Morts De Rire
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MORTS DE RIRE \ Du même auteur LA SAGA SERVAN-SCHREIBER t. 1 : Une famille dans le siècle t. 2 : Le temps des initiales (avec Sandrine Treiner), Seuil, 1993. PRÉVERT INVENTAIRE, Seuil, 1996. Alain Rustenholz Morts de rire Reiser, Coluche, Le Luron, Desproges 1968-1988 Stock © 1997, Éditions Stock. à sainte Geneviève à Mac Do Mon rire s'est brisé comme un éclat de Mai. Les temps prêtaient à rire On n'a pas ri, dans la vingtaine d'années qui suit Mai 68, qu'avec Reiser, Coluche, Le Luron et Desproges. Mais on a beaucoup ri avec eux. Surtout, avec eux, on n'a pas ri exactement des mêmes choses, ni qu'avant ni qu'après. Avant, chez Fernand Raynaud, on riait des tracas de la vie courante, du supplice enduré chez le coiffeur vous proposant son shampooing, sa lotion, sa friction... Après, on a ri de nouveau des petits faits du quotidien, et de la partie de Scrabble qui se joue chez Pierre Palmade. Avec Reiser, Coluche, Le Luron et Desproges, on riait de l'ac- tualité, celle des infos et des journaux, politique et sociale. En couverture de Charlie Hebdo, Reiser la silhouettait à la hache. Les spectacles de Coluche ou de Le Luron, sur scène quatre cents ou cinq cents jours d'affilée, étaient autant de meetings. Et au «Tribunal des flagrants délires », le garde des Sceaux était cité tous les jours, par le biais d'un méchant jeux de mots : monsieur l'avocat le plus bas d'Inter... L'époque était politique, tous quatre ont été des comiques engagés. Est-il abusif de dire que Coluche a contribué à la chute de Valéry Giscard d'Estaing? Que Le Luron a été pour un peu dans la défaite des socialistes qui conduisit à la première cohabitation? Le temps était au renversement de l'autorité et des tabous, leur rire a pris les valeurs à la gorge. Avec Coluche, le candidat président a été nu, les trois couleurs du drapeau, en plumes de coq gaulois, dans le derrière. Avec Le Luron, le mariage était travesti. «Mon Papa» de Reiser était un pater dégueulasse. Et le Dieu de Desproges un radin dont l'infinie bonté s'arrête dès qu'on lui chipe une pomme. Coluche a fait résonner le rire des banlieues, des cités, des potes. C'est l'histoire d'un mec qui disait «con» jusque dans la télé, et y fumait des pétards. Reiser a dessiné les femmes de la même taille que les hommes, fait rire les copines entre elles, à propos des hommes. Puis Desproges a redonné un humour du juste milieu à la génération dite morale, quand l'anticommunisme a cessé d'être un résidu de guerre froide pour s'intégrer dans le rejet de tous les totalitarismes. Les temps prêtaient à rire. On ne prête qu'aux riches. Bien sûr, ils n'étaient pas que quatre drôles, dans ces années-là. Parallèlement, Raymond Devos poursuivait son chemin solitaire de comique langagier. Tangentiel- lement, Guy Bedos venait à la politique en voulant rester de bon goût. Mais le quatuor était un cartel, trustant les deux bords de l'échiquier politique, uni par des liens d'in- térêt, de collaboration, toujours d'estime, parfois d'admi- ration ou d'amitié, et issu pour l'essentiel du même creuset, celui d' et du café-théâtre. A ma gauche, deux fils de prolos, niveau certif. A ma droite, deux petits-bourgeois, l'un plus moyen que l'autre, niveau bac. Deux noms presque à coucher dehors - Colucci, origine ritale, et Reiser, des marches luxembourgo-lorraines - contre deux noms enracinés en Limousin et en Bretagne : Desproges et Le Luron. Voilà pour le socio-culturel. Deux hommes sans père, deux avec mais fils à maman, voilà pour le psycho-personnel. Notre quatuor commence coupé en deux, selon ses origines de classe. Desproges est le présentateur des spec- tacles de Le Luron, collabore avec lui à la radio, à la télé et sur la scène. Pour mémoire : une « causerie au coin du feu» où Desproges interroge Le Luron-Giscard. Reiser fait les affiches du Vrai Chic parisien de Coluche dès l'origine; il dessine dix ans plus tard sur les murs du squatt où Coluche terre son désarroi après un divorce et l'aventure mal finie de la candidature présidentielle. Il a fait ses derniers ronds dans l'eau de la piscine de Coluche, rue Gazan. Pour mémoire, deux sketches de Coluche, en hommage : Mon Papa... à Reiser. Mais, plus tard, Desproges écrit dans Charlie et y rencontre Reiser, « le plus grand dessinateur humoristique vivant». Désormais, quand il dit qu'il est «de droite jus- qu'au bout des ongles», on pense que c'est du second degré. Et Le Luron arrive «à gauche» par les mœurs, par le Palace et ses gays bien en cour chez Mitterrand. Coluche lui apporte sa caution, ils ont le même imprésario. Pour mémoire : une photo de mariage, et une reprise en duo de «L'emmerdant, c'est la rose...». Sur l'échiquier, les repères se brouillent. A l'époque où l'on appelait déjà un chat un chien, les vieux le troisième âge et les aveugles des non-voyants, on mourait encore « des suites d'une longue et cruelle mala- die». Le cancer n'osait pas dire son nom. Nos comiques ont lâché le mot. Coluche a été le premier à le prononcer sur scène, a remarqué la presse. Desproges n'a parlé à peu près que de ça. Les comiques engagés étaient des exorcistes du mal, autant que des maux sociaux. Ils en sont morts. Les comiques ne vivent pas vieux parce qu'ils se sont moqués de tout le monde. Juste retour des choses, loi du talion. Ils ne se disent jamais innocents, ils se savent coupables. Les nôtres, de surcroît, s'étaient révoltés contre leurs pères avec la génération soixante- huitarde, ou étaient des fils à maman. C'était encore les années Œdipe, malgré tous les efforts de Deleuze et de Guattari. Le temps prêtait à rire ; ils le lui ont bien rendu. Et puis ils sont morts, tous quatre, précocement. Cela les rend-il plus grands ? Bedos a-t-il moins de talent d'être resté en vie? Là n'est pas la question. Eux sont morts comme les temps changeaient, morts avec l'époque dont ils étaient emblématiques. Ils sont morts autour de la quarantaine, comme la génération de Mai 68 arrivait à son midi. Avec eux, elle enterrait sa jeunesse. Fini de rire, fini de rire comme ça. «Reiser va mieux, il est allé au cimetière à pied». A quarante-deux ans, c'est normal, on a la pêche pour marcher à la mort. Et c'est la couverture du spécial Hara- Kiri de décembre 1983. «Le dernier qui reste se tapera toutes les veuves», écrit Cavanna. Il n'y aura pas de dernier, il n'en est pas resté un. Les épitaphes ne cessent de tomber. «Putain d'camion», chante Renaud; «Adieu ma poule», prononce Jacques Attali au cimetière de Montrouge, le 24 juin 1986, devant la tombe de Coluche, mort à quarante-deux ans lui aussi. «Thierry, tu ne vieilliras jamais... », titre Paris Match six mois plus tard. Pardi, il avait trente-quatre ans. Enfin, «Pierre Desproges est mort d'un cancer, éton- nant non?» Il avait bien quarante-neuf ans. Lui, en 1988, avait eu le temps de rédiger personnellement son faire-part. Drôlement morts ! 1 Mai, y es-tu? «Au commencement était Mai 68.» La chronique de n'importe quel bout de ce dernier quart de siècle débute ainsi, et fait de ce mois magique, du printemps de la jeu- nesse, du soulèvement antiautoritaire, de la révolution qui décoiffe, comme disent les publicitaires qui n'ont pas peur des mots, l'origine absolue. Coluche est venu dire à la télé «mec», «con» et même «enfoiré». Il a fumé des pétards tellement gros que ça s'entendait à la radio. Horreurs soixante-huitardes ! Reiser a dessiné un gros dégueulasse qui, comme le curé de Camaret des carabins, a les c... qui pendent. Mais pas à l'abri de la soutane - ce qui serait de la culture -, sous notre nez, hors d'un slip kangourou - on dit aujourd'hui australien, l'image est moins précise, la pudeur regagne -, australien donc, et sale. «Chienlit culturelles! Pourtant, de Mai 68, nos quatre comiques se sont souciés comme d'une guigne. Même Reiser - «On m'a toujours pris pour un gauchiste mais...». Même Coluche - «Je passe pour être le comique d'après 68... mais... ». Ce qui ne les empêchera pas, après cette pentecôte, d'en recevoir l'esprit, de le répercuter, de l'amplifier peut-être. Le 9, à la veille de la nuit des barricades, un numéro de Pilote, «le journal d'Astérix et d'Obélix», paraît comme chaque semaine. Les presses, pas plus que la terre, ne se sont arrêtées de tourner parce qu'il allait y avoir Mai 68. Ce qui nourrit l'esprit lycéen, dans Pilote, ce n'est pas la révolte mais «Le potache est servi », où flottent les perles de l'humoriste Jean-Charles, tandis que le Grand Duduche, l'élève dégingandé de Cabu, lorgne de derrière ses gros lorgnons la fille inaccessible du proviseur. Et les héros qui l'entourent ne sont pas Dany le Rouge - surnom qui sera bientôt celui de Daniel Cohn-Bendit pour une partie de la presse -, mais le calife Haroun el-Poussah, Lucky Luke, qui tire plus vite que son ombre à Dalton City, le lieutenant Blueberry sur La Piste des sioux, Philémon, Le Naufragé du A, et Achille Talon, le Chichile-à-son-papa, c'est-à-dire à Greg.