La Leçon De Courbet : À Propos De La Correspondance Entre Henri Fantin-Latour Et Otto Scholderer
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Originalveröffentlichung in: Arnoux, Mathilde ; Font-Réaulx, Dominique de ; Cars, Laurence des ; Guégan, Stéphane ; Reliquett, Scarlett (Hrsgg.): Courbet à neuf! : actes du colloque international organisé par le Musée d'Orsay et le Centre Allemand d'Histoire de l'Art à Paris, les 6 et 7 décembre 2007, Paris 2010, S. 281-297 (Passages = Passagen ; 28) La leçon de Courbet : à propos de la correspondance entre Henri Fantin-Latour et Otto Scholderer Mathilde Arnoux L’exercice de la peinture est un sujet majeur de la correspondance qu’en- tretiennent Henri Fantin-Latour et Otto Scholderer de 1858 à 19021. Chacun des peintres évoque les techniques qu’il emploie, les thèmes dont il traite, ils échangent leur point de vue à ces sujets et discutent de ce que Scholderer appelle leur «idée» de la peinture. Celle-ci n ’a pas de fonde- ment théorique précis, elle englobe l’ensemble des considérations de cha- cun des hommes sur la pratique picturale et désigne les ambitions qu’ils placent dans leur métier de peintre. À la lecture des lettres de Scholderer on pourrait penser que les deux artistes partagent la même «idée» de la pein- ture2 . Leur rapport respectif à Courbet, auquel il est fréquemment fait référence jusqu’aux événements de la Commune, permet pourtant de bien distinguer les aspirations de chacun et met également en valeur la précaution avec laquelle il faut traiter des leçons de Courbet sur ses contem- porains. Après sa formation auprès du professeur Jakob üecker au Stàdelschen Kunstinstitut de Francfort entre 1849 et 1857, Otto Scholderer entre- prend son premier séjour à Faris du printemps 1857 à mars 1858'. II décou- vre le Louvre et la collection Lacaze, il est très probable qu’il y ait côtoyé les peintres francfortois Karl Peter Burnitz et Victor Miiller, son futur beau-ffère. Scholderer fféquente les cercles musicaux, notamment celui qu’a constitué Madame Ritter et il fait également la connaissance de jeunes artis- tes français tel Alphonse Legros, Léon Ottin, Louis-Marc Solon, et Henri Fantin-Latour. Celui-ci s’est formé de 1850 à 1854 auprès de Lecoq de Boisbaudran à l’École impériale et spéciale de dessin dite Petite École, qui 282 MATHILDE ARNOUX proposait une alternative à l’enseignement académique en encourageant les études en plein air et le développement de la mémoire visuelle comme support de l’imagination 4. Depuis, il passe la plus grande partie de ses journées au Louvre à faire des copies, avec Legros, et y fait la rencontre de Degas et Manet en 1857, ainsi que celle de Scholderer. La correspondance entre les deux hommes débute dès le mois de mars 1858, quelques jours avant le retour de Scholderer à Francfort.Très vite, à l’automne 1858, dans la quatrième lettre de Scholderer à Fantin, il est question de Courbet qui s’est installé à Francfort. Le biais par lequel chacun des hommes a pour la première fois eu à faire à Courbet ou à ses œuvres demeure mal renseigné. Si le conservateur du musée du Luxembourg, Léonce Bénédite, grand admirateur de Fantin-Latour au tournant des XIXe et XXe siècles, a insisté dans plusieurs de ses textes sur l’importance de Courbet pour Fantin-Latour au début de sa carrière5, cette analyse a depuis été extrêmement nuancée. II est devenu tradition- nel de dire que c’est à travers sa correspondance avec Scholderer que Fantin-Latour s’est réellement intéressé à Courbet. Sa visite du pavillon du Réalisme en 1855 est le plus souvent à peine mentionnée 6, et l’on n ’évoque que lointainement la sensibilité au réalisme du milieu qu’il fré- quentait à ses débuts. Au contraire, Scholderer aurait été très tôt en contact avec les œuvres de Courbet et aurait vu les Casseurs de pierre et 1 'Enterrement à Ornans exposés à Francfort en 1852, ainsi que les œuvres qui y sont pré- sentées en 1854. Par ailleurs,Victor Miiller, qui avait rencontré Courbet lors de son séjour à Paris entre 1851 et 1858, aurait joué un rôle important dans sa présentation à Scholderer. Ce que la correspondance renseigne avec certitude, c’est qu’en automne 1858, Courbet apparaît comme une référence essentielle. À l’automne 1858, Scholderer écrit à Fantin : « Vous savez que Courbet est chez nous et qu’il a son atelier justement au-dessous du mien, quelle chance! [...] Je lui fais presque chaquejour une visite et je vois comme il travaille, il est une nature bien agréable et douce, on n ’a pas besoin de se gêner avec lui quand il travaille, il Y est tout à fait et il ne vous parle pas, mais cela lui est égal si quelqu’un regarde comme il travaille ou non 7. » Du mois d ’août 1858 à février 1859, Courbet s’installe à Francfort-sur-le- Main. Un atelier lui est d ’abord prêté au Stadelschen Kunstinstitut, grâce au professeur Jakob Becker8. Puis il déménage au Kettenhofweg 44> °1'' LA LEÇON DE COURBET | 283 79 Otto Scholdercr, Carl Fricdrich Sliebel, 1859, huile sur toile, 112,5 x 61 cm> Francfort-sur-le- Main, Stadelsches Kunstinstitut Victor Miiller et Scholderer travaillent, et îl s’installe fmalement dans la Deutschordenshaus. Durant ce séjour, Courbet va peindre plus d ’une dizaine de tableaux dont Scholderer suit attentivement la réalisation. II admire les nuances de tons, le modelé, l’absence de marque de pinceau, l’usage de la couleur dans un portrait de dame que l’on ne peut pas iden- tifier avec certitude aujourd’hui9. Ce sont des qualités similaires qu’il reconnaît dans la petite Vénus que Courbet a peinte d ’après une photo- graphie 10. II voit la plus belle expression de la peinture moderne dans un portrait de femme qui a soutfert d ’être retravaillé par Courbet sans que la première couche n ’ait séché". II décrit les scènes cynégétiques aux- quelles Courbet consacre beaucoup de temps lors de ce séjour, comme Ie Chevreuil mort et la Bicheforcée dont il réalise des répliques 12 . Ses lettres à Fantin reflètent son admiration pour Courbet et son œuvre. L’artiste le 284 | MATHILDE ARNOUX 8o Otto Scholderer, Nature morte aux brattches fleuries, 1860, huile sur bois, 39,5 x 53 cm, Altenburg, Lindenau-Museum fascine par son indépendance, son assurance et sa résistance' 3 . Ses lettres unissent souvent aux commentaires d ’œuvres, des remarques relatives aux qualités physiques et psychiques de Courbet d ’où ressort l’image d ’un artiste exceptionnel d ’une puissance extraordinaire. Courbet incarne pour lui l’artiste moderne qui s’inscrit dans la lignée des plus grands maîtres anciens tels Corrège, Ribera ou encore Velasquez'4. Courbet devient un maître pour Scholderer 1-'’. Mais pour vendre ses portraits, Scholderer doit respecter le goût des commanditaires. II conti- nue donc à se conformer aux exigences du Biedemeier tardif en pratiquant une peinture fine et brillante, aux douces harmonies de couleurs, dans laquelle les modèles sont représentés avec une certaine distance, sans grande expression, calmes et figés (ill. 79).Toutefois dès le printemps 1859, Scholderer écrit : «Je ne suis pas encore libre dans mon art, mais cepen- dant,je crois que pourtant j’ai fait quelques progrès,je tâche d ’apprendre avec mes portraits autant qu’il est possible quand on doit faire des conces- sions au public. Courbet m’a appris bien des choses, c’est-à-dire je n ’ai pas LA LEÇON DE COURBET | 285 81 Gustave Courbet, Nature morte de jleurs , 1855, huile sur toile, 84 x 109 cm, Hambourg, Kunsthalle tâché du tout de l’imiter, rnais on peut apprendre beaucoup de lui, dans la manière de faire de travailler, il a une expérience et une sûreté extraor- dinaire» 1'1. Les effets de l’art de Courbet vont d ’abord se faire sentir dans la technique de Scholderer, comme le montre le portrait d ’une inconnue 17. Scholderer travaille davantage dans la pâte, en utilisant une gamme de marrons et de beiges plus sombre que dans ses tableaux antérieures. II met également ici des distances avec 1 idéalisation qui prévalait jusque-là dans ses portraits et n ’hésite pas à soigner le rendu du visage observé avec précision. Ces effets seront durables dans le choix de ses sujets, l’utilisation des couleurs, le traitement technique de ses œuvres. Cette résonance de l’art de Courbet s’affirme progressivement dans ses autoportraits, et s’associe à l’écho des œuvres de Fantin ,8,de même que dans ses natures mortes (ill. 80 et 8i) ou ses scènes de genre qu’il multiplie à partir du milieu des années i86o,y. Courbet joue donc un rôle fondamental dans l’art de Scholderer, îl transforme le regard du jeune peintre sur les sujets et sur lcur inscription 286 MATHILDE ARNOUX dans la réalité, il lui permet également de s’émanciper de la technique léchée, héritée de l’enseignement qu’il avait suivi au Stadelsches Kunstinsdtut. Ainsi les réflexions techniques suscitées par Courbet chez Scholderer sont au moins aussi essentielles que celles menées sur le sujet20 . Cette importance de Courbet pour Scholderer s’explique par la place qu’a tenu le Français pour l’AUemand fraîchement revenu de Paris. Au retour de Scholderer à Francfort-sur-le-Main, Courbet va symboliser pour lui un pont avec Paris qu’il ne cesse de pleurer. Scholderer se sent isolé dans sa ville natale, et rêve de retourner là où l’on partage son idée de la peinture 21 . Courbet est un libérateur, il représente la nouvelle peinture dans une ville que Scholderer n ’estime dominée que par les musiciens et qui ne connaît que de mauvais peintres 22 .