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Cap-aux-Diamants La revue d'histoire du Québec

Joseph Lannin Le patron québécois de Alexandre Pratt

Aspects inédits du sport au Québec Numéro 113, printemps 2013

URI : https://id.erudit.org/iderudit/68941ac

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Éditeur(s) Les Éditions Cap-aux-Diamants inc.

ISSN 0829-7983 (imprimé) 1923-0923 (numérique)

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Citer cet article Pratt, A. (2013). : le patron québécois de Babe Ruth. Cap-aux-Diamants, (113), 17–20.

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par Alexandre Pratt

omment un orphelin québé- Sauf que le parcours invraisemblable cois sans le sou a-t-il pu devenir de Joseph Lannin n’est pas une ction. C le propriétaire des Red Sox de C’est l’histoire – étonnamment oubliée – Boston, le patron de Babe Ruth et l’hôte de l’exilé québécois ayant connu le plus de Charles Lindbergh pour le premier de succès aux États-Unis au tournant vol transatlantique? Retour sur le du dernier siècle. Un récit dans lequel parcours rocambolesque de l’athlète et se croisent le joueur de Babe entrepreneur Joseph Lannin. Ruth, l’aviateur Charles Lindbergh et le Certains établiront des parallèles avec compositeur George Gershwin. Forrest Gump ou Gatsby le Magnifique. Pourtant, Joseph Lannin n’est pas D’autres, avec l’univers d’Horatio Alger, né avec une cuillère d’argent dans la cet écrivain américain dont les romans bouche. Il voit le jour le 23 avril 1866 à relatent l’ascension de garçons coura- Saint-Dunstan-du-Lac-Beauport, un geux et déterminés. hameau de 350 âmes blotti dans les collinesau nord de Québec. La vie y est austère. Pas de restaurant, pas de taverne, pas même de magasin général. « C’est un pays montagneux et stérile », écrit un curé dans une supplique pour obtenir de l’aide. « Allons-nous laisser Joseph Lannin et . (Boston Daily Globe, 65 familles, déjà en proie à l’indigence, au 15 mars 1914). labeur du défrichement et aux imprévus, sans une chapelle qui remplace l’an- retier et déménage à Québec, dans le cienne, laquelle tombe en ruine? » quartier Saint-Louis. C’est dans les parcs Saint-Dunstan n’incarne pas le rêve de cette ville que Joseph Lannin aura ses américain auquel songeait le père de premiers contacts avec le sport organisé. Joseph Lannin, John, lorsque ce dernier Les années 1870 sont propices au déve- quitta son Irlande natale dans les années loppement de plusieurs sports dans la 1820. Sa vie en Amérique fut une lente capitale, particulièrement au sein de la agonie. Sa première femme et deux de communauté anglophone. Des clubs leurs lles ont succombé au choléra. Il de crosse et de rugby se forment. À s’est établi près du lac Beauport dans partir de 1878, la « crosse sur glace », une fermette chauée au bois et éclairée puis le hockey sont pratiqués. Le base- à la lampe à l’huile avec sa deuxième ball, lui, s’implante dans les collèges de épouse, Catherine Evers, et leurs huit la province. Athlète doué, avantagé par enfants. John et Joseph se connaîtront à la nature (il mesure 6 pieds à l’adoles- peine; le chef de la famille meurt à l’asile cence), Joseph suscite la convoitise des de Beauport en 1869, alors que son ls nombreuses équipes juniors de la ville. n’a que trois ans. À la suite du décès de son mari, Cathe- L’EXIL Joseph Lannin (Chicago Daily Tribune, rine Evers laisse sa ferme à son fils Joseph Lannin a quatorze ans lorsque 9 décembre 1913). Thomas. Elle se remarie avec un char- sa mère décède en décembre 1880.

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pp.04-43 (113)_PLUSPAGE.indd 17 2013-04-04 14:55:46 (Chicago Daily Tribune, 11 janvier 1914).

Trois options s’offrent à lui : rester à pour s’aligner avec South Boston. Son nalistes ont tous les sommaires qu’ils Québec, rejoindre son frère Thomas sur transfert permet à sa nouvelle équipe de désirent », relate le Boston Globe. la ferme familiale ou suivre les centaines ravir le titre aux Independents! En 1908, à la suite d’un incendie majeur de milliers de Québécois qui émigrent Le prolifique attaquant revient avec dans un de ses hôtels au cours duquel aux États-Unis, à la recherche d’un South Boston en 1886, mais une blessure il sauve lui-même des clients en les meilleur emploi. le tient à l’écart du jeu pour la n de la appelant dans leurs chambres, Lannin Suivant les traces de son père, Joseph saison. Il se découvre alors une passion diversifie son portefeuille. Il retourne Lannin choisit de refaire sa vie à pour le baseball. Les étés suivants, il à ses premières amours, le sport. En l’étranger. Sur le conseil de connais- monte une équipe avec des collègues 1912, il devient partenaire minoritaire sances dans le commerce de la fourrure, d’hôtels et de bars de la ville, avec des Braves de Boston, de la Ligue natio- il prend le chemin de Boston. Cette ville laquelle il connaît du succès. nale de baseball. Mais son désir de tout connaît une expansion extraordinaire; la Décidément, tout lui réussit. Au Adams contrôler reste inassouvi; il veut son population a crû de 45 % au cours de la House, les promotions se succèdent. propre club. décennie précédente. Son talent est remarqué par la concur- Aussitôt arrivé dans sa ville d’adoption, rence. Le Charlesgate le recrute comme À LA TÊTE DES RED SOX l’adolescent se trouve un boulot comme maître d’hôtel. Rapidement, il est promu Le moment ne peut être mieux choisi. Un bellboy dans un grand hôtel. Il a la tête gérant. Au tournant du siècle, avec le conflit fait rage entre les deux ligues de l’emploi. Les épreuves qu’il a aron- soutien d’amis, il acquiert un hôtel de majeures, la Nationale et l’Américaine, tées l’ont rendu mature et responsable. luxe, le Garden City à Long Island, et en et un troisième circuit naissant, la Ligue Physiquement, sa carrure détonne. « Il a construit un autre dans le Maine. fédérale. Ceux qu’on surnomme les l’apparence d’un jeune soldat », note le Joseph Lannin s’embourgeoise. En 1901 Fédéraux s’installent dans les marchés Boston Globe. Et il est particulièrement et 1902, il revient à Québec avec sa des ligues existantes et proposent des doué pour la conversation. femme et leurs deux enfants. Ses passe- hausses de salaire faramineuses aux Tout comme à Québec, il passe ses temps temps changent. Il délaisse le losange joueurs étoiles. La franchise des Red libres sur les terrains de jeu. En 1885, il de baseball pour les tournois de jeu Sox est fragile et risque de perdre le joint les Independents, l’équipe de crosse de dames, dont il est l’un des meilleurs meilleur frappeur de la Ligue améri- championne en titre de la Nouvelle- joueurs au pays. « Quand les tournois se caine, . Angleterre, composée majoritairement terminent aux petites heures du matin, Alors que le propriétaire des Red Sox d’Irlandais et de Canadiens français. Tout M. Lannin est le dernier à quitter la salle est en voyage à l’extérieur du pays, en juste avant la nale, il change de camp de jeu, car il veut s’assurer que les jour- décembre 1913, le président de la Ligue

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pp.04-43 (113)_PLUSPAGE.indd 18 2013-04-04 14:55:48 américaine, , orchestre turé est manifeste. Le « Bambino » fait un putsch. Il convainc Joseph Lannin constamment la fête. Son comportement d’investir 200 000 $ pour la moitié des exaspère ses coéquipiers, au point où parts des Red Sox et la présidence du Carrigan est forcé de le prendre comme club. Johnson espère que le nouveau cochambreur. À la n de l’été, Ruth est propriétaire, les poches pleines, l’aidera même cédé aux Grays de Providence, un à contrer les attaques des Fédéraux. club des mineures appartenant aussi à Joseph Lannin monte au combat. En Lannin. « Si quelqu’un avait prédit [qu’il mars 1914, il pose un geste qui a peut- deviendrait un dieu] en 1914, il se serait être, rétrospectivement, changé le cours fait interner à l’asile », con era son coéqui- de l’histoire du baseball. Le nouveau pier à l’auteur Lawrence propriétaire des Red Sox se trouve Ritter, quelques décennies plus tard. au port de New York pour y accueillir Malgré une spectaculaire remontée Tris Speaker, de retour d’une tournée en n de saison, les Red Sox termi- mondiale avec d’autres baseballeurs. nent deuxième et voient leurs rivaux Sur le quai, Lannin constate la présence de Boston, les Braves, remporter la des Fédéraux, sur place pour convaincre Série mondiale. Speaker de joindre la nouvelle ligue. Écoutant son instinct, Lannin loue un DEUX SÉRIES MONDIALES hors-bord et s’introduit dans le bateau La saison 1915 s’amorce sur un coup de de croisière afin d’être le premier à (Baseball Magazine, 1915, p. 11). génie de Joseph Lannin : un camp d’en- rencontrer Speaker. traînement lmé en Arkansas. Le docu- « J’ai un contrat signé dans ma poche et mineures dont le marché est attaqué mentaire, présenté gratuitement dans tu peux le compléter selon tes propres par une nouvelle équipe de la Ligue les salles de la Nouvelle-Angleterre, conditions, dans la mesure où elles fédérale. Aux prises avec un manque de relance l’engouement pour les Red Sox, sont raisonnables. Je veux régler ce cas liquidités, les Orioles acceptent 25 000 $ relégués dans l’ombre par les Braves une fois pour toutes », indique Lannin à de Joseph Lannin pour trois joueurs : le depuis la Série mondiale. Speaker, cité par les auteurs Glenn Stout receveur Ben Egan, le lanceur droitier Les Red Sox ne mettent pas de temps et Richard Johnson. Speaker est étonné. et le gaucher Babe Ruth. à reconquérir le cœur des amateurs de Le voltigeur rencontre brièvement les Carrigan est particulièrement content baseball de Boston. Bill Carrigan peut Fédéraux avant d’accepter l’offre de de pouvoir compter sur Shore. Ruth, compter sur un Tris Speaker en grande Lannin. Le propriétaire des Red Sox lui, n’est alors qu’un espoir comme les forme et l’une des meilleures rotations venait de mettre sous contrat le meilleur autres, un jeune adulte dont l’imma- de partants de l’histoire. Babe Ruth, frappeur de la Ligue américaine, un vingt ans, se distingue avec une fiche geste qui ébranla le nouveau circuit. À la de 18-8, mais surtout, quatre circuits suite de cet échec, la Ligue fédérale ne en seulement 92 apparitions au bâton. survivra que deux étés. Un exploit pour l’époque. Speaker, Cette signature enchante les Royal cette année-là, n’en a réussi aucun en Rooters – comme on appelle les parti- 547 présences ocielles. sans les plus dèles des Red Sox – qui lui L’équipe de Lannin termine la saison au orent un fer à cheval géant couvert de premier rang et se quali e pour la Série eurs. Des records de vente sont battus mondiale contre Philadelphie. La Série aux guichets. L’arrivée de Lannin a fait s’ouvre sur une controverse, alors que oublier la décevante quatrième place de les Phillies refusent de rendre disponi- la campagne précédente. bles 200 billets pour les Royal Rooters. L’équipe connaît toutefois un prin- Lannin se fâche et obtient finalement temps en dents de scie sur le terrain. À 400 billets des autorités des deux ligues. la mi-saison, Lannin et son populaire Les Rooters font le voyage et leur appui entraîneur-chef, le bouillant Bill Carrigan, galvanise les joueurs des Red Sox, qui se mettent à la recherche de renforts. l’emportent facilement en cinq matchs Carrigan a l’œil sur un trio de joueurs des – sans même recourir à Babe Ruth une Orioles de Baltimore, un club des ligues (Baseball Magazine, 1915, p. 11). seule fois au monticule!

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pp.04-43 (113)_PLUSPAGE.indd 19 2013-04-04 14:55:51 À son retour à Boston, Carrigan annonce sa retraite comme entraîneur-chef. Mais Lannin sait se montrer persuasif. Comme il l’avait réussi avec Speaker en 1914, il convainc Carrigan de revenir avec les Red Sox. Puis la Ligue fédérale tombe. Sans véritable compétition, Lannin adopte la ligne dure dans ses négocia- tions et ore à Speaker de couper son salaire de moitié. La veille du match d’ouverture de la saison 1916, Speaker est échangé aux Indians de Cleveland contre des joueurs marginaux. Joseph Lannin est pris à partie par les amateurs. Il apprendra après coup que le président de la ligue, Ban Johnson, qui a facilité la transaction, venait d’ac- quérir secrètement des parts dans les Indians. Cette manœuvre le dégoûte. (Baseball Magazine, 1916, p. 27). Heureusement, sur le terrain, les lanceurs sont encore meilleurs que la les athlètes et les artistes. Son fils saison précédente. Babe Ruth mène les Paul fréquente les artistes montants, Red Sox à une deuxième Série mondiale notamment George Gershwin – dont il consécutive, que les Red Sox rempor- est parolier – et Fred Astaire. tent aisément 4 à 1 contre les Dodgers Cette vie romanesque – et bien remplie de Brooklyn. – ne pouvait se terminer autrement Le champagne est encore frais lorsque que par un coup d’éclat. Joseph Lannin Bill Carrigan annonce sa retraite, à meurt de façon tragique, le 15 mai seulement 33 ans. Deux jours plus 1928, à 62 ans. Il tombe du huitième tard, Lannin tire à son tour sa révé- étage de l’un de ses hôtels de New rence. En mauvaise santé et fatigué des York, en exécutant des travaux. Certains manœuvres de Ban Johnson, il vend les parleront d’un suicide! Red Sox pour près de 500 000 $ (mais Quelques heures plus tard, au Yankee conserve leur stade, le Fenway Park). Stadium, Babe Ruth connaîtra l’un de Son passage à la présidence aura été ses meilleurs matchs en carrière avec un marqué par deux victoires de suite en triple et deux circuits. z Série mondiale, un fait que les Red Sox n’ont pas répété depuis. Alexandre Pratt est directeur principal des Avec les profits de la vente, Joseph contenus numériques, des cahiers hebdo- Lannin investit dans des projets qui madaires et spéciaux au journal La Presse. le passionnent. Ébahi par les progrès rapides de l’aviation, il acquiert un aéro- Pour en savoir plus : port à Long Island, le Roosevelt Field, Glenn Stout et Richard A. Johnson. Red Sox d’où décollera Charles Lindbergh à bord Century. Houghton Miin, 480 p. du Spirit of St. Louis pour le premier vol transatlantique en 1927. Timothy M. Gay. Tris Speaker: The Rough-and- Tumble Life of a Baseball Legend. The Lyons En marge de la gestion de ses hôtels Press, 544 pages. et de ses terrains de golf, il mène une vie sociale très active, d’ailleurs relatée www.Lanninwalk.com. (Son arrière-petit- ls, Christopher Tunstall, a marché de Boston à par la presse new-yorkaise. Il orga- Lac-Beauport à la recherche des lieux qui ont nise de grandes fêtes auxquelles sont marqué Joseph Lannin. Ce site est son journal conviés les financiers, les politiciens, de bord.)

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