eberhardt en ce « qui concerne se futures missions » ! D’abord, il est erroné de dire que ce déplacement vient de l’initiative de Lyautey. C’est Victor Barrucand qui voulait découvrir la région et il a naturellement demandé à sa collaboratrice de l’accompagner.D’ailleurs, le journaliste renouvellera un autre déplacement au cours de ce même mois de l’année suivante pour aller se recueillir sur la tombe d’Isabelle Eberhardt. Et le reste est à l’avenant : le second long séjour n’est pas non plus une sollicitation du général, mais un vœu d’Isabelle Eberhardt, qui s’est alors assurée du soutien financier de la Dépêche algérienne et ce qu’on lit dans la biographie, soutenant que l’écrivain « promet d’écrire un recueil de textes qui sera dédié à Lyautey et publier par l’Akhbar » n’a aucun fondement réel. Les premiers textes sur ce séjour sont effectivement publiés par La Dépêche algérienne.

Le biographe a une manière particulière de manier les citations et les témoignages. Ainsi de la citation de Lyautey concernant son appréciation d’Isabelle Eberhardt, il coupe après « réfractaire » (p.212) et plus loin, pour enlever à ce mot toute sa charge sémantique, il la qualifie de « réfractaire rentrée dans le rang » ! Il faut savoir ce que le mot dignifie : un(e) réfractaire est quelqu’un qui résiste, qui refuse de se soumettre. Voilà ce qu’Isabelle Eberhardt était. De plus, la suite du passage ne laisse aucun doute sur son comportement : « trouver quelqu’un qui soit vraiment soi, qui est hors de tout préjugé, de toute inféodation, de tout cliché, et qui passe à travers la vie aussi 85 libéré de tout qu’un oiseau dans l’espace, quel régal… ». Si hors de toute inféodation et aussi libéré qu’un oiseau dans l’espace ont un sens, ce n’est certainement pas celui que leur donne Khelifa Benamara.

En ce qui concerne le témoignage de l’anarchiste, on le qualifie d’extrapolation. D’abord, relevons deux erreurs dans la biographie : Isabelle Eberhardt n’a jamais rencontré ersonnellement Ernest Girault, mais un certain Polin et celui-là n’est venu qu’une seule fois en Algérie et avec (ce que les biographes de la célèbre anarchiste lui reprochent). Pourquoi détourner le sens de la requête de l’écrivain auprès de Polin : Isabelle Eberhardt a très bien pu rencontrer celui-là au cours de décembre 1903, au retour justement de son premier séjour. Et rien n’indique que ce fut avant celui-ci. Et contrairement à ce qu’écrit Khelifa Benamara, je continue à explorer cette piste et je ne l’ai pas abandonnée (je ne connais d’ailleurs personne d’autre qui s’y intéresse) et ce n’est que dans son esprit qu’elle est une impasse. Maintenant, il tient à tout prix de faire d’Isabelle Eberhardt une espionne, et de présomptions, de dépréciatifs à la limite de l’insulte (« jeter son dévolu sur Slimène», p. 225). A mes yeux et contrairement à ce qui est écrit, Isabelle n’était pas « une écervelée » (p.125) ni même « une fofolle » (p.110).

Une autre distorsion biographique se trouve dans « Pour ce qui est du Tafilalet, il est convenu d’y laisser aller Isabelle si les circonstances le permettent » (p.209) Or pour qui sait lire, cela est tout simplement faux. L’idée d’aller dans cette région est née de la rencontre à la zâouïa de Kenadsa, en juillet, avec un Berbère qui y a ramené le troupeau volé. Isabelle Eberhardt y renonce en grande partie, justement parce qu’elle n’en avait pas informé les autorités. Au dernier chapitre « Départ » de Sud- Oranais, quand le Berbri El Hassani lui dit : « Réfléchis, Si Mahmoud […] tant qu’il est encore temps de te décider pour ce voyage », elle écrit : « La tentation est bien forte, et j’ai failli y succomber. Mais partir ainsi sans autorisation supérieure, sans même avertir personne ! » (pp.226-227). Alors je voudrais bien savoir où se trouve la concertation préalable ?

Il y a bien d’autres affirmations de cet ouvrage que l’on pourrait infirmer, par exemple la soi-disant emprise du lieutenant Berriau sur Isabelle, alors qu’elle a eu de bonnes relations avec le lieutenant Paris. Maintenant, je 86 tiens à rassurer K. Benamara : André Le Révérend, auteur d’une thèse de Doctorat d’Etat et de plusieurs ouvrages sur Lyautey (dont celui-là en signale un), a avoué n’avoir jamais trouvé aucune preuve sur une utilisation d’Isabelle Eberhardt par Lyautey ; pourtant, c’est le meilleur connaisseur de ce personnage et celui qui a pris connaissance de toutes les archives, même privées. D’autre part, K. Benamara s’étonne que la question de l’espionnage soit traitée en quelques lignes par Edmonde Charles-Roux, dans sa volumineuse biographie. Si elle l’a fait aussi rapidement, c’est qu’elle n’a trouvé rien de consistant sur le sujet. Après la parution de son Nomade j’étais (éd. Grasset, 1995), je lui adressé une analyse d’une dizaine de pages et je connais assez l’écrivaine pour savoir que son désir de vérité ne lui a jamais fait envisager la moindre envie de dissimulation. Jeter la suspicion sur quiconque n’abonde pas dans le sens de vos idées n’est pas honnête.

Pour en terminer, souhaitons que ceux qui veulent écrire sur Isabelle Eberhardt prennent d’abord soin de s’informer de son œuvre, de distinguer ce qu’elle a écrit de ce que d’autres ont ajouté. Ainsi est-il faux de reproduire la fin imagée de Victor Barrucand dans Sud- Oranais, qui après « le grand charme d’il y a un mois s’est évanoui » a ajouté une note romantique : « Alors, rageusement, pressant les flancs de ma jument blanche, je m’élance dans un galop fou, et le vent du désert tarit mes yeux humides… ». Pourtant, mon édition critique de Dans l’ombre chaude de l’Islam a déjà signalé cet ajout. D’autres passages cités dans I. E. et l’Algérie – et que nous avons déjà incriminés – ne sont nullement de sa plume. Par exemple le chapitre « Réflexions du soir », en conséquence, il n’y a chez l’écrivain aucun « vieux écho de panthéisme » (p.175). A la page 166, l’auteur reproduit également un passage profondément modifié par le même Barrucand au sujet de la pépinière d’Aïn-Safra. Le chapitre « Esclaves » n’existe plus dans le manuscrit et pour toutes ces pages 153 au milieu de la 158 (mis à part la 2º moitié de la p. 154), on ne dispose plus que de ce que le premier éditeur a remanié (chapitres : « Entrée à la zâouïa », « Vie nouvelle » (deux divisions crées par V.B.), « Petit monde des femmes » et « Esclaves »). D’ailleurs, les trois lignes finales du dernier chapitre, qui ont survécu et que j’ai exhumées, sont en contraction avec ce que V. Barrucand a livré et l’entache de suspicion, donc on ne peut pas conclure du caractère raciste de l’écrit original.

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Tout ce qui est excessif n’est pas digne d’intérêt et l’ouvrage de Khelifa l’est assurément. A part les trois parties citées, le reste est pétri de trop de certitudes, de trop d’allégations, de trop d’incises dépréciatives et même parfois de m

alveillance. Dommage qu’il ait cru devoir honorer de telle manière celle qui repose dans un cimetière de sa ville et si prés de ses propres parents !

Choix de texte à méditer : La papauté contre l’Islâm, éditions le Turban noir, Paris, 2007

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Charles André Gillis

Ce livre dont nous présentons des extraits à nos lecteurs comme nous le faisons d’habitude est sorti tout récemment en librairie. Son auteur est un intellectuel français de confession musulmane, très connu, qui se situe dans la tradition spirituelle de René Guénon, Abdewahid Yahia, soufi de tendance châdilite, mort et enterré au Caire. Dans la lignée de son illustre maître, Charles André Gillis critique l’institution de la papauté qui s’est fourvoyée avec les cercles les plus hostiles à la tradition primordiale dont l’Islâm est la plus claire expression en devenant une simple caste de dignitaires religieux, jaloux de leurs privilèges.

Ce livre se situe, certes, sur un plan purement spirituel, mais il nous aide à comprendre les raisons de cette hostilité acharnée de la papauté contre l’Islâm, une religion qui a pourtant beaucoup de points communs avec le Christianisme.

I. Une inquiétante volte-face.

Le 30 décembre 1993, le Saint-Siège signait l’accord fondamental dans lequel il reconnaissait l’Etat d’Israël. Cet acte solennel avait de quoi surprendre : depuis la création de l’Etat sioniste, les Papes n’avaient cessé d’exiger l’établissement d’un statut garanti internationalement pour Jérusalem. Paul VI avait pris soin, notamment lors de son pèlerinage de 1964 en terre sainte, de maintenir une stricte neutralité dans le conflit qui opposait les Juifs et Arabes et à se poser en défenseur des trois religions du livre. L’adoption par la Knesset, en août 1980, d’une loi annexant Jérusalem et la proclamant capitale officielle de l’Etat juif avait montré le peu de cas que les dirigeants sionistes faisaient des exigences vaticanes. Néanmoins Jean-Paul II lui-même, dans sa lettre apostolique Redemptionis Anno du 20 avril 1984, déclarait encore : « les peuples et les nations qui ont à Jérusalem des frères dans la foi, Chrétiens, Juifs, Musulmans, ont un motif spécial de faire tout leur possible pour préserver le caractère sacré, unique, irremplaçable de la ville. Il faut trouver une manière concrète et utile de sauvegarder de façon harmonieuse et stable les intérêts divers et les aspirations, de la protéger de manière adéquate et efficace par un statut garanti internationalement ». L’expression « frères dans la foi » incluait notamment les fidèles des trois religions issues d’Abraham, tandis que « les intérêts divers », pris en compté, étaient aussi ceux des musulmans. De surcroît, l’exigence « d’un statut garanti internationalement » impliquait 89 que la papauté ne faisait pas confiance aux dirigeants sionistes pour assurer et garantir l’harmonie souhaitée. Comment donc expliquer que, moins de dix ans après cette proclamation solennelle, le même Jean-Paul II, par une volte-face qui jette une ombre sur la fin de son pontificat, abandonnait tout sens de l’équité et toute prudence et s’en remettait, sans aucune garantie, au bon vouloir de ces mêmes dirigeants dont la légitimité était soudain reconnue ? Non seulement les droits de l’Islâm et des musulmans cessaient d’être défendus, mais aussi les intérêts des communautés chrétiennes, catholiques et orthodoxes, du Moyen-Orient. Sans doute la papauté pensait-elle sauvegarder les siens ; mais c’était là naïveté pure car le seul point de l’accord qui intéressait vraiment les Juifs était la reconnaissance de leur Etat. Le ministre israélien des Affaires étrangères, M.Yossi Beilin, se montra astucieux diplomate en acceptant des concessions de pure forme (un accord fondamental plutôt que l’accord de principe souhaité à Jérusalem, qui aurait subordonné toutes les garanties juridiques et politiques désirées par le Vatican à la reconnaissance préalable de l’Etat juif). Le Saint-Siège s’imagina que ses positions étaient sauvegardées. De la part d’une institution sacrée qui bénéficiait d’une expérience bi- millénaire, on aurait pu s’attendre à moins de candeur. La reconnaissance devenait effective par la signature de l’accord qui eut lieu le même jour, non au Vatican, mais à Jérusalem. En revanche, les conventions juridiques et financières qui devaient suivre furent remises à plus tard et ne seront négociées qu’après une dizaine d’années. L’Etat hébreu se sentait en position de force et tenait à montrer qu’il était désormais le maître du jeu diplomatique. Les précautions prises par le Vatican apparurent bien vite dérisoires, ce qui faisait partie des objectifs poursuivis. Le sionisme utilise toujours la dérision pour réduire les prétentions éventuelles de ceux qui s’imagineraient avoir droit à une quelconque gratitude pour avoir reconnu un Etat illégitime au regard du droit sacré. Toute concession est interprétée comme un aveu de faiblesse, aussitôt exploité. La dérision fut utilisée ainsi contre Yasser Arafat à la fin de sa vie ; non pas en dépit du fait qu’il avait reconnu l’Etat litigieux, mais bien parce qu’il l’avais reconnu. A Jérusalem on ne se gêne plus pour dire qu’à Rome l’Etat juif « est devenu kasher ».

« Lorsqu’on compare l’attitude de Jean-Paul II, non plus à celle de Paul VI qui fut aussi la sienne au début de son pontificat, mais avec celle du pape qui fut le témoin des débuts du sionisme, le contraste est saisissant : il s’agit de Pie X que Théodore Herzl 90 rencontra le 25 janvier 1904, moins de six mois avant sa mort. La veille, il avait été reçu par le roi Victor Emmanuel III et le 22 par le redoutable diplomate qu’était le cardinal Merry del Val, secrétaire d’Etat au Vatican. Deux points méritent d’être soulignés. Le plus important est que le pape et le cardinal exprimèrent tous deux un point de vue purement théologique, où la diplomatie n’avait aucune part. Pie X dira : « Les Juifs n’ont pas reconnu Notre-Seigneur, par conséquent nous ne pouvons pas reconnaître le peuple juif » ; et Merry del Val, de manière plus explicite :

« Tant que les juifs nieront la divinité du Christ, nous ne pourrons certainement pas cheminer avec eux. Non possumus. Non que nous leur souhaitions le moindre mal. Au contraire, l’Eglise les a toujours protégés. Ce sont pour nous des témoins nécessaires de ce qui s’est passé pendant les jours où le Seigneur a visité la terre. Mais ils persistent à nier la divinité du Christ. Comment donc, à moins de renier nous-même nos plus hauts principes, pourrions- nous accepter qu’ils prennent possession de la terre sainte ? »1.

« Cette inclusion de certaines revendications islamiques n’eut cependant qu’une portée tactique et circonstancielle, tout comme la référence aux trois monothéismes issus d’Abraham, qui prévalait également à cette époque. On le vit bien dans la phase suivante du processus de déviation qui conduisit à une reconnaissance de l’Etat juif, non pas sans condition ni contrepartie, mais sans que soit obtenue une garantie quelconque pour assurer que celles-ci seraient respectées. Cette fois, l’aspect religieux était totalement absent : l’Eglise faisait mine de traiter avec un Etat laïque, tout en emboîtant le pas à l’Organisation pour la Libération de la Palestine qui ne représente en aucune manière les intérêts de l’Islâm. Faisant désormais cavalier seul, le Vatican négociait avec l’Etat juif comme s’il s’agissait des Comores ou du Guatemala. Les limitations et les risques d’une position qui considérait le sionisme comme un simple mouvement politique et profane furent alors portées à leur comble.

« La fin du pontificat de Jean-Paul II et l’avènement de Benoît XVI mettront en lumière l’étendue du désastre. Non seulement l’Eglise

1. Ibid., p.108 91 reconnaît la légitimité de l’Etat sioniste, mais elle envisage désormais de « cheminer » avec lui, pour reprendre l’expression du cardinal Merry del Val qui a dû se retourner dans sa tombe ! Toute mesure, toute équité élémentaire sont aujourd’hui délaissées. Quel déferlement médiatique pour tenter, comme toujours, de justifier l’injustifiable devant les yeux du monde moderne : Jean-Paul II, premier pape qui visite une synagogue ; Jean-Paul II devant le Mur des Lamentations ; Jean-Paul II ami des juifs depuis sa prime jeunesse. Au moment de la signature de l’accord fondamental, des esprits indulgents avaient pu penser qu’il ne s’agissait de rien de plus que d’une faute diplomatique commise par le Vatican. Seuls ceux qui connaissaient la vraie nature du sionisme mesurèrent la gravité de cet acte insensé puisqu’il impliquait une rupture avec l’Islâm qui jamais, quoi qu’il arrive, n’acceptera l’existence de l’Etat juif et ne reconnaîtra sa légitimité. S’il peut y avoir aujourd’hui un doute sur ce point, c’est uniquement parce qu’en l’absence d’un calife habilité à parler en son nom, la religion islamique n’est pas représentée extérieurement, ce qui permet d’attiser les divisions et de manipuler ses soi-disant représentants ; mais il n’en sera pas toujours ainsi et le droit divin aura nécessairement le dernier mot. Ce qui est en cause en l’occurrence n’est ni une querelle entre des peuples ou des Etats pour contrôler la terre sainte, ni un « choc de civilisation » (expression particulièrement inadéquate et vide de sens), ni même une guerre de religions, mais bien le respect du droit sacré qui est la raison d’être de toutes les civilisations traditionnelles. La papauté, justement parce qu’elle prétend représenter le Christ, c’est-à-dire le verbe divin, commettait une faute irréparable qui indiquait une hostilité contre l’Islâm dont Jean-Paul II n’eut peut-être pas pleinement conscience ; elle fut révélée plus clairement après sa disparition, quand l’avènement de Benoît XVI fit apparaître l’existence d’une politique délibérée. Comment oublier l’impudence des paroles qu’il prononça dans son homélie de la place saint Pierre, au cours de la messe inaugurale de son pontificat ? Après avoir adressé son salut à diverses catégories de Catholiques successivement énumérées, depuis les « chers frères Cardinaux et Evêques » jusqu’aux « fidèles laïcs engagés dans la vaste construction du Règne de Dieu qui se répand dans le monde », le nouveau pontife adressa ses paroles affectueuses « à tous ceux qui, renés par le sacrement du Baptême, ne sont pas encore dans la pleine communion avec nous » ; et il ajouta : « et à vous, chers Frères du peuple juif, auxquels nous sommes liés par un grand patrimoine spirituel 92 commun qui plonge ses racines dans les promesses irrévocable de Dieu ». Ce salut appuyé, solennel, prononcé dans une circonstance qui lui donnait un retentissement mondial, ne revêtait sa signification véritable que par les paroles qui suivirent : « Enfin notre pensée va à tous les hommes de notre temps, croyants ou non croyants ». Quelle omission révélatrice ! Les musulmans étaient rangés anonymement dans une catégorie où il n’était même plus précisé s’ils faisaient partie des croyants ou des non croyants ! Fallait-il déduire d’une présentation aussi tendancieuse que le Vatican n’entendait plus se préoccuper des lieux saints de l’Islâm (ce qui, compte tenu de l’ambition sioniste de reconstruire le Temple à l’emplacement de la Mosquée d’Omar serait particulièrement inquiétant) ? Fallait-il comprendre que le nouveau pontife assimile aujourd’hui l’Islâm au « terrorisme à motivation islamique » stigmatisé par le cardinal Ratzinger moins d’un an avant son élection ?1 Quoi qu’il en soit, ce n’est sûrement pas l’attitude « nouvelle » de Benoît XVI en Turquie qui pourrait apporter une réponse à ces questions et à d’autres plus essentielles encore. Une clarification s’impose, car elle est dans l’intérêt de tous : nous tenterons de l’opérer dans la présente étude. La tradition islamique est héritière de la vérité totale ; c’est à sa lumière qu’il convient d’examiner les positions de la papauté actuelle afin de pouvoir, en profondeur et en connaissance de cause, porter un jugement sur elle. Nous entendons nous en tenir, pour l’essentiel, au rappel des principes, sans accorder aux palinodies et aux revirements diplomatiques du Saint-Siège plus d’importance qu’ils n’en ont en réalité. Puissent ceux qui gouvernent l’Eglise catholique romaine retrouver une sagacité suffisante pour ne plus esquiver, au moyen d’astuces et de déclarations équivoques, les questions de fond qui se posent !

IV. L’Eglise manipulée. « Dans une précédente étude2, nous avons montré que le but ultime du sionisme n’est pas la création d’un Etat : celui-ci n’est qu’un moyen en vue du rétablissement d’un judaïsme hégémonique, illégitime au regard du droit sacré. Il s’agit de mettre en scène une parodie du messianisme impliquant la constructionà Jérusalem d’un « troisième

1. Cf. Infra, le chapitreX. 2. Cf. La profanation d’Israël selon le droit sacré, p. 63-64. 93

Temple », qui figure aujourd’hui déjà sur les plans de la ville sainte, à l’emplacement de la mosquée d’Omar. On ne peut rien comprendre à la folie apparente de la politique sioniste si l’on imagine qu’elle a pour ambition d’assurer la sécurité et le bien-être du peuple juif : ceux-ci ne sont qu’accessoires et seront sacrifiés sans scrupule si la « résurrection » (c’est le terme antitraditionnel utilisé) d’un Israël contrefait l’exige. Tel est pourtant bien l’argument avancé pour la justification du sionisme politique : la tentative de génocide perpétrée par le nazisme autoriserait les juifs à rétablir leur puissance extérieure sans égard pour la sanction divine qui les a frappés parce qu’ils s’ont pas voulu reconnaître la mission de Jésus. Le lancinant rappel, au nom du « devoir de mémoire », des persécutions nazies a pour principale raison de prévenir toute remise en cause de la légitimité de l’Etat sioniste et du dogme intangible qui obligerait toutes les nations du monde à le reconnaître de jure. La visée pseudo-messianique de cette entreprise est confirmée par la manière dont la papauté fut conduite à encourager une modification profonde de la mentalité catholique et de l’attitude séculaire de l’Eglise à l’égard des juifs. L’instauration d’un pseudo-messianisme sioniste impliquait la nécessité de discréditer le messianisme chrétien : telle est, selon nous, la raison pour laquelle la création de l’Etat d’ « Israël » s’accompagne d’une mise en accusation publique de l’Eglise catholique et de la papauté : la première fut accusée d’être partiellement responsable des persécutions nazies pour avoir incité les chrétiens, pendant des siècles, à mépriser les juifs ; la seconde de s’être tue et de ne pas avoir dénoncé publiquement la tentative de génocide, ce qui visait personnellement Pie XII.

« Dans ces conditions, la visite que Jules Isaac rendit au pape Jean XXIII le 13 juin 1960 revêtait évidemment un caractère politique. L’historien remit au Souverain Pontife un dossier sur l’antisémitisme théologique dans la catéchèse de l’Eglise1. Trois mois plus tard, Jean XXIII demandait au cardinal Bea de préparer une déclaration sur la question juive en vue d’un examen ultérieur par le concile. Celle-ci, intitulée de Judaeis, fut présentée à la commission centrale préparatoire du concile. Elle souleva un tel tollé qu’elle fut rejetée en juin 1962 et ne put donc être soumise, comme prévu, à la première session qui se déroula du 11 octobre au

1. C’est l’ « enseignement du mépris », célèbre formule dont il est l’auteur. 94

8 décembre de la même année. L’indignation était partagée par les chrétiens dits « conservateurs » qui n’admettaient pas que l’on remette en cause l’enseignement traditionnel de l’Eglise et par les Arabes, chrétiens et musulmans, qui virent dans le décret proposé un acte politique « qui irait dans le sens d’une reconnaissance de l’Etat d’Israël » : la suite des événements montra qu’ils avaient raison. Cette conjonction occasionnelle d’intérêts différents mérite d’être soulignée : les chrétiens conservateurs n’étaient pas forcément hostiles à une reconnaissance de l’Etat d’Israël et les chrétiens arabes ne voyaient pas forcément d’un mauvais œil des changements dans l’enseignement de l’Eglise. Signalons, parmi les conservateurs qui se rendirent à Rome pour combattre les arguments de Jules Isaac (et qui eurent recours, pour ce faire, aux moyens de pression habituels de la politique partisane), la présence du vicomte Léon de Poncins, auteur de plusieurs études sur les méfaits de l’influence juive, dont René Guénon a rendu compte dans les études traditionnelles : Les forces secrètes de la révolution (compte rendu d’octobre 1930) ; La guerre occulte de juillet 1936) et la mystérieuse internationale juive (compte-rendu d’octobre 1936). Rappelons que c’est à l’occasion de ces recensions que notre maître précisa sa pensée sur la question qui nous intéresse ici. Léon de Poncins à consacré un ouvrage entier aux changements intervenus dans l’enseignement de l’Eglise à ce moment critique de l’histoire religieuse contemporaine ; il a pour titre : le Judaïsme et le Vatican. Une tentative de subversion spirituelle et fut publié en 1967, peu après la fin du concile.

A la suite du rejet du projet de décret De Judaeis, le cardinal Bea, fort de l’appui de Jean XXIII, ne s’avoua pas vaincu. Comme il était président du Secrétariat pour l’unité de chrétiens, il eut l’idée, plutôt saugrenue, d’intégrer la question juive à l’intérieur d’un autre schéma, celui sur l’œcuménisme qui devait être soumis à la deuxième session du concile qui se tint du 29 septembre au 4 décembre 1963. Le 18 novembre, la discussion fut ouverte par le cardinal Cicognani qui déclara d’embée qu’il s’agissait de déterminer l’attitude des catholiques, non seulement à l’égard des autres chrétiens, mais aussi à l’égard des croyants d’une « autre religion ». Deux chapitres avaient été ajoutés au schéma initial : le quatrième qui traitait des relations avec les croyants non chrétiens, et le cinquième qui traitait de la liberté religieuse, en particulier de la situation des croyants dans les pays communistes. Le titre du 95 chapitre IV est révélateur de l’évolution qui s’opère à ce moment : « Du rapport des Catholiques aux non-chrétiens, et plus spécialement aux juifs ». Il s’agit, on le voit, d’une formulation intermédiaire entre le De Judaeis initial et le titre qui prévaudra dans la déclaration Nostra Aetate : « Sur l’Eglise et les religions non-chrétiennes » où il n’est apparemment plus du tout questions des juifs ; mais, comme nous l’avons dit, cette apparence est trompeuse, car c’est bien la question juive qui demeure la raison d’être de l’ensemble du texte et qui constitue son contenu principal. Le cardinal Bea tenta, tant bien que mal, de justifier cette astuce en déclarant que les principes œcuméniques devaient aussi pouvoir s’appliquer « aux non-chrétiens qui rendent un culte à Dieu. Cela vaut surtout lorsqu’il s’agit des juifs qui sont liés avec l’Eglise du Christ sous un rapport spécial »1. Il va de soi qu’une telle extension du sens donné au terme « œcuménisme » est artificielle, car celui-ci ne peut s’appliquer légitimement qu’au mouvement visant à réunir l’ensemble des églises chrétiennes en une seule ; sa portée est purement « ecclésiale ». Par ailleurs, l’œcuménisme sous-entend la primauté de Rome puisque le Souverain Pontife détient seul le droit de régir l’Eglise universelle ; appliquer ce terme à l’ensemble des croyants (c’est-à-dire, si l’on se réfère à la définition contestable de Nostre Aetate, de tous ceux dont « la vie est imprégnée d’un profond sens religieux ») est évidemment inadmissible, car cela revient à dire que l’Eglise romaine à vocation de régir l’ensemble des croyants comme elle a vocation de régir l’ensemble des chrétiens. On en revient, une fois de plus, à l’affirmation : « Hors de l’Eglise, pas de salut ».

« Il convient d’insister sur le fait que l’œcuménisme est une conception limitative, sans rapports avec l’universalité véritable telle qu’elle est enseignée par l’Islâm. L’unité des religions et des révélations est métaphysique dans son principe et traditionnelle au degré des formes et des formulations. Elle n’a d’autre source et d’autre essence que l’Esprit divin. Ce n’est, ni une perpétuité dans l’ordre temporel, ni, à plus forte raison, un accord fondé sur la définition dogmatique formulée par l’Eglise. Il s’agit d’une vision et d’une reconnaissance (ashhadu, c’est-à-dire je témoigne qu’il n’y a d’autre divinité qu’Allâh) qui transcende le degré humain, même envisagé dans sa totalité. La métaphysique traditionnelle n’est pas une théologie, encore moins

1. Cité par Tincq, op. Cit, p. 30. 96 une philosophie ; il s’agit de l’Unité principielle que les musulmans appellent : tawhîd. Les envoyés du Très-Haut transmettent cette doctrine sacrée aux hommes en l’adaptant à la diversité des temps, des lieux et des mentalités, selon les formulations énoncées par la Sagesse divine. Comme il s’agit toujours et partout d’une seule et même doctrine, ces envoyés divins, en dépit de la diversité formelle de leurs messages, se confirment et se déclarent véridiques les uns les autres1. Telle est la conception de l’universalité traditionnelle en Islâm ; elle n’a assurément rien de commun avec l’oecuménisme proposé par le cardinal Bea aux Pères conciliaires pour mieux faire passer sa déclaration sur les juifs !

« La ficelle était tout de même un peu grosse, de sorte que le nouveau texte suscita les mêmes réactions d’hostilité violente que le premier chez les conservateurs, et surtout chez les chrétiens arabes. Il fut retiré en totalité, malgré l’instance du cardinal qui s’obstinait à déclarer, contre toute évidence, qu’il s’agissait d’une question exclusivement religieuse : « Il n’ y a pas de danger que le concile se mêle des questions ardues qui concernent les relations entre les Etats arabes et Israël »2. Ce retrait fut facilité par le souhait du nouveau pape. Paul VI, plus avisé que le cardinal, voulait à tout prix éviter une discussion qui risquait de compromettre le pèlerinage qu’il avait l’intention d’accomplir en Terre sainte dès le début de son pontificat. A la différence de ses prédécesseurs, et surtout de ses successeurs, Paul VI avait conçu une véritable politique moyen orientale : pour obtenir l’établissement d’un statut garanti internationalement pour Jérusalem, il entendait renforcer l’autorité de l’Eglise et montrer qu’elle était capable de jouer un rôle de médiateur entre les deux parties en conflit : les Juifs et les Arabes. Il prit le plus grand soin, tout au long de son voyage, de ne poser aucun geste qui aurait pu être interprété d’une manière quelconque comme une reconnaissance de l’Etat hébreu, allant jusqu’à adresser ses remerciements, une fois revenu à Rome, au « Président Shazar. Tel-Aviv » alors que le Chef de l’Etat résidait à Jérusalem ! En

1. Voici, par exemple, comme s’exprime Jésus dans un verset coranique : « Ô Fils d’Israël, je suis l’Envoyé d’Allâh (venu) vers vous pour confirmer ce qu’il y avait avant moi (c’est-à-dire la loi de Moïse) et, pour vous annoncer un envoyé qui viendra après moi, dont le nom est Ahmad ». (Cor., 61,6). 2. op. cit., p.33. 97 dépit de leur irritation, les dirigeants sionistes firent preuve de patience et demeurèrent fidèles à leur tactique constante : engranger à chaque étape les bénéfices qu’elle leur apportait, sans se préoccuper des revers, afin d’obtenir davantage à l’étape suivante. Ils attendirent le décès de Paul VI pour proclamer officiellement que Jérusalem était la capitale éternelle de l’Etat juif, réduisant ainsi à néant l’ambition diplomatique de ce pape qui eut tout de même le mérite d’être plus lucide et clairvoyant que ses malheureux successeurs.

« Il était nécessaire de rappeler tout ceci afin de mieux faire comprendre la portée exacte de la déclaration Nostra Aetate et de monter qu’elle ne reflétait pas vraiment la position de l’Eglise, ni même celle de la papauté, mais uniquement, et pour un temps, celle qui n’était pas sans évoquer les pires dérives de la démocratie parlementaire, le cardinal Bea, lors de la troisième session du concile (14 septembre- 21 novembre 1964) présenta un nouveau schéma. Ce document ne s’intéressait plus exclusivement aux juifs comme celui qui avait été préparé pour la première session ; il n’était plus annexé à la question de l’œcuménisme comme celui qui avait été préparé pour la seconde ; il s’intitulait cette fois : des juifs et des non-chrétiens. Ce titre, à l’instar des précédents, demeurait conforme à l’intention initiale qui avait été celle de Jules Isaac et de Jean XXIII, mais, pour la première fois, celle- ci-était envisagée dans une perspective apparemment universaliste puisqu’il s’agissait à présent de traiter des relations de l’Eglise avec l’ensemble des autres religions. Néanmoins la discussion s’envenima une fois de plus (sur une question qui semblait purement théologique : l’accusation de déicide), les oppositions resurgirent avec la même violence, et le texte, présenté le 25 septembre, fut présentée sous une formr qui n’était certes pas définitive, mais qui figurait sous le titre qui fut finalement adopté : des relations de l’Eglise avec les religions non- chrétiennes ; officiellement, il n’était plus question des juifs. Paul VI avait réussi à faire envisager le problème d’une manière plus conforme à la perspective qui lui convenait et qui était celle d’une relative ouverture dans le domaine traditionnel.

« Cet « esprit » fut maintenu, vaille que vaille, au début du pontificat de Jean-Paul II ; il se manifesta notamment dans la rencontre d’Assise, le 27 octobre 1986, où furent conviés les représentants des grandes confessions du 98 monde. Son seul mérité réel, à nos yeux, fut de montrer les limites du « dialogue » tant prôné et de la « collaboration avec ceux qui suivent d’autres religions » (pour reprendre les termes de Nostra Aetate) : si les hôtes de Jean- Paul II étaient invités à « prier ensemble », il n’était évidemment pas possible d’envisager une prière commune. Loin de refléter l’unité métaphysique et l’universalité traditionnelle, ce type de manifestation où les croyants sont juxtaposés en est la caricature : il met en lumière les limites d’une conception purement ecclésiale, pour ne pas dire ecclésiastique, de l’universalité et montre cruellement que l’Eglise catholique, pour des raisons que nous examinerons plus loin, ne dispose pas des moyens doctrinaux et rituels adéquats au rôle qu’elle prétend jouer dans le monde. La rencontre d’Assise, tout comme les voyages de Jean-Paul II en Inde et au Maroc, montrent surtout le caractère artificiel du fameux « dialogue » et de la collaboration. Lorsque, en 1993, Jean- Paul II renouvela son invitation, elle ne suscita plus guère d’enthousiasme et beaucoup la déclinèrent. Il est particulièrement regrettable qu’il se soit trouvé des musulmans, ignorants de la doctrine universelle et des privilèges statutaires de leur religion, pour participer à ces réunions (ou à d’autres du même genre, mais d’une portée plus limitée, comme celles organisées jadi par Louis Massignon-Vieux marché sous prétexte de rendre hommage aux « Sept Dormants »). Il doit être bien compris que, de toutes façon, ils ne peuvent engager qu’eux-mêmes : le musulman qui participe à de telles rencontres, tout comme celui qui accepte de reconnaître l’Etat juif, cesse ipso facto de représenter l’Islâm.

« Dis : ô (vous) les Gens du Livre ! Elevez-vous jusqu’à une Parole également valable1 pour nous et pour vous : nous n’adorons qu’Allâh et nous ne lui associons rien et nous ne prenons pas certains d’entre nous comme seigneurs en dehors d’Allâh … » (Cor., 3,64).

« N’argumentez pas avec les Gens du Livre, si ce n’est au moyen de ce qui constitue l’excellence ; sauf à l’égard de ceux d’entre eux qui sont injustes ; et dites : nous croyons en ce qui nous a été révélé et en ce qui vous a été révélé ; notre divinité et la vôtre n’en sont qu’une : c’est à elle que nous somme soumis » (Cor, 29, 46).

1. Selon l’admirable traduction de Michel Vâlsan. 99

« Le refus de reconnaître l’existence, la légitimité et l’autorité des doctrines ésotériques a privé l’Eglise catholique des repères indispensables pour affronter la question spirituelle majeure de notre temps : la coexistence de nos contemporains de l’ensemble des religions et des formes traditionnelles qui ont subsisté jusqu’à nos jours. Selon la révélation islamique, celles-ci sont unes dans leur principe éternel et réunies dans leur origine temporelle que René Guénon a appelée : « la tradition primordiale ». Le Prophète a dit : « La meilleure parole que j’ai dite, moi et les prophètes avant moi, c’est : Lâ ilâha illa Allâh ». De là, les croyants et les connaissants qui suivent les religions antérieures sont convoqués et invités à rejoindre l’Islâm : ce sont les premiers mots du Coran après la Fâtiha :

« Alif-lâm-Mîm : ceci est le Livre dans lequel ne subsiste aucun doute ; guidance pour tous ceux qui ont conservé la crainte pieuse : ceux qui croient au mystère, qui accomplissent la Prière (c'est-à-dire les rites permettent de parvenir à Dieu), qui dépensent une part de ce que nous leur avons octroyé (en vue du purifier l’usage des dons divins reçus) ; ceux qui croient en ce qui t’a été révélé et en ce qui a été révélé avant toi, et qui ont la certitude de la vie future ; ceux là (oeuvrent) selon une guidance venue de leur Seigneur (car c’est Allâh, le Seigneur des seigneurs, qui les a guidés vers Lui par l’unité présente dans les révélations précédente) et ce sont ceux-là qui subsisteront (car leur foi et leur science seront préservées par la reconnaissance de l’Islâm et l’adhésion à la révélation faite au Prophète) (Cor., 2, 1-5).

« Cet événement sans précédent dans l’histoire du monde met en lumière l’excellence et la prééminence de la loi islamique envisagée en tant que « Religion Pure », (le dîn qayyim coranique). Celle-ci, qui est compromise aujourd’hui par certaines formes d’ « intégrisme », mais qui sera restaurée dans sa pureté originelle par le Christ de la Seconde Venue, est appelée à réaliser l’unité traditionnelle finale de la présente humanité, qui sera comme un reflet de la tradition primordiale et le germe de l’Alliance divine qui régira le « siècle futur ». En effet, toutes les révélations divines antérieures ont en commun, ou bien d’avoir été adressées à des peuples particuliers : leur caractère dérivé ( par rapport à l’hindouisme pour le premier et par rapport au judaïsme pour le second) les disqualifie pour assurer la fonction eschatologique dévolue 100 providentiellement à l’Islâm, comme nous le montrerons plus loin. La situation sans précédent créée par la coexistence actuelle des religions et des formes traditionnelles a pris celles-ci à contre-pied, car elles n’étaient pas préparées pour y faire face et découvraient soudain le caractère particulier et relatif de leurs dogmes et de leurs croyances. L’Islâm s’est trouvé, quant à lui, dans une position inverse : il découvre et réalise sa vocation universelle, alors que la langue de la révélation islamique l’avait confiné dans une position géographique limitée, pour l’essentiel, au monde arabe et à des région limitrophes. Une langue sacrée est, pour l’expression des vérités éternelles, un instrument spirituel et symbolique incomparable, mais elle comporte forcément une certaine particularisation ; c’est d’ailleurs pourquoi l’ésotérisme islamique enseigne que l’Elite initiatique qui constitue le plérôme suprême (dîwân al-awliyâ), et qu’elle s’exprime en arabe uniquement lorsque le Prophète de l’Islâm est présent, ce qui correspond à une situation d’excellence1. « Les doctrines véhiculées par le différentes révélations sont métaphysiquement unes : à ce point de vue, l’Islâm ne jouit d’aucun privilège spécial, ce que l’œuvre de René Guénon a parfaitement mis en lumière. Son excellence n’est pas inhérente à sa vérité (qui est la même que celle des religions antérieures), mais à sa forme, élaborée par la sagesse providentielle pour être le support d’une Doctrine universelle. Cette doctrine était cachée dans les enseignements ésotériques de ces religions (et il va de soi qu’elle ne pouvait manifester son influence qu’à condition d’être admise et reconnue2) alors qu’elle est inscrite dans la forme extérieure de l’Islâm, ce qui n’est le cas pour aucune autre forme traditionnelle. En revanche, la Sakîna, c’est-à-dire la puissance opérative permettant la réalisation effective de l’œuvre divine en ce monde, est devenue intérieure et cachée dans le cœur des vrais croyants. Cette double inversion qualifie l’Islâm, tant dans sa doctrine que par sa méthode, pour rétablir à la fin des temps la religion universelle pure : telle est la raison profonde de l’hostilité dont il est aujourd’hui l’objet, car il faut bien voir que les vérités que nous rappelons ici, une fois de plus, donnent l’unique clé permettant de répondre à la question qui domine le

1. Cf. Kitâb Al-Ibrîz, p. 218 et 328. 2. A cet égard, la position des représentants actuels de l’Eglise est absurde : on peut certes nier l’ésotérisme, mais non écarter l’Apocalypse de saint Jean qui en procède directement. 101 monde contemporain : celle de la révélation adéquate au défi posé par les contradictions apparentes des religions auxquelles les hommes sont demeurés attachés.

« Un texte pourrait accréditer l’idée que l’Eglise catholique avait pris elle-même conscience de sa situation à l’intérieur de ce monde nouveau : il s’agit de la déclaration connue sous le nom de Nostra Aetate, par référence aux premiers mots de son Préambule : « A notre époque (nostra aetate) où le genre humain devient de jour en jour plus étroitement uni et où les relations entre les divers peuples augmentent, l’Eglise examine plus attentivement quelles sont ses relations avec les religions non chrétiennes ». Le titre du document : Des relations de l’Eglise avec les religions non chrétiennes est trompeur et de nature à faire oublier son contenu et sa signification véritables, car il s’agit en réalité de la version finale d’une déclaration sur la question juive dont le projet, dès 1960, avait été confié par le pape Jean XXIII au cardinal allemand Augustion Bea en vue d’un examen par la concile Vatican II. Nostra Aetate fut promulgué cinq ans plus tard, le 28 octobre 1965, sous le pontificat de Paul VI. Avant d’examiner la partie qui concerne les musulmans et la « foi islamique », il nous faut rappeler les circonstances qui on conduit à cette surprenante métamorphose ; elles mettent en lumière une double équivoque : contrairement à ce que semblent indiquer le nom, le titre et une partie du contenu de Nostra Aetate, l’Eglise ne s’est jamais intéressée qu’à une seule religion autre qu’elle-même : le judaïsme. Il ne faut donc pas s’étonner outre mesure de voir qu’en pratique seule la partie du texte relative aux juifs est prise en considération aujourd’hui, car le Décret initial préparé par le cardinal Bea s’appelait : De Judaeis. Du maquillage pseudo-universaliste de Nostra Aetate plus rien ne demeure que le trompe-l’œil. Tel est notamment le sens de l’accent mis par le cardinal Ratzinger, puis par Benoît XVI, sur les dangers du « relativisme ». Dès 1996, au cours d’une conférence à Guadalajara (Mexique) devant les présidents des commissions doctrinales de l’Amérique latine, le prélat dénonçait les « idées de tolérance » ainsi que la « théologie pluraliste des religions » qui, selon lui, « a pris désormais la place qu’a occupée la théologie de la libération au cours de la dernière décennie » ; combattre ce courant théologique avec une telle référence équivaut à formuler dans un langage plus moderne l’adage bien connu : « Hors de l’Eglise, pas de 102 salut ». Dans cette optique, Nostra Aetate n’aura finalement été rien d’autre qu’un compromis diplomatique destiné à faire accepter un changement radical de la vision que les catholiques avaient des juifs ».

Les activités du H.C.I

Précisions utiles

Dans un de nos numéros précédents, nous avons publié un article du Président du Haut Conseil Islamique le Dr Chikh Bouamrane, sur le père Charles de Foucauld et le rôle qu’il joua à Tamanrasset où il s’est installé jusqu’à sa mort. Cet article qui avait été déjà publié dans une revue académique avait suscité en son temps des réactions de chercheurs et d’écrivains qui s’intéressent à la vie de ce personnage. Nous avons trouvé une lettre envoyée à l’auteur par un savant français voulant participer au débat sur la vie et l’œuvre de de Foucauld. Nous la publions telle quelle afin que nos lecteurs puissent en avoir connaissance.

Le Comité de rédaction

« Cher Monsieur et ami,

Lors du séminaire de Tamanrasset, votre conférence m’avait laissé un excellent souvenir. La lecture de votre texte me confirma la parfaite objectivité de votre relation des faits.

« Le P. de Foucauld avait compris qu’il n’aurait pas d’influence sur Moussa ag Amastane parce que celui-ci était sous l’influence religieuse du marabout de Teleya, dans l’Adrar des Iforas. Ce marabout, ami de la paix, conseilla lui-même à Moussa de se rapprocher des Français dans l’espoir d’amener les Touaregs à ne plus pratiquer le pillage, qu’il réprouvait au nom de la morale religieuse.

« Mais le P. de Foucauld eut un autre ami, Ouksem Agorar, amra des Daf Rali, qu’il aurait voulu, à un moment, voir aménokal, plutôt que Moussa ag Amastane. Il est d’ailleurs curieux que lui- même, alors qu’il était d’origine aristocratique, ait préféré les 103 imrad, trouvant les imochars trop arrogants et pressurant trop leurs serfs, y compris ceux qui travaillaient dans les jardins. Cet état d’esprit provenait sans doute de son état religieux.

« En ce qui concerne son bordj et les armes qu’il y avait entreposées, c’était essentiellement pour protéger les sédentaires de Tamanrasset des pillards éventuels venus de l’extérieur. S’il s’est souvent occupé des questions militaires, ce qui est prouvé par sa correspondance avec Laperrine, il ne fait pas de doute que c’était dans le but de parvenir à une pacification avec le moins de heurts possibles. Par contre, il a demandé, à plusieurs reprises, à Laperrine de relever de leur commandement des officiers qu’il jugeait trop autoritaires et manquant de souplesse, dont l’action allait à l’encontre de ce qu’il qualifiait alors d’apprivoisement.

« Lorsque je suis arrivé au Hoggar en 1929, le souvenir du P. de Foucauld était encore bien vivace, en dépit du fait que ces nomades guerriers, pour qui la vie compte bien peu, n’étaient pas doués d’une sensibilité affective comparable à la vôtre ou à la mienne. Il est néanmoins incontestable qu’il a contribué au rapprochement entre touaregs et français, ceux-ci il est vrai très peu nombreux en ces années dans ce pays. Même les jeunes, qui ont entendu parler du « marabout » par leurs anciens, l’évoquent toujours avec respect.

« Les événements de 1916-1917 ne se seraient certainement pas produits sans influence extérieure, en l’occurrence celle des Allemands, alliés aux Turcs et qui avaient poussé ces derniers à envoyer des émissaires et à utiliser les senoussistes pour fomenter la révolte. Kadhafi est tout à fait dans leur lignée.

« En ce que me concerne, j’ai contracté de nombreuses amitiés chez les gens du Hoggar, en particulier dans la famille de l’aménokal et chez les imrad Dag Rali. Au séminaire, j’ai retrouvé avec grand plaisir Marly ag Amaïas, l’un des hommes les plus intelligents du Hoggar et aux sentiments les plus élevées.

« Comme je séjournais souvent chez eux, mon rôle a souvent consisté à arranger diverses petites affaires, ce que je m’efforçais toujours de faire à leur profit, mais il n’y eut jamais rien de grave.

104

« En vous disant tout le plaisir que j’ai eu à vous revoir, je vous prie de croire à mes sentiments les meilleurs.

Le 21 février 1984 Herni Lhote 11 rue de l’Arc de Triomphe 75017 Paris

Communiqué du Haut Conseil Islamique

 Le Président du Haut Conseil Islamique, le Docteur Bouamrane Chikh a reçu récemment la délégation islamo-chrétienne de Lyon conduite du côté musulman par Mrs Azzedine Gaci, recteur de la mosquée Othmane de Villeurbanne et Kamel Kebtane recteur de la grande moquée de Lyon et, du côté chrétien, par le cardinal Philippe Barbarin, Archevêque de la région Rhone-Alpes, ainsi que par l’écrivain Christian Delorme. La délégation était accompagnée d’un groupe de journalistes français de différents organes d’information.

Au cours de cet entretien, le Président du Haut Conseil Islamique, entouré de ses proches collaborateurs, a insisté sur le respect mutuel qui doit caractériser les rapports entre les adeptes des deux religions ; il est nécessaire d’éviter toute immixtion dans la religion de l’autre. Il a insisté aussi sur l’utilité pour les deux religions d’œuvrer ensemble au nom de leurs valeurs communes, sur la base de se connaître, se comprendre et coopérer.

105

Le cardinal Barbarin prit ensuite la parole pour insister sur le devoir d’oublier les préjugés du passé et de se respecter mutuellement, en s’écoutant les uns les autres. Ensuite, le Pr. Gaci est intervenu pour dire combien ce genre de rencontres est bénéfique pour les adeptes des deux religions, en souhaitant qu’elles soient encouragées et multipliées.

A la fin, le Docteur Bouamrane a souhaité un bon séjour à la délégation de Lyon en Algérie, en espérant que leur sa tournée soit fructueuse et suivie d’autres rencontres du même genre.

 Le H.C.I a reçu également en février 2007 durant la matinée, une délégation de députés de partis socialistes européens, comprenant des délégués de l’Espagne, de l’Italie, du Portugal et de l’Autriche. La délégation était accompagnée de Mme Leila Ettayeb ancienne ministre et membre du Conseil de la Nation.

 La présidente de la délégation, Mme Pasqualina Napoletano, vice Présidente du groupe parlementaire du Parti socialiste européen, a pris la parole pour dire que la délégation est venue à Alger pour comprendre ce qu’est l’Islâm sa position sur la violence, le terrorisme, le dialogue des civilisations et les droits de l’homme.

Le Président du H.C.I a pris ensuite la parole en rappelant à la délégation la vocation et les attributions du H.C.I consistant à corriger les concepts et à présenter l’Islâm sous son véritable visage, de tolérance, de paix et de respect des autres.

Il a fait un large tour d’horizon concernant les relations islamo-chrétiennes, en mettant l’accent sur la contribution de l’Islâm dans la transmission de la science et du savoir depuis les anciennes civilisations humaines à l’Europe médiéval.

Il a expliqué à la délégation que les accusations portées contre l’Islâm ne reposent sur aucun fondement sérieux en montrant qu’il s’agit là de préjugés et de stéréotypes attribués arbitrairement à l’Islâm par quelques orientalistes et des journalistes mal informés ou de mauvaise foi.

Enfin, il a rappelé que le dialogue et la coexistence ne signifient rien sans la justice et a recommandé aux membres de la 106 délégation d’user de toute leur influence pour œuvrer à rétablir le peuple palestinien dans ses droits légitimes.

 Communiqué du Haut Conseil Islamique après les attentants d’avril 2007 à Alger et dans sa banlieue

Au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux.

Le Haut Conseil Islamique condamne avec fermeté les actes criminels commis par des individus qui n’ont rien à voir ni de prés ni de loin avec l’Islâm. En effet, notre religion interdit catégoriquement la violence et ne l’autorise que dans des cas de légitime défense, où il s’agit de défendre sa vie, sa foi ou sa patrie. Quel crime ont commis ces innocents qui sont tombés victimes de ces actes ? Des familles entières ont été endeuillées ; des enfants sont orphelins du jour au lendemain ; des femmes sont veuves, des fonctionnaires et de simples citoyens innocents ont été emportés par cette violence aveugle. Le Haut Conseil Islamique, réitère sa ferme condamnation de ces événements tragiques que rien ne justifie et réaffirme que l’Islâm, dans son essence, est une religion d’amour, de paix, de tolérance, de fraternité et de solidarité. L’Islâm appelle à la compréhension entre les peuples, les cultures, les religions et les civilisations.

Ce qui est encore plus étonnant, c’est que certains de ces extrémistes, dans leur aveuglement, considèrent que leurs actes se rattachent à l’héroïsme qui a distingué l’Islâm à ses débuts. Rien n’est plus inexact qu’une telle affirmation. Il va sans dire, que les expéditions à l’époque du Prophète (qsssl) avaient pour but de faire face aux agressions et aux persécutions des polythéistes et de défendre le message universel de l’Islâm. Le Prophète (qsssl) a été envoyé par Dieu comme miséricorde et non pour agresser les gens ou les forcer à croire, comme le confirme le Coran dans plusieurs versets : « Celui qui tue une personne qui n’a ni tué ni répandu la corruption sur terre est considéré comme s’il avait tué l’humanité

107 entière ». S5, v32. Et aussi : « Combattez pour la cause de Dieu ceux qui vous combattent, mais n’agressez personne, car Dieu n’aime pas les agresseurs ». S.2, v.190.

Le Haut Conseil Islamique s’incline devant la mémoire des victimes de ces attentats injustifiés et prie Dieu le Tout Puissant de leur accorder Sa miséricorde, de donner à leurs proches la patience et le réconfort pour supporter ce grand malheur et d’accorder aux blessés un prompt rétablissement. Enfin, il implore le Tout-Puissant afin de protéger le peuple algérien et notre pays et de nous assurer la paix, la sécurité et la stabilité. Puisse Dieu exaucer les prières de Ses serviteurs.

Alger le 23 Rabi’ El-Aouel 1428H, correspondant au 11/04/2007.

Le Président du Haut Conseil Islamique le Docteur Bouamrane Chikh

Communiqué du Haut Conseil Islamique lors sa trente deuxième session.

Le Haut Conseil Islamique a tenu sa trente deuxième session à son siège à Alger, sous la direction de son Président, le Docteur Bouamrane Chikh, le 7 Rabie El-Thâni 1428 de l’Hégire correspondant au 25 avril 2007 a p J.C. L’ordre du jour de cette session a été consacré à l’étude du bilan du colloque international qu’il a organisé du 14 au 16 Rabie El-Aouel 1428 de l’Hégire, (2 au 4 avril 2007) sur le thème : la civilisation musulmane en Andalousie au VIème de l’Hégire, XII a p J.C ainsi qu’au bilan de ses activités entre les deux sessions et au programme du prochain trimestre.

Après l’étude des points inscrits à son ordre du jour, le Haut Conseil a débattu de certaines questions islamiques qui concernent notre pays en particulier et le monde musulman en général.

1. La généralisation de l’éducation musulmane dans les institutions spécialisées : 108

Le Haut Conseil Islamique a exprimé sa préoccupation quant à l’avenir des nouvelles générations en raison de la propagation des maux sociaux, du dérèglement des mœurs, de la faiblesse des valeurs spirituelles et de la disparition de l’esprit civique. Il a rappelé la nécessité de généraliser l’éducation musulmane dans toutes les institutions spécialisées qui s’occupent de la formation du citoyen et de sa préparation à la vie sociale, dans la mesure où cette éducation est le moyen le plus adéquat pour mettre les jeunes à l’abri des dérives morales et de la délinquance pour les protéger contre les risques de l’acculturation et de la dépravation morale. Dans cette optique, le Haut Conseil Islamique rappelle les recommandations adoptées lors de la journée d’études qu’il avait organisée en collaboration avec le Ministère de l’Education nationale et le Ministère des Affaires religieuses et des Waqf sous le thème : l’éducation islamique dans le système éducatif de notre pays, le 31 janvier 2002.

2. La condamnation des actes blasphématoires envers le saint Coran.

Le Haut Conseil a exprimé sa ferme condamnation des tentatives de porter atteinte au saint Coran, que ce soit en le profanant ou en essayant de changer quelques versets à l’exclusion d’autres ou de déformer leur sens, en croyant à certains versets et en rejetant d’autres. Tel a été le cas de ceux au sujet desquels Dieu a dit : «Croyez-vous donc à une partie du Livre en excluant d’autres parties ? Et quelle autre rétribution, pour celui qui se comporte ainsi, que d’être humilié dans la vie ici-bas et d’être refoulé, au Jour du Jugement, vers le plus cruel des châtiments ? Rien de ce que vous faites ne saurait échapper à Dieu. Ceux-là ont troqué l’Ultime Demeure contre la vie de ce monde si bien que leur châtiment ne sera pas allégé et qu’ils ne seront pas secourus ». El- Baqara, s2. v85-86.

3. La mise en garde contre les tentatives de semer la discorde entre les sunnites et les chiites.

109

A la suite des campagnes hostiles visant le monde musulman, le Haut Conseil met en garde contre les plans qui tentent de semer la discorde entre les musulmans, sunnites ou chiites et qui tendent à aggraver les tensions entre eux dans le but avoué de diviser la communauté en groupes et factions hostiles. « Ceux qui ont divisé leur religion en la scindant en factions (hostiles), tu n’as rien de commun avec eux ; leur sort est entre les Mains de Dieu, puis Il leur rappellera comment ils agissaient ». El-An’âm, s6. v159.

4. Le refus de modifier le repos hebdomadaire :

Le Haut Conseil a analysé les positions de ceux qui recommandent de changer les journées du repos hebdomadaire sous prétexte de considérations économiques, et a exprimé son rejet total de tels arguments qui ne tiennent pas la route. Le judaïsme a adopté le samedi comme jour de repos hebdomadaire, le christianisme a adopté le dimanche, l’Islâm a adopté le vendredi. Quant aux activités financières, les organismes spécialisés assurent une permanence au bénéfice de leurs clients, quel que soit le jour de repos. Nous avons le meilleur exemple dans les pays musulmans qui ont adopté le vendredi comme jour de repos hebdomadaire et dont l’économie connaît un développement incontestable.

Le Haut Conseil Islamique a clôturé sa session ordinaire en appelant notre peuple à resserrer ses rangs pour faire face aux défis du monde actuel et à rester fidèle aux principes permanents de l’Islâm. C’est Dieu qui garantit l’aide et le succès.

Le Président du Haut Conseil Islamique

Le Docteur Bouamrane Chikh

Communiqué du Haut Conseil Islamique lors de sa trente- troisième session.

Le Haut Conseil Islamique a tenu sa trente-troisième session en son siège à Alger, sous la présidence du Dr Bouamrane Chikh, 110

Président du Haut Conseil, les 11 et 12 Djoumâda Etthâni 1428 de l’Hégire, correspondant au 26 et 27 juin 2007.

L’ordre du jour de cette session était consacré aux activités du Conseil entre les deux sessions. Le Conseil a procédé à l’étude de diverses questions éducatives et sociales et au choix du sujet du colloque international qu’il compte organiser au mois de Rabi’ El- Aouel 1429 de l’Hégire, correspondant au mois de Mars de l’année 2008.

Le Conseil a pris note des actions qu’il a réalisées durant le dernier trimestre. Il s’agit notamment de la publication de plusieurs livres, et de revues et la participation à des colloques et séminaires. Il a pris connaissance avec satisfaction des mesures prises par l’Etat en vue de mettre un terme à l’activité missionnaire dans notre pays. La minorité chrétienne qui vit parmi nous exerce librement son culte, tandis que les minorités musulmanes sont l’objet de mesures restrictives dans plusieurs pays occidentaux.

Le Conseil a condamné des comportements qui apparaissent ici ou là dans les médias et qui sont contraires à l’éthique et aux bonnes mœurs. Dans cette optique, le Conseil invite les institutions concernées par l’éducation et la culture à redoubler d’efforts pour maintenir et développer l’éducation de la société dans le respect de nos valeurs. Il a mis l’accent notamment sur le rôle des mosquées et des zaouias dans ce domaine.

Enfin, le Conseil a insisté de nouveau sur l’importance de l’éducation islamique et sa généralisation à toutes les institutions spécialisées dans l’éducation et la formation. Puisse Dieu nous guider tous dans le droit chemin.

Alger le 25 Djoumâda Etthâni 1428, correspondant au 10/07/2007. La cellule de communication du H.C.I chargée de la communication M. Chenguiti et M. Boudjenoun.

 Précisions du Haut Conseil Islamique

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Après l’annulation d’une mission à Londres

En date du 06 /11 / 2006, le Haut Conseil Islamique a reçu une délégation de musulmans britanniques.

Au cours de cette rencontre, les deux parties ont abordé la question du dialogue entre les religions et les civilisations ainsi que les problèmes liés à la présence de la minorité musulmane en Grande-Bretagne. A la suite de cette rencontre, l’Ambassade britannique à Alger nous a adressés une invitation à nous rendre à Londres avec une délégation.

Nous avons donné notre accord de principe. Une rencontre entre les deux parties devait étudier le programme de la visite et mettre l’accent sur les points importants.

Malheureusement, cette rencontre n’a pas eu lieu pour des raisons que nous ignorons. Nous avons appris les détails du programme à travers la presse, le 04/03/ 2007, c’est-à-dire la veille du départ. Nous nous sommes trouvés ainsi devant le fait accompli. Pour toutes ces raisons, le Président du Haut Conseil Islamique, le Docteur Bouamrane Chikh a estimé qu’il n’était plus en mesure de diriger cette délégation et a renoncé au voyage. Le Haut Conseil Islamique croit au dialogue entre les religions et les civilisations et le prouve par son action connue de tous.

En regrettant ce malentendu, le Haut Conseil Islamique espère que le dialogue se renouvelle dans des circonstances meilleures, sur la base d’une concertation entre les parties concernées.

Alger, le 05/ 03/ 2007 La cellule de communication du HCI.

 A Monsieur le Professeur Gaci Azzedine Recteur de la mosquée de Villeurbanne, Lyon

Monsieur le Professeur,

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Nous avons reçu les extraits de presse qui ont été publiés par les journaux français pendant et après votre voyage en Algérie en compagnie du groupe islamo-chrétien de Lyon.

Nous avons remarqué, en lisant ces comptes-rendus de la presse, que le rôle et la contribution du Haut Conseil Islamique dans la réussite de cette visite ont été presque totalement occultés. Pourtant, le H.C.I a œuvré grandement à la réussite de cette visite, en mettant à la disposition de votre groupe tous les moyens possibles pour lui faciliter le séjour. En effet, c’est à la suite de l’intervention personnelle du Président du H.C.I que le ministre des affaires religieuses s’est impliqué directement dans l’élaboration conjointe du programme de séjour de votre groupe avec le H.C.I. En outre, c’est à la suite d’une réunion de coordination au siège du H.C.I avec le ministre des affaires religieuses qu’il a été décidé d’organiser votre visite dans les différentes Wilayâ que vous avez visitées. Le H.C.I a aussi établi le programme de votre visite avec le Consul général d’Algérie à Lyon et le ministère des affaires religieuses.

Il est souhaitable que vous rétablissiez les faits dans leur exactitude en évitant de mettre en vedette deux institutions, à l’exception de celle qui a oeuvré le plus pour assurer à votre groupe le meilleur séjour en Algérie. Nous comprenons, toutefois, que vous n’êtes pas habitués à des manifestations de cette ampleur, mais il est utile que les pendules soient remises à l’heure, d’autant plus que notre Prophète (qsssl) dit à juste titre : « Donnez à chacun son dû ».

Dans l’espoir que nos relations se développeront à l’avenir dans l’intérêt de l’Islâm, croyez à nos salutations cordiales.

Alger, le 06 / 04/ 2007

P / le Président du Haut Conseil Islamique La cellule de communication M. Boudjenoun – M. Chiet – M.Chenguiti

 Relations avec la presse.

Le Président du Haut Conseil Islamique précise : La volonté de puissance vouée à l’échec 113

Compte rendu

Depuis quelques années, « on est en train de faire glisser ce sens de salafi sur une doctrine plus récente qui est celle de Mohammed Ben Abdelouahab », selon le président du HCI.

Le Président du Haut Conseil Islamique (HCI), Bouamrane Chikh, invité hier au forum de la Chaîne III « en toute franchise », a expliqué, en marge des débats, que le terme « salafi » véhicule deux sens différents, à savoir son sens réel et originel et un autre qui s’est greffé tout récemment. L’acception originelle porte sur le consensus du Prophète avec les compagnons, c’est-à-dire les quatre califes orthodoxes (râchidines), fortifié ensuite par le grande tradition des savants, à l’instar d’Al-Ghazâli, Ibn Rochd, Ibn Khaldoun et autres jusqu’à l’Emir Abdelkader et Ibn Bâdîs, et subit une évolution rapide avec Malek Benabi, Mohammed Iqbâl ou Ahmed Aroua. Ce sens, ajoute-t-il, vient du Coran et de la tradition du Prophète.

Cependant, depuis quelques années, « on est en train de faire glisser ce sens de salafi sur une doctrine plus récente qui est celle de Mohammed Ben Abdelouahab », explique le Président du HCI, qui invite à la vigilance contre l’amalgame entre ces deux sens distincts. « Il faut faire attention au sens qui se modifie progressivement dans notre société », souligne-t-il, citant, à titre d’exemple, l’évolution du concept Islâm en islamisme, puis en Islâm politique. Par ailleurs, l’invité de la Chaîne III a abordé la problématique du dialogue entre les civilisations, tout en prédisant l’échec de la volonté de puissance prônée par les Etats depuis, notamment, les attentats du 11 septembre. Pour lui, la théorie du choc des civilisations est l’œuvre d’une grande puissance qui veut mettre la main sur le reste du monde.

Le Président du HCI explique que cette hégémonie sur le monde se fait sur le plan économique d’abord, culturel ensuite et politique, enfin.

« Mais aucune grande puissance ne peut prétendre dominer le monde », dit-il, indiquant, l’existence, actuellement, de plusieurs grands blocs formés par les Etats-Unis, la Chine, l’Inde et la Russie.

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L’amalgame entre Islâm et terrorisme.

L’intervenant a critiqué la politique des Etats, créant des foyers de guerre comme la Somalie et l’Irak… . Il denoncé l’amalgame semé entre Islâm et terrorisme, indiquant que ce dernier est un phénomène mondial. Il cite, à titre d’exemple, les actes terroristes au pays basque, en Irlande du Nord ou les brigades internationales, souligne que l’Islâm est une religion du salut et de paix (salâm) comme le christianisme est une religion de l’amour fraternel ou encore le judaïsme. Mais il reconnaît que certains musulmans pratiquent l’extrémisme pour des mobiles idéologiques. Le Président du HCI ajouter que certains juifs sont hostiles à la création d’un Etat d’Israël et refusent la violence.

« Le jour où l’Etat d’Israël existera, le judaïsme disparaîtra », dira-t-il, en paraphrasant les rabbins de New York. Le Président du HCI déclare que le dialogue des civilisations repose sur trois urgences qui sont la connaissance, la compréhension et la coopération. Pour lui, l’ignorance est la source de tous les préjugés. L’étude de l’histoire des religions et des cultures fait ressortir trois reproches qui nous sont adressés depuis le Moyen-Age : fatalisme, fanatisme et immobilisme. Ils ne sont nullement fondés et doivent disparaître objectivement.

Il illustré le rapport des civilisations par l’exemple de saint Augustin qui constitue un carrefour de civilisations. L’Espagne musulmane représente également un trait d’union entre les civilisations musulmane et occidentale. Des chercheurs linguistes espagnols, ajoute-t-il, ont découvert que 60% des mots espagnols sont d’origine arabe ou berbère.

Pour Mr. Bouamrane, une civilisation durable a besoin de trois pyramides : la pyramide la plus large est la culture et l’éducation, la moins large représente l’économie et enfin la politique au service de la culture et de l’économie.

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