histoire & mémoires

3 juin 1950

Il y a soixante ans, l’ascension de l’, sions de la période de l’Occupa- premier 8000 gravi, marque un tournant dans tion, les Français semblent avoir Victoire à l’Annapurna trouvé dans la célébration de cet l’histoire de l’alpinisme. exploit l’occasion de se réunir et de communier dans un moment de fierté et d’euphorie qui fait enfin l’unanimité. L’enthousiasme Par Olivier Hoibian qui va accompagner le retour de et Jacques Malbos, Membres du comité scientifique du CAF l’expédition doit également beau- coup à la mobilisation de la presse n ce petit matin du 3 juin écrite. 1950, dans les premières lueurs de l’aube, deux sil- Le rôle des médias houettes vacillantes s’en- Le succès français à l’Annapurna, E gagent sur les pentes sommitales le 3 juin 1950, est annoncé dans le de l’Annapurna. À six heures journal Le Figaro du 16 juin. Mais précises, et Louis c’est surtout lorsqu’ils débarquent Lachenal émergent difficilement à l’aéroport d’Orly le 17 juillet du minuscule abri de toile qui les devant une pléthore de journalis- a protégés des redoutables morsu- tes que les membres de l’équipe res du vent durant cette courte nuit observent avec un certain étonne- passée à plus de 7 400 m d’altitude. ment les premiers signes de la fer- La température est si basse qu’ils veur naissante. Plusieurs articles sentent très vite planer au-dessus relatent leur arrivée, notamment d’eux le risque de graves gelures. Max Aldebert dans Le Monde du Après quelques hésitations, ils les embûches : perte de l’itinéraire 19 juillet : il raconte son émotion décident néanmoins de poursui- dans le brouillard, bivouac impro- en voyant les deux blessés des- vre l’ascension et dans un dernier visé dans une crevasse à 7 000 m, cendre la passerelle dans les bras effort se hissent sur cette cime tant chutes dans des avalanches, oph- de leurs camarades et s’étonne convoitée de 8 091 m. Grâce à leur talmie des neiges, gelures profon- de l’absence de représentants du courage l’Annapurna, « premier des… Rien ne sera épargné au gouvernement. En fait, la cam- sommet de plus de 8 000 m jamais petit groupe de quatre hommes pagne de presse en direction du gravi par l’homme », revient à une qui tente, avec l’énergie du déses- grand public ne va véritablement expédition française1. Dans la riva- poir, de rejoindre le camp de base commencer qu’au début du mois lité qui oppose à cette époque les au beau milieu de la tempête. Les d’août. Du 3 au 14 août, Le Figaro grandes nations pour la conquête autres membres de l’expédition, présente le premier récit complet des plus hauts sommets de la pla- , Jean Couzy, Marcel de l’expédition en neuf épisodes nète, cette ascension prend brus- Schatz, Jacques Oudot (médecin) successifs, illustrés de croquis et quement une signification de pre- et Francis de Noyelle mettront de nombreuses photographies. Le mier ordre et, durant un moment, tout en œuvre pour les rejoindre 19 août, Paris–Match lui emboîte les deux hommes se laissent griser et les assister sur le chemin du le pas en diffusant très largement par la joie de la victoire… Au bout retour vers Katmandou. Malgré les photos en noir et blanc et en de quelques instants, le sens des cette sollicitude, Herzog et Lache- couleur de l’ascension. Les conva- réalités reprend heureusement nal paieront dans leur chair le prix lescences de Maurice Herzog et le dessus et après avoir réalisé de la victoire et ce sacrifice ultime bénéficieront bien les photos qui feront bientôt la les élèvera au rang de véritables évidemment d’une attention toute une des magazines, ils s’engagent héros aux yeux de tout un peuple. particulière de la part des journa- sur le chemin du retour, afin de Pour les nouvelles générations, listes. L’effet médiatique s’atténue rejoindre au plus vite le camp V. celles du XXIe siècle, habituées ensuite avant d’être relancé fin et Gaston Rébuf- aux enchaînements sur les som- janvier 1951 par la présentation, fat les y accueillent et durant mets de 8 000 m et à la multiplica- salle Pleyel, des photos et du film toute la nuit suivante s’attachent tion des prouesses extraordinaires, de l’expédition réalisé par Mar- à rétablir la circulation dans leurs imaginer ce qu’a pu représen- cel Ichac2. Lors de la première, membres en partie gelés. Le reste ter l’Annapurna en 1950 ne va une émotion communicative de la descente s’apparente à une sans doute pas de soi. Après les envahit l’assistance au moment longue course contre la mort et déchirements et les compromis- où Herzog et Lachenal s’avan- ▲

[72] la ontagne & Alpinisme 2-2010 la ontagne & Alpinisme 2-2010 [73] istoire & mémoires h L’ANNAPURNA

Revue La Montagne Himalaya 1950, L. Devies, n° janv-mars 1950. Annapurna, M. Herzog, n° oct-déc 1950. L’Annapurna gravi ! L. Devies, n° avril-juin 1950.

▲ M. Vincent Auriol, président de la République salue cent sur le devant de la scène, en titrant : « Les vainqueurs de bre 1951 sera traduit en quarante l’expédition française à l’Himalaya, n° oct-déc 1950. l’équilibre encore mal assuré du l’Annapurna ont reçu l’hommage langues pour atteindre le chiffre Himalaya, Y. Letort, n° juillet-sept 1950. fait de leurs amputations succes- des Parisiens ». Enfin, le 2 février, record de onze millions d’exem- Victoire sur l’Annapurna, R. Truffaut, n° janv-fév 1951. sives. Elle atteint son comble lors Paris-Match consacre un numéro plaires vendus3. Cette victoire et de la minute de silence observée spécial à l’événement sous le titre le retentissement qui l’accompa- Revue Alpinisme en leur honneur. La présence évocateur : « Paris a sacré Maurice gne sont également à mettre au Conception himalayenne, M. Herzog, décembre 1950. solennelle du Président de la Herzog héros national numéro 1 », crédit conjoint des deux instances A l’assaut de l’Annapurna, L. Terray, décembre 1950. République, Vincent Auriol, et de reléguant ainsi Louis Lachenal au qui dirigent l’alpinisme en France Le matériel de l’Annapurna, M. Schatz, octobre 1951. plusieurs ministres, et l’ovation second plan. dans la période de l’immédiat Annapurna premier 8000, A. de Chatellus, printemps 1952. qui salue la fin de la projection après-guerre. La FFM d’une part, Revue La Montagne et Alpinisme . r . commentée par l’équipe au grand Récits de l’ascension émanation de la volonté centrali- d Le vingtième anniversaire de la première de l’Annapurna, complet confèrent à cette soirée Les conférences prennent alors satrice et autoritaire du gouver- © L. Devies, n°juin 1970. un caractère très particulier. Le une ampleur considérable. Le nement de Vichy qui entendait Voici la seule photo représentant la totalité des membres de l’expédition. Elle a été faite à Tansing, le 11 avril 1950. Debout de gauche à droite : Louis Lachenal, L’Himalaya et les montagnes du monde. Regard vers succès de la manifestation et les bilan établi par le comité de l’Hi- ainsi fondre en une seule entité Jean Couzy, Marcel Schatz, Dr Jacques Oudot, Lionel Terray, Maurice Herzog, Francis l’Annapurna, C. Deck, n°2/1981. débordements d’enthousiasme du malaya en juin 1952 indique que placée sous son contrôle exclusif de Noyelle et les Sherpas Ang-Tsering dit Panzi, Sarki, Adjiba, Aila, Dawatoun-du. Un autre regard sur l’Annapurna, M. Ichac, n°2/1990. public semblent avoir surpris par la soirée du 25 janvier a été suivie l’ensemble des groupements de Assis : Gaston Rebuffat, Marcel Ichac et les Sherpas Foutharkey Ang-Tharkey et Angawa. Himalaya 1950, H. de Ségogne, n°3/1990. leur intensité bon nombre d’édi- de quarante représentations sup- montagne ; le CAF d’autre part, De l’Annapurna au Makalu, M. Raspaud, n°2/1995. torialistes. Alors que les affron- plémentaires et elle s’est ensuite qui avait refusé cette fusion per- Annapurna premier 8000, C. Deck, n°1/1997. tements de Corée et les tensions prolongée par plus de six cents çue comme un abus de pouvoir, membres du « Comité de l’Hima- Personne n’imagine pour autant L’Annapurna en question (suite et fin), J.-M. Choffat, n°2/1997. entre les deux blocs à propos de conférences à travers le monde en trouvant provisoirement et fort laya », commission de la FFM. Les qu’il n’y ait pas chez ces hommes Annapurna premier 8000, 50 ans après, C. Deck, n°4/1999. Alpinisme et medias, Y. Peysson, n°3/2000. l’Occupation de l’Allemagne font entier. Les récits de l’ascension judicieusement refuge au sein du droits d’exploitation des différen- d’exception défauts et faiblesses. Les conquérants de l’utile, L. Jourjon, n°3/2000. planer la menace d’une « troisiè- de l’Annapurna connaissent un Ministère du tourisme jusqu’à la tes manifestations et publications Dans les moments décisifs, ils ont Annapurna premier 8000 m, cinquante ans après… me guerre mondiale », Le Figaro succès éditorial tout à fait extra- Libération, échappant ainsi au liées à l’ascension de l’Annapurna su néanmoins se hisser à la hau- J. Malbos, n°3/2000. du 26 janvier titre en première ordinaire. Un premier album de diktat du Commissariat à l’EGS seront reversés au seul bénéfice du teur de l’évènement et accepter page : « Paris a salué avec émotion photos de l’expédition publié par (Education générale et sportive)4. Comité de l’Himalaya. Ils consti- de jouer la mise suprême pour Annales du GHM les héros de l’Annapurna qui font Maurice Herzog et Marcel Ichac Ce dualisme, situation unique tueront une sorte de « trésor de contribuer à la concrétisation Les grandes heures du Comité de l’Himalaya▲ revivre par l’image leur admirable est tiré d’emblée à 80 000 exem- dans l’organisation des activités guerre » qui assurera le finance- d’un projet qui, d’une certaine et des expéditions 1950-1980, 2000 exploit ». Le Monde souligne la plaires. Et le livre « Annapurna de montagne en Europe, aurait ment des nombreuses expéditions manière, les dépassait tous. Leurs Regards vers l’Annapurna, M. Herzog, 2000. ferveur de l’adhésion du public premier huit mille » édité en décem- pu nuire à l’entreprise si Lucien nationales durant les décennies récits ne cherchent d’ailleurs nul- Devies, personnalité centrale dans suivantes, permettant à la France lement à masquer les périodes de le développement de l’alpinisme de figurer au premier rang des doute et de découragement. Ces de pointe en France, n’avait réussi grandes nations alpines5. aveux, loin de ternir leur image, mort. Mais de tout mon être, je le à fédérer les énergies par son élec- confèrent au contraire à chacun sens : c’est là un devoir impérieux, Les à côtés scientifiques de l’exploit ! tion simultanée à la présidence Mythe et réalité une dimension plus humaine, une plus fort que l’instinct. Reculer serait Les sommets du Népal ne s’ouvrent aux étrangers qu’à partir de 1949. des deux instances entre 1948 et Certains se sont attachés ces der- personnalité plus complexe qui un déshonneur, un crime, une trahi- La géographie comme la géologie des hautes régions du pays est mal connue, 1951. En fin stratège et en homme nières années à ruiner les fonde- les rendent plus proches, plus son à l’amitié… »8. Dans le climat sinon inexistante. En 1950, Marcel Ichac, ancien du Hidden Peak (1936), cinéaste rompu aux questions logistiques ments même du mythe des « héros attachants7. La mort qui rôde, la actuel de célébration des vertus de l’expédition au Dhaulagiri, est en charge du volet scientifique pour l’expédition par ses responsabilités profession- de l’Annapurna » en recourant perspective bien réelle de subir de de l’individualisme et d’exaltation à l’Annapurna. Confronté aux lacunes et aux inexactitudes des cartes dont nelles, ce dernier considère qu’en aux commérages de la petite his- cruelles amputations : tout au de la réussite personnelle, existe- dispose l’expédition, dans la lignée des alpinistes-topographes de la fin du montagne la réactivité et l’adap- toire et en ressuscitant quelques long de ces terribles épreuves, ils t-il plus belle et plus poignante XIXe siècle, il dresse la première carte fiable des massifs du Dhaulagiri et de tation à la situation du moment vieilles rancœurs. L’exercice s’est prouvent en de multiples occa- leçon d’humanité ? l’Annapurna. Il effectue, à l’intention des géologues, une série de prélèvements constituent les facteurs essentiels avéré assez vain car les mythes sions la profonde solidarité qui les qui révèlent la présence de fossiles d’ammonites. Au retour, étudiés par Pierre de la réussite. Cette conception ont aussi leur fonction, celle de unit et les sacrifices qu’ils sont 1Raspaud, M. L’Aventure himalayenne, Grenoble, PUG, 2003. Pruvost, géologue spécialiste des sédiments profonds, ces prélèvements font bouscule la doctrine tradition- faire naître la flamme de l’enthou- prêts à consentir pour réaliser 2Le Monde en profite pour publier, à partir l’objet d’une communication à l’Académie des Sciences (M. Ichac, P. Pruvost, nelle d’un chef d’expédition diri- siasme et d’entretenir la ferveur leur rêve et assurer leur survie du 23 janvier 1951, une série de cinq articles Séance du 23 avril 1951). Consécration : M. Ichac est, cette même année, lauréat geant depuis le camp de base les pour les générations suivantes. mutuelle. Comment, par exemple, de Lionel Terray décrivant les moments cruciaux de l’ascension. Elle se conclut par une brève de l’Académie des Sciences. Médecin et chirurgien de l’expédition, Jacques Oudot cordées de pointe. « Par principe, Comme l’écrivait justement l’un rester indifférent au geste admi- contribution de Maurice Herzog confiant met au point et exécute un protocole d’observations. Il publie en 1951 un article le chef [doit faire] partie de l’équipe des membres de l’expédition, rable de Lionel Terray, échan- ses impressions au sommet de l’Annapurna. dans lequel il résume ses « Observations physiologiques et cliniques en haute d’assaut parce que, dans ce type d’ac- « grâce à ces deux héros [qui] par geant ses chaussures avec celles 3Herzog, M., Annapurna, premier huit mille, Grenoble, Arthaud, 1951. montagne » et confirme l’efficacité de l’acclimatement « en dents de scie » (La tion, les décisions capitales […] nous leur volonté inflexible, leur courage de Lachenal, tout en acceptant 4Hoibian, O., Les Alpinistes en France, une histoire Presse Médicale N° 15, mars 1951). Avec le recul des années, l’Annapurna apparaît paraissent devoir être prises à l’avant, et leur abnégation [ont] su rempor- lui-même l’augure de graves gelu- culturelle, 1874-1960, Paris, L’Harmattan, 2001 comme le maillon initial d’un ensemble de travaux qui devaient marquer la face au risque et dans son partage » ter une victoire pour laquelle toute res du fait de la différence de 5Voir l’ouvrage préfacé par Maurice Herzog : Lucien Devies, La montagne pour vocation, Paris, décennie. Ce seront, dans la suite immédiate, d’une part l’adjonction d’un échelon (LMA, juin 1970 – Lucien Devies, l’équipe avait combattu avec la der- pointure et des larges échancru- L’harmattan, 2004. scientifique au Makalu (1954, Pierre Bordet, 1955, P. Bordet et Michel Latreille, Vingtième Anniversaire de l’An- nière énergie […], l’œuvre entreprise res pratiquées au couteau dans le 6Terray, L. Les Conquérants de l’inutile, , tous deux géologues) ; d’autre part les recherches du docteur J. Rivolier sur napurna). Le choix de l’objectif et pourra être perpétuée, notre jeunes- cuir durci qui vont bientôt se rem- Ed. Guerin, 1995. 7Lachenal, L., Herzog, G., Carnets du vertige, l’adaptation de l’organisme aux environnements extrêmes (effets physiologiques l’essentiel des négociations diplo- se pourra suivre l’exemple des aînés plir de neige ? « Ce sacrifice de ma Ed. Guérin, 1996. et psychologiques), particulièrement en haute altitude. matiques ont été assurés par les et sans doute faire encore mieux »6. chair me semble plus horrible que la 8Terray, L., ibidem, p.377.

[74] la ontagne & Alpinisme 2-2010 la ontagne & Alpinisme 2-2010 [75]