Renoncement et puissance. La quête de la sainteté dans la Birmanie contemporaine Guillaume Rozenberg

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Guillaume Rozenberg. Renoncement et puissance. La quête de la sainteté dans la Birmanie contem- poraine. pp.306, 2005, 2-88086-334-1. ￿halshs-03237569￿

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GUILLAUME U A

enoncement et puissance. A voir ces deux termes L L I

ROZENBERG U Rainsi reliés l’un à l’autre, on croirait d’abord à une G ROZENBERG opposition. Et pourtant, en terre de bouddhisme, le moine parti dans la forêt, celui-là même qui incarne le renoncement au monde le plus radical, est aussi tenu pour un « superhomme ». Ses contemporains lui attri- buent des facultés extraordinaires qui lui confèrent le pouvoir d’agir sur le monde et de le transformer. RENONCEMENT

L’auteur présente dans cet ouvrage la biographie de E huit moines contemporains qui comptent parmi les C E T P U I S S A N C E plus vénérés de Birmanie. Il s’interroge sur leur par- N

cours et leur identité. Sur leur capacité de prédire, de A LA QUÊTE DE LA SAINTETÉ DANS LA BIRMANIE CONTEMPORAINE bâtir ou de redistribuer, sans pour autant oublier leurs S S

rapports – ambigus – au pouvoir temporel et politique I

qui les craint toujours... et qui les utilise parfois! U

C’est un voyage au pays de la Colline Ordinaire, de la P

Cité Agréable et des Mille Arbres de l’Eveil, un voyage T

à l’intérieur de la plus grande statue de bouddha E

couché du monde, dans les méandres du delta de T

l’Ayeyarwady, un voyage au pays où la loterie est N

reine. Un périple qui bouleverse radicalement notre E

vision du bouddhisme pour en donner une image plus M

réelle, mais toujours humaine et vivante. E C

uillaume ROZENBERG est ethnologue, chargé de N recherche au CNRS. Il travaille sur le bouddhisme O

G N birman depuis 1997. E R Ouvrage publié avec le concours du LASEMA-CNRS

ISBN 2-88086-334-1

ÉDITIONS OLIZANE GENÈVE – SUISSE

OLIZANE

OLIZANE rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page1

RENONCEMENT ET PUISSANCE LA QUÊTE DE LA SAINTETÉ DANS LA BIRMANIE CONTEMPORAINE rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page2 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page3

GUILLAUME ROZENBERG

RENONCEMENT ET PUISSANCE

LA QUÊTE DE LA SAINTETÉ DANS LA BIRMANIE CONTEMPORAINE

EDITIONS OLIZANE rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page4

Ouvrage publié avec le concours du LASEMA-CNRS

Editions Olizane 11, rue des Vieux-Grenadiers 1205 Genève (Suisse) www.olizane.ch

ISBN 2-88086-334-1 © Copyright 2005, Éditions Olizane, Genève

Mise en page: Atelier Françoise Ujhazi, Genève Impression et reliure: LegoPrint, Lavis, Italie

Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage pour un usage autre que stric - tement privé, par tous moyens y compris la photocopie, est soumise à l’autorisation préalable de l’éditeur, afin de préserver les droits de l’auteur sur son travail. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page5

A Bénédicte, Bien des fois, elle a expliqué: «Vous ne pouvez pas dire les choses comme ça… ». Et bien des fois, j’ai fini par les dire autrement.

Pour Tin Tin, Souvent, elle a pensé: « Il ne comprend pas les Birmans». Jamais, cependant, elle n’a cessé d’espérer. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page6

Note sur la transcription et les abréviations

Depuis 1989, à l’initiative du gouvernement, l’appellation interna- tionale de la Birmanie est «Union du Myanmar». Dans cet ouvrage, l’ancienne désignation de «Birmanie» a cependant été conservée: elle demeure toujours la mieux connue en Occident, et le terme a l’avantage de posséder en français une forme adjecti- vale (birman, birmane). Le gouvernement a également modifié en 1989 la transcription officielle de beaucoup de noms de lieux, fleuves, groupes eth- niques, afin de rapprocher cette transcription de la prononciation birmane. Rangoon est devenu Yangon, Irrawaddy: Ayeyarwady, Karen: Kayin, etc. Cette nouvelle transcription a été adoptée ici, bien qu’elle ne soit pas toujours cohérente et surtout pas toujours bien instituée (la transcription d’un nom propre pouvant varier d’un document à l’autre, même dans les publications officielles birmanes). Les noms communs birmans sont signalés par des caractères italiques (weikza). Ils ont généralement été transcrits selon le sys- tème anglo-saxon le plus répandu, celui de «transcription conven- tionnelle», recommandé par John Okell dans A Guide to the Romanization of Burmese (1971 : 66-67, plus modifications ulté- rieures apportées par l’auteur). Les tons n’ont pas été marqués. Les termes p›li, la langue des textes doctrinaux dans le boud- dhisme du Therav›da, sont en italique et précédés de la mention «p.» (p. vijj›). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page7

Remerciements

Cet ouvrage est issu d’une thèse inédite ainsi que d’articles parus ou en cours de publication dans des revues et ouvrages spécialisés en français ou en anglais (pour la liste de ces travaux, se reporter à la bibliographie). L’année de post-doctorat passée à l’Asia Research Institute (Université de Singapour) m’a permis d’en achever la rédaction. Nombreux sont ceux qui, ici ou là-bas, m’ont guidé tout au long de ces années. Cet ouvrage leur doit énormément, et j’espère qu’ils y retrouveront un peu d’eux-mêmes. Quant à tous ceux qui m’ont soutenu autrement, je souhaite que ces pages répondent à leur interrogation: mais que fait-il au juste, et dans quel monde vit-il? rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page8

Chine

Yangtsé

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DIVISION Ay DE SAGAING Birmanie Bangla- Haka desh Sagaing ÉTAT Mandalay CHIN ÉTAT SHAN Nyaung Bawdi Pin Aing Tahtaung Bagan DIVISION DE Konlon MANDALAY Taunggyi Sittwe Magway w in É an l T Loikaw Th A DIVISION DE T MAGWAY R Golfe A K ÉTAT KAYIN H DIVISION Thaïlande I Sittang N du E DE BAGO Kyaikhtisaung

Bengale Bago Myaing Gyi Ngu DIVISION DE Yangon AYEYARWADY Hpa- Pathein DIVISION An Thamanya DE Mawlamyine Konawin YANGON Winsein ÉTAT MON Chao Phraya Golfe de Martaban D I V I Dawei S I Bangkok O N Mer d’Andaman D E

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R Y I Golfe îles d’Andaman du 0 100 200 km Siam © Editions Olizane, 2005 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page9

Huit moines

Cet ouvrage traite de la sainteté bouddhique dans la société bir- mane contemporaine à partir de l’étude de la trajectoire et des acti- vités de huit moines. Est fournie ci-dessous la liste de ces moines avec le titre par lequel ils sont généralement désignés par les Bir- mans (Bawdi Tahtaung Hsayadaw), suivi du nom propre religieux qui leur fut donné au moment de leur ordination (U Narada). Entre parenthèses, figurent l’année de naissance et la région de résidence de ces personnages à l’époque où les recherches ont été réalisées (1997-2001). Le terme hsayadaw, à partir duquel est forgé le titre de ces moines, signifie à la fois moine vénéré et moine supérieur de monastère. Il est rendu dans cette étude par «grand moine». «U» est un préfixe respectueux placé devant le nom d’un moine ou d’un homme relativement âgé.

Bawdi Tahtaung Hsayadaw, U Narada (1931, Division de Sagaing) Konawin Hsayadaw, U Wayameinda (1959, Division de Ayeyarwady) Konlon Hsayadaw, U Tayzaniya (1907, État shan) Kyaikhtisaung Hsayadaw, U Pyinnyadipa (1930, État môn) Myaing Gyi Ngu Hsayadaw, U Thuzana (1948, État kayin) Nyaung Pin Aing Hsayadaw, U Nandawbatha (1922, Division de Sagaing) Thamanya Hsayadaw, U Winaya (1912, État kayin) Winsein Hsayadaw, U Kaythara (1922, État môn)

Ci-contre: carte des lieux de résidence des huit moines rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page10 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page11

COMMENT DEVIENT-ON SAINT? rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page12 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page13

Faut-il le dissimuler: le bouddhisme m’a toujours ennuyé. Je n’ai jamais été sensible à sa doctrine, jamais su trouver dans sa «philo- sophie» un quelconque secours intellectuel ou psychologique, d’autant qu’elle s’exprime dans des textes souvent fastidieux, par- fois excessivement systématiques et techniques, boursouflés à l’excès, saturés de répétitions et d’énumérations interminables. On comprendra alors que, durant toutes ces années, je renâclais inté- rieurement à subir les prêches improvisés mais ô combien stéréo- typés que m’imposait parfois certain moine ou laïc que je rencon- trais, et qui semblaient tout droit sortis de textes doctrinaux auxquels j’espérais naïvement avoir échappé. Ces moments où je souffrais stoïquement d’entendre le même compendium de la doctrine bouddhique de la délivrance, inlassa- blement repris par mes interlocuteurs de Yangon à Mandalay, de Mawlamyine à Myitkyina, renforçaient la défiance que m’inspi- raient les Occidentaux fascinés par le bouddhisme et dont il m’ar- rivait de croiser certains spécimens au gré de mes pérégrinations. Mais les Birmans, avec une cruauté bien involontaire, ne cessaient de m’assimiler à ces excentriques. Confondus à l’idée que l’on puisse prétendre étudier la religion bouddhique sans chercher à la connaître de l’intérieur, et excipant de quelque cas d’adepte étran- ger dont ils avaient eu connaissance, ils m’incitaient à la pratique de la méditation, voire même à l’entrée dans la communauté monastique. J’esquivais. Chacun sa quête. Il me fallait cependant reconnaître à l’adepte des spiritualités orientales un mérite: je lui devais en partie la possibilité de faire mon travail. Si les Birmans s’étonnaient finalement assez peu de rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page14

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ma présence et de ma curiosité, c’est qu’elle s’inscrivait dans la droite ligne de ces nombreux étrangers qui ont manifesté depuis le XIXe siècle une vive attirance pour le bouddhisme. Grâce à eux, je faisais en quelque sorte partie du décor, et ne représentais au pire, aux yeux de mes interlocuteurs, qu’un bouddhiste qui s’ignore. Ce sont d’ailleurs ces simples formules: «j’étudie le bouddhisme», «je m’intéresse aux moines puissants», qui constituèrent, tout au long de ces années, mon sésame d’accès à la société birmane. Et il ne fut pas rare que mes interlocuteurs, du simple paysan au haut responsable politique, de l’anonyme moine de village au grand moine parmi les plus vénérés du pays, m’assignent pour fonction de rendre compte au monde de la grandeur du bouddhisme birman. Lourde charge.

Quelques kilomètres après Mawlamyine, capitale de l’État môn, en direction du sud, vers la petite ville de Mudon, un énorme por- tique marque l’entrée du monastère forestier de Winsein. Une route tout récemment construite bifurque de la route principale pour amener au pied de collines pelées, à un kilomètre environ: c’est là que réside le grand moine de Winsein, Winsein Hsayadaw. Une longue file de statues, représentant le Bouddha et cinq cents de ses disciples saints, serpente à travers l’immense domaine du grand moine, pour s’achever le long de cette route, accueillant le visiteur au fur et à mesure qu’il progresse vers le cœur du site. Winsein Hsayadaw lui-même s’est fait représenter par l’une de ces statues. Mais c’est surtout, comme posée contre le flanc des collines, l’énorme statue de bouddha couché, la plus grande du monde, pro- clament les Birmans (180 mètres de long), qui capte immédiate- ment le regard du nouvel arrivant. L’entreprise, monumentale, a rendu Winsein Hsayadaw célèbre dans toute la Birmanie. La pose des fondations, en 1992, donna lieu à une cérémonie grandiose, à laquelle participèrent 300 moines et plus de 5000 fidèles. La statue, sept années plus tard, avait encore la couleur grisâtre du matériau brut, le corps du bouddha se ponctuant d’immenses taches sombres laissées par les pluies délavantes de la mousson. Elle devait être rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page15

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terminée en 1996, mais les délais avaient été dépassés. La carapace en arceaux de fer recouverts de béton était achevée, mais elle n’était pas encore peinte. 250 ouvriers travaillaient au chantier sous la direction du grand moine. Il avait dessiné lui-même les plans de la statue, sans l’aide d’aucun architecte, à partir de la vision qui lui en était apparue au cours d’une retraite contemplative. Des dons affluaient de tout le pays pour financer la construction qui englou- tissait des sommes astronomiques au regard des standards birmans. Le grand moine avait par ailleurs mis en place une loterie dont les billets étaient vendus sur le site et dans toute la région de Mawla- myine, et dont la publicité était assurée par un véhicule circulant toute la journée dans les villes et villages des environs. Le tirage mensuel avait pour lots des voitures, des vélomoteurs, des télévi- sions, etc., que le grand moine avait reçus en don. Cette loterie connaissait un grand succès, permettant de récupérer des fonds importants pour la mise en œuvre du projet. Winsein Hsayadaw avait en outre la réputation de pouvoir prédire le numéro gagnant de la loterie thaïlandaise, très populaire dans la région. Une telle réputation lui valait un afflux sensiblement plus important de visi- teurs les jours précédant les tirages. Les heureux gagnants, qui avaient bénéficié de son assistance, ne manquaient pas en retour de lui faire don d’une partie de leurs gains, immédiatement réinvestis dans la construction de la statue. Le monument est creux et on pouvait déjà circuler dans ses 90 pièces intérieures réparties sur quatre étages, où commençaient à être figurées sous forme statuaire des scènes extraites des J›taka, les récits de 547 des existences antérieures du Bouddha Gotama, des épisodes de son ultime existence, celle de l’Éveil, mais aussi des représentations, tout à fait évocatrices, des tourments réservés à ceux destinés à renaître dans les enfers bouddhiques. Tous élé- ments classiques, maintes fois reproduits dans les innombrables sites religieux du pays, mais dont l’assemblage systématique offrait ici une sorte de kaléidoscope de l’imaginaire bouddhique des Birmans. Pour parachever son œuvre, Winsein Hsayadaw a en outre choisi d’orienter la tête de l’édifice vers l’ouest, dans la direction de l’endroit où le cinquième et futur bouddha, Metteyya, rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page16

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connaîtra l’Éveil. Après la fin de l’actuelle ère bouddhique, prévue dans 2500 ans, et une période de terribles désordres, Metteyya redécouvrira la voie oubliée du nirvana et rétablira la religion bouddhique parmi les hommes. Le grand moine de Winsein, rapporte la courte biographie rédi- gée à l’occasion de son soixante-quatorzième anniversaire, est né le dixième jour de la lune descendante de 1283 (22 janvier 1922), dans le village de Lettet, aux environs de Mudon1. Il est le troisième des huit enfants d’une famille de cultivateurs môn. Avant sa naissance, une divinité céleste apparut en rêve à sa mère, lui annonçant qu’elle donnerait le jour à un enfant vertueux et que celui-ci propagerait la religion bouddhique à un degré sans précé- dent. À partir de ce moment, les affaires de la famille prospérè- rent; le père put faire construire une grande maison au centre du village. Durant toute la période de grossesse, on invita régulière- ment des moines pour leur offrir à manger. Le garçon fut, comme il est de coutume, envoyé au monastère pour apprendre les rudiments de la religion, en même temps qu’il apprenait à lire et à écrire à l’école du village. Il devint ensuite novice mais dut bientôt quitter le monastère pour aider sa famille aux champs. Doux, bon et généreux, il était apprécié dans le vil- lage et les pères qui avaient une fille à marier le considéraient avec bienveillance. Après son dix-neuvième anniversaire, ayant atteint l’âge mini- mal pour être ordonné moine, il retourna au monastère. Il s’avéra cependant que le jeune homme n’était pas mûr pour le renonce- ment au monde, incapable encore d’endurer les privations de l’existence monastique. Il quitta la robe au bout de trois années pour épouser une jeune fille du village avec qui il eut cinq enfants, trois fils et deux filles. Il travailla d’abord au village dans les champs, puis comme charpentier, maçon, forgeron, afin d’assurer la subsistance de sa famille. Quelque temps après, il déménagea à Mawlamyine où il exerça plusieurs petits métiers.

1 Les développements qui suivent sur le parcours de Winsein Hsayadaw se basent sur l’ouvrage de San Thein (1996). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page17

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Lorsqu’il eut dépassé la cinquantaine, les actes vertueux qu’il avait accomplis dans des existences précédentes produisirent fina- lement leur effet. Tout en poursuivant ses activités profession- nelles, il commença à pratiquer régulièrement l’alchimie dans un monastère du quartier, conversant souvent avec ses amis à ce pro- pos, ainsi qu’à propos d’autres techniques relevant de la voie du weikza, la voie du superhomme. Un désir de plus en plus pressant le gagnait de prendre à nouveau l’habit et de travailler activement à la propagation de la religion. Un soir, à l’âge de 60 ans, après avoir jeté un dernier regard à sa femme et à ses enfants – à la manière du prince Siddhattha lorsqu’il quitta son palais royal pour s’engager dans la quête spirituelle qui devait faire de lui le Boud- dha, l’Eveillé –, il se rendit sans prévenir personne dans un monas- tère de son quartier pour être ordonné moine. Cette fois, c’en était vraiment fini de Ko Chit Thein : il serait désormais et à jamais U Kaythara. Une semaine après, il quittait le monastère pour s’ins- taller pendant trois mois dans un cimetière voisin et s’adonner aux treize pratiques ascétiques. Des fantômes tentèrent en vain de l’ef- frayer; ils durent s’incliner devant sa force et lui rendirent hom- mage. U Kaythara quitta ensuite Mawlamyine pour entamer une existence itinérante et solitaire. Il parcourut tout le sud-est de la Birmanie, de Mawlamyine à Kawthaung, résidant généralement dans des cimetières ou dans la forêt, dans des grottes, près de chutes d’eau, sous des arbres. Il pratiquait intensivement la médi- tation. Lorsqu’il n’avait pas de nourriture, il se contentait des pro- duits de la forêt; il en fut parfois réduit à boire les gouttes d’eau que la rosée déposait sur les feuilles. Dans l’un des 133 cimetières où il demeura, son ascétisme forcené faillit le faire périr, après qu’il eut poursuivi un jeûne complet pendant 65 jours. Il atteignit à cette époque un tel degré de concentration mentale qu’il devint capable de faire voyager son esprit et de deviner les pensées des autres. À la suite de ces trois années d’itinérance, U Kaythara prit la résolution d’entreprendre des activités de propagation de la reli- gion et se fixa à cet effet dans une grotte à proximité d’un village. Pratiquant aguerri de l’alchimie et de la médecine birmane, il soi- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page18

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gnait les malades et sauva beaucoup de vies. Non loin de la grotte, se trouvait un ancien site religieux où avait résidé le célèbre U Thila, moine considéré comme saint qui avait fondé de nombreux monastères de forêt dans tout le sud de la Birmanie à la fin du XIXe siècle. En langue môn, l’endroit s’appelait Winsein, «l’étang où les éléphants viennent se baigner ». Après la disparition de U Thila, le site avait été laissé à l’abandon, la forêt avait repris ses droits. Ayant reçu l’aval des moines importants de la région, Win- sein Hsayadaw entreprit de restaurer la grandeur du site. Il trans- forma la salle d’ordination jadis édifiée par U Thila en un grand hall de prêche. Les 473 acres du domaine forestier qui lui furent officiellement concédés par le gouvernement se couvrirent rapide- ment de pagodes (stÒpa), plus de trois cents au total. La déforesta- tion faisait des ravages, les villageois ayant pris l’habitude de s’ap- provisionner en bois dans les environs: le grand moine interdit toute coupe de bois ainsi que tout abattage d’animaux sur son domaine, le transformant en un sanctuaire. En fin de compte, plus que d’une œuvre de restauration, il s’agit d’un déploiement specta- culaire, sans commune mesure avec le développement originel du site, que l’achèvement de la monumentale statue de bouddha cou- ché devrait venir couronner. Le jour où j’arrivai pour le rencontrer, le grand moine, cloîtré dans un bâtiment isolé, ne recevait personne. Il était entré depuis quelque temps dans l’une de ces périodes régulières de rupture complète avec le monde et de pratique intensive de la méditation, sources d’un rechargement spirituel indispensable à la conduite et au succès de sa grande entreprise. Depuis le début de la construc- tion, le grand moine, se conformant en cela à l’une des treize pra- tiques ascétiques conventionnelles, avait aussi pris la résolution de manger sa nourriture directement dans son bol à aumône, avec les aliments mélangés tous ensemble et sans possibilité de choix aucune, résolution qui ne devait prendre fin qu’avec l’aboutisse- ment de son projet. Je fis un tour rapide des bâtiments d’habitation dispersés ici et là aux alentours de la grande statue; ils abritaient une cinquantaine de religieux, moines, novices et nonnes, venus s’associer à rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page19

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l’œuvre du grand moine. Je gravis ensuite un chemin qui montait dans les collines, pour atteindre, à mi-pente, une très modeste hutte de bois isolée, où Winsein Hsayadaw venait souvent se retrancher, fuyant l’agitation qui régnait plus bas. Une piste de terre était cependant en train d’être aménagée à flanc de colline pour permettre aux véhicules des pèlerins d’accéder directement à l’ermitage. Un bulldozer, machine encore rare dans le pays, sta- tionnait non loin pour dégager la piste. Un assistant laïc en charge de la surveillance de la hutte expliqua que l’engin appartenait à l’État et avait été prêté au grand moine sur l’ordre d’un des res- ponsables du gouvernement. C’était également sous l’impulsion de ce général qu’avaient été construits le portique d’entrée du domaine et la route qui permettait d’accéder au pied des collines. Ce prestigieux parrain, raconta l’assistant, poursuivait en fait l’œuvre de patronage entamée par le général Saw Maung, autre responsable politique, qui avait présidé aux destinées du pays entre 1988 et 1992. Un jour, un moine était soudainement apparu dans le bureau présidentiel de Saw Maung à Yangon et lui avait parlé d’un grand projet de construction religieuse. Après la discus- sion, le général demanda qui était ce moine mais les autres per- sonnes présentes n’avaient rien vu. Usant de ses pouvoirs surnatu- rels, Winsein Hsayadaw s’était montré au chef de l’État seul. Ce dernier chercha à savoir qui pouvait être le personnage capable d’un tel prodige et demanda aux responsables politiques des qua- torze États et Divisions du pays de lui envoyer des photographies des moines les plus vénérés de leur région. Il reconnut dans le por- trait de Winsein Hsayadaw le moine qui lui était apparu et com- mença à parrainer généreusement son œuvre. C’est lui-même qui donna le nom de Zina Thukha Yan Aung Khyantha à l’énorme sta- tue de bouddha couché que le grand moine entreprenait de bâtir. Mais, ajouta en substance l’assistant, Winsein Hsayadaw ne s’était jamais laissé griser par les hommages et le soutien officiels qu’il recevait. Le grand moine aurait même refusé le titre honorifique que le gouvernement voulait lui attribuer en reconnaissance de son infatigable activité de propagation de la religion. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page20

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Prenant congé de l’assistant, je redescendis du monastère jusqu’au pied des collines, m’arrêtant un moment pour contempler, songeur, l’immense bouddha couché... De la sociologie des religions de Max Weber, nous avions appris à distinguer deux orientations dans la pratique de la voie du salut et donc deux types idéaux de personnalité spirituelle, diffé- rant principalement par la relation qui s’établit dans leur démarche entre action et confirmation du salut2. Le mystique contemplatif, dont l’incarnation aboutie serait, selon Weber, le moine du bouddhisme primitif, s’efforce d’éviter toute action sociale: il considère celle-ci comme une menace pour sa pureté spirituelle et pour l’accomplissement de son salut. La règle monastique dans le bouddhisme, note Weber, est justement conçue pour minimiser l’action dans l’existence du moine, en l’empêchant notamment de pratiquer l’agriculture et en le forçant à dépendre des laïcs pour sa subsistance. Le mystique dénie ainsi toute signification, concernant la question du salut, à un quel- conque succès mondain. Il s’engage, par une pratique contempla- tive du type de la méditation bouddhique, dans la quête de l’illu- mination. L’état de grâce auquel il parvient ne revêt aucune forme visible et ne trouve aucune expression sociale; il consiste au contraire dans un sentiment de plénitude individuel et incommuni- cable, le «nirvana» en langage bouddhique. L’ascète, au contraire, qu’il soit du type intramondain – comme le membre de l’Eglise protestante calviniste –, ou du type qui refuse le monde et s’inflige en conséquence des privations sévères, cherche une confirmation de son salut à travers un succès dans l’action, notamment le travail. Même s’il considère, à l’instar du mystique contemplatif, les plaisirs sensuels et épicuriens comme méprisables, il n’en affirme pas moins la possibilité d’une action rationnelle dans le monde, se voyant comme le possible instru- ment de la volonté divine. Mais voilà : Winsein Hsayadaw échappait manifestement à la distinction, il ne pouvait être rangé ni dans l’une, ni dans l’autre

2 Cf. Weber (1996 : 177-240). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page21

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de ces catégories. Ce n’était pas simplement, comme Weber le suggère à propos de certains courants religieux, que le grand moine combinât des traits mystiques et des traits ascétiques ; ou que, fondamentalement mystique, il eût, en raison de circons- tances particulières, abandonné son attitude de retrait inactif du monde pour se transformer en « mystagogue », personnage dont l’état de grâce se mue en un sentiment de mission de salut à rem- plir auprès des hommes, soutenue par un amour et une bonté sans limites. Le grand moine de Winsein faisait plutôt apparaître, pour ce qui concernait du moins la quête du salut dans le contexte du bouddhisme birman, que contemplation et action étaient intrinsèquement liées, que les deux orientations n’étaient pas tant contradictoires et opposées qu’articulées et complémen- taires, bref, que mystique et ascète ne faisaient qu’un seul homme. Quelle était donc cette sorte d’homme qui résistait à la logique wébérienne ? On pouvait aussi poser la question dans des termes plus simples. Mais d’abord, qu’entend-on par «salut» dans le com- plexe religieux birman? Le bouddhisme du Therav›da, la branche du bouddhisme pratiquée en Birmanie, ainsi qu’au Cambodge, au Laos, à Sri Lanka et en Thaïlande, définit le salut comme l’obten- tion du nirvana. Ce terme, qui signifie littéralement extinction, désigne un état de perfection spirituelle ; doctrinalement, il consiste dans un affranchissement des trois principales sources de souillure mentale – la convoitise, la haine et l’égarement – qui retiennent un individu dans le cycle infini des renaissances et qui le soumettent ainsi à la souffrance inhérente à toute existence3. Parvenir à une telle délivrance suppose de mettre en œuvre l’en- seignement dispensé par le Bouddha au VIe siècle avant notre ère, enseignement fondé sur la conduite morale et la pratique de la méditation. Théoriquement, le yahanda (p. arahant), celui qui a obtenu la perfection spirituelle et est libéré, se désagrège physi- quement à son décès. Il disparaît du monde ordinaire sans aller nulle part et est désormais inaccessible aux autres hommes. Les

3 Cf. Nyanatiloka (1995 : 138-140). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page22

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textes bouddhiques ne donnent de fait aucune indication précise sur le devenir du yahanda après sa mort4. Le terme nirvana possède un double usage dans les textes du canon bouddhique. Il désigne à la fois l’état de perfection spiri- tuelle d’une personne vivante (usage le plus fréquent) et l’état – non défini – de cette même personne après son décès et sa sortie du cycle des existences5. Lorsque les Birmans parlent de nirvana (neikban), pour la plupart, ils l’entendent cependant seulement dans la seconde acception du terme, soit l’état de félicité post-mor- tem qu’atteint le yahanda à sa disparition physique; seuls quelques-uns connaissent et reprennent le double usage doctrinal du terme. À son décès le yahanda, dit-on généralement, «traverse jusqu’au nirvana» (neikban ku-). En dépit d’évidentes différences entre les réalités auxquelles ces catégories renvoient, l’habitude a été prise d’user du terme chrétien de «saint» pour rendre, en langue occidentale, la notion bouddhique de yahanda6. Dans le bouddhisme du Therav›da, tout moine est théoriquement un aspirant saint, sa vocation principale consistant, selon l’idéologie bouddhique, dans une quête de la per- fection spirituelle. Individu qui a volontairement coupé les liens qui le rattachaient au monde laïc et social (famille, profession, propriétés privées et richesses) et abandonné les différents élé- ments personnels qui manifestaient son appartenance à ce monde (nom laïc, vêtement laïc, cheveux) pour travailler à sa délivrance personnelle, il acquiert, à travers le rite d’ordination qui marque son entrée dans l’ordre religieux bouddhique ou communauté monastique, une nouvelle identité sociale. L’objectif immédiat du moine, parvenir au nirvana, contraste avec celui du laïc. Pour ce dernier, atteindre le nirvana représente certes une aspiration essen- tielle, mais qu’il sait ne pouvoir accomplir dans l’existence pré- sente. Il s’agit d’un horizon ultime, d’un but idéal, non d’un objec-

4 Cf. Horner (1979 : 137). 5 Cf. La Vallée Poussin (1917 : 113-114). 6 Cf. Bond (1988 : 140). Pour une comparaison entre saint chrétien et saint boud- dhique, cf. Tambiah (1987 : 125-127). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page23

COMMENT DEVIENT-ON SAINT ? 23

tif prochainement réalisable. Incapable de se défaire des multiples liens qui le retiennent dans le monde (désirs de tous ordres, famille), le laïc travaille non, comme le moine, à l’extinction mais à l’amélioration de son karma, accomplissant des actes méritoires dans l’objectif d’obtenir une bonne renaissance ainsi que divers avantages dans la vie présente et les existences futures (richesse, longue vie, réputation, bonne santé). La distinction entre le moine, pratiquant d’une voie du salut fondée sur le renoncement au monde et la non-production de mérite ou de démérite, et le laïc, pratiquant d’une voie de la bonne renaissance fondée sur la vie dans le monde et la production de mérite, ne correspond toutefois pas exactement à la réalité birmane contemporaine. Tout d’abord, la sainteté n’est pas une exclusivité monastique: certains laïcs peuvent également être considérés comme ayant atteint la perfection spirituelle7. Un tel cas de figure demeure cependant exceptionnel et l’écrasante majorité des saints s’avèrent membres de la communauté monastique, en adéquation avec l’idée qui veut que la condition de moine, le mode de vie et la discipline qu’elle implique, constitue l’indispensable soubasse- ment à une quête spirituelle fructueuse. Ensuite et surtout, l’objec- tif du nirvana est aujourd’hui regardé par la plupart des moines birmans comme très éloigné et largement inaccessible. En adop- tant la condition de moine, un individu cherche principalement, à l’instar des laïcs, à améliorer son karma: le respect des différentes règles imposées par la discipline monastique produit un important mérite, permettant d’espérer une vie future meilleure et de pro- gresser lentement, existence après existence, sur le chemin de la délivrance. Quoi qu’il en soit de l’objectif personnel qu’il poursuit, le moine remplit un rôle social essentiel, donnant aux laïcs qui lui font des dons une occasion importante d’engranger du mérite, et contribuant par ses responsabilités et ses activités à la diffusion de la religion bouddhique dans la société. Ces différentes fonctions

7 Tel est le cas du maître laïc de méditation, U Ba Khin (1899-1971). Cf. Houtman (1997). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page24

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sociales, qui constituent sa principale raison d’être aujourd’hui, lui sont assignées par la doctrine bouddhique en sus de sa quête indi- viduelle du salut. La régulation de la conduite du moine par la dis- cipline monastique, qui vise à cultiver et à garantir la pureté spiri- tuelle du personnage en réfrénant tout désir (matériel, sensuel, sexuel), a ainsi également pour objet de diffuser une image respec- table et vénérable de celui-ci dans la société, image qui doit favo- riser la propagation de la religion bouddhique parmi les laïcs et leur attachement à ses enseignements. Le moine se trouve en somme défini à la fois comme un individu ayant renoncé au monde pour s’engager dans une quête spirituelle, et comme le véhicule social de la doctrine bouddhique. Si, dans la société birmane contemporaine, les attributions socio-religieuses du moine prévalent ordinairement sur sa quête du nirvana, quelques figures d’exception replacent néanmoins l’ob- jectif du salut au centre de leur démarche et de l’identité monas- tique, affirmant leur volonté de parvenir à la sainteté dans l’exis- tence présente. Voici alors, énoncée dans des termes plus simples, la question qu’appelaient le personnage et l’œuvre de Winsein Hsayadaw: comment, dans la société birmane contemporaine, devient-on saint? rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page25

LES VALEURS QUI QUALIFIENT rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page26 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page27

On ne saura jamais au fond si le grand moine de Winsein jeûna véritablement pendant 65 jours, s’il subjugua bien d’effrayants fantômes au cours de son premier séjour dans un cimetière ou si, grâce à ses pouvoirs surnaturels, il apparut effectivement au chef de l’État birman dans son bureau de Yangon alors qu’il se trouvait physiquement à quelque 500 kilomètres de là. Et peu nous importe. Car, tout autant qu’affaire de pratiques, la sainteté s’avère affaire de représentations. Qui souhaite pénétrer le processus de production de la sainteté dans une société donnée doit donc com- mencer par se demander: quelles sont les valeurs constitutives de l’idéologie de la sainteté dans cette société? Deux expressions reviennent de manière récurrente dans le vocabulaire relatif au saint personnage dans la société birmane: taw htwet-, «partir dans la forêt», et weikza, terme difficilement tradui- sible, qu’on peut rendre par «superhomme». Ces deux expressions définissent le système de valeurs qui régit l’idéologie de la sainteté et en expriment les deux fondements complémentaires, renonce- ment absolu et puissance surnaturelle. Elles impliquent un certain nombre de pratiques (résidence dans la forêt, privations, méditation, alchimie, etc.), mais celles-ci ne seront pas étudiées ici en et pour elles-mêmes. L’accent sera plus certainement mis sur le tout qu’elles constituent, sur l’image particulière de sainteté qui s’en dégage et sur sa place dans le bouddhisme birman. Il s’agira donc, non de proposer une ethnographie de ces pratiques, mais de recons- truire et de représenter la conception bouddhique birmane de la sainteté qu’elles engagent. Une mise au jour, en bref, des valeurs qui qualifient un individu comme aspirant légitime à la sainteté. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page28

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Pour ce faire, on s’appuiera essentiellement sur les récits et les informations qui sont donnés dans les biographies écrites de moines réputés saints. Ces ouvrages hagiographiques synthétisent les différents discours tenus par le moine concerné, par son entou- rage et par les laïcs ordinaires. Ils portent donc la trace de la diver- sité des voix qui s’expriment autour d’un moine, fournissant des strates interprétatives qui s’accumulent pour renforcer l’épaisseur du personnage. La biographie écrite joue dans la construction de la sainteté une fonction de catalyseur final, elle suscite la coales- cence de différents éléments épars et parachève l’affirmation d’une figure sainte. Elle organise ces éléments en insistant sur les traits et les épisodes qui rappellent les différents modèles de sain- teté familiers au lecteur et qui ont certainement inspiré le moine lui-même au cours de sa carrière. À tous ces égards, elle constitue un document essentiel pour qui aspire à appréhender les représen- tations birmanes de la sainteté. Une précision cependant. Le type de personnage dont il sera question tout au long de ces pages ne détient pas le monopole de l’accession à la sainteté dans la société birmane contemporaine. Les membres d’une autre catégorie de figures religieuses, de profil sensiblement différent, les grands maîtres de la méditation de pénétration (wipathana), fondateurs de centres où ils dispensent l’enseignement de cette pratique, peuvent également se voir accla- mer saint par les fidèles. Une différence fondamentale sépare tou- tefois ceux-ci de ceux-là: les maîtres de la méditation, dont le représentant le plus réputé et le plus emblématique demeure Mahasi Hsayadaw (1904-1982), ne font pas aussi ostensiblement de l’aspiration à la sainteté, de la démonstration et de la reconnais- sance de leur perfection spirituelle, le moteur de leur démarche religieuse; ils œuvrent surtout à la diffusion de la pratique de la méditation chez les laïcs et le discours de ces derniers à leur égard s’avère d’ailleurs beaucoup moins concerné, relativement parlant, par la question de leur sainteté. L’aspiration à la sainteté constitue en revanche la pierre angulaire de la démarche du moine qui part dans la forêt. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page29

Chapitre I

« Partir dans la forêt »: le renoncement jusqu’au bout

De fait, une est la voie qui mène aux biens mondains, autre est la voie qui mène au nirvana: saisissant pleinement cela, le moine, le disciple du Bouddha, ne doit pas se complaire dans les biens mon- dains et les honneurs, mais se vouer à la solitude, au détachement et à la réalisation du nirvana.8

Le premier jour après la pleine lune du mois de Dabaung 1342 de l’ère birmane (1er mars 1980), U Winaya part dans la forêt. Renon- çant à la direction des deux monastères de village dont il était le supérieur, il se rend à Thamanya. Il a 67 ans. Thamanya est le nom d’une colline située dans le sud-est de la Birmanie, dans l’État kayin (karen), à quelques heures de route de la frontière avec la Thaïlande. Des événements étranges s’y pro- duisaient et les habitants de la région craignaient de s’en appro- cher, répétant sans cesse que cette colline n’était pas «ordinaire» (thamanya). Pour conjurer le sort, ils la nommèrent Thamanya Taung, la «colline ordinaire». C’est au sommet de cette colline déserte, au cœur d’une région déchirée par la guerre entre troupes gouvernementales et rebelles kayin, que le vieux moine a décidé de s’installer pour s’isoler du monde et pratiquer la méditation.

8 Dhammapada, stance n° 75. Le Dhammapada, les «mots de la Loi», est un texte canonique composé de 423 stances, aphorismes qui résument l’essentiel de l’enseigne- ment du Bouddha sur la quête du salut. La stance citée ici est traduite à partir de la version anglaise du Dhammapada proposée par Mya Tin (1995) et publiée sous l’égide de la Myanmar Pitaka Association, l’Association Birmane des Écritures Boud- dhiques. Il existe également des traductions françaises du Dhammapada (Maratray, 1989; Osier, 1997), auxquelles j’aurai recours par la suite. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page30

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U Winaya, de son nom laïc Khun Shwe Waing, est né le sixième jour de la lune croissante du premier Waso 1274 de l’ère birmane (19 juin 1912)9. Son village natal, Kawkyaik, est situé à six kilomètres au sud de Hpa-An, la capitale de l’actuel État kayin. Troisième des quatre enfants d’une famille de cultivateurs pao10, l’enfant alla à l’école du monastère du village, puis fut envoyé à l’âge de 11 ans dans un monastère de Mawlamyine pour étudier. Il revint brièvement à Kawkyaik l’année suivante pour procéder à son ordination de novice, à l’occasion de laquelle lui fut attribué le nom monastique de U Winaya. Cinq ans plus tard cependant, il dut quitter le monastère pour aller aider ses parents aux travaux des champs. Son retour à la vie laïque dura peu, celle-ci ne lui convenait pas. Il repartit bientôt à Mawlamyine pour être ordonné moine à l’âge de 20 ans. U Winaya était un étudiant brillant, mais il souffrait de graves problèmes de santé qui le gênaient terriblement. Il délaissa l’ap- prentissage des textes (pariyatti) pour se consacrer à la pratique de la méditation (patipat). De 22 à 25 ans, il entreprit un périple qui le mena de monastère en monastère, de maître en maître : « dans chaque monastère, une parole, dans chaque village, un enseignement nouveau », dit le proverbe. Aux environs de Bilin (État môn), dans le monastère de forêt de Kyaikhtisaung, à proximité de la célèbre pagode qui porte ce nom, il pratiqua la méditation sous la direction d’un moine de forêt réputé, U Ohn Kaing, que nombre de Birmans considéraient comme saint ; le moine était végétarien et répétait souvent qu’un tel régime était un moyen essentiel de pureté spirituelle11. U Winaya résida ensuite dans trois monastères dans les environs de Mawlamyine, puis partit pour Taungzon (État môn): là, il circula de lieu en

9 Les développements qui suivent sur le parcours de U Winaya (Thamanya Hsayadaw) sont principalement basés sur les biographies fournies par Khun To Shein et Khun Than Myint (1993 : 2-28), et Khun Chit Than (2000 : 6-19). 10 Sur les Pao, un groupe ethnique minoritaire présent principalement dans les États shan et kayin de Birmanie, cf. Robinne (2000), notamment pp. 63-67. 11 U Ohn Kaing est le grand-père de Kyaikhtisaung Hsayadaw, autre moine dont il sera question dans cette étude (cf. chapitre II). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page31

«PARTIR DANS LA FORÊT» 31

lieu, prenant pour objets de méditation des cadavres en décom- position. Le jeune homme passa les trois mois de sa cinquième saison de retraite monastique auprès d’un moine de Taugzon, U Nareinda, sous la direction duquel il renoua avec l’apprentissage des textes, se consacrant à l’étude de la discipline monastique (Wini) et de la philosophie bouddhique (Abhidamma), tout en continuant de pra- tiquer assidûment la méditation. Désireux de parfaire ses connais- sances scripturaires, il retourna dans un monastère de Mawla- myine où il s’attela à l’étude des prêches du Bouddha (Thok). Il parvint ainsi à une relative maîtrise des trois corbeilles du canon bouddhique (Wini, Thok, Abhidamma). Il partit alors en Birmanie centrale, dans un monastère de forêt proche de la ville de Shwe- gyin (Division de Bago), où il s’attira la révérence des fidèles. Ceux-ci envisagèrent de lui faire construire un monastère. U Winaya refusa, décidé à poursuivre ses pérégrinations. Il voyagea jusqu’en Thaïlande et s’installa dans un monastère dirigé par un Pao de Birmanie dans la ville de Maesot, non loin de la frontière. Au bout de trois années, cependant, on le rappela dans son village natal à cause de la dégradation de l’état de santé de son père. Il avait 28 ans. Son ancien maître, qui était le supérieur de deux monastères, l’un dans le village voisin de Wasu et l’autre à Kawkyaik, lui céda à son retour la direction du premier. U Winaya hérita douze années plus tard du second lorsque ce maître mourut. Il exerçait les fonctions ordinaires d’un supérieur de monastère : diriger les moines et novices (une soixantaine environ), aider les laïcs à acquérir du mérite, présider les cérémonies locales, conseiller les villageois dans leurs affaires personnelles et collectives. U Winaya disposait d’une certaine réputation dans la région, étant invité à de nombreuses cérémonies religieuses et, à son initiative, certaines anciennes pagodes furent rénovées. À partir de son soixantième anniversaire, le moine se détacha progressivement de ses responsabilités. Il adopta un strict régime végétarien et s’engagea dans une pratique de plus en plus intense de la méditation. Les villageois lui construisirent alors un petit rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page32

32 RENONCEMENT ET PUISSANCE

bâtiment indépendant où il résidait solitairement. Un jour, vers minuit, alors qu’il méditait, le moine eut une vision: lui apparurent la colline Thamanya et deux pagodes en ruine à son sommet, une voix inconnue le pressant de s’y rendre. Au matin, il quitta son monastère, emportant uniquement son bol à aumônes. Arrivé dans un village des environs de Thamanya, il fit halte pour y passer la nuit, en profitant pour enseigner des rudiments de méditation à la population. Cette nuit-là, il eut une nouvelle vision, identique à la première, et qui lui fournit en outre une indication sur le chemin le plus simple pour atteindre le sommet de la colline. Il gagna l’en- droit à l’aube, accompagné de deux novices fournis pour son assis- tance par les villageois. C’était le deuxième jour après la pleine lune de Dabaung 1342 de l’ère birmane (2 mars 1980), à sept heures du matin. U Winaya avait 67 ans et quarante-sept années d’ancienneté monastique. À proximité des deux pagodes en ruine se trouvait une hutte qui servait à un ermite (yathay) venant de temps en temps s’isoler au sommet de la colline. U Winaya s’y installa, prenant la résolu- tion de rester sur la colline pendant trois années sans en descendre afin de s’adonner à la méditation et d’y propager la religion (tha- thana pyu-). Dans les temps jadis, ajoute en commentaire à son récit l’un des biographes de U Winaya, des moines montaient sur des sommets difficilement accessibles à l’aide de lianes et, brisant celles-ci à leur arrivée en haut, prenaient la résolution de n’en pas descendre pour quelque raison que ce fût, et d’y pratiquer la médi- tation jusqu’à ce qu’ils soient assurés de parvenir au nirvana. L’existence érémitique de celui qui fut désormais connu sous le nom de Thamanya Hsayadaw, le grand moine de Thamanya, dura peu. Des centaines, puis des milliers de fidèles, à qui la rumeur de sa perfection spirituelle était parvenue, affluèrent des environs, puis de tout le pays, pour lui rendre hommage. Fort de son succès et des énormes dons qu’il recevait, le vieux moine se révéla bientôt un formidable entrepreneur. Des édifices religieux et des bâtiments pour héberger les pèlerins couvrirent la colline et ses environs. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page33

«PARTIR DANS LA FORÊT» 33 Le second renoncement

À l’âge de 29 ans, alors qu’il était sur le point d’acquérir la gloire et les pouvoirs d’un souverain universel, il y renonça et les délaissa comme s’il s’agissait d’un crachat. À minuit, à la pleine lune du mois de fis›˘ha, alors que la constellation de fis›˘ha et la lune étaient en conjonction, dans l’année 97 de la Grande Ère, il quitta le palais royal qui était comparable au palais magnifique d’un souverain universel.12

Un jour, je demandai à Thamanya Hsayadaw, devenu le moine vivant le plus vénéré de Birmanie, à quel gaing il appartenait. Il s’agissait de savoir si cette affiliation pouvait avoir joué un rôle dans son orientation religieuse et sa décision de partir dans la forêt. Le terme gaing, au sens où je l’entendais, désigne un groupe qui constitue une branche distincte au sein de la communauté monastique, qui bénéficie de la reconnaissance du pouvoir poli- tique et qui dispose d’une organisation institutionnelle propre13. De tels groupes ou «sectes», ainsi que le terme est communément traduit, ont émergé à plusieurs reprises dans l’histoire de la com- munauté monastique birmane à partir, non d’interprétations origi- nales de points du dogme bouddhique, mais de la volonté affichée par un groupe de moines, sous la direction d’un hsayadaw réputé, d’une application plus rigoureuse de certaines règles du code de discipline monastique. La création de gaing fut souvent liée à des rivalités personnelles entre figures monastiques importantes. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène schismatique à proprement parler, plutôt d’un mécanisme de segmentation interne qui voit la com- munauté monastique se fractionner en plusieurs branches dispo- sant de leur propre organisation institutionnelle, mais qui toutes se

12 Extrait du Buddhava˙sa (Grande chronique des bouddhas), d’après la version bir- mane établie par Mingun Hsayadaw et traduite en anglais (cf. Mingun Hsayadaw, vol. 2, première partie: 148). 13 Sur la notion de gaing (p. ga˚a), «groupe», «assemblage», et ses différents sens possibles, cf. Mendelson (1975 : 27-29, 86) et Tin Maung Maung Than (1993 : 7-8). On évoquera un autre usage du terme gaing au chapitre II. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page34

34 RENONCEMENT ET PUISSANCE

réclament du bouddhisme du Therav›da. L’État a parfois permis, voire favorisé, ce type de développement interne à la communauté monastique, soutenant par son attitude la naissance d’une branche dont le fondateur s’était affirmé comme un interlocuteur privilégié dans le domaine religieux. À d’autres moments, au contraire, dési- reuses de manifester leur responsabilité dans le maintien de l’unité et de la concorde au sein de la communauté monastique, les auto- rités politiques tranchèrent une dispute entre deux factions en approuvant la position particulière de l’une sur un point de disci- pline et en interdisant la pratique défendue par l’autre. C’est de la deuxième moitié du XIXe siècle, sous le règne du roi Mindon (1853-1878), que date l’émergence de la plupart des groupes qui constituent aujourd’hui les branches officielles de la communauté monastique birmane. En fait, les membres de la prin- cipale branche, appelée Thudamma, rassemblant près de 90% des 160000 moines et 240000 novices recensés en 1995 (pour une population nationale estimée alors à 46 millions de personnes), se définissent de manière négative, en ce qu’ils n’appartiennent pas aux autres branches minoritaires qui naquirent de la décision prise par leur fondateur respectif de se séparer de la majorité Thu- damma. En 1980, le gouvernement birman, dans le cadre d’une importante réforme de la communauté monastique, décida la reconnaissance officielle de neuf branches (dont la branche Thu- damma), rendant illégale toute autre forme de groupement au sein de la communauté monastique. Depuis, un moine ne peut exister hors de cette structure institutionnelle, il est toujours ordonné et recensé dans l’une des neuf branches. Sa branche d’appartenance est indiquée sur sa carte d’identité monastique, définissant les ins- tances disciplinaires auxquelles il est, de manière lâche, soumis14.

14 Ces neuf sectes sont, par ordre décroissant du nombre de membres en 1995 (indiqué entre parenthèses): Thudamma (352749), Shwegyin (32831), Maha Dwaya (4620), Mula Dwaya (2357), Weiluwon (2669), Hngettwin (1048), Ganavimok (979), Mahayin (831), Anaukchaung Dwaya (322). Les chiffres sont tirés des résultats du recensement officiel effectué annuellement dans tous les monastères du pays sous la direction du Ministère des Affaires Religieuses (pour les résultats du recensement de 1995, cf. Ministère des Affaires Religieuses, 1996). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page35

«PARTIR DANS LA FORÊT» 35

Pourtant, lorsque je lui posai la question sur sa branche d’affilia- tion, Thamanya Hsayadaw répondit: «Je n’appartiens à aucun gaing. J’appartiens au taw htwet gaing». Le hsayadaw, en déclarant n’appartenir à aucun gaing, faisait référence aux neuf branches monastiques officiellement recon- nues. Certes, une fois interrogé plus précisément sur la branche dans laquelle il fut ordonné à l’âge de 20 ans, l’âge minimal pour devenir moine15, Thamanya Hsayadaw se révéla être affilié à la branche Thudamma. Mais il s’empressa d’ajouter, confirmant la teneur de sa première réponse, que cela n’avait aucune significa- tion, qu’il s’agissait d’une distinction d’origine gouvernementale. En s’identifiant comme appartenant au taw htwet gaing, Tha- manya Hsayadaw opérait un déplacement sémantique qui fait du terme gaing, non plus une entité monastique structurée – ce que supposait ma question –, mais une tradition religieuse, ici la tradi- tion de forêt, plus exactement du moine « parti dans la forêt» (taw htwet), au sens d’un ensemble de valeurs et de pratiques trans- mises informellement de moine en moine et qui transcendent les distinctions institutionnelles. De fait, les moines de forêt s’avè- rent originaires de branches diverses et leur appartenance à l’une ou l’autre de ces branches ne joue aucun rôle dans leur orientation; souvent même, leur entourage proche ignore leur branche d’affiliation. Thamanya Hsayadaw donne ainsi la prééminence au sein de la communauté monastique à une forme de distinction non institu- tionnalisée, et articulée sur l’opposition entre le moine de forêt et ceux que l’on appellera, faute de mieux et suivant un usage établi dans les études bouddhiques, moines de village. Les moines de village représentent l’écrasante majorité des moines birmans, sans que l’on puisse toutefois donner aucun chiffre; il s’agit d’une caté- gorie hétérogène dont la cohérence est relative, reposant sur son opposition à celle des moines de forêt, telle que ces derniers la conçoivent. Il n’existe d’ailleurs pas de terme courant birman qui

15 L’ordination peut en fait avoir lieu à l’âge de 19 ans et 3 mois, puisque les neuf mois de gestation maternelle sont inclus dans le décompte. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page36

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soit l’équivalent de «moine de village», au sens lâche où on l’en- tend ici: on est «moine» tout simplement, alors qu’un moine parti dans la forêt aura, lui, une étiquette spécifique16. La polarisation entre le moine de forêt, représentant d’une tradi- tion particulière marquée par l’usage du terme gaing, et le moine de village, compris dans le sens large de moine établi au sein d’une communauté humaine – dans un monastère de village ou de quartier urbain –, est ancienne puisque attestée dans les textes du canon bouddhique. Dans sa formulation doctrinale, elle est exprimée par l’opposition entre les termes p›li ›raññaka («vivre dans la forêt, dans la solitude») et g›mav›sin («vivre dans un village»). Plusieurs ouvrages en rendent par ailleurs largement compte pour des sociétés therav›din contemporaines, ouvrages dont la lecture a apporté un éclairage puissant sur les faits dont traite la présente étude17. Si la polarisation récurrente dans les sociétés therav›din entre moine de forêt et moine de village n’a pas vu en Birmanie, dans la période contemporaine, le développement de conflits aussi vio- lents – violence parfois physique – que ceux observés à Sri Lanka et en Thaïlande entre les représentants des deux catégories, la réponse de Thamanya Hsayadaw en confirme cependant toute l’importance et l’actualité. Du point de vue du moine de forêt tout au moins, qui voit dans la figure du moine de village l’incarnation

16 Outre l’expression verbale très courante taw htwet- (partir dans la forêt) qui donne taw htwet yahan (moine parti dans la forêt, moine de forêt), il existe en birman plu- sieurs autres termes équivalant à moine de forêt: taw ney yahan (moine demeurant dans la forêt; cf. Ferguson, 1975 : 180), taw hmi yahan (moine se réfugiant dans la forêt), tawya kodaw (tawya signifiant forêt et kodaw étant un terme de référence et d’adresse utilisé envers un moine ou un roi). Sur la persistance de la polarisation entre moine de forêt et moine de village au sein de la communauté monastique birmane, cf. le travail de John P. Ferguson (1975) sur les lignages monastiques du XIe au XIXe siècle. 17 Cf., pour Sri Lanka, l’ouvrage de Michael Carrithers (1983), et pour la Thaïlande, les travaux de Stanley J. Tambiah (1987 [1984]) – qui propose une synthèse historique et analytique sur «la tradition du moine de forêt en Asie du Sud-Est» –, de J.L. Taylor (1993) et de Kamala (1997). On mentionnera aussi la thèse inédite de Juliane S. Scho- ber (1989) sur le bouddhisme birman, qu’on aura l’occasion de citer à plusieurs reprises dans ce qui suit. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page37

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d’un bouddhisme dégradé, éloigné de l’idéal originel défini par le Bouddha Gotama et ses premiers disciples. Thamanya Hsayadaw ne signifiait rien d’autre lorsque, invité à préciser ce qu’il enten- dait exactement par «tradition de forêt», il se référa, en guise d’explication, à la vie du Bouddha. Le grand moine rappela cet épisode célèbre où celui qui n’est encore que Siddhattha, prince héritier d’un petit royaume indien du bassin moyen du Gange, renonce à sa destinée royale et aux fastes de son palais pour enta- mer une vie d’ascète de forêt qui le mènera à l’Éveil. Thamanya Hsayadaw envisage son départ dans la forêt à l’âge de 67 ans comme la réitération de l’acte originel de renoncement au monde du fondateur du bouddhisme. A cette différence près cependant, différence essentielle, que le grand moine avait déjà fait acte de renoncement au monde en subissant le rite formel d’or- dination pour entrer dans la communauté monastique. Tout se passe en fait comme si le départ dans la forêt représentait une sorte de second renoncement, qui marquerait la véritable rupture avec le monde; il constitue d’ailleurs aux yeux du grand moine et des Bir- mans qui le vénèrent, l’événement central de sa trajectoire, le moment inaugural de sa sainteté. Devenir moine serait donc une condition nécessaire, mais non suffisante, pour prétendre parvenir à la perfection spirituelle, celle-ci requérant de dépasser le renon- cement au monde formel, et finalement très relatif, qu’est la prise de robe, et de partir dans la forêt. Ainsi se brouille en partie la distinction fondamentale dans la société birmane entre moine et laïc, au profit d’une distinction entre le moine de forêt et tous les autres membres de la société, moines et laïcs, considérés comme encore pris dans les liens de ce monde. Ces liens mondains sont couramment qualifiés en birman de lawki, terme dérivé du p›li lokiya. Lawki désigne toute chose ou toute activité située dans le monde, «mondaine» ou «séculière», et donc encore marquée par le désir et l’attachement (désir de plaisir, de pouvoir, de richesse, etc.). Ce terme ne se comprend que de manière relative, dans son opposition au terme lawkoktara (p. lokuttara), «supramondain», «transcendant», qui désigne toute chose ou activité en relation avec la quête bouddhique de la perfec- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page38

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tion spirituelle et de la délivrance du cycle des existences. Les Bir- mans distinguent deux types de savoir ou connaissance, lawki pyin- nya et lawkoktara pyinna: le premier consiste dans un savoir non spécifiquement bouddhique (arts, lettres, sciences humaines, etc.) ou dans un savoir ésotérique sur des techniques de contrôle et de transformation du monde; le second, dans un savoir bouddhique articulé sur l’objectif du salut. On se réfère parfois également à deux types de nirvana, un lawki neikban ou «nirvana dans le monde», qui renvoie à un état de félicité et de prospérité matérielle, et un lawkoktara neikban ou «nirvana supramondain», au sens de sainteté. L’opposition entre lawki et lawkoktara, entre mondain et supramondain, est fondamentale dans la perception, la classifica- tion et la hiérarchie birmanes des activités. Le départ et la résidence dans la forêt, avec l’idéologie qui les sous-tend et les pratiques qui les accompagnent, impliquent une interprétation spécifique de cette dichotomie, une définition parti- culière du contenu des catégories du mondain et du supramondain, et une spatialisation de leurs champs d’extensions respectifs selon la démarcation entre village et forêt. Si cette interprétation exprime la vision dominante de la sainteté dans la société birmane, elle n’en fait pas pour autant l’objet d’un consensus universel, subissant quelquefois des attaques frontales en raison de sa tendance à dépré- cier certaines valeurs incarnées par d’autres franges influentes de moines et donc à contester symboliquement leur autorité.

Espace de la forêt, espace de la sainteté

Plaisantes sont les forêts, mais les gens ordinaires ne s’y plaisent pas; seuls ceux qui sont affranchis des passions s’y plairont, car ils ne recherchent point le plaisir.18

Le quatorzième jour de la lune croissante du mois de 1318 de l’ère birmane (22 juin 1956), U Tayzaniya, résidant dans la

18 Dhammapada, stance n° 99 (Mya Tin, 1995 : 37; ma traduction à partir de l’anglais). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page39

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région de Pindaya, dans le sud de l’État shan, quitte le monastère de son village natal pour partir dans la forêt19. Il désirait désormais demeurer dans un lieu isolé des hommes, loin des affaires de ce monde, qualifiées de lawki. Avant de partir, convaincu que toute possession personnelle était une source de problèmes et de souf- france (dokka), il remit la charge de son monastère à un moine qui habitait avec lui, se défaisant également de tous ses autres biens. Il avait 49 ans. U Tayzaniya avait été placé au monastère dès son plus jeune âge, à la suite du décès précoce de ses deux parents. Ordonné novice à 13 ans, il était parti étudier dans un monastère de l’an- cienne capitale royale, Mandalay. Quelques années après son ordi- nation à l’âge de 20 ans, il se réinstalla dans son village natal, habitant une modeste hutte avec un compagnon. On le sollicita bientôt pour prendre la direction du monastère local dont le supé- rieur venait de mourir. Il s’intéressait alors beaucoup à l’alchimie, à la cabalistique et à la préparation de potions médicinales, ainsi qu’à la sculpture et à la peinture, tous arts que des moines de la région lui avaient enseignés. Un jour qu’il rendait visite à un hsayadaw de Pindaya, celui-ci le critiqua avec véhémence pour ces pratiques, lui expliquant qu’elles étaient étrangères à l’état monastique et ne lui procureraient aucun bénéfice réel. Il lui conseilla de s’adonner à la pratique de la méditation, ce que U Tay- zaniya commença à faire dès son retour dans son village. En 1954, il fut invité à Yangon pour participer, en tant que représentant du township de Pindaya, au Sixième Concile Boud- dhique, organisé à l’occasion du 2500e anniversaire du décès du Bouddha et donc de la fondation de la présente ère bouddhique. Cet événement, préparé sous la supervision de U Nu, premier ministre de la toute jeune Birmanie indépendante (1948), s’inscri- vait dans une tradition remontant aux premiers temps du boud- dhisme, qui avait vu les moines se rassembler formellement pour compiler l’enseignement du Maître puis pour le préserver dans

19 Les développements qui suivent sur le parcours de U Tayzaniya (Konlon Hsayadaw) sont principalement basés sur les éléments fournis par Aung Myint Htun (2000 : 51-59). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page40

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toute sa pureté, en le défendant contre des ajouts ou des interpréta- tions jugées hétérodoxes. Beaucoup de bouddhistes étaient convaincus que cet anniversaire devait inaugurer une période de renouveau et d’expansion de leur religion. De mai 1954 à mai 1956, dans l’immense grotte artificielle construite spécialement à cet effet à Yangon et conçue comme la réplique de la grotte située en Inde dans laquelle est censé avoir eu lieu le premier concile peu de temps après la mort du Bouddha, se réunirent 2500 moines, principalement originaires de Birmanie, mais aussi du Cambodge, du Laos, de Sri Lanka et de Thaïlande. Les participants procédè- rent à la récitation et à la confirmation de l’ensemble des textes du canon bouddhique, dont une édition expurgée avait été préparée avec soin pour l’occasion par des moines réputés pour leur érudi- tion20. Visitant Yangon pour la première fois, U Tayzaniya trouva la capitale identique à ce qu’il avait pu en découvrir lors de séances de méditation dans son monastère, au cours desquelles le degré élevé de concentration mentale qu’il atteignait lui permettait de faire voyager son esprit. Ceci le convainquit du bien-fondé de ses efforts et le décida à poursuivre plus intensivement encore sa pratique de la méditation. C’est à cet effet qu’à son retour de Yangon, il renonça à la direction de son monastère et à tous ses biens pour partir dans la forêt, en compagnie d’un villageois garçon vacher qui devait l’as- sister pour ses besoins quotidiens. C’était l’année même du 2500e anniversaire et sa décision semblait en quelque sorte préfigurer et symboliser le renouveau attendu du bouddhisme. Les deux hommes se dirigèrent vers une grotte où U Tayzaniya comptait s’installer pour méditer. L’assistant laïc, effrayé par l’endroit, cer- tainement habité par des esprits malfaisants et des bêtes sauvages, repartit au village. U Tayzaniya persévéra néanmoins, séjournant successivement dans deux grottes et suivant un régime ascétique spécial, son alimentation se composant uniquement de légumes et de fruits. Il entendit plusieurs fois des tigres et des léopards rugir dans les environs, mais ne se sentit jamais menacé, irradiant régu-

20 Sur cet événement, cf. Smith (1965 : 157-165). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page41

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lièrement les habitants de la forêt de son amour et de sa bonté (myitta). Après deux jours seulement passés dans la seconde grotte, des esprits (nat) l’invitèrent à se rendre à Galon Taung, la Colline du Galon21. Sur la colline, couverte d’immenses arbres, se trouvait une ancienne pagode en ruine. C’est là que les villageois retrouvèrent leur moine, après l’avoir cherché en vain pendant quelque temps. Ils le prièrent de revenir au village, mais rien n’y fit. En dépit de leur déception, ils lui construisirent une petite hutte de bambou et nettoyèrent un peu la brousse des environs. U Tayza- niya, alias Konlon Hsayadaw, le «grand moine à qui rien ne fait défaut», devait passer dans cette retraite forestière le reste de sa longue existence.

La «forêt», dans le contexte bouddhique birman, constitue un lieu dont la signification se déploie à travers une série d’oppositions avec le monde du village. L’expression «partir dans la forêt» dénote la rupture volontaire avec le village (lieu habité) et le pas- sage d’un espace à un autre. La forêt, notamment les collines de Sagaing, fut par ailleurs tout au long de l’histoire de la commu- nauté monastique un lieu de refuge et d’exil pour des moines tom- bés en disgrâce à la cour ou qui souhaitaient rompre avec le reste de la communauté monastique pour s’engager dans la création d’une nouvelle branche (gaing)22. Il s’agissait cependant de moines au profil très différent de celui de Thamanya Hsayadaw, de Konlon Hsayadaw ou des autres moines de forêt qui seront évo- qués ici; ils appartenaient généralement à la fraction de la commu- nauté monastique la plus érudite et la plus proche du pouvoir royal. Il convient de fait de distinguer plusieurs significations pos- sibles du départ d’un moine dans la forêt. Dans le cas des aspirants saints, la forêt ne représente pas un lieu d’exil religieux dans un contexte de vives luttes entre leaders monastiques mais plutôt un espace de l’accomplissement spirituel personnel qui est défini en

21 Version birmane de la monture de Vishnu, le galon est le roi mythique des oiseaux et l’ennemi éternel du serpent-dragon, le naga. 22 Cf. Mendelson (1975 : 48-49). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page42

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contraste avec l’espace usuel du monastère, le village. Si, comme le suggère l’exemple de Konlon Hsayadaw, le départ d’un moine dans la forêt peut coïncider avec une dynamique qui dépasse lar- gement le cadre de sa quête du salut, un tel personnage n’en montre généralement pas pour autant l’ambition d’entreprendre lui-même une réforme monastique par la création d’une nouvelle branche: une telle entreprise n’aurait pas véritablement de sens à ses yeux, parce qu’il revient individuellement à chacun de s’effor- cer de se conformer à une voie déjà toute tracée, celle exemplifiée et enseignée par le Bouddha il y a 2500 ans. «Je n’appartiens à aucune branche, répond le grand moine de Bawdi Tahtaung à tous ceux qui l’interrogent sur son gaing d’affiliation, j’appartiens au tronc23.» Le terme de «forêt» doit donc se comprendre au sens large que lui donnent certains passages canoniques, soit tout ce qui est au- delà du village, tout l’espace excepté les zones habitées et délimi- tées. Il ne revêt pas ici son sens français courant et doit plutôt être entendu dans le sens de «nature», d’espace sauvage, non habité et non domestiqué. En birman, le monastère de forêt est appelé tawya kyaung en distinction avec le monastère ordinaire, kyaung; beaucoup des monastères de forêt se trouvent cependant à proxi- mité d’un village, d’un endroit habité, et non dans un lieu vérita- blement isolé. Il en va d’ailleurs de la survie du moine qui, pour se nourrir, doit pouvoir effectuer une tournée d’aumône quotidienne, ou être accessible aux laïcs afin qu’ils lui apportent de la nourri- ture, à moins qu’il ne vive des produits de la forêt, cas exception- nel qui relève plus souvent d’un idéal que de la réalité. La forêt, tant dans la culture bouddhique birmane que dans les textes du canon bouddhique et dans leurs commentaires, présente une double dimension: elle est à la fois un lieu propice à la quête spirituelle, et un endroit inquiétant, dangereux. La forêt s’avère un lieu favorable à la méditation et au développement spirituel, parce qu’éloigné des impuretés inévitables de la vie sociale. C’est dans des lieux de forêt, souligne un auteur birman, que le Bouddha est

23 Cité par Migadawon Hsayadaw (1992 : 247-250). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page43

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né, qu’il a atteint l’Éveil et qu’il est décédé24. Même si l’opposi- tion n’est jamais aussi nette dans la réalité et que les deux mondes se pénètrent mutuellement, les biographies de moines de forêt mettent fortement l’accent sur l’opposition de l’espace de la forêt à l’espace du village. Saydana Hlaing, en prélude à la biographie d’un célèbre moine de forêt contemporain, Nyaung Pin Aing Hsayadaw, propose une série de biographies de moines de forêt réputés, originaires comme le hsayadaw de la région de Yesagyo, petite ville située au nord de Pakokku, à l’extrême nord-est de la Division de Magway. Cette galerie de saints personnages, dont le destin introduit et préfigure celui de Nyaung Pin Aing Hsayadaw, illustre les principaux élé- ments de la tradition de forêt, dont l’auteur est d’évidence un fer- vent partisan. Saydana Hlaing évoque, entre autres, Shwe U Min Hsayadaw, moine qui vécut à la fin du XVIe et dans la première moitié du XVIIe siècle. Après être devenu novice à l’âge de 11 ans et avoir suivi un parcours monastique ordinaire, Shwe U Min Hsayadaw quitta à 38 ans le monastère dont il était supérieur pour s’installer dans la forêt en compagnie d’un seul assistant laïc. Saydana Hlaing relate la rencontre de ce moine de forêt avec un autre célèbre moine de l’époque, Taungpila Hsayadaw, très proche de la cour puisqu’il avait été le précepteur du souverain lui- même. Taungpila Hsayadaw, sur le chemin de retour d’un pèleri- nage à la pagode Shwesettaw, non loin de Minbu, fit un détour pour rendre visite à Shwe U Min Hsayadaw dans sa retraite fores- tière. Arrivé à proximité, il aperçut un moine qui balayait la ter- rasse d’une pagode et lui demanda le chemin du monastère du maître. Shwe U Min Hsayadaw – puisque c’était lui – lui indiqua son propre monastère et, empruntant un raccourci, l’y précéda. Première leçon pour Taungpila Hsayadaw, sur l’humilité naturelle du moine de forêt, occupé à une tâche de nettoyage ordinairement dévolue aux plus jeunes novices dans un monastère de village. Taungpila Hsayadaw, s’entretenant ensuite avec le maître, s’étonna: n’avait-il pas peur de demeurer ainsi seul dans la forêt

24 Cf. Shwe Aung (1995 : 312). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page44

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avec un unique assistant laïc? «C’est parce que j’ai peur que je demeure ici», répondit Shwe U Min Hsayadaw, signifiant que c’est la proximité avec les laïcs et le monde social qui est réelle- ment dangereuse parce que source d’impuretés (désir, envie, joie, colère, excitation, etc.) nuisibles à une authentique quête spiri- tuelle et à la pratique de la méditation. La réponse était d’autant plus incisive que Taungpila Hsayadaw voyageait avec une suite importante de fidèles laïcs. Ce personnage, originaire de Pyay, résidait dans la capitale royale birmane et disposait de nombreuses richesses. Il avait apporté quelques objets magnifiques et coûteux dont il voulait faire don à Shwe U Min Hsayadaw. Le hsayadaw, vivant dans la plus grande simplicité, n’avait rien à offrir en retour à son visiteur. Après avoir accepté ces dons qu’il eût été offensant de refuser, il s’en défit immédiatement, déclarant en faire don à la pagode. Ayant marqué son désintéressement des biens matériels, il interro- gea à son tour Taungpila Hsayadaw: «Il est très difficile d’être moine [sous-entendu, de vivre conformément à l’idéal bouddhique du renoncement]. Pourquoi résidez-vous alors auprès du roi?» Se dessine ainsi l’éclatante victoire de Shwe U Min Hsayadaw dans cette joute symbolique entre moine de forêt et moine urbain de cour. Taungpila Hsayadaw, qui était en train de rédiger une étude sur le traité de discipline monastique (p. Vinaya), examina le travail de compilation entamé sur le même sujet par Shwe U Min Hsayadaw. Trouvant les explications de ce dernier plus limpides que les siennes, il abandonna son projet. Finalement, au moment où Taungpila Hsayadaw se retirait, Shwe U Min Hsayadaw, s’ap- prêtant à le raccompagner, lui dit avec déférence: «Passez devant, puisque vous êtes le précepteur du roi». Mais Taungpila Hsaya- daw de répondre: «Puisque je suis le précepteur du roi, c’est vous qui devez passer devant», montrant qu’il n’était pas resté sourd aux propos de son interlocuteur. Sur le chemin du retour vers la capitale, Taungpila Hsayadaw, méditant les leçons du maître, décida de renoncer à son monastère royal et de partir s’installer sur la colline de Sagaing, dans un lieu de forêt. Ceci lui valut cependant de recevoir du frère du souverain rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page45

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le don d’un nouveau monastère et du souverain lui-même un titre honorifique. Il parla par ailleurs si élogieusement de Shwe U Min Hsayadaw à la cour que le roi se rendit auprès de ce dernier pour lui rendre hommage. Très impressionné, le roi offrit au grand moine de lui construire un monastère, mais celui-ci préféra refu- ser: «J’accepte votre générosité, honorable donateur, expliqua-t-il. Mais je crains le cycle infini des renaissances (thanthara) et je souhaite demeurer solitaire et dans la tranquillité. Je ne peux donc accepter la construction de ce monastère.» Le roi voulut alors lui attribuer un titre religieux honorifique, celui de dipa (sage, érudit), que Shwe U Min Hsayadaw accepta en songeant qu’il eût commis une action blâmable, véritable faute au regard des responsabilités du moine vis-à-vis des laïcs, en refusant obstinément toute occa- sion à un laïc aussi dévot d’acquérir du mérite25. La forêt n’est pas cependant qu’un havre spirituel pour le moine en quête de sainteté. Elle constitue aussi un lieu menaçant et effrayant. Un texte canonique, censé reproduire les paroles du Bouddha, énonce les cinq craintes propres au moine de forêt: la crainte des morsures venimeuses (serpent, scorpion), la crainte de la maladie, la crainte des bêtes sauvages (lion, tigre, léopard), la crainte des voleurs et bandits, et la crainte des êtres non-humains et féroces26. Les biographies de moines de forêt birmans contem- porains font largement écho à cette liste, mentionnant de nom- breux incidents qui voient ces moines affronter divers dangers mais en triompher toujours par des moyens pacifiques, qui sont autant de signes de leur force spirituelle. À l’époque où Konlon Hsayadaw s’installa à Galon Taung, les environs étaient peu sûrs. Des bandits de grand chemin venaient souvent s’y cacher. Certains de ces mauvais bougres, ayant appris que le grand moine recevait de plus en plus de dons, vinrent pour le piller. «Prenez ce que bon vous semblera, leur déclara Konlon Hsayadaw. Mon seul bien réel

25 Cf. Saydana Hlaing (1997 : 25-34). Sur Shwe U Min Hsayadaw et Taungpila Hsaya- daw, cf. également Ferguson (1975 : 230, 235-241). 26 D’après un passage de l’Anguttara-Nik›ya, traduit par Ananda Coomaraswamy et I.B. Horner (1949 : 102-103). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page46

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est le taya, l’enseignement du Bouddha. Ceci, personne ne peut s’en emparer. Seul celui qui pratique la méditation peut l’obtenir.» Les voleurs attachèrent le hsayadaw avec des cordes, le frappèrent à coups de bâton, puis dérobèrent tout ce qu’il possédait, prenant la fuite sans même le libérer de ses liens. Le grand moine consi- déra immédiatement cette expérience comme une nouvelle preuve des souffrances liées à la possession de biens et au cycle des exis- tences. Après avoir fait un vœu (adeikhtan), il médita intensément, entrant dans une profonde concentration mentale: les cordes qui l’enserraient se défirent d’elles-mêmes. Le matin suivant, lorsque les premiers fidèles, venus apporter de la nourriture au moine, apprirent l’incident, ce fut la consternation générale. Le grand moine demanda simplement à ce que les cordes qui avaient servi à le ligoter soient brûlées; bientôt, les maisons des voleurs prirent feu. Depuis, aucun voleur n’osa jamais plus venir à Galon Taung27. L’intrusion du moine dans le milieu sauvage de la forêt est un acte qui peut déranger la tranquillité des esprits l’habitant et donc susciter des mesures de rétorsion de leur part afin de forcer le per- sonnage à quitter les lieux. La voie dans laquelle s’engage le moine de forêt menant à l’acquisition de pouvoirs supérieurs à ceux de ces esprits, il lui faut les respecter afin d’éviter une jalou- sie qui pourrait les pousser à vouloir entraver sa quête28. «Eux qui s’adonnent à la méditation, avisés, satisfaits de la tranquillité assu- rée par le renoncement au monde, eux qui sont totalement éveillés, attentifs, les dieux mêmes les envient.»29 C’est avec sa myitta, son amour et sa bonté, que le moine affronte tous les dangers de la forêt. Cette attitude mentale désarme toute agressivité, toute animosité chez les autres créa- tures, écartant ainsi tous les dangers, à la manière dont le Boud- dha lui-même, dans des existences antérieures ou dans son exis- tence de l’Éveil, dispensait sa bonté à un attaquant pour le

27 Incident rapporté par Aung Myint Htun (2000 : 60-61). 28 Sur ce dernier point, cf. le passage d’un texte birman traduit en anglais par Patrick Pranke (1995 : 351). 29 Dhammapada, stance n° 181. Il s’agit de la traduction de Jean-Pierre Osier (1997 : 87). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page47

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neutraliser. La scène est souvent répétée dans les hagiographies birmanes, la rencontre du moine de forêt avec des animaux sau- vages, des esprits potentiellement malfaisants (nat) ou des ban- dits, s’achevant généralement par la victoire du premier et la domestication des seconds grâce à l’attitude pacifique et bien- veillante du moine. Au bout du compte, l’excellence spirituelle du moine de forêt est un vecteur de domestication et de civilisation des espaces sau- vages. À mesure que s’affirme son progrès spirituel, le moine prend le contrôle personnel du milieu où il s’est installé, il l’im- prègne de sa qualité. Il attire en outre des religieux et des laïcs qui viennent de plus en plus nombreux lui rendre hommage, et pour certains choisissent de demeurer sur place pour résider auprès de lui. Le site, quel que soit le degré de développement qu’il atteint alors – un développement qui peut même aller exceptionnelle- ment jusqu’à l’émergence d’une ville champignon de 15 000 per- sonnes comme à Thamanya –, n’en reste pas moins aux yeux du moine et des fidèles un espace de forêt. Car c’est toujours en réfé- rence à cette étiquette de moine parti dans la forêt, label de renon- cement absolu, que l’aspirant saint se définit et que les laïcs le distinguent.

Un chemin pavé d’exploits

Que ce corps se brise à son gré; que des morceaux de chair dispa- raissent; que mes deux jambes s’effondrent sur leurs articulations. Je ne mangerai pas, je ne boirai pas, ni ne sortirai de ma cellule. Je ne m’allongerai pas même tant que la flèche du désir n’aura pas été extirpée. Voyez mon énergie et mes efforts, alors que je demeure ainsi. Les trois connaissances ont été obtenues, l’ensei- gnement du Bouddha a été réalisé.30

30 Therag›th›, strophes n° 312 à 314 (Norman, 1969 : 35; ma traduction à partir de l’anglais). Sur les trois connaissances, cf. chapitre II. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page48

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La veille de la pleine lune du mois de Thatingyut 1361 de l’ère birmane (23 octobre 1999), les grappes de fidèles, arrivant par bateau, s’affairaient à leur installation pour passer la nuit aux alen- tours du petit monastère et être prêts pour la grande cérémonie du lendemain matin. Le jour suivant, en effet, en même temps que s’achevaient les trois mois de la retraite monastique annuelle – période pendant laquelle les religieux n’ont pas le droit de voyager et qu’ils doivent traditionnellement consacrer à l’étude ou à la méditation –, aboutissait la résolution (adeikhtan) de U Waya- meinda: s’adonner à la méditation pendant les quarante-cinq der- niers jours de la période de retraite, en se cloîtrant dans un petit bâtiment formé d’une simple pièce et d’une salle d’eau. Les neuf derniers jours, le moine avait même jeûné, s’abstenant de toute nourriture solide. U Wayameinda a fait du chiffre neuf l’emblème de son iden- tité monastique et de son œuvre. Son titre de moine supérieur (hsayadaw) est rattaché non à un nom de lieu comme la plupart des religieux, mais au terme konawin, formé par la redondance du mot neuf – ko signifiant neuf en birman et nawin neuf en p›li. Il n’y a d’ailleurs là rien que de très familier pour les Birmans : l’usage du chiffre neuf occupe une place centrale dans le boud- dhisme birman, c’est le chiffre de bon augure par excellence, qui renvoie aux Neuf Qualités Suprêmes caractérisant un bouddha, et aussi aux neuf planètes reconnues par l’astrologie birmane. Un bouddhiste birman essayera généralement de faire en sorte que la durée d’un acte religieux, ou le nombre de fois qu’il l’ac- complit, fasse référence à neuf, soit directement soit par l’addi- tion des chiffres (comme pour les nombres 18, 27, 36, 45, 81, 108). U Wayameinda est le grand moine du Neuf, Konawin Hsayadaw. À la nuit tombée, vers sept heures du soir environ, des flammes surgirent soudain derrière la fenêtre du monastère où se tenait le hsayadaw, assis en tailleur, en posture de méditation. Dans l’obs- curité, on pouvait distinguer la silhouette impassible du moine, alors que les mouvements des flammes continuaient, comme jaillissant de son corps. «Voyez cette sagesse des Parfaits qui, rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page49

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donnant la lumière et la vision comme un feu embrasant la nuit, efface le doute de ceux qui viennent.»31 Après quelque temps, trois serpents, passant au travers d’une petite ouverture, s’échappèrent successivement par la fenêtre. L’ensemble de l’événement dura à peu près vingt minutes. Le len- demain matin, U Wayameinda, soutenu par deux laïcs, émergea lentement du bâtiment, marchant avec difficulté, après cette longue période de réclusion et un jeûne éprouvant. Protégeant ses yeux de l’irritante lumière du jour avec un large éventail religieux, il fut cérémonieusement conduit jusqu’à un trône doré où il prit place pour prêcher une nombreuse foule agenouillée, anxieuse d’écouter le sermon d’un moine que le succès de sa spectaculaire résolution avait porté à un degré élevé de pureté spirituelle. U Wayameinda fut ensuite longuement massé par des fidèles, avant qu’un repas ne lui soit servi32. Dix ans plus tôt, on l’avait retrouvé gisant inanimé sur le sol d’une minuscule grotte, située à une centaine de mètres sous le célèbre rocher rond de la pagode Kyaikhtiyo, sur la pente abrupte de la montagne qu’il domine33. U Wayameinda avait alors 30 ans. Il avait pris la robe quatre ans plus tôt dans un monastère des envi- rons de Ma-ubin, ville du delta de l’Ayeyarwady (Irrawaddy) où il exerçait la modeste profession d’ouvrier tailleur. C’est, explique- rait-t-il quelques années plus tard dans un entretien publié dans un magazine religieux birman, la vision d’un cadavre en décomposi- tion qui lui avait fait prendre conscience de la loi bouddhique fon- damentale de l’impermanence et l’avait incité à renoncer au

31 Therag›th›, strophe n° 3 (Norman, 1969 : 1; ma traduction à partir de l’anglais). Le terme de «Parfait» traduit ici le terme p›li Tath›gata, épithète du Bouddha qui signifie littéralement celui «qui s’en est allé ainsi» ou «qui est venu ainsi» (Nyanatiloka, 1995 : 239). 32 Je n’ai pas assisté moi-même à l’événement d’octobre 1999 relaté ici, mais en ai vu les images dans un film documentaire consacré à Konawin Hsayadaw réalisé sous la supervision de l’un de ses principaux donateurs. 33 Les différents éléments qui suivent sur le parcours de Konawin Hsayadaw sont tirés de deux courts articles parus à son sujet dans un magazine religieux birman (Hpay Than, 1995 et 1996), d’entretiens personnels avec le hsayadaw et avec certains de ses proches fidèles, ainsi que du documentaire réalisé à son sujet. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page50

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monde. Echo à un épisode crucial de la vie du Bouddha, lorsque celui-ci, résidant encore dans son palais royal, voit successive- ment, au cours de promenades extérieures, un malade, un vieillard, un cadavre, et un ascète. Les trois premières scènes le convain- quent que toute existence est marquée par la souffrance et l’imper- manence. La quatrième le décide à renoncer au monde, pour se faire lui aussi ascète et découvrir la vérité permettant d’échapper à la souffrance et au cycle infini des renaissances. U Wayameinda ne passa que huit jours dans son monastère d’ordination, monastère de village ordinaire dédié à l’enseigne- ment aux novices et aux enfants. Il entama un périple à la recherche de lieux propices à la pratique de la méditation dans laquelle il souhaitait s’engager. Sa quête le mena dans différents centres de méditation réputés de Yangon et de ses environs, puis dans la ville de Bago (Pegu) où il entreprit de mettre en œuvre sa première résolution importante: résider dans un cimetière pendant toute la durée de la retraite monastique pour méditer sur la mort et l’impermanence. Au cours de ce séjour, des hommes tout noirs, certains sans tête, apparurent autour de lui pour l’effrayer, mettant sa détermination à l’épreuve. Après le succès de sa résolution, U Wayameinda partit pour un village proche de Monywa, en Haute-Birmanie, au nord-ouest de Mandalay, où il resta une année. C’est semble-t-il à cette époque où il faisait ses premières armes qu’il adopta un strict régime végétarien, régime qu’il devait durcir encore par la suite. En 1989, avec son installation à Kyaikhtiyo, U Wayameinda, déjà fort d’une expérience religieuse substantielle, franchit un pas qui donna à sa quête une accélération sensible. Kyaikhtiyo, situé au sud-est du pays, dans l’État môn, à proximité de la ville de Kyaikhto, est l’un des plus importants centres de pèlerinage boud- dhique en Birmanie. Après une ascension à pied d’environ douze kilomètres (que l’on peut aussi effectuer depuis peu en véhicule), on accède au sommet de la montagne, à 1200 mètres d’altitude. Il s’y trouve un gros rocher rond, qui semble devoir basculer dans le vide, suspendu qu’il est au-dessus de la pente de la montagne, et qui supporte une petite pagode. Dans le rocher recouvert des rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page51

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feuilles d’or collées par les centaines de milliers de pèlerins annuels, sont enchâssés plusieurs cheveux du Bouddha, reliques authentiques que le Maître aurait remises de son vivant à des ermites, lors d’une visite dans le supposé royaume môn de l’époque (au VIe siècle avant notre ère). La montagne Kyaikhtiyo est entourée de jungle et d’autres montagnes sur lesquelles ont fleuri de petits monastères de forêt, de la hutte de bambou aux bâtiments en dur. L’espace du pèlerinage est ainsi extrêmement étendu, parsemé d’implantations monastiques et de petites pagodes, et des chemins permettent aux pèlerins les plus curieux de circuler dans un rayon de trois à cinq kilomètres aux alentours. À son arrivée, juste avant le début de la saison de retraite monastique, U Wayameinda prit la résolution (adeikhtan) de s’ins- taller dans une grotte étroite située à une centaine de mètres sous la célèbre pagode pour pratiquer la méditation tout en arrêtant de s’alimenter. Les pèlerins ne se rendaient habituellement pas dans cet endroit difficilement accessible, mais les habitants et tra- vailleurs du pèlerinage le faisaient pour ramasser du bois et pour puiser de l’eau dans une source proche. Ce sont eux qui trouvèrent U Wayameinda gisant inconscient après quelque temps de ce régime ascétique forcené. Ils le portèrent jusque sur la plateforme de la pagode où il fut nourri et soigné. Sa performance valut au jeune moine une notoriété locale immédiate, et la rumeur de son ardeur à la méditation et de son extraordinaire détermination attei- gnit bientôt les pèlerins.

À la résidence dans la forêt est généralement associée une accen- tuation spectaculaire de l’ascétisme monastique. Tout moine est soumis à un ascétisme minimal, il poursuit un ensemble de pra- tiques d’abstinence ayant un but de purification spirituelle, comme l’abstinence sexuelle, la non-consommation d’aliments après midi et de toute boisson intoxicante (alcool), privations qui le distinguent du laïc et qui nourrissent la révérence de ce dernier à son égard. Le moine de forêt, cependant, intensifie encore ce régime ascétique, en s’engageant dans des pratiques spécifiques absentes de la discipline monastique ordinaire. Ces pratiques rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page52

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visent à résorber les états mentaux, au premier chef toutes les formes de désir, qui entravent son cheminement spirituel en l’em- pêchant de se détacher du monde et de parvenir à la concentration mentale nécessaire à une pratique fructueuse de la méditation: seule celle-ci, en effet, permet théoriquement d’éradiquer définiti- vement ces états mentaux et d’accéder à la sainteté. En s’imposant un régime sévère, insoutenable même au regard de la capacité humaine ordinaire, le moine opère une profonde transformation corporelle et mentale qui le rend progressivement insensible aux éléments du monde extérieur. Il neutralise l’activité aliénante de son appareil sensoriel et acquiert une parfaite maîtrise de lui- même, un état de tranquillité mentale absolue, à tel point qu’il parvient même à s’affranchir de besoins élémentaires et vitaux, comme le sommeil ou la nourriture. Dompter le corps, c’est dompter l’esprit. Les pratiques ascétiques et la pratique intensive de la médita- tion qui caractérisent le moine de forêt sont généralement mises en œuvre pour une durée limitée, lors de périodes de « résolution» appelées adeikhtan en birman. Le terme dérive du p›li adhi˛˛h›na, qui signifie résolution ou détermination, et désigne l’une des dix Perfections ou Grandes Vertus (parami) nécessaires aux individus aspirant à la bouddhéité ou à la sainteté34. Adhi˛˛h›na est en fait l’indispensable vertu de détermination qui permet la réalisation des autres Perfections, comme la Perfection dans le don, la Perfection dans la moralité, la Perfection dans la bonté, etc. Elle est « la force motrice de toutes les autres Perfec- tions»35. Ces Perfections doivent théoriquement être cultivées pendant de très nombreuses existences avant qu’un individu puisse finalement atteindre son objectif. Les J›taka, récits de 547 des vies antérieures du Bouddha, offrent les descriptions les plus éloquentes de la façon dont ces Grandes Vertus ou Perfections se doivent d’être poursuivies.

34 Pour des développements sur la notion de adhi˛˛h›na, cf. Mingun Hsayadaw (1991, vol.1, première partie: 305-323) et Shwe Aung (1995 : 257-272). 35 Shwe Aung (1995 : 258). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page53

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La nature des pratiques liées à la Perfection dans la détermina- tion s’avère variable dans les textes doctrinaux, allant selon le contexte de la simple décision d’appliquer strictement une règle monastique particulière à une résolution impliquant une forme d’extrémisme ascétique qui manifeste le détachement et l’abnéga- tion d’un individu. Au cours de l’une de ses existences antérieures, rapportée dans le MÒgapakkha J›taka, le futur Bouddha, alors fils du roi K›si de Bénarès, est témoin, à l’âge d’un mois seulement, d’une scène pénible qui voit son père condamner sévèrement des voleurs. La crainte d’être contraint à prendre de telles décisions s’il montait sur le trône, décisions qui entraîneraient immanquablement une rétribution négative dans une prochaine existence, incite le prince Temiya à essayer d’échapper à sa destinée royale. Conseillé par une divinité qui avait été sa mère dans une existence antérieure, il prend la résolution de prétendre être muet, sourd et incapable d’aucune action. Il réussit à simuler cet état pendant seize années, en dépit de la suspicion de son entourage qui le soumet à des épreuves régulières pour le confondre; et il obtient finalement, selon son désir, la possibilité de se retirer du monde et de devenir ermite. Recommençant alors à parler, il convertit même ses parents et la population du royaume à son mode de vie ascétique36. Dans la littérature bouddhique birmane, l’histoire du prince Temiya est fré- quemment citée comme l’exemple paradigmatique de l’accomplis- sement de la Perfection dans la détermination. La mise à l’épreuve que constitue la réalisation de résolutions spectaculaires apparaît tout aussi centrale pour l’aspirant saint bir- man contemporain qu’elle l’est pour la figure du futur Bouddha. L’aspirant saint s’engage dans des défis ascétiques aux accents beaucoup plus dramatiques que les résolutions religieuses ordi- naires des autres moines ou des laïcs. La réalisation d’un tel défi met en évidence les qualités spirituelles du moine, son degré d’avancement sur la voie de la sainteté s’en trouvant à la fois ren- forcé et confirmé. À l'instar des cas de résolution évoqués dans les

36 Il s’agit du J›taka n° 538 (Cowell, 1907, VI: 1-19). Sur ce J›taka, cf. aussi Shwe Aung (1995 : 263-272). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page54

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textes doctrinaux, qui sont souvent associés à des prodiges ou des souhaits exaucés confirmant les qualités spirituelles d’un individu et démontrant le bien-fondé de son aspiration au salut, le succès de l’aspirant saint dans sa résolution est souvent entouré de signes surnaturels. Les flammes qui jaillirent du corps de U Wayameinda après ses quarante-cinq jours de réclusion matérialisent son très haut degré d’accomplissement spirituel. À mesure qu’il progresse vers la sainteté, un moine s’engage ainsi dans des résolutions de plus en plus spectaculaires, véritables exploits ascétiques. Les pratiques que l’aspirant saint met en œuvre lors de ses résolutions-défis s’inspirent au premier chef d’une liste de treize pratiques ascétiques appelées dutin en birman. Le terme dérive du p›li dhÒtaºga, «moyen de purification», «moyen de secouer» (les souillures)37. Ces pratiques sont ponctuellement énoncées dans des passages canoniques mais jamais ensemble et jamais dans le même ordre, et elles y jouent un rôle très secondaire. On les trouve en revanche distinctement exposées sous la forme d’une liste com- plète dans l’œuvre du moine Buddhaghosa, Le Chemin de la Pureté (Visuddhimagga), texte extra-canonique de référence sur la voie de la délivrance, qui fut rédigé, estime-t-on, au Ve siècle de notre ère à Sri Lanka38. Ce texte, bien connu dans toute l’Asie du Sud-Est therav›din, a été traduit et commenté par plusieurs moines birmans. Si son étude approfondie demeure réservée à une petite minorité de moines spécialistes des textes, beaucoup des notions dont il traite, comme les treize pratiques ascétiques, sont fami- lières aux Birmans, moines comme laïcs.

37 Cf. Nyanatiloka (1995 : 69-71). 38 Sur le Visuddhimagga et la tradition du moine de forêt, cf. Carrithers (1983 : 46-66) et Tambiah (1987 : 28-52). Le chapitre II du Visuddhimagga est consacré à l’exposi- tion des treize pratiques ascétiques (Buddhaghosa, 1956 : 59-83). Si le Visuddhimagga est le texte de référence pour ces pratiques, Reginald A. Ray (1999 : 303-307) souligne cependant l’ambivalence de son auteur à leur égard, ainsi que celle du traité de disci- pline monastique. Michael Carrithers (1983 : 62-66) et Stanley J. Tambiah (1987 : 18, 33-37), traitant des pratiques ascétiques, remarquent de même l’ambivalence et les contradictions doctrinales concernant ces pratiques. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page55

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Le fait même de résider dans la forêt constitue l’une des treize pratiques ascétiques. Les autres concernent l’habit monastique (porter des robes faites à partir de haillons, avoir une seule robe faite de trois pièces et ne pas conserver de robe supplémentaire), les règles d’aumône et d’alimentation (ne manger que de la nourri- ture mendiée, n’omettre aucune maison lors de la tournée d’au- mône, manger en une seule fois et une fois par jour, manger avec mesure), le type de résidence (vivre en plein air, dans un cimetière, au pied d’un arbre, se contenter de n’importe quelle demeure), et la façon de dormir (ne jamais s’allonger: toujours demeurer assis ou debout). Un moine est libre de s’engager dans l’une ou plu- sieurs de ces pratiques pour la durée de son choix. La mise en œuvre de ce type de pratiques est ancienne en Bir- manie39. Elle est aujourd’hui caractéristique des moines de forêt. La pratique qui consiste à ne manger que de la nourriture mendiée, directement dans le bol à aumône, est fréquemment mentionnée dans leurs biographies, contrastant avec la situation de certains monastères urbains ou villageois où la nourriture consommée est en partie apportée directement ou cuisinée sur place par des laïcs, et présentée aux moines dans des plats. L’une des pratiques les plus spectaculaires et les plus fréquentes est l’installation du moine dans un cimetière pour pratiquer la méditation. Le répertoire ascétique des moines de forêt birmans ne se limite cependant pas à la liste des treize pratiques énoncée dans le Visuddhimagga. D’autres pratiques, comme le jeûne, le mutisme et le végétarisme, sont aussi caractéristiques de leur orientation, qui tend parfois à la surenchère ascétique. Nyaung Pin Aing Hsayadaw, notamment réputé pour ne s’être jamais allongé pen- dant près de quarante ans, demeura aussi plus d’une décennie sans parler. À l’origine de cette résolution, un incident dont il fut involontairement responsable. Il y avait, à l’époque, des groupes de rebelles armés dans les environs de Salingyi (région de Monywa) où résidait le grand moine. Un jour, un petit groupe de

39 John P. Ferguson (1975 : 120-121, 198) en repère l’existence à différentes périodes du XIe au XIXe siècle. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page56

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rebelles communistes « Drapeau Blanc» vint à son monastère pour lui rendre hommage. Après leur départ, un second groupe, cette fois-ci de rebelles communistes « Drapeau Rouge » – frac- tion ennemie des « Drapeau Blanc» –, arriva à son tour et demanda au hsayadaw s’il avait vu un groupe de soldats. Ignorant leur inimitié, le moine répondit par l’affirmative et le groupe par- tit alors précipitamment dans la direction qu’il indiquait. Quelques minutes plus tard, le moine entendait le bruit d’une fusillade au loin. Il prit alors la résolution (adeikhtan) de ne plus parler et demeura ainsi onze années, communiquant seulement par écrit. Après avoir rapporté l’incident, son biographe, Saydana Hlaing, fournit plusieurs exemples de cette pratique du silence. Il se réfère à un moine de l’époque de Inwa, qui vécut au XVe siècle sur la colline de Sagaing et qui est resté célèbre dans l’histoire sous le nom du « grand moine qui garde de l’eau dans sa bouche », car lorsqu’il n’enseignait pas, il avait toujours de l’eau dans la bouche pour éviter de parler et de dire de mauvaises choses. Il note également que le célèbre Mohnyin Hsayadaw (1873-1964), auprès de qui Nyaung Pin Aing Hsayadaw avait passé une semaine lorsqu’il avait 29 ans, pratiqua lui aussi le silence pendant dix années, de 1911 à 1921. Saydana Hlaing pré- cise que cette pratique du silence (wasi peik, « fermer la bouche») par les moines birmans n’a rien à voir avec la pratique du silence par des teikti, membres de sectes hétérodoxes, pratique que le Bouddha condamne comme une faute dans le traité de discipline monastique40. La mise en œuvre de ces différentes pratiques – dutin, végéta- risme, jeûne, silence – combinée à la pratique intensive de la méditation conduit à un degré élevé de pureté spirituelle que révèle parfois une pureté proprement physique. Nyaung Pin Aing Hsayadaw ne s’est jamais douché depuis quarante ans; en effet, explique son biographe, respectant strictement les préceptes boud- dhiques et faisant preuve d’une grande générosité (saydana), il

40 Cf. Saydana Hlaing (1997 : 122-127). Pour l’épisode dans le traité de discipline monastique, cf. Horner (1962 : 210-211). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page57

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n’est sujet à aucune impureté physique, et de son corps n’émane que le «parfum de la moralité, de la concentration et de la compré- hension» (thila yanan, thamadi yanan, pyinnya yanan)41.

Aux sources de l’imaginaire birman de la sainteté

Quand la maladie survient en moi, l’attention survient en moi; la maladie est survenue en moi, il est temps pour moi d’être vigi- lant.42

De la rive ouest du fleuve Thanlwin (Salween), ce douzième jour de la lune croissante du mois de Dabodwe 1334 de l’ère birmane (14 février 1973), on distinguait à peine, sur la rive opposée, les montagnes et les denses forêts de Myaing Gyi Ngu, encore large- ment enveloppées dans la brume épaisse du matin43. Un silence profond régnait dans tous les environs, comme si la brume avait aussi pénétré et immobilisé la vie de la forêt. Nul service régulier ne fonctionnait pour la traversée du fleuve. Le novice qui accom- pagnait U Thuzana s’empara d’une rame et engagea la barque sur le fleuve, luttant contre le courant. Lorsqu’ils atteignirent l’autre rive, du côté de Myaing Gyi Ngu, U Thuzana, assis à la pointe de la barque, descendit sur la berge. Il était simplement muni de son bol à aumône, d’un chapelet et d’un bâton de marche. L’ensemble de la région était depuis longtemps classé black area par les autorités birmanes. La zone était entièrement aux mains des rebelles kayin. À la naissance de la Birmanie indépen- dante (1948), les représentants kayin avaient exigé l’autonomie, sinon l’indépendance, d’un territoire kayin. L’établissement de

41 Cf. Sayadana Hlaing (1997 : 132-134). 42 Therag›th›, strophe n° 30 (Norman, 1969 : 4; ma traduction à partir de l’anglais). 43 Les développements qui suivent sur U Thuzana (Myaing Gyi Ngu Hsayadaw) se basent sur l’ouvrage de Myaing Nan Swe (1999 b: 7-67). Son récit, traduit en anglais, est ici quasiment rendu mot à mot, à l’exception de certains passages qui n’ont pas été repris et de quelques modifications d’expression. Ma présentation modifie cependant l’organisation du texte original. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page58

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l’État kayin par le gouvernement birman, en 1952, n’avait nulle- ment répondu à leurs attentes, cet État – comme les six autres États actuels de Birmanie établis en référence à un groupe eth- nique minoritaire (État shan, État môn, etc.) – n’ayant jamais dis- posé d’aucune autonomie politique. En 1973, la Karen National Union (KNU), la principale organisation engagée dans la lutte armée, contrôlait un vaste territoire aux confins sauvages de l’État kayin de Birmanie, à la frontière avec la Thaïlande. En dehors des moines, toute personne extérieure qui s’aventurait dans la zone devait préalablement obtenir la permission des responsables de la KNU. U Thuzana et le novice, après avoir gravi péniblement le talus, firent face à une épaisse forêt. Pénétrant plus avant, ils aperçurent bientôt un petit abri temporaire et un homme habillé d’une robe sombre. Quand celui-ci les vit, il entra sous l’abri, frappa trois fois un gong, puis vint les accueillir. Quelques instants après, un second homme, vêtu d’une robe monastique, descendait de la col- line pour saluer les deux visiteurs. Il avait environ 40 ans. U Thu- zana, pensant qu’il était moine, voulut se prosterner pour lui rendre hommage, mais l’homme l’arrêta: — Je ne suis pas moine, mais seulement ermite (yathay), expli- qua-t-il. Comment vous appelez-vous, Vénérable? — Mon nom monastique est U Thuzana. — Et quel âge avez-vous? — J’ai 24 ans, cela fait quatre ans que je suis moine. — Puis-je savoir pour quelle raison vous êtes venu ici? — Je suis venu ici pour vivre dans la solitude et pratiquer la méditation... U Thuzana est né en 1948 dans un village situé sur la rive ouest du fleuve Thanlwin, à soixante-dix kilomètres environ au nord de la ville de Hpa-An (devenue par la suite capitale de l’État kayin). Le site de Myaing Gyi Ngu est tout proche du village, mais sur la rive est du fleuve. Huitième enfant d’une famille kayin qui en compta douze, U Thuzana entra au monastère comme novice dès l’âge de 8 ans, tout en étudiant à l’école primaire où il réussit le quatrième grade. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page59

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Il résida ensuite dans plusieurs centres d’études monastiques, d’abord à Mawlamyine puis à Thaton, pour poursuivre son éduca- tion religieuse. En 1964, il s’installa dans un centre d’études à Mudon, où il devait se préparer pour les examens du cursus reli- gieux (examens Pahtamabyan). Il avait déjà changé une première fois de nom religieux à son arrivée à Mawlamyine, mais le supé- rieur du centre de Mudon décida de lui attribuer encore un nouveau nom, parce qu’un autre novice du centre portait déjà le même nom que lui. Il le nomma U Thuzana, «le Vertueux». Après une année de préparation, le jeune homme passa avec succès le premier (Pahtama-nge) des trois degrés des examens Pahtamabyan. Un jour, un moine réputé lui avait expliqué que quelle que puisse être l’étendue de son savoir, il ne serait jamais respecté par les autres religieux s’il ne passait pas au moins une partie des examens monastiques. Sa réussite au Pahtama-nge fut pour U Thuzana une source de grand contentement. Son certificat en poche et profitant de la période de vacances, il rentra dans son village natal, où il convainquit l’un de ses frères de prendre la robe et de le suivre pour étudier à Mudon. Mais quelque temps après, son frère, qui supportait mal la séparation familiale, tomba malade. Le supérieur du monastère enjoignit alors à U Thu- zana de le raccompagner dans leur village. À leur arrivée, ils découvrirent leur père alité et très malade, leur mère se trouvant elle-même dans un état de grande faiblesse. Toutes les personnes qui les aidaient à cultiver leurs champs avaient décampé, alors que la saison de repiquage touchait à sa fin. La récolte risquait d’être entièrement perdue. U Thuzana retourna immédiatement à Mudon pour discuter du problème avec le supérieur de son monastère; il fut décidé qu’il devait défroquer afin de pourvoir aux besoins de sa famille. Rentré chez lui, il se mit immédiatement au travail, apprenant la riziculture grâce aux conseils de ses parents et enga- geant des journaliers pour l’aider à repiquer le riz. Alors que la situation familiale s’améliorait rapidement, les rebelles kayin proclamèrent la conscription obligatoire pour tous les hommes sauf les religieux. U Thuzana fut contraint de servir dans l’armée kayin. Nommé comme courrier, il assurait les com- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page60

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munications entre les différents camps et détachements armés. C’est à cette période que, parcourant montagnes et forêts, il décou- vrit de nombreuses pagodes en ruine, recouvertes par la végéta- tion. Il fit alors le vœu de rénover un jour ces édifices, quand l’oc- casion s’en présenterait. Une fois son service militaire terminé, le jeune homme regagna la demeure familiale où son père et son frère, rétablis, s’occupaient des rizières. Il avait tout juste vingt ans. Ses parents étaient toujours désireux de voir leur fils devenir moine. La cérémonie d’ordination eut lieu au village, et il retourna au centre d’études monastiques de Mudon. Son père mourut peu de temps après. La famille parvenant à se débrouiller seule, il poursuivit ses études et réussit le second degré (Pahtama-lat) des examens monastiques. Le monastère de Mudon où le jeune homme étudiait était éga- lement un centre de méditation. Désireux de suivre l’exemple de ses maîtres, U Thuzana s’engagea dans la pratique contemplative. Il souffrait cependant de terribles douleurs d’arthrite aux jambes qui rendaient la méditation assise très pénible. Il consulta plusieurs spécialistes de médecine birmane de la région, dont les divers trai- tements coûtèrent à sa famille une paire de buffles, sans pour autant que son état s’améliore. En désespoir de cause, il suivit le conseil d’un moine originaire de Myeik, dans la Division de Tanintharyi, à l’extrême sud du pays, qui lui recommanda d’aller dans cette ville pour consulter un certain pratiquant de la médecine birmane spécialiste de l’arthrite. Son séjour dans un monastère de Myeik fut pour U Thuzana l’occasion de découvrir et de lire avec exaltation, dans le texte, la version birmane du canon bouddhique, le Tipitaka, qu’il n’avait jusqu’ici abordée qu’au travers de ses manuels d’étude. Ces écrits agirent comme une véritable révélation. Sa décision était prise: il partirait dans la forêt pour vivre solitairement et se consacrer entièrement à la méditation. «Quoique récitant maints textes, mais sans les pratiquer, l’homme négligent, tel un bouvier qui compte- rait les vaches des autres, n’a pas part à l’état de religieux.»44

44 Dhammapada, stance n° 19 (Osier, 1997 : 55). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page61

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Il retourna à Mudon où le supérieur du monastère, approuvant sa décision, l’avertit cependant: «Un moine qui prend refuge dans les forêts et montagnes, qui pratique la méditation et tente de par- venir à la maîtrise de lui-même, peut acquérir un immense pou- voir. Mais il peut aussi être complètement anéanti». Ayant quitté le monastère après avoir rendu hommage à ses maîtres, U Thuzana retourna dans son village natal pour annon- cer la nouvelle à sa mère. Il lui expliqua que sa santé se dégra- dait, qu’il ne pouvait plus poursuivre ses études, et requit respec- tueusement son consentement pour partir dans la forêt. Sa mère, effrayée par la résolution de son fils, ne put cependant l’en dis- suader... — Depuis combien de temps êtes-vous ici? demanda U Thu- zana à l’ermite de Myaing Gyi Ngu. — Je suis arrivé cette année, le dixième jour de la lune décrois- sante du mois de (10 décembre 1972). J’ai été moine pendant de très nombreuses années et j’ai pratiqué assidûment la méditation. Puis j’ai quitté la robe pour devenir ermite et vivre dans la forêt, en continuant à méditer. Un jour, j’ai rencontré une femme qui m’a conseillé de venir propager la religion dans cette zone. Quand je suis arrivé, des laïcs m’ont construit une petite hutte au sommet de la colline. U Thuzana décida de demeurer à Myaing Gyi Ngu pour prati- quer la méditation sous la direction de l’ermite. Il renvoya le novice qui l’avait accompagné et suivit l’ermite jusqu’à sa hutte, au pied d’une colline où se trouvait une pagode en ruine. C’était la saison sèche. Le jeune moine prit résidence sous un arbre comme les moines des temps jadis, s’appliquant immédiatement à des exercices de méditation. Il y avait un village proche où il pouvait aller quotidiennement faire sa tournée d’aumône; il était végéta- rien et ne mangeait qu’une fois par jour. L’ermite ne pouvait passer beaucoup de temps à méditer, car il s’occupait également d’astrologie, de médecine birmane, de dia- grammes cabalistiques et d’alchimie. Il y avait une dizaine de méditants laïcs (yawgi) à Myaing Gyi Ngu, dont certains étaient des femmes. Ils débroussaillaient les environs, s’occupaient d’en- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page62

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tretenir le tranquille ermitage. U Thuzana allait souvent à la pagode au sommet de la colline pour méditer solitairement. Décidé à prolonger son séjour, il retourna brièvement à Mudon pour se défaire définitivement de tous ses biens personnels, et revint à Myaing Gyi Ngu. Un petit monastère en bambou et feuilles de palme avait été construit pour lui près de l’ermitage. À son retour, la plupart des méditants étaient absents de Myaing Gyi Ngu, sauf deux ou trois, dont une jeune femme. La santé de U Thuzana n’était pas brillante, mais il continuait à faire quotidiennement sa tournée d’aumône. Un jour, en rentrant, il aperçut son frère qui était venu lui apporter des fruits. Quand il les eut mangés, l’état de U Thu- zana se dégrada soudainement. Il renvoya cependant son frère, de peur que leur mère ne prenne peur, et lui ordonna de surtout ne rien lui dire. Mais le frère, inquiet, expliqua tout à sa mère. Celle- ci décida de partir sur le champ pour voir son fils. Quand il vit sa mère arriver, U Thuzana en fut bouleversé et voulut la renvoyer, mais la mère insista pour passer la nuit auprès de lui. Elle s’ins- talla aux abords de sa hutte. Au cours de la nuit, elle entendit soudain une jeune femme qui s’approchait silencieusement du monastère. Qui cela pouvait-il être? Aucune femme n’était autorisée à venir seule dans le monas- tère. Etait-ce un être humain, un mauvais esprit ou un esprit gar- dien de trésor de pagode (okdazaung)? Elle resta dissimulée et observa la situation. — Vous dormez? — Qui est là? demanda U Thuzana. — C’est moi, ta sœur. — Je n’ai pas de sœur. Toutes sont mortes. Allez-vous-en, ne vous approchez pas! — Ne dis pas ça. Je veux être auprès de toi. J’en ai la chance seulement maintenant. — Que faites-vous ici? Allez-vous-en. Ne comprenez-vous pas qu’aucune femme ne doit venir ici? — Je suis venue parce que je t’aime. Nous étions... dans une existence précédente. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page63

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En disant cela, la jeune femme s’assit langoureusement à côté du moine et commença à lui masser les jambes. Les yeux de la mère s’écarquillèrent et elle éclata: «Hé, jeune femme, vous savez parfaitement qu’aucune femme ne doit toucher un moine!». La jeune femme, qui pensait être seule avec U Thuzana, fut fou- droyée. «Je suis la mère de U Thuzana. Et même moi, je ne le touche jamais. Vous voyez, je reste assise à distance, dans ce coin.» La jeune femme, rouge de honte, s’enfuit. — Vénérable, qui est cette femme? interrogea la mère. — Laissez cela, vous ne me soupçonnez pas, non? — Non. — Alors, laissez cela. U Thuzana était trempé de sueur, mais soulagé. N’eût été la présence de sa mère, que serait-il arrivé? Il médita toute la nuit auprès de la pagode pour chasser défini- tivement le désir qui l’habitait encore. Le lendemain, à l’aube, il entendit des pas derrière lui. Il pensa d’abord qu’il s’agissait de l’ermite. Celui-ci venait parfois l’observer dans sa pratique de la méditation. Mais non. C’était à nouveau la jeune femme. Elle s’as- sit près de lui et, n’ayant obtenu aucune réponse à son salut, com- mença à lui masser les jambes. Il perdit alors la maîtrise de lui- même et entra dans un état d’extase sensuelle, tremblant de tous ses membres. À ce moment, se reprenant soudainement, il pensa: «Ne suis-je pas moine? N’ai-je pas pris refuge dans la forêt et pra- tiqué la méditation pour me libérer des chaînes du désir? Vais-je me laisser tirer comme du bétail de trait par un anneau autour du nez?». Comme s’il se réveillait d’un mauvais rêve, il se leva bru- talement et s’en alla rapidement, fuyant la tentation. À la suite de cet épisode, U Thuzana intensifia encore sa pra- tique de la méditation. Son corps s’amaigrit terriblement. Il était pâle et avait les yeux tirés. Un jour, lui apparut une femme d’une trentaine d’années, qui l’invita à défroquer pour se marier avec elle. Il ne répondit rien, et la femme, considérant ce silence comme une approbation, s’approcha pour lui ôter sa robe monas- tique. Il se leva et la frappa violemment au cou. La tête roula au sol tandis qu’un flot de sang inondait le corps du moine. Ce n’était rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page64

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qu’une hallucination. Il en parla le soir même à l’ermite qui lui expliqua qu’il s’agissait d’une sorte de test naturel pour éprouver sa résistance à la tentation. U Thuzana fut désormais plus confiant dans sa capacité à maîtriser ses sens. Cependant, son arthrite le tourmentait toujours vivement. L’er- mite lui conseilla de s’engager dans une épreuve qu’aucune per- sonne ordinaire ne pouvait endurer: demeurer sept jours sans manger ni boire, ni dormir, en méditant constamment. En dépit de souffrances terribles, le moine surmonta l’épreuve et ses douleurs d’arthrite disparurent. C’était à la pleine lune du mois de 1335 de l’ère birmane. «Quand on perçoit que tous les éléments constitutifs sont impermanents, alors on devient indifférent à la douleur; c’est la voie de la pureté45.» Quelques mois plus tard, la saison de retraite monastique ache- vée, U Thuzana s’engagea dans une longue pérégrination pour rendre hommage aux pagodes importantes de la région. Il résidait dans des cimetières. Il revint l’année suivante à Myaing Gyi Ngu pour faire construire sa première pagode à proximité de la pagode en ruine. D’autres constructions suivirent, le site se développa, attirant de plus en plus de religieux. U Thuzana était désormais Myaing Gyi Ngu Hsayadaw, le grand moine du Promontoire de la Grande Forêt. Après plusieurs années, sa santé subit une grave rechute. Il toussait énormément, crachant du sang, symptômes de la tubercu- lose. Il quitta Myaing Gyi Ngu, s’installant sur une montagne iso- lée, dans la jungle. Là, il entreprit une période de méditation inten- sive de 49 jours, ne prenant aucun aliment et ne buvant que de l’eau puisée dans le lac Theikdi, le lac de l’Accomplissement. Ayant achevé avec succès cette nouvelle épreuve, il continua à résider pendant dix mois sur la montagne pour méditer et réfléchir à son avenir. Il résolut alors de mettre en œuvre son grand projet de restauration des édifices religieux qui parsemaient les zones sauvages de l’État kayin.

45 Therag›th›, strophe n° 676 (Norman, 1969 : 67; ma traduction à partir de l’anglais). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page65

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Courants sont les détails qui, dans les biographies des moines de forêt birmans, renvoient à la dernière existence du Bouddha, celle de l’Éveil, archétype de la voie de la sainteté dont les grandes étapes font partie du bagage commun à tous les bouddhistes bir- mans46. L’analogie est cependant rarement directement affirmée, elle est plutôt suggérée, au travers d’éléments qui font écho à des épisodes clés de la vie du Maître. La première grande résolution ascétique que Myaing Gyi Ngu Hsayadaw entreprend s’achève ainsi à la pleine lune du mois de Kason, le jour même où le Boud- dha est dit avoir atteint l’Éveil. Mais le biographe du grand moine ne fait pas apparaître la chose aussi immédiatement: il ne men- tionne que la date de commencement de la résolution, sept jours avant la pleine lune. Lorsqu’il s’engage dans sa deuxième grande résolution, le hsayadaw est âgé de 35 ans, l’âge auquel le Bouddha parvint à l’Éveil; et comme le Bouddha à la suite de l’Éveil, il passe sept semaines à méditer solitairement. Le biographe du grand moine ne rappelle toutefois pas son âge précis à ce moment, il ne fait qu’indiquer l’année où est effectuée la résolution. Nyaung Pin Aing Hsayadaw, quant à lui, installé à ses débuts de carrière auprès d’un célèbre maître de la méditation, décida de diminuer chaque jour sa consommation de nourriture d’une bouchée. Il n’interrompit cette pratique qu’après avoir entendu une voix lui expliquant qu’il mourrait s’il continuait ainsi47. L’épisode évoque la première partie de la quête de l’Éveil par le Bouddha, lorsque ce dernier, ayant renoncé à son existence princière, pratique pendant six années un régime ascétique extrême qui l’affaiblit énormément sans pour autant donner de véritable résultat spirituel; il abandonne finale- ment les austérités après une apparition de Thagyamin (p. Sakka), roi des divinités et protecteur du bouddhisme, qui le convainc de la stérilité de la pratique d’un ascétisme forcené. Cet ascétisme forcené n’en constitue pas moins une compo- sante centrale du parcours et de l’image des moines de forêt bir-

46 Sur la vie du Bouddha comme «paradigme» de la sainteté, cf. les développements de Stanley J. Tambiah (1987 : 111-123) et de Reginald A. Ray (1999 : 44-78). 47 Cf. Saydana Hlaing (1997 : 115). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page66

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mans aspirant à la sainteté. Les trajectoires saintes birmanes retentissent en fait non seulement des accents de l’ultime exis- tence du Bouddha et des dernières étapes de sa longue marche vers l’Éveil, mais entrent également en résonance avec les récits de 547 de ses vies antérieures, les J›taka, où domine une figure particulière de renonçant, celle de l’ascète ou ermite (yathay). Les J›taka, qui appartiennent au corpus canonique, sont très populaires en Birmanie, ils représentent une source inépuisable d’inspiration pour la littérature, le théâtre et l’art ; souvent aussi, les moines illustrent l’enseignement moral délivré dans leurs prêches par la reprise d’un ou plusieurs J›taka. Le portrait typique de l’ermite dans les J›taka le montre habitant le plus souvent solitairement, dans une simple hutte et se nourrissant des produits de la forêt (fruits, baies, racines, feuilles). Il n’a nulle- ment à craindre les bêtes sauvages que la présence d’un aussi pieux personnage adoucit. Sa pratique intensive de la méditation lui permet d’acquérir différentes facultés surnaturelles, dont la capacité de voler. Mais le personnage, même s’il parvient à un niveau très élevé de concentration mentale, ne peut cependant atteindre la sainteté dans le sens bouddhique du terme. C’est là une limite importante mise à son autorité spirituelle, qui le place théoriquement en position d’infériorité par rapport au moine48. Cette hiérarchie est tout aussi évidente dans la société birmane contemporaine, comme le donnent à voir les biographies de Tha- manya Hsayadaw et de Myaing Gyi Ngu Hsayadaw : dans les deux cas, un ermite précède le moine sur un site de forêt laissé à l’abandon, mais seule l’installation du moine permet la renais- sance du site. En dépit de cette infériorité théorique, l’ermite, tel qu’il apparaît dans les J›taka, dessine une figure particulière du renoncement et de l’accomplissement spirituel qui apparaît assez proche de celle du saint bouddhique et inspire visiblement l’ima- ginaire birman relatif à la sainteté.

48 Ces éléments sur la figure de l’ermite dans les J›taka sont tirés du travail de John P. Ferguson (1975 : 23-28), qui note en outre que le personnage du futur Bouddha devient lui-même ermite à soixante-quatre reprises dans ces récits. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page67

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Dans l’une de ses existences antérieures les plus connues, rapportée non dans les J›taka mais dans un autre texte cano- nique, le Buddhava˙sa (Grande chronique des bouddhas), le futur Bouddha est un ermite appelé Sumedha, qui reçoit du bouddha de cette époque la prophétie de son obtention de l’Éveil dans une lointaine vie future (la scène est fréquemment représen- tée dans les allées d’accès aux pagodes birmanes, où sont ordi- nairement disposés des tableaux dépeignant l’histoire du Boud- dha). Sumedha était un homme d’excellente naissance, un brahmane, issu d’une très riche famille qui vivait dans la ville prospère de Amavrati, à une époque incalculablement ancienne. Il avait étudié à fond les textes védiques et était passé maître dans l’art du rituel brahmanique. Ses parents moururent alors qu’il était encore jeune, lui laissant une immense fortune. Un jour, assis solitairement sur la terrasse de sa demeure, il songea : « Accablante est la renaissance dans une nouvelle existence ; accablante est la déliquescence du corps ; accablant est de mourir dans l’égarement, écrasé et terrassé par la vieillesse. Étant sujet à la renaissance, à la maladie et à la vieillesse, j’irai en quête du nirvana, où la vieillesse, la mort et la crainte sont abolies. Cela serait merveilleux si je pouvais abandonner ce corps qui est le mien sans regard aucun pour lui, car il est plein de choses putrides, comme l’urine, les excréments, le pus, le sang, la bile, la salive, les mucosités. Certainement il doit y avoir un chemin menant au paisible nirvana. Cela ne peut être autrement. Je cher- cherai ce bon chemin pour être libéré des servitudes de l’exis- tence. Ainsi, de même que lorsqu’il y a la souffrance dans ce monde, il y a aussi le bien-être, lorsque tourne la roue des exis- tences qui est la source de la souffrance, il doit aussi y avoir le nirvana qui est la cessation de la souffrance. Encore, de même que lorsqu’il y a le chaud, il y a aussi le froid, lorsqu’il y a les trois feux de la convoitise, de la haine et de l’égarement, il doit y avoir le nirvana qui est l’extinction de ces trois feux. Encore, de même que lorsqu’il y le déméritoire, il y a le méritoire, lorsqu’il y a la renaissance, il doit y avoir aussi le nirvana où les sources de la renaissance sont épuisées ». rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page68

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Le jeune homme alla alors auprès du roi pour l’informer de son désir de renoncer au monde et de se défaire de toutes ses richesses. Le roi n’ayant nul besoin de ces richesses, elles furent distribuées à la population de la ville. Sumedha, après cet acte de générosité, partit pour les montagnes de l’Himalaya avec le souhait de s’ins- taller dans un ermitage sur le Mont Dhammika. Thagyamin (Sakka), dieu des divinités, le voyant s’approcher des montagnes, ordonna à son principal architecte, Vissukamma, de bâtir une petite hutte pour servir d’abri à l’ascète, et d’y disposer tous les accessoires nécessaires à un tel personnage: une coiffe, une robe, un trépied, un pot à eau, etc. Avant de regagner son séjour divin, Vissukamma inscrivit sur le mur de la hutte: «Quiconque souhaite devenir ascète peut faire usage de ces accessoires». Sumedha, ayant découvert l’ermitage et la hutte, se défit de son vêtement laïc et revêtit la robe d’ascète, couvrant son épaule gauche d’une peau d’antilope noire et plaçant la coiffe sur ses cheveux tressés. Il se fit également un bâton pour marcher, et une palanche pour porter le pot à eau, le panier à fruits et le trépied. Il avait désormais l’équi- pement complet d’un ascète et exulta: «Les servitudes de la vie laïque ont été abandonnées. J’ai quitté le domaine des plaisirs mondains. Je suis entré dans la noble vie d’un ascète. Je pratique- rai la vie vertueuse et m’efforcerai de recueillir les fruits des pra- tiques vertueuses». Il décida de ne pas résider dans la hutte, trop confortable à son sens pour un véritable ascète, mais au pied d’un arbre. Le matin suivant, il alla au plus proche village pour mendier sa nourriture. Les villageois s’efforcèrent de lui offrir ce qu’ils avaient de mieux. Après son repas, il retourna dans la forêt et réfléchit: «Je ne suis pas devenu ascète parce que je manquais de nourriture. Les mets délicats tendent à accroître le contentement d’être un homme. Il n’y a nulle limite aux problèmes qui naissent de la nécessité de soutenir sa propre existence avec de la nourri- ture. Cela serait excellent si je pouvais m’abstenir de nourriture faite avec des grains cultivés et vivre seulement de fruits qui tom- bent des arbres». À partir de ce moment, Sumedha se nourrit uni- quement de fruits tombant des arbres et, sans jamais se coucher, pratiqua intensément la méditation dans les trois positions, assis, rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page69

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debout et en marchant. Ce mode d’existence le conduisit à accéder en sept jours seulement au seuil de la sainteté49. La figure canonique de l’ermite, exemplifiée par Sumedha, offre un prototype de voie de la sainteté qui valorise une exacer- bation des pratiques ascétiques, bien au-delà de ce que la disci- pline monastique recommande ordinairement. Le renoncement jusqu’au bout qui distingue les moines de forêt birmans s’avère à l’image de cette voie érémitique caractérisée par un abandon de tout ce qui rattache l’individu au monde, par une tendance au dépouillement absolu et à une austérité extrême. On pourrait trou- ver contradictoire que le personnage et la geste de l’aspirant saint puissent renvoyer simultanément à plusieurs figures du renonce- ment, celle de l’ermite et celle du Bouddha, qui dans les textes doctrinaux représentent des stades différents dans la voie de la perfection spirituelle, chronologiquement ordonnés et hiérarchi- sés (l’ermite s’avérant incapable, rappelons-le, de parvenir au nir- vana). C’est qu’en fait le parcours de l’aspirant saint s’édifie à partir d’un large fonds de culture bouddhique, en en reprenant et assimilant les divers idéaux : non seulement la vie du Bouddha et la figure canonique de l’ermite, mais aussi l’action d’autres héros des J›taka, de fameux disciples saints du Bouddha, et même de rois. La brève trajectoire de l’aspirant saint écrase en quelque sorte le très long processus de sanctification qui court théorique- ment selon la doctrine bouddhique sur d’innombrables existences, il en actualise de multiples aspects dans sa seule existence pré- sente. Cette récapitulation des différentes figures de l’excellence dans le bouddhisme lui donne une épaisseur singulière, mais peut aussi faire surgir quelques tensions et contradictions dans son identité.

49 Cf. Mingun Hsayadaw (1990, vol. 1, première partie: 34-47). J’ai repris ici quasi- ment mot pour mot des passages de la traduction anglaise de la version birmane du Buddhava˙sa et de son commentaire proposés par Mingun Hsayadaw. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page70

70 RENONCEMENT ET PUISSANCE Le végétarisme fait-il le saint ?

Quand existe le plaisir, un tel moine a allumé son désir. Quand il a allumé son désir, il est asservi. Le moine qui est enchaîné par la chaîne du désir, Migaj›la, peut être appelé un moine qui demeure avec quelqu’un d’autre. [...] Un moine qui demeure ainsi, ô Migaj›la, même s’il habite dans une demeure éloignée de la société, dans la forêt où il y a peu de bruit, sans personne, là où l’on peut vivre sans être dérangé par le monde, dans un endroit convenable pour les moines, un tel moine peut cependant être appelé quelqu’un qui demeure avec quelqu’un d’autre. [...] Un moine qui demeure de cette façon libre de tout désir, ô Migaj›la, même s’il habite dans le village, au milieu des moines, au milieu des moniales, au milieu des hommes et des femmes, au milieu des rois, au milieu des ministres royaux, au milieu des reli- gieux des autres sectes, un tel moine peut cependant être appelé quelqu’un qui demeure tout seul, puisqu’il a abandonné son désir, son second.50

Ainsi le fondateur du bouddhisme est-il supposé s’être prononcé, il y a 2500 ans, sur une question qui allait traverser toute l’histoire de cette religion en constituant l’un des principes majeurs de diffé- renciation sociologique au sein de la communauté monastique, jusqu’à conserver toute son actualité dans les sociétés therav›din contemporaines: le départ dans la forêt et les pratiques ascétiques qui en sont le corollaire représentent-ils une condition sine qua non de l’accession à la perfection spirituelle, l’étape obligée d’une trajectoire sainte51 ? C’est peu dire qu’en Birmanie, la prétention implicite des moines de forêt au monopole de la sainteté légitime irrite un cer- tain nombre de leurs contemporains. La critique vient surtout de moines issus des fractions les plus érudites de la communauté

50 Extraits du Migaj›la-sutta traduits et cités par Môhan Wijayaratna (1983 : 129). 51 Concernant cette problématique dans l’histoire du bouddhisme ancien, cf. Ray (1999). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page71

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monastique. Ces moines, incarnant un idéal monastique alternatif, fondé sur la détention et la diffusion d’un savoir scripturaire essentiel à la perpétuation de la religion bouddhique, voient en effet leur orientation dévalorisée par les discours et les pratiques des moines de forêt qui placent au premier plan l’expérience spiri- tuelle personnelle. Parfois, les biographies de moines de forêt pré- sentent même les deux orientations, scripturaire et méditative, comme quasiment incompatibles. Dans d’autres cas, au contraire, les personnages sont décrits comme maîtrisant à la fois la théorie et la pratique, et comme étant donc parvenus à une forme supé- rieure de complétude bouddhique. Dans sa forme, la réponse généralement apportée à la dévalori- sation relative du statut de moine de village en regard des pra- tiques du moine de forêt réitère la rhétorique des textes cano- niques, en appelant à distinguer apparence et réalité, culture des apparences du détachement et de la pureté spirituelle chez les moines de forêt d’une part, et réalité de ce détachement et de cette pureté d’autre part. Quelques-unes des savoureuses paraboles ou leçons sur le bouddhisme de Thingazar Hsayadaw (1815-1886) constituent des récits corrosifs sur ce thème. Thingazar Hsayadaw était un grand érudit, auteur d’ouvrages religieux et proche du roi Mindon (1853-1878). Prédicateur infatigable, il ne dédaignait cependant pas d’effectuer régulièrement des retraites forestières. Sa célébrité tenait surtout à son don pour énoncer des paraboles dans les situations les plus diverses. Certaines d’entre elles, met- tant en scène les possibles dérives dans la relation qui s’instaure entre un moine de forêt et les fidèles laïcs, visaient indirectement deux mouvements religieux qui avaient émergé avec succès dans les années 1860, l’un en Haute-Birmanie, sous la direction de Hngettwin Hsayadaw, le second en Basse-Birmanie (britannique), sous la direction de Okpo Hsayadaw. Ces deux personnages se caractérisaient par une grande austérité. Ils donnèrent chacun nais- sance à une nouvelle branche au sein de la communauté monas- tique, branches qui existent encore aujourd’hui mais qui comptent relativement peu de membres. Les tensions étaient si fortes à l’époque entre les différentes factions monastiques qu’on suppose rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page72

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même que les auteurs d’une tentative d’assassinat de Thingazar Hsayadaw étaient des partisans de Okpo Hsayadaw52.

Il était une fois un moine peu éduqué. Ses prêches étaient très ennuyeux, et il arriva un jour où personne ne vint plus lui offrir de nourriture. Il partit alors pour un autre village. Instruit toutefois par sa précédente expérience, il ne s’installa pas au monastère du village mais dans une cahute de bambou et de feuilles de palme à la lisière d’une petite forêt. Les moines de forêt étaient censés s’engager dans une pratique intense de la méditation et on ne leur demandait jamais de prêche. Les villageois affluèrent au monas- tère de forêt, apportant de nombreuses offrandes au moine. Après quelques semaines, certains supplièrent le moine de ces- ser de s’exposer à la férocité des animaux sauvages et de venir résider au monastère du village. Mais le moine demeura prudem- ment dans la forêt. Sa renommée s’étendit à d’autres villages, de plus en plus de gens venaient lui rendre hommage, lui demandant de venir résider dans le monastère de leur village. Alors le moine pensa: «Il me faut satisfaire les fidèles d’une manière ou d’une autre. Je dois soit aller résider dans leur monastère, soit confirmer qu’il y a effectivement des animaux sauvages ici, bien que je n’en aie vu aucun». Un jour, alors que des villageois venus lui rendre visite insis- taient pour qu’il cesse de s’exposer au danger des bêtes féroces, le moine expliqua: — Oui, cette nuit même, j’ai vu un tigre sous l’arbre là-bas, mais je suis décidé à risquer ma vie pour achever mes exercices de méditation. Cette réponse accrut encore la vénération des fidèles pour le moine, qui reçut un flot accru de dons. Mais un malin villageois soupçonna bien vite le moine d’abu- ser les fidèles. Un jour, il se rendit seul auprès de lui et réitéra l’invitation habituelle à venir résider au monastère du village, évoquant à nouveau les animaux féroces de la forêt.

52 Sur Thingazar Hsayadaw, cf. Htin Aung (1966 : 31-33). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page73

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— Oui, oui, expliqua le moine comme avant, cette nuit même, j’ai vu un tigre sous l’arbre là-bas. — De quelle taille était donc ce tigre, Vénérable? demanda le malin villageois d’un air innocent. — Il devait être long de plusieurs mètres. Le villageois éclata de rire et dit au moine: — Vénérable, d’évidence, vous n’avez jamais vu un tigre. Aucun tigre ne peut être plus gros que la largeur de la paume de votre main. Faites donc attention la prochaine fois que vous décri- rez un tigre ! Le moine remercia le villageois et se promit d’être plus prudent à l’avenir. Quelques jours après, un groupe de villageois survint et invita une fois de plus le moine, mentionnant le danger lié aux bêtes sau- vages. Le moine répondit: — C’est vrai. Cette nuit encore, j’ai vu un tigre sous l’arbre là- bas et il était gros comme la paume de ma main. Les villageois le regardèrent en silence et secouèrent la tête. Le moine s’inquiéta de cette attitude et les villageois expliquèrent: — Vénérable, la taille ordinaire d’un tigre est de plusieurs mètres. — Mon tigre était bon, mon tigre était bon, s’écria le moine, mais ce misérable villageois l’a rétréci.53

Loin de considérer ce type de dérive comme la simple manipu- lation de fidèles crédules par un moine imaginatif et manœuvrier, Thingazar Hsayadaw en impute la responsabilité à la tendance à une valorisation outrancière de l’orientation forestière et ascétique dans les représentations birmanes de la sainteté, tendance que tra-

53 Ma traduction, à partir de Htin Aung (1966 : 68-69). Htin Aung a traduit en anglais un certain nombre des paraboles de Thingazar Hsayadaw (pour deux autres paraboles concernant les moines de forêt, cf. pp. 80-81 et 122-125). Denise Bernot (1979 : 16) signale par ailleurs que l’on se moque couramment des moines dans les contes de Bir- manie. Elle rapporte un conte où un moine de village démuni use de divers strata- gèmes afin de faire croire à ses pouvoirs surnaturels et obtenir ainsi des donations des fidèles (ibid.: 36-38). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page74

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duisent les attentes et exigences des laïcs. «Nous, les moines, sommes aussi à blâmer, déclarait-il un jour, car nous dansons sou- vent selon l’air voulu par les laïcs.»54 L’opposition des moines érudits aux moines de forêt ne saurait être systématisée. Certains des plus grands érudits birmans se révèlent favorables aux moines de forêt. U Pannasami, rédacteur au milieu du XIXe siècle d’une célèbre chronique (histoire) de la communauté monastique de Birmanie, décrivait ainsi les repré- sentants réputés de la tradition de forêt comme des figures de l’orthodoxie55. Il traitait néanmoins d’une catégorie spécifique de moines de forêt, généralement des érudits ayant adopté cette exis- tence dans l’objectif de fonder une nouvelle branche monastique. Les moines dont il est question ici présentent, on l’a souligné, un profil différent. Plutôt que de réexaminer un à un les éléments caractéristiques des moines de forêt à l’aune du regard critique de leurs contemp- teurs, on se concentrera sur un unique exemple, la pratique du végétarisme, où les termes de la controverse pour la définition d’un idéal de sainteté apparaissent de manière on ne peut plus saillante. Les parties engagées dans le débat sur cette pratique s’appuient principalement sur des références doctrinales. Des épi- sodes connus des textes canoniques et les valeurs cardinales du bouddhisme sont mobilisés pour faire reconnaître, ou au contraire dénier, une légitimité bouddhique à la pratique du végétarisme. Il s’agit en fait d’un procédé rhétorique récurrent dans la société bir- mane: les textes doctrinaux étant considérés comme reproduisant l’enseignement authentique du Bouddha, ils constituent pour les Birmans le point de référence ultime des discours et des pratiques, dont ils fondent l’autorité. Du végétarisme en Birmanie, on serait tenté de dire ce qu’un observateur en dit dans le cas de Sri Lanka: «Le végétarisme, je l’ai trouvé universellement admiré mais rarement pratiqué»56.

54 Cité in Htin Aung (1966 : 68). 55 Cf. Mendelson (1975 : 47). 56 Gombrich (1991 : 305). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page75

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Cependant, cette idée, bien que généralement vraie aussi dans le cas birman, demande à être nuancée, la réalité présentant un tableau plus complexe où la pratique du végétarisme d’inspiration bouddhique, loin d’être «universellement» acceptée, apparaît l’objet d’une virulente controverse. Le terme birman pour «végétarisme», thet-that-lut, relève d’une tout autre étymologie que le terme français. Il signifie litté- ralement manger «quelque chose qui est libre de toute tuerie», «quelque chose qui n’a pas été tué» (ne manger ni viande ni pois- son, ni sous-produits animaux pouvant posséder un embryon de vie comme les œufs). Thet-that-lut ne dérive ainsi pas, contraire- ment au terme français, du terme «végétal», et il prend dans le contexte birman une évidente connotation bouddhique. L’interdic- tion de tuer une créature vivante constitue en effet l’un des cinq préceptes fondamentaux imposés à tout bouddhiste57. C’est d’ailleurs sur cette connotation bouddhique du végétarisme que s’articulent en Birmanie la plupart des pratiques végétariennes et des débats sur ces pratiques. Le végétarisme revêt pour beaucoup des aspirants saints de forêt une importance fondamentale, à tel point qu’il apparaît comme une condition même de leur sainteté58. Ces moines conçoi- vent le fait de manger de la viande et du poisson comme contra- dictoire avec toute quête spirituelle et a fortiori avec l’ambition d’accéder au nirvana. Ceci les distingue de la plupart des membres de la communauté monastique, qui ont une alimentation carnée, la règle monastique ne prohibant pas la consommation de viande et ne faisant pas du végétarisme une condition de l’accomplissement spirituel. De manière significative, le moins forestier des person- nages étudiés ici, Bawdi Tahtaung Hsayadaw, qui, en dépit de la proximité de ses pratiques avec celles des moines de forêt, a tou- jours vécu dans un environnement villageois, ne pratique pas le

57 Les Cinq Préceptes sont: s’abstenir de détruire la vie, de voler, d’entretenir des rela- tions adultères, de mentir, de prendre des substances intoxicantes. 58 M’intéressant essentiellement à la question de la sainteté, je laisse ici de côté le pro- blème de la pratique du végétarisme d’inspiration bouddhique par les laïcs. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page76

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végétarisme en permanence, ne l’ayant adopté que dans le cadre de résolutions temporaires (adeikhtan)59. S’il consomme du pois- son, il s’abstient cependant de manger de la viande. Quelles valeurs sous-tendent précisément l’idéologie végéta- rienne du moine de forêt? Trois éléments sont ordinairement invo- qués pour justifier en termes bouddhiques la pratique du végéta- risme, éléments qui sont repris par les auteurs d’ouvrages jetés dans la controverse60. Le végétarisme est tout d’abord défini comme une pratique qui découle logiquement du précepte enjoi- gnant à tout bouddhiste de ne tuer aucune créature vivante. Kyai- khtisaung Hsayadaw, qui a créé un réseau de quarante-et-un monastères végétariens répartis dans tout le sud-est de la Birma- nie, expliqua un jour oralement que ce précepte avait trois niveaux possibles de mise en œuvre, qui marquaient chacun un degré de pureté spirituelle: ne pas tuer soi-même de créatures vivantes, ne pas encourager ou favoriser leur tuerie par d’autres individus, ne pas manger d’un animal mort dans la souffrance et dans la peur. Le grand moine en déduisait que la pratique du végétarisme per- mettait d’accéder à l’état le plus pur du point de vue bouddhique, pureté qu’illustre notamment l’odeur parfumée émanant du corps de certains aspirants saints végétariens parmi les plus vénérés. Cette pureté liée au végétarisme permet en outre à ses prati- quants d’être guidés et protégés dans leur quête religieuse par des esprits puissants, comme les Quatre Gardiens du Monde (lawka pala natmingyi lay ba), et par des superhommes invisibles, appelés weikza en birman et dont nous aurons très bientôt à reparler lon- guement. Tous ces êtres sont censés être allergiques à l’odeur de la viande et le moine carnivore se priverait alors de cette assistance essentielle.

59 Pour deux autres des moines étudiés ici, Nyaung Pin Aing Hsayadaw et Winsein Hsayadaw, je ne saurais affirmer avec certitude s’ils pratiquent ou non le végétarisme. 60 Deux ouvrages birmans (Aung Myint Htun, 1999; Myint Kyi, 1998) ont pour objet de défendre et de promouvoir la pratique du végétarisme. L’ouvrage de Tin Soe (2000), plus équilibré, fait le point sur les arguments des partisans et des critiques de cette pratique. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page77

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En fait, pour ce qui concerne les moines, la règle monastique, à laquelle Kyaikhtisaung Hsayadaw ne fit pas référence, s’avère plus précise que le simple précepte enjoignant de ne pas tuer soi- même de créature vivante. Le traité de discipline monastique pres- crit en effet au moine d’éviter de manger de la viande dans trois cas: s’il s’agit de la viande d’un animal dont il a vu qu’il était spé- cialement tué pour son repas; s’il s’agit de la viande d’un animal qu’il sait avoir été spécialement tué pour son repas; s’il s’agit de la viande d’un animal dont il se doute qu’il a été spécialement tué pour son repas. La consommation d’un de ces trois types de viande n’est pas équivalente à l’acte de tuer mais constitue cepen- dant une infraction reconnue à la discipline monastique. Après avoir cité cette règle, un très fin connaisseur des textes doctrinaux, Mahasi Hsayadaw (1904-1982), conclut, face à la difficulté pra- tique de la respecter, que le choix le plus sûr est d’être végétarien ou d’être extrêmement scrupuleux dans son alimentation61. L’adoption du végétarisme prend cependant un sens totalement différent dans le discours érudit de Mahasi Hsayadaw et dans celui des aspirants saints de forêt. Le premier s’en tient en effet à une référence précise à la règle monastique et suggère que, afin d’évi- ter toute faute, un moine peut adopter le végétarisme. Il s’arrêta d’ailleurs lui-même de manger de la viande à partir de 1956. Mais c’est, dit-on, non pour des raisons religieuses mais pour des rai- sons de santé, parce qu’il était devenu «allergique à la viande»62; et il n’imposa aucunement le végétarisme à tous les occupants de son monastère, laissant à chacun son libre arbitre. Au contraire, les aspirants saints de forêt pratiquant le végétarisme font aussi res- pecter un strict végétarisme sur leur domaine, en référence non à un point de discipline monastique mais à l’un des préceptes fonda- mentaux pour tout bouddhiste (moine ou laïc), celui de ne pas tuer. Le second principe qui sous-tend la pratique du végétarisme et qui est également lié à l’idée de pureté spirituelle réside dans l’as- sociation entre la consommation de viande et la «soif du désir»

61 Cf. Mahasi Hsayadaw (1997 : 34-36). 62 Cf. Tin Soe (2000 : 70-71). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page78

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(tahna). En termes bouddhiques, la «soif du désir» est la princi- pale cause de la souffrance et toute forme de désir est considérée comme un obstacle à la quête de la délivrance. Tahna est ainsi métaphoriquement définie comme l’une des «dix armées» de M›ra: ce personnage maléfique et corrupteur, représentant de la mort, tenta, à plusieurs reprises, de faire obstacle à l’Éveil du Bouddha et représente plus généralement tout ce qui peut détour- ner un pratiquant de la méditation et de sa quête spirituelle. A contrario, l’extinction de la soif du désir équivaut à parvenir au détachement absolu et à la sainteté. Parmi les six soifs du désir généralement distinguées, on trouve la soif du désir pour les saveurs63. Le fait de manger de la viande, aliment considéré comme très goûteux, est défini par les partisans du végétarisme comme la manifestation de la persistance de la soif du désir. Aung Myint Htun, auteur d’un long ouvrage où il prend fait et cause pour le végétarisme, cite ainsi, parmi de nombreux autres, un moine birman, Shwemoktaw Hsayadaw, selon qui il est impossible d’accéder au nirvana si l’on mange de la viande, car la consomma- tion de viande favorise le développement du goût et donc du désir64. Le troisième principe sur lequel repose la pratique du végéta- risme est la myitta (p. mett›), «bienveillance», «amour universel» ou «bonté». La myitta est l’attitude qui consiste à cultiver la bien- veillance et l’amour à l’égard de toutes les créatures humaines et non-humaines, notamment des animaux; il s’agit de désirer leur bien-être et leur sécurité, et ce, de façon parfaitement égale et impartiale. Elle constitue doctrinalement l’une des Dix Grandes Vertus ou Perfections que tout prétendant à l’état de bouddha ou de saint doit cultiver à travers de nombreuses existences avant d’atteindre son but. La vertu de bonté se situe plus généralement au cœur de l’enseignement du Bouddha et est omniprésente dans le discours des bouddhistes birmans. Le végétarisme, preuve de la

63 Ces éléments sur la notion de tahna (p. ta˚h›) sont tirés de Nyanatiloka (1995 : 238- 239), Pandita (1993 : 63, 67) et Tin Soe (2000 : avant-propos et 17-34). 64 Cf. Aung Myint Htun (1999 : 275-276). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page79

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compassion envers les animaux, représente une mise en œuvre éloquente de cette vertu65. Les partisans du végétarisme soulignent ainsi à l’envi la contra- diction entre le fait de manger de la viande et la pratique indispen- sable de la myitta pour qui aspire à un quelconque accomplisse- ment spirituel. Myint Kyi, auteur d’un ouvrage où sont reproduits les propos de nombreux moines birmans favorables au végéta- risme, met le Bouddha lui-même devant la contradiction. En intro- duction à son ouvrage, elle explique qu’elle poserait la question suivante au Maître s’il était encore vivant: «Considérant la vie des autres créatures comme la mienne, considérant leur chair comme la mienne, approuvez ou désapprouvez-vous le fait que j’évite de manger de la viande des autres créatures, ô Bouddha, maître de la Grande Compassion et de la Grande Bonté, incomparable et supé- rieur à toutes les créatures?». Plus loin, elle cite un moine, supé- rieur d’un monastère de la colline de Sagaing, qui souligne que dans la bouche des bouddhistes, d’où sortent des paroles sur la bonté (myitta), entre la chair d’animaux tués66. Un habitant de Thamanya, proche assistant du grand moine, ne dit pas autre chose lorsqu’il explique à propos de la pratique du végétarisme par Tha- manya Hsayadaw: «Dispenser sa bonté (myitta) tout en mangeant de la viande n’a aucun sens. C’est comme si un ogre prétendait ne pas manger de viande humaine, personne ne le croirait. Alors, un moine mangeant de la viande, quelle que soit sa bonté pour toutes les créatures, ne peut obtenir leur confiance. Lorsque vous êtes végétarien, les autres créatures ont foi en vous, elles vous respec- tent et se reposent sur vous». Thamanya Hsayadaw explique d’ailleurs dans ses prêches qu’il faut s’aimer les uns les autres, ne pas se tuer ou se faire de mal, car toutes les créatures sont en quelque sorte parentes (elles l’ont été au moins une fois dans une existence antérieure et cette relation passée continue à produire ses

65 Pour une analyse fouillée des différents aspects de la notion de bonté bouddhique, cf. Houtman (1999 : 320-330). Pour une exégèse birmane bouddhique de cette notion, cf. Mingun Hsayadaw (1991, vol.1, première partie: 323-339), Pandita (1995 : 261- 286) et Shwe Aung (1995 : 273-286). 66 Cf. Myint Kyi (1998 : 17-18 et 25). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page80

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effets). Si personne ne mangeait de viande, insiste-t-il, personne ne tuerait d’animaux. Les moines de forêt sont par ailleurs considérés, même s’ils s’en défendent parfois à cause de l’aspect réducteur de la qualifi- cation, comme des spécialistes de la méditation de concentration (thamahta). L’un des quarante objets de concentration est la bonté. La méditation sur la myitta, effectivement privilégiée par ces moines, apparaît comme incompatible avec une consommation de viande considérée comme la manifestation évidente d’un manque de myitta. Les différents éléments qui lient la pratique du végétarisme à la pureté spirituelle – absence de désir et de haine –, à la bonté boud- dhique, à l’existence forestière, à la protection par des êtres surna- turels et à la méditation, concourent bien en définitive, selon ses partisans birmans, à faire de cette pratique une condition de la sainteté. Cette corrélation entre végétarisme et perfection spiri- tuelle est assez généralement reconnue. La pratique du végéta- risme contribue à la vénération des laïcs pour un moine. Certains s’insurgent cependant contre l’importance attribuée à cette pratique, qui tend à invalider ou du moins à dévaluer le régime monastique ordinaire. Plusieurs chapitres ou passages d’ouvrages, généralement écrits par des moines, sont ainsi consa- crés à discuter la question du végétarisme. Leurs auteurs s’effor- cent de montrer en quoi, d’un point de vue bouddhique, une telle pratique constitue un véritable fourvoiement, et ne représente nul- lement une condition de la pureté spirituelle et de l’accession à la sainteté67. Tout d’abord, est-il fréquemment rappelé, la pratique du végétarisme n’a jamais été recommandée ou imposée par le Boud- dha à ses disciples. À part les dix sortes de viandes interdites par la règle monastique, toutes les autres viandes, qui sont les plus courantes, sont autorisées68. Le Bouddha lui-même consommait de

67 Cf. les arguments énoncés dans les ouvrages de Pandita (1995 : 102-103), Pyinnya Zawta (1980 : 201-213), Tedaw Hsayadaw (1999 : 218-227), et Tin Soe (2000). 68 Les dix sortes de viande interdites sont la chair humaine, la viande d’éléphant, de cheval, de chien, de serpent, de lion, de tigre, de panthère, d’ours, de hyène (Horner, 1962 : 298-300). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page81

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la viande, comme le montre un épisode fameux qui eut lieu peu de temps avant son décès et où on le voit manger un plat préparé avec du porc. Les moines qui, non contents d’adopter individuellement le végétarisme, l’imposent à tous ceux qui résident ou qui se ren- dent sur leur domaine, commettent donc un abus de pouvoir sans fondement doctrinal. Oralement, certains vont même jusqu’à sug- gérer que l’imposition du végétarisme comme règle obligatoire s’assimile à la fomentation d’un schisme, faute grave condamnée par la discipline monastique. Cette pratique tend en effet à diviser les moines entre végétariens et non-végétariens, à la manière dont Devadatta, diabolique cousin du Bouddha, chercha à susciter un schisme dans la communauté monastique naissante en proposant cinq nouvelles règles ascétiques pour les moines, dont le végéta- risme. Ensuite, toujours selon ces critiques, la pratique du végétarisme et plus généralement la pratique d’un ascétisme accru ne représen- tent qu’une forme de manipulation des fidèles. Une manipulation qui s’appuie sur des signes illusoires de détachement. Manger végétarien ne signifie en rien une atténuation ou une disparition du désir de saveurs. Selon la doctrine bouddhique, seule l’attitude générale vis-à-vis de la nourriture, quelle que soit cette nourriture, permet la disparition du désir. «Ni la nudité, ni la natte, ni la crasse, ni le jeûne, ou coucher sur la dure, ni se couvrir de pous- sière mêlée de sueur, ni se tenir accroupi, ne sauraient purifier le mortel qui n’a pas dépassé ses désirs.»69 Si la pratique du végétarisme, label de pureté sinon de sainteté, dispose d’un enracinement solide dans le bouddhisme birman, elle n’en reste ainsi pas moins au centre de vives controverses, qui signalent les positions des uns et des autres au sein de la commu- nauté monastique. Yaw Hsayadaw, l’un des très rares moines à avoir acquis le titre de Tipitakadhara Hsayadaw – titre attribué pour la première fois en 1953 et qui récompense une maîtrise exceptionnelle des textes du canon bouddhique –, a commencé à manger végétarien à l’âge de 33 ans, mais il rappelle toujours qu’il

69 Dhammapada, stance n° 141 (Osier, 1997 : 77). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page82

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l’a fait non pour des raisons spirituelles mais pour des raisons de santé (le fait d’imputer son végétarisme à un motif spirituel l’irrite fortement)70. L’insistance que met ce grand érudit à se démarquer d’une pratique du végétarisme d’inspiration bouddhique montre à quel point cette question est un des éléments structurants dans les positions et oppositions au sein de la communauté monastique. La polarisation qu’il suscite recoupe en grande partie d’autres modes de polarisation, entre moine de forêt et moine de village, entre pra- tique de la méditation et étude des textes.

* Un être revêtu de haillons pris dans la poussière, amaigri, aux veines apparentes, qui médite, solitaire, dans la forêt: c’est lui que j’appelle le brahmane.71 Commence à apparaître la manière dont l’aspirant saint se dis- tingue et est distingué des autres hommes dans la société birmane, le mode de production de la frontière qui le sépare des individus ordinaires. C’est de fait surtout vis-à-vis des autres moines, les plus proches de lui socialement et donc les plus susceptibles de brouiller la différence, que s’effectue le travail de séparation, que se marque le caractère exceptionnel du personnage de l’aspirant saint. Par la mise en œuvre d’un certain nombre de pratiques – départ dans la forêt, ascétisme, méditation, végétarisme –, qui s’opposent terme à terme aux pratiques du moine de village, l’as- pirant saint délimite un lieu propre du renoncement bouddhique, séparé spatialement et symboliquement du reste de la communauté monastique. Si ses pratiques s’articulent sur les valeurs fondamen- tales de cette communauté (renoncement, détachement, bonté), elles en offrent une interprétation et une actualisation spécifiques. Aux yeux de l’aspirant saint, le renoncement, la rupture avec le monde, n’impliquent pas seulement l’abandon de la vie laïque et l’entrée dans la vie religieuse par l’ordination monastique, mais également le départ et la résidence dans la forêt; de même, la

70 Cf. Myint Kyi (1998 : 50). 71 Dhammapada, stance n° 395 (Osier, 1997 : 125). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page83

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vertu bouddhique de bonté, n’a de cesse de signifier le moine de forêt, n’est une réalité que si l’amour envers les autres créatures, humaines et non-humaines, ne consiste pas seulement en une déclaration de principe mais est aussi mis en acte, à travers la pra- tique du végétarisme notamment. Le modèle que le moine de forêt incarne se constitue ainsi par opposition à une autre figure, celle du moine de village. Ce dernier se caractérise par une existence sédentaire et communautaire, par l’implication dans la vie sociale villageoise, par l’apprentissage intellectuel des textes bouddhiques sanctionné par des examens successifs, par une alimentation carnée, par la quasi-absence de la pratique de la méditation et par de moindres facultés surnaturelles. Ces deux figures antithétiques du moine de forêt et du moine de village n’existent évidemment pas à l’état pur dans la réalité, chaque moine ayant un profil mélangeant dans des proportions très variables des éléments de l’une et de l’autre. La figure du moine de village ne constitue d’ailleurs pas en soi dans la Birmanie contemporaine un modèle distinct, mais plutôt la norme générale, l’identité monastique ordinaire. On ne se définit pas comme moine de village, on est simplement moine. En revanche, le moine de forêt, catégorie très minoritaire dans la communauté monastique, possède lui une conscience aiguë de sa spécificité. Au détachement spirituel qui caractérise la quête de la sainteté d’un point de vue religieux correspond donc un détachement sociologique, qui voit l’aspirant saint, par des valeurs, des pra- tiques et des performances singulières, se disjoindre de son envi- ronnement monastique ordinaire et construire une altérité radicale. La frontière qui s’établit avec les autres moines recoupe la distinc- tion fondamentale dans le bouddhisme entre mondain (lawki) et supramondain (lawkoktara), entre attachement au monde condui- sant à des actes alimentant le karma et détachement absolu condui- sant à la délivrance du cycle des existences. Les valeurs et pra- tiques promues par l’aspirant saint tendent donc à redéfinir et à recomposer la polarité ordinaire entre moine et laïc: du point de vue du moine parti dans la forêt en quête de pureté spirituelle et de sainteté, moines ordinaires comme laïcs appartiennent à des caté- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page84

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gories marquées par l’impureté. Au rapport binaire d’opposition complémentaire entre moine et laïc se substitue un rapport à trois éléments (et même quatre avec l’État): aspirant saint, autres moines, laïcs, selon une configuration où seul le premier se situe véritablement sur le plan du supramondain, les autres moines étant encore englués dans les liens de ce monde72. Pour la plupart des moines, dont l’autorité ne dépasse pas celle dévolue ordinairement au moine dans le cadre local, l’aspirant saint ne représente aucune menace particulière. Son modèle déva- lorise certes indirectement le mode d’existence monastique villa- geois, mais ces moines n’en bénéficient pas moins d’une rente de situation, du fait des attentes quotidiennes des laïcs auxquels le moine de forêt ne peut répondre; le moine de village est essentiel à la communauté bouddhique locale. Les deux figures du moine de forêt et du moine de village sont par conséquent souvent plus com- plémentaires que concurrentes. Et beaucoup reconnaissent même la supériorité spirituelle du moine de forêt. D’autres moines, en revanche, comme les responsables de centres d’études monastiques ou de centres urbains de méditation, voient leur autorité symboliquement remise en cause par le modèle forestier. Certains d’entre eux réagissent parfois vigoureusement, s’efforçant de démontrer l’inadéquation des valeurs et pratiques promues par le moine de forêt avec l’enseignement bouddhique, notamment avec la discipline monastique. Les milliers de pages du canon bouddhique et les milliers d’autres de commentaires clas- siques ne livrent il est vrai pas d’assise définitive à la prétention du moine de forêt au monopole de la sainteté légitime. Il est impossible d’extraire de ces textes de référence, qui informent les conceptions birmanes, une vision unique et homogène du renonce- ment bouddhique et de la vocation monastique; plusieurs figures

72 On rejoint ici le modèle à quatre termes proposé par Stanley J. Tambiah (1987 : 75- 77), ainsi que l’argument de Reginald A. Ray (1999) pour qui le bouddhisme ancien doit être considéré dans une perspective non plus binaire (distinction entre moine et laïc) comme cela a généralement été le cas, mais ternaire (distinction entre laïc, moine, et saint de forêt). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page85

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concurrentes de l’idéal bouddhique, plusieurs orientations pos- sibles s’y trouvent représentées. Et certains moines birmans peu- vent par conséquent y puiser des arguments puissants pour remettre en cause les valeurs et pratiques, le modèle, que le moine de forêt incarne, pour contester son autorité. La sainteté s’élabore sur fond de guerre idéologique. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page86 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page87

Chapitre II

La « voie du weikza »: pouvoir surnaturels et accomplissement spirituel

«Vous avez déjà vu un weikza? Je suis un weikza.» Ainsi Thama- nya Hsayadaw s’adressait-il en 1996 à un expert birman en chiro- mancie venu spécialement de la capitale pour étudier les lignes de sa main. Une autre fois, à un médecin de Yangon atteint de cancer qui s’était installé temporairement auprès de lui dans l’espoir d’une guérison, il raconta une anecdote sur sa rencontre avec des weikza. Ceux-ci, l’ayant pris pour un humain ordinaire, lui avaient d’abord enjoint de s’en aller sur le champ, avant de réaliser leur méprise et de l’admettre dans leur cénacle. Le grand moine est ainsi intimement convaincu d’être devenu un weikza et n’hésite plus à l’affirmer, affirmation corroborée par une conviction simi- laire chez une grande partie des fidèles. Qu’est-ce qu’un weikza? Depuis les travaux pionniers de E. Michael Mendelson au début des années 1960, la question est à l’origine d’un débat persistant parmi les spécialistes de la Birmanie. Cet ethnologue britannique, qui avait entrepris des recherches de terrain sur les institutions monastiques et politiques birmanes, fut confronté au cours de ses investigations à un phénomène culturel inattendu et plutôt déconcertant. Si déconcertant de fait qu’il le jugea d’abord pure aberration et décida de l’ignorer au profit d’ob- jets d’étude plus valables. Mais sa connaissance de la société bir- mane s’approfondissant au fur et à mesure qu’il parcourait le pays, de Mandalay au nord jusqu’à Mawlamyine au sud en passant par le Mont Popa, il en vint à réaliser l’importance et l’extension véri- tables du phénomène, et commença à s’en préoccuper sérieusement. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page88

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D’après ses observations, il existait des individus laïcs à qui étaient attribués de formidables pouvoirs surnaturels. Ils pou- vaient, entre autres choses, transformer leur apparence physique, voyager dans de nombreux pays sans bouger, lire dans la pensée de quelqu’un, et parler une douzaine de langues. Ces individus laïcs, qui étaient appelés bodaw – un terme respectueux signifiant littéralement «noble aîné» –, acquéraient de tels pouvoirs grâce à la combinaison d’une pratique intensive de la méditation boud- dhique et de techniques apparemment aussi peu orthodoxes que l’alchimie ou la cabalistique. L’une de leurs facultés essentielles consistait dans la capacité à prolonger leur existence au-delà de la durée ordinaire de la vie humaine, ce qui les assurait d’être pré- sents au moment de l’avènement du cinquième bouddha, Met- teyya, dans 2500 ans au minimum, sinon après une période de temps incalculable. Certains d’entre eux prétendaient même être le prochain bouddha lui-même, ainsi que le futur souverain de Bir- manie (ils deviendraient le second d’abord, puis le premier). Des groupes de fidèles religieux et laïcs rendaient un culte intense à ces personnages hauts en couleur, qui vivaient dans des ermitages sur des collines, dans des huttes de village, ou en ville, dans des édifices en bambou qui tenaient à la fois du monastère et du palais. De tels cultes étaient disséminés à travers toute la Birmanie, avec un nombre variable de fidèles qui se plaçaient à l’ombre du pou- voir protecteur de leur maître. Cet ensemble complexe de traits était résumé dans un terme caractéristique utilisé pour qualifier l’accomplissement et le statut spirituels de ces personnages: «weikza». Le phénomène des weikza n’entrait pas, selon E.M. Mendelson, dans les deux catégories habituellement utilisées pour caractériser le complexe religieux birman: le bouddhisme du Therav›da et l’animisme (culte des esprits). La figure du weikza, en tant que laïc aux prétentions extravagantes, contrastait particulièrement avec la figure spirituelle traditionnelle dans la société birmane, le moine bouddhiste. S’appuyant sur la description méticuleuse de quelques weikza et des fidèles qui les entouraient, E.M. Mendelson suggéra alors l’introduction d’une tierce catégorie, qu’il choisit d’appeler rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page89

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provisoirement et à défaut d’un meilleur terme, «bouddhisme messianique». Mais cette appellation assez maladroite, ainsi que la complexité des cas que E.M. Mendelson décrivit, et le fait qu’il laissa finalement son interprétation du phénomène inachevée, ne permirent pas d’éclaircir complètement le mystère. Depuis lors, plusieurs ont entrepris de résoudre l’énigme du weikza, redoutable défi que la société birmane lance à ses spécialistes. Le phénomène des weikza est tout aussi répandu et saillant dans la société birmane aujourd’hui qu’il l’était il y a plus de qua- rante ans. Tout observateur du bouddhisme birman contemporain y est inévitablement confronté, et donc intrigué. La difficulté de comprendre le phénomène est encore accrue par la variété des manifestations de la figure du weikza et les opinions divergentes, parfois contradictoires, des Birmans eux-mêmes concernant cette figure. Aucune des interprétations proposées jusqu’ici par les spé- cialistes ne parvient à rendre compte de cette diversité et de cette plasticité. Pour l’observateur de la société birmane, l’énigme du weikza demeure entière.

Qu’est-ce que weikza veut dire ?

S’il existe un certain nombre de travaux consacrés à élucidation de la notion de weikza, leurs auteurs ne s’accordent pas toujours sur la nature et les implications du phénomène qu’ils étudient et inter- prètent73. Plutôt que de s’engager dans un passage en revue systé- matique de ces travaux, on synthétisera l’ensemble du débat en formulant quatre questions essentielles autour desquelles les dis- cussions ont généralement tourné.

73 Sur le phénomène des weikza, cf., par ordre alphabétique, Ferguson (1975), Fergu- son & Mendelson (1981), Htin Aung (1962 : 41-60), Mendelson (1961a, 1961b, 1963 a), Pranke (1995), Schober (1988; 1989 : 251-349), Spiro (1970 : 162-187), et Tam- biah (1987 : 298-300, 307-310, 314-320). Une chercheuse japonaise, Keiko Tosa, a effectué des recherches approfondies sur les weikza depuis le début des années 1990, mais l’ouvrage et les articles qui en ont résulté ont été publiés en japonais. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page90

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En premier lieu, la «voie du weikza» (weikza lan), soit l’en- semble des pratiques et techniques dont l’objectif est d’accéder à l’état de weikza, et la possibilité d’accéder à cet état concernent- elles seulement les laïcs, ou bien les laïcs et les moines égale- ment? Deuxièmement, quel est l’objectif de la voie du weikza, quel horizon propose-t-elle? Prolonger de façon surnaturelle son exis- tence, soit jusqu’à la réapparition du Bouddha Gotama à la fin de la présente ère bouddhique, soit jusqu’à l’apparition du cinquième bouddha, Metteyya, afin, dans les deux cas, de pouvoir parvenir au nirvana? Ou atteindre le nirvana le plus rapidement possible, éventuellement même dans cette existence? Troisièmement, quelle est la relation de la voie du weikza au bouddhisme doctrinal, c’est-à-dire au contenu de la religion boud- dhique (son objet, ses préceptes et ses pratiques) tel qu’il émerge des textes canoniques et de leurs commentaires qui constituent le point de référence du bouddhisme birman? La voie du weikza représente-t-elle un phénomène périphérique et quasiment hétéro- doxe, ou s’intègre-t-elle au contraire directement au bouddhisme doctrinal, se situant au cœur de sa perspective? Enfin, le culte des weikza a-t-il toujours des implications poli- tiques immédiates, sinon même des origines socio-politiques? Ou bien ne recèle-t-il que des résonances politiques potentielles, dimension contingente et secondaire du phénomène, avérée seule- ment pour certaines de ses manifestations et dans certaines cir- constances? Si les spécialistes étrangers ont pu livrer des réponses contra- dictoires à ces différentes questions, c’est, on n’y insistera jamais assez, que la voie du weikza divise et oppose d’abord les Birmans entre eux. Il existe de fait non pas une, mais plusieurs conceptions possibles de la voie du weikza et de la vocation de ses pratiquants, et, corrélativement, non pas une, mais plusieurs façons de définir le weikza. Dans le même temps, les manifestations du phénomène présentent une multiplicité, une luxuriance et une instabilité remarquables. Il s’agit d’un domaine dans lequel la propension au mélange des genres est aiguë et dont les pratiquants les plus rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page91

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aguerris ne cessent de varier leurs prétentions. Le point de vue de chaque spécialiste étranger résulte donc non seulement de sa propre conception de ce qu’est le bouddhisme et de son approche théorique des faits religieux, mais aussi du contexte historique et régional dans lequel il a effectué ses enquêtes, des cas particuliers auxquels il a été confronté et qui ont spécifiquement retenu son attention, des informateurs sur lesquels il s’est appuyé, enfin de la littérature birmane qu’il a pu consulter sur le sujet. Un aspect frappant, et révélateur, du débat entre spécialistes est que chacune des questions énoncées ci-dessus prend la forme d’une alternative interprétative: laïc seulement / laïc ou moine, obtention immédiate du nirvana / obtention à terme du nirvana, orthodoxe / hétérodoxe, essentiellement socio-politique / essentiel- lement spirituel. Tout se passe comme si les divergences dans l’in- terprétation du phénomène des weikza par les observateurs étran- gers reflétaient les divergences dans son interprétation par les Birmans; autrement dit, les observateurs étrangers eux-mêmes semblent participer au débat entre Birmans sur le weikza et prendre position dans ce débat. Qu’une telle approche ne fournisse pas de réponse satisfaisante à leur interrogation – qu’est-ce qu’un weikza? – n’est pas surprenant. Car le weikza n’est pas ceci ou cela, il est à la fois ceci et cela. L’incapacité des spécialistes à reconnaître l’ambiguïté du phé- nomène des weikza résulte de leur apparente volonté de le réduire à une définition absolue et univoque. Déconcertés par la pluralité et la fluidité dans l’identité du weikza tels que les Birmans la conçoivent, les spécialistes ont aspiré à ordonner la réalité, à for- muler des réponses définitives, au lieu de considérer la plasticité de la catégorie comme le point de départ même pour sa compré- hension. Une façon d’échapper à cette tendance à la classification et aux définitions univoques est d’explorer le champ sémantique du terme weikza. La polysémie du terme et l’ambiguïté qui en résulte dans son usage sont en effet au fondement du discours et des pratiques multiformes caractéristiques de la voie du weikza. Pour comprendre ce qu’est un weikza, il convient de se demander d’abord ce que «weikza» veut dire. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page92

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Le terme birman weikza dérive du p›li vijj›. Vijj› signifie litté- ralement «connaissance», une connaissance dont le sens varie cependant selon le contexte. Dans son Traité sur la voie de la connaissance (Weikza metga dipani) écrit en 1898, le grand érudit Ledi Hsayadaw propose de distinguer cinq types de «connaissance» (weikza) en fonction des usages du terme dans les textes p›li. Il ne traite cependant que très brièvement des quatre premiers types, concentrant son attention sur le cinquième et der- nier, la «noble connaissance» (ariya weikza), qu’il définit comme la pleine compréhension des vérités bouddhiques fondamentales – le triptyque «impermanence, souffrance et non-soi», ainsi que les Quatre Nobles Vérités; autrement dit, atteindre la noble connais- sance est atteindre la délivrance74. Les définitions de vijj› proposées dans le dictionnaire de la Pali Text Society permettent cependant de distinguer plus simplement deux grands usages du terme, un usage général et un usage spécifi- quement bouddhique, qui sont avérés à la fois dans les textes p›li et dans le contexte birman contemporain75. L’usage général de vijj› désigne une connaissance issue de l’étude et de la maîtrise d’un domaine particulier, qui dote un individu de quelque pouvoir spécial. Le terme peut par exemple renvoyer à la science des sorti- lèges ou à la chiromancie. Cette connaissance est mondaine (lawki), en ce sens qu’elle concerne une activité dans et un pou- voir sur le monde, et elle peut être obtenue sans relation aucune avec l’enseignement bouddhique. Par contraste, l’usage spécifiquement bouddhique du terme confère à vijj› le sens d’accomplissement et d’achèvement spiri- tuels, marqués par l’acquisition d’une connaissance particulière. Cette connaissance prend un contenu variable, en accord avec

74 Cf. Ledi Hsayadaw (1968). John P. Ferguson et E. Michael Mendelson (1981, note n° 9: 77) fournissent une traduction de la classification de Ledi Hsayadaw concernant les cinq types de weikza, et des extraits du Weikza metga dipani sont inclus dans un texte sur la voie du weikza écrit dans les années 1980 et traduit en anglais par Patrick Pranke (1995). 75 Cf. Rhys Davids & Stede (1972 : 617-618). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page93

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l’idée selon laquelle différents types de connaissance découlent de la progression sur la voie du nirvana. Ainsi, un yahanda ou saint atteint-il généralement la «triple connaissance»: la connaissance des événements de ses existences précédentes, la connaissance de la mort et de la renaissance des autres êtres (l’œil divin), et la connaissance de la destruction des débordements ou souillures mentales (sens, désir de vivre, fausses vues, et ignorance) qui obs- truent le chemin du nirvana. Dans ce sens, le terme vijj› associe l’idée de facultés surnaturelles – telle que l’œil divin – et l’idée de perfection spirituelle ou accomplissement supramondain (lawkok- tara). Un terme non exactement opposé mais corrélé est a-vijj› (a- weikza). A-vijj› signifie «ignorance», dans le sens d’une mécon- naissance des vérités bouddhiques fondamentales, comme le fait d’ignorer que la souffrance dérive de la vie, de l’attachement et du désir, ou bien le fait de considérer l’existence non comme une source de souffrance, mais comme une chose plaisante et dési- rable76. Au point d’articulation entre ces deux grands usages du terme vijj› / weikza se situe l’usage birman le plus commun. Cet usage commun fait de l’accomplissement distinctif d’un individu le prin- cipal critère de sa catégorisation et de sa désignation: l’individu qui a atteint une connaissance spéciale (weikza) est appelé en bir- man «weikza». Weikza ne définit alors plus seulement un attribut ou une qualité, mais aussi un état; renvoyant initialement à un type particulier de connaissance, le terme en est venu à qualifier la classe d’individus qui possèdent une telle connaissance et les pou- voirs surnaturels correspondants, une variété bouddhique birmane de superhomme. Le débat fait rage toutefois, parmi les Birmans, quant au statut du weikza et quant à la relation de cette figure au bouddhisme doctrinal. Le personnage tend-il, comme le laisse supposer le sens général du terme weikza, vers un pôle mondain, « magique» et déviant – non authentiquement bouddhique ? Ou a-t-il au contraire atteint, selon le sens que donnent à weikza les textes

76 Ces deux types d’ignorance sont distinguées par Awbatha (1955 : 54-55). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page94

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doctrinaux concernant le chemin du nirvana, un degré significatif de progression sur la voie de la sainteté, sinon son obtention pure et simple ?

Le weikza et les deux voies du salut dans le bouddhisme birman

Dans le contexte contemporain, la désignation de weikza s’ap- plique à deux types de figure spirituelle, renvoyant à deux types d’accomplissement et à deux modalités possibles d’accession au salut dans le bouddhisme birman. Mais les travaux concernant le phénomène ont largement ignoré cette distinction essentielle. Le plus souvent parce que, reflétant en cela la définition la plus com- mune du weikza parmi les Birmans, ils ne traitent que du «weikza mondain» (lawki weikza), le considérant comme la seule accep- tion du terme et par conséquent comme l’unique type de weikza. Certains observateurs ont certes perçu que la désignation de weikza pouvait s’appliquer à un second type de figure et d’accom- plissement spirituels. Mais ils ont alors inversement tendu à privi- légier cette seconde acception, avec pour effet de brouiller la dis- tinction entre les deux types de weikza, et d’oblitérer la conception birmane de deux voies possibles du salut77. Dans tous les cas, l’ambiguïté inhérente à la désignation de weikza et le fait que les weikza et leurs fidèles jouent de cette ambiguïté n’ont pas été pris en compte. L’usage du terme par les pratiquants de la voie du weikza oscille pourtant souvent entre les deux types d’accomplis- sement et les deux voies du salut auxquels il peut faire référence.

Le weikza : une définition restrictive Le weikza, dans l’acception birmane du terme la plus courante – celle de weikza mondain –, possède deux caractéristiques essen- tielles. Il est doté de pouvoirs surnaturels dont il use pour aider les

77 C’est le cas dans le travail de Juliane S. Schober. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page95

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autres et pour protéger et propager la religion bouddhique; et il est parvenu à prolonger son existence pour des milliers d’années ou plus, de façon à pouvoir rendre hommage à un bouddha et, ainsi, accéder au nirvana. Le pratiquant qui aspire à atteindre cet état de weikza doit se spécialiser dans l’une des techniques caractéristiques de la voie du weikza. Dans la classification la plus commune, les weikza accom- plis comme les aspirants weikza sont distingués à partir de cet art spécifique dans lequel ils sont passés maîtres ou auquel ils s’adon- nent: alchimie (soit à partir de fer: than weikza, soit à partir de mercure: bada weikza); cabalistique, ou manipulation de chiffres et de lettres dont la combinaison recèle un pouvoir surnaturel (in weikza); recherche ou fabrication de produits curatifs (hsay weikza); récitation d’incantations à effet surnaturel (mandan weikza)78. Théoriquement, ces différentes techniques ne peuvent donner de résultat sans un complément moral et spirituel. Les vertus bouddhiques du pratiquant sont une indispensable condition de son succès. Il se doit généralement de respecter strictement les Cinq sinon les Huit Préceptes s’il est laïc79, de cultiver la vertu de bonté bouddhique (myitta), de se fixer pour but l’éradication d’at- titudes mentales telles que la convoitise, la haine et l’égarement qui représentent des sources majeures de souffrance selon la doc- trine bouddhique. Last but not least, il se doit de pratiquer la méditation.

78 Cette classification, incluse dans certains ouvrages birmans, est également celle fournie, sous une forme plus ou moins identique, dans les travaux des auteurs occiden- taux sur la question (Ferguson, 1975 : 85; Schober, 1989 : 318). 79 Les Huit Préceptes sont suivis en permanence par les laïcs menant une vie religieuse ou lors de jours d’observance. Ils sont énoncés sous la forme d’une liste de huit abs- tentions: s’abstenir de détruire la vie, de voler, d’entretenir toute relation sexuelle, de mentir, de prendre des substances intoxicantes, de consommer de la nourriture après midi, de se divertir (danse, chant, etc.) et d’user de produits cosmétiques, de demeurer sur un siège ou un lit haut ou luxueux. Les Dix Préceptes suivis par les moines et novices incluent les Huit susdits (le septième est divisé en deux), plus un dixième qui interdit de toucher et de manipuler de l’argent. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page96

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Au fur et à mesure qu’il progresse sur la voie du weikza, le pra- tiquant obtient de plus en plus de theikdi, terme qui dérive du p›li siddhi (accomplissement, succès) et qui désigne des pouvoirs sur- naturels. Les theikdi, ordinairement énoncés sous la forme d’une liste de dix pouvoirs extraordinaires, incluent la capacité de pro- longer son existence et de voler, l’invulnérabilité et l’invisibilité80. Mais la puissance surnaturelle du weikza peut se manifester de nombreuses autres manières. Le weikza, selon une expression bir- mane, «possède la capacité de faire s’accomplir ce qu’il veut» (say tit lon paing-), il maîtrise le monde et le cours des événe- ments. L’élément central dans le culte rendu au personnage est le souhait des fidèles de bénéficier de cette puissance surnaturelle, spécialement de son pouvoir protecteur. Le weikza «veille» (saun shaut-) sur les fidèles: il les préserve des dangers, traite leurs maux, favorise le succès de leurs entreprises et, chose essentielle, les soutient lorsqu’ils s’engagent dans une activité religieuse. En bref, le weikza «sauve les êtres» (tattawa ke-), expression qui, par son ambiguïté, souligne bien l’extension de l’action du person- nage. «Sauver les êtres», c’est travailler à la fois à leur salut tem- porel et à leur salut spirituel, les aider à surmonter les épreuves de l’existence (maladies, accidents, revers de fortune, etc.) et les pla- cer sur la voie du nirvana. Bien que le weikza soit engagé dans des activités mondaines, sa fin dernière, l’objectif auquel il aspire pour lui-même mais aussi pour les autres, est donc supramondaine: l’accession au salut. Un objectif qu’en dépit de son haut degré d’accomplissement spiri-

80 Un texte birman sur la voie du weikza traduit par Patrick Pranke fournit la liste sui- vante de ces dix pouvoirs, liste que l’on retrouve sous une forme plus ou moins iden- tique dans d’autres ouvrages birmans sur les weikza (la liste est parfois étendue à treize pouvoirs): «– surmonter la vieillesse; – être immunisé contre toute maladie; – étendre sa durée de vie au-delà de cent, mille, voire dix mille ans; – transformer des métaux non précieux en or et argent; – se faire aimer de toutes les créatures; – être invulnérable, protégé de toute atteinte par des armes, par le feu ou le poison; – passer à travers la terre et les montagnes, et voler au-dessus de la surface du sol; – voler dans le ciel; – se déplacer sur l’eau comme si elle était solide; – disparaître ou au contraire se multiplier à volonté» (Pranke, 1995 : 350; ma traduction à partir de l’anglais). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page97

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tuel, il est généralement considéré comme incapable d’atteindre par lui-même. Il doit attendre d’avoir la chance de voir et d’écou- ter un bouddha. Les sources doctrinales comme les textes birmans, notamment les innombrables histoires de fondation de pagode, contiennent de multiples exemples où ceux qui ont la chance extraordinaire de voir et d’écouter un bouddha accèdent immédia- tement à l’état de yahanda (saint) ou, du moins, à l’un des états qui y mènent irréversiblement. La croyance, assez répandue dans les groupes de pratiquants de la voie du weikza contemporains, assure que 84000 weikza – un chiffre vraisemblablement lié au nombre standard de sections, 84000, du canon bouddhique – bénéficieront d’une telle chance; tous, étant donné leur niveau spi- rituel avancé, deviendront alors yahanda. Aucune liste de ces heu- reux individus n’existe cependant. À l’exception de quelques figures universellement reconnues comme weikza par les Birmans, telles que Bo Bo Aung, Bo Min Gaung, Yakansin Taung Hsaya- daw et Bo Pauk Sein, la reconnaissance d’un personnage comme weikza et le fait de lui rendre un culte reposent en effet sur la croyance personnelle. Aux yeux des pratiquants, toutefois, une chose demeure certaine: ce nombre, 84000, laisse encore ouverte la possibilité d’un tel accomplissement à de nombreux candidats. La plupart des Birmans placent leur espoir de voir et d’écouter un bouddha en Metteyya, le cinquième bouddha. Un bouddha est un individu parvenu à la perfection spirituelle par lui-même, par l’Éveil (p. bodhi), en l’absence de tout modèle, et qui, capable de dispenser l’enseignement de la voie qui mène à cet accomplisse- ment, fonde une nouvelle ère bouddhique. Dans la conception the- rav›din, la bouddhéité est donc irréalisable pendant la période d’existence de l’enseignement d’un bouddha, comme celle inaugu- rée par le Bouddha Gotama il y a 2500 ans et qui doit théorique- ment durer 5000 années. La date d’avènement du prochain boud- dha, Metteyya, n’est pas précisément fixée. Certains s’attendent à ce qu’il apparaisse juste après la fin de la présente ère bouddhique, mais la plupart situent son avènement dans un avenir beaucoup plus lointain, après un nombre quasiment incalculable d’années. Une partie des pratiquants de la voie du weikza placent par consé- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page98

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quent leurs espoir dans un événement moins connu mais plus proche, mentionné dans certains commentaires sur les textes cano- niques: le réassemblage des reliques du Bouddha Gotama pour une unique réapparition, prévue à la fin de l’ère bouddhique actuelle. À cette occasion, le Maître devrait accomplir un ultime prodige dont la nature varie selon les interlocuteurs: il est dit, soit que le Bouddha récitera en sept jours le canon bouddhique dans son entier, soit qu’il réalisera l’une de ses plus fameuses prouesses, celle de l’émission simultanée de feu et d’eau par diffé- rentes parties de son corps. Le but du pratiquant de la voie du weikza est d’être présent sous forme humaine lors de l’une ou l’autre de ces occasions – le réas- semblage des reliques du Bouddha Gotama ou l’avènement de Metteyya. Or une telle chance n’est rien moins que certaine. Ainsi que le soulignent certains adeptes de la voie du weikza, même ceux qui, dans l’existence présente, ont sensiblement progressé dans le domaine spirituel ne sont pas à l’abri d’une renaissance comme chien ou comme vache dans une existence future. Ils seraient alors dans l’impossibilité de récolter le bénéfice sans prix offert à celui qui voit un bouddha et écoute son enseignement. Une telle infor- tune peut se produire en raison des conséquences karmiques théori- quement inéluctables d’un acte moralement mauvais, «démé- ritoire» (a-kutho), commis dans une existence précédente. Pour se soustraire à cette éventualité et assurer son accession au nirvana, le weikza contourne la loi de la mort et de la renaissance, il échappe en un sens à la logique du karma. Parmi tous ses pouvoirs surnatu- rels, le plus important le rend capable de prolonger son existence au-delà de sa disparition physique, prolongation qui lui donne la garantie d’être présent sous une forme humaine au moment cri- tique. Une expression souvent utilisée à la place de voie du weikza, «voie du htwetyat pauk», rend bien compte de la nature du weikza. Cette expression, proprement birmane (sans relation avec le p›li), signifie littéralement «celui qui a atteint la sortie», vraisemblable- ment la sortie du cycle des renaissances. Le weikza atteint le seuil du salut, l’état précédant juste la pleine perfection spirituelle, il ne peut plus régresser. Dans ce sens, il est un saint en puissance. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page99

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Il existe en Birmanie de nombreux groupes (gaing) de prati- quants de la voie du weikza. Chaque groupe se constitue ou bien autour du culte d’un ou plusieurs weikza qui «sont sortis» (htwet), c’est-à-dire qui ont disparu physiquement du monde des humains ordinaires, ou bien autour du culte d’un pratiquant qui est le dis- ciple d’un de ces maîtres et qui est considéré comme ayant atteint un niveau avancé, sinon l’état de weikza même. Les weikza qui «sont sortis» résident dans un lieu qui leur est réservé, inacces- sible et invisible aux hommes ordinaires, où ils attendent le moment critique. Ces lieux de résidence de weikza sont situés soit dans les forêts profondes et les montagnes de Birmanie (comme Maha Myaing Taw, la «Grande Forêt»), soit sur les pentes de l’Himalaya. Le weikza qui est sorti demeure de fait dans un état insolite au regard de la cosmologie bouddhique. Bien que les Bir- mans le considèrent comme humain, il ne réside pas dans la sphère humaine à proprement parler, ni d’ailleurs dans aucun autre des trente-et-un états d’existence possibles définis par la cosmologie bouddhique. À partir de cet état difficilement définissable, les weikza demeurent cependant en relation constante avec le monde. L’un de leurs traits essentiels est l’ubiquité: ils ne cessent d’inter- venir dans les affaires humaines, partout et pour toute question, qu’il s’agisse de la défense du pays ou des problèmes profession- nels d’un fidèle. Ils peuvent communiquer avec les humains par divers moyens: en donnant des visions dans les rêves ou lors de séances de méditation, en possédant un individu qui leur sert d’in- termédiaire avec les fidèles. Aussi, après qu’un weikza est sorti, son esprit (nan) peut entrer dans le corps (yok) d’une personne vivante qui devient alors sa nouvelle incarnation humaine et pour- suit son œuvre. Certains des weikza qui sont sortis se manifestent même en chair et en os, sans aucune médiation, en quittant tempo- rairement leur lieu de résidence pour venir délivrer directement leur enseignement aux fidèles et leur dispenser des bienfaits; mais il s’agit là d’une rare occurrence. Les weikza protègent les fidèles et guident ceux qu’ils sentent prédisposés pour la voie qu’ils exemplifient. L’une des fonctions essentielles des weikza est en effet de servir la religion bouddhique rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page100

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en aiguillant les individus vers les pratiques morales et spirituelles, et en aidant certains à progresser vers la possession de pouvoirs surnaturels et, au bout du compte, l’accession au nirvana. Les weikza discernent le fait qu’un individu est mûr pour entamer avec succès une quête spirituelle. Ils lui apparaissent alors en rêve et le forcent à s’engager dans la pratique de la voie du weikza, provo- quant différents incidents s’il résiste (maladie, accident, problèmes familiaux). Ce phénomène d’aiguillage est interprété en termes d’élection: le fait que des weikza entrent en communication avec une personne manifeste le très fort potentiel spirituel de celle-ci. Outre leur travail de guidage de certains individus, les weikza et leurs disciples les plus avancés contribuent également à la propa- gation de la religion (thathana pyu-) en prêchant les vertus boud- dhiques, en incitant les fidèles à effectuer des dons, notamment à la communauté monastique, et en stimulant la réalisation d’impor- tantes opérations de construction religieuse81. En bref, la voie du weikza constitue une voie du salut, mais une voie qui requiert un détour éprouvant et une longue période d’at- tente (au minimum 2500 ans à partir d’aujourd’hui). Le weikza est le plus souvent regardé comme incapable d’atteindre par lui-même l’objectif supramondain du nirvana. C’est l’une des deux raisons pour lesquelles les Birmans le qualifient ordinairement de «mon- dain» (lawki). L’autre raison est qu’il fait un usage libre et étendu de ses facultés surnaturelles, non seulement pour protéger et soute- nir la religion bouddhique, mais aussi pour intervenir dans toutes sortes d’affaires mondaines qui ne concernent pas directement la quête du nirvana, comme les problèmes de santé ou la situation économique des fidèles.

Le weikza : une définition inclusive À confiner la définition du phénomène des weikza à cette accep- tion la plus commune du terme, cependant, on ignore sa véritable

81 Sur ce rôle central dans la propagation de la religion, cf. Schober (1989 : 323-330). La notion de thathana pyu sera traitée au chapitre V. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page101

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extension. Il existe en effet une conception birmane plus large et plus inclusive du phénomène, qui intègre deux définitions diffé- rentes du weikza et distingue donc deux orientations possibles au sein de la voie du weikza. Outre la classification par techniques évoquée ci-dessus, une autre classification commune distingue et hiérarchise les prati- quants en fonction de deux critères: la proximité de leurs pratiques avec les pratiques directement recommandées par l’enseignement bouddhique, et l’objectif qu’ils s’assignent. Cette classification repose sur le terme birman gandayi. Les Birmans parlent ainsi par- fois de la voie du weikza comme «voie gandayi», et du weikza comme gandayi weikza. L’étymologie du terme souligne bien l’importance des pouvoirs surnaturels dans la voie du weikza: gandayi est traduit dans le dictionnaire officiel birman-anglais par «science occulte visant à obtenir l’invisibilité»82. En fait, le terme, dans son usage courant, dénote plus largement tout ce qui a trait à l’acquisition et à la possession de pouvoirs surnaturels, pas seule- ment de l’invisibilité. Durant ses recherches, E. Michael Mendelson fut confronté à un cas de maha gandayi weikza. Aucun de ses informateurs bir- mans ne put cependant lui fournir d’explication sur l’origine et l’usage du terme maha gandayi. Il se tourna alors vers le terme p›li gandh›rı 83. Le dictionnaire des noms propres p›li définit gandh›rı-vijj› ou science du Gandh›ra comme un «charme grâce auquel un individu peut devenir invisible et multiforme, passer à travers tous les obstacles, à travers la terre ou l’eau, toucher le soleil ou la lune»84. Par ailleurs, le commentaire sur le Therag›th›, texte canonique composé de poèmes de saints boud- dhiques évoquant leur existence et leurs expériences spirituelles, distingue une «petite» et une «grande» gandh›rı-vijj›. Pilinda- vaccha, par exemple, avait la maîtrise de la première, qui lui per-

82 Ministère de l’Éducation (1993 : 87). 83 Cf. Mendelson (1961 b, n° 1: 566), qui transcrit le terme birman «mahagandhare». 84 Malalasekera (1960, volume I : 750; ma traduction à partir de l’anglais), une réfé- rence mentionnée par E. Michael Mendelson. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page102

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mettait de voler dans les airs et de lire dans la pensée des autres, et attendait du Bouddha qu’il lui enseigne la seconde, correspondant semble-t-il à la connaissance menant au nirvana85. De manière similaire, une distinction et une hiérarchie sont aujourd’hui établies en Birmanie entre sula gandayi et maha gan- dayi weikza, entre «petit» et «grand» weikza. Kyaikhtisaung Hsayadaw, figure prééminente parmi les moines engagés dans la voie du weikza, divise ainsi les aspirants weikza en deux groupes86. Les maha gandayi weikza associent la pratique de la méditation dans la solitude des montagnes et des forêts, à la récitation de ver- sets bouddhiques (gahta) et au respect au minimum des Huit Pré- ceptes. L’appellation de «grand» weikza dénote la supériorité de cette orientation. D’après Kyaikhtisaung Hsayadaw, la voie menant à cet état consiste à suivre strictement l’enseignement du Bouddha; elle doit par conséquent permettre à son pratiquant d’at- teindre le nirvana. Le hsayadaw caractérise d’ailleurs cette voie par les trois éléments ordinairement utilisés pour définir la voie bouddhique du salut: moralité, concentration, compréhension (thila, thamadi, pyinnya). Le pratiquant de cette voie doit s’effor- cer de sortir du monde de l’ignorance (a-weikza) pour pénétrer le monde de la connaissance (weikza). Être un weikza, dans ce sens, c’est être un yahanda (saint accompli) ou, comme cet état est sou- vent appelé, un «weikza supramondain» (lawkoktara weikza). Les deux notions de weikza et de yahanda sont ainsi confondues. Le Bouddha lui-même, selon Kyaikhtisaung Hsayadaw, est un

85 Ibid.: 750. 86 Cette conception est brièvement évoquée dans l’ouvrage de Saydana (1998 : 121- 122), et j’eus moi-même la possibilité d’en discuter avec Kyaikhtisaung Hsayadaw alors que nous évoquions les problèmes de définition de termes comme weikza et gan- dayi. Il faut ajouter qu’il existe plusieurs définitions de la dichotomie entre sula et maha gandayi. Un informateur de Gustaaf Houtman (1990 : endnotes) fournit une explication qui, quoique différente de celle de Kyaikhtisaung Hsayadaw, s’en rap- proche en attribuant à maha gandayi le sens d’une quête de la sainteté. Awbatha (1955 : 166-167), pour sa part, offre encore une autre définition qui, plus éloignée de la pré- sente, semble, d’après mon expérience (limitée), moins courante en Birmanie aujour- d’hui. De fait, il n’existe pas de définition arrêtée de ces catégories, de même qu’il n’existe aucune définition absolue et univoque du weikza. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page103

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weikza, le weikza suprême de fait, puisqu’il a redécouvert la voie du nirvana et institué un enseignement afin que les autres puissent, en s’y conformant, atteindre à leur tour la connaissance, c’est-à- dire devenir weikza. Par contraste, les sula gandayi weikza, ou «petits» weikza, pratiquent principalement des techniques comme l’alchimie et la cabalistique qui ne nécessitent pas une retraite hors du monde social et ne permettent que d’aspirer à des pouvoirs sur- naturels et à l’état de lawki weikza. Pour Kyaikhtisaung Hsayadaw, ce type de weikza demeure encore imprégné par l’ignorance (a- weikza). Afin de bien marquer la hiérarchie entre les deux catégo- ries et orientations, il les distingue aussi comme «weikza de la main droite» et «weikza de la main gauche». Une telle distinction reflète toutefois imparfaitement la réalité. Dans la pratique, les deux orientations s’avèrent plus complémen- taires qu’opposées, et les trajectoires de nombreuses figures spiri- tuelles en quête de salut portent la marque de ce mélange des genres. La hiérarchie n’en demeure pas moins au plan idéologique. La retraite solitaire du moine de forêt, associée à la pratique de la méditation et à l’ascétisme, constituent l’idéal premier de la quête du nirvana dans le bouddhisme birman; ce «grand» idéal se voit conférer un statut supérieur aux autres incarnations possibles du weikza. Kyaikhtisaung Hsayadaw lui-même est un exemple signi- ficatif à la fois de la hiérarchie entre les deux voies du weikza et de leur possible confusion. Sa trajectoire est d’autant plus instructive qu’elle présente une sorte de spectre des différents états religieux possibles, avec sa progression sur un continuum du renoncement qui mène de la condition de laïc pieux et méditant en quête de facultés surnaturelles (bodaw), à celle d’ermite (yathay), puis à celle de moine. Né en 1930, le hsayadaw, comme son biographe le suggère, était prédisposé à un accomplissement spirituel remarquable87. Il avait toujours vécu dans un environnement fortement imprégné

87 Les développements qui suivent sur Kyaikhtisaung Hsayadaw sont tirés de l’ou- vrage de Saydana (1998 : 102-127) ainsi que de plusieurs visites à Kyaikhtisaung et entretiens avec le grand moine (entre 1997 et 2000). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page104

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par la voie du weikza. Son grand-père, après qu’il était devenu moine, s’était fait connaître sous le nom de Pe Sa Kodawgyi, le «grand vénérable qui mange des haricots», en raison de sa stricte adhésion à la pratique du végétarisme. Résidant dans la forêt, il avait jusqu’à sa mort pratiqué la méditation sur la colline de la pagode Kyaikhtisaung, située à la lisière de son village, dans les environs de Bilin (État môn). La pagode, qui contient un cheveu du Bouddha, est très vénérée et considérée comme très puissante. Le père de Kyaikhtisaung Hsayadaw, quant à lui, était un adepte laïc de la voie du weikza. Il accompagna quelquefois le fameux Bo Min Gaung de son vivant dans certains de ses périples (Bo Min Gaung aurait «disparu» – htwetyat pauk- – en 1952), le protégeant d’un vieux parasol abîmé sur lequel était écrit «le roi du monde»; les gens, en les voyant, les prenaient souvent pour des fous et les chassaient des villages88. Le père n’en protégea pas moins son propre village d’une épidémie de choléra grâce à sa maîtrise des techniques de la voie du weikza. Pendant son enfance, plusieurs signes étranges apparurent à Kyaikhtisaung Hsayadaw, présages d’un singulier destin. Un jour, alors qu’il jouait avec huit amis, il vit, avec un autre seulement, une lumière émanant de la pagode Kyaikhtisaung. Les six autres, qui n’avaient rien vu, furent tués pendant la Deuxième Guerre mondiale ou au moment de la guerre civile qui suivit l’Indépen- dance (1948). Quand il eut 18 ans, Kyaikhtisaung Hsayadaw décida d’aban- donner sa vie de garçon vacher et de partir pour la capitale. Il n’avait jamais quitté son village. À Yangon, il apprit la mécanique et conduisit un taxi à trois roues. De son propre aveu, il était à cette époque un bon vivant, mangeant et buvant abondamment. Mais des weikza, notamment Bo Bo Aung, intervinrent pour l’ai- guiller vers un tout autre mode d’existence. C’est sous cette influence que le jeune homme, après avoir vainement essayé de résister, s’engagea vers l’âge de trente ans dans une pratique régulière de la méditation, plutôt tournée vers des exercices de

88 Sur Bo Min Gaung, cf. Mendelson (1963 a: 798-803). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page105

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concentration (thamahta), et dans l’apprentissage de la cabalis- tique, dont Bo Bo Aung est le spécialiste reconnu. C’est égale- ment à cette époque qu’il adopta le végétarisme, d’abord tempo- rairement, lors de périodes de résolution de neuf jours, puis définitivement. Après avoir pratiqué régulièrement la méditation à la pagode Shwedagon pendant trois ou quatre années (1963-1966), le hsaya- daw entreprit plusieurs grands périples religieux (gandayi hlay-) en tant que bodaw. Il partait pour trois à quatre mois, cheminant solitairement dans les montagnes et les forêts, se nourrissant sou- vent uniquement de fruits et méditant à proximité de pagodes connues mais laissées à l’abandon par les fidèles à cause des troubles de la guerre civile. Ces périodes itinérantes étaient entre- coupées de retours à Yangon. Durant ces années, il passa même par le «stade de la folie» (onma tatka ahsint zakan), commun chez ceux qui pratiquent jusqu’à l’excès la voie du weikza. Ayant surmonté ces épreuves, il décida de devenir ermite (yathay), tout en continuant à pratiquer la voie du weikza. Sa quête commençait à porter ses fruits puisqu’il avait acquis certaines facultés surnaturelles, comme la capacité d’insuffler des vertus curatives à de l’eau grâce à la récitation de formules spéciales. Il revint s’installer dans son village d’origine en 1969, habitant seul dans une misérable hutte à proximité de la pagode Kyaikhtisaung. Pendant un temps, il résida même sous un arbre, l’une des treize pratiques ascétiques (dutin). La région était à cette époque prise en étau entre des groupes communistes armés et des épidémies de peste et de choléra. Les «faux weikza» (weikza tu weikza yaung), personnages qui abusaient de la crédulité de villageois dans le désarroi en prétendant faussement à la possession de pouvoirs sur- naturels, étaient monnaie courante. Les gens de son village, d’abord hostiles et méprisants, vénérèrent bientôt l’ermite grâce à ses prêches, à sa bonté (myitta) et surtout à ses facultés de guéris- seur qui lui valurent une rapide renommée locale. Kyaikhtisaung Hsayadaw entreprit en vain de persuader les villageois d’arrêter de consommer de l’alcool, ainsi que du bœuf (parce qu’il s’agit d’un animal essentiel à l’agriculture) et du porc (parce que c’est après rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page106

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avoir consommé de la viande de porc que le Bouddha fut pris d’une violente dysenterie qui causa son décès). Il fit en tous les cas strictement respecter la règle du végétarisme sur le domaine de son ermitage. C’est à cette époque que la voie suivie par Kyaikhtisaung Hsayadaw bifurqua, prenant une direction nouvelle. Alors qu’il avait atteint la capacité de parcourir la voie mondaine (lawki) jus- qu’à son terme et d’obtenir l’état de lawki weikza ou htwetyat pauk, il choisit de s’engager sur la voie supramondaine (lawkok- tara). En d’autres termes, plutôt que de se contenter de prolonger son existence grâce à ses facultés surnaturelles jusqu’à pouvoir, à terme, accéder au nirvana, il opta pour la poursuite du salut immé- diat, pour la réalisation de l’état de weikza supramondain (lawkok- tara weikza). Dans cette perspective, il se fit moine, en 1971, à l’âge de 41 ans. Son ordination résultait non seulement de son aspiration à la délivrance personnelle, mais aussi de sa volonté de propager la religion et d’enseigner aux fidèles la parole du Boud- dha. Il s’agissait de permettre au plus grand nombre possible d’ac- cumuler le mérite nécessaire pour avoir la chance de voir le futur bouddha, Metteyya, et de lui rendre hommage. En franchissant cette étape importante, Kyaikhtisaung Hsaya- daw ne renonçait pas à ses pouvoirs surnaturels. Plutôt, ces pou- voirs cessaient d’être une fin en soi; le but supérieur était désor- mais immédiatement poursuivi. De fait, le hsayadaw a continué à user, tout au long de sa carrière monastique, de sa puissance surna- turelle pour aider les gens et promouvoir la religion bouddhique. Il a guéri des fidèles et en a assisté d’autres dans leurs affaires; il a aussi mis en œuvre un impressionnant programme de construc- tions religieuses, qui n’a pu être réalisé, disent les fidèles, que grâce à la puissance surnaturelle du personnage. Bien qu’il s’en défende, les facultés surnaturelles du grand moine sont ainsi demeurées à la source de sa réputation. Une fois, un villageois laïc le qualifia de weikza hpongyi, «moine weikza», dans le sens de moine doté de facultés surnaturelles. Mais alors que je lui en fai- sais la remarque, le hsayadaw répondit: «Qu’ils disent ce qu’ils veulent, je ne suis qu’un serviteur de pagode (hpaya kyun)». rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page107

LA «VOIE DU WEIKZA» 107 Les pouvoirs surnaturels, critère discriminant de la sainteté ?

Le statut des pouvoirs surnaturels dans la quête bouddhique du salut est ambigu et problématique. Ces pouvoirs sont objet de controverse, tant d’ailleurs parmi les membres des sociétés the- rav›din que parmi les spécialistes qui les étudient. Des interpréta- tions divergentes existent concernant la relation entre pouvoirs surnaturels et accomplissement spirituel. À une approche qui juge les pouvoirs surnaturels étrangers à toute quête spirituelle authen- tique répond une conception opposée et plus répandue, qui voit dans ces pouvoirs un élément fondamental, constitutif de cette quête89. Dans l’entre-deux se situe une autre interprétation pos- sible, qui fait des pratiques dites «magiques» des moines une sorte de mal nécessaire. À l’instar de leur usage par le Bouddha lui-même, elles permettraient de convertir ou de fidéliser des laïcs au bouddhisme dans un contexte de concurrence avec, et de volonté de substitution à, des cultes locaux90. Doctrinalement, la notion de pouvoirs surnaturels renvoie aux cinq premières connaissances supranormales (abeinnyin), dont la maîtrise découle d’une pratique poussée de la méditation de concentration (thamahta), nécessaire à la quête de la perfection spirituelle91. L’obtention de la première connaissance supranor-

89 L’approche des pouvoirs surnaturels par Michael Carrithers (1983 : 225), qui évacue la question dans une courte note de bas de page, ainsi que celle par certaines fractions érudites de la communauté monastique birmane (Pandita, 1995 : 164-165), illustrent la première conception. Les analyses de Stanley J. Tambiah (1987 : 38) lorsqu’il traite de la pratique de la méditation, ainsi que l’attitude de la plupart des moines et des laïcs birmans, illustrent la seconde conception. 90 La description par Kamala (1997 : 213-219) des pratiques prophylactiques et cura- tives des moines de forêt du Nord-Est thaïlandais repose de façon implicite sur leur justification par ce type d’argument (justification plus explicitement exprimée plus loin dans son ouvrage, p. 295). Cette justification reproduit en fait, semble-t-il, le dis- cours même de ces moines à propos de leur usage de pratiques «magiques» ou «populaires» (cf. également Taylor, 1993 : 111, 174, 179). 91 Pour la liste doctrinale des différents abeinnyin et des commentaires à leur propos, cf. Buddhaghosa (1956, chapitres XII et XIII: 409-478). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page108

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male confère à un individu dix facultés surnaturelles (eikdi), notamment la capacité de se multiplier, de se rendre invisible, de passer à travers les murs et les montagnes, de voyager sous la terre, de marcher sur l’eau, de voler dans les airs, et de toucher le soleil ou la lune avec la main. L’obtention de la seconde procure l’oreille divine, soit le pouvoir d’entendre tous les bruits et paroles émis sur la terre et dans les ciels. La troisième, la quatrième et la cinquième confèrent, respectivement, le pouvoir de pénétrer l’état mental et les pensées des autres, la capacité de se souvenir des événements de ses existences antérieures, et la faculté de connaître la mort et la renaissance des autres êtres (l’œil divin). La possession de ces différents pouvoirs issus de la pratique de la méditation de concentration ne permet pas à un individu d’accéder à la pleine perfection spirituelle. Cette dernière néces- site en effet une sixième et ultime connaissance, la connaissance provoquant la destruction des débordements ou souillures men- tales. En l’absence d’un bouddha vivant, cette sixième connais- sance ne peut être atteinte, aux yeux des Birmans, que par la pratique de la méditation de pénétration (wipathana). Le boud- dhisme doctrinal établit une hiérarchie claire entre les deux tech- niques méditatives, définissant la méditation de pénétration comme la seule pouvant mener à l’objectif ultime, le nirvana. La pratique de la méditation de concentration est considérée comme une étape précédant la pratique de la méditation de pénétration : elle permet d’atteindre l’état mental de tranquillité nécessaire à cette dernière92. Le cheminement spirituel vers la délivrance est ainsi conçu comme consistant en trois éléments indissociables, sorte de formule doctrinale de la sainteté familière à tout boud- dhiste birman dans son expression condensée, le triptyque thila, thamadi, pyinnya.

92 Pour la définition des deux techniques et de leur relation à partir du contexte birman, où un débat existe concernant la nécessité ou non de pratiquer successivement l’une et l’autre pour accéder au nirvana, cf. Houtman (1990 : chapitre 6) et King (1990 : 180- 235). Sur la pratique de la méditation en Birmanie, cf. également Jordt (2001). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page109

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Soit : —«moralité», respect des préceptes bouddhiques; —« concentration», état mental de tranquillité obtenu par la pra- tique de la méditation de concentration; —«compréhension», compréhension des vérités bouddhiques fon- damentales grâce à la pratique de la méditation de pénétration. Le rôle central de la sixième connaissance supranormale est mis en valeur dans le traité classique de Buddhaghosa sur la voie du nirvana. Buddhaghosa organise son exposé sur le «chemin de la pureté» en distinguant les cinq premières connaissances supranor- males, définies comme les bénéfices mondains (lawki) de la médi- tation de concentration, de la sixième, qui résulte de la méditation de pénétration et qui seule correspond à un accomplissement supramondain (lawkoktara). D’après les textes canoniques, la sixième connaissance supranormale constitue de fait l’attribut dis- tinctif du saint bouddhique, elle est la condition nécessaire et suffi- sante de l’accession au nirvana93. Vue sous cet angle, la doctrine bouddhique ne semble pas faire de l’acquisition de pouvoirs surnaturels un élément intrinsèque à la voie du nirvana. Mais les textes doctrinaux n’en offrent pas moins une image du saint comme doté de façon caractéristique de ces pouvoirs. Autrement dit, le bouddhisme doctrinal lègue un héritage contradictoire concernant la question des pouvoirs surnaturels. Alors que le Bouddha et ses proches disciples sont décrits comme faisant publiquement usage et d’une façon spectaculaire de leurs pouvoirs extraordinaires à de nombreuses reprises – le Bouddha apparaissant même comme un faiseur de prodiges sans pareil –, la recherche de ces pouvoirs est simultanément dénoncée. Elle est condamnée comme une illusion, une réactivation du désir et une aspiration mondaine qui menace de faire dévier le disciple de la seule poursuite légitime, la quête supramondaine du nirvana: la possession de facultés surnaturelles s’avère in fine «une entrave qui doit être rompue par celui qui recherche la pénétration»94.

93 Cf. Bond (1988 : 148-151). 94 Buddhaghosa (III, 56; 1956 : 98; ma traduction à partir de l’anglais). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page110

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Le code de discipline monastique interdit formellement à un moine de montrer ses pouvoirs surnaturels à des laïcs. Cette règle fameuse est souvent évoquée par les Birmans lorsqu’il est question de l’usage des pouvoirs surnaturels par les moines aujourd’hui. Le récit canonique de l’incident qui amena le Bouddha à son institu- tion est particulièrement significatif en ce qu’il véhicule une équi- valence entre possession de pouvoirs surnaturels et perfection spi- rituelle, équivalence cependant ambiguë et en partie déniée95. Un jour, un riche marchand de la ville de R›jagaha, désireux de faire don d’un bol à aumône fabriqué en précieux bois de santal, le plaça en haut d’une perche de bambou et déclara: «Que l’ascète ou le brahmane qui a atteint la perfection [yahanda, p. arahant] et qui possède des pouvoirs surnaturels [eikdi, p. iddhi], décroche ce bol et il sera sien». Six ascètes, fondateurs de sectes religieuses non bouddhiques, se présentèrent successivement, mais tous échouèrent dans leur tentative pour récupérer le bol. Entra alors en scène un disciple saint du Bouddha, Pi˚˜ola Bh›radj›va. Celui-ci, s’élevant dans les airs, se saisit du bol puis effectua trois fois le tour de la ville en volant. Le prodige fit grand bruit et renforça sensiblement le culte rendu par les laïcs au personnage. Mais le Bouddha, informé de la chose, condamna publiquement la prouesse de son disciple, le comparant à une femme qui s’expose- rait pour gagner de l’argent. Il énonça alors la règle interdisant à un moine de manifester ses pouvoirs surnaturels devant des laïcs (règle dont il s’exempta cependant lui-même). D’après le déroule- ment de l’incident, c’est tout particulièrement la catégorie des pouvoirs surnaturels appelés eikdi (la capacité de voler, de se rendre invisible, etc.), ceux-là mêmes qui permettent à un individu de manifester publiquement et spectaculairement son accomplisse- ment spirituel, qui pose problème pour l’élaboration d’une concep- tion doctrinale cohérente de la sainteté. Certains de ces pouvoirs issus de la pratique de la méditation de concentration sont, notons-le, identiques aux theikdi du weikza,

95 Cf. Horner (1997 : 149-152) pour une traduction en anglais du récit de l’incident, et Ray (1999 : 151-162) pour une interprétation. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page111

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et les fidèles considèrent également les uns et les autres comme le signe d’un haut degré d’accomplissement spirituel, voire les confondent. La difficulté à distinguer entre pouvoirs surnaturels acquis grâce à une démarche spirituelle et pouvoirs surnaturels acquis grâce à des techniques mondaines (alchimie, etc.) avait d’ailleurs été pressentie par le Bouddha, et c’est une autre raison de la prohibition doctrinale de la réalisation de prodiges devant les laïcs. Car l’incroyant pourrait facilement dire, jetant ainsi le doute et dépréciant l’accomplissement du moine: «Bien! Il y a un cer- tain charme appelé le charme du Gandh›ra. C’est par l’efficacité de celui-ci qu’il réalise tout cela»96. Si un moine possède des pouvoirs surnaturels ou s’il est un saint, il lui est non seulement interdit d’en faire la démonstration publique mais aussi, selon la règle, de le révéler à quiconque, sauf à un autre moine. Surtout, le fait de prétendre à la possession de pouvoirs surnaturels (eikdi, zan97) sans les posséder véritablement – une condition problématique – constitue l’une des quatre infrac- tions majeures (parazika) à la discipline monastique, infraction entraînant l’annulation pour un moine de son appartenance à la communauté monastique (la déchéance est conçue idéalement comme immédiate: dès la faute commise, l’individu n’est plus moine).

96 Il s’agit d’un extrait du Kevaddha Sutta (Rhys Davids, 1923 : 278), texte canonique dans lequel le Bouddha fait état de son opinion sur la question des prodiges et miracles. 97 La méditation de concentration établit chez le pratiquant aguerri un état d’intense «absorption mentale» (zan, p. jh›na). On distingue généralement quatre niveaux suc- cessifs d’absorption, en fonction du degré de concentration. Cet état est censé, d’une part, permettre au méditant de communiquer avec différentes divinités du monde supérieur des byama, voire de renaître en leur sein, d’autre part et surtout, lui conférer certains pouvoirs surnaturels. En Birmanie, ces derniers sont désignés par zan, l’usage ayant assimilé l’état d’absorption mentale défini canoniquement par zan avec les pou- voirs surnaturels qu’il suscite (Pranke, 1995 : 345). Zan constitue ainsi un terme très couramment utilisé à l’oral comme à l’écrit lorsqu’il est question des facultés extraor- dinaires d’un moine (comme voler, etc.), et il renvoie aux mêmes pouvoirs que la notion de eikdi. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page112

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Ainsi, l’une des contradictions fondamentales dans l’héritage doctrinal bouddhique fait du weikza un individu à la nature ambi- guë d’un point de vue spirituel. L’avancement d’un personnage sur la voie de la sainteté, voire sa sainteté même, se manifeste princi- palement par l’acquisition de pouvoirs surnaturels. Comme ces pouvoirs (eikdi, p. iddhi) sont largement similaires à ceux du weikza appelés theikdi, ceux-ci peuvent être perçus, et sont de fait perçus par beaucoup de Birmans, comme reflétant le haut degré d’accomplissement spirituel du weikza en termes bouddhiques. En même temps, le bouddhisme doctrinal déprécie les pouvoirs surna- turels et censure même leur manifestation. Alors que le weikza est fondamentalement caractérisé par son large usage de tels pouvoirs au bénéfice des autres.

Qu’est-ce qu’un weikza ?

L’exploration du terme weikza et les différentes définitions bir- manes du personnage révèlent en fin de compte une double ten- sion dans la quête du salut dans le bouddhisme birman: une ten- sion autour du statut des pouvoirs surnaturels dans cette quête, et une tension entre les deux modalités possibles d’accession au salut. Cette double tension trouve une expression manifeste et une résolution idéologique dans les classifications et les hiérarchies birmanes de weikza. Une première classification, fondée sur les techniques pratiquées, fait du pratiquant de la voie du weikza un individu engagé dans une quête de facultés surnaturelles. En acquérant de telles facultés, il parviendra à prolonger son exis- tence pendant quelques milliers d’années au moins, jusqu’à ce qu’il puisse voir et entendre un bouddha. Il obtient ainsi son salut à l’arraché, est-on tenté de dire, puisque l’événement n’intervient au mieux qu’à la dernière minute de l’ère bouddhique actuelle. Une seconde classification, plus inclusive, différencie un petit et un grand accomplissements, définissant une hiérarchie parmi les weikza. Le petit accomplissement est restreint à l’objectif mondain rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page113

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(lawki) de l’obtention de facultés surnaturelles, tandis que le grand, défini comme la stricte adhésion à l’enseignement boud- dhique, mène à l’objectif supramondain (lawkoktara) du nirvana. Le petit weikza est typiquement incarné par la figure du bodaw, laïc habillé de blanc engagé dans une quête de pouvoirs surnatu- rels; le grand weikza par la figure du moine de forêt engagé dans une pratique solitaire de la méditation. Ces classifications formelles, cependant, offrent l’image ordonnée d’une réalité plus composite et ambiguë. Thamanya Hsayadaw, Kyaikhtisaung Hsayadaw, et bien d’autres aspirants saints contemporains, oscillent sans cesse entre l’état de weikza mondain et l’état de weikza supramondain. Une telle fluctuation reflète l’ambiguïté du terme weikza, dont la signification varie entre connaissance mondaine non ordinaire pouvant générer des facultés surnaturelles et connaissance supramondaine correspon- dant à la compréhension des vérités bouddhiques fondamentales, à l’accession au nirvana. Plus exactement, l’état de weikza supra- mondain englobe l’état de weikza mondain, il en figure le dépas- sement. Le weikza supramondain possède des facultés surnatu- relles identiques à celles du weikza mondain. Mais il accède en sus à la phase finale de la quête de la sainteté, à l’état de yahanda. Pour sa part, le weikza mondain peut seulement prolonger son existence dans le but d’attendre l’un des deux événements qui lui permettront de franchir l’ultime étape de son parcours. En dépit de cette différence, le principal élément d’identification des deux personnages, qui est aussi la principale source de leur possible confusion, demeure la possession de facultés surnaturelles (eikdi, zan, theikdi). Il n’est pas toujours aisé de décider si un individu est, ou aspire à devenir, ou bien un weikza mondain ou bien un weikza supramondain, d’autant plus que les weikza et leurs fidèles jouent de l’ambiguïté, les deux états étant hautement désirables et vénérables. Bien que doctrinalement sulfureux, les pouvoirs sur- naturels sont quoi qu’il en soit pratiquement incontournables puisqu’ils constituent un indicateur essentiel du degré d’accom- plissement spirituel d’un personnage, le critère discriminant de la sainteté. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page114

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Autrement dit, à la distinction entre weikza supramondain et weikza mondain correspond une distinction entre sainteté immé- diate et sainteté à terme, les deux modes possibles de perfection spirituelle dans le bouddhisme birman. Le premier type d’accom- plissement est la réalisation pleine et entière, ici et maintenant, de la sainteté, l’accession immédiate au salut qui délivre du cycle des renaissances. Le second permet d’accéder et de demeurer au seuil du salut dans l’attente de voir et d’écouter un bouddha pour atteindre sa réalisation finale. Le premier accomplissement privilé- gie l’accession individuelle au salut, le second l’accession collec- tive – les weikza qui sont sortis (htwetyat pauk) et attendent le salut travaillent à permettre l’accession au nirvana du plus grand nombre de personnes possible. Alors que le weikza supramondain peut seulement aider les fidèles de son vivant, le weikza mondain, en prolongeant son existence, peut veiller sur eux à travers leurs renaissances successives, jusqu’à ce qu’ils puissent voir un boud- dha, à la fin de la présente ère bouddhique ou lors de l’avènement de Metteyya. Et au cours de sa longue carrière, le weikza mondain, qui est souvent un laïc, est beaucoup plus libre de faire usage de ses pouvoirs surnaturels que le weikza supramondain, qui est géné- ralement un moine. La distinction entre les deux figures se pro- longe dans leur devenir physique à leur «mort». Tandis que l’ac- complissement d’un weikza supramondain, ou état de yahanda, est attesté par les reliques corporelles qui apparaissent dans ses cendres après son incinération, l’état de weikza mondain, ou htwe- tyat pauk, est confirmé, et le culte qui est rendu au personnage jus- tifié, par le fait qu’il ne laisse aucun reste à sa disparition (il dispa- raît physiquement soit de son vivant, soit le plus souvent à son décès apparent98). L’opposition entre sainteté immédiate et sainteté à terme connaît cependant de possibles dépassements. Ainsi, un weikza

98 Il existe deux possibilités, deux manières différentes de «sortir» (htwet-). Dans le premier cas, le plus désiré, le personnage «sort vivant» (ashin htwet): grâce à ses facultés surnaturelles, il disparaît physiquement du monde humain sans laisser aucun reste. Dans le second cas, il «sort mort» (athay htwet): à son décès, son esprit (nan) quitte son corps (yok) qu’il abandonne dans le monde humain. Cependant, la plupart rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page115

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qui est sorti est parfois considéré par les plus fervents de ses dis- ciples comme un saint accompli (yahanda) qui a choisi délibéré- ment de reculer son accession au nirvana et de prolonger son exis- tence afin de travailler au salut collectif, temporel et spirituel. Cette aspiration à contribuer au salut collectif n’est pas le fait uni- quement du weikza. Elle est aussi formulée par toutes sortes d’autres figures et en toutes sortes d’occasions. Il est donc réduc- teur, comme on l’a généralement fait, d’envisager la question du salut dans le bouddhisme birman, comme dans le bouddhisme du Therav›da en général, sous un angle uniquement individuel, et ce, par contraste, implicite ou explicite, avec le bouddhisme du Mah›y›na et sa notion de bodhisatta, personnage qui se soucie avant tout du salut des autres. La quête individuelle du salut est compatible avec une préoccupation pour le salut collectif, et nombre de Birmans disent leur désir de «sauver» les autres, de les emmener avec eux dans leur voyage jusqu’au nirvana. Le phéno- mène des weikza représente la manifestation paroxystique de cette aspiration. Le processus de production de la sainteté, excédant son point limite, peut d’autre part se transformer en voie de la bouddhéité. Dans ce cas, un personnage décidera de délaisser la prolongation de son existence ou l’accession immédiate au nirvana, pour «faire le vœu de devenir un bouddha» (hpaya hsu pan-). Il continuera alors son parcours dans le cycle des existences pendant un temps incalculable jusqu’à ce que s’accomplisse son aspiration. Certains fidèles ne tiennent ainsi pas Thamanya Hsayadaw pour un htwe- tyat pauk ou pour un yahanda, mais le considèrent comme se situant au-delà de ces deux points, comme aspirant au statut de weikza suprême, de bouddha. Il est de fait impossible d’assigner au hsayadaw un statut spirituel unique: les opinions des Birmans sur ce point varient, le personnage du grand moine, qui bénéficie

des athay htwet sont dits être «athay pya, ashin htwet» («montrer la mort [le corps mort], sortir vivant»): ils semblent laisser leur corps derrière eux à leur mort, mais en fait, après quelque temps, leur esprit et leur corps se réunissent (leur corps disparaît alors de la tombe où il avait été placé). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page116

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d’une vénération inégalée, constituant le point de projection et l’incarnation des diverses formes – potentiellement contradictoires – de perfection spirituelle dans le bouddhisme birman. Le hsaya- daw joue d’ailleurs lui-même sans cesse de cette polysémie de son personnage, suggérant en fonction du contexte et des interlocu- teurs, parfois ceci, parfois cela, quant à son état ou à son ambition spirituelle. Le trait est commun, dans une certaine mesure, à tous les aspirants saints, et il s’agit de conserver sans cesse à l’esprit ce caractère labile et protéiforme de leur accomplissement spirituel, au risque, sinon, de se perdre dans le faisceau de propos contradic- toires qui entourent leur personne. Dans l’éventail des possibilités offertes par la voie du weikza, la hiérarchie entre moine et laïc s’avère toujours opérante. Ce n’est pas, comme certains observateurs ont tendu à le penser, que «le weikza est un laïc» et «ne déclare jamais lui-même être moine99 ». Il existe bien, au contraire, des moines qui sont considérés et se considèrent comme weikza mondains au même titre que les laïcs Bo Bo Aung et Bo Min Gaung. Il est plus juste de dire que la réali- sation immédiate du salut, l’état de weikza supramondain, paraît requérir d’être ou de devenir moine, ainsi que le montre la pro- gression de Kyaikhtisaung Hsayadaw sur l’échelle des différents statuts religieux possibles – bodaw, ermite, puis moine; tandis que l’état de weikza mondain est accessible aux laïcs comme aux moines. Par ailleurs, si, lorsque la question leur est posée, les Bir- mans reconnaissent généralement la possibilité pour une femme de devenir weikza, d’après l’identité des weikza auxquels un culte est rendu aujourd’hui, cet état semble être de facto monopolisé par les hommes. Ceci reflète et confirme le statut inférieur des femmes dans la hiérarchie spirituelle birmane: le potentiel spirituel d’une femme est jugé moindre que celui d’un homme (et corollairement, que celui d’un moine). Dans tout ce qui précède, la notion de weikza a été envisagée dans une perspective essentiellement bouddhique et l’obtention du

99 Ferguson & Mendelson (1981 : 69; ma traduction à partir de l’anglais; les italiques sont des auteurs). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page117

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salut a été définie comme la finalité première de la voie du weikza. Ceci ne signifie pas qu’à certaines périodes des manifestations du phénomène n’aient pas eu un contenu politique, comme cela frappa notamment les observateurs dans les années 1950 et 1960100. De fait, la possession de pouvoirs surnaturels a parfois constitué le point de départ d’un culte autour d’une figure religieuse qui, dans des cir- constances spécifiques, s’est transformée en leader d’un mouvement de contestation politique revendiquant l’établissement d’un ordre plus juste, inspiré des valeurs bouddhiques. Mais dans une société therav›din, tout mouvement religieux peut prendre une dimension politique et contestataire, même lorsqu’il n’est pas fondé sur le culte d’un individu doté de facultés surnaturelles. Le contenu politique du phénomène des weikza apparaît en fait secondaire sinon absent dans ses diverses manifestations. La continuité et la vitalité du phéno- mène à travers toute la période contemporaine attestent bien que la quête du nirvana représente sa véritable raison d’être, son moteur. En bref, la voie du weikza est intrinsèquement une voie du salut, individuel et collectif, immédiat ou à terme. Est-ce à dire, à la manière de l’opinion formulée par un auteur en réaction à l’idée que la voie du weikza serait fondamentalement «anti-bouddhique»101, que le phénomène constitue «un système cognitif et religieux cohérent directement lié à d’autres aspects de la pratique et de la croyance bouddhiques therav›din en Haute- Birmanie», et qu’il «prend sens uniquement dans le contexte du bouddhisme birman normatif 102 »? Une telle affirmation pourrait

100 Melford E. Spiro (1970 : 162-187) suggéra de distinguer deux sortes d’orientation dans la voie du weikza qu’il désignait du label de «bouddhisme ésotérique». D’une part, un «bouddhisme eschatologique», très commun, dans lequel la principale aspira- tion des pratiquants est de devenir weikza, notamment grâce à la pratique de l’alchi- mie, et d’être ainsi capables de prolonger leur existence jusqu’au réassemblage des reliques du Bouddha Gotama ou jusqu’à l’avènement du bouddha Metteyya. D’autre part, un «bouddhisme millénariste», beaucoup moins fréquent, résultant de la conjonction des notions bouddhiques de futur bouddha et de monarque universel avec les notions birmanes de futur roi, de weikza et de pouvoirs occultes. 101 Spiro (1971 : 164). 102 Schober (1989 : 337). La qualification de «Haute»-Birmanie tient au fait que cet auteur a effectué ses recherches dans la région de Mandalay. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page118

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s’avérer trompeuse dans le sens où elle ne fait pas justice aux atti- tudes diverses et parfois contradictoires des Birmans concernant la voie du weikza. Pour certains, la notion de weikza évoque une sphère de pratiques inquiétantes, marquées par l’occulte et le désir de pouvoirs surnaturels. Les pratiquants de la voie du weikza ten- draient en outre à la supercherie et à l’illusionnisme. Cette voie peut par conséquent être jugée péjorativement comme fondamen- talement contraire à l’enseignement clair et accessible du Boud- dha. Le tenant d’une telle opinion, souvent un moine ou un laïc intéressé par l’étude des textes doctrinaux et prétendant à faire autorité dans le domaine religieux, n’aura de cesse d’appeler l’ob- servateur étranger à concentrer son attention sur l’étude du boud- dhisme du Therav›da «authentique» ou «pur» (sit sit), l’exhortant à ne pas se laisser tromper par les apparences, ainsi qu’à se plon- ger dans des lectures véritablement recommandables et dans l’étude d’expériences proprement bouddhiques103. Et l’observateur ferait-il encore preuve de quelque résistance que son interlocuteur recourra à son argument massue, déclarant que les pratiques de la voie du weikza «sont en discordance avec l’enseignement du Bouddha» (hpaya haw taya ne ma nyi bu) et «s’apparentent au bouddhisme du Mah›y›na» (mahayana hsan–), manière de dis- qualifier un phénomène religieux aux yeux d’un bouddhiste bir- man. La plupart des Birmans, faut-il préciser, n’ont qu’une idée très vague du bouddhisme du Mah›y›na, mais ils le considèrent souvent comme une forme de dégénérescence, étrangère à l’esprit originel du bouddhisme que l’orthodoxie therav›din qu’ils prati- quent est censée préserver et faire vivre. Notre manière d’envisager les notions d’«orthodoxie» et d’«hétérodoxie» dans le contexte birman doit être conçue en conséquence. La critique que l’on peut adresser à la plupart des travaux sur le phénomène des weikza est qu’ils ont tendance à se référer à l’«orthodoxie» à partir d’une perspective normative, selon le contenu supposé de la notion: l’orthodoxie serait ceci et

103 Sur la manière dont l’autorité religieuse est construite et sur la manière dont elle s’articule avec l’autorité sociale dans la société birmane, cf. Mendelson (1963 b). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page119

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cela, et le phénomène des weikza s’y conformerait ou non. Le spé- cialiste, lorsqu’il juge le phénomène non orthodoxe, propose géné- ralement une nouvelle catégorie pour désigner ce phénomène qui n’entre pas, selon lui, dans le cadre du bouddhisme normatif. Cependant, il y a plusieurs orthodoxies possibles, contradictoires ou hiérarchisées, dans le bouddhisme birman, avec un contenu variable. Ce qui demeure sociologiquement stable néanmoins est l’opposition entre orthodoxie et hétérodoxie: le processus par lequel un individu ou un groupe, en contradiction avec un autre individu ou groupe, qualifie une croyance ou une pratique comme étant en discordance avec l’enseignement du Bouddha. Cette opposition est reproduite à tous les niveaux de la société et pour toutes les questions religieuses (ainsi les oppositions entre The- rav›da et Mah›y›na, entre telle et telle pratique de méditation, entre les pratiques de tel moine et de tel autre, etc.). Aussi long- temps que l’observateur définira l’orthodoxie d’un point de vue théologique, comme un ensemble de principes et pratiques doctri- naux qui peut être délimité en termes absolus, il se trouvera en permanence embarrassé car la réalité des faits et les interprétations variables de ses interlocuteurs concernant ce qui est orthodoxe ou non introduiront toujours des éléments qui contredisent la délimi- tation proposée (délimitation qui ne reflète rien d’autre que la vision même qu’a cet observateur de l’orthodoxie). Il est préfé- rable d’éviter un principe aussi fallacieux, pour au contraire saisir la société bouddhique birmane comme un tout sociologique dans lequel les domaines de l’orthodoxie et de l’hétérodoxie présentent des frontières mouvantes et doivent, en conséquence, être envisa- gés structuralement. Quelques-uns des pratiquants de la voie du weikza et leurs fidèles reconnaissent sans hésiter la présence d’une composante «mah›y›nique» (parfois «tibétaine») dans leurs pratiques, qu’ils entendent ordinairement comme les principes de prolongation de l’existence et d’utilisation étendue des pouvoirs surnaturels pour aider les autres. À leurs yeux, cette composante mah›y›nique ne constitue pas une pollution ou dégradation du bouddhisme birman, mais plutôt une addition nécessaire qui enrichit la doctrine the- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page120

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rav›din en comblant certains de ses manques. Leur référence au bouddhisme du Mah›y›na surprend cependant, puisqu’il existe, dans le bouddhisme du Therav›da même, un fondement doctrinal à l’idée de prolongation de son existence grâce à un certain accomplissement spirituel (sans parler du problème de l’usage des pouvoirs surnaturels déjà longuement évoqué). Ce fondement se trouve en outre mentionné, non dans un obscur et difficile passage du canon, mais dans le Mah› Parinibb›na Sutta et le Cakkavatti- Sıhan›da Sutta, qui figurent parmi les textes canoniques les plus connus et les plus étudiés. Dans le Cakkavatti-Sıhan›da Sutta, le Bouddha explique à des moines que celui qui pratique la voie des iddhi (pouvoirs surnaturels) «peut, s’il le désire, vivre pendant un cycle du monde, ou le restant d’un cycle du monde», soit une période quasiment infinie, et que cela constitue une façon véritable de vivre dans sa doctrine104. Le fait que ce passage ne soit pas évo- qué par les adeptes de la voie du weikza ne peut être le simple résultat de leur ignorance (certains de ces adeptes font preuve d’une réelle maîtrise des textes bouddhiques). Il semble plutôt révéler un principe inattendu à l’œuvre dans la fabrique du boud- dhisme birman: le recours à un référent extérieur à la société bir- mane et au bouddhisme du Therav›da pour expliquer certaine pra- tique ou croyance, alors même que, selon toute vraisemblance, ladite pratique ou croyance sont en réalité un produit local, engen- dré au sein du bouddhisme birman. Un tel processus de justifica- tion se produirait, non en raison de l’absence d’un fondement the- rav›din pour la pratique ou croyance concernée, mais comme un moyen d’élargir le bouddhisme birman, de lui conférer un plus grand pouvoir d’inclusion et un statut plus représentatif encore dans l’esprit des Birmans. Le recours à des éléments définis comme mah›y›niques est une manière d’accomplir une aspiration essentielle aux Birmans: faire du bouddhisme birman le boud- dhisme tout court. Cette aspiration peut toutefois déboucher sur une attitude inverse. Au lieu d’une politique de l’englobement, caractérisée par une tendance à l’intégration d’éléments d’autres

104 Cf. Rhys Davids & Rhys Davids (1921 : 75). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page121

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écoles bouddhiques dans la sphère du bouddhisme birman, cer- tains défendent une politique de l’orthodoxie, visant à préserver la pureté du bouddhisme du Therav›da telle qu’elle est censée se manifester dans son actualisation birmane contre les sources externes de pollution comme les supposées orientations mah›y›niques. Quoi qu’il en soit, la plupart des Birmans reconnaissent, sans même se poser la question, une légitimité «bouddhique» (bokda batha) aux divers pratiquants de la voie du weikza. La présence très courante de portraits de weikza réputés sur les autels domestiques en témoigne et ce, il faut le souligner, quel que soit le milieu social considéré. Plutôt que de les assimiler à un indéfinissable «boud- dhisme birman normatif», on peut envisager la voie et le culte du weikza peuvent être définis comme un phénomène culturel: ils constituent au sein de la société birmane un objet central de pra- tiques, de discours et de controverse.

* Ce qui rend en définitive si complexe l’étude du bouddhisme bir- man est que l’appréhension du monde par les bouddhistes com- bine trois temporalités différentes : le temps du Bouddha, le temps présent, et le temps du futur bouddha. Il existe, en premier lieu, une aspiration à revenir à, ou plutôt à recréer, ce temps de félicité où le Bouddha et ses plus illustres disciples étaient vivants, où ils pouvaient être vus et entendus, où ils pouvaient dispenser leur enseignement et leur pouvoir par divers moyens à tous ceux qui en avaient besoin. Un temps où il était tellement plus facile de s’approcher sinon d’atteindre cet horizon ultime de tout bouddhiste, le nirvana. Le temps présent, par contraste, est un temps de tourments : les tourments de cette existence et de celles à venir, souffrir aujourd’hui et s’efforcer d’accumuler du mérite pour moins souffrir dans l’avenir. Ce sont aussi les tour- ments de la religion bouddhique elle-même, perçue comme déclinante, et pour la préservation de laquelle tout doit être entrepris. Mais il demeure un espoir : un jour, un nouveau boud- dha apparaîtra, et le monde sera à nouveau illuminé par sa pré- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page122

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sence et ses mots magiques. Son apparition sera précédée de l’avènement d’un souverain universel qui placera l’humanité sous son règne et instituera un ordre juste. La voie du weikza, parmi d’autres manifestations du boud- dhisme birman, se situe quelque part à l’intersection de ces trois temporalités. Elle parle de l’aspiration à retrouver la pureté et la félicité du temps des origines, elle parle des tourments de l’exis- tence présente et des existences à venir, elle parle de l’espoir d’un temps meilleur, ce temps lointain du prochain bouddha, où le weikza souhaite emmener ses fidèles afin de leur permettre d’at- teindre le nirvana. En bref, la voie du weikza parle de ce sort tra- gique des sociétés therav›din: l’absence de bouddha. Et dans sa quintessence, lorsqu’il est ce personnage qui recule délibérément son accession au salut afin de continuer à soutenir les autres sur le chemin du nirvana, le weikza est en définitive, aux yeux des fidèles, plus qu’un chercheur de salut ou un bouddha en devenir. Il est un substitut du Bouddha. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page123

LES ACTIVITÉS QUI CERTIFIENT rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page124 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page125

Si le départ dans la forêt, l’ascétisme, l’alchimie, la méditation et les autres pratiques caractéristiques de la quête du salut sont cen- sées opérer une transformation spirituelle radicale de l’aspirant saint, les effets de cette transformation dépassent cependant le cadre proprement individuel pour prendre une dimension sociale remarquable, constitutive de la sainteté d’un personnage. L’im- mense puissance spirituelle qu’acquiert l’aspirant saint au travers de ses pratiques de renoncement exige en effet aux yeux des Bir- mans une expression et une confirmation sociales, qui passent par une action dans et sur le monde. La société ne cesse d’ailleurs de mettre l’aspirant saint à l’épreuve et de réclamer des gages de sa sainteté, gages qu’elle contribue aussi à se donner par et pour elle- même. Autrement dit, la reconnaissance de la sainteté d’un indi- vidu dans le bouddhisme birman n’implique pas seulement que celui-ci se consacre corps et âme à la recherche de son salut. Elle passe également par la manifestation et l’inscription actives des valeurs qu’il entend incarner, renoncement absolu et puissance surnaturelle, dans l’environnement social. S’il est certes toujours placé sous le sceau du détachement, le rapport au monde de l’aspi- rant saint est loin d’être caractérisé par une attitude purement contemplative. De fait, en se retirant du monde, l’aspirant saint l’emporte aussi en quelque sorte avec lui. En raison, d’abord, du paradoxe qui veut que plus un personnage s’isole du monde à des fins spirituelles, plus il incarne aux yeux des fidèles l’idéal du renoncement boud- dhique, et donc plus il voit le monde venir à lui (les laïcs et même les autres moines le poursuivant jusque dans sa retraite forestière rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page126

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pour bénéficier de la source exceptionnelle de mérite et de protec- tion surnaturelle qu’il représente). Le moine de forêt maintient certes toujours une relative et nécessaire distance au monde, en s’engageant périodiquement dans des résolutions qui l’isolent de tout contact social ou en ne recevant les visiteurs qu’à un certain moment seulement de la journée pour se consacrer pleinement, le reste du temps, à la pratique de la méditation. Il n’en rejette pas pour autant l’incursion du monde dans sa retraite forestière, incur- sion de plus en plus sensible au fur et à mesure que sa réputation grandit. Se produit généralement un phénomène de stabilisation de la relation de l’aspirant saint à la société, relation qui, si elle prend différentes formes dont les pages qui suivent s’efforcent de rendre compte, relève d’une même logique. Car, et c’est dans ce sens aussi qu’on peut dire qu’il emporte le monde avec lui, l’aspirant saint conçoit sa quête personnelle du salut comme indissociable d’une entreprise de transformation du monde. C’est en partant et en demeurant dans la forêt qu’il acquiert la capacité de contribuer efficacement au salut collectif. Il définit ainsi son identité non seu- lement en référence à ses traits de renonçant au monde, mais éga- lement par ce qui constitue une véritable vocation: propager la religion (thathana pyu-)105. Propager la religion, c’est travailler à consolider l’enracinement de la religion bouddhique dans la société, enracinement qui conditionne le bien-être et le devenir collectifs. Pour l’aspirant saint, renoncement et action n’apparais- sent donc pas comme deux orientations antinomiques. Bien au contraire, c’est le renoncement qui, en lui conférant une puissance extraordinaire, lui donne les moyens mêmes de son action et rend possible l’accomplissement de sa vocation. En somme, ce n’est pas la société qui rattrape l’aspirant saint contre son gré; ce n’est pas non plus l’aspirant saint qui transforme la société contre son gré. C’est la société qui produit l’aspirant saint et l’aspirant saint qui produit la société.

105 Sur cette complémentarité dans l’identité de l’aspirant saint, cf. également Schober (1989 : 324). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page127

LES ACTIVITÉS QUI CERTIFIENT 127

Il existe plusieurs modes d’investissement social, plusieurs types d’activités qui engagent un moine de forêt dans le monde et participent à sa sainteté106. Les plus évidentes de ces activités concernent la sphère de ses relations ordinaires avec les laïcs et les autres religieux: lorsqu’il reçoit les pèlerins, le moine délivre un enseignement moral et spirituel, s’offre comme champ de mérite, et dispense, par bonté et par compassion, différentes formes de protection surnaturelle à tous ceux qui sollicitent son assistance. Les pouvoirs extraordinaires de l’aspirant saint lui permettent à la fois d’agir préventivement (pour immuniser contre un danger, pour favoriser la réalisation d’un vœu) et d’intervenir a posteriori (pour soulager l’infortune: maladie, échec personnel). Son arsenal surnaturel est varié, son assistance passant par différentes média- tions: par la bénédiction orale ou gestuelle qu’il donne à un indi- vidu, par le pouvoir bienfaisant qui émane de sa personne et qui bénéficie à celui qui demeure dans son voisinage physique, par tous les éléments qui incorporent une part de sa puissance et qui constituent la gamme standard des produits dérivés de la sainteté en Birmanie – photographies plastifiées le représentant et que l’on conserve dans son portefeuille, objets (chapelets) ou liquides (eau, huile) sur lesquels il a récité des formules spéciales pour leur infu- ser un pouvoir protecteur, pendentifs avec son portrait en médaillon. Si ces différents éléments occupent une place essentielle dans les relations que l’aspirant saint entretient avec la société, c’est cependant à d’autres aspects de ses interactions avec le monde que l’on s’intéressera, en étudiant trois types d’activité: prédiction, redistribution, et construction d’édifices religieux. L’analyse de ces activités, qui opèrent à la fois comme modes de production et comme modes de certification de la sainteté, fait apparaître les dif- férentes relations qui se tissent entre l’aspirant saint et les fidèles ou les autres religieux. Elle révèle les dynamiques par lesquelles la

106 Je suis redevable à Marc Abélès (communication personnelle) pour avoir suggéré ce qualificatif d’«activité», qui permet de distinguer les pratiques individuelles de l’aspirant saint de ses actions ayant un effet direct sur l’environnement social. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page128

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croyance dans l’accomplissement spirituel exceptionnel d’un per- sonnage prend consistance. Il s’agit, en quelque sorte, de pénétrer, sous trois angles différents, le fonctionnement même, avec ses rouages et ses participants, de la grande machine sociale de la sainteté. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page129

Chapitre III

Prédire

Je ne cessais, pendant ces deux jours que dura mon expédition au cœur de l’archipel birman de la loterie, de ressasser le court mais saisissant récit que Shway Yoe, alias James Scott, a donné de l’in- troduction du jeu dans le royaume birman de Mandalay, alors ago- nisant107. Les deux guerres anglo-birmanes et l’occupation colo- niale britannique de plusieurs provinces avaient laissé au jeune et faible roi Thibaw (1878-1885) un royaume exsangue, réduit à sa partie nord. Les jours de ce qui restait de la Birmanie indépen- dante étaient comptés. Non seulement des forces politiques et éco- nomiques, à Londres et à Calcutta, poussaient à son annexion, mais le royaume traversait une crise profonde. Les caisses du sou- verain étaient vides. Thibaw recourut à divers expédients pour ren- flouer les réserves royales. En 1879, il commença à délivrer, contre espèces sonnantes et trébuchantes, des licences de loterie. En un rien de temps, la capitale fut couverte de bureaux de loterie dont la gestion et les bénéfices avaient été concédés à des ministres ou à d’importants officiers royaux. Ces bureaux, gérant chacun leur propre loterie, entrèrent dans une concurrence force- née pour attirer les parieurs, usant de méthodes plus ou moins licites: spectacles d’animation, boissons, cigares et bétel offerts aux joueurs, et même parfois menaces physiques s’ils achetaient des billets ailleurs. La rage du jeu dévasta la capitale: «Il n’y avait plus au marché, écrit Shway Yoe, ni acheteurs, ni vendeurs. Les cultivateurs vendaient leur bétail et leur matériel, mettant tout leur argent dans les loteries d’État. Les pères vendaient leurs filles, et

107 Cf. Shway Yoe (1963 : 528-530). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page130

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les maris leurs femmes, pour tenter une dernière fois leur chance, jusqu’à ce que les gérants des bureaux de loterie annoncent qu’ils ne donneraient plus de billets en échange de femmes108 ». Au bout de quelque temps, cependant, par pénurie d’argent ou par désillu- sion, la fièvre retomba. Le roi fit appel à d’autres procédés pour trouver de l’argent. Ceci n’empêcha pas la chute de Mandalay en 1885 et la fin de la monarchie birmane. Tout s’était passé comme si la société birmane, pressentant la grande catastrophe, s’était pré- cipitée vers sa fin, se donnant par le jeu une immense jubilation agonistique. L’histoire se répéterait-elle? L’observateur de la société bir- mane contemporaine ne peut, à tout le moins, qu’être frappé, comme le sont les Birmans eux-mêmes, par l’envahissement de leur quotidien par les pratiques de loterie. S’est en effet produit depuis le milieu des années 1990 un phénomène d’intensification spectaculaire des pratiques de loterie dans le pays. Partout, dans les rues, les foyers, les monastères, les boutiques, la presse popu- laire, au téléphone, on pense et on parle loterie. Une bonne partie des 50 millions de Birmans vit au rythme des tirages. D’aucuns parleront, à propos d’un tel phénomène, de symp- tôme d’une pathologie sociale liée à la dépression économique profonde que connaît le pays depuis 1997, succédant à un trop bref moment d’euphorie. Les Birmans eux-mêmes favorisent une telle interprétation, expliquant fréquemment leur dévorante passion du jeu par le désœuvrement dans lequel les laissent la marche ralentie des activités économiques et le sous-emploi généralisé. Les ban- quiers de la loterie illégale, pour leur part, trouvent dans le jeu une rente confortable, dans un contexte où les possibilités d’investisse- ment économique demeurent limitées et risquées. Nul besoin par ailleurs d’être grand clerc pour discerner le fer- ment politique du phénomène. Si le gouvernement en place depuis le coup d’État de 1988 tolère le pullulement de la loterie illégale, et s’il a donné un coup de fouet spectaculaire à une loterie natio- nale jusque-là vivotante, l’explication est simple: plus les Birmans

108 Ibid.: 530 (ma traduction à partir de l’anglais). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page131

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joueront, moins ils se préoccuperont de politique. La loterie est l’autre opium du peuple birman. En ce domaine comme en d’autres, nombreux sont d’ailleurs ceux qui saisissent lucidement la manière dont, en participant au jeu, ils participent à leur propre sujétion. La loterie jette ainsi une lumière particulière mais écla- tante sur le paradoxe la-boétien mille fois interrogé et jamais entièrement résolu de la servitude volontaire. Un paradoxe auquel la société birmane contemporaine ne cesse, d’une manière ou d’une autre, de confronter l’observateur. Cependant, si les conditions psychologiques, économiques et politiques actuelles peuvent être invoquées pour expliquer l’inten- sification des pratiques de loterie, il paraît indispensable de s’in- terroger sur la raison plus profonde, d’ordre structurel et non plus conjoncturel, qui a vu la loterie saisir la société birmane avec une rapidité et une emprise si absolues, et donc d’examiner la manière dont les pratiques de loterie s’insèrent dans, et travaillent, les fon- dements culturels mêmes de cette société. De ce point de vue, un aspect singulier du phénomène retient immédiatement l’attention: la pénétration des pratiques de loterie jusque dans un domaine, le religieux, qui est à la source des catégories culturelles majeures sous-tendant les modalités de l’organisation et de l’activité sociales birmanes. Comment, précisément, les pratiques de loterie s’articulent-elles sur les catégories religieuses birmanes, et com- ment interpréter une telle configuration?

En quête de chiffres : la forêt des prédictions

Nous quittons Yangon vers 9 heures, ce lundi d’octobre 2001. Le temps est beau, la saison des pluies touche à sa fin. Nous sommes quatre dans la voiture: Ma Aye, joueuse invétérée depuis deux ans et guide de l’expédition, par ailleurs courtière en papiers adminis- tratifs, servant d’intermédiaire entre les citoyens et des fonction- naires que l’état de délabrement des services publics et un salaire de misère n’incitent pas au zèle; une connaissance, Ko Kyaw Kyaw, mécanicien de profession, que notre destination a attiré et rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page132

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décidé à délaisser pour la journée le petit garage qu’il possède; le chauffeur, et moi-même. Demain, vers 15h30 heure birmane, comme chaque premier et seizième jour du mois, sera annoncé le résultat du tirage de la loterie thaïlandaise (che), dont les trois der- niers chiffres sont l’objet des paris birmans illégaux. Le compte à rebours est enclenché. La Birmanie commence d’attendre. Nous sommes largement en avance. Le prêche que donne chaque veille de tirage Daing Pyay Hpongyi, le « moine qui fait fuir les banquiers », n’aura pas lieu avant le début de l’après- midi, et la ville de Htandabin, à la lisière de laquelle il réside, n’est qu’à quelques dizaines de kilomètres de Yangon. Le surnom de ce moine récemment devenu célèbre lui a été attribué par les fidèles parce qu’il avait indirectement prédit à plusieurs reprises le numéro gagnant de la loterie, suscitant la crainte chez les daing – les « banquiers » finançant les réseaux de loterie illégale à qui il a causé des pertes substantielles, et dont certains, dans l’incapacité de payer les heureux parieurs, prirent leurs jambes à leur cou. Sortis de Yangon, nous décidons de faire un crochet par le site de Shwe Zaydi, la «Pagode d’Or», dans un petit village excentré du township de Mingaladon. Letkhattaung Hsayadaw a récemment repris à son compte la rénovation complète de cette immense pagode, qui avait été entamée par un moine local décédé l’an passé à l’âge de 96 ans. La pagode originelle est attribuée au roi môn légendaire Okkalapa, bâtisseur de la plus vénérée des pagodes birmanes, la Shwedagon de Yangon. Il n’en demeurait, avant la rénovation, que les fondations. Sous un grand pavillon de bambou sont exposées de nombreuses statues, des reliques attri- buées à un saint et destinées à être enchâssées dans la pagode, ainsi que l’ornement de diamants qui sera disposé au sommet de l’édifice. Trois laïcs s’occupent de recevoir les dons des visiteurs. Letkhattaung Hsayadaw n’est pas là. Il est passé il y a quelques jours pour une inspection des travaux. Mais il ne reste jamais longtemps, se déplaçant régulièrement pour ses activités de propa- gation de la religion, ou résidant dans son monastère principal près de Mudon, dans la région de Mawlamyine. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page133

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Le hsayadaw, âgé de 47 ans, s’est taillé une réputation grâce à ses prédictions concernant la loterie thaïlandaise. Il a acquis une importante clientèle de généreux donateurs, qui usent d’une partie de leurs gains pour financer ses entreprises de construction reli- gieuse, principalement sur les sites de Mudon et de Shwe Zaydi. C’est sa pratique de prédiction qui, selon la rumeur, a aussi valu au grand moine son emprisonnement temporaire (un mois, dit-on) l’an passé. Des moines membres des institutions monastiques offi- cielles lui auraient vainement intimé l’ordre de cesser ses prédic- tions publiques, et sa désobéissance aurait incité les autorités poli- tiques à décider son arrestation et sa condamnation. Le hsayadaw conserva la robe pendant son séjour en prison et reprit à sa sortie ses activités religieuses. Notre visite à Shwe Zaydi n’est pas vaine. Les laïcs en charge du pavillon ont reçu ce matin un coup de fil de Mudon. Un assis- tant du grand moine leur a communiqué la phrase qu’il a pronon- cée à l’occasion de ce tirage: «Pagode du soleil et de la lune, Fils du vendredi». Ma Aye note soigneusement l’expression sur son cahier. Histoire de voir, Ko Kyaw Kyaw s’essaye immédiatement à la méthode de décryptage la plus simple et la plus courante, que tout Birman maîtrise. Chacune des vingt-huit lettres de l’alphabet birman correspond dans ce système à l’un des jours de la semaine, qui correspond lui-même à un chiffre selon le défilement ordinaire de la semaine en commençant par le dimanche: le hpa de «pagode» correspond ainsi au jeudi et donc au cinquième jour ou chiffre 5109. Appliquant cette méthode, Ko Kyaw Kyaw arrive, à partir des sept lettres de la formule prononcée par Letkhattaung Hsayadaw, aux deux groupes de chiffres suivants:

énl Bur, : (Pagode du soleil et de la lune, nay la hpa-ya): 7 4 5 4 és,kR, s, : (Fils du vendredi, thaw-kya tha): 6 2 6.

109 Pour le système complet de correspondance entre jours de la semaine et lettres de l’alphabet, cf. Shway Yoe (1963 : 4-5). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page134

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Tout un travail d’interprétation demeure à effectuer. Ces chiffres permettent de très nombreuses combinaisons dans le choix d’un numéro définitif, sans compter qu’il existe des méthodes concur- rentes de décryptage. La graphie de certains signes ou lettres se rapporte par exemple à la graphie de chiffres arabes, que les Bir- mans connaissent et utilisent couramment. Le mot éTrw ?d (The- rav›da, htayrawada) peut ainsi être décrypté de deux manières au moins, donnant deux séries de chiffres possibles:

7 4 4 7 (correspondance lettres / jours de la semaine) 6 8 7 0 3 (assimilation des signes et lettres à des chiffres occidentaux, le T ressemblant à un 8 couché et le r à un 7).

À l’existence de multiples méthodes de décryptage s’ajoutent les jeux d’affinité entre chiffres, certains chiffres étant censés aller de pair, selon des séries qui circulent sous forme de tableaux.

Armés de notre première indication, nous quittons Shwe Zaydi. Arrivée à Htandabin vers 12h30 et courte halte pour se restaurer. Nous commençons la tournée des monastères, en quête de nouvelles indications. Les différents monastères dont les occupants sont répu- tés pour leurs prédictions sont des monastères de forêt. Ils se trou- vent à proximité de la ville, mais à l’extérieur, à l’écart des zones habitées, et sont accessibles par des pistes de terre qui partent de la route principale. Le prêche du «moine qui fait fuir les banquiers» n’a ordinairement lieu que vers quinze ou seize heures, et il nous reste largement assez de temps pour aller sonder d’autres moines. Juste après la sortie de la ville, nous bifurquons sur la gauche. Au croisement, une armada de side-cars attend les parieurs sans véhicule, pour les conduire sur la piste étroite qui sillonne entre les rizières et mène à un monastère à deux kilomètres environ. Le monastère est en dur, deux bâtiments principaux et une pagode. Le moine supérieur se repose; son prêche n’est prévu qu’à quinze heures. Son second, un moine âgé d’une quarantaine d’années, reçoit les visiteurs, qui arrivent régulièrement pour collecter des indications. La petite foule de dix à quinze personnes présentes rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page135

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dans la salle se renouvelle constamment au rythme des départs et des arrivées. D’autres sont à l’extérieur et attendent patiemment le réveil du hsayadaw ou l’heure du prêche. Ma Aye recopie sur son cahier les trois phrases et les chiffres arabes que le moine supé- rieur a reçus en rêve et qu’il a inscrits sur un carton à l’intention de ceux qui ne pourraient pas écouter son prêche:

1. pY, :rv=és,È 1. Buvez du miel (pyayay tauk) 2. bu∂g ?y, 2. Bodhgaya110 (bokdagaya) 3. sIlrHismHYlUétW 3. Les gens qui cultivent la moralité (thila shida-hmya ludway) akun=pYk=sW,:niux=ty= Tout peut être détruit (akon pyet twa naing de)

031 479 036 453 662 957 770 641 631 atèW (paires, atwe) 10 | 26 | 53 | 42 | 68 |

La troisième phrase («Les gens qui...») pose problème aux Bir- mans eux-mêmes, plusieurs traductions étant possibles sans qu’au- cune ne fasse vraiment sens. Dans ce type de circonstances, il est de fait courant qu’un moine s’adresse à son public dans des termes énigmatiques, dont le sens échappe a priori aux fidèles.

Nous reprenons la voiture en direction de Htandabin. Après avoir rejoint la route principale, au lieu de regagner la ville, nous nous enfonçons à nouveau dans la campagne, de l’autre côté, par une piste de terre. À l’entrée de la piste se trouve un comptoir à dona- tions tenu par un laïc pour le financement d’une construction reli-

110 Bodhgaya est le site de l’Éveil du Bouddha, haut lieu de pèlerinage bouddhique situé en Inde du nord actuelle et dont tout Birman connaît au moins le nom. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page136

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gieuse. Ma Aye place un billet dans le bol à donations que l’homme nous tend et, pour tout salut, lui adresse cette simple for- mule: «Les chiffres» (ganan). L’homme lui remet sans hésiter un petit morceau de papier. Quatre numéros à trois chiffres y sont écrits, donnés par un moine des environs. Ma Aye les recopie sur son cahier. La piste traverse une forêt de bambous où sont disséminés plu- sieurs monastères indépendants. Certains sont fameux pour les prédictions de leur moine supérieur, et c’est vers eux que conver- gent aujourd’hui les foules de fidèles. D’autres, comme ce grand centre d’études monastiques, demeurent quasiment déserts, le moine supérieur se refusant à toute pratique de prédiction. «Les moines viennent s’installer en forêt pour méditer paisiblement, me fait observer Ma Aye, mais les laïcs les poursuivent jusque-là et leur causent des problèmes (dokka) en leur réclamant les chiffres de loterie.» Il est 14 heures environ lorsque nous arrivons au monastère du « moine qui fait fuir les banquiers». Dans un espace défriché, sans mur d’enceinte, se trouvent une grande pagode et un bâtiment de prêche à un étage (dammayon), qui ont visiblement été récem- ment construits, ainsi que le lieu d’habitation du moine, une très modeste hutte de bois protégée par une palissade. À côté de la hutte sont garés ses deux véhicules, dont un énorme 4x4 flambant neuf. Trois teashops ont récemment ouvert aux abords du monas- tère pour accueillir les parieurs, qui arrivent toujours largement en avance, le prêche n’ayant pas lieu à heure fixe. Venus de Yangon et de toute la région, ils sont attablés en petits groupes et patientent en sirotant leur thé et en discutant loterie. Ma Aye rencontre une connaissance, une femme d’environ 45 ans, qui ne travaille pas et dont le mari doit bientôt partir comme ouvrier dans une usine en Malaisie. La femme se propose de nous conduire jusqu’à un autre monastère, à 500 mètres de là environ, dont le supérieur doit déjà avoir commencé son prêche. Sur le che- min, à l’approche du monastère, sont installés des commerçants ambulants qui ont disposé leur étalage de fruits et légumes. Sou- dain, un immense éclat de rire retentit. Le moine, explique notre rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page137

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accompagnatrice, est réputé pour son sens de l’humour. Âgé d’une quarantaine d’années, il a pris la robe tardivement et est ins- tallé sur ce site depuis trois ans. La cour du monastère est pleine de gens qui n’ont pas pu entrer dans la salle de prêche complète- ment bondée; un haut-parleur extérieur leur permet de profiter du sermon. Cela fait deux ans que le moine organise des prêches à l’occasion des tirages et il dispose désormais d’un certain renom. La grande majorité du public, deux à trois cents personnes, est composée de femmes. Elles saisissent au vol certaines bribes du prêche pour les inscrire sur leur cahier, particulièrement les for- mules qui contiennent un chiffre, les énumérations foisonnant dans la terminologie bouddhique (les Quatre Vérités, les Neuf Qualités du Bouddha, les Cinq Préceptes, etc.). Le moine lui-même se fait parfois suggestif, parfois directif, accentuant la prononciation d’une phrase ou intimant aux fidèles de bien retenir telle ou telle chose. Il fume une cigarette en prêchant, attitude tout à fait inhabi- tuelle, sinon choquante, pour les fidèles birmans: la consommation de cigarettes est considérée comme inappropriée pour les moines. Si, de fait, nombre d’entre eux fument, ils ne le font normalement jamais durant leurs activités religieuses formelles, qui exigent une certaine solennité. La cigarette serait-elle une 555, label d’une com- pagnie étrangère prestigieuse en Birmanie? Je demande à l’assistant laïc du moine l’autorisation de prendre des photos. Refusée. N’importe quel autre jour, mais pas aujourd’hui. À la fin du prêche, qui a duré quelque trois bons quarts d’heure, le moine se saisit d’un tableau blanc et y inscrit au mar- queur la phrase et les chiffres suivants:

18 316 /- 18 316 /- aè ;d ?él : Ceci (edalay) Tui:p? pariez (hto ba)

Le nombre à cinq chiffres, écrit directement en chiffres arabes, correspond au montant d’une donation qui a été faite au moine. L’une des lettres du mot «ceci», le d? (da), est soulignée d’un double trait. À côté du tableau que le moine accroche ensuite au rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page138

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mur, est suspendu un pot de terre avec une plante, qui renvoie apparemment à un chiffre. La foule se disperse rapidement, dans le brouhaha des premières conjectures.

Retour au monastère du «moine qui fait fuir les banquiers». Les trois teashops sont maintenant pleins, et la salle du prêche com- mence à se remplir. Je tente en vain d’avoir un entretien avec le moine. Ma Aye, qui connaît le personnage depuis longtemps, me livre quelques éléments sur son parcours. Âgé d’une quarantaine d’années, c’est un ancien ingénieur, marié et père de cinq enfants, raconte-t-elle. Il s’est progressivement détaché de sa vie profes- sionnelle et familiale à partir de la fin des années 1980 pour mener une existence semi-religieuse d’astrologue professionnel dans une pagode de Mandalay, où il a connu un certain succès. C’est vers 1995 qu’il a résolu de renoncer définitivement au monde, autori- sant sa femme à se remarier. Il lui laissa une somme d’argent importante et, afin d’assurer son confort matériel, lui indiqua le numéro gagnant d’un tirage de la loterie thaïlandaise. Depuis, l’homme n’a cessé d’osciller entre statut d’ermite et de novice, avant de se décider il y a moins d’un an à devenir moine. En 1996, grâce à l’argent gagné en tant qu’astrologue, il a pu acheter un ter- rain dans ce lieu proche de Htandabin, pour y mener une existence forestière. Sa popularité ne remonte cependant qu’à deux ou trois ans et repose sur ses prédictions vérifiées des chiffres de la loterie. Les donations importantes qu’il reçoit depuis lui ont permis d’en- treprendre un grand projet de construction dans la Division de Sagaing: une pagode haute de 108 coudées (50 mètres environ), où seront enchâssés des cheveux reliques du Bouddha qui viennent d’une pagode détruite pendant la Seconde Guerre mondiale. Un autre de ces cheveux se trouve dans la pagode récemment construite sur le site où nous sommes. Vers 16h45, le moine fait enfin son apparition. Il sort de sa hutte, marchant en tête, suivi de quatre ou cinq de ses proches donateurs, dont l’un frappe régulièrement un gong. Trois ou quatre cents personnes attendent. La grande salle est bondée, et nombre de fidèles sont assis à l’extérieur. Le moine s’installe sur un fau- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page139

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teuil disposé sur une scène légèrement surélevée. À son invitation, je me glisse dans les premiers rangs avec Ma Aye. À ma droite sont assises une dizaine de personnes armées de magnétophones avec lesquels elles enregistreront l’intégralité du prêche. Ce sont surtout des femmes, richement vêtues et parées de bijoux. Ma Aye me glisse à l’oreille qu’il s’agit de fidèles à qui les prédictions du «moine qui fait fuir les banquiers» ont permis de gagner de très grosses sommes, et qui vont parfois jusqu’à parier 100000 kyats (vingt fois le salaire officiel d’un haut fonctionnaire) sur un numéro. Le moine profite de ma présence pour rappeler brièvement l’histoire du cheveu enchâssé dans la pagode du site, puis entame un exposé classique – mais limpide et incisif, aux dires de Ko Kyaw Kyaw et du chauffeur – sur la pratique de la méditation de pénétration (wipathana). Le public prend en note tout ou partie du prêche, ainsi que de nombreux détails: le fait que le moine porte un chapelet autour du poignet, la couleur de sa robe, etc. À la fin du prêche, alors qu’il s’est levé et s’apprête à regagner sa hutte, le moine demande son cahier à Ma Aye et, faveur inattendue, écrit sur l’une des pages:

wips,n, QukR◊ ;p ?< Pratiquez la méditation de pénétration (wipathana shu gyi ba) rés ; Ermite (yathay) éléC,≈< -761 Cadeau (layhsaung) - 761 751 751

Les deux premières lettres du mot «méditation de pénétration» (le wi et le p de wipathana) sont soulignées d’un trait. Par ailleurs, le mot «cadeau» est écrit avec une faute d’orthographe, probable- ment volontaire, faisant apparaître un é (él au lieu de lÈ), qui pourrait renvoyer au chiffre 6. Dehors, c’est quasiment l’émeute. Alors que nous voulons retourner à notre voiture, la foule se referme à grands cris sur Ma Aye, la forçant à montrer les indications inscrites par le moine sur son cahier. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page140

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À notre retour à Yangon, vers 18h30, les pages du cahier de Ma Aye sont photocopiées pour chacun d’entre nous. Des copies en seront reproduites tout au long de la soirée, se diffusant parmi les connaissances adeptes du jeu. Une indication supplémentaire s’ajoute à notre riche moisson. La rumeur circule en effet selon laquelle le break, selon le mot anglais utilisé par les Birmans, serait quinze. En d’autres termes, la somme des trois chiffres du numéro qui sera tiré demain ne devrait pas dépasser quinze. Toute la soirée, on consulte ceux qui savent, qui maîtrisent les règles de la logique des chiffres et des lettres. On se reporte égale- ment au tableau des résultats des précédents tirages, qui remonte jusqu’à 1969. Une grande partie de la nuit est occupée aux recou- pements et aux calculs fiévreux, parfois à la lumière de la bougie en raison des coupures régulières d’électricité. Certains, plus sim- plement, se contenteront de jouer des chiffres tirés de leur date de naissance, ou bien se reposeront sur des chiffres qui leur sont apparus en rêve.

Banquiers et « mangeurs de commission »

Le lendemain, mardi, jour du tirage, dans l’appartement d’un immeuble de Yangon, vers 11 heures du matin. Il y a là six per- sonnes, installées dans le salon, le téléphone à portée de main. Elles sont assises sur des canapés autour d’une table basse sur laquelle sont posés des cahiers. Le propriétaire de l’appartement, U San Lwin, est un homme d’une soixantaine d’années. C’est le daing, le banquier du jeu, celui qui assume le risque financier dans une affaire de loterie illégale. Une telle fonction exige de posséder le capital suffisant pour pouvoir payer rubis sur l’ongle la somme due en cas de victoire d’un parieur. En retour du risque financier qu’il prend, le banquier est également le principal bénéficiaire du jeu, touchant ordinairement 75% du montant des paris. Le capital financier du banquier, sa solvabilité personnelle, détermine la somme maximale de paris qu’il peut accepter sur un même numéro. U San Lwin, bénéficiant d’une longue expérience du jeu rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page141

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et d’une assise financière solide, accepte jusqu’à 2300 kyats, soit la possibilité d’une perte de 1265000 kyats (550 fois la mise en cas de pari correct sur les trois chiffres dans l’ordre). Il n’a emmé- nagé que récemment à Yangon, après avoir passé la plus grande partie de son existence à Mawlamyine. Principale ville de l’État môn, Mawlamyine est la capitale de la loterie illégale. Ville pion- nière, elle donne le ton au niveau national, et les gens de Mawla- myine, grâce à leur expérience et à leur savoir-faire de banquiers ou de vendeurs, ont largement contribué à diffuser la pratique du jeu dans les grandes villes du centre du pays. C’est par Mawlamyine que le système de paris sur les trois der- niers chiffres de la loterie thaïlandaise commença à pénétrer en Birmanie, au début des années 1980 semble-t-il. La ville, assez proche de la frontière, occupait à cette époque une place essen- tielle dans le trafic de contrebande avec la Thaïlande. L’implanta- tion du système de loterie illégale, qui opérait déjà largement en Thaïlande même, où les loteries illégales se référaient au tirage de la loterie officielle, fut favorisée par le fonctionnement à Mawla- myine (et sans doute ailleurs en Birmanie) d’un système préexis- tant: les paris se prenaient alors sur les trois derniers chiffres de la loterie birmane officielle et le gagnant pouvait obtenir un scooter, chose rare et convoitée en ces temps de la «Voie birmane vers le socialisme». C’est vers 1985, de manière précoce donc, que U San Lwin commença à se faire banquier dans le nouveau système. Ceci lui a permis de faire vivre confortablement sa famille. Mawlamyine, aujourd’hui, est une ville économiquement sinis- trée, qui ne s’est pas relevée du déclin du trafic de contrebande avec la Thaïlande à la fin des années 1980, et a peu profité de la brève période d’euphorie qui a vu, au milieu des années 1990, l’entrée en force de la modernité (grands immeubles, voitures, télévisions) dans certaines cités telles que Yangon ou Mandalay. Si la population de la ville, largement sous-occupée, demeure l’une des plus joueuses du pays – les matins de tirage, dans les quartiers populaires de la ville, les connaissances qui se croisent ne s’adres- sent plus la parole qu’à travers les numéros qu’elles envisagent de parier –, la situation économique permet de moins en moins aux rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page142

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gens de Mawlamyine de dépenser des sommes importantes dans les paris. Dans le même temps, en l’absence de véritables possibi- lités d’investissement économique, la loterie illégale constitue l’une des activités les plus juteuses, et le nombre d’affaires a donc sensiblement augmenté, réduisant d’autant les bénéfices de cha- cun. Depuis quelques années, U San Lwin a dû élargir son activité à d’autres villes: Mandalay d’abord, la capitale du nord du pays où il a envoyé un ami pour lui servir de représentant, Yangon ensuite, où il est installé depuis quelque temps. Aujourd’hui est un jour un peu spécial. En effet, ordinairement, le banquier, s’il assume le risque financier, n’assume en revanche aucun risque personnel. Sa participation est parfaitement invisible, il ne prend aucune part active au déroulement du jeu. Ce sont les vendeurs, les cinq autres personnes présentes dans l’appartement, qui se chargent de prendre les paris, en échange d’une commission de 25%. Selon les cas, ils circulent de maison en maison, sont ins- tallés dans un café, une boutique ou dans leur propre appartement. La fonction de vendeur peut être occupée par n’importe quelle personne en cheville avec un banquier et, à chaque coin de rue des villes birmanes, on trouve des stands de bétel et cigarettes où sont aussi proposés des billets pour la loterie illégale. Les vendeurs tiennent à jour au moins trois carnets ou listes distincts. Sur le premier carnet, qui comporte un numéro par ligne jusqu’à 999, sont notées uniquement les sommes pariées par cha- cun. Ce carnet permet de visualiser immédiatement le montant total des sommes pariées sur un même numéro, à la fois pour fer- mer les paris si le montant dépasse la somme limite fixée par le banquier et pour vérifier immédiatement après le tirage le nombre de gagnants et les sommes qui leur sont dues. Un second carnet sert exactement au même usage, mais pour les paris portant sur deux chiffres seulement (jusqu’à 99). Enfin, sur un autre carnet ou une feuille séparée, est inscrite la liste des parieurs avec leur nom et adresse, ainsi que le numéro et la somme pariés. Ce sont ces carnets qui servent de preuves à la police si elle décide, pour une raison ou pour une autre, de prendre des mesures contre la loterie illégale en interpellant des vendeurs. Le banquier, rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page143

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quant à lui, qui n’entre jamais en relation avec les parieurs et ne fait que recevoir, du principal vendeur, la somme d’argent pariée pour chaque tirage (de laquelle ont été défalquées la commission des vendeurs et les sommes dues aux gagnants), est hors d’atteinte. Son rôle passif et l’absence de tout document compromettant le rendent inattaquable. Les actions policières contre la loterie illégale s’avè- rent quoi qu’il en soit rarissimes. Elles sont contraires aux intérêts mêmes de la police qui bénéficie directement du système: les ven- deurs principaux arrosent régulièrement ses représentants locaux, qui réinvestissent d’ailleurs une partie de la somme dans des paris. La lutte contre les pratiques de loterie illégale ne prend de forme effective que dans des circonstances exceptionnelles et sur les ins- tances pressantes de hauts responsables politiques. Ce sont de telles circonstances qui expliquent la réunion remar- quable, aujourd’hui, dans cet appartement de Yangon, du banquier et de ses cinq vendeurs. Depuis deux mois, à la suite d’un incident dramatique, la police de Yangon pourchasse les vendeurs. Âgé d’une vingtaine d’années, le fils de l’une des plus importantes figures du régime, après avoir gagné la coquette somme de huit millions de kyats à la loterie illégale et passé une soirée en disco- thèque pour célébrer l’événement, roulait à très grande vitesse dans la capitale déserte lorsque son énorme 4x4 percuta de plein fouet un taxi à un carrefour. Le choc tua les deux conducteurs sur le coup. Si la nouvelle ne fut pas annoncée officiellement, elle fit le tour de la ville et fut abondamment commentée. La conséquence en est la vague de répression qui s’est abattue depuis sur les activités de loterie illégale. Les vendeurs de U San Lwin avaient, au moment de l’incident, leur propre appartement dans un quartier de Yangon, une personne centralisant les paris, les autres circulant pour collecter l’argent. Lorsque la police fit une descente, la ven- deuse, surprise, se précipita dans les toilettes pour y dissimuler les cahiers. En vain. Il lui en coûta 200000 kyats pour étouffer l’affaire et être libérée. Depuis, le groupe a délaissé l’appartement pour s’installer, les jours de tirage, dans celui de son banquier, inconnu des services de police. Tous demeurent cependant sur leurs gardes. La plupart des paris se prennent par téléphone, et la porte de l’ap- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page144

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partement est cadenassée de l’intérieur, laissant à un membre du groupe le temps de brûler les cahiers en cas de perquisition. Le groupe de vendeurs, tous originaires de Mawlamyine, est dirigé par deux commission sa («celui qui mange la commission») comme on les appelle à Mawlamyine, ou OG (pour organizer) selon l’usage à Yangon: deux femmes approchant la quarantaine, l’une ancienne maîtresse d’école, l’autre marchande de fruits, qui ont commencé leur activité depuis deux ans environ. Elles rému- nèrent trois employés (sayay): une amie d’âge équivalent, ainsi que deux étudiants d’une vingtaine d’années recrutés depuis deux mois à l’occasion des vacances universitaires et qui paraissent désireux de continuer leur activité. Le métier, s’il est risqué, est profitable et peu fatigant. L’ensemble du groupe habite Mawlamyine mais réside à Yan- gon une bonne partie du temps, arrivant le 29 de chaque mois pour repartir le 17 du mois suivant. Aux deux tirages mensuels – le 1er et le 16 – de la loterie thaïlandaise s’ajoutent en effet désormais les paris illégaux sur les tirages de la loterie d’État birmane. Il s’agit d’un système apparu à Mawlamyine vers 1996 et qui fait maintenant fureur à Yangon; son succès y dépasserait même celui de la loterie thaïlandaise. La loterie d’État birmane (hti), fondée en 1938, à la fin de la période coloniale, avait fonctionné pendant cinquante ans sur un même régime: six tirages annuels seulement, et un billet dont le prix demeura identique (deux kyats) pendant toute la période, manifestation du peu d’intérêt que portaient les gouvernements successifs à l’exploitation du jeu. En novembre 1988 cependant, le nouveau gouvernement, le «Conseil d’État pour la Restauration de la Loi et de l’Ordre»111, décida de rénover l’institution. C’était deux mois à peine après son avènement par un coup d’État mili- taire et la répression violente par l’armée des grandes manifesta- tions populaires contre la «Voie birmane vers le socialisme» du

111 Le régime, jusque-là bien connu sous son acronyme anglais (SLORC), a été rebap- tisé en 1997 «Conseil d’État pour la Paix et le Développement» (SPDC selon son acronyme anglais). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page145

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général Ne Win (1962-1988). Si le régime changeait de nom, l’au- toritarisme du gouvernement demeurait. Les hommes qui étaient désormais aux commandes avaient de toute évidence été adoubés par le général Ne Win. À la suite de la décision de réformer la loterie nationale, le prix du billet passa de deux à cinq kyats, le tirage devint mensuel, le gain maximum atteignant désormais 500000 kyats (au lieu de 300000 auparavant). Puis, à une date incertaine, le système fut à nouveau modifié. Il ne s’agissait pas cette fois-ci d’un simple ravalement, mais d’un changement sen- sible de régime et de volume: sept tirages mensuels, du trois au neuf de chaque mois (un tirage par jour), et des gains désormais très élevés (plusieurs millions de kyats). Le billet imprimé de la loterie d’État est vendu 55 kyats par des commerçants ambulants et dans des bureaux de vente qui ont proliféré dans toutes les villes du pays. Il comporte un ensemble formé d’une lettre de l’alphabet birman suivie de six chiffres. Le nouveau système de paris illé- gaux qui a émergé vers 1996, la «loterie à deux chiffres» (hnit lon hti), porte sur les deux derniers chiffres de ces billets de la loterie officielle – soit une chance sur cent de gagner et un rapport de quatre-vingts fois la mise. Beaucoup de gens préfèrent en effet le pari illégal à l’achat d’un billet officiel: il permet de choisir les chiffres pariés et de miser exactement la somme désirée. U San Lwin tire désormais des paris sur les sept tirages mensuels bir- mans la plus grande partie de ses profits. Ce système connaît une telle vogue que les Birmans ont rapidement trouvé un nom adé- quat pour évoquer leur passion du jeu: la «maladie des deux chiffres» (hnit lon yawga)112.

Il est 14 heures. Le tirage approche et les vendeurs décident de clore les paris. Les sommes pariées s’avèrent plus élevées que prévu. Sur certains numéros, le montant maximal accepté par U San Lwin a été dépassé. Sollicité par téléphone jusqu’à Mawla- myine, l’un de ses amis accepte d’assumer la fonction de banquier

112 Les Birmans jouent de la proximité de cette expression avec celle qui désigne cou- ramment les maladies cardiaques (hnat lon yawga). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page146

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complémentaire. À 14h30, tout est réglé, les carnets sont en ordre. L’agitation, qui a été à son comble ces dernières heures, retombe soudainement. Le groupe de vendeurs descend manger un mor- ceau en attendant le tirage. Ils reviennent vers 15h15 et attendent, avachis sur les canapés. Un quart d’heure plus tard, coup de télé- phone: 005. L’une des «mangeuses de commission» se précipite sur les carnets pour vérifier le montant des paris pris sur les diffé- rentes combinaisons gagnantes:

— 005 (550 fois la mise): un pari à 50 kyats; — 050 ou 500 (round en birman, 100 fois la mise): aucun pari; — 004 ou 006 (10 fois la mise): cinq paris pour un total de 700 kyats; — 05 (15 fois la mise): un pari à 100 kyats.

La tension retombe, les plaisanteries fusent. Les profits seront importants. On commence immédiatement à calculer. Le montant de l’ensemble des paris dépasse 300000 kyats. Dès la fin de l’après-midi, les trois employés iront collecter les sommes pariées par téléphone et payer leur dû aux quelques gagnants. Les histoires de banqueroute fourmillent, où un banquier imprudent s’est vu obligé de prendre la poudre d’escampette parce qu’il s’avérait incapable de payer un parieur gagnant.

Le surlendemain du tirage, je revois Ma Aye. Contrairement à d’autres, qui recoupent selon des techniques personnelles les diffé- rentes indications qu’ils ont glanées les jours précédant le tirage, Ma Aye s’adonne rarement à des calculs complexes. Cette fois-ci, elle a simplement joué les deux numéros inscrits sur son cahier par le «moine qui fait fuir les banquiers», 751 et 761. Le moine, remarque-t-elle, lui avait pourtant suggéré le numéro gagnant. Il suffisait de savoir lire son indication. Il avait souligné uniquement les deux premières lettres du mot «méditation de pénétration» (wipathana), et la solution s’offrait, évidente: 005 (la graphie du wi renvoyant au double zéro, et p correspondant au jeudi et donc au chiffre 5). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page147

PRÉDIRE 147 La société à l’épreuve du jeu

Juillet 2002, dans un bureau d’un laboratoire de recherche pari- sien. Avec Bénédicte, nous parlons de ce drôle de phénomène qui paraît devoir consumer la société birmane: la loterie. Un fait nous intrigue. Si les pratiques de prédiction ont pris avec une rapidité extrême chez les moines, en revanche, les médiums, responsables du culte des 37 nat – le culte des esprits qui constitue le deuxième pan du complexe religieux birman après le bouddhisme –, ne paraissent nullement, jusqu’à maintenant, s’engager dans ce type de pratiques. Les formes du culte sembleraient pourtant prédispo- ser les médiums à la prédiction, les fidèles demandant souvent, par leur truchement, de l’aide aux nat pour les affaires. Une telle absence n’en vient finalement que mieux souligner le rapport d’affinité élective, d’adéquation, au sens wébérien, exis- tant entre les pratiques de loterie et les catégories bouddhiques qui fondent la structure sociale birmane.

Une personne qui décide d’acheter un sur son cahier de loterie dit couramment qu’elle va «éprouver son karma» (kan san-), dans le sens de tenter sa chance. Dans la perspective bouddhique, rappe- lons-le, le karma (kan), la somme de tous les actes bons et mauvais effectués dans les existences passées et présente, constitue le prin- cipe fondamental qui régit la destinée des êtres. «Avoir un bon karma» et donc avoir de la chance (kan kaung-, expression employée dans nombre de situations), c’est disposer d’un impor- tant stock d’actions méritoires passées, qui favorisent une bonne renaissance ainsi que de bonnes conditions d’existence présentes et futures (réussite, richesse, bonne santé, etc.). Les principes de hasard et de chance, qui nous paraissent a priori présider au jeu de la loterie, existent donc bien dans la conception birmane, mais ils sont de fait confondus avec, ou plutôt subsumés par, la notion de karma, qui investit la loterie d’une logique plus réglée. Seule une personne ayant le karma adéquat (kan kaung-), dont le «karma participe, opère, contribue» (kan pa-), peut selon cette logique trouver le numéro gagnant et ce, quel que soit le type d’indications, rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page148

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phrases ou chiffres, fournies par un moine. Il ne s’agit cependant pas d’une conception strictement déterministe, fataliste, de l’exis- tence, plutôt d’une alchimie complexe, puisqu’un karma adéquat constitue une condition nécessaire mais non suffisante à la réussite au jeu. Encore faut-il permettre son actualisation, à la fois par un effort personnel (wiriya) – d’où les calculs longs et complexes auxquels se livrent les parieurs réguliers –, et par un appel à l’as- sistance du moine, plus précisément à sa compétence prédictive. Si la possibilité pour le parieur laïc de trouver le numéro gagnant dépend en dernière instance d’une logique karmique, la possibilité pour le moine de prédire ce numéro dépend de son degré personnel d’accomplissement spirituel. Parmi les diverses facultés surnaturelles que génère la pratique intense de la médita- tion de concentration – caractéristique de l’aspirant saint – figure la capacité de prédire ou de pressentir les événements futurs. C’est ainsi que certains moines de forêt se voient attribuer la capacité de connaître le numéro gagnant de la loterie. Lorsque l’on interroge des interlocuteurs monastiques ou laïcs à ce sujet, l’explication demeure d’ailleurs invariable: «il a une bonne concentration men- tale» (thamadi kaung-), dans le sens d’un degré élevé d’accom- plissement spirituel, supposant l’obtention de facultés surnatu- relles, ou du moins le déroulement de phénomènes non ordinaires autour du personnage qui révèlent son excellence spirituelle. Un tel moine est notamment sujet à des visions (ayon ya-), en rêve ou pendant ses séances de méditation. Ces visions lui fournissent la substance de ses prédictions, appelées ateik, terme qui a plusieurs significations possibles (passé, signe ou présage), mais qui désigne dans ces circonstances une légende ou une formule devant être interprétée pour prédire le résultat d’un jeu de hasard. Principe de l’accomplissement spirituel pour le moine et prin- cipe karmique pour le laïc ne constituent pas deux éléments idéo- logiquement et sociologiquement indépendants, et la situation de loterie, à travers la relation qu’elle met en scène entre moine et laïc, vient justement manifester et renforcer les liens qui nouent indissolublement ces deux principes et ces deux personnages. Mais si elle donne bien à voir la relation d’opposition complémen- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page149

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taire qui unit moine et laïc, la situation de loterie l’inscrit cepen- dant dans une modalité spécifique d’échange, qui diffère du mode ordinaire de réciprocité entre les deux personnages. Dans la situa- tion de loterie en effet, c’est le moine qui effectue généralement le premier don, sous la forme des indications qu’il fournit au laïc lors d’un prêche pour l’aider à trouver le numéro gagnant. Il ne reçoit aucun contre-don immédiat, celui-ci ne venant que plus tard, dans le cas où ses indications se sont révélées productives. Si la récipro- cité ordinaire entre moine et laïc exprime la position stable dont jouit à un moment donné chacun des partenaires dans sa commu- nauté respective – la quantité de dons faits par un laïc manifeste sa position dans la hiérarchie laïque, et la quantité de dons reçus par un moine sa position dans la hiérarchie monastique –, cette forme de réciprocité inversée et différée est, elle, régie par une dyna- mique d’évolution de la position sociale de l’un et de l’autre. La situation de loterie se caractérise par une sorte de mise à l’épreuve à la fois du degré d’accomplissement spirituel du moine et du karma du laïc. Cette mise à l’épreuve, en cas de réussite, fait évoluer la position de chacun des partenaires, évolution qui fonc- tionne selon un mécanisme de sanction réciproque. L’autorité du moine, à qui son caractère de renonçant au monde et son extério- rité par rapport aux questions matérielles et mondaines donnent un statut d’arbitre du karma des uns et des autres, vient légitimer les gains du parieur. Ces mêmes gains fournissent simultanément la démonstration irréfutable de sa puissance spirituelle. Si, de manière systématique, l’heureux parieur reverse au moine une par- tie de ses gains, il ne s’agit ainsi pas simplement d’une rétribution pour service rendu, mais aussi d’une manière de sceller la relation qui articule l’autorité sociale nouvelle du laïc (dont le karma favo- rable vient d’éclater aux yeux de tous) à l’autorité spirituelle du moine. Quant à ce dernier, le contre-don qu’il reçoit lui permet de financer la construction d’édifices religieux qui témoignent dura- blement de son degré élevé d’accomplissement spirituel et de la vénération dont il jouit. Ajoutons que, dans une telle situation, la hiérarchie entre les deux personnages demeure marquée. Un moine peut courir le rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page150

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risque de se tromper ouvertement en fournissant directement des chiffres, car il ne se trompe jamais véritablement. Selon les Bir- mans, c’est au laïc, à son insuffisance de karma favorable et d’ef- fort personnel, que reviendra d’abord la responsabilité de l’échec, manifestée par son incapacité à interpréter correctement l’indica- tion offerte par le moine. La situation de loterie peut en somme être considérée comme une re-présentation spécifique de la dépendance mutuelle et hié- rarchisée qui caractérise la relation entre moine et laïc. Elle implique en outre une mise à l’épreuve et une confirmation des catégories qui structurent cette relation. Les pratiques de loterie sembleraient alors constituer, dans la situation de tensions écono- miques et politiques actuelles, une manière de signifier la force et l’actualité de ces catégories et de cette relation qui sont au fonde- ment de la structure sociale birmane. L’intensification des pra- tiques de loterie, compte tenu des échanges entre moines et laïcs qu’elles impliquent, ne devrait donc pas être interprétée unique- ment comme la conséquence pratique d’une conjoncture écono- mique difficile caractérisée par un désœuvrement important de la population, mais également comme un moyen de réaffirmer le sys- tème de valeurs et de relations qui sous-tend l’organisation sociale birmane, et par conséquent comme un instrument effectif pour lut- ter contre les possibles effets néfastes de la conjoncture. Tout se passe comme si la société birmane, doutant d’elle-même, éprouvée et sur le qui-vive, cherchait à réassurer son assise. Ce qui se joue véritablement dans les pratiques de loterie, leur en-jeu, est la reproduction même de l’ordre culturel et social. Les effets de ce mécanisme de reproduction s’avèrent cepen- dant ambivalents, paradoxaux, puisqu’il est aussi source de pertur- bations. Selon l’expression même de Ma Aye, les fidèles viennent «causer des problèmes» (dokka pay-) aux moines en leur récla- mant les chiffres de loterie. Le terme dokka a un double usage en birman. Un usage courant, d’abord, qui renvoie à l’idée de pro- blème, de difficulté, avec l’expression très commune employée par Ma Aye: «causer des problèmes». Un sens plus proprement bouddhique ensuite (et dont dérive l’usage courant), dokka consti- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page151

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tuant l’un des termes les plus forts de la terminologie bouddhique: il désigne la douleur ou souffrance inhérente à toute existence, à laquelle le moine bouddhiste, par sa quête spirituelle, cherche jus- tement à échapper. Les fidèles qui, selon Ma Aye, poursuivent les moines pour en obtenir des prédictions ne font donc pas que les déranger par des sollicitations déplacées, mais entravent aussi, plus fondamentalement, leur quête spirituelle en les ramenant à des préoccupations mondaines. Le phénomène suscite d’ailleurs quelque contestation de la part d’une minorité de moines et de laïcs, qui jugent l’activité de pré- diction étrangère à la vocation du moine et même directement contraire au code de discipline monastique. S’il n’existe pas, dans ce code, de règle condamnant explicitement une pratique comme la prédiction des chiffres de loterie, les critiques qui réprouvent cette pratique (sans toujours refuser de bénéficier d’une prédic- tion...) considèrent toutefois qu’elle va à l’encontre du précepte monastique fondamental prohibant toute démonstration ostensible par un moine de ses pouvoirs surnaturels devant des laïcs. Surtout, favoriser le développement de la loterie, c’est favoriser un jeu moralement répréhensible parce qu’il avive le désir de gain maté- riel chez les fidèles. Le moine, qui a une responsabilité centrale dans le devenir moral de la société, ne devrait pas se livrer à ce type de pratique. Aux yeux de ces critiques, l’exercice de la pré- diction représente ainsi une dégradation inacceptable de la fonc- tion monastique, et donc une atteinte à l’idéal qui sous-tend et ordonne l’économie morale de la société. Les moines visés, s’ils sont sensibles à l’argument, se défen- dent néanmoins en soulignant que leur activité représente une sorte de mal nécessaire. Donner un prêche à l’occasion d’un tirage permet d’attirer beaucoup plus d’auditeurs, donc de diffu- ser plus largement l’enseignement bouddhique, et aussi, en cas de succès, de récolter des dons pour le financement d’entreprises de propagation de la religion (thathana pyu). Il n’en reste pas moins vrai que, du point de vue de l’idéologie bouddhique, l’attitude de certains personnages à l’identité religieuse floue, entre ermite et moine de « forêt », assis dans une grande avenue du centre ville rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page152

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de la capitale et arborant une pancarte indiquant qu’ils donnent les numéros de loterie, peut apparaître pour le moins scanda- leuse113. Exceptionnelles demeurent toutefois les sanctions décidées à l’encontre de moines prédisant les chiffres. La condamnation à un mois de prison de Letkhattaung Hsayadaw semble avoir eu un motif véritable autre (mais toujours énigmatique) que ses pra- tiques de prédiction qui ont servi de prétexte à la sanction. D’in- nombrables moines offrent dans toute la Birmanie des prédictions sur les numéros de loterie, sans pourtant encourir une telle sanc- tion, ni même d’avertissement de la part des institutions monas- tiques. Ces pratiques sont même ordinairement, sinon officielle- ment agréées, du moins activement tolérées par l’autorité politique et ses représentants, selon des intérêts bien compris. Le cas de la loterie illustre la manière dont le gouvernement, directe- ment ou par le biais des institutions monastiques nationales, use en général de l’arme de la discipline monastique : comme d’une épée de Damoclès, suspendue au-dessus de la tête des moines, et qui peut à tout moment être invoquée pour justifier des sanctions prises à l’encontre de tel ou tel personnage, voire pour motiver un processus de « purification » de la communauté monastique114. C’est pourquoi les moines régulièrement consultés par les parieurs, appréciant avec justesse les limites de la marge de manœuvre dont ils bénéficient, demeurent prudents, refusant par- fois de fournir directement des chiffres, faisant mine d’ignorer ostensiblement les fidèles prenant des notes en les écoutant, et interdisant de prendre toute photographie qui pourrait par la suite servir de preuve de leur activité. La relation entre ces moines et les autorités politiques s’avère caractéristique du fonctionnement général de la société birmane

113 Je suis redevable à Monique Skidmore (communication personnelle) pour ce der- nier exemple. 114 Le terme de «purification» est le terme utilisé par les sources birmanes officielles en langue anglaise lorsqu’elles traitent d’une réforme de la communauté monastique. En birman, le terme est thanshinyay, littéralement «nettoyage». Sur les rapports entre État et communauté monastique, cf. chapitre VI. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page153

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contemporaine. Une société où la duplicité et le trompe-l’œil sont généralisés, mais où il s’agit de nécessités fonctionnelles, qui opè- rent selon des règles non formalisées mais contraignantes. Agir et survivre dans un tel système, demeurer sur le fil du rasoir, exige une véritable compétence, un sens des règles du jeu, des règles de la tricherie, qui ne s’acquiert que par une longue pratique du sys- tème, donc par son acceptation, donc par le renforcement de son assise générale. Contrairement à celle de 1988, la société birmane de l’an 2000 est faite de tricheurs, «petits fabricants de servi- tude»115, non de briseurs de jeu116.

* La ville était paisible, comme figée même, stoppée net dans son élan depuis maintenant si longtemps. J’avais fait route en compagnie de U Awbatha, rencontré alors qu’il effectuait un pèlerinage à Thama- nya. Ex-fonctionnaire du département des carburants, U Awbatha avait pris la robe à l’âge de la retraite et passait le plus clair de son temps absorbé dans des calculs complexes sur les chiffres de la lote- rie. Sa table des tirages de la loterie thaïlandaise, portant sur les résultats des trente dernières années, était griffonnée d’inscriptions ésotériques. Thamanya est une destination phare pour les amateurs de loterie. Beaucoup des moines des monastères situés sur et à proximité de la colline fournissent des prédictions concernant les deux types de loterie, thaïlandaise et birmane. Thamanya Hsayadaw lui-même est fameux pour avoir indiqué à de nombreuses reprises la voie de l’enchantement mondain. La réputation du lieu est telle que, lorsqu’un pèlerin en revient, son entourage, s’il est adepte du jeu, lui demande immanquablement quels pronostics il en a obtenus. L’après-midi venait à peine de commencer, et nous décidâmes de rendre visite à Winsein Hsayadaw, aussi renommé pour ses pré- dictions que pour sa construction de la plus grande statue de boud-

115 Lefort (1976 : 249). 116 Sur la figure du briseur de jeu, individu qui se refuse à entrer dans l’univers des joueurs et à ratifier leurs règles, défiant ainsi leur légitimité et menaçant l’existence de la communauté qu’ils forment, cf. Huizinga (1951 : 32-33). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page154

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dha couché du monde. À notre arrivée, nous trouvâmes, assis à proximité du hsayadaw qui recevait les fidèles venus lui rendre hommage, un groupe d’une dizaine de personnes. Elles tenaient chacune un carnet qu’elles dissimulaient maladroitement et où elles inscrivaient les paroles, faits et gestes du moine. Celui-ci laissait faire, ignorant volontairement leur présence et leur activité. À notre retour, mon compagnon m’invita à séjourner dans le monastère où il résidait, dans un quartier populaire de la ville. Le lendemain matin, le chef de la police locale survint pour exiger que j’aille dormir à l’hôtel. J’allai plier bagage. Lorsque je revins dans la salle principale, je trouvai le chef de la police en pleine discussion avec le moine supérieur. Il le sondait sur ses pronostics pour le tirage de la loterie thaïlandaise du lendemain. Mawlamyine veillerait tard, ce soir-là. Au moment de quitter la ville, je m’interrogeai. Ce que j’avais vu témoignait-il d’une singularité birmane, s’expliquant par des circonstances propres à une société, à une culture et à une époque, ou fallait-il convenir qu’il existait, entre les Birmans et nous, non une véritable dissemblance, mais simplement une différence de degré; qu’à quelques nuances près, nous étions nous aussi des tri- cheurs, dérogeant régulièrement aux règles du jeu pour mieux imposer, ou nous soumettre à, l’ordre qu’elles instaurent? Autre- ment dit, se pouvait-il que l’assise et la dynamique d’un système social dépendent, pour partie, de la contravention même de ses valeurs et règles fondamentales; que l’étude et la compréhension de la production et de la reproduction d’un ordre symbolique pas- sent par une ethnographie de la tricherie? Le paradoxe ne revenait pas au simple constat de l’existence d’un écart entre la norme et la pratique, d’une inévitable distorsion entre l’idéologique et l’empirique, entre le faisceau d’idées et de valeurs que formule une société ou une partie de ses membres d’une part, et la réalité des pratiques d’autre part. Ce que le cas birman donnait à penser, c’était plutôt la possibilité que certaines pratiques accompagnent, nourrissent, sinon même fassent émerger, un système idéologique exprimant des idées et des valeurs qui en seraient l’antithèse; que l’infidélité régulière aux principes de ce rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page155

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système, l’exercice d’un droit d’infraction, puisse en définitive contribuer à expérimenter, à éprouver et à soutenir l’ordre que ses idées et valeurs promeuvent. Au bout du compte, semblaient me susurrer les Birmans, à quoi sert de jouer si on ne peut pas tricher? rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page156 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page157

Chapitre IV

Redistribuer

«Le grand moine m’a demandé de vous informer: son 88e anni- versaire sera célébré le sixième jour de la lune montante du mois de Waso [6 juillet 2000]. Les moines, novices et nonnes arriveront les deux jours précédents. Vous aussi êtes les bienvenus. Je vous invite de la part du grand moine. Il a également demandé que vous transmettiez la nouvelle quand vous rentrerez chez vous. Il n’y a pas de carton d’invitation. L’anniversaire est le six, venez donc le quatre ou le cinq. » Cette année, le grand moine a prévu de donner 2000 kyats à chaque religieux. Il pense qu’ils seront 10000. Les autres années, ils étaient entre 6000 et 10000. Cette année, peut-être 10000, peut-être même plus, j’espère. Vous pouvez imaginer. Le grand moine donnera de votre part aux religieux toutes les offrandes que vous lui faites. Il donnera à chacun 2000 kyats, une robe monas- tique, une ombrelle et une paire de sandales. Ce sont vos dons qui serviront à cette donation, c’est donc votre donation. Alors, venez! Et quand vous serez chez vous, passez la nouvelle, dites que l’an- niversaire est le sixième jour, et proposez d’y aller le quatrième ou le cinquième, dites que le grand moine vous invite, mais qu’il n’y a pas de carton d’invitation. Dites-le bien. » Il semble que le grand moine soit reposé maintenant. Je vais aller demander. Quelquefois, cela prend un peu de temps, patien- tez. Je vais aller voir. Ça y est, le grand moine va arriver. Préparez- vous, faites silence.»117

117 Cette exhortation est tirée d’un enregistrement réalisé à Thamanya une semaine avant la cérémonie d’anniversaire de l’année 2000. J’ai assisté deux fois à l’anniver- saire, en 1998 et 2000. Ce chapitre décrit les célébrations de l’année 2000. La cérémo- nie a une structure identique chaque année, avec l’introduction [suite page suivante] rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page158

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La publicité donnée à l’anniversaire du grand moine de Thama- nya par son entourage, qui commence son travail de battage plu- sieurs semaines, sinon plusieurs mois, avant la célébration, notam- ment lorsque les pèlerins attendent installés dans l’immense hall l’un des trois prêches quotidiennement délivrés par le hsayadaw, reflète l’importance de l’événement. S’il est courant en Birmanie de célébrer l’anniversaire de moines vivants très vénérés, aucune cérémonie d’anniversaire, aussi connu et vénéré soit le moine, n’at- teint l’ampleur et la complexité de celle de Thamanya Hsayadaw. Depuis le début des années 1990, cet événement, auquel partici- paient originellement une centaine de moines invités tout au plus, a évolué, suivant la vénération croissante dont jouissait le grand moine, en un événement national et même international, vers lequel convergent des dizaines de milliers de religieux et de laïcs. Le principe de base de la cérémonie est simple. Il consiste dans la redistribution par le grand moine, à tous les religieux présents pour l’occasion, d’une somme d’argent ainsi que du surplus d’ob- jets monastiques accumulés tout au long de l’année grâce aux dons qu’il reçoit. Toutefois, la structure de l’événement s’avère plus complexe. Son déroulement, planifié longtemps à l’avance, est aussi scandé par des dons effectués au bénéfice du moine par dif- férents acteurs individuels ou collectifs. L’anniversaire donne ainsi à considérer sur le vif l’entrelacement d’interactions que le proces- sus de production de la sainteté génère et dont il se nourrit. Il per- met d’envisager le niveau d’intervention respectif des différents participants dans ce processus, de prendre la mesure qualitative et quantitative de leur contribution, et d’observer les modes de rela- tion qui caractérisent la sainteté. Si chacun des dons effectués lors de l’anniversaire recèle une signification et des implications particulières, la cérémonie, loin de consister en la simple addition de ces différents dons, les arti- cule aussi en les inscrivant dans une configuration spécifique, où s’opère une mécanique de sanctification. En portant à leur

[suite de la note 117] possible de certains éléments originaux comme la participation du groupe de Taiwan en 2000. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page159

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paroxysme des pratiques de don qui prennent ailleurs des formes plus atténuées, c’est cette dynamique sanctifiante sous-jacente à la circulation des dons que la cérémonie fait apparaître.

Deux catégories de don bouddhique : réciprocité et redistribution

Avant d’entrer de plain-pied dans la cérémonie d’anniversaire, il convient de définir les deux types de don les plus courants enga- geant un moine dans une relation sociale et qui correspondent aux deux types de don observables lors de la cérémonie118. Il n’existe certes pas de termes distincts dans le vocabulaire bouddhique pour différencier ces types de don, qui se rapportent tous deux au même terme p›li-birman, dana, désignant le don comme principe et comme valeur, comme modalité fondamentale et reconnue d’ac- tion religieuse. Il paraît toutefois judicieux d’introduire une dis- tinction analytique, puisque les deux types présentent des diffé- rences importantes concernant les partenaires, les modalités et les effets du don. Une telle distinction, il faut le noter immédiatement, ne recou - vre pas l’ensemble des possibilités, elle ne constitue pas une typo- logie générale des dons impliquant un moine, et la caractérisation même des deux types de don qu’elle implique s’avère à certains égards réductrice. Elle n’en suffit pas moins à rendre compte de la réalité du don la plus commune et la plus élémentaire dans les sociétés therav›din, tout en permettant de poser les fondations nécessaires à l’analyse de la cérémonie d’anniversaire.

Le bouddhisme du Therav›da institue, rappelons-le, une distinc- tion primordiale entre moine et laïc, leur assignant un statut, un rôle et un mode d’existence différents et complémentaires. La

118 Les développements de cette section doivent beaucoup aux réflexions de Juliane S. Schober sur le don (1989 : 101-182), bien qu’ils ne reprennent pas exactement le modèle et les définitions de cet auteur. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page160

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relation entre ces deux personnages, relation qui est au fondement de la structure sociale de toute communauté therav›din, s’établit essentiellement par l’intermédiaire du don. La règle monastique, afin de libérer le moine de toute volonté ou désir de gain et plaisir matériels, lui interdit le travail rémunéré et le contraint à vivre de l’aumône. Ceci implique qu’il prenne ce qui est donné, quoi que ce soit, et qu’il s’en contente. Le moine dépend ainsi complètement des dons du laïc pour sa subsistance (nourriture, logement, vêtement, médication). Ces dons sont effec- tués à la fois quotidiennement et à l’occasion de tous les événe- ments impliquant une participation monastique, comme les fêtes du calendrier religieux, les mariages, l’installation dans une mai- son ou les funérailles. La règle de l’aumône permet en outre d’as- surer une communication régulière entre moine et laïc, autorisant le moine à accomplir sa mission sociale: diffuser et implanter durablement la doctrine bouddhique dans la société. Pour sa part, le laïc, dont l’objectif est d’améliorer son karma, trouve dans le don en général, et dans le don au moine en particu- lier, une source essentielle de mérite. Le moine, à qui son mode d’existence de renonçant au monde confère une relative pureté spi- rituelle, est considéré, selon la métaphore doctrinale, comme un «champ de mérite» productif, grâce auquel le laïc peut récolter un mérite conséquent en retour du don effectué. Bien que la doctrine bouddhique insiste plus fortement, concernant cette relation entre laïc et moine, sur l’importance à la fois de l’intention morale du donateur et de la pureté relative du bénéficiaire que sur celle de la quantité donnée, la plupart des bouddhistes conçoivent ce dernier critère comme essentiel à la portée méritoire d’un don religieux et au prestige social qui en est le corollaire. La métaphore doctrinale du moine comme «champ de mérite» s’avère cependant en partie trompeuse. Le moine ne fonctionne pas exactement comme un «champ» ordinaire. La relation qui s’établit entre moine et laïc par l’intermédiaire du don peut en fait être définie comme un mode de réciprocité asymétrique. La notion de réciprocité, entendue dans son sens courant, renvoie à une rela- tion d’échange entre deux partenaires dans laquelle un don maté- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page161

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riel est effectué par le premier, puis rendu ou retourné par le second via un autre don matériel. Le don bouddhique, cependant, implique une réciprocité inhérente à l’acte même de donner. En acceptant un don, c’est-à-dire en reconnaissant formellement l’acte vertueux effectué par un laïc de façon à permettre sa trans- formation en mérite, le moine place son autorité morale et sa puis- sance spirituelle au service de celui-ci en retour du soutien maté- riel qu’il lui apporte. Il annule de ce fait la dette que le don du laïc aurait pu générer. Le moine rend ainsi automatiquement, sans avoir à effectuer aucun acte apparent de réciprocité: un don accepté procure spontanément, instantanément et inévitablement du mérite au laïc qui l’accomplit. Le processus n’est contrarié qu’en cas de désaccord grave entre un moine et un laïc. Dans un tel cas, le moine peut en effet décider de «retourner son bol à aumône», c’est-à-dire refuser de recevoir tout don. En dehors de ces circonstances exceptionnelles, les deux parties ont bien l’obli- gation respective de donner et de rendre, mais le rendre est imma- nent au donner, il ne peut en être dissocié: pour le laïc, donner c’est déjà recevoir, et pour le moine, recevoir c’est déjà avoir rendu. La passivité même du moine constitue en fin de compte une forme d’activité qui participe à la relation d’échange. La réciprocité de la relation entre moine et laïc prend par ailleurs une forme supplémentaire, puisqu’il est escompté que le moine, en retour du soutien matériel laïque, remplisse sa fonction de dispensa- teur de l’enseignement du Bouddha. Un acte de don matériel par un laïc à la communauté monastique est ordinairement associé au «don de la Doctrine» (damma dana) par les moines, l’un d’entre eux «donnant un prêche» (teya pay-) pour l’occasion119.

Si les modalités et les implications de la réciprocité entre moine et laïc au travers du don sont relativement familières aux spécialistes du bouddhisme, un second type de don est plus largement

119 Sur l’interdépendance entre don matériel par le laïc (p. ›misa d›na) et don de la Doctrine par le moine (p. dhamma d›na), cf. le passage d’un texte canonique, le Iti- vuttaka, cité in Wijayaratna (1983 : 144). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page162

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méconnu, sans doute parce qu’il joue un rôle sociologique sensi- blement moins important que le don du laïc au moine. Ce second type, implicitement reconnu comme pleinement légitime dans cer- tains passages de la discipline monastique120 et anciennement attesté dans le bouddhisme121, consiste dans la redistribution par un moine à d’autres moines des dons qu’il a reçus des fidèles laïcs. Cette pratique est peu développée chez les moines ordinaires, en dehors d’une redistribution interne qui voit le moine supérieur, recevant le plus d’offrandes, en remettre sans cérémonie une partie aux autres résidants de son monastère, voire les répartir de façon égale entre eux. Seule une étroite minorité de moines pratique la redistribution à une échelle qui dépasse le cadre de leur monastère, en redistribuant au profit de nombreux autres moines l’important surplus de dons qu’ils ont accumulés grâce à la vénération dont ils jouissent. Une telle pratique de redistribution extensive par un moine manifeste l’excellence de son renoncement au monde. Redistri- buer sans garder les immenses richesses qu’il reçoit est un signe indubitable de son haut degré de détachement et donc d’accom- plissement spirituel. Cependant, refuser tout don excédant le strict minimum vital ne serait-il pas une manière plus simple et plus frappante encore pour un moine d’affirmer ostensiblement son détachement ou absence de désir? En fait, accumuler des dons et les redistribuer est aussi significatif en ce que cette pratique opère comme un mécanisme non institutionnel de hiérarchisation au sein de la communauté monastique. Le moine qui redistribue démontre sa supériorité sur les moines bénéficiaires de la redistribution en donnant à voir les dons importants qu’il reçoit et en établissant une relation de patronage avec ces moines.

En somme, les deux grands types de don impliquant un moine dans une relation sociale diffèrent par le statut et le nombre de per- sonnes engagées dans la relation de don, par la place du don effec-

120 Cf. Schopen (1997 : 74-75). 121 Cf. Thapar (1982 : 289). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page163

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tué dans la circulation générale des dons bouddhiques, et par les effets sociologiques du don. Le premier type de don est fondé principalement sur la réciprocité et une relation hiérarchique entre deux partenaires de statut différent (moine et laïc), le second sur la redistribution et une relation entre des acteurs qui ont un statut identique (moine et autres moines). L’un consiste dans la première étape de circulation des dons: le don du laïc au moine; l’autre, dans une deuxième étape de circulation: la redistribution par le moine à d’autres moines des biens qui lui ont été donnés. L’un manifeste et confirme l’inégalité statutaire entre laïc et moine tout en ayant des effets de prestige pour les deux partenaires dans leur communauté respective, l’autre opère une différenciation entre moines, conjointement à d’autres facteurs affectant la hiérarchie monastique, comme l’ancienneté ou l’érudition scripturaire. L’échange entre moine et laïc pourrait toutefois être caractérisé comme impliquant à la fois réciprocité et redistribution. Le mérite que le laïc acquiert par le don est, grâce à la récitation d’une for- mule spécifique, généralement partagé avec – ou «redistribué» à – toutes les autres créatures vivantes. En outre, lorsqu’il procède à la donation d’un repas à un groupe de moines, un fidèle offre aussi habituellement de la nourriture à un groupe d’invités laïcs. D’où un possible modèle général du système des dons dans la société birmane, à partir d’une distinction entre «échange primaire ou res- treint» (offrande rituelle du laïc au moine) et «échange secon- daire» (formes de redistribution soit entre laïcs, soit entre moines)122. Cependant, dans la perspective adoptée ici, qui se concentre sur l’action du moine, il demeure une différence essen- tielle entre les deux types de redistribution ou échange secondaire. Il est escompté que le mérite et la nourriture partagés avec d’autres par un donateur laïc soient rendus en une autre occasion par les bénéficiaires, s’ils peuvent se le permettre matériellement et hié- rarchiquement. Quand ils organiseront eux-mêmes une cérémonie de donation, ils convieront à leur tour leur ex-hôte à partager les bénéfices de leur acte vertueux. Mais aucune réciprocité de cette

122 C’est le modèle proposé par Juliane S. Schober (1989 : 104-107, 117-118, 120). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page164

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sorte n’opère dans la pratique de la redistribution par un moine à d’autres moines. Ces derniers ne sont nullement engagés à rendre quelque chose au moine redistributeur. Ceci reviendrait implicite- ment et de manière assez offensante à mettre en doute son déta- chement et à nier sa supériorité123. On ajoutera, autre nuance à apporter à la catégorisation propo- sée ici, que la pratique de la redistribution par un moine peut aussi bénéficier aux laïcs. Ainsi, Thamanya Hsayadaw finance la construction d’écoles publiques et de routes. Cela étant dit, les deux catégories de don bouddhique impli- quant un moine, réciprocité et redistribution, telles qu’elles ont été définies précédemment, suffisent pour rendre compte de l’événe- ment spécifique qui nous intéresse: l’anniversaire de Thamanya Hsayadaw. Les formes que prennent ces deux types de don au cours de la cérémonie demandent cependant à être examinées d’un point de vue ethnographique afin de mettre au jour précisément les manières dont le don sanctifie. Tout acte de don présente deux aspects indissociables: une dimension performative (strictement maussienne, pourrait-on dire), soit la manière dont le don mani- feste, renforce ou modifie un certain rapport entre des acteurs indi- viduels ou collectifs; une dimension contextuelle, soit la manière dont le don est articulé sur certains éléments de la culture du dona- teur, sur certains principes et valeurs structurant sa communauté d’origine, et sur une conjoncture spécifique. C’est la combinaison de ces deux dimensions, performative et contextuelle, qui insuffle à l’acte du don sa pleine puissance sociologique. Autrement dit, si le don construit, matérialise et reproduit des relations sociales, il le fait à chaque fois dans un contexte de référence spécifique qui doit être pris en compte pour apprécier pleinement ses modalités de mise en œuvre et ses effets, pour, en un mot, envisager le travail du don.

123 Juliane S. Schober note aussi cette différence essentielle (ibid.: 105). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page165

REDISTRIBUER 165 L’anniversaire de Thamanya Hsayadaw (I) : une réciprocité multiforme

À l’approche de l’anniversaire de Thamanya Hsayadaw, le groupe des upathaka, assistants laïcs du grand moine, met en place un stand à donations animé par un petit orchestre à percus- sions. Le stand se trouve dans la rue principale, au pied de la col- line sur laquelle le hsayadaw s’installa en 1980. La région était alors une zone de conflit entre troupes birmanes et rebelles kayin. Quelques années après son installation, s’appuyant sur son aura grandissante, le grand moine établit un sanctuaire de trois miles de rayon autour de la colline (25 kilomètres carrés), terri- toire protégé des tourments de la guerre où résidants comme pèlerins visiteurs doivent pratiquer le végétarisme, fondement de la non-violence. Thamanya Hsayadaw appartient à l’un des prin- cipaux groupes ethniques régionaux, les Pao. Ceci évita que son action fût perçue localement comme un vecteur de domination birmane. Le commandant birman de l’État kayin laissa par ailleurs au moine le champ libre, escomptant le voir jouer un rôle dans la pacification de la région. Pris entre deux feux, souffrant des exactions et réquisitions aussi bien des soldats birmans que des groupes rebelles kayin, de plus en plus de villageois kayin et pao de la région vinrent se réfugier à Thamanya. Au tournant des années 1990, une ville champignon surgit au pied de la colline. Le grand moine la bap- tisa Thayawady, la « Cité agréable ». Ses 15 000 habitants (leur nombre précis demeure incertain) vivent essentiellement des activités du pèlerinage. La population religieuse installée dans le périmètre de Thamanya est d’environ 400 moines et novices, ainsi que 200 nonnes. Les religieux demeurent dans les quinze monastères construits sur la colline, et dans les trente à quarante autres monastères dispersés sur le reste du domaine du grand moine. Le terme birman upathaka désigne ordinairement un dévot laïc fournissant une assistance quelconque à un moine. Dans le cas de Thamanya, il s’agit généralement d’hommes âgés, d’ori- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page166

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L’anniversaire de Thamanya Hsayadaw

THAMANYA HSAYADAW

11 h 11 h

10 000 religieux 9 h 30 assistant à Pèlerins l’anniversaire laïcs, 8 h 30 sommet de Groupe de la colline Taiwan, pied de Procession la colline des upathaka

Champ de Champ de la la réciprocité redistribution

Légende

Circulation des dons

Circulation du mérite

Médiation opérée par Thamanya Hsayadaw entre le champ de la réciprocité et le champ de la redistribution rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page167

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gine pao comme le grand moine, et dont l’activité principale consiste à collecter des dons tout au long de l’année. Ils sont aisément reconnaissables à leur habit blanc, couleur tradition- nelle arborée par les laïcs qui se consacrent au soutien de la reli- gion bouddhique en se dévouant à plein temps au service de la communauté monastique (s’habiller de blanc en permanence s’avère toutefois rare en dehors de Thamanya, l’habit n’étant habituellement revêtu que dans certaines circonstances). Ils for- ment régulièrement un cortège pour des collectes mobiles, par- courant toute la ville, rue par rue, en invitant les fidèles à la géné- rosité. Tous les quinze jours, ils se rassemblent pour aller remettre la somme des dons reçus à Thamanya Hsayadaw124. Les ressources du pèlerinage demeurent entièrement entre les mains du grand moine, à qui toutes les donations doivent être remises. Il conserve ces sommes – astronomiques au regard du niveau de vie des Birmans – dans la petite pièce qu’il habite, et en use à son gré. Il n’existe aucune comptabilité à Thamanya. Le grand moine, désireux qu’il est de préserver sa complète liberté dans l’usage de ces fonds, n’a pas mis en place de gawpaka, institution locale composée de laïcs chargés de l’administration des biens religieux d’une pagode ou d’un grand monastère. En monopoli- sant ainsi le faramineux produit du pèlerinage, Thamanya Hsaya- daw tente peut-être d’éviter tout détournement ou malversation (il est certain qu’il n’y arrive pas complètement), mais il se donne surtout la maîtrise personnelle de ces ressources et de leur allocation. Toutefois, le grand moine ne touche jamais l’argent lui-même, en public du moins. Les dons qui lui sont faits sont généralement placés dans un bol posé devant lui ou remis à des assistants. Au travers de ce strict respect de l’un des préceptes fondamentaux imposés à tout moine – mais qui s’avère rarement suivi à la lettre –, Thamanya Hsayadaw manifeste à son audience laïque son détachement des biens matériels, sa distance avec le monde.

124 Je dois à Keiko Tosa (communication personnelle) certaines précisions concernant les upathaka à Thamanya. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page168

168 RENONCEMENT ET PUISSANCE

Ce sont les upathaka qui inaugurent la cérémonie le jour de l’anni- versaire, vers 8h30 du matin. Suivis d’habitants de Thamanya, ils partent en cortège du pied de la colline et gravissent la route qui serpente jusqu’au sommet, accédant à un vaste hall de prêche où le grand moine fera bientôt son apparition. Ils portent deux structures en bois ayant la forme d’arbres, qui sont couvertes d’argent en billets collecté les semaines précédentes, et qu’ils déposent au pied du trône de prêche. Ce type d’offrande est très couramment utilisé en Birmanie pour la fête de Kahtein, en octobre ou novembre, lorsque les villageois, à la fin des trois mois de la saison de retraite monastique, offrent collectivement aux moines locaux des robes ainsi que, suspendus à un tel arbre, de l’argent et d’autres produits nécessaires. Un tel don exprime la relation qui unit la communauté laïque villageoise aux moines du monastère qu’elle soutient, com- munauté considérée dans son entier, en tant que collectivité sociale hiérarchisée (l’identité de chacun des donateurs est souvent men- tionnée d’une façon ou d’une autre, la quantité donnée marquant la position sociale de chacun dans la société locale). Dans le contexte de l’anniversaire, la signification d’un tel style d’offrande se voit amplifiée du fait de l’affinité entre le symbolisme de l’arbre à billets et le fonctionnement de Thama- nya. La structure en bois utilisée dans les cérémonies de donation symbolise l’arbre padaytha, que l’on trouve, selon la cosmologie bouddhique, sur l’île du nord, Uttarukuru. Cette île est l’une des quatre grandes îles ou continents qui entourent la montagne axiale, le Mont Meru (les humains ordinaires vivent sur l’île du sud, Jambudıpa). Les habitants de Uttarakuru ont une durée d’existence de 1000 ans. Bien qu’ils soient voués à ne jamais recevoir l’enseignement d’un bouddha, l’arbre padaytha leur per- met de vivre dans un type de société idéale, une société d’abon- dance. Cet arbre, en effet, ne donne pas de simples fruits, mais du riz et des vêtements précieux qui se renouvellent constamment. La population n’a donc aucunement besoin de travailler et de s’inquiéter pour ses ressources125. Il existe par ailleurs une expres-

125 Cf. Sangermano (1995 : 11). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page169

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sion birmane, « l’époque de l’arbre padaytha » (padaytha bin khit), désignant une époque de prospérité et d’abondance. Des références à l’arbre padaytha sont aussi présentes dans le vocabu- laire politique birman. Peu avant la proclamation de l’Indépen- dance, pour l’obtention de laquelle il avait joué un rôle détermi- nant, le général Aung San prévint ses concitoyens qu’il ne fallait pas s’attendre à ce que l’arbre padaytha pousse immédiatement en Birmanie avec l’émancipation nationale. Plus tard, pendant la période parlementaire (1948-1962), des politiciens promirent au contraire une société d’abondance qui verrait fleurir l’arbre padaytha. Puis le régime de la « Voie birmane vers le socialisme » (1962-1988) nomma les magasins de type coopératif qu’il institua des « magasins padaytha »126. Le symbolisme de l’arbre padaytha résonne ainsi d’un accent proprement utopique, qui fait écho au projet du grand moine de Thamanya de faire de son domaine une aire pacifiée et prospère. Cette ambition se manifeste notamment dans la nourriture abon- dante et inépuisable que le grand moine offre à tous, résidants et pèlerins, laïcs et religieux. Au sommet de la colline se trouve un réfectoire où du riz, un curry de légumes et de la soupe sont servis tous les jours de l’année, gratuitement et à satiété. Une part impor- tante de la légende de Thamanya Hsayadaw vient de cette fonction nourricière qu’il assume dans des proportions dépassant de loin toute pratique similaire par quelques autres moines birmans. On considère en outre que cette nourriture, du fait qu’elle est offerte par le hsayadaw, est dotée de vertus protectrices et thérapeutiques. L’abondance et le pouvoir de la nourriture à Thamanya sont d’au- tant plus significatifs et remarquables que le pays est sans cesse en proie à des pénuries alimentaires et à l’inflation. Certains aiment même à dire que «le grand moine pourrait nourrir toute la Birma- nie», écho à un principe ancien: «Lorsque des hommes illustres pour leur sainteté et leur vertu brilleront [sur l’île du sud, le conti- nent des hommes], alors des arbres padaytha pousseront. Un

126 Sur ces références à l’arbre padaytha dans le vocabulaire politique birman, cf. Houtman (1999 : 261). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page170

170 RENONCEMENT ET PUISSANCE

déluge d’or, d’argent et de pierres précieuses tombera du ciel. La mer aussi déposera sur son rivage différentes sortes de trésors. Et tout ce qui sera planté fructifiera miraculeusement»127.

Au moment même où le cortège des upathaka se dirige vers le sommet de la colline, en bas, dans le monastère où le grand moine réside depuis 1995, se prépare une autre donation. Cette année, un groupe de nonnes et de laïcs venus de Taiwan a décidé d’apporter sa contribution à l’anniversaire. Ils offrent à Thamanya Hsayadaw une somme d’argent qui permettra de doubler celle qu’il avait ini- tialement prévu de distribuer aux religieux participants. Le groupe de Taiwan, vingt-cinq personnes environ, n’arrive que le matin même de l’anniversaire, accompagné d’un interprète birman. Après que les nonnes taiwanaises ont procédé à une récitation dans leur langue, Thamanya Hsayadaw leur répond en birman, susurrant des formules religieuses. Un caméraman filme la séquence, ce qui permettra de faire la publicité de l’événement au retour sur l’île. Le don une fois remis, le groupe quitte immédiate- ment Thamanya sans assister à la suite de la cérémonie. Alors que le don effectué par les laïcs de Thamanya évoquait l’histoire et le contexte locaux, le don effectué par ce second groupe renvoie à un contexte entièrement différent et bien loin- tain: la situation religieuse à Taiwan. Cette donation apparaît de prime abord surprenante pour qui a quelques notions générales de bouddhisme. Les Taiwanais pratiquent en effet la version chinoise du bouddhisme du Mah›y›na ou bouddhisme du Grand Véhicule, branche qu’on a coutume d’opposer au bouddhisme du Therav›da. Il a déjà été souligné qu’en Birmanie, l’opposition au bouddhisme du Mah›y›na, considéré comme un phénomène de dégénérescence religieuse, demeure vive. La désignation d’une croyance ou d’une pratique comme étant de type mah›y›nique constitue une façon commune de la frapper d’anathème.

127 Cité in Sangermano (1995 : 41; ma traduction, à partir de l’anglais). L’auteur rap- porte la prédiction d’un manuscrit birman qu’il a consulté pendant son séjour en Bir- manie (1783-1808). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page171

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Taiwan connaît depuis une vingtaine d’années un mouvement de renouveau bouddhique128. Certains acteurs de ce mouvement considèrent que l’un des moyens de restaurer un bouddhisme authentique dans l’île est d’aller puiser dans les ressources spiri- tuelles des sociétés therav›din. Celles-ci, qui ont historiquement maintenu une pratique continue du bouddhisme, sont regardées comme les dépositaires des traditions les plus conformes à l’esprit originel de cette religion. Aux yeux des Birmans comme des fidèles étrangers qui le révèrent, Thamanya Hsayadaw représente une incarnation exemplaire du renoncement bouddhique et de son activité centrale, la méditation (bien qu’il ne l’enseigne pas). La participation du groupe taiwanais à l’anniversaire semble ainsi relever d’une volonté d’affirmer la vitalité nouvelle du boud- dhisme à Taiwan en affichant sa relation avec l’un des hauts lieux du bouddhisme birman129. L’histoire du bouddhisme en Asie est ponctuée d’échanges reli- gieux entre différentes sociétés, lorsque des moines ou des respon- sables politiques souhaitaient lancer un mouvement de renouveau ou de réforme dans leur pays. Mais dans le cas présent, chose peu commune, la relation s’établit entre deux pays pratiquant deux branches du bouddhisme ordinairement opposées. La participation du groupe taiwanais à l’anniversaire est un signe du possible ren- forcement des relations entre les représentants de ces deux branches qui s’ignorent toujours très largement dans la pratique. Les liens qui s’établissent par le don transcendent ainsi non seule- ment les frontières territoriales mais aussi les frontières doctri- nales, favorisant l’émergence d’une communauté bouddhique transnationale et transdoctrinale.

Dehors, la pluie commence à tomber, signe que certains considè- rent comme de bon augure. Il est 10h30 environ lorsque Thama-

128 Sur l’histoire du bouddhisme à Taiwan et sur les formes prises par le renouveau actuel, cf. Kuo (1997). 129 Je dis «semble relever», parce que, faute d’avoir su saisir, lors de l’événement, l’im- portance de la participation du groupe taiwanais et de lui avoir donc porté l’attention qu’elle méritait, je ne dispose pas des éléments nécessaires à sa pleine interprétation. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page172

172 RENONCEMENT ET PUISSANCE

nya Hsayadaw, assis sur le siège du passager avant de l’un de ses véhicules japonais à quatre roues motrices, quitte son monastère au pied de la colline. Depuis son installation dans ce monastère, ses prêches ont ordinairement lieu dans la grande salle jouxtant son bâtiment d’habitation. À l’occasion de l’anniversaire, il va délivrer un prêche exceptionnel au sommet de la colline. À la sortie du garage, la foule s’agglutine autour du véhicule qui roule au pas, les fidèles touchant la carrosserie ou se proster- nant à même le sol détrempé. La plupart des pèlerins laïcs sont installés dans le vaste hall de prêche au sommet, attendant l’appa- rition du grand moine. À son arrivée, celui-ci, marchant avec diffi- culté, est soutenu par deux assistants qui l’emmènent jusqu’au trône de prêche. L’atmosphère est fiévreuse. Les fidèles age- nouillés forment une haie des deux côtés de l’allée. Une fois le moine passé, la foule se referme immédiatement derrière lui, blo- quant l’accès au hall de prêche, bondé. De sa voix chevrotante, apparemment très fatigué, Thamanya Hsayadaw donne son prêche. Il le conclut comme à son habitude avec une récitation qui infuse du pouvoir aux fidèles (theikdi tin-). Alors que ceux-ci se concen- trent mentalement sur une chose qu’ils souhaitent (réussir un exa- men, etc.), certains tenant fermement dans leurs mains un objet qu’ils ont apporté – souvent un chapelet –, le grand moine récite d’une voix inaudible une formule basée sur les Huit Victoires du Bouddha, huit événements qui virent le Maître triompher d’adver- saires incarnant le mal. Souvent, de cette façon, avant ou après un don mais dans le cadre immédiat de l’échange, un moine, en fonc- tion de son degré d’accomplissement spirituel, peut fournir le sti- mulus surnaturel nécessaire pour l’actualisation du karma positif d’un fidèle ou pour contrecarrer un karma négatif, en infusant la personne avec son pouvoir. Après le sermon, les fidèles défilent devant le trône où le grand moine domine. Chacun dépose son don, généralement une robe, une ombrelle ou de l’argent.

Le cloisonnement entre les trois groupes de donateurs laïcs partici- pant à la cérémonie d’anniversaire ainsi que le style contrasté de rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page173

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leur don reflètent le relatif cloisonnement entre les contextes de référence de leur action. Une telle juxtaposition montre comment se construit et s’intensifie le charisme d’un moine: il s’agit d’un processus par lequel le personnage en vient à incarner un idéal religieux le plus universel possible, à fixer sur sa personne les attentes les plus diverses des laïcs et à servir par conséquent de médiateur dans les contextes les plus variés. Autrement dit, si l’élément de réciprocité dans la relation entre moine et laïc (précé- demment définie comme un échange entre soutien matériel et aide à la fabrication de mérite) demeure identique en termes boud- dhiques quelle que soit la situation de don considérée, chaque situation de don demande à être différenciée en termes symbo- liques. Par sa compétence sainte – par le type de figure religieuse qu’il incarne, par son pouvoir surnaturel et par son action dans son domaine –, Thamanya Hsayadaw représente un médiateur de paix et de prospérité pour les résidants de Thamanya, un médiateur de renouveau religieux pour les Taiwanais, et un médiateur d’espoir et de protection pour les pèlerins ordinaires. Ce phénomène, qui voit les groupes les plus disparates se tour- ner vers une figure religieuse et l’investir d’une fonction symbo- lique de médiation – en un mot, de charisme –, constitue un pro- cessus cumulatif de sanctification. La quantité croissante de dons reçue par un moine permet de mesurer son progrès dans ce proces- sus, elle est un étalon et un mode de production et de confirmation de sa sainteté. À cet égard, l’anniversaire de Thamanya Hsayadaw, avec les différents dons qui lui sont faits à cette occasion par des individus et des groupes d’origines si variées, constitue l’aboutis- sement et le point culminant du processus de sanctification, lorsque le moine considéré est parvenu au faîte de sa gloire. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page174

174 RENONCEMENT ET PUISSANCE L’anniversaire de Thamanya Hsayadaw (II) : le don qui glorifie, le don qui aplatit

Vers 11 heures, alors qu’au sommet de la colline les pèlerins font toujours la queue pour remettre leurs dons à Thamanya Hsayadaw, au pied de la colline les assistants laïcs et religieux du grand moine commencent à procéder à une distribution géante d’offrandes à la dizaine de milliers de religieux répartis dans différents bâtiments. Les moines, novices et nonnes présents reçoivent une robe, une ombrelle, une couverture, ainsi qu’une somme de 2000 kyats130. Les nonnes reçoivent aussi du riz non cuit, marque de leur infériorité par rapport aux moines à qui est généralement offert du riz cuit.

Le flot de richesses que les fidèles versent continûment sur sa per- sonne comporte un certain risque pour une figure religieuse du type de Thamanya Hsayadaw. Certes, ces richesses expriment la vénération dont il jouit et sont une manifestation visible de sa sain- teté; elles sont donc un moyen indispensable de confirmation de sa perfection spirituelle. Mais elles représentent en même temps une menace pour l’image de renonçant absolu qu’il s’est forgée en abandonnant, en 1980, ses fonctions de supérieur de deux monas- tères villageois, et en s’installant sur une colline déserte pour prati- quer la méditation. Tout se passe alors comme si la redistribution des biens permettait au grand moine de résoudre la tension latente entre la nécessaire attraction de dons attestant publiquement sa sainteté d’une part, et la manifestation de l’état de détachement indispensable à cette image de sainteté d’autre part131. L’affirmation par Thamanya Hsayadaw de son renoncement via l’activité de redistribution culmine et trouve sa plus forte dramati- sation dans la cérémonie d’anniversaire. Le coup de génie du grand moine, son style singulier dans la célébration de cette céré- monie qui est, on l’a dit, commune en Birmanie pour les moines

130 Pour indication, on peut dire que 2000 kyats permettaient à l’époque (en juillet 2000) de s’offrir dix repas dans un restaurant birman ordinaire. 131 Cf. également Schober (1989 : 105). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page175

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les plus vénérés, consiste dans la parfaite simultanéité entre la scène du don des pèlerins et la scène de la distribution aux reli- gieux, entre l’acte de recevoir et l’acte de redistribuer, entre réci- procité et redistribution. Si, en pratique, ce ne sont évidemment pas les mêmes biens qui, reçus en haut, sont distribués en bas – ceci empêcherait toute simultanéité – et si le moine de Thamanya conserve donc temporairement d’immenses richesses, symbolique- ment ce qui est donné est bien immédiatement redistribué. Jamais en outre, tout au long de l’anniversaire, Thamanya Hsayadaw, qui est le pivot et le chef d’orchestre de la série de dons qui s’opère, ne touche l’argent ou tout autre présent qu’il reçoit. Mettre l’accent sur le rôle actif du grand moine dans l’orches- tration générale de l’anniversaire et dans sa mécanique sanctifiante ne revient pas à dire qu’il maîtrise tous les paramètres de la céré- monie et en calcule savamment tous les effets. Le groupe de Tai- wan vient ainsi amplifier l’événement à partir de motifs étrangers à Thamanya et à la société birmane, motifs dont Thamanya Hsaya- daw sait peu de choses, sinon rien. Néanmoins, le hsayadaw dis- pose sans doute aucun d’un sens aigu de la dramatisation, une aptitude intuitive à mettre en scène le répertoire culturel birman de la sainteté, qui fait de l’anniversaire la manifestation éclatante de sa perfection spirituelle. Des fidèles disent, à propos de la grande redistribution, que Thamanya Hsayadaw «accomplit la Perfection dans le Don» (dana parami hpyay-). Ceci fait directement référence à un modèle de renoncement familier à tous les bouddhistes, le récit de l’avant- dernière existence humaine du futur Bouddha. Ce récit, le Vessan- tara-J›taka, exemplifie l’accomplissement du futur Bouddha dans l’une des Dix Perfections ou Grandes Vertus, celle du don (dana). Un accomplissement qui constitue une condition préalable à l’ob- tention de la bouddhéité ou de la sainteté ordinaire132. Le Vessantara-J›taka met en scène une série de dons spectacu- laires effectués par le héros éponyme du récit, prince héritier puis

132 Pour le récit intégral du Vessantara-J›taka dans sa version canonique, cf. Cowell (1907 : 241-305). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page176

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souverain du royaume de Sivi. Pour accomplir la Perfection dans le Don, Vessantara donne volontairement d’immenses richesses matérielles, ainsi qu’un bien sacré et donc théoriquement inalié- nable, l’éléphant blanc. Blâmé par la population pour ce dernier don, il accepte de renoncer à la fonction royale. Après avoir refusé le nouveau royaume qu’on lui offre, il se retire dans la forêt pour mener une existence ascétique. C’est durant cette période érémi- tique qu’il procède à son plus grand acte de renoncement, en fai- sant don de ses propres enfants puis de sa femme qui l’avaient suivi dans son exil forestier. Plus qu’un modèle de simple renoncement, le Vessantara- J›taka représente un modèle de renoncement absolu, où le héros manifeste le degré ultime du détachement. Mais cette histoire apparemment tragique s’achève par un retournement complet de situation. Vessantara effectue un retour triomphal dans son ancien royaume, remonte sur le trône, et retrouve femme et enfants. Son nouveau règne est marqué par une immense prospérité grâce à une averse de pierres précieuses déclenchée par Sakka (Thagyamin en birman), dieu des divinités et protecteur du bouddhisme. Ceci per- met à Vessantara d’effectuer des dons généreux jusqu’à la fin de ses jours. À sa mort, Vessantara renaît au ciel Tusita, l’un des six ciels d’êtres célestes selon la cosmologie bouddhique, où il attend sa dernière existence humaine, celle où il atteindra la bouddhéité. Paradoxalement, comme cette histoire le montre, le renoncement absolu n’est pas la source d’un dénuement extrême. Il débouche au contraire sur une plus grande richesse. C’est ce paradoxe qu’illustre également le cas de Thamanya Hsayadaw: plus il donne, plus il est vénéré, et donc plus il reçoit, et donc plus il donne... Ainsi parle le grand moine: «On dit qu’un pouvoir ou perfection (theikdi) est accompli si on fait ce qu’il faut pour qu’il soit accompli. Maintenant, il y a tout ce qui est nécessaire sur la colline parce que j’ai fait ce que je devais faire. Je peux nourrir quotidiennement tous les pèlerins, parce que celui qui nourrit est nourri à son tour»133.

133 Cité in Lon La Shin & Maung Di Pa (1993 : 49). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page177

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Il peut sembler contradictoire que beaucoup de Birmans consi- dèrent Thamanya Hsayadaw comme un saint tout en voyant dans l’anniversaire un mode d’accomplissement de la Perfection dans le Don. Un tel accomplissement ne précède et ne conditionne-t-il pas normalement l’accession à la sainteté? En fait, comme il a déjà été mentionné à propos des pratiques ascétiques, un personnage comme le grand moine de Thamanya écrase en quelque sorte le très long processus de sanctification qui court théoriquement, selon la doctrine bouddhique, sur d’innombrables existences, il en actualise de nombreux aspects dans sa seule existence présente, et ceci implique parfois certaines contradictions d’un point de vue strictement doctrinal.

À la différence du Vessantara-J›taka, qui dépeint une situation relativement commune où un riche et puissant laïc pratique le don avec largesse au bénéfice de personnages religieux, l’épisode cen- tral de l’anniversaire de Thamanya Hsayadaw met en scène un religieux qui donne à d’autres religieux. La relation spécifique qui s’établit de ce fait entre le grand moine et le reste de la commu- nauté monastique s’avère au fondement de sa sainteté. La plupart des moines participant à l’anniversaire sont des reli- gieux récemment ordonnés. Il semble que la participation à l’anni- versaire soit une façon de marquer psychologiquement et publique- ment leur appartenance à la communauté monastique, elle vient en quelque sorte confirmer leur nouveau statut religieux après le rite de passage formel qu’est l’ordination. La cérémonie suscite en revanche des réactions négatives de la part d’un certain nombre – une étroite minorité – d’autres moines birmans, souvent des supé- rieurs de monastères urbains importants ou des moines ayant des responsabilités dans les institutions monastiques officielles. Ceux- ci refusent catégoriquement d’assister à l’événement et l’interdisent même parfois aux autres résidants de leur monastère. Ils voient dans la cérémonie une source de corruption des mœurs monas- tiques. Il est vrai que le déroulement de l’anniversaire donne lieu à quelques infractions criantes à la discipline monastique, infractions qui, comme la consommation de nourriture après midi, se produi- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page178

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sent rarement ou en tout cas de manière beaucoup plus discrète dans le courant ordinaire de l’existence de ces religieux. Mais au- delà de ces faits apparents, c’est très certainement leur pressenti- ment de l’enjeu véritable de l’anniversaire, du type de relation que cet événement met en scène entre Thamanya Hsayadaw et les reli- gieux qui y participent, du mécanisme de rupture de l’ordre monas- tique qu’il met en branle, qui explique l’extrême réticence de ces quelques critiques à l’égard de l’événement. Comment, en pratique, la redistribution s’effectue-t-elle? Certes, moines, novices et nonnes sont normalement répartis dans des salles différentes pour la distribution des présents – la sépara- tion entre hommes et femmes étant plus particulièrement impor- tante au regard de la discipline monastique et de la hiérarchie entre les religieux des deux sexes. Mais aucune distinction entre eux n’est ensuite mise en place. Les premiers arrivés dans une salle seront assis au premier rang et se lèveront en premier pour aller recevoir les présents, quelle que soit leur ancienneté monastique. L’organisation de la distribution induit donc une mise entre paren- thèses du principe traditionnel de hiérarchisation au sein de la communauté monastique, l’ancienneté relative. L’ancienneté, qui consiste dans le nombre d’années complètes et successives passées comme moine, ordonne systématiquement les relations entre moines. Un moine junior, même s’il est plus âgé, se doit de rendre hommage par une prosternation, et de laisser la préséance dans les cérémonies, à un moine senior en terme d’ancienneté. En cas de décès d’un moine supérieur, c’est généralement le moine disposant de la plus grande ancienneté dans le monastère à qui est confiée la succession. Ce que produit au contraire la cérémonie d’anniversaire, c’est un nivellement général de tous les moines présents, un aplatisse- ment complet. Ce mécanisme de nivellement, laissant Thamanya Hsayadaw seul au-dessus de tous, est d’autant plus spectaculaire et efficace que la cérémonie durcit encore le contraste en faisant apparaître au grand jour l’avidité des religieux présents, venus pour recevoir des biens matériels. Ces religieux offrent une mani- festation éclatante de désir, au sens bouddhique du terme, c’est-à- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page179

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dire la principale source de souffrance et le principal obstacle à la quête de la perfection spirituelle. Une manifestation de désir qui s’exprime chez ceux-là mêmes qui ont théoriquement statut de renonçant, alors que Thamanya Hsayadaw procède simultanément à la démonstration de son détachement.

* L’étude de la cérémonie d’anniversaire de Thamanya Hsayadaw permet de saisir la part du don dans le processus d’émergence et de reconnaissance d’une figure sainte en contexte therav›din. La sainteté s’affirme par, et se reflète dans, la quantité donnée, le don constituant une expression matérialisée, condensée et culturelle- ment caractérisée, d’un système de relations sociales en construc- tion. C’est dans l’excès, dans l’outrance et la démesure des dons reçus et redistribués, et donc dans l’emballement du régime du don bouddhique, dans l’exaspération de ses mécanismes de réciprocité et de redistribution, que se produit et se manifeste notamment la sainteté d’un personnage. L’excès de don contribue de trois manières au moins au processus de sanctification. Les dons reçus par un moine signalent d’abord le degré d’ac- complissement spirituel et la puissance surnaturelle que lui attri- buent les fidèles laïcs. Le parrainage généreux de certains dona- teurs, aux dons desquels il est fait une certaine publicité, est un stimulus essentiel à la trajectoire d’un aspirant saint, spécialement à ses débuts. Dans une société bouddhique, le don entraîne le don: les dons immodérés effectués par certains laïcs au bénéfice d’un moine incitent généralement ceux qui ne le connaissent pas direc- tement à rendre une visite d’hommage au personnage, dont ils deviennent parfois à leur tour des donateurs réguliers. Le don du laïc au moine constitue simultanément un mode de propulsion et un mode de confirmation de la sainteté. En bref, l’accumulation par le moine d’un capital matériel par le biais du don est au fonde- ment de son accumulation d’un capital symbolique de sainteté. Ce capital matériel peut en outre être réinvesti dans des opéra- tions de redistribution qui renforcent l’image de sainteté du per- sonnage concerné. Rares sont les moines très vénérés qui vivent rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page180

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dans le dénuement, leurs ressources leur permettant même le déve- loppement de complexes religieux très importants. En revanche, une partie de ces ressources est généralement consacrée à des actions de redistribution spectaculaires qui viennent attester le détachement absolu du moine et donc, selon la logique boud- dhique, sa proximité avec, sinon son accession à, la sainteté. Enfin, ces actions de redistribution se font le plus souvent au profit de moines. La mécanique de sanctification implique en effet un processus de différenciation de l’aspirant saint d’avec les autres moines, les plus proches de lui et donc les plus susceptibles de brouiller la différence. La redistribution à large échelle telle qu’elle est pratiquée par le grand moine de Thamanya tend ainsi non à la hiérarchisation proprement dite, comme cela est le cas du mode courant de redistribution entre moines, mais au contraire à la séparation, à la rupture radicale. Ce que met en scène et en évi- dence l’anniversaire, c’est l’absence de commune mesure entre Thamanya Hsayadaw et les autres moines, c’est leur appartenance à deux plans différents, le premier au plan du renoncement authentique et intégral, le plan supramondain du saint accompli, les seconds au plan du renoncement relatif, le plan mondain des moines ordinaires pour qui le nirvana représente encore un objec- tif lointain. Les assistants du grand moine disent d’ailleurs que le mérite issu de la redistribution géante opérée à l’occasion de l’an- niversaire revient aux laïcs qui ont fait le don des objets et de l’argent à l’origine, et non à Thamanya Hsayadaw lui-même. Comme si le personnage n’avait plus besoin d’accumuler du mérite, ou plutôt que ces actes ne produisaient plus de fruits – de mérite ou de démérite –, et qu’il avait par conséquent atteint le bout du chemin. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page181

Chapitre V

Bâtir

Imaginez une mosaïque de rizières s’étendant sur plus de 30000 kilomètres carrés, sillonnée de rivières et de canaux, ponctuée de touffes de forêt, derniers espaces boisés préservés pour abriter de populeuses communautés villageoises. C’est le delta de l’Ayeyar- wady, grenier à riz de la Birmanie. Le bateau qui vous a embarqué à Ma-ubin, point d’entrée du sud de la région en venant de Yangon, file depuis une heure et demie environ sur la rivière, faisant régu- lièrement taire le bruit assourdissant de son moteur pour accoster et déposer des passagers. Soudain, alors que vous gagne le sentiment d’une errance infinie dans les méandres du delta, apparaît le sourire bienveillant du Bouddha. Une statue s’élève au bord de la rivière, alertant le voyageur du haut de ses neuf coudées, quelque quatre mètres. Nul doute: vous voilà arrivé à destination. Le bateau, qui continue en direction du sud, vers la ville de Kyaiklat, vous dépose sur la rive opposée, au ponton d’une hutte isolée où pendent quelques vagues objets à vendre. Après une brève discussion, vous obtenez qu’une pirogue s’engouffre dans un canal perpendiculaire à la rivière pour vous conduire à la rame, à un kilomètre et demi de distance, jusqu’à la lisière du village de Paukkon. C’est là que le grand moine du Neuf, Konawin Hsaya- daw, est établi depuis 1997. Le hsayadaw avait quitté Paukkon en 1973, à l’âge de 14 ans, pour aller travailler comme ouvrier tailleur à Ma-ubin. Il est revenu vingt-quatre ans plus tard, auréolé de sa grandissante réputation de sainteté. Durant son long séjour à proximité de la pagode Kyaikhtiyo (1989-1997), il a en effet donné des preuves spectaculaires de son acharnement spirituel et fait construire, au gré de ses diverses résolutions, plus de rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page182

182 RENONCEMENT ET PUISSANCE

300 pagodes. Celles-ci, pour la plupart d’une hauteur de neuf cou- dées ou de neuf maik134, sont disséminées sur la pente et au pied de la montagne que domine le célèbre rocher contenant des cheveux reliques du Bouddha. Cinq bateaux à moteur sont garés à l’embarcadère du domaine du grand moine, à 200 mètres à peine avant l’entrée du village de Paukkon. Ils lui ont été remis en don pour soutenir la réalisation du projet des Mille Manguiers, sa nouvelle entreprise de construc- tion religieuse. Konawin Hsayadaw s’est fixé pour but de bâtir en trois années un complexe de mille statues de bouddha abritées chacune par un manguier, l’arbre sous lequel Thikhi, un ancien bouddha, a atteint l’Éveil. Un an et demi seulement après le début des travaux, la plupart des mille statues sont déjà installées sur le terrain de 15 acres prévu à cet effet, une pousse de manguier crois- sant au dos de chacune. Au centre du terrain devrait surgir une pagode haute de 108 coudées (45 mètres environ). Neuf autres pagodes, d’une hauteur de neuf coudées, ont en outre été disposées dans un rayon de quelques kilomètres, délimitant une aire reli- gieuse étendue, comme pour garder le site et favoriser la réussite du projet des Mille Manguiers. À quelque distance de l’embarcadère, équipé d’un casque de chantier dont le rouge fluorescent s’accorderait presque avec l’ocre de sa robe monastique, le hsayadaw, aidé d’un autre moine, s’emploie à réparer le moteur défaillant d’un groupe électrogène. Plus loin, des nonnes et des volontaires laïcs travaillent dans les rizières que des villageois, souvent des parents ou des amis d’en- fance, ont offertes au grand moine et qui font de lui l’un des plus gros propriétaires fonciers locaux (89 acres). Le riz récolté sert à nourrir la communauté religieuse réunie pour l’entreprise (treize moines et sept nonnes), à l’exception du grand moine cependant, qui, depuis son installation à Paukkon, en sus de son régime végé- tarien, a aussi définitivement exclu le riz de son alimentation. Le surplus non consommé est vendu afin de financer le projet.

134 Une coudée (taung) est égale à 0,4572 mètre, et un maik représente un tiers de cou- dée (0,1524 mètre). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page183

BÂTIR 183

Si, l’interrompant un instant dans sa tâche, vous interrogez Konawin Hsayadaw sur le sens de son infatigable activité bâtis- seuse, voici ce qu’il vous répondra: «Plus les pagodes sont nom- breuses, plus les laïcs doivent rendre d’hommages et donc plus la religion (thathana) en est renforcée, pénétrant plus profondément dans les esprits».

« Faire la religion »

Il existe, en birman, deux termes principaux pour «religion», batha et thathana. Le premier, batha, a aussi le sens de langue et désigne les religions en général (le christianisme, le bouddhisme, etc.). Il est notamment employé dans l’expression: «De quelle religion êtes-vous?». Le second, thathana, qui dérive du p›li s›sana, désigne l’ensei- gnement dispensé par un bouddha et ses différentes émanations: doctrine, éthique, communauté monastique, institutions, reliques, édifices, etc. Cet ensemble bouddhique est voué, dans un certain délai, à décliner et à disparaître progressivement de la société, entraînant un vide religieux pendant un long intervalle, avant que n’émerge un nouveau bouddha capable de délivrer cet enseigne- ment et inaugurant une nouvelle ère bouddhique. La tradition the- rav›din reconnaît ainsi vingt-huit bouddhas successifs et donc vingt-huit périodes historiques de rayonnement du bouddhisme parmi les hommes. Le thathana actuel, fondé par le Bouddha Gotama au VIe siècle avant notre ère, devrait, selon une croyance commune à l’ensemble du monde therav›din, durer en tout 5000 années135. Pendant une telle période, l’ordre et la prospérité d’une société dépendent théoriquement de la plus ou moins grande adéquation de la réalité sociale avec l’enseignement bouddhique. Une des

135 Sur la terminologie birmane concernant ce qu’en langue occidentale nous appelons «religion», terminologie plus fine que la simple distinction faite ici entre batha et tha- thana, cf. Houtman (1990 : chapitres 2 et 3). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page184

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tâches fondamentales du bouddhiste est par conséquent d’aider à l’enracinement de cet enseignement dans les pratiques et l’envi- ronnement sociaux. La société est conçue dans cette perspective comme un espace de relations et d’action dont il s’agit de préser- ver et de renforcer la nature bouddhique afin de permettre au plus grand nombre possible d’accumuler des mérites et d’entrer, pour les plus avancés, dans la voie du salut. C’est cette tâche que désigne en birman l’expression thathana pyu-, «faire la religion». Une expression omniprésente dans le vocabulaire de l’activité reli- gieuse qu’on peut aussi rendre, dans ce contexte, par un néolo- gisme d’usage désormais accepté: «bouddhiser». Les pratiques de thathana pyu, de «bouddhisation», dépassent les seules activités missionnaires que la traduction usuelle de «propagation de la religion» évoque immédiatement à notre esprit. Certes, on parle de thathana pyu pour les activités des moines bouddhistes travaillant à convertir les groupes de religion différente en Birmanie, ou de ceux prêchant dans des pays étran- gers (occidentaux notamment). Mais, plus largement, on utilise également cette même expression dans un contexte bouddhique pour désigner toute action qui donne corps à la religion, qui contri- bue à la préservation et à l’expansion de la présence du boud- dhisme dans l’espace de la société. L’expression fait ainsi réfé- rence à un registre varié d’actions religieuses, considérées comme vitales pour le devenir de la société. Toutefois, l’usage de l’expres- sion thathana pyu recèle généralement bien une connotation mis- sionnaire. Elle est le plus couramment utilisée à propos d’une action qui fait fleurir la religion bouddhique dans un endroit où elle s’avère encore faiblement implantée ou inexistante. L’impor- tation de symboles religieux dans ces endroits où ils sont absents – qui peuvent être situés en plein cœur de la Birmanie bouddhique, et pas seulement sur ses marges: par exemple, un village ou un quartier urbain qui n’ont pas encore de pagode –, constitue une modalité majeure de bouddhisation. Plusieurs zones de l’est de Yangon, marges récemment urbani- sées et en voie d’intégration à la capitale, ont fait l’objet au début des années 1990 d’un mouvement de consolidation de leur ratta- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page185

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chement au territoire urbain par la médiation du bouddhisme. Leur espace a d’abord été religieusement réorganisé par la construction d’une grande pagode dans chacun des quatre quartiers, construc- tion associant des représentants de la population locale et des auto- rités politiques. Ces quartiers se sont ensuite trouvés symbolique- ment reliés entre eux par le partage de reliques d’une même origine, reliques réparties entre les quatre nouvelles pagodes dans lesquelles elles furent enchâssées. Enfin, dernière étape de ce mouvement de configuration bouddhique de l’espace, ces pagodes, déjà liées entre elles, pourraient être bientôt reliées aux pagodes plus anciennes de Yangon à travers des innovations narratives (construction de récits «historiques») qui permettraient de susciter un maillage bouddhique cohérent de l’ensemble de la capitale136. Le régime au pouvoir depuis 1988 a par ailleurs mis en place un programme de développement des infrastructures nationales (ponts, routes, barrages, télécommunications), dans lequel la construction d’une pagode accompagne généralement la réalisa- tion d’une nouvelle infrastructure. La présence de la pagode est ordinairement jugée de bon augure, mais il s’agit également d’un marquage de l’espace qui relève à la fois de la commémoration (célébration de la geste gouvernementale façonnant le développe- ment supposé harmonieux du pays) et du maillage de l’espace (construction, sous l’impulsion de l’État, d’un territoire national unifié, balisé par les édifices bouddhiques). La volonté d’intégration à l’espace national des régions péri- phériques, habitées par des groupes non birmans et non boud- dhistes, s’est aussi traduite, dans l’action du régime, par des trans- formations religieuses du paysage, avec l’importation d’édifices bouddhiques, dont beaucoup sont parrainés et financés par de hauts représentants du pouvoir central dans ces régions. La pré- sence physique de la religion bouddhique n’est certes pas l’unique

136 Cet exemple est repris d’un travail de Bénédicte Brac de La Perrière (1995). La notion de construction du territoire par le maillage religieux de l’espace s’inspire des réflexions de Joël Bonnemaison (1981, 1995) et de Thongchai (1994, particulièrement pp. 20-24 pour différents exemples de topographie bouddhique en Asie du Sud-Est). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page186

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moyen envisagé par l’État pour désenclaver ces régions, mais elle apparaît, du point de vue bouddhique birman, comme le support symbolique nécessaire à leur intégration. Birmanisation, dans le sens d’une assimilation à une Birmanie dominée par le groupe bir- man (deux tiers environ de la population nationale), signifie boud- dhisation, ce qui implique une transformation du milieu où pagodes et monastères viennent concurrencer les symboles des autres religions pratiquées, voire s’y substituer. La nouvelle confi- guration religieuse de l’espace précède ou accompagne une nou- velle organisation politique et économique. Ces tentatives de maillage bouddhique, dont les implications sont largement pres- senties par les populations locales, ne sont pas sans susciter cer- taines tensions. Dans l’État arakanais ou dans l’État shan, dont les populations sont déjà majoritairement bouddhistes, le processus présente des modalités différentes. Il s’agit, dans l’optique du gouvernement birman, d’incorporer ces bouddhismes au bouddhisme birman par des opérations de subordination d’une part, et de modification de la physionomie du paysage religieux d’autre part. La subordina- tion passe par des donations élevées aux sanctuaires bouddhiques importants de ces régions, qui donnent aux représentants du pou- voir central le statut de parrains principaux du bouddhisme local, et par le contrôle établi sur l’administration de ces sanctuaires. La modification du paysage religieux passe par la construction de nouvelles pagodes d’architecture birmane dans les grandes villes. À la conception géographique du territoire, conçu comme un espace borné par des frontières fixes et divisé en unités adminis- tratives, s’ajoute donc en Birmanie une conception religieuse, pen- sant et représentant l’espace selon une configuration où les sites bouddhiques font fonction de marqueurs et de repères. Cette topo- graphie bouddhique du territoire birman est même censée avoir préexisté à sa réalité spatiale et politique. Il existe ainsi plusieurs récits de visites du Bouddha ou de fondations de pagodes à l’époque du Bouddha, en différents endroits de «Birmanie», récits qui dessinent les grands traits d’un territoire birman avant même son émergence. Écrits ou oraux, ils appartiennent au genre histo- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page187

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rique birman dit thamaing, un terme dont le sens originel est juste- ment «fixer les frontières»137. À la construction progressive et en réalité beaucoup plus tardive de ce territoire à partir du XIe siècle de notre ère répondent ces récits qui forgent sa cohérence autour d’un fonds bouddhique commun. La conquête d’un espace nou- veau et son incorporation au territoire sous souveraineté birmane passent très généralement par la prise de contrôle d’un site boud- dhique ayant un lien direct avec le Bouddha (reliques, statue) et l’intégration de son histoire à l’histoire religieuse birmane déve- loppée dans les thamaing. Ce marquage, présenté comme originel, se doit d’être constam- ment consolidé et étendu par ceux qui promeuvent le modèle d’une proto-géographie bouddhique du territoire birman. La geste modèle de Anawratha, premier grand unificateur du royaume bir- man, aussi considéré comme le réintroducteur du bouddhisme du Therav›da «orthodoxe» au milieu du XIe siècle, en fournit un exemple significatif, avec la construction d’édifices religieux dans toutes les régions qu’il avait soumises. Ces édifices étaient non seulement les symboles de sa souveraineté et de l’unité de son royaume, mais également l’un des principes mêmes de son exis- tence et de sa prospérité. Cette geste bâtisseuse, ce maillage boud- dhique de l’espace, relève de la dynamique générale, déterminante pour la société tout entière, de bouddhisation (thathana pyu), dynamique dans laquelle l’État joue toujours aujourd’hui un rôle primordial, renforçant ainsi l’assise du pouvoir central sur l’en- semble du territoire qu’il gouverne tout en assumant la fonction légitimante de garant du devenir bouddhique de la société. La modalité bâtisseuse de la bouddhisation, cependant, n’est pas simplement le fait des laïcs et du premier d’entre eux, l’État. Certains moines, chez qui la vocation bouddhisante s’articule sur la quête de la sainteté, en sont des agents essentiels. D’activité ponctuelle pour la plupart des bouddhistes, propager la religion peut devenir dans le cas de ces personnages, un leitmotiv, une rai-

137 Etymologie fournie par Hla Pe (1985 : 42). Thamaing désigne aujourd’hui l’his- toire en tant que discipline. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page188

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son d’être. Ils s’engagent dans des projets de construction monu- mentaux, qui mobilisent des existences entières et qui impliquent de nombreux intervenants, afin de faire rayonner le bouddhisme par des réalisations spectaculaires. Missionnaires, défricheurs, bâtisseurs, ces moines entrepreneurs constituent le bataillon avancé de la religion, ouvrant les fronts pionniers du bouddhisme ou réactivant d’anciens sites d’implantation tombés en désuétude, tandis qu’à l’arrière, la grande majorité des moines vit des acquis du passé.

Deux modes de maillage bouddhique de l’espace

Ce jour de l’année 1318 de l’ère birmane (1957), U Narada médi- tait dans une petite hutte de bambou du monastère de village de la région de Monywa où il résidait, lorsque trois femmes, portant l’habit marron des renonçantes laïques, lui apparurent138. Le moine, qui ne les connaissait pas, les ignora, continuant à réciter son chapelet. Mais l’une d’elles s’adressa à lui: «Vénérable, per- mettez-moi de vous dire quelque chose. Près d’ici, dans les brous- sailles, se trouve, ensevelie une grande statue du Bouddha: déter- rez-la, Vénérable, et permettez-nous ainsi d’acquérir du mérite». U Narada ne répondit rien, poursuivant sa récitation. Les trois femmes se retirèrent après s’être prosternées. Cinq jours plus tard, deux des trois femmes apparurent à nouveau au jeune moine – il n’avait pas trente ans –, réitérant leur injonction. Après leur départ, U Narada s’interrogea: qui étaient donc ces femmes? Les fantômes (nanabawa) étaient nombreux dans les environs. Mais il pouvait aussi s’agir de bons esprits (nat) qui vou- laient l’aider à propager la religion, ainsi qu’il était rapporté dans nombre d’épisodes des chroniques. Il était dubitatif, ne sachant

138 Les données qui suivent sur la vie et l’œuvre de U Narada (Bawdi Tahtaung Hsaya- daw) sont tirées de l’ouvrage du moine lui-même (Narada, 1982) et de celui plus récent de son biographe, un moine de Monywa (Migadawon Hsayadaw, 1992). Les deux ouvrages ne concordent pas toujours sur certains détails factuels et sur l’interpré- tation de tel ou tel incident de la vie de Bawdi Tahtaung Hsayadaw. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page189

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que faire. Pendant un mois, rien ne se produisit. Mais après une troisième apparition, il décida d’aller voir ce qu’il en était réelle- ment, en dépit de l’inquiétude des villageois, dont son oncle, le supérieur du monastère, qui tentaient de l’en dissuader. L’endroit, situé à six kilomètres du village, était connu pour être habité par des esprits dangereux et par des bêtes sauvages. Quelques hommes acceptèrent quand même de l’accompagner jusque-là. On ne trouva rien. Intrigué, U Narada retourna sur les lieux une seconde fois, tou- jours en compagnie de villageois. C’était à la pleine lune du mois de Dabaung 1318 de l’ère birmane (15 mars 1957). Pénétrant bien avant dans la forêt et dégageant les broussailles, ils aperçurent une butte de terre. Le moine, convaincu qu’il s’agissait de la statue, se prosterna en signe de respect. Il grimpa ensuite sur la butte, com- mençant à creuser la terre avec sa machette. La tête puis le corps du Bouddha apparurent bientôt. À ce moment, la terre trembla légèrement et des voix émanèrent de la forêt: «Bien fait, bien fait, bien fait (thadu, thadu, thadu)» (formule usuellement prononcée après tout acte méritoire par celui qui l’a réalisé et par ceux qui en sont les témoins). Le groupe s’employa à dégager la statue jus- qu’au soir, retournant au village à la nuit tombée. La découverte fit beaucoup de bruit dans la région, attirant de nombreux fidèles. U Narada, qui pensait que la statue était très ancienne, antérieure à la dynastie des Konbaung (1752-1885), commença à collecter des dons pour sa restauration. Le jeune moine avait toujours montré un grand intérêt pour l’arbre Bawdi. Chacun des vingt-huit bouddhas successifs a obtenu l’Éveil (bawdi, p. bodhi) en méditant sous un arbre, d’es- pèce souvent différente (le lieu de l’Éveil demeurant toujours le même et constituant le centre du monde). Dans l’usage birman courant, la désignation d’arbre Bawdi (bawdi bin) est cependant restreinte au type spécifique d’arbre, une des neuf variétés de banian, sous lequel le Bouddha fondateur de l’ère actuelle, Gotama, a atteint l’Éveil, et qui occupe une place fondamentale dans la destinée de la religion bouddhique. Lorsque le grand sou- verain indien Asoka, figure paradigmatique de la royauté boud- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page190

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dhique, voulut au IIIe siècle avant notre ère implanter le boud- dhisme à Ceylan (Sri Lanka), c’est par une branche de l’arbre de l’Éveil originel que se fit symboliquement l’opération. Asoka s’était converti au bouddhisme après une guerre sanglante qui l’avait plongé dans un profond remords, et il consacra le reste de son existence à une œuvre de propagation de la religion boud- dhique. Sa légende raconte notamment comment il fit ériger dans tout son empire 84000 pagodes où furent enchâssées les reliques corporelles du Bouddha. Asoka envoya d’abord son fils Mahinda en mission auprès du roi de Ceylan, bientôt rejoint par sa fille, devenue nonne bouddhiste, qui apporta ladite branche détachée de l’arbre par Asoka lui-même sur le lieu de l’Éveil. À chaque appari- tion d’un bouddha et donc à chaque nouvelle ère bouddhique, l’implantation à Ceylan d’une bouture de l’arbre sous lequel ce bouddha a atteint l’Éveil, est ainsi censée avoir marqué la renais- sance de la doctrine dans l’île. Diverses inscriptions laissées par des souverains birmans, comme Bodaw-hpaya (1782-1819) ou Mindon (1853-1878), témoi- gnent de missions royales envoyées à Bodhgaya, le site de l’Éveil (en Inde du Nord actuelle), afin de rendre hommage à l’arbre sacré par des offrandes. Plus récemment, U Nu, alors Premier Ministre, lança un programme de plantation d’arbres de l’Éveil dans les régions périphériques de Birmanie, afin d’y propager la religion et de signifier leur intégration au territoire national birman. Dans le discours qu’il prononça en 1952 à l’occasion de la plantation céré- monielle d’une bouture d’arbre de l’Éveil à Pinlon (État shan) patronnée par U Nu, un haut fonctionnaire, responsable des affaires religieuses, rappelait que Shin Arahan, le moine qui aida le roi bir- man Anawratha à réintroduire l’orthodoxie therav›din dans son royaume au XIe siècle, avait également procédé à la plantation d’un arbre de l’Éveil, tout comme sept siècles plus tard le roi Alaungh- paya (1752-1760), fondateur de la dernière dynastie birmane. L’arbre de l’Éveil constitue aujourd’hui un des motifs les plus cou- rants du paysage bouddhique birman. On trouve des banians dans la plupart des pagodes et des monastères, et sous leur feuillage, sont parfois placées une ou plusieurs statues du Bouddha. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page191

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Il y avait, dans le monastère où résidait U Narada, un arbre de l’Éveil dont la bouture avait été rapportée de Ceylan par le fonda- teur du monastère à l’occasion d’un pèlerinage dans l’île à l’époque du roi Mindon, dans la deuxième moitié du XIXe siècle. U Narada, dont le père était mort précocement, avait été confié à l’âge de 5 ans à son oncle moine, et avait passé toute son enfance et son adolescence dans ce monastère. À 16 ans, il avait quitté le village pour résider dans divers monastères de la région, étudiant les textes bouddhiques et apprenant la pratique de la méditation. Il revint s’installer dans son village natal au bout d’une dizaine d’an- nées. Sous l’arbre rapporté de Ceylan avaient surgi de nouvelles pousses et ce, en dépit du proverbe birman selon lequel, sous un arbre de l’Éveil, aucun autre ne peut pousser. Son oncle, inquiet du caractère anormal du phénomène, voulut arracher les pousses après les avoir arrosées avec de l’eau mélangée à un peu de poudre d’or. Mais U Narada l’en empêcha et lorsqu’une pousse était assez grande, il la replantait un peu plus loin pour qu’elle puisse croître sans obstacle. Les arbres de l’Éveil envahirent bientôt le terrain trop exigu du monastère. Lorsqu’il découvrit la statue du Bouddha dans la forêt, U Narada envisagea de transplanter toutes les pousses autour de la statue. Mais lors d’une réunion des hsayadaw importants de la région concernant le devenir du monument, il fut décidé d’en confier la restauration et le contrôle à un autre moine, U Narada étant vrai- semblablement jugé trop jeune et inexpérimenté pour mener à bien le développement du site. Quelque temps plus tard, il fut appelé pour organiser les funé- railles d’un oncle paternel qui était supérieur d’un monastère dans le village de Khatetkan, à une quinzaine de kilomètres à l’est de Monywa. Les villageois lui proposèrent de prendre la succession. U Narada accepta, mais à une condition: qu’on lui fournisse un terrain suffisamment grand pour pouvoir transplanter les pousses d’arbres de l’Éveil qui se comptaient maintenant par centaines. Quinze acres lui furent offerts à la lisière du village, au pied d’une chaîne de collines pelées qui dominaient le paysage aride de la région. Le deuxième jour de la lune montante du mois de Dabaung rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page192

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1322 de l’ère birmane (15 février 1961) les 27 premiers arbres furent transplantés. Les jours suivants, on transplanta le reste des 1345 arbres. U Narada était désormais Bawdi Tahtaung Hsayadaw, le grand moine des Mille Arbres de l’Éveil. Les débuts furent difficiles. U Narada s’était installé sur le site avec trois autres moines, dont son frère cadet et un cousin. Ils pre- naient soin des pousses, mais l’eau manquait pour les arroser et il fallait aller la chercher loin, dans un étang au nord du site. Pendant plusieurs années, les quatre compagnons, manquant cruellement de ressources, ne mangèrent que des légumes bouillis avec du riz. Ils résidaient dans un simple monastère en bambou et feuilles de palme. Grâce aux dons qu’ils recevaient, ils purent cependant commencer à faire sculpter les premières statues du Bouddha et à les installer sous les arbres de l’Éveil. Pendant longtemps, jusqu’en 1980, en dépit de son activité à Bawdi Tahtaung, le grand moine effectua une période annuelle de méditation intensive. Il s’agissait généralement d’une résolution d’une durée de 45 jours, pendant laquelle il mangeait une nourri- ture strictement végétarienne (il avait abandonné très tôt la consommation de viande, mais continuait ordinairement à manger du poisson). Le grand moine choisit tous les ans un endroit diffé- rent, généralement l’un des hauts lieux du bouddhisme de Birma- nie centrale, imprégnés d’une force diffuse qui favorise la pratique contemplative: colline de Mandalay, Mont Popa, pèlerinage de Shwesetdaw, pagode Kaunghmudaw, collines de Sagaing, etc. Chacune de ces résolutions lui permettait de recharger ses batteries spirituelles afin de pouvoir continuer à mener l’entreprise monu- mentale qu’il avait entamée. Ces séjours de méditation constituè- rent aussi une succession de performances en des points impor- tants d’un espace qui est le poumon religieux traditionnel de la Birmanie, faisant connaître la personne du grand moine et son œuvre à de nombreux pèlerins. Le domaine de Bawdi Tahtaung, inscrit au registre officiel des terres religieuses (thathana myay), s’étend aujourd’hui, quarante ans après la fondation du site, sur une superficie totale de 243 acres. Le grand moine a bénéficié de nouveaux dons de terres (15 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page193

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acres ici, 10 acres là), et en a aussi acquis une partie par achat aux cultivateurs propriétaires – qui plantent pois, sésame et maïs dans cette région sèche. Sur le terrain plat, au pied des collines, ont été disposées les statues du Bouddha assis sous les arbres de l’Éveil, dont le nombre atteindrait 5000 (une série de 2500 nouvelles sta- tues ayant été disposée en 1997). Sur la pente douce des collines, se sont multipliés les édifices religieux. S’y trouve la première grande pagode que le hsayadaw termina, en 1980, après huit ans d’effort. En 1991, il entama un peu plus haut la construction d’un Bouddha couché, auquel travaillèrent 200 ouvriers, et qui fut achevé en 1996. La statue, d’une longueur d’environ 100 mètres, devait être la plus grande de Birmanie, mais elle a été largement dépassée par celle de Winsein Hsayadaw. Le corps est creux, et à l’intérieur sont placées de nombreuses statues. Depuis 1998, qua- siment au sommet de la colline, le grand moine a entamé la construction du Bouddha debout le plus haut du monde, d’une hauteur prévue de 450 pieds (150 mètres environ). Trois cents ouvriers sont employés à l’ouvrage, usant des camions et engins de construction dont est propriétaire le grand moine (dont une grue offerte par un donateur de Yangon), équipements coûteux dont la Birmanie est particulièrement mal pourvue. Tout au sommet de la colline, domine une pagode en forme de petit dôme blanc, la Grotte des Weikza (Weikza Gu). Environ 50 moines et 25 novices résidaient à Bawdi Tahtaung en 1999 pour aider le hsayadaw dans ses entreprises. Le grand moine, dans l’ouvrage autobiographique qu’il publia en 1982, propose de longs développements sur le rôle de l’arbre de l’Éveil dans le devenir du bouddhisme, inscrivant ainsi sa princi- pale et plus originale réalisation – la répétition à plusieurs milliers d’exemplaires, sur un espace limité, du motif de la scène de l’É- veil – dans une histoire longue qui fait de cet arbre un élément fondamental du processus continu de bouddhisation139. Son œuvre

139 Cf. Narada (1982 : 108-229). Toutes les informations mentionnées dans les pages précédentes concernant l’arbre de l’Éveil à Ceylan et en Birmanie sont tirées de ces développements de Bawdi Tahtaung Hsayadaw. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page194

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a fait des émules, puisque le principe en a été repris par plusieurs moines dans d’autres régions de Birmanie – dont Konawin Hsaya- daw –, chaque fois avec un arbre et un bouddha différents parmi la liste des vingt-huit.

À l’époque où le domaine de Bawdi Tahtaung Hsayadaw se cou- vrait de statues, à l’autre bout du pays, un homme s’engageait dans une œuvre de restauration des multiples sites religieux des États môn et kayin qui lui avaient servi de halte pendant ses périples solitaires de méditation dans les années 1966-1969. Alors ermite, il était revenu s’installer dans son village natal, Zokthok, dans la région de Bilin, et vivait dans une hutte voisine de la célèbre pagode Kyaikhtisaung. L’histoire veut qu’au VIe siècle avant notre ère, le Bouddha, accompagné de cinq cents disciples saints, ait effectué une visite de sept jours pour délivrer son enseignement et convertir la population du royaume môn de Suvannabhumi. Au moment de son départ, des ermites prièrent le Maître de laisser quelque chose qui leur permette de continuer à lui rendre hom- mage après son retour en Inde. Le Bouddha passa délicatement sa main dans ses cheveux et recueillit un certain nombre d’entre eux qu’il distribua à titre de substituts de sa présence. Deux frères ogres (bilu) reçurent eux aussi un cheveu. Ils firent construire une pagode dans laquelle ils l’enchâssèrent. Cette pagode, la pagode Kyaikhtisaung, était à la fin des années 1960 complètement à l’abandon, dans un état de grand délabre- ment, largement envahie par la végétation. Des vaches broutaient même sur la terrasse. La guerre civile et les épidémies de peste et de choléra qui sévissaient dans la région ne laissaient nullement aux villageois le loisir d’entretenir l’édifice. L’ermite entreprit son nettoyage et sa rénovation complète. La pose du nouveau parasol (hti), cérémonie marquant le point final de la construction ou de la rénovation d’une pagode, eut lieu en 1971. Devenu moine cette même année, l’homme prit ainsi naturellement possession du site et devint réputé sous le titre de grand moine de Kyaikhtisaung. Entre 1971 et 1997, Kyaikhtisaung Hsayadaw a fait restaurer quarante-et-un sites religieux dans les États môn et kayin. Il s’est rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page195

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notamment attaché aux pagodes dans lesquelles sont enchâssés des cheveux du Bouddha, rénovant huit d’entre elles, dont, outre Kyai- khtisaung, les célèbres Zingyaik, Zwegapin, Kuthinayon et Kayla- tha. Son action réactualise le lien entre ces sites à l’histoire com- mune. En fait, le hsayadaw ne contrôle pas directement toutes ces pagodes qui ont, pour certaines, leur propre conseil d’administra- tion local et un comité de moines responsables. Mais en sa qualité de reconstructeur et de par la présence d’une branche de son réseau de monastères dans le voisinage de ces pagodes, souvent situées sur des sommets montagneux difficiles d’accès, il dispose d’une grande influence sur leur gestion. Son succès dans une entreprise aussi délicate que la restauration d’édifices contenant des reliques corporelles du Bouddha lui a fourni une importante légitimité. Pour certaines pagodes, comme Kaylatha, proche du bourg de Taungzon à une quinzaine de kilomètres de Kyaikhti- saung, il a même amélioré les infrastructures d’accès, faisant gou- dronner le chemin pour faciliter la montée des véhicules. Afin de conférer une certaine durabilité à son action, le grand moine a progressivement installé sur chacun de ces sites un monastère, l’ensemble formant un réseau de branches dépendant du monastère principal de Kyaikhtisaung. Tous ces monastères sont végétariens. Dans chacun résident au moins deux moines, plus un ermite qui pourvoit à leurs besoins quotidiens. La règle veut que tous les mois, un moine de chaque monastère-branche se rende à Kyaikhtisaung pour y faire un rapport sur la situation de son site, tandis qu’une réunion de tous les moines des branches est organisée une fois par trimestre au quartier général. Des comptes précis des donations reçues et des dépenses effectuées doivent être tenus et présentés sur sa demande au grand moine. Ce dernier se déplace aussi régulièrement pour une visite d’inspection dans les sites les plus importants ou ceux où sont entrepris des travaux. Dans ce dernier cas, il utilise sa propre équipe de travailleurs basée à Kyaikhtisaung et qu’il envoie selon les besoins dans les différents sites. Un sculpteur professionnel venu de Mawlamyine travaille en permanence à la confection de statues. Le moine pos- sède plusieurs bulldozers, qu’il utilise pour la construction des édi- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page196

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fices et des routes, ainsi que plusieurs véhicules, dont des camions qui lui permettent le transport des matériaux de construction.

L’œuvre de Bawdi Tahtaung Hsayadaw et celle de Kyaikhti- saung Hsayadaw illustrent deux modes possibles de maillage bouddhique, respectivement un mode intensif, avec la concentra- tion en un lieu unique, par le moine entrepreneur, d’une activité bâtisseuse monumentale, et un mode extensif, avec la mise en place d’un réseau régional ou national de sites qui portent la griffe du moine et sur le devenir desquels il exerce une relative influence. Ces deux modes apparaissent ici à travers des exemples de personnages contemporains. Cependant, par l’attention portée aux reliques du Bouddha, par la reprise de motifs récurrents du paysage bouddhique comme l’arbre de l’Éveil ou la statue de bouddha couché, et par les références à la geste d’Asoka para- digme de la royauté bouddhique, l’œuvre de ces personnages ren- voie à un répertoire symbolique therav›din et à un processus de domestication religieuse de l’espace anciens. C’est du moins ainsi que ces moines entrepreneurs, et tous ceux qui les assistent ou les soutiennent, conçoivent leur activité: une réitération continue de la geste religieuse originelle, fondatrice de la société birmane, par la bouddhisation, le maillage bouddhique de l’espace140.

Le syndicat de sainteté

Sur le site d’un moine entrepreneur, nombreux sont les moines, novices et nonnes activement mobilisés pour des projets de déve- loppement religieux (construction de pagodes, de monastères, d’une salle d’ordination), pour des travaux divers (routes, charpen- terie, déchargement de camions de marchandises), et pour les

140 Sur les traditions concernant les modalités d’implantation de la religion boud- dhique en Birmanie, cf. Strong (1998). Cet auteur distingue deux genres de tradition dans les récits sur la distribution des reliques du Bouddha, une tradition centripète et une tradition centrifuge, distinction qui recouvre la distinction faite ici entre mode intensif et mode extensif de maillage bouddhique de l’espace. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page197

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tâches liées au pèlerinage dont le moine est l’objet (accueil et cou- chage des pèlerins, préparation de la nourriture qui leur est offerte, collecte de donations et vente d’objets). L’atmosphère d’un tel site présente un caractère singulier, qui le distingue foncièrement du monastère ordinaire où les activités consistent le plus générale- ment dans une fonction d’enseignement pour le moine et, pour les novices, dans de petits travaux de nettoyage et d’entretien. La pratique du travail ne représente pas une faute en soi pour les religieux. Le code de discipline monastique n’interdit pas au moine de travailler, même si celui-ci est canoniquement défini comme un individu qui «a mis de côté la faucille et le fléau» et se caractérise donc comme une personne sans travail. Par ailleurs, le grand soin qu’il doit mettre à ne tuer aucune créature vivante écarte théoriquement le moine de travaux comme l’agriculture, où remuer le sol provoque la mort de petites bêtes. Ce que redoutait en fait le Bouddha et ce qu’il a explicitement interdit, c’est le tra- vail rémunéré, effectué dans l’objectif d’un gain, mais non le tra- vail manuel en soi141. Buddhaghosa, dans Le Chemin de la Pureté, considère cependant la simple supervision d’une construction et donc a fortiori tout travail manuel comme l’un des dix obstacles à la pratique de la méditation. Cette remarque suppose, notons-le, l’existence d’une pratique monastique du travail et de supervision des constructions religieuses à l’époque de cet auteur, au Ve siècle de notre ère environ142. Dans le cas d’un aspirant saint, la pratique du travail par les religieux qui l’entourent et parfois par l’aspirant saint lui-même implique des infractions évidentes à la discipline monastique. Dans certains sites, fait exceptionnel en Birmanie, des moines conduisent des voitures ou des camions, et manipulent ouverte- ment des sommes d’argent très élevées. Toutefois, le bien-fondé de l’entreprise, propager la religion, excuse ces infractions, aux- quelles les fidèles laïcs se révèlent, dans ces circonstances pré- cises, généralement insensibles (un moine de village ordinaire qui

141 Cf. Wijayaratna (1983 : 73-74). 142 Cf. Buddhaghosa (III, 45; IV, 4, 5; 1956 : 95, 123). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page198

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conduirait un véhicule s’attirerait immédiatement la réprobation collective).

U Yewata – son nom d’ordination monastique – est installé à Tha- manya depuis 1989143. Auparavant, le jeune homme habitait Maw- lamyine avec ses parents. Son père alla pour la première fois à Thamanya en 1983, au moment où la réputation du grand moine commençait à s’étendre à la région. Le hsayadaw, lors de l’au- dience qu’il lui accorda, évoqua le principe bouddhique du pahtan zet (qui attribue aux liens entre personnes une continuité à travers plusieurs existences), suggérant qu’ils avaient été parents dans une vie antérieure. Le père avait essayé toutes sortes de commerces et d’activités professionnelles jusque-là, qui n’avaient été que décon- venues successives. «Venez vous installer ici, avait recommandé Thamanya Hsayadaw. L’endroit sera un jour très peuplé.» U Yewata, quant à lui, se rendit à Thamanya pour la première fois en 1986, juste après avoir passé les examens du baccalauréat. C’était là l’excursion d’un groupe d’amis qui célébraient la fin de l’année scolaire. Aucun bus n’accédait encore au pied de la col- line, il fallait prendre une calèche à partir de Eindu, bourg situé à une dizaine de kilomètres. Le groupe, après avoir grimpé au som- met de la colline, trouva le grand moine assis sur une chaise longue en bambou, sous le grand manguier à l’abri duquel il avait l’habitude de méditer au début de son séjour sur la colline déserte. Il recevait les pèlerins à toute heure, accueillant les petites grappes de fidèles qui se succédaient pour lui rendre hommage. Depuis plusieurs années déjà, le hsayadaw avait fait le vœu d’offrir le repas à tous ceux qui se présenteraient. Il demanda à U Yewata et ses amis s’ils avaient mangé. Il leur indiqua également de s’instal- ler dans la salle d’ordination pour passer la nuit. C’est de cette visite que date la double résolution de U Yewata, alors encore laïc: manger végétarien et se faire ordonner moine temporairement à Thamanya lorsqu’il aurait 20 ans.

143 Les données qui concernent le parcours de U Yewata proviennent d’un entretien réalisé pour mon compte avec ce moine par une personne birmane en 2000. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page199

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En 1988, après deux échecs successifs, U Yewata réussit le baccalauréat, son rang au classement national lui permettant d’en- trer à la faculté de droit. Mais à la suite des grandes manifestations populaires contre le régime du général Ne Win auxquelles les étu- diants avaient activement participé, toutes les universités furent fermées pour une durée indéterminée. U Yewata fit plusieurs petits métiers à Mawlamyine, vendant notamment des billets de loterie thaïlandaise. Ses affaires marchaient plutôt bien, succès qui résul- tait, selon lui, de sa pratique du végétarisme et de sa vénération pour Thamanya Hsayadaw. L’année d’après, ayant atteint ses 20 ans, il partit à Thamanya pour y devenir moine pendant deux semaines. À l’issue de cette période cependant, lorsqu’il alla demander la permission au hsayadaw de défroquer, celui-ci l’en- gagea à conserver la robe et à demeurer auprès de lui pour l’assis- ter dans ses activités. Le système éducatif, fit valoir le grand moine, était complètement paralysé, ne laissant pour le moment aucun espoir au jeune homme de reprendre ses études. U Yewata décida de rester. Son père le rejoignit bientôt, s’installant sur un petit terrain proche de la colline. C’est à cette époque, au début des années 1990, que la réputa- tion de Thamanya Hsayadaw crût sensiblement au niveau national. La sécurité demeurait néanmoins médiocre dans la région. De Hpa- An à Thamanya, la route était dangereuse, les voyageurs risquaient d’être détroussés par des bandits ou des groupes de rebelles kayin. Souvent, des assistants du hsayadaw allaient jusqu’à Hpa-An accueillir les bus de pèlerins venus de la capitale et les escortaient jusqu’à la colline. À partir de 1990, le hsayadaw confia à U Yewata la gestion de l’argent des donations. Le total des dons devint de plus en plus élevé, jusqu’au pic de 1992-1993. Des vagues de pèle- rins déferlaient sans cesse sur la colline. Il fallut mettre en place des sessions collectives d’hommage, le grand moine ne pouvant plus accorder d’audience particulière à tous les groupes. Il effectua désormais une sortie publique à dix-huit heures en haut, et une seconde à vingt heures au pied de la colline. Quelquefois, il y avait tellement de monde et de véhicules que l’endroit, non encore amé- nagé, ne pouvait les accueillir tous. Le hsayadaw se déplaçait alors rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page200

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jusqu’à l’entrée de son territoire, jusqu’à la route principale Hpa- An – Kawkareik, afin que les pèlerins bloqués là puissent eux aussi avoir la chance de lui rendre hommage. En 1992-1993, U Yewata occupa la fonction de moine anima- teur, chargé de faire asseoir en ordre la foule des pèlerins avant l’apparition du hsayadaw et de leur expliquer brièvement le dérou- lement du prêche. Il fut ensuite nommé responsable de la flotte de véhicules du grand moine, une quinzaine de voitures et de camions. Il fallait s’occuper de l’achat d’essence, des réparations, des salaires des chauffeurs. En décembre 1998 cependant, Thama- nya Hsayadaw demanda à U Yewata de renoncer à toutes ses acti- vités et de passer neuf mois solitairement dans une petite hutte. Après cette période de retraite, U Yewata, écarté du proche entou- rage du grand moine où certaines tensions semblent s’être fait jour, prit la tête d’un complexe monastique construit sur une colline du territoire appelée Neikban Taung, la Colline du Nirvana. Ce com- plexe avait été récemment bâti sous la direction d’un ancien colo- nel de l’armée birmane en retraite, devenu moine et établi à Tha- manya. Plusieurs de ses enfants, travaillant à l’étranger, avaient contribué financièrement au développement rapide de son monas- tère. En raison de ses problèmes de santé, l’homme avait cepen- dant préféré repartir à Yangon où il pouvait être correctement soi- gné. Il remit alors la charge de son monastère à U Yewata. U Yewata est optimiste pour l’avenir. Il a déjà réfléchi à une stratégie de mise en valeur de la Colline du Nirvana. Sa priorité est la construction d’une voie goudronnée menant de la rue prin- cipale de Thamanya à son monastère, assez excentré et que les pèlerins visitent rarement. Il pense que ses anciens amis, devenus juges ou avocats, s’avéreront de généreux donateurs. Il voudrait également acquérir une voiture mais n’a pas encore rassemblé l’argent suffisant.

L’entourage d’un moine entrepreneur, ce groupement lâche d’indi- vidus qui se joignent à lui pour l’assister dans ses projets et qui promeuvent son image, constituant une sorte de «syndicat de sain- teté», n’est pas seulement composé de religieux. Les donateurs rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page201

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laïcs qui sont le plus attachés au personnage peuvent également apporter une contribution essentielle à ses activités, et participer à l’émergence et au façonnage de la croyance en sa sainteté. Au moment du séjour de Konawin Hsayadaw à Kyaikhtiyo (1989- 1997), s’est formé un petit groupe de laïcs, résidant à Yangon, qui depuis assurent la promotion de l’image du moine, financent en partie ses importants projets de construction et gèrent les pro- blèmes logistiques afférents. Ils ne sont pas en permanence à ses côtés, mais lors de son séjour à Kyaikhtiyo, puis à Paukkon dans le delta, ils s’y rendaient très régulièrement, soit ensemble, soit à tour de rôle, pour y apporter des fonds, des matériaux, ou pour assister directement le hsayadaw. C’est chez l’un de ces proches fidèles, U Kyaw Soe, que logea d’abord Konawin Hsayadaw lorsqu’il venait à Yangon. L’homme, âgé d’une cinquantaine d’années, est un ex-fonctionnaire devenu entrepreneur en bâtiment. Depuis 1992, il vit de ses rentes. C’est son beau-frère qui fit d’abord la connaissance de Konawin Hsaya- daw. Le beau-frère voyageait beaucoup et demandait souvent aux moines qu’il rencontrait: «Deviendrez-vous saint (yahanda) dans cette existence?». Tous lui répondaient négativement. Seul Kona- win Hsayadaw lui déclara qu’il s’y efforcerait à tout prix. La détermination du jeune moine l’impressionna et il en parla ensuite à U Kyaw Soe. Depuis, ce dernier assiste Konawin Hsayadaw dans toutes ses entreprises et l’accompagne lors de ses déplace- ments. Il devint même temporairement novice pour pourvoir aux besoins matériels du hsayadaw durant une retraite méditative de cinq mois que celui-ci effectua en 1995 dans un lieu isolé de la forêt de Kyaikhtiyo où il souhaitait entamer un important projet de construction. À cette occasion, tous deux virent une scène étrange: un rat poursuivait une vipère en la mordillant. Dans ce lieu, expli- qua alors le grand moine à U Kyaw Soe, même le poison de la vipère n’était plus efficace. Il s’agissait d’une «terre de réussite» (aung myit), et toute personne qui y viendrait avec des intentions mauvaises serait rendue inoffensive. Konawin Hsayadaw émit aussi la prédiction que les pèlerins seraient un jour si nombreux à fréquenter le site que même une poule n’aurait plus la place de s’y rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page202

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poser. À cet endroit, il entreprit de bâtir son second monastère, Konawin-le-Bas (par distinction avec Konawin-le-Haut qui se trouvait sur la pente de la montagne Kyaikhtiyo), et plusieurs dizaines de petites pagodes. U Kyaw Soe contribua généreusement à l’érection de ce nouveau complexe monastique qui, après le départ du hsayadaw en 1997, demeura cependant quasiment à l’abandon, occupé par un unique moine qui manquait de l’aura nécessaire pour attirer les pèlerins. C’est non chez U Kyaw Soe mais dans le vaste appartement ser- vant de bureau d’affaires à un autre de ses principaux donateurs, que je rencontrai Konawin Hsayadaw au début de 1998. Depuis son installation à Paukkon, le grand moine effectuait des séjours réguliers, quasiment mensuels, à Yangon, afin de permettre à ses nombreux fidèles habitant la capitale de lui rendre hommage. Un magnifique autel du Bouddha, sur lequel étaient disposées diverses photos du hsayadaw, occupait un côté de l’appartement. Au cours de l’entretien qui dura environ deux heures et qui se déroula princi- palement non avec le hsayadaw lui-même, qui fait montre d’un certain laconisme, mais avec U Ba Shwe, l’homme d’affaires pro- priétaire de l’appartement, la sonnette retentit une dizaine de fois, des fidèles se présentant sans cesse pour voir le grand moine. Konawin Hsayadaw remettait à chacun de ses visiteurs un minus- cule sachet d’huile sur laquelle il avait prononcé une formule boud- dhique, infusant au liquide un pouvoir protecteur ou thérapeutique (theikdi tin-). Ceux-ci repartaient aussi fréquemment avec une petite photo plastifiée du hsayadaw, que U Ba Shwe s’était occupé de faire imprimer à 2000 exemplaires. Le téléphone sonna à plu- sieurs reprises, des laïcs appelant pour inviter le hsayadaw à prendre un repas chez eux. U Ba Shwe, qui prenait les appels, notait consciencieusement, sur un grand tableau blanc attaché au mur, les divers rendez-vous du hsayadaw. Chacune de ses visites à Yangon, expliqua-t-il plus tard, rapportait au grand moine 300000 kyats en moyenne. Soit trois cents fois, certes, le salaire mensuel officiel d’un instituteur, mais seulement une part modique du coût total de la construction des Mille Manguiers que Konawin Hsaya- daw venait d’entreprendre dans le delta. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page203

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Âgé d’une cinquantaine d’années, U Ba Shwe est un homme d’affaires très aisé, qui parle un anglais impeccable et se rend par- fois au Canada où une partie de sa famille a émigré. Il s’est joint tardivement au noyau de fidèles qui assistent le hsayadaw mais en est rapidement devenu la tête pensante et financière. D’après U Kyaw Soe, U Ba Shwe se serait indéfectiblement attaché à Konawin Hsayadaw après que celui-ci l’eut aidé par sa protection bienfai- sante à surmonter de grosses difficultés dans ses affaires. U Ba Shwe paraît quoi qu’il en soit fasciné par la faculté de «son» moine, «my monk» comme il le dit en anglais, à réussir tout ce qu’il entreprend. Il observe minutieusement la faisabilité des pro- jets du grand moine, les coûts engagés, les moyens de se procurer une trésorerie, et chaque nouvelle réussite lui apparaît comme la conséquence d’un instinct, d’un savoir-faire et d’une puissance exceptionnels. Au contraire, souvent, les moines qui reçoivent un don destiné à la construction d’un édifice dépassent les délais et les coûts prévus, et en font porter la charge au donateur, ce qui crée parfois des tensions, voire des dissensions, entre le moine et ce dernier. «Ici, pas question», fit remarquer U Ba Shwe en reve- nant sur le sujet à plusieurs reprises. Les délais sont respectés, les surcoûts sont à la charge de l’entrepreneur. L’homme voit ainsi dans le grand moine l’image, dans le domaine de l’entreprise reli- gieuse, de la réussite à laquelle il aspire dans ses affaires. U Ba Shwe emploie ponctuellement une connaissance habitant la même rue que lui à Yangon pour aller livrer des matériaux de construction ou s’occuper de régler un problème au village de Paukkon. C’est avec cet homme que je pris le bus, fin 1999, pour me rendre à Ma-ubin et embarquer sur un bateau pour Paukkon. Le bus était bondé, tous les strapontins étaient occupés. En route, je m’aperçus soudain de la disparition de mon portefeuille. On arrêta immédiatement le véhicule. Le portefeuille fut retrouvé sur le plan- cher, délesté de l’argent qui s’y trouvait, une somme assez impor- tante. Le conducteur et son assistant procédèrent à une première fouille aux alentours de mon siège mais ne trouvèrent rien. On décida de repartir. Arrivé à Ma-ubin, le conducteur, ne laissant aucun passager descendre, nous mena tout droit à la police. Le bus rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page204

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fut vidé et fouillé, on trouva l’argent caché sous le siège d’un des passagers qui fut arrêté. Mon compagnon, soulagé de cet heureux dénouement, s’empressa ensuite de relater l’incident à la famille qui servait de relais à Konawin Hsayadaw à Ma-ubin. L’affaire fut lon- guement commentée, et l’une des personnes présentes, une femme habituée à recevoir et à accompagner les visiteurs du hsayadaw, attribua la récupération du portefeuille à la protection donnée par le grand moine à ceux qui viennent lui rendre hommage (il ne fut pas envisagé que cette protection eût pu être préventive et empêcher simplement le pickpocket d’agir). Elle nous accompagna jusqu’à Paukkon et raconta l’événement au hsayadaw lui-même qui n’eut aucune réaction particulière, puis à d’autres résidents du site. L’évé- nement était désormais entré dans le stock d’anecdotes démonstra- tives dans lequel les fidèles puisent régulièrement lorsqu’ils évo- quent un moine à qui ils portent une vénération particulière. U Ba Shwe a investi des sommes très importantes dans la construction des monastères, pagodes et statues à Kyaikhtiyo et à Paukkon. Il apporte en outre souvent sa contribution lorsque sur- vient un manque d’argent pour un projet spécifique. Il mobilise aussi son réseau de connaissances, ayant notamment convaincu deux hommes d’affaires de Singapour de faire construire une grande pagode à Paukkon. Il s’est enfin occupé de la réalisation d’un film documentaire amateur sur Konawin Hsayadaw et son œuvre des Mille Manguiers, qu’il distribue aux proches fidèles. Le cas de ce riche homme d’affaires permet d’observer avec une grande netteté comment le laïc contribue à faire le saint, dans le sens où il apporte au moine les moyens, notamment financiers, de réaliser avec succès ses entreprises, tout en attribuant ce succès aux pouvoirs extraordinaires du moine lui-même. Cet homme d’affaires en tire des bénéfices distinctifs importants, d’abord parce qu’il maîtrise en partie l’accès au moine – lorsque le hsaya- daw est à Yangon, les fidèles doivent passer par son intermédiaire pour le rencontrer –, ensuite parce que l’assistance apportée à un personnage ayant atteint un degré élevé d’accomplissement spiri- tuel est un privilège pourvoyeur d’un grand mérite et de prestige dans la société birmane. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page205

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L’accent mis par l’aspirant saint sur la construction d’édifices reli- gieux est en premier lieu lié à la dimension individuelle de sa quête, à l’authenticité et à l’intensité de son renoncement, avec le pouvoir qu’elles confèrent. La réalisation d’entreprises bâtisseuses est considérée comme un indice de supériorité spirituelle, une confirmation de la proximité avec ou de la pleine réalisation de la sainteté. Elle constitue une preuve de la maîtrise du moine sur le monde, de sa capacité à le dominer et à le transformer, et donc un signe de son degré élevé d’accomplissement spirituel. Dans la logique bouddhique, plus un individu parvient à se détacher du monde, s’affranchissant de toutes les dispositions mentales et de toutes les contingences qui conditionnent l’activité de l’homme ordinaire, plus il devient capable d’agir puissamment sur le monde. C’est en se libérant des chaînes du désir et en s’immuni- sant contre toute entrave extérieure que l’aspirant saint acquiert les pouvoirs surnaturels qui donnent à son action une efficacité hors du commun144. Le développement d’une activité bâtisseuse monumentale est interprété comme étant le résultat d’une accumulation conséquente de mérite durant les existences antérieures, de la protection appor- tée à l’entreprise par divers êtres gardiens de la religion, notam- ment les weikza comme Bo Bo Aung et Bo Min Gaung, et surtout de l’accomplissement du moine dans la pratique de la méditation de concentration (thamahta). Certains moines entrepreneurs se distinguent d’ailleurs par leur succès dans la restauration ou l’achèvement de la construction d’une pagode, là où d’autres avaient échoué avant eux, et ce succès est considéré comme un signe confirmant les qualités spirituelles extraordinaires de ces moines. La réussite d’un défi bâtisseur représente ainsi pour l’as- pirant saint une actualisation de son extraordinaire puissance spiri- tuelle. L’existence de complexes religieux monumentaux, identi- fiés comme son œuvre personnelle, légitime sa prétention à la sainteté. *

144 Sur cette logique qui articule détachement et puissance, cf. Tambiah (1987 : 335). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page206

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Cette œuvre témoigne en outre, par son ancrage dans le pay- sage, du flot énorme de dons dont le moine a bénéficié, dons qui constituent un mode de reconnaissance publique et un étalon de son accomplissement spirituel. Les fidèles, en soutenant l’activité bâtisseuse d’un moine, lui livrent en fait les éléments mêmes qui lui permettent d’attester durablement cet accomplissement (et accessoirement d’attirer encore plus de dons), contribuant à ren- forcer leur propre croyance dans le caractère extraordinaire du per- sonnage. En même temps, l’aspirant saint demeure habité par le senti- ment aigu de sa responsabilité première dans la perpétuation et la diffusion de la religion bouddhique dans l’environnement social. En ce sens, la pratique de la méditation dans un espace sauvage ne favorise pas seulement l’accession au salut individuel. Elle repré- sente aussi une contribution essentielle au devenir collectif, en fai- sant pénétrer et vivre (ou revivre) la religion bouddhique dans un lieu où elle était absente ou déclinante, en comblant un des inter- stices qui échappaient encore à la bouddhisation. Il est de fait très courant qu’un aspirant saint couronne la réussite d’une résolution méditative dans un lieu de forêt par l’érection d’une ou plusieurs pagodes qui symbolisent l’implantation de la religion dans ce lieu et son rattachement au maillage bouddhique national. Dans cer- tains cas, aussitôt l’édifice construit, voire même avant, puisqu’il a la possibilité de laisser la direction des travaux à un assistant laïc ou à un autre moine, l’aspirant saint reprend son cheminement, enchaînant les résolutions à des endroits chaque fois différents. Dans d’autres, il choisit au contraire de se fixer pour plusieurs années au moins en un lieu, d’y établir son domaine. Son activité de bouddhisation peut alors prendre des formes monumentales. En somme, les constructions bouddhiques monumentales réali- sées sous la direction d’un moine, telles des éruptions jaillissant de la considérable énergie spirituelle qu’il a accumulée au travers de sa pratique intense de la méditation, donnent corps dans le paysage à sa grandeur personnelle tout en participant de sa vocation à pro- pager la religion. Cette action du moine entrepreneur constitue une transformation rationnelle et méthodique du monde. Comme le rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page207

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montre la relation entre Konawin Hsayadaw et son plus proche donateur, U Ba Shwe, il existe une affinité et une complémentarité entre l’entreprise religieuse du chercheur de salut et l’entreprise capitaliste de l’homme d’affaires. Dans les deux cas, la conduite éthique combinée au pouvoir spirituel garantit le succès. La réus- site d’une entreprise religieuse manifeste à la fois la puissance spi- rituelle du moine qui la met en œuvre et le karma favorable de l’homme d’affaires qui la soutient; la réussite d’une entreprise économique manifeste, elle, la puissance spirituelle du moine qui la soutient et le karma favorable de l’homme d’affaires qui la met en œuvre. Et dans les deux cas, les implications du succès, que celui-ci consiste en un achèvement supramondain (triomphe spiri- tuel) ou mondain (richesse matérielle), ne sont pas seulement indi- viduelles mais aussi sociales. Car le moine et l’homme d’affaires ne travaillent pas seulement à leurs propres intérêts mais aussi à ceux de la société. Ils ne contribuent pas seulement à assurer leur salut personnel, mais aussi le salut collectif, en générant les moyens complémentaires – respectivement, puissance spirituelle et soutien matériel – nécessaires au renforcement de la présence de la religion dans la société. Autrement dit, de la prospérité écono- mique de la société dépend sa prospérité spirituelle, et vice-versa. Ce que Thamanya Hsayadaw, avec un sens de l’aphorisme qu’ap- précient les Birmans, exprime ainsi dans l’idiome bouddhique: «L’économie supramondaine (lawkoktara sibwayay) fleurira seu- lement si l’économie mondaine (lawki sibwayay) fleurit. Et l’éco- nomie mondaine fleurira seulement si l’économie supramondaine fleurit»145. Si, d’un point de vue capitaliste, la Birmanie est sous- développée aujourd’hui, ce n’est donc pas à cause, mais en dépit de l’idéologie bouddhique.

145 La formule a été notée lors d’un prêche du grand moine en 2000. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page208 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page209

SAINT PAR L’ÉTAT OU SAINT CONTRE L’ÉTAT ? rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page210 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page211

En 1992, le gouvernement birman décerna les premiers titres honorifiques qu’il venait d’instituer afin de distinguer et de célé- brer l’œuvre de promotion de la religion bouddhique réalisée par les grandes figures monastiques du pays. Thamanya Hsayadaw s’imposa comme l’une des éminentes personnalités à qui devait être conféré le prestigieux titre de Abhidhaja Agga Maha Sad- dhamma Jotika146, «Grand Étendard, Lumière de la Grande et Authentique Doctrine Suprême», sanctionnant son infatigable activité de propagation de la religion dans l’État kayin. Comme les autres moines récipiendaires, il devait se voir remettre son titre des mains mêmes des plus hauts responsables de l’État au cours d’une cérémonie officielle organisée dans l’immense grotte artificielle de Kaba Aye à Yangon, à la pleine lune du mois de Dabaung (18 mars). Mais à la surprise générale, le grand moine refusa de se rendre dans la capitale. Le gouvernement dut lui faire remettre son titre à Thamanya par un représentant régional. En boudant la cérémonie, Thamanya Hsayadaw affirmait osten- siblement son dédain des honneurs officiels et sa distance avec les autorités politiques. La plupart des ouvrages consacrés à sa vie et à son œuvre, publiés depuis par des membres de son entourage, n’en portent pas moins sur leur couverture mention du titre qui lui fut conféré. Le certificat étatique officiel est par ailleurs affiché dans le monastère au sommet de la colline qui servait à l’époque de résidence au hsayadaw et qui constitue aujourd’hui l’une des

146 Il s’agit de la transcription officielle birmane du nom du titre, composé de termes p›li. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page212

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étapes de la visite guidée de Thamanya offerte aux fidèles par les agences organisatrices de pèlerinage. La même année, 1992, quelque temps après le coup d’éclat du grand moine, des représentants des institutions monastiques offi- cielles et du gouvernement intervinrent dans les affaires de Tha- manya. Le hsayadaw était mis sur la sellette pour avoir procédé à des ordinations collectives de cent, voire cinq cents personnes – pèlerins qui souhaitaient, comme il est de coutume pour les hommes adultes, devenir temporairement moines –, alors que la règle interdit d’ordonner plus de trois postulants à la fois. Une plainte pour infraction au code de discipline monastique avait été déposée à ce sujet par des moines auprès du Comité des Grands Responsables de la Communauté Monastique (Thanga Maha Nayaka Ahpwe), la plus haute instance des institutions monas- tiques créées à l’initiative de l’État en 1980. Les membres du Comité jugèrent que le hsayadaw avait effectivement commis une faute, et une délégation, accompagnée d’un haut fonctionnaire du Ministère des Affaires Religieuses, se rendit à Thamanya pour en discuter directement avec l’intéressé. Celui-ci, procédure ordi- naire dans ce type de cas, accepta de signer une déclaration où il reconnaissait sa faute et promettait de ne pas la répéter. Ceci mit un terme à l’affaire, évitant la mise en place d’une cour monas- tique spéciale147. Mais l’avertissement était clair: son immense aura ne mettait nullement Thamanya Hsayadaw à l’abri d’une sanction de la part des institutions monastiques officielles, sinon de la part des autorités politiques à qui ces institutions pouvaient servir d’instrument. Du geste symbolique du grand moine, refusant de participer à la cérémonie officielle de remise de son titre, à l’exhibition du même titre dans son monastère et dans les ouvrages le concernant, en passant par l’incident des ordinations collectives et la procédure mise en œuvre par les institutions monastiques, se dessinent toute la complexité et toute l’ambiguïté de la relation entre l’État et les

147 L’incident me fut rapporté en 1999 par un fonctionnaire du Ministère des Affaires Religieuses. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page213

SAINT PAR L’ÉTAT OU SAINT CONTRE L’ÉTAT ? 213

aspirants saints dans la Birmanie contemporaine. Mais pour saisir et qualifier la nature précise de cette relation, encore faut-il savoir ce que l’État peut bien avoir à faire avec la sainteté. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page214 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page215

Chapitre VI

Où il est question de la politique religieuse de l’État, de ses raisons d’être et de ses modalités, et de comment elle intervient dans le processus de production de la sainteté

« S’il fallait désigner le pays où le bouddhisme du Therav›da s’épa- nouit avec le plus de force, ce serait la Birmanie. La Birmanie est le pays des bouddhistes, celui où l’enseignement du Bouddha est pleinement admis et cru, et ceci se sait dans le monde entier. » Depuis l’époque de Bagan, en commençant par Shin Arahan et le roi Anawratha, les grands moines et les laïcs ont toujours coopéré dans le domaine religieux afin de permettre l’épanouisse- ment du bouddhisme en Birmanie. Dès cette époque, les Birmans, plein de foi dans leur religion, ont fait des dons généreux pour l’expansion du bouddhisme. On dit que même une veuve avait les moyens de faire construire une pagode en ce temps-là. » Aujourd’hui, grâce aux encouragements et à l’assistance offerts par le gouvernement du Conseil d’État pour la Paix et le Développement, ainsi qu’à la coopération entre les grands moines et les laïcs, la religion s’épanouit en Birmanie, avec la construc- tion de pagodes, de monastères et de pavillons dans toutes les régions du pays.»148 Ainsi parle l’État birman. Mais pour dire quoi? Et d’où lui viennent ses mots?

148 Il s’agit d’une traduction approximative, à partir d’un anglais tout aussi approximatif, de passages de deux articles du supplément dominical de The New Light of Myanmar (1er février 1998 pour le premier paragraphe, 27 décembre 1998 [suite page suivante] rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page216

216 RENONCEMENT ET PUISSANCE Les trois fonctions religieuses de l’État

La pratique du bouddhisme du Therav›da qui, selon la Grande Chronique du Palais de Verre 149, avait fleuri dans de précédents royaumes birmans, connaissait à l’époque de l’avènement du roi Anawratha, au milieu du XIe siècle de notre ère, une période de dégénérescence liée à la perte des livres du Tipitaka, le canon bouddhique. La religion était dominée par les croyances et pra- tiques d’un groupe hétérodoxe, les Ayi (ou Ari), dont le tableau, noirci à l’envi par les auteurs de la chronique, est tout à fait expressif: «À l’époque du roi Anawratha, dans ce pays de Puga- rama [Bagan], les rois, depuis des générations, avaient admis les croyances erronées des trente grands Ayi et de leurs soixante mille disciples qui résidaient dans un endroit appelé Thamahti. Ces moines rejetaient l’enseignement du Bouddha. Chacun d’eux développait ses propres croyances et les établissait comme la véri- table doctrine. Ils trompaient la population. Selon leur enseigne- ment, une personne coupable d’un meurtre pouvait, en récitant une certaine formule, échapper à la conséquence karmique de son acte; cette formule permettait même d’échapper à la conséquence du meurtre de ses propres parents. Les Ayi prêchaient ainsi comme authentique doctrine (damma) un enseignement hétérodoxe (a-

[suite de la note 148] pour les suivants), quotidien d’«information» publié en anglais par le gouvernement birman. La combinaison des deux extraits est de mon fait, mais les jour- naux birmans reprennent ainsi sans cesse sous différentes combinaisons les mêmes for- mulations. Les extraits cités ne sont au demeurant qu’un échantillon de la large publicité que le gouvernement, par la voix des organes médiatiques de diffusion du discours offi- ciel, donne à sa politique de promotion de la religion bouddhique depuis son avènement en 1988. 149 Les chroniques birmanes sont des annales des différents royaumes qui se succédèrent ou coexistèrent dans le passé sur le territoire de la Birmanie. La Grande Chronique du Palais de Verre (Hmannan Maha Yazawindawgyi) fut compilée au XIXe siècle sur ordre du roi birman Bagyidaw (1819-1837) à partir des chroniques précédentes. Elle fait remonter l’origine des rois birmans bien au-delà de la période de Bagan (1044-1287) et attribue même au premier souverain, fondateur légendaire du royaume de Tagaung, l’identité de roi déchu de Kapilavastu (le petit royaume indien où naîtra plus tard le Bouddha). Pour une traduction anglaise partielle de cette chronique, cf. Pe Maung Tin & Luce (1960). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page217

OÙ IL EST QUESTION DE LA POLITIQUE RELIGIEUSE... 217

damma). En outre, lorsque les enfants du roi, d’officiers royaux, de chefs de village, de diplomates ou de riches familles, étaient sur le point de se marier, ils devaient d’abord être envoyés aux grands Ayi. Ils arrivaient au début de la nuit et repartaient le lendemain à l’aube, alors seulement autorisés à se marier. C’est ce qu’on appe- lait «envoyer la première fleur» et ceux qui prétendaient s’unir sans avoir fait ainsi étaient punis par le roi pour avoir transgressé la règle traditionnelle. [...] Lorsque le roi Anawratha entendit et vit ces choses incorrectes et injustes, comme il était doté de nom- breuses Perfections (parami), il s’en émut grandement, réalisant que les croyances et pratiques des Ayi étaient erronées»150. La chronique évoque longuement l’œuvre de réforme entre- prise par Anawratha pour remédier à la situation alarmante de la religion, et ce, avec l’aide essentielle de Shin Arahan, moine qui était venu du prospère royaume môn de Thaton (dans le sud-est de la Birmanie actuelle) pour propager la religion à Bagan. Le récit du règne de Anawratha (1044-1077), auquel les chroniques bir- manes accordent un traitement privilégié, synthétise les différentes fonctions religieuses que s’attribue la royauté (l’État) et le type de relation qu’elle souhaite idéalement entretenir avec la commu- nauté monastique. Ce récit constitue une sorte de charte de l’action religieuse de l’État, charte qui inspire encore aujourd’hui la geste étatique. Sa mise en œuvre repose sur la maîtrise d’immenses res- sources financières et humaines, et sur le pouvoir coercitif de l’au- torité politique. Ces deux instruments donnent à l’État les moyens pratiques de son action religieuse et lui permettent de manifester, par le truchement du bouddhisme, sa supériorité sur le reste des laïcs151.

150 Traduction établie à partir d’une édition birmane de la chronique parue en 1957 (cf. p. 71 dans la traduction anglaise de Pe Maung Tin et Luce). Notons que l’existence réelle ou non d’un tel groupe de Ayi à cette époque d’une part, et la nature des pratiques de ce groupe d’autre part, sont objets de débat entre spécialistes. Cf., entre autres, Than Tun (1988 : 85-100), Mendelson (1975 : 36-37) et Ferguson (1975 : 80-81). 151 A propos de la relation entre État et bouddhisme en Birmanie, on dispose de nom- breuses analyses pour différentes périodes historiques. J’ai simplement voulu, dans cette section, fournir un exposé succinct de la manière dont l’État [suite page suivante] rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page218

218 RENONCEMENT ET PUISSANCE

L’État s’affirme d’abord comme le garant de l’orthodoxie reli- gieuse. Le corpus canonique, le Tipitaka, qui contient les principes de cette orthodoxie, se voit attribuer une importance centrale dans son action. La nécessité d’obtenir des exemplaires du canon boud- dhique apparaît même, dans la chronique, comme la raison légi- time de la guerre engagée par Anawratha contre le royaume môn de Thaton, qu’il conquiert en 1057. Une fois récupérées, les écri- tures canoniques sont précieusement conservées. Le roi les fait transcrire du môn au birman afin que puisse être dispensé un enseignement orthodoxe de la doctrine bouddhique aux membres de la communauté monastique, à qui revient la charge de le diffu- ser dans la population. Il élimine par ailleurs le mouvement des Ayi, obligeant ses membres à s’engager comme soldats. Cette mesure constitue un précédent fondamental pour les réformes de la communauté monastique auxquelles l’État procédera à différents moments de l’histoire birmane. La mise en œuvre d’une telle réforme est intrinsèquement liée à l’impératif de perpétuation de la religion bouddhique, dans sa forme considérée comme la plus authentique, corollaire de l’harmonie et de la prospérité dans la société. Elle a pour objectifs la «purification» (thanshinyay) de la communauté monastique – par l’exclusion d’une partie de ses membres, ainsi que par le développement d’une plus grande adé- quation entre les pratiques effectives des moines et les règles de la discipline monastique –, et la préservation d’une relative unité au sein de cette communauté152. L’État peut prendre à cette occasion des mesures de réorganisation de la communauté monastique, par- fois accompagnées de la mise en place d’institutions de contrôle

[suite de la note 151] se représente son rôle religieux et souligner l’actualité de cette représentation pour la période la plus récente. Pour des développements sur la relation entre État et bouddhisme, cf., par ordre chronologique de parution, Sarkisyanz (1965), Smith (1965), Spiro (1970 : 378-395), Mendelson (1975), Aung-Thwin (1985 : 47-68), Tin Maung Maung Than (1988, 1993), Koenig (1990 : 65-97), et Houtman (1999), ainsi que les travaux de référence de Stanley J. Tambiah qui, à partir de son étude du bouddhisme thaïlandais, propose des généralisations pour l’ensemble de l’Asie du Sud- Est therav›din (1976, 1987). 152 Objectifs définis par Tin Maung Maung Than (1993 : 13-15). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page219

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de cette communauté qui sont notamment compétentes pour déci- der de sanctions à l’égard des moines enfreignant la discipline ou dispensant un enseignement jugé hétérodoxe. La communauté monastique, dont la pureté est ainsi garantie par la régulation éta- tique et les institutions dont elle suscite l’établissement, peut alors constituer pour l’État et pour ses sujets un champ de mérite vérita- blement productif. Ajoutons que des infractions criantes à la règle monastique et des clivages et divisions trop prononcés au sein de la communauté monastique contredisent l’image générale de cohé- sion et d’ordre dans la société que les gouvernants cherchent à produire et à perpétuer. Dans une telle perspective, l’incapacité de l’État à réguler et à unifier la communauté monastique fait miroir à son incapacité à imposer son autorité à la société. L’État s’affirme ensuite comme le parrain principal de cette communauté monastique purifiée. Il fournit aux moines les moyens matériels (logement, subsistance) de poursuivre leur déve- loppement spirituel personnel et de propager la doctrine boud- dhique dans la société. En retour, ceux-ci procurent aux respon- sables de l’État la possibilité de réaliser des actions méritoires, leur assurant une supériorité fondée sur un karma plus favorable. En s’offrant comme champ de mérite privilégié aux responsables de l’État, la communauté monastique, du moins ses membres les plus éminents qui bénéficient directement de la générosité étatique (distinction qui contribue à leur prééminence), manifeste sa recon- naissance de l’autorité politique. La relation entre État et commu- nauté monastique reprend par conséquent les termes de la récipro- cité ordinaire entre laïc et moine, articulée par le don, mais en l’adaptant au rôle particulier de l’État, premier des laïcs. Elle se caractérise par ailleurs par une disjonction entre pouvoir et hiérar- chie de statut153. La distribution inégale du pouvoir se jauge au degré d’interférence relative des membres de la communauté monastique dans les affaires politiques, et des responsables de l’État dans les affaires monastiques, jaugeage qui donne un avantage

153 Disjonction que Louis Dumont (1986 : 99) a mise en évidence dans le cas du rap- port entre Brahmane et Kshatriya en Inde. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page220

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certain en termes de pouvoir aux responsables de l’État. Les sources émanant des autorités politiques contiennent ainsi de longs et circonstanciés récits de l’intervention de l’État dans les affaires monastiques, notamment dans les cas de réforme et de purification de la communauté monastique. Ceci, toutefois, ne dispense pas l’État de reconnaître la supériorité des moines. Lorsque Anawra- tha, désireux d’éprouver Shin Arahan dont il pressentait la très grande noblesse spirituelle, lui demanda de prendre place sans indiquer de siège particulier, le moine alla directement s’asseoir sur le trône royal. Une fois installé, il exposa l’enseignement bouddhique au roi. À la fin du prêche, Anawratha demanda: «Où se trouve mon Maître, le Bouddha?»154. L’État s’arroge et maintient, enfin, un monopole sur l’acquisi- tion de reliques corporelles du Bouddha (par la guerre si néces- saire), reliques dont la possession est considérée comme l’une des conditions essentielles de l’enracinement durable de la religion dans la société. Dans l’objectif de permettre à la religion boud- dhique de fleurir pendant 5000 ans dans son royaume, Anawratha fit ainsi construire près de Bagan la pagode Shwezigon, dans laquelle furent enchâssées plusieurs reliques, dont une réplique de la dent du Bouddha acquise à Ceylan. Grâce à la multiplication magique des répliques de la dent, Anawratha fit bâtir plusieurs autres pagodes importantes dans les environs de Bagan. Par ailleurs, souligne la chronique, le roi tout au long de ses pérégrina- tions dans les différentes régions qu’il avait soumises, ne cessa de marquer l’espace de sa souveraineté par la construction d’édifices religieux. La manipulation réussie, par les responsables de l’État, d’objets aussi puissants que des reliques du Bouddha, confirme la justesse des prérogatives religieuses qu’ils s’attribuent, elle sanc- tionne leur autorité.

Dans ce modèle de la royauté bouddhique, qu’on peut dire dérivé ou de second degré puisqu’il reproduit en grande partie la geste

154 Cf. Pe Maung Tin et Luce (1960 : 72-73). Cet épisode est selon toute vraisemblan- ce inspiré d’un épisode similaire de la biographie légendaire de l’empereur Asoka. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page221

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prototypique de l’empereur indien Asoka au IIIe siècle avant notre ère, le souverain, associé à un moine incarnant la communauté monastique, s’institue comme responsable de la réintroduction du bouddhisme du Therav›da et de sa diffusion dans la société birmane. Anawratha, grand guerrier considéré par l’historiogra- phie birmane comme l’artisan de la première unification de la Birmanie dans sa configuration actuelle, puise dans un royaume étranger, le royaume môn de Thaton, l’élément religieux qui va cimenter cette unité. Le souverain et ses sujets sont alors montrés adhérant, d’un commun mouvement, à la nouvelle orthodoxie bouddhique, dont la présence durable dans le royaume, garantie par la promotion et la protection royales, devient une condition même de l’existence et de la prospérité de la Birmanie. Le règne de Anawratha représente aux yeux des Birmans un moment capi- tal de leur histoire, moment qui articule, par l’intermédiaire de la geste royale unificatrice, la relation entre bouddhisme et identité birmane. Le tableau ainsi dressé condense sans aucun doute un proces- sus plus lent et complexe d’implantation du bouddhisme du The- rav›da dans la société birmane. Il n’en représente pas moins une situation effective dans les siècles suivants et jusqu’à aujourd’hui, situation où le bouddhisme définit une échelle de valeurs et une hiérarchie communes à l’ensemble de la société. Le domaine reli- gieux représente dès lors pour les maîtres du pays un domaine d’action possible sinon indispensable, s’ils aspirent à recevoir l’as- sentiment de la population et à la convaincre de leur nécessaire et profitable détention du pouvoir politique. En bref, l’engagement dans le domaine religieux constitue un fondement essentiel de la légitimité politique. Les trois fonctions religieuses de l’État (purification et régula- tion des pratiques des moines et des laïcs, patronage de la commu- nauté monastique, contrôle des reliques), exemplifiées par la geste de Anawratha, constituent cependant une représentation idéolo- gique, émanant des sources officielles, de la relation entre État et religion bouddhique. Dans la pratique, le degré d’interférence de l’État dans les affaires religieuses a varié selon les circonstances rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page222

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historiques et politiques, l’État n’ayant pas toujours été capable ou désireux d’assumer ces fonctions. Et même lorsqu’ils se sont acti- vement impliqués dans les affaires religieuses, les responsables de l’État n’en ont pas toujours retiré le bénéfice escompté, le méca- nisme de légitimation pouvant se gripper en raison d’autres élé- ments. Il n’en demeure pas moins que ce modèle a inspiré l’action de la plupart des gouvernements qui ont contrôlé la Birmanie depuis l’époque de Bagan jusqu’à nos jours. La période britan- nique (1886-1948) a constitué de ce point de vue une rupture, avec le refus formel des autorités coloniales de reprendre à leur compte la fonction royale de promotion et de protection de la religion. Parenthèse rapidement refermée puisque les dirigeants des trois régimes qui se sont succédé depuis l’Indépendance ont tous, dans des conditions et à un degré variables, prétendu à revêtir les habits de Anawratha.

1980, ou l’État qui purifie

Dans l’ouvrage qu’il consacra en 1982 à sa vie et à l’entreprise des Mille Arbres de l’Éveil, Bawdi Tahtaung Hsayadaw se défendait vigoureusement contre toute accusation d’hétérodoxie. Il n’avait rien à voir, expliquait-il, avec les nombreux groupes (gaing) de pratiquants de la voie du weikza, dont les représentants les plus en vue faisaient un usage étendu de leurs facultés surnaturelles. Il aspirait uniquement à parvenir à la perfection spirituelle et à pro- mouvoir la religion bouddhique155. Le plaidoyer pro domo du grand moine n’était probablement pas sans rapport avec les événements de l’époque et le vent que faisait souffler l’État dans les affaires religieuses. C’est que deux ans plus tôt, à l’initiative du gouvernement, s’était déroulée une spectaculaire opération de purification de la communauté monas- tique qui avait conduit à l’interdiction de plusieurs groupes reli- gieux considérés comme hétérodoxes et à l’exclusion de la com-

155 Cf. Narada (1982 : 70). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page223

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munauté monastique de plusieurs centaines de moines et de novices, pour certains nationalement réputés. La grande réforme de 1980 marquait, après une singulière absence de plus de dix ans, le retour de l’État sur la scène religieuse. Le principe majeur de hiérarchisation entre moines, l’ancien- neté relative, ne donne pas à la communauté monastique de véri- table structure institutionnelle collective, qui placerait l’ensemble des moines et novices sous une même autorité, ayant le pouvoir de contrôler la conformité de leur comportement à la discipline monastique, de décider de sanctions le cas échéant et, plus large- ment, de régler les différents problèmes qui peuvent se poser dans le cadre du fonctionnement d’une communauté de 400000 membres (éducation et formation, litiges sur la propriété des biens monastiques, etc.). De fait, aucune structure de ce type n’est théo- riquement prévue, le Bouddha ayant, selon la tradition, volontai- rement laissé la communauté religieuse qu’il avait fondée sans chef pour lui succéder, déclarant que les moines devaient vivre sous le gouvernement de la doctrine et de la discipline monas- tique et non d’une organisation institutionnelle quelconque. Cependant, les moines les plus vertueux et érudits devaient exer- cer une sorte de tutelle, servant d’exemple et conseillant les autres sur l’attitude à tenir dans certaines situations, notamment en cas d’infraction à la discipline monastique156. C’est en dehors de ce cadre canonique lâche que se trouve l’origine des institutions apparues à une date mal connue dans l’histoire de la communauté monastique de Birmanie, comme dans d’autres sociétés boud- dhiques d’Asie du Sud-Est. L’instauration de ces institutions s’ex- plique par la relation entre État et religion bouddhique, plus préci- sément par le rôle que le premier s’attribue dans le développement de la seconde157. On sait peu de choses sur ces institutions du temps de la monar- chie birmane. Il ne semble pas qu’il ait existé d’organisation insti-

156 Sur le problème de la régulation de la communauté monastique, telle que définie dans le canon bouddhique, cf. Wijayaratna (1983 : 149-166). 157 Un point souligné par E. Michael Mendelson (1975 : 117-118). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page224

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tutionnelle de la communauté monastique à l’époque de Bagan (1044-1287). Les pouvoirs et l’influence des moines s’établissaient en fonction de leur réputation, de la grandeur de leur monastère et de leur proximité avec le roi; il arrivait couramment que l’un d’entre eux émerge comme la personnalité dominante d’un règne. Lorsque le souverain disposait de l’autorité et de la force coercitive suffisantes, il tranchait les disputes majeures entre groupes monas- tiques au profit de l’un ou de l’autre. Il s’efforçait par ailleurs de contrôler les flux de richesses vers la communauté monastique – il semble que les donations de terres aient été consignées dans un registre officiel –, car c’étaient là autant de biens qui échappaient aux prélèvements fiscaux royaux158. La première mention de la mise en place d’une organisation institutionnelle de la communauté monastique, accompagnée d’un contrôle du pouvoir politique, remonte au règne du roi Thalun (1629-1648)159. Par la suite et jusqu’à aujourd’hui, l’histoire insti- tutionnelle de la communauté monastique peut être caractérisée comme une succession de phases de hiérarchie diffuse avec absence de réelle centralisation et d’appui du pouvoir laïc, et de phases d’accentuation hiérarchique avec existence d’autorités aux divers échelons géographiques, soutenues par leurs homologues politiques laïcs. C’est dans ce cadre cyclique qu’il faut replacer la grande réforme de 1980. Que s’est-il produit à la fin des années 1970 pour que resur- gisse l’État dans les affaires religieuses? Ou plutôt, pour poser la question de manière plus appropriée, pourquoi et comment s’en était-il effacé? La période parlementaire (1948-1962) qui suivit l’Indépendance avait vu une implication intense du gouvernement U Nu dans les affaires religieuses, avec la création d’un organisme semi-gouvernemental, le Buddha S›sana Council, assurant le sou- tien financier et logistique de l’État à la religion bouddhique. On essaya également de mettre en place une organisation institution- nelle au travers de laquelle des moines auraient administré et

158 Cf. Than Tun (1978 : 44, 116-117). 159 Cf. Lieberman (1984 : 109-111). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page225

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régulé la communauté monastique. La tentative échoua cependant, et pour chacune des branches existantes, l’organisation en éche- lons géographiques, remontant à la période précoloniale, persista. Mais l’absence d’assistance du pouvoir politique rendait le sys- tème relativement inefficace. Les moines détenteurs de l’autorité dans chaque branche (particulièrement dans la branche Thu- damma, regroupant, rappelons-le, 90% des membres de la com- munauté monastique) ne disposaient d’aucun moyen de coercition qui permette de faire appliquer leurs décisions. Les moines eux- mêmes, au niveau villageois, n’avaient qu’une perception très vague de l’existence de cette organisation hiérarchique160. La prise de pouvoir du général Ne Win et l’instauration de la «Voie birmane vers le socialisme» (1962-1988) donnèrent un coup d’arrêt brutal à la politique religieuse du gouvernement précédent. Les activités du Buddha S›sana Council et les budgets afférents furent suspendus, les règlements officiels d’inspiration bouddhique introduits par U Nu dans la vie publique supprimés (comme l’inter- diction de tuer des bœufs, ou encore la fixation des jours de congé hebdomadaire en fonction du calendrier bouddhique). En 1965, dif- férentes lois religieuses votées à l’initiative de U Nu, qui concer- naient le développement d’institutions monastiques judiciaires et l’organisation du cursus d’études monastiques, furent abolies, considérées comme inefficientes. Le nouveau régime désengagea ainsi largement l’État des affaires religieuses, exprimant sa volonté de voir la religion cantonnée à des choix et des pratiques «pri- vées», sans implication et patronage étatiques. Le gouvernement pensait trouver ailleurs, par le rôle de l’armée dans la préservation de l’unité nationale et par la mise en œuvre d’une politique écono- mique socialisante, les fondements de sa légitimité161. La préoccupation majeure du gouvernement, dans le domaine religieux, s’avéra alors de resserrer son contrôle sur les moines,

160 Ce dernier point est souligné par E. Michael Mendelson (1975 : 170-172) et Manning Nash (1973 : 144-145). 161 Sur la philosophie politique et l’ensemble des mesures du gouvernement du général Ne Win dans le domaine religieux, cf. Smith (1965 : 281-306). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page226

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afin de les écarter de la vie politique. Dans la continuité de l’acti- visme monastique anti-colonial des années 1920-1940, une partie des moines avait depuis l’Indépendance largement participé aux événements politiques, par le biais d’associations monastiques capables d’une forte mobilisation protestataire. La grande assem- blée des représentants de la communauté monastique, organisée en mars 1965 dans la ville de Hmawbi à la demande du gouverne- ment, qui avait pour objectif de donner une constitution à la com- munauté monastique et d’instituer des autorités régulatrices qui lui soient propres, fut toutefois un échec. Les autorités politiques ne purent jamais imposer le système désiré de cartes d’identité monastique qui leur aurait permis de connaître et de contrôler la composition de la communauté monastique162. Les relations entre État et moines demeurèrent distantes pendant les quinze années suivantes, empreintes même parfois d’une certaine acrimonie. Le gouvernement encouragea au début des années 1970 la publication régulière d’articles sur le comportement scandaleux de certains moines dans le but de discréditer la communauté monastique et d’amenuiser son autorité auprès de la population, tandis que les fonctionnaires n’assistaient plus officiellement à aucune cérémo- nie religieuse163. L’action des autorités politiques dans le domaine religieux se réduisit au minimum (aide logistique à l’organisation des examens monastiques). À la fin des années 1970, toutefois, s’effectue un revirement, qui voit l’État réapparaître en force sur la scène religieuse. Deux points de vue, celui des responsables de l’État et celui d’une fraction de la communauté monastique, sont à prendre en compte pour comprendre ce changement d’orientation, et expliquer pourquoi des tentatives qui avaient précédemment échoué connurent alors un relatif succès, rencontrant un accueil favorable chez une partie des moines164.

162 Cf. Bunge (1983 : 61). 163 Cf. Lubeigt (1990 : 133). 164 Sur les origines et les modalités de la réforme de 1980, cf. les articles de Guy Lubeigt (1990) et surtout de Tin Maung Maung Than (1988 et 1993), dont sont tirées la plupart des informations factuelles mentionnées dans les développements proposés ici sur la période 1978-1980. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page227

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Les responsables de l’État s’inquiétaient d’abord du développe- ment, depuis le début des années 1970, de groupes religieux ani- més par des moines ou des laïcs qui bénéficiaient d’une audience certaine parmi les fidèles, et dont la dynamique, échappant large- ment à l’emprise du gouvernement, pouvait déboucher sur des formes de protestation politique. Ces moines ou laïcs fondaient leur popularité principalement sur la possession de facultés surna- turelles. Il s’agissait pour le gouvernement non seulement de sanc- tionner et d’interdire ces groupes, mais aussi de mettre en place un dispositif préventif empêchant toute politisation d’un mouvement religieux en général. Les autorités, pour justifier leur volonté réformatrice, arguèrent par ailleurs d’une exploitation économique et commerciale croissante du bouddhisme, qui tendait à pervertir les principes de la religion. À cette époque, l’essoufflement idéologique du régime était patent. Son entreprise socialisante, soutenue par l’existence d’un parti unique et par la Constitution «populaire» de 1974, s’avérait décidément un échec, incapable économiquement comme politi- quement de s’ancrer dans la société, sinon de manière superfi- cielle. Le régime était de ce fait désireux de trouver un théâtre où l’action de l’État puisse être mise en scène sous une forme qui ren- contrerait l’assentiment de la population. La volonté de redonner à la religion une plus grande importance dans les relations avec la société civile reçut en tous les cas le soutien de certains moines. En effet, certains des membres de la communauté monastique parmi les plus influents, qui avaient lentement gravi la hiérarchie monastique grâce à leur ancienneté, leur érudition et leurs activités d’enseignement et de prêche, avaient souffert de l’absence de patronage étatique qui les privait de gratifications symboliques et d’un substantiel soutien logistique et financier. Ils durent en outre faire face dans les années 1970 au développement d’une sorte de concurrence venue des moines qui animaient ces mêmes groupes religieux suspects aux yeux de l’État. Telles sont les origines manifestes de la réforme de 1980. Cependant, à trop vouloir discerner les motivations des uns et des autres, à interpréter leurs actes uniquement en termes de stratégie, rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page228

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d’intérêts et de rapports de force, on court le risque de pécher par excès de schématisation, produisant un effet d’aplatissement de la réalité préjudiciable à la pleine compréhension de cette réforme, comme des autres éléments de la politique religieuse de l’État. Il n’est pas absurde et infécond, certes, de penser dans les termes d’une guerre de positions. Mais encore faut-il toujours conserver à l’esprit que ce sont des combattants convaincus que nous obser- vons. Si leur conduite n’est jamais dénuée d’une recherche, plus ou moins consciente, de l’avantage individuel ou institutionnel, elle est aussi immédiatement commandée par des logiques collec- tives, gouvernée par des schèmes culturels. Lorsqu’un gouverne- ment – autrefois, c’eût été un roi – qui a accédé au pouvoir par un coup d’État et qu’on peut bien dire honni de la plupart des Bir- mans, s’engage dans une furieuse politique de réforme de la com- munauté monastique et de promotion du bouddhisme, consacrant autant sinon plus d’énergie à cette tâche qu’au développement économique du pays, on ne doit pas voir là seulement manipula- tion ou instrumentalisation du registre religieux à des fins de légi- timité politique, mais aussi intime conviction qu’une telle action est une condition essentielle à l’émergence d’une forme de féli- cité dans la société birmane. Car l’homme d’État est comme le magicien : contraint par la tradition et par les membres de la société de jouer son rôle, il se prend lui-même très facilement au jeu. Sa conscience d’agir aussi en fonction d’un calcul personnel, en vue d’asseoir son pouvoir et de montrer sa puissance, n’altère en rien le sentiment qu’il a d’être ce qu’on veut qu’il soit et ce qu’il prétend être. En l’occurrence, un grand protecteur et promo- teur de la religion bouddhique, contribuant au bien-être et au salut collectifs165. Et les laïcs, même lorsqu’il s’agit d’un gouverne- ment dont la politique générale est impopulaire, n’en reconnais- sent pas moins une certaine légitimité aux détenteurs du pouvoir, du fait qu’ils parviennent à mener à bien l’ambitieuse politique religieuse qu’ils ont décidée. L’un des paradoxes politiques bir- mans consiste ainsi dans la possibilité qu’un gouvernement exé-

165 Sur le magicien, cf. Mauss & Hubert (1950 : 88-89). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page229

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cré n’en puisse pas moins bénéficier d’une relative légitimité, la vision du monde des gouvernants et celle des gouvernés relevant dans le domaine religieux, domaine qui est au fondement de l’or- ganisation sociale et politique birmane, du même système de représentations166. On se gardera similairement de forcer excessivement le trait concernant l’attitude des moines appartenant à la fraction érudite et hiérarchiquement dominante de la communauté monastique vis- à-vis de la réforme entreprise par l’État. Tous n’ont certainement pas réagi favorablement, en dépit de ce qu’ils avaient personnelle- ment à y gagner. Certains ont sans doute contesté sa légitimité et ce, sur une base doctrinale. Si contestation il y eut, aucune trace n’en est restée, ce type de réaction ne pouvant qu’être passé sous silence par les organes médiatiques officiels (les seuls existants). Toutefois, on peut se référer, pour illustration, à l’incident qui ponctua l’opération de purification engagée sous le règne du roi Mindon (1853-1878). Mindon avait fait rédiger par un grand moine réputé un décret sur la doctrine bouddhique et la discipline monastique, que le Conseil Thudamma, instance composée de hauts dignitaires de la communauté monastique assistant le primat (thathanabaing, le «maître de la religion»), approuva en février 1856. Le décret rappelait les moines à une conduite plus conforme à la règle monastique et affirmait que tous les efforts possibles devaient être entrepris pour identifier les contrevenants et dissua- der les fidèles de les soutenir ou de leur rendre hommage. Si la règle n’était pas respectée, les chefs locaux et les représentants du gouvernement devaient punir les individus désobéissants. À la suite de ce décret, de nombreux moines furent forcés de défroquer. Mais l’opération déclencha une polémique au sein de la commu- nauté monastique, certains moines connus critiquant ouvertement

166 Je m’inspire ici des réflexions de Maurice Godelier (1984 : 23-26, 205-206) sur la part respective de violence et de consentement dans le rapport d’autorité entre domi- nants et dominés, tout en préférant parler, comme dans le cas de la loterie, de «partici- pation» des Birmans au façonnement de leur condition politique plutôt que de consen- tement. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page230

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l’opération en soulignant que l’existence du code de discipline monastique rendait inutile et inopportune l’interférence du pouvoir laïc dans les affaires monastiques167. Plus d’un siècle plus tard, au tournant des années 1980, le régime Ne Win, désireux de réinvestir le domaine des affaires reli- gieuses et disposant du soutien d’une fraction des moines, donna à la réforme de la communauté monastique un tour encore plus spec- taculaire que celle du roi Mindon. Cette opération réitérait de fait, sur le modèle établi par Anawratha, la geste religieuse de quelques grands souverains birmans et ce, selon une rhétorique proche de celle des chroniques. De même que les croyances des Ayi avaient été tolérées, sinon avalisées, par «les rois depuis des générations» avant que Anawratha n’intervienne pour les éliminer, les groupes désormais dénoncés comme hétérodoxes et l’exploitation écono- mique de la religion avaient longtemps été tolérés avant que le régime Ne Win n’en vienne à les définir comme déviants. L’ortho- doxie doctrinale représente ainsi une notion flexible en Birmanie et la définition de ses limites dépend notamment du rôle que l’État souhaite, à un moment donné, jouer dans les affaires religieuses. La réforme de 1980 fut menée tambour battant. Un événement important, en juillet 1978, manifesta le renouveau de l’engage- ment étatique dans les affaires religieuses: la réinstitution offi- cielle de deux titres monastiques honorifiques qui n’étaient plus décernés depuis 1962, le titre de Agga Maha Pandita (créé en 1915) et le titre de Abhidaja Maha Ratha Guru (le plus élevé, créé en 1953). Le gouvernement les conféra lors d’une grande cérémo- nie organisée en juin 1979. La cérémonie symbolisait le patronage que les autorités désiraient désormais apporter à la communauté monastique, en l’occurrence à ses membres considérés, de leur point de vue, comme les plus orthodoxes et vénérables (ces titres étant généralement attribués à des moines avec une ancienneté importante et un profil d’érudit). Si l’impulsion vint semble-t-il du chef de l’État lui-même, le général Ne Win, la cheville ouvrière de la réforme de 1980 fut le

167 Sur cet épisode, cf. Myo Myint (1987 : 169-172). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page231

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Ministère de l’Intérieur et des Affaires Religieuses, principalement son Département des Affaires Religieuses, chargé d’organiser, selon les termes mêmes employés dans la traduction anglaise offi- cielle, une «Congrégation de toutes les Sectes de la Communauté Monastique pour la Purification, la Perpétuation et la Propagation de la Religion». Cette assemblée de 1219 représentants de la com- munauté monastique nationale, qui se réunit du 24 au 27 mai 1980, avalisa formellement les projets de textes préparés depuis plusieurs mois par un comité exécutif de 66 grands moines répu- tés. La tâche la plus complexe des membres du comité exécutif avait été la rédaction d’une constitution pour la nouvelle organisa- tion institutionnelle de la communauté monastique. La chronique officielle des événements rapporte que le groupe de travail res- treint en charge de cette tâche effectua plusieurs réunions qui aboutirent à un document, ensuite soumis pour correction et approbation au comité tout entier. En réalité, les moines se trouvè- rent incapables de créer de toutes pièces, comme on le leur deman- dait, un système auquel ils n’avaient jamais réfléchi et qui était étranger à leurs compétences et préoccupations habituelles («un moine ne connaît que le Wini [le code de discipline monastique]», devait commenter l’un d’entre eux vingt ans plus tard alors que je l’interrogeais sur le déroulement de la réforme). Les représentants du Département des Affaires Religieuses, qui participaient aux réunions afin d’apporter conseil et coopération, se substituèrent aux moines et leur proposèrent des projets modèles. La nouvelle organisation de la communauté monastique fut, sous la plume de ces fonctionnaires, en grande partie inspirée par l’organisation politique et administrative nationale168. En acceptant la contribu- tion active du gouvernement au modelage des institutions monas- tiques, les figures religieuses éminentes qui composaient le comité exécutif avalisaient l’intervention de l’État dans les affaires monastiques.

168 Les structures d’organisation de la communauté monastique déjà existantes en Thaïlande et, avant 1975, au Laos, inspirèrent également, selon Heinz Bechert (1989 : 309), les fondateurs des institutions monastiques en Birmanie. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page232

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La nouvelle organisation institutionnelle de la communauté monastique est fondée sur l’établissement de comités de moines élus, à quatre échelons territoriaux correspondant à des unités administratives. Au niveau national sont votés des règlements et directives que les comités d’échelons inférieurs (État ou Division, township, quartier urbain ou village) sont chargés de diffuser et de faire appliquer. Les comités de township sont responsables de la gestion courante des affaires monastiques locales – éducation, constructions d’édifices religieux, recensement religieux et déli- vrance des cartes d’identité monastique. A ce dispositif législatif et exécutif s’ajoute une organisation judiciaire avec un système de cours de justice monastique qui peuvent sanctionner les infractions à la discipline et les déviations doctrinales, ainsi que juger les dis- putes entre moines, qui concernent le plus souvent un litige sur la propriété de biens monastiques. Le principe de fonctionnement de ces institutions veut que les questions soient toujours traitées au niveau du township, et ne soient transmises à l’échelon supérieur qu’en cas d’hésitation, d’appel effectué par un moine concernant une décision rendue à son encontre, ou d’incompétence formelle (les cas d’hétérodoxie doivent être immédiatement renvoyés au niveau national). Impressionnant sur le papier, ce quadrillage institutionnel serait d’une fragilité et d’une impuissance remarquables s’il ne disposait du bras armé de l’État pour soutenir son action. Si l’implication gouvernementale est utile au fonctionnement quotidien des institu- tions169, elle s’avère essentielle à leur pouvoir. C’est en dernier res- sort la capacité coercitive de l’autorité politique qui garantit l’ap- plication d’une décision prise par un comité ou une cour de justice monastique. Un moine qui s’est indûment approprié un monastère

169 Le centre des institutions nationales est situé sur le terrain du Ministère des Affaires Religieuses (le Département des Affaires Religieuses a été transformé en Ministère en 1992 et a vu ses moyens humains et financiers sensiblement accrus). Le Ministère pourvoit à tous les besoins des moines membres, comme il s’occupe d’organiser et de financer les différentes réunions qui peuvent avoir lieu à Yangon. Au niveau local, un représentant de l’autorité politique assiste aux réunions du comité monastique de town- ship. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page233

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et refuse de quitter les lieux en dépit du jugement rendu par ses pairs, se verra expulser manu militari par la police. Plus encore, la règle monastique ne prévoit pas de procédure d’exclusion d’un moine. Théoriquement, tout moine ou novice cou- pable de la violation d’une des quatre règles fondamentales de la discipline monastique (s’abstenir de relations sexuelles, de voler, de tuer délibérément une créature vivante, et de prétendre sans fon- dement avoir atteint un état spirituel supérieur) perd automatique- ment son statut religieux, sans qu’aucune procédure soit nécessaire. Exclure de force un membre de la communauté monastique repré- sente une pratique étrangère au mode normal de fonctionnement de la communauté monastique. Ordinairement, en Birmanie, lorsqu’un supérieur de monastère considère qu’un religieux enfreint trop gra- vement la discipline monastique ou les règles propres à son monas- tère, il le renvoie. Le moine part alors s’installer ailleurs. Quant aux laïcs, ils disposent seulement d’un moyen indirect – s’abstenir ostensiblement de tout acte de vénération et de tout don – pour sanctionner un moine dont ils réprouvent le comportement. C’est l’État qui, tout au long de l’histoire du bouddhisme bir- man, a recouru à l’exclusion coercitive de membres de la commu- nauté monastique. Dans le cadre de la réforme de 1980, la purifi- cation de la communauté monastique connut ainsi sa phase la plus active lorsque les nouvelles institutions monastiques étaient encore balbutiantes. En 1980-1981, les fonctionnaires du Département des Affaires Religieuses, assistés par la police, effectuèrent une vaste enquête qui aboutit à l’exclusion de plus de 300 moines et novices jugés coupables d’infractions graves à la discipline, géné- ralement d’avoir eu des relations sexuelles. Toute la procédure fut menée par des fonctionnaires et une simple approbation du Comité de Township des Responsables de la Communauté Monastique concerné était requise pour l’exécution de la décision. On défro- qua même des moines de réputation nationale. Certains, à l’instar du célèbre Popa Hsayadaw, U Parama, quittèrent d’eux-mêmes l’habit afin d’éviter une sanction officielle170.

170 Sur U Parama, cf. Schober (1989 : 285-293). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page234

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Cependant, à la suite de la directive émise le 22 août 1981 par la plus haute instance monastique exécutive, le Comité des Grands Responsables de la Communauté Monastique, le Département des Affaires Religieuses perdit toute compétence en la matière, les ins- titutions monastiques assumant désormais pleinement leurs fonc- tions171. Il revenait notamment à ces dernières, à peine installées, de continuer la tâche de purification. Il se produisit alors un ralen- tissement très net des procédures d’exclusion (21 de 1981 à 1985). La raison officiellement donnée à ce phénomène, à savoir les ten- tatives des moines concernés pour freiner ou se dérober à la procé- dure engagée172, ne l’explique qu’en partie. Il est fort probable que l’étrangeté et la gravité d’une telle décision dissuadent la plupart des membres des institutions monastiques d’engager une procé- dure d’exclusion, au demeurant longue et paperassière. Des cours de justice monastique nationales, établies spécifi- quement pour juger des cas de a-damma – diffusion d’un ensei- gnement contraire à la doctrine bouddhique – sanctionnèrent entre 1981 et 1986 onze groupes religieux dirigés par des moines ou des laïcs. La sanction impliquait généralement l’interdiction pour les responsables de ces groupes de prêcher ou de diffuser par tout autre moyen (cassettes, livres) un enseignement religieux, sanc- tion que les autorités politiques locales étaient chargées de faire appliquer173. On comprend donc l’inquiétude qui affleure dans l’ouvrage que le grand moine de Bawdi Tahtaung écrivit en 1981-1982. Car l’État, à la manière des grands rois du passé, venait de faire sentir tout le poids de sa volonté purificatrice, inaugurant par un acte programmé d’ostensible violence à l’encontre de la communauté monastique, une ère nouvelle qui devait combiner renouveau poli-

171 Les 85 directives émises entre 1980 et 1996 par le Comité des Grands Responsables de la Communauté Monastique à l’intention des comités d’échelons inférieurs et de l’ensemble de la communauté monastique ont été compilées dans un ouvrage publié par le Ministère des Affaires Religieuses (1997). 172 Cf. Tin Maung Maung Than (1993, n° 57: 56). 173 Pour ces décisions, cf. Ministère des Affaires Religieuses (1997). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page235

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tique et renouveau religieux. Afin de célébrer l’achèvement et le succès de la congrégation de mai 1980, une amnistie générale fut même proclamée pour les individus coupables de crimes poli- tiques ou d’insurrection contre l’État. Mais le régime, comme retenu dans son élan par les décombres encore fumants de l’idéo- logie de la «Voie birmane vers le socialisme», ne sut pas complè- tement prolonger un mouvement qu’il avait largement contribué à engager et à organiser. Il s’avéra pratiquement incapable de dépas- ser le déchaînement purificateur de 1980 pour s’investir du rôle fondamental de grand parrain d’une religion bouddhique régéné- rée. Et il fallut attendre l’avènement d’un nouveau gouvernement, issu du coup d’État militaire de 1988, pour que se donne pleine- ment à voir et à éprouver la puissance positive de l’État dans le domaine religieux.

Les années 1990, ou l’État qui sanctifie

Les choses avaient pourtant mal commencé. De nombreux moines avaient participé, aux côtés du reste de la population, aux mani- festations anti-gouvernementales de 1988. Dans les grandes villes, avaient été créées ou étaient réapparues des associations monastiques à vocation politique174. Après son échec cuisant aux élections générales de mai 1990, le gouvernement militaire, refu- sant de quitter le pouvoir, déclencha une action de répression bru- tale au sein de la communauté monastique. À cette occasion, il agit directement, contournant les institutions monastiques théori- quement compétentes pour tout problème concernant des moines et dont il était paradoxalement censé garantir l’autorité. Loin d’être une entreprise relativement légitime de purification comme en 1980, la vague d’exclusions de la communauté monastique qui se produisit alors consista en une opération de mise au pas poli- tique. La violence dont le gouvernement fit montre n’y apparut

174 Cf. Bechert (1989 : 319-323). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page236

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plus comme une prérogative nécessaire de l’État, le fardeau propre à son rôle de défenseur de la religion bouddhique, mais comme la manifestation du caractère autoritaire du régime en place. Le gouvernement ordonna par un décret du 20 octobre 1990 la dissolution de toutes les associations monastiques illégales et réaffirma la préséance des institutions monastiques officielles créées en 1980. Le jour suivant, un nouveau décret déclarait tout moine coupable d’activité non religieuse automatiquement exclu de la communauté monastique, et donc susceptible d’être jugé selon les lois civiles. Cette manœuvre permit au gouvernement de sanctionner lui-même les moines engagés dans des activités poli- tiques. Le lendemain, les forces de sécurité investissaient plus de 130 monastères à Mandalay et procédaient à l’arrestation de nom- breux moines, opération dont les médias officiels se firent large- ment l’écho. Un troisième décret fut promulgué le 31 octobre 1990, interdisant d’établir aucune organisation monastique exté- rieure aux institutions officielles ; 200 moines durent défroquer pour violation de cette règle175. Le Comité des Grands Respon- sables de la Communauté Monastique vint a posteriori sanction- ner ces mesures gouvernementales, émettant deux directives réitérant le principe selon lequel tout religieux dépend de l’auto- rité des institutions monastiques officielles et d’aucune autre, et réaffirmant l’interdiction pour les moines de faire de la poli- tique176. Le gouvernement était en même temps engagé, depuis l’année précédente, dans une politique de promotion de la religion boud- dhique, qui ne fit que s’étendre au fil des ans. L’investissement étatique dans le domaine religieux s’avéra bientôt sans commune mesure avec ce qui avait été fait par le régime précédent. Il ne s’agissait d’ailleurs pas seulement d’un changement d’échelle de la politique religieuse, mais aussi d’un changement de nature.

175 Cf. Tin Maung Maung Than (1993 : 39). 176 Directives du 5 novembre 1990 et du 13 juillet 1991 (cf. Ministère des Affaires Religieuses, 1997). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page237

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Alors que le début des années 1980 avait vu la fonction purifi- catrice de l’État prendre le pas sur sa fonction de patronage, dans les années 1990, la geste étatique recouvra son affinité tradition- nelle avec les entreprises grandioses de promotion du boud- dhisme. « Avec le patronage de l’État, proclame le régime, la reli- gion est mieux servie. »177 Dans ce contexte, les aspirants saints de forêt furent reconnus comme des parangons du bouddhisme birman. Eux qui avaient connu naguère, à l’époque de la réforme de 1980, sinon l’exclu- sion de la communauté monastique, du moins un certain discrédit et l’absence de soutien étatique, se virent, par un renversement complet de politique religieuse, officiellement agréés. Les dons et les honneurs étatiques plurent littéralement. Le gouvernement leur décerna en grande pompe un titre honorifique prestigieux parmi ceux nouvellement institués en 1991. Ce titre honorifique figura désormais accolé à leur titre ordinaire dans toutes ses men- tions formelles: Konlon Hsayadaw, Grand Étendard, Lumière de la Noble et Authentique Doctrine Suprême178. Des plate-formes d’atterrissage furent spécialement aménagées sur leur domaine pour accueillir les hélicoptères officiels qui amenaient les plus hauts responsables politiques venant leur rendre hommage accompagnés de toute leur suite. Des routes goudronnées furent construites avec l’assistance des ingénieurs et des machines des départements de travaux publics; elles facilitèrent l’accès des bus de pèlerins aux sites de forêt, généralement bientôt aussi reliés au réseau électrique. Les projets de constructions religieuses, jusque- là mis en œuvre avec difficulté en raison des fonds importants qu’ils nécessitaient, furent désormais menés à leur terme dans des

177 Slogan tiré de The New Light of Myanmar (22 avril 1998; ma traduction à partir de l’anglais). 178 Konlon Hsayadaw (1992) et Thamanya Hsayadaw (1992) ont reçu le grade le plus élevé du titre récompensant des activités de propagation de la religion dans une région faiblement bouddhisée ou dans un lieu de forêt, celui de Abhidaja Agga Maha Saddhamma Jotika. Kyaikhtisaung Hsayadaw (1992), Bawdi Tahtaung Hsayadaw (1993) et Nyaung Pin Aing Hsayadaw (1996) ont reçu le second grade, celui de Agga Maha Saddhamma Jotikadhaja. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page238

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délais spectaculaires, les plaques de donation des édifices égré- nant les noms des chefs du pays. Les domaines étendus des grands moines, souvent plusieurs centaines d’acres, furent offi- ciellement inscrits au registre des terres religieuses (thathana myay). Et il ne s’écoula plus un jour sans que les médias officiels, dans un style proche de celui des chroniques royales, ne fissent la publicité de l’action de l’État dans le domaine religieux. On repère ainsi dans la trajectoire des aspirants saints un tour- nant qui voit l’œuvre de ces moines prendre une dimension nou- velle et leur image s’imposer sur la scène nationale de façon beaucoup plus marquée qu’auparavant. Certes, plusieurs cas de figure existent, ce tournant n’a pas été réalisé au même moment pour tous les moines et il n’a pas toujours eu des effets similaires, mais il semble avoir une origine commune: l’impulsion de l’État après 1988. Si l’État a joué depuis un rôle moteur dans le proces- sus de production de la sainteté, c’est d’ailleurs non seulement par son soutien immédiat, mais aussi parce que l’action étatique libère et stimule l’activité religieuse de la population dans son ensemble179. La participation des laïcs aux entreprises religieuses parrainées par le gouvernement n’est certes pas toujours sponta- née, les dons étant quelquefois directement sollicités – et une par- tie d’entre eux détournés? – par les représentants de l’État. Ces sollicitations touchent notamment les riches hommes d’affaires, à qui une contribution à la politique religieuse du gouvernement garantit l’accès à des opportunités économiques (licences d’im- portation, marchés spécifiques, etc.). Mais l’action étatique a aussi suscité dans les années 1990 un déchaînement religieux

179 Un autre pan, non religieux, de la politique du gouvernement doit également être pris en compte pour expliquer le développement spectaculaire des sites des moines de forêt. Il s’agit de la relative ouverture économique depuis le début des années 1990. La fonction distinctive des dépenses religieuses incite les bénéficiaires laïcs de cette ouverture à réinvestir une partie de leurs bénéfices dans la sphère religieuse, notam- ment au profit des moines de forêt les plus vénérés. La croissance sensible des impor- tations a par ailleurs permis de disposer beaucoup plus facilement d’équipements et de matériaux de construction, notamment pour les édifices religieux, alors que la «Voie birmane vers le socialisme» (1962-1988) avait entraîné une importante pénurie. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page239

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volontaire, qui s’est traduit par une bouddhisation étourdissante de l’environnement social. Il apparaît également qu’en distinguant certains moines comme éminemment vénérables et en leur confé- rant hommages, titres et dons, moines que les fidèles, au niveau régional ou national, avaient eux-mêmes déjà distingués, le gou- vernement est parvenu à établir un point de jonction avec la popu- lation, par l’existence d’un objet commun d’actions méritoires. Dans ce domaine au moins, l’action étatique bénéficie d’une rela- tive reconnaissance de la part de la population. Ce qui n’empêche pas les Birmans de discerner les motifs proprement politiques – volonté de puissance et de légitimité – sous-tendant l’action reli- gieuse d’un régime qui demeure très impopulaire. Le parrainage apporté par l’État aux aspirants saints tient aussi à la contribution de ces moines au processus de construction nationale. Quels que puissent être leurs sentiments à l’égard du gouvernement, la qualité de moine entrepreneur des aspirants saints en fait des agents effectifs de la construction nationale180. Leur œuvre participe à la dynamique d’extension et de densifica- tion du maillage bouddhique de l’espace, et ceci n’est certaine- ment pas étranger au soutien important que le gouvernement apporte à leurs projets monumentaux de construction. Thamanya peut apparaître au premier abord comme une enclave indépen- dante du reste des réalisations du bouddhisme birman, mais le phénomène n’en contribue pas moins, à moyen terme, à renforcer la matière bouddhique constitutive de la nation birmane. Les liens qui rattachent les sites périphériques et isolés des moines de forêt à l’ensemble national birman sont parfois très concrètement figu- rés. Le chef de l’État a fait édifier sur le domaine de Nyaung Pin Aing Hsayadaw une réplique de taille réduite de la Shwedagon de Yangon, la pagode la plus vénérée du pays. Une autre pagode, également construite à l’initiative de l’État sur le site du hsaya- daw, possède un couloir circulaire où des statues du Bouddha, copies de styles divers, ont été placées, signifiant la coalescence de tous ces styles historiques dans les réalisations du bouddhisme

180 Pour un autre exemple de ce rôle, cf. Robinne (2000 : 315-330). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page240

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birman contemporain sous l’égide du gouvernement et de la com- munauté monastique. Les moines de forêt sont l’objet de pèlerinages importants, sus- citant le désenclavement de zones naguère isolées et inaccessibles, souvent en partie contrôlées par des groupes en lutte armée contre le gouvernement. Le principe du pèlerinage en Birmanie n’est pas la rencontre avec l’Autre sous toutes ses formes (écologiques, eth- niques, historiques), mais la rencontre de sa propre culture dans sa composante centrale, le bouddhisme. Les pèlerinages tendent donc à canaliser les flux de fidèles sur des itinéraires balisés, qui se concentrent sur certains sites précis, les pôles religieux d’attraction régionaux ou nationaux. Ces itinéraires ne débordent pratiquement jamais des marqueurs bouddhiques qui les délimitent, ils n’ont pas vocation à la découverte intensive d’une région spécifique ou d’une culture locale particulière. Les pèlerinages impliquent en fait un processus de renouvellement et de renforcement du maillage bouddhique national. Renouvellement parce qu’ils sont un parcours du territoire, menant de points en points du maillage, et qu’ils en confirment et en régénèrent donc sans cesse les élé- ments. Renforcement parce que les dons des pèlerins suscitent de nouveaux développements religieux sur leurs différents sites de destination, produisant un effet de densification du paysage boud- dhique. Le développement récent des pèlerinages auprès des moines de forêt manifeste ainsi une avancée (réversible) dans la construction nationale. D’autant que, pour ce qui concerne les moines de forêt issus de groupes ethniques minoritaires, le pèleri- nage opère une sorte d’inversion qui transforme des membres de groupes politiquement et culturellement dominés en objets de vénération pour les pèlerins birmans. Mais s’agit-il là d’une forme de reconnaissance de la contribution distincte de ces groupes à l’identité et au devenir nationaux, ou plutôt, au travers du pèleri- nage, d’un processus sociologique d’absorption, d’insensible bir- manisation sous couvert de l’hommage religieux, alors même que la défaite des différents mouvements de rébellion à consonance ethnique, du moins l’échec de leur objectif d’autonomie ou d’indé- pendance politique, est avérée? rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page241

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Quatre au moins des huit grands moines étudiés ici appartien- nent à des groupes ethniques minoritaires: Thamanya Hsayadaw est d’origine pao, Konlon Hsayadaw danu, Winsein Hsayadaw môn et Myaing Gyi Ngu Hsayadaw kayin181. Le gouvernement s’est appuyé sur certains de ces personnages, en faisant des alliés objectifs, voire des intermédiaires volontaires, dans ses luttes et négociations avec les groupes armés rebelles de même origine. Des rumeurs circulent sur le rôle qu’aurait joué Winsein Hsaya- daw dans la négociation d’un cessez-le-feu avec un groupe armé môn. Dans le cas de Myaing Gyi Ngu Hsayadaw, la chose a pris un tour véritablement singulier.

De la juste distance

Lorsque, ayant renoncé un temps à son existence de novice pour aider sa famille aux champs, le futur Myaing Gyi Ngu Hsayadaw dut effectuer, comme tous les jeunes hommes qui vivaient dans le vaste périmètre contrôlé à l’époque par la Karen National Union à la frontière avec la Thaïlande, une période de service obligatoire au sein de l’organisation rebelle, il se vit confier la fonction de courrier militaire. C’est au gré de ses courses à travers les mon- tagnes et les forêts de la région, sur les rives du fleuve Thanlwin, qu’il découvrit de nombreuses pagodes en ruine, se promettant de les rénover quand l’occasion lui en serait donnée182. Devenu moine à l’âge de 20 ans, il commença dix années plus tard, au début des années 1980, à mettre en œuvre sa résolution. Au total, en à peine deux décennies, Myaing Gyi Ngu Hsayadaw aurait fait rénover ou bâtir plus de 70 pagodes et 40 salles d’ordi- nation dans l’État kayin. Le grand moine, qui voit dans les édi-

181 Bawdi Tahtaung Hsayadaw, Konawin Hsayadaw et Nyaung Pin Aing Hsayadaw sont originaires du groupe birman. J’ignore ce qu’il en est pour Kyaikhtisaung Hsayadaw. 182 Cf. Myaing Nan Swe (1999 b: 14-15). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page242

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fices en ruine disséminés dans la région le signe d’une implanta- tion ancienne de la religion bouddhique au sein de la population kayin, conçoit son œuvre comme la restauration d’un environne- ment bouddhique, favorable à la paix et au bien-être général: « Autrefois, nous autres Kayin, nous avons pu construire d’in- nombrables édifices religieux dans cette région sauvage. Nous avons su propager et préserver la religion bouddhique. Mais aujourd’hui, les gens ne savent même plus qu’une pagode en ruine doit être restaurée. Ils ne sont plus capables de faire briller la flamme de la religion bouddhique, qui brûlait avec un tel éclat du temps de nos ancêtres. La Lumière de la Religion (thathana hsimi) s’est éteinte. Nul ne se préoccupe plus du devenir du peuple kayin. Ma responsabilité est de lui faire prendre conscience. Mais les Kayin sont candides. Les avertir ne suffirait pas. Il me faut agir par moi-même, souffrir et montrer l’exemple. Je serai leur guide »183. Si la population kayin dans son ensemble est majoritairement bouddhiste, les responsables de la Karen National Union sont pour la plupart chrétiens. Ces responsables perçurent comme dan- gereux la résurgence et le développement, sous l’impulsion du grand moine, d’un maillage bouddhique régional, dans un contexte où la bouddhisation de l’environnement constitue un des moyens utilisés par le gouvernement birman dans sa tentative d’intégration des différentes régions périphériques à l’ensemble national. Les entreprises de Myaing Gyi Ngu Hsayadaw ne cessè- rent alors d’être en butte aux obstacles dressés par les chefs de la KNU. Les incidents se multiplièrent, la tension monta. Ceci conduisit finalement, en décembre 1994, à une scission sur une base religieuse au sein de l’organisation rebelle. Une partie des soldats et officiers bouddhistes décidèrent, apparemment sous l’influence de Myaing Gyi Ngu Hsayadaw, de quitter la KNU et de créer un nouveau groupe, la Democratic Kayin Buddhist Asso- ciation, qui passa du côté des troupes birmanes pour se battre contre ses anciens camarades. Myaing Gyi Ngu Hsayadaw se

183 Propos de Myaing Gyi Ngu Hsayadaw cités par Myaing Nan Swe (1999 a: 145). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page243

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posa ensuite en négociateur puis en garant des conditions d’ac- cords de cessez-le-feu signés entre le gouvernement et certains petits groupes de rebelles kayin qui faisaient eux aussi défection. La zone de Myaing Gyi Ngu s’est officiellement vue conférer un statut spécial, bénéficiant d’une autonomie administrative com- plète sous la direction de la Democratic Kayin Buddhist Associa- tion et du grand moine. Celui-ci a pu organiser le rapatriement de plusieurs dizaines de milliers de Kayin réfugiés dans des camps en Thaïlande, s’occupant de construire des baraquements pour les loger, ouvrant des écoles, un hôpital, un bureau de poste, etc. Myaing Gyi Ngu, le « Promontoire de la Grande Forêt », est devenu une véritable ville184. Myaing Gyi Ngu Hsayadaw a cependant refusé à trois reprises le titre honorifique que l’État souhaitait lui décerner pour récom- penser son activité de propagation de la religion. Il ne voulait pas paraître pencher en faveur du gouvernement birman. Car tel est le principe affiché par le grand moine: « Demeurer extérieur à la politique »185. La politique serait-elle à ce point source de pollu - tion ? La position délicate de Myaing Gyi Ngu Hsayadaw, de par l’imbrication de sa trajectoire sainte dans l’histoire de la rébellion kayin, le contraint à énoncer sous forme de précepte ce qui constitue de fait une constante dans l’attitude des aspirants saints vis-à-vis du domaine politique, particulièrement de l’État. L’im- pulsion étatique, aussi puissante et favorable soit-elle, peut en effet mettre en péril le processus de production de la sainteté. La menace se concrétise dans la bouche des fidèles par la qualifica- tion péjorative de « moine gouvernemental » (asoya hpongyi), qui dénote la trop grande proximité d’un personnage avec le pouvoir politique, sa dépendance vis-à-vis de l’État pour les développe-

184 Je n’ai jamais eu accès personnellement au site de Myaing Gyi Ngu et tous ces élé- ments sont tirés de l’ouvrage de Myaing Nan Swe (1999 a; 1999 b), compagnon de Myaing Gyi Ngu Hsayadaw et dont le récit est évidemment très favorable à celui-ci. Pour des développements sur la scission au sein de la Karen National Union, sur le per- sonnage de Myaing Gyi Ngu Hsayadaw et sur sa place dans l’histoire des mouvements de rébellion kayin, cf. Gravers (1999 : 85-111). 185 Cf. Myaing Nan Swe (1999 a: 145) et Gravers (1999 : 95). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page244

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ments de sa carrière. Si beaucoup d’État stimule la sainteté, trop d’État tue la sainteté. Et ceci, à écouter les Birmans, n’est pas qu’une formule. Tha- manya Hsayadaw, qui ne s’était jamais rendu à Yangon pour quelque raison que ce soit, essaya un jour de dissuader un autre moine célèbre d’aller dans la capitale à la suite d’une invitation officielle que celui-ci avait reçue de la part du gouvernement. Après avoir longuement hésité et en dépit du conseil du hsaya- daw, le moine accepta l’invitation. Lors de son séjour à Yangon, grâce à un hélicoptère fourni par les autorités, il répandit sur la ville de l’eau sur laquelle il avait récité des formules boud- dhiques. Mais de retour sur son lieu de résidence, il se cassa la jambe puis mourut quelque temps après186. L’idée d’une contami- nation par une trop grande proximité avec l’État, que suggère le précepte formulé par Myaing Gyi Ngu Hsayadaw, prend dans cette histoire un sens tout à fait littéral. Lorsque le chef de l’État vint pour la première fois rendre hommage à Nyaung Pin Aing Hsayadaw, le grand moine s’adressa ainsi à son prestigieux visiteur: — Donateur (dagagyi), qu’est-ce que vous faites dans la vie ? — Je dirige ce pays. — Alors, vous êtes le roi (bayin)? — Oui, c’est cela, je suis le roi.187 Dans ce bref échange, inventé ou reconstitué – peu nous importe – à partir d’une conversation réelle, s’exprime toute l’ambivalence de la relation qu’entretiennent les aspirants saints de forêt avec l’État. Cette relation passe à la fois par la distance que le moine s’efforce de maintenir avec les détenteurs de l’auto- rité politique (en faisant mine ici d’ignorer qui est l’éminent per- sonnage qui se présente à lui) et par la reconnaissance qu’il peut apporter aux mêmes détenteurs de cette autorité (en désignant le

186 L’incident me fut rapporté par un laïc à Yangon en 1998. 187 L’anecdote me fut rapportée par un moine assistant de Nyaung Pin Aing Hsayadaw lorsque je visitai le site de ce dernier en 1999. La première visite du chef de l’État à Nyaung Pin Aing a dû se dérouler vers 1993-1994. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page245

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visiteur comme roi et donc comme protecteur et promoteur par excellence de la religion bouddhique). Récurrents sont les anecdotes et les gestes symboliques – parmi lesquels le refus d’un titre honorifique officiel – qui sem- blent donner à un moine et à son entourage l’occasion de mani- fester son dédain des biens matériels, des honneurs et des affaires de ce monde (lawki). La vénération que lui portent les hommes les plus puissants du pays, les honneurs et les dons qu’il en reçoit, tous éléments propres à aviver le désir et l’avidité, menacent en effet de compromettre l’image de pureté et de détachement d’un aspirant saint. La prétention à la sainteté produit ainsi une très forte tension, déjà soulignée à propos des dons colossaux reçus par les aspirants saints les plus vénérés et qui apparaît tout aussi prégnante dans leur relation avec le premier des laïcs, l’État : ten- sion entre la manifestation du détachement religieux indispen- sable à une image de sainteté, et la captation nécessaire de biens (financiers, matériels, symboliques) attestant concrètement cette sainteté. Konlon Hsayadaw, qui ne mangeait ni viande ni riz depuis quarante ans, se nourrissant uniquement de fruits et de légumes non cuisinés, fit l’objet à partir du début des années 1990 de toutes les attentions d’un des généraux les plus importants du régime. Le hsayadaw, extrêmement âgé et pratiquement aveugle, était régulièrement invité à Yangon où il logeait non dans un monastère mais, fait exceptionnel, dans la maison des invités d’É- tat. À chacune de ses visites, de hauts représentants du gouverne- ment venaient collectivement lui rendre hommage. Un jour, raconta lui-même le grand moine avec un brin de malice, lors de l’un de ces séjours dans la capitale, le général en question lui demanda pourquoi il pratiquait le végétarisme. Le hsayadaw répondit que seuls les bilu, ces ogres effrayants dévoreurs de chair humaine, mangeaient de la viande et que tous ceux qui en mangeaient seraient des bilu dans leur prochaine existence188. Par cette prédiction, peu plaisante pour les personnages présents, le

188 Entretien avec Konlon Hsayadaw réalisé en 1998. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page246

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grand moine rappelait métaphoriquement aux responsables de l’État quel était le fondement ultime de leur autorité, la violence, antithèse des valeurs de la sainteté, et leur signifiait que le culte officiel rendu aux aspirants saints ne pouvait en rien remédier aux conséquences karmiques de leur implication dans la violence éta- tique. C’est aussi à cette antinomie irréductible entre le politique et le spirituel que tient la distance ostensiblement affirmée par l’aspirant saint avec l’État, et c’est aussi de cette antinomie que procède la maxime de Myaing Gyi Ngu Hsayadaw.

Mais l’État veille. Il veille à ce que la distance que l’aspirant saint manifeste ne se mue en indépendance, voire en moyen d’expres- sion d’une opposition politique. Car, par la profonde ambivalence de son rapport à l’organisation sociale et politique existante, l’œuvre d’un aspirant saint peut aussi bien se révéler, selon les circonstances, vecteur d’ordre ou de désordre, renforcer ou affai- blir l’assise étatique. Et ce, à une échelle sans commune mesure avec les autres moines, puisqu’il dispose, en raison des pouvoirs surnaturels qui lui sont attribués et de l’importante audience dont il bénéficie auprès des laïcs, d’une forte capacité de mobilisation. Qu’arriverait-il si les valeurs que promeut l’aspirant saint – renoncement, bonté, non-violence – l’engageaient, avec le soutien de laïcs, à remettre en cause l’ordre établi et donc implicitement, sinon explicitement, l’autorité politique, en appelant à la restaura- tion d’un âge d’or bouddhique primitif189 ? Même dans les périodes où sa pression se relâche sensible- ment et dans les périodes où sa stratégie symbiotique semble devoir neutraliser le potentiel contestataire propre à l’œuvre des aspirants saints, l’État, soucieux de prévenir une telle menace, sait encore frapper si nécessaire, usant de l’arme de l’orthodoxie, véritable épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête des

189 J’esquive ici, tout en m’en inspirant, une importante discussion de spécialistes sur la notion de «bouddhisme millénariste». Cf., dans l’ordre chronologique de parution, les contributions au débat de Mendelson (1961 a et 1961 b), Sarkisyanz (1965 : 149-154), Spiro (1970 : 171-186), Keyes (1977), et Tambiah (1987 : 294-314). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page247

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membres de la communauté monastique. La sanction qui s’ensuit ne prend d’ailleurs pas sa source seulement dans la volonté de l’État (dont le souci de prévenir l’émergence d’une dynamique politique à partir d’un phénomène religieux vient se confondre avec sa fonction de préservation de la pureté de la communauté monastique), mais également dans la volonté de certaines frac- tions de cette communauté, dont l’autorité se trouve indirecte- ment diminuée ou contestée par les pratiques des moines de forêt aspirant à la sainteté, qu’ils estiment constituer une concurrence déloyale. C’est ce qui se produisit pour Sangalay Hsayadaw, contre qui un jugement fut rendu en février 1998. Une accusation grave était portée contre le grand moine, celle d’hétérodoxie (a-damma), soit le fait de professer et de propager des croyances ou des pratiques contraires aux principes fondamentaux de la doctrine bouddhique. Les questions mineures de discipline monastique font toujours l’objet de tentatives de négociation locale permettant de ramener un religieux dans le droit chemin. Les conflits entre moines concernant la propriété d’un monastère relèvent de la compétence des cours monastiques de township. Mais les questions doctri- nales appellent des mesures plus radicales et contraignantes, et sont toujours directement renvoyées au niveau national pour être examinées et jugées, les instances judiciaires monastiques des échelons inférieurs n’étant pas compétentes dans ce domaine. Un cas d’accusation d’hétérodoxie implique ainsi, selon le code de procédure judiciaire monastique établi en 1980, la formation d’une cour nationale spéciale, composée de cinq moines réputés pour leur érudition et leur respect de la discipline, cour qui doit décider du bien-fondé de l’accusation. C’est une telle instance qui traita du cas de Sangalay Hsaya- daw. De manière significative, l’affaire avait éclaté à la suite d’une plainte déposée par quatre moines de la Division de Bago, dans laquelle résidait le hsayadaw. Dans l’introduction du texte de leur jugement, les membres de la cour spéciale soulignent n’avoir accepté aucun pot-de-vin, détail révélant l’atmosphère tendue et sulfureuse de l’affaire. Sangalay Hsayadaw disposait rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page248

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d’un grand nombre de partisans et de disciples, et certains de ses riches donateurs avaient essayé, selon la rumeur, d’acheter les juges. Seize charges d’accusation furent retenues contre le grand moine, charges que le texte du jugement égrène une à une, confir- mant sa culpabilité pour chacune. Le hsayadaw annonçait à beau- coup des laïcs venus pour une courte retraite de méditation dans son monastère qu’ils avaient atteint, grâce à son enseignement, l’état de thawtapan, l’un des quatre états qui mènent irréversible- ment à la sainteté. Il se vantait publiquement de pouvoir recréer un âge d’or identique à celui de l’époque du Bouddha où de nom- breux individus atteignaient l’état de thawtapan en écoutant les prêches du Maître. Il prétendit également que le halo qui entourait la tête du Bouddha entourait maintenant ses orteils parce qu’ils étaient très rouges ; et aussi que des reliques se trouvant dans cer- taines pagodes voyageaient jusqu’à lui. Lors d’un de ses prêches, il utilisa même un magnétophone à la dérobée, qui fit soudaine- ment entendre une voix incompréhensible. Lorsque les fidèles présents l’interrogèrent, il répondit qu’il s’agissait d’une voix venue directement du pays des divinités célestes (daywa). Les juges ayant reconnu les torts du hsayadaw, celui-ci, pour éviter son exclusion forcée de la communauté monastique, dut signer une déclaration où il reconnaissait toutes ses fautes. Il lui fut interdit de prêcher. Tous les livrets, cassettes et autres docu- ments se rapportant à son enseignement religieux furent saisis et détruits190. Le grand moine ne s’était-il pas pris pour le Bouddha lui-même, ce qui n’était pas seulement inadmissible d’un point de vue doctrinal mais représentait aussi une menace politique ? Car qui ne se soumettrait à la parole d’un bouddha, quoi qu’il puisse lui en coûter?

190 Pour le jugement, cf. Ministère des Affaires Religieuses (1998 a). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page249

OÙ IL EST QUESTION DE LA POLITIQUE RELIGIEUSE... 249 De la Colline Ordinaire à la Halte du Nirvana

«Il y avait de quoi réfléchir, alors que nous repartions vers Hpa-An. Le simple contraste entre les kilomètres de routes mal construites et mal entretenues sur lesquelles nous avions roulé depuis Yangon et la qualité des routes de Thamanya nous démon- trait que nul projet ne peut être mis en œuvre avec succès sans la coopération de ceux concernés. Les gens contribueront activement et financièrement avec bonne volonté s’ils sont traités avec dou- ceur et soin, et s’ils sont convaincus que leur contribution bénéfi- ciera vraiment à l’ensemble de la population. Les entreprises du grand moine sont soutenues par les donations de fidèles qui savent, sans en douter un seul instant, que tout ce qui lui est donné sera utilisé pour le bien des autres. Ce serait formidable si un tel esprit de service public se répandait dans tout le pays. » Certains ont mis en doute la pertinence d’idées comme la bonté et la vérité dans le contexte politique. Mais la politique concerne des gens et ce que nous avions vu à Thamanya prouvait que la bonté et la vérité pouvaient faire agir les gens bien plus effi- cacement que n’importe quelle forme de coercition.» Ainsi parle Aung San Suu Kyi, principale opposante au régime militaire birman et prix Nobel de la Paix. Ce sont là les dernières lignes d’un récit personnel de la visite que la Dame effectua à Tha- manya en octobre 1995. Ce pèlerinage était son premier voyage hors de la capitale depuis sa libération, au mois de juillet précé- dent, après six années de séjour en résidence surveillée. Le récit du pèlerinage occupe les quatre premières de ses cinquante-deux «Lettres de Birmanie», publiées à l’époque dans un grand journal japonais191.

191 Les lettres ont ensuite été traduites et publiées en anglais (Aung San Suu Kyi, 1997), et le passage cité ici est ma traduction à partir de cet ouvrage (ibid.: 16-17; une phra- se entre parenthèses qui se situait après la première phrase dans le texte anglais origi- nal a été supprimée). Gustaaf Houtman (1999 : 334-336), qui évoque également la visi- te de Aung San Suu Kyi à Thamanya et le récit que celle-ci en a fait, brosse à cette occasion un tableau de l’œuvre du grand moine, s’intéressant particulièrement aux dimensions politiques du phénomène dans le contexte national et [suite page suivante] rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page250

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Aung San Suu Kyi insiste d’abord sur la mauvaise condition du véhicule utilisé par son groupe pour se rendre à Thamanya et sur l’état très dégradé de la route (l’un des axes principaux du pays, qui mène de Yangon à l’État kayin), le voyage s’avérant physique- ment pénible. Elle signale sur le chemin la présence de prisonniers effectuant des travaux de force. La traversée de la région située entre le pont du fleuve Sittaung et la ville de Thaton est l’occasion d’une observation sur le déclin des plantations d’hévéas ces der- nières décennies, pourtant florissantes pendant la période colo- niale. L’arrivée à Thaton suscite ensuite un bref rappel de l’histoire de cette ancienne capitale môn qui fut conquise par le roi birman Anawratha au milieu du XIe siècle. La référence permet à la narra- trice de souligner le ton de sympathie adopté par l’historiographie birmane envers le roi môn vaincu, exemple de respect pour un ennemi noble et d’absence de préjugé ethnique. Soudain, dans un contraste saisissant avec les éléments précé- dents qui présentaient la Birmanie comme un pays sinistré, la route devient extrêmement lisse, les nids de poule et les ornières disparaissent, la voiture cesse de brinquebaler. Le véhicule a dépassé la capitale de l’État kayin, Hpa-An, et roule désormais sur la route qui mène à Thamanya, route dont le grand moine organi- sait alors la réfection. Les passagers, apaisés par l’adoption d’une alimentation végétarienne depuis le début du voyage, pénètrent sur le domaine du hsayadaw. Celui-ci est comparé, en référence à un proverbe birman – «dix mille oiseaux peuvent se percher sur un bon arbre» –, à un arbre droit et vigoureux, au branchage épais et étendu, chargé de fruits, à l’ombre duquel tous ceux qui le veulent peuvent trouver abri et moyens de subsistance. La nourriture stric- tement végétarienne qui est offerte dans le réfectoire au sommet de la colline s’avère, selon les commentaires de la prestigieuse visiteuse, appétissante et savoureuse, et en outre saine puisque le grand moine, soucieux de la bonne santé de tous, prescrit de n’uti- liser que de l’huile d’arachide.

[suite de la note 191] insistant, comme dans les développements qui suivent, sur l’im- portance centrale de la notion de bonté bouddhique dans cette œuvre. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page251

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La description de sa rencontre avec Thamanya Hsayadaw per- met à Aung San Suu Kyi de louer sa simplicité, sa nature profon- dément religieuse et son don pour la prédication. Il est un homme averti des affaires du pays, enclin à la modernité, possédant notamment plusieurs véhicules utilitaires qu’il met au service de ses projets de développement. Il est conduit dans une Pajero (voi- ture japonaise à quatre roues motrices), une voiture identique à celle du groupe de Aung San Suu Kyi, mais dans un état nettement meilleur, véhicule avec lequel il se rend sur les sites de construc- tion, sa présence constituant un encouragement essentiel pour les travailleurs. Le second jour du pèlerinage est marqué par la visite de deux écoles situées près de Thamanya auxquelles le grand moine fournit une assistance matérielle et financière. L’éducation est un sujet dont se préoccupe vivement Aung San Suu Kyi qui déplore l’état de délabrement du système éducatif birman. Au moment du retour de la Prix Nobel et de son petit groupe, le grand moine accom- pagne le véhicule jusqu’à mi-chemin de la route traversant son domaine, signe ostensible de considération192. Si le récit de Aung San Suu Kyi vient sanctionner la sainteté du grand moine, attestée par les louanges que la narratrice décerne au personnage et à son œuvre, il constitue aussi et plus fondamentale- ment une parabole politique. Aung San Suu Kyi fait de Thamanya un modèle idéal de société, fondé sur des valeurs bouddhiques, modèle à réaliser ou à approcher pour la Birmanie tout entière. La progression de son voyage constitue une projection historique dans un passé idéalisé (références à l’époque de Bagan, à la période coloniale) et dans l’avenir, une sorte de déroulement d’un possible, avec un passage de ce qui est (les régions traversées) à ce qui a été, devrait être et sera peut-être (exemplifié par Thamanya). La description est ponctuée d’images qui permettent à la narratrice une évocation enchantée de la réalité de Thamanya, comme les qualificatifs hyperboliques employés à propos de la nourriture offerte par le grand moine, qualificatifs qui rappellent la descrip-

192 Cf. Aung San Suu Kyi (1997 : 2-17). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page252

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tion bouddhique de la félicité des premiers temps, quand les hommes s’alimentaient d’une nourriture délicieuse et abondante. Ainsi, le parler de la Dame répond-il au parler de l’État. La parole, dans les deux cas, se dit essentiellement au travers du lan- gage bouddhique, mais la forme comme le fonds du discours s’op- posent radicalement193. Au style grandiloquent et quelque peu bour- souflé du parler littéral de l’État répondent la douceur et la simplicité de l’allégorie. À la nécessité de l’autorité et de la disci- pline étatiques s’opposent le consentement et la participation; à la violence et aux artifices constitutifs du pouvoir, la «bonté et la vérité». Contre les aspirations du Léviathan s’élève la voix de l’utopie. Car c’est bien le vent de l’utopie qui souffle dans l’entre- prise du grand moine de Thamanya, celle-là même qui sert de tru- chement à Aung San Suu Kyi pour délivrer son apologue. Et il souffle avec puissance, bien plus puissamment que dans n’importe quelle autre œuvre d’aspirant saint en Birmanie. Est-ce à dire qu’il faille voir dans le personnage de Thamanya Hsayadaw une figure emblématique de l’opposition religieuse au régime militaire? Ce serait là commettre un contre-sens (et il serait aisément commis, par ceux qui pensent loin des Birmans, ou qui, bien trop prompts à leur prêter des vues par trop schéma- tiques, ne les écoutent qu’à moitié). Certes, le grand moine de Thamanya n’a cessé d’affirmer sa distance avec le gouvernement, selon des modalités qui l’ont conduit à faire échec à la stratégie symbiotique de l’État et qui le distinguent nettement de la plupart des autres moines très vénérés. Il a aussi indéniablement fait preuve d’une chaleur inaccoutumée vis-à-vis de Aung San Suu Kyi lors de sa visite. La nouvelle du pèlerinage de la Dame à Tha- manya se répandit immédiatement dans la Birmanie tout entière. L’association entre les deux personnages les plus estimés du pays émut la population, et la photo qui fut prise à cette occasion, Aung San Suu Kyi agenouillée à terre aux côtés du grand moine siégeant sur un fauteuil, circula rapidement sous le manteau. L’événement

193 Pour une analyse comparative approfondie du discours de Aung San Suu Kyi et du discours étatique, cf. Houtman (1999). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page253

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excita sans conteste l’imaginaire politique des Birmans et de nom- breuses rumeurs circulèrent bientôt sur le rapport du grand moine au pouvoir en place: «En 1997, le général X vint rendre hommage à Thamanya Hsayadaw. Celui-ci lui tendit une coupe d’eau, à la surface de laquelle apparut l’image de Aung San Suu Kyi. Fou de rage, le général mit la main à sa ceinture pour dégainer mais son revolver avait disparu. Impuissant, il redescendit du monastère du grand moine: les soldats de son escorte aussi avaient disparu. Il remonta alors voir le hsayadaw qui lui recommanda de repartir calmement, lui promettant que tout irait bien. Et en effet, de retour en bas, il retrouva ses soldats et son revolver». L’efficience de la force brute, celle qui régit le système politique birman depuis 1962 au moins et que symbolisent les soldats de l’escorte et le revolver – que beaucoup d’officiers conservent à leur ceinture même lors- qu’ils inaugurent ou visitent un monument religieux –, se trouve ainsi réduite à néant par le pouvoir spirituel du grand moine (l’in- cident évoque des épisodes canoniques où le Bouddha affronte pacifiquement mais victorieusement de dangereux agresseurs). Nombreuses sont les rumeurs de ce type, qui voient Thamanya Hsayadaw défier et défaire pacifiquement un haut responsable militaire, incarnation de l’autorité politique actuelle, et qui consti- tuent une sorte de riposte et de compensation symboliques pour une population sur laquelle pèse la contrainte étatique194. Cepen- dant, lorsque je demandai à la personne, modeste femme du petit peuple de Yangon qui me racontait cette histoire qu’elle considé- rait comme véridique, si le grand moine était un partisan de Aung San Suu Kyi, elle répondit, sans même hésiter un instant: «Non, il n’est partisan de personne, il dispense sa bonté (myitta) à tous et a de la sympathie pour tous»195.

194 Gustaaf Houtman (1999 : 336) donne d’autres exemples de ces rumeurs. 195 En termes concrets, ceci implique que le grand moine de Thamanya reçoive aussi bien l’hommage de Aung San Suu Kyi que de hauts représentants du pouvoir en place, ne faisant preuve d’aucun ostracisme. Effectivement, au moins un haut responsable politique, le maire de Yangon, s’est rendu à Thamanya en 1993, non pour un simple pèlerinage mais pour être ordonné moine par Thamanya Hsayadaw lui-même et por- ter pendant sept jours la robe à Thamanya. Il ne put cependant [suite page suivante] rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page254

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Voilà donc comment pensent les Birmans. Si, tout du moins, on est en droit d’accorder à cette réponse, sinon une véritable univer- salité, en tout cas une valeur de relative généralité quant à la conception que se font les Birmans de l’attitude du grand moine. De fait, à vouloir enfermer à tout prix le personnage du grand moine dans un cadre d’interprétation essentiellement politique, à ramener la dynamique de son œuvre à un principe d’opposition au régime actuel, on dénaturerait radicalement le phénomène et on travestirait sa logique profonde. Ce n’est pas pour dire que les cir- constances politiques, les conjonctures nationale et régionale, n’ont pas eu d’effets sensibles sur les formes prises par le phéno- mène – un territoire quasiment indépendant, sur lequel le grand moine règne souverainement et qui abrite 15000 personnes selon les estimations courantes. Ce n’est pas pour dire non plus que le phénomène ne se prête pas à une lecture et à un usage politiques, à l’exemple du récit de Aung San Suu Kyi qui en fait surgir avec force tout le potentiel contestataire. Le grand moine lui-même laisse d’ailleurs grand ouvert le spectre des interprétations à son œuvre, posant en l’occurrence un problème embarrassant à qui essaye de nommer, de définir, d’ordonner. En fait, le saint échappe, par définition, au principe de la classification partisane, qui affilie un individu à un parti à l’exclusion de tout autre, et qui, dans le contexte actuel d’extrême polarisation du débat politique birman se réduit à une logique binaire d’opposition (le régime militaire et le parti de Aung San Suu Kyi faisant seuls figure de combattants sérieux et ne s’entendant quasiment sur aucun point). Aux yeux des Birmans, le saint n’est ni pour, ni contre telle ou telle faction, tel ou tel régime politique. Il est fondamentalement à côté, ou plutôt au-dessus de l’arène, et toute tentative pour lui attribuer une étiquette politique, pour l’inscrire dans le champ de

[suite de la note 195] s’installer sur la colline à cause de la présence de son escorte armée, et résida sur une autre colline du territoire du grand moine (entretien avec U Yewata en 2000). Par ailleurs, selon Gustaaf Houtman (1999 : 336), la rumeur, signi- ficative, courait que lors de son pèlerinage à Thamanya, Aung San Suu Kyi avait ren- contré d’importants représentants militaires du régime en vue d’une possible négocia- tion, le grand moine ayant servi en quelque sorte de médiateur entre les deux parties. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page255

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la logique partisane – ce dont se garde bien d’ailleurs Aung San Suu Kyi à propos de Thamanya Hsayadaw –, constituerait une flé- trissure à son statut spirituel et reviendrait à nier de facto sa sain- teté. L’«inclassabilité» (si on s’autorise ce néologisme) s’avère intrinsèque à la sainteté, et c’est même ce qui lui confère sa pleine autorité: quand s’énonce la parole du saint, dénuée de tout intérêt personnel et partisan, mue par un sens absolu de la bonté, c’est la vérité qui se donne à entendre. Et selon la formule du biographe d’un autre grand moine, «ce n’est pas la force qui est la vérité, c’est la vérité qui est la force»196. Ce qui n’empêche pas toutefois le saint homme de soutenir le recours à la force en dernière extré- mité, lorsque celle-ci demeure l’unique moyen à ses yeux de faire triompher la vérité. Il ne s’agit donc nullement de passivité, puisque le saint peut émettre et émet effectivement des opinions sur la chose publique, voire même des recommandations, mais ces opinions et recom- mandations sont conçues comme une expression neutre, dégagée de toute considération personnelle et intérêt temporel, et unique- ment inspirée par sa bonté et son sens du bien commun (ceci, en même temps que ses pouvoirs surnaturels, contribue à donner au personnage une très grande capacité de mobilisation). La considé- ration ostensible dont fait montre Thamanya Hsayadaw à l’égard de Aung San Suu Kyi ne peut dès lors être envisagée dans les termes d’un engagement politique à proprement parler – celui-ci affaiblirait la redoutable puissance de la parole du grand moine –, mais plutôt comme une manière, pour le personnage, de signifier qu’il juge l’éminente visiteuse comme une digne porte-parole dans le domaine politique de certaines valeurs qu’il estime essentielles au bien-être collectif. C’est probablement aussi, à un tout autre niveau, une manière de démontrer l’indépendance de sa trajectoire et de son œuvre vis-à-vis de l’État, de se préserver définitivement de la pollution étatique. Même si par ailleurs, en exhibant le titre honorifique que le gouvernement lui a remis en 1992, il semble

196 Cf. Migadawon Hsayadaw (1992 : 82), qui utilise la formule à propos d’un incident dans la biographie de Bawdi Tahtaung Hsayadaw. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page256

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reconnaître formellement le rôle de l’autorité politique dans le domaine religieux. La bonté (myitta) qui caractérise Thamanya Hsayadaw et qui constitue l’une des valeurs cardinales du bouddhisme birman ne consiste pas dans une disposition mentale naturelle, elle doit s’ac- quérir par une pratique assidue de la méditation. La myitta est l’un des quarante objets possibles de la méditation de concentration. Quatre de ces objets forment les quatre séjours de Brahma, défi- nissant un état sublime de l’esprit. Parmi ces quatre, soit la bonté, la compassion, la joie altruiste et l’imperturbabilité 197, c’est le pre- mier qui a été choisi par Thamanya Hsayadaw, comme par beau- coup d’autres aspirants saints, comme principal objet de sa pra- tique méditative. Le grand moine passa ainsi, selon ses différents biographes, une grande partie de ses trois premières années sur la colline à méditer sur la bonté bouddhique, atteignant finalement le stade le plus élevé dans cette pratique. Et c’est cette Perfection dans la bonté qui donne au personnage une capacité inégalée à irradier l’environnement de sa bienveillance et de son amour. La bonté est au fondement de la délimitation d’un territoire sanctuaire (bay me, littéralement «sans danger») dans un rayon de trois miles autour de la colline par le grand moine au milieu des années 1980. Dans une région déchirée par la guerre, le hsayadaw a interdit, dans l’espace de son domaine, tout acte de violence contre des créatures vivantes et a imposé un strict végétarisme à tous les rési- dants, ainsi que, pour le temps de leur séjour, à tous les pèlerins qui viennent lui rendre hommage. Ce domaine, cette aire pacifiée et protégée, loin de fonctionner sur le mode ordinaire de la territorialité étatique fondée sur les frontières, la clôture et la distinction entre citoyen et étranger, constitue un espace complètement ouvert où quiconque le désire est libre de venir s’installer et dont l’existence et l’intégrité repo- sent en dernière instance sur la seule bonté irradiante du grand moine (et non sur une quelconque forme légale ou physique de

197 Les traductions françaises des quatre termes p›li sont reprises de Nyanatiloka (1995 : 53). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page257

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contrainte). La bonté avec laquelle le grand moine gouverne Tha- manya – nul représentant de l’autorité étatique à Thamanya, véri- table zone franche politique – neutralise théoriquement toute agressivité, prévient toute forme de désordre, et en se diffusant dans l’environnement imprègne les habitants, ainsi conduits à un respect et à une bienveillance mutuels. Dans les faits, certes, si un individu commet un délit grave, il est arrêté par les responsables du quartier concerné et peut être enchaîné pour un temps. Et s’il enfreint les règles élémentaires définies par le grand moine, comme la pratique du végétarisme ou l’interdiction de posséder des armes, il est expulsé, reconduit à l’extérieur du territoire. Mais ceci n’apparaît pas significatif aux Birmans. De leur point de vue, la seule forme de coercition existant à Thamanya consiste dans la bonté infinie du grand moine: «Le pouvoir extraordinaire de Tha- manya Hsayadaw vient de sa bonté pour les autres. Grâce à sa pra- tique intense de la méditation sur la bonté, tous ceux réfugiés sous son aile sont protégés et comblés. Angoisse, avidité, colère, igno- rance, tous les sentiments néfastes disparaissent progressivement chez ceux qui bénéficient de cette protection. Ils s’aiment les uns les autres, il n’y a plus ni jalousie ni rancune ni agressivité. Le domaine du grand moine vit ainsi dans la quiétude. C’est comme ça que nous voyons les choses, c’est comme ça qu’elles se pas- sent»198. L’entreprise du grand moine apparaît comme une tentative pour établir le règne des valeurs bouddhiques fondamentales dans les relations sociales, règne dont le corollaire est conçu à la fois comme un monde pacifique et prospère, et comme un monde pro- pice à la quête spirituelle. «Le grand moine, après avoir pratiqué la méditation pour atteindre le nirvana, enseigne maintenant la Loi aux fidèles et montre l’exemple. Il appelle Thamanya la «Halte du Nirvana» (neikban zakhan). Il y a deux sortes de nirvana: le nir- vana dans le monde (lawki neikban) et le nirvana hors du monde (lawkoktara neikban). Le nirvana dans le monde signifie une très grande richesse matérielle. Le nirvana hors du monde signifie la

198 Propos recueillis en 2000 auprès d’un habitant de Thamanya. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page258

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disparition de tout désir et de toute convoitise, la perfection; il n’y a plus de haine, plus d’amour, plus de désir, plus rien. Thamanya Hsayadaw montre à tous que si l’on pratique l’enseignement du Bouddha, on peut vraiment atteindre cet état.»199 La nature uto- pique du projet du grand moine tient en définitive à cette volonté de réaliser conjointement dans une communauté sociale le nirvana dans le monde et le nirvana hors du monde, de créer des condi- tions de félicité temporelle qui constituent un environnement pro- pice à la félicité spirituelle. Un tel projet ne peut trouver à s’accomplir que de manière très approximative dans la réalité (et à Thamanya, il est effectivement loin d’être achevé). Mais peu importe. Car l’utopie, dans son sens premier, est un «non-lieu», une fiction où une société déploie dans des termes propres à sa culture l’envers idéal de la réalité, où sont niées les lois élémentaires du monde des hommes (c’est pour- quoi on ne peut en définitive ramener la raison utopique à des contingences historiques, expliquer celle-là par celles-ci: l’uto- pisme se meut en dernière instance, non contre telle ou telle condition faite à une société mais contre l’ordre élémentaire des choses). En ce sens, il paraît exister une affinité entre utopie et sainteté, non-lieux où se projettent et se façonnent les idéaux d’une culture, où s’énoncent et prennent forme les aspirations les plus élevées – et donc les plus inaccessibles – d’une société. Et la forêt, espace censément vierge de toute organisation sociale et politique, zone franche pour l’imaginaire, constitue le point de projection et d’ancrage par excellence de ce travail d’idéalisa- tion200. L’entreprise du grand moine de Thamanya recèle néanmoins une ambiguïté profonde. Théoriquement, dans la société birmane,

199 Propos recueillis en 2000 auprès d’un assistant laïc du grand moine. 200 Sur la notion d’utopie et ses multiples formes dans le bouddhisme du Therav›da, on se reportera à la somme de Steven Collins (1998), ainsi qu’à la discussion déjà évoquée de plusieurs ethnologues, particulièrement de Stanley J. Tambiah, sur la notion de bouddhisme millénariste. On a simplement cherché, dans ce qui précède, à qualifier ce que pouvait être une utopie bouddhique dans la société birmane contemporaine à par- tir du phénomène de Thamanya. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page259

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les rapports entre communauté monastique et État sont conçus selon une distinction et une complémentarité des rôles. Le souve- rain travaille à l’établissement de conditions matérielles et sociales qui puissent favoriser l’épanouissement des principes religieux, tandis que les moines diffusent ces principes dont ils sont les incarnations abouties, ces deux fonctions complémentaires conver- geant normalement pour l’instauration d’une société harmonieuse et prospère. Dans le cas de Thamanya toutefois, le grand moine endosse les deux rôles simultanément par la création d’un terri- toire dont il inspire et dirige à la fois l’organisation temporelle et l’organisation spirituelle201. Les éléments constitutifs de l’entreprise du grand moine s’avè- rent propices à cette confusion. La pratique de la bonté, si centrale pour le hsayadaw, peut de fait être articulée sur la recherche d’un pouvoir sur le monde. La description idéale du souverain boud- dhique ou souverain universel (sakyawadaymin, p. cakkavattin), celui qui fait tourner la roue – symbole à la fois de souveraineté et de la doctrine bouddhique –, présente son règne comme la conquête non violente du monde par la justice et la bonté, prépa- rant la venue du futur bouddha Metteyya – dont le nom même dérive du terme myitta. Tous les autres souverains devraient se sou- mettre volontairement à la juste loi du cakkavattin, qui déclarerait que nulle créature vivante ne doit être violentée, que rien de ce qui est donné ne doit être pris, et qui devrait pacifier la terre entière202. Sa pratique de la redistribution à grande échelle, dont l’exemple le plus spectaculaire demeure la cérémonie d’anniversaire, fait par ailleurs de Thamanya Hsayadaw un éminent protecteur et soutien matériel de la communauté monastique, tout en offrant aux laïcs le moyen d’effectuer des actes doublement méritoires. Elle recouvre donc plusieurs des fonctions religieuses de l’État. De même, au- delà de son effet pacificateur, l’imposition de la règle végétarienne, dont le respect produit un important mérite, institue le grand moine dans une fonction de responsable du devenir collectif, et ceci n’est

201 Cf. Stanley J. Tambiah (1987 : 319) sur cette «fusion du renonçant et du souverain». 202 Cf. Sarkisyanz (1965 : 91, 93). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page260

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pas sans évoquer la geste de quelques grands souverains ou diri- geants de l’État qui, dans le souci d’éviter à leurs sujets de com- mettre des actes déméritoires, bannirent l’abattage du bétail203. Il est aussi significatif que Thamanya Hsayadaw ait choisi comme symbole de son œuvre le soleil et la lune, éléments fondamentaux de la cosmologie bouddhique dont l’harmonie est au centre de la construction du monde, mais qui étaient également les emblèmes de la royauté birmane. Une chronique distingue ainsi un roi selon qu’il est comme le soleil ou comme la lune, comme un feu brûlant qui peut par sa violence protéger son royaume des ennemis ou comme une eau fraîche qui traite avec justesse ses sujets204. Le soleil et la lune représentent également l’association de la royauté avec la religion. Selon une métaphore birmane, un grand roi qui brille comme un soleil d’or resplendissant n’a d’équivalent qu’une lune pure et rayonnante comme une communauté monastique vivant selon l’enseignement du Bouddha205. En développant un territoire comme celui de Thamanya, par- semé de monastères et de pagodes, le hsayadaw semble vouloir édifier une réplique microcosmique du territoire national en repre- nant le mode de développement étatique traditionnel de ce dernier par bouddhisation. Certes, le moine entrepreneur contribue à l’ex- tension du maillage bouddhique national, mais son œuvre recèle également une possible rupture de ce maillage, une autonomisa- tion qui va à l’encontre de la cohésion supposée du territoire natio- nal, de l’emprise de l’État sur ce territoire, et même, à la limite, de l’unité relative du bouddhisme birman.

203 Cf. Koenig (1990 : 80), qui cite l’exemple de Alaunghpaya (1752-1760), et Smith (1965 : 284-285), qui signale que U Nu, pendant la période parlementaire (1948-1962), imposa un moment l’interdiction de tuer tout bovin. Là encore, l’empereur indien Asoka constitue un exemple paradigmatique, connu et cité en Birmanie. Lorsque, au milieu du IIIe siècle avant notre ère, il revint d’une guerre terrible, dégoûté par le car- nage, il ordonna que sa nourriture soit strictement végétarienne. Il interdit d’autre part l’abattage de plusieurs catégories d’animaux afin de mieux enraciner les principes bouddhiques dans la société. 204 Cf. Bagshawe (1981 : x-xi). 205 Cf. Ferguson (1978 : 67). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page261

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À cet égard, il n’est pas anodin que le même assistant laïc de Thamanya Hsayadaw qui définissait le projet du grand moine comme la volonté de réaliser les deux nirvana, dans le monde et hors du monde, ait parlé une autre fois du «hsayadaw thathana», une expression dérivée de «bokda thathana» qui désigne l’ère reli- gieuse établie par le Bouddha. L’expression hsayadaw thathana suggère que le grand moine de Thamanya est comparable, du point de vue de son accomplissement spirituel et de son œuvre pour la religion, à un bouddha et qu’il mérite une vénération égale. L’assis- tant expliqua d’ailleurs que voir le hsayadaw était une chance unique, c’était comme voir un bouddha. Si cette expression, l’«ère bouddhique du grand moine» (hsayadaw thathana), voulait proba- blement signifier la suprême perfection spirituelle du personnage, et souligner le caractère singulier de son œuvre dans le cadre du boud- dhisme birman, elle confirme ce que d’autres éléments avaient déjà laissé deviner: le phénomène Thamanya représente un cas limite qui, tout en résultant de la matrice bouddhique birmane, porte au paroxysme un certain nombre de ses principes et pratiques, donnant naissance à une configuration inédite dans le contexte contempo- rain. Du fait même de ce caractère excessif, Thamanya opère comme un révélateur puissant des tensions et contradictions propres à la quête de la sainteté: tension entre la poursuite par l’aspirant saint des deux accomplissements spirituels les plus désirables, salut immédiat et salut à terme; tension entre la règle essentielle interdi- sant à un moine toute démonstration de ses pouvoirs surnaturels et le caractère central de ces pouvoirs pour l’établissement de sa per- fection spirituelle; tension entre des éléments parties prenantes du processus de production de la sainteté (dons, honneurs officiels), et la manifestation du détachement absolu indispensable à l’aboutisse- ment de ce processus; tension, enfin, entre le caractère spirituel des pratiques de l’aspirant saint et leurs implications temporelles, entre son aspiration individuelle au salut et la possibilité que cette aspira- tion s’élargisse et se mue en une œuvre de salut collectif qui amène l’aspirant saint à occuper des fonctions proprement temporelles.

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L’État dispose, par les fonctions religieuses qu’il s’attribue tra- ditionnellement et par les moyens financiers et coercitifs qu’il peut mettre en œuvre, d’une forte capacité d’action et de contrainte dans les affaires de la communauté monastique, usant selon les circonstances de la carotte ou du bâton. Le rôle que jouent les laïcs ordinaires dans la construction de la sainteté au gré de leurs diffé- rentes interactions avec l’aspirant saint se trouve décuplé dans le cas de l’État. Il ne s’agit pas, cependant, d’une simple variation quantitative. Car si l’État peut effectivement apporter une contri- bution décisive au phénomène d’émergence et de reconnaissance d’une figure sainte, contribution dont il retire une certaine légiti- mité, il possède aussi, à la différence des laïcs ordinaires, les moyens de contrôler directement le processus de production de la sainteté et, le cas échéant, d’en entraver le déroulement sociolo- gique normal. C’est que, en dépit de l’apparente réciprocité qui caractérise ordinairement la relation entre l’État et un aspirant saint réputé – celui-là, par son soutien à un personnage qui incarne le plus élevé des idéaux bouddhiques, remplissant ostensiblement son rôle de protecteur et de promoteur de la religion, asseyant ainsi son auto- rité; celui-ci, en bénéficiant du soutien étatique, voyant sa préten- tion à la sainteté sanctionnée par le premier des laïcs tout en rece- vant un appui logistique et financier considérable qui favorise la mise en œuvre de ses entreprises –, en dépit, donc, de cette appa- rente réciprocité, on n’en perçoit pas moins toujours, dans la rela- tion entre les deux partenaires, une certaine ambivalence. Les autorités politiques entrevoient et tentent de contenir le potentiel contestataire de la sainteté. Existe en effet la possibilité que l’aura spirituelle d’un grand moine se convertisse en moyen d’une réforme temporelle, que sa vocation à propager la religion se mue en une volonté de régénération de la société, bref que la dynamique de la sainteté se transforme en moteur d’un mouve- ment de rébellion politique conduit sous et par l’autorité du moine. L’aspirant saint, tout en étant demandeur de soutien et de recon- naissance étatiques, pressent, pour sa part, qu’une trop grande proximité avec l’État nuirait à son image de renonçant absolu, en rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page263

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manifestant son désir de pouvoir et d’honneurs officiels, qu’il ver- rait sa réputation de détachement et donc aussi sa construction d’une altérité radicale entachées de soupçon, d’autant plus que le régime est impopulaire. Il s’efforce généralement, en conséquence, de maintenir une juste distance avec l’État, ni trop loin ni trop près. Cette contrainte de la juste distance l’oblige à certaines contorsions, à accepter le patronage étatique tout en s’en démar- quant par divers propos ou gestes, ce qui rend finalement impos- sible de définir de manière univoque sa relation à l’État. Une rela- tion régie par la réciprocité, l’ambivalence et l’incertitude. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page264 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page265

AU PRINCIPE DE LA SAINTETÉ… ET DE SA CESSATION rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page266 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page267

«En Birmanie, il y a toujours eu des saints (yahanda) jusqu’à aujourd’hui. Simplement, ils n’ont jamais proclamé: “Je suis saint”. Et ils n’ont pas non plus mis de pancarte: “Saint”. Il n’est donc pas possible de dire qui est saint. Souvent, c’est seulement lorsque ces grands moines meurent et qu’on les incinère, qu’en voyant des reliques (datdaw) apparaître dans leurs cendres, on réa- lise leur sainteté.»206 Comment identifier avec certitude un saint? La vérification et la confirmation de la sainteté constituent une question problématique sinon insoluble dans le bouddhisme birman. D’un point de vue doctrinal, il n’existe aucun critère positif permettant d’établir défi- nitivement et sans possibilité de contestation aucune la perfection spirituelle d’une personne. Seul un bouddha ou un saint accompli est théoriquement en mesure de se prononcer irréfutablement sur la chose. Mais l’absence d’une lignée de saints reconnus qui remonte- rait à l’époque du Bouddha et dont les représentants actuels pour- raient faire office de juges de sainteté rend le principe vain. Le processus de production de la sainteté dans la société bir- mane ne peut donc parvenir complètement à épuisement, arriver à son véritable terme – la reconnaissance universelle de la sainteté d’un personnage. On ne devient jamais tout à fait saint. Comme n’ont cessé de le souligner les pages qui précèdent, l’aspirant

206 Remarque de Taungdan Thathana Pyu Hsayadaw citée in Saydana Hlaing (1997 : 75). Taungdan Thathana Pyu Hsayadaw, le «grand moine qui propage la religion dans les chaînes de montagnes», est célèbre, comme son titre l’indique, pour son œuvre de propagation de la religion dans les régions périphériques de Birmanie à la fin du XXe siècle. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page268

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saint, avec la participation essentielle de ceux qui l’entourent ou le vénèrent, se trouve placé dans la nécessité constante de fournir des preuves de son état, alimentant une dynamique qui voit la croyance dans sa sainteté prendre peu à peu consistance, gagner en épaisseur et en extension sociologiques. Le personnage en vient ainsi progressivement à jouer un rôle de plus en plus important dans les différents domaines de l’existence sociale, à accroître son influence dans la vie publique et privée de ses contemporains, en même temps que sa réputation s’étend dans les différentes régions du pays, voire au-delà des frontières nationales. Quant aux fidèles, ils ne s’accordent pas toujours, loin de là, sur le degré d’accom- plissement d’un personnage. Si pour certains tel grand moine est un saint accompli (et les éléments ne manquent pas, qui permet- tent, à leurs yeux, d’étayer cette allégation), d’autres considéreront qu’il a certes atteint un degré élevé d’accomplissement spirituel et doit indéniablement être distingué des moines ordinaires sans pour autant avoir accédé au stade ultime de sa quête. Autrement dit, aussi étendue soit la vénération dont il jouit, aussi nombreux soient les fidèles qui voient en lui l’incarnation aboutie de l’idéal bouddhique de la perfection spirituelle, un personnage vivant n’en demeure pas moins tragiquement condamné à toujours rester quelque part un aspirant saint. En fait, la question n’est que rarement posée dans ces termes par les Birmans. En raison du caractère grave et délicat d’une telle assertion, ceux-ci n’usent ordinairement pas du terme de yahanda (saint) pour qualifier un moine, aussi digne de vénération soit-il. Affirmer haut et fort la sainteté d’un moine reviendrait en effet, pour un individu, à prétendre posséder une faculté de discerne- ment à laquelle il ne peut pas même aspirer et que nul n’est prêt à lui reconnaître. La perfection spirituelle d’un personnage n’est donc pas proclamée mais suggérée par les Birmans, au travers d’anecdotes et de commentaires régis par une sorte de code impli- cite des signes de la sainteté, et dont l’implication ultime est com- prise de tous sans pour autant être jamais énoncée. Et si un fidèle s’avère désireux (ce qui arrive fréquemment) de signifier d’un trait l’excellence spirituelle d’un moine et la vénération qu’il lui porte, rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page269

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plutôt que le qualificatif solennel de yahanda, il emploiera généra- lement une expression plus vague, déclarant que le personnage «a un grand dago» (dago gyi-). Qu’est-ce que le dago? Difficilement traduisible, le terme pos- sède des usages variés, caractérisant en général une personne ou une chose à qui est attribuée une puissance extraordinaire, surnatu- relle. On dit du datlon du pratiquant de l’alchimie, cette petite boule de métal qu’il épure par ses manipulations, qu’elle «a un grand dago» lorsque, à la suite de ses expériences, elle acquiert une force surnaturelle dont son possesseur peut bénéficier et qui lui permet de voler, d’être invulnérable, etc. On use également de l’expression «avoir un grand dago» dans le contexte du culte des 37 nat, culte de possession par des esprits qui coexiste avec le bouddhisme dans le complexe religieux birman. Dans ce cas, l’ex- pression s’applique aussi bien au pouvoir de l’esprit lui-même qu’à sa représentation (statue) ou au médium qu’il possède207. Dans le domaine proprement bouddhique, dago prend d’abord une acception doctrinale précise. Il sert à traduire dans la langue birmane la notion p›li de eikdi (p. iddhi), renvoyant à dix facultés surnaturelles issues de la pratique de la méditation de concentra- tion208. Dans l’usage courant toutefois, dago revêt un sens beau- coup plus vague de pouvoir ou puissance surnaturel, qui combine faculté de faire et faculté de contraindre. On dit par exemple d’une pagode où sont enchâssées des reliques corporelles du Bouddha qu’elle a un grand dago, cette puissance se manifestant par la réa- lisation de miracles et de prodiges. Dago peut aussi être accolé à un autre terme, comme dans les expressions thila dago (le dago issu du respect des préceptes bouddhiques) ou myitta dago (le dago issu de la pratique de la bonté bouddhique). L’attribution d’un grand dago à un aspirant saint dénote chez le personnage les deux éléments corollaires que sont la perfection spi- rituelle et la possession de pouvoirs surnaturels. La notion de dago apparaît dans ce cas analogue à celle de «charisme» telle que Max

207 Sur le dago dans le culte des nat, cf. Brac de La Perrière (1989 : 60, 108, 116). 208 Cf. Awbatha (1955 : 73). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page270

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Weber l’a définie: «une certaine qualité d’une personnalité indivi- duelle en vertu de laquelle elle est placée à part des hommes ordi- naires et traitée comme dotée de pouvoirs ou qualités surnaturels, surhumains ou au moins exceptionnels»209. On s’est ainsi efforcé, tout au long de cette étude, de mettre en évidence le mécanisme charismatique dans le contexte bouddhique birman, à savoir les dif- férents processus qui conduisent à la construction et à la recon- naissance sociales de la perfection spirituelle d’une personne et de sa possession de pouvoirs surnaturels (pour offrir en dernière ana- lyse une définition concise de la sainteté)210. Autrement dit, si du point de vue du théologien la sainteté est un état – celui de perfec- tion spirituelle –, du point de vue de l’ethnologue elle consiste en un système de représentations et de relations sociales culturelle- ment déterminées. Il a fallu, dans cette perspective, procéder à une opération de décomposition artificielle du phénomène, en faisant apparaître progressivement, au gré des chapitres successifs, un cer- tain nombre d’éléments participant de la dynamique de la sainteté dans la société birmane. Une même perspective se dégage néan- moins de l’ensemble de ces chapitres, donnant à voir le principe dominant qui sous-tend le phénomène quel que soit l’angle sous lequel il est observé: la complémentarité et l’articulation – non dénuées de tensions et de contradictions – entre renoncement au monde et engagement dans le monde, entre détachement et puis- sance, cette façon pour l’aspirant saint d’être à la fois au-dehors et au dedans du monde, au-dessus et au cœur des affaires de la société. Par son départ dans la forêt, par son adoption du végétarisme et par des périodes temporaires de claustration, de jeûne ou de

209 Cf. Weber (1968 : 48; ma traduction à partir de l’anglais). Pour une discussion cri- tique approfondie et une application de la notion de charisme dans le cas de la sainte- té bouddhique en Thaïlande, cf. Tambiah (1987 : 321-347). 210 Cette définition, congruente avec les faits birmans, est inspirée de Robert L. Cohn (1987 : 1) qui propose la définition suivante de la sainteté: «l’acclamation par une reli- gion de la perfection spirituelle d’une personne, quelle que soit la manière dont cette perfection est définie» (ma traduction à partir de l’anglais). Je suis également rede- vable à Jean-Pierre Albert (communication personnelle) pour la mise en place de la définition proposée ici. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page271

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silence, l’aspirant saint crée les conditions, à la fois personnelles et sociologiques (établissement d’une frontière spatiale et surtout symbolique avec les autres membres de la société, particulière- ment les autres moines), qui le prédisposent à un succès dans la pratique de la méditation, unique voie d’accès à la perfection spiri- tuelle. Ce qui fait alors problème, comme Max Weber l’a si perti- nemment mis au jour sur un plan général mais en lui donnant dans le cas du bouddhisme une réponse sociologiquement insatisfai- sante, c’est la question de la confirmation du salut, la manière dont s’établit la certitude de l’accession d’une personne à la sainteté. Cette certitude est non seulement individuelle mais aussi et surtout sociale: d’un point de vue sociologique, l’idée wébérienne du mystique contemplatif engagé dans la quête du sentiment d’un état de grâce individuel et incommunicable, que cet auteur illustre avec l’exemple du moine du bouddhisme primitif, ne paraît pas admis- sible. La sainteté n’existe en effet, aux yeux du sociologue ou de l’ethnologue, et dans une certaine mesure aux yeux de l’aspirant saint lui-même et de ses contemporains, que dans sa construction et sa confirmation sociales (le contenu des textes doctrinaux fait partie, en tant que référence partagée par les acteurs, de ce proces- sus de construction et de confirmation sociales). Cette socio- logique de la sainteté se traduit dans le réinvestissement de la scène sociale par l’aspirant saint birman, son action dans et sur le monde prenant notamment la forme d’activités de prédiction, de redistribution, et de construction d’édifices religieux, qui s’articu- lent sur sa pratique mystique et ses pratiques de refus du monde. En somme, dans le contexte bouddhique birman, et pour formuler les choses d’une manière paradoxale par rapport au modèle wébé- rien, plus l’aspirant saint est mystique, plus il est ascète211.

211 Je suis redevable à Catherine Clémentin-Ojha (communication personnelle) pour cette dernière formulation, raccourci qui souligne on ne peut mieux le paradoxe qui caractérise l’aspirant saint birman si l’on s’en tient, pour le définir, à la terminologie wébérienne. Le séminaire de Mme Clémentin-Ojha à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris) m’a plus généralement aidé à formuler le principe qui est au fondement de la sainteté bouddhique birmane. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page272

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Le type de figure religieuse dont il a été question tout au long de ces pages présente donc un double visage, combinant une exacerba- tion de la qualité de renonçant au monde du moine bouddhiste, un renoncement jusqu’au bout, et la mise en œuvre d’activités qui l’en- gagent pleinement dans le monde et sous-tendent une politique de la puissance. Ce double visage de la sainteté, au premier abord déroutant mais qui est finalement apparu comme étant au principe même du processus de production d’une figure sainte, a été inter- rogé sous trois aspects. Par l’examen, en premier lieu, des éléments constitutifs d’une idéologie de la sainteté qui valorise simultané- ment renoncement absolu (départ dans la forêt) et maîtrise sur le monde (possession de pouvoirs surnaturels). Par l’étude, ensuite, de trois types d’activité au travers desquels est socialement produite la sainteté d’un personnage, ses interactions avec les fidèles, avec les autres religieux et avec son environnement matérialisant et donnant une consistance sociologique à son accomplissement spirituel et à sa puissance. Par l’analyse, enfin, de la relation spécifique qui se noue entre l’État et les aspirants saints, relation où se dessine toute la difficulté pour l’aspirant saint de maintenir une juste distance avec le monde, ni trop loin ni trop près. On serait tenté de dire, en d’autres termes, que la figure de l’as- pirant saint, en conciliant et en articulant relation au monde et séparation du monde, concilie et articule Dumont et Durkheim. Ces deux auteurs font, rappelons-le, un usage distinct – mais non incompatible – du concept de pureté. Louis Dumont, à travers l’analyse du système indien des castes, traite de la pureté dans son rapport à la structure sociale: l’opposition entre pur et impur constitue le fondement d’un système hiérarchique de catégories et de relations sociales. On pourrait ainsi reprendre les trois carac- tères de la relation entre Brahmane et Intouchable telle que la défi- nit cet auteur, pour les appliquer à la relation entre moine et laïc dans la société birmane, en gardant bien à l’esprit cependant l’im- portante différence de contexte212. Moine et laïc sont théorique-

212 Cf. Dumont (1986 : 51-90). La pureté a une signification dans le contexte boud- dhique qu’il faut immédiatement distinguer de sa signification dans le contexte indien. rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page273

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ment dans un rapport d’opposition complémentaire: le moine, pour accomplir sa quête de pureté, a un besoin indispensable des dons et de l’assistance du laïc, tandis que le laïc, qui demeure atta- ché à différentes sources d’impureté, a besoin du moine pour acquérir du mérite. D’autre part, moine et laïcs sont inégaux, la supériorité du moine se marquant par la vénération dont il bénéfi- cie, les dons qu’il reçoit et le langage spécifique utilisé pour s’adresser à lui. Enfin ils sont séparés, ayant des résidences dis- tinctes, ne mangeant ni ne dormant jamais ensemble. Si l’approche dumontienne en terme de pureté met l’accent avant tout sur la relation, l’approche durkheimienne, elle, s’atta- chant à la distinction entre profane et sacré, met l’accent sur la séparation. Profane et sacré constituent en effet selon Durkheim deux catégories hétérogènes, séparées de manière absolue. Le pas- sage de l’une à l’autre est cependant possible, et c’est notamment ce à quoi vise «l’ascétisme systématique»: «Les pratiques ascé- tiques, explique Durkheim, reposent sur ce principe qu’on se sanc- tifie par cela seul qu’on fait effort pour se séparer du profane. Le pur ascète est un homme qui s’élève au-dessus des hommes et qui acquiert une sainteté particulière par des jeûnes, des veilles, par la retraite et le silence»213. Le moine bouddhiste aspirant à la sainteté ne vise cependant pas tant à l’établissement d’une frontière avec les laïcs, puisque celle-ci est déjà largement instituée par l’idéolo- gie bouddhique, qu’à une séparation d’avec les autres moines. La figure de l’aspirant saint concilie et articule bien, en somme, une relation hiérarchique et une rupture absolue, un caractère humain et un caractère surhumain, le statut de moine et le statut de saint, Dumont et Durkheim. Et puisqu’il faut bien lui donner un

Dans ce dernier, l’accent est mis sur l’idée d’une possible souillure dans la relation de l’Intouchable au Brahmane, alors qu’en contexte bouddhique il est mis sur une quête de la pureté par le moine, un contact trop général avec les laïcs n’étant pas perçu comme une source potentielle de souillure mais plutôt comme une possible entrave au développement spirituel. Il existe par ailleurs une permutabilité des rôles entre moine et laïc en contexte bouddhique, alors que dans le système des castes, on naît Intouchable ou Brahmane. 213 Cf. Durkheim (1991: 528-529). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page274

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nom, à ce chercheur de salut dans le bouddhisme birman, lui qui s’est pourtant révélé inclassable, pourquoi – s’inspirant une fois de plus de l’idiome wébérien – ne pas l’appeler simplement l’enchan- teur du monde? Car il confère sans conteste un sens mystique au monde qu’il habite. En quelque lieu qu’il aille, la sauvagerie des bêtes et la violence des hommes s’apaisent, la bonté bouddhique est souveraine, la générosité règne en maître. Quoi qu’il entre- prenne il triomphe, aussi démesurés soient ses projets ils aboutis- sent. Et quiconque se rend auprès de lui a droit à sa compassion et à son assistance, qu’il vienne pour quérir un peu de mérite ou pour sauver son existence. Ainsi le saint enchanteur métamorphose-t-il l’inquiétante forêt en lieu de l’utopie, remédiant en partie à cette accablante condition faite aux Birmans: vivre sans bouddha.

Cette étude s’est concentrée sur un mode spécifique de production de la sainteté, qui, répétons-le, s’il constitue le mode dominant dans la société birmane, n’en est pas pour autant le seul. Elle laisse pendantes un certain nombre de questions, dont la moins impor- tante n’est pas la confrontation approfondie de ses résultats avec les données historiques disponibles sur la vie monastique birmane depuis le XIe siècle. N’ont pas été considérés, par ailleurs, les innombrables échecs, cette foule de moines de forêt inconnus qui ont aspiré ou aspirent en vain à une réputation de sainteté. Il est vrai que le destin anonyme de ces perdants de la sainteté demeure beaucoup plus difficile à saisir que l’éclatante trajectoire de ses glorieux conquérants. Enfin, se demandera-t-on certainement, qu’advient-il donc du saint homme à sa disparition? Lui que nous avons vu partir dans des lieux sauvages pour s’isoler du monde, adopter des pratiques ascétiques extrêmes et méditer intensément, s’engager aussi dans des entreprises monumentales de construction religieuse; lui que nous avons vu rejoint dans sa retraite forestière par des foules de laïcs en quête de mérite et d’assistance surnaturelle, vénéré, porté, mais aussi surveillé, par un pouvoir politique sur le qui-vive. De quelle résonance retentit donc le grand tumulte de la sainteté après que son objet s’est définitivement dérobé? rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page275

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D’ordinaire, au décès d’un moine considéré comme saint, son cadavre qui, dit-on en référence à la pureté spirituelle du person- nage, n’émet aucune odeur, est d’abord conservé et exposé pen- dant plusieurs mois pour permettre à tous de lui rendre un der- nier hommage. Il est ensuite incinéré et des reliques corporelles en forme de petits cailloux lisses apparaissent dans ses cendres, élément qui vient définitivement certifier sa sainteté aux yeux des fidèles. Mais voilà, les choses s’arrêtent quasiment là. La communauté qui s’était établie au travers du culte du moine se désintègre rapidement. Le personnage a cessé d’être le moteur et le cœur d’un système de relations sociales. Sa sainteté n’est plus effective. Tout paraît pourtant prédisposer la société birmane à promou- voir, à travers l’institution d’un culte des reliques du saint, la per- sistance de son charisme au-delà de sa mort proprement dite. Les Birmans sont en effet hantés par l’idée du déclin de la pratique du bouddhisme dans la société. Selon le schème qui assigne à la reli- gion bouddhique une durée d’existence limitée (5000 ans), la sub- stance religieuse de la société doit connaître un processus lent mais inexorable de dégénérescence, fatal à l’état culturel, culmi- nant dans un retour à un état de nature de type hobbesien, caracté- risé par un désordre social, économique et politique général. Afin d’enrayer ce processus de déclin du bouddhisme et d’assurer par là-même son ordre et sa prospérité, la société birmane résiste pied à pied. Ses membres travaillent sans cesse à renforcer le socle bouddhique de la communauté, à consolider et à stabiliser la péné- tration des valeurs et pratiques bouddhiques dans l’environnement social. Le culte des reliques constitue l’un des moyens essentiels de cette institutionnalisation sociale de la religion, il joue un rôle fondamental pour la production et la reproduction de l’ordre social et culturel birman. Toutefois, ce culte concerne principalement les reliques corpo- relles du Bouddha et de ses disciples saints anciens. Il n’intègre quasiment pas les reliques de personnages contemporains. Celles- ci sont loin de susciter une ferveur comparable à celle dont bénéfi- ciait le saint de son vivant et leur culte ne connaît pas de véritable rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page276

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développement. Le personnage saint, après avoir été au centre de la vie religieuse nationale, voit l’intense vénération rituelle dont il faisait l’objet s’évanouir rapidement après ses funérailles, ne demeurant au mieux dans la mémoire collective qu’à titre de modèle ou de vague référence. Et son œuvre, qui mobilisa pendant un temps d’immenses ressources financières et humaines, n’appa- raît plus soudain que bouillonnement éphémère214. Après la dispa- rition de son fondateur, la survie de l’entreprise s’avère générale- ment difficile, elle connaît rarement de pérennité, l’entourage se disperse. Seuls quelques moines et les édifices demeurent, tandis que la masse des laïcs se réoriente vers de nouveaux sites. La forêt reprend ses droits215. En bref, la disparition physique du saint homme signifie le plus communément la dissolution quasi com- plète de son charisme. Pourquoi la société birmane laisse-t-elle le charisme du saint se dissoudre, perdre très rapidement de son intensité, négligeant apparemment une possibilité majeure de lut- ter contre le processus d’érosion de son socle religieux? Pourquoi le saint birman meurt-il si vite? L’énigme de la mort sociale du saint ne peut être résolue sans prendre en compte l’existence d’une possibilité inverse. Il est en effet un type de personnage qui, en attente de sainteté, voit son charisme perdurer, s’intensifier même, au-delà de sa disparition physique, et qui contrairement au saint fait donc l’objet d’un culte post-mortem important: le weikza. La voie du weikza constitue une deuxième voie de la sainteté dans le bouddhisme birman, une sainteté à terme, qui contraste avec la sainteté immédiate à laquelle aspire le moine de forêt. Ces deux voies théoriquement

214 Sur le mode d’évolution des sites forestiers des aspirants saints, cf. également Schober (1989 : 328-330). 215 La différence avec l’œuvre des grands maîtres de la méditation de pénétration, du type de Mahasi Hsayadaw, est ici flagrante. Ceux-ci créent une méthode de méditation qui peut être enseignée et donc transmise de disciple en disciple, se diffusant et se per- pétuant en divers points du pays, voire dans des centres créés à l’étranger, le tout avec la contribution active des comités laïcs qui assurent la continuité du fonctionnement du ou des centres de méditation par-delà la mort de leur fondateur et la succession de supé- rieurs monastiques (cf. Houtman, 1990, et Jordt, 2001). rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page277

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distinctes se trouvent souvent confondues dans la réalité. Il s’ef- fectue de façon récurrente une sorte de brouillage dans la personne de l’aspirant saint entre les deux possibilités s’offrant à lui, salut immédiat et salut à terme, qui représentent deux types d’accom- plissement spirituel hautement désirables et suscitent tous deux une grande vénération de la part des fidèles. Le weikza, dans le sens le plus répandu du terme, celui qui donne à cette figure sa singularité au sein du complexe religieux birman, est, rappelons-le, un personnage qui est parvenu à acquérir des pouvoirs extraordinaires grâce à sa maîtrise de l’alchimie ou d’autres techniques ésotériques, ainsi qu’à son strict respect des préceptes bouddhiques et à sa pratique de la méditation. Sa recherche de pouvoirs surnaturels vise au premier chef à lui per- mettre de prolonger son existence au-delà de la durée de vie nor- male. Cette immortalité relative est la condition de son salut. En dépit de son très haut degré d’accomplissement spirituel, le weikza s’avère en effet incapable d’accéder au nirvana par lui-même. Il doit, pour parachever sa quête, bénéficier du stimulus que consti- tue la rencontre avec un bouddha. La prolongation de son exis- tence lui assure cette chance. Le weikza ne meurt donc pas, il se volatilise. Dans l’attente de l’échéance désirée, il réside dans un lieu de montagnes et de forêts, invisible aux hommes ordinaires. Il demeure toutefois capable de communiquer avec le monde. Il apparaît en vision aux fidèles et leur apporte une assistance multiforme grâce à ses pou- voirs surnaturels. La différence entre le weikza et le moine de forêt tient à la quasi-absence de restreinte dans l’usage de ces pouvoirs, le weikza n’étant généralement pas contraint par la discipline monastique. Le terme de weikza évoque d’ailleurs immanquable- ment à l’esprit des Birmans l’idée de la possession et de l’usage étendu de pouvoirs surnaturels. Le weikza remplit plus générale- ment une fonction essentielle de protecteur de la religion boud- dhique, stimulant et supervisant la mise en œuvre d’activités de propagation de la religion effectuées par les moines et les laïcs qui lui rendent un culte. Certains considèrent que le weikza pourrait obtenir son salut immédiatement mais qu’il repousse délibérément rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page278

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cette possibilité, demeurant de son plein gré au seuil de la sainteté afin de continuer à protéger la religion bouddhique, de rester dis- ponible pour les fidèles et de guider spirituellement tous ceux qu’il souhaite emmener avec lui jusqu’au nirvana. Si l’action du weikza en attente de sainteté et le culte qui lui est rendu prennent en partie des formes symétriques à l’action et au culte du saint accompli (yahanda) – ils possèdent les mêmes pou- voirs et remplissent des fonctions similaires (propagation de la religion bouddhique et protection des fidèles) –, le devenir des deux personnages diffère toutefois radicalement. Le saint accom- pli (yahanda), bénéficiant d’une immense vénération de son vivant, voit l’intensité de son charisme diminuer sensiblement après son décès, en dépit de la production de reliques corporelles qui pourraient servir de point de focalisation à un culte post-mor- tem. Le weikza accompli ne laisse au contraire aucun reste à sa disparition physique, mais voit son culte persister et s’étendre considérablement après cette disparition. Tout se passe comme s’il existait une forme de complémentarité structurelle entre les deux figures du yahanda et du weikza, éléments interdépendants d’une économie culturelle de la sainteté dans la société birmane. Le yahanda est appelé à disparaître en raison du principe fondamental qui fait du nirvana une rupture absolue avec le monde; il incarne cette aspiration ultime de tout bouddhiste, il en démontre la possi- bilité et l’accessibilité, et ceci est essentiel aux yeux des Birmans car pour une société bouddhique ne pas parvenir à produire de saint, ne pas voir son idéal suprême se réaliser, signifie une mort prochaine. Le weikza, pour sa part, est appelé à demeurer pour veiller sur les fidèles tout au long de leurs existences successives, jusqu’à ce qu’ils puissent voir et écouter un bouddha; et ceci n’en est pas moins essentiel aux yeux des Birmans. Il arrive d’ailleurs qu’au décès d’un saint personnage, ceux des fidèles qui refusent sa disparition fassent de lui un weikza plutôt qu’un yahanda. Le phénomène de la dissolution du charisme du saint n’est pas simplement un problème théorique que la société birmane présente à son observateur. Il pose aussi une question plus pratique, celle du devenir de l’œuvre singulière de Thamanya Hsayadaw. Quel ave- rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page279

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nir pour la Cité Agréable et ses 15000 habitants? Qu’en sera-t-il de cette utopie bouddhique quand son architecte disparaîtra? «Quelqu’un surgira, quand le temps sera venu. Mais c’est une chose qu’il nous est impossible de deviner. Le grand moine lui- même n’a encore rien dit. Jusqu’à maintenant, il n’a désigné per- sonne comme capable de le remplacer. Même s’il n’a rien expli- qué, il a dit que quelqu’un de très puissant viendrait. Quelqu’un qui peut nous nourrir comme lui.» rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page280 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page281

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TABLE DES MATIÈRES

Note sur la transcription et les abréviations 6 Remerciements 7 Huit moines 9

COMMENT DEVIENT-ON SAINT? 11

LES VALEURS QUI QUALIFIENT 25

Chapitre I: «Partir dans la forêt»: le renoncement jusqu’au bout 29

Le second renoncement 33 Espace de la forêt, espace de la sainteté 38 Un chemin pavé d’exploits 47 Aux sources de l’imaginaire birman de la sainteté 57 Le végétarisme fait-il le saint? 70

Chapitre II: La «voie du weikza»: pouvoirs surnaturels et accomplissement spirituel 87

Qu’est-ce que weikza veut dire? 89 Le weikza et les deux voies du salut dans le bouddhisme birman 94 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page294

294 RENONCEMENT ET PUISSANCE

Les pouvoirs surnaturels, critère discriminant de la sainteté? 107 Qu’est-ce qu’un weikza?112

LES ACTIVITÉS QUI CERTIFIENT 123

Chapitre III: Prédire 129

En quête de chiffres: la forêt des prédictions 131 Banquiers et «mangeurs de commission» 140 La société à l’épreuve du jeu 147

Chapitre IV: Redistribuer 157

Deux catégories de don bouddhique: réciprocité et redistribution 159 L’anniversaire de Thamanya Hsayadaw (I): 165 une réciprocité multiforme L’anniversaire de Thamanya Hsayadaw (II): 174 le don qui glorifie, le don qui aplatit

Chapitre V: Bâtir 181

«Faire la religion» 183 Deux modes de maillage bouddhique de l’espace 188 Le syndicat de sainteté 196 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page295

TABLE DES MATIÈRES 295

SAINT PAR L’ÉTAT OU SAINT CONTRE L’ÉTAT ? 209

Chapitre VI: Où il est question de la politique religieuse de l’État, de ses raisons d’être et de ses modalités, et de comment elle intervient dans le processus de production de la sainteté 215

Les trois fonctions religieuses de l’État 216 1980, ou l’État qui purifie 222 Les années 1990, ou l’État qui sanctifie 235 De la juste distance 241 De la Colline Ordinaire à la Halte du Nirvana 249

AU PRINCIPE DE LA SAINTETÉ... ET DE SA CESSATION 265

Bibliographie 281 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page296 rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page297

Aux Editions Olizane

VOYAGE EN BIRMANIE RELATION DE L’AMBASSADE ENVOYÉE À LA COUR D’AVA EN 1795

Michael Symes

eu de récits s’imposent d’emblée comme des documents incontour- P nables sur un pays ou une région. Voyage en Birmanie, alors «Royaume d’Ava», publié pratiquement simultanément en anglais, français et alle- mand en 1800, est de ceux-ci. Il s’agit en fait de la première description aussi riche et complète du royaume d’Ava parue en Occident. L’auteur, le major Michael Symes, fut envoyé, par le Gouverneur géné- ral des Indes, auprès de la Cour birmane afin de régler des problèmes de frontières sur la marge orientale de l’Empire britannique. Il a passé plus de sept mois dans le pays et en a rapporté un récit très vivant, mer veil - leusement documenté et empreint d’une grande empathie à l’égard du peuple birman.

MICHAEL SYMES est né à Dublin en 1762. Militaire professionnel, il a effec- tué la presque-totalité de sa carrière en Inde. Homme cultivé et d’une gran- de curiosité, il a été envoyé à deux reprises à la Cour birmane (1795 et 1802) afin de rétablir les relations entre l’Empire et le royaume d’Ava.

2002 (1800) - 512 pages - 14 x 21 cm - broché

dans toutes les bonnes librairies rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page298

Aux Editions Olizane

VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L’EMPIRE CHINOIS L’EXPLORATION DU MÉKONG PAR LA MISSION E. DOUDART DE LAGRÉE – F. GARNIER

Louis de Carné

ux débuts de la colonisation française en Indo-Chine, une A Commission d’exploration du Mékong fut créée dans le but d’exami- ner la possibilité de rejoindre la Chine par le fleuve et d’en faire une voie propice aux échanges commerciaux avec l’Indo-Chine et donc avec la France. Membre de cette expédition aux côtés d’Ernest Doudart de Lagrée et de Francis Garnier, Louis de Carné en a rapporté un récit vivant, riche en ren seignements sur les contrées traversées et surtout sur les difficultés auxquelles l’expédition a été confrontée tout au long de son périple. Mais les explorateurs ont dû se rendre à l’évidence: le Mékong n’est pas navi- gable jusqu’à sa source. Ainsi, ils ont été contraints de continuer par voie terrestre jusqu’au fleuve Bleu, le Yang-Tsé-Kiang, qui leur a permis de rejoindre Shanghai, avant de retourner à Saïgon. Ce voyage, traversant jungles, contrées désertiques et pays dévastés par la guerre, fut fatal à Doudart de Lagrée, chef de la mission, qui mou- rut des fièvres en cours de route. A son retour à Paris, également très éprouvé par la maladie, Louis de Carné con sa cra toute son énergie à la rédaction finale de son récit. Mais sa mort prématurée à l’âge de seulement 27 ans, ne lui laissa pas le temps de l’achever. C’est son père, l’académicien le Comte de Carné, qui signa la préface et se chargea de la publication du livre, paru en 1872 et aussitôt tra- duit en anglais. Curieusement, aucune nouvelle édition française n’a jamais été réalisée depuis cette date et c’est le rapport officiel de Garnier qui a marqué le public.

2003 (1872) - 448 pages - 14 x 21 cm - broché

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A paraître aux Editions Olizane

VOYAGE DANS L’INTÉRIEUR DE LA CHINE ET EN TARTARIE FAIT DANS LES ANNÉES 1792, 1793 ET 1794 par Lord Macartney

a mission britannique de lord Macartney en Chine, entre 1792 et 1794, Lmarque un tournant décisif dans la perception que l’Occident a de l’em- pire du Milieu. L’idée qu’on se faisait alors de la Chine, connue en Europe par les écrits des missionnaires catholiques français, était celle d’un Etat relativement ouvert, favorables à des échanges avec le reste du monde. Pour la première fois de l’histoire, des diplomates venus d’Europe, bien au fait des idées des Lumières, se trouvent confrontés au gouvernement impérial du pays le plus peuplé du monde. L’empereur Qianlong (1736- 1796), bien qu’intéressé aux arts et à la culture occidentaux, n’admet cepen- dant aucun écart quant au respect des cérémonies rituelles confucéennes, censées légitimer son pouvoir. Tout au long de la mission, les deux mondes n’arriveront jamais à se rencontrer: lorsque les Anglais parleront commer- ce, les Chinois dresseront des barrières protectionnistes, quand ils adopte- ront le langage de la diplomatie, les sujets du Fils du Ciel invoqueront le devoir du tribut. La postérité a surtout retenu le geste du kowtow que Macartney a refusé d’accomplir devant l’empereur. Cet incident est, de fait, à l’origine de cin- quante ans de malentendus qui ont culminé avec la Guerre de l’opium et ont fini par contraindre l’empire du Milieu au commerce.

GEORGE LEONARD STAUNTON, premier secrétaire de l’ambassade de Macartney, a rédigé le rapport officiel du voyage. Il était accompagné, dans cette mission, de son jeune fils âgé de 11 ans, assigné au rôle de page de lord Macartney. Le jeune garçon entretiendra une relation tout à fait étonnante avec l’empereur en personne, grâce à son caractère enjoué et surtout à son apprentissage rapide du chinois.

2005 (1798) - 829 p. - 14 x 21 cm - broché

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Aux Editions Olizane

VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM DE CAMBODGE, DE LAOS... ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L’INDO-CHINE Henri Mouhot

ertains noms sont injustement oubliés de l’histoire. Ainsi, qui se sou- Cvient aujourd’hui que le site d’Angkor fut découvert par l’explorateur et naturaliste français Henri Mouhot? Parti seul en 1858, sans «sponsoring» (à l’excep tion du soutien moral de la Société Royale de Géographie de Londres), il parcourt de vastes régions du Siam, du Laos et du Cambodge. C’est là qu’il découvre avec stupéfaction les ruines d’Angkor, endormies sous l’épaisse végétation tropicale. Fasciné par la beauté de cette ville peuplée de secrets et de légendes, il se passionne pour le «Ver sail les» des Khmers. La revue Le Tour du Monde publie en feuilleton le récit intégral de sa découverte, enflammant ainsi l’imagina- tion des lec teurs du Second Empire, avides d’exotisme, de terres lointaines et de civilisations disparues. Aucune autre aventure d’explo rateur français du 19e siècle n’eut un tel impact sur l’opinion publi que, àtel point que le gou- vernement en fut alerté et prit conscience d’une nécessité: sauvegarder ces ruines grandioses.

HENRI MOUHOT est né à Montbéliard en 1826. Dès 18 ans, enseignant le français à Saint-Pétersbourg, il sillonne la Russie des Tsars, de la Crimée à la Pologne. A 30 ans, il épouse la petite nièce de Mungo Park, le plus illustre explorateur britannique de l’époque. Entre 1858 et 1861, il effectue trois expéditions dans l’intérieur du Siam et de l’Indo-Chine où il découvre par hasard le site d’Angkor. Il meurt au Laos en novembre 1861, emporté par la fièvre à l’âge de 35 ans.

1999 (1868) - 320 pages - 14 x 21 cm - broché

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EXPLORATEURS EN ASIE CENTRALE

VOYAGEURS ET AVENTURIERS DE MARCO POLO À ELLA MAILLART Svetlana Gorshenina

exploration de l’Asie centrale n’a pas été le fruit du hasard. Elle n’a pas L’ davan tage entraîné le type d’aventures romantiques qui ont résulté, en leurs temps, de la découverte de l’Amérique ou des Indes. A la fin du XIXe siècle, cette région occupait une position ambiguë aux yeux des Européens. Selon des points de vue opposés, l’Asie centrale était alors perçue tantôt de manière élogieuse, comme le cœur du continent asia tique où fleuri ssaient en symbiose de grandes civilisations, tantôt avec un mépris avoué, réduite à une simple périphérie des mondes voisins qui paraissaient infiniment plus riches, tels que la Perse, les Indes ou la Chine... Des pérégrinations de Marco Polo jusqu’aux aventures d’Ella Maillart en pleine période soviétique, l’auteur a retrouvé la trace des Occidentaux qui se sont rendus en Asie centrale, pourtant fermée durant de longues périodes aux visiteurs étrangers. Elle relate les circonstances de leurs voya ges, leurs motivations, ainsi que l’héritage qui a survécu de leurs explo rations et de leurs aventures. Dans ce contexte sont largement évoquées les grandes manœuvres du Great Game, la riva lité qui a opposé Britanniques et Russes pour le contrôle de cette région stratégiquement importante et qui préfigu- re, après un siècle de mise à l’écart, les enjeux de la géopolitique mondiale d’aujourd’hui.

SVETLANA GORSHENINA est historienne, spécialiste de l’Asie centrale. Elle est l’auteur, aux Editions Olizane, de La route de Samarcande: l’Asie centrale dans l’objectif des voyageurs d’autrefois; La Haute-Asie telle qu’ils l’ont vue. Explorateurs et scien tifiques de 1820 à 1940 (en collaboration avec A. Baud et P. Forêt); et aux éditions Gallimard: Les archéologues en Asie centrale: de Kaboul à Samarcande (en collaboration avec C. Rapin).

2003 - 536 pages - 14 x 21 cm - broché

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VOYAGEURS CHINOIS

A LA DÉCOUVERTE DU MONDE DE L’ANTIQUTIÉ AU XIXE SIÈCLE Dominique Lelièvre

ien que souvent méconnus en Occident, nombreux sont les Chinois à avoir Bquitté leur pays et parcouru le monde. De l’Antiquité au XIXe siècle, à l’ins- tar des grands explorateurs européens, un courant inverse de voyageurs par- tait de la Chine vers l’Ouest. Tout comme ces personnages eux-mêmes, les motifs de leurs périples étaient variés et parfois surprenants. Bravant courageusement les pires dangers, ils partaient vers l’inconnu, généralement envoyés en missions diplomatique, commerciale, ou encore religieuse, à la recherche des textes fondateurs du Bouddhisme afin de rapporter la doctrine pure en Chine. L’auteur de cet ouvrage a réuni, pour la première fois, les documents et les témoignages qui relatent ces aventures. En citant leurs textes ou en abordant le sujet du point de vue des voyageurs eux-mêmes, il retrace les relations que ces Chinois entretenaient avec les autres pays, leur regard sur le monde, ainsi que leur rapport avec l’Empire du Milieu.

DOMINIQUE LELIÈVRE est né en 1947. Ingénieur et sociologue, il a déjà publié deux ouvrages consacrés à la Chine et à ses voyageurs: Le dragon de lumière. Les grandes expéditions maritimes des Ming au début du XVe siècle (France Empire, 1996), et La grande époque de Wudi (You-Feng, 2001).

2004 - 472 pages - 14 x 21 cm - broché rozenberg int. 4.0_rozenberg int. 4.0 26.05.21 08:24 Page303

Aux Editions Olizane

LA ROUTE DE LA SOIE DIEUX, GUERRIERS ET MARCHANDS Luce Boulnois

a Route de la Soie... plus que jamais, ces cinq mots font rêver! A l’épo- Lque de la mondialisation forcenée, alors que n’importe quel endroit du globe peut être atteint en quelques heures de vol, des noms comme Samar - cande, Boukhara, Kotan ou Changan continuent à fasciner par la richesse de leur passé. Avec la chute des rideaux de fer et de bambou, pratiquement toute l’Asie centrale et la Chine – longtemps inaccessibles aux voyageurs comme aux chercheurs – peuvent à nouveau être visitées. Comment les Romains, à la suite des Grecs, ont-ils découvert ces con- trées lointaines? Que savaient les Chinois du monde européen? Et com ment parvinrent-ils, des siècles durant, à garder le secret de la fabrication de la soie? Marco Polo est-il vraiment allé en Chine, ou n’a-t-il été qu’un habile imposteur? Luce Boulnois fait le point sur ces questions, nous éclaire sur les rapports entre l’Orient et l’Occident et leurs influences réciproques à la lumière des dernières découvertes archéolo gi ques, prenant en compte lesbouleverse- ments géopolitiques survenus récemment dans ces régions. Bien que répon- dant à toutes les exigences académiques, ce livre se lit comme un roman.

Historienne et ingénieur de recherche au CNRS, LUCE BOULNOIS est spécialis- te de l’histoire de la Route de la Soie et des échanges transhimalayens.

2001 - 560 pages - 14 x 21 cm - broché

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RENONCEMENT ET PUISSANCE / 2005 Couv. Renoncement et puissance_Couv. Renoncement et puissance 26.05.21 08:44 Page1 E M

GUILLAUME U A

enoncement et puissance. A voir ces deux termes L L I

ROZENBERG U Rainsi reliés l’un à l’autre, on croirait d’abord à une G ROZENBERG opposition. Et pourtant, en terre de bouddhisme, le moine parti dans la forêt, celui-là même qui incarne le renoncement au monde le plus radical, est aussi tenu pour un « superhomme ». Ses contemporains lui attri- buent des facultés extraordinaires qui lui confèrent le pouvoir d’agir sur le monde et de le transformer. RENONCEMENT

L’auteur présente dans cet ouvrage la biographie de E huit moines contemporains qui comptent parmi les C E T P U I S S A N C E plus vénérés de Birmanie. Il s’interroge sur leur par- N

cours et leur identité. Sur leur capacité de prédire, de A LA QUÊTE DE LA SAINTETÉ DANS LA BIRMANIE CONTEMPORAINE bâtir ou de redistribuer, sans pour autant oublier leurs S S

rapports – ambigus – au pouvoir temporel et politique I

qui les craint toujours... et qui les utilise parfois! U

C’est un voyage au pays de la Colline Ordinaire, de la P

Cité Agréable et des Mille Arbres de l’Eveil, un voyage T

à l’intérieur de la plus grande statue de bouddha E

couché du monde, dans les méandres du delta de T

l’Ayeyarwady, un voyage au pays où la loterie est N

reine. Un périple qui bouleverse radicalement notre E

vision du bouddhisme pour en donner une image plus M

réelle, mais toujours humaine et vivante. E C

uillaume ROZENBERG est ethnologue, chargé de N recherche au CNRS. Il travaille sur le bouddhisme O

G N birman depuis 1997. E R Ouvrage publié avec le concours du LASEMA-CNRS

ISBN 2-88086-334-1

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