LA BANDEÀ

CAVANNA CHORON

REISER GEBÉ

MÉCHAMMENT ROCK ISABELLE Photos 1-2-3-4-5-7-8-12, Roger-Viollet/ 6,Magnum/ 10-11,Giraudon CHARLIE

FOURNIER DELFEIL DE TON

WOLINSKI

PAULE WILLEM Du même auteur aux Éditions Stock

Messieurs du Canard Jean Egen

LA BANDE À

STOCK Tous droits réservés pour tous pays © 1976, Éditions Stock « Oui, oui, je lis Charlie-Hebdo. Ce n'est pas exactement le style que je préfère, mais dans les textes de Cavanna - je dois lui ren- dre cette justice -, il y a, assez souvent, de bonnes, de saines réactions. » HUBERT BEUVE-MÉRY (interrogé par Jacques Chancel). « On peut certes trouver irritantes, insup- portables même, la verve célinienne, la har- gne universelle, la vulgarité outrageusement provocante de Charlie-Hebdo, qui mêle à plaisir la dérision, la scatologie et l'humour noir. On peut se demander si cette volonté de choquer pour se faire remarquer et cette manière de hurler pour se faire entendre sont bien dans la ligne du gauchisme version Mai 68 revue et adaptée pour 1974. « Mais, qu'il soit ou non pré-rétro, Charlie- Hebdo constitue en matière journalistique la création la plus originale, et peut-être la seule qu'on ait enregistrée depuis bien des années ; et cela pour la simple raison que ses anima- teurs ainsi que bon nombre de ses rédacteurs et dessinateurs possèdent incontestablement ce don rare, ce petit rien de plus qui se nomme le talent. » PIERRE VIANSSON-PONTÉ (Le Monde). « Charlie-Hebdo a apporté une nouvelle formule dans le journalisme moderne... Il a intégré, pour en faire une arme dont il se sert avec talent, le mauvais goût. » ANDRÉ RIBAUD (interrogé par Jacques Chancel). « Quand je cherche ce qui, depuis vingt ans, a marqué un renouvellement, traduit une nouvelle sensibilité, répondu au be- soin d'une nouvelle couche de lecteurs, je ne vois qu'une véritable création : c'est Charlie- Hebdo. » FRANÇOISE GIROUD (Si je mens, Éditions Stock). « On lit avec profit Le Canard enchaîné et Charlie-Hebdo dans les allées du pouvoir. » MARC PAILLET (Le Journalisme, Éditions Denoël). « Le seul journal dont j'aie besoin... Del- feil de Ton, c'est époustouflant, il nous apprend à voir, à lire, à comprendre, il nous apprend que tout signifie, et son inspiration est pour moi proprement évangélique. Ma crainte, mon angoisse : que Delfeil de Ton ne s'entende plus avec Cavanna. Ils sont au- jourd'hui ce que J.-J. S.-S. et Mauriac étaient à ma jeunesse. » DANIEL TOSCAIN DU PLANTIER (Donnez-nous notre pain quotidien, Éditions Olivier Orban). « C'est une ordure ! On devrait poursui- vre ceux qui le lisent et brûler ceux qui le font. » La belle-mère de l'auteur. 1

Je ne laisse pas traîner Charlie-Hebdo. Je planque aussi Char lie-Mensuel et Hara-Kiri. D'abord à cause de ma belle-mère. Ensuite à cause de Jean-François. Belle-maman, ça fait vingt ans qu'elle est vissée sur un fauteuil à deux roues et que ce fauteuil circule dans mon appartement. Comme son œil et sa main s'y baladent aussi, je ne voudrais pas que, découvrant la presse bête et méchante, son grand âge soit choqué par des propos scatologiques et des dessins cochons. Jean-François, ça fait treize ans que ses parents l'ont oublié chez moi. Comme il promène son nez dans mes affaires, je ne voudrais pas que sa jeune âme soit troublée par le langage et la philosophie du professeur Choron. Or, le 15 août dernier, malgré mes précautions, Charlie-Hebdo, en la personne du numéro 196, tombait entre les mains de l'octogénaire et du jouvenceau. Je dis entre leurs mains, parce que la mémé le tenait par un bout et le blanc-bec par l'au- tre, chacun tirant de son côté. Cela se passait à la campagne, je sommeillais sous un pommier lorsque Charlie-Hebdo tomba de ma chaise longue. Il va sans dire que je ne m'étais endormi qu'après en avoir épuisé la moelle ; et que, pareil à la vache qui rumine ce qu'elle a brouté, j'avais relu, le matin même, Charlie-Mensuel et Hara-Kiri Donc Charlie-Hebdo atterrit dans l'herbe, belle-maman l'aperçoit, elle arrive avec son bolide, elle le ra- masse, l'emporte, et reçoit en pleine poire un dessin de Wolinski. Elle pousse un cri, le gosse accourt, il la voit qui écume, qui suffoque, qui devient cramoisie, il comprend que Charlie est mauvais pour son cœur, il tente de le lui prendre, elle ne veut pas le lâcher, ses hurlements me réveillent, je saute de ma chaise longue, je rejoins la mêlée, je demande keskya, keskisspasse, belle-maman roule des yeux blancs et murmure dans un souffle : « La Sainte Vierge, la Sainte Vierge!» Je dis : « Eh bien quoi, la Sainte Vierge ? » Elle répond : « Je l'ai vue!» Ses yeux fous m'impressionnent. Je regarde sous le pommier... Des fois qu'il jaillirait une source. J'inspecte le fond des cieux... Des fois que l'appari- tion remettrait ça. Des visions d'avenir tourbillon- nent sous mon crâne, je vois grouiller le clergé, pousser la basilique, foisonner le promoteur, pros- pérer l'hôtellerie, fourmiller le pèlerin, c'est Lour- des en Normandie, Fatima en Vexin... « Mais bon Dieu, belle-maman, où c'est que vous l'avez vue, cette Sainte Vierge ? » Belle-maman blêmit, pose la main sur Charlie et dit : « Là! Je l'ai vue là ! » Puis elle redevient pivoine et crie : « C'est horrible ! C'est monstrueux ! » Je prends sa main. Je la soulève. Je découvre le 1. Clin d'œil à mes frères en Charlie qui savent que ceux qui lisent l'hebdo et ne lisent pas le mensuel et Hara-Kiri sont des cons. dessin qu'elle voudrait occulter. Il représente une Assomption. Mais elle n'est pas de Murillo, elle n'est pas du Titien. Elle est de Wolinski. La Vierge y monte en l'air comme dans les Assomptions clas- siques. Seulement, elle a les jupes relevées, et l'au- réole, au lieu d'être circulaire et de lui entourer la tête, elle est ovale et lui nimbe le zizi.

Qu'on raille le Bon Dieu, passe encore, disait Gide, mais la Sainte Vierge... La Sainte Vierge, cet inverti la glorifiait. Disant que la brume d'argent qui flotte au matin sur les prairies encore ensom- meillées, c'était sa robe, que le calme soudain qui s'impose aux flots agités, c'étaient ses pieds purs, que le rayon qui tombe en tremblant des étoiles, c'était son regard, disant des tas de choses plus poétiques encore, et moi, je suis comme Gide et belle-maman, la Sainte Vierge, sa robe, son regard et ses pieds purs, c'est comme ça que je les perçois. J'ai sept siècles de poésie mariale dans la boîte crâ- nienne, si tu soulevais le couvercle, tu verrais des cathédrales, des Annonciations, des Nativités, des Pietà, des Présentations de la Beauce à Notre- Dame de Chartres... Car point de créateur qui n'ait vibré devant Marie. Tous les Vinci, tous les Michel- Ange, tous les Claudel y sont allés du pinceau, du ciseau, du chapeau... Même les poètes pas très catholiques ont eu des pâmoisons. Même ce païen de Brassens qui gratte sa guitare avec la barbe du vieux Jammes pour saluer Marie par la vieille qui trébuche et par l'oiseau blessé. Alors quoi, c'est tout de même pas une vierge comme les autres, la Mère de Dieu, et on ne peut pas laisser ce Wolinski lui retrousser impunément les jupes. Belle-maman, je vais aller casser la gueule à cet impie. Wolinski, mon poing tendu ne l'émeut point. Il m'interroge en souriant sur le vent qui m'amène. « Monsieur, lui dis-je, c'est un fort mauvais vent... » Il m'interrompt. Il veut savoir pourquoi je dis monsieur. Je réponds que je dis monsieur parce que j'ai de l'éducation. Il ricane. Ne serait-ce pas plutôt parce que je suis le con de ses dessins? Je de- mande : quel con ? Il dit : le con sentencieux, celui qui commence tous ses discours par Monsieur... « Monsieur, les Pyramides ont été construites par des multitudes affamées et non par des grévistes cyniques... Monsieur, les jeunes, les femmes, les Arabes, les voyous, les intellectuels de gauche ont plus besoin d'être matés, dressés, colonisés et abat- tus que d'être compris...» Je l'interromps à mon tour : « Monsieur, je ne suis pas le con de vos dessins. Je suis le gendre de ma belle-mère. Je suis venu pour vous défigurer.» Aucune trace d'épouvante dans les prunelles de Wolinski. Il a pour le vengeur de la Sainte Vierge le regard amusé du chat qui va se taper une souris. Si je ne suis pas, dit-il, le con de ses dessins, j'en suis sûrement un autre. Parce que je n'ai rien compris au sens profond de son Assomption. Il me demande si je connais la lettre de Léon Bloy à Georges Khnopff. Non, je ne la connais pas. Sais-je au moins qui était Léon Bloy ? Oui, je le sais : une vache comme on n'en trouve plus que dans Char- lie-Hebdo, un scatologue aussi copieux que le professeur Choron et un grand écrivain catho- lique. Tout juste. Serais-je curieux de savoir ce que le grand écrivain catholique pensait du bijou des nanas ? Je serais curieux. Alors voici : « Toute femme - qu'elle le sache ou qu'elle l'ignore - est persuadée que sa vulve est le paradis. Plantaverat autem Dominus Deus paradisum voluptatis a principio, in quo posuit hominem quem formaverat. Par conséquent, nulles prières, nulles pénitences, nuls martyres n'ont une suf- fisante efficacité d'impétration pour obtenir cet inestimable joyau que le poids en diamant des nébuleuses ne pourrait payer. Jugez de ce qu'elle donne quand elle se donne et mesurez son sacrilège quand elle se vend. Or, voici une conclusion fort inattendue : la femme a raison de croire tout cela, elle a infiniment raison, puisque cette partie de son corps a été le tabernacle du Dieu vivant et que nul ne peut assigner de bornes à la solidarité de ce confondant mystère.» Ce mystère, en effet, me confond, et je n'ai pas fini de méditer sur lui. Si, comme belle-maman et moi, tu fréquentes les églises, tu dois savoir qu'elles accueillent deux sortes de visiteurs. Il y a les esthè- tes qui viennent contempler les voûtes, les piliers, les vitraux, les sculptures. Il y a le croyant qui se recueille devant le tabernacle. Ainsi en va-t-il avec la Vierge que la littérature mystique assimile à un temple. Les esthètes exaltent son regard, sa robe ou ses pieds purs. Wolinski va droit à l'essentiel. Les rayons qu'il dessine autour du médaillon pubien nous avertissent que le mystère de la Vierge et des femmes atteint là son maximum de concentration. Profondément impressionné, je rejoins belle- maman. Persuadée que j'ai châtié l'impie, elle m'ac- cueille en souriant : «Ne me dites rien, murmure- t-elle. Laissez-moi deviner ce que vous lui avez fait.» En matière de violence, la presse et la télé l'ont rendue imbattable. Des tripes à l'air au nez sous l'eau, toutes les hypothèses y passent. Enrichies de détails amusants comme le prélèvement des oreilles ou d'autres ornements. Il va sans dire qu'en ce domaine, belle-maman conserve une grande pudeur. Mais je sais lire dans ses pensées et je devi- ne, à l'éclat de son regard, à sa façon de dodeliner la tête, qu'elle voit déjà se balancer devant elle, sorties de la poche de son gendre, les valseuses de Wolinski. Quelle sanction pourrait, mieux que celle-là, couper à cet impie l'envie de profaner la Vierge ? Mais, à chaque hypothèse qu'elle émet, je secoue négativement le chef. Des soupçons lui vien- nent. Aurais-je épargné ce voyou? Je me jette à l'eau : Wolinski n'est pas un voyou. Elle saute en l'air : si ce n'est pas un voyou, qu'est-ce que c'est ? Je ne retiens plus la vérité : c'est un mystique. C'était le chapitre intitulé : « Où l'auteur a voulu mettre le lecteur dans l'ambiance». 2

Au chapitre suivant, l'auteur est assis dans un foutoir indescriptible qu'il appelle son bureau. Pour se persuader qu'il est en forme, il couvre de conneries du papier grand jésus dont il répand les feuilles autour de lui. On sonne, il va ouvrir, c'est le cardinal-archevêque de . Visite inattendue, mais ça ne fait rien, entre, Éminence, entre ! Ne fais pas attention au bordel, le Saint-Esprit est passé juste avant toi, et, quand il vient féconder ma cer- velle, je remplis la maison des produits de ma ponte. Mais assieds-toi, Éminence, et dis-moi quel pieux zéphyr t'amène ! L'archevêque de Paris n'a pas encore ouvert la bouche qu'un second coup de sonnette retentit. L'auteur va voir. C'est le général Massu. Visite inopinée, mais ça ne fait rien, entre, Gégène, entre ! T'as une bien belle culotte, dis donc ! Toute en peau de vache, on dirait. Tu dois te sentir chez toi, là- dedans. Ça cuirasse les joyeuses, ça les met à l'abri. Mais entre donc! Tu connais Dédé? Le général et le cardinal arrondissent le sourcil. L'un prétend ne pas se prénommer Gégène, l'autre assure ne pas s'appeler Dédé. Pour le cardinal, l'au- teur n'insiste pas. Il a dit Dédé comme il aurait dit Jim ou Jo. Pour le général, ça l'étonne, il lui semblait bien qu'entre Gégène et Massu il y avait comme un rapport, comme un courant. Mais tout le monde peut se tromper 1 L'auteur s'excuse et recommence les présentations. Père, voici ton fils, fils, voici ton père, Massu baise l'anneau de Marty, Marty bénit la culotte de Massu, l'auteur attend des explications, il aimerait savoir ce qu'un cardinal et un général viennent fabriquer chez lui. Les lèvres du cardinal s'entrouvrent. Les mâchoires du général aussi. Ils vont parler, mais un troisième coup de sonnette ébranle la maison. L'au- teur, rendu méfiant, colle sa prunelle à l'œil magi- que. C'est encore une surprise : il y a deux dinosau- res sur le palier. Deux dinosaures vêtus de noir et qui se ressemblent comme des frères. L'auteur aiguise son regard. Il examine les visiteurs. Ce ne sont pas des dinosaures ordinaires. On dirait... Mais oui, l'auteur les reconnaît tous les deux. Celui qui ressemble à M. Boussac, c'est M. Prouvost. Celui qui ressemble à M. Prouvost, c'est M. Bous- sac. L'auteur ouvre la porte. Entrez, vieux dinosau- res, entrez ! Ils entrent. Lentement, péniblement. Le cardinal et le général, visiblement émus, se tiennent mains en avant, prêts à intervenir si les nababs perdaient une clavicule ou un fémur en allant de la porte au divan. Mais ils parcourent le trajet sans 1. Note à l'usage des moins de treize ans qui ne sont pas obligés de savoir que Massu, général et pacificateur français, s'est illustré dans l'histoire du courage national en s'armant d'une dynamo, plaisamment baptisée Gégène, dont le courant, branché sur les testicules, arrachait à l'ennemi des cris horribles et des adresses intéressantes. On a la Duran- dal qu'on peut. dommage, et voilà tous les visiteurs assis sous le regard perplexe et interrogateur du visité. Pourquoi perplexe ? Pourquoi interrogateur ? Parce que l'auteur, ennemi du capital, des militaires et des curés, comme le deviennent presque toujours les enfants élevés dans le respect du cigare, du sabre et du goupillon, ne reçoit pour ainsi dire jamais de milliardaires, de princes de l'Église ou de généraux de corps d'armée. Or, il n'est pas au bout de ses surprises, car sa petite piaule va rassembler plus de grosses têtes, de gros ventres et de pieds distingués que n'en contient la nef de Notre-Dame les jours où on enterre un président. Qu'est-ce que je disais? On sonne à nouveau. C'est Valéry Giscard, suivi de sa particule, de sa femme, de ses gosses, de ses chiens, de son Chirac et de son Poniatowski. Cinquième coup de son- nette. Sentant que c'est un chef qui écrase le bouton, Massu se précipite. Il a gagné : c'est Georges Marchais. Chemise liliale, cravate pimpante, coif- fure impeccable, dents blanches, haleine fraîche et cœur entièrement retapé, ah ! c'est autre chose que le président de la République avec son col roulé et ces poils qui buissonnent sur la nuque, entre, cama- rade, entre... Mais qu'est-ce qu'elle a, celle-là, elle est folle? La chienne du président de la Républi- que, en voyant le secrétaire général du parti communiste français retrousser les babines, elle prend peur, elle découvre ses crocs, elle se met à grogner - grr... grr.... -, le secrétaire général riposte en haussant le ton - GRR... GRR...-, et soudain, comme toujours entre communistes et réactionnai- res, c'est le malentendu, c'est la bagarre, ils se jettent l'un sur l'autre, on voit voler des morceaux de pantalon, des touffes de poils, des lambeaux de chair... L'archevêque de Paris s'inquiète : avec ce vacarme, si d'autres visiteurs arrivent, on ne les entendra pas sonner. L'auteur décide alors de lais- ser la porte ouverte. Entrera qui voudra. Les rois, les reines, les présidents, les ministres, les caïds, les bras droits, les chevilles ouvrières en profitent aussitôt pour envahir la piaule. Quand Zitrone arrivera, ce qui ne saurait tarder, il te les nommera tous, moi je ne peux citer que ceux dont la bobine m'est familière, soit une reine d'Angle- terre, un pape Paul VI, un shah d'Iran, deux prési- dents Ford et Mao, deux généraux Franco et Pino- chet, une tour de la Défense, un écureuil de la Caisse d'épargne, un général de Gaulle sorti tout spécialement du cimetière de Colombey. Voilà encore M. James Bond, M. Marcel Dassault, M. William Saurin, Notre-Seigneur Jésus-Christ enfant, M. Canigou, Mme Ronron, Mlle Vapona, Notre-Seigneur Jésus-Christ adulte, M. O'Cedar, M. et Mme Parents d'Élèves, le minis- tre de la Culture, la culture du ministre - si Massu l'aperçoit, celle-là, il sort sa dynamo... Et puis - ça, c'est la meilleure - v'là M'sieu Stock en personne. Tu ne connais peut-être pas M'sieu Stock ? C'est l'éditeur de Stirner, de Bakounine, de Kropotkine, de José Artur... Il est beau, il est dynamique, il est emmerdant. Toujours à harceler le travailleur. Ce bouquin, mon cher, où en êtes-vous ? Ça pédale, ça sprinte ? Ça démarre, m'sieu Stock, ça démarre... Regardant autour de lui, M'sieu Stock découvre Brejnev, Hassan II, sainte Thérèse, Rouget de Lisle, le Conseil des ministres, les péchés capitaux et tous les mecs venus avant ou après lui. Ça l'étonne un peu tout ce beau monde, encore que, si tu vas chez lui, rue de l'Ancienne-Comédie, tu vois plein de présidents, d'académiciens, de rédacteurs en chef, de princes de l'Église, de grands d'Espagne ou d'anciens condamnés à mort debout dans les couloirs ou assis dans les escaliers. Mais tout de même, ça l'étonne, tout ce gratin. Jamais il n'en vit, M'sieu Stock, d'aussi copieusement gratiné. C'est le Tout-Planète, mon cher, que vous avez chez vous. Mais que viennent-ils y foutre? Le savez-vous? Non, l'auteur ne le sait toujours pas. Mais il a plus que des soupçons. C'est un coup de sa belle- mère, il en donnerait sa bistouquette à couper. Quand elle a su que je préparais un livre sur Charlie-Hebdo, elle a cherché, par tous les moyens, à troubler mon travail. Tapie derrière ma porte, tantôt elle entonnait le Kyrie ou le Tantum ergo, tantôt elle imitait le cri de la chamelle en chaleur ou du Sanguinetti furieux. Mais moi, M'sieu Stock, j'ai travaillé au Parlement, c'est pas les braille- ments stupides et les cris d'animaux qui peuvent me déranger... Alors, elle a fait cavaler son imagination. Pour bien l'emmerder, qu'elle s'est dit, faut remplir sa baraque d'emmerdeurs. Mais pas d'emmerdeurs ordinaires, placiers en bibles, en assurances, en savonnettes, en Concorde ou en Airbus... Il faut la remplir d'emmerdeurs éminents, d'emmerdeurs prestigieux, d'emmerdeurs qu'il n'osera pas foutre à la porte... Ils occuperont son bureau, fumeront des cigares, tiendront des discours, échangeront des insultes ou des coups, et empêcheront mon gendre de se concentrer. Alors, elle a fait venir Kissinger, Chou En-lai, Cagliostro, le trou des Halles, toutes les nanas et tous les mecs que vous voyez, M'sieu Stock, grouiller autour de nous. M'sieu Stock a des yeux de velours sombre et, quand sa bile s'échauffe, son regard se durcit. Mon cher, dit-il, à qui ferez-vous croire que Sadate, Golda Meir, Alice Sapritch et Aymar Achille- Fould, enfin toutes les élites que nous voyons agglutinées céans, à qui ferez-vous croire qu'elles ont obéi à l'appel de votre belle-maman ? Il faut, pour rassembler une assistance aussi choisie, quelque pouvoir mystérieux et puissant... O aveugle, ô sceptique M'sieu Stock ! Mais ce pouvoir existe et belle-maman le détient bel et bien, la vache. Il s'appelle la foi. Si la foi fait bondir les montagnes, vous pensez bien que ce fut un jeu d'en- fant pour elle de soulever Poulidor, Abou Dhabi, Amin Dada, Michel Jobert, Mickey Mouse, et de les transporter, avec la tour Maine-Montparnasse et le Conseil de l'Europe, dans cette modeste piaule où vous-même, M'sieu Stock, avez daigné surgir. D'ailleurs, s'ils n'étaient pas entrés par la porte, ils auraient, comme tous les soirs, fait irruption par la lucarne, sur T.F. 1 ou Antenne 2. Quand M'sieu Stock devient pensif, son beau regard s'assombrit. Tiens, tiens, dit-il, par la lu- carne... Mon cher, je crains que nous ne soyons pareils aux prisonniers de Platon... Au cas où tu serais moins cultivé que M'sieu Stock, sache qu'il fait allusion au livre septième de La République où ce Platon raconte à un balourd nommé, comme par hasard, Glaucon, la célèbre allégorie de la caverne, tu sais, la caverne éclairée par un grand feu, la caverne pleine de pauvres types sadiquement enchaînés par le grand philosophe, et les pauvres types, ils ont la lumière dans le dos, défense de se retourner, et le Platon, il fait passer derrière eux Chaban, Debré, Messmer, les Zudéhères Brothers, et leurs ombres se projettent sur le mur de la ca- verne, et les pauvres types, en voyant ce défilé de spectres, ils disent tiens voilà Chaban, voilà Debré, voilà Messmer, voilà les Zudéhères Brothers, ils prennent les apparences pour des réalités, alors le Platon, il délivre un des captifs, il le conduit à la lumière, il lui montre les barons et les godillots dans leur réalité, lui fait humer leur couenne, palper leur cuir, mais le brave type, tout paumé qu'il est, il voit bien qu'il ne s'agit plus que d'apparences... Cessons de faire le Glaucon, écoutons M'sieu Stock qui dit oui, mon cher, je crains que nous ne soyons pareils aux prisonniers de Platon et que, dans cette caverne d'illusions où nous enferme la société moderne, nous ne finissions par confondre les apparences et les réalités. A l'en croire, Papado- poulos, Teng Hsiao-ping, Arsène Lupin et M'sieu Stock lui-même ne me seraient apparus que dans les étranges lucarnes. A l'entendre, si belle-maman est démembrée, il suffit qu'il lui reste deux dents, une en haut, une en bas, pour saisir entre elles les boutons du téléviseur, mettre le carrousel en marche, intensifier l'image, amplifier le son, sauter d'une chaîne à l'autre et donner libre cours à son besoin de persécuter son gendre en introduisant sous son toit la veuve Pompidou, la veuve Perón, la veuve Clicquot, la veuve Crocodile, la veuve Onas- sis, déjà veuve Kennedy. Voilà, mon cher, ce qui s'est, dit M'sieu Stock, passé. Vous avez pris une cuite, votre belle-mère a déclenché le carnaval télévisé, et les vapeurs du beaujolais, alliées à votre propension à déconner, ont fait le reste. Au lieu que vous soient apparus, comme dans le delirium banal, des vipères à cornes, des rats, des cochons d'Inde, vous avez vu les princes de la politique, les rois de la finance et les cochons de partout. Qui suis-je moi-même ? Rien d'autre que ta conscience déguisée en M'sieu Stock qui te dit : assez bu, assez déconné, on attend de toi un travail méthodique où tu étudieras l'his- toire de Charlie-Hebdo, son inquiétante morale, sa détestable philosophie, son crapuleux langage, ses ignobles dessins, son abjecte lubricité et le rôle éminent qu'il joue dans la formation de nos filles et l'éducation de nos fils. Naturellement, l'auteur a pris la mouche. Il a dit à sa conscience : tu te goures, M'sieu Stock, si tu crois que je pédale à côté du sujet. Charlie forme notre jeunesse, c'est bien vrai, mais pas à la ma- nière d'une université. Tu n'imagines pas le profes- seur Choron et ses prestigieux assistants pontifiant dans un amphithéâtre. On se les représente plutôt faisant claquer leurs fouets sous un chapiteau. Charlie, c'est plein de cris, de fanfares et de crottin. Tournant sur la piste, dans le sifflement des crava- ches, y'a tous les mecs que t'as vus défiler. Je les avais rassemblés pour la parade. La parade, dit le dictionnaire, c'est un spectacle burlesque qu'on donne avant la représentation pour engager le public à entrer. Si tu ne l'as pas trouvée engageante, ça ne fait rien, entre quand même, je vais t'expli- quer les choses autrement. Le royaume des mecs est semblable à un grand cocotier. Dans le cocotier, tu vois Bigeard, Niar- chos, Henri VIII, Marthe Richard et le père Bruck- berger. Avec tous les autres mecs. Ils jouent les Tarzan, poussent des cris terribles, bondissent de branche en branche, s'envoient des beignes au passage et bouffent les plus grosses noix. Le specta- cle qu'ils donnent ne change guère : c'est l'actualité. Mais voici les voyous de la bande à Charlie. Ils rappliquent tous les vendredis, empoignent le coco- tier et commencent à lui secouer le tronc. Il tombe de l'Eminence, de l'Excellence, du Grand Cordon, du Vénérable, de l'Ineffable, de l'Insatiable et du Considérable, bref, une grêle d'abominables accompagnée d'une averse de médailles, de sabres, de cigares, de scapulaires, de goupillons et autres accessoires de mecs. Les voyous de la bande à Charlie s'approchent des gisants, s'assurent qu'ils sont bien estourbis, et, passant à la seconde phase, ils sautent sur le tas de viande, fracassent les crâ- nes, défoncent les poitrines, piétinent les ventres, écrasent les joyeuses et transforment les mecs en ce je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue, sinon dans la scatologie de Charlie-Hebdo. Il va sans dire que les mecs sont increvables, qu'ils ressuscitent bien avant le troisième jour, qu'ils reprennent aussitôt leurs cabrioles et que, le vendredi suivant, la bande bête et méchante revient sous le cocotier, «aux uns écrabouille la cervelle, aux autres rompt bras et jambes, aux autres déloge les spondyles du cou, aux autres disloque les reins, avale le nez, poche les yeux, fend les mandibules et enfonce les dents en la gueule »... A travers les cous qu'ils tordent et les gueules qu'ils cassent, les voyous de Charlie attaquent Dieu, l'Église, la , l'armée, la magistrature... Ils sont les ennemis de la propriété, de l'autorité, de la moralité, de l'urbanité, de la virginité, de la fécondité... Ils se moquent de la censure, de la cul- ture, de la vouature, de la conjoncture et de la pour- riture des mœurs... Ils refusent l'enfer capitaliste, mais ne croient ni au paradis soviétique, ni au chinois, ni au chrétien, ni même au musulman qui est pourtant plein de houris... Ils s'en prennent au monde politique, au monde des affaires, au monde de la presse, et même au Monde, 5, rue des Italiens. En revanche, ils défendent les nègres, les voyous, les grévistes, les déserteurs, les drogués, les gauchistes, les putes, les filles mères, les homo- sexuels. Ils s'indignent quand on coupe les têtes de Buffet-Bontems, mais se marrent quand une sale brute de lion dévore un gardien trop confiant. Ils s'attendrissent sur les désaxés qui se pendent dans les prisons modèles et applaudissent l'excité qui tabasse lâchement des agents sans défense dans un commissariat. Ils prennent toujours le parti des licenciés, des expulsés, des travailleurs immigrés, travailleurs mon œil, l'été ça rêvasse sur les marteaux-piqueurs, l'hiver ça s'agglutine autour des braseros, le reste du temps ça se fracture le crâne en tombant des échafaudages, et non contents de souiller nos banlieues de leurs infâmes bidonvilles, ça va déclasser nos cimetières ou encombrer nos hôpitaux... Dis-moi qui tu attaques, dis-moi qui tu défends, je te dirai qui tu es... Eh bien, la bande à Charlie, voilà qui c'est ! C'était le chapitre intitulé : «Présentation des artistes». Ce n'est pas ma faute si tu n'es pas enchanté. 3

Quousque tandem, très cher, nous assommerez- vous de pastiches navrants et d'histoires de fous ? Ça, c'est M'sieu Stock qui, plaisantin, ronchonne en vers alexandrins. Manquerait plus que je réplique avec des octosyllabiques... J'aimerais bien, remarque. Les vers, c'est aussi agréable à faire que les macaronis. Au lieu de coller de la pâte autour d'un trou, tu fourres des mots entre les rimes. Mais ce n'est pas le moment d'énerver M'sieu Stock. T'as vu comme il cicéronise ? Vachement instruit, l'émi- nent éditeur. Grosse culture gréco-latino-celtico- française. Le quousque tandem lui vient naturelle- ment. Si l'expression te laisse rêveur, ne va pas, comme moi, imaginer quelque vélocipède à deux selles, prends le Petit Larousse, écarte ses lèvres roses, tu trouveras la merveille avec sa traduction : Quousque tandem, Catilina... Jusques à quand, Catalina, abuseras-tu de notre patience? M'sieu Stock, lorsque Catilina ou un autre type cherche à l'importuner, au lieu de lui envoyer un coup de pied dans les parties, il sort sa culture et dit quousque tandem... Voilà pourquoi la forme de ce bouquin le préoc- cupe autant que le fond. Tomberai-je dans la gros- sièreté rabelaisienne de M. Cavanna ? Glisserai-je dans l'obscénité délirante de M. Delfeil de Ton ? Déraperai-je dans la merde que remue, avec si peu de doigté, le professeur Choron ? Ne serait-il pas plus original et plus inattendu de traiter le sujet dans un langage choisi, dans un style raffiné ? Quoi de plus charmant que la litote, la tapinose, l'under- statement? M'sieu Stock me raconte qu'autrefois, quand il n'était encore qu'un jeune lord élevé dans un manoir anglais - à dire le vrai, je ne sais plus très bien s'il s'agit de lui-même, d'un cousin, d'un ami ou d'un souvenir de lecture -, enfin, quand il était jeune lord, il possédait une carabine et tirait les moineaux. Et quand son père, qui était aussi, je crois, pair du royaume, interrogeait son garde- chasse sur les exploits du jeune Stock, le garde, au lieu de lui répondre, comme un lecteur de Charlie- Hebdo, que le petit con tirait comme un manche et ratait tous les piafs, le garde disait au duc : « Le jeune lord tire comme un dieu, mais la Providence est clémente pour les petits oiseaux. » Voilà ce qu'il aime, M'sieu Stock : la réserve, l'élégance, la déli- catesse. Il cite également en exemple le parlemen- taire britannique qui dit : « Je ferai respectueuse- ment remarquer à l'honorable orateur que la vérité qu'il nous présente n'a pas dépouillé tous ses voiles... » Il trouve ça plus gracieux que le « Tu mens, salaud, pourri, fumier » dont usent, en pareil- le circonstance, les députés français. Bref, il aime- rait, M'sieu Stock, que je traite le sujet avec finesse et distinction. Il est probablement de ces gens que les outrances ordurières de la presse bête et méchante indisposent. Peut-être est-il même de ceux qu'elles font vomir. Tout le monde ne peut pas être connaisseur. Tout le monde ne peut pas saisir le sens profond des agressions, profanations, exhibitions de sexes ou d'excréments qui font le charme d'Hara-Kiri ou de Charlie-Hebdo. T'as vu dans quel état l'As- somption de Wolinski a mis ma pauvre belle- maman ? Ma femme ou mes petites amies, quand je les envoie chercher l'hebdomadaire ou le mensuel, elles tournent plusieurs fois autour du kiosque avant d'oser les demander au marchand. Lorsqu'il y a un phallus, une paire de testicules ou un tas d'excréments en couverture, elles reviennent avec Jours de France ou La Croix. Leurs excuses : « Il y a une quéquette en première page ! » Ou bien : « On voit des horreurs dépasser d'un caleçon ! » Ou encore : « Y a un affreux bonhomme qui fait pipi contre un écran de télévision... On voit le zizi du ministre de l'Intérieur... Ils ne respectent même plus le derrière du président de la République... Y'a encore plein de gros mots, moi ça me fait honte, pourquoi ne vas-tu pas le chercher toi-même, puisque t'aimes ça ? » J'en passe et de pires, car il faut bien reconnaître que la scatologie et l'obscéni- té sont les deux mamelles de Charlie. Avec la bêtise et la méchanceté, ça fait un vache de pis. Mettons, pour commencer, le nez dans la scato- logie. La bande à Charlie, tout le monde en convient, est bourrée d'intelligence, d'imagination, de talent... Soyons pas chiches, on sent parfois, du génie, passer les étincelles ! Alors pourquoi font-ils une telle place à la merde ? Que lui trouvent-ils d'alléchant ? T'as sûrement vu, sur les trottoirs où se soulagent nos chiens, les passants slalomer entre les crottes. S'ils font des écarts ou des sauts en arrière, ce n'est pas par respect pour la misère de l'excrément. Ni par pitié pour sa faiblesse et sa grande solitude. C'est parce qu'ils n'aimeraient pas l'emporter à la semelle de leurs souliers. Les lecteurs de Charlie ne sont pas moins dégoûtés ? Quand, par inadvertance, leur pied glisse dedans, le cri qui leur échappe n'a rien d'une formule de salut. Ils ne disent pas « oh ! merde » comme ils diraient « oh ! Jules ». Je le sais, je les ai vus glisser, je les ai entendus jurer. Pourtant, ils semblent ravis de trou- ver dans le journal ce qu'ils évitent sur le trottoir. Au point qu'ils en redemanderaient si Charlie ne leur en donnait à discrétion. Son directeur veille, plus que quiconque, à ce que la matière ne manque point. « Ah ! frappe-toi le cœur, c'est là qu'est le génie ! » recommandait Musset. Le professeur Choron, s'il se frappe quelque chose, ce doit être le rectum... M'interrogeant sur la scatologie de Charlie-Hebdo, j'hésite entre plusieurs explications. La première est psychanalytique. Le stade anal, voire sadique-anal, si tu vois ce que je veux dire. Charlie et ses lecteurs seraient comme les mômes qui gloussent de plaisir en parlant pipi ou caca. La seconde est métaphysique ou religieuse. C'est Cabu qui m'a mis la puce au derrière. L'été dernier, il voit sur un quai de gare une jouvencelle jolie comme un matin de juin. Coup de foudre immédiat. Mais le Cabu ne veut pas se laisser avoir par la merveille. Pour essayer de s'en dégoûter d'avance, il imagine le tas de déjections que la ravissante a produit durant l'année scolaire. Et comme il a le crayon lyrique, il en couvre toute une page de l'hebdo. Il a dû être fier de lui, Cabu. Il a dû penser qu'il avait atteint le sommet du mauvais goût. Je ne voudrais pas le vexer, mais je connais un pape qui faisait mieux que lui. Innocent qu'il s'appelait, Innocent III. Il avait de l'homme - homo immun- dus - une vision assez voisine de celle du profes- seur Choron. Écoute-le s'adresser aux enfants du Bon Dieu : « Les arbres et les plantes suintent de l'huile, du vin, du baume, et vous des crachats, de la morve, de l'urine, de l'ordure. Ils diffusent toute la douceur des parfums, et vous la puanteur la plus abominable. » Il ne pouvait pas, ce Saint-Père, voir un ventre de femme sans imaginer, sous la peau lisse et blanche, le répugnant travail des entrailles. Il disait : Si nec extremis digitis flegma vel stercus tangere patimur, quomodo ipsum ster- coris saccum amplecti desideramus ? Il disait ça parce qu'il parlait latin. S'il avait parlé français, comme un pape de chez nous, il aurait dit : « Si ça nous dégoûte de toucher, même du bout de nos doigts, un crachat ou une motte de fumier, comment pouvons-nous désirer les embrassements de ce sac à ordures?» Voilà un pape qui aurait fait un excellent professeur Choron. Le professeur Choron pourrait-il faire un bon pape ? Il possède un sens aigu de la misère de l'homme. Comme Innocent les mains pleines, on le voit hanté par les humeurs visqueuses, les sécré- tions urinaires, les déjections alvines ou les flux menstruels. Chaque semaine, il démontre, avec la vigueur d'un père de l'Église, que cette vallée de larmes est aussi une vallée d'excréments. Sans doute se souvient-il des paroles prononcées, quinze siècles avant lui, par saint Augustin, théoricien de la Vision en Dieu : Inter faeces et urinam nascimur. Le professeur pourrait également faire un excel- lent ministre de l'Église anglicane. Mets-lui un habit de clergyman, recouvre d'une perruque son beau crâne lisse et rond, tu auras la réplique d'un des grands précurseurs de Charlie-Hebdo : j'ai nommé le docteur Jonathan Swift, doyen de Saint Patrick, dont la Modeste proposition pour empê- cher les enfants des pauvres en Irlande d'être à la charge de leurs parents et les rendre utiles au public est un modèle d'ingéniosité choronique. Ainsi verrais-je très bien le professeur reprendre l'idée du bon doyen pour soulager les familles des travailleurs immigrés. Le petit Portugais rôti, le petit Algérien au four, le petit Togolais bouilli four- niraient certainement des repas estimables. Les travailleurs étrangers étant principalement concentrés dans la région parisienne, on pourrait abattre leurs enfants dans les fameux locaux de La Villette. Leur remise en service effacerait le scandale causé par leur désaffection. Il va sans dire qu'é- tendue à d'autres pays, l'expérience apporterait des solutions intéressantes aux problèmes de la faim et du surpeuplement... Mais laissons faire le profes- seur Choron et revenons à la scatologie. Tous les amateurs de Char lie te diront que sa lecture les transporte. Moi aussi. Elle me transporte, entre autres, dans le cabinet de toilette de Célia, que le doyen Swift décrit si chroniquement dans le plus excrémentiel de ses poèmes. La belle a mis cinq heures à se farder, se parer et se transfor- mer en déesse. Elle sort couverte de dentelles, de brocart, de drap d'or. Son adorateur passe, voit la pièce vide, y pénètre, découvre, en l'inspectant, le plus répugnant des spectacles. Aucune fleur, aucun rayon de soleil, aucun raton laveur dans l'inven- taire du doyen Swift. Mais des jupons sales, des chemises tachées, des peignes crasseux, des mouchoirs ignobles, la cuvette où la déesse crache ses glaires et les débris retirés de ses dents... Tu m'excuseras, mais j'ai déjà l'estomac qui chavire. Si tu veux connaître la suite et ce que l'adorateur découvre en soulevant le couvercle de la chaise percée, reporte-toi au poème du doyen, c'est le plus dégueulasse qu'on ait jamais écrit. Si tu veux trou- ver l'équivalent moderne de cette littérature, achète la collection de Charlie-Hebdo, une année ne pèse que cinquante kilos et ne coûte que soixante- quinze francs. Pour le plaisir qu'elle procure à l'amateur de friandises excrémentielles, c'est donné. Mais l'explication de cette coprophilie ? « Swift, dit Aldous Huxley, détestait les tripes d'une telle abomination qu'il se sentait perversement contraint de se baigner sans cesse dans leur représentation gluante. » Ah ! bien voilà, c'est parce que les gentle- men de la bande à Charlie ont horreur de la merde qu'elle les fascine et qu'ils s'y vautrent avec enivre- ment. Des pionniers de la scatologie, des précurseurs de Charlie, il y en eut d'autres. Deux qu'il faut saluer culotte basse, c'est Mozart et Rimbaud. Le divin Wolfgang, le séraphique Amadeus, dont «la musique rend inconcevable une conception maté- rialiste du monde » (Mauriac), déverse des torrents d'obscénités et de scatologie dans les lettres qu'il écrit à sa petite cousine. Quant au poète des Illumi- nations, il se complaît dans l'exaltante obscurité des goguenots. Il y enferme la première commu- niante : «Elle passa sa nuit sainte dans les latri- nes. » Il y installe le poète de sept ans : « Il pensait là, tranquille, et livrant ses narines.» Les rimbaldiens chrétiens savent pourquoi : parce que c'est, par excellence, l'endroit de la déroute humaine, le point par où nous communi- quons avec le vice originel, la pourriture et la mort. « Rimbaud trouve dans la fonction universelle et inévitable qu'on y accomplit le témoignage le plus ravissant de notre déchéance » (Jacques Rivière). Si t'as compris le saint, le pape, le musicien, les poètes et le professeur Choron : nous sommes des sacs d'excréments et la scatologie de Charlie-Hebdo n'est que le constat de notre abjection. Si tu préfères l'explication contraire, l'explica- tion moderne, la troisième, ce n'est pas pour humi- lier le lecteur que le professeur et sa bande lui mettent le nez dans ses humeurs et ses déjections. C'est pour le délivrer d'une honte imbécile, pour le réconcilier avec ses muqueuses et ses sphincters. T'es peut-être trop jeune pour avoir connu la vespa- sienne qui décorait jadis la place de la Contres- carpe, dans le V arrondissement de Paris. Son compartiment central s'orna longtemps d'un superbe braquemart surmonté d'un graffito qui exhortait le visiteur à ne pas courber la tête : « Redresse-toi, beau pisseur, dis-toi que tu tiens l'avenir de ta race entre les mains. » Du bistrot voisin, j'observais parfois les gentlemen sortant de l'édicule. Point d'yeux baissés, point de mines gênées, mais des visages fiers, des regards souverains. Les malotrus de Charlie jouent un rôle analogue : ils apprennent aux lecteurs à pisser tête haute. Tu me diras, phal- locrate, qu'il y a les lectrices et que la nature ne les a pas outillées pour faire ça brillamment. Mais qu'importe si le corps s'accroupit ! Ce qui compte, c'est que l'âme ne s'abandonne point. Je veux dire qu'elle ne fuie pas vers les sublimations, l'angé- lisme, le refus des réalités. Tu rigoles, mais Charlie peut aider les petites âmes pudibondes à retrouver leur corps. Je connais une mignonne qui était brouillée à mort avec les fonctions naturelles. Ne voulant pas qu'on s'aperçoive qu'elle n'était pas un ange, elle s'impo- sait les plus douloureuses rétentions. Souvent, après une longue promenade, nous nous reposions sur la banquette d'un café. La voyant parcourue par d'éloquents frissons, je lui disais : « Trésor, le zéphyr a dérangé plusieurs de vos cheveux.» Elle disparaissait durant de longues minutes puis reve- nait recoiffée, soulagée, souriante, mais secrète- ment inquiète. N'avais-je pas deviné qu'elle avait fait pipi ? Un jour, je lui fis lire Charlie-Hebdo. Il y eut d'abord des répugnances, des nausées, des haut-le- cœur. Puis, à force de voir le professeur et sa bande se soulager dans tous les coins du journal, la chose lui devint familière et sa névrose disparut. A présent, rien ne lui paraît plus naturel que les besoins du même nom. Quand il lui prend envie de se rendre aux toilettes, elle s'excuse avec un sourire plein de grâce et revient avec un visage triomphant. L'aisance acquise aux cabinets lui a donné de l'as- surance dans la vie. On lui a confié d'importantes fonctions politiques, et je ne serais pas étonné si elle devenait un jour Premier ministre. Mais si l'obscénité et la scatologie font la force principale de Charlie, c'est d'abord en raison de leur pouvoir satirique. Rien ne plaît tant aux voyous de la bande que d'arracher les gouvernants, les dirigeants, les importants au piédestal où les hisse la sotte admiration des foules pour les asseoir sur le trône dérisoire des goguenots. Si tu veux qu'on sorbonise un brin, on peut retrouver d'autres précurseurs de Charlie. Et par exemple Aristo- phane, fameux cochon. Le Dionysos qui fait sous lui dans Les Grenouilles remplirait les colonnes de la presse bête et méchante en s'accroupissant entre Cavanna et le professeur Choron. T'as aussi les fabliaux. On dit qu'ils sont les négatifs des chan- sons de geste et des romans courtois. Que leur trivialité, leur obscénité, leur vérité, prennent le contre-pied de l'héroïsme, de l'amour sublime, de l'univers bidon où se complaisait le gratin médié- val. Ainsi Charlie dégonfle-t-il le monde factice que nous peignent les beaux parleurs de la classe poli- tique et les sirènes de la publicité. Si son langage est grossier, c'est d'abord parce qu'il est vrai. Autre grand ancêtre de la presse bête et mé- chante : le génial et bon Rabelais. «C'est les entrailles de la France», disait de lui Cocteau. Je reprendrais bien la métaphore en disant que Charlie-Hebdo, c'est les entrailles de la presse (et Le Monde, qui est plein de penseurs, ce serait le cerveau, et Le Canard, qui filtre les poisons, ce serait le foie, et La Nation, ce serait l'appendice qu'on a coupé et mis dans un bocal), oui, je dirais bien que Charlie, c'est les entrailles, mais ce serait insuffisant, ça laisserait entendre que c'est un canard purement viscéral, uniquement fait des cris du cœur et de la palpitation des tripes. Mais juste- ment, ce n'est pas que les tripes, Charlie, ce n'est pas que le ventre, Rabelais. Sous l'apparente gros- sièreté, Rabelais, c'est la finesse, la beauté, le savoir, la sagesse... Si tu le lis attentivement, si tu sais en exprimer la moelle substantifique, dans Charlie, il y a de ça. Ne sois donc pas choqué par ses vilaines maniè- res. Même quand « Panurge argue par signes avec le grand clerc venu de Angleterre », les gestes qu'il fait pour ouvrir à Thaumaste le « vray puys de vérité » ont trait à la nourriture et au sexe. La faim et l'amour mènent le monde. Applaudis le beau cor- tège que leur font la poésie, la musique ou les arts de la bouche, mais ne fais pas la grimace parce que l'obscénité et la scatologie viennent fermer la marche. La merde est, comme la rose, une création de Dieu. Hélas ! elle est devenue la principale production de l'homme. Son nom va comme un gant à notre environnement. Aux marées noires, aux côtes souil- lées, aux mers pourries, aux fleuves puants, aux rivières gonflées de poissons crevés, aux forêts plei- nes d'oiseaux morts. Tu la respires en marchant dans les villes, tu t'y couches en t'allongeant sur les plages, tu t'y baignes en plongeant dans les criques. Et tu la manges, mon frère, tu la manges quand tu commandes du poulet ou de l'escalope et que le garçon t'apporte des hormones en suspension dans la volaille ou des antibiotiques délayés dans le veau. Elle agresse ton regard, elle s'en prend à ton corps, elle envahit ton âme, car il y a la merde architecturale, la picturale, la pharmaceutique, la culturelle, la télévisée... La pire de toutes, la merde parfaite, c'est l'anti-merde, c'est le déodorant, le RENSEIGNEMENTSSUR LABANDE ACHARLIE NOMS : Cavanna,Choron, cabu, Delfeilde Ton, Fournier, Gébé, Méchamment Rock, Péez, Reiser, Willem, Wolinski, Xexès... PRÉNOMS: N 'ont pas de Christianname. Sont de toutes évidence paiens. ORIGINES: Sont des descendants des jacques, des maillotins des abochiens, des frondeurs, des Sans culottes des co munards, des Pieds Nickelés des électeurs du Fror populaire, YEUX: Méchants. NEZ : Bourr2 de moutarde. CHEVEUX: Longs. SIGNES PARTICULIERS: Coléreux, vicieux, séditieux, scatologue pornographes, etc. PRINCIPAUX CHEFS D'ACCUSATION: Publient CharlieHebdo, Charlie Mensuel et Hara-Kiri. Youtragent les dirigeants de l'État et les serviteurs de la nation. Y portent atteinte à la mejesté des juges, au moral des militaires, à la foi ecclésiastiques, à la pudeur des vierges, aux nostalgies des anciens combattants. Se Sont révélés les grands responsables de Mai 68. Contribuent activement à la décadence du langages et à la dissolution des moeurs. Sont d'autant plus noci qu'ils font beaucoup rire et beaucoup réfléchir. pris avoir dans "CesMessieurs du Canard", tiré le portrait du Canard Enchaîné", Jean Egen a investi cette autre citadelle qu' . Il en rapporte un livre rabelaisien, autrement dit plein de vertu comique et de moëlle nourrissante. Il développe en vingt-sept chapitres cette appréciât ion de Françoise Giroud: "Quand /e cherche ce qui, depuis vingt ans a manqué un renouvellement, traduit une nouvelle sensibilisation répondu aux besoins d'une nouvelle couche de lecteurs, je ne vois qu'une véritable création : c'est Charhe Hebdo". Atelier Pascal Vercken Moderne-Livry-garganImp. 76V - 54-2219 Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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