Projet éducation des Roms | Histoire enfants roms Council Conseil of Europe de l´Europe en Europe l’Internement 5.3 en 1940-1946 l’internement en France 1940-1946 Marie-Christine Hubert

Identifier les « Tsiganes » et suivre leurs mouvements | Ordres d’assignation à résidence des « nomades » vivant sur le territoire du troisième Reich | Internement dans la | Internement dans la zone occupée | Après la Libération | Vie quotidienne dans les camps | Cas de déportation depuis les camps d’internement français

En France, deux approches différentes mais parallèles coexistent concernant ce qu’il est convenu d’appeler « la question tsigane ». L’approche française consistant à recourir à l’internement afin d’intégrer les « Tsiganes » à la société majoritaire prévaut sur l’approche allemande de l’internement en tant que première phase de l’assassinat collectif. De sorte que les Roms de France, à la différence de leurs homologues des autres pays occupés par les Allemands, ne seront pas exterminés dans le camp d’Auschwitz. Toutefois, ils n’échappent pas à la persécution : des familles entières sont internées dans des camps spéciaux à travers tout le pays pendant et après l’occupation.

Camps d’internement pour « Tsiganes » Introduction en France durant la seconde guerre mondiale Ill. 1

Alors que dans les années 1930, en Allemagne, (par Jo Saville et Marie-Christine Hubert, extrait du Bulletin la « question tsigane » est considérée comme de l’Association des Enfants cachés, n° 8, mars 1998) 4 Zone gouvernée depuis le quartier général compliquée, dans la mesure où elle englobe des NB. Les autres camps d’internement (ceux destinés allemand de Bruxelles aspects raciaux, sociaux et culturels, les auto- aux Juifs) ne figurent pas sur cette carte. rités françaises — bien que s’appuyant sur une * Départements de l’époque 4 3 Zone tradition solidement ancrée de ressentiment con- annexée par tre les « Tsiganes » — appliquent une approche l’Allemagne plus ou moins sociale pour tenter de résoudre 1 1 le « problème tsigane ». Évitant d’utiliser en 3 Louviers 5 Zone sous public des critères raciaux, ils définissent très occupation 2 Zone d’accès clairement en 1912 une catégorie de population Montlhery restreint dite « nomade », laquelle sans les nommer en- PlenÉe Jugon Coray Rennes St-Maurice globe uniquement « les Tsiganes ». À partir de Pontivy 2 Montsûrs 5 aux-riches cette date, la vie des Roms en France devient Grez-en-bouËre Coudrecieux Hommes Peigney de plus en plus difficile. En 1940, les premiers choisel Mulsanne Jargeau Moisdon-le-riviÈre « Tsiganes » sont internés dans des camps à la Motreuil-bellay Moloy fois en zone occupée et en zone libre. La Morelierie Arc-et-Senans Près de la moitié de la population « tsi- Poitiers Ligne de démarcation Monsireigne jusqu’au 11 novembre 1942 gane » d’avant-guerre, soit près de 13 000 per- sonnes, est internée dans des camps spéciaux 6 Zone « libre » jusqu’au répartis dans l’ensemble du pays. En dehors de 11 novembre 1942 l’internement proprement dit, ils souffrent aus- Les si de maladies et de la faim et sont souvent con- 6 7 Zone occupée par les Italiens du 11 novembre 1942* au 8 septembre 1943, traints à des travaux forcés. Malgré l’absence puis par les Allemands (Corse comprise) de documents faisant état de déportations mas- MÉrignac sives à motivation raciale pendant la guerre, 7 même dans la partie occupée de la France, au Principaux camps d’internement français pour « nomades » moins 200 « Tsiganes » d’origine française ont Camps d’internement où des « Tsiganes » et des Juifs ont été assassinés à Sachsenhausen, Buchenwald et été détenus en même temps ou à des époques différentes saliers Auschwitz-Birkenau. Lannemezan La BarcarÈs argelÈs Identifier les « Tsiganes » et suivre leurs mouvements Ordres d’assignation à résidence des « nomades » vivant sur le territoire du troisième Reich Internement dans la zone libre Internement dans la zone occupée

Ill. 2 Ill. 3 « Nomades » dans le camp de Montreuil-Bellay (département Décret-loi du 6 avril 1940. L’article 1 se lit comme suit : « La circula- de Maine-et-Loire), 1944. Ce camp était le plus important cen- tion des nomades est interdite sur la totalité du territoire métropolitain tre de détention de « nomades » en France et a abrité jusqu’à pour la durée de la guerre. ». 1 000 internés. (d’après Hubert 1999, p. 76) (d’après les archives du département des Bouches-du-Rhône) (Détail)

des gens, alors que les lois censées com- Cette nouvelle catégorie admini- Identifier les « Tsiganes » battre le vagabondage et la mendicité strative est soumise à de multiples con- et suivre leurs Mouvements se révèlent inefficaces pour réfréner le traintes. Chaque personne âgée de 13 ans mode de vie itinérant. ou plus doit être munie d’un « carnet Les premiers Roms arrivent en France En 1895, le gouvernement anthropométrique d’identité » précisant dès le XVe siècle, mais il faudra attendre procède à un dénombrement général sa situation de famille et contenant deux la fin du XIXe siècle pour que les auto- de tous les « nomades, bohémiens, va- photographies (de face et de profil), ses rités s’intéressent à eux. C’est à cette gabonds ». Il recense plus de 400 000 empreintes digitales et des informations époque que les Roms des principautés personnes entrant dans cette catégorie, sur ses caractéristiques physiques. À cha- de Roumanie, enfin libérés du joug de dont 25 000 « nomades » voyageant en que arrêt dans une localité, le titulaire doit l’esclavage, arrivent en France et dans les bandes dans des roulottes. Face à la pres- faire viser son carnet par un fonctionnaire autres pays de l’Europe de l’Ouest. Beau- sion de l’opinion publique, le législateur à l’arrivée et au départ. Le chef de famille coup d’entre eux rejoignent les cohortes élabore, de 1907 à 1912, de nouvelles est muni en plus d’une carte de groupe déjà nombreuses de personnes itiné- lois visant à identifier les itinérants et à indiquant la situation de famille de toutes rantes (autres Roms, travailleurs saison- suivre leurs mouvements. les personnes voyageant avec lui. Les niers, vagabonds, marchands ambulants, Le 16 juillet 1912, le gouverne- véhicules portent une plaque de contrôle mendiants, clochards) qui errent dans ment promulgue une loi visant tout par- spéciale. Les préfectures et le ministère les campagnes françaises à la recherche ticulièrement les Roms, même si elle de l’Intérieur tiennent désormais à jour d’une vie meilleure pendant cette période s’applique à tous les itinérants. La Loi des registres de « nomades ». Les auto- de difficultés économiques. sur l’exercice des professions ambulantes rités connaissent les intéressés et peuvent Les « Tsiganes » (souvent ap- et la réglementation de la circulation suivre leurs déplacements. [Ill. 5] pelés « Romanichels », « Bohémiens » des nomades établit trois catégories de ou « Gitans ») sont particulièrement personnes itinérantes : « les marchands stigmatisés. On leur reproche tous les ambulants », « les forains » et les « no- ordres d’assignation crimes possibles et imaginables : vol, mades ». L’article 3 de la loi définit la à résidence des « Nomades » chapardage, braconnage, escroquerie, catégorie des « nomades » et vise di- vivant sur le territoire enlèvement d’enfant et même propagati- rectement les Roms. À compter de cette du troisième Reich on de maladies. La presse fait ses choux date, les autorités françaises utiliseront gras de ces infractions supposées ou un seul terme (celui de « nomades ») pour Avec la guerre, l’étau se resserre autour réelles et contribue à insuffler un senti- désigner indifféremment les Roms et les des Roms, lesquels — avec les commu- ment exagéré d’insécurité dans l’esprit « Tsiganes » de toutes sortes. [Ill. 4] nistes et les étrangers — seront en fait les

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Ill. 4 « Loi sur l’exercice des professions ambulantes et la réglementation de la circulation des nomades » « Sont réputés nomades pour l’application de la présente loi, quelle que soit leur nationalité, tous individus circulant en France sans domicile ni résidence fixe et ne rentrant dans aucune des catégories ci-dessus spécifiées, même s’ils ont des ressources ou prétendent exercer une profession. Ces nomades devront être munis d’un carnet anthro- Ill. 5 pométrique d’identité. » Carnet anthropométrique d’identité (Journal officiel du 19 juillet 1912) (archives du département des Bouches-du-Rhône)

premières victimes françaises du conflit. aux intéressés de résider dans la localité de sont habilités à interner tous « les no- Soupçonnés d’espionnage, ils sont pro- son département désignée à cet effet. Au- mades » qu’ils jugent indésirables. Ainsi, gressivement exclus de la société et effi- cun budget n’ayant été affecté à la mise en en avril 1941, le préfet des Hautes-Pyré- cacement bannis. œuvre du décret, les « nomades » sont au- nées rassemble tous les « nomades » du Le 22 octobre 1939, un arrêté du torisés à se déplacer dans un certain rayon département sur le plateau de Lanneme- commandant de la 9e région militaire leur afin de trouver du travail et de gagner leur zan, puis les enferme dans un hôpital en interdit de voyager dans huit départe- vie. L’invasion par les troupes allemandes ruine gardé par la gendarmerie. ments de l’Ouest de la France et d’établir en mai 1940 empêche l’application du dé- Entre octobre 1940 et août 1944, des campements dans deux départe- cret à l’ensemble du pays. quelque 1 400 « nomades » sont internés ments (l’Indre-et-Loire et le Maine-et- dans les deux camps de la zone libre sur Loire). Les autorités militaires invoquent seule décision du Gouvernement de Vi- l’article 5 de la Loi sur l’état de siège, da- Internement dans chy. L’invasion allemande de la zone, en tant du 9 août 1849 et déjà utilisé durant la zone libre novembre 1942, n’aura aucune incidence la première guerre mondiale, pour justi- sur leur sort. fier l’internement des « Tsiganes » dans Les Roms d’-Lorraine, à l’instar « des camps de triage » et des « camps de des Juifs, ont été expulsés vers la zone suspects ». libre où le Gouvernement de leur Internement dans Le 6 avril 1940, un décret du Pré- impose des assignations à résidence ou la Zone occupée sident de la République interdit la circu- bien les interne dans des camps conçus lation des nomades dans l’ensemble du initialement pour loger des républicains Le 4 octobre 1940, le haut commande- territoire métropolitain et pour la durée de espagnols. C’est ainsi que, le 30 oc- ment allemand en France ordonne le la guerre. Ce texte permet aussi de placer tobre 1940, 376 « Tsiganes » sont déjà transfert des « Tsiganes » se trouvant les intéressés en résidence surveillée. Of- détenus dans le camp d’Argelès-sur-Mer dans la zone occupée dans des camps ficiellement, cette mesure vise à réduire (Pyrénées-Orientales), d’où ils seront gardés par la police française. Les auto- les risques d’espionnage ; en réalité, son transférés aux camps de Barcarès et Rive- rités françaises sont chargées d’organiser but est de contraindre les « Tsiganes » à la saltes et, en novembre 1942, au camp de l’opération, les Allemands se contentant sédentarisation. [Ill. 3] Saliers (Bouches-du-Rhône). [Ills. 6, 7] de donner quelques instructions : inter- La gendarmerie dénombre dans Dans le reste de la zone libre, les diction de séparer les familles et obligati- un premier temps les « nomades » munis assignations à résidence demeurent la on d’envoyer les enfants à l’école. d’un carnet anthropométrique. Chaque norme. En réalité, le sort des Roms dé- À compter de la mi-octobre, les préfet publie ensuite un décret ordonnant pend du bon vouloir des préfets, lesquels Feldkommandanten [gouverneurs mili-

  Après la Libération Vie quotidienne dans les camps

Pleenee jugon jargeau Ill. 6 (d’après Hubert 1999, p. 68) grez en bouere 10/40 09/04/42 22/11/40 - 01/06/46 23/10/40 montreuil bellay 12/40 08/11/41 19/01/45 Montsurs 16/12/40 03/08/42 PONTIVY 13/05/42 Louviers 10/40 moisdon la riviere Mulsanne 17/11/40 peigney 07/11/40 15/04/42 01/12/41 01/09/41 22/11/40 07/05/41 02/03/41 08/07/42 15/04/42 coray jargeau 01/11/40 01/12/41 05/03/41 - 31/12/45 arc et senans choisel coudrecieux 06/41 02/03/41 05/11/40 la morellerie 10/42 06/12/40 08/11/41 11/09/43 07/41 montlhery lannemezan moloy 27/11/40 01/04/41-1944 barenton été 41 21/04/42 11/04/41 09/10/42 monsireigne 12/41 15/07/42 24/10/40 boussais argeles sur mer le barcares rivesaltes 18/11/40 11/40 10/40 poitiers 12/40 12/42 10/40 29/12/43 24/11/44 rennes saint maurice Merignac saliers 10/40 - 12/44 21/06/41 - 18/12/45 10/40 Internement des « Tsiganes » en France de 1940 à 1946 : chronologie camp par camp des arrivées, des transferts et des libérations.

taires régionaux] donnent aux préfets des allemand en texte de loi français. De et Boussais (Deux-Sèvres), par exemple, instructions sur les modalités de la mise cette manière, aux yeux de l’opinion pu- sont transférés au camp de la Route de en œuvre de l’ordonnance et précisent no- blique et des internés, la responsabilité de Limoges à Poitiers (). Fin décem- tamment les personnes visées : « Seront l’internement incombe uniquement aux bre 1940, dix camps abritent quelque considérées comme Bohémiens toutes autorités françaises. L’internement des 1 700 « nomades » et « forains » inter- les personnes de nationalité française et « Tsiganes » est une initiative allemande nés. [Ills. 8, 10-12] étrangère, sans domicile fixe, et vagabon- exécutée par les autorités françaises. Dans l’Est de la France, des dant en région occupée selon l’habitude Dès le 31 octobre 1940, quelque camps sont établis à partir d’avril 1941. des Bohémiens (nomades, forains), que 400 « nomades » sont internés dans six Dans le département du Doubs, des Roms les intéressés soient en possession ou pas camps situés en zone occupée. Le rythme sont internés dans les anciennes salines d’une carte d’identité ou d’un carnet an- des internements s’accélère rapidement royales d’Arc-et-Senans : un bâtiment thropométrique. ». après la publication de l’ordonnance alle- aujourd’hui classé au patrimoine mondial À la différence des Français, les mande du 22 novembre 1940 interdisant de l’UNESCO. Dans le département de Allemands définissent les « Tsiganes » l’exercice des professions ambulantes l’Yonne, les internés sont enfermés dans en termes très vagues. Ils appliquent dans 21 départements de l’Ouest de la l’avant-cour d’une gare désaffectée à des critères raciaux, mais aussi sociaux. France. Simultanément, les Roms sont Saint-Maurice-aux-Riches-Hommes. Les personnes nomades et sédentaires, expulsés de la zone côtière, en même Fin 1941, environ 3 200 « no- qu’elles soient intégrées ou pas à la so- temps que les Juifs et les étrangers. Les mades » et « forains » sont internés ciété, sont désignées comme des « Tsi- allemands eux-mêmes expulsent et in- dans 15 camps dont les principaux sont : ganes ». Sachant que, depuis 1912, les ternent alors toutes les personnes qu’ils Jargeau (Loiret), Poitiers (Vienne), Français ne reconnaissent officiellement considèrent comme des « Tsiganes » : Moisdon-la-Rivière (Loire-Inférieure) et comme « Tsiganes » que les personnes « nomades » munis d’un carnet anthro- Coudrecieux (Sarthe). munies d’un carnet anthropométrique pométrique d’identité, mais aussi « fo- En novembre 1941, les Allemands d’identité, les Allemands tentent en 1940 rains », personnes sédentaires publi- décident de réorganiser ces camps afin d’imposer (sans succès) leur propre défi- quement connues comme « Tsiganes » d’abaisser leurs coûts d’exploitation, de nition du « Tsigane ». et « asociaux » tels que les clochards et réduire la pression exercée sur les gardes Les gendarmes n’appliquent la autres vagabonds. et de mettre un terme aux multiples évasi- définition allemande que lorsqu’ils ef- Ces nombreux internements font ons. Comme les Zigeunerlager [camps de fectuent des arrestations sur la base d’un naître le besoin d’ouvrir des camps plus détention pour « Tsiganes »] d’Allemagne arrêt préfectoral visant leur département. structurés, afin de recevoir les « no- ou d’Autriche, ces camps sont désormais Les préfets, désireux de préserver la lé- mades » internés dans des camps impro- organisés sur une base régionale. galité, avaient en effet publié un arrê- visés à la hâte en octobre 1940. Les « no- C’est dans ce contexte qu’est créé té d’internement transformant un ordre mades » détenus à Mérignac () le plus grand camp d’internement pour

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Le camp « modèle » de Saliers (Bouches-du-Rhône) Ill. 7

Le camp de Saliers (Bouches-du-Rhône) a une histoire particu- lière parce qu’il a été conçu comme un instrument de propagan- de. Dans une tentative de réfutation des allégations de la presse suisse et américaine — selon lesquelles trop d’opposants au ré- gime nazi mouraient dans des camps d’internement du Sud de la France — le gouvernement décida de créer des camps « modèles ». À la suite de l’échec des camps de Noé et de Récébédou (camps « hôpitaux » qui durent rapidement fermer en raison des conditions trop mauvaises d’internement), il est décidé en mars 1942 d’installer un camp exclusivement destiné aux « nomades ». Implanté en Camargue où il existe une certaine tradition « tsigane », il ressemble à un village typique de la région. Une fois de plus, cette initiative se solde par un cuisant échec : le sol en terre battue se transforme en boue quand il Ill. 8 pleut, les baraques sont infestées de parasites, etc. Les internés Entrée principale du camp de la Route de Limoges à Poitiers s’échappent en masse. (département de la Haute-Vienne) (d’après Hubert 1999, p. 74)

« nomades » : Montreuil-Bellay (Maine- l’été 1944 ou même après le 8 mai 1945. l’analyse des registres des camps con- et-Loire). Entre avril et juillet 1942, les À l’instar du Gouvernement de Vichy, les servés dans les archives départementales internés de trois départements différents nouvelles autorités françaises considèrent et plus précisément les chiffres camp (camps de Coudrecieux, Montlhéry et l’internement des « nomades » comme par camp. En prenant soin de ne pas re- Moisdon-la-Rivière) sont transférés à un premier pas vers la sédentarisation. compter plusieurs fois les mêmes per- Mulsanne (Sarthe). Le 3 août 1942, les La correspondance entre l’inspection sonnes, nous sommes arrivés à un total 717 internés de Mulsanne sont transférés générale des camps et l’inspection géné- de 4 600 internés dans la zone occupée et à Montreuil-Bellay pour y rejoindre des rale des services administratifs est très de 1 400 dans la zone libre, soit un total internés venus de deux autres camps. Le instructive : les deux parties s’accordent de 6 000 internés. Certains registres étant 18 août, le nombre de personnes détenues à penser que l’internement devrait être incomplets, on peut supposer qu’entre à Montreuil-Bellay atteint le chiffre re- remplacé par des assignations à rési- 6 000 et 6 500 personnes ont été inter- cord de 1 018 internés. [Ill. 2] dence. Ce tour de passe-passe permet nées comme « nomades » dans 30 camps En janvier 1943, quelque aux autorités de rester dans la légalité, d’internement français, soit environ la 2 200 « nomades » sont internés dans huit dans la mesure où le décret permettant moitié de la population rom présente en camps. La chute du nombre d’internés au d’assigner des « nomades » à résidence France en 1939. [Ill. 1] moment de la réorganisation des camps est encore en vigueur. est due à la libération des « forains ». Il faudra attendre la loi du 10 mai 1946 — laquelle fixe la date légale vie quotidienne de la cessation des hostilités et abroge de dans les CAMPS après la Libération facto le décret du 6 avril 1940 — pour que les autorités acceptent de libérer les Les Roms de France sont internés sur Les transferts continuent même après la Roms inconditionnellement. Les Alliers, l’ordre des Allemands avec la collabora- libération. Le 19 janvier 1945, les « no- le dernier camp d’internement pour « no- tion des autorités françaises et l’aval de mades » de Montreuil-Bellay sont trans- mades », ferme définitivement ses portes la majorité du public, laquelle demeure férés dans deux autres camps. Même si le 1er juin 1946. parfaitement indifférente au sort réservé une partie d’entre eux est libérée, 734 La prise en compte des nombreux aux internés. « nomades » restent détenus dans trois transferts — certaines personnes ayant Plus de 90 % des intéressés ont la camps. En décembre 1945, les camps de été détenues successivement dans qua- nationalité française. Nombre de Roms Jargeau et Saint-Maurice sont enfin fer- tre ou cinq camps — permet de réviser étrangers semblent avoir quitté le pays més et leurs internés libérés. à la baisse le nombre de Roms internés dès le début de la guerre, mais une par- À la différence des autres victimes en France. Jusqu’en 1992, le nombre tie d’entre eux sont internés dans des des forces d’occupation, les Roms ne de 30 000 était généralement accepté. camps du Sud de la France (notamment sont pas systématiquement libérés après Un nouveau chiffre a été avancé après à Gurs).

  Cas de déportation depuis les camps d’internement français

Ill. 10 Ill. 9 Baraques servant au logement des « nomades » dans le camp de la Route de Limoges à Internés « tsiganes » au . Poitiers (Vienne). (extrait de Hubert 1999, p. 67) ( Archives nationales, section Photographies (NAps), F7 15109, 6 janvier 1942)

L’une des principales caractéri- Les Roms souffrent du froid parce sure de compléter leurs rations comme stiques de l’internement des Roms tient à qu’ils n’ont plus de vêtements. Les leurs d’autres internés. Seuls la Croix-Rouge, ce que les familles n’ont pas été séparées. ont été laissés dans les roulottes, lesquel- le Secours National et une ou deux fon- Contrairement à ce qui s’est passé avec les les, généralement, ont été abandonnées dations religieuses leur viennent en aide Juifs, les hommes n’ont pas été séparés de au bord de la route après l’arrestation de de manière très ponctuelle et dans des leur femme et de leurs enfants. L’intégrité leurs propriétaires. Privés de combusti- cas isolés. Malgré tout, les formes graves de la cellule familiale est parfaitement ble, les internés de Moisdon-la-Rivière de cachexie et d’œdèmes — si répandues respectée et les enfants représentent 30 à en sont réduits à brûler le plancher de ailleurs — ne sont pas très courantes. 40 % du nombre d’internés. leurs baraques pour se chauffer. [Ills. 2, 6-13] Les Roms ont passé ces six années Selon de nombreux rapports, ils L’internement a beau ne pas être de détention dans des conditions souffrent aussi de la faim. Dans certains une initiative des autorités françaises, particulièrement éprouvantes. Souvent, les camps, comme à Coray (Finistère), ces dernières en profitent pour tenter camps étaient construits sur une plaine ou l’administration ne prend aucune mesure d’intégrer les « Tsiganes » à la société à flanc de coteau et à la merci des éléments pour assurer leur alimentation. Les majoritaire. Les enfants sont envoyés à (c’était notamment le cas à Lannemezan). hommes travaillent hors du camp, pendant l’école, généralement située dans le pé- Ils étaient mal équipés, voire insalubres. que femmes et enfants doivent rester à rimètre du camp. Dans les camps des N’ayant pas été conçus pour cet usage, les l’intérieur afin de décourager toute velléité Alliers et de Saliers, les orphelins et les locaux deviennent rapidement de fuite. Ailleurs, le budget prévu est enfants abandonnés ou temporairement inhabitables. Les lits n’ont plus ni matelas, insuffisant ou les fonds arrivent en retard, séparés de leurs parents sont confiés aux ni couvertures. Les baraques sont infestées surtout pendant les premiers mois. soins d’organismes d’aide sociale ou de puces et de poux. En Haute-Marne, les L’internement est d’autant plus d’institutions religieuses. Les autorités « nomades » sont internés dans un fort pénible que les « nomades » doivent se pensent que, une fois livrés à eux-mêmes, désaffecté n’ayant plus ni portes, ni débrouiller tous seuls. À la différence ces enfants pourraient être « socialisés », fenêtres, ni eau courante. À Mulsanne, le des autres catégories d’internés, ils ne à condition de n’avoir plus aucun contact toit des cabanes consiste simplement en reçoivent aucune aide de l’extérieur. avec leur environnement d’origine. une tôle ondulée : il y fait gelant en hiver Ils ne peuvent pas compter sur leur fa- Pour les adultes, l’intégration so- et épouvantablement chaud en été. Quand mille, internée avec eux ou trop pauvre ciale passe par le travail. Outre leurs obli- ils le peuvent, les Roms préfèrent vivre pour les aider, et ils ne bénéficient pas du gations et corvées habituelles, les internés dans leurs roulottes plutôt que dans des soutien d’organisations caritatives (qui sont aussi tenus d’effectuer des travaux baraques insalubres se prêtant mal à leur ont tant fait pour les autres catégories pour des entreprises privées à l’intérieur mode de vie. d’internés). Ils ne sont donc pas en me- du camp. D’autres travaillent à l’extérieur

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Ill. 11 Ill. 12 Infirmerie du camp de Mérignac (Gironde). Intérieur des baraques du camp de Mérignac (département de la Gironde). (NAps, F7 15099, 18 février 1942) (extrait de Hubert 1999, p. 74)

dans des fermes ou des exploitations fore- hostile aux Roms sollicite et obtient leur à Compiègne d’où ils seront transférés à stières, mais toujours sous la garde d’une réinternement. Oranienburg-Sachsenhausen le 23 janvier. poignée de gendarmes. Une partie de leur Les Roms font tout ce qui est hu- Le 23 juin, 25 autres hommes sont envo- rémunération est retenue pour couvrir les mainement possible pour s’échapper. Le yés à Compiègne. Le 26 juin, 23 d’entre frais de leur internement. camp d’Arc-et-Senans est fermé en sep- eux partent pour Buchenwald. Pourquoi ? Les Allemands réquisiti- tembre 1943 parce que trop de gens ont Il semble que la préfecture ait remis ces onnent aussi cette main-d’œuvre pour réussi à s’en évader. Roms aux Allemands afin d’épargner des l’Organisation Todt — chargée de travailleurs jeunes et sédentaires. Dès que mener plusieurs grands projets dans les Allemands réalisent que les hommes les pays occupés, y compris le Mur de Cas de déportation depuis concernés ne sont pas des travailleurs l’Atlantique — et, plus tard, pour le les camps d’internement qualifiés, ils les envoient dans des camps Service du travail obligatoire (STO). Le français de concentration. nombre des travailleurs ainsi réquisition- Selon divers rapports qu’il nés est très faible, car nombre d’internés Pour toute une série de raisons, les nazis faudrait encore corroborer par d’autres réussissent à prendre la fuite. Les Alle- n’ont jamais ordonné la déportation des sources, les événements survenus à Poi- mands répugnent en outre à recruter une Roms de France à Auschwitz en vue de tiers n’ont rien d’exceptionnel. Il semble main-d’œuvre qu’ils jugent « inexpéri- leur extermination. C’est pourquoi, il n’y que les Roms soumis aux assignations à mentée et paresseuse ». a jamais eu de déportation massive des résidence dans la zone libre ont été arrê- Il est extrêmement difficile pour Roms pour des motifs raciaux. Néan- tés par les autorités françaises, puis remis les Roms d’obtenir leur liberté. Ils doi- moins, certains d’entre eux, internés en aux Allemands, afin de remplir les quotas vent posséder une maison ou produire France, sont déportés vers les camps de de main-d’œuvre imposés par Berlin. Par la preuve d’un certificat de logement, Sachsenhausen, Buchenwald et même la suite, à l’instar des Roms du camp de être acceptés par la localité de leur rési- Auschwitz-Birkenau. Poitiers, ces malheureux ont été envoyés dence, n’avoir jamais fait l’objet d’une Le 13 janvier 1943, 70 hommes dans des camps de concentration et non sanction dans le camp et obtenir la per- âgés de 16 à 60 ans quittent le camp de dans des usines en Allemagne. mission du préfet du département (et la Route de Limoges à Poitiers soi-di- Les registres du camp d’Auschwitz- parfois des autorités allemandes) lors de sant, selon le commandant du camp, pour Birkenau révèlent des traces de quelque leur arrivée et de leur départ. Une fois travailler dans des usines en Allemagne. 40 Roms belges et français internés en libérés, ils sont assignés à résidence en En fait, ces Roms ne mettront jamais les France de 1940 à 1943. Arrêtés dans les vertu du décret du 6 avril 1940. Dans pieds dans une usine allemande. Ils sont faubourgs de Rouen (Seine-Inférieure), des cas extrêmes, la population locale acheminés jusqu’au camp de Royallieu ces Roms sont d’abord internés à Montl-

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l’Internement 5.3 en France 1940-1946

Ill. 13 Camp à Saint-Maurice-aux-Riches-Hommes (département de l’Yonne). (NAps, F7 15110, juin 1943)

héry puis à Montreuil-Bellay. Ils sont dans les baraques Dossin à Malines (Bel- 16 décembre 1942, prévoyant que tous libérés pendant l’été 1943 et assignés à gique), puis déportés à Auschwitz dans les « Tsiganes » dans le Grand Reich résidence dans des endroits proches du le cadre du convoi Z le 15 janvier 1944. doivent être envoyés à Auschwitz-Bir- camp. Ils retournent ensuite dans leur ré- Ce convoi incluait 144 Roms français. kenau. Il s’agit de la seule déportation gion d’origine où ils sont capturés par les La déportation est exécutée en connue de Roms effectuée sur le sol Allemands à l’automne 1943, internés vertu du « décret d’Auschwitz » du français pour des motifs raciaux.

CONCLUSION casion inespérée d’atteindre l’objectif même qu’à d’autres mesures suscep- qu’elles se sont assigné dès le début tibles d’encourager les « nomades » Les Roms de France ont échappé à du XXe siècle : contraindre les Roms à à se sédentariser après leur sortie l’extermination, car la France ne fai- se fixer, dans la mesure où leur mode des camps, à la scolarisation des en- sait pas partie du Grand Reich. Mais de vie nomade est perçu comme le fants, au travail pour les adultes, à ils n’ont pas échappé à l’internement. seul obstacle à leur intégration dans la l’évangélisation et à l’assignation à ré- Bien qu’ordonné par les autorités alle- société. sidence. Les autorités au pouvoir après mandes, cet internement est perçu par Les autorités françaises ont la libération ont poursuivi cette poli- les autorités françaises comme une oc- donc eu recours à l’internement, de tique comme allant de soi.

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