POLITIQUE ET RELIGIONS « COMME UNE AMBIANCE DE BAR MITZVAH »

ENQUÊTE

« Vous êtes une revue engagée ? », « Pourriez- vous m’envoyer un exemplaire avant ? ». Enquêter sur le dîner du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de ), c’est être souvent confronté à des questions de ce type. Une vigilance légitime, au fond. Que sait-on vraiment de cet événement qui réunit chaque année l’élite du pouvoir et la communauté juive organisée, en dehors des clichés qui lui sont associés (« dîner mondain », « soirée de gala ») et des polémiques qu’il suscite parfois ? Depuis trente ans qu’il existe, le dîner nous en dit pourtant beaucoup sur la République et son rapport au fait religieux. Histoire d’un rituel éminemment politique.

PAR GHISLAIN DE VIOLET

48 49 LE DÎNER a même « fait des petits », d’autres groupes à caractère Grâce à ses nombreux réseaux dans DU CRIF identitaire cherchant à inscrire leur propre repas dans le calendrier républicain, comme le Conseil de coordina- la sphère politique, notamment tion des organisations arméniennes de France (CCAF) à gauche, Théo Klein parvient ou le Conseil représentatif des Français d’Outre-Mer (CREFOM). à convaincre le Premier ministre,

ôtel Pullman Montparnasse, mercredi 22 Pour comprendre la réussite de la soirée du CRIF, un Laurent Fabius, de parrainer février, 20 heures. Bruno Le Maire, tout sourire, petit retour en 1985 s’impose. C’est cette année-là que la première édition du dîner H franchit un cordon de policiers, laissant le dîner est créé par le Conseil représentatif des institu- derrière lui le quatre étoiles parisien où il vient de passer tions juives de France. L’idée vient de Théo Klein, cha- et à réserver un salon au Sénat. une tête et la grappe de journalistes massés devant rismatique président de l’association née dans la clan- l’entrée du gratte-ciel. Les flashes des appareils photos destinité, en 1943. Par cette initiative, l’ancien résistant nombreux réseaux dans la sphère politique, notamment crépitent au rythme des berlines dont s’extirpent des devenu avocat d’affaires ambitionne d’imposer « l’orga- à gauche, Théo Klein parvient à convaincre le Premier figures du Tout-Paris de la politique, des associations, nisation qu’il dirige comme l’interlocuteur privilégié des ministre, Laurent Fabius, de parrainer la première des affaires ou des institutions religieuses. Tiens, voilà pouvoirs publics », écrit le sociologue Samuel Ghiles- édition du dîner et à réserver un salon au Sénat. Jean-Jacques Urvoas, le ministre de la Justice. Bientôt Meilhac dans son livre consacré à l’histoire du CRIF. Le La rencontre a lieu le 19 octobre 1985. Quelques Laurent Fabius et Théo Klein, 19 octobre 1985 suivi par Maurice Lévy, le patron de Publicis ou Dalil Consistoire était, depuis 1808, l’organe en lien avec les dizaines de cadres du CRIF sont présents, ainsi qu’une © Daniel Franck Boubakeur, le recteur de la Grande Mosquée de Paris. autorités sur les questions religieuses. Le CRIF serait poignée de journalistes et de politiques, comme Simone Emmanuel Macron marque un stop devant un bouquet donc la voix des Français juifs sur les questions poli- Veil ou l’ancien ministre Lionel Stoléru. « Et aussi Jack a remplacé Laurent Fabius à Matignon, déclare que le de micros pour se féliciter du « tournant historique » que tiques. Aujourd’hui âgé de 96 ans, Théo Klein nous a Lang, qu’on n’avait pourtant pas invité », se remémore dîner « a désormais toute la dignité d’une tradition, voire constitue son alliance avec François Bayrou, officialisée reçus à son domicile de Saint-Cloud, où il vit avec son Jacqueline Keller. Celle qui est alors directrice générale d’un rite ». Dès sa troisième édition ! L’événement reste dans la journée. Et François Hollande, notoirement peu épouse. « L’idée du dîner était assez culottée, juge-t-il du CRIF décrit une ambiance bien différente de celle de pourtant encore assez confidentiel au début des années porté sur la ponctualité, est presque à l’heure ! Difficile rétrospectivement. Ça impliquait que la communauté la réception actuelle. « C’était presque comme un dîner de 1990, malgré des invités toujours plus nombreux et de faire autrement pour l’invité d’honneur de la soirée, juive ait le courage de s’inscrire dans la vie publique comme travail », hausse-t-elle les épaules. Théo Klein y exprime divers. Ce n’est vraiment qu’au tournant du siècle qu’il en même temps. À l’intérieur, le cocktail a déjà pris fin. une communauté particulière […] Il ne s’agissait pas devant Laurent Fabius « les préoccupations et les satisfac- prend une autre dimension politique et médiatique. Le lobby marbré de l’établissement a été déserté au seulement d’exister mais d’exister visiblement », explique- tions de la communauté juive », résume Haïm Musicant, Les débats autour de la mémoire dans les années 1990, profit de la grande salle où sont maintenant attablés des t-il en détachant bien les syllabes sur ce dernier mot. successeur de Jacqueline Keller et présent comme elle l’émergence d’une nouvelle forme d’antisémitisme liée centaines de convives. à cette occasion. Selon l’universitaire Samuel Ghiles- aux soubresauts du conflit israélo-palestinien au début Si Théo Klein ne se souvient pas de l’impulsion qui a Meilhac, qui a eu accès aux archives des échanges, le des années 2000, les progrès des technologies (le dîner Si des touristes étrangers pouvaient assister à la scène donné naissance à son projet, le contexte de l’époque président du CRIF s’autorise une critique vigoureuse de est retransmis sur Public Sénat à partir de 2007) contri- (la rue est bouclée, sécurité oblige), nul doute qu’ils ima- y a certainement pris une large part : le Front national la diplomatie française et défend certaines options de buent à renforcer sa visibilité. Tout comme le rempla- gineraient quelque réception mondaine ou culturelle. Et commence alors à émerger comme force électorale et la politique israélienne. Il met aussi en garde Laurent cement du Premier ministre par le président comme non un événement où sont rassemblés la plupart des plusieurs attentats antisémites ont eu lieu récemment Fabius contre la réforme du mode de scrutin envisagée « guest star » dès 2008. Le dîner est devenu un passage responsables politiques du pays. Un lieu où le pouvoir à Paris (attentat de la rue Copernic en 1980, attentat de par François Mitterrand, qui pourrait bénéficier au FN obligé pour la classe politique française, une « institu- dialogue presque d’égal à égal avec une composante la rue des Rosiers en 1982). Le CRIF cherche à s’assurer lors des élections législatives de 1986 (et de fait). Vient tion, reconnaît Théo Klein. Alors que ça n’avait pas du particulière de la société. Où les journalistes se pressent du soutien de la République. Un appui qui serait affirmé ensuite le tour du chef du gouvernement, qui répond tout cette prétention quand je l’avais lancé ». On n’est pas pour récolter les confidences des élus, à l’instar d’une publiquement, et non plus seulement dans le secret des point par point à son hôte. « Ce n’étaient pas des amabi- obligé de le croire. Karine Le Marchand, se faisant inviter pour approcher cabinets ministériels. Rama Yade, qui a assisté au dîner lités, on était dans un véritable dialogue », insiste Haïm Alain Juppé et lui proposer de participer à l’une de à de nombreuses reprises quand elle était au gouver- Musicant. DÎNER, MODE D’EMPLOI ses émissions. « C’est assez bluffant d’avoir accès à des nement, a été frappée par cette dimension : « On sent Depuis sa première édition, le dîner du CRIF suit une gens aussi divers et qui se retrouvent dans un rapport pendant le dîner une volonté quasi physique d’être compris Théo Klein a remporté son pari. Les premiers convives trame presque inchangée jusqu’à nos jours. La soirée convivial », remarque auprès de nous une personna- et rassuré. Il y a un vrai sentiment d’être assiégé au sein de du dîner se quittent en se promettant de rééditer l’expé- s’ouvre par un cocktail relativement long avant de lité des médias qui y a son rond de serviette. Le dîner la communauté juive. C’est assez émouvant. » Grâce à ses rience l’année suivante. Et en 1987, Jacques Chirac, qui se poursuivre par un repas placé dont les discours

50 51 « C’est assez fin et raffiné dans bien. » C’est à ce pluralisme autant qu’à certaines règles non écrites de l’organisation du dîner que la soirée doit l’assiette. Des amis journalistes son caractère agréable et bienveillant, selon les témoins m’ont raconté que ce pauvre que nous avons interrogés. « Il y a comme une ambiance de Bar-Mitzvah. Après les discours, on passe d’une Chirac, qui avait un bon coup de ambiance solennelle à une partie bon enfant », explique Haïm Musicant. « Tout le monde se lève et butine de table fourchette, est parfois passé dans en table », note Gilles-William Goldnadel, qui y voit la un restaurant après le dîner. » marque du « manque de discipline juif ». Pour l’avocat parisien connu pour son franc-parler, « c’est vraiment un JACQUELINE KELLER, cadre sympathique, pas du tout balai dans le c… si vous me ANCIENNE DIRECTRICE permettez l’expression ». GÉNÉRALE DU CRIF Un tableau que l’auteur de ces lignes confirme, pour l’avoir constaté le 22 février dernier, après s’être échappé un instant de la salle de presse réservée aux journa- listes. Dans le joyeux brouhaha du grand salon, alors C’est Chirac, furieux : “J’ai lu le texte que vous avez remis que le dîner touche à sa fin, François Hollande prend à M. Raffarin, vous m’attaquez personnellement, il un bain de foule, enchaîne les selfies avec les invités et faut que vous changiez le contenu, sinon ça va être la claque la bise sans façon au cinéaste Claude Lanzmann. guéguerre !” J’ai donc enlevé quelques adjectifs mais j’ai Dalil Boubakeur et Joël Mergui, le président du Consis- gardé la substance. Et le public m’a applaudi debout le toire, se tombent dans les bras. Patrick Devedjian, le Bernadette et Jacques Chirac au dîner du 7 novembre 1987, mémoire d’un enfant victime de la Shoah (un projet soir du dîner. » Le sourire de s’étire à patron LR des Hauts-de-Seine, et Anne Hidalgo, la accueillis par Théo Klein et Jacqueline Keller © Daniel controversé finalement abandonné). mesure qu’il poursuit son récit : « Quand je suis revenu à maire socialiste de Paris, font un brin de causette. Dans Franck Précision d’importance : ce dialogue entre la puissance ma place, je me suis tourné vers de Villepin et je lui ai dit : le salon attenant, le chanteur Gilbert Montagné pose prononcés successivement par le président du CRIF et invitante et son hôte n’a rien de spontané. Le discours “C’est curieux, tout le monde m’a applaudi sauf la table pour la photo avec une fan. Revenu d’une cigarette à le Premier ministre (puis le président de la République du président du CRIF est envoyé à l’Élysée ou Matignon d’honneur, où l’on est resté muet.” À quoi il m’a répondu : l’extérieur, l’ex-député frondeur Jérôme Guedj nous fait à partir de 2008, à quelques exceptions près) sont le plusieurs jours avant le jour J pour permettre au chef “Vous êtes surpris ? Vous avez fait un discours antirépu- une confidence amusée : « Je suis à la même table qu’Ivan point d’orgue. Les thèmes abordés ? Invariablement, les de l’État (ou du gouvernement) de préparer son propre blicain.” » Comme quoi, l’envoi des discours au préalable Rioufol (éditorialiste droitier du Figaro – NDLR). On l’a questions liées à l’histoire (déportation, collaboration, discours de réponse. En revanche, le CRIF ne connaît n’empêche pas de se parler franchement. taquiné parce qu’il n’est entouré que de gens de gauche. » résistance), la situation de l’antisémitisme et Israël. Les pas à l’avance le contenu de l’allocution de l’exécutif, Pour le porte-parole de Benoît Hamon, l’endroit ne colle deux orateurs ne manquent jamais non plus de célébrer même si Jacqueline Keller se rappelle qu’une fois, elle C’est d’ailleurs là ce qui fait tout le charme et la définitivement pas à la caricature de soirée snob que l’attachement des Français juifs à la communauté et Christine Albanel, la plume de Chirac à Matignon, grandeur du dîner, à écouter ses hôtes réguliers. La certains en font : « C’est un lieu de débat, l’assistance n’est nationale. Depuis 2001, le président du CRIF dévoile, avaient « préparé ensemble leurs discours dans un restau- plupart décrivent une forme de démocratie dînatoire, où pas homogène. On n’est pas au dîner du Siècle ! (qui réunit lors de son intervention, les chiffres des actes racistes rant ». l’expression d’opinions parfois contraires ne compromet plusieurs fois par an l’élite des dirigeants politiques, et antisémites de l’année passée, établis conjointe- jamais la convivialité et le respect mutuel. Patrick économiques et culturels français – NDLR). » ment par le Service de protection de la communauté Une seule demande de modification émanant de l’Élysée Klugman, adjoint PS à la mairie de Paris et ex-président juive (SPCJ) et le ministère de l’Intérieur. Comme il est connue à ce jour. Roger Cukierman, ex-président du de l’UEJF (Union des étudiants juifs de France), tente Ajoutons que malgré la présence de représentants des est d’usage, le représentant de l’exécutif annonce CRIF (2001-2007 et 2013-2016), nous l’a racontée : « On une comparaison : « C’est un peu comme le dîner de Noël, cultes juif, catholique, protestant ou musulman, la une mesure concrète. Certaines ont plus marqué que est en 2005. L’idée de mon discours, c’est que la politique malgré les divergences, toute la famille se retrouve. » « C’est dimension religieuse est presque complètement absente d’autres : en 1997, Alain Juppé dévoile la création d’une étrangère française risque de contribuer au progrès de l’an- une des rares occasions dans l’année où sont réunis des du dîner. Seules deux prescriptions juives sont respec- mission d’étude sur la spoliation des biens des Juifs tisémitisme en France. Plusieurs jours avant le dîner, alors adversaires politiques, note le journaliste Dominique de tées. Les plats servis d’abord, qui sont kasher. Ainsi les pendant la Seconde Guerre mondiale, en 2008, Nicolas que je suis en train d’acheter des livres au drugstore des Montvalon, habitué de l’événement. C’est un moment où convives du dernier dîner ont-ils pu se régaler d’une Sarkozy propose de confier à chaque élève de CM2 la Champs-Élysées, je reçois un coup de fil sur mon portable. on se dit que la République, fragile par ailleurs, se porte entrée à base de filet de sole et quenelle de brochet, d’un

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Le CRIF a pour habitude de il ne pouvait pas faire moins », imagine Haïm Musicant. Chaque année, le président vient accompagné d’une placer les ministres à la table ribambelle de ministres. Souvent entre dix et quinze, à en croire les articles de presse consacrés aux précé- d’honneur, avec le président. dentes éditions. Il faut dire que le CRIF y tient. Rama François Hollande a demandé Yade évoque « des relances régulières au téléphone, parfois par le président du CRIF en personne ». Pas question à changer cette organisation. pour autant de reconstituer l’ensemble du Conseil des ministres à la réception. « L’Élysée ou Matignon ne « Il nous a dit : “Les ministres, veulent jamais qu’on y aille tous, confie une ministre de je les vois tous le temps, mettez- François Hollande. Ils ne veulent pas qu’on donne l’image d’un gouvernement pas au travail. » Concernant le plan de les à d’autres tables” », explique table, le CRIF a pour habitude de placer les ministres à la table d’honneur, avec le président. Là encore, François Roger Cukierman Hollande a demandé à changer cette organisation. « Il nous a dit : “Les ministres, je les vois tout le temps, met- tez-les à d’autres tables” », explique Roger Cukierman. Francis Kalifat et François Hollande, 22 février 2017 ©DR Ce soir-là, le chef de l’État préfère la compagnie de per- filet de bar en guise de plat de résistance et d’un « pop-up puis ce qui deviendra son QG de 1987 à 2014, le pavillon remémore que dès les débuts du dîner, la tentation sonnalités de la société civile. Les membres du gouver- chocolat » pour le dessert, autant de mets préparés par d’Armenonville. Après que Potel et Chabot, le traiteur du d’inviter le locataire de l’Élysée a émergé : « Théo Klein nement sont donc dispatchés sur les tables d’honneur la division kasher du traiteur parisien haut de gamme CRIF, a perdu la concession du très chic établissement me demandait si je ne souhaitais pas qu’on propose au chef annexes, au côté d’un des vice-présidents du CRIF et des Potel et Chabot. Francis Kalifat, l’actuel président du du bois de Boulogne, l’organisation se replie sur l’hôtel de l’État de venir. Il me posait la question, mais au fond, figures de l’opposition. CRIF, explique le respect du code alimentaire par des Pullman. Précisons également que contrairement à une il en avait très envie. » La directrice générale du CRIF raisons pratiques : « Comme ça, personne n’est exclu. Ni le église, tout le monde ne peut pas venir. Pour assurer le oppose un niet à son président. « Je considérais que le Si le CRIF revendique « l’œcuménisme » et la dimension grand rabbin de France, qui est présent, ni les autres. » En coût de l’événement et alimenter son budget, le CRIF pouvoir d’exécution, il était à Matignon », explique l’élé- transpartisane de son repas, toutes les familles poli- outre, depuis les origines du banquet du CRIF, le repas (« qui ne touche aucune subvention publique », dixit son gante vieille dame. L’hyperprésident Sarkozy fait voler tiques ne sont pourtant pas représentées. « Tous les est à base de poisson uniquement (une spécialité du président) demande à une partie des quelque 800 en éclats cette tradition. Haïm Musicant, le successeur partis sont invités, sauf ceux que nous considérons comme traiteur). On imagine qu’un amateur de la tête de veau convives (en moyenne) une contribution, qui va de 450 de Jacqueline Keller, se souvient du jour où l’histoire a n’étant pas dans des positions qui nous permettent de les comme Jacques Chirac n’y aura pas forcément trouvé à 950 euros. Ce sont les invités dit « payants », soit tous pris un tournant. « Je m’en souviens parfaitement parce convier », résume Francis Kalifat, président de l’asso- son compte. Et on imagine bien. « C’est assez fin et raffiné ceux qui souhaitent en être et qui ne bénéficient pas de que c’était au lendemain de la libération des infirmières ciation depuis mai 2016. Les représentants du PS, des dans l’assiette, confirme Jacqueline Keller, la première la gratuité réservée aux invités de marque. Ces derniers, bulgares, relate-t-il. J’accompagnais à l’Élysée Richard Républicains et des partis centristes reçoivent toujours directrice générale du CRIF à avoir organisé les agapes. qui constituent environ la moitié du contingent selon Prasquier (président du CRIF de 2007 à 2013 – NDLR), un carton d’invitation. Pas les partis d’extrême gauche À l’époque, des amis journalistes m’ont raconté que ce les dirigeants du CRIF interrogés, sont pour l’essentiel qui voulait proposer au président de venir au dîner. C’était pro-palestiniens comme le NPA ou Lutte ouvrière, en pauvre Chirac, qui avait un bon coup de fourchette, est des diplomates, hauts fonctionnaires, syndicalistes, le matin, Nicolas Sarkozy sortait d’une nuit blanche. Mais raison de leur condamnation virulente de la politique parfois passé dans un restaurant après le dîner. » dirigeants de médias ou d’entreprise, responsables asso- il a accepté l’idée dans la seconde. » Un changement qui d’Israël. Ni le Front national. « Ça reste la ligne rouge », ciatifs, religieux et… hommes politiques. Ceux-là n’étant ne convainc pas Roger Cukierman, encore aujourd’hui : explique Roger Cukierman à propos du parti fondé par L’autre disposition religieuse concerne le jour choisi pas les derniers à s’y bousculer. « Je trouvais que c’était mieux de garder le Premier ministre, Jean-Marie Le Pen, l’homme du « point de détail » des pour la soirée. Shabbat oblige, le vendredi et le samedi pour éviter la politisation. Mais c’est vrai qu’il est difficile chambres à gaz. sont exclus. Ainsi les plus observants peuvent-ils être CEUX QUI Y VONT (ET LES AUTRES) de refuser quelque chose au président. » Reste que la venue aussi de la partie. Hormis ces deux caractéristiques, À tout seigneur, tout honneur, commençons par l’hôte du chef de l’État renforce encore un peu plus la visibilité L’ex-président du CRIF a pourtant semblé disposé à le dîner est tout ce qu’il y a de plus laïc. Il ne se tient le plus en vue de la soirée : le président de la République, de la manifestation. « Ça a été un cap », considère l’élu PS ouvrir la porte à sa fille . En 2015, il avait pas dans un lieu de culte, mais dans divers espaces de depuis que Nicolas Sarkozy a décidé en 2008 qu’il de Paris, Patrick Klugman. François Hollande s’est d’ail- estimé sur Europe 1 que la chef frontiste était « irrépro- réception : le Sénat et l’Assemblée nationale les deux endosserait cette fonction de représentation jusqu’alors leurs inscrit dans les pas de son prédécesseur. « À partir chable personnellement, » sur le plan de l’antisémitisme. premières années, différents hôtels parisiens ensuite, dévolue au Premier ministre. Jacqueline Keller se du moment où Sarkozy était devenu l’interlocuteur officiel, Avant de rétropédaler devant le tollé provoqué par ses

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Audrey Pulvar, Brigitte Trogneux “Comment se fait-il qu’on parle plus de lui que de mon et Emmanuel Macron ©DR « Ils sont sous la pression du discours ?” » L’ex-leader écologiste se targue en tout cas d’un soutien unanime de sa formation suite à l’algarade : système. Ils voudraient bien nous « Même Voynet, avec qui j’avais souvent des accrochages, inviter, mais ils ne le peuvent m’a envoyé un message. » pas, car ce serait politiquement Mais à dater de cette année, les rapports entre le CRIF et les Verts évoluent en dents de scie. Malgré une entrevue incorrect. » dans la foulée entre les Verts et le CRIF, durant laquelle GILBERT COLLARD Roger Cukierman fera amende honorable selon Gilles Lemaire (l’intéressé, lui, se dit toujours « fier » de son discours, « car il est toujours d’actualité »), le parti écolo ne sera pas réinvité en 2004. À notre connaissance, propos. Roger Cukierman nous indique que Marine Le certaines victimes au procès de Klaus Barbie de révéler : Yann Wehrling est le dernier secrétaire national à s’être le raconte : « J’étais dans un meeting à Marseille, en 1995, Pen a bien tenté une approche vers 2006-2007 : « Elle « J’ai même un fils de rabbin à mon cabinet, il faut croire rendu au dîner, en 2005 et 2006. « Je voulais démentir le quand on a appris l’assassinat d’Yitzhak Rabin (Premier m’avait proposé qu’on se rencontre dans une lettre. Je lui qu’il n’y est pas trop mal ! ». message de Cukierman et dissiper tous les malentendus », ministre Israélien – NDLR). J’ai pris l’initiative d’inter- avais répondu que je ne le pouvais pas, car elle ne s’était explique celui qui est aujourd’hui conseiller régional rompre la réunion et de me rendre immédiatement dans une pas désolidarisée des propos de son père pour lesquels il Avec les Verts et le Parti communiste, ça se complique. MoDem d’Île-de-France. Cécile Duflot (qui n’a pas synagogue, pour marquer ma solidarité. Je suis ensuite allé avait été condamné. » Et maintenant qu’elle a exclu son Ces deux formations sont parfois conviées, parfois non. répondu à nos sollicitations) n’y a jamais mis les pieds, en Israël pour l’enterrement de Rabin. Ça a eu des réper- géniteur du FN ? L’ancien président du CRIF n’en ferme Jusqu’en 2003, le parti écologiste se rendait chaque selon Jean-Vincent Placé, secrétaire d’État et longtemps cussions. Aucun n°1 du PCF n’y était allé jusqu’alors. » pas moins la porte à double tour : « Non, parce qu’il y a année au dîner. Mais cette année-là, un incident bras droit de l’ex-chef écologiste. Pas plus que Pascal L’attention touche le CRIF, dont le président d’alors, des gens dans son entourage… Et puis je l’ai écoutée l’autre provoque une cassure. Dans son discours d’alors, Roger Durand, son successeur. Emmanuelle Cosse, qui a pris Henri Hajdenberg, souhaite désormais la bienvenue à soir à la télé, il y avait certaines choses qui n’étaient pas Cukierman dénonce avec virulence une « alliance rouge- la suite de Durand, dit avoir été invitée une fois mais Robert Hue au dîner. Même si, relève Haïm Musicant, acceptables, qui étaient de caractère raciste ». brun-vert » dans le spectre politique français, accusée n’avoir pas souhaité en être, « par refus de l’instrumen- « les gens étaient quand même surpris de sa présence dans d’antisémitisme sous couvert d’antisionisme. Le secré- talisation politique qui entoure ce dîner ». « Mais j’ai laissé les premières années ». L’intéressé invoque une autre Interrogée par nos soins sur l’ostracisme appliqué à son taire national des Verts, Gilles Lemaire, claque la porte libres les parlementaires d’y aller », précise la ministre du raison, plus personnelle, à son souhait de renouer le lien parti, Marine Le Pen n’a pas répondu à nos sollicita- du dîner pour marquer sa désapprobation. Celui qui est Logement de François Hollande. De fait, Jean-Vincent avec le CRIF : « Ma femme est juive polonaise. Ça m’a sans tions. Contrairement à Gilbert Collard. « Ils sont sous la aujourd’hui militant du mouvement altermondialiste Placé et François de Rugy, ex-présidents des groupes doute sensibilisé davantage à la nécessité d’entretenir un pression du système. Ils voudraient bien nous inviter, mais ATTAC est revenu pour nous sur l’esclandre : « Ça s’est parlementaires (et ex-Europe Écologie-Les Verts) s’y rapport avec le peuple juif, qui a beaucoup souffert. […] Ce ils ne le peuvent pas, car ce serait politiquement incorrect, passé en deux attaques successives. À la première, qui sont rendus. Ce dernier indique : « Avec Jean-Vincent, qui ne m’a jamais empêché de porter un regard critique sur suppute le secrétaire général du Rassemblement bleu visait Alain Krivine (dirigeant de la Ligue communiste à partir de 2013, on a demandé à être invités. On voulait certains aspects de la politique israélienne, comme la colo- marine et intime de Marine Le Pen. Je le déplore comme révolutionnaire – NDLR), les Verts et José Bové, j’ai été rétablir des relations normales. » David Cormand, l’actuel nisation », nuance-t-il. une partie de la communauté juive le déplore. » Malgré les choqué mais je suis resté à ma place. À la deuxième, j’ai plié patron d’EELV, nous confirme avoir reçu un carton en efforts du Front national « dédiabolisé » pour séduire ma serviette et je suis parti. Une journaliste de France Inter, 2016, mais pas cette année. Après Robert Hue, Marie-George Buffet (secrétaire les Français juifs et la progression de l’adhésion aux Françoise Degois (plus tard reconvertie en conseillère nationale de 2001 à 2010) se rend aussi au dîner. thèses frontistes dans une frange de cet électorat, de Ségolène Royal – NDLR) m’a alors interpellé : “Mais Du côté du Parti communiste, l’évolution des rapports Mais en 2009 et 2010, elle et la cheffe d’EELV en sont comme certaines enquêtes l’ont relevé, Gilbert Collard Gilles, vous ne pouvez pas partir comme ça !” Plusieurs est quasiment identique. Robert Hue, patron du PCF écartées par Richard Prasquier, le président du CRIF, ne peut que constater son impuissance. Une mise à caméras de télévision ont été attirées, je leur ai expliqué de 1994 à 2003, est le premier chef communiste à avoir qui invoque le soutien de leurs formations politiques l’écart que le député et avocat qualifie d’« injuste au ma réaction : que les Verts étaient certes favorables depuis participé au dîner. « Depuis la guerre des Six jours en 1967, « au boycott des produits israéliens » (dans le cadre de regard de [son] histoire personnelle et de [ses] prises de toujours au droit des Palestiniens, mais que j’étais un les relations entre le PCF et les instances représentatives de la campagne internationale BDS : « Boycott, désinves- position politique. » « Je suis le seul député à avoir défendu fervent partisan de la paix au Proche-Orient et que je ne la communauté juive n’étaient pas très bonnes », reconnaît tissements, sanctions »). La brouille va durer plusieurs Israël », revendique-t-il, en référence à son réquisitoire pouvais pas accepter des propos injurieux qui nous trai- l’ex-PC, devenu président du Mouvement des progres- années. Jusqu’en 2015, selon l’attachée de presse de de 2014 contre une résolution des députés PS visant taient d’antisémites. » « Le lendemain, Cukierman s’inter- sistes (MDP). C’est à la faveur d’un drame que Robert Pierre Laurent, qui a succédé à Marie-George Buffet. Le à reconnaître l’État palestinien. Et celui qui a défendu rogeait partout, s’amuse Gilles Lemaire en l’imitant : Hue réussit à inverser le cours des choses, comme il nous sénateur de Paris n’est lui-même jamais allé au dîner,

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UNE TRIBUNE… Si les Verts et le PCF ont été Convivial ou plus crispé, le dîner attire pourtant toujours autant de politiques. Presque trop, au goût de invités de manière intermittente certains. « Il y a vraiment le ban et l’arrière-ban », regrette ces dernières années, il semble Robert Hue, comme un vétéran nostalgique d’une ambiance plus « happy few ». C’est que la soirée fait que le nouveau président du toujours figure de formidable tribune politique. Avec le consentement du CRIF ou malgré lui, le lieu est devenu CRIF ait adopté une approche celui de la mise en scène des attributs du pouvoir. Et de plus restrictive. Ainsi seuls trois sa conquête. On se souvient de la photo de la poignée de main entre le candidat à l’Élysée François Hollande candidats à la présidentielle étaient et Nicolas Sarkozy en 2012, qui avait fait le tour de © Erez Lichtfeld la presse. « Hollande était à côté de moi à table, nous mais il s’est fait représenter les deux années précédentes « Mais ce ne sont pas des positions figées de notre part, ça présents au dîner cette année. raconte Meyer Habib, vice-président du CRIF à l’époque par François Auguste, responsable aux associations au correspond juste à la photo du moment », tempère Francis et devenu entre-temps député UDI. Il se penche vers sein du parti communiste. Il n’a en revanche pas reçu de Kalifat. Qui note au passage que « M. Hamon, qui a des propos de l’attentat qui avait eu lieu le jour même en moi et me demande : “Tu crois que je peux aller saluer le carton d’invitation en 2017. Jean-Luc Mélenchon, qui positions plus à gauche que celles en vigueur au PS, a Israël », relève Haïm Musicant. En face, le CRIF exprime président ?” Je l’y encourage, bien sûr. » Le candidat du conteste la prétention du CRIF à représenter politique- pleinement sa place en tant que représentant d’un grand sa préoccupation avec vigueur. « Je me souviens d’avoir PS se dirige alors vers la table d’honneur et après avoir ment les Français juifs, n’est évidemment pas non plus parti politique ». Patrick Bloche, député PS de Paris très observé Daniel Vaillant (ministre de l’Intérieur – NDLR), franchi un cordon de gardes du corps, échange quelques convié aux réjouissances. engagé dans la défense d’Israël, a d’ailleurs veillé per- il était mal, poursuit Musicant. Ce n’est pas évident de se mots avec le chef de l’État. Une manière de se position- sonnellement à ce que son candidat soit là. « Comme retrouver dans une salle de 900 personnes dont on sent ner d’égal à égal avec le président sortant, à quelques LE DÎNER EST-IL DE DROITE ? il a porté une position qui doit être jugée trop pro-pales- qu’elle ne comprend pas les silences du gouvernement. » En semaines du scrutin. François Fillon a fait de même On l’a vu, l’événement se définit officiellement comme tinienne par le CRIF (il s’est engagé à reconnaître l’État 2004, après une réunion avec le CRIF, une délégation du cette année, comme nous l’expose encore Meyer Habib : « transpartisan ». S’il se garde bien de donner des de Palestine s’il était élu – NDLR), il montrera par sa PS a d’ailleurs « pris acte de certaines critiques qui ont pu « Il est allé saluer François Hollande, qui lui a répondu avec consignes de vote, le président du CRIF ne manque présence qu’il est aussi soucieux des Juifs de France », se être formulées à son égard quant à une appréciation insuf- l’humour qu’on lui connaît : “Ça porte chance.” » jamais dans son discours de mettre en garde contre les rassurait l’élu auprès de nous plusieurs jours avant le fisante de la situation il y a quelques années», comme « extrêmes », qu’ils soient de droite ou de gauche. Reste dîner. l’exprime un communiqué « validé par les deux parties », Faut-il aussi chercher dans la venue des politiques des à savoir qui l’on met dans cette catégorie. Comme on l’a selon Haïm Musicant. arrière-pensées électoralistes ? « L’électorat juif n’est pas constaté, cette classification peut évoluer dans le temps. Il n’empêche : beaucoup reprochent au CRIF de pencher important numériquement, c’est moins de 1 % de la popu- Si les Verts et le PCF ont été invités de manière inter- de plus en plus vers la droite que la gauche ces dernières Gilles-William Goldnadel, connu pour ses opinions lation », remarque Roger Cukierman. Mais le prédéces- mittente ces dernières années, il semble que Francis années, au gré des tensions croissantes au Proche- droitières, se réjouit en tout cas d’une nouvelle prise de seur de Francis Kalifat d’ajouter dans un clin d’œil : « J’ai Kalifat, président du CRIF depuis un an, ait adopté une Orient et des manifestations d’antisémitisme en France, conscience au CRIF : « La communauté juive organisée souvent dit aux hommes politiques, notamment à Sarkozy, approche plus restrictive. Ainsi seuls trois candidats à notamment dans les banlieues. Quand il était Premier a commis une bêtise extraordinaire de se focaliser sur que c’était un vote porte-bonheur. » Les invités cherchent la présidentielle étaient présents au dîner cette année : ministre, Lionel Jospin (dont le devoir de réserve l’a l’extrême droite aux dépens des dangers de l’extrême gauche aussi à bénéficier d’une « onction morale », selon l’uni- François Fillon, Benoît Hamon et Emmanuel Macron. empêché de nous répondre) a pu vivre des moments et de l’islamisme. Mais cette thèse, qui sentait le soufre il y versitaire Samuel Ghiles-Meilhac. « Les politiques, en Mais pas Yannick Jadot (qui ne s’était pas encore désisté électriques au dîner. Plusieurs fois, le président du a dix ans, est maintenant condamnée à être d’une banalité rencontrant le CRIF et en se rendant en nombre à son dîner, de la course à l’Élysée à ce moment-là). « Même s’il n’est CRIF l’y a accusé d’ignorer ou de minimiser les actes affligeante. » Le socialiste Patrick Klugman estime lui offrent une légitimité exceptionnelle. En retour, ils se pas à titre personnel engagé dans la campagne BDS, il antisémites. « Ça a été une période difficile, reconnaît également, mais pour le déplorer, que « la communauté voient symboliquement consacrés comme républicains, est le représentant emblématique des Verts en tant que Roger Cukierman. Jospin et Chirac ne pouvaient concevoir juive s’est incroyablement droitisée depuis dix ans. » Reste garants du souvenir des crimes antisémites de Vichy et candidat, justifie Francis Kalifat. Ce serait un peu inco- qu’on puisse être antisémite. Pour eux, ça ne pouvait pas que le CRIF continue malgré tout à se défendre de toute défenseurs du droit des minorités dans la France démocra- hérent de notre part de l’inviter tout en considérant que exister. Donc leurs discours, c’était : “Ce ne sont là que des préférence partisane. « Il y a une diversité d’opinions qui tique », écrit-il dans son livre. les positions de son parti ne sont pas compatibles avec les violences banales, circulez, il n’y a rien à voir.” Ils ont mis se traduit dans les urnes, tant au CRIF que dans la com- valeurs que nous défendons. » Même logique pour le PCF, du temps à changer d’avis. » « Le dîner de 2001 a été celui munauté juive au sens large. Il ne s’agit pas pour nous de … OU UN TRIBUNAL ? mis à l’écart pour ses positions « extrêmes » sur le conflit de l’incompréhension totale, Jospin était à côté de la plaque choisir un candidat, ce n’est pas notre responsabilité », Pour les détracteurs du dîner, la soirée ne saurait israélo-palestinien. dans son discours. Il n’a pas trouvé une seule phrase à insiste Francis Kalifat. pourtant être considérée comme un événement républi-

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« Fillon est allé saluer François Faut-il penser, comme Samuel Ghiles-Meilhac, que ce sont les politiques qui tirent le plus de bénéfices de leur Hollande, qui lui a répondu relation avec le CRIF ? Selon lui, « le CRIF a eu, sous le avec l’humour qu’on lui connaît : premier mandat de François Mitterrand, puis encore plus nettement depuis l’élection de Nicolas Sarkozy, une relation “Ça porte chance.” » avec le pouvoir politique qui s’apparente à l’alliance royale que formaient les communautés juives du Moyen Âge avec les pouvoirs féodaux. En échange de la protection et de l’accès à certaines requêtes, le pouvoir attendait une fidélité totale. […] À l’avenir, sera-t-il victime, en cas d’alternance politique, de ses allégeances précédentes ? Ou s’il venait à beaucoup de respect et de sympathie pour Alain Fin- trop déplaire au pouvoir politique, quel serait son impact kielkraut, mais son analyse est celle de quelqu’un qui n’a si un Premier ministre et son gouvernement prenaient la pas assisté au dîner, conteste également Francis Kalifat. décision de ne plus honorer le rendez-vous politique du Ce n’est ni un tribunal ni l’endroit où le CRIF fait allégeance dîner ? » au pouvoir ou vice versa. C’est au contraire le moment d’un discours franc, direct et sans aucune concession, d’un côté À moins que les critiques n’aient contribué à faire du comme de l’autre. » Gilles-William Goldnadel a lui recours dîner du CRIF un passage obligé du personnel politique. à une analogie pour appuyer sa plaidoirie : « Vous savez, C’est ce que Roger Cukierman n’est pas loin de penser, le ministre de l’Agriculture se fait siffler chez les paysans, comme il nous l’expose : « Il y a les Juifs qui disent : “Ce celui de la Justice chez les avocats et les magistrats. Je ne dîner mondain ne nous représente pas”, l’extrême gauche vois pas pourquoi la communauté juive dérogerait à cette et l’extrême droite qui ne sont pas invitées et ont donc règle. » toutes les raisons de dénigrer la réception, les critiques ont toujours fusé de tous les côtés. Mais c’est peut-être Pour le sociologue Samuel Ghiles-Meilhac, l’influence ça qui a aussi contribué au succès de l’événement. » Il ne du CRIF sur les orientations et les mesures gouverne- nous reste alors plus qu’à leur souhaiter de nombreuses François Hollande et François Fillon © Alain Azria « Lentement mais sûrement, le CRIF s’est transformé en mentales est d’ailleurs assez marginale. S’il a certes critiques. — annexe de l’ambassade de l’État hébreu », condamne par « pu obtenir satisfaction au regard de ses demandes dans cain. Ainsi quelques rares politiques, comme Jean-Luc exemple Pascal Durand, ex-secrétaire national des le domaine de la définition des politiques publiques de Mélenchon ou François Bayrou, invoquent-ils cet Verts. Un reproche injuste aux yeux du CRIF et de ses lutte contre l’antisémitisme depuis 2000 », la politique argument pour justifier leur absence. Le président du soutiens. « Il ne s’agit pas d’être d’accord avec la politique étrangère française sur le conflit israélo-palestinien suit MoDem développe son raisonnement auprès de nous : israélienne, mais tous ceux qui y vont sont d’accord avec le son cours indépendamment des revendications de son « J’ai toujours été gêné par l’idée que les politiques segmen- principe de l’existence d’Israël. On ne demande à personne interlocuteur. Ainsi l’auteur note-t-il que la demande CONSEILS DE LECTURE tent l’électorat en fonction des origines ou de la religion. de s’agenouiller, mais tout aspect de complaisance exprimée par le CRIF d’un transfert de l’ambassade de Ça ne rend pas justice à la République et à l’unité de la vis-à-vis de groupes antisémites, c’est non », argumente le France de Tel Aviv à Jérusalem-Est, y compris au cours Samuel Ghiles-Meilhac, Le Crif. De la résistance juive société que je défends, qui est à la racine de la France ». journaliste Dominique de Montvalon. des dîners, a toujours été ignorée par les autorités. Seul à la tentation du lobby : de 1943 à nos jours, Pour Samuel Ghiles-Meilhac, le dîner apparaît effective- élément qui pourrait suggérer une prise en compte de Robert Laffont, 2011 - ment comme « une dérogation de la part de la République De même le CRIF et ses partisans récusent-t-il l’accu- la position du CRIF dans le domaine diplomatique, Samuel Ghiles-Meilhac, « Naissance et institutionna- au regard de sa doctrine de non reconnaissance d’un corps sation de « tribunal dînatoire », inventée il y a plusieurs l’annonce par François Fillon au dîner de 2010 de son lisation de la soirée annuelle du Conseil représentatif intermédiaire à vocation identitaire. » années par le philosophe Alain Finkielkraut. « Les intention de pousser à des sanctions plus fortes contre des institutions juives de France », pouvoirs politiques doivent rendre des comptes et répondre l’Iran, au nom de la « sécurité d’Israël ». Un « mélange des revue Vingtième siècle, avril-juin 2014 - Partant de ce constat, certains responsables politiques aux critiques, c’est la base du débat démocratique. Je trouve genres » entre la communauté juive organisée et l’État Roger Cukierman, Ni fiers ni dominateurs, vont plus loin en assimilant le dîner à une opération au contraire assez sain que tout ça se fasse de manière hébreu entretenu par les dirigeants politiques, pointe Éditions du Moment, 2008.

de lobbying, notamment au profit des intérêts d’Israël. transparente », réplique le député Patrick Bloche. « J’ai © Alain Azria l’auteur.

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