<<

VINCENT JÉGU

REGGATTA DE BLANC L’amateur éclairé, devant l’extrême éclectisme des titres choisis, peut de prime abord ressentir une légère impression d’égarement. LE HORS JAMAÏQUE Que partagent des morceaux comme « Ob-La-Di, Ob-La-Da » des Beatles, « African Reggae » de Nina Hagen ou « Twist And Crawl » de Death in Vegas ? À l’origine, un vent de liberté a soufflé sur une île des Antilles et emporté avec lui au-delà des Caraïbes des sonorités ska pour venir dissiper le smog anglais. Dans les quartiers populaires

de Londres, le beat jamaïcain se mêle naturellement aux sonorités JÉGU VINCENT punks. Le Clash, les Ruts, les Members ou les Slits trouvent dans le reggae un nouveau terrain de jeu. De la même façon, le dub de King Tubby gagne les musiques électroniques dès les années quatre-vingt- . dix. Le trip-hop voit ainsi le jour avec une multitude de groupes tels que Massive Attack ou Portishead. Reggatta de blanc, du nom du deuxième de Police, donne à entendre d’une autre oreille le message métissé d’une bouteille jetée à la mer.

Né à Saint-Malo en 1967, Vincent Jégu vit près de Rennes. Sa passion pour la musique l’a conduit à l’écriture de Reggatta de blanc, son premier ouvrage publié.

Collection publiée avec le concours de la Région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur. REGGATTA DE BLANC REGGATTA

Prix : 20 euros M ISBN : 978-2-36054-805-7 — LE MOT ET LE RESTE R

couv_reggatta.indd 1 05/07/2018 10:34

VINCENT JÉGU

REGGATTA DE BLANC

LE REGGAE HORS JAMAÏQUE

le mot et le reste 2018

INTRODUCTION

« Le et, ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est toujours entre les deux, c’est la frontière, il y a toujours une frontière, une ligne de fuite ou de flux, seulement on ne la voit pas, parce qu’elle est le moins perceptible. Et c’est pourtant sur cette ligne de fuite que les choses se passent, les devenirs se font, les révolutions s’esquissent. » Gilles Deleuze – Pourparlers

Tout comme le blues, le rhythm’n’blues et la soul, le reggae – terme générique désignant les musiques jamaïcaines – a fait l’objet d’une récupération. Si les premières tentatives, au cours des années soixante et la première moitié des années soixante- dix, sont rares, anecdotiques et souvent maladroites, elles vont cependant déboucher sur quelques réussites exemplaires. Ce qui incitera de nombreux musiciens à s’y essayer. Au point que le reggae va non seulement devenir une composante essentielle de divers courants musicaux, mais va se voir récupéré par la pop mainstream. Le titre du deuxième album de Police (Reggatta De Blanc), qui après être né dans le giron du punk obtient une large reconnaissance en intégrant le reggae à sa musique, est embléma- tique de ce phénomène. Aussi, il est tout à fait approprié pour servir d’intitulé à ce livre, qui se propose de relater l’histoire de cette rencontre musicale entre la Jamaïque et le monde occidental.

L’ÎLE LA PLUS MUSICALE AU MONDE

L’histoire moderne de la musique jamaïcaine commence par le ska, qui apparaît au moment de l’indépendance de l’île en 1962. Avant cette date, la Jamaïque, comme toutes les autres îles caribéennes, a sa propre musique : le mento. Mais le mento, ancré dans le folklore, reste confidentiel. C’est une fois devenus maîtres de leur

3 REGGATTA DE BLANC destin que les Jamaïcains créent une musique qui traverse mers et océans pour faire entendre au monde entier leur joie d’être enfin libre – « Forward March » de Derrick Morgan est le morceau le plus à même de nous faire ressentir cette joie immense et communicative. Le ska se distingue par un contretemps accentué afin d’être le temps fort du rythme. Juste une accentuation de la syncope qu’on trouvait déjà dans le boogie. Comme l’explique le poète dub anglo-jamaïcain Linton Kwesi Johnson : « C’est le beat entre les temps, c’est le un et deux et trois et… C’est le et ! » Cette trouvaille est le dénominateur commun de toutes les musiques jamaïcaines à venir. Le ska, souvent instrumental et festif, se distingue également par un rythme soutenu et la mise en avant des cuivres, qui puisent leur inspiration dans le jazz. Les Skatalites en sont les fers de lance.

Selon la légende, en 1966, il fait tellement chaud en Jamaïque que les danseurs n’arrivent plus à suivre le rythme effréné du ska. Les musiciens ralentissent alors le rythme et, ce faisant, donnent naissance au rocksteady. Mais cette chaleur qui a ralenti le tempo du ska n’explique qu’en partie la naissance de ce nouveau style, qui n’est en fait qu’une version locale de la soul américaine. Les Jamaïcains, grands amateurs de soul, qu’ils écoutent via les radios US – qui ont joué un rôle déterminant en diffusant les musiques afro-américaines (dixieland, swing, bebop, rhythm’n’blues) –, se l’approprient en effet en lui imprimant leur syncope bien particu- lière. Le chant est mis en avant au détriment des cuivres. Quelques crooners tels Alton Ellis et Ken Boothe enregistrent sous leur propre nom et de nombreux trios vocaux (The Heptones, The Gaylads, The Paragons, The Melodians) rivalisent de raffinement et d’élégance.

Du rocksteady découlent en 1968 le early reggae puis le reggae. Voilà comment Bob Marley le qualifie : « Le ska est rapide, le rocksteady est doux et le reggae est dur. » La dureté du reggae s’explique par le contexte dans lequel il apparaît. La situation

4 LE REGGAE HORS JAMAÏQUE

économique et politique de la Jamaïque s’étant dégradée, la joie de 1962 a progressivement laissé place à une certaine amertume. Loin des douceurs du rocksteady, le reggae se montre militant. Il s’auréole également de mysticisme en se faisant arme de propa- gande du rastafarisme. Au départ, le mot reggae n’a pourtant rien de spirituel, puisqu’il provient du mot streggae qui désigne une femme de mauvaise vie. Il perd rapidement son « s » et son « t » pour s’offrir une virginité plus en rapport avec le côté révolté et sacré de la musique qu’il désigne. Si beaucoup s’attribuent la paternité du reggae, le morceau « Do The Reggay » de Toots & The Maytals peut faire office d’acte de naissance. Ce morceau, qui contient le mot reggay tel un étendard dans son titre, fait en effet date auprès des musiciens jamaïcains en obtenant un large succès sur l’île tout en se faisant prémonitoire : « Is this the new dance? / Going around the town? », « Est-ce la nouvelle danse ? / Qui circule en ville ? » Loin de se cantonner à la Jamaïque, ses plus fiers représentants (Bob Marley, Peter Tosh, Burning Spear, Max Romeo, Black Uhuru), armés de puissants riddims (rythmes one drop, rocker, stepper), n’hésitent pas à prendre d’assaut Babylone pour faire entendre au plus grand nombre leurs chants de révolte et la parole de Jah.

Parallèlement au reggae surgit le dub. À ses débuts, le dub consiste en des versions instrumentales de morceaux déjà existants, conçues pour les sound systems – des sonos mobiles qui permettent aux Jamaïcains de danser à moindres frais sur les disques programmés par des selecters, les équivalents jamaïcains des DJs anglo-saxons. De tous les ingénieurs et producteurs de l’île qui enregistrent ces « versions », King Tubby et Lee “Scratch” Perry sont les plus influents et font du dub un genre musical à part entière. Avec des moyens limités mais à force d’imagination et d’expérimentation, ces deux savants fous révolutionnent le travail en studio. Ils font de la table de mixage un véritable instrument qui leur permet de recycler quantité de morceaux afin d’en créer de nouveaux. Leur travail se concentre particulièrement sur la rythmique (le

5 REGGATTA DE BLANC couple basse / batterie), qui est l’ossature essentielle sur laquelle ils greffent une multitude d’effets sonores (écho, réverbération, bandes passées à l’envers). Ils n’ont de cesse d’affiner cet art subtil du découpage de la musique vue comme un immense puzzle à déconstruire et reconstruire à l’infini.

Lors des sound systems, des forts en gueule s’emparent du micro pour toaster – c’est-à-dire chanter avec une diction saccadée – sur les morceaux que passent les selecters. C’est ainsi que naît le deejaying. En Jamaïque, contrairement à partout ailleurs, les DJs n’officient pas derrière les platines – cette place est réservée aux selecters – mais sont sur le devant de la scène. Ces DJs, usuel- lement orthographiés deejays, tout en étant novateurs sont dans la continuité d’une certaine tradition, celle des conteurs africains ou des maîtres de cérémonie qui guidaient autrefois les danseurs lors des quadrilles jamaïcains. U-Roy, Big Youth, Prince Far I, Tapper Zukie, Dr Alimantado, Dillinger sont quelques fameux deejays parmi tant d’autres, qui ne se cantonnent pas aux sound systems puisqu’ils enregistrent aussi des disques qui rencontrent un franc succès.

Puis le reggae se digitalise. Enregistré fin 1984, « Under Me Sleng Teng » de Wayne Smith, produit par Prince / King Jammy, marque les esprits. Ce morceau, qui repose sur un riddim digital joué sur un clavier Casio, fait entendre un nouveau son et offre de nouvelles perspectives à la musique jamaïcaine qui, pour une bonne part, se rapproche du hip-hop.

Les différentes évolutions du reggae (rub-a-dub, digital reggae, ragga hip-hop, slackness) se font sous la bannière d’un mot fourre- tout : le dancehall. Yellowman, Shabba Ranks, Bounty Killer, Sean Paul et quelques autres tirent leur épingle du jeu. En réaction, certains chanteurs (Luciano, Sizzla, Anthony B) ressentent le besoin de revenir à une musique plus roots, plus en lien avec le rastafarisme, qui s’est largement perdu dans le dancehall.

6 LE REGGAE HORS JAMAÏQUE

LA JAMAÏQUE DANS LE SMOG

Les Beatles, toujours en avance d’une longueur, sont les premiers Anglais à tenter l’expérience. Après avoir enregistré « I Call Your Name » en 1964, un morceau comportant une rythmique ska en arrière-plan du solo de guitare, Paul McCartney compose le ska « Ob-La-Di, Ob-La-Da » en 1968. En 1972, Paul Simon se rend en Jamaïque pour enregistrer « Mother And Child Reunion », qui devient le premier reggae blanc à obtenir un large succès. Deux ans plus tard, Eric Clapton fait encore mieux avec sa reprise de « I Shot The Sheriff », qui se retrouve à la tête des charts américains et permet de faire connaître Bob Marley au monde occidental. Il réussit là où le producteur Chris Blackwell – qui a pris Marley sous sa coupe dans l’espoir d’en faire une star inter- nationale –, a échoué, malgré l’album Catch A Fire sur lequel il a rajouté des guitares rock pour séduire le public anglo-saxon. Les Rolling Stones attendent 1974 pour s’approcher du reggae sur « Luxury », puis font une reprise de « Cherry Oh Baby » d’Eric Donaldson en 1976. Led Zeppelin fait lui aussi une tentative avec « D’yer Mak’er », morceau qui est loin de faire l’unanimité, même au sein du groupe. Quant à Judge Dread, il obtient plusieurs succès d’affilée en jouant du ska au début des seventies, mais beaucoup n’y voient qu’une blague douteuse pour skinheads, supporters de foot et amateurs de bière – ces trois rôles pouvant se cumuler en une seule et même personne.

Les choses changent radicalement en 1976 avec l’avènement de la scène punk en Angleterre. Pour comprendre comment la rencontre entre les épingles à nourrice et les dreadlocks a pu se faire, il faut se pencher sur le contexte de l’époque : la présence en Angleterre d’une forte communauté jamaïcaine mal intégrée. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les Anglais ont fait appel aux Jamaïcains pour qu’ils les aident à reconstruire leur pays. Cela a donné lieu à une immigration massive dans des villes telles que Londres, Birmingham ou Bristol, particulièrement touchées

7 REGGATTA DE BLANC par les attaques allemandes. En arrivant sur le sol britannique, les Jamaïcains avaient l’espoir de trouver un pays accueillant, qui leur donne du travail et des bonnes conditions de vie. Mais l’Angleterre n’a pas été l’eldorado espéré, comme le constate, dès son arrivée, Linton Kwesi Johnson : « J’avais onze ans et dans mon imagination d’enfant, l’Angleterre était le pays des rois et des reines, donc un endroit forcément merveilleux, avec des palaces et des rues pavées d’or. Vous imaginez ma déception quand je suis arrivé et que j’ai découvert ces immeubles gris et hideux noyés dans le brouillard de Brixton. Dès ma première journée d’école, j’ai fait l’expérience du racisme. »

Les immigrés jamaïcains se retrouvent en effet dans des quartiers défavorisés, sont cantonnés aux travaux les plus ingrats ou pointent au chômage, et sont confrontés au racisme au quotidien. Dans ces conditions de vie difficiles et sous un ciel peu clément, ils ont la nostalgie de leur île. Pour se réchauffer le cœur dans le british smog, ils passent des disques de chez eux. Ainsi, les rues de Brixton et celles d’autres quartiers ethniques vibrent aux rythmes syncopés du ska ou du rocksteady. Sous leur impulsion, des artistes jamaï- cains obtiennent des hits en Angleterre : Millie Small (« My Boy Lollipop »), The Skatalites (« Guns Of Navarone »), Jimmy Cliff (« Wonderful World, Beautiful People »), Desmond Dekker (« Israelites »), Dave & Ansel Collins (« Double Barrel »)…

Dans les quartiers où résident les Jamaïcains vivent aussi des Anglais de longue date, ceux faisant partie des classes sociales les plus démunies. Cette proximité forcée crée des rapprochements. Les rude boys – terme désignant les « voyous » jamaïcains – sympa- thisent avec les jeunes chômeurs et ouvriers blancs, finalement dans la même galère qu’eux. Ainsi naît le mouvement skinhead, qui réunit les deux communautés autour des mêmes goûts musicaux. Les futurs punks de ces quartiers fraternisent également avec ces « grands frères noirs » et se familiarisent avec leur musique. Dans un même temps, du fait de la situation économique désastreuse du

8 LE REGGAE HORS JAMAÏQUE pays et sous la pression des conservateurs, le racisme se radicalise en Angleterre. À l’image du député Enoch Powell, qui prononce en 1968 un virulent discours contre l’immigration, connu sous le nom de Rivers Of Blood. Un climat tendu entre les Anglais de souche et les populations caribéennes, indiennes, pakista- naises… finit par peser lourdement sur l’Angleterre et donne lieu à des débordements, notamment lors du carnaval de Notting Hill en 1976. Joe Strummer du Clash, présent lors des émeutes, écrit en réaction « White Riot », qui se veut un chant de révolte pour inciter les Blancs à suivre l’exemple des Noirs.

Strummer, au cœur de la tourmente, a bien saisi le contexte qui allait permettre la rencontre : « Les connexions premières entre les deux cultures sont la marijuana, la pauvreté et l’exclusion. Les punks et les rastas vivaient dans les mêmes quartiers, ils avaient des intérêts communs : l’herbe et le sentiment de ne rien faire de leur vie, donc forcément, les deux cultures allaient interférer un jour ou l’autre. » Linton Kwesi Johnson fait le même constat : « Le reggae était une musique de rébellion et le punk était une musique de rébellion. C’étaient les cultures des classes populaires noires et blanches montrant leur solidarité les unes envers les autres. »

Celui qui incarne le mieux ce lien solidaire entre les deux cultures est Don Letts. Si cet homme providentiel n’est pas connu du grand public, il a néanmoins joué un rôle déterminant. Il est même l’allumette qui a mis le feu aux poudres. Au milieu des seventies, Letts – né en Angleterre de parents d’origine jamaïcaine –, tient une boutique de vêtements sur King’s Road. C’est là qu’il sympa- thise avec quelques jeunes loups (John Lydon, Joe Strummer, Paul Simonon), à qui il fait partager son amour du reggae dans des nuages de ganja. Puis il devient DJ au Roxy, un club qui accueille les débuts de la scène punk. The Clash, The Slits, X-Ray Spex ou encore Generation X jouent là-bas. Entre les concerts, n’ayant pas beaucoup de disques de ce mouvement naissant, Don Letts passe de la musique jamaïcaine, renforçant ainsi le lien entre punk et

9 REGGATTA DE BLANC reggae. Il n’est donc pas surprenant que le Clash reprenne « Police & Thieves » de Junior Murvin dès son premier album. Reprise qui marque fortement les esprits.

Bob Marley en tournée en Angleterre s’interroge sur ces punks aux allures et comportements étranges. Après une certaine méfiance, il est rassuré par les propos de Letts qui lui fait comprendre que les punks et les rastas sont du même bord. Marley enregistre alors « Punky Reggae Party », qui scelle le mariage entre les deux camps. De nombreux musiciens issus de la scène punk célèbrent cette alliance avec le reggae : The Ruts, The Stranglers, The Members, The Slits, Joe Jackson, John Lydon qui crée PiL avec Jah Wobble… Ce rapprochement n’est pas qu’une simple appropriation d’une musique noire par des Blancs. Car entre punks et rastas existe un lien profond, une communauté d’esprit, un même et puissant désir de s’opposer à l’ordre établi, de lutter côte à côte contre cette Angleterre qui n’a rien à offrir à sa jeunesse, qu’elle soit blanche ou noire. Autant de points communs qui débouchent sur d’excel- lents morceaux de punky reggae.

Dans le sillage du mouvement punk, une nouvelle vague ska, cette fois-ci anglaise, emporte tout sur son passage. Elle se forme en 1979 à Coventry – ville proche de Birmingham – sous l’impulsion de Jerry Dammers qui, galvanisé par l’exemple du Clash, monte un groupe (The Special AKA alias The Specials) afin de marier les trois accords du punk au rythme soutenu du ska – prenant ainsi par la main le contexte politique de l’époque pour l’entraîner sur la piste de danse. Dans la foulée des Specials, Dammers crée le label Two-Tone et signe The Selecter, Madness, The Beat, The Bodysnatchers… Une multitude de formations – souvent signées par des petits labels – en profitent pour surfer sur cette vague. À l’inverse des groupes punks qui, bien que proches des rastas et de leur musique, étaient exclusivement blancs, les groupes Two-Tone et apparentés intègrent en leur sein des musiciens noirs – le damier est le symbole de cette mixité. Pendant plusieurs mois, l’Angleterre

10 LE REGGAE HORS JAMAÏQUE tremble sous les pas frénétiques d’une jeunesse qui, Doc Martens aux pieds, trouve dans le ska anglais la bande-son idéale de son existence précaire dans l’Angleterre de Thatcher.

Après la punky reggae party, le reggae se dilue dans la pop. À l’instar de Police, de nombreux musiciens s’approprient les rythmes jamaïcains : Men At Work (« Blue For You »), The Motels (« Porn Reggae »), Jackson Browne (« Till I Go Down »), Toto (« Somewhere Tonight »), Scritti Politti (« Asylums In Jerusalem »), Kim Wilde (« Everything We Know »), Yello (« Rock Stop »), Jona Lewie (« You’ll Always Find Me In The Kitchen At Parties »), sans oublier Culture Club qui rencontre un immense succès avec « Do You Really Want To Hurt Me », et UB40 qui triomphe dans les charts anglais avec un mix des plus consensuels.

Le journaliste Christophe Conte des Inrockuptibles, dans un article de 1998 intitulé « Regatta de blanc » (sic), fait part de son analyse de cette vaste récupération : « Le destin des musiques noires étant de servir tôt ou tard de combustible pour les safaris pop de l’homme blanc, le reggae n’a pas échappé à la règle. »

Toutefois, des artistes noirs non jamaïcains se sont également emparés du reggae. Le premier à le faire est le chanteur de soul américain Johnny Nash, avec « Hold Me Tight » en 1968. Bien avant Eric Clapton, il reprend même du Bob Marley (« Stir It Up »). En 1980, Stevie Wonder enregistre le reggae « Master Blaster (Jammin’) », qui sera un succès international. Joan Armatrading (« Simon »), Prince (« Blue Light ») ou encore Ben Harper (« With My Own Two Hands ») sont quelques exemples parmi tant d’autres qui se sont laissés influencer par la musique jamaïcaine.

11 REGGATTA DE BLANC

L’UNIVERSALITÉ DU REGGAE

En 1979, , batteur de Police, prophétise face au journaliste Gilles Riberolles de Best : « Je pense que le rythme reggae est le développement musical le plus important depuis le blues… Il reste une marge d’encore une trentaine d’années pour explorer à fond ce nouveau rythme. » Et effectivement, dans les décennies qui suivent, de nombreux musiciens blancs continuent à explorer les musiques jamaïcaines, à se les approprier, à échanger et jouer avec des rastas.

Au début des années quatre-vingt-dix, un nouveau mouvement musical prend naissance à Bristol : le trip-hop. Tout commence par quelques DJs qui s’inspirent des sound systems jamaïcains pour créer le collectif The Wild Bunch. De ce collectif naît le groupe Massive Attack, qui rencontre un large succès. Il est le chef de file de cette scène dont les représentants (Smith & Mighty, Tricky, Portishead, Earthling) sont tous, à des degrés divers, influencés par les musiques jamaïcaines.

À côté de la scène trip-hop, d’autres musiciens sont également sous cette influence. The Prodigy sample « Chase The Devil » de Max Romeo pour son morceau « Out Of Space ». Le groupe écossais Primal Scream invite Augustus Pablo à jouer du mélodica sur « Star », présent sur l’album Vanishing Point – remixé par le patron du label On-U Sound, Adrian Sherwood. Damon Albarn, en congé de Blur, se souvient des Specials – qui avaient concrétisé leur désir de sono mondiale avec More Specials – pour créer son groupe cartoonesque Gorillaz. Burial popularise le dubstep qui, avec ses basses profondes et ses rythmes syncopés, renouvelle le dub. Le DJ Américain Diplo monte un projet dancehall sous le nom de Major Lazer. The Orb s’associe à Lee “Scratch” Perry…

Toute l’electronic dance music (breakbeat, house, techno, drum’n’bass, dubstep) est redevable au dub. Même s’il n’est pas

12 LE REGGAE HORS JAMAÏQUE toujours facile de discerner l’influence jamaïcaine derrière les divers courants de musique électronique et tous les sous-genres qui peuvent exister, il ne faut jamais perdre de vue qu’à l’origine, ce sont quelques bidouilleurs d’une petite île des Caraïbes qui, avec les moyens techniques du bord, ont permis pour une bonne part leur émergence.

Le hip-hop trouve lui aussi ses origines en Jamaïque. En toastant sur les disques que les selecters passent lors des sound systems, les deejays anticipent en effet le rap. Comme le précise Daddy G de Massive Attack : « Le hip-hop découle naturellement du reggae. Presque tous les pionniers américains du hip-hop sont d’ascen- dance jamaïcaine : Grandmaster Flash, Kool DJ Herc, Afrika Bambaataa, tous ces gens venaient des Caraïbes, le reggae coulait dans leurs veines. » Loin d’être une mode passagère, le hip-hop voit nombre de musiciens noirs mais aussi blancs se greffer à la Zulu Nation pour le plus grand plaisir d’un public multiethnique de plus en plus nombreux.

Après le ska jamaïcain des années soixante et la scène Two-Tone, une troisième vague se forme. Aux États-Unis, les Toasters et Operation Ivy sont les passeurs qui permettent à des groupes tels que Sublime, The Mighty Mighty Bosstones, Reel Big Fish ou encore No Doubt de connaître le succès dans les années quatre-vingt-dix. En Angleterre, Amy Winehouse et Lily Allen s’affichent avec les Specials reformés – sans Jerry Dammers. Au-delà de ces têtes d’affiche, ce sont des centaines de groupes qui maintiennent vivant le ska à travers le monde (Angleterre, Allemagne, France, Espagne, Japon) pour un public restreint mais fidèle et passionné.

C’est ainsi que depuis les années soixante, les musiciens jamaï- cains n’ont eu de cesse d’influencer la musique occidentale.

13 REGGATTA DE BLANC

Finalement, quelle ironie du sort ! La Jamaïque – dont l’histoire est marquée par la colonisation, l’esclavage et l’exploitation – a réussi à conquérir le monde occidental avec sa musique.

TOUTE MUSIQUE EST MUSIQUES

S’il est regrettable que la plupart des musiciens jamaïcains – à l’instar des musiciens afro-américains – n’aient pas eu la recon- naissance qu’ils méritent, on peut néanmoins se réjouir du succès du reggae hors de Jamaïque. Cela lui a permis non seulement d’être diffusée à l’échelle planétaire et de faire passer son message, mais aussi de s’enrichir et de se recréer au contact des autres musiques.

Si le reggae était resté en Jamaïque, et n’avait été joué que par des Jamaïcains, il est évident qu’il n’aurait pas pu se développer comme il l’a fait. Peut-être que quelques puristes, qui craignent les mélanges et ont un souci d’authenticité, auraient préféré. Mais ils oublient que toute musique est métisse, toute musique est multiple. Comme a pu le constater encore récemment le DJ américain Diplo, spécialiste du mélange des genres : « Ce n’est pas avec une idée de pureté absolue que le reggae et toutes ces musiques ont pu se développer. » C’est justement ce que ce livre, en faisant part de tous les métissages auxquels les musiques jamaïcaines ont donné lieu, se propose d’illustrer.

14 PRÉCISIONS SUR LA SÉLECTION DISCOGRAPHIQUE

Reggatta de blanc se propose de traiter du reggae hors de Jamaïque, de mettre en lumière son appropriation ainsi que les liens qui se sont tissés entre musiciens jamaïcains – ou d’origine jamaïcaine – et musiciens occidentaux, de donner à entendre, à travers une sélection de cent titres, les musiques hybrides issues de cette rencontre.

Parmi les artistes sélectionnés, ceux ayant enregistré des contenant uniquement du reggae sont peu nombreux. Par consé- quent, la sélection porte non sur des albums mais sur des morceaux, avec pour contrainte de se limiter à ceux sortis en 45-tours ou en maxi. Ce parti pris étant également une façon de rendre hommage à ce support indissociable de la musique jamaïcaine.

Le fait de ne choisir que des titres sortis sous cette forme en a injustement éliminé certains. Mais au-delà de cette liste restrictive, une multitude de disques et de musiciens sont évoqués, permettant d’offrir un large panorama.

En ce qui concerne la sélection des musiciens d’origine jamaïcaine, celle-ci s’est concentrée sur ceux étant particulièrement dans le mélange des genres, à l’image d’artistes comme Bob Marley, Basement 5, Grace Jones… Sans oublier, bien entendu, les groupes mixtes (The Specials et la scène Two-Tone, Big Audio Dynamite, Massive Attack…) et les collaborations (Material / Shabba Ranks, The Orb / Lee “Scratch” Perry, Rhythm & Sound / Willi Williams…).

15 REGGATTA DE BLANC

The Beatles – « Ob-La-Di, Ob-La-Da » Apple (1968)

À la sempiternelle question : « Quel disque emporteriez-vous sur une île déserte ? », le White Album des Beatles semble être une réponse judicieuse. Car cette œuvre unique, qui se décompose en une multitude de musiques (heavy metal, berceuse, pastiche rock’n’roll, hommage aux comédies musicales américaines, musique concrète, country, folk inspiré par Bach), est la véritable matrice de toute la pop à venir. Dans ce double album se trouve aussi le ska « Ob-La-Di, Ob-La-Da ». Il est signé Paul McCartney, mais l’homme à l’origine de ce titre est un Africain. Un Nigérian répondant au nom de Jimmy Scott, ou plus exactement Jimmy Anonmuogharan Scott Emuakpor. Arrivé en Angleterre dans les années cinquante, Scott est un joueur de congas. Il tourne avec Georgie Fame, accompagne Stevie Wonder lors d’une tournée anglaise et fréquente assidûment les clubs de jazz de Soho. C’est là que McCartney le rencontre. Il sympathise tout naturellement avec ce personnage haut en couleur, et c’est de sa bouche qu’il entend pour la première fois « Ob-La-Di, Ob-La-Da », une expression venant des Yorubas – un groupe ethnique nigérian dont Scott est originaire – qui signifie « La vie continue ». En 1968, lors du séjour mystico-rocambolesque des Beatles en Inde, McCartney s’en souvient et compose un morceau qui a pour titre cette expression. Comme on peut s’en douter, ce ska guilleret n’est pas du goût de John Lennon – à sa suite, beaucoup trouveront cette composition indigne du répertoire des Beatles. N’empêche que McCartney a eu le nez creux en s’appropriant la musique jamaïcaine avant tout le monde. Jimmy Scott, lui, se sent floué et réclame sa part du gâteau. Le bassiste à la Höfner refuse. Il le sort cependant de prison en 1969 – où il s’était retrouvé pour une histoire de pension alimentaire –, moyennant de sa part l’abandon de toute poursuite au sujet de « Ob-La-Di, Ob-La-Da ». Scott accepte et quitte l’Angleterre.­ Il revient quelques années plus tard, continuant à taper sur ses peaux. En 1983, il rejoint les

16 LE REGGAE HORS JAMAÏQUE

Bad Manners, trouvant en la personne de leur chanteur Buster Bloodvessel un personnage à sa mesure. Hélas, trois ans plus tard, à son retour d’une tournée aux États-Unis, Jimmy Scott meurt d’une pneumonie – aggravée par des douaniers zélés qui le font patienter nu durant deux heures. Mais comme disent les Yorubas : « Ob-La-Di, Ob-La-Da ».

Pour aller plus loin : Quatre ans avant « Ob-La-Di, Ob-La-Da », les Beatles ont enregistré le titre « I Call Your Name » – présent sur le super 45-tours « Long Tall Sally » –, qui comporte une rythmique ska en arrière-plan du solo de guitare.

17 REGGATTA DE BLANC

Paul Simon – « Mother And Child Reunion » CBS (1972)

Deux ans avant que Eric Clapton reprenne « I Shot The Sheriff », Paul Simon enregistre un reggae : « Mother And Child Reunion ». Le titre atteint la quatrième place des charts et beaucoup ­d’Américains découvrent à cette occasion ce nouveau rythme venu de Jamaïque. Ce succès permet à Simon de lancer sa carrière solo juste après sa séparation d’avec Art Garfunkel – ils feront de nouveau parler d’eux en 1981, lors de leur fameux concert à Central Park. Paul Simon s’est rendu sur l’île pour enregistrer ce morceau car il désirait travailler avec les musiciens de Jimmy Cliff, dont le brûlot anti-guerre « Vietnam » l’avait touché. « Je suis allé à Kingston, je voulais enregistrer façon ska, mais les musiciens m’ont dit, non le ska est out, maintenant c’est le reggae. » Il suit leur conseil et devient ainsi le premier Blanc à enregistrer un reggae à succès. Le titre « Mother And Child Reunion » lui a été suggéré par le nom d’un plat – à base de poulet et d’œufs – au menu d’un restaurant de Chinatown. Les paroles sont empreintes d’une grande tristesse – avant d’écrire cette chanson, Simon avait été profondément touché par la mort de son chien. Le contraste entre ces paroles et les vibrations positives de la musique fait tout le sel de « Mother And Child Reunion », qui reçoit un écho favorable même en Jamaïque, puisque The Uniques et Horace Andy la reprennent. Cette réussite incite Simon à suivre une méthode de travail pour ses projets exotiques à venir : l’immersion dans le pays d’origine des musiques qu’il choisit d’adopter et l’implication de musiciens du cru. Au milieu des années quatre- vingt, il se rend en Afrique du Sud pour enregistrer Graceland. Puis il ramène l’album The Rhythm Of The Saints de son voyage au Brésil. Aventureux, le folkeux Simon se révèle être un Indiana Jones de la world music. Il est vrai qu’en 1970, il avait déjà fait dans l’exotisme en reprenant la chanson péruvienne « El Cóndor Pasa » avec son alter ego Garfunkel. Pour en revenir à « Mother And Child Reunion », Jimmy Cliff, dans les années deux mille dix,

18 LE REGGAE HORS JAMAÏQUE

rejoint Paul Simon sur scène à plusieurs reprises pour l’interpréter en duo, ainsi que le titre « Vietnam » – en témoigne l’album The Concert In Hyde Park.

Pour aller plus loin : La chanson « Cecilia » écrite par Paul Simon – présente sur l’album Bridge Over Troubled Water de Simon & Garfunkel – a été reprise par Suggs (le chanteur de Madness) sur son premier album solo.

19 REGGATTA DE BLANC

Judge Dread – « Big Six » Big Shot (1972)

Si l’on considère, comme Marcel Duchamp, que « le grand ennemi de l’art, c’est le bon goût », alors Judge Dread est un immense artiste. Il a incarné le mauvais goût à un tel degré qu’il est entré dans le Livre Guinness des records, au titre de chanteur ayant le plus de morceaux censurés pour cause de contenu graveleux. Avant de devenir cet artiste de haut vol, Judge Dread – originaire du Kent – s’appelait Alexander Minto Hughes et exerçait des métiers virils. En vrai working class hero, il a nourri les crocodiles du zoo de Londres, a été catcheur, agent de sécurité, videur, collecteur de dettes pour la maison de disques Trojan… Ayant grandi à Brixton parmi les immigrés jamaï- cains, Dread est aussi un passionné de ska. Au point de monter son propre sound system (The Judge Dread’s Sound Machine) et de s’installer derrière le micro. Son nom d’artiste provient du morceau « Judge Dread » de Prince Buster – une chanson hilarante où cette figure légendaire du ska se met en scène dans le rôle d’un juge implacable qui condamne Lee “Scratch” Perry à quatre cents ans de prison et cinq cents coups de fouet. Le titre de son premier 45-tours (« Big Six ») fait également référence à une autre composition de Buster, « Big Five ». Pour l’occasion, Dread reprend le riddim de « Little Boy Blue » de Verne & Son avec des paroles de son cru, qu’il chante de sa voix gouailleuse : « Black pussy, white pussy, pink pussy… ». Il en résulte un ska kitch et salace du meilleur effet. À sa grande surprise et malgré la censure, « Big Six » atteint la onzième place des charts anglais. Si bien que d’autres hits du même genre suivent : « Big Seven », « Big Eight », « Big Nine », « Big Ten »… Dans les seventies, Judge Dread est avec Bob Marley le plus gros vendeur de musique jamaïcaine en Angleterre – il a écoulé la bagatelle de vingt millions de disques. Quand le ska revient en force avec la vague Two-Tone, il en est l’incontestable parrain local. Cette reconnaissance l’incite à poursuivre sa carrière, jusqu’à ce qu’une

20 LE REGGAE HORS JAMAÏQUE

crise cardiaque le terrasse au moment où il sort de scène après un concert à Canterbury, le 13 mars 1998.

Pour aller plus loin : Judge Dread a repris « Je t’aime moi non plus » de Serge Gainsbourg. Il s’est fait un malin plaisir d’en détourner les paroles. Sur un riddim reggae, il dialogue avec une femme qui lui fait des propositions indécentes… jusqu’à ce qu’il découvre horrifié qu’il a affaire à un travesti.

21