MORTS DE RIRE

\ Du même auteur

LA SAGA SERVAN-SCHREIBER t. 1 : Une famille dans le siècle t. 2 : Le temps des initiales (avec Sandrine Treiner), Seuil, 1993.

PRÉVERT INVENTAIRE, Seuil, 1996. Alain Rustenholz

Morts de rire Reiser, , Le Luron, Desproges 1968-1988

Stock © 1997, Éditions Stock. à sainte Geneviève à Mac Do

Mon rire s'est brisé comme un éclat de Mai.

Les temps prêtaient à rire

On n'a pas ri, dans la vingtaine d'années qui suit Mai 68, qu'avec Reiser, Coluche, Le Luron et Desproges. Mais on a beaucoup ri avec eux. Surtout, avec eux, on n'a pas ri exactement des mêmes choses, ni qu'avant ni qu'après. Avant, chez Fernand Raynaud, on riait des tracas de la vie courante, du supplice enduré chez le coiffeur vous proposant son shampooing, sa lotion, sa friction... Après, on a ri de nouveau des petits faits du quotidien, et de la partie de Scrabble qui se joue chez Pierre Palmade. Avec Reiser, Coluche, Le Luron et Desproges, on riait de l'ac- tualité, celle des infos et des journaux, politique et sociale. En couverture de , Reiser la silhouettait à la hache. Les spectacles de Coluche ou de Le Luron, sur scène quatre cents ou cinq cents jours d'affilée, étaient autant de meetings. Et au «Tribunal des flagrants délires », le garde des Sceaux était cité tous les jours, par le biais d'un méchant jeux de mots : monsieur l'avocat le plus bas d'Inter... L'époque était politique, tous quatre ont été des comiques engagés. Est-il abusif de dire que Coluche a contribué à la chute de Valéry Giscard d'Estaing? Que Le Luron a été pour un peu dans la défaite des socialistes qui conduisit à la première cohabitation? Le temps était au renversement de l'autorité et des tabous, leur rire a pris les valeurs à la gorge. Avec Coluche, le candidat président a été nu, les trois couleurs du drapeau, en plumes de coq gaulois, dans le derrière. Avec Le Luron, le mariage était travesti. «Mon Papa» de Reiser était un pater dégueulasse. Et le Dieu de Desproges un radin dont l'infinie bonté s'arrête dès qu'on lui chipe une pomme. Coluche a fait résonner le rire des banlieues, des cités, des potes. C'est l'histoire d'un mec qui disait «con» jusque dans la télé, et y fumait des pétards. Reiser a dessiné les femmes de la même taille que les hommes, fait rire les copines entre elles, à propos des hommes. Puis Desproges a redonné un humour du juste milieu à la génération dite morale, quand l'anticommunisme a cessé d'être un résidu de guerre froide pour s'intégrer dans le rejet de tous les totalitarismes.

Les temps prêtaient à rire. On ne prête qu'aux riches. Bien sûr, ils n'étaient pas que quatre drôles, dans ces années-là. Parallèlement, Raymond Devos poursuivait son chemin solitaire de comique langagier. Tangentiel- lement, Guy Bedos venait à la politique en voulant rester de bon goût. Mais le quatuor était un cartel, trustant les deux bords de l'échiquier politique, uni par des liens d'in- térêt, de collaboration, toujours d'estime, parfois d'admi- ration ou d'amitié, et issu pour l'essentiel du même creuset, celui d' et du café-théâtre. A ma gauche, deux fils de prolos, niveau certif. A ma droite, deux petits-bourgeois, l'un plus moyen que l'autre, niveau bac. Deux noms presque à coucher dehors - Colucci, origine ritale, et Reiser, des marches luxembourgo-lorraines - contre deux noms enracinés en Limousin et en Bretagne : Desproges et Le Luron. Voilà pour le socio-culturel. Deux hommes sans père, deux avec mais fils à maman, voilà pour le psycho-personnel.

Notre quatuor commence coupé en deux, selon ses origines de classe. Desproges est le présentateur des spec- tacles de Le Luron, collabore avec lui à la radio, à la télé et sur la scène. Pour mémoire : une « causerie au coin du feu» où Desproges interroge Le Luron-Giscard. Reiser fait les affiches du Vrai Chic parisien de Coluche dès l'origine; il dessine dix ans plus tard sur les murs du squatt où Coluche terre son désarroi après un divorce et l'aventure mal finie de la candidature présidentielle. Il a fait ses derniers ronds dans l'eau de la piscine de Coluche, rue Gazan. Pour mémoire, deux sketches de Coluche, en hommage : Mon Papa... à Reiser. Mais, plus tard, Desproges écrit dans Charlie et y rencontre Reiser, « le plus grand dessinateur humoristique vivant». Désormais, quand il dit qu'il est «de droite jus- qu'au bout des ongles», on pense que c'est du second degré. Et Le Luron arrive «à gauche» par les mœurs, par le Palace et ses gays bien en cour chez Mitterrand. Coluche lui apporte sa caution, ils ont le même imprésario. Pour mémoire : une photo de mariage, et une reprise en duo de «L'emmerdant, c'est la rose...». Sur l'échiquier, les repères se brouillent.

A l'époque où l'on appelait déjà un chat un chien, les vieux le troisième âge et les aveugles des non-voyants, on mourait encore « des suites d'une longue et cruelle mala- die». Le cancer n'osait pas dire son nom. Nos comiques ont lâché le mot. Coluche a été le premier à le prononcer sur scène, a remarqué la presse. Desproges n'a parlé à peu près que de ça. Les comiques engagés étaient des exorcistes du mal, autant que des maux sociaux.

Ils en sont morts. Les comiques ne vivent pas vieux parce qu'ils se sont moqués de tout le monde. Juste retour des choses, loi du talion. Ils ne se disent jamais innocents, ils se savent coupables. Les nôtres, de surcroît, s'étaient révoltés contre leurs pères avec la génération soixante- huitarde, ou étaient des fils à maman. C'était encore les années Œdipe, malgré tous les efforts de Deleuze et de Guattari.

Le temps prêtait à rire ; ils le lui ont bien rendu. Et puis ils sont morts, tous quatre, précocement. Cela les rend-il plus grands ? Bedos a-t-il moins de talent d'être resté en vie? Là n'est pas la question. Eux sont morts comme les temps changeaient, morts avec l'époque dont ils étaient emblématiques. Ils sont morts autour de la quarantaine, comme la génération de Mai 68 arrivait à son midi. Avec eux, elle enterrait sa jeunesse. Fini de rire, fini de rire comme ça.

«Reiser va mieux, il est allé au cimetière à pied». A quarante-deux ans, c'est normal, on a la pêche pour marcher à la mort. Et c'est la couverture du spécial Hara- Kiri de décembre 1983.

«Le dernier qui reste se tapera toutes les veuves», écrit Cavanna. Il n'y aura pas de dernier, il n'en est pas resté un. Les épitaphes ne cessent de tomber. «Putain d'camion», chante Renaud; «Adieu ma poule», prononce Jacques Attali au cimetière de Montrouge, le 24 juin 1986, devant la tombe de Coluche, mort à quarante-deux ans lui aussi. «Thierry, tu ne vieilliras jamais... », titre Match six mois plus tard. Pardi, il avait trente-quatre ans. Enfin, « est mort d'un cancer, éton- nant non?» Il avait bien quarante-neuf ans. Lui, en 1988, avait eu le temps de rédiger personnellement son faire-part. Drôlement morts !

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Mai, y es-tu?

«Au commencement était Mai 68.» La chronique de n'importe quel bout de ce dernier quart de siècle débute ainsi, et fait de ce mois magique, du printemps de la jeu- nesse, du soulèvement antiautoritaire, de la révolution qui décoiffe, comme disent les publicitaires qui n'ont pas peur des mots, l'origine absolue. Coluche est venu dire à la télé «mec», «con» et même «enfoiré». Il a fumé des pétards tellement gros que ça s'entendait à la radio. Horreurs soixante-huitardes ! Reiser a dessiné un gros dégueulasse qui, comme le curé de Camaret des carabins, a les c... qui pendent. Mais pas à l'abri de la soutane - ce qui serait de la culture -, sous notre nez, hors d'un slip kangourou - on dit aujourd'hui australien, l'image est moins précise, la pudeur regagne -, australien donc, et sale. «Chienlit culturelles! Pourtant, de Mai 68, nos quatre comiques se sont souciés comme d'une guigne. Même Reiser - «On m'a toujours pris pour un gauchiste mais...». Même Coluche - «Je passe pour être le comique d'après 68... mais... ». Ce qui ne les empêchera pas, après cette pentecôte, d'en recevoir l'esprit, de le répercuter, de l'amplifier peut-être. Le 9, à la veille de la nuit des barricades, un numéro de Pilote, «le journal d'Astérix et d'Obélix», paraît comme chaque semaine. Les presses, pas plus que la terre, ne se sont arrêtées de tourner parce qu'il allait y avoir Mai 68. Ce qui nourrit l'esprit lycéen, dans Pilote, ce n'est pas la révolte mais «Le potache est servi », où flottent les perles de l'humoriste Jean-Charles, tandis que le Grand Duduche, l'élève dégingandé de , lorgne de derrière ses gros lorgnons la fille inaccessible du proviseur. Et les héros qui l'entourent ne sont pas Dany le Rouge - surnom qui sera bientôt celui de Daniel Cohn-Bendit pour une partie de la presse -, mais le calife Haroun el-Poussah, Lucky Luke, qui tire plus vite que son ombre à Dalton City, le lieutenant Blueberry sur La Piste des sioux, Philémon, Le Naufragé du A, et Achille Talon, le Chichile-à-son-papa, c'est-à-dire à Greg. Sans oublier la locomotive de Pilote, Astérix, qui est à ce moment aux Jeux olympiques. Au milieu d'eux, Reiser a glissé un épisode de L'Histoire de en 80 gags, qu'il écrit pour le dessinateur Pouzet, et une planche où il est question d'éléphants, réalisée avec Gotlib.

Reiser est arrivé à Pilote deux ans plus tôt, en 1966. Cette année-là, un petit Gaulois devenait un phénomène de société : avec lui, un personnage de bande dessinée fai- sait pour la première fois la une de L'Express, et il donnait son nom, Astérix, au premier satellite français. Pilote, qui avait été « le grand magazine illustré des jeunes », puis des «jeunes de l'an 2 000», en avait naturellement changé son sous-titre en «journal d'Astérix et d'Obélix». Ce ne sont pas les perspectives grandioses s'ouvrant ainsi devant l'hebdomadaire lycéen qui ont alléché Reiser, c'est le fait qu'à la fin de mai 1966, le mensuel dans lequel il travaille, Hara-Kiri, a été interdit. «Je suis devenu myope en trois mois, (...) j'avais plus de boulot, fallait que je gratte toute la nuit pour nourrir ma femme et mon môme Reiser est donc parti d'Hara-Kiri, avec son copain Gébé, devenu chômeur itou et qui, lui, a le double de gosses à nourrir, trouver le rédacteur en chef de Pilote. Ils suivaient ainsi un chemin déjà emprunté avant eux par Cabu, Giraud et Fred. Il y avait depuis longtemps un tropisme d' vers Pilote. Pilote était moins «bête et méchant », mais mieux doté financièrement. Cabu y était allé le premier faire des carnets de croquis de la vie lycéenne, mais sans abandonner Hara-Kiri pour autant. Giraud, qui signait «Moebius» ses récits complets dans le journal bête et méchant, l'y avait suivi pour donner ses traits au lieute- nant Blueberry, et ne reviendrait pas. Pas plus que Fred, le directeur artistique d'Hara-Kiri, l'auteur de toutes ses couvertures tant qu'elles ont été dessinées, qui laisse der- rière lui Le Manu-Manu, Tarsinge l'homme zan ou Le Petit Cirque, et qui créera dans Pilote son Philémon. Cavanna lui-même avait fait le trajet. Dès son dixième numéro, Hara-Kiri avait été interdit une première fois. C'était quand Reiser était sous les drapeaux. Cavanna était allé trouver Goscinny pour lui demander des textes ou du fric, les témoignages divergent à ce sujet. Avait-il simplement demandé au rédacteur en chef de Pilote de collaborer à Hara-Kiri, afin de se prévaloir, auprès du ministère de l'Intérieur, d'une caution irréprochable en matière de publications destinées à la jeunesse ? Lui avait- il demandé de s'entremettre pour obtenir de Georges Dargaud, l'éditeur de Pilote, une contribution financière de solidarité? Goscinny, dans tous les cas, l'avait éconduit et Cavanna lui en gardait rancune. Toujours est-il que, quand Reiser était arrivé à Pilote,

1. Descente de police, n° 17 ; Rock & Folk, n° 195, avril 1983. en 1966, René Goscinny, qui aime un dessin précis, n'avait pas été emballé par son trait et l'avait placé aux scénarios : inventeur d'histoires pour les dessinateurs mai- son. Reiser s'était vu privé de crayons, lui qui était pour- tant venu au dessin parce qu'il peinait avec les mots. Il avait donc simplement imaginé Le Roi de la bretelle, pour Mouzon, ou La Betterave anglaise pour Mandryka, qui alors signait Kalkus. Au début de 1967, Hara-Kiri avait pu reparaître et Reiser avait fait le chemin en sens inverse, mais en gardant un pied à Pilote. Au bercail, l'espace avait rétréci : pendant que Cavanna gardait les murs, des manuscrits y étaient arrivés, les « mémoires » de Delfeil de Ton, les dessins de Fournier, ceux de Willem, un Hollandais s'auto-éditant. Hara-Kiri, deux fois interdit, était un titre perpétuelle- ment en sursis, alors qu'à Pilote, le rédacteur en chef se décidait maintenant à laisser Reiser dessiner. A l'été 67, René Goscinny lui avait donc donné son feu vert et, pour un numéro d'août, Reiser avait dessiné, sur le mode pseudo-didactique : « Comment transformer votre pavillon de banlieue en manoir historique », et « Pourquoi mange-t-on de la dinde à Noël? ». Dans le même temps, à Hara-Kiri, il avait croqué ce phénomène rare, la mutilée de guerre enceinte, pour la première planche de «Mon Papa» ou, en pleine page, un renversement de l'histoire de l'âne et de la carotte : l'homme était assis à l'envers sur la bête, c'est à la croupe de l'âne qu'il tendait sa carotte au bout d'un bâton, et ce qui faisait avancer - ou plutôt reculer - l'âne, c'était la gloutonnerie sodomite.

Pour ce numéro de Pilote qui va sortir le 9 mai 1968, Reiser vient déposer ses éléphants sur le bureau de René Goscinny, où les papiers, les chemises, les gommes même sont posées en piles impeccables, alignées au cordeau. A vingt-sept ans, Reiser essaye de durcir sa tête d'angelot bouclé par une barbiche au menton et des pattes un peu longues. Moins d'un mètre soixante-dix pour à peine plus de soixante kilos, il est encore plus grand, et plus mince, que le rédacteur en chef qui lui fait face, sanglé comme toujours dans un strict costume trois pièces. Goscinny attend pour bientôt un premier enfant, à quarante-deux ans, et l'on sait que même cet événement ne lui fera pas desserrer sa cravate ou tomber la veste. Naturellement, on se vouvoie. L'entrevue n'est pas longue; à Pilote, il n'y a pas de réunions de rédaction, on vient simplement appor- ter ses planches. Quittant le 31, rue du Louvre, Reiser file 4, rue Choron, parce qu'en Mai 68, il y aura aussi, bien sûr, un numéro d'Hara-Kiri. Hara-Kiri, c'est le «journal bête et méchant». Seulement depuis son numéro 7, d'avril 1961, d'ailleurs. Il n'y avait pas pensé tout seul, lui qui s'était d'abord inti- tulé banalement «mensuel satirique». C'est une lettre de lecteur indigné, militaire en retraite cela va de soi, qui avait opportunément fourni ces deux épithètes à François Cavanna. Bête et méchant, ça lui semblait convenir au programme qu'il avait fixé dans son premier éditorial : «Secouons-nous, bon Dieu! Crachons dans le strip-tease à la camomille, tirons sur la nappe et envoyons promener le brouet fadasse. (...) Nous sommes les petits gars qui veulent leur place au soleil. Nous avons la dent longue et le coude pointu. » La rue Choron, où loge Hara-Kiri, c'est celle qui a servi à faire de Georges Bernier, roi du colportage à l'époque où il avait encore des cheveux, le «professeur Choron», au crâne rasé. Les boucles châtain clair et les yeux bleus de Reiser croisent donc le chauve à l'éternel fume-cigarette. Ici aussi, on porte veste et cravate, à défaut de gilet - le polo boutonné jusqu'en haut sous le manteau n'appartient qu'à la panoplie du professeur Choron - et on donne du «monsieur» à Bernier, trente- neuf ans, ou à Cavanna, qui en a quarante-cinq. Le fume-cigarettes de Choron n'est pas un accessoire mais la moindre des précautions face à trois paquets quo- tidiens de Pall Mall. Reiser, lui, ne fume pas, ce serait se disperser : « Quand t'es né dans la misère, tu veux t'en sor- tir par tous les moyens, et le tabac c'est déjà un moyen de te diminuer. Moi je voulais réussir dans la vie et j'em- ployais toutes mes forces uniquement à ça C'est à Hara-Kiri, donc, que pour Reiser tout a commencé. Ils avaient « la dent longue et le coude pointu», et l'escarcelle vide : les premiers numéros n'étaient même pas distribués par les messageries mais vendus à la criée, dans la rue. De tous les petits gars, Reiser était le benja- min : Wolinski avait sept ans de plus que lui, Gébé en avait douze, comme Choron, et même Cabu, le grand mec un peu voûté à lunettes, qui garderait une allure d'éternel adolescent, en comptait trois de mieux. Reiser n'avait même pas le certif et il était grouillot chez Nicolas. «A quinze ans, j'ai tenté l'aventure. J'ai apporté mon premier dessin à Cavanna. Sans la "famille Hara-Kiri" , que serais-je devenu? Pour moi, il n'est pas question de la quitter

Reiser étale sous l'énorme lustre 1900, récupéré par Wolinski chez une vieille tante défunte, deux pages intitu- lées « Oui la France peut envoyer un homme sur la lune ! ». Ce serait un condamné à mort, que l'on ne se soucierait donc pas de rapatrier, et pour lequel une vieille fusée récupérée chez les Américains ferait l'affaire.

1. Descente de police n° 17. 2. Propos recueillis par Alain Schifres, Le Nouvel Observateur, 5 au 11 janvier 1981. En contraste avec cette histoire un peu alambiquée, deux autres pages, sans paroles, jouent uniquement sur la cou- leur : les pustules violines d'un macchabée qui explosent sous la fermentation aspergent la salle d'hôpital de mille coloris divers. Quelque chose comme la peinture au cadavre. Ici, l'élaboration du mensuel est collective et la contri- bution de chacun plus variée. Reiser a souvent conçu des sortes de romans-photos qui avaient pour vedettes des rats ou un lapin blanc. Aujourd'hui, il va faire de la figu- ration, au côté de Choron, dans la «Réponse à tout » du professeur. Quand les prises sont finies, on désencombre un peu la planche posée sur un énorme billard russe aux pieds sculptés, qui sert de bureau aux séances de rédaction, pour manger des nouilles au gruyère et des têtes de mou- ton grillées venues de chez Noun, le Pied-Noir du Bon Coin. Parce que le lundi, jour de bouclage, c'est générale- ment la grande bouffe en bande, ce que l'on ne fait pas dehors où l'on ne se fréquente guère. En 1983 encore, Reiser dira : «J'ai pas d'amis à part les gens avec qui je tra- vaille, et encore : si je travaillais pas avec eux, je sais pas si ça serait des amis 1 »

Ensuite chacun regagne sa banlieue. Cette fois, Reiser n'a pas à y rapatrier les rats du roman-photo, qu'il élève chez lui, à Bondy. Gébé rejoint les environs de Villeneuve- Saint-Georges dans sa vieille DS, Cavanna file vers Le Plessis-Trévise sur son scooter branlant, d'autant plus cabossé que le «Rital » est sourd d'une oreille, ce qui ne favorise pas la conduite. Reiser a une 2 CV achetée grâce à de l'argent prêté par son beau-père. Les autres habitent parfois en pavillon, quand ils ont une ribambelle de mômes : cinq pour Cabu du côté

1. Descente de police n° 17. d'Ozoir-la-Ferrière, parce que sa femme en avait déjà quatre avant qu'ils en fassent un ensemble, cinq aussi pour Cavanna, dont l'épouse en avait déjà trois. A Bondy, Reiser loge à la résidence «Les Cèdres», rue Jules-Ferry, en bor- dure de la voie de chemin de fer, avec Jocelyne, sa femme, et leur petit Frantz. «A Bondy, lorsque je passe la tête par la fenêtre, je suis tellement désespéré que je reprends mon crayon et que je travaille comme un possédé 1 Même si la vue était moins moche, Reiser travaillerait tout autant. En rentrant du service militaire, il a passé «contrat» avec Jocelyne, qui lui a dit : «Moi je travaille et toi, tu fais tes dessins, mais quand tu réussis, moi, je fous plus rien Et il n'a pas encore réussi. Il y a l'emprunt à rembourser à son beau-père, et puis il n'est guère sociable, parle peu, ne fume pas, ne boit pas, ne bronze pas, qu'irait-il faire loin de sa planche à dessin?

Employer toutes ses forces à réussir, ce n'est pas pré- parer le grand soir. Et pas plus que Reiser, Hara-Kiri n'est gauchiste, mais il est plus que Pilote réceptif à l'actualité, et l'actualité, c'est le Vietnam, les bombardements aériens, nappe après nappe, d'un pays minuscule par le géant du monde. C'est la guerre du Vietnam qui mobilise la jeunesse sur les campus du monde entier, et qui inspire parfois le dessin de Reiser. Sous ce titre de dépêche : «Au

Vietnam, les Américains ont décidé d'observer une trêve pour les fêtes de fin d'année», une longue procession de bombardiers lâche ses sinistres cargaisons en serpentant autour de la diagonale de la page. Au milieu de la forma- tion, incongru, un petit coucou à hélice du genre à tirer des banderoles publicitaires au-dessus des plages, pro- mène ce calicot : « Bonne année ! »

1. Entretien avec Belle Bruins, in Jean-Marc Parisis, Reiser, Grasset, 1995. 2. Descente de police n° 17. L'année 1968 a commencé aussi avec la mort d'un humoriste : le 22 janvier, Chaval s'est suicidé. Il avait cinquante-trois ans. Plus tard, Delfeil de Ton écrira : « Que Chaval, qui excellait en tout, se soit suicidé, cela condamne la France des années 60 plus sûrement que tous les discours politiques. On voyait de moins en moins ses dessins. Aucun producteur de films, jamais, ne lui a donné carte blanche pour faire tous les longs métrages qu'il voulait. Quant aux livres qu'il n'a pas écrits, cf. sa préface à Petit bilan : "Un moment nous fûmes découragés et pensâmes à l'édition à compte d'auteur." Ah ! les cons 1 » Les années 60 sont condamnées et, le 3 mai 1968, le pavé du Quartier latin s'embrase. Dix jours plus tard, Siné et Wolinski apportent à l'éditeur Jean-Jacques Pauvert le projet d'un journal d'actualité en dessins. Presque tous les bêtes et méchants en sont : Cabu, Roland Topor, passé par Hara-Kiri à ses débuts, Gébé et, naturel- lement, Wolinski. Pas Reiser. «On m'a toujours pris pour un gauchiste mais j'ai rien fait en 68. Strictement rien, expliquera Reiser. Je me suis complètement tenu à l'écart. Je suis allé une fois à la Sorbonne et ça m'a choqué, ces fils de bourgeois qui faisaient la révolution. Tout de suite, j'ai pensé que ça ne pourrait pas marcher Les dessins de Wolinski et Gébé posent le problème de l'heure, de la façon dont les «enragés» se le posent eux- mêmes, le problème de l'audace nécessaire et de la vieille alternative : réforme ou révolution. Wolinski met simple- ment l'idée en images : un « délégué », entendons syndical et, sans doute, CGT, est face à sa base et, quand il réalise enfin que c'est bien « Révolution!» qu'elle scande, lui rétorque : « La révolution ? Vous êtes fous ? Le gouverne- ment et le patronat ne marcheront jamais. »

1. Charlie n° 16, mai 1970. 2. Alain Schifres, Le Nouvel Observateur. Gébé exprime les choses de façon beaucoup plus poétique : un pavé, tombant dans la mare, soulève une petite gerbe d'où partent des ondes concentriques. La gerbe se métamorphose en tribun et les cercles en gradins. «Il est bien évident que des réformes s'imposent», dit le tribun né de l'impact du pavé. Un second pavé, qui arrive en amorce sur la page, prêt à bousculer le réformiste, dit : «Heureusement, c'est pas les pavés qui manquent. »

Dans l'appartement de Jean-Claude Mézières, choisi parce qu'il est au centre de Paris, les dessinateurs de Pilote participent eux aussi au grand chambardement de Mai. Il y a là Christin, coauteur avec Mézières de « Valérian, le héros des limbes », Giraud, dont le talent incontesté a fait une sorte de rédac-chef en second à Pilote, où il joue un grand rôle dans la sélection des nouveaux dessinateurs, Mandryka, Christian Godard et Cabu. Ils ont tous trente ans, à deux près pour Mandryka, le plus jeune. Greg et Fred, qui vont, eux, vers la quarantaine, ne sont pas là. Reiser non plus. Il est à l'autre extrémité de la pyramide des âges. Lui trop jeune, eux trop vieux ont échappé, symétriquement, à la guerre coloniale. Entre les deux, les trentenaires ont fait, comme Cabu, vingt-huit mois de service en Algérie. Cela vous change une vision du monde. Reiser avait à peine commencé à dessiner qu'il avait dû partir pour l'armée, mais il avait échappé à l'Algérie, c'est en Allemagne qu'il s'était fait suer, là au moins on ne torturait pas. Reiser était revenu de l'armée marié, et son crayon, qui commençait tout juste à se dégrossir, complètement engourdi. Dans la famille de la presse, il y avait deux rédacteurs en chef qui étaient eux-mêmes d'anciens dessinateurs : Cavanna, qui signait Sépia à ses débuts, et Goscinny, qui avait dessiné Les Aventures du Petit Nicolas, alors simple BD, sous le pseudonyme d'Agostini. Une aubaine pour les dessinateurs apprentis. C'est Goscinny qui avait conseillé à Cabu de développer le personnage épisodique de ses croquis lycéens pour en faire le Grand Duduche. C'est Cavanna qui avait fait naître Reiser, aux forceps, à la dure. « C'est cent fois que [Cavanna] l'avait fait revenir avec ses dessins. "Ce n'est pas assez. Tu te refrènes. Tu te sabordes. Tu respectes encore." Le rejetant dans sa nuit. Le houspillant, l'affolant pour qu'il se surpasse. Lui conseillant de l'audace, toujours plus d'audace. "Le culot que je sens là-dedans, l'infernal culot." L'accouchant toujours plus avant. "Voilà, ça y est. Tu y es 1 Reiser ne se lèvera jamais contre son «découvreur» : « [Cavanna], il peut se payer des limousines sur mon dos, me bouffer ma laine. M'escroquer comme un salaud. Il peut me vendre en place publique. Il me tient pour ça. Tout le temps que ça durera. Il le sait Il ne se révolte pas davantage contre les rédac-chefs de Pilote, auxquels il doit moins. Dans l'appartement des conspirateurs, on a invité des représentants du Syndicat national des dessinateurs de presse et l'on discute avec eux de l'obtention de la carte de journaliste. Puis Giraud appelle les deux rédacteurs en chef de Pilote, Charlier et Goscinny, pour leur dire en sub- stance : «Pilote, c'est nous! Vous êtes les valets du patron... » et les sommer de venir s'expliquer dans un café de la rue des Pyramides. Cette assignation à comparaître paraît vite hors de propos et on rappelle pour l'annuler, sans parvenir à

1. Sylvie Caster, Nel est mort, Bernard Barrault, 1985. Le texte est désigné comme roman bien qu'il ait été reconnu par tous comme une biographie à peine romancée. Le personnage du livre s'appelle Tomatis, nom remplacé ici, dans les citations, par son modèle, Cavanna, mis entre crochets. 2. Ibid. joindre Goscinny : sa femme est en train d'accoucher, ou à peu près. C'est de là qu'il arrive devant ce qu'il prend vite pour un tribunal, alors que les dessinateurs expriment surtout le désir de participer davantage à la vie du journal. Goscinny supporte tout cela très mal. Le soir, écœuré, il annonce à Charlier, son vieux compère, que c'est fini, qu'il arrête tout, qu'il ne veut plus voir les gens qui font ce métier. Les dessinateurs de Pilote se sont dressés contre leur père. Mai 68, ça aura été ça : une révolte contre le père, diront certains analystes, après coup. Encore fallait-il en avoir un, de père. Jean-Marc Reiser n'a jamais connu le sien. Né en 1941, durant la Seconde Guerre mondiale, il a tout naturellement imaginé ce père combattant, tour à tour dans l'un et l'autre camp, résistant, puis boche, pour ne pas dire nazi. En tout cas, «Mon papa », l'ivrogne sadique qu'il dessine sous ce titre dans Hara-Kiri depuis août 1967, n'emprunte rien à un souvenir réel. C'est pourtant - et seulement - en réglant des comptes très personnels avec son père absent que Reiser aura participé au mouvement antiautoritaire de Mai 68 : à travers ce personnage imagi- naire, il a contribué à la sape de l'image, de la fonction paternelles.

Quand Reiser contribue finalement comme Wolinski et les autres à «un brûlot gauchiste », L'Enragé, Mai déjà est passé. Peu importe puisque son dessin n'a rien à voir avec l'actualité. Le souvenir, le respect que l'on doit, l'interrogation sur la lâcheté et l'héroïsme - n'y a-t-il pas de vrais héros que ceux tombés au champ d'honneur? -, voilà qui concerne Reiser, en revanche : au numéro 6 de L'Enragé, qui paraît à la fin de juin 1968, c'est une his- toire d'anciens combattants qu'il apporte. Du sein d'un défilé, des mutilés de guerre, en passant devant un jeune badaud, rappellent leur sacrifice : « J'ai donné mon bras pour que tu sois libre, moi, mon petit gars ! - Et moi j'ai donné ma jambe ! - Moi j'ai donné mon œil! - Moi, ce que j'ai donné, je ne te le dirai pas, parce que tu serais trop content!» Vague caricature du défilé de la revanche gaulliste, le 30 mai, à la Concorde ? Peut-être. En tout cas la chute de l'histoire, qui n'est pas plus drôle que ça, est révélatrice : à laisser ses génitoires dans la bataille, on reste sans descen- dance. On n'est donc le père de personne. Et sûrement pas celui de Reiser ! Reiser, c'est le nom de sa mère, Lorraine. Le nom de son père, non seulement il n'en a pas hérité, mais il l'ignore totalement. Reiser, c'est comme cela qu'il signe ses dessins, et comme cela que ses collègues le nomment. Il dira qu'à Hara-Kiri, on s'appelle par son nom de famille, «comme à l'école». Ancrage dans la récré. Reiser revient encore à la guerre dans son deuxième et dernier dessin pour L'Enragé, le numéro 11 qui paraît le 4 novembre 1968, c'est-à-dire quelques jours avant le cin- quantenaire de l'armistice de la guerre de 14-18 et la date, cette fois, semble justifier le sujet : un rat ancien combattant, béret, jambe de bois et médailles, s'engage sur une tapette dont la flamme du soldat inconnu est l'ap- pât. Quelque chose comme : bleu horizon = piège à cons. Né de soldat (allemand?) inconnu, Reiser avait pu paradoxalement, auprès de Cavanna le Rital, retrouver un peu de sa petite enfance : des Ritals, il y en avait beaucoup dans la vallée de la Chiers, celle de Longwy, de Rehon, où Jean-Marc était né, et où la sidérurgie les avait fait venir. « C'est un monde d'ouvriers très lourd, très sombre et très con. La preuve, ils se sont toujours fait rouler par les patrons. Il n'y a pas un peuple plus esclave que les Lorrains 1 »

1. Descente de police n° 17. expliquera-t-il ensuite à Télérama, et j'en étais vraiment très malheureux. Mais le lendemain les gens de Mosaïque m'ont invité à participer à leur émission du dimanche suivant. » Mosaïque, c'est l'émission consacrée au patchwork des communautés et des cultures qui font l'Hexagone. Le théâtre Fontaine bouclé, le One-Desproges-Show part pour une tournée de deux cents villes. Rencontre de la France profonde et de ses médias. Un journaliste de radio locale privée lui demande tout à trac : « Pierre Desproges, vous critiquez le cancer, de quel droit? » Dommage qu'il ne l'ait pas rencontré plus tôt, celui-là. Pour Le Petit Rapporteur, il aurait demandé : « Françoise Sagan, vous critiquez le blé en herbe, de quel droit?» Mais la profession d'intervieweur ne s'était pas encore à ce point démocratisée. « Il y en a certains qui me font froid dans le dos à force d'être fiers de leur ignorance. Dans les radios libres - et Dieu sait si au début j'étais pour - c'est devenu insupportable 1 » Les radios périphériques, est-ce beaucoup mieux? Sollicité par Europe 1, Pierre Desproges a fait une maquette, et les choses en sont restées là. « C'est très bien, mais vous êtes trop haut de gamme », lui a simplement dit le P-DG

Vive la crise !, s'écrie Yves Montand, sur Antenne 2.

Vingt millions de téléspectateurs regardent les explica- tions qu'a préparées Michel Albert et que relaie le chan- teur. Magazine-Hebdo, le titre, lancé en octobre, qui s'affiche « à droite, tranquillement» et qui, s'il est bien à droite, nul ne songerait à mégoter, l'est de façon plutôt fébrile, lui consacre sa couverture.

1 Télérama, 1 février 1984. 2. Propos recueillis par Xavier Villetard, Libération, 3 février 1986. «Montand, c'est la voix de la France », écrit aussi Le Parisien libéré. Quinze ans plus tôt, Georges Pompidou affirmait que la voix de la France, c'était la télé; autant dire que Montand n'est que son speaker. Tandis que les médias cherchent dans la «société civile» des recours au «silence des intellectuels» dont ils s'alarment depuis l'été précédent, Coluche, plus clairvoyant, voit bien que l'im- portant, dans l'affaire, ce n'est pas Montand, c'est la télé. « Comme des mecs qui savent parler il n'y en a pas beau- coup, on voit à la télé des journalistes comme Kahn, des bouffons comme moi, des chanteurs comme Montand... Ils se retrouvent à parler politique et à s'engager dans des luttes. Pour être président, il faut savoir parler à la télé. Ça devient un peu grave, non 1 ? » Tandis que pour être César du meilleur acteur, il faut savoir faire pleurer au cinéma. Ça devient un peu grave, non ? pense Coluche, qui attend vainement qu'on recon- naisse son talent dans un rôle comique. Ce n'est sans doute pas avec La Vengeance du serpent à plumes que ça viendra. Celui-là, il le tourne pourquoi? Pour le Mexique? Parce que Marc Monnet, son vieux complice de L'Alsace et la Lorraine, sera le réalisateur de la deuxième équipe? Parce qu'il y retrouvera Luis Rego, Josiane Balasko ou Farid Chopel? En tout cas, c'est pour son interprétation du pompiste Lambert, dans Tchao Pantin, qu'en mars Coluche se retrouve César. Le film, avec Agnès Soral en punkette, Richard Anconina en Bensoussan, le pote assassiné de Lambert, et une musique de Charlelie Couture a déjà été vu par huit cent cinquante mille personnes à Paris et dans sa périphérie.

1. Propos recueillis par Maurice Najman, Les Nouvelles littéraires, 15 au 21 mars 1984. En mars 1984, cinq cent mille bien-pensants, respon- sables catholiques en tête, ont manifesté à Versailles en faveur de l'école privée. A Hara-Kiri, journal bête et mécréant, Camille, le concierge de la rue des Trois- Portes, celui qui, Bison bourré, donnait ce conseil sur la couverture d'août 1978 : «Foncez!», Bison Camille est mort. Dans le journal, le générique, que dans la presse on nomme l'«ours», débute désormais par «Fondateurs bien vivants : Cavanna, Choron», et clôt sa liste des collabora- teurs par : «Cavanna (en voisin), Cabu (quand il passe par là), Reiser (quand il n'est pas mort).» Coluche, lui, a décidé de ne pas mourir, en tout cas pas d'une overdose façon Lenny. A l'été, il décide d'arrêter, tout seul, l'héroïne. Il s'est toujours contenté de sniffer, ce qui ne veut pas dire que ce soit facile pour autant. Il est allé commencer le sevrage en Thaïlande, sa propriété de Guadeloupe a été plastiquée par des inconnus à la faveur d'une action autonomiste. Pendant qu'il a les tripes à l'envers, Le Bon Roi Dagobert est présenté, le 6 septembre, au Festival de Venise. Dans le film de Dino Risi, Coluche est Dagobert, Serrault fait son confesseur, Ugo Tognazzi le pape et l'anti-pape, Carole Bouquet une princesse byzantine. Du beau monde, et encore un coup pour rien.

Les cinq cent mille partisans de l'enseignement privé de Versailles sont devenus un million à Paris, la loi Savary a été abandonnée, le ministre a démissionné. L'actualité est riche. Aux élections européennes, le Parti communiste a connu le plus mauvais résultat de son histoire avec à peine plus de 11 % des suffrages. Et François Mitterrand a donné à la France son « plus jeune Premier ministre», qui forme un gouvernement où les communistes ne sont plus. La nouvelle émission hebdomadaire de Thierry Le Luron, le samedi, sur RTL, à compter du 8 septembre, est donc uniquement et entièrement politique. Elle prend la forme de «fausses conférences de presse» : il y répond aux questions des vrais journalistes politiques de la station avec la voix de l'un ou l'autre des leaders de la majorité ou de l'opposition. C'est Robert Lassus, le chef des informations de RTL qui en écrit les textes que Thierry se contente d'interpréter. Il mettra davantage du sien dans le nouveau spectacle qu'il doit donner au Gymnase à compter du 16 novembre, Le Luron en liberté. En attendant, Thierry Le Luron fait la couverture de Magazine-Hebdo, ce titre très marqué à droite. Mais, même là, s'il fait part de sa détestation pour Mitterrand, s'il donne un coup de chapeau à Reagan, il prend garde de ne pas quitter sa position d'équilibriste. «J'ai été trop choqué d'entendre Mitterrand parler "du peuple de gauche" pour ne m'adresser qu'à un public de droite. Je suis et resterai un saltimbanque, prêt à rire de tout et de tous. Hier la droite. Aujourd'hui, la gauche. Le spectacle continue. » Il en donne pour preuve qu'il n'a « été invité à l'Élysée ni sous Giscard ni sous Mitterrand, comme beaucoup d'autres». Mais il omet de dire qu'il a animé le Noël de Matignon sous Raymond Barre. Il sait que, pour faire rire, il doit travailler à partir des représenta- tions, vraies ou fausses, que le public se fait des hommes politiques. Il continuera donc à caricaturer un Chirac « autoritaire, rigoureux et un peu coincé » même s'il sait, «pour le connaître, que c'est un homme ouvert, humaniste, avec beaucoup d'humour et d'un abord facile ». De même, il continuera de moquer un Raymond Barre « professoral et suffisant » alors qu'il sait très bien « qu'il est, en réalité, très différent de cette apparence ». Une seule chose le motive, la volupté, la jouissance du trait : «Méchant, sûrement pas, mais cruel avec délice. (...) Je n'ai jamais reculé devant un bon mot. La mort sera ma seule limite. Et encore, j'espère bien la faire rire ! » Ce même mois d'octobre, «Tiens? Reiser est passé apporter une page, on l'a pas vu. Il aurait pu rester boire un coup. Il aurait pu mettre des couleurs. Y a qu'à lui télé- phoner... », Hara-Kiri publie un inédit de Reiser retrouvé dans son casier, au journal. C'est un vieux chien qui, pour réussir à «lever la patte», doit se la hisser avec une corde passée par-dessus la branche basse de l'arbre, dont il pourra ainsi, finalement, arroser le tronc. «Le Petit Desproges illustré», dans Pilote, en est presque à son terme, aux lettres W et X, comme Xiphophore. «Le mâle a la queue pointue, d'où son nom. Mais le xiphophore est plus couramment appelé Christian, car les Mexicains sont généralement trop épuisés pour prononcer les mots grecs. » Coluche va mieux, il est rentré rue Gazan les narines à peu près vides. Des jeunes socialistes le contactent, qui ont quelques idées; un nom : SOS racisme, un badge, à l'imitation de celui de Solidarnosc qui a si vite franchi les frontières polonaises pour se retrouver sur les vestes de Mourousi ou de Montand à la télé, et une grande fête de l'antiracisme. Coluche se montre «pas vraiment hostile mais plutôt prudent. Du genre "j'ai déjà tellement donné"... Il voulait voir, avec raison, si notre truc ce n'était pas du bidon 2 Le 10 octobre, Thierry Le Luron fête ses quinze ans de carrière au Carnegie Hall de New York. Toujours le rêve d'être crooner et de conquérir le monde. C'est la pre- mière fois, dit-il, qu'un humoriste français passe à Carnegie Hall, ce qui lui semblerait justifier que la télévi-

1. Propos recueillis par Pierre Deville, Magazine-Hebdo n°56, 5 octobre 1984. 2. Harlem Désir, Touche pas à mon pote, Grasset, 1985. sion vienne y enregistrer son spectacle. Mais s'il passe là, c'est qu'il a produit lui-même cette soirée de gala, qui lui coûte cinquante mille dollars, et le dollar est bientôt à dix francs. Une participation de la télé ne serait donc pas mal- venue financièrement non plus. Rien ne se concrétise avec TF1. Puis Antenne 2, qui a tourné un petit reportage, genre Thierry devant la façade du prestigieux music-hall et dans les rues de New York, ne le diffuse pas. Derrière son dépit, il imagine vite à l'œuvre la censure. Un mois plus tard, il est pourtant en direct sur les Champs-Élysées de Michel Drucker, pour y promouvoir son spectacle du Gymnase qui débute dans quelques jours. Une imitation de Serge Lama, d'abord, sur un texte qui vise Le Pen mais n'épargne pas non plus le président de la République : «... la proportionnelle bientôt légalisée / fera de lui l'arbitre de l'assemblée / à cela François Mitterrand n'est pas étranger / souvenirs... - Attention danger!» Puis il entonne, avec la voix de Gilbert Bécaud et le papier où sont notées les paroles à la main : La France est au goutte-à-goutte s'endettant coûte que coûte pour lôôn-tang... L'em-mer-dant, c'est la rose... Il trébuche sur un mot : «Excusez-moi, je n'ai pas répété... », puis il poursuit. Il invite à reprendre le refrain en chœur le public, qui s'exécute volontiers. Quel public ? «Des électeurs de Pierre Mauroy», diront un peu vite Michel Drucker et la chaîne devant certaines protestations. En réalité, des lecteurs de La Voix du Nord, invités par le quotidien lillois. Venus donc, au mieux, de la circonscription de Pierre Mauroy, ce qui ne veut pas dire qu'ils aient voté pour lui. En fait, le public traditionnel, âgé, qui applaudit où on lui dit de faire, des plateaux de télévision. Le Pen attaque Le Luron en diffamation. Une association «proche du PS et de Françoise Fabius », à en croire Thierry, l'accuse de racisme, à propos de Glandu, dans un communiqué à l'AFP. Tout est donc pour le mieux : n'affirme-t-il pas, à chaque interview, qu'il tape à droite comme à gauche, équitablement? Son nouveau spectacle commence donc au Gymnase, le 16 novembre. Les décors sont de Simonini, le décora- teur du nouveau Palace, qui a rouvert en janvier, six mois après la mort de Fabrice Emaer, et qui redevient à la mode. Un synthé est le seul accompagnement musical, mais c'est «la Rolls des synthés». A l'écran, on voit les pro- messes de François Mitterrand dans ses discours, mon- tées en boucle, tandis que Thierry, en Dalida, chante « Paroles, paroles, paroles... » «...il n'y aura jamais deux millions de chômeurs...» « Paroles, paroles, paroles... » Plus tard, Glandu parle du passé du président de la République, qui a mieux terminé la guerre qu'il ne l'avait commencée, qui a mis plus de temps à sauter la Manche que la grille de l'Observatoire, qui a reçu du maréchal Pétain, auquel il a prêté serment de fidélité, et non de Bokassa, la francisque, le diamant de l'époque, qui, après la guerre, a pu, grâce à ses amis de la collaboration, diri- ger Votre beauté où il était plus question des mérites de la gaine Scandale que de la pensée de Jaurès...

«Je viens de la part de l'Elysée. On va monter quelque chose Julien Dray, l'un des quelques jeunes gens qui ont eu l'idée de SOS Racisme, avec Jean-Loup Salzman, fils d'un conseiller mitterrandien qui est aussi l'un des «visiteurs du soir», a rencontré Jean-Michel Vaguelsy, le «ministre de la Culture» de Coluche.

1. Claude Askolovitch, L'Événement du jeudi, 30 mai au 5 juin 1996. L'Élysée, Coluche y est allé déjeuner avec Jacques Attali. Le président de la République les a rejoints pour le café. Sous les ors et les lambris, Coluche a fumé un joint dans l'antichambre. Il avait déjà vu Mitterrand plus longtemps encore, pendant tout un dîner, chez les Attali et, cette fois-là, c'était sa copine, la grande Fred, qui avait fumé le pétard, sous le nez du Président. Coluche fréquente les allées du pouvoir, mais le hakik à la bouche. Pas de com- promissions. N'empêche que quand on le contacte «de la part de l'Élysée», c'est comme s'il était chargé de mission. La nouvelle marche des beurs de Convergences 84, partie le 3 novembre, arrive le 1 décembre devant la gare Montparnasse. Ceux-là ont inventé la métaphore à deux temps : «La France, c'est comme une mobylette, pour avancer, il lui faut du mélange.» Les affiches du Front national « 2 millions d'immigrés = 2 millions de chô- meurs» couvrent les murs. Les gars de SOS Racisme, eux, ont maintenant trouvé leur badge, la petite main qui dit stop : « Touche pas à mon pote». Ils le vendent pour la première fois à l'arrivée de la marche pour l'égalité. Sur les cinémas de Montparnasse, on affiche La Vengeance du serpent à plumes, qui sort le mercredi suivant. Le film a coûté six millions de dollars. Il ne fera pas plus d'entrées que Dagobert.

« Encore des croquis retrouvés dans le casier à Reiser, écrit Hara-Kiri dans son numéro de décembre. Il ne les aurait pas publiés dans l'état, se proposant assurément de les reprendre pour en faire une œuvre achevée où la plume l'encre et la couleur nous eussent porté à la délectation suprême. Nous devrons nous contenter de l'idée brute, de l'inspiration naissante, de la rapidité fulgurante du trait noir, de ce débordement de vie sur des feuilles volantes. » C'était sans doute un dessin prévu pour le Noël précé- dent, celui qui avait suivi de peu sa mort. La nativité l'avait toujours inspiré. Ça avait commencé avec Mon Papa, qui offrait en cadeau à son fils la perte de ses illusions, ça finissait dans la partouze domestique. «Noël, une vraie fête de famille», annonce le titre. «Mémé fait la bûche... Papa la colle sur le cul de Maman... Papa enfile Maman...» Le dernier dessin montre, en gros plan, les sexes des parents dégoulinants, pendant qu'une bulle, en amorce, fait entendre la voix des enfants, off : «Papa, Maman, on peut lécher?» Concernant la famille, Le Matin a interrogé Coluche : « - Vous avez des enfants? « - Deux garçons, de huit et douze ans. « - Qu'est-ce que vous avez le plus envie de leur dire ? « - Qu'ils se démerdent. »

Trois jours avant Noël, le 22 décembre, Thierry Le Luron donne une fête en l'honneur de son auteur le plus prolifique, Bernard Mabille. C'est au César, « une boîte où les serveuses ont les seins nus », selon Pacadis, mais qui était, plus tôt, « le Mimi Pinson de l'homosexualité popu- laire » où « les valets de chambre andalous sont plus nom- breux que les bonnes espagnoles 1 Toute l'équipe du Gymnase est là. Sim se livre à quelques imitations. « En fin de soirée, nous sommes tous partis en autocar vers les jardins du Trocadéro pour draguer les "michetons" », écrit Alain Pacadis. Tous, donc Thierry Le Luron aussi? Sans doute sont-ce des choses à ne pas dire aussi clairement, et le night-clubber précise, comme s'il s'agissait d'une rétractation : «La veille, j'avais interviewé Thierry. » Le Luron, déjà dans les petits papiers de Pacadis - ceux de Palace Magazine -, arrive par lui jusqu'à Libération, sur

1. Jacques-Louis Delpal, Ultra-guide, Paris la nuit, Éditions du Mont- Cenis, 1976. une pleine page. En 1976, il disait dans sa Radioscopie que, de tous les grands magazines, seul Le Nouvel Observateur ne lui avait jamais consacré une ligne, ni en mal ni en bien. Il était persona non grata dans la presse de gauche. Le voilà dans Libé par les mœurs, sous ce titre « Le Luron : sex and drugs and rock'n'roll». La trilogie de Ian Dury avait constitué le tout premier programme électoral de Coluche aux dernières présiden- tielles. Et dans l'interview, « politique» remplacera en fait «rock'n'roll». Concernant la drogue, Thierry Le Luron a cette remarque de bon sens : «Il est évident que si elle n'avait que des inconvénients, les gens n'en prendraient pas.» Il avoue connaître très bien, avoir «trouvé ça plutôt pas mal », «plutôt agréable », en ce qui concerne le hash ou la coke, et avoir même pris quelquefois de l'héroïne, qu'il n'a pas aimée. Pour le volet politique, quand Pacadis évoque la couverture de Magazine-Hebdo... «A qui j'ai envoyé un droit de réponse et qui n'a pas eu l'honnêteté de le publier! le coupe Thierry. Un journal extrêmement malhonnête, qui m'a prêté des propos que je n'ai pas tenus. D'ailleurs, je le recommande à tous ceux qui man- quent de PQ aux chiottes». Pourtant le magazine ne lui faisait rien dire ni qui soit nouveau, ni qui soit scandaleux. Il faut croire que Thierry regrette simplement, pour son image «centriste», de s'être retrouvé en couverture d'un titre politiquement trop marqué. Enfin Pacadis lui demande sa «position sur les gays», sous prétexte des moqueries que Thierry destine à Jacques Chazot, avec une remarquable constance, depuis plus de dix ans. Réponse : «Je serais très malvenu de cracher dans la soupe, étant donné que, comme pour la came, l'alcool ou le reste en la matière, je suis très... décontracté

1 Libération, 24 décembre 1984. Le 5 janvier 1985, SOS Racisme invité, sur un strapontin, au Droit de réponse intitulé « Nous sommes tous des immigrés », essaye d'épingler son badge à toutes les vedettes de l'émission : Linda de Souza, le footballeur Luis Hernandez, Pierre Perret, Michel Boujenah... A la Guadeloupe, alors que six indépendantistes vont être jugés, Deshaies, la propriété de Coluche, brûle cette fois. Le 10, SOS Racisme donne une conférence de presse, rue Martel, pour présenter ses buts et ses parrains. Coluche en est, tout comme Brigitte Fossey, Pierre Douglas, Françoise Gaspard, Olivier Stirn, le dirigeant chargé des immigrés de la CGT Akka Ghazi, qui passe en coup de vent, ou Georgina Dufoix, la ministre des Affaires sociales, qui glisse la tête, une heure après le début. Le 19 février, Coluche est à la nouvelle conférence de presse de SOS, à l'hôtel Lutetia, cette fois, aux côtés des nouveaux parrains qui étoffent le comité : Valérie Kaprisky, Arielle Dombasle, Marek Halter et Christian Delorme, le « curé des Minguettes ». En six mois, Coluche a réussi à se débarrasser de l'héroïne. Il est en grande forme, ce qui ne fait pas de lui pour autant un heureux caractère. Quand, le 28 février, on sonne chez lui, à 8 heures du matin, rue Gazan, pour lui demander d'aller garer ailleurs sa Cadillac ou sa Buick rouge, qui gêne le passage du bus, il répond par une bordée d'in- jures : « Espèce d'enculé, tas de merde, merde au cul !» Bien sûr, il ne s'agissait pas d'un voisin mais d'un poli- cier, le gardien de la paix Lavaud, qui portera l'affaire en justice, grâce à quoi nous avons le verbatim de la bordée.

Dans le sien, de Verbatim, Jacques Attali note à propos de SOS Racisme : «Jean-Louis Bianco a tout organisé (...) Christophe Riboud a financé. En bon militant, Coluche les soutient parce que je le lui ai demandé 1 ». A Menton, un Arabe de vingt-sept ans est flingué, sans autre raison que de faciès, par deux types d'extrême droite, dont l'un dit être adhérent du Front national. Coluche passe un coup de fil à SOS, le 25 mars, en début d'après-midi, pour demander ce qu'il peut faire pour aider. L'organisation propose des discussions dans les établissements scolaires. Le lendemain, Coluche va donc discuter avec les élèves d'un collège du XX arron- dissement, puis avec les lycéens d'Henri-IV. Bernard- Henri Lévy, Daniel Gélin, Costa-Gavras, Richard Berry font d'autres bahuts. Questionné sur les différences, Coluche a cette phrase : «Moi je suis plutôt fromage, ten- dance parmesan

Coluche est, le 17 mai, l'invité du Jeu de la vérité, enre- gistré au festival de Cannes. Il y joue le jeu, c'est-à-dire qu'il renonce à se payer Patrick Sabatier, tentation à laquelle il n'aurait sans doute pas résisté autrefois. Il joue le jeu, ce qui ne signifie pas qu'il ne dise pas la vérité, une bonne part de celle-ci tout au moins. Les autonomistes qui ont plastiqué sa maison ? Il « sou- tien [t] quand même leur mouvement ». Il a arrêté de boire, il a arrêté la drogue; les relations homosexuelles, il «n'étai[t] pas doué pour cela ». Il est clean, et cool. « Pour dire la vérité, on aura du mal à trouver un meilleur prési- dent que Mitterrand »; ce qui ne l'empêche pas de chanter L'emmerdant, c'est la rose, en duo avec Thierry Le Luron.

Au Gymnase, après avoir fait reprendre le refrain en chœur par le public, Thierry Le Luron conclut

1. Verbatim I, 1981-1986, op. cit., à la date du lundi 1 avril 1985. 2. Julien Dray, SOS Génération, Ramsay, 1987. «l'emmerdant, c'est la rose...» d'un «... plus pour longtemps». La droite a gagné les cantonales de mars et elle attend avec impatience les législatives de 1986. Le fantaisiste qui, l'automne précédent, expliquait à Magazine-Hebdo que Laurent Fabius n'était pas à son programme parce qu'il manquait par trop de personnalité et n'était qu'une pâle copie de Mitterrand, s'est ravisé. Les réactions après son passage à Champs-Élysées, un contrôle fiscal, le fait que la télé ne soit toujours pas venue enregistrer son spectacle lui ont mis le Premier ministre dans le nez, donc à son programme. C'est sur l'air de Ces gens-là, de Brel : «... faut pas jouer les pauvres quand on est plein de sous...» Et c'est le morceau le plus applaudi par son public.

Coluche est moins à Cannes pour faire un duo avec Le Luron ou dire la vérité à Patrick Sabatier que pour la présentation du deuxième film qu'il ait fait avec Dino Risi : Le Fou de guerre. Pour la première fois, il avait lu le script et s'était décidé là-dessus; il était emballé par le personnage. Le tournage avait été pénible, la maladie de Beppe Grillo, l'acteur principal italien, l'avait interrompu, Risi se laissait manœuvrer par ses producteurs, et Coluche avait des sautes d'humeur, mais il y croyait. Et il n'est pas le seul : « Coluche est bouleversant dans un des plus beaux personnages enfantés par le cinéma, despote infantile et dangereux qui se dresse contre la raison avant de retom- ber dans une mélancolie désespérée », écrit Olivier Dazat. Et Jacques Fieschi renchérit : « Sa prestation est un chef- d'œuvre à la fois clinique et lyrique. Gros poupon qui passe du sadisme mégalomane au plus haut pathétique, Coluche se révèle ici un clown immense, avec toutes les nuances qu'exige le cinéma

1 Cinématographe n° 113, septembre 1985. Mais c'est dans la même revue, Cinématographe, et ce n'est pas encore écrit. Au Festival, le film ne fait pas l'unanimité : Risi n'a pas maîtrisé un sujet potentielle- ment formidable, c'était presque ça mais il est passé à côté. Dans la salle, Le Fou de guerre essuie même quelques sifflets. Coluche le prend mal, il insulte les journalistes qui lui tombent sous la main, et décide rien de moins que d'arrêter le cinéma. Le hasard fait que, son projet suivant, Boisset a du mal à en trouver le financement; ça tombe bien. Il plante là tout le monde pour rentrer à Paris à moto avec la petite Fred, une autre des lucioles des Bains- Douches, qui a remplacé la grande Fred.

Desproges, lui, « renonce au petit écran ». C'est ce qu'annonce Le Quotidien de Paris du 23 mai. En fait, au petit écran on ne l'a pas vu depuis un an, depuis la der- nière série de M. Cyclopède, en février 1984, époque où Tchernenko, soixante-douze ans, succédait à Andropov à la tête du PCUS et où Libération titrait : «L'URSS vous présente ses meilleurs vieux ». Cyclopède était en phase avec l'air du temps. Mais Pierre Desproges, désormais, veut faire œuvre littéraire. Son dernier livre, le Dictionnaire superflu à l'usage de l'élite et des biens nantis, n'est que la reprise du « Petit Desproges illustré» de Pilote. Quelques entrées en ont été modifiées : «alunissage» y a remplacé « arrière-voussure », «chaussures a éliminé « crouille », «qua- drumane» a supplanté « queusssi-queumi », et c'est à peu près tout. Non, ce qu'il veut écrire maintenant, c'est un roman. « Pierre Desproges publiera à la rentrée un ouvrage qu'il qualifie modestement de roman de sa vie. Un récit dans lequel il mélange rires et larmes, humour et absurde. Entre-temps, il profitera de l'été pour écrire un nouveau one man show. Pas question pour lui de revenir à la télé- vision : "J'aime mieux mourir d'un cancer douloureux que de recommencer une série de M. Cyclopède. Il faut savoir quitter à temps le petit écran. Voyez Jean-Claude Drouot qui a mis plus de vingt ans pour se débarrasser du costume de Thierry la Fronde."»

Après le badge, l'autre grande idée de SOS Racisme, c'était le rassemblement musical. Coluche se démène pour démarcher ses copains et faire enregistrer par des célébrités les messages publicitaires qui annonceront à la radio le concert géant de la Concorde. Le 15 juin 1985, à 18 heures, Julien Dray laisse à Yvan Dautin, qui a été le tout premier parrain de SOS, l'hon- neur d'ouvrir la fête. Les potes sont déjà plus de cinquante mille. Ils seront bientôt trois cent mille, durant près de douze heures. « Vous êtes l'avenir de ce pays, aucune bombe, aucun excité, fût-il membre de l'Assemblée nationale, ne peut nier cette évidence », leur crie Harlem Désir. Coluche, avec Guy Bedos et Michel Boujenah, fait les intermèdes entre Indochine, les Rita Mitsouko, Téléphone, Francis Cabrel, Jean-Jacques Goldmann, Jean-Luc Lahaye, le groupe Carte de séjour et tant d'autres. Il est de nouveau face à un public, il en avait tant besoin. Il a renoncé au music-hall, renoncé au cinéma, reste la radio. Le 19 juin, ses cheveux ras de Fou de guerre, au- dessus de lunettes roses et d'une chemise hawaiienne ouverte sur le poitrail, détonnent au restaurant du Plaza. Il vient déjeuner avec les patrons d'Europe 1. Philippe Gildas a fait l'entremetteur et s'est porté garant de son changement. Comme pour en donner la preuve, Coluche s'abandonne. « Depuis cinq ans, j'ai fait toutes les conne- ries. Plus même... Mais j'en ai bavé aussi... Au fond, on ne vit que pour ses gosses ; moi, je pouvais même plus les voir ! Plus les voir, mes loufiots ! Heureusement, mainte- nant ils habitent de l'autre côté du parc Montsouris, à cent mètres de chez moi. Maintenant, je les vois quand je veux... Mais dix fois, j'ai failli me flinguer. Les enfants, dans la vie, y a que ça ». Il se met à pleurer. Europe 1 dit banco, vous commencez immédiatement ! Ce n'est pas la preuve d'une conversion subite, c'est sim- plement l'été qui vient, une période creuse. A ce moment- là, l'audience est sur les plages et le podium d'Europe 1 aussi. C'est Thierry Le Luron qui y sera face au public, quarante-cinq villes durant, précédé par Catherine Lara ou Stone et Charden, présenté par Michel Drucker. A Paris, Coluche parlera dans le vide, ou presque. Le banco, c'est pour deux mois d'essai à un moment où ses écarts de langage ne feraient guère de vagues. Le lendemain, Coluche est condamné à deux mois fermes pour les insultes proférées au saut du lit, en février, devant sa bagnole mal garée. Il a négligé de se rendre à l'audience. C'est donc un repris de justice, au lieu du Coluche amendé, qui arrive à Europe 1, en juillet. Et un motard toujours aussi accro : entre deux tranches de radio, il tente de battre le record du monde de vitesse du kilomètre lancé, à Nardo, en Italie, le 17 juillet. Dans le même temps, à Auckland, en Nouvelle-Zélande, les ser- vices secrets français tentent de battre le record de propulsion à l'explosif de bateau nommé Greenpeace. Coluche a suscité moins de remous. A la rentrée, des affiches annoncent partout son retour à Europe 1, tous les jours à 18 heures. On l'y voit tarte à la crème en main, prêt pour le jeu de massacre universel : Y en aura pour tout le monde. Il a naturellement fait appel de sa peine mais, à mesure qu'approche l'audience, et la veille encore de celle-ci, il répète à l'antenne : «Les flics sont tous des enculés, le jugement, j'en ai rien à foutre.» Il profite aussi de

1 Paris Match, 4 juillet 1986. l'antenne pour envoyer des messages personnels «à Fred la plus belle », sa petite amie. Et puis il raconte des blagues, celles qui traînent partout et jusque sur les papiers de Carambar. Le 19 septembre, devant la chambre correctionnelle, il a pourtant épinglé sa médaille de chevalier des Arts et Lettres à côté du badge «Touche pas à mon pote!». «Coluche ne veut-il pas regretter ses propos?» propose, conciliant, le président Ducos. «- Je plains le pauvre type qui a tout pris dans la poire, mais je ne peux pas dire que je regrette. » « Cela suffira pourtant au magistrat pour assimiler cette réplique à des excuses », commente le Quotidien de Paris. Libération a, semble-t-il, entendu tout le contraire, et vu Coluche s'excuser plutôt platement : «Le gardien de la paix Lavaud a pu se permettre de rejeter, superbe- ment, ses excuses et ses regrets. Quant à ceux qui, nom- breux dans la salle, souhaitaient au contraire un esclandre et espéraient que l'ancien candidat à la prési- dence de la République traite à leur tour de «pédés» et d'«enculés» le juge et le procureur, ils en ont été pour leurs frais Toujours est-il que les deux mois de prison ferme se transforment en soixante heures de travaux d'intérêt général, à exécuter les samedis et dimanches, dans le délai d'un an, dans les jardins publics du XVIII arrondis- sement.

C'est donc le cœur léger que Coluche peut, le 25 septembre, convoler en carnavalesques noces avec Thierry Le Luron. Celui-ci attend depuis quelques années l'occasion de se venger d'Yves Mourousi qui avait eu le culot de ne pas goûter son Marigny. Et voilà que

1. Jean-Paul Cruse, Libération, 20 septembre 1985. Mourousi se marie façon reine d'Angleterre avec Véronique d'Alençon, aux arènes de Nîmes, à peine suffi- santes pour contenir ses milliers d'invités; sponsorisé de la tête aux pieds et retransmis sur tout ce que les médias comptent de canaux. Une occasion en or et Paul Lederman a soufflé la solution : faire la même chose en plus farce encore, si c'est possible. La jalousie de teigne, et les coups de pied dans les chevilles de starlette hystérique, c'est Le Luron, Coluche s'en fout. Ce qui lui plaît, c'est d'être un gros bonbon rose, de pouvoir se travestir au long des rues de la capitale comme il ne le fait d'habitude que dans des périmètres plus limités. A 11 heures, place du Tertre, Johnny Halliday, le témoin pressenti de Coluche, et Philippe Bouvard, celui de Thierry Le Luron, se sont défilés. C'est entre Eddie Barclay et Paul Lederman que les futurs mariés pénètrent dans le musée de cire de Montmartre. Michou a envoyé quelques beaux travestis de son cabaret, qui sont assez loin de la bouffonnerie de Coluche, noyé dans deux mètres cubes de mousseline et qui se contentera, toute la journée, d'envoyer des baisers de sa bouche outrageuse- ment fardée. L'outrance même de cette mise en scène semble démentir les rumeurs de plus en plus insistantes qui concernent l'homosexualité de Thierry Le Luron. En même temps, mariage travesti, elles les avalise. Mais c'est Coluche qui fait la femme. Pour le public de Thierry, cela suffit-il à le mettre du bon côté? En tout cas, Coluche lui donne la main dans cette affirmation ou dans cette épreuve. Pour le reste, il le laisse régler ses comptes. C'est Thierry qui fait - qui lit - les bons mots dûment préparés : «Je préfère me marier dans une fausse commune qu'avec une ordinaire»... «Si nous avons une fille nous l'appellerons Yves»... «Notre mariage est bidon, mais nous on le dit!» Pareillement, au Fouquet's, que l'on a rejoint en calèche au milieu de haies de badauds, c'est Thierry qui fait un dis- cours où, évoquant le « doigt d'honneur» que Véronique d'Alençon lui a montré, sur Canal Plus, il affirme que la jeune femme « a dû acquérir quelques réflexes propres à satisfaire son époux ». Mourousi y devient «la reine de Nîmes, entouré de Carmen sida».

Le lendemain, Coluche, loin de cuver sa gueule de bois à l'antenne, «lance l'idée, comme ça»... Quelle idée ? « Y a un truc qui commence à m'échauffer sérieusement. C'est qu'on a reçu beaucoup de courrier qui disait : Vous chantez pour Médecins sans diplôme, mais tout le pognon s'en va à l'étranger. Quand est-ce que vous allez chanter pour les chômeurs? Et j'ai une petite idée comme ça (...) une cantine gratuite (...) Qu'aurait comme ambition de faire deux mille, trois mille couverts par jour, gratuitement. (...) on essaiera, un jour, de faire une grande cantine, peut-être cet hiver. Gratos. Voilà. Je lance l'idée comme ça. »

C'est le temps du caritatif chantant. Tout a commencé le Noël précédent, un chanteur anglais post-punk, Bob Geldof, a créé le Band Aid et imposé par son clip, entre la dinde et la bûche, l'image de l'enfant au ventre ballonné par la faim, aux yeux exorbités comme la planète indiffé- rente sur laquelle il meurt. Son 45 tours, Do they know it's Christmas? s'est vendu à trois millions d'exemplaires et a permis de recueillir huit millions de dollars en faveur de l'Éthiopie. Paris a suivi, où Manu Dibango et Alpha Blondy ont imaginé Tam-Tam pour l'Éthiopie, soit quatre millions de francs recueillis au profit de Médecins sans frontières. Puis Renaud et Valérie Lagrange ont réuni trente-six interprètes dans Chanteurs sans frontières et recueilli plus de sept millions de francs pour la même organisation. Aux États-Unis, c'est à quarante-cinq pop stars que Harry Belafonte a fait chanter la chanson de Michael Jackson et Lionel Ritchie We are the world... Bilan : cinquante millions de dollars pour venir en aide à treize pays d'Afrique. La revue Problèmes économiques peut intituler un numéro : «Le show-business au service du développement ». Développement, c'est naturellement l'abréviation de développement du tiers monde, ou des pays en voie de développement. A l'inverse, les réactions entendues par Coluche semblent venir tout droit du « cartiérisme », comme l'on disait du vivant de Raymond Cartier, directeur de Paris Match, le roi de l'assonance et de « la Corrèze avant le Zambèze». Dans cette même lignée, on en est à la « préférence nationale ». Mais quand Le Figaro Magazine joue à effrayer son monde en prévoyant que huit millions d'étrangers non européens vivront en France en 2015 - chiffre qu'un spécialiste de l'Ined divise alors par dix - Coluche répond : «Le Figaro Margarine titre aujourd'hui : "Serons-nous encore français dans trente ans?" Eh bien, nous, on peut se poser la question de savoir s'ils sont déjà racistes. » Le show-biz est donc devenu généreux, quoi de plus normal ? Cela fait quinze ans qu'il s'acharne à détruire la politique, avec quelque succès. Sur ce champs de ruines, il faut bien qu'il s'y colle. Coluche n'est pas devenu prési- dent de la République mais le voilà père nourricier de la nation, c'est tout comme. Dès le lendemain de l'idée lan- cée comme ça, le ministre de l'Agriculture, Henri Nallet, a pris contact avec lui. Jacques Attali est également inter- venu. Il serait exagéré de dire que le ministre a été mis au service de Coluche, n'empêche qu'à Jean-Mi, «ministre de la Culture» pour rire, a succédé un authentique ministre de l'Agriculture. Et une sorte de cabinet, avec trois retraités de l'agro-alimentaire : un ancien P-DG de Lesieur Algérie, Paul Houdard, qui deviendra le trésorier de l'association, un polytechnicien, Francis Bon, qui s'oc- cupera des comités régionaux, un ingénieur des Mines, Jacques Mariette, qui sera responsable pour Paris et l'Ile- de-France.

Quel pouvoir pour le saltimbanque! Coluche n'a pu être candidat mais au Gymnase, il avait réuni six cent mille spectateurs, un record, un plébiscite. N'était-ce pas mieux? Et, quelques mois plus tard, Giscard était tombé. Le Luron, au même Gymnase, s'est fixé comme objectif trois cents représentations, il les aura, les réservations le prouvent. Soit, à la fin de l'année, quatre cent mille spec- tateurs. Est-ce le signe que la vague rose va retomber, aux législatives de mars prochain? Le général de Gaulle disait que « la politique de la France ne se fait pas à la corbeille ». Peut-on penser qu'elle se défait au music-hall? 8

Fini de rire !

Coluche est à la radio tous les jours, Coluche est à la télé tous les jours. Pour être l'invité d'une seule émission, il avait fait une grève de la faim. Maintenant qu'il y est, c'est de la faim des autres qu'il parle. Le 2 octobre 1985, à 12h30, il est l'invité de Direct, sur Canal Plus. C'est pour présenter sa prochaine émission quotidienne sur la chaîne. «Dans l'esprit, explique Pierre Lescure, ce sera un peu Le Café de l'Europe, cette émission qui, au début des années 60, réunissait sur Europe 1 des gens comme Maurice Biraud et Yvan Audouard. Ils commentaient l'actualité à leur manière. Imprévisible. » Cette émission avait en réalité été d'abord très écrite, par Alexandre Breffort, le père d'Irma la douce ; Roméo Carlès et Maurice Biraud se bornaient à en enjoliver le canevas. Elle était de la fin des années 50, et le nouveau pouvoir gaulliste lui avait très vite supprimé le direct. Si Pierre Lescure commet ces erreurs de détail, c'est que la référence vient de Coluche. Entre douze et seize ans, il l'a beaucoup écoutée et Maurice Biraud reste pour lui le grand précurseur. Toujours est-il que dès cet apéritif à sa future émission, Coluche en profite pour dire qu'il va « lancer une chaîne de restaurants gratuits : deux cent mille repas par jour». Et aussi pour annoncer son retour à la scène, après cinq ans d'absence, vers la fin de l'année 1986, au Zénith. Son idée de restaurants gratuits, il y a intéressé le fils de Paul Lederman, venu avec son père assister à l'une de ses émissions d'Europe 1. Alexandre Lederman est élève de l'École supérieure de commerce de Paris, et l'opération lui semble pouvoir être l'un de ces travaux pratiques que savent mettre en œuvre les « juniors-entreprises» de ces établissements. Un réseau de vingt-deux écoles de commerce de province est mis sur pied, qui s'occupera de la logistique et de l'information. Les managers en herbe associés aux pouvoirs publics, c'est sans doute la concep- tion coluchienne de l'économie mixte. Le lundi 7 octobre, à 20h15, en direct et en clair, débute sur Canal + Un faux. Coluche porte un tee-shirt griffé de cette citation de Cavanna : «Les hommes nais- sent libres et égaux en droits. Ensuite, ils se mettent à boire...» Un car vidéomaton permet à tous ces hommes libres et égaux, c'est-à-dire à n'importe qui, d'enregistrer un message, d'une durée inférieure à une minute. Sinon, l'émission pourrait ressembler au «Journal des cons» de Charlie Hebdo, les images animées remplaçant les cou- pures de presse. Sauf qu'il est plus facile de découper des journaux que d'obtenir des images télévisées. L'actualité nationale, la rédaction de la chaîne se la garde. On veut bien le laisser faire joujou avec celle de l'étranger. Coluche est donc poussé du côté du bêtisier des antipodes quand il voudrait faire du journalisme satirique. Mais le journalisme, comme les candidatures présidentielles, c'est chasse gardée.

Les jardins publics du XVIII arrondissement se sont transformés en port de mer. Le 10 novembre, Coluche est à Quimper pour donner le départ à un catamaran barré par cinq jeunes mal barrés, en direction de la Guadeloupe. Il purge là sa peine de travaux d'intérêt col- lectif en mettant sa notoriété au service de l'opération «Stop galère », organisée par le Centre national de préven- tion de la délinquance. Le même jour, Guy Bedos, à Louvain-la-Neuve, en Belgique, apporte sa contribution à la carcinogenèse : «Il ne serait pas étonnant que je meure d'une tumeur étant humoriste (on est prié de faire la liaison). C'est fou, tous, ils ne pensent qu'à ça. Trois jours plus tard, à 18 heures, une journaliste du Figaro, Christine Clerc, arrive dans le bureau de Coluche, à Europe 1. Insistons sur la chronologie : le 13 novembre, c'est quinze jours après que Le Figaro Magazine s'est demandé : « Serons-nous encore français dans trente ans?» Les choses commencent normalement, et voilà que la journaliste lui demande s'il lui arrive de mépriser ses auditeurs. « - C'est toi qui pues le mépris, sale bourgeoise. C'est ton journal de merde qui est raciste. «Il balance mon chapeau, me prend à la gorge, commence à serrer, me secoue... » Il lui jette son sac derrière elle. Quand elle revient cher- cher les papiers qui en sont tombés, il lui lance une bou- teille d'eau. «J'ai eu huit jours d'arrêt de travail et des marques rouges au cou. Coluche ne s'est pas arrêté là. Chaque matin, à l'antenne, il déblatérait à propos de "la vieille avec un chapeau qui est venue nous voir". Moi, j'at- tendais au minimum des excuses. J'ai donc porté plainte pour injures, coups et blessures 2 »

Des femmes qui tombent. Le « roman de sa vie » de Pierre Desproges vient de paraître. Guy Lagorce, dans Le Figaro,

1. Propos recueillis par Frank Tenaille, Paroles et Musique n°56, janvier 1986. 2. L'Événement du jeudi, 30 mai au 5 juin 1996. cite à son propos Pierre Dac et Francis Blanche, André Breton, Marcel Aymé et Alexandre Vialatte, considérés comme autant de représentants du surréalisme. Dans Le Matin, Gilles Tordjman, décrit l'ouvrage comme «un petit monument de méchanceté humaniste et désespérée auprès duquel, dit-on, on croise à la nuit tombée le fantôme de Chaval en conversation avec le solex de Jacques Sternberg ».

Depuis deux mois, Coluche parle à l'antenne de ses Restaurants du cœur. Le courrier reçu à Europe 1 n'est plein que de cela. La station leur accorde donc, le 14 décembre, six heures et demie d'antenne. Des gens aussi différents de lui que Daniel Guichard et Gérard Lenormand, qui «font les premières parties de Jacques Chirac», comme il dit, entourent Coluche avec Enrico Macias et Rika Zaraï, Michel Sardou et Johnny Halliday ou Daniel Balavoine. Trois cent mille francs sont apportés directement dans les studios de la rue François-I du chèque aux pièces de la tirelire, et cinq millions de francs constitueront la collecte finale de la journée. Le 21 décembre, à Aubervilliers, Coluche ouvre le premier restaurant du cœur. C'est un chapiteau sur un ter- rain vague. Alors que la première chaîne privée en clair, la Cinquième de Berlusconi, a débuté un mois plus tôt toute en strass et en paillettes, qui pourrait croire que le music- hall ait à voir avec les papiers gras et la corvée de pluches ? Mais malgré tous les efforts, l'on ne parvient à servir que 10% des deux cent mille repas quotidiens annoncés, et il n'y a aucun point de distribution dans Paris intra muros. Thierry Le Luron, qui s'apprête à boucler les quatre cent mille spectateurs payants, s'écroule pratiquement sur la scène du Gymnase. Il doit être hospitalisé d'urgence à

1. Le Matin, 31 décembre 1985. l'hôpital Lariboisière. Le dernier rempart de l'aventure bête et méchante cède également. Georges Bernier, dit le professeur Choron, a déposé le bilan d'Hara-Kiri. Mais, en janvier 1986, Thierry Le Luron réapparaît et affirme qu'il poursuivra son spectacle jusqu'au 16 mars, jusqu'aux législatives. Il reprend assis sur une chaise, il ne peut plus guère marcher. Son ouïe a beaucoup baissé, il a des trous de mémoire, inverse l'ordre des sketches et en saute des passages entiers. Il refuse pourtant toute idée de play-back et, soir après soir, il tient.

Pierre Desproges a la haine chevillée au corps, et la concision. Et comme il sait que l'on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même, il rédige lui-même le communiqué de presse qui annonce la création, en février prochain, de ses Chroniques de la haine ordinaire. «Mon but est de pousser à 18h55 une longue plainte désenchantée jusqu'à 19 heures. Afin de massacrer à la hache les idées reçues, le ton choisi sera celui de la perfidie forestière, car seule la langue fourchue d'un homme des bois pourra venir à bout de la langue de bois des Français de souche. Christine Ockrent a choisi RTL, Isabelle Adjani a choisi Woolite, je choisis France Inter. » S'ensuivent quelques échos médiatiques. Et Frank Tenaille a les mots qui comparent juste : «—Tu me fais penser à Reiser. Il y a chez toi un côté malice féminine : ta façon de retourner les évidences, de jouer sur l'ambiguïté... «- Tiens, Reiser, voilà quelqu'un dont l'absence me pèse... Un être lumineux... Je te donnerais bien la liste de ceux que j'aurais aimé voir partir à sa place : c'était pas une urgence !... Oui, il y a une façon de rire des femmes qui m'est très familière, qui ne m'agresse pas du tout

1. Paroles et Musique n° 56, janvier 1986. On est à cinquante jours des élections législatives, et là où les médias se regroupent d'habitude pour des fourchettes électorales, ils le font cette fois pour les Restos du cœur. A l'après-midi offert par TF1 le 26 janvier, se sont jointes les radios périphériques. Tout l'audiovisuel est là, y compris les revenantes comme Danièle Gilbert. Et, du coup, les plafonds explosent : vingt à vingt-cinq millions de francs sont recueillis, qui permettront, durant les trois mois suivants, de servir jusqu'à soixante mille repas quotidiens dans plus de cinq cents lieux. Le lendemain, Libération canonise le comique nourricier à sa une : «Saint Coluche». Mais Desproges le rabat-joie, l'empêcheur de sanctifier en rond, comme on l'interroge sur le contenu de ses futures Chroniques, raconte partout et jusque dans les colonnes de Libération : «J'ai aussi envie de me payer saint Coluche. Il y a une surenchère de gluance : disques pour l'Éthiopie, Médecins sans scanner, etc. Je vais ouvrir les restaurants du foie pour les nouveaux riches... » «La politique peut-elle se passer de Coluche?» Le Matin du 3 février consacre deux pages à cette question. Antoine Spire, Lucien Sfez et Gérard Guégan en débattent. «Coluche a fait l'événement à la télé en ralliant autour de lui le monde politique. Les professionnels de la politique seraient-ils aujourd'hui devenus sans voix et ne pourraient-ils plus se faire entendre sans l'intercession d'un homme de spectacle?» C'est à Coluche que radio et télévision avaient coupé le son au moment où, justement, il entendait se mettre aux voix. Et voilà que, sans lui, les hommes politiques seraient aujourd'hui muets. Le Luron a été leur ventriloque, Coluche est leur porte-voix? Étrange époque. Mais c'est au sens exact, concret du terme que, sur le plateau de Champs-Élysées, Thierry Le Luron se retrouve sans voix. Le trou, absolu, irrémédiable, au moment d'entamer son sketch sur Raymond Barre. Michel Drucker a enchaîné et le téléspectateur n'a sans doute rien vu. La télé, elle, ne se tait jamais. A 18h55, sur France Inter, Pierre Desproges a poussé les trois minutes de sa «longue plainte désenchantée». A 23 heures, sur la troisième chaîne, il est l'invité unique de Jérôme Garcin. Une Boîte aux lettres pour Desproges d'aujourd'hui - Des femmes qui tombent - et Desproges d'hier avec deux extraits du Petit Rapporteur, onze ans plus tôt : son interview de Françoise Sagan et celle, qu'il fit en duo avec Daniel Prévost, de Jean-Edern Hallier. Et encore une lettre ouverte d'Odile Grand, journaliste de L'Événement du jeudi qui fut sa collègue à L'Aurore. Depuis, Le Figaro a absorbé l'Aurore, et Renaud Matignon revient sur le livre de Desproges dont son jour- nal a pourtant déjà parlé. Des femmes qui tombent, c'est «un irrésistible roman». Desproges : «obsédé par la mort, il ricane pour mieux préserver sa pudeur et la nôtre ». Pudique toujours, il a avoué à propos des cantines de Coluche, «laïques, chrétiens, juifs ou communistes, il y a des organismes qui marchent bien pour ça. Person- nellement, j'ai mes pauvres, ça me donne bonne conscience, mais jamais je ne les exhibe et ça me gêne que les autres le fassent Jacques Chirac, lui, le 26 février à L'Heure de vérité, justi- fie son absence de la grand-messe charitable des médias, un mois plus tôt, par la volonté de ne pas cautionner une opé- ration servant à réactiver les soupes populaires. Il explique surtout que les Restaurants du cœur sont le signe d'un appauvrissement général qui est dû au pouvoir socialiste. Alors que commence la campagne des législatives, l'une des affiches du RPR reprend l'idée : «T'as voulu voir le pouvoir d'achat, et t'as eu les Restaurants du cœur.» Tandis

1 Le Figaro, 5 février 1986. 2. Propos recueillis par Xavier Villetard, Libération, 3 février 1986.