« Comme Une Ambiance De Bar Mitzvah »
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POLITIQUE ET RELIGIONS « COMME UNE AMBIANCE DE BAR MITZVAH » ENQUÊTE « Vous êtes une revue engagée ? », « Pourriez- vous m’envoyer un exemplaire avant ? ». Enquêter sur le dîner du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France), c’est être souvent confronté à des questions de ce type. Une vigilance légitime, au fond. Que sait-on vraiment de cet événement qui réunit chaque année l’élite du pouvoir et la communauté juive organisée, en dehors des clichés qui lui sont associés (« dîner mondain », « soirée de gala ») et des polémiques qu’il suscite parfois ? Depuis trente ans qu’il existe, le dîner nous en dit pourtant beaucoup sur la République et son rapport au fait religieux. Histoire d’un rituel éminemment politique. PAR GHISLAIN DE VIOLET 48 49 LE DÎNER a même « fait des petits », d’autres groupes à caractère Grâce à ses nombreux réseaux dans DU CRIF identitaire cherchant à inscrire leur propre repas dans le calendrier républicain, comme le Conseil de coordina- la sphère politique, notamment tion des organisations arméniennes de France (CCAF) à gauche, Théo Klein parvient ou le Conseil représentatif des Français d’Outre-Mer (CREFOM). à convaincre le Premier ministre, ôtel Pullman Montparnasse, mercredi 22 Pour comprendre la réussite de la soirée du CRIF, un Laurent Fabius, de parrainer février, 20 heures. Bruno Le Maire, tout sourire, petit retour en 1985 s’impose. C’est cette année-là que la première édition du dîner H franchit un cordon de policiers, laissant le dîner est créé par le Conseil représentatif des institu- derrière lui le quatre étoiles parisien où il vient de passer tions juives de France. L’idée vient de Théo Klein, cha- et à réserver un salon au Sénat. une tête et la grappe de journalistes massés devant rismatique président de l’association née dans la clan- l’entrée du gratte-ciel. Les flashes des appareils photos destinité, en 1943. Par cette initiative, l’ancien résistant nombreux réseaux dans la sphère politique, notamment crépitent au rythme des berlines dont s’extirpent des devenu avocat d’affaires ambitionne d’imposer « l’orga- à gauche, Théo Klein parvient à convaincre le Premier figures du Tout-Paris de la politique, des associations, nisation qu’il dirige comme l’interlocuteur privilégié des ministre, Laurent Fabius, de parrainer la première des affaires ou des institutions religieuses. Tiens, voilà pouvoirs publics », écrit le sociologue Samuel Ghiles- édition du dîner et à réserver un salon au Sénat. Jean-Jacques Urvoas, le ministre de la Justice. Bientôt Meilhac dans son livre consacré à l’histoire du CRIF. Le La rencontre a lieu le 19 octobre 1985. Quelques Laurent Fabius et Théo Klein, 19 octobre 1985 suivi par Maurice Lévy, le patron de Publicis ou Dalil Consistoire était, depuis 1808, l’organe en lien avec les dizaines de cadres du CRIF sont présents, ainsi qu’une © Daniel Franck Boubakeur, le recteur de la Grande Mosquée de Paris. autorités sur les questions religieuses. Le CRIF serait poignée de journalistes et de politiques, comme Simone Emmanuel Macron marque un stop devant un bouquet donc la voix des Français juifs sur les questions poli- Veil ou l’ancien ministre Lionel Stoléru. « Et aussi Jack a remplacé Laurent Fabius à Matignon, déclare que le de micros pour se féliciter du « tournant historique » que tiques. Aujourd’hui âgé de 96 ans, Théo Klein nous a Lang, qu’on n’avait pourtant pas invité », se remémore dîner « a désormais toute la dignité d’une tradition, voire constitue son alliance avec François Bayrou, officialisée reçus à son domicile de Saint-Cloud, où il vit avec son Jacqueline Keller. Celle qui est alors directrice générale d’un rite ». Dès sa troisième édition ! L’événement reste dans la journée. Et François Hollande, notoirement peu épouse. « L’idée du dîner était assez culottée, juge-t-il du CRIF décrit une ambiance bien différente de celle de pourtant encore assez confidentiel au début des années porté sur la ponctualité, est presque à l’heure ! Difficile rétrospectivement. Ça impliquait que la communauté la réception actuelle. « C’était presque comme un dîner de 1990, malgré des invités toujours plus nombreux et de faire autrement pour l’invité d’honneur de la soirée, juive ait le courage de s’inscrire dans la vie publique comme travail », hausse-t-elle les épaules. Théo Klein y exprime divers. Ce n’est vraiment qu’au tournant du siècle qu’il en même temps. À l’intérieur, le cocktail a déjà pris fin. une communauté particulière […] Il ne s’agissait pas devant Laurent Fabius « les préoccupations et les satisfac- prend une autre dimension politique et médiatique. Le lobby marbré de l’établissement a été déserté au seulement d’exister mais d’exister visiblement », explique- tions de la communauté juive », résume Haïm Musicant, Les débats autour de la mémoire dans les années 1990, profit de la grande salle où sont maintenant attablés des t-il en détachant bien les syllabes sur ce dernier mot. successeur de Jacqueline Keller et présent comme elle l’émergence d’une nouvelle forme d’antisémitisme liée centaines de convives. à cette occasion. Selon l’universitaire Samuel Ghiles- aux soubresauts du conflit israélo-palestinien au début Si Théo Klein ne se souvient pas de l’impulsion qui a Meilhac, qui a eu accès aux archives des échanges, le des années 2000, les progrès des technologies (le dîner Si des touristes étrangers pouvaient assister à la scène donné naissance à son projet, le contexte de l’époque président du CRIF s’autorise une critique vigoureuse de est retransmis sur Public Sénat à partir de 2007) contri- (la rue est bouclée, sécurité oblige), nul doute qu’ils ima- y a certainement pris une large part : le Front national la diplomatie française et défend certaines options de buent à renforcer sa visibilité. Tout comme le rempla- gineraient quelque réception mondaine ou culturelle. Et commence alors à émerger comme force électorale et la politique israélienne. Il met aussi en garde Laurent cement du Premier ministre par le président comme non un événement où sont rassemblés la plupart des plusieurs attentats antisémites ont eu lieu récemment Fabius contre la réforme du mode de scrutin envisagée « guest star » dès 2008. Le dîner est devenu un passage responsables politiques du pays. Un lieu où le pouvoir à Paris (attentat de la rue Copernic en 1980, attentat de par François Mitterrand, qui pourrait bénéficier au FN obligé pour la classe politique française, une « institu- dialogue presque d’égal à égal avec une composante la rue des Rosiers en 1982). Le CRIF cherche à s’assurer lors des élections législatives de 1986 (et de fait). Vient tion, reconnaît Théo Klein. Alors que ça n’avait pas du particulière de la société. Où les journalistes se pressent du soutien de la République. Un appui qui serait affirmé ensuite le tour du chef du gouvernement, qui répond tout cette prétention quand je l’avais lancé ». On n’est pas pour récolter les confidences des élus, à l’instar d’une publiquement, et non plus seulement dans le secret des point par point à son hôte. « Ce n’étaient pas des amabi- obligé de le croire. Karine Le Marchand, se faisant inviter pour approcher cabinets ministériels. Rama Yade, qui a assisté au dîner lités, on était dans un véritable dialogue », insiste Haïm Alain Juppé et lui proposer de participer à l’une de à de nombreuses reprises quand elle était au gouver- Musicant. DÎNER, MODE D’EMPLOI ses émissions. « C’est assez bluffant d’avoir accès à des nement, a été frappée par cette dimension : « On sent Depuis sa première édition, le dîner du CRIF suit une gens aussi divers et qui se retrouvent dans un rapport pendant le dîner une volonté quasi physique d’être compris Théo Klein a remporté son pari. Les premiers convives trame presque inchangée jusqu’à nos jours. La soirée convivial », remarque auprès de nous une personna- et rassuré. Il y a un vrai sentiment d’être assiégé au sein de du dîner se quittent en se promettant de rééditer l’expé- s’ouvre par un cocktail relativement long avant de lité des médias qui y a son rond de serviette. Le dîner la communauté juive. C’est assez émouvant. » Grâce à ses rience l’année suivante. Et en 1987, Jacques Chirac, qui se poursuivre par un repas placé dont les discours 50 51 « C’est assez fin et raffiné dans bien. » C’est à ce pluralisme autant qu’à certaines règles non écrites de l’organisation du dîner que la soirée doit l’assiette. Des amis journalistes son caractère agréable et bienveillant, selon les témoins m’ont raconté que ce pauvre que nous avons interrogés. « Il y a comme une ambiance de Bar-Mitzvah. Après les discours, on passe d’une Chirac, qui avait un bon coup de ambiance solennelle à une partie bon enfant », explique Haïm Musicant. « Tout le monde se lève et butine de table fourchette, est parfois passé dans en table », note Gilles-William Goldnadel, qui y voit la un restaurant après le dîner. » marque du « manque de discipline juif ». Pour l’avocat parisien connu pour son franc-parler, « c’est vraiment un JACQUELINE KELLER, cadre sympathique, pas du tout balai dans le c… si vous me ANCIENNE DIRECTRICE permettez l’expression ». GÉNÉRALE DU CRIF Un tableau que l’auteur de ces lignes confirme, pour l’avoir constaté le 22 février dernier, après s’être échappé un instant de la salle de presse réservée aux journa- listes. Dans le joyeux brouhaha du grand salon, alors C’est Chirac, furieux : “J’ai lu le texte que vous avez remis que le dîner touche à sa fin, François Hollande prend à M.