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FONCTIONNAIRES DES FRONTIÈRES DANS L'EMPIRE MANDCHOU: LES BEG MUSULMANS DU TURKESTAN ORIENTAL (1759-1864)

PAR

ALEXANDRE PAPAS

«Jadis j’ai écrit cette phrase ‘déterminé à anéantir les brigands, faisant tout pour parvenir à mes fins’. Maintenant Galdan est mort, et ses parti- sans nous font à nouveau allégeance. Ma grande tâche est terminée. En deux ans, j’ai réalisé trois voyages, à travers les déserts fouettés par le vent et inondés par les pluies, mangeant un jour sur deux, dans les déserts arides et inhabités – on pourrait appeler ceci une épreuve mais je ne l’ai jamais appelé ainsi; les gens évitent ce genre de choses mais je ne les ai jamais évitées. Le voyage incessant et l’épreuve ont mené à cette grande réussite. Je n’aurais jamais dit une telle chose si cela n’avait été pour Gal- dan. Or le Ciel, la Terre et les Ancêtres m’ont protégé et ont permis cette réussite. Quant à ma vie, disons qu’elle est heureuse. Disons qu’elle est accomplie. Disons que j’ai obtenu ce que je voulais. Dans quelques jours, au palais, je vous parlerai de tout ceci en personne (…)»1 C’est ainsi que l’empereur Kangxi (r. 1662-1722) s’exprime au prin- temps 1697 dans une lettre adressée à son eunuque en chef Ku Wenxing. Ces mots sont écrits quelques jours après le suicide du puissant Djoun- gar Galdan Boshogtu Khan (1632?-1697), et quelques mois après une traque sans merci menée par l’empereur lui-même à travers les steppes

* Je remercie Françoise Aubin pour sa relecture attentive et pour avoir établi les caractères chinois. J’utilise les abréviations suivantes: ch. = chinois; ma. = mandchou; ar. = arabe; tu. = turki. Cet article est tiré d’une communication présentée lors du colloque «Fonctionnaires des frontières chinoises» organisé par Paola Calanca et Fabienne Jagou (Taipei, octobre 2006). 1 Cité in Jonathan D. Spence, Emperor of China. Self-Portrait of K’ang-hsi, p. 165.

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de la Djoungarie. Ce que dit la missive est tout autant un soulagement – la bête noire est terrassée2 – qu’un avènement – Kangxi a accompli sa mission impériale. Elle dit aussi la représentation romantique de ces steppes tant convoitées. Car ce décès de Galdan marque un tournant dans l’histoire des Qing: il annonce la fin du pouvoir mongol dans les régions nord-ouest et le début de leur conquête militaire et politique. C’est ainsi qu’après la Djoungarie3, c’est au tour du Turkestan d’être envahi par les armées mandchoues4. Dès 1715, les régents de Hami font alliance avec les Qing contre les Djoungars de Tsevang-rabdan et prêtent allégeance à l’empereur; cinq ans plus tard, ceux de Turfan se rendent aux armées de Yongzheng; les troupes de Qianlong (r. 1736-1795) enva- hissent l’Ili en 1755 et s’emparent de puis de Yarkand pendant l’hiver de 1759. À nouveau, un décès dramatique scelle le sort et la mémoire des populations. Comme Galdan, le ou plutôt les héros controversés de la région – c’est-à-dire les chefs musulmans Burhân al-Dîn Khwâja et Jahân Khwâja – trouvent la mort en 1759 après une poursuite acharnée; la tête du second est alors exhibée dans la capitale impériale. Ce rituel de triomphe remplit une fonction classique: il s’agit de déclarer l’identité du vainqueur et celle du vaincu, de distinguer clairement les deux camps et leur destin respectif5. D’autre part, il donne naissance à deux mémoires populaires divergentes. Tandis que le rituel de triomphe marque, par son

2 Il faut préciser que – contrairement à ce que laisse entendre Kangxi et, plus tard, l’historiographie mandchoue – Galdan n’a pas toujours représenté cet éternel ennemi des Qing. Ce n’est qu’à partir de 1686-87 que la situation se dégrade entre Pékin et les Djoun- gars. Par ailleurs, sur les circonstances de la mort de Galdan, voir Hidehiro Okada, «Gal- dan’s Death: When and How», p. 91-97. Plusieurs versions existent: suicide, maladie, empoisonnement. 3 Sur la conquête de la Djoungarie, voir Peter C. Perdue, China Marches West The Qing Conquest of Central Eurasia, ch. 5, 6 et 7, fondé notamment sur le Qingzhen ping- ding shuomo fanglüe [Chronique des expéditions personnelles de l’empereur pour pacifier les frontières], Zhongguo shudian, Pékin, 1708, et le Qinding pingding Zhunga’er fanglüe Chronique de la pacification des Djoungars], Xinhua Shudian, Pékin, 1990. Les références chinoises ou japonaises fournies dans cet article sont indica- tives, je ne les ai pas consultées pour la plupart, faute de compétence linguistique. 4 Voir à ce sujet Ablat Khodjaev, Tsinskaja imperija i vostochnyj Turkestan v XVIII v. [L’empire Qing et le Turkestan oriental au XVIIIe siècle]. 5 Sur les rituels et les commémorations de victoire sous Qianlong, voir Joanna Waley- Cohen, «Commemorating War in Eighteenth-Century China», p. 869-899.

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caractère spectaculaire et sa dramaturgie, les foules de la capitale, une mémoire du vaincu se construit dans une tradition de martyr à travers les oasis du Turkestan. A la vision impériale romantique et dominatrice, s’oppose une vision régionale dans l’expectative et la nostalgie. Si, en effet, les Djoungars ne suscitaient guère l’adhésion des gens du Turkes- tan, il n’en va pas de même des Khwâja qui sont une lignée de mys- tiques musulmans perçue comme sainte et intimement liée au Prophète6. Celle-ci renvoie à une longue histoire religieuse et à un Monde de l’is- lam (ar. dâr al-islâm) qui va du Turkestan jusqu’à La Mecque, sans solution de continuité, c’est-à-dire, en un sens, sans frontière. On y reviendra. De la vision impériale en revanche, résultat de la rapide expansion des Qing, on peut dire qu’elle redéfinit la problématique chinoise ou sino- mandchoue de la frontière. C’est là un sujet abondamment traité: une série de travaux – clairement présentée dans l’ouvrage déjà mentionné de Peter Perdue – montre comment les nouveaux territoires, en particu- lier le Turkestan, font l’objet de controverses dans les milieux de la cour Qing et suscitent une représentation idéale de l’empire. Ces territoires appellent une mythologie de l’empire-monde où tous les peuples figu- rent, mais ils supposent tout autant une administration impériale où un ordre nouveau doit être fondé. On a donc recours à une élite locale qu’on appelle beg et qui remplit les rangs des fonctionnaires de la nouvelle frontière occidentale. Or la réalité du terrain turkestanais s’avère plus compliquée dans la mesure où ces administrateurs ne semblent pas par- tager la même vision de la situation ; ils semblent obéir à d’autres moti- vations qui sont autant pragmatiques que religieuses, autant loyalistes qu’idéalistes. Ce sont ces motivations, ces comportements que nous allons nous efforcer d’analyser ici. Enfin, nous reviendrons sur le pro- blème de ces deux visions, tant il semble caractériser cette période his- torique durant laquelle les fonctionnaires impériaux jouent un rôle déter- minant. Mais auparavant, commençons par rappeler les premières réformes administratives de la zone frontière.

6 Sur la lignée des Khwâja, je me permets de renvoyer à Alexandre Papas, Soufisme et politique entre Chine, Tibet et Turkestan. Etude sur les Khwajas naqshbandis du Tur- kestan oriental.

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L’ADMINISTRATION TERRITORIALE DU HUIJIANG/

Avant la création officielle du Xinjiang en 1884, c’est-à-dire durant les règnes successifs de Jiaqing (1796-1821), Daoguang (1821-1851) et Xianfeng (1851-1862), on appelle parfois Huijiang ou «Territoires musulmans» la région qui regroupe la Djoungarie et la Kashgarie7. C’est davantage sur cette seconde sous-région que nous allons nous concentrer dans la mesure où elle abrite la catégorie autochtone de fonctionnaires des frontières que sont les beg (ch. bo-ke ) – les jasaq (chefs mili- taires mongols)8 étant pour la Djoungarie peut-être leurs équivalents, mais non leurs semblables. C’est d’après un modèle d’administration appliqué dans la région voisine du Gansu et hérité de la période Ming, moyennant certaines simplifications, modifications et innovations, que le Huijiang est organisé selon une hiérarchie bureaucratique9: un gou- verneur général (zongdu ) qui dirige l’ensemble du territoire, divisé en plusieurs préfectures (zhilizhou , zhiliting ), com- prenant de nombreux districts (xian , zhou , ting ). Tels sont les principes. Or plusieurs particularités sont à rappeler. Le gouver- neur général est en fait ici un commandant militaire (gouverneur de l’Ili: Yili jiangjun ) basé à Gulja / Huiyuan /actuel Yining 10, au nord-ouest du Turkestan. Cette combinaison révèle la forte militarisation du système en vigueur dans la région, ceci à des fins défensives et préventives. Il y aurait eu 25 forts autour de la ville d’Ürümchi / Dihua et à Ili, 18 autres plus petits dans le Sud, occupés par quelque 30 000 soldats11. Les districts sont souvent, à l’ori- gine, des colonies militaires agraires (tuntian ) qui accueillent des contingents de l’armée, des exilés ou des déplacés, d’origine ethnique

7 Lin Chang-Kuan, «Sinkiang», p. 674. 8 Sur les jasaq, voir Joseph F. Fletcher, «Ch’ing Inner Asia c. 1800», p. 49-51. 9 Perdue, pp. 314-323; 333-353. Pour un tableau général (chiffres et plans à l’appui) des villes turkestanaises sous les Qing, signalons Sunao Hori, «Muslim Cities under the Ch’ing Rule», p. 376-399. 10 Gulja est le nom turk alors que les deux suivants sont les noms chinois. Sur les pro- blèmes de toponymie au Xinjiang, voir J.S. Reynolds, «Place-Names in Sinkiang», p. 242-247. 11 Morris Rossabi, China and Inner Asia. From 1368 to the Present Day, p. 169.

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diverse (Mongols, Mandchous, Han, Taranchi12, etc.). Encouragés maté- riellement et financièrement par l’administration Qing, ces colons sont les exploitants agricoles du territoire et les acteurs mêmes de son occu- pation. Les premières tuntian se trouvent dans les oasis de Suzhou , Barköl et Qomul / Hami 13, mais elles s’installent progressivement dans l’ensemble du bassin du Tarim. Cet aménagement humain du terri- toire signifie également l’édification de fortifications, de points de contrôle, de postes de frontière (karun, ch. ka-lun )14, ou encore de relais postaux. On peut – en suivant Nailene Josephine Chou – distin- guer quatre territoires administratifs dans le Huijiang15: La première zone est celle d’Ili (du nom de la vallée du fleuve Ili) fondée en 1759 lorsque les quelques troupes stationnées dans le Sud sont «rapatriées» d’Aqsu à Ili pour chasser les derniers Djoungars et diriger la garnison militaire. Elles amènent avec elles 300 musulmans (c’est-à- dire ceux qu’on appellera des Taranchi), 500 hommes des bannières (qiren ) et 100 soldats du Corps de l’étendard vert (lüyingbing ) qui fait lui-même partie des bannières. La colonie arrive au début du printemps 1760. Un an plus tard, le gouverneur général Zhao- hui (1708-1764) prend ses fonctions à Gulja, entouré d’un général de brigade et d’un conseiller pour les affaires civiles (ma. amban) ainsi que de nombreux secrétaires et de divers employés. Ce gouverneur a des res- ponsabilités très larges puisqu’il dirige l’ensemble des troupes des ban- nières (unités militaires et administratives mandchoues)16, les contin-

12 Ces derniers ne correspondent pas exactement à un groupe ethnique, il s’agit de ruraux turk venus des oasis du Sud (Aqsu, Kashgar, Yarkand, Khotan, etc.) installés sur les terres du Nord comme à Ili ou Turfan par les Djoungars puis par les Qing. Le Uyghur tilining izahliq lughiti [Dictionnaire commenté de la langue ouigoure], vol. 2, p. 22, men- tionne les activités suivantes des Taranchi: chasseurs (uwchi), pêcheurs (beliqchi), teintu- riers (kigizchi-boyaqchi), etc. 13 Perdue, p. 329-333. 14 Ceux-ci sont largement évoqués, entre autres aspects, dans Laura J. Newby, The Empire and the Khanate. A Political History of Qing Relations with Khoqand c. 1760- 1860. Il faut noter que, suivant l’auteur (p. 31-32), ces karun ne représentaient pas, en réalité, les limites territoriales de l’empire mais ses limites de droit. 15 Nailene J. Chou, «Frontier Studies and Changing Frontier Administration in the Late Ch’ing China: The Case of Sinkiang 1759-1911», p. 19-25. 16 Pour une définition de la bannière mandchoue, voir Evelyn S. Rawski, The Last Emperors. A Social History of Qing Imperial Institutions, p. 63-66 et passim; voir également

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gents mongols oïrat, le Corps de l’étendard vert, mais également les fonctionnaires civils chargés des affaires locales (législation, collecte des taxes notamment)17, les groupes nomades de la région d’Ili, les beg, c’est-à-dire les fonctionnaires turk, et enfin les régents autochtones de Qomul et Turfan. La seconde zone correspond au sud du Turkestan, autrement dit la Kashgarie. Elle rassemble les huit oasis principales: Kashgar, Yarkand / Shache , Khotan , Yangi Hisar, Ush Turfan / Wushi , Aqsu, et Qarashahr/Chalish18. Un représentant impérial réside dans chacune de ces villes et est en charge des taxations et du maintien de la paix, cela par l’intermédiaire des beg locaux. Ces derniers s’en réfèrent au représentant impérial et sont soumis à ses décisions qu’ils transmettent ensuite à leurs subalternes. Ils ne possèdent donc pas, en principe, de pouvoirs directs. D’autre part, siège à Kashgar un conseiller qui coordonne les affaires des huit villes, duquel les beg dépendent aussi. Il est à noter enfin que cette zone ne comprend pas d’armée per- manente mais seulement des troupes qui stationnent par rotation. On verra néanmoins que cette hiérarchie idéale où les beg font figure de simples agents cache un rôle de médiateur déterminant et une position éminemment équivoque. Ce qu’on appelle le Tarbagatay (du nom de la chaîne montagneuse), au nord-est d’Ili (actuel district de Tacheng ), constitue la troisième zone administrative. Région politiquement sensible car frontalière de l’Asie centrale russe, à la géographie âpre19, elle n’accueille pas non plus d’armée permanente mais des garnisons envoyées, par rotation, d’Ili et d’Ürümchi. Celles-ci ont pour tâche de contrôler les populations pastorales

et peut-être surtout Mark C. Elliott, The Manchu Way. The Eight Banners and Ethnic Identity in Late Imperial China, en particulier la partie I. 17 Des détails supplémentaires sont donnés dans Khodjaev, p. 104-105. 18 Dans Khodjaev, p. 103 et notes 307 et 308, l’auteur évoque une division de la région en 31 villes: quatre grandes villes (Kashgar, Yarkand, Khotan, Aqsu), quatre villes moyennes (Ush Turfan, Yangi Hisar, Kucha et Pichan) et vingt-trois petites villes (Say- ram, , Bügür, Tashmalik, etc.). 19 Sur cet aspect, voir les descriptions d’époque du savant russe Aleksej Iraklievich Levshin, Opisanie kirgiz-kazach’ikh, ili kirgiz-kajsatskikh, ord i stepej [Description des hordes et des steppes Kirghiz-Kazakh], p. 47-48, 53, 70. Cet ouvrage é été traduit en français en 1840 sous le titre Description des hordes et des steppes des Kirghiz-Kazaks ou Kirghiz-Kaïssaks.

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nomades mongoles et kazakh (de la Grande ou de la Moyenne Horde), et bien sûr de surveiller la frontière à travers les karun20. Enfin, la quatrième zone couvre le Turkestan septentrional à l’excep- tion de l’Ili et du Tarbagatay. Elle est en fait directement administrée par le gouverneur général et se subdivise en plusieurs sous-préfectures dont, principalement, celles de Barköl, Qomul et Turfan, auxquelles il faut ajouter Ürümchi. La future capitale provinciale du Xinjiang revêt très tôt une importance particulière, comme l’a montré Herold Wiens21, dans la mesure où elle est le point de passage entre le sud et le nord du Xinjiang. Elle fera l’objet d’un rapide développement tant urbain qu’économique mené par les Qing. De prime abord, cette quatrième zone administrative semble la seule qui corresponde aux principes d’organisation Qing tels qu’on les a exposés plus haut et tels qu’ils fonctionnent dans une large partie de l’empire. Mais en réalité les deux préfectures de Qomul et Tur- fan présentent une particularité supplémentaire puisqu’elles ont le statut de bannière. Particularité dans la particularité, ces bannières sont admi- nistrées par des jasaq22 – auxquels on a fait allusion plus haut – et béné- ficient d’un traitement de faveur de la part de la cour Qing, notamment auprès du Lifanyuan 23. Enfin, il faut noter ici – mais sans s’y attarder tant le problème semble complexe – l’existence d’une hiérarchie

20 Sur les groupes kazakh qui nomadisent le long ou de part et d’autre de la frontière, voir Toru Saguchi, «Kazakh Pastoralists on the Tarbaghatai Frontier under the Ch’ing», p. 953-995. Du reste, il n’y a pas que les pasteurs qui traversent la «frontière». L’histo- rien tatar kazakh Qurbân ‘Alî Khâlidî (1846-1913) mentionne un certain nombre de savants musulmans et de soufis qui circulent entre la steppe kazakh, Chawchak et Ili: éd. Allen J. Frank & Mirkasym A. Usmanov, An Islamic Biographical Dictionary of the Eas- tern Kazakh Steppe 1770-1912, p. XVI-XV. 21 Herold J. Wiens, «The Historical and Geographical Role of Urumchi, Capital of Chinese Central Asia», p. 441-464. A signaler également le recueil poétique de Chi Yün qui fournit de nombreux détails sur les garnisons et les colonies à Ürümchi ainsi que d’autres aspects – géographiques, ethnographiques et micro-historiques. Il en existe une traduction allemande: Silvia Freiin Ebner Von Eschenbach, «Die Gedichte des Chi Yün (1724-1805) als Quelle für die Landeskunde in Ostturkestan im 18. Jahrhundert», p. 363- 436. 22 Perdue, p. 339-340. 23 Laura J. Newby, «The Begs of Xinjiang: Between Two Worlds», p. 278-297. Le Lifanyuan est le bureau des affaires coloniales, chargé des relations avec les régions du nord-ouest. Organisé en plusieurs départements, il centralise la gestion du Huijiang au niveau de la capitale impériale.

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(néanmoins peu systématique) de beg, et plus encore l’existence d’une notabilité parallèle à celle des jasaq, celle des wang, ces derniers dési- gnant les régents autochtones dynastiques de Hami et Turfan24. L’administration Qing des frontières nord-ouest est donc loin d’être rapide et homogène. Elle se met en place durant les vingt premières années qui suivent la conquête et s’efforce, on le voit, d’aménager plu- sieurs juridictions sur un même territoire. Or au cœur de ce système plu- riel se trouvent ces fonctionnaires autochtones qu’on appelle beg, les- quels représentent, précisément, toute la pluralité – et disons plus nettement les ambiguïtés – de l’administration coloniale au Turkestan.

QU’EST-CE QU’UN BEG? DU NOTABLE SA‘ÎDÎ AU FONCTIONNAIRE QING

Les Mandchous perçoivent les beg comme des hauts fonctionnaires des frontières sur le modèle des autres agents impériaux. Mais les réali- tés du terrain bouleversent ce modèle et viennent rappeler des tendances lourdes de l’histoire turkestanaise. Car le beg n’est ni, certes, une inven- tion de la politique mandchoue ni même un personnage récent dans le paysage social centre-asiatique. Il s’agit d’une institution turk fort ancienne. Dès les inscriptions proto-turk de l’Orkhon (VIIIe siècle), le terme bäg-lär désigne la noblesse distincte du peuple, de la masse (tu. bodun)25. Sa définition est par conséquent très large et varie selon les contextes culturels et historiques du monde turk. Dans le cas du Turkestan oriental pré-moderne, en particulier le khanat de Yarkand26, autrement

24 Voir la monographie de Subeyhäy Huang Jiänhua, Qomul, Turpan uyghur wangliri tarikhi (ching sulasidin mingoghichä) [Histoire des wang de Qomul et de Turfan (des Ming aux Qing)]; ainsi que le document bilingue turco-mandchou de la fin du XVIIIe siècle étudié par Erich Haenisch, «Turco-Manjurica aus Turfan», p. 256-272. On trouvera des données supplémentaires sur l’administration Qing à Qomul et Turfan dans Khodjaev, p. 111-116. 25 Louis Bazin & Harold Bowen, «Beg or Bey», Encyclopaedia of Islam, T. I, p. 1159. Voir également les remarques intéressantes au sujet des beg dans Tatiana A. Ani- keeva, «Kinship in the Epic Genres of Turkish Folklore (on the example of “Kitab-i dedem Qorkut”)», p. 19-23. 26 Pour une description de sa structure politique, voir Liangtao Wei, Yäkän khanliq- ning tarikhidin omumi bayan [Éléments d’histoire du khanat de Yarkand], p. 246-260. Autre exposé général sur le khanat dans Li Jinshin, Shinjangda ötkän islam khanliqlirning

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appelé khanat Sa‘îdiyya (XVIe-XVIIe siècles), du nom de la dynastie éponyme fondée par le Chaghatayide Sultân Sa‘îd Khân (m. 1533), les beg ne forment pas un corps unique, loin de là. Plus précisément – comme l’indiquent les sources persanes ou turk27 qui, du reste, présen- tent davantage la réalisation bîk28– le nom de beg désigne soit un rang hiérarchique militaire soit une titulature nobiliaire dont les fonctions sont diverses. Désignant le rang, il devient suffixe, ainsi dans qûshbegî (général et/ou ministre), tûghbegî (porte-étendard, chancelier) ou ûlûs- begî (chef d’armée tribale)29. Désignant le titre30, de même que sultân ou khân, il est une quasi-antonomase, ainsi dans ‘Alî Mardân Bîk à Aqsu31, ‘Abd al-Ghafûr Bîk à Qomul32, etc. Le khanat aurait compris une tren- taine de ces beg33, organisés selon une hiérarchie plus ou moins précise. Au sommet se tient le hâkim beg (régent, administrateur en chef) auquel se réfère directement l’îshik âghâ beg (chef de la sécurité) à titre d’as- sistant. Et ce dernier dirige les suppléants pour différentes missions qui concernent essentiellement l’ordre public, la gestion agraire et la tenue des finances. Avec la conquête Qing et la disparition subséquente des khân et des sultân, le pouvoir souverain revient, au moins en droit, aux fonction- naires mandchous et le pouvoir exécutif se déplace entièrement vers les

qisqichä tarikhi [Histoire abrégée des anciens khanats musulmans du Xinjiang], p. 326- 500. Sur les aspects religieux du khanat, voir Papas, p. 25-73. 27 Je pense en particulier aux deux chroniques suivantes (la première est en persan, la seconde en turki): le Târîkh de Mahmûd Churâs (édition critique sous la référence Sha- Mahmûd Churâs khronika. Kriticheskij tekst, perevod, kommentarii, issledovanie i uka- zateli O.F. Akimushkina, Nauka, Moscou, 1976); le Târîkh-i Kâshghar (édition en fac- similé sous la référence Tarix-i Kashgar. Anonimnaja tjurskaja khronika vladetelej Vostochnogo Turkestana po konets XVII veka, Institut Vostokovedenija Rossijskoj Aka- demii nauk Sankt-Peterburgskij Filial, Saint-Pétersbourg, 2001). 28 Comme souvent, il y a un flottement dans l’orthographe: la graphie arabe donne öμH/öμ«H. 29 Voir ici Wei, pp. 247-249. 30 On pourrait envisager, dans cette seconde occurrence, de le traduire en français par le terme de bailli. Dans la France d’Ancien Régime mais également dans certaines parties d’Europe du Nord, le bailli est le représentant local du roi ou d’un seigneur, chargé du pouvoir administratif, militaire et surtout judiciaire. 31 Târîkh-i Kâshghar, ms turki, f. 80b. 32 Târîkh-i Kâshghar, f. 100a. 33 Khodjaev, p. 102.

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beg34. On compte alors 31 hâkim beg répartis sur 31 villes35. Ils y assu- rent une fonction judiciaire déterminante bien qu’ils ne détiennent pas le pouvoir de prononcer la peine de mort, pour laquelle ils doivent consul- ter l’autorité supérieure Qing. Ils sont d’ailleurs tenus de lui rendre compte régulièrement de leur action. Autres limitations de leur pouvoir par rapport à la période du khanat Sa‘îdiyya: ils ne sont pas autorisés à utiliser un sceau (tamghâ) personnel (ils ne peuvent donc pas publier d’édits de leur propre chef) et ils ne fixent pas eux-mêmes le montant des impôts36. Ce second point est important puisque, comme on le verra, la fiscalité va poser par la suite de nombreux problèmes. Toutefois, le hâkim beg nomme personnellement son îshik âghâ beg ainsi que le reste du personnel sous ses ordres, comme par exemple le shang beg, c’est-à- dire le percepteur des redevances. Tous sont désignés par le hâkim beg et demeurent sous son contrôle, le bureau du gouverneur Qing se bor- nant ici à enregistrer les nominations et à octroyer les rangs (pin ) aux fonctionnaires – 3e rang pour le hâkim beg, 4e pour l’îshik âghâ beg, 5e pour le ghazanchî beg (intendant aux finances, trésorier), 6e et 7e pour les autres beg37. Cependant, il faut préciser – à la suite d’Ablat Khodjaev38 – que, dans les faits, cette hiérarchie n’est pas aussi uniforme et s’avère plus com- pliquée. On trouve ainsi des hâkim beg de 4e et 5e rangs, voire de 6e rang. D’autre part, certains mîrâb beg (gestionnaire de l’irrigation – un acteur social incontournable dans un monde d’oasis) de 5e et 6e rangs sont nommés par le représentant local Qing et non par le hâkim beg. En réalité, ces dérogations dépendent de la taille de la population sous la responsabilité du hâkim : les grandes villes reçoivent plus d’attention de la part des Qing qui veulent fidéliser leurs mandataires. Elles correspon- dent donc à une stratégie du pouvoir mandchou qui s’appuie sur les élites locales, qui utilise les ambitions des uns et des autres, tout en voulant

34 Khodjaev, p. 103. 35 Khodjaev, p. 103 et 106. 36 Khodjaev, p. 105. 37 Lazar I. Duman, Agrarnaja politika tsinskogo (man’chjurskogo) pravitel’stva v Sin’tszjane v kontse XVIII v. [La Politique agraire du gouvernement Qing (mandchou) au Xinjiang à la fin du XVIIIe siècle], p. 105. 38 Khodjaev, p. 106 sq.

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assurer sa souveraineté39. Mais plus généralement, on a là le signe de l’ambiguïté permanente du statut des beg – nous allons y revenir dans un instant. Car ce à quoi on assiste rappelle d’autres situations coloniales et leur contradiction: à moins de déplacer la population en masse, ou alter- nativement d’intégrer les peuples colonisés à l’empire ou à la nation, la colonisation se heurte à une structure sociale, à une histoire régionale, à une longue durée, qui lui sont invariablement étrangères. Dès lors, l’ad- ministration Qing n’aura de cesse de tenter de corriger et d’adapter les principes de son gouvernement; de lancer des rappels à l’ordre impérial tout en encourageant les initiatives locales; de soutenir, puis de répri- mer, puis de remplacer, non sans difficulté, ses agents autochtones. Elle n’aura de cesse, au fond, de tenter de récupérer un pouvoir qui lui échappe, et peut-être de comprendre un monde qui reste pour elle une énigme. C’est ce qu’a montré en partie, à partir de sources mandchoues et chi- noises, Laura Newby dans un article important consacré aux beg du Xin- jiang40, annonçant d’emblée que les beg «and the chief officials, the hakims, were neither univoqual collaborationists nor passive recipients of the experience of colonization »41. Je résume, pour ce qui suit, les élé- ments de sa thèse, en me permettant quelques compléments et une pro- blématique différente. Les beg, traditionnellement, forment un pouvoir en soi. On l’a vu dans le contexte du khanat Sa‘îdiyya. Or dans une même perspective, il est important de remarquer que cette catégorie élitaire des beg entretient des relations étroites avec les milieux religieux. Ainsi les beg jouent sur les alliances avec les Khwâja, membres – je le rappelle – de lignées saintes soufies extrêmement puissantes au Turkestan42. Alors que les leaders

39 Voir également Newby, p. 283. 40 Référence de l’article donnée plus haut, auquel il faut ajouter l’ouvrage récent du même auteur (également déjà cité). Autre publication importante sur les beg, bien que plus ancienne, on ne peut pas ne pas mentionner l’ouvrage classique de Toru Saguchi, Juhachi-jukyuseiki Higashi Torukisutan shakaishi kenkyu [Histoire de la société du Tur- kestan oriental aux XVIIIe et XIXe siècles], ch. 3. 41 Newby 1998, p. 278. 42 Newby 1998, p. 279 et passim. A la veille de la conquête mandchoue, le khanat Sa‘îdiyya s’était déjà effondré et si des tentatives de restauration existèrent bien, elles n’empêchèrent pas les Khwâja d’être les maîtres du bassin du Tarim, sous la tutelle plus

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Khwâja quittent la région pour s’exiler dans la vallée voisine du Fer- ghana, les beg partagent le pouvoir au niveau local avec les âkhûnd, c’est-à-dire l’équivalent des imâm, qui demeurent particulièrement influents. Quant à la judicature religieuse, elle est assurée par trois per- sonnages: le qâzî beg (interprète de la sharî‘a), le muhtasib beg (chargé de la moralité publique et de l’éducation religieuse) et le pâdishab beg (chef de la police). Là encore tous sont sous l’autorité du hâkim beg43. Mais revenons aux Khwâja: si leurs chef charismatiques ont quitté, et ce provisoirement, le territoire de la Kashgarie, leur aura demeure bien pré- sente et leurs partisans toujours actifs. Pour prendre la juste mesure de ce phénomène – peut-être plus que ne l’a fait Laura Newby – il faut rappe- ler et souligner la continuité sur le temps long de ces jeux d’alliance aux- quels il vient d’être fait allusion. Entre beg et Khwâja, se jouent des rap- ports sociaux complexes, non seulement de pouvoir, mais également de sociabilité, voire de parenté. C’est là, entre autres occasions, qu’apparaît le monde aussi traditionnel que mouvementé de la cité musulmane tur- kestanaise, où l’administrateur Qing trouve peu de place. Plus précisément, à la veille de la conquête mandchoue, on rencontre ici et là différents cas. À Ush Turfan, le hâkim beg Khwâjasî Beg trahit les Khwâja d’obédience Ishâqiyya en faveur des Djoungars puis des Qing44. Autres cas de «trahison», les dénommés Hudawî Beg, de Kucha, et Sadî Baldî [ou Satîb Âldî] Beg, d’Ush Turfan, rejoignent les rangs Qing plutôt que les Khwâja. En récompense de leurs bons services, ils deviennent respectivement hâkim beg de Yarkand et d’Aqsu45. Un autre cas, assez bien connu et plus complet, est celui de Khûsh Kipak Beg46:

ou moins active des Djoungars. Or on trouve dès la première accession au pouvoir d’un Khwâja – c’est-à-dire Âfâq Khwâja (r. 1680-1694) – des beg parmi ses partisans et dis- ciples. Voir à ce propos Papas, pp. 152-153. 43 Newby 1998, p. 284. Également Saguchi 1963, p. 121. 44 Newby 1998, p. 280. Également Henry G. Schwarz, «The Khwâjas of Eastern Turkestan», p. 285. Une précision: les Khwâja du Turkestan oriental appartiennent tous à l’ordre soufi Naqshbandiyya apparu en Asie centrale au XIVe siècle. Ils sont scindés en deux branches rivales appelées respectivement Naqshbandiyya Ishâqiyya et Naqsh- bandiyya Âfâqiyya. 45 Newby 1998, pp. 281 et 288. D’autres cas sont évoqués par Perdue, pp. 290, 339-340. 46 Newby 1998, pp. 280-281. Également Joseph F. Fletcher, «The biography of Khwush Kipäk Beg (d. 1781) in the Wai-fan meng-ku Hui-pu wang kung piao chuan», p. 167-172; Muhämmäd Sadiq Qäshqäri, Täzkiräyi äzizan, p. 133-135.

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originaire de Khotan, il devient hâkim beg de Kashgar. Il est d’abord allié au maître de la Naqshbandiyya Ishâqiyya Khwâja Yûsuf; ensuite il est tour à tour partisan et opposant du maître d’obédience Âfâqiyya Burhân al-Dîn Khwâja47; avant de se livrer aux conquérants Qing sous la domination desquels il obtient en 1760 la charge de hâkim beg de Yarkand, tandis que son frère cadet Sulaymân s’y maintient comme shang beg. Exemple emblématique, ce beg incarne le genre d’alliances mouvantes qui font la complexité du jeu sociopolitique dans les oasis du Turkestan. Enfin, Khûsh Kipak apparaît comme une figure de transition dans l’histoire de la conquête manchoue. Ajoutons qu’on compte aussi des beg qui continuent de proclamer leur fidélité, sinon leur allégeance, aux Khwâja Ishâqî ou Âfâqî48. Ce ne sont là en effet que quelques échantillons d’une histoire complexe qui se poursuit tout au long du XVIIIe et jusqu’au XIXe siècle, témoignant d’une durée qui transcende celle que la conquête clôture ou inaugure. L’attitude de la cour de Pékin et du gouverneur de l’Ili face à cette réalité historique du terrain au Turkestan est pourtant loin d’être passive. Elle met en œuvre différentes modifications techniques qui ont pour but d’intégrer pleinement les beg au système administratif Qing, et d’en assurer par conséquent la fidélité. De façon significative, le titre lui- même devient un suffixe systématique dans la titulature officielle49: c’est ainsi que Saguchi Toru ne recense pas moins de 35 types de beg50. Dans ce processus de fonctionnarisation des élites locales, on peut dis- tinguer quatre principes51: 1°) La promotion par le système des rangs (pinji ) permet de gratifier, ou à l’inverse de déprécier, tel ou tel beg selon les services rendus lors de la conquête et durant l’exercice de son administration. 2°) La nomination des charges est à vie. Outre qu’elle apporte une sécurité de l’emploi, cette règle compense l’interdiction de transmettre sa charge à sa parentèle, c’est-à-dire de façon héréditaire,

47 Sur ce personnage, cf. supra. 48 Newby 1998, p. 285. 49 Newby 1998, p. 283. 50 Saguchi, pp. 109-120. 51 Je déduis ces quatre principes de Newby 1998, pp. 287-293. L’auteur ne les pré- sente pas comme tels; en outre, ils ne font pas partie d’une réforme générale de l’admi- nistration et correspondent davantage à des ajustements.

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comme c’était le cas traditionnellement52. 3°) Les émoluments (yanglian ) et les avantages fiscaux constituent un intéressement essentiel, quoique leurs taux soient extrêmement variables53. Enfin 4°) la partici- pation aux missions tributaires à la cour de Pékin, selon une périodisa- tion trisannuelle, est un gage de la légitimation impériale des beg. En accomplissant le rite d’allégeance (qing‘an ) et le devoir du tribut (jingong ), les beg figurent comme les représentants du pouvoir provincial auprès de l’empereur. C’est dire l’importance symbolique, économique et politique qu’ils gagnent à cette occasion. L’ensemble de ces pratiques manifeste clairement la stratégie mandchoue d’intégration des beg à l’administration impériale. Cette stratégie réussit pour partie puisqu’elle introduit une bureaucratie et créée le statut de fonctionnaire – ceci est loin d’être négligeable. Cependant, la fonctionnarisation des beg n’échappe ni aux blocages, ni aux déviances, ni aux effets pervers. Chacun des principes énoncés plus haut rencontre des difficultés d’application: le système des rangs provoque des rivalités parmi les fonctionnaires et favorisent les intri- gues; le renouvellement du personnel en est ralenti tandis que la trans- mission héréditaire persiste, en particulier dans les hautes fonctions (chez les hâkim beg); les inégalités de traitement financier à l’intérieur comme à l’extérieur du milieu des fonctionnaires suscitent les mécon- tentements; les missions tributaires donnent l’occasion aux beg de pla- cer leur progéniture dans le système et de réaliser un commerce paral- lèle, alors même qu’ils sont financés par le Bureau des affaires coloniales, le Lifanyuan. Telles sont les contingences du terrain colonial. Mais ce qui, en définitive, s’affirme comme le problème central n’est autre que le pouvoir des beg qui se trouvent, au fur et à mesure de leur fonctionnarisation, responsables de toute l’administration civile – de l’organisation du bazar à la collecte d’impôts, de la loi et de l’ordre public, du commerce à la diplomatie. Si la situation semble relativement calme jusque dans les années 182054, on entend parler, à partir de cette période, de scandales de corruption et d’abus de pouvoir55. Selon un rap-

52 Sur ce point, voir également Khodjaev, pp. 106-107; Perdue, p. 353. 53 Ici encore, Khodjaev, pp. 108-110; Perdue, pp. 351-353. 54 Newby 1998, p. 293. 55 Chou, p. 25.

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port rédigé en 1828 par l’Agent impérial mandchou Nayancheng (1764- 1833)56, cette corruption est organisée à grande échelle et revient à de véritables extorsions de fonds et spoliations de biens. De fait, la situation s’aggrave d’année en année pour culminer dans des tensions sociales et interethniques à caractère violent durant toute la première moitié du XIXe siècle. Et de nouveau, les beg, qui sentent le vent tourner, jouent un double jeu, rejoignent tel ou tel camp, alimentant le chaos. Selon Laura Newby, la fidélité et la loyauté firent défaut chez ces fonctionnaires turk des frontières, faute d’avoir été sinisés. Si les beg pouvaient à la rigueur devenir mandchous, en revanche jamais ils n’au- raient été considérés comme Han et jamais ils n’auraient pu prétendre faire partie de la communauté Han. Toujours selon L. Newby, faute d’intégration, les beg trahirent l’empire, au mieux pour leur propre compte, au pire en faveur de ses ennemis. Je proposerai une perspective différente en posant d’abord la question suivante: quand bien même cela eût été possible, les beg voulaient-ils s’intégrer au monde Han, ou bien même à l’ordre Qing? Rien n’est moins sûr. Fonctionnarisés sans être incorporés, les beg ressentirent probablement peu la nécessité du devoir ou de la fidélité. Ou mieux, celle-ci entrait en conflit avec une autre, celle qui liait les beg à leur propre histoire, à leurs lignages, à leurs alliances, et plus largement à l’umma, la communauté musulmane ou communauté des croyants. Quel fut au juste leur point de vue sur ce Tur- kestan devenu Huijiang? La réponse est délicate, sinon impossible. Du moins peut-on supposer que ce que l’on réduit souvent à de strictes luttes de factions régionales, à un cynisme politique élémentaire, cache une réalité plus complexe, caractéristique de la longue durée. Dans une pers- pective micro-historique, si on ne voit guère un corps se former, on lit des comportements de notabilités, des réflexes de clans, des intérêts régionalistes, éventuellement des représentations contradictoires. En ce sens, la zone ne semble jamais vécue comme une frontière impériale, mais davantage comme une région coutumière, réseau de villes (shahr), de provinces (wilâya), voire même de principautés (sultanat), où une certaine culture politique turkestanaise se maintient.

56 Le Na Wenyi gong zouyi [Recueil des mémoires de Nayancheng], 1834, cité par Newby 1998, p. 292 note 75.

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CE QUE DISENT ET FONT LES BEG: LIGNÉES, SACRALITÉS, ALLIANCES

Une question reste pendante en sinologie: celle soulevée par Laura Newby à propos de la sinisation des frontières et de leur administration. Ce point, du reste, renvoie à un débat plus large au sein des études sino- mandchoues, axé sur l’ethnicité, et notamment sur le fait Han, sa rééva- luation et sa remise en question, dans la Chine pré-moderne57. Tel n’est pas mon choix problématique, ne serait-ce que par manque de compé- tence. En revanche, l’historien spécialiste de l’Asie centrale et du monde islamique peut intervenir sur deux fronts. Il est en mesure, d’une part, de recourir aux sources vernaculaires, en l’espèce narratives turk, des fron- tières occidentales, de l’autre de proposer une anthropologie historique capable d’analyser ces mêmes frontières de l’intérieur. C’est du moins ce qui semble possible à partir d’un texte comme le Târîkh-i hamîdî [Histoire de Hamîd] de Mullâ Mûsâ Sayrâmî (1836-1917)58. En quelques mots, retenons que ce dernier – qualifié par Kim Hodong de one of the best historians that Central Asia has ever produced 59 – est l’historiographe de celui qui bravera la domination Qing entre 1864 et 1877, le fameux Ya‘qûb Beg60. Sayrâmî n’en demeure pas moins un

57 Trois auteurs se sont particulièrement distingués dans ce débat, avec des positions contrastées: Evelyn S. Rawski, Pamela K. Crossley et Mark C. Elliott. De la seconde, lire notamment «Thinking About Ethnicity in Early Modern China», p. 1-34; du troisième, l’ouvrage déjà mentionné The Manchu Way. The Eight Banners and Ethnic Identity in Late Imperial China. 58 Le manuscrit le plus complet de cette chronique est conservé à l’Université de Lund dans la Gunnar Jarring Collection, sous la cote Prov. no 163. J’utilise également la tra- duction ouigoure moderne, sous la référence suivante: Molla Musa Sayrami, Tarikhi hämidi, trad. ouigoure Änvär Baytur, Millätlär Näshriyati, Pékin, 1986. Cette chronique est la version finale d’un écrit précédent de Sayrâmî titré Târîkh-i amniyya [Histoire de la paix], dont la meilleure copie manuscrite se trouve également dans la Gunnar Jarring Col- levtion, coté Prov. no 478. Ce texte a été édité au Tatarstan sous le titre Taarikh-i emenie. Istorija Vlad’telej Kashgarii, éd. N.N. Pantusov, Tipografija Imperatorskago Universiteta, Kazan, 1905. Lorsqu’il y a similitude entre les deux chroniques, j’indique cette référence entre parenthèses. 59 Hodong Kim, Holy War in China. The Muslim Rebellion and State in Chinese Cen- tral Asia, 1864-1877, p. xvi. Cet ouvrage représente l’une des meilleures études sur la période, elle se fonde notamment sur les écrits de Sayrâmî. 60 Pour une une brève biographie officielle, voir Dachun Ji, «Tarikhshunas Molla Mosa Sayrami» [L’historien Mullâ Musâ Sayrâmî], in Shinjangda ötkän tarikhi shäkhslär

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historien critique et parfois polémique, qui multiplie les sources d’infor- mation, en particulier orales. Enfin et surtout, son point de vue d’intel- lectuel musulman turkestanais permet une compréhension historique ori- ginale. Le Târîkh-i hamîdî, achevé en 1908, couvre ainsi non seulement la rébellion et le règne de Ya‘qûb Beg, mais également quelques décen- nies précédentes, notamment celles qui nous intéressent, c’est-à-dire dès 1760.

Lignées

En suivant la description des beg le long du récit de Sayrâmî, on est d’abord frappé par deux aspects sur lesquels l’historien insiste et revient à plusieurs reprises, à savoir les lignées familiales et les stratégies de groupe – où l’on retrouve deux champs majeurs de la micro-histoire61. Recouvrant, sans la nier, la rupture que représente la conquête mand- choue, Sayrâmî déroule plusieurs lignées de beg turk qui perpétuent les charges suprêmes sur plusieurs générations tout en connaissant des acci- dents et des échecs dans leur destin respectif. La première remonte à un personnage qu’on a déjà évoqué, le dénommé Khwâjasî Beg, hâkim beg d’Ush Turfan qui, à la veille de la conquête, trahit l’Ishâqî Khwâja Jahân pour les Qing. Il obtient en récompense les titres de wang et de jasaq62. Son fils Qâdir Beg reçoit à son tour le wanglîq63 et le transmet ensuite à son propre fils ‘Abd al-Mû’min Beg (connu sous le nom de Kûchî Beg). Mais le fils de ce dernier, déclaré incapable pour cause d’opiomanie, pousse le Lifanyuan à promouvoir ‘Abd al-Rahmân Beg, et à travers lui la lignée des Ömäkzâde, là encore une vieille famille de l’aristocratie turkestanaise. Le même ‘Abd al-Rahmân est ensuite nommé hâkim beg

[les Personnalités historiques anciennes du Xinjiang], p. 126-139. Il existe même une sorte de biographie romancée: Muhämmät Mähmut, Tarikhning közi – Musa Sayrami [Une vision de l’histoire – Musâ Sayrâmî]. Enfin mentionnons Sunao Hori, «Envel Bay- turshino Kingyo Tarikh-i Hamidishi ni tsuite» [Compte rendu de la traduction, par Enver Baytur, du Târîkh i hamîdî], p. 30-46. 61 Jacques Revel, «Micro-analyse et construction du social», p. 15-36. 62 Sayrâmî, ms f. 23a; p. 134. 63 Ce terme correspond à un substantif de généralisation par le suffixe turcique – lîq/lîk. Le wanglîq correspond donc à la charge de wang.

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à Yarkand64. Notons que ce personnage attire la sympathie de notre auteur: ce dernier rappelle en effet qu’il octroyait des donations impor- tantes, dont une d’un montant de 111 yambu à un maître de l’ordre soufi Qâdiriyya65. Une autre personnalité est celle du wang de Khotan, Muhammad ‘Azîz Beg, dont Sayrâmî ne précise pas la filiation mais simplement la descendance, c’est-à-dire deux fils du nom de Muham- mad Amîn Beg et ‘Abd al-Wahhâb Beg. Ce dernier a un fils, ‘Abd al- Qâdir Beg, auquel revient la charge de wang ; il fut même surnommé Wang Khwâjam66. Or c’est parmi les mêmes lignées familiales que se déroule un épisode important rapporté par Sayrâmî. S’il n’est pas exactement situé dans le temps ni dans l’espace, il se rapporte bien au moment de la conquête et aux oasis du Sud. Face au désarroi des habitants qui voient les forces mandchoues accumuler les victoires et qui ne font plus confiance aux Khwâja, un groupe de six beg de haute lignée se rassemble et fait l’an- nonce suivante: «(…) Un excellent conseil est celui-ci: si nous sommes plusieurs à nous mettre au service de l’empereur de Chine (faghfûr-i chîn), si nous présentons notre offre et demandons des soldats; et s’il donne des soldats, nous ferons partie de cet empire, alors tôt ou tard nous nous libérerons des ennemis. Tant que nous ne faisons pas partie d’un empire, notre pays ne sera pas prospère et nos enfants ne seront pas en paix»67. La décision est prise de recourir à la puissance mandchoue. S’agirait- il d’utiliser ce soutien pour, à terme, le trahir et se retourner contre lui? Ou bien de se placer volontairement sous la tutelle durable d’un pouvoir lointain (Pékin ou Ili) et non plus contigu? Le texte reste ambigu, autant probablement que l’est l’attitude des beg. Il faut sans doute voir ici non point tant un plan prémédité qu’une sorte de pari sur le futur, une prise de décision stratégique dans une situation d’incertitude. On aurait, plutôt qu’une ambivalence de principe, un indice micro-historique des hésita- tions des beg, et plus largement d’une instabilité sociopolitique sur le temps long.

64 Sayrâmî, ms f. 23a; p. 135. 65 Sayrâmî, ms f. 23a; p. 135-136. 66 Sayrâmî, ms f. 23b; p. 137.

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Toujours est-il que, selon Sayrâmî encore, quelque temps plus tard, un groupe de six ou sept personnes partent rencontrer l’empereur de Chine, à l’époque Qianlong. Ce dernier accepte leur offre et leurs concède des troupes. C’est ainsi que le Turkestan est conquis sans difficultés. L’em- pereur promeut alors le groupe des six beg aux postes de wang , gong , beise, beile, etc68 ; il leur fournit des domestiques (öylükdîn âdam); et les rétribue chaque année en monnaie d’argent (kumüsh). Chacun se retrouve hâkim beg d’une ville69. Qui sont ces six dignitaires? Sayrâmî ne connaît pas le nom de tous les individus et préfère – ce qui est significa- tif – dérouler là encore certaines lignées. Une première lignée est celle de Mîrzâ Hadî [Hudawî?] qui devient beise beg. Une seconde est celle d’un beg anonyme qui obtient le beiselîk; celui-ci a deux fils appelés Setiwaldî [Satîb Âldî] Beg et Âq Beg. Le premier reçoit le beiselîk à Yarkand, son fils Muhammad ‘Abd Allâh obtient à son tour la charge pour Yarkand et Aqsu. Le petit-fils de ce dernier, Muhammad Mûsâ, devient beise beg pour Âqyâr. Quant à Âq Beg, ancien hâkim d’Ili, il devient hâkim beg pour Yarkand, Aqsu et d’autres villes, son fils Muhammad Yûsuf Beg le devient à Yarkand et enfin à jusqu’à sa mort. Son fils Muham- mad ‘Abd Allâh Beg est îshik âghâ, et ses descendants sont dits recevoir des charges importantes. Une troisième lignée est celle de Gadâ’î Muhammad qui devient gong pour Kashgar, puis pour Ush Turfan. Son fils Ibrâhîm Beg reçoit le titre de gong pour Ush Turfan, qui revient ensuite à son frère cadet Muhammad Mûsâ Beg, puis au fils de ce dernier, Muhammad Tâlip Beg à Shahyâr70. La charge passe successivement à son fils Ahmad Beg et au fils de celui-ci, Muhammad Sidîq Beg. Les autres lignées, nous dit Sayrâmî, ne sont pas bien connues71. En somme, c’est à l’échelle des familles de l’aristocratie musulmane des oasis que se lit une histoire de la frontière entendue comme une histoire équivoque et indé- cise. C’est à cette échelle, en effet, que les stratégies, les négociations, les différents comportements des membres lignagers se manifestent.

67 Sayrâmî, ms f. 25a; p. 144 (26). 68 Pour ces titres nobiliaires, je ne suis pas la translittération ouigoure et je rétablis la forme sino-mandchoue. 69 Sayrâmî, ms f. 25a-b; p. 144-145. 70 Sayrâmî, ms f. 25b; p. 145. 71 Sayrâmî, ms f. 25b; p. 146.

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Sacralités

Sur le plan religieux, les beg sont souvent des hommes pieux, fidèles à l’islam et à ses commandements. Les Qing ne cherchent en aucune façon à influencer leurs convictions. Toutefois, Mullâ Mûsâ Sayrâmî mentionne un fait paradoxal. Afin de renforcer la légitimité des beg, il fut construit à Ûshshâq Tâl (situé au sud de Turfan) un grand butkhâna, c’est-à-dire littéralement une maison à idoles, autrement dit un temple, où sont représentés les portraits des principaux beg. Plusieurs détails nous sont donnés: chaque officiel arrivant de Chine (chîn) doit s’y rendre. Il doit descendre de cheval, entrer dans le temple, brûler du papier rituel (qâghazlârnî köydürüp) et s’incliner plusieurs fois devant les idoles des beg, en demandant leur aide. Puis il repart. Ne pas accom- plir le rite est considéré comme une faute (gunâh)72. Par édit (yârlîgh) de l’empereur, tous ceux qui entrent dans le Yettishahr sont soumis à ce rituel. Le paradoxe d’un tel lieu est qu’il sacralise, sur le modèle impé- rial sino-mandchou, des individus qui, en termes islamiques, et compte tenu de l’histoire religieuse de la région, n’ont pas droit à une telle sacra- lisation. Les beg ne furent jamais considérés comme des saints (ar. walî). Plus grave peut-être, ce temple les expose sous forme d’idoles alors même que l’islam interdit rigoureusement toute forme d’idolâtrie. Les sources ne nous disent pas quelles furent les impressions des populations musulmanes, notamment des beg eux-mêmes. On peut toutefois suppo- ser que la seule présence de cette butkhâna ne plaisait guère aux franges les plus religieuses de la société. Il est significatif que, plus tard, dans les années 1860, c’est-à-dire, comme l’explique Sayrâmî, «après que l’is- lam a fait son retour», la maison à idoles soit détruite (bozûldî)73. Cette «affaire du temple» peut sembler anecdotique, elle témoigne néanmoins de certaines contradictions culturelles74.

72 Sayrâmî, ms f. 25b; p. 146 (26-27). 73 Sayrâmî, ms f. 25b; p. 146. 74 On pourrait évoquer la même contradiction au niveau, en apparence anecdotique, de la vêture. Les beg ont pour obligation de porter le costume du fonctionnaire sino-mand- chou qu’on peut réduire ici à trois éléments: la robe, le bonnet et la natte. Grâce à Cho- kan Valikhanov, «O sostojanii Altyshara, ili Shesti Vostochnykh gorodov Kitajskoj Pro- vintsii Nan-Lu (Maloj Bukharii) v 1858-1859 godakh» [Au sujet de l’état de l’Altishahr, ou les Six Villes orientales de la Province chinoise du Nan Lu (Petite Boukharie) en

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Un autre épisode rapporté par Sayrâmî est celui de l’insurrection du Khwâja Âfâqî Jahângîr Khwâja. Celui-ci, après plusieurs tentatives organisées à partir de Kokand, parvient à prendre Kashgar au cours de l’été 1826. Certes des beg perdent leurs privilèges au cours de cette insurrection, mais on sait que d’autres se rallient à Jahângîr et étendent la révolte à d’autres villes. L’aventure se termine toutefois rapidement puisqu’un an plus tard, les troupes Qing reprennent la situation en main et font exécuter Jahângîr. Cependant Sayrâmî ajoute à cet épilogue funeste un récit intéressant75. Fuyant les armées mandchoues, le Khwâja aurait été capturé puis emmené de Kashgar à un lieu nommé Alay par un beg de Kucha du nom de Mîrzâ Ishâq Beg, second fils de Mîrzâ ‘Uth- mân Beise Beg. Jahângîr, mal en point, lui aurait alors dit de le livrer à l’empereur des Chinois (khitâylârnîng ûlûghî), ce que le beg se décide à faire, tout en affichant son respect et sa vénération, à l’instar d’ailleurs de ses hommes. Il conduit le Khwâja à Pékin. Or, nous dit Sayrâmî, «certains disent qu’il [l’empereur] l’aurait vu [Jahângîr], l’aurait inter- rogé et l’aurait exécuté, certains disent qu’il ne l’aurait pas vu, qu’il [Jahângîr] aurait été caché quelque part et serait décédé de mort natu- relle». Ce récit n’a pas de confirmation historique. Mais il révèle deux réalités plus profondes que les simples faits. D’une part, cette version de

1858-1859], in Izbrannye proizvedenija [Œuvres choisies], Nauka, Moscou, 1986, p. 166 et 169, on sait, par exemple, que le hâkim beg porte un badge rouge sur leur bonnet et d’autres beg, de cinquième rang, un badge bleu clair. À l’instar, donc, des autres fonc- tionnaires impériaux, les beg doivent arborer les symboles de leur fonction. Le problème ici tient au fait que le bonnet et la natte entrent directement en contradiction avec la coiffe traditionnelle des musulmans turk, à savoir le turban. Car là encore, le turban marque l’identité sociale et, pour les beg, la fonction professionnelle, voire même la fidélité reli- gieuse comme l’enseigne un hadîth qui déconseille l’imitation des infidèles en matière de costume. Deux faits significatifs: Jahângîr Khwâja, une fois au pouvoir, fait immédiate- ment retirer les coiffes des beg pour rétablir le port du turban, d’autre part (Newby 2005, p. 97) il fait couper les nattes de ses prisonniers chinois et les pousse à se convertir à l’islam; le problème reparaîtra en 1865 lorsqu’un autre Khwâja, Buzurg Khân Töre, appliquera des modes d’allégeance avec don de costume et de turban (sällä-kula): voir à ce propos Papas, p. 223 et 226-227. Sur les costumes, voir Rawski, p. 39-43; Schuyler Camman, China’s Dragon Robes, p. 170-171 et ill. 8 gauche. Plus tard (vers 1890-1910), les explo- rateurs notent l’usage de fausses tresses parmi les Salars, peuple musulman turcophone du Gansu: Charles-Eudes Bonin, «Les Mahométans du Kansou et leur dernière révolte», p. 212-213. 75 Sayrâmî, ms f. 27a; pp. 152-153 (31).

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l’histoire d’essence quasi-hagiographique exprime la tension d’un dédoublement du sacré entre empereur de Chine et Khwâja naqshbandî, dans une sorte d’indécision qui, malgré tout, fait place à la sainteté du Khwâja et à la dévotion qu’il inspire. D’autre part, on est en présence d’une allégorie des incertitudes des beg confrontés à la situation colo- niale – archétype de la complexité des alliances qui ne va cesser de s’in- tensifier par la suite.

Alliances

Après avoir détaillé, mais sans évoquer – ou bien brièvement – les différentes incursions des Khwâja en Kashgarie fomentées à partir de Kokand76, le Târîkh-i hamîdî évoque les années 1860 et souligne la dégradation de la situation interne, en particulier en matières de finances et de fiscalité. L’économie exsangue du Huijiang, faute de subsides impériaux, provoque l’alourdissement des taxes et la multiplication des abus de pouvoir. A plusieurs reprises, la chronique fait état de ces injus- tices et des mécontentements populaires qu’elles provoquent, avec les beg ici et là au centre des problèmes et des négociations. Les gens se plaignent régulièrement de spoliations auprès de l’amban, du daloyä (titre honorifique porté par les officiers chinois musulmans) et du hâkim. Un exemple est celui de la région d’Aqsu où même les riches proprié- taires, comme Isâ Gumbadh et Muhammad ‘Alî Bughrâ, se plaignent de la cupidité des fonctionnaires locaux, tout en revendiquant leur loyauté envers l’empereur. Leurs griefs sont relayés par certains beg. L’armée intervient et exécute les coupables77. Un autre exemple est celui de Kucha où, également, des chefs de communauté comme Muhammad ‘Alî Shaykh et Mullâ Mûsâ Imâm protestent contre les corvées imposées par les fonctionnaires. Soutenue par plusieurs beg auprès de l’amban,

76 Révoltes dite des Sept Khwâja (haft khwâjagân) en août 1847, de Dîwân Qulî et Wâlî Khân Tura en 1852, de Husayn Îshân Khwâja en 1855. Des détails supplémentaires sur ces incidents figurent dans, par exemple, Valikhanov, p. 157-163. On retrouve à tra- vers ces insurrections le jeu pour le moins ambigu et retors des beg comme celui de Ishâq Beg, hâkim beg de Kashgar, étroitement lié au khanat de Kokand (voir Newby 2005, p. 154); au contraire les hâkim beg de Bichang et de Khotan, ‘Abd al-Rahmân et Ismâ‘îl, affichent leur loyalisme (Newby 2005, p. 158-9). 77 Sayrâmî, ms f. 31a; p. 168-169.

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leur demande retient l’attention des autorités qui envoient aussitôt des soldats pour arrêter les coupables78. Lorsque Xianfeng (1851-1861), confronté à des troubles internes, menace de ne plus envoyer de subsides aux fonctionnaires, agents et armées de l’empire, le gouverneur de l’Ili (jiangjun) associé à l’Agent impérial de Kashgar et à des hâkim beg comme Mîrzâ Ahmad Wang Beg promettent à l’empereur de trouver des fonds pour financer l’armée. Ils organisent alors des prospections en toutes directions dans les mines d’or, d’argent, de cuivre, etc. Ils introduisent également des nouvelles taxes (bâj) et extorquent ainsi des quantités importantes d’argent. La population est durement touchée par ces spoliations, à l’exception – pré- cise notre chroniqueur – des familles riches qui, moyennant finances, se placent sous la protection des beg (himâyatî kîrdî)79. Ce récit appelle deux remarques: si Sayrâmî emploie ici le terme de himâya dans un sens péjoratif et critique, il fait pourtant référence aux jeux d’alliances qui caractérisent la vie sociale et institutionnelle du Turkestan oriental. La himâya – système de protection, de patronage – désigne en effet une réa- lité ancienne et protéiforme des relations de loyauté dans la région80. Définissant des responsabilités réciproques (en gros, la sécurité et/ou les avantages fiscaux en échange d’une rétribution ou d’un don), hors État et hors fiscalité, elle signifie une certaine variabilité, une mouvance des alliances entre personnes, lignées ou milieux. Seconde remarque, la mention de Mîrzâ Ahmad Wang Beg est particulièrement intéressante en ce qu’elle introduit un personnage emblématique de l’ambiguïté des beg dans leur ensemble. Souvent présentés par l’historiographie comme de simples et iniques percepteurs, les beg – sous la plume même de leur premier pourfendeur, Mullâ Mûsâ Sayrâmî – apparaissent à travers Ahmad Wang comme des figures parfois complexes ou équivoques,

78 Sayrâmî, ms f. 31a-b; p. 169-170. 79 Sayrâmî, ms f. 32a-b; p. 173-175 (41-43). Cet épisode est partiellement traduit dans Kim, p. 33. 80 Sur la himâya, voir notamment, pour la conception pré-mongole, Claude Cahen, «Notes pour l’histoire de la himaya», p. 287-303; pour l’Asie centrale post-mongole et l’ordre soufi naqshbandî, Jürgen Paul, «Forming a Faction: the himayat System of Khwaja Ahrar», p. 533-548; pour l’Asie centrale des XIX et XXe siècles, Stéphane Dudoignon, «Les ‘tribulations’ du juge Ziya. Histoire et mémoire du clientélisme poli- tique à Boukhara (1868-1929)», p. 1095-1135.

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portées par un esprit de solidarité populaire et musulmane, sinon par une piété véritable. Cas de continuité – à l’instar de Khûsh Kipak Beg un siècle aupara- vant – Ahmad Wang, dont on vient de voir l’attitude pro-mandchoue, affiche son envergure islamique et sa bienveillance à l’occasion d’une nouvelle révolte, celle de Kucha au début de l’été 1864. Lorsque les insurgés, qui rassemblent Turk et Chinois musulmans (Hui ou Tungan), cherchent un chef plus charismatique que le pieux Allâh Yâr Beg (fils du hâkim de Yangî Hisâr)81, c’est d’abord à Ahmad Wang qu’ils s’adres- sent. Ancien hâkim beg de Yarkand, puis de Kashgar, issu de la célèbre et multiséculaire chefferie Dughlat, ce beg a une solide réputation d’in- dépendance vis-à-vis des autorités Qing. Comme d’autres, il s’agit d’un musulman pieux, portant l’habit traditionnel et non le costume mandari- nal, écoutant l’avis des ‘ulamâ’ et entretenant des relations étroites avec les milieux soufis82. Mais le fait le plus intéressant tient à la réponse d’Ahmad Wang à la proposition des insurgés: «Vous êtes peu nom- breux, tandis que les Chinois sont innombrables, et vous ne pourrez donc rivaliser avec eux. Quant à moi, depuis des générations, mes ancêtres et moi-même avons été au service des empereurs. Nous avons occupé de hautes charges, en sus desquelles nous avons reçu des terres, de l’eau et les hommes d’un grand nombre de foyers. De père en fils, les empereurs nous ont accordé des décrets qui nous favorisaient. En outre, j’ai vu plusieurs fois l’empereur de mes propres yeux. Les dés sont jetés! Car comment pourrais-je désirer du mal à l’empereur? Bien qu’il soit mécréant et infidèle, nous, de père en fils, nous avons toujours joui des bonheurs qu’il nous donne, et mangé de son sel (namak khurdasî). Quoi qu’il advienne, nous ne détournerons jamais notre visage de notre chef qui nous a donné de son sel (tûz bergân). Observer le devoir du sel (tûz haqqî) est une obligation humaine. Je ne veux pas devenir votre chef comme vous me le proposez pour me jeter moi-même dans la ruine (…)»83

81 Sayrâmî, ms f. 33b; p. 182 (45). 82 Une présentation détaillée du personnage se trouve dans Kim, p. 37-39. 83 Sayrâmî, ms f. 34a; pp. 183-184 (45-46). Je reprends ici l’excellente traduction de Masami Hamada, «Jihâd, hijra et ‘devoir du sel’ dans l’histoire du Turkestan oriental», p. 35-61.

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Quelle qu’en soit l’historicité, il y aurait beaucoup à gloser sur cette réponse du beg – qui lui vaudra un martyre attesté –, mais on se bornera à souligner deux points. D’abord, il est de nouveau question ici de loyauté avec la notion de «devoir du sel». Grâce à Hamada Masami, on sait qu’elle renvoie à une institution turk classique définissant une rela- tion de loyauté de type feudataire, mais en l’espèce entretenue par un beg turk envers l’empereur de Chine. Elle entre en conflit avec un autre devoir, l’appel à la Guerre sainte ou jihâd contre l’empire. Conflits de devoir, de loyauté – second point – c’est l’action même des beg qui se trouve dans l’impasse ou l’indécision. Ouverte à toutes les alliances, dont chacune porte une histoire sociale, culturelle et politique, leur action est historiquement imprévisible. Ce que montrent, dans leur pré- cipitation même, les événements qui vont suivre et qu’on peut résumer ainsi: c’est finalement un Khwâja, Rashîd al-Dîn, qui mène la révolte de Kucha au nom du jihâd84 ; Ürümchi s’embrase dès la mi-juin, suivie de Yarkand en juillet, puis de Kashgar et Khotan85 ; Turfan se rebelle en août et Qomul en septembre86. L’année 1864 marque donc la fin brusque de la domination Qing au Turkestan et la réapparition de sultanats pro- vinciaux comme à Aqsu ou Kucha. L’année suivante, un général de Kokand, Ya‘qûb Beg, accompagné d’un Khwâja Âfâqî, arrivera à Kash- gar pour fonder un Etat islamique unitaire qui se maintiendra jusqu’en 1877. Durant ces années de tumulte, on assiste, du côté des beg, à autant de soutiens que de défections, autant de loyauté que de trahison. Tandis qu’un Sâ’id Beg, hâkim d’Aqsu, alors à la tête de contingents sino- mandchous, finit par fuir devant l’avancée des soldats du jihâd lancé par Jamâl al-Dîn Khwâja87, un Tukhtî Beg s’allie aux insurgés menés par Khetîb Khwâja et garde sa charge de hâkim d’Ush Turfan88. On pourrait multiplier les exemples de ce genre89. Retenons que les parcours des uns

84 Masami Hamada, «De l’autorité religieuse au pouvoir politique: la révolte de Kuca et Khwaja Rashidin», p. 455-489. 85 Kim, p. 41-52. 86 Kim, p. 57. 87 Sayrâmî, ms f. 38a; p. 200-201 (56). 88 Sayrâmî, ms f. 38b; p. 203-204 (58). Le texte turki écrit Tûkhte Bîk. 89 Chez Sayrâmî à plusieurs endroits mais aussi, par exemple, dans Valikhanov, p. 160-163, ou encore dans Mehmed Âtıf, Ka≥gar tarihi [Histoire de Kashgar], p. 260- 266.

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et des autres, parfois sinueux, se singularisent plus que jamais et reflè- tent l’urgence d’un choix sans certitude. Or c’est peut-être là une leçon essentielle de la micro-histoire des fonctionnaires de la frontière sino-turkestanaise: deux visions s’oppo- sent qui ne sont pas deux camps. Autrement dit, chez les mêmes acteurs historiques se joue un conflit entre des prises de position, des choix à valeurs inverses. On touche éventuellement là à une problématique cen- trale du fait colonial, ou plus exactement de l’élite colonisée. Mais ce qui nous intéresse ici davantage concerne la question du territoire tant il est vrai que la création d’une frontière – décision politique, conséquence massive – investit une réalité non pas idéologique mais historique et mémorielle du territoire. Cette création confronte essentiellement deux visions du Turkestan – celle d’un empire nouveau et celle d’une région historique – au croisement desquelles se situent, précisément, les beg. Certes, ces fonctionnaires ne contribuent pas aux traditions concep- tuelles du territoire, ils ne sont pas les tenants de l’une ou de l’autre, mais ils incarnent leur tension, ils en sont comme l’émanation antino- mique.

CONCLUSION: XINJIANG ET YETTISHAHR

On a vu comment l’Asie centrale chinoise, au tournant du XIXe siècle, fit l’expérience successive d’une conquête, d’une administration et d’un chaos. A chaque moment de cette période, les beg ont joué un rôle-clé qui ne saurait se réduire à un pur et simple intérêt d’individus ou d’une classe. Leur histoire est complexe, elle s’étend sur plusieurs générations et même sur plusieurs siècles. Mais plus fondamentalement et au-delà même de leurs dits et de leurs actes, ils apparaissent comme des acteurs paradoxaux, ce qu’on pourrait appeler des fonctionnaires frontaliers sans frontière, au sens où ils ne sont pas en charge d’un territoire unique et cohérent, au sens aussi où ils oscillent entre ses définitions impériale et régionale. Quelles sont ces définitions ou ces conceptions? Autrement dit, quel univers intellectuel ou imaginaire les beg, peu ou prou, reflè- tent-ils? Il semble que deux grandes visions se dégagent au cours du XIXe siècle, dont chacune porte une histoire et une mémoire radicale- ment différentes.

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Lorsque la nouvelle Chine impériale fait sa conquête de l’Ouest, sous Kangxi puis Qianlong, s’éveille un véritable engouement pour l’étude des terres frontalières aussi bien au niveau officiel (avec les grandes compilations accomplies sous Qianlong) que parmi les personnalités savantes de l’époque. Dès les années 1770, un mythe de ces territoires prend naissance – on va jusqu’à évoquer un paradis (letu ) pour les nouveaux arrivants90. Une historiographie est patronnée et une passion pour la géographie se répand91. A la faveur d’une émancipation intellec- tuelle par rapport à la tradition, émerge l’école dite jingshi (mou- vement de politique appliquée, pragmatisme politique, réformisme) dans les années 1820, c’est-à-dire en même temps que les troubles causés par Jahângîr qui suscitent alors beaucoup d’attention92. Les partisans du jingshi, préoccupés du déclin de l’empire, notamment de la pression démographique, en appellent à la réforme des frontières en termes d’ou- verture à l’émigration et à l’exploitation. En ce sens, le futur de la Chine impériale tient dans ses frontières93. Telle est la promotion des idées réformatrices de la frontière, dans un climat d’intérêt romantique et exo- tique pour elle94. Deux figures intellectuelles se distinguent particulière- ment. Le polygraphe Gong Zizhen (1792-1841) pense la frontière Nord- Ouest comme ouverte par rapport au Sud-Est qu’il considère fermé par la mer. Encouragement à l’émigration, renforcement de l’administration, démilitarisation partielle des tuntian sont les principes d’un article uto- piste mais très influent dès 1826 et qui sera une source d’inspiration en 1884 lors de la création de la province du Xinjiang 95. Second intellectuel de renom, Wei Yuan (1794-1856), lui, dans un esprit très novateur de subordination de la loi à la régulation par des hommes ver- tueux, soutient, plutôt qu’un changement de l’administration, le rempla- cement de son personnel. Lui aussi – et ses thèses sont populaires – considère le Turkestan comme une terre promise de développement et

90 Perdue, p. 350. 91 Etudiées en détail par Perdue, ch. 12 et 13. Lire aussi Laura J. Newby, «The Chi- nese Literary Conquest of Xinjiang», p. 451-474. 92 Chou, p. 85. 93 Chou, p. 83. 94 Chou, p. 86. 95 Chou, p. 100-105.

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d’émigration96. C’est ainsi, du moins, qu’on peut résumer une vision impériale moderne ou pré-moderne des territoires musulmans (huijiang) qui finiront par être qualifiés de nouveaux (xinjiang). Il y a là l’idée d’une continuité spatiale inédite qui se double d’un renouveau temporel, ce qui correspond peut-être à l’idéal de la frontière, qui clôt et qui ouvre, qui renouvelle et qui réunit. La société turkestanaise, son intelligentsia en particulier, fait égale- ment l’expérience de ce bouleversement politique et territorial, mais dans des termes profondément différents. A l’esprit conquérant s’oppose un discours – sinon une idéologie – de la Guerre sainte (ar. jihâd, ghazât) contre l’Infidèle, perceptible chez les différents groupes insou- mis (Turk, Tungan, Taranchi, Kirghiz, etc.)97. Un tel discours se fonde sur une représentation classique du territoire scindé entre Demeure de l’islam (ar. dâr al-islâm) et Demeure de la guerre (ar. dâr al-harb), c’est-à-dire entre un territoire où l’on observe la sharî‘a, où l’on suit les préceptes de l’islam, et un territoire où l’idolâtrie règne, où la commu- nauté musulmane (ar. umma) est impossible98. Ici la frontière est un champ de luttes. Mais plus subtile – également plus tardive – se présente l’opinion de notre principale source, Mullâ Mûsâ Sayrâmî lui-même. Partagé ente jihâd et légitimisme, cet intellectuel turk – qui écrit après la bataille, si l’on peut dire – cherche à concilier revendication au dâr al- islâm et domination infidèle Qing: le jihâd est légitime mais il n’est pas juste; la soumission à l’empereur de Chine revient à un devoir, pour la raison que sa domination relève de la volonté d’Allah99. Néanmoins cette réponse se fonde sur une certaine représentation religieuse du terri- toire. Or en l’occurrence, Sayrâmî soumet une vision, non point clas- sique, mais originale qui ne semble formulée que dans les toutes der- nières pages de son Târîkh-i amniyya (la première mouture du Târîkh-i hamîdî, incluse dans l’édition ouigoure). La khatîma, la conclusion, de

96 Chou, p. 117-118. 97 Kim, p. 68. 98 Kim, p. 69-70. Précisons que ces notions ne sont pas coraniques mais appartiennent à la littérature de hadîth. Les juristes musulmans ont également conçu une troisième caté- gorie, intermédiaire, connue sous le nom de Demeure de la réconciliation (ar. dâr al-sulh) ou Demeure de l’alliance (ar. dâr al-‘ahd). Toutefois, la tradition hanafite – celle qui est suivie en Asie centrale – ne reconnaît pas ces deux dernières notions territoriales. 99 Hamada 2001, p. 58-60.

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sa chronique s’achève en effet sur des rappels (tu. zikir) géographiques: Sayrâmî explique ainsi que la région est une partie de l’ancien royaume du Mongolistan (tu. moghûlistân mamlakatî) – en fait, le khanat Cha- ghatayide – et qu’elle porte le nom de Yettishahr, c’est-à-dire la Région des Sept Villes (Kashgar, Yarkand, Khotan, Aqsu, Ush Turfan, Kucha, Turfan)100. S’il ne divulgue guère l’origine de ce nom, l’historien nous en propose un contenu extrêmement intéressant puisqu’il prend soin, en décrivant chaque ville l’une après l’autre, d’en indiquer les principaux mausolées de saints (tu. mazârî mashâyikhlâr): Âfâq Khwâja, Sultân Satûq Bughrâ Khân, Sayyid Jalâl al-Dîn Baghdâdî, etc. à Kashgar101 ; Khwâja Muhammad Sharîf, Hafta Muhammadân, Âltûn Mazar, etc. pour Yarkand102, et bien d’autres encore. Les lieux saints de l’islam mystique deviennent, sous la plume de Mullâ Mûsâ, les marqueurs territoriaux du Yettishahr. Ce geste final de l’intellectuel musulman et quiétiste n’est pas anodin. Il est une manière d’effacer idéalement la nouvelle frontière, d’interdire toute intrusion infidèle et de restituer la mémoire religieuse du terri- toire103. Il y aurait là, par conséquent, comme un approfondissement de la notion de dâr al-islâm dans un sens proche du haram, c’est-à-dire du territoire interdit aux non-musulmans – le haram étant l’une des quatre catégories définissant le concept de Demeure de l’islam104. Le Yetti- shahr, en ses lieux saints, constitue un territoire interdit aux conquérants. L’originalité de Sayrâmî tient donc à une vison aussi historique que mémorielle des Sept Villes entendues comme asiles des lieux saints de l’islam turkestanais, pôles orientaux du monde de la Révélation, qui est

100 Sayrâmî, p. 636-637 (304-305). Dans chaque notice, la présentation des mausolées occupe la moitié, voire les deux tiers du contenu. On peut aussi se reporter au manuscrit mentionné plus haut, cote Prov. 478, f. 195 sq. 101 Sayrâmî, p. 639-640 (306-307). 102 Sayrâmî, p. 640-642 (307). 103 De façon significative, Sayrâmî n’use d’aucun vocabulaire de la frontière. Sauf erreur, on ne trouve guère chez lui les termes de hadd, takhm ou encore thaghr qui comp- tent parmi la terminologie classique de la science géographique musulmane. 104 Les trois autres étant les suivantes: territoire réservé, territoire canonique et terri- toire irrédent. Sur ce point, cf. Louis Massignon, «Introduction à l’étude des revendica- tions islamiques», p. 1-21; également Louis Gardet, La Cité musulmane. Vie sociale et politique, note 4 p. 26-27.

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par essence sans limites105. Les mausolées soufis conviennent à une géo- graphie sacrée portée par la mémoire pieuse des croyants… et par le tra- vail de l’historien. C’est en effet dans la nostalgie que Mullâ Mûsâ Say- râmî évoque longuement cette terre jonchée de saints, regrettant que certains noms soient tombés dans l’oubli106.

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RÉSUMÉ Les Mandchous achèvent de conquérir le Turkestan oriental en 1759. Cette vaste région, peuplée essentiellement de musulmans turkophones, fut longtemps gouvernée par des dynasties saintes originaires d’Asie centrale et descendantes du Prophète. Une fois leurs membres mis en fuite ou bien exécutés, la cour de Pékin réorganise la nouvelle province – ou «nouveau territoire» (xinjiang) comme on l’appellera à partir de 1884. Quatre divisions administratives sont ainsi créées et intégrées à l’empire Qing. Au cœur de ce dispositif dirigé, à son sommet régional, par des officiers mandchous, se trouvent les beg, des notables turk qui remplissaient déjà des charges publiques durant les périodes précé- dentes. Les historiens ont parfois réduit le rôle de ces administrateurs à un simple jeu politique local, au mieux à des rivalités régionales. Cet article ana- lyse les faits et les dits des beg à l’échelle de la micro-histoire, c’est-à-dire des habitudes ou des prises de décisions, mais aussi des incertitudes et des convic- tions. Il en ressort l’image d’acteurs contradictoires, dévoués à l’empereur de Chine mais encore fidèles aux dynastes musulmans réfugiés aux portes du Xin- jiang et toujours menaçants. Enfin, il apparaît que les fonctionnaires turk des frontières mandchoues ne se convertirent jamais à l’idéologie impériale et à sa vision des nouvelles terres de l’Ouest. Au contraire, les beg ne cessèrent de per- cevoir le Turkestan oriental comme un pays d’Islam. Mots-clés: Xinjiang, Turkestan oriental, empire mandchou, Qing, administra- tion, beg, Sayrami.

SUMMARY The Manchus completed the conquest of Eastern Turkestan in 1759. This immense region, populated mainly by Turkic-speaking Muslims, was long ruled by saintly dynasties originating from Central Asia and descended from the Pro- phet. Once the members of these dynasties had been forced to flee or put to death, the Peking court reshaped the new province – or “new territory” (xin- jiang) as it would be called as early as 1884. Four administrative divisions were created and integrated within the Qing empire. At the core of the system, hea- ded at the regional level by Manchu military officers, were the begs. The begs were Turkic notables who had held public offices in the past. Historians have

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occasionally reduced the role of these administrators to a purely local political game, or, at best, to regional rivalries. This article analyzes the deeds and sayings of the begs at the microhistorical level, that is to say, their customs or decision-making but also their doubts and convictions. What emerges is the image of contradictory actors, devoted to the emperor of China but still faithful to the former Muslim rulers who took refuge at the gate of Xinjiang and remai- ned a threat. In the end, it seems that the Turk officials on the Manchu borders never converted to the imperial ideology and its vision of the new Western lands. To the contrary, the begs constantly perceived Eastern Turkestan as an Islamic country. Keywords: Xinjiang, Eastern Turkestan, Manchu empire, Qing, administration, beg, Sayrami.

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