Exposition Souffle nomade Contenu dossier exposition // médiation scolaire en ligne

« Pour qui connait la valeur et aussi la délectable saveur de la solitaire liberté (car on n’est libre quand qu’on est seul), l’acte de s’en aller est le plus courageux et le plus beau. Égoïste bonheur, peut-être. Mais c’est le bonheur , pour qui sait le goûter. Être seul, être pauvre de besoins, être ignoré, étranger et chez soi partout, et marcher, solitaire et grand, à la conquête du monde. »

Isabelle Eberhardt (1877-1904 ), écrivain voyageuse.

« Dans l’, et particulièrement parmi les ordres soufis, la siyahat ou "errance", l’action ou le rythme de la marche fut utilisée pour permettre aux hommes de rompre avec les tentations du monde et de se perdre en Dieu. Le but du derviche était de devenir un "mort qui marche", quelqu’un dont le corps reste en vie sur la terre, mais dont l’âme est déjà au paradis. Un manuel soufi, le kashf-al-mahjub, déclare que, vers la fin de son voyage, le derviche devient le chemin et non celui qui l’emprunte, c’est à dire un lieu par lequel quelque chose transite, et non un voyageur suivant sa propre volonté. »

Bruce Chatwin, écrivain-voyageur

« Souffle nomade » J'aime marcher, rouler, voler. A pied, en voiture, en car, en avion... voyager rime en moi avec respirer, exister.

Prendre de la distance, dans tous les sens du terme, avec son habitat, ses habitudes, ses relations, n'est-ce pas le premier pas vers la liberté vraie ? Larguer les amarres, suivre la direction du vent, s'éloigner du connu, se perdre dans l’horizon... rêve que je caresse tous les jours. Terra incognita, no man's land...sont des expressions qui m’incitent au départ. Le voyage véritable, celui qui entraîne, ensemble, corps et âme, est une promesse toujours renouvelée.

Toute aventure, ne s’amorce-t-elle pas d’abord par un pas au dehors de (chez) soi ? Partir, loin si possible, pour l'étranger (ah le joli mot !), contempler de face des visages inconnus, entendre des accents étranges, goûter des saveurs nouvelles, habiter des lieux inédits... ajoutent de la vie à ma vie.

Je me sens toujours un peu nomade lorsque, suivant des traces imaginaires, je chasse des images improbables ou cueille des instants de vie. L'œil en éveil, bienveillant, j'observe le monde, les gens, l'époque. Je cherche la bonne distance, j'affine l'intention, doucement je m'approche puis je prends la photographie pour mieux la rendre : la photographie est ma manière d’échanger, d’entrer en dialogue.

J’aime partir, oublier mon identité figée, me perdre dans la rencontre. Chaque image est une trace, comme un caillou laissé sur le chemin, pour mieux me retrouver. Trouver mon propre équilibre, en contrebalançant les ombres et les lumières, voir plus clair, en ajustant la focale. Quant au temps, qui m'est compté, il s’écoule au rythme des clics de mon appareil qui s’est substitué au tic-tac de ma montre. Chaque photographie capturée est une image de moins dans ma vie... jusqu'au, chemin faisant, dernier clic qui me surprendra dans un ultime souffle... nomade !

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ISABELLE EBERHARDT, un compagnon de route.....

La photographie est pour moi, tout à la fois: expression, impression, émotion, concentration.

Une discipline de vie qui me permet de rester éveillé, émerveillé par ce qui s'offre à moi à chaque souffle. Ma relation au temps, s'en trouve modifiée, amplifiée. Un dialogue avec moi-même s'engage: trouver le bon angle, ajuster, composer, équilibrer, et guetter « l'instant décisif ». Je veux restituer le meilleur de moi-même, le meilleur de l'autre, le meilleur du monde. L'inattendu, voilà ce qui seul me pousse à prendre la route, appareil en bandoulière. Voyager n'est-ce pas partir vers l'inconnu ? S'extraire de son environnement sécurisé, prendre des risques, s'égarer, se retrouver... m'ouvrent à une part encore ignorée de moi-même, car au fond tout voyage, n'est-il pas double: extérieur et intérieur ? Chemin faisant, ma rencontre avec ISABELLE EBERHARDT, sa vie, son œuvre, a éclairé ma pratique photographique. Elle est devenue un compagnon de route, de voyage, d'errance et d'espérance.

Nordine Chakri –Photographe.

Désert de Taghit, Algérie ©Nordine Chakri

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NORDINE CHAKRI Nordine Chakri habite Chambéry. Nombre de ses photographies ont été publiées dans Libération, la Croix, l'Evénement du Jeudi, Immigration magazine, supplément du Monde, Télérama et l'Humanité- Dimanche. Il a exposé à Chambéry et en Savoie, mais aussi à Bordeaux, Amiens, Rostock, Hanovre et Luchow. En 1995, il est lauréat du concours national ILFORD "noir et blanc". Ses travaux photographiques l'ont emmené dans plusieurs régions françaises mais également en Suisse, Italie, Algérie, Maroc, Turquie et en Jordanie.

Le photographe est parti sur les traces d’Isabelle Eberhardt, ses photographies s’inspirent des différents lieux où Isabelle Eberhardt est passée ou a vécu (Genève où elle est naît le 17 février 1877, et l’Algérie qu’elle parcourt et où elle meurt le 21 octobre 1904, à l’âge de 27 ans). Au fur à mesure de son voyage, le photographe a tissé des liens et une relation quasi intime avec Isabelle Eberhardt.

Véritable dialogue entre Isabelle et Nordine, l’exposition comprend des photos couleur accompagnées de textes, à la manière d’instantanés, extraits de l’ouvrage Les Journaliers d’Isabelle Eberhardt.

Une belle occasion de découvrir le destin singulier et l’œuvre de cette journaliste, romancière et aventurière !

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Isabelle Eberhardt Repères biographiques

1858 Mariage à Moscou de Natalia Nicolaïevna Eberhardt et de Pavel Karlovitch de Moerder, général de l’armée du tsar, de quarante ans son aîné. Le couple aura six enfants.

1871 En raison de l’état de santé d’un des fils, départ pour la Suisse de Mme de Moerder, enceinte et de trois de ses enfants accompagnés de leur précepteur Alexandre Trophimovski. Augustin naît à Montreux à la fin de l’année.

1873 Mort du général de Moerder qui n’a pas revu sa famille depuis son départ pour la Suisse.

1877 Naissance d’Isabelle Eberhardt, le 17 février, à Genève.

1897 Mai : séjour à Bône () 28 novembre : mort de Natalia de Moerder

1899 Le 15 mai, mort d’Alexandre Trophimovsky à Genève Séjour d’Isabelle Eberhardt en Tunisie 8 juillet : départ de Tunis pour le Sud Constantinois (Algérie). Première découverte du et d’.

1900 Janvier : voyage en Sardaigne. De février à juillet : entre Paris et Genève. Août : séjour à El Oued. Rencontre de Slimène Ehnni. Initiation à la confrérie des Kadriya.

1901 29 janvier : victime d’un attentat à Behima. 18 juin : procès à Constantine de son agresseur, condamné aux travaux forcés. Expulsion d’Algérie et séjour à Marseille chez frère Augustin. 28 août : Ehnni la rejoint à Marseille. 17 octobre : mariage civil à la mairie de Marseille.

1902 Janvier : retour en Algérie. Installation du couple à la Casbah. Juin, juillet : voyage à Bou-Saada et El-Hamel. Rencontre avec Lella Zeyneb, maraboute de la confrérie des Rahmania.

1903 Janvier : deuxième voyage à Bou-Saada et El-Hamel. Septembre : départ comme reporter de guerre dans le Sud oranais Octobre : Rencontre avec Lyautey à Aïn Sefra.

1904 Voyage à Oujda (Maroc). Mai : séjour à Kenadsa. Septembre : retour à Aïn Sefra et hospitalisation. 21 octobre : Isabelle Eberhardt meurt dans l’inondation d’Aïn Sefra.

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1907 14 avril : mort de Slimène Ehnni.

1920 Suicide d’Augustin de Moerder à Marseille.

Tombe d’Isabelle Eberhardt à Aïn-Sefra ©Nordine Chakri

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Pour en savoir plus sur Isabelle Eberhardt

Vidéos

Interviews d’Edmonde Charles-Roux Archive INA : extrait de l’émission Apostrophes du 6 janvier 1989 à propos de la sortie du livre d’Edmonde Charles- Rous Un désir d’Orient, la jeunesse d’Isabelle Eberhardt (1er tome de la biographie d’I. Eberhardt) https://www.youtube.com/watch?v=C_DsIpG7b7E

Archive INA : extrait émission réalisée lors de la sortie du livre d’Edmonde Charles-Roux, Nomade j’étais, les années africaines d’Isabelle Eberhardt (2ème tome de la biographie d’I. Eberhardt). https://www.youtube.com/watch?v=KIJ4DJHeWCo

Extrait de « Isabelle Eberhardt ou la fièvre de l'errance'' de Ali Akika - Productions de la Lanterne https://www.youtube.com/watch?v=HI_YgRq0EWA

Café littéraire au Festival Étonnants Voyageurs 1991 Marie-Odile DELACOUR, Jean-René HULEU, Père Cominardi. Débat animé par Maëtte CHANTREL et Christian ROLLAND. https://vimeo.com/45533314

Nous signalons un film de fiction qui retrace la vie d’Isabelle Eberhardt mais un film « éreinté » par la critique lors de sa sortie en 1991. Isabelle Eberhardt, film réalisé par Ian Pringle en 1991 avec Mathida May, Tchéky Karyo et Peter O’Toole. Ce film est disponible en VO anglais non sous-titré (durée 115 mn) sur : https://www.youtube.com/watch?v=YNj0IDvEXNg

Film documentaire (Arte) https://www.youtube.com/watch?v=9rnJd4K_HVQ

Articles de presse « Isabelle Eberhardt lance les femmes dans l’aventure ». Tribune de Genève, 15 mai 2009 www.unige.ch/presse/static/ideesgenie/PDF15EBERHARDT.pdf

« Pionnières de la Suisse moderne, Isabelle Eberhardt: aventurière au pays des sables » article d’ Eléonore Sulser. Le Temps, 30 juillet 2014 https://www.letemps.ch/suisse/2014/07/30/isabelle-eberhardt-aventuriere-pays-sables

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Gare de Genève ©Nordine Chakri

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Exploitation pédagogique

Quelques pistes

L’œuvre d’Isabelle Eberhardt permet d'explorer de manière romanesque des terres lointaines jadis découvertes par des explorateurs qui les feront connaître au monde entier.

Ecrivaine-voyageuse, exploratrice, journaliste, reporter de guerre, souvent qualifiée de « Rimbaud au féminin » I. Eberhardt laisse plus de 2000 pages d’écrits. Elle exerce encore aujourd’hui une fascination sur le monde littéraire.

Isabelle E. a mené une vie d’aventurière. Sa volonté de s’affranchir de sa culture d’origine et son parcours personnel est celui d’une femme moderne qui transgressait tous les tabous, se déguisait en homme et critiquait le colonialisme. Cette femme aux multiples noms : « Meyriem, Nadia, Podolinsky, Abdallah, Mahmoud… », était totalement libre, elle ne recherchait pas l’exotisme mais s’intéressait à la culture de l’Autre en s’y intégrant pour mieux la comprendre.

Ces différentes facettes peuvent permettre d’aborder la question de l’émancipation féminine et de l’image de la femme Bousculer, déconstruire les stéréotypes, la place des femmes dans l’Histoire…

Français // Littérature// Thèmes littéraires  Imaginaire du désert, nomadisme, vagabondage littéraire

 Poétique du désert

 Littérature aventurière

 Paysage en littérature

Des liens littéraires sont possibles avec le journal des Goncourt, les textes de , d’ ou d’autres auteurs séduits par les charmes de l’exotisme.

Liens possibles avec d’autres écrivains voyageurs : Sylvain Tesson, Ella Maillart, Nicolas Bouvier…

Education à l’image // Arts visuels  parti pris du photographe, sa vie en lien avec les œuvres présentées, ce qu’il veut exprimer, ses choix artistiques

 impressions personnelles : que ressentez-vous face à ces œuvres ? faire preuve d’esprit critique face à l’image

 photos sur le thème du déplacement

Liens artistiques les Orientalistes (Delacroix, Fromentin…) : la recherche de dépaysement et des mondes exotiques comme nouvelles sources d’inspiration.

Liens avec les programmes scolaires de Français  Français - Seconde Bac Professionnel : « parcours de personnage » : figure du héros

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Figure féminine/féministe, pionnière, aventurière : liens possibles avec d’autres femmes aventurières avec Alexandra David-Néel, Karen Blixen, Ella Maillart

 Français -Terminale Bac Professionnel : « identité et diversité » - récits de voyage

o Voyage comme rupture, comme renouvellement de soi,

o Voyage comme aventure humaine

o Voyage comme regard sur l’autre et regard que l’autre porte sur vous

Les élèves de CAP et/ou Bac Professionnel pourront être amenés à s'interroger "sur la façon dont on perçoit l'autre, sur la manière dont on décrit ce qui est étranger à soi ".

 Français - Première générale et technologique : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIème siècle à nos jours : Piste N° 2 : Masculin / féminin

Lien avec le programme de littérature et société Enseignement d'exploration, seconde générale et technologique : Regards sur l’autre et sur l’ailleurs. Le voyage en Italie, le voyage en Orient : peintres et écrivains. Europe-Afrique : regards croisés. Récits et carnets de voyage, écrits d’ethnologues. L’exotisme. L’ailleurs utopique : un rêve rationnel. Explorations et colonisations. Figures de l’étranger : le barbare, l’indigène, l’immigré, l’errant.

Modalités de visite Visite accompagnée de l’exposition et rencontre avec Nordine Chakri sur RDV.

Attention : nombre limité.

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Extraits texte Rachel Bouvet Variations autour d'un paysage: le désert chez Isabelle Eberhardt

Rachel BOUVET

Cheminer à travers les récits d'Isabelle Eberhardt laisse une impression d' errance, de vagabondage, mais aussi de nombreuses impressions visuelles, un peu comme si une série de tableaux se déroulait devant nos yeux, des tableaux ayant pour thème, invariablement, le désert […].L' une des singularités de l'oeuvre d' Isabelle Eberhardt à cet égard est que le paysage occupe quasiment autant d'importance dans les nouvelles que dans les récits de voyage […].n'est pas rare que des écrivains-voyageurs découvrent ainsi un paysage qui les rejoint intimement, comme si un accord secret s'établissait avec un espace singulier, exotique au départ, de plus en plus familier à mesure que le temps avance. On pense aux pages de Lamartine consacrées au Liban, avec ses montagnes surplombant la mer, à celles de Loti sur la Turquie, sur la ville d'Istanbul en particulier'. En multipliant les sites, les panoramas, le voyage rend possible un autre rapport à l'espace, une relation singulière avec un lieu, comme si une certaine osmose se manifestait, parfois, avec un paysage jusque-là inconnu.[…] le paysage de dunes s'est imposé dans l'imaginaire français, au détriment du reg, la plaine caillouteuse, qui est pourtant la forme paysagère la plus fréquente au Sahara, parce qu'il est apparenté au rivage, aux sables du bord de mer, paysage qui s'était imposé, surtout au XIXème siècle, dans les domaines artistique, littéraire, touristique. Il suffit pour s'en convaincre d'observer la récurrence de la métaphore marine dans les descriptions du désert. Isabelle Eberhardt est loin d'être la seule à évoquer « le grand océan de sable gris» ; il semblerait bien que personne n'y échappe. Les écrivains, mais aussi les photographes, les peintres, les cinéastes, et les géographes eux-mêmes ont souvent relayé le mythe faisant du Sahara un désert de sable.[…] Si l'imaginaire collectif qui a marqué Eberhardt est celui de l'Europe coloniale du tournant du siècle, si les livres de Loti ont délimité une certaine esthétique", l'expérience concrète du désert conjuguée à la connaissance de la langue et de la culture arabes jouent également un rôle important dans l'acte de paysage à la source de la description. Que dire maintenant du lecteur ne possédant pas cette expérience du désert et ne connaissant pas la langue arabe?

Extraits de Variations autour d'un paysage: le désert chez Isabelle Eberhardt / Rachel BOUVET

Consultable sur : http://oic.uqam.ca/fr/system/files/garde/407/documents/cf7-6-bouvet-variations_autour_dun_paysage.pdf

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Extraits de textes

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Vagabondage

[…] Un droit que bien peu d'intellectuels se soucient de revendiquer, c'est le droit à l'errance, au vagabondage. Et pourtant le vagabondage, c'est l'affranchissement, et la vie le long des routes, c'est la liberté. Rompre un jour bravement toutes les entraves dont la vie moderne et la faiblesse de notre cœur, sous prétexte de liberté, ont chargé notre geste, s'armer du bâton et de la besace symboliques, et s'en aller! Pour qui connaît la valeur et aussi la délectable saveur de la solitaire liberté (car on n'est libre que tant qu'on est seul), l'acte de s'en aller est le plus courageux et le plus beau. égoïste bonheur, peut-être. Mais c'est le bonheur, pour qui sait le goûter. Être seul, être pauvre de besoins, être ignoré, étranger et chez soi partout, et marcher, solitaire et grand a la conquête du monde. Le chemineau solide, assis sur le bord de la route, et qui contemple l'horizon libre, ouvert devant lui, n'est-il pas le maître absolu des terres, des eaux et même des cieux ? Quel châtelain peut rivaliser avec lui en puissance et en opulence ? Son fief n'a pas de limites, et son empire pas de loi. Aucun servage n'avilit son allure, aucun labeur ne courbe son échine vers la terre qu'il possède et qui se donne à lui, toute, en bonté et en beauté. Le paria, dans notre société moderne, c'est le nomade, le vagabond, « sans domicile ni résidence connus »., En ajoutant ces quelques mots au nom d'un irrégulier quelconque, les hommes d'ordre et de loi croient le flétrir à jamais. Avoir un domicile, une famille, une propriété ou une fonction publique, des moyens d'existence définis, être enfin un rouage appréciable de la machine sociale, autant de choses qui semblent nécessaires, indispensables presque à l'immense majorité des hommes, même aux intellectuels, même à ceux qui se croient le plus affranchis. Cependant, tout cela n'est que la forme variée de l'esclavage auquel nous astreint le contact avec nos semblables, surtout un contact réglé et continuel. J'ai toujours écouté avec admiration, sans envie les récits de braves gens qui ont vécu des vingt et trente ans dans le même quartier, voire dans la même maison, qui n'ont jamais quitté leur ville natale.

Ne pas éprouver le torturant besoin de savoir et de voir ce qu'il y a là-bas, au-delà de la mystérieuse muraille bleue de l'horizon....Ne pas sentir l'oppression déprimante de la monotonie des décors...regarder la route qui s'en va toute blanche, vers les lointains inconnus, sans ressentir l'impérieux besoin de se donner à elle, de la suivre docilement, à travers les monts et les vallées, tout ce besoin peureux d'immobilité, ressemble à la résignation inconsciente de la bête, que la servitude abrutit, et qui tend le cou vers le harnais.

A toute propriété, il y a des bornes. A toute puissance, il y a des lois. Or, le chemineau possède toute la vaste terre dont les limites sont l'horizon irréel, et son empire est intangible, car il le gouverne et en jouit en esprit [ …].

(Extrait de Ecrits sur le sable, In Œuvres complètes, commentées et ordonnées par Jean René Huleu et Marie Odile Delacour, édition Grasset, 1988 )

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[…] Il est des heures à part, des instants très mystérieusement privilégiés où certaines contrées nous révèlent, en une intuition subite, leur âme, en quelque sorte leur essence propre, où nous en concevons une vision juste, unique et que des mois d’étude patiente ne sauraient plus ni compléter, ni même modifier. Cependant, en ces instants furtifs, les détails nous échappent nécessairement et nous ne saurions apercevoir que l’ensemble des choses... Etat particulier de notre âme, ou aspect spécial des lieux, saisi au passage et toujours inconsciemment ?

Je ne sais...

Ainsi, ma première arrivée à El Oued, il y a deux ans, fut pour moi une révélation complète, définitive de ce pays âpre et splendide qui est le Souf, de sa beauté particulière, de son immense tristesse aussi.

Après la sieste dans les jardins ombreux de l’oasis d’Ourmès, l’âme tout à l’attente anxieuse, irraisonnée d’une vision que je pressentais devoir dépasser en splendeur tout ce que j’avais vu jusqu’alors, je repris avec mon petit convoi bédouin la route de l’est, sentier ardu qui tantôt serpente dans les défilés fuyants des dunes, tantôt grimpe sur les arêtes aiguës, à d’invraisemblables altitudes, hasardeusement.

Après avoir traversé, lentement et comme en rêve les petites cités caduques enserrées autour d’El Oued : Kouïnine, Teksébett, Gara, nous atteignîmes la crête fuyante et oblique de la haute dune dite de Si Ammar ben Ahsène, du nom d’un mort qui y est enterré à la place où il fut tué jadis.

C’était l’heure élue, l’heure merveilleuse au pays d’Afrique, quand le grand soleil de feu va disparaître enfin, laissant reposer la terre dans l’ombre bleue de la nuit.

Du sommet de cette dune, on découvre toute la vallée d’El Oued, sur laquelle semblent se resserrer les vagues somnolentes du grand océan de sable gris.

Etagée sur le versant méridional d’une dune, El Oued, l’étrange cité aux innombrables petites coupoles rondes, changeait lentement de teinte.

Au sommet de la colline, le minaret blanc de Sidi Salem s’élevait, déjà irisé, déjà tout rose dans le reflet occidental.

Les ombres des choses s’allongeaient démesurément, se déformaient et pâlissaient sur le sol, devenu vivant alentour, pas une voix.

Toutes les cités des pays de sable, bâties en plâtras léger, ont un aspect sauvage, délabré et croulant.

Et, tout près, des tombeaux et des tombeaux, toute une autre ville, celle des morts attenante à celle des vivants.

Les dunes allongées et basses de Sidi-Mestour qui dominent la ville vers le sud-est semblaient maintenant autant de coulées de métal incandescent, de foyers embrasés, d’un rouge violacé d’une invraisemblable intensité de couleur.

Sur les petits dômes ronds, sur les pans de murs en ruines, sur les tombeaux blancs, sur les couronnes échevelées des grands dattiers, des lueurs d’incendie rampaient, magnifiant la ville grise en un flamboiement d’apothéose.

Le dédale marin des dunes géantes de l’autre route déserte qui mène à Touggourt, d’où nous venons par Taïbett- Guéblia, se dessinait, irisé, noyé en des reflets d’une teinte de chamois argenté, sur la pourpre sombre du couchant.

Jamais, en aucune contrée de la terre, je n’avais vu le soir se parer d’aussi magiques splendeurs !

Extrait de Au pays des sables http://www.bmlisieux.com/archives/eberha01.htm

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Bateau Marseille via Alger ©Nordine Chakri

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Bibliographie

Livres consacrés à Isabelle Eberhardt  Edmonde Charles-Roux, Isabelle du désert. Grasset, 2003 PRI B 000.340 (J.-J. Rousseau, 2ème étage)

 Patricia Bourcillier, Isabelle Eberhardt, Une femme en route vers l’islam, Flying Publisher, 2012 Disponible en téléchargement sur : pdf.flyingpublisher.com/IsabelleEberhardt.pdf

 Tiffany Tavernier, Isabelle Eberhardt : un destin dans l’islam, Tallandier, 2016. 916.1 EBE (J.-J. Rousseau, 1er étage)

Textes d’Isabelle Eberhardt

 Isabelle Eberhardt, Danièle Masse, Rakhil (roman inédit) Disponible en téléchargement sur : https://ebooks-bnr.com/ebooks/pdf4/eberhardt_rakhil.pdf

 Isabelle Eberhardt, Danièle Masse, Rakhil. Boîte à documents, 1990 PRI A 001.975 (J.-J. Rousseau, 2ème étage)

 Edmonde Charles-Roux, Un désir d’Orient : jeunesse d’Isabelle Eberhardt. 1877-1899. Grasset, 1989 910.4 CHA (G. Brassens)

 Edmonde Charles-Roux, Nomade j’étais : les années africaines d’Isabelle Eberhardt 1899-1904. Grasset, 1995 910.4 CHA (G. Brassens) PRI B 000.341 (J.-J. Rousseau, 2ème étage)

 Catherine Sauvat, textes ; Jean-Luc Manaud, photographies Isabelle Eberhardt ou le rêve du désert, Chêne, 2004 916.1 SAU (J.-J. Rousseau, 1er étage)

 Isabelle Eberhardt, Ecrits sur le sable, œuvres complètes, 01, édition établie, annotée et présentée par Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu Grasset, 1988 916.6 EBE (J.-J. Rousseau, 1er étage)

 Isabelle Eberhardt, Ecrits sur le sable, œuvres complètes, 02, édition établie, annotée et présentée par Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu Grasset, 1990 PRI A 001.975 (J.-J. Rousseau, 2ème étage).

 Isabelle Eberhardt, Sud Oranais J. Losfeld, 2003 916.5 EBE (J.-J. Rousseau, 1er étage)

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 Isabelle Eberhard, Journaliers, Joëlle Losfeld, 2002 916.5 EBE (J.-J. Rousseau, 1er étage)

 Elles ont conquis le monde : les grandes aventurières : 1850-1950, présentation Alexandra Lapierre ; dirigé par Christel Mouchard, Arthaud, 2007 910.9 ELL (J.-J. Rousseau, 1er étage)

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