Adagio pour la Da Les Indiens des Antilles de Henry Sidambarom à Aimé Césaire

Essais, billets, articles ——xxx——

1 Joueur de tapou © Mani Varma, Kanchipuram, Inde du Sud.

2 JEAN SAMUEL SAHAÏ

Adagio pour la Da LES INDIENS DES ANTILLES DE HENRY SIDAMBAROM À AIMÉ CÉSAIRE

Un aspect négligé des études post-coloniales

Atramenta

3 Couverture : « Shivani & Savitri : Jouons ! » Huile sur toile de Kathleen Scarboro, 2009. Submergée par la tapisserie étonnante de la vie quotidienne en Inde, Kathleen adopte une approche figurative pour partager ses impressions, et ce réalisme subjectif glisse dans le surréel, évoquant l’invisible. Son style appartient donc au réalisme magique. Site de l’artiste : kathleenscarboro.fr/

Photo du buste de H. Sidambarom : Crédit photographique WICOM. Dessins : Sri Mani Varma, Kanchipuram, Inde du Sud. Tables historiques : Jack Caïlachon, directeur à Historiacte. Logo commémoratif : Comité Henry Sidambarom, ctoutcom971.fr/ Biographie auteur : Rosine Maroudy. Relecture : Brigitte Magnin, Rosine Maroudy, Marie-Fleur Molia. La première version des textes « De Calcutta à Sainte-Lucie », « Aimé Césaire, Adagio pour la Da » et « Inde ô l’heure décalée » a été publiée dans la revue L’Esprit Créateur, vol. 50, n° 2, 2010, pp. 12- 14 et 135-156. © 2010, L’Esprit Créateur, John Hopkins University Press, USA. Ces textes ont été augmentés en 2013 et après. Sauf indication, les traductions françaises des citations en Anglais et en Créole sont de l’auteur. Celui-ci ne cautionne ni ne partage forcément les idées et opinions des auteurs cités dans l’ouvrage. Les liens électroniques (tinyurl.com/) ont été visités avant impression. Saisie, mise en page et calligrammes de l’auteur. Ressources pédagogiques : contacter l’auteur. Cette œuvre est protégée par la loi française du 11 mars 1957, articles 425 et suivants du Code Pénal. Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. © 2013, 2014, 2015 Jean Samuel Sahaï. Contact : [email protected]

4 À nos ancêtres qui enjambèrent Kalapani, l’Eau Noire.

À Souprann qui erra dans Pointe-à-Pitre.

—xxx—

5 Témoignages

* On peut s’interroger sur les raisons pour lesquelles, trop longtemps, la mémoire des Indiens de Guadeloupe a été occultée. De nombreuses raisons, politiques, sociales, pas toujours nobles... Adagio pour la Da, ouvrage, original, conçu en plusieurs parties, devient comme un élément de réparation et de recouvrement de cette mémoire trop longtemps enfouie. Le lecteur y trouve parfois des analyses, parfois une expression personnelle qui souligne la cassure de rythme à laquelle le titre fait allusion : adagio, pièce de musique où alternent des moments lents et plus cadencés, au rythme de l’auteur, dans une belle harmonie poétique. - Catherine Le Pelletier, Journaliste, Grand Reporter de la télévision publique d’Outre-Mer. 1

* Pourquoi Henry Sidambarom n’est-il pas mentionné dans l’histoire de la Guadeloupe, ni honoré comme Victor Schœlcher dont un musée porte le nom à Pointe-à-Pitre ? Jean S. Sahaï confronte le regard porté sur les Indiens des îles avec les propos d’Aimé Césaire et tout ce que le poète de la Négritude doit au giron de sa Da tamoule. - Scarlett Jésus, Critique d’art, inspectrice honoraire de l’Education Nationale.

* Et si Césaire avait rencontré Gandhi ? Jean S. Sahaï essayiste désenclave la saga Indo-Antillaise, un pan d’histoire qui doit prendre sa place une fois pour toutes dans les études post-coloniales. L’Inde a récemment honoré les ancêtres engagés, à Calcutta et à Pondichéry. Nul doute qu’un tel ouvrage amènera une prise de conscience, dans les îles, en France et au-delà.

1 « Le rythme mémoriel des Guadeloupéens d’origine indienne », article du 16 oct. 2013 : tinyurl.com/lepell/

6 - Christelle Gourdine Mandjiny, entrepreneure guadeloupéenne basée à Pondichéry.

* Adagio pour la Da, plus qu’un devoir de mémoire ou un éveil fondateur, est une magnifque conférence, une lampe allumée sur le chemin ouvert par Henry Sidambarom. Dans le paysage des Antilles, Jean S. Sahaï ranime les braises de l’indianité au cœur du foyer de la vie créole, dont l’humanité caribéenne porte les flammes comme un pottou sur le front. - Ernest Moutoussamy, Député-maire honoraire de Saint-François, Guadeloupe, poète et écrivain.

* L’Indianité est une richesse partagée par tous aux Antilles. Mon bisaïeul Henry Sidambarom a œuvré pour l’intégration. Dans cette logique, la société guadeloupéenne s’est construite. De la mixité est né l’Antillais moderne. Le travail de Jean S. Sahaï est important pour notre génération. Il éclairera les consciences. - Valencia Sidambarom, Clerc de notaire, de la quatrième génération de la famille Sidambarom en Guadeloupe.

* Combien de temps faut-il attendre pour être de son pays ? Dix ans, cinquante ans, cent ans ? À jamais ? À chacun de savoir qui il est et de se positionner comme tel ! Henry Sidambarom l’a fait. Arrivés à des époques diférentes, dans des conditions diférentes, pour des raisons diférentes, au bout du compte Guadeloupéens nous sommes ! Nous avons en commun les codes profonds qui font de nous ce peuple. L’écriture de Jean est fondamentale. C’est dans l’ouverture, dans la connaissance de chacun, que s’amorce la reconnaissance de notre unité. - Carole Venutolo-Legrix, Responsable au WTC de Jarry, soprano lyrique Guadeloupéenne d’origine italo-libanaise.

7 * Il a fallu que Jean S. Sahaï soit là et qu’il se décentre pour tenir ce langage de vérité. Antillaise d’origine non-indienne, je constate que son propos nous dérange, nous fait prendre conscience que nous avons traité l’autre, venu faire le travail qui nous dévalorisait, comme un être méprisable, inférieur. Jean nous mène à la prise de conscience que tout être est Homme, d’où qu’il vienne, que nous sommes tous venus d’ailleurs, que nous construisons ensemble notre devenir, quels que soient nos Kala Pani. - Marie-Fleur Molia, professeur des écoles, auteur de « Dadou, Saturnin Molia, coureur cyliste à vie », Editions Molia, Guadeloupe.

* Plus qu’un récit et un devoir de mémoire, voici un éveil à la conscience. Avec sa retenue et sa liberté d’esprit, l’auteur nous pousse vers nous-mêmes, sur des pages qu’il a pris le temps d’écrire, pour nous et avec nous. C’est un cadeau rare chez nos écrivains et un « monument » pour ceux qui sont issus de Kala Pani. - Rosine Maroudy, Cadre commercial IATA du transport aérien en Guyane Française.

—xxx—

8 Liminaire En avril 1848 le soleil se levait timidement derrière les montagnes bleues des Nègres marrons, le disputant aux ombres de la nuit qui s’achevait. Il brillerait d’abord par intermittence pour les descendants de Gorée, puis jusqu’en 1923 pour ceux de Karikal. L’aube du jour nouveau des enfants du tout-monde s’étirerait encore sur d’infinies décennies. Indianité, chatoiement de l’univers créole, foyer de transcen- dance des antagonismes du passé, legs et sanctuaire des héritiers de la tragique histoire du sucre riche de tous ses pigments... Au seul arbre sous lequel peuvent dialoguer Gandhi, Sidambarom et Césaire, Jean S. Sahaï adosse l’opus qu’il nous offre. C’est l’occasion de déplorer l’absence de la grande figure d’Henry Sidambarom, « descendant d’Hindou », au registre d’honneur de ceux que la France importa pour relayer l’esclave libéré, dans les sphères de l’éducation, au panthéon des combattants de la liberté. En ma qualité d’arrière petit-fils d’un des migrants qui franchirent les abysses du Kala Pani, qui fut témoin de mariage de Joseph, père d’Henry Sidambarom, ami proche de leur famille et interprète Tamoul-Français au service de l’immigration de ce temps-là, je rends grâces à Jean S. Sahaï de ce rendez-vous sous l’œil du Mahatma, au croisement du regard césairien et de la saga indienne dans l’espace caribéen. Par ce que furent Gandhi, Sidambarom et Césaire, Jean nous intime ce qui touche à l’universel de l’homme : le verbe en action, le service du juste et du beau. Jack CAÏLACHON, Chercheur, directeur de Historiacte.2

2 Historiacte, hebdomadaire culturel guadeloupéen de recherche et valorisation d’actes anciens : historiacte.com/

9 Ò Préface Depuis la disparition d’Aimé Césaire et à l’occasion du centenaire de sa naissance en 2013, sa vie et son œuvre ont été passées en revue, analysées, décortiquées, cela tant dans la presse antillaise que dans celle de l’Hexagone, et par de nombreux chercheurs. Son enfance à Basse-Pointe, ses années au lycée Schoelcher de Fort-de-France, son entrée à Normale Sup’ à Paris, sa rencontre avec Léopold Sédar Senghor, sa première élection en tant que maire de Fort-de-France et député de la Martinique, etc., ont été exposées en long et en large, souvent avec des photos d’époque inédites. Du très beau travail. Sauf qu’un point a été occulté : le rapport particulier du poète avec les Indiens martiniquais et avec la langue et le pays tamouls. Jean S. Sahaï, dans cette belle étude, nous rappelle que la Da de Césaire était une Indienne et qu’elle lui chantait des comptines en tamoul, que la commune d’enfance de celui-ci est celle de la Martinique qui compte le plus d’Indo- Martiniquais et que toute sa vie, Césaire s’est passionné pour la langue tamoule, l’une des plus vieilles de l’humanité, faut-il le rappeler. Oui, dans la Négritude de Césaire, il y a eu une part non négligeable d’Indianité.

Raphaël CONFIANT, Écrivain, Professeur des universités, UAG.

10 L’auteur

JEAN SAMUEL SAHAÏ VIRANIN, Guadeloupéen, arrière-petit-fils d’engagés venus de l’Inde du Nord et du Sud, est né et a grandi dans un faubourg aujourd’hui disparu de Pointe-à-Pitre. Elève des lycées Carnot et Baimbridge, Licencié de Lettres, LVR- Créole (Universités de Bordeaux et Antilles-Guyane), il fait des voyages d’étude dans les Caraïbes, en Grande-Bretagne, Afrique, Inde, Etats-Unis, dans le Pacifique Sud et en Australie. Avec MM. Bernard Banny et feu Joseph Vespasien, il co-crée en 1973 l’Association des Professeurs d’Anglais de la Guadeloupe (APAG) pour promouvoir la conscience caribéenne dans l’enseignement des langues. En 1996, il crée le tout premier site internet pour la préparation à l’agrégation d’Anglais, travail interactif aujourd’hui tenu à jour par ses collègues.3 En 2012, il achève sa carrière de professeur d’Anglais et LVR-Créole au Lycée Hôtelier du Gosier. Ses articles, essais et billets en Anglais, Créole et Français sont publiés dans L’Esprit Créateur (John Hopkins University Press, USA), la revue Antilla, sur les sites potomitan.info, montraykréyol.org et pyépimanla.com/ Il se passionne pour la traductologie, le coaching en écriture, la philosophie du yoga. Il a accepté en 2005 d’être nommé Co- Chairperson of GOPIO International Cultural Council, New York.

3 Site : www.agreg-ink.net/ sous la direction de Christelle Michelet.

11 Avant-Propos Sankalpa, l’intention

Mais toutes ces pratiques, il faut les accomplir sans en attendre aucun fruit, seulement par sens du devoir, telle est Mon ultime pensée. Shri Krishna.4

Aux Antilles, en l’an de grâce 2013, la barque de la liberté et de l’égalité chevauchait une rare triangulaire : 1. Le 160ème anniversaire de l’arrivée des premiers engagés Indiens en Martinique, le 6 mai 1853 à Saint-Pierre 2. Le 100ème anniversaire de la naissance du poète Aimé Césaire, le 26 juin 1913, à Basse-Pointe, en Martinique. 3. Le 150ème anniversaire de la naissance d’Henry Sidambarom, le 5 juillet 1863 à La Capesterre de Guadeloupe.

Notre sankalpa ou résolution est d’offrir à la mémoire de ces 5 précurseurs un bon tré de faits historiques, de données socio- culturelles, de réflexions et de références papier ou électroniques, de contribuer à faire émerger une histoire qui, tout en nous étant intimement liée, est encore trop à l’écart des études post-coloniales. Nous souffrons, comme l’écrit Ms. Brinda Mehta, universitaire en Californie, d’une continuelle marginalisation de l’écriture francophone sur les expériences de kala pani à l’île Maurice, aux Seychelles, à la Réunion, à Madagascar, en Martinique, Guadeloupe, Guyane Française et à Sainte-Lucie.6

4 La Bhagavad Gita, 18.6 : tinyurl.com/bhag186/ 5 Créole : un plateau, de l’anglais tray. 6 Brinda Mehta, in Indianités francophones : tinyurl.com/kalapani/

12 L’écrivain et poète mauricien Khal Torabully a écrit

Je m’en suis rendu compte lors de voyages en Guadeloupe ou en Martinique... où la part de descendants de l’engagisme était en soufrance... Dans un monde créole défni de façon unilatérale, en littérature surtout, le bon Indien est un Indien muet.7

En bigidi8 devant cette béance, nous titillons au passage la magie poétique, « seul langage qui permette d’exprimer la complexité de l’homme », selon Aimé Césaire.

Puisse cette offrande étancher la soif de connaissance de soi dans nos familles ; documenter nos éducateurs et décideurs culturels ; abreuver les chercheurs ; contenter le grand public. Nonobstant l’étendue du sujet, qui reste encore à explorer et divulguer, souhaitons que cette approche sommaire profite à l’Antillais sincère en quête de réalisation de soi. Qu’elle éclaire aussi la diya9 de ceux qui nous observent. Grand-Camp, Les Abymes, juin 2013.

—xxx—

7 Khal Torabully interviewé par Philippe Pratx : tinyurl.com/torabkhal/ 8 Créole : an bigidi, en titubant. 9 Diya : coupelle de terre cuite où brûle du beurre clarifié, allumée lors de la fête de Diwali pour célébrer la victoire de la lumière sur l’obscurité.

13 Incitations

À voir des fleurs mon cœur s’égare. Elles sont ofertes à la vue de tous et pareilles à Ses yeux. Il est un océan d’amour. Point d’esquif sauveur pour le franchir. Quand elle voit des hommes demeurer abattus et disant : « Nous n’avons rien », la belle qui se nomme Terre sourit. Sans mendiants, le vaste monde, asile de la pitié, Serait allées et venues de pantins en bois. Thiruvalluvar.10

La culture de l’esprit doit être au service du cœur. — Mohandas K. Gandhi, 1869-1948.11

——xxx——

Chaque peuple quelque petit qu’il soit tient une part du front donc en défnitive est comptable d’une part même infme de l’espérance humaine. Aimé Césaire, 1938.12

10 Tiruvalluvar : poète et philosophe tamoul du VIème siècle. Auteur du célèbre traité 鎿쏁埍埁றள Tirukkural, une des premières œuvres laïques de la littérature indienne : tinyurl.com/tiruval/ 11 Vie du Mahatma Gandhi : tinyurl.com/wikigandhi/ 12 Cahier d’un retour au pays natal, revue Volontés no 20, 1939, Paris, Pierre Bordas 1947, Présence Africaine 1956, rééditions subséquentes. Texte intégral en ligne : tinyurl.com/cahierpdf/

14 Hommage

Le 29 avril 2013 à Godissard, Fort-de-France, Martinique à l’initiative de l’enseignante guadeloupéenne Madjanie Leprix, une salle du Collège Jacqueline-Julius a reçu le nom du célèbre prêtre hindou martiniquais et grand tamou- lophone Antoine Tangamen dit Zwazo (1902-1992).

Le 4 mai 2013 à Basse-Pointe, à l’initiative du maire André Charpentier, la municipalité a inauguré une rue Antoine Tangamen dit Zwazo.13

---

13 Cf. Gerry L’Etang, Hommages à Zwazo : tinyurl.com/zwazorue/

15 Raghunath Manet -- -Image Creative Commons Le mot « coolie » Juliette Sméralda : Comment concevez-vous le terme « coolie » qui désigne encore les Indiens à la Martinique ? Raghunath Manet : Je sais qu’en Inde le mot « coolie » désignait un « intermittent ». On pourrait appeler tous les intermittents de l’ANPE des « coolies », notamment les employés de bureau qui n’ont aucune formation et qui peuvent faire tout et n’importe quoi. Donc « coolie » signifait intérimaire tout simplement. À l’époque, on n’était pas encore dans l’ère informatique. Dans l’Inde traditionnelle le premier travail que pouvait trouver le « coolie » était de prendre soin des champs…14

14 Juliette Sméralda, entretien avec Raghunath Manet, danseur de Bharat Natyam, chorégraphe et musicien pondichérien, in La société martiniquaise entre ethnicité et citoyenneté, Paris : L’Harmattan, 2008.

16 Telle est la vraie beauté… la capacité de maintenir la culture du pays d’origine et de l’incorporer de façon transparente dans le tissu d’un nouveau pays, enrichissant ainsi sa culture… Un pays où les héritages des Africains, , Indiens, Européens et bien d’autres ne se contentent pas de co-exister, mais s’accordent pour créer une culture à la fois vibrante et dynamique. Ms. Kamla Persad Bissessar, PM de Trinidad & Tobago, janvier2012.15

15 Kamla Persad Bissessar, Love like a Grandmother, in revue Trinidad Express du 8 janvier 2012 : tinyurl.com/kamlajaipur/

17 De Calcutta à Sainte-Lucie, De Pondichéry à Pointe-à-Pitre, Et jusqu’au fond de l’eau

18 « H OMME LIBRE, toujours tu chériras la mer » proclamait le poète français Charles Baudelaire au XIXème siècle.16 À la même époque, pour l’Indien berné et recruté, ou enlevé, en quête de nourriture, de travail et de devenir, Kala Pani, l’Eau Noire, représentait surtout l’Enfer : un espace tabou à ne pas franchir.

16 Charles Baudelaire, « L’Homme et la mer », in Les Fleurs du Mal, Spleen et Idéal, 1857, 1861 : tinyurl.com/homme-mer/

19 On ne quitte pas sa terre natale. Laisser l’Inde pour chevaucher Kala Pani, la « noire écume », c’était s’exposer à croiser des hoogli, des monstres. Franchir le flot d’eau maudit, c’était briser le lien familial, social et spirituel avec Bharat, l’Inde-Mère. Un tel exil éloignait l’Hindou de la Ganga17 sacrée, des rivages du Tamil-Nâdou, du Coromandel ou de l’Andra Pradesh. L’abandon de sa terre natale pouvait perturber, il le croyait, le cycle cosmique de ses réincarnations. Des centaines de milliers de pauvres ruraux, éleveurs ou maraîchers, lassés de la famine et d’une vie sans espoir, mais aussi d’Indiens sans problème matériel ou même hautement lettrés, furent tentés par un Eldorado de liberté, en divers points du globe que les Européens, aidés de leurs mestrys,18 leur faisaient miroiter comme proches — mais qui se situaient en réalité dans l’Océan Indien ou les Caraïbes bien plus lointaines. Se plaçant sous la protection de leurs divinités de villages, du héros Madourai Viran ou du prophète Nagoumira, ces hardis conquérants partaient néanmoins. Pour mieux illusionner ceux qui allaient être soumis à la « profitation » sucro-cannière, pour exorciser leur peur de la traversée interdite, les Britanniques embarquaient de grands chaudrons d’eau de Gange. Quantité d’engagés, victimes de maladie ou de mauvais traitements, virent leur vie abrégée, ou préférèrent le suicide.

17 « Le » Gange, est une entité féminine pour les Indiens : c’est la déesse Ganga. 18 mestrys : rabatteurs indiens à la solde des compagnies recrutant des engagés ; ils faisaient miroiter aux badauds et autres prospects une vie édénique hors de l’Inde. Cf. Juliette Smeralda, in La question de l’immigration indienne, p. 112 et suiv. : tinyurl.com/mestrys/

20 Un relevé de navires arrivés à la Réunion avec des cas de choléra.

21 Beaucoup rendirent l’âme. Balancés par-dessus bord ou naufragés avec leurs bels espoirs de poudre d’or, ils finirent en festin pour requins.19 Ceux qui débarquèrent aux îles à sucre, candides, allaient devoir subir l’oppression des maîtres colons et affronter la vindicte des anciens esclaves. Mortalité comparée des Indiens pour la Réunion et les Antilles sur les navires de la Compagnie Générale Maritime pour une période de dix-neuf mois (janvier 1860 - août 1861).20

Transports à la Réunion Transports aux Antilles

NAVIRE INDIENS MORTALITÉ NAVIRE INDIENS MORTALITÉ

Junon 399 2% Richelieu 538 2%

Maupertuis 404 4,00% Suger 397 3%

Santiago 418 néant Réaumur 550 6%

Jeune-Albert 467 11% Hampden 552 30%

Confance 398 2% Rubens 684 22%

Jacques- Suger 414 2% 676 10% Cœur

Total 2.530 19% Total 3.397 73,00%

Moyenne 0,75% Moyenne 2,15%

19 Tony Mardayé nous fait remarquer que le requin ne mange pas la chair d’homme et il suggère « dans le ventre de la mer ». 20 Tableau comparatif par Jack Caïlachon, in Historiacte n° 79, 30 mars 2013.

22 Les premiers engagés indiens dans la région des Caraïbes arrivèrent au Guyana en 1838, à la Jamaïque et à Trinidad & Tobago21 en 1845, à la Martinique en 1853, à la Guadeloupe et en Guyane Française en 1854, à Grenade en 1857, à Saint-Vincent en 1861, à Saint-Kitts22 en 1861, à Sainte-Croix en 1863, au Surinam en 1873, à Nevis en 1874 et à Belize dans les années 1880. Les recherches se poursuivent sur l’engagisme dans les petites îles omme Grenade, Sainte-Lucie et Saint-Vincent. Le cas de l’île de Saint-Kitts laisse perplexe. D’après une liste de bateaux partis de l’Inde, l’un d’eux y est arrivé en 1861. En 2006, le chercheur trinidadien Kumar Mahabir, visita l’île sans trouver trace d’indianité physique, nominative ou culturelle. Or, après la libération des esclaves, on emmena au moins 337 travailleurs engagés indiens pour activer les plantations de canne kittitiennes. Quoique repérsentant 5% de la population de l’époque, leur trace s’est évaporée, surtout, sans doute, suite aux mariages mixtes. Les Kittitiens, comme moult Caribéens qui ignorent leur pedigree, peuvent donc se prévaloir de cette diversité historique et phénotypique de leur héritage. Les premiers engagés pour Sainte-Lucie partirent de Kolkata (Calcutta) en 1859 sur le « Palmyra ». 4.427 engagés iront sur les plantations de cette île, 10 fois moins qu’à la Guadeloupe. Entre autres catastrophes, dans la nuit du 10 décembre 1893, le « Volga », dernier bateau à quitter Calcutta pour Sainte- Lucie, sombra le long de la côte de Vigie Point près de Castries, la capitale de l’île. 156 Indiens destinés à Sainte-Lucie et 487 à la Jamaïque furent sauvés de justesse.

21 NDT : En bon Français, on nomme cette république La Trinité & Tobago. La coutume aux Antilles est de dire Trinidad… le nom espagnol donné à ces îles par ses euro-découvreurs. Tobago est le nom d’origine amérindienne de la 2ème île. 22 Selon un document en Français, des immigrants de Calcutta sont arrivés à « Saint-Christophe » entre 1860 et 1870.

23 En 1871 le « Souvenance », convoi parti de Karikal au Tamil- Nâdou en Inde du Sud pour la Martinique, drossé par une nuit de tempête sur les brisants du Cap de Bonne-Espérance, dit « Cap des Tempêtes », coula corps et biens en eau profonde. Il avait à son bord 376 Indiens et 24 membres d’équipage. Entre autres naufrages loin des Caraïbes, notons, le 11 mai 1884, celui du « Syria » qui faisait voile vers les îles Fidji. Plus de 60 engagés périrent. Leurs corps furent enlevés et brûlés près de Nasilai River, dans la grande île de Viti Levu. En 1969, une poudja23 fut célébrée à leur mémoire sur les débris du bateau retrouvé. Les Caraïbes étaient la destination maritime la plus lointaine depuis l’Inde. Si les navires ne mettaient que trois à quatre semaines pour arriver à la Réunion ou à l’île Maurice, il leur fallait bien trois à quatre mois, pour atteindre les Antilles. Partis de Pondichéry sur le voilier L’Aurélie, les tous premiers convois de « coolies » (serfs ou porte-faix originaires d’Asie, ici de l’Inde) arrivèrent en Martinique le 6 mai 1853 à Saint- Pierre, et en Guadeloupe le 23 décembre 1854 à Pointe-à-Pitre. Selon l’inscription du Monument de l’Arrivée Indienne (Premier Jour) érigé à la Darse de Pointe-à-Pitre, lieu de leur débarquement en Guadeloupe,

42.326 travailleurs de l’Inde arrivèrent sur cette île de 1854 à 1889. Parmi eux, 24.891 périrent, notamment de mauvais traitements et 9.460 retournèrent en Inde.24

23 Poudja, puja : acte rituel. 24 Guadeloupe, Monument aux premiers Indiens : tinyurl.com/prkr5/

24 Nombreux furent les frères, sœurs, cousins, amis, relâchés à la Réunion, à l’île Maurice, aux Seychelles ou en Afrique du Sud et séparés pour toujours, leur bateau25 faisant voile au début des convois, ou vapeur, plus tard, pour les « Indes Occidentales », avec son reliquat de Bras d’Inde d’Orient. Le Pr Jacques Weber26 de l’université de Nantes a étudié l’émigration indienne vers les colonies françaises, et il est intervenu au Festival Gwo-Ka Sainte-Anne 2004 en Guadeloupe , lors des célébrations du cent-cinquantenaire de la première arrivée indienne dans l’île. Voici un extrait d’un récit que nous lui devons :

Le 28 mars 1857, l’Auguste quitte Pondichéry avec 317 coolies à bord. Une épidémie de choléra oblige le capitaine à regagner l’Inde. À Karikal, un lazaret est aménagé : outre 9 morts pendant la traversée, 50 autres mourront. Selon la rumeur, les coolies furent maltraités : coups, nourriture et eau insufsantes, femmes violées, corps jetés à la mer… Il y avait des enfants avec leurs mères. Des mestrys qui ont recruté des mineurs (moins de 21 ans) et des hommes âgés (plus de 40 ans) sont condamnés. Le laxisme de la réglementation française est souvent avancé.27 En 1894, quelque 500 Japonais seront amenés à la Guadeloupe pour travailler dans les plantations de Grande- Terre. À la suite des nombreuses rixes et surtout des grèves qu’ils déclenchèrent en juillet-août 1895, les Nippons furent presque tous rapatriés.

25 Les coolies indiens étaient transportés par la Compagnie Générale Maritime, les coolies chinois par la Maison Gastel & Malavois. 26 univ-nantes.fr/weber-j/ 27 Jacques Weber, Entre traite et coolie trade : l’affaire de l’Auguste, 1854 in Gerbeau Hubert et Saugera Eric, « La dernière traite. Fragments d’histoire… Société française d’histoire d’outre-mer », 1994, p. 191-211 : tinyurl.com/augusteweber/

25 Salako 272 Annamites récalcitrants furent aussi déportés des Antilles vers le bagne en Guyane, ou renvoyés en Indochine.28 Nous leur devons les yeux bridés de leurs descendants croisés. Mais aussi une poterie à Terre-de-Bas aux Saintes, ainsi que l’art de fabrication du chapeau asiatique recouvert de tissu madras, adopté par les pêcheurs saintois : le salako.29 Il est fait de bambou, plante qui pousse le long des étangs de la petite île, minutieusement taillé, lié et tressé, et de racines de mamin des marécages. L’habillage de tissu, fréquemment en madras, est cousu à la main par les couturières de l’archipel. Concurrencé, jugé inconfortable, le salako tend à n’être plus qu’un souvenir. Documentation L’exposition « Immigrations en Guadeloupe au XIXème siècle » par M. Gérard Lafleur répertorie les multiples origines de la population guadeloupéenne d’aujourd’hui. Outre les apports d’Europe et d’Afrique, on y découvre les migrants de Madère, de Chine, de l’Annam, du Japon, d’Italie… Présenté régulièrement dans des musées et les établissements scolaires,30 on le retrouve sur le net,31 et une version papier est disponible aux Archives Départementales de la Guadeloupe, à Bisdary, Gourbeyre.

28 Pr Jacques Adélaïde-Merlande : Documents d’histoire antillaise et guyanaise 1814- 1914, Paris, 1979. 29 tinyurl.com/salakosaintes/ 30 Exposition au Lycée Charles Coeffin en nov. 2010, fév. 2014 par Nathalie Bourriot : cf. tinyurl.com/expolafleur/ et tinyurl.com/coefbourrio/ 31 Les Immigrations en Guadeloupe au XIXème siècle : tinyurl.com/expofleur/

26 Troupeau et gardien. © Mani Varma, Kanchipuram, Inde du Sud.

Extraits de Gazette,1854

L’Aurélie, capitaine Granier, a fait voile de Karikal le 14 juin, pour la Réunion, ayant à bord 3 000 balles de riz et 364 immigrants Coolies. On attend son retour à Pondichéry vers le 15 août, où ses Indiens et ses riz pour la Guadeloupe sont déjà préparés.

La Belle-Gabrielle, capitaine Aubert, arrivée à Pondichéry le 19 juin, relevant de l’Australie, et qui devait d’abord prendre charge pour Marseille, vient d’être affrété par le gouvernement pour transporter des immigrants Coolies à la Martinique.

27 De l’Inde aux Antilles 32 Le choix des colons se porte sur les Indiens en provenance des Indes anglaises et françaises pour un double avantage : l’opinion est chatouilleuse dès que quelque chose lui rappelle l’esclavage, mais elle ne fait pas le rapprochement entre « coulis » et esclaves, comme elle le fait immédiatement quand ils s’agit d’engagés noirs. La péninsule indienne regorgeant d’affamés qu’elle ne pouvait nourrir, la manœuvre pouvait presque passer comme humanitaire : les arracher à leur terre natale, c’est les arracher à la misère... La France n’est que marginalement présente en Inde par son comptoir de Pondichéry. Elle doit composer avec le gouvernement anglo-indien pour avoir l’autorisation d’organiser cette migration. Il n’est pas dur à convaincre : la famine sévit dans la principauté de Madras et les districts du Nord de l’Inde. Et il doit subvenir aux besoins de ces plusieurs millions de sujets indiens affamés. Ces Indiens emmenés aux Antilles en « hommes libres sous contrat », pour accomplir les mêmes travaux des champs que les Noirs ne voulaient plus totalement assumer, laissaient les côtes de l’Inde à partir de ports tels que Madras, Pondichéry, Bombay, sans savoir exactement ce qui les attendait. Ils furent embarqués sur des voiliers en bois de 1.000 tonnes jusqu’en 1880, puis sur des navires à vapeur de 1.500 à 2.000 tonnes, qui réduisirent de moitié le temps de traversée, après le percement du canal de Suez.

32 D’après diverses sources, citées sur archeosousmarine.net : Miramar Ship Index, R.B. Haworth, Wellington, New Zealand, 2006. Le Figaro, 15/05/1896. A.N. (Ministère de la France d’outre-mer, série FM SG Guadeloupe, 15 Dr 160 : « Introduction par le paquebot Nantes-Bordeaux d’un convoi important d’immigrants indiens, 1888-1890 », Dr 161 : « Rapatriement de travailleurs indiens par le paquebot Nantes-Bordeaux (1888) »; Archives de Médecine Navale 53, Paris, p. 264-304 : Castellan H. « Relation médicale d’un voyage d’immigration indienne effectué par le steamer Nantes-Bordeaux ». A.D. 44 (2 Fi Nantes 32). Archives de Combat Ouvrier. © 2009 archeosousmarine.net/ 7, rue des marronniers, 56480 Cléguerec. Avec nos vifs remerciements.

28 L’écart de temps de Pondichéry à la Guadeloupe passa ainsi d’une centaine à une quarantaine de jours.33 Avant l’embarquement, un agent du gouvernement anglo-indien vérifiait que les engagés étaient libres de leur décision et remettait au capitaine du navire les autorisations justifiant son chargement, lors des possibles contrôles en mer par les flottes anglaises et françaises. Les bateaux transportant des « coulis » doivent, en principe, répondre à des critères stricts, garantir un faible taux de mortalité pendant un voyage souvent long : deux mois en moyenne pour atteindre les Antilles. Les émigrants doivent disposer d’un espace suffisant pour voyager dans de bonnes conditions. La nourriture, l’eau, doivent avoir été prévues en conséquence et une couche propre doit leur être fournie. Deux médecins accompagnent chaque navire, un Occidental et un Indien. Souvent, trop nombreux sur les navires, les migrants étaient sujets à la grippe, à la dysenterie et à d’autres maladies pulmonaires, surtout au choléra, qui était plus fréquent et beaucoup plus mortel. Les naufrages pouvaient, eux aussi, décimer tous les individus d’un convoi. Le « Souvenance », transportant des travailleurs de Pondichéry à la Martinique, fit naufrage dans le canal de Mozambique avec 371 passagers. A bord, les hommes étaient séparés des femmes. Entre les deux, les couples mariés sans enfant étaient séparés de ceux qui avaient des enfants. Tout ceci n’empêchait ni les révoltes des immigrants, ni les sévices outrageants commis par l’équipage. Dans les habitations, les engagés s’occupaient d’entretien des plantations de cannes et autres, des troupeaux de bovins, notamment des taureaux qui tiraient sous joug le kabouèt (cabrouet : charrette) de canne à l’usine. Les femmes assuraient les services ménagers chez les planteurs blancs. La plupart des Indiens vivaient dans des conditions d’hygiène inhumaines.

33 Cf. archives de Combat Ouvrier.

29 Guadeloupe l’ultime convoi

D’après les ressources de la Société d’Archéologie Maritime du Morbihan citées par Jack Caïlachon, le Nantes-Bordeaux, dernier « coolie-ship » à appareiller pour la Guadeloupe, y débarqua 599 immigrants le 31 janvier 1889 : Au motif des sévices subis par ses sujets indiens en Martinique et Guadeloupe, Londres avait mis un terme, le 1er novembre 1888, au courant migratoire de l’Inde Anglaise vers les champs, de canne principalement, des colonies françaises à sucre qu’il avait autorisé en 1860. Pour sa part, dès 1885, le Conseil Général de Guadeloupe avait déjà voté l’arrêt de cette immigration. Mais il était revenu sur sa décision sous la pression des propriétaires terriens et avait voté en juillet 1888 la reprise du recours aux travailleurs immigrés indiens. Le « Nantes-Bordeaux », vapeur de 1.603 tonnes de jauge brute, mis à flot en 1883, quitte l’Asie pour la Guadeloupe avec un convoi préparé par les agences de migration, française à Pondichéry, Inde du Sud, et britannique à Calcutta, Inde du Nord. Affrété en 1884 par l’administration pour transporter le corps expéditionnaire du Tonkin, chargé ensuite du transport des migrants de l’Inde vers les Antilles, son arrivée à la Darse de Pointe-à-Pitre le 31 janvier 1889 marquera la fin des 34 ans du pont maritime Inde-Guadeloupe, inauguré en décembre 1854 avec le transport des premiers Auréliens. Ce fut le cadeau de Noël 1854 des planteurs : du Bras d’Inde pour suppléer le Bois d’Ebène dont ils avaient tant usé et abusé. En tout, 42.326 Indiens seront convoyés en Guadeloupe.34

34 Cf. le site de la Société d’Archéologie Maritime du Morbihan et Jack Caïlachon, in Historiacte n° 79, 30-03-2013 : tinyurl.com/archeomarin/

30 En quête d’une vie meilleure à ceux qui franchirent les océans

Le langage poétique est le seul qui permette d’exprimer la complexité de l’homme. - Aimé Césaire Pour nous, descendants de descendants, descendants de descendants de descendants d’engagés, de générations encore à venir, la mer bleue, atlantique ou caraïbe, n’est plus Kala Pani ou s’abîma l’identité originelle. Les ayant projetés sur un destin inattendu, en re-brassant leur bel imaginaire confronté à des stimuli étranges et étrangers, le défiant océan s’est mué pour la fratrie des Jahajin en source de guérison, en sel de Thalassa et de reconstruction. Il convient à présent que l’on attise aux îles, aux Indes et dans les maîtres-pôles, la mémoire du sort des engagés Le souvenir de ces ancêtres qui crurent, qui trimèrent et qui s’incorporèrent, ceux et celles qui en dépit d’un rêve perdu, offrirent à la flopée des îles comme aux grands pays

31 l’incontestable, la vaillante, l’humble contribution. Qu’on allume la lampe du souvenir pour tous ces dits coolies à qui on promettait l’Eldorado de pacotille. Qu’on étripa ! Ô Dieux, les odieux maîtres, leurs sous-maîtres, leurs valets, leurs convertis vêtus de blanc ! Or eux, Orientaux, se ravisant, chantant, priant, méditant et servant sans compter, ensemencèrent plutôt des nations neuves. Alors, que soit connue, dite et chantée, la richesse de leurs dons à la terre d’accueil, tandis que leurs trésors linguistiques, culturels, spirituels, partaient, abandonnés, sacrifiés et brûlés ! Que vive la mémoire de ceux qui payant le prix pour tous, périrent à bord, de grippe, dysenterie, pneumonie, choléra, finirent par-dessus bord avec des rêves noyés, moururent d’éreintement et de tribulation morale, jusqu’au suicide en île. Frères et sœurs de bateau, ancêtres, Vannakam et Namasté ! Jay Jay Jahajin ! Jaya, Jaya Jahajin !

32 mais la mémoire

Ce principe de survie, de préservation culturelle, s’est tamisé de génération en génération pour donner la culture indienne que nous connaissons aujourd’hui, mais en gardant les grandes lignes, parfois en les accentuant. - Jonathan Soubarapa.

33 J’ai voulu ouvrir Le Livre de Mémoire Parcourir les pages Délivrer mes yeux Assouvir mes mains J’ai voulu manger des feuilles Sur les années. Mais le livre est resté de pierre Contre mon cœur J’ai entendu des voix jaillir Entre les pages J’ai reconnu des timbres malgré moi Mes oreilles se sont tues Mes doigts se sont nimbés Mais le vent de mémoire a fait taire mon silence. Le bourdonnement sonore A fait bouillir mes lèvres Antépénultième onomatopée D’une chaîne d’appétits de faire vivre la vie Mais le souffle entrecoupé A fait fuir le passé. O mirage des pages couchées Telles des vagues O miracle de l’oubli Le sillon d’écriture à mes caresses échappe Le souvenir s’enfonce en feulant Dans les flots. La terre est dans les mots Quand la mémoire abonde Le ciel chante en cadence sur des chapitres clos O champ visuel Caché dans les rayons.

Sarkis Gopy, Poète guadeloupéen 20/10/02 Phrasé du Matalon Editions Alizés – 2004.

34 Aux Indiens nés dans les Caraïbes

À la mémoire de ces ancêtres venus d’Inde qui ont ensemencé de leur patience terre d’îles de suc de canne usines vesou sueur pour mon Sieur navires mortalité cordon coupé de pays-père et terre- mère en vèpèlè mounikilè collier-malè au poids intense toulsi mandja loti pluie manche troussée contrat coutelassé bhodjpouri hindoustani tamoul ourdou télougou perdus sons égarés langues sanglantées prénoms christiens forcés mélangé français-créole du parcours samblanni nâdrons de nuit un tout tout éclaté vandalisé parsemé en vents alizés gros pans d’histoire qu’on se cacha qu’on nous plaça et renferma de l’extérieur communauté des chants ô des langages que l’on tria a contrario qui s’emmêlèrent tambour poum-tak qu’on décréta à deux bonda souvenir dont on s’imbiba usines à sucre tournant sous la férule sirop ce rhum tafia que l’on adule maintenant dès au matin coco à l’eau décollage d’ivresse on les y habitua

35 Soigneur de bœufs. © Mani Varma, Kanchipuram, Inde du Sud. remèdes hazyé-razyé z’herbe à fer chanter danser défiler prier nos dieux sainte marie de mariémen sainte marie de longueteau pongal à bois-debout l’âme du coutelas filé marie-galante masse-cuite batterie beauport plaine blanchèt chaudrons usinier usurier animal-machine grosse montagne à mélasse mains pas lasses bagasse enfants de grâce bonne-mère marquisat comté darboussier gardel sainte marthe sainte marguerite priez pliés peuple lié sous peupliers liez attachez charroyez pressez à la mémoire de ces ancêtres indiens d’ici-dans décidés non dissidents qui ont ensemencé cette terre embaumé cet air benjoin fumant talon et matalon sonnant tray déposé narè bras levés langues de feu qui s’enlaçaient en clandestin en klindindin lacer des cannes sans prélasser

36 femme indienne de l’ombre vanille fécondante nourricière roche à masalè au cheveu qu’on halait lycée poupée au bourg petit cabri qu’on dit sans fesse qu’il cale culait cul buterait te c’roquerait sans colombo sac d’école dévidé pieds pilés larmes d’enfance ravalées obéissance famille école éducation vexation histoire d’en-gaule à la gaulette respect valeurs nanni-nannan bœuf amarré grand bonne heure pawoka d’amertume woulka grugi saignant à blanc seigneur mémoire d’ancêtres de nous malaba-la kalikata bâtards-zendiens chapé-kouli nègres poilus un nez arqué d’une seule rage ensemençant la terre labeur en suc de canne woulka de mango vert qu’on râpe gombo melon et pannyalon poisson kolonbo citron la main tendue peuple nouveau tapou di-bass gwo-ka arc-en-ciel kaladja nadron bilimbi rhum citron shrob ka foot-ball drapeau au vent zouk

37 mais mais mais mais la mémoire la mémoire les fanions de la mémoire le souvenir du survenir dates histoire les lieux coutumes les origines les traditions

Musiciens. © Mani Varma, Kanchipuram, Inde du Sud.

38 voiles au vent bléman om kannavédi om ramè sitè om siva om mariamann om kichna om om nagoumilan allah messie amen sidambarom maldévilen la plume dressée brandir l’égalité talons cinglants ting-ting clochettes faire tapou chauffer tapou battant vlandang-vlandang vanlan-dang-gang à bord vivres ici les livres awa fin de non-recevoir au bilimbi vert école tu ne dis rien mais le grimoire veut voir les calepins les registres de marins matelots commandants médecins le récit du périple terre mère à terre fille et l’histoire des ancêtres qui ont fait voile écopé dites - moi ti brin où ça qu’on serre ce pan d’histoire

39 la mémoire a fait voile elle arrive à terme à terre de courage l’illettré cultivé franchit la darse sans soulier sans français il se chanta il prit créole les champs les cris coolie ses graines herbes colis ballot vlandang vlandang vanlandang gang vlandang vlandang pour la mémoire mémoire des dindons de la farce coqs dinde kodenn paons qui ont trimé au pitt semé le grain tann tibilan entrons dans la danse effrénée

—xxx—

40

Vanakkam, Gran Nonm !

à Aimé Fernand Césaire à l’occasion de ses 90 ans

26 Juin 2003

41 VANAKKAM, GRAN NONM ! On ne fait rien de bon tout seul. Salutations de mes aïeux kouli, à celui qui naquit Nègre parmi nos Tamouls, en terre de cannes, à Basse-Pointe. Une noble, effacée mabo-da malabare prit en Madone un soin fertile du fils porteur d’émancipation de l’être. Temps venu pour que le descendant d’Indien kouli de Pointe- à-Pitre offre arati de mots au maître du maillet des mots. Sobre, mais non point indolent, levant un doigt et le vent pris face au Levant, demande permission de ficher d’un point rouge mon incontinente impertinence au fronton des grands mâts d’océans.

42 Amère aussi, salée, fut, après, puis ensemble avec vous autres, la sueur d’ardeur des fils et filles de l’Inde entre cannes fertiles, sabres s’abattant scandés de gueulantes, heurts d’emprise forcenée du traître maître destructeur bafouant l’abolition de son crime perpétué. Oui, le non-dit, la lourde transparence, fit hélas de mon ancêtre le banni au cheveu glissant qu’on halait pour faire pleurer nos filles. Combien, qu’on nous disait maigrelets sans force sans fesse s’affaissaient défoncés sous ces tòbòk, gyòk et kabèch, cabris émissaires pliant sans casser, sous l’insulte de pairs assoiffés de revanche contre un autre cheveu lisse. Pairs de la coupe et de l’amarrage. Mais résolus à écarter cet autre nez pas fait pour humer le vent du large, écraser les pieds trop fins qui enjambèrent pourtant aussi un monde encore plus rond, plus courbe, plus fourbe.

43 Travailleur des champs. © Mani Varma, Kanchipuram, Inde du Sud.

Et je dois dire haut afin que l’on s’entende, en ce lieu dévolu à nous tous, îlots, moi fils du point cardinal de la vaste Asie basanée, Kali noire plaquée sur poussière insulaire, héritage incomplet d’une providence cruelle : Fais, Maître, que se taisent, maintenant, les ardeurs canines indophobes ! Que s’évaporent les relents de crachats, essuyés sans envie de revanche, d’une manche d’épaule en larmes, mouchés dans un pan de chemise et boutons arrachés ! Que cesse l’orduration de mes races par celle qui avait trop subi, trop bavé de par ceux qui nous ont tour à tour fêlé le fond, gâté le sang, aigri la sueur, et crasé l’esprit.

44 Tu vins pour dire : Haut la tête, Nègre ! Prends ton debout ! Sois fier ! Dès lors tu ne pouvais même effleurer en passant la souffrance conjointe d’un petit peuple sans héraut, sans grec lettré aux vingt-six signes, mais érudit dans ses langages inventeurs du zéro d’empuissance, aux langues jugulées par l’homme à l’épée en crucifix. Nous n’avions pour parer le coup sur coup que fragiles pétales de fleurs, rituels mantras de barbarie, rhizomes de curcuma et danses simagrées. Oui, pré-judaïques, nous immolâmes cabris, frappâmes matalons ! Eh ! Vous crachâtes dessus-nous, nous tournâtes en rigolade, lombrics d’une terre qu’avons retournée, bâtie, aimée, fleurie, boisée, jardinée, adoptée, payée. Dépôts, vaine attente du bateau de retour, indifférence, opaque transparence, rejet aux oubliettes de la honte, au caniveau dans le dalot, rires sous cape et pestifération, qui nous chanterait tout cela ? Nous n’avions de balade que chantonnement du pousari, matalon frappé sur les deux faces, cymbales éclatantes, pongol et gloriole de Maldévilin sabre brandi.

—xxx—

45 Puissent donc siècle après siècle se lever d’autres chantres, d’autres enchanteurs et les chanteurs des souffrances de nous autres, de la canne à l’oppressoir, et plus. Car elle n’a pas pris fin, l’illusion de victoire, pas encore abouti la quête du devenir : unitaire seulement il se pourra. Annulé, le Cahier d’un retour aux Indes : il convergera avec celui du Chantre. Ils se fondront dans le chaudron universel. Mais, pas avant que les annales ne couchent enfin à haute voix, que l’Indien kouli, le malabar venu de l’autre bord de l’Inde ou bien kalikata à peau plus blême, n’a pas plus démérité que l’Abyssinien. Or, fûmes-nous oubliés de ta reconnaissance ? Oublié aussi, que nous sommes un double peuple, et la deuxième île, sœur ? Que nous avons trimé, été fouettés, battus, corchés.

—xxx—

46 Ah, faire parler le silence qui occulte, enrayer le tort d’être l’absent retardé, défenestrer l’oubli déshonorant, dévoiler le faire-semblant d’ignorance nourri de tout-va-bien assimilant, ô commotion ! Karukères de surcroît, fiers comme Madininais d’aux fleurs et autres badinés parmi les îles, d’emblée nous nous gavâmes de ta prose belle de Maître venue de chez voisine, ravalant au fil des pages notre salive étonnée, étouffant l’horreur de notre effacement. Déçus, quoique compassionnés, nous convînmes de ne plus courtiser ton écriture univoque, de salle d’étude en examen, que pour leur arracher quelque diplôme ou un papier. Disons bien : la souffrance en cannes, même ce jour distillée, sirupeuse, ne fut point hélas qu’apanage ni sordide privilège, des fils d’Afrique torturés jusqu’à la lie par la horde des brigands pâles aux sonnailles d’argent en cassonade. L’Indien aussi, même après décrets de ton abolition, Hindou- frère-de-Calcutta écrivis-tu, mais surtout, plutôt qu’Hindoustani en Madin’île, Tamoul-frère, Ourdou-sœur, Télougou amer. Bravant Kala Pani, il but l’eau noire, il en bava. De la tempête il se sauva des fois, par foi, prière hindoue ou coranique invocation à Nagoumira.

—xxx—

47 Oui, il vint depuis plus loin encore, rêvant d’espoir, mais envoûté d’un alcool à venir, emmené pour amarrer la même frêle canne dont le jus saoula l’histoire du monde, pour la lier, pour prolonger celui que lacer ladite tige avait lassé, tige de canne que le Nègre émancipé laissa bas, là. Mais, ô voilà mon Indien lacéré à son tour, au cachot de la même plantation. Alors que s’esclaffaient Afro-libres et mulâtres, il respirait en bas, en batracien ostracisé privé d’identité, apatride sans un rôle devant l’urne à élire. Jusqu’à temps que se lève, voyant ses congénères qui dégénèrent, juriste et audacieux Maldévilin en Capesterre, Sidambarom de Guadeloupe.

—xxx—

48 Ainsi plièrent, ployèrent leurs reins de frelons ces fils de l’Inde, la grande péninsule, sous un soleil d’îlets perdus ; Souffrirent leurs filles violentées dans la chair, blanchies dans l’esprit. Crièrent, jusques au ciel s’élève la mémoire euthanasiée, souffrance restée non dite, sévices de futurs frères sœurs parents qui la cachaient oubliée la nuit dans les rêves de temples et d’eaux lustrales. On en fit des parias, rab pour rats. On caqueta sur Calcutta, on déblatéra sur Malabar. Honnis par les honnis, affublés de quolibets à colibris et sucriers voleurs on les classa mangeurs de chien coulisseurs de bondieuserie pire que vaudou quimbois ou chrétien maléfice, et renvoyés faire coup de trottoir. Balayeurs errants de dédale en dalots et tinettes, oh Béro d’en-Foyal. Mais dites merci kouli pour le manjé-kouli sous le mâchicoulis. Méditez-ci : Ayant écopé le pourquoi du comment sur les bancs de l’école laitière et les genoux sur les prie-dieu d’hiver, ils vivotèrent repliés rasant murs d’en-ville, renfouissant, somatisant en maladies pour fin de vie oui, ravalant penauds dociles bien élivés,35 aussi juste qu’elle eût été, toute volition de vengeance frappante.

—xxx—

35 Créole : bien élevés, polis.

49 Or l’enfoui se fouille, le non-dit sourd comme eau de source jaillit de boue de glaise. Pour porter fruit la graine mango doit se briser la coque depuis son en-dedans, le germe de vie doit se faire loquace et l’éloquence en évidence. J’assume le discours subi en double chicotte comme j’assumai l’oubli. Inconsolé mon sourire est parfois triste et mon regard d’enfant perdu. Mais je suis, là pour rester, ici ! Car plus lointaine encore qu’Afrique encore reste l’Inde des miens. Et se perdirent ses langues-mères sur l’océan parmi la fausseté de nos vérités, notre aliénation de multipliant palmé aux prises avec lianes à mentir d’école omissionnaire, de curé récureur et fermoir médiatique. Si je hausse-monter mon ton, ce sera juste le temps d’un menton qui se relève, d’un mentir en déglingue, d’une méprise corrigée. De cicatrices qu’on gomme ensemble, en chœur, chorus, chorale, devant tas de saint-suaires en sueurs. Le temps de l’ouverture d’un troisième œil, de la saisie du regard communiant, reconnaissance de peine commune, respect gagné entre frères.

—xxx—

50 Car l’Indien sans plume sans flèche du Nord bien vert de ta Basse-Pointe, de ma Basse-Terre, mon Saint-François, ma Capesterre ou ma Goyave et mon Port-Louis, je veux bâtir notre citadelle atlantique. Je n’ai que faire d’une guerre fratricide entre fils bâtards ou réchapés. Je sublimerai plutôt la rage en chants d’espoir — bhajan, nâdron, veena, moudra, mantra, kirtan, poudja.

Cathartiques, nos danses et musiques me portent dans cette lutte qui ne tue point et je nous vois, je nous veux, genoux droits infléchis tous gagnants. Ton grand cri nègre, noir d’écritoire ! Cri kouli, cri universel aussi ! Tu le poussas si fort, il nous pénétra tous. L’Indien-Karukéra de Desvarieux, au parlement du Blanc le salua, aussi. Mais, sache : tu nous pétrifias, aussi. Prose poétique ta, ô je l’entendis bien, jubilée par maints maîtres d’école et mille gens sevrés de mon histoire propre.

—xxx—

51 Je me souvenais, avec inconfortable amertume, sans moyen de m’en délivrer l’esprit, que le petit-fils de l’esclave resté ensanglanté dans l’âme n’avait pas su saisir – et les poètes le lui avaient-ils seulement intimé ? – que, vu le pressoir au velours rouge de vesou, l’Afrique à tous est aussi Inde en nous. Et le reste du damnage. Et donc notre fier frère d’enfer nous malmena, il s’arrogeait. Il nous riait il nous poussait il nous bourrait il nous halait il nous soucrait. Il nous juriait notre maman d’Inde et sa marmelade, il nous pilait mal-au-ventrait, envoyait aux chiottes. Il nous incinérait de mots-brûlots, nous encenseurs de sanblanni,36 en ses conciliabules de cour d’école.

—xxx—

36 Sanblanni : du tamoul sambrani, encens : cette cérémonie en mémoire des parents défunts a été préservée chez les Indiens des Antilles, de la Réunion…

52 Un son non frappé, un mot clairement dit : Je veux passer quémande encore pour que toujours naisse et renaisse un Chantre. Il faudra lors ensemble en phalanges serrées face au vent scélérat, avec le Syrien le Saintois l’Italien le Poitevin et le Breton Saint-Barth aussi lier la langue des fausses gens-bien, quelle qu’en soit la souche, leur épicer la bouche de vrai colombo, mango vert, piment fort, cari charriant nos plaintes exacerbées. Exacerbées puis sublimées. Car artistes et gens de cœur, nous sommes. Et puisqu’on nous oublia, que ça fit sentir mal, chanterons à l’unisson la peine de tout un chacun et non plus que la mienne.

—xxx—

53 Un Chantre universel, une main en poing, oui ! Mais l’autre en anjali moudra ! Que chacune de nos tribus, lassées de tribalisme et de violence à l’arme blanche offre les yeux au grand soleil unique avant qu’il ne s’éteigne sur nous ! Et je saurai oui je le crois, veux te l’entendre dire en clair pour que se rouvre mon tympan coquillandé, que tu t’écrias bien au nom de tous les damnés et fustigeas de traits de plume toute l’étendue de l’oppression sur Terre. Fût-elle madras déchiqueté en quadrature multicolore. Ave et Vannakam ! Et Namasté l’Aimé ! Voum rooh oh ! Éïa Shivaya !

26 Juin 2003 37

37Cf. page suivante la réponse autographe de M. Aimé Césaire à la première version de ce poème, en dédicace de son exemplaire du Percival’s English-Tamil Dictionary : « à Jean-Samuel Sahaï pour vous dire que nous sommes tout à fait d’accord… Je pense qu’il faudrait enseigner le Tamoul aux Antillais. Bien entendu entre autres langues. Cordialement, Aimé Césaire Fort-de-France 26 juin 2003. »

54 55 Si nous scrutons l’avenir, l’héritage que nous devons laisser à la postérité n’est-il pas que toutes les races s’accordent, pour donner une civilisation que le monde n’a peut-être pas encore vue ? Mohandas Gandhi 1908.38

38 Mohandas Gandhi, discours, Johannesbourg, 1908, in Gandhi’s Vision of a Free South Africa, A Collection of Articles, E.S. Reddy, éd. (New Delhi : Sanchar Publishing House, 1995).

56 Adagio pour la Da

Aimé Césaire et l’indianité Essai

57 et la détermination de ma biologie, non prisonnière d’un angle facial, d’une forme de cheveux, d’un nez sufsamment aplati, d’un teint sufsamment mélanien, et la négritude, non plus un indice céphalique, ou un plasma ou un soma, mais mesurée au compas de la soufrance. Aimé Césaire 1938.39

39 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cité.

58 Nouveau-né. © Mani Varma, Kanchipuram, Inde du Sud.

N ’ OUBLIONS PAS LA DA qui berça le petit Aimé. En Martinique, la nourrice d’un petit enfant est appelée sa Da. En Guadeloupe, on l’appelle sa Mabo, ou « ma bonne ». Dans les familles qui pouvaient se la payer, c’était la seconde mère, servante attentionnée qui veillait au bien-être de l’enfant et à son éducation.

59 Enfances Palmes...! Alors on te baignait dans l’eau-de-feuilles-vertes; et l’eau encore était du soleil vert; et les servantes de ta mère, grandes flles luisantes, remuaient leurs jambes chaudes près de toi qui tremblais...40

Né le 2 octobre 1869 au Gujarat, en Inde, Mohandas Gandhi avait 44 ans. À La Capesterre, en Guadeloupe, Henry Sidambarom, âgé de 50 ans, était au cœur de son long « Procès Politique » avec le gouvernement de la France, avec pour enjeu la reconnaissance des droits civiques de la quasi-majorité de ses congénères venus de l’Inde et de leurs descendants. Le 14 juin 1913 était voté en Afrique du Sud l’immonde First Immigration Act. Cet édit restreignait la liberté de mouvement des Asians, les descendants d’engagéss indiens, en limitant leur entrée dans le pays de l’aparté forcé ou apartheid.41 Douze jours plus tard, le 26 juin 1913, naissait Aimé Fernand David Césaire sur la plantation Eyma, à Basse-Pointe, au nord de la Martinique, une commune habitée par une majorité de travailleurs d’origine indienne, qu’on appelait « coolies », kouli. En novembre de la même année, en Afrique du Sud, Mohandas Gandhi qui conduisait une marche de résistance passive de mineurs indiens vers le Transvaal pour protester contre l’Immigration Act fut confronté à la police sécuritaire.

40 Saint-John Perse, Eloges, « Pour fêter une enfance ». 41 Cf. South African History Online : tinyurl.com/immigract/

60 La Da d’Aimé Césaire était indienne, d’origine tamoule, comme nombre d’habitants de cette partie de l’île. Âgée, elle accédera librement au bureau du maire de Fort-de-France pour voir l’ex-bambin devenu tour à tour écrivain, maire et député : son Aimé qui ne la renia jamais. Les comptines en Tamoul dont elle l’avait bercé demeuraient dans sa mémoire. Il les évoquait à l’occasion.

—xxx—

Autre futur homme de lettres de renom fut Marie René Auguste Alexis Léger, jeune « Blanc créole » de Guadeloupe né le 31 mai 1887 à la Pointe-à-Pitre. La destinée devait faire de lui le célèbre poète et Prix Nobel Saint-John Perse. Plus tard, certains verront en lui le pendant guadeloupéen blanc du Martiniquais noir Aimé Césaire. Enfant, Alexis avait été lui aussi initié aux sonorités de l’Inde par les servantes de sa mère sur la Plantation Bois-Debout de La Capesterre, nourri au sein de l’indianité et de la diversité. Dans un entretien qui eut lieu vers 1971, l’auteur d’Éloges et d’Amers révélait à sa biographe Mireille Sacotte que sa nourrice de la Guadeloupe — une Indienne shivaïte — le ft agréer, à la mort du grand prêtre de la communauté à laquelle elle appartenait, comme l’enfant dans lequel le dieu Shiva allait se réincarner au cours des cérémonies rituelles de l’an neuf : à l’âge de trois ans, le soir de la fête, complètement enduit de safran, tatoué au front du trident shivaïte, juché sur un trône porté à bras d’homme, il fut, lors d’une grande procession nocturne, présenté aux fdèles [...] et le rite se répéta trois années durant.42

42 Mireille Sacotte, Saint-John Perse, Paris : L’Harmattan, 1998) pp. 34-35. Cf. aussi Mireille Sacotte, Alexis Leger/Saint-John Perse : tinyurl.com/sacotte

61 L’écrivain chabin Raphaël Confiant note à propos de Saint- John Perse qu’il évoque les langues dravidiennes [...] et parmi elles, ce Tamoul qu’il a dû entendre fredonner par cette servante qui sentait bon le ricin [...]. Cette trop belle servante hindoue [...] une disciple secrète du dieu Civa, qui fredonnait donc tout à la fois, chose extraordinaire, la plus vieille langue du monde et la plus neuve, à savoir le Créole.43 Patrick Chamoiseau, autre écrivain antillais, mit un temps dos à dos l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal et celui d’Exils. Dans des Méditations dédiées plus récemment à Saint-John Perse, il souligne la diversité d’influences auxquelles le poète en puissance fut très tôt exposé : Autour de vous, des Négresses, des Chabines, des Mulâtresses, des servantes indiennes, des Chinois. Des façons d’Afrique, des survivances amérindiennes, des cultes étranges du dieu Shiva dessous les gestes qui vous dorlotent.44

—xxx—

43 Raphaël Confiant, in Aimé Césaire, une traversée paradoxale du siècle, Paris, éd. Écriture, 2006. 44 Patrick Chamoiseau, Méditations à Saint-John Perse in Mélanges offerts à Jean Bernabé : tinyurl.com/berncham/

62 Vicissitudes Aimé Césaire, le poète autant que le politicien, considérait ses concitoyens Martiniquais, avons-nous des raisons de le croire, comme un seul peuple, aux ethnies d’origine, couleurs et mixages confondus. Il pouvait leur manifester son amitié sans protocole, s’asseoir à même le sol sur les marches de la maison d’un Indien, le père Noël Mardayé, pour faire causette avec lui à l’ombre d’un poirier.45 Ces deux « anciens de Basse-Pointe » avaient en effet noué une belle amitié. Surnommé Papa Noël, Mardayé était « commandeur » des nettoyeurs de Fort-de-France, le chef des kouli du « dépôt » d’Obéro : la corvée d’entretien du cimetière, des trottoirs, des tinettes défécatoires, c’était leur lot.46 C’était la malédiction d’un nombre d’Indiens chassés de Basse-Pointe, échoués à Fort-de-France après la difficile affaire de l’assassinat du journaliste Aliker et que la population percevait et méprisait comme une sorte de basse caste.

° Décrivant l’héritage culturel des exploités Chinois, Congo et Indiens emmenés aux îles des Antilles, comme travailleurs dits

45 Theterophylla, poirier-pays (de pois, à cause des gousses de graines volantes), arbre de grande taille commun aux Antilles, à fleurs en trompette. Son bois clair est utilisé en ébénisterie. 46 Ironique coïncidence ? Le nom Oberoï, respecté au Pendjab, est celui d’une chaîne d’hôtels 5 étoiles présente en Inde, à l’île Maurice et à Bali : oberoihotels.com/

63 « sous contrat », au cours des décennies de l’engagisme,47 la période dure de l’asservissement des Chinois, Congo, Indiens, Annamites, Japonais, Européens et autres qui suivit l’abolition de l’esclavage des Africains en 1848, l’anthropologue martiniquais Gerry L’Étang évoque la stigmatisation des koulis ou endjens asservis qui, après avoir déserté les plantations du nord de l’île suite à divers déboires, erraient dans l’en-ville foyalais, qui dépenaillés, qui nostalgiques du retour promis en Inde-mère : À l’issue des retours en Inde (le dernier convoi quitta l’île en 1900), se retrouvèrent au dépôt de l’immigration sis à Fort-de- France quelques dizaines d’Indiens qui attendaient là un improbable navire de rapatriement, ou encore qui [...] avaient décidé de rester à la Martinique. Loin des Habitations, ils vivaient d’expédients et ils constituaient un souci pour le Conseil Général [...] et la municipalité. Cette dernière les afecta alors au nettoiement de la ville. Ce groupe de balayeurs indiens, renforcé d’apports successifs en provenance des plantations à mesure que s’étendait le chef-lieu, se vit attribuer l’exclusivité d’une tâche méprisée. Et le proverbe de s’enrichir [...] : « tout Indien se retrouvera un jour ou l’autre balayeur de trottoir » — tout kouli ni on kout dalo pou’y fè. Dans un cas comme dans l’autre, l’expression énonce une malédiction. Cette dépréciation générale de l’Indien allait s’exacerber au travers de l’appellation créole qui le stigmatisera : kouli.48 L’essayiste Tony Mardayé, alias Evariste Zéphirin, est le petit- fils du commandeur Noël Mardayé, déjà cité.

47 En Anglais : indentureship, l’engagisme ; indentured workers, les travailleurs engagés. 48 Gerry L’Étang, « Vini wè kouli-a, anthropologie d’une chanson créole » in Au visiteur lumineux, mélanges offerts à Jean Benoist, Ibis Rouge, 1995. La Martinique est le dernier pays au monde où les Indiens sont encore couramment appelés « kouli » par les habitants, qui n’en démordent pas, à l’opposé de la Guadeloupe.

64 Il se souvient du sort crasse de vie des Indiens qu’il connut dans son enfance au dalot ou dédale humide d’Obéro : La tare héréditaire qui en ft des parias dans leur ancien pays, les poussait dans cette voie, comme si le karma49 se prolongeait hors de l’Inde pour les atteindre en Martinique. Les koulis volés, peuple en marge de la vie, restaient ici, comme là-bas, la dernière race après les chiens, des êtres juste bons à vivre dans les excréments, à mendier leur pain et à dormir dans les caniveaux. L’histoire ne fut pas tendre avec eux. […] Tous ces koulis, chassés des habitations suite à l’afaire des « Seize de Basse-Pointe », se réfugièrent sur une langue de terre assise sur des terrains marécageux, dans l’îlet d’Au-Béraud,50 inclus dans le quartier des Terres Sainville.51

Balayeuse de rue. © Mani Varma, Kanchipuram, Inde du Sud.

49 D’après la loi de cause à effet ou karma, on récolte ce qu’on a semé, bon et mauvais, de renaissance en renaissance. 50 Les formes varient : Au-Béraud, Au Béreau, Obéro… 51 E. Zéphirin, Crasse de vie dans le dédale d’O-Béro, sur le site Montray Kréyol : tinyurl.com/gerryletang/

65 Aux îles de Guadeloupe, c’est la condition des Indiens de l’Habitation Bois-Debout à La Capesterre, entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème, qui a été décrite par Renée Léger-Dormoy, la mère du futur Prix Nobel de poésie Saint- John Perse, dont nous avons déjà parlé. Le Journal de Renée Léger-Dormoy, mis en ligne sur le web par un de ses descendants, est révélateur de l’ambiance dans la colonie et les habitations de l’époque. Il décrit aussi le vécu des engagés indiens :

C’était surtout le bas peuple de Calcutta et de Pondichéry qui nous était envoyé, fuyant leur misère et la famine. Ils étaient de race fne et parmi eux il y en avait beaucoup d’un joli type. À leur arrivée à Pointe-à-Pitre, ils étaient débarqués à Fouyol à peu de distance de la ville, dans une sorte d’immense hangar où ils étaient parqués comme des animaux se couchant pêle-mêle par terre sur des couvertures. Les propriétaires de toutes les habitations de l’île venaient choisir chacun son lot selon ses besoins et son goût. Il fallait parfois tirer au sort. Les enfants étaient donnés par-dessus le marché. Chaque Indien appartenait à l’« habitant », comme un esclave. Assis par terre, les jambes croisées, tous mangeaient avec les mains. Où auraient-ils pris, pauvres gens, des écuelles et des fourchettes pour tant de monde ? Je crois même qu’ils n’en auraient pas souhaité, étant habitués à toujours manger avec les mains, comme les Nègres du reste.52

—xxx—

52 Renée Léger, Notes, site de la famille Dormoy : tinyurl.com/dormoy/

66 Vini wè kouli-a

À la mémoire des combien d’Indiens tués par la Montagne Pelée

67 Vini wè kouli-a Attribuée à Léona Gabriel (1891-1991), cette chanson des années 1930 a pris naissance à Saint-Pierre en Martinique, avant l’éruption du volcan en 1902. On y trouve les stéréotypes sur l’immigré indien répandus dès le milieu du XIXème siècle dans la représentation martiniquaise.

Nonm-lan sôti lôt bô péyi’y, I pasé dlo vini isi, Tout moun té ka pran li pou moun, Pandan tan-an sé vakabon (bis). Mwen fè si mwa dan le ménaj, Mi tout lajan nonm-lan ban mwen : I ba mwen di fran man ba bôn mwen, Fo mwen mété sen fran asou’y. Mwen fè twa mwa de maladi, Mi tout rumèd nonm-lan ban mwen, Mi tout mèdsen nonm-lan ban mwen : I ba mwen an nonm pou swanyé mwen

Refrain : Woy ! Vini wè kouli-a, woy ! Kouli-a, kouli-a, woy ! Ba li lè pou li pasé, Pou li fè kout twotwè li kanmenm Woy ! Vini wè kouli-a, woy ! Kouli-a, kouli-a, woy ! Ba li lè pou li pasé, Pou li peu chanjé de konduit.53 (Version de 1931d’une chanson antérieure à l’éruption de 1902).

53 Vini wè kouli-a : anthropologie d’une chanson créole, in Bernabé, Jean-Luc Bonniol, Raphaël Confiant, Gerry L’Étang, Au visiteur lumineux : des îles créoles…, mélanges offerts à Jean Benoist, Ed. Ibis Rouge, 2000, pp. 659-71.

68 Venez voir le coolie Traduction en Français dûe à Gerry L’Etang :

L’homme a quitté son pays d’un autre bord, Il a passé l’eau pour venir ici, Tous le prenaient pour quelqu’un, Ce n’était en fait qu’un vagabond (bis). J’ai fait six mois dans le ménage, Voyez quel argent il m’a donné : Il m’a donné dix francs pour ma bonne, J’ai dû en sortir cinq de ma poche. J’ai fait trois mois de maladie, Voyez quel remède il m’a donné, Voyez quel médecin il m’a donné : Il m’a donné un homme pour me soigner.

Refrain : Woy ! Venez voir le coolie, woy !54 Le coolie, le coolie, woy ! Laissez-le passer, Afn qu’il fasse quand-même son coup de trottoir. Woy ! Venez voir le coolie, woy ! Le coolie, le coolie, woy ! Laissez-le passer, Afn qu’il puisse changer de conduite. Cette belle biguine fait partie de notre patrimoine. Mais… la chanson vaut-elle l’air ?

54 Woy ! onomatopée créole : « olala ! » avec agacement.

69 Considérée comme un classique du répertoire martiniquais, elle est toujours reprise en live par des groupes de l’Île aux fleurs.55 En 2013, elle était toujours diffusée sur les chaînes de télévision captées en Guadeloupe, à la Dominique et à Sainte- Lucie. Outre ses qualités musicales et poétiques, sa persistance vient-elle du fait que les Martiniquais, d’ascendance indienne, mixte, ou autre, ont un recul suffisant pour s’approprier sans casse-tête l’acabit incorrect des paroles ? Flattent-elles un désuet sadisme chez les « fins connaisseurs » de musique traditionnelle ? Il est certes monnaie courante d’excuser la médiocrité de certains textes de chansons antillaises populaires, étant donné que « c’est la qualité dansante de la musique qui compte. » Il reste que, pour les jeunes et moins jeunes esprits, un tel produit, s’il est convenu de le considérer comme culturel, mérite d’être recadré dans le contexte historique qu’il illustre, et assorti de la mise en garde qui s’impose face à ses relents discriminatoires. Qu’en disent les associations culturelles indiennes martiniquaises ?

—xxx—

La Guadeloupe est-elle en reste ? Aurait-elle son florilège de petites chansons mesquines ?...

55 Madiana, Madinina ou « île aux fleurs », nom pré-colombien de la Martinique. L’équivalent pour la Guadeloupe serait Calaoucera ou Karukéra, « île aux belles eaux » (pas Gwada !), quoiqu’il semblerait que la Grande-Terre et la Basse-Terre aient eu deux noms distincts. Sainte-Lucie était Hewanorra, « pays de l’iguane ». Tobago (Tavako) et Ayiti ont gardé ou repris leur nom amérindien. Cf. Thierry L’Etang sur les Amérindiens : tinyurl.com/thierleta/ ; tinyurl.com/caribyale/

70 Au début de l’année 2009, au beau milieu de la turbulence des manifestations du collectif contre la vie chère « Lyannaj kont pwofitasyon », les paroles d’une chanson au refrain peu sibyllin Ày, nèg-la ou ja pran, ou ja pran !... interprétée par la belle voix de Jocelyne Labille,56 ont inondé journellement les radios pendant plusieurs semaines. Le « tube »,57 qui fait partie du répertoire Gwo-Ka des célèbres Frères Geoffroy et du chanteur Anzala, entre autres, a été cependant maintes fois critiqué pour ses relents de « racisme à rebours ». Le refrain dit sans se gêner… car « le Créole passe mieux » : An pa mandé koulè nwè-la…Je n’ai pas demandé la couleur noire… Nèg-la, ou ja pran, ja pran an gèl a blan… an gèl a malaba… an gèl a malpalan… an gèl a nèg la menm ! Toi le Nègre, tu en as déjà pris, déjà pris, de la gueule des blancs… de la gueule des malaba,58 de la gueule des médisants… de la gueule du Nègre même L’internaute Aïchi Pako s’est interrogé59 sur la permissivité langagière du texte, sa diffusion intensive et sa popularisation sur les antennes en plein cœur d’une période de revendication guadeloupéenne qui se voulait a priori unitaire..

—xxx—

56 Cf. texte complet de la chanson : tinyurl.com/labille/ 57 Cf. video de la chanson : tinyurl.com/neglavideo/ 58 Malabar est le nom géographique du littoral du sud-ouest de l’Inde. En Créole malaba est un terme dénigrant envers les Indiens aux Antilles. Le quolibet kouli malaba cumule donc serf indigne et venu d’ailleurs. 59 Aïchi Pako, Note dissonante : tinyurl.com/aichipako/

71 Aimé Césaire et les courants toxiques La sociologue martiniquaise bien connue Juliette Sméralda a consacré des travaux aux Indiens de son île. Elle décrit comme suit ses motivations et ses éclairages sur leur condition : J’en voyais d’autant plus l’intérêt que la branche maternelle de ma famille est indienne et que, bien qu’ayant baigné dans un univers essentiellement indien dans mon enfance, je manquais de connaissance de l’histoire de ce groupe humain qui, pour être martiniquais, n’en présentait pas moins des spécifcités appréhendées en termes plus ou moins heureux selon les personnes, les groupes et les rapports de dominance ou de domination qui s’exprimaient dans le champ social. [...] l’Indien sera honni, les préjugés défavorables vont le transformer en indésirable, perturbateur, « défaiseur de destins créoles ». Le fort métissage du groupe qu’on observe dans ce pays n’est pas, contrairement aux considérations admises, le fait des femmes, mais celui des hommes d’origine indienne, qui ont assuré tôt leur mobilité sociale notamment en épousant des femmes créoles.60 Les sentiments négatifs focalisés sur la fgure de l’Indien sont d’une grande complexité : ils l’ont transformé en victime expiatoire, propre à endosser la responsabilité du malaise social des nouveaux libres – qui ne parvenaient pas à ébranler la suprématie du Blanc. L’Indien se mua en un jaune, en « défaiseur de destins créoles », qui servait les intérêts du colon dans la lutte qui s’engageait entre l’esclavagiste et l’esclave au sortir du système servile.

60 L’Indien trompé et emmené aux îles ignorait les circonstances esclavagistes, et ne comprenait pas les langues parlées aux îles. Cf. Juliette Sméralda, La question de l’immigration indienne dans son environnement socio-économique martiniquais : 1948-1900, thèse de doctorat, extrait. Paris : L’Harmattan, 1996, p. 112.

72 Ce rôle qui lui fut prêté à tort – l’Indien étant loin de connaître les enjeux de sa présence – ne lui sera pas pardonné.61 Comment se positionne Aimé Césaire le poète, le militant, l’élu, face à ces courants toxiques chez le peuple, la race, dont il prend la défense contre le colonialisme écrasant ? Pour tout lecteur averti, son message avait pour intention que la Négritude entre dans l’histoire littéraire du monde, afin de restituer son debout62 au plus meurtri des opprimés : le Nègre réduit en esclavage, et au nom du respect de l’Homme — de tout homme. Et, nous le verrons, bien avant les rigueurs de l’engagisme, des dizaines de milliers d’Indiens ont aussi été les victimes d’esclavage pur et dur, en particulier à La Réunion. La voix du Chantre pouvait-elle cautionner le mépris avéré d’une partie du peuple qu’il aimait pour une autre ? En termes césairiens, nous enjouant, la mentule de sa profération se laissa-t-elle conturber par de tels inanes chloasmes jiculis ? 63 Si elle est née du soulèvement de cœur d’un être épris de compassion pour ses semblables, l’humanité qui imprègne sa pensée eut-elle pu frayer avec un ethno-centrisme mesquin ? Ne serait-ce que le tolérer ?

61 Juliette Sméralda, interviewée par Philippe Pratx pour Indes Réunionnaises : tinyurl.com/smeralda/ 62 Cf. l’oxymore : « Et elle est debout la négraille, la négraille assise » in Cahier, op. cit. p. 147. 63 Sur la langue césairienne, cf. Michel Balmont, Lexique du Cahier d’un retour au pays natal : tinyurl.com/lexicahier/

73 Alors que le jeune Aimé était étudiant à Normale Supérieure à Paris, il fut invité en Yougoslavie par un ami du nom de Guberina. Là, à 26 ans, devant un îlot de lac dont le nom lui rappelait sa Martinique,64 « mon rocher où que j’aille », il coucha le Cahier d’un retour au pays natal (1939). Sa pensée ne devait pas rester, nous le croyons, cantonnée à la condition du Nègre de race. Au-dessus de la méchanceté mesquine, la poignante poésie du Cahier englobait déjà, nous semble-t-il, toute la souffrance humaine, voire celle d’ un homme-juif un homme-cafre un homme-hindou-de- Calcutta […] l’homme-famine, l’homme insulté, l’homme- torture.65 Le Chantre ne note-t-il pas aussi que Chaque peuple quelque petit qu’il soit Tient une partie du front Donc en défnitive est comptable D’une part même infme De l’espérance humaine.66

—xxx—

64 « Il me dit : Elle s’appelle « Martinska ». J’éclate de rire et je dis : « Martinska, ça signifie quoi ? – Ça signifie l’Ile de St Martin. – Eh bien, qu’est-ce que c’est que la Martinique, ce n’est pas autre chose que l’ile de Saint-Martin ! », cf. Jacqueline Leiner, Aimé Césaire: le terreau primordial, vol. 1 : tinyurl.com/martinska/ 65 Aimé Césaire, « Partir », Cahier d’un retour… op. cité. 66 ibid.

74 Henry Moutou Sidambarom L’épopée d’un fils d’Indiens

°

Nous ne sommes même pas compris pour former la quatrième roue du char social.

Le Procès Politique, 1922.67

67 Henry Sidambarom, Procès Politique, contestation des droits électoraux opposée par le gouverneur de la Guadeloupe, M. le vicomte de la Loyère, aux fils d’Hindous nés à la Guadeloupe, 1904-1906, Bordeaux, éd. Bergeret, 1990. Réédition attendue.

75 L’acte de naissance de Henry Moutou Alamélou

76 Bien après l’abolition de l’esclavage, la condition de Damnés de la Terre68 était encore celle des personnes d’ascendance indienne aux Antilles. Et dans plusieurs autres terres à sucre. Contrairement au reste du peuple blanc, noir et métissé issu de la société d’habitation, la très grande majorité des travailleurs d’origine indienne, toujours exploités et traités comme coolies (travailleurs de condition servile), ne jouissait pas de la nationalité française. Cantonnés dans les champs, à l’inverse des citoyens de la République, ces travailleurs n’étaient pas admis à voter. Ils ne bénéficiaient pas d’avantages et de prérogatives comme celles de l’instruction des enfants, ou de la formation civique du service militaire. C’est cet ostracisme, autre racisme, qui poussera un fils d’Indiens à mener, au nom de la justice et de l’égalité, un combat historique important, et encore insuffisamment connu.

—xxx—

C’est six ans avant l’Indien du Gujarat Mohandas Gandhi, le 5 juillet 1863, que naquit Henry Moutou Alamélou chez ses parents Joseph Sidambarom et dame Allamelou sa compagne. Son père, Joseph Sidambarom était né en 1840 à Kombakonam au Tamil-Nâdou en Inde du sud, le dixième garçon d’une famille « Poullé ». Il arrive en Guadeloupe le 25 décembre 1854 âgé de 14 ans environ, comme de nombreux engagés, sur le voilier L’Aurélie,

68 Cf. Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, préfacé par Jean-Paul Sartre, Paris : Éditions Maspero, 1961.

77 après plusieurs tentatives avortées de fugue pour s’éloigner des ennuis de sa famille, avec deux de ses frères, dont l’un restera à la Réunion, l’autre à l’île Maurice. Joseph Sidambarom est enregistré en Guadeloupe comme immigrant arrivé sans contrat. Après un engagement de 5 ans sur l’habitation « Grand Rivière » appartenant à M. Marc Bonaffé à La Capesterre de Guadeloupe, il devient libre colon et acquiert l’Habitation Source Pérou où il cultive la canne à sucre et bâtit sa maison. C’est alors qu’il prend pour compagne une descendante tamoule du nom d’Allamelou, qui donnera naissance à Henry. En 1867, il acquiert la propriété Scapamont à Cambrefort et s’y installe. Le 15 décembre 1865, il reconnaît son fils qui a deux ans et demi. Le garçon s’appellera désormais Henry Moutou Sidambarom.

Père et fils tamouls. © Mani Varma, Kanchipuram, Inde du Sud.

78 À La Capesterre, commune d’exploitation cannière active, tout comme Basse-Pointe à la Martinique, là où devait naître Aimé Césaire, un pourcentage conséquent des habitants étaient des gens d’origine indienne. Ces travailleurs étaient exploités comme coolies sur des habitations telles Bois-Debout, Bonaffé, Longueteau, Marquisat… La mère d’Henry et Joseph Sidambarom parlaient le Tamoul, leur langue d’origine, devant leurs enfants, et certainement le Créole. Leurs propos sur les difficultés du quotidien dans l’habitation, dans les relations avec l’administration et l’usine du Marquisat eurent tôt fait d’attirer l’attention du jeune Henry sur les problèmes des travailleurs dans la société coloniale. Il comprend l’importance de l’éducation, l’utilité de savoir s’exprimer face aux planteurs et à l’administration française. Intelligent et ambitieux, il sera poussé à s’appliquer à l ’école, à être l’interprète qui gère la correspondance de son père qui parle Tamoul, à défendre ses congénères imprégnés de Tamoul et de Créole, face aux rouages de la bureaucratie tracassière. Soutenus par la fille du propriétaire de l’habitation Bonaffé, religieuse et enseignante, ses parents le scolarisent à 7 ans à l’externat jésuite missionnaire des « Frères de Ploërmel » à la Pointe-à-Pitre. Il en sera l’élève brillant, hors-norme, pendant onze ans. Rare providence, que le sort de cette famille d’Indiens ! Car, pour le Conseil Général et le système de l’époque, les enfants des travailleurs n’avaient pas vocation à être scolarisés. Ils étaient principalement censés succéder à leurs parents dans les travaux des champs.

79 Pendant ses onze années de scolarisation, Henry étudiera, entre autres disciplines, le Grec et le Latin. Il gardera de ces années une curiosité intellectuelle qui pour certains, rappellera celle de Gandhi.69 Il développera la courtoisie et son goût de bien s’exprimer qui lui seront très utiles plus tard. Le décès de sa mère en 1881, à 37 ans d’une maladie pulmonaire, ne lui permet pas d’étudier au-delà du secondaire, car son père est dévasté. Il rentre à La Capesterre et commence à travailler, à la Perception. En 1883 on le retrouve commis à la Direction de l’Intérieur, antenne du Ministère de l’Intérieur à Basse-Terre, d’où il sera muté au bureau Central de l’Immigration. C’est là qu’il prendra connaissance des dossiers des Indiens et conscience de leur situation d’exploités destitués dans la société guadeloupéenne. Autodidacte, curieux de savoir, le jeune Henry est soucieux d’entrer en politique, seul moyen de faire avancer ses frères, et il s’instruit. Il suit les séances du Conseil Général et du Tribunal, il fréquente des personnalités et des politiciens guadeloupéens, il se fait accepter fraternellement parmi eux. Les députés Gaston Gerville-Réache et Gratien Candace deviendront plus tard ses amis. Candace, le politicien dont on raconte qu’il aimait dire aux Indiens : « Je suis votre Candace- ami ! », allusion d’humour au patronyme tamoul Kandassamy !

—xxx—

69 La pensée et l’action du Mahàtma furent grandement influencées par ses lectures. On trouvera ici une liste d’œuvres qu’il a lues, pour inspirer les esprits tout jeunes et ceux qui le sont depuis plus longtemps : tinyurl.com/babujiread/

80 En 1892, l’usine à sucre de Marquisat à Capesterre, hypothéquée au profit du Crédit Agricole, est mise aux enchères suite à une saisie par cette banque. Henry Sidambarom qui a alors 29 ans, se porte acquéreur, et demande à sa banque à Paris de lui virer les fonds, ce qui prend un certain temps. Or, l’épouse du directeur disparu voit d’un mauvais œil qu’un descendant d’Indien devienne propriétaire de cette usine. Pour le contrer, les fonds sont exigés d’office. Le bien échappe à Sidambarom.

81 Vieillard Tamoul. © Mani Varma, Kanchipuram, Inde du Sud.

En 1900, à la demande de son père Joseph, qui décèdera l’année suivante, Henry Sidambrom regagne La Capesterre afin de prendre soin des affaires de la famille. Le 6 juin 1897, il est battu aux élections municipales à Capesterre par Charles Danaë avec 958 voix contre 881. La même année, dorénavant politicien, Henry Sidambarom est élu conseiller municipal de Pointe-à-Pitre, la capitale économique de l’île, où il tient un commerce créé par un de ses proches au 79, rue Frébault. Voici ce que note un historien sur son action à Pointe-à- Pitre :

82 Signalons en passant l’élection de M. Henry Sidambarom, conseiller municipal, du 14 juin, qui fut, sans qu’on y prit garde, manifestation d’un régime vraiment démocratique. Henry Sidambarom, fls d’émigrants indiens, d’une instruction re- marquable, cultivant les plus beaux sentiments démocratiques, représentait implicitement, au sein de l’Assemblée municipale, l’heureuse réhabilitation de sa race. Il ft œuvre utile à l’Hôtel de Ville de la Pointe-à-Pitre : La Vérité du 11 décembre 1898 annonçait le dépôt par ce Conseiller, à la séance du 18 novembre, d’un rapport au nom de la Commission fnancière du Budget ordinaire de 1899, adopté à l’unanimité.70

C’est en février 1904, toujours soucieux de l’égalité des droits, qu’il fait inscrire un certain nombre de fils de travailleurs indiens sur la liste électorale de La Capesterre, en vue des municipales. La commission de révision de la liste se range de son côté. Mais le Gouverneur de la colonie, le Vicomte de la Loyère, s’y oppose. Il délègue son avocat, Maître Lignères, au Tribunal de Paix de La Capesterre. Sidambarom gagne. Le pourvoi en cassation du Gouverneur casse le jugement. C’est ainsi que débute, le mardi 23 février de l’an 1904, l’épopée juridique qui sera appelée le « Procès Politique » d’Henry Sidambarom ». La question de la citoyenneté des travailleurs originaires de l’Inde pose en fait un problème plus politique que juridique.

70 La Guadeloupe physique, économique, agricole, commerciale, financière, politique et sociale, 1492-1900, par Oruno D. Lara, Ed. L’Harmattan, 1er janv. 1999, p. 321 : tinyurl.com/sidampap/

83 Quoiqu’ils soient nés en Guadeloupe, et occupant parfois des fonctions d’un certain niveau, l’autorité leur renie le Droit du Sol, sous prétexte que ce sont des sujets britanniques en provenance de l’Inde, qui est une colonie du Royaume-Uni.71 Pour la convention de 1881 autorisant les Français à recruter des « coolies » en territoire d’occupation britannique, « les Indiens et leurs descendants sont sujets britanniques ». D’où l’absence de documents prouvant juridiquement la nationalité française des parents de Sidambarom et de ses congénères. À la suite du jugement du 27 juillet 1904 du tribunal de paix de Basse-Terre le 27 juillet, le Gouverneur Jocelyn Robert envoie aux maires de l’île une circulaire leur ordonnant de radier les Indiens de la liste de recrutement au service militaire. Le maire de Capesterre reçoit de la Cour d’Appel l’ordre de radier « les Hindous et descendants d’Hindous » de la liste électorale. Le sénateur de la Guadeloupe Alexandre Isaac réagit en publiant dans la presse de l’île un article intitulé « Les Indiens sont-ils français ? ». Le 26 septembre 1905, Etienne Clémentel,72 ministre des colonies du gouvernement Rouvier, adresse de Paris ces mots à Adolphe Cicéron, autre sénateur de la Guadeloupe :

71 La Reine Victoria a régné du 20 juin 1837 au 22 janvier 1901, son successeur Edouard VII du 22 janvier 1901 au 6 mai 1910, suivi de George V, du 6 mai 1910 au 20 juin 1936. Le record de la Reine Victoria, 63 ans, 7 mois et 2 jours sur le trône sera battu par Elizabeth II le 9 septembre 2015. 72 Etienne Clémentel, homme politique atypique, passionné de peinture, de littérature, de poésie et de musique, fasciné par l’art et les artistes. Son idéal humaniste et sa croyance religieuse seront les moteurs de son action.

84 Je dois vous informer que la question de nationalité des fls d’immigrants hindous fait en ce moment l’objet d’une étude de mon Département et du Département de la Justice en vue de la reprise de l’immigration anglo-indienne dans nos trois vieilles colonies. La question d’Etat soulevée par M. Sidambarom est donc des plus délicates à résoudre et elle intéresse également tous ceux qui ont la même origine que lui. Sidambarom décide de porter sa contestation en haut lieu : il va interpeller le gouvernement français. Recherchant un règlement politique plutôt que des arrêts de justice, il écrit aux députés, aux sénateurs, aux ministres, des lettres exprimant avec fermeté ses convictions. L’homme manie la syntaxe de la langue et le vocabulaire juridique comme un professionnel du Droit ! Ainsi écrit-il : Nous sommes nés à la Guadeloupe […] mais pourquoi nous considérer à notre tour comme sujets français et non comme citoyens français, au même titre que n’importe qui ayant pris naissance à la Guadeloupe ?[...] Vous ne pouvez chasser toute une race d’hommes méprisés à tort que vous considérez comme des ilotes dans votre société, mais qui contribuent pour une part égale aux charges de la colonie[...] Dont à la Guadeloupe, les fls comme les pères ont donné et continuent encore à donner du meilleur de leurs entrailles à la production du pays [...] Et au lieu de leur tendre la main[...] vous leur signifez, parce qu’ils n’ont pas qualité de participer également à la puissance publique, parce qu’Indiens, qu’ils sont Français d’ofce. Nous sommes ici comme en France. La meilleure preuve de notre qualité de Français est défnie par la loi.73 Sa démarche auprès du Ministère des Colonies sera soutenue par les députés Gratien Candace et Gaston Gerville-Réache. Le sénateur Adolphe Cicéron lui-même interpellera en sa faveur les plus hautes autorités de la République. L’histoire faisait route.

73H. Sidambarom, Procès Politique…, op. cit.

85 Le couple tamoul. © Mani Varma, Kanchipuram, Inde du Sud. Le 7 juin 1919, Henry Sidambarom épouse à La Capesterre sa consorte Juliette Rose Narembin, une descendante tamoule. Il est commerçant en quincaillerie, matériaux et épices. Ils auront sept enfants. L’histoire retient que, bonne personne, son épouse l’appuiera toujours dans ses démarches. Le 14 février 1919, retiré de la politique et établi comme commerçant dans sa commune de Capesterre, Henry Sidambarom, conscient de bruits qui circulent, demande au Gouverneur de préciser officiellement le régime politique et « le droit électoral des Indiens nés dans la Colonie ». Voici la réponse télégraphique du gouverneur le 20 février 1919 : En réponse votre lettre, honneur vous informer que Ministère des Colonies consulté a fait connaître que fls et descendants Hindous originaires aussi bien Etablissements français que Inde anglaise doivent être inscrits sur les listes électorales.74

74 La Guadeloupe physique, économique, agricole… par O. D. Lara, op. cit.

86 Etait-ce un effet d’annonce, un signe avant-coureur ou un procédé d’endormissement de la part d’un Ministère des Colonies qui cherchait à gagner du temps ? Qu’à cela ne tienne. L’homme est persévérant et son action retentissante bénéficie de plus en plus de bons soutiens.

—xxx—

Une date importante ! C’est le 21 avril 1923 que les travailleurs guadeloupéens d’origine indienne acquièrent la reconnaissance officielle de leur citoyenneté française. Ils sont désormais établis dans leurs droits civiques par le gouvernement de la IIIème République, suivant les instructions données par Raymond Poincaré, du Parti républicain démocratique et social, Président du Conseil et ministre français des Affaires étrangères, « aux Gouverneurs des trois Colonies. » Albert Sarraut, du Parti républicain radical et radical-socialiste était son ministre des Colonies. Ainsi prendront fin les 9 années du « Procès Politique » d’Henry Sidambarom, entamé le mardi 23 février 1904.

—xxx—

Le même jour, dans l’orbite de la pensée non-violente du Mahâtma Gandhi, des Protestants français créaient le MIR, Mouvement International pour la Réconciliation.75

75 Cf. : tinyurl.com/mirfrance/

87 Un mois et demi après sa victoire, Henry Sidambarom est officiellement informé de l’aboutissement de sa longue bataille. Jocelyn Robert, encore Gouverneur de la Guadeloupe et de ses Dépendances, écrit une lettre à M. H. Sidambarom, Commerçant, La Capesterre

Saint-Claude le 7 juin 1923. Monsieur, J’ai l’honneur de vous faire connaître que, par dépêche du 21 avril 1923, le département des Colonies m’a informé que la question des obligations des Hindous nés dans nos colonies relativement au recrutement, a été soumise à nouveau au Président du Conseil, Ministre des Afaires Étrangères. M. Poincaré (…) a approuvé entièrement la manière de voir exprimée par M. le Ministre des Colonies, à savoir que : les enfants d’immigrés d’origine hindoue de la première génération ne peuvent, en aucun cas, être astreints au service militaire, mais que les enfants des générations suivantes sont régis entièrement en la matière par l’article 8, paragraphe 3, du Code Civil, modifé par la loi du 22 juillet 1893, en vertu duquel la nationalité française leur est acquise, sauf faculté de décliner cette qualité, dans l’année suivant l’époque de la majorité, s’il s’agit d’enfants nés sur le territoire français d’une mère qui elle-même y est née, et sans faculté de répudiation s’il s’agit d’enfants nés sur le territoire français d’un père qui lui-même y est né.76 (…) Recevez, Monsieur… Jocelyn ROBERT

76 Cf. texte complet du courrier du Gouverneur Robert : tinyurl.com/jocrobert/

88 Le 26 de ce même mois de juin 1923, sur la plantation Eyma de Basse-Pointe en Martinique, le jeune Aimé Césaire atteint ses 10 ans. Reconnus grâce à la revendication d’Henry Sidambarom menée sur l’île de Guadeloupe, la citoyenneté française et les droits civiques afférents seront effectifs dès l’année suivante, en 1924, à toutes les personnes d’ascendance indienne des territoires de l’Outre-Mer français.77 À l’instar de celui des grands bâtisseurs, son travail ardent est devenu un des fondements de l’application des principes républicains à la Guadeloupe et, par voie de conséquence, dans tout l’Outremer français. Malgré la maladie qui restreint ses mouvements, Sidambarom œuvrera pour l’émancipation et le progrès de ses compatriotes jusqu’à sa mort le 21 septembre 1952 à 89 ans. En 1940 il met sur pied plusieurs syndicats pour la défense des travailleurs agricoles, dont Les Ouvriers Agricoles. Lors de la grande grève de 1910 il s’implique personnellement, rédigeant les documents sur les causes de conflits ayant occasionné la grève qui figureront sur le rapport du Conseiller à la Cour d’Appel. Soucieux de l’évolution culturelle de ses concitoyens, Henry Sidambarom ouvre le premier cinéma-théâtre de Capesterre. Au début de 1944, il est nommé juge de paix suppléant de son canton de Capesterre. Cette fonction lui permettra d’ancrer la victoire de l’égalité citoyenne indienne de façon incontestable, en préparant 1.500 jugements de régularisation d’inscription sur la liste électorale en vue du scrutin municipal.

77 Cf. Cheddi Sidambarom, « L’Acquisition de la nationalité française par les immigrants et fils d’immigrants indiens (1904-1923) », in Du code noir au code civil : jalons pour l’histoire du Droit en Guadeloupe, Jean-François Niort, (Paris, L’Harmattan, 2008).

89 En 1948, la municipalité de Capesterre et le Conseil Général lui octroient la Croix de la Légion d’Honneur pour sa défense des travailleurs indiens et son service aux plus déshérités, dans le difficile contexte de la Guadeloupe post-esclavagiste.

—xxx—

Au bout de deux décennies d’une incroyable persévérance, Henry Sidambarom aura desserré l’étau d’injustice et d’inégalité qui écrasait ses congénères depuis l’arrivée de leurs parents dans les îles de l’Océan Indien et des Antilles. Son histoire et son implication déterminante dans l’économie de la Guadeloupe, puis de l’Outre-mer français, doit être réhabilitée et appréciée. Elle doit aussi être connue en France continentale et remonter le temps et la distance jusque dans l’Inde-Mère et dans la diaspora mondiale issue de l’engagisme.

—xxx—

90 LE COMITÉ Henry Sidambarom Depuis La Capesterre, devenue aujourd’hui Ville de Capesterre Belle-Eau, M. Jacques Sidambarom est, au dire des chercheurs avides de connaissance, un apôtre du partage et de la diffusion de la documentation et des souvenirs de l’action de son illustre grand-père Henry Sidambarom. Il milite à la tête du « Comité Henry Sidambarom » depuis la création de cette associaiton en 1988, sous l’égide du Conseil Général de la Guadeloupe, alors présidé par le Dr Dominique Larifla,78 Après une belle carrière de banque, M. Jacques Sidambarom se consacre au service de la mémoire de l’émancipateur des descendants d’Indiens de l’Outre-Mer français. Il est accompagné dans cette action par son fils Cheddi, sa famille, et tout un réseau d’associations dont l’ACGAI,79 le CGPLI,80 les GOPIO,81 une kyrielle de groupes culturels et de bonnes volontés individuelles reconnaissantes pour l’œuvre de Henry Sidambarom et soucieux de « désétouffer » ce pan important de l’histoire post-coloniale

78 Divers Comités créés sous l’égide du Conseil Général honorent de grands Guadeloupéens : Légitimus, Mortenol, Nainsouta, Saint-John Perse… 79 ACGAI, Association Culturelle Guadeloupéenne des Amis de l’Inde, constituée le 25 avril 1971. Parmi ses piliers fondateurs, citons feu le Dr Paul Checkmodine, feu Robert Narayanan et M. Eliézère Sitcharn, actuel président depuis 1967: acgai.fr/ 80 CGPLI : Conseil Guadeloupéen pour les Langues indiennes (Hindi, Tamoul, Anglais), créé et présidé par M. Fred Négrit : cgpli.org/ 81 GOPIO : Global Organization of People of Indian Origin. Ce regroupement international a schismé en factions, puis éclaté en France et aux Antilles aussi : gopio-guadeloupe.fr/- gopiofr.fr/

91 Henry Sidambarom à Capesterre Belle-Eau, Guadeloupe Buste érigé en 1986

—xxx—

Le 11 mai 2013, au restaurant scolaire de Capesterre Belle- Eau, au ras du lieu de naissance d’Henry Sidambarom, avec le concours de la mairie de sa ville. La Poste émettait un timbre à l’effigie du militant des droits humains, portant son nom ainsi que celui de son pays, la Guadeloupe, et valable pour l’affranchissement mondial d’une lettre de 20 gr..

92 Henry Sidambarom l’homme de plume

C’est dans un milieu « initiatique » que Henry Sidambarom techercha un cadre propre à soutenir son inspiration et sa démarche : il fréquentera la première obédience maçonnique de la Guadeloupe à admettre des hommes de couleur. Citons Guy Monduc, spécialiste du monde des Loges : À Pointe-à-Pitre, il est franc-maçon authentique à la loge « Les Disciples d’Hiram »82 Les Nègres libres de Guadeloupe disposent en efet, en 1848, d’une loge maçonnique où ils peuvent se réunir, dans une maison située sur le Morne Miquel, la loge Les Disciples d’Hiram, créée par décision du Grand Orient de France le 14 février 1836 [...]. La loge La Paix, fondée le 4 avril 1784 à Pointe-à-Pitre, sur le Morne Bouquet, ne comprenait que des blancs.83 Sidambarom est parrainé en 1883 à 20 ans par son ami Arounassalom à la loge « Elus d’Occident » de la Basse-Terre. 84 Avec leur camarade Caïlachom, c’est le tri-om-vira des joyeux drilles ! Le politicien Gratien Candace, parmi d’autres, aidera le jeune homme à forger la pensée qui, du simple chef de « clan hindou » potentiel, fera de lui un homme public rayonnant.

82 Le Soleil Indien, n° 2 : tinyurl.com/soleilind/ 83 Guy Monduc, Essai sur l’origine et l’histoire de la franc-maçonnerie en Guadeloupe, Les Presses Alpha, 1985, p. 132 : tinyurl.com/orunodlara/ 84 Le nom vira, en Sanscrit et en Tamoul, veut dire héroïque, brave. Cf. les noms Viranin, Virapin, Virassamy, Virapoullé, et Madurai Viran /Maldévilen / Mardivirin : le héros de Madouraï.

93 La réflexion spéculative du jeune homme sur les valeurs universelles du triptyque « Liberté, égalité, fraternité » et sur le travail pour l’équité et la justice sociale germera peu à peu. La démarche d’Henry Sidambarom pour une évolution harmonieuse de la société guadeloupéenne s’appuiera sur le pouvoir non-violent de l’esprit éclairé, et suivra trois P très gandhiens - la parole juste, la plume savante et la persévérance. Non-violent, quoique véhément dans sa démarche, tel un Mohandas Gandhi dans sa marche du sel,85 Henry Sidambarom défendit le droit du sol pour ses frères. Certains ont vu en lui le « Gandhi Guadeloupéen », ainsi qu’il ressort de témoignages de MM. Albert Larochelle et feu Arsène Monrose, recueillis pour le film « Henry Sidambarom, au bout du rêve »86 réalisé par Raymond Philogène. Ces hommes ont connu et observé Henry Sidambarom pendant leur jeunesse. Maître Jean-Louis Moutoussamy, avocat guadeloupéen renommé, également interviewé pour ce film, déclare avoir toujours Henry Sidambarom comme « maître à penser ».

—xxx—

85 Le 12 mars 1930, Gandhi entame sa célèbre marche du sel sur 300 km pour libérer l’Inde de la domination britannique. Avec lui, plus de 60.000 Indiens iront en prison, mais ils gagnent le droit de ramasser leur propre sel. Cf. J. Muller, « Gandhi l’insurgé », éd. Albin Michel, 1997 : tinyurl.com/selselsel/ et la video : tinyurl.com/marchesel/ 86 « Henry Sidambarom, au bout du rêve », film de Raymond Philogène, Société Wicom, février 2013. Bande annonce : tinyurl.com/philobarom/

94 Procès Politique Contestation des droits électoraux opposée par le gouverneur de la Guadeloupe, M. le vicomte de la Loyère, aux fls d’Hindous nés à la Guadeloupe, par Henry Sidambarom.87

Pour le Prophète Mahomet, « L’encre du savant est plus sacrée que le sang du martyr ». On dit que le roi Abdullah-Khan II, décédé en 1598, « craignait davantage la plume d’Abu’l-Fazl que l’épée d’Akbar ». Le barde anglais William Shakespeare écrivait, en 1600 : « Bien des gens portant l’épée ont peur des plumes d’oie. »88 L’empereur Napoléon Bonaparte savait que « Quatre journaux hostiles sont plus à craindre qu’un millier de baïonnettes. » Le dramaturge et poète franc-maçon anglais Edward Bulwer- Lytton, qui inspira Sidambarom, plaçait cette vérité dans la bouche de Richelieu, dans une pièce de théâtre jouée en 1839 : « The pen is mightier than the sword ». La plume surpasse le glaive. En convaincu, Henry Sidambarom se fera, plus que jamais après sa victoire pour l’égalité, militant et homme de plume.

87 H. Sidambarom, Procès Politique…, op. cit. 88 William Shakespeare, Hamlet, Acte 2, scène II.

95 Henry Sidambarom entreprend de rassembler et de publier un vaste recueil des chroniques des tribunaux, des arrêtés, des décrets, des jugements et de l’ensemble de sa correspondance avec les gouverneurs, ministres, députés, sénateurs, de la période allant de 1919 à 1922. Il intitulera l’ouvrage « Procès Politique », et il le dédiera aux hommes de ma race nés aux Colonies Françaises […] moins dans l’intention de faire parler de ma personnalité que dans le but d’édifer le peuple de la Guadeloupe à propos de nos droits électoraux où la question de race a été agitée contre nous. Il ajoutera, pour bien faire comprendre quelle était la condition des travailleurs d’ascendance indienne, dont il a voulu les délivrer, que : […] les Pouvoirs Publics qui avaient fait venir nos pères au lendemain de l’abolition de l’esclavage afn de remplacer les Noirs que les grands propriétaires voulaient réduire, n’eurent même pas, ni les premiers, ni les fls des engagistes, un mouvement de générosité en notre faveur. Tels ils se conduisirent envers les Noirs après 1848 et 1870, tels ils veulent se conduire envers les fls de ceux-là qui avaient continué à assurer leur domination dans le pays. […] Nos droits étaient repoussés, contestés par ceux-là même qui, somme toute, nous devaient un peu de protection, ayant été les seuls à bénéfcier de l’immigration indienne, du travail de nos pères et du nôtre, car pourquoi donc, et pour qui, furent-ils introduits ici ? […] À côté des trois éléments ethniques qui composent, ici, la société coloniale, nous ne sommes même pas comptés pour former la quatrième roue du char social. Les hommes politiques nous ignorent.

96 Pourtant, nous payons l’impôt. Cultivateurs et agriculteurs que sont les Hindous et leurs fls, nous sommes les premiers artisans de la fortune publique. Nous n’avons toujours été qu’une chair à sacrifce, des bêtes de somme n’ayant que des devoirs, sans aucun droit. Les faibles doivent être écrasés. […] Cette brochure […] s’adresse en outre aux ignorants, aux inconscients, aux gens de mauvaise foi, surtout à certains qui semblent avoir quelque instruction et d’autres sufsamment instruits, mais, poussés ou non par l’esprit de parti ou de race, sont imbus des préjugés qui les éclaboussent. Donc, pour que nul n’en ignore. Adversaires comme amis, afn qu’ils aient une opinion moins préconçue pour des hommes comme eux.89

Logo commémoratif © Comité Henry Sidambarom, 2013.

89H. Sidambarom, Procès Politique…, op. cit.

97 Par le témoignage, la parole, l’écriture, par une action exem- plaire pour la justice, Henry Sidambarom s’impose comme guide et moraliste de la vie politique guadeloupéenne. Sa vie et son œuvre méritent d’être mieux connues et inscrites dans l’histoire des hauts faits de la Guadeloupe, des Antilles, de l’Outre-mer et de la France. Sa pensée offre une inspiration pour les citoyens d’origine indienne comme pour tous les autres. Pour de nombreux observateurs, comme le souligne l’avocat Jean-Louis Moutoussamy, « ce testament politique, un modèle de langue de qualité, fait de Sidambarom un des grands maîtres à penser de la Guadeloupe. »

—xxx—

En 2013, à l’occasion de l’année de Commémoration de la naissance de l’humaniste, la réédition du Procès Politique a été maintes fois confirmée par le Comité Sidambarom. Soutenu par un appareil critique et les indications con- textuelles devenues nécessaires à sa claire compréhension, cette publication sera un heureux événement à la fois histo- rique, littéraire, juridique et politique. Les familles, les responsables de l’éducation, de l’action culturelle et des média, ceux qui sont soucieux de ne plus favoriser d’exclusion, de division ou de préférence parmi les Antillais, ou de régler l’incivilité qui menace de faire sombrer la jeunesse, trouveront dans la réflexion et le modus operandi d’Henry Sidambarom un guide antidérapant sûr.

98 Le Procès Politique par Henry Sidambarom atteste d’une action qui demeure un des temps forts de la construction de la Guadeloupe actuelle. Au chevet de l’administrateur ou du politicien soucieux d’impartialité et de combativité, ce manuel un enchiridion pré- cieux. Ce sera également un ajout précieux à toute honnête bibliothèque des Antilles et d’Outre-mer.

99 Le Souvenir de l’émancipateur Henry Moutou Sidambarom fut avant son temps un fervent partisan des valeurs laïques. Il s’inspira églement, pour demander justice à la République Française, de la triple devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». À la République qui succéda aux régimes responsables du transfert des esclaves et engagés sur l’île de la Guadeloupe, il revendiqua l’application de ces valeurs à tout citoyen, sans exception ni distinction d’origine. Sidambarom œuvra pour le bien de tous. Il était à l’écoute de ses concitoyens depuis leur tendre jeunesse. Il prodiguait à tous ses conseils, sans distinction d’appartenance raciale. Sa saga ne doit plus être ignorée des Antillais, Guyanais ou Réunionnais, quelle que soit leur ascendance, qu’ils soient lettrés ou non. Comme tout un chacun, éducation officielle et tambours culturels obligent, connait les vies de Schœlcher, Delgrès, Ignace, Solitude ou Césaire. L’œuvre de cet humaniste a droit à sa place dans les programmes scolaires avec l’histoire indo-antillaise. Le 27 mars 1935, au Tricentenaire du rattachement de la Guadeloupe et de la Martinique à la France, Gratien Candace, ce parlementaire guadeloupéen qui avait soutenu Henry Sidambarom, n’en remettait pas moins les Indiens sur la touche, déclarant à la Sorbonne que Les Antilles Françaises sont un carrefour où se sont associées deux races, le vieux rameau français, et l’apport du continent noir. Obsessionnelle vision binaire d’une réalité multiple, qui ostracise une partie de la population issue de la colonisation, et peut être ressentie par les Antillais d’origine non-africaine, non-européenne, ou mélangée, comme un socle imparfait du discours politique, de l’éducation et de la culture.

100 2013, année commémorative 2013 a été en Guadeloupe l’année de la Commémoration du cent-cinquantenaire de la naissance de Henry Sidambarom. Ce fut un temps fort orchestré conjointement par le Comité Sidambarom et un Comité de Pilotage présidé par Daniel Paul Mounsamy, avec le soutien du Conseil Régional et du Conseil Général de la Guadeloupe, de plusieurs municipalités, notamment celles de Baie-Mahault, Capesterre, Petit-Canal, Pointe-à-Pitre, Saint-Claude et Saint-François. L’Association Culturelle Guadeloupéenne des Amis de l’Inde (ACGAI) et son président Eliézère Sitcharn, avec un nombre consistant d’autres associations, établissements scolaires, troupes de musique, de danse et de théâtre se sont également investis dans cet effort commémoratif. TOUT UN MONDE QUI SE REVEILLE ET SE RÉVÈLE CONSCIENT DU DEVOIR DE MEMOIRE. Car la liberté et l’égalité doivent sans cesse être reconquises et re-défendues. Le journaliste Dannick Zandronis, patron du cyber- magazine Carib Creole News, exprimait le 11 février 2013 sa stupéfaction devant un voile d’ignorance : Dix-neuf ans... le temps qu’il aura fallu à Henry Sidambarom pour obtenir la citoyenneté des Indiens de Guadeloupe. Dix-neuf ans de ténacité pour faire accorder à ces travailleurs une citoyenneté française qui ne veut pas d’eux. Amnésie volontaire ? Ce fervent défenseur des Droits de l’homme fut un humaniste engagé, homme politique de talent. Pourtant peu de références sont faites à cet homme illustre dans les livres d’histoire. [...]

101 Dès l’origine, le projet d’année pour la Commémoration du Cent- Cinquantenaire de la naissance d’Henry Sidambarom a été soutenu par le Conseil Général et le Conseil Régional de la Guadeloupe, représentés respectivement par Jacques Kancel président de la Commission culture du Conseil Général et Roberte Méry, conseillère régionale. Ils ont rappelé l’implication forte des instances dans ce travail d’histoire et de mémoire indispensable à la mise en lumière des réalisations d’Henry Sidambarom. Car l’homme, s’il a œuvré pour les droits civiques de sa communauté, était également un défenseur des droits de tous les hommes. Son combat ne fut pas qu’un combat pour les Indiens, mais pour l’Homme dans son acception universelle. Il est indispensable que chaque Guadeloupéen s’approprie ce pan de l’histoire de son pays.

L’historien enseignant Daniel Paul Mounsamy, président du Comité guadeloupéen de pilotage de l’Année Sidambarom 2013, répondait aux questions de Carib Creole News — CCN : Pourquoi Sidambarom n’est-il pas dans nos livres d’histoire ? Paul Mounsamy : Nous avons écrit au Recteur d’académie pour lui demander de sensibiliser les enseignants à l’apport de l’histoire des Indiens à celle de la Guadeloupe. J’ai moi-même vérifé les livres d’histoire écrits par les historiens martiniquais, guadeloupéens et guyanais — professeurs d’histoire également — il n’y a rien sur l’histoire des Indiens dans leurs livres. Il est donc très important de revoir les ouvrages en ce sens. CCN : Quelles sont les répercussions du combat d’Henry Sidambarom sur les Indo-guadeloupéens d’aujourd’hui ? Paul Mounsamy : Au-delà du plan politique, le problème se situe sur la valorisation de l’Indien comme Guadeloupéen. Il y a eu beaucoup de manifestations en ce sens, comme l’année de l’Inde en Guadeloupe en 1985-1986, la Commémoration [en 2004] du 150ème anniversaire de l’arrivée des Indiens.

102 Ce sont des manifestations fortes, qui ont permis de mettre en lumière l’histoire et l’apport des Indiens en Guadeloupe. CCN : Les jeunes Indo-guadeloupéens s’intéressent-ils de plus en plus à leur culture ? Paul Mounsamy : C’est un fait. Nous avons ici M. Fred Négrit, qui préside l’association des langues indiennes [le CGPLI],90 en particulier le Tamoul, c’est un signe. Mais ce mouvement ne concerne pas que la Guadeloupe. Il y a ce retour aux racines dans le monde entier. Un retour non pour se diférencier ou se séparer, mais pour mieux s’intégrer, se retrouver soi-même ! CCN : Huit ans après le 150ème anniversaire de l’arrivée des Indiens en Guadeloupe, la question de l’intégration se pose-t-elle encore ? Paul Mounsamy : La « communauté » est, en fait, intégrée : nous sommes Guadeloupéens. Si nous avons une sensibilité plus grande à toute manifestation de culture indienne, nous sommes sensibles également au Gwo-Ka, à la biguine, à la Soup a Kongo… Cela montre notre « guadeloupéanité » dans tout son sens.91

En 2013, des documents sur la vie et l’action d’Henry Sidambarom ont été postés à l’intention des enseignants sur le site du rectorat de la Guadeloupe. On notera la ténacité d’enseignants comme Madame Nicole Vaïtilingon et de ses collègues, ainsi que leur détermination à amplifier et à diffuser l’indispensable travail de documentation qui fait défaut.92 —xxx— 90 Cf. le site : cgpli.org/ 91 Lancement officiel d’une année Henry Sidambarom, in Carib Creole News, 11 février 2013 : tinyurl.com/zandronis/ 92 Cf. : tinyurl.com/vaitylingon/

103 La vision globale des besoins des élèves en histoire racinaire de la diversité échappe encore trop souvent à ceux qui élaborent les supports scolaires. L’éducation et la culture consacrent de façon quasi-exclusive les moyens en temps, énergie et budgets institutionnels à la préoccupation de transmettre la seule connaissance des crimes de l’époque esclavagiste. Il est ainsi fait fi du redoutable prolongement de ce crime anti-humain : l’engagisme post-esclavagiste et tous ses déboires. Il est souhaitable que les Sociétés d’Histoire francophones s’en saisissent, et intègrent en leur sein des spécialistes de la question indienne et de la diversité en général. Il importe de désaliéner, de désanémier, de vitaliser la volonté éducative de faire leur juste place aux pans négligés de l’histoire, qui restent encore considérés comme exotiques, anecdotiques, ou d’intérêt ponctuel — avec désinvolture. Il s’agit d’une précaution nécessaire pour éviter des heurts et des conflits préjudiciables à l’unité d’un peuple original, si riche de sa diversité.

—xxx—

De même que les ignorants sont liés par leur œuvre, qu’ainsi le sage agisse en restant détaché, pour procurer l’ordre du monde. La Bhagavad-Gita ch. III, v. 25.93

93 La Bhagavad-Gita, texte classique de l’Inde, traduit du Sanscrit par Emile Louis- Burnouf (1821-1907) : tinyurl.com/bhagavad/

104 Îles aux multiples racines

Il saute aux yeux du touriste non-averti que de nombreux Antillais sont d’origine africaine, mais aussi, mélangée ou non, chinoise, indienne, libanaise, syrienne, indienne, ainsi que d’Européens, appelés selon le cas Blancs-pays ou Béké. Ceux-ci sont souvent confondus - pas uniquement par les touristes - avec ceux des Saintes, de Saint-Barthélémy, de la Désirade ou de la section Matignon au Moule… Ayant été sevrées de connaissance de leurs racines et de mythe fondateur, du fait que leur passé différent peine à être entériné et enseigné par l’école, ces personnes peuvent ressentir un isolement, une forme de rejet ou même d’auto- exclusion subtile, vis-à-vis du groupe dominant, au cours de certaines activités. Singulièrement les plus jeunes, en classe. Les élèves antillais, futurs guides, doivent savoir dire avec pertinence qui sont les Blancs Matignon et comment ils sont venus aux îles. Ou qui furent les premiers arrivés Syriens, Libanais, Italiens, Chinois. Qu’est-il arrivé aux Japonais emmenés en Guadeloupe... Comment, pourquoi sont-ils arrivés, dans quelles conditions ont-ils vécu ? Ou encore, quel Indien, ami et porte-parole de Nelson Mandela jusqu’à son décès, a été torturé et emprisonné avec lui en Afrique du Sud ? 94 Et, pour l’anecdote, à quelle femme indienne Madiba a-t-il fait une cour assidue ? 95 Comment explique-t-on que les Saintois, les Saint-Barth, les Désiradiens, mon voisin infirmier, ma vendeuse de sorbet au coco, ma guichetière de banque... mes amis et connaissances,

94 Cf. tinyurl.com/macmaharaj/ 95 Cf. tinyurl.com/mandelinde/

105 parmi lesquels la poétesse d’origine libanaise Maryse Romanos, ou Mme Sohad Magen, professeur de philosophie au Lycée de Massabielle et tambouyère passionnée de gwo-ka, M. Jocelyn Virapin, chef du groupe Bel O’Ka de Capesterre Belle-Eau, ou M. Hilaire Brudey, qui a présidé Comité du Tourisme des Îles de Guadeloupe… n’ont pas du tout le phénotype africain ? Une foule de gens qui s’affirment Guadeloupéens, Martiniquais ou Caribéens, ne sont pas, pour citer une touriste ébahie au marché de Baie-Mahault, que de « simples Noirs ». L’impact de cette unique rencontre du Tout-Monde, source de l’originalité et de tous les défis de l’atmosphère antillaise, est impressionnant. À l’instar de milliers de personnes nées et élevées aux îles, la chanteuse Mme Carole Venutolo-Legrix,96 d’ascendance italo-libanaise, ne se sent nulle part plus chez elle que dans sa Guadeloupe. Elle s’interroge : Combien de temps faut-il attendre pour être d’un pays ? Dix ans, cinquante ans, cent ans ? À jamais ? À chacun de savoir qui il est et de se positionner comme tel ! Arrivés à des époques diférentes, dans des conditions diférentes, pour des raisons diférentes, au bout du compte, Guadeloupéens nous sommes ! Nous avons en commun les codes qui font de nous ce peuple. Le remarquable melting-pot antillais n’est pas issu que de Caraïbes, d’Européens et d’Africains. « Nous ne sommes même pas compris pour former la 4ème roue du char social », déplorait Henry Sidambarom au début du XXème siècle, à propos du sort des siens.97 En tant que résultat d’une histoire multipliante, l’Antillais doit à son exceptionnel passé une vocation universelle en devenir. Pourvu que son éducation et sa culture l’y invitent et l’y préparent.

96 La soprano Carole Venutolo est engagée dans la démocratisation de l’art lyrique aux Antilles et l’action humanitaire : carolevenutolo.com/ 97 H. Sidambarom, Procès Politique, op. cit.

106 Intermède avec Marie-Fleur Je faisais part avec enthousiasme à une Indienne de Guadeloupe, dame bien campée bon chic bon genre, mariée à un Blanc, de mon attirance, notamment pour les flms indiens traditionnels et de Bollywood, qui mettent en avant les valeurs familiales, la solidarité, l’autorité parentale, l’obéissance aux aînés... Je lui disais que j’appréciais ce faste, que j’avais appris à respecter les coutumes des Indiens, eux qu’on m’avait toujours appris à mépriser. Sa réaction fut autant inattendue qu’outrée, outrecuidante : - « An pa adan sa ! An pa konnèt ayen adan sa ! An sé on krétien, an paka mélanjé mwen adan sa ! »98 - Dommage, j’aurais aimé assister à une fête indienne... Tu dois bien faire le colombo…99 le plat préféré de mon père, Saturnin Molia…100 - Vexée : Je ne fais pas de colombo « à l’indienne » ! Ce n’est pas parce que je ressemble à une Indienne que je fais des plats indiens ! » Estébécouée,101 j’ai coupé court à la conversation. Depuis que j’ai compris qui je suis, je n’ai plus honte de mes ancêtres, mélangés d’esclaves et de Blancs. Cet échange m’a fait penser aux Noirs qui ne veulent rien savoir de leur passé : ce n’est pas eux, ce n’est pas leur vie. Il m’a rappelé aussi les propos racistes de ce Noir qui refusait que sa flle épouse un Indien, ou de cette mère qui méprisait devant moi son gendre indien...

98 « Je ne suis pas dans ça, je ne connais rien de tout ça ! Je suis chrétienne, je ne me mêle pas de ça ! ». 99 Le colombo plat antillais typique traditionnel par excellence, est la version créole du curry, dont une recette fournie par l’administration était la base de la nourriture sur les bateaux. 100 Saturnin Molia, célèbre cycliste guadeloupéen, a eu de nombreux supporters parmi les Indo-Guadeloupéens et Indo-Martiniquais 101 Marie-Fleur re-francise l’adjectif créole « estébékwé », venu du Français « rester le bec cloué » !

107 L’engagisme indien dans les Caraïbes

Transport d’engagés indiens par voie maritime. Photo d’époque.

Nota : Céline Flory, entre autres chercheurs, a étudié l’histoire sociale et culturelle des travailleurs africains, indiens et chinois, arrivés sous contrat d’engagement et de leurs descendants les reconfgurations politiques, économiques, sociales, culturelles et raciales des sociétés françaises de la Caraïbe de la phase de post-esclavage ’à la période contemporaine. 102

102Céline Flory : « De l’esclavage à la Liberté Forcée. Histoire des travailleurs africains engagés dans la Caraïbe française du XIXe siècle », Paris, Karthala, octobre 2014.

108 La Jamaïque De l’Hindouisme au Rastafarisme

Où qu’on voulût les emmener, les Indiens qui partaient sous l’appellation de « coolie » mettaient l’empreinte de leur pouce sur un contrat écrit en Anglais ou autre langue d’Occident, sans bien comprendre ce qui les attendait. En Jamaïque, c’est en 1845 que 261 personnes103 de l’Inde du Nord débarquent à Old Harbour Bay pour remplacer les esclaves et la main-d’œuvre européenne qui n’a pas tenu. Ils travaillent dans des conditions sordides sur des plantations de Clarendon, Portland, Saint-Thomas, Sainte-Marie et Westmoreland. Un tiers de leur argent est repris pour la nourriture. Ils souffrent de pian, de vers, de paludisme. Leurs croyances et leur culture étant mal vues, beaucoup sont contraints d’adopter le christianisme. Dès 1870, l’autorité de l’Inde se dit « dégoûtée » des difficultés faites aux Indiens aux Antilles. Les derniers migrants arrivent en 1914 et les retours en Inde cessent en 1930. A la fin de leur contrat, les planteurs font pression pour que les Indiens restent et s’implantent. Faute de navires de retour, la moitié des Indiens arrivés entre 1845 et 1916 sont restés en Jamaïques. Ceux que l’Inde récupère au retour sont des êtres usés, démunis, et devenus étrangers dans leur pays de naissance.

—xxx—

103 200 hommes, 28 femmes de moins de 30 ans, 33 enfants de moins de 12 ans.

109 Les descendants devenus Indo-Jamaïcains doivent leur survie aux liens forgés entre les engagés pendant la traversée des mers et au partage culturel et religieux entre eux. Leur apport, aujourd’hui reconnu dans leur pays d’adoption, est considérable. Ils y ont introduit des bijoux, le végétarisme et d’autres pratiques adoptées par les Rasta :104 les locks,105 la ganja, la pipe chillam et divers rituels hindouistes. Et réussi la culture du riz sur l’île. Leur curry de cabri, leur ital, leur roti (cf. loti en Guadeloupe) ou leur callaloo font partie intégrante de la cuisine jamaïcaine. Leurs descendants sont actifs dans les milieux de l’agriculture, la médecine, la politique, l’industrie, le commerce de gros et de détail. Ils offrent des emplois à des milliers de Jamaïcains. Par besoin de survie économique et d’acceptation sociale, beaucoup de descendants d’Indiens sont devenus chrétiens. On note que de nombreux Afro-Jamaïcains participent avec les Indo-Jamaïcains aux prières, aux mariages et aux fêtes hindoues comme Diwali, ou islamiques comme Hosay et l’Aïd. Une vidéo réalisée par OHM et visible sur le net témoigne de la situation actuelle des Indo-Jamaïcains.106

—xxx—

104 Cf. Helene Lee, Le premier Rasta, Flammarion, et : tinyurl.com/indrasta/ 105 Cf. Gerry L’Etang, in Fondements symboliques affichés et occultés du Chivé-rasta : tinyurl.com/chivleta/ 106 OHM video in Jamaica : tinyurl.com/indjamaica/

110 Sainte-Lucie Autres Indiens créolophones

Sainte-Lucie est une île indépendante de la Caraïbe aujourd’hui anglophone et créolophone à la suite du même processus historique que celui que connurent la Dominique, la Guadeloupe et la Martinique : les luttes entre pays européens pour la conquête des îles. Située au Sud de la Martinique, Sainte-Lucie entretient avec elle des échanges économiques en pleine évolution. Selon un vœu vieux de certains de ses citoyens éclairés expatriés, Sainte- Lucie eut pu célébrer officiellement en 2009 ses 150 ans de présence indienne — comme l’on fait ses deux voisines créolophones : Martinique en 2003, Guadeloupe en 2004.107 Peu stimulées, les autorités sainte-luciennes n’ont pas réalisé l’intérêt pour la cohésion sociale et nationale de valider la contribution indienne, en mettant au grand jour, en soldant les précédents socio-historiques, par un processus similaire à celui suivi à la Martinique et à la Guadeloupe. D’après des informations fournies par le généalogiste indo-sainte-lucien Richard Cheddie, expatrié à Tortola aux Îles Vierges américaines et un autre informateur, Gajanan Nataraj,

il y eut 13 convois maritimes de « coolies » indiens, le premier bateau étant le Palmyra, arrivé à Castries en 1859. Ces Indiens se disaient Jahaji (frères du bateau), ils tissèrent des liens étroits au cours de leur traversée et leurs descendants restent encore très proches. Sous la domination britannique, ils purent garder leurs coutumes, traditions et valeurs sans grande opposition des Chrétiens ou des descendants d’Africains convertis.

107 Indo-Caribbean genealogy, St.Lucia : tinyurl.com/cfs5rss/

111 À la fn du XIXème siècle, la stratégie catholique prit la direction des écoles : il fallait se convertir pour s’y inscrire ! Or, sans l’instruction, les Indiens ne pouvaient travailler hors des plantations. On les pressa de ne porter que des noms chrétiens. Certains noms furent anglicisés par les Britanniques ou gallicisés par les Français : Shripal, nom de Vishnou, est devenu Cepal ; Lalli est devenu Eulalie ; Kanhaiya, nom de Krishna, est devenu Canaii. Et Bakas, indo-musulman, est devenu Bacchus ! Des clans d’ascendance indienne se nomment Joseph, MacDoom ou Ragbill ! Certains noms ont trait à l’origine : Ayodhya, lieu de naissance du Seigneur Rama est devenu Ajodha. Des noms qui ont gardé l’orthographe indienne sont prononcés à l’anglaise : Kadoo se dit « Kéy-Dou ». Bihari est devenu Beharry (Be Harry) ! Jusque vers 1990, les prêtres refusaient les noms de baptême hindous. Pire, un couple marié selon les rites hindous n’avait aucun droit légal – système que Gandhi dénonça en Afrique du Sud. On imposait aux convertis de se marier à un(e) chrétien(ne), ce qui était compliqué vu les divisions de la communauté chrétienne elle- même, qu’ils s’habillent « de façon appropriée » pour travailler, ce qui excluait tout vêtement traditionnel indien. Anglais et descendants d’Africains ridiculisaient les Indiens, méprisant leur culture, les considérant faibles et sans éducation, même lorsque certains se furent enrichis, que leurs enfants excellèrent à l’école. Raconter histoires ou épopées indiennes était mal perçu. Beaucoup se frent Adventistes du 7ème Jour, les valeurs familiales et le sens de la communauté reflétant les leurs. De nombreux Indiens repartirent en Inde après leurs cinq ans de contrat, ou dans d’autres îles de la Caraïbe où la population indienne était plus grande. Un siècle et demi après la première arrivée, il n’y a pratiquement pas de tension raciale : tout le monde sur l’île est devenu chrétien et acculturé. De nouveaux originaires de l’Inde sont arrivés en grand nombre comme étudiants en médecine, entrepreneurs, médecins, ingénieurs…108

108 Cf. Gajanan Nataraj, Saint Lucia’s Hindu Legacy : tinyurl.com/Gajaslucia/

112 Les trois îles créolophones Sainte-Lucie, Guadeloupe et Martinique n’ont pas connu de bipartisme politique à base ethnique, même si l’ascension indienne dans ce domaine y a pris un certain temps. La présence de citoyens de l’Inde récemment installés, peu au courant de l’histoire de Sainte-Lucie, et le profil autrement ethno-politisé de Trinidad & Tobago, la grande voisine anglophone, mitigent les progrès de la reconnaissance des descendants des engagés indiens de Ste-Lucie. On comprend mieux l’opposition entre les deux situations en lisant, par exemple, ces remarques de l’écrivain d’origine trinidadienne V. S. Naipaul sur sa rencontre avec les Indiens de Martinique : Pour avoir grandi dans l’univers multi-racial de Trinidad, où j’appartenais à la communauté indienne, descendue de gens qu’on avait fait venir à la fn du XIXème siècle et au début du XXème pour travailler la terre, j’ai toujours su combien il était important de ne pas sombrer dans l’anonymat. Je me rappelle encore ce choc éprouvé en 1961, lors de mes premiers déplacements parmi les îles des Caraïbes (…) mon sentiment de souillure et d’annihilation spirituelle en rencontrant les Indiens de la Martinique et en prenant lentement conscience du fait qu’ils avaient été engloutis par leur pays d’adoption ; je n’avais plus aucun moyen de partager la vision du monde de ces gens dont l’histoire avait été, à un moment donné, la mienne, mais qui, à présent, sur le plan racial et sur bien d’autres, étaient devenus diférents.109 Mais les citoyens Indo-Sainte-Luciens anglo-créolophones, descendants des engagés, ont-ils totalement obtenu le respect et l’intégration qui leur sont dûs dans les milieux politiques ?

109 V. S. Naipaul, A Turn in the South, London, Viking Press 1989, trad. Fr. Une virée dans le Sud, Paris, 10/18 1992.

113 « Coolie Boy... » Le cyber-magazine stlucianewsonline du jeudi 3 avril 2014 publiait une information aberrante qui a fait le tour de la diaspora indienne mondiale. En voici un extrait110 suivi d’un court résumé en Français :

Is the SLP against St. Lucians of Indian descent ? The current President of the Senate… third highest ranking ofcial of Saint Lucia went on the defensive when the then Leader of the Opposition, Dr. Kenny Anthony referred to Castries South-East MP Guy Joseph, as a poodle… On cue, Tom Walcott, then Chairman of the SLP, referred to Guy Joseph as, ‘that coolie boy’. Dr. Anthony himself went to great lengths to further disrespect and diminish Joseph by continuing the racial slurs referring to the parliamentarian in derogatory terms based on his Indian descent. The press release coming from the Saint Lucia Labour Party again made reference to those racially discriminatory comments towards the member of parliament for Castries South East and St. Lucians of Indian descent, and leaves one convinced that the Saint Lucia Labour Party dislikes people of Indian origin and promotes discrimination against the Indian population. Are the SLP, their political leader and the Cabinet of ministers anti- Indian, and are they promoting discriminatory sentiments against the Indian population of Saint Lucia? Is that the tone the ruling Labour Party is setting ahead of the next general election?

110 tinyurl.com/coolieslur/

114 Such racially inflammatory comments are not only disrespectful to Joseph but all Saint Lucians, specifcally those who are of Indian origin… the people of Saint Lucia should condemn in the strongest terms the Saint Lucia Labour Party for instigating discriminatory views of the Indian population of Saint Lucia.

Le Parti Travailliste de Sainte-Lucie est-il contre les Sainte-Luciens d’origine indienne ? Mr Guy Joseph, membre élu du Parlement sainte-lucien, a été à deux reprises dans la ligne de mire de ce parti. Il a été traité de « caniche », avec des commentaires témoignant d’un certain mépris de la part du Parti Travailliste de ce pays (SLP) pour les Sainte-Luciens d’origine indienne. Ces propos discriminatoires ont été ensuite amplifés dans un communiqué de presse dudit parti ! Le Président du Sénat, troisième plus haut personnage de Sainte-Lucie, reproche au Dr. Kenny Anthony, leader de l’opposition travailliste, de ne pas avoir condamné ces propos. Le Président du même parti, Tom Walcott, a d’ailleurs lui aussi qualifé le jeune parlementaire sainte-lucien de « Coolie Boy. ». —xxx—

En Guadeloupe, en Martinique, à la Réunion, à l’Ile Maurice ou aux Seychelles, de tels propos, s’ils ont pu être tenus dans le passé, ne sont plus de mise ! Un charivari de protestations fuserait assurément de tous côtés, s’ils devaient y être entendus !

—xxx—

115 The Rambally connection

En comparaison avec Trinidad & Tobago, ou la Guyana, Sainte-Lucie a reçu un pourcentage assez limité de personnes d’ascendance indienne, encore moindre que celui de la Guadeloupe et la Martinique. Il en est résulté d’une part une plus faible résistance aux invectives du groupe dominant, et d’autre part une créolisation et un métissage plus étendus. Feu Hezekiah Rambally, renommé politicien sainte-lucien d’origine indienne décédé en 1997, était appelé « le boulanger qui aidait les pauvres ».111 Sa fille, Her Excellency Ms. Menissa Rambally, élue au Parlement de son pays à l’âge de 21 ans, a été Ministre du Tourisme, de la Transformation Sociale, puis de la Culture du gouvernement travailliste de Sainte-Lucie. Depuis juin 2012, à 36 ans, cette descendante d’Indiens partis via Calcutta a le grade d’ambassadeur. Ms. Rambally occupe aujourd’hui le poste de représentante permanente de Sainte-Lucie aux Nations Unies.112 Un de nos correspondants sainte-luciens, James Rambally, proche de Ms. Menissa Rambally, nous a dit par courriel combien il a souffert du climat nauséabond qui a poussé une quantité d’Indiens nés à Sainte-Lucie à quitter leur pays :

111 In my dad’s footsteps, mai 1997 : tinyurl.com/d9unmvn/ 112 Ambassador Menissa Rambally, sur le site du gouvernement de Ste-Lucie : tinyurl.com/cp5my8e/

116 Growing up in St. Lucia, I was ashamed of being Indian. I did not grow up in the Indian community as others did. I was cut of from the outside world. I remember being terrifed to go to school because insults of ‘Coolie Calcutta’ were hurled at me. I was always prepared to defend myself whether it was physically or verbally. People always threw insults about my anatomy and that the fact I was Indian, I was naturally weaker than the others around me. I thank my father because he would come to school and straighten out these people who called me names and threatened me. In living in St. Lucia I thought Indians never did anything of value. All I saw Indians doing was agricultural and transportation jobs. It wasn’t until I left St. Lucia that I saw Indian people had achieved monumentous feats. Many Indians back home had low self-esteem as the result of being Indian.

J’ai grandi à Sainte-Lucie dans la honte d’être Indien. N’ayant pas été élevé dans la communauté indienne comme les autres, j’étais coupé du monde extérieur. Je me souviens que l’idée d’aller à l’école me terrifait, car j’étais insulté, on me traitait de « Coolie Calcutta ».

Physiquement ou verbalement, j’étais toujours sur la défensive. On me dénigrait sans arrêt à cause de mon physique, on me faisant sentir qu’en tant qu’Indien j’étais de nature plus faible que ceux qui m’entouraient.

Je suis reconnaissant à mon père qui venait dans l’école remettre en place ceux qui m’insultaient et qui me menaçaient. Tant que j’étais à Sainte-Lucie, je croyais que les Indiens ne faisaient absolument rien de bon. Tout ce que je les voyais faire, c’était travailler dans les champs ou dans les transports. Ce n’est qu’après avoir quitté Sainte-Lucie que j’ai enfn réalisé tout ce que les Indiens accomplissaient de fabuleux. Beaucoup d’Indiens au pays se sous-estimaient, du fait qu’ils étaient Indiens.

117 Secouant l’intimidation qui étreignait les Indiens antillais à l’évocation des moments difficiles vécus par leurs grands- parents, par leurs parents, ou par eux-mêmes, à cause de leur origine, notre référent précisait ses motivations :

Over generations, we had no Indo role models. We had no major studios or media outlets like the larger islands. That is why I fght so hard, to change the current situation. I don’t mention this to stir up distress or hate, but it just shows how many Indo-St. Lucians truly feel about their heritage, whether they are Indian or Dougla (mixed).

Pendant des générations, nous n’avons pas eu de modèle indien, pas de grands studios ni de réseaux médiatiques comme dans les îles plus grandes. Voilà pourquoi je me démène autant, pour changer la situation. Sans vouloir réveiller la détresse ou susciter de la haine, cela montre comment de nombreux Indo-Sainte- Luciens vivent leur héritage, qu’ils soient Indiens ou Dougla (mélangés). —xxx— Dans les années 1990 autour de Richard Cheddie, ses compatriotes James Rambally, migrés aux USA et Martin Latchana113 au Canada, un cyber-groupe s’est consacré à l’étude de l’histoire des Sainte-Luciens d’origine indienne et de la problématique liée à la reconnaissance de leur contribution. L’auteur du présent essai a pris part pendant plus de dix ans aux réflexions en ligne de ce groupe. Messieurs Cheddie et Rambally se sont activés auprès de toutes les agences touristiques en ligne, insistant que la présence et la contribution indienne à l’histoire et à la culture sainte- luciennes doivent figurer dans leur littérature.

113 Cf. M. Latchana, Among the Indians of St. Lucia : tinyurl.com/martlatcha/

118 À l’époque, toute velleité de reconnaissance indo-caribéenne tenait de l’impossible gageure aux Petites Antilles. Si cette aspiration est maintenant comprise dans les îles francophones de Guadeloupe et Martinique, les voisins de l’île anglo- créolophone de Sainte-Lucie semblent tout juste commencer à en tenir compte. À ce jour, si une reconnaissance officielle tend à se préciser, les efforts réunis des associations actives sur le terrain devraient y contribuer. Les nombre conséquent de personnes récemment arrivées devraient également faire l’effort de comprendre l’histoire particulière des descendants de l’engagisme à Sainte-Lucie, plutôt que de vouloir lui surimposer leur façon d’être Indiens.

—xxx—

Il est un fait notable que dans les trois îles créolophones, Guadeloupe, Martinique et Sainte-Lucie, les descendants des engagés indiens, quoique longtemps marginalisés, n’ont pas eu l’idée de fonder des partis politiques ethniques, ce que leur pourcentage limité dans la population eut rendu impossible. De tous bords, ils ont participé à la vie politique en se fondant et se diluant, sans esprit de revanche, dans les activités de la vie civile. La division des opprimés ne fut pas la pensée d’Aimé Césaire, d’Henry Sidambarom, de Martin Luther King, de Mohandas K. Gandhi ou de Nelson Mandela. À deux mains et d’arrache-pied, malgré leurs faiblesses, ils ont prôné et défendu l’égalité et l’universalité de l’Homme.

119 Dominica Les Indiens Kalinago

Curieusement, l’ancienne colonie britannique de la Dominique, aujourd’hui Commonwealth of Dominica, située au Sud de la Guadeloupe, au Nord de la Martinique et de Sainte- Lucie, dont la créolisation linguistique est similaire à la leur, ne semble pas avoir connu d’immigration d’engagés indiens. Pour les Dominicais, caribéens anglophones, une personne phénotypée indienne, originaire de Guadeloupe, de Martinique ou de Sainte-Lucie, est d’abord « soupçonnée » d’être Trinee – originaire de Trinidad & Tobago ! Mais, compensation du destin ? C’est à la Dominique, l’Île Nature dont le nom amérindien Waitukubuli est fièrement préservé, que nous retrouvons la trace de l’Amérindien, le « Caraïbe » opalescent qu’Édouard Glissant appelait le désapparu. Il a survécu sur le territoire protégé de Salibia, un coin de nature où 3.000 descendants du peuple Kalinago maintiennent une vie simple et accueillante. Loin d’être dans une « réserve » comme celles où dépérissent les descendants d’Amérindiens des Etats-Unis, ils y préservent et présentent aux visiteurs leur héritage riche de traditions, de légendes et de croyances ancestrales.

En témoigne leur charmant site internet.114

114 Kalinago, the Indigenous People of Dominica : kalinagoterritory.com/

120 Trinidad & Tobago En République de Trinidad & Tobago, environ une moitié de la population est d’origine indienne. On dit que la hiérarchie so- ciale créée par les Européens des plantations y a placé les Chinois et les Portugais dans le commerce, les Africains et autres personnes de couleur dans les activités manuelles et les Indiens aux champs. Les partis politiques trinidadiens ont été longtemps identifiés aux deux groupes raciaux dominants : descendants d’Africains d’un côté, d’Indiens de l’autre. Arrivé au pouvoir le 26 mai 2010, le gouvernement multi-ethnique de Madame Kamla Persad Bissessar et son parti, The United National Congress ont fait bouger les lignes par une représentation plus équitable des catégories ethno-culturelles. Première femme élue Premier Ministre de cette République, Ms. Kamla Persad Bissessar a honoré les origines de la population et sa diversité culturelle, honorant officiellement les manifestations, nourrissant les échanges avec l’Afrique, l’Europe, la Chine, l’Inde et les associations de pays caribéens. En Janvier 2012 à Jaïpour au Rajasthan, elle était invitée d’honneur à la , rencontre annuelle, sous la tutelle du gouvernement central de l’Inde, des représentants officiels des pays qui ont une part indienne dans leur population. Voici un extrait de son discours très remarqué : Dans mon pays, Trinidad & Tobago, nous jouissons d’une riche fusion d’ethnies et de religions, un mélange de peuples venus du monde entier : de l’Afrique, de l’Inde, de l’Europe, du Moyen- Orient, de la Chine. Je suis fère de dire que nous nous sommes unis dans notre diversité pour créer la tapisserie riche en couleurs qu’est devenue la société Tribagonienne.

121 La communauté Indo-Trinidadienne maintient l’héritage culturel des ancêtres indiens arrivés à Trinidad & Tobago comme travailleurs engagés en 1845. Cet héritage culturel ne se cantonne pas au mode de vie, aux cérémonies, à l’habillement, aux noms, à la nourriture et à la musique des Indo-Trinidadiens. Il fait partie de la vaste culture Tribagonienne. Les enfants de toutes races et de toutes religions allument des diyas en l’honneur de Divali. Les Tribagoniens, sans tenir compte de leur ethnicité, dansent aux rythmes du tambour tassa et du chutney-soca propre à Trinidad & Tobago. La beauté d’une Diaspora c’est la capacité de maintenir la culture d’origine, de l’incorporer de façon transparente pour enrichir le tissu et la culture du nouveau pays. Mon pays, Trinidad & Tobago en est un véritable témoignage. Les héritages des Africains, Chinois, Indiens, Européens et bien d’autres ne se contentent pas de co-exister, mais s’accordent pour créer une culture vibrante et dynamique. Les Indo-Caribéens ont une grande estime pour le Mahatma Gandhi. Dès les années 1930, il y eut des initiatives répétées pour qu’il se rende à Trinidad & Tobago, mais il n’a malheureusement pas pu y répondre favorablement. Cependant, en 1945 un groupe de jeunes Trinidadiens décidèrent de publier l’Indian Centenary Review, pour commémorer un siècle de présence dans leur nouvelle patrie. Ils demandèrent immédiatement à Gandhiji un message pour l’occasion. Bapuji leur répondit promptement le 25 avril 1945, conseillant sagement à notre population indienne de « se montrer digne de sa terre d’adoption. » Cela renforce mon idée que nous n’avons qu’une Mère, Trinidad & Tobago. Qu’il n’y a pas de Mère Inde, Mère Afrique, Mère Chine ou Mère Europe. Mais qu’il y a bien une grand-mère Inde, une grand-mère Afrique, une grand-mère Chine et une grand-mère Europe.

122 Echoués en Guyane Fraançaise Deux ratés, une tempête, la décimation L’histoire des premiers engagés de l’Inde arrivés en Guyane française, troisième département français d’Amérique, est généralement ignorée de l’éducation et du grand public. Cette immigration a bien failli précéder celle de la Martinique et de la Guadeloupe d’une bonne trentaine d’années ! Jude Sahaï, passionné de divulgation de l’histoire antillo- indienne écrite, s’est penché sur le pan guyanais de l’engagisme et a rédigé un document passionnant dont voici un extrait :115 En 1771, le Ministre de la Marine ordonnait à Pierre Poivre d’envoyer au gouverneur de Cayenne « une certaine quantité de graines fraîches et de plants de girofliers, canneliers et muscadiers, avec un mémoire instructif sur la manière de les cultiver et sur le choix du terrain qui leur convient. » Les épices arrivèrent en Guyane en février 1773, et le succès immédiat laissa à penser que ce pays allait changer de face. Mais les vicissitudes de l’Histoire allaient bouleverser l’économie de la Colonie. On espéra trouver des travailleurs aux Indes « où les malabars sont au fait de la culture et de la préparation des épices ». Le 3 février 1821, le Ministre de la Marine demandait au Comte Dupuy, Gouverneur des Etablissements français des Indes, « si on peut compter qu’une certaine quantité de familles de la Côte de Malabar et de Ceylan consente à venir s’établir à la Guyane sur des terres qui, après avoir été mises en valeur par leur soins, leur appartiendraient en toute propriété. » Le Gouverneur répondit que « le projet d’introduire les hindous en Guyane est facile, à condition d’employer des gens étrangers à l’Administration. »

115 Jude Sahaï, De l’immigration tamoule à la Guyane (1989) in Revue CARBET, no 9, 1989, pp. 101-108. En format pdf, sur le site du Cégep de Chicoutimi, Québec, Canada : tinyurl.com/jjuudd/

123 La situation économique se détériorant, l’idée, là encore, n’eut pas de suite. Après l’abolition de l’esclavage en 1848, la question de la main d’œuvre se posa de façon cruciale dans toutes les colonies. Le Gouvernement français envisagea l’immigration de travailleurs libres, et les décrets-loi des 13 février 1852 et 27 mars de la même année fxèrent leurs conditions d’introduction. Mais c’est une circonstance fortuite qui permit à la Guyane de recevoir des tamouls. Le 9 juin 1855 au petit matin, le trois-mâts français « Sigisbert-Cézard » est en difculté au large des côtes de la Guyane, avec 800 personnes à bord, et est contraint de débarquer des travailleurs tamouls destinés à la Guadeloupe. Une fois à Cayenne, ils sont répartis sur diférentes plantations. Félix Coüy, l’un des grands prospecteurs de l’endroit, en récupérera douze des plus valides. À partir de cette date, des contrats furent passés pour introduire en Guyane mille coolies par an. (…) Mais devant l’importance du taux de mortalité, le Gouvernement de Madras interdit l’émigration indienne en octobre 1876, décision qui se verra confrmée par le Gouvernement de l’Inde le 12 juillet 1877. Ainsi, pressentis comme ouvriers spécialisés dans la culture du coton après la guerre de sept ans, engagés agricoles après l’abolition de l’esclavage, les immigrants tamouls furent en défnitive afectés essentiellement dans les mines d’or où ils furent décimés dans la plus totale indiférence des autorités coloniales. (…) Aujourd’hui, pratiquement tous les descendants des survivants de l’immigration tamoule à la Guyane se sont fondus et confondus, tant par le biais du métissage que du fait de l’acculturation, dans l’ensemble de la population guyanaise. Ne persistent de cet apport que des traces qui afeurent parfois, ça et là, dans les phénotypes, la culture ou la toponymie. En témoignage, cette « Crique-à-Coolie » où l’on découvrit une pépite d’or de onze kilos...

124 Aimé Césaire et les Indiens

Revenons à Aimé Césaire, à son île, à la ville dont il a été maire de 1945 à 2001 : Fort-de-France, ou « Le Foyal ». Dans son ouvrage Mémoire d’Au-Béro paru en 1998, le chercheur Jean-Pierre Arsaye a tenté de reconstituer la vie des Indiens du quartier-depôt éponyme, la « réserve indienne » de Fort-de-France que nous avons déjà évoquée. Il nous renseigne sur la qualité des rapports de ces déshérités avec leur maire, qui n’était autre qu’Aimé Césaire : Le Chantre, paraît-il, adorait discuter avec Homère Nahou. Il était chaleureusement accueilli dans le quartier et ce, même après sa démission en 1956 de la Caravelle Rouge [le Parti Communiste Martiniquais], pour employer une expression de Georges Gratiant. À chaque réélection du député-maire, les habitants d’Au-Béro se joignaient aux gens des Terres-Sainville, de Trénelle et autres lieux pour une retraite aux flambeaux aux premiers rangs de laquelle ils se plaçaient. Leur assiduité à la messe dominicale était cependant irréprochable. Et ils se confessaient, communiaient, faisaient baptiser leurs enfants. L’absolution était toujours donnée à tel ou tel qui se trouvait à l’article de la mort.116 À l’instar du député guadeloupéen Ernest Moutoussamy, certains protesteront, et on les comprend : si Aimé Césaire n’a pas tancé, coulissé les Indiens et leurs bons-dieux à la manière du Martiniquais de base des XIXème et XXème siècles, du côté de son altière plume de combat, il les a bel et bien laissés en plan.

116 Jean-Pierre Arsaye, Mémoire d’Au-Béro, quartier indien de Foyal, Ed. Ibis Rouge, 1998 : tinyurl.com/c72wkpl/

125 Certes, en grand connaisseur des arcanes lexicales de la biologie, le poète mentionne les jacquiers,117 arbres originaires de l’Inde... Et il est bien connu qu’il fait cause commune, en le citant parmi les damnés meurtris de la Terre, avec un-homme-hindou-de-Calcutta Etait-ce un clin d’œil à l’Inde, dans son état d’esprit du moment où Césaire le coucha ? Concernait-il l’Indien de son terroir natal de la Basse-Pointe, ou de Madinina son île aux fleurs ? Le fait est que la quasi-totalité des Indiens de la Martinique, singulièrement ceux, nombreux, dont le futur poète croisa les descendants pendant son enfance, n’a pas pris le bateau à Calcutta. Ils venaient de loin de là, du pays tamoul, jusque dans l’Inde du Sud. C’est surtout aux îles alors britanniques de Jamaïque, Sainte- Lucie, Saint-Vincent, Trinidad & Tobago, aux îles Fidji, ainsi qu’en partie à la Guadeloupe, qu’une majorité d’engagés, originaires des états du Bihar et de l’Uttar Pradesh, a débarqué en partant du port de Calcutta, ville aujourd’hui re-nommée comme alors Kolkata, ou par Chandernagor,118 le comptoir français de l’Inde du Nord.

117 Cf. Caribfruits, site du CIRAD : Originaire d’Inde (forêt humide), le jacquier conquiert l’Asie tropicale, puis l’Afrique avec les Arabes. Introduit aux Antilles en 1782, l’arbre au fruit énorme et délicieux n’aura pas le succès de son cousin, l’arbre à pain : tinyurl.com/jacquiernatal/ 118 Situé au Bengale, le territoire de Chandernagor a été aussi appelée Farasdanga, de Farasi, français, et danga, terre, en Bengali. Devenu indien en 1950, le lieu de 17 km2 s’appelle mainteant Chandan Nagar : http://tinyurl.com/chandnag/

126 Face au mépris et à l’humiliation, il est indubitable que l’Indien des Antilles a généralement réagi sans haine, avec humilité, voire avec humanité. Dans son essai « Crasse de vie dans le dédale du dalot », Evariste Zéphirin décrit Au-Béro, le « dépôt d’Indiens » de Fort-de-France comme un lieu d’Indiens démunis qui recevait les Chabins, les Noirs et même des Blancs créoles en perte de tout.119 Le Nègre Fondamental, de l’avis avoué de nos informateurs, ne s’est jamais montré chagriné que ses compatriotes soient d’origines diverses plutôt que juste « Nègres pur-sang ». Ou, pour évoquer le T-shirt arboré par un Chabin120 au Carnaval de 2008 à Pointe-à-Pitre, que les Antillais soient, physiquement ou culturellement, un peu Indien, beaucoup Nègre, assez Blanc, peu ou prou Chinois, Syrien ou Libanais.

—xxx—

Aimé Césaire n’a pas pu être homme à se rallier au mépris dont les minorités firent les frais dans son île natale. Il faut explorer finement l’implicite du discours et la pratique sociale de celui qui s’amusa qu’une Yougoslave l’ait pris pour « le diable noir en personne » !121

119 Tony Mardayé, alias Evariste Zéphirin, in Crasse de vie dans le dédale d’O-Béro : tinyurl.com/crassedevie/ 120 Phénotype antillais particulier parmi ceux issus du mélange Noir-Blanc. Cf. Raphaël Confiant, article Le mythe du « chaben » : tinyurl.com/chabenconf/ 121 Cf. Jacqueline Leiner, Aimé Césaire: le terreau primordial », vol. 1, op. cit. p. 84 : tinyurl.com/martinska/

127 Alors qu’il vitupère contre l’Européen colonisateur, nulle part il n’entérine dans ses écrits l’exploitation servile des Indiens ou le mépris qu’ils ont subi, entre autres sur son île. Il ne cautionne ni ne rapporte par écrit, le rejet en paroles et en actes que connurent les descendants d’engagés, sans doute devant lui aussi, pendant sa jeunesse basse-pointoise, de la part des Afro-affranchis en Martinique et dans d’autres espaces à cannes des Caraïbes. Quitte à s’en tenir au seul Cahier, texte auquel se limite notre analyse, le combat césairien pour la liberté n’exclut, en fin de compte, aucune « race ». Dans l’absolu, le temps le montre, il eut été contre-productif que sa réclamation ne concerne que la seule victime négro- africaine du colonialisme. Il s’en défend, se fendant d’un critère plus large : (…) et la détermination de ma biologie, non prisonnière d’un angle facial, d’une forme de cheveux, d’un nez sufsamment aplati, d’un teint sufsamment mélanien, et la négritude, non plus un indice céphalique, ou un plasma, ou un soma, mais mesurée au compas de la soufrance.122 Pour Khal Torabully, inventeur du concept de Coolitude qui veut élargir celui de Négritude, il s’agit d’élever l’homme au- dessus de l’indignité enfouie en chacun, d’extirper et de dépasser la méchanceté, d’où qu’elle vienne. Khal et l’Aimé se sont rencontrés et compris, nous le verrons plus loin.

122 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit.

128 Dans le même registre, en couchant et en faisant voter en 2001 sa première loi éponyme, Madame Christiane Taubira s’est bien gardée de cantonner le crime abject du sucre contre l’humanité à l’esclavage des Noirs d’Afrique. Un passage-clé du tout début cette Loi est régulièrement présenté sous une forme tronquée. Est-ce pour soutenir un monopole, au championnat de la souffrance ? En italiques, les segments qu’on tend à oublier Article 1er : La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir e du XV siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité.123 « L’union fait la force ! » L’esclavage et l’engagisme sont un même crime prolongé, entretenu pour satisfaire un même appétit de sucre ; une même démarche rallongée, spoliante, cruelle. —xxx—

Aimé Césaire, à l’instar de l’idée de Gandhi, ne prend pas pour cible l’être humain en tant qu’individu, ni sa personne physique. Le Chantre de Madinina dénonce le comportement du colonialiste, son erreur fondamentale, en un mot son crime. Du moins y sommes-nous amenés en scrutant bien l’Œuvre. L’auteur du Cahier cautionnerait-il l’idée de couper en deux, comme dans le jugement du roi Salomon, un Antillais qui descendrait — comme lui-même d’ailleurs, nous le verrons plus loin — à la fois du Nègre et de l’Indien ?

123 Loi du 21 mai 2001, J. O. R. F. n°119 du 23 mai 2001, p. 8175.

129 Dans les années 1960, au milieu d’une vague de tensions raciales, le trinidadien Mighty Dougla,124 chanteur de Calypso, exprimait sa peine de ne pouvoir arborer fièrement sa double origine, dans une chanson qui lui valut le titre de Calypso King 1961. Il vivait le dilemme de milliers de ses semblables, face à l’intolérance venant de part et d’autre :

If they sending Indians to India And Africans back to Africa Well somebody please just tell me Where they sending poor me ? I am neither one nor the other Six of one, half a dozen of the other So if they sending all these people back home for true They got to split me in two.

S’ils renvoient les Indiens en Inde Et les Africains en Afrique Alors qui peut me dire, je vous prie, Où vont-ils m’envoyer, pauvre de moi ? Je ne suis ni l’un ni l’autre Six de l’un, une demi-douzaine de l’autre Alors s’ils renvoient tous ces gens chez eux pour de bon Il faudra qu’ils me coupent en deux.125

124 Dougla, terme dérivé du hindi dogala, employé aux Antilles anglophones pour désigner les personnes d’ascendance à la fois africaine et indienne. Aux Antilles Françaises, on est passé de chapé-kouli à bata-zendien, qui tendent actuellement, par effet de mode et infleunce franco-française, à être remplacés par métissé indien. 125 La chanson de Mighty Dougla en video : tinyurl.com/claytisdoug/

130 Racontage Galantais Bras d’Inde pour la Galette

Dès 1854, de nombreux Indiens, puis leurs descendants, ont trimé sur l’île de Marie-Galante. Il serait juste et souhaitable qu’il leur soit rendu honneur et reconnaissance de la part de l’édilité, des têtes pensantes et de la population. Selon Jack Caïlachon, chercheur, le tout premier natif de l’Inde mort en Guadeloupe fut « Cattan Peyen fils de Cattan », décédé le 10 janvier 1855, âgé de 12 ans, à l’habitation Trianon à Grand-Bourg de Marie-Galante, soit quinze jours seulement après la première arrivée indienne en Guadeloupe ! Des premières commandes de Bras d’Inde, soit 518 Indiens requis à l’Administration de juillet à septembre 1854 par 24 planteurs de la Guadeloupe (voir le tableau page suivante), la plus grosse venait de Victor Roussel, à Grand-Bourg. Pour une moyenne inférieure à 18 par colon, il en voulait à lui seul 50 ! Une quarantaine lui furent emmenés dès l’arrivée du premier convoi à la Noël 1854 sur le voilier L’Aurélie. Ces « livraisons » se prolongèrent sur trois décennies. Edmond Rousseau, notre ami documentaliste marie- galantais, indique que son arrière grand-mère, Indienne embarquée à Calcutta, s’appelait Mme Catayen-Mignel, et qu’il y eut beaucoup de descendants d’Indiens nés à Marie-Galante. Vu les conditions et les vicissitudes, beaucoup de leurs descendants choisirent de quitter la Galette, migrèrent vers « le continent » (la Guadeloupe) ou le maître-pôle, la France. Notre oncle galantais, feu Paul Sitounadin dit Ti-Paul rejoignit et épousa Marguerite Viranin, de Viard, à Petit-Bourg. Un de ses fils, Félix, devenu Saint-Franciscain, met en peinture l’épopée cannière et agricole indo-galante.

131 Demandes d’immigrants indiens reçues par l’Administration de la Guadeloupe du 12 juillet au 30 septembre 1854

Date de Noms des Lieu de Travailleurs la demande demandeurs résidence demandés 15 juillet Rabin Charles-Simon Capesterre 10 Reiset Abymes 20 Ducoulombier Achille Abymes 15 Saint-Alary Moule 40 16 juillet Roussel Victor Grand-Bourg 50 Segond Victor Baie-Mahault 20 Descamps Gaston Baie-Mahault 20 17 juillet Daucourt Emile Baillif 24 Pétra P. Gourbeyre 12 18 juillet Bonaffé Capesterre 40 Galtier de Laroque Capesterre 20 24 juillet Perriollat Habitants 20 Bonnet Baillif 20 27 juillet Ferlande Canal 20 29 juillet Balanqué Théodore Moule 30 A. Cicéron Moule 15 Basse-Terre 1er août Aimé-Noël extra-muros 10 2 août Pic Eloi Baie-Mahault 12 Madame Guillet Basse-Terre 20 (extra-muros) 4 août Madame Guillet Basse-Terre 10 (extra-muros) 16 août Claret Moule 10 17 août Dubos Petit-Bourg 10 29 août La Chapelle Sainte-Rose 40 13 sept. Charles de Moyencourt Saint-Fançois 10 13 sept. Charles de Moyencourt Sainte-Anne 10 15 sept. Dubreuil Morne-à-l’Eau 10 TOTAL 518

L’idée répandue selon laquelle il n’y eut pas, ou presque pas d’Indiens à Marie-Galante, comme dans d’autres communes où existaient des habitations, est une fanfaronnade. La majorité des convois était composée de gent masculine, ces engagés se mélangèrent tôt à des descendantes d’esclaves.

132 Et ainsi se fondit leur faciès. Outre les nombreux patronymes d’Indiens disparus par décès précoce (beaucoup d’engagés étaient tout juste sortis de l’adolescence), ou par mariage, des noms tant indo-hindous qu’indo-musulmans, du nord comme du sud de l’Inde, tels que Bijlal, Gokoul, Govindin, Mounichy, Moutoucarpin, Sitou- nadin, Vingataramin… sont encore portés par des Marie- Galantais, qu’ils soient résidents sur l’île ou éparpillés. Même si leur look n’est plus indien, s’ils renient cette partie de leurs origines, font fi ou se font forts de l’ignorer... ayant perdu dans le rejet, la honte ou l’oubli, toute once, bribe, trace ou mémoire de leur héritage originel… Peut-on leur en vouloir ? ° À la suite de l’abolition de l’esclavage, avant l’arrivée des engagés Chinois, Indiens, Congo et autres, les planteurs durent attribuer un patronyme aux nouveaux libres noirs. Ainsi, le nom de famille Selbonne, courant à Marie-Galante, issu de noms de maîtres d’habitation (Roussel Bonneterre), pour qui nombre d’Indiens trimèrent. Les publications touristiques et documents officiels font bien état de ce joli méli-mélo : Après l’abolition de l’esclavage en 1848, des travailleurs sous contrats (Indiens, Africains appelés Congo à Marie-Galante) sont recrutés pour l’agriculture. Le métissage des populations amérindiennes, indo-européennes et africaines a donné naissance à la population et à la société créole marie-galantaise.126

126 Diagnostic du Territoire réalisé par “Agir pour le Développement Durable” 31540 Roumens, pour la Communauté de Communes de Marie-Galante,

133 Quid, au nom de la mémoire, de la reconnaissance de ce premier Indien décédé en Guadeloupe, des ancêtres indiens de cette île, de leur histoire, de leurs apports à leur île d’adoption ou de naissance ? Ka yo divini ? 127 Quid, de l’omission de l’art indien, ou de la jazz-fusion indo- occidentale, aux festivals annuels « Terre de Blues » à Marie- Galante ? La visite en 2004 de feu Pandit Sharda Sahai,128 héritier de la tradition de tabla de Bénarès fut une lueur d’espoir. Hélas, depuis cette année-là, la musique indienne ou indo- occidentale n’a pas remis les pieds sur l’herbe de la Galette. Gageons que l’inébranlable attachement de M. le sénateur- maire de Saint-Louis, Jacques Cornano, de M. le député européen Patrice Tirolien, du poète Max Rippon, de l’ensemble des élus et de tous les amoureux de cette île permettra un jour la mise au grand jour de l’histoire des sauveteurs indiens de l’agriculture mandés sur leur terroir. En fait, suite à la première « commande » totale de 518 engagés citée plus haut, ce sont 312 Indiens, dont quelques femmes et des enfants, qui feront la toute première traversée Pondichéry-Guadeloupe sur L’Aurélie, arrivée à la Noël 1854. Il convient que la mémoire de ces courageux engagés soit reconnue et honorée ! téléchargeable : tinyurl.com/c4rd2j2/ 127 Créole de Guadeloupe : Que sont-ils devenus ? 128 En décembre 2004, événement rare aux Antilles françaises, le Pandit Sharda Sahai, héritier de la tradition des maîtres de tabla de Bénarès a été l’invité de Pierre Décimus et de son Festival Creole Blues pour la Commémoration des 150 ans de l’Arrivée Indienne en Guadeloupe : www.sahai.org/

134 Jusqu’en 1889 d’autres convois de Bras d’Inde suivront, pour réactiver les habitations exsangues de la Guadeloupe : Abymes, Baillif, Baie-Mahault, Basse-Terre, Capesterre, Gourbeyre, Grand-Bourg, Morne-à-l’Eau, Le Moule, Petit- Bourg, Petit-Canal, Saint-François, Sainte-Rose, Vieux- Habitants… L’Indien engagisé, une fois affecté à vie à une habitation, ne pouvait s’en éloigner sous peine de sévères sanctions. Même déposés sur la même île à la Réunion, à Maurice, en Guadeloupe ou en Martinique, même apparentés, ou venus des mêmes localités de l’Inde, les engagés resteraient ainsi éparpillés et séparés, sans droit ni moyen de reprendre contact. Il y a belle lurette que les gènes s’ébaudissent dans les maternités, refaisant surface avec un nez différent, un teint inattendu, une autre peau, des pupilles étonnantes ou une pilosité curieuse — au point de semer le doute ! Les descendants d’Auréliens et des Indiens des nombreux autres convois n’acquirent qu’en 1923 une citoyenneté nationale et la reconnaissance de l’égalité de leurs droits, grâce à la revendication persistante d’Henry Sidambarom. L’histoire de leur épopée ne saurait rester dans l’oubli ! Puissent les édiles, poètes, historiens et festivaliers de la Marie- Galante nous la conter !

—xxx—

135 Intermède Madras…

Créé en Inde du Sud et difusé à l’initiative des Britanniques le tissu « madras » est arrivé aux îles avant l’immigration indienne, d’où sa présence dans les coifes et tenues créoles portées par la bourgeoisie blanche, puis par les esclaves libérés.129

—xxx—

Ils s’arrêtèrent. En ce moment, un homme de couleur, vêtu d’une veste et d’un pantalon blanc, coifé d’un madras, à la manière des riches colons, arriva près de Biassou. La consternation était peinte sur sa fgure. — Victor Hugo, Bug-Jargal, ch. 31, 1818.

129 Cf. Myriam Alamkan : « Le madras (…) a fait un long voyage de l’Inde à l’Europe et de l’Europe aux Antilles, où il est désormais un des symboles de l’identité antillaise. » : tinyurl.com/myriamadras/

136 … à Saint-Domingue

— Et tu crois donc, Laurette, que je serai jolie, plus jolie que je ne suis avec un madras mis à la créole, un petit corset, une jupe de mousseline rayée ? Elle sonna sa femme de chambre : — Apportez-moi tous les madras que vous avez ici. Elle en possédait d’admirablement beaux que ma mère lui avait donnés et qui venaient d’un ballot d’étoffes des Indes que nous avait apporté le contre-amiral Magon. Il y en avait qui avaient coûté dans le pays jusqu’à cent gourdes. Nous choisîmes le plus joli et, comme cette coiffure était celle que ma mère portait habituellement dans son lit, j’étais accoutumée depuis mon enfance à diriger très habilement les quatre coins

cor nus. Aussi Mme Leclerc fut-elle ravie de mon talent de coiffure à la créole, quand elle se fut regardée. — La Duchesse d’Abrantès, Mémoires.130

130 À propos de l’épouse du général Leclerc, née Pauline Bonaparte, sœur du premier consul, occupée à leurs préparatifs de départ pour Saint-Domingue : tinyurl.com/duchessearman/

137 Dany Bébel-Gisler Pédagogue du « pa konnèt mové ! » 131

Quand j’ai très mal, ma grand-mère m’avait donné un mouchoir. Alors je prends ce mouchoir, ce qu’on appelle un madras chez nous ici, et je serre ma tête avec ce madras et je me sens très forte. 132 —xxx—

La sociologue guadeloupéenne Dany Bébel-Gisler, fut une vibrante adversaire de ce qu’elle nomma la « jugulation »133 du peuple et de la langue créoles.134 Elle se disait reconnaissante qu’un Indo-Guadeloupéen, Mario Ramassamy, lui ait concédé un terrain de 5.000 m2 sur le site de l’ancienne plantation Bois-Debout pour monter son remarquable, « Centre créolophone d’Education Populaire », hélas disparu, pour tirer d’affaire les enfants et les adolescents en difficulté,. Mme Bébel-Gisler disait apprécier l’histoire d’un « autre Hindou » qui avait fait don d’une partie de sa terre pour construire la très catholique église de Saint-François, commune de l’Est de la Guadeloupe au pourcentage conséquent d’habitants d’origine indienne ou métissée indienne.135

131 Devise créole : il n’est pas bon d’être ignorant. 132 Dany Bébel-Gisler, À la recherche d’une odeur de grand’mère, Ed. Jasor, 2000. 133 Compression de la veine juguaire, étranglement. 134 La langue créole, force jugulée, Ed. L’Harmattan : tinyurl.com/danyjugu 135 Cf. interview de Elie Shitalou par Jean S. Sahaï, in Dany Bebel : la grande âme n’était pas l’esclave de la Négritude : tinyurl.com/bebelshital/

138 Au soir de sa vie, cette militante réalisa chez les élèves guadeloupéens un grave manque de connaissance de l’apport indien à leur culture, une lacune qu’elle jugea indispensable de combler pour cimenter l’unité du pays. Elle eut l’inspiration de prolonger son livret pédagogique paru en 1998 sous le titre Grand-mère, ça commence où la Route de l’esclave ? par un deuxième opus qu’elle voulait intituler Grand-mère, pourquoi Sundari est venue en Guadeloupe ? En contant l’histoire de Sundari, une jeune Indo-antillaise qui relate à ses camarades le parcours de ses ancêtres de l’Inde millénaire aux champs de cannes de Guadeloupe, elle abordait un sujet jusque-là jamais proposé à l’attention des enfants antillais.136 Cet ouvrage devait être l’ultime projet de Dany Bébel-Gisler. Avec son époux et le concours d’Elie Shitalou, nous avons contribué à achever ce travail, en suivant ses ébauches, à la demande des Editions Jasor. Illustré par l’artiste Michelle Chomereau-Lamotte, l’ouvrage, paru à titre posthume, sans fanfare, en 2005, reste assez peu connu. Pour élargir la vision de Dany Bebel-Gisler et honorer sa mémoire, les enseignants exerçant aux Antilles devraient disposer d’outils pédagogiques et didactiques dégagés des préjugés ethno-centristes limitants, labellisés par les autorités compétentes. Ces supports aviveraient aussi la mémoire de tout Antillais — Annamite, Arawak, Béké, Chinois, Désiradiens et autres Blancs-Pays, Caraïbes, Italiens, Kalinago, Libanais, Matignon, Saint-Barth, Saintois, Syriens…

136 Dany Bébel-Gisler Grand-mère, pourquoi Sundari est venue en Guadeloupe ? L’Arrivée des premiers Indiens en Guadeloupe, Pointe à Pitre : éd. Jasor, 2005.

139 … Mais lister tant d'origines, ne serait-ce pas sans fin ? Désormais il s’agit davantage d’élargir la culture des jeunes esprits, de les former à la tolérance ; de les entraîner à l’appréciation de toutes les différences, qui sont à percevoir comme des compléments de richesse. Qu’importe leur appartenance ou leurs préférences, tous ceux qui se savent Antillais devraient se sentir sur un pied d’égalité. Notre originalité, c’est qu’il n’est pas nécessaire d’être « à l’identique », de se calquer sur un prototype défini, pour apporter sa contribution au pays où on se sent bien : chez soi ! Force est de constater que l’importante présence française a pour contre-pied une culture fortement afro-antillaise, elle- même subjuguée par l’influence des banlieues africaines- américaines et les dérives de la mondialisation. La tolérance, la non-violence,137 l’éloge de la diversité en tant que richesse, pas comme un handicap, voilà des thèmes encore trop anecdotiques dans une éducation où les parti-pris et le lobby culturel restent empreints de limitations. Toute personne se sentant parfaitement antillaise, mais dont l’origine n’est ni africaine ni européenne, doit posséder aussi des repères pour jouir d’une validation socio-historique solide, afin d’appréhender intellectuellement et de profiter en toute liberté affective de son existence sous les cieux de la Caraïbe. Continent éclaté dans l’eau, dont les vents de l’histoire, entre frais alizés et monstrueux cyclones, ont fait un arc-en-ciel dans un creuset marin.

137 On consultera pour des ressources en non-violence et médiation, outils, jeux coopératifs, mise en place de programmes d’éducation aux compétences relationnelles et sociales en gestion des conflits, estime de soi, connaissance des émotions, écoute active, communication le site : www.nonviolence-actualite.org/

140 Autour d’Aimé Aimé Césaire se montra encore davantage homme de rencontre et de dialogue lorsqu’il fut parvenu à la retraite. Libéré de ses obligations de premier magistrat de Fort-de- France, tel Sage sous son baobab ou vieil Indien sous son banyan, il recevait pour la palabre ses visiteurs locaux et internationaux à l’ancienne mairie du Foyal. Il se déplaçait aussi sur les mornes ou dans les campagnes de son île ; il méditait sous un grand fromager138 dans les hauteurs de Saint-Pierre ; il envoyait aussi son chauffeur lui quérir des interlocuteurs. —xxx—

La famille Gamess139 dont l’ancêtre nord-indien embarqua à Kolkata (Calcutta), à qui nous devons plusieurs ouvrages sur l’immigration indienne à la Martinique, dit chérir la chance qu’elle a eu de côtoyer la famille du Grand Nègre. Voici quelques lignes dédiées à Yves Gamess, à l’occasion de son grand départ en septembre 2009 :

138 Ceiba pentandra, fromager ou bois coton d’Amérique du Sud, arbre qui produit le kapok. Sacré chez les Maya, il symbolise l’axe du monde, axis mundi. 139 L’ancêtre Sigoul Ganesh (Calcutta, Inde, vers 1842 – Saint-Pierre, Martinique, 23 mai 1940) arrive à Saint-Pierre, Martinique, à bord d’un bateau britannique, à la fin des années 1870. Rebaptisé Joseph Etienne Gamess, il commence sa carrière comme cocher sur une habitation à l’Anse Latouche, limitrophe du Carbet et de Saint-Pierre. Avec sa première épouse Ramkalia rencontrée à Trinidad, il a deux enfants : Clémence et Etienne-Augustin. Employé de la ville de Saint-Pierre, il y dirige des équipes de cantonniers. Il se remarie avec Louise Mounien, veuve de Gauthier Tayalé, dont il aura cinq enfants. Cf. « La famille Gamess à la Martinique, une grande saga créole » : tinyurl.com/gamessfamily/

141 Yves Gamess, comme son ancêtre qui jamba la Kala Pani pour ramasser aux îles l’improbable poussière d’or promise aux audacieux migrants, avait fait aussi un grand voyage : celui du rare Indien créole, peu sûr de lui, qui quittait son Morne-Rouge pour bûcher ses humanités à l’université, en France. Outre raison et littérature, Monsieur Gamess était pétri, dit-on, de courtoisie et patience kouli. Figure de proue de ses congénères d’habitation, il força le respect, en faisant le lycée puis les études supérieures. Sans cavaler après un doctorat, il combla un trou béant chez le Foyalais de la rue et de la Savane : la méconnaissance de notre Indianité. Explorateur fondamental d’une histoire occultée, Yves Gamess proposa à sa Martinique son savoir de grand lecteur- fouilleur. Reporter de la survie d’un petit peuple imbriqué dans un autre moins petit, souvent plus mesquin (cf. la biguine « Vini wè coolie a »), il se ft témoin sans extravagance de la grandeur de l’âme indienne créole. Au-delà de l’hôte accorte de la Bibliothèque Schœlcher de Fort- de-France qui pourrait donner son nom à une de ses salles, Monsieur Gamess laisse l’image du non-violent studieux. Noble petit-fls de « l’homme-hindou-de-Calcutta » césairien, le peu nommé migrant qu’on ne laissa pas voter de 1853 à 1923, dont l’en-ville mit au dépôt d’Obéro et aux tinettes du Foyal les frères et les Tamouls, il fut néanmoins l’éclaireur des siens, en prosélyte de la tolérance qui fait sien l’autre. La famille de Monsieur Yves Gamess fut et reste, amie de celle de M. Aimé Césaire, au nom de l’universalité de ceux qui ont conclu que, d’où qu’ils proviennent, tout n’est qu’Un.140

140 Jean S. Sahaï, Eloge à Yves Gamess : j’ai perdu mon lecteur émérite : tinyurl.com/ygamess/

142 Christiane Sacarabany

Les rencontres d’Aimé Césaire avec ses compatriotes indo- antillais étaient sans doute, pour l’enfant du Nord-Martinique qu’il avait été, un moyen de se remémorer ses jeunes années passées sur la plantation la plus fournie en travailleurs Endjens, qui inféodés, qui militant contre leur exploitation par le Béké. Parmi ces anciens de Basse-Pointe, il y avait les exilés d’Obéro et leur commandeur Noël Mardayé. Friand de bons mots, le poète avait surnommé Saca Bénie l’écrivaine Christiane Sacarabani. On doit à cette Indo-Martiniquaise un roman, « L’Indien au sang noir », et un beau livre d’art, « Son Matalon », qui valorise les apports indiens à la culture antillaise, ouvrage dont elle a suivi avec soin l’impression et la reliure à Pondichéry.141 On y lit, pour exemple, que le nom du collier chou de nos doudous dériverait du collier-sous fait de pièces de monnaie soudées, que portaient les Indiennes à leur arrivée aux îles, et qui s’intégra, tout comme la coiffe en madras, au costume créole.

—xxx—

141 Christiane Sacarabani, romancière martiniquaise, L’Indien au sang noir, Paris, L’Harmattan, 2003. Son matalon, 2008 : tinyurl.com/matalon/

143 Né sur l’habitation Eyma à Basse-Pointe, Aimé Césaire aurait lui-même hérité de sang indien par son ascendance maternelle. Peu connu du grand nombre, le fait est attesté par ses proches, ses coiffeurs, ses photographes et, mieux encore, par un arbre ancestral dressé par Mme Enry Lony, généalogiste. Sensible à cette référence, la municipalité de Basse-Pointe avait fait cadeau d’un exemplaire de cet arbre à l’enfant chapé- kouli, au cours de la cérémonie solennelle dite « de retour » organisée en 2005. Le musée qui sera construit sur les lieux de son enfance en témoignera davantage, n’en doutons pas.

Mère tamoule et enfant. © Mani Varma, Kanchipuram, Inde du Sud.

144 En 2003, devenu maire honoraire de Fort-de-France, au cœur des cérémonies du cent-cinquantenaire de l’arrivée des premiers travailleurs indiens aux Antilles Françaises, Aimé Césaire rehaussait de sa présence l’inauguration d’un buste du Mahâtma Gandhi offert à sa ville par la République Indienne, implanté à bon escient non loin du site de l’ancien quartier- dépôt d’Indiens d’Au-Béro, au bout du Boulevard du Général de Gaulle. Ce jour-là, flanqué de Serge Letchimy, son dauphin-maire, nous avons vu et entendu le Maître improviser un bel éloge, dont nous n’avons pas, hélas, retrouvé la transcription, de l’apport incontestable des Endjens142 à tous les secteurs du pays Martinique. Aimé Césaire loua leur intégration, leur volonté d’honorer leur terre d’accueil malgré les difficultés, leur ardeur au travail, ainsi que les apports originaux et bénéfiques de leur culture à la vie aux Antilles. Saluant avec effusion un Indien de Guadeloupe qu’il avait pris pour un invité tamoul à la Commémoration, le Chantre lui confia qu’il se passionnait pour la langue tamoule, qu’il la trouvait riche et belle… mais oh, complexe à apprendre !

—xxx—

142 Indiens, prononciation martiniquaise.

145 Camille Moutoussamy « an kouli-bitasyon »

Comme Aimé Césaire, l’écrivain indo-martiniquais Camille Moutoussamy naquit sur la Plantation Eyma de Basse-Pointe, au nord de la Martinique. Sa mère était d’ascendance tamoule et son père chapé-kouli — fils d’une femme tamoule et d’un descendant d’esclave nègre. Le romancier se décrit, avec un humour un peu amer, comme descendant d’Indiens aux trois-quarts, coolie de culture et de religion hindoues. Son travail littéraire revendique la prise en compte du fait indien dans le patrimoine culturel et identitaire de son pays, la Martinique. Père du chanteur renommé Lord Kossity, Camille Moutoussamy décrit dans son premier roman, Éclats d’Inde,143 les travaux et les jours des rescapés d’une civilisation millénaire et lointaine. Ainsi qu’il se définit, ce kouli-bitasyon, né le 28 mars 1946 sur l’habitation-Plantation Eyma, là-même où est né le grand poète Aimé Césaire, à Basse-Pointe, dans le nord de la Martinique (…) s’insurge : après l’assassinat de la langue tamoule (ma véritable langue maternelle), contre le fait que rien dans nos musées régionaux et départementaux ne met en valeur cette part de notre patrimoine culturel et identitaire.

143 Camille Moutoussamy Eclats d’Inde, Paris : L’Harmattan, 2003.

146 Il retrace la lente, inévitable créolisation, la modification qui aura permis à ce peuple de reconstruire l’économie sucrière avec un courage tranquille et une patience infinie, malgré une servilité et des sévices souvent dignes des temps esclavagistes : Après la diabolisation de notre religion hindoue par les églises chrétiennes, l’élite intellectuelle tend à présenter les premiers Indiens comme des briseurs de grève et leurs descendants comme de pâles fgures de l’histoire martiniquaise. Seul un buste de Gandhi ofert par le gouvernement indien trône au bout d’un boulevard de la ville capitale, sans être honoré au moins aux dates anniversaires de la naissance et de l’assassinat du Mahâtma. (…) Nous possédons sept petits temples sis encore sur des habitations-plantations. Les Indiens et leurs descendants se sont vite mêlés, intégrés à la population d’accueil, à l’exemple de ma grand-mère paternelle. Nous avons essaimé dans les transports routiers, (nous avons inventé les transports publics dans le Nord !), dans l’agriculture et maintenant dans l’enseignement et la fonction publique. Les moins de vingt-cinq ans commencent à interroger leurs parents sur la civilisation indienne et sur son apport à la Martinique… Et regrette : … la majeure partie de ma génération s’étant délestée de son indianitude ou de sa coolitude pour pouvoir s’élever dans la hiérarchie sociale.144

144 Les italiques sont de nous. Extrait de l’interview de Camille Moutoussamy par Philippe Pratx, à lire sur le site Indes Réunionnaises : tinyurl.com/ccd3o4j/

147 Déesse Lakshmi Les noms d’Indiens des îles, souvent empruntés aux divinités de l’hindouïsme, ou à des titres indo-musulmans, ont été orthographiés phonétiquement avec diverses variantes dans les langues occidentales. Nous le verrons plus loin. Le politicien Serge Letchimy, successeur d’Aimé Césaire à la mairie de Fort-de-France, puis président du Conseil Régional de la Martinique, s’avouait volontiers « ignorant de ma culture indienne ». C’est un des très nombreux chapé-kouli des Antilles Françaises — personnes de bi-ascendance africaine et indienne. L’édition Guadeloupe 2008-2009 du Petit Futé renseigne ainsi le touriste perplexe sur le vocable chapé-coolie : L’apport ethnique de la population continua au XIXème siècle où l’on voit arriver des Indiens (très peu de Chinois, quelques Japonais). Ils seront placés d’emblée au plus bas de l’échelle et enrichiront ce vocabulaire bien particulier avec z’indien malabar, coolie, bata-zindien [ou] chapé-coolie (mélange noir coolie, péjoratif). Chaque mot est lié à son époque.145 Déesse hindoue de la reproduction, de l’abondance, du bonheur et de la beauté, Letchmi ou Lakshmi, épouse de Vishnou, le dieu préservateur des mondes, cumulait pour les indianistes du XVIIIème siècle les attributs de Cybèle, Vénus, Cérès et Vesta ! Assise sur un lotus, richement vêtue, elle tient dans les mains les fruits de la terre et des eaux. Les jeunes filles qui veulent être belles lui vouent une dévotion particulière. Elle s’oppose à Modive, la déesse de l’infortune.146

145 Dominique Auzias, in Petit Futé, Guadeloupe, 12ème éd. 2008-2009, p. 77, Mieux comprendre la société coloniale guadeloupéenne : tinyurl.com/d7yhpyf/ 146 Cf. Histoire de Nella Raja, roman indien traduit du Tamoul, 1788, Notice : tinyurl.com/nellaraja/

148 Suresh Kumar Pillai Reporter de la Diaspora Suresh Kumar Pillai, écrivain et cinéaste né au en Inde du Sud, spécialiste de la diaspora et de l’engagisme, fut un heureux témoin de l’esprit césairien. Au cours d’un tournage dans la Caraïbe, il eut en effet le privilège de s’entretenir pendant une heure avec Aimé Césaire, à sa mairie de Fort-de- France. En 2003, lorsque nous lui avons fait part du décès du Chantre de la Négritude, Sri Suresh nous confia par courriel des souvenirs de leur rencontre : I met Aimé Cesaire when I was flming ‘Song of the Malabaraise’, [...] an attempt to understand the prevailing Hindu culture in Guadeloupe and Martinique. [...] I chose to interview Césaire [...] to understand the French assimilation policy and the living conditions of Indians during the indentured days. My questions were [...] focused on how Hindu culture survived, despite extreme oddities and restrictions existing in the French society. Cesaire illuminated me with extensive opinions and observations on how Indians and Hindu culture were looked down upon by both French planter class and freed Africans. [...] The strategies that the Hindus adopted to retain their ethnic, religious and cultural beliefs and practices helped to build a bridge between Indians and Blacks. He was apologetic to the lack of sympathy for Indian suferings, particularly in the works of black Creole writers, which he hoped would change soon. [...] I remember the fondness and warmth that he extended to me [...]. He immediately picked up his pen to write his name in Tamil when I ofered him help. A wonderful human being with great compassion to all, particularly towards Indians.

149 J’ai rencontré Aimé Césaire alors que je travaillais sur mon flm « À une Malabaraise » 147, 148 tout en essayant de comprendre la prévalence de la culture hindoue en Guadeloupe et en Martinique. J’ai choisi d’interviewer Césaire pour comprendre la politique d’assimilation française ainsi que les conditions de vie des Indiens pendant la période de l’engagisme. Mes questions portaient sur les moyens de la survie de la culture hindoue, en dépit des difcultés extrêmes et des restrictions propres à la société française. Césaire m’éclaira par ses opinions et ses observations fournies sur la déconsidération qui fut le lot des Indiens et de la culture hindoue, tant de la part des planteurs français que des Africans libérés, sur leurs stratégies pour maintenir leur fonds ethnique, sur leurs croyances religieuses et sur leurs pratiques culturelles qui créèrent une passerelle entre les Indiens et les Noirs. Il présentait des excuses pour l’absence de sympathie envers les soufrances des Indiens, en particulier dans l’œuvre des écrivains créoles noirs, ce qui, l’espérait-il, ne devrait pas tarder à changer. Je me souviens de l’attachement et de la chaleur qu’il m’a manifestés. Il a saisi immédiatement son stylo pour écrire son nom en Tamoul, lorsque je lui ai proposé mon aide. Quel être humain merveilleux, d’une grande compassion envers tous, en particulier pour les Indiens.

—xxx—

147 « Songs of Malabarise, film on Indian Diaspora in French overseas territories of Guadeloupe and Martinique (…), an attempt to understand these Indians », 19 mai 2012, ici en video : tinyurl.com/malbarise/ 148 « Conversations with Suresh Kumar Pillai on French Caribbean India Diaspora », Indira Gandhi National Center for the Arts, diffusé sur la chaîne nationale indienne Doordarshan, ici en video : tinyurl.com/sureshfilm/

150 Khal Torabully de Coolitude en Zénitude

Apprenant le décès du Chantre, le poète mauricien Khal Torabully partagea avec nous l’impact impressionnant de leur rencontre : J’ai rencontré Aimé en 1996, à la mairie de Fort-de-France. Son accueil et son humanité poétique ont laissé en moi une trace indélébile. Il a lu en toute complicité mon texte « Cale d’étoiles, Coolitude »,149 bousculant ses activités d’élu, et nous avons partagé là un extraordinaire moment de poésie et de profonde humanité [...] Cet immense poète m’a donné l’embrassade authentique du poète fraternel. Sans discours, sans coterie. Avec la dignité qui sied au grand, très grand Monsieur qu’il fut et qu’il demeure.

—xxx—

149 Cale d’étoiles, Coolitude, par Khal Torabully : La Réunion, Azalées Éditions, 1992.

151

La Nouvelle Calédonie De la marginalisation à l’invisiblilité

Aucun engagé indien ne pourra se rendre au Chef-lieu que porteur d’une permission écrite de son propriétaire visée au bureau du Commissaire de police, à l’arrivée et au départ. Les indiens engagés sur les habitations rencontrés en ville non munis de cette autorisation seront emprisonnés au fort Constance…

Dès 1820, quelque 3 000 travailleurs indiens sont engagés à la Réunion pour soutenir les plantations et les usines à sucre. Impopulaires, traités comme des esclaves, battus et privés de nourriture, ils quittent pour moitié l’île en fin d’engagement. Les autres seront « porteurs d’eau, domestiques, artisans, vagabonds », selon le regretté chercheur Fudel Suma.150 Après l’esclavage des Africains, aboli en 1848, les planteurs de la Réunion re-recrutent de la main-d’œuvre d’Inde. Emmenés nombreux sur l’île Bourbon pendant la deuxième moitié du XIXème siècle, comme aux Antilles et dans d’autres colonies à sucre de l’Europe, ces « engagés » sont appelés « Malabars » ou « Malbars » en Créole réunionnais. La chercheure néo-zélandaise Karin Speedy a étudié l’influence des migrants réunionnais sur le « Tayo », un Créole français de Saint-Louis en Nouvelle-Calédonie.151

150 Fuma, Sudel 1992. L’esclavagisme à la Réunion 1794-1848. Paris : l’Harmattan, cité par K. Speedy. 151 Speedy, Karin 2007. Colons, Créoles et Coolies, L’immigration réunionnaise en Nouvelle-Calédonie (XIXème siècle) et le tayo de Saint-Louis, Paris : L’Harmattan.

152 Elle estime parmi ces migrants, environ 600 « coolies » expérimentés de la Réunion, nés soit en Inde, soit à la Réunion, Créoles ou Noirs, créolophones sans doute, qui débarquent de 1863 à 1875, pour aider les planteurs réunionnais à établir une industrie sucrière sur le « Caillou ». Ces colons152 emmènent avec eux un nombre d’Indiens, et en feront venir dès 1863. Par exemple le 13 janvier 1867 sur la Bonite, avec un M. Guillonneau, « les travailleurs Sinatamby, Carpin, Ramassamy, Virassamy, Inassimoutou, Pougavanou, indienne et son enfant. »153 La centaine arrivée avant 1868 travaillera dans la canne à Dumbéa. Puis les sucriers réclament plus de « coolies ». Ce terme désignant un serf, exploité après l’esclavage, d’origine africaine ou asiatique, est encore hélas employé en Calédonie ou en Martinique pour désigner les citoyens d’origine indienne. En 1868 le Gouverneur Guillain demande au Ministère de la Marine et des Colonies l’envoi de plus de travailleurs indiens en Nouvelle-Calédonie. Il lui est répondu qu’aux termes d’une convention franco- britannique de 1861, l’immigration indienne est limitée aux colonies de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion et de la Guyane. Le Gouverneur de la Réunion confirme qu’il n’a jamais été question de recrutement d’Indiens pour la Nouvelle-Calédonie.

152 La migration réunionnaise ne comprenait pas que des planteurs blancs et leurs coolies, mais un groupe d’une étonnante hétérogénéité, ainsi que le démontre Karin Speedy, cf. « From the to the Pacific : Affranchis and Petits- Blancs in New Caledonia » in Portal Journal of Multidisciplinary International Studies, Special Issue : Indian Ocean 2012, tinyurl.com/speedycolon/ Cf. aussi Speedy, Karin. 2009. « Who were the Reunion Coolies of Nineteenth- Century New Caledonia? » in Journal of Pacific History, 44:2, Sept., pp. 123-140. 153 Le Moniteur de la Nouvelle-Calédonie, 20 janvier 1867, cité par K. Speedy.

153 Il précise : « Quelques habitants de la Réunion ayant émigré en Calédonie pour y fonder des établissements agricoles m’ont, il est vrai, demandé d’être autorisés à emmener un certain nombre d’immigrants indiens, libres de tout engagement, qui ont consenti volontairement à suivre leurs anciens engagistes… Je ne pense pas que la convention de 1861 ait été violée, les immigrants dont il s’agit étant parfaitement libres... » D’autres Indiens, sujets britanniques surtout, sont acheminés en Nouvelle-Calédonie, d’où des frictions avec l’ambassade d’Angleterre. Les autorités françaises arguent qu’il s’agit de citoyens anglais mais libérés de tout engagement, et que le respect de la convention de 1861 à leur égard est assuré. Or ! La maltraitance, les heures de travail supplémentaire forcé, privation de nourriture, châtiments corporels et autres brutalités déjà commises à la Réunion soulèvent le moral des Indiens. Traités de « ramassés sur les pavés de la Réunion », des travailleurs nommés Kichenin, Moutoussamy, Mounigarou, Ramin, Apassamy, Arnassalon ou Carpin sont accusés de désordres, vagabondages, vols, ivresse, coups, outrages à la force publique, malgré l’arrêté visant à restreindre leurs mouvements des habitations vers Nouméa. Pour Jerry Delathière,154 l’isolement, le dur climat, les contrats difficiles « avec les employeurs et contremaîtres sont la source de nombreux problèmes rencontrés par ces travailleurs... »

154 Delathière, J. 2004 « Métissage forcé ou volontaire ? Un exemple d’acculturation rapide : les Indiens de Nouvelle Calédonie ». In Angleviel (éd.) La Nouvelle Calédonie, terre de métissages. Annales d’histoire calédonienne, 1. Paris : Les Indes savantes, 107-113. Cité par K. Speedy.

154 Les châtiments corporels administrés par des contremaîtres libérés du bagne, les salaires aléatoires, les privations de nourriture fréquentes amènent des réactions désespérées de la part des travailleurs indiens. En contraste, quelques Indiens libérés d’engagement, déjà citoyens libres en 1869, exercent avec le temps à Nouméa comme cuisiniers, jardiniers, matelassiers, journaliers, plantons… Ainsi lit-on que Ramona, Ciriapoulé et Sinna créent leur propre « blanchisserie à prix modéré, rue Duquesne ». Des arrivées d’« ouvriers, femmes, enfants et hommes malabars » s’ensuivent. Le 5 octobre 1874, le Gouverneur de la Richerie fait un bilan de 376 Indiens émigrés de la Réunion en vertu d’engagements, dont 169 natifs de Pondichéry et Karikal (comptoirs français du pays tamoul, dans l’Inde du Sud) et 172 sujets britanniques (de Madras), s’ajoutant aux groupes amenés par les colons et aux domestiques qui suivent leurs maîtres. On note en 1870 « 11 Africains et 445 Indiens » en Nouvelle- Calédonie. En 1874, un M. Boyer emmène de la Réunion 81 Indiens adultes sur l’Anne-Marie, et MM. Alidor et Denis l’année suivante, sur le Pactole. Ce sera vraisemblablement le dernier contingent indien venu de la Réunion, soit 64 adultes et 13 enfants « venus de Madras, tous consentants, pourvus d’un passeport du Consul d’Angleterre, ayant déjà passé au moins cinq ans comme engagés à la Réunion ». À la fin du XIXème siècle, le gouverneur Paul Feillet qui a décidé de « fermer le robinet d’eau sale », c’est à dire de mettre un terme à l’arrivée de bagnards en Nouvelle-Calédonie, fait venir quelques centaines d’Indiens pour des travaux agricoles.

155 D’autres Indiens arrivés en 1901-1902 pour travailler sur les mines de nickel, repartent presque tous à la fin de leur engagement.155 Les colons-cultivateurs réclament un régime de travail pour les engagés. Le Gouverneur de Nouvelle-Calédonie réglemente par arrêté « l’introduction et le régime des travailleurs asiatiques, africains et océaniens » de façon similaire aux dispositions en vigueur aux Antilles et à la Réunion : contrat de deux à cinq années avec logement, habillement, nourriture, soins médicaux, rapatriement, inhumation, hospitalisation, en échange de douze heures de travail par jour (onze en hiver). En cas d’insubordination ou refus de travail, l’engagé sera envoyé en « atelier de discipline ». Il pourra, après huit ans minimum d’engagement consécutif, devenir résident libre.156 Les Indiens venus de la Réunion ou des comptoirs français de l’Inde, Chandernagor, Karikal, Mahé, Pondichéry et Yanaon, sont subordonnés aux lois françaises. Les originaires de l’Inde anglaise, la première génération, sont soumis à des restrictions draconiennes comme l’interdiction de consommer de l’alcool, ou d’avoir une arme de chasse. Beaucoup, environ 150, quitteront la Nouvelle-Calédonie à la fin de leur engagement pour les îles Fidji, ou le Queensland australien. Au début du XXème siècle, les sauterelles, les sécheresses, les inondations et les insurrections des Kanak ont raison de l’industrie sucrière calédonienne qui s’effondre.

155 Roux, J.-C. 1984 « Les Indiens de Nouvelle-Calédonie, une ethnie disparue par assimilation ». In Bulletin de la Société d’Etudes Historiques de Nouvelle- Calédonie, 58, 3-11. Cité par K. Speedy. 156 Arrêté réglant les conditions de l’introduction des travailleurs asiatiques, africains et océaniens, et leur régime de protection dans la colonie. CAOM FM SG NCL/173. Cité par K. Speedy.

156 Quoique préférant surtout exercer les petits métiers de Nouméa, à la Vallée du Tir,157 les Indiens arrivés au bout des 8 ans d’engagement se voient attribuer des concessions de terres à la Plaine dite « des Malabars », près de La Foa. La plupart de ces nouveaux propriétaires terriens échouent et vendent les terres à de riches spéculateurs. D’autres Indiens, n’ayant réalisé aucune installation, se voient dépossédés par le Domaine. Ils quittent La Foa pour les mines de la côte Est, les élevages de la côte Ouest, ou à la Société Le Nickel à Nouméa. Karin Speedy a relevé dans les registres d’Etat-Civil de 1863 à 1899 des communes du Sud, Nouméa, Dumbéa, le Mont- d’Or et Païta, des lieux de naissance ainsi consignés : « Indiens » : Inde, 9. Madras, 8. Nouvelle-Calédonie, 5. Calcutta, 4. Réunion, 3. Pondichéry, 3. Inde anglaise, 1. « Malabars » : Inde, 1. Il y a là de toute évidence confusion entre « Indien », « Malabar », « né à la Réunion », « né en Nouvelle-Calédonie », « né dans l’Inde », « né dans l’Inde anglaise », « né dans le comptoir français de Pondichéry »… sans rapport entre les lieux de naissance et les termes ethniques ou autres, attribués à des personnes d’origines diverses, parlant des langues diverses. Beaucoup d’Indiens ne possèdent qu’un nom. L’orthographe de ces patronymes est souvent approximative, voire fantaisiste. Dans les contrées où esclavage et engagisme ont eu cours, l’alphabet latin de 26 lettres s’avère en effet limité pour rendre tous les phonèmes des langues d’origine des peuples soumis.

157 Devambez-Armand, V. 1994. « Les recrutements, chronologie de la main- d’œuvre immigrée sous contrat en Nouvelle-Calédonie ». In de Dekker, P. (éd.), Le peuplement du Pacifique et de la Nouvelle-Calédonie au XIXè siècle (1788-1914) : Condamnés, Colons, Convicts, Coolies, Chân Dang, Paris, L’Harmattan, 208-217. Cité par K. Speedy.

157 Au final du compte, un grand nombre d’Indiens ont dû rapidement s’intégrer dans la population calédonienne, perdant à la fois leur religion, leur culture et leur nom. D’où cette réflexion de Jerry Delathière : « L’obligation d’intégration à laquelle a été soumise la communauté pour survivre l’a conduite à se soumettre, coûte que coûte, aux impératifs de la société coloniale. La pérennisation d’une culture, d’une langue, d’une religion dans un tel système de société sans concession a vite cédé la place à un impérieux besoin de survie, donc d’intégration à tout prix. » Confrontés à des restrictions sévères, à des interdictions en tous genres, à un racisme latent, les pionniers indiens n’eurent qu’un souci : l’intégration de leurs enfants dans la société néo- calédonienne. Seul le mariage, de préférence dans une autre ethnie, pouvait lever ces interdits, au moins pour leurs descendants. Le métissage est ainsi apparu comme parade efficace à la marginalisation dont souffrait la communauté. 158 On trouve dans l’annuaire téléphonique actuel des Arsapin, Kichenin, Parodi, Ramassamy, Rangassamy, Velayoudon, Viramoutoussamy, Virapin-Apou, Virassamy… qui résident surtout dans le Sud du « Caillou » : à Nouméa, au Mont d’Or, à Païta, Moindou, La Foa, et même à Lifou aux îles Loyauté. L’assimilation par métissage des Indiens, aujourd’hui « désapparus »159 en Nouvelle-Calédonie fut rapide. Si, comme l’explique Roux, ceux de la première génération vécurent repliés sur eux-mêmes,160 la deuxième génération

158 Delathière, 2004, p. 112. Cité par K. Speedy. 159 Cf. la matrice amérindienne première qui selon l’expression d’Édouard Glissant n’a pas « disparu » mais a « désapparu » aux Antilles. 160 Roux, 1984, p. 9

158 s’ouvrit sur les milieux de la colonie, d’où le large mélange actuel et la rareté du phénotype indien dans la population. Et si un certain nombre de ces Indiens resta officiellement célibataire — il y eut plus d’hommes indiens que de femmes, partout où sévit l’engagisme — il y eut en Nouvelle-Calédonie des concubinages nombreux avec des Mélanésiens et bon nombre de mariages ou d’unions avec la population blanche. Ce qui fait, pour citer encore Delathière, que bon nombre de descendants des pionniers originaires de l’Inde sont aujourd’hui161 « d’authentiques Caldoches » avec pour tout héritage ancestral un patronyme aberrant, « souvent affublé d’un prénom bien français, voire américain » !

—xxx—

Pour la petite histoire, l’auteur de cet article, Guadeloupéen d’origine indienne, muté en Nouvelle-Calédonie en 1984, a entendu, le lendemain de son arrivée sur le Caillou, courir le bruit « qu’un professeur indien nouvellement arrivé essayait de se faire passer pour un Antillais ! »

Merci à Karin Speedy, chercheure pluridisciplinaire, professeur des universités titulaire à Macquarie University (Sydney, Australie), pour ses rares travaux sur le sujet méconnu de l’arrivée et du devenir des engagés indiens en Nouvelle-Calédonie au XIXème siècle.162

161 Delathière, 2004a, p. 113, cité par K. Speedy. 162 Speedy, Karin 2007. Colons, Créoles et Coolies, l’immigration réunionnaise en Nouvelle- Calédonie (XIXème siècle) et le tayo de Saint-Louis, Paris : L’Harmattan. Plus développé : S, K. 2009 in « Who were the Reunion Coolies of Nineteenth- Century New Caledonia? », Journal of Pacific History, 44:2, Sept, pp. 123-140.

159 Parlez-vous Tamoul ? « Il faudrait enseigner le Tamoul aux Antillais. Bien entendu entre autres langues », notait Aimé Césaire en juin 2003. Nullement enfermé dans un mono-ethnisme étriqué, cet esprit curieux et éclairé se procura chez les libraires de la Place Saint-Michel à Paris des ouvrages et dictionnaires pour se documenter sur l’Inde. Il taquina même le Tamoul, la vieille langue dravidienne classique et littéraire de l’Inde du Sud ! Issu du Tamil-Nâdou, grand État de l’Inde du Sud, langue officielle en Malaisie et à Sri Lanka, le Tamoul est parlé aux Fidji, à Singapour, en Indonésie, en Birmanie, en Afrique du Sud, à l’île Maurice, à la Réunion, en Europe, en Amérique du Nord, soit plus de 75 millions de locuteurs en Inde et dans les pays de la migration. Pendant des décennies, cette langue fut parlée, lue, chantée, écrite par des milliers de Guadeloupéens, de Martiniquais et de Réunionnais originaires de l’Inde du Sud. Certains engagés parlaient aussi le Télougou, la langue de l’État d’. Embarqués à Kolkata ou à Chandernagor, les migrants originaires des États de l’Uttar Pradesh ou du Bihar, au nord de l’Inde, avaient quant à eux amené aux Caraïbes des versions dialectales du Bhodjpuri163 et de l’Hindoustani,164 apparentés au Hindi et à l’Ourdou.

163 Bidesiya-Hamre duniya karela badnam, film Bhodjpuri : tinyurl.com/filmbhodj/ 164 Cf. Julien Vinson, Manuel de la langue hindoustani (urdu et hindi), AES New Delhi, 1987 : tinyurl.com/dustanijul/

160 Causette tamoule. © Mani Varma, Kanchipuram, Inde du Sud.

Aimé Césaire nous a semblé très conscient du fait que le riche héritage linguistique indien des Antilles, rejeté dans la société de plantation qui tenait à franciser et à catholiciser le moindre de ses travailleurs, était parti à la dérive puis dans la tombe. Tout à l’inverse des Antilles sous France, les migrants indiens de pays à domination britannique tels Guyana, Trinidad & Tobago, ou hollandaise comme Bali, ou le Suriname, n’ont pas subi les mêmes pressions pour les faire renoncer à leurs langues, à leur mode de vie ou à leurs coutumes religieuses. La culture venue de l’Inde y est restée plus vivace, enrichissante dans des domaines divers, malgré l’éloignement de l’Inde-Mère dans l’espace et dans le temps. Elle est en outre partagée dans plusieurs de ces pays avec les personnes et cultures d’autres origines, ce qui ne manque pas d’étonner les visiteurs.

161 Les Associations Culture, danse, Hindi, Tamoul

Depuis plusieurs décennies, des associations culturelles de la Réunion et des Antilles, comme le Conseil Guadeloupéen pour la Promotion des Langues Indiennes (CGPLI), avivent des aspects linguistiques menacés ou perdus du patrimoine post-engagiste aux îles. Animé par divers enseignants dont Alexina Mékel et Michel Nankou, sous la férule de l’exégète Fred Négrit, le CGPLI de Pointe-à-Pire s’attache d’arrache- pied à prêter main forte pour faire revivre en Guadeloupe les langues ancestrales presque perdues. Les bases du Tamoul et du Hindi165 sont ainsi mises à la portée d’étudiants jeunes et moins jeunes, sans distinction d’appartenance ou d’origine. Selon le pouçari166 guadeloupéen Jacques Ramassamy, c’est l’occasion bénie pour les officiants et les chanteurs, pour tous ceux qui ont gardé une mémoire orale des chants tamouls de leurs aïeux venus de l’Inde, de comprendre le sens réel des mots, de confronter l’oraliture tamoule créole avec le Tamoul actuel et avec les enseignements d’érudits venant de l’Inde. C’est le cas lors des missions du Pr Apassamy Murugaiyen.

165À noter que les engagés partis du Bihar et de l’Uttar Pradesh via Calcutta (Kolkata) parlaient le Hindoustani, et non le Hindi. 166 Le pouçari, pousari, poudjari ou pujari, est l’officiant du rituel, celui (ou celle) qui fait une pousè, pouça, poudja ou puja, un cérémoniel hindou d’adoration devant la mourti, représentation d’une déité, ou la photo d’un thaumaturge, avec balancement de flamme, prières dites ou chantées, fleurs, fruits, encens, son de clochettes, salutations...

162 Maître de conférences spécialiste de Tamoul,167 ce chercheur a publié, entre autres, un livre sur un bon nombre de patronymes, noms et prénoms originaires de l’Inde qui subsistent en Guadeloupe, en collaboration avec le parlementaire honoraire Ernest Moutoussamy.168 Il projette également d’organiser aux Antilles avec le CGPLI des colloques sur le devenir des langues de l'Inde dans sa diaspora. Le célèbre danseur et musicien pondichérien Raghunath Manet s’est également investi, outre son soutien au travail chorégraphique dans les îles, pour la collecte et la préservation du patrimoine linguistique tamoul aux Antilles, en partenariat avec le CGPLI et le Centre Rèpriz169 impulsé par M. Félix Cotellon. Les élèves antillais de langues (Hindi ou Tamoul), de danse indienne classique (Bharata Natyam, Odissi…), moderne (Bollywood) ou traditionnelle (danses rituelles de cérémonies des ancêtres engagés) sont aujourd’hui de toute origine et forment des troupes « mélangées ». Parmi les formations remarquées en Guadeloupe, citons la troupe Om Shanti d’Annick Raghouber qui opère en con- jonction avec le CGPLI et celle de Chantal Lalsingué, le groupe Nataraja. Notons aussi l’association Shakti de Caroline Semiramoth, le CCIS de Samina Virin à Bragelogne,170 le groupe de danse de Vanessa Mausse et la troupe Parvati de Nadège Ramassamy à Saint-François.

167 Appassamy Murugaiyan, Ingénieur de recherche en Analyse de sources écrites, iconographiques et orales à l’EPHE : tinyurl.com/tamoulinguist/ 168 Appasamy Murugaiyan, auteur : tinyurl.com/apassamy/ 169 Rèpriz, CMDTP Centre des Musiques et Danses Traditionnelles et Populaires : tinyurl.com/repriz/ 170 Centre de Samina Virin, Bragelogne Saint-François : tinyurl.com/virinsamina/

163 En Martinique, Suzy Maniry, la créatrice du Centre Atmajyoti 171 et son ancienne élève Consuelo Bernard-Marlin qui dirige le Centre de Yoga et de danse Apsara172 tiennent le haut du pavé. Elles sont reconnues comme leaders du monde artistique et culturel indo-antillais. Notons aussi l’effort des étudiants qui remportent chaque année les prix de dictées en Tamoul et en Hindi. On sait en effet, avec l’émergence rapide de l’Asie sur la scène mondiale, l’importance de la compétence en langues orientales. C’est bien plus qu’un trésor identitaire, ou un gadget ethnique, comme n’ont pas manqué de le ja(lou)ser les mauvaises… langues ! L’atout linguistique est un passeport inestimable pour la communication et pour les échanges de l’avenir !173 Après des débuts au CGPLI,174 organisme qui, comme l’ACGAI organise des voyages de découverte en Inde, de jeunes Guadeloupéennes se sont courageusement présentées à l’épreuve de Hindi au Baccalauréat : Les pionnières furent Laury Rangassamy en 2009, Olivia Kandassamy, Sandy Moutoussamy et Ganesha Rollé en 2010. Licenciée d’Anglais et de Hindi, Ganesha Rollé a poursuivi ses études entre Paris, l’Inde et la Grande-Bretagne pour devenir traductrice-interprète multi-langues.

171 Centre Atmajyoti : tinyurl.com/atmalorrain/ 172 Centre Apsara, Schœlcher : tinyurl.com/apsaralalitha/ 173 Cf. L’option Hindi au Bacc, une réalité, article de D. Zandronis sur Carib Creole News : tinyurl.com/ganesharolle/ 174 CGPLI, Conseil Guadeloupéen pour la Promotion des Langues Indiennes, Chemin Neuf, Pointe-à-Pitre : cgpli.org/

164 Intermède Théâtre Dans un domaine tout aussi chatoyant, l’élection annuelle de Miss Sari organisée par Eric Rayapin et l’AGECOM, ou celle de Miss India Guadeloupe, le tremplin de Miss India World, organisée en Guadeloupe par Raïssa et Jérôme Nagapin, sont des opérations pluri-ethniques. Elles tendent à se focaliser plutôt sur la connaissance « polytechnique » de la culture indo-antillaise des candidates ! Dans la ville du Moule, le groupe théâtral de l’Association Peuple Arc-en-ciel dirigé par Rémi et Marie Hira~Baumeister s’est distingué par la réalisation d’une pièce de théâtre intitulée Le Chant de la Vina. Ecrit par Rémi Baumeister et disponible sur le net,175 le texte est un hommage appuyé aux premiers engagés débarqués dans la Guadeloupe du XIXème siècle. Après deux ans de préparation, la représentation a eu lieu au Centre Robert Loyson le 6 avril 2013, soit 90 ans après la reconnaissance des droits civiques des Indiens guadeloupéens. Le reporter Daniel Rollé a décrit l’événement : 176 Sous un bel habillage musical, en quelques fresques scénarisées, ponctuées de danses sacrées, c’est un dialogue entre Rukminî, une jeune guadeloupéenne et Sarasvatî – la Shakti 177 des arts et de la connaissance.

175 Le Chant de la Vina, ed. Shopmybook : tinyurl.com/remibaume/ 176 Cf. Daniel Rollé, article et photos sur maximini.com : tinyurl.com/rollemaxi/ 177 Shakti : l’énergie spirituelle, la vitalité particulière qui émane d’un être, d’un lieu, d’une action.

165 Avide de mieux connaître l’histoire de ses ancêtres et de s’imprégner l’âme des enseignements sacrés de leur Terre-mère d’origine, Rukminî se voit conviée à un puissant voyage intérieur, où elle croisera le chemin des grands hommes (rois ou sages) qui ont fait la grandeur de l’Inde : Siddhârta, le futur Bouddha, Ashoka, le roi conquérant de la dynastie Maurya, Akbar, le grand empereur Moghol, chantre vénéré de l’union réconciliée entre Hindous et Musulmans, Bihârî Mal, Râja d’Amber, mais aussi colons anglais avides de sucre et de conquêtes. Les grandes étapes de l’histoire indienne déflent, en plans- séquences peuplés de symboles, sous le regard de la jeune Rukminî, fascinée et émue, en immersion par la grâce des personnages croisés au fl du récit inspiré de Sarasvatî.

Ces initiatives culturelles et d’autres incursions dans des domaines encore rarement abordés ont le mérite de mobiliser un grand nombre de bénévoles. Elles font partie des signes encourageants du partage culturel et de la mixité concitoyenne qui, ajoutés à l’absence d’ethno- polarisation, font que des observateurs de la Caraïbe anglophone, de l’Inde et de sa diaspora, parlent avec un ébahissement envieux de l’original Guadeloupean Model.

—xxx—

166

Des mots et des noms What is in a name ? - W. Shakespeare

Le 26 juin 2003, nous fîmes part à Aimé Césaire du poème cité dans cet ouvrage,178 Vanakkam, gran nonm ! On ne fait rien de bon tout seul écrit en l’honneur de ses 90 ans. En saluant son œuvre, prenant le risque de le faire en une envolée poétique, je confiais au Chantre de la Négritude les trépidations de l’histoire des Indo-Antillais. Je concluais, perplexe, par ma vibrante conviction que son message de liberté et d’universalité n’aurait pas pu embrasser tous les damnés de la terre s’il ne prenait pas également en compte les descendants d’Indiens exploités dans les champs de cannes et sur les habitations. Je fis porter personnellement mon message par un ami, Jean- Marc Césaire. À son retour de l’hommage solennel rendu à Aimé Césaire, son grand-père nonagénaire, Jean-Marc me raconta que le Chantre avait lu mon texte, acquiescé, promis de m’écrire, et envoyé chercher dans sa bibliothèque… son propre… dictionnaire Tamoul-Anglais, qu’il me dédicaça et lui confia pour moi ! Aimé Césaire avait écrit ces mots : À Monsieur Jean Samuel Sahaï, pour vous dire que nous sommes tout à fait d’accord... Je pense qu’il faudrait enseigner le Tamoul aux Antillais, bien entendu entre autres langues. Fort-de-France, 26 juin 2003. Touchante reconnaissance, témoignage d’une incontournable évidence !

178 page 40

167 Depuis nanni-nannan,179 malgré l’oubli de leurs langues, nos ancêtres ont légué au patrimoine linguistique un tré 180 de mots de Tamoul ou de Hindoustani qui se sont incorporés aux parlers créoles des Antilles. Parmi les mots fréquemment entendus, notons en vrac : avelka (pois rampant, plat), bilimbi, cari (prononcé kari en tamoul à la Réunion, écrit curry en Anglais, lu comme in-curie en Français); 181 kajou (en Anglais cashew) ; chidè (boulette au coco) kolbou (devenu colombo) ; loti (prononcé r’oti à Trinidad & Tobago et en Inde : galette indienne souple, acculturée à la Guadeloupe en dannkit puis bokit182) ; loti a pouli (la même galette, fourrée d’une préparation de légumes, pommes de terre ou autre au cari/colombo) ; mandja (« safran des îles », le turmeric, ou curcuma, colorant jaune naturel en cuisine indienne, puissant anti-oxydant,183 présent dans la masalè ; mango (la mangue ; une variété pointue de ce fruit a inspiré le motif stylisé mankolam, cachemire en Français, Paisley en Anglais) ; masalè (pâte ou poudre épicée, avec du safran des îles) ; matalon (le tambour à deux faces étonna le Noir.184 Il le traita de

179 Dèpi nanni-nannan : en Créole, signifie « depuis belle lurette » - du temps des grands-mères et grands-pères, du Hindi nani et nana. On retouve l’expression même au Guyana. 180 Créole, de l’Anglais tray, plateau. 181 Le mot anglais « curry » est un terme générique qui désigne non seulement un plat qui possède une combinaison d’épices indiennes, mais aussi le mélange d’épices en tant que tel (du Tamoul kari). 182 Cf. Eloge de la bokilité : tinyurl.com/bokility/ 183 Selon certains chercheurs, le curcuma protègerait de la maladie d’Alzheimer, d’où la faible prévalence de cette maladie en Inde, où ce rhizome est consommé journellement : tinyurl.com/mandjar/

168 tambou a 2 bonda, titre chanté par l’artiste Kooly Jasawant185) ; moulinkilè (drumstick, moringa oleifera), arbre aux nombreuses vertus : très consommé en Inde (feuilles, fleurs et gousse), riches en protéines et en anti-oxydants ; les racines et les graines purifient l’eau…) ; « an pangal » (expression créole, de Pongol,186 le rare congé annuel concédé aux engagés pour la fête de la récolte du riz : les colons et anciens esclaves la trouvaient bruyante, d’où l’expression créole) ;187 ponch : du Hindi panch : chiffre cinq, ingrédients du cocktail que le Sahib britannique, dit-on, demandait à son boy indien en montrant les doigts d’une main (p. ex. citron, gingembre, miel, rhum, etc.) ; paroka/pawoka (légume amer, dit bon pour le foie) ; pikeng’ga (légume long, côtelé) ; pittam, pitt (lieu, espace, ex. le pitt à coqs) ; samblanni (cérémonie pour les défunts, du tamoul sambranni : encens), talon (du tamoul talam : cymbales) ; tapou (tambour tamoul plat) ; vadè/vadaï (beignet aux lentilles), vèpèlè, nîm/neem en Hindi : l’arbre que l’Indien plante devant sa demeure, un trésor de médecine et d’hygiène en Inde. Lors d’événements commémoratifs, le Guadeloupéen Sarkis Gopy met à l’honneur une flopée de mots d’origine indienne qui sont devenus créoles, en déclamant son riche poème « An sé Masalè » que voici :

184 Robert Jasawant, chanson en Créole Mwen ni on tanbou a dé koté, voir video : tinyurl.com/robertjasaw/ 185 Kooly, artiste guadeloupéen, tinyurl.com/robertjas/ 186 Pongol : fête de la récolte du riz, puis de la canne, ravivée en Guadeloupe en janvier 2012. Cf. Rabarijaon et Rollé, Pongal retrouvée après plus d’un siècle d’absence, texte + video : tinyurl.com/karupongol/ 187 Cf. l’article en Créole Ka sa vlé di, « an pangal » ? : tinyurl.com/anpangal/

169 An sé Masalè Ka mandé rèspé par Sé mwen ki Dounklou Sarkis Gopy Ka plié jounou Sé mwen ki Kolonbo An sé Masalè Ka ganmé si plato Ki pa ni valè Sé mwen ki gran Pandon An sé matalon Ka kléré sengilon Gran frè a Talon Sé mwen ki loti An sé Moulikilè Manjé a Tanbi Mandja é Vètèlè Sé mwen ki kalnen An sé Chilèpatou Janmen pa kalen Ki pa kay san Métou Sé mwen ki Valatanni An sé Pitchenga Dlo a diri a Nanni Tonton a Pawka Sé mwen ki bèl Narè An sé Amikalou Ka kléré kon zéklè A Kalaloukandjou Sé mwen ki Tanbou An sé Goulgoula Ka kléré banbou Pouli é Woulka Sé mwen ki Polenka An sé Pandjalon ka kouri anba Anvèlka Pi bon ki bonbon Sé mwen ki Sèlengè An sé Djalpanna Ka sonné kon wòch-fè Tchoka é Chòlka An flé kon Kati An sé Mòltanni Ki pa konnèt fébli Adan Sanblanni An sé Rivyè é Solèy An sé Tanmaren Ki pa ka janmen nèy. Ka bravé sirenAn sé pyé « Pawòl à Fleur Cœur » Vèpèlè Co-édition Edipress, 2002.

170 Les mélanges physiques antillais, réunionnais ou seychellois vont donc de pair avec d’importants enrichissements linguistiques mutuels. Plusieurs langues occidentales ont des racines dites « indo- européennes ».188 Des mots indiens fourniront aussi mille emprunts au Créole, après être passés par l’Anglais ou le Français : ananas, avatar, banian, bidi, bindi, bétel, Bouddha, bungalow, catamaran, châle, coprah, ganja, gourou, jungle, karma, madras, mantra, nîm/neem, nirvana, paria, pyjama, shampooing, sucre, vétiver, véranda, yoga, zen. Petite krèy189 de noms d’ancêtres courants en Inde qui ont été francisés, parfois après leur anglicisation : les noms Ganesh, Chakrapani, Chidambaram, Shanmugan ou Seecharan sont devenus Gamess, Sacarabany, Sidambarom, Chammougon ou Sitcharn. Le nom indien Ramin aurait été, selon la rumeur, anagrammé en Nimar à la Martinique pour en masquer l’origine, un kouli ayant réussi à devenir notaire, au grand dam de la bourgeoisie. Le patronyme Venkatesan a-t-il été restylé Yengadessin par la fioriture d’un ardent calligraphe ? Notre ami Guy fils de Cornély aimerait bien savoir si c’est son nom Soubdhan qui est devenu Soudan…

188 Un certain William Jones, dans un discours à la Société Asiatique de Calcutta en 1786 a dit : « La langue sanscrite, quelle que soit son antiquité, est d’une structure admirable ; plus parfaite que la grecque ; plus ample que la latine, et plus exquisément raffinée qu’aucune des deux, mais ayant envers chacune d’entre elles une affinité plus forte, tant dans les racines des verbes que dans les formes de la grammaire, qu’il n’en pourrait avoir résulté par accident ; si forte en vérité qu’aucun philologue ne les pourrait examiner toutes trois sans croire qu’elles ont surgi de quelque source commune, qui, peut-être, n’existe plus. » : tinyurl.com/crqtsun/ 189 En Créole : une certaine quantité, un lot. Cf. en Anglais : a bunch.

171 What is in a name ? Qu’y a-t-il dans un nom ? demandait Juliette à Roméo, sous la plume du Barde d’Avon.190 Aux îles de Sainte-Lucie et Saint-Vincent, des descendants nommés Bakas indo-musulmans sont devenus Bacchus, parmi lesquels nombre de sobres Adventistes du Septième Jour, des non-buveurs devant l’Eternel ! La fleur de Gulab Khan (gulab = rose) sentirait-elle moins bon, avec un autre nom ? Notre patronyme, ou le sobriquet dont on nous affuble, ne sont-ils qu’une convention dénuée de sens ? Que dire des noms désavantageux ou insultants qui ont été donnés par les maîtres colons à des esclaves noirs libérés en 1848 aux Antilles Françaises ?191 192 Le nom n’est-il pas porteur d’émotions, rappel de souvenirs heureux ou non, signe de malentendu ou d’espérance ? Que deviennent les mots en jambant les cultures ? Le mot sanscrit et hindi dhyaan décrit le recueillement parfait, la méditation. Il est devenu tchán en mandarin de Chine, qui à son tour a donné le japonais dzèn, enfin romanisé zen chez nous, « occidentards » ! Méditons sur le changement et sur l’impermanence de tout ! Hindous, Bouddhistes et Advaïstes l’ont dit, le disent et le rediront sans en changer : Seul le fait que tout change est permanent, enseigne l’Orient.

190 William Shakespeare, in Romeo and Juliet, II, ii, 1-2. 191 Cf. Philippe Chanson, sur la malédiction des esclaves qui ont reçu, avec leur liberté en 1848, un cadeau empoisonné : le nom de famille injurieux, encore porté par leurs descendants : tinyurl.com/chansonnoms/ 192 Cf. La nomination des Guadeloupéens après l’abolition de l’esclavage sur anchoukaj.org : près de 30.000 patronymes donnés à plus de 80.000 Guadeloupéens à partir de 1848.

172 Sarrail vs. Sahaï La saga d’un nom

Faisons un retour sur les noms indiens en terres à sucre. Elles ont été le terrain de l’incroyable saga de la toponymique indo-antillaise. En voici un exemple : La ville guadeloupéenne de Baie-Mahault a eu pour embryon, vers la fin du XIXème siècle, un hameau, ancienne propriété agricole dite de La Jaille, du nom d’un parlementaire blanc local. Débidine Sahai, l’ancêtre commun des nombreux Sahaï de Guadeloupe — une trâlée qui n’exclut plus aucun phénotype — laissa l’Inde du Nord, probablement le Bihar ou l’Uttar Pradesh vers la fin des années 1880, emmené via Calcutta comme engagé à la Guadeloupe. Il vécut et travailla au hameau de La Jaille Baie-Mahault, y épousa la fille d’un engagé tamoul nommé Nagaman (proche parente de l’épouse d’Henry Sidambarom), ainsi que l’indique leur acte de mariage, retrouvé plus d’un siècle plus tard aux archives de la commune.193 Le couple Sahaï-Nagaman vécut à La Capesterre, où Débidine travailla à la Plantation Longueteau de Sainte-Marie, puis à Petit-Bourg, avant de s’installer finalement et de mettre au monde les derniers de leurs quinze enfants, dans la com- mune dite de La Goyave.

193 J. S. Sahaï, Débidine Sahaï, Guadeloupéen créole né en Inde : tinyurl.com/debidine/

173 C’est là que le fruit de leur vie de labeur leur permit d’ac- quérir des terres « allant de la montagne à la mer ». Débidine y décéda en 1920. Sa tombe peut être visitée au domaine Olivier-Gérard, Chemin de Grand’Route, à l’ombre des grands ylang-ylang, arbres à pain, prolifiques manguiers et autres arbres qu’il nous légua, loin de la Ganga sacrée. Ironie toponymique, le premier lieu-dit où vécut notre ancêtre Débidine, première bourgade à précéder l’actuelle ville de Baie-Mahault, a été dénommé « Fond Sarrail ». Un son « à la r » a remplacé le h aspiré du nom d’origine. Les vieux Guadeloupéens créolophones disent encore Misyé Sarày ! Puis la prononciation ça-aille a pris le dessus. Le nom qui se greffa sur notre histoire est celui d’un prestigieux contemporain de Débidine Sahaï : le Général Maurice Paul Emmanuel Sarrail. Élève de Saint-Cyr et de l’École Supérieure de Guerre, il commande l’École de Saint-Maixent de 1901 à 1904. Il est officier d’ordonnance du ministre de la Guerre sous Waldeck-Rousseau, Combes, Rouvier, Sarrien et Clémenceau ! Républicain dévoué, il commanda la garde militaire de la Chambre des députés et dirigea l’infanterie au ministère de la Guerre de 1907 à 1911 ! Le général Sarrail s’illustra comme chef de l’armée française d’Orient. Une avenue du 16ème arrondissement de Paris et des rues dans de nombreuses villes de France portent son nom, qu’on voit et qu’on nomme tous les jours… en Guadeloupe. Maldonne nous a pris ! Car l’illustre guerrier Sarrail n’a rien de pompeux à cirer dans l’histoire indo-antillaise des Sahaï ! Bricolages de l’histoire sucrante, que ces histoires de noms !

174 Voici un autre fait intéressant : Les Indiens venant de l’Inde ou de sa diaspora sont per- plexes quand ils rencontrent des Indo-Français des Antilles ou de la Réunion porteurs de prénoms bien chrétiens, accolés à un nom de famille indien, tel ce Jules-Jérôme Couriyassamy ou cette Rose-Marguerite Titinadin-Abdoul. C’est que donner des prénoms en langues indiennes fut banni dès l’arrivée dans les plantations ! Ces prénoms furent rejetés sans appel par l’état-civil colonial, allié du Christianisme qui baptisait, Pierre-Paul-Jacquait à tout va et Marialait à tour de bras. Au grand dam de milliers de pères et mères qu’on empêcha de nommer leurs enfants comme ils l’entendaient, en imposant des noms uniquement bibliques. Leur lignée se trouvait subitement sevrée de son héritage immatériel, privée « à la ti-Sonson » de ses sons et de son sens. Le prochain chapitre abordera en détail cet aspect de l’histoire des colonies à sucre.

—xxx—

175 L’impact du Religieux

Venus du lointain continent asiatique, les engagés indiens furent précipités dans une société paternaliste, fortement évangélisée, où le séculier et le religieux marchaient main dans la main. L’atmosphère euro-catholique des habitations du temps de l’engagisme post-esclavagisme a lourdement affecté la venue de la main-d’œuvre indienne et sa culture. Dans une publication du 15 décembre 1854, soit tout juste dix jours avant que les premiers Auréliens venus de l’Inde ne foulent à pied sec la zone de la darse de Pointe-à-Pitre, l’historien Jack Caïlachon a trouvé cette trace d'une collusion qui semble loufoque à notre époque de sécularisme :

Basse-Terre, le 15 décembre 1854 Le 9 décembre, l’association des travailleurs de la commune de Basse-Terre (extra-muros194), fondée sous les inspirations de Mgr l’Evêque, par le digne curé de la paroisse (M. l’Abbé Lorine), se réunissait pour entendre une grand-messe célébrée à leur intention. Ces braves gens ont voulu faire hommage au Gouverneur du pain bénit et d’un petit pavillon sur lequel est brodé leur titre. M. le Gouverneur a été bien touché de cette bonne pensée, confante et afectueuse. Nous reproduisons la lettre qu’il a écrite à ce sujet à M. le curé Lorine :

194 « Basse-Terre extra-muros » deviendra la commune de Saint-Claude. Cf. l’ouvrage de Gérard Lafleur, Saint-Claude, histoire d’une commune de Guadeloupe : tinyurl.com/basset-muros/

176 Pointe-à-Pitre, le 12 décembre 1854 Monsieur le Curé, J’étais parti de la Basse-Terre, lorsque le pain bénit des travailleurs de votre paroisse est arrivé à mon hôtel. Je l’ai reçu à la Pointe-à-Pitre et vous pouvez dire à ces braves gens que le petit pavillon qu’ils m’ont adressé aura la place d’honneur dans mon cabinet. Vous le savez, Monsieur le Curé, j’ai une prédilection toute particulière pour ceux qui prient et travaillent, comme aussi je plains les malheureux adonnés au vice et à l’oisiveté ; mais pour ces derniers, j’ai la confance qu’ils comprendront enfn vos sages leçons, et que Dieu, écoutant vos prières, les ramènera dans les voies que vous leur tracez avec tant de sollicitude et de désintéressement. Soyez assez bon pour remercier en mon nom les bons travailleurs et pour leur dire que je suis leur père temporel comme vous êtes, vous-même, leur père spirituel ici bas. Votre afectionné, Le Gouverneur, BONFILS 195

—xxx—

195 Gazette Officielle de la Guadeloupe n° 69, vendredi 15 déc. 1854, p. 2, Archives départementales de la Guadeloupe, cité par Jack Caïlachon, Historiacte n° 81 du 13-04-2013 : tinyurl.com/czuvy5e

177 Face aux efforts visant à éradiquer leurs pratiques et à les évangéliser dans le catholicisme, l’apport philosophique, spirituel, cultuel et culturel des Indiens fut considéré, après celui des Amérindiens et des Africains, comme indésirable et à gommer dans les colonies à sucre. Il faillit disparaître, quoiqu’une manière d’être et de vivre ait survécu. Des pans entiers et fragments de culte et de culture passèrent dans une clandestinité variable, selon les habitations, suivant le bon gré ou le mal gré, la tolérance ou la toute- puissance des maîtres-propriétaires. Les chercheurs Sulliman Issop et Alexis Miranville décrivent le même processus sur l’île de la Réunion. Détenteurs des richesses et du pouvoir politique, expliquent- ils, les maîtres ont eu recours à un trident pour assujettir les Indiens : le rythme de vie catholique, la culture d’habitation et l’école française. Après l’abolition de l’esclavage, la famille de Villèle poursuit avec [...] vigueur la christianisation de la main d’œuvre engagée, [...] composée à 80 % d’Indiens qui sont venus avec leur religion et tiennent à la conserver. Leurs cérémonies sont strictement interdites [...]. Ces Indiens enfants et adultes reçoivent les sacrements de baptême et de mariage. Tous les nouveau-nés des familles indiennes se voient attribuer des prénoms français, évocateurs de leur nouvelle religion, tels que Marie-Joseph, Marie-Marthe, Vincent de Paul. [...] un jeune homme marié à une descendante d’esclave [...] voit son prénom tamoul remplacé par « François » dans l’acte de baptême de son enfant.

178 L’engagisme force les engagés, Indiens, à détacher leur religion de son cadre géographique [...], à rythmer leur vie d’après le calendrier grégorien. [... C]ertains engagés indiens, profondément attachés à leur religion, opposent une résistance qui prend des formes diverses. La plupart [...] ont continué à la pratiquer discrètement dans leurs petites chapelles familiales ou dans les temples des villages voisins. D’autres semblent avoir trouvé dans les fêtes catholiques des occasions pour célébrer leurs rites, [...] dissimuler aux yeux des maîtres leurs cérémonies [...] spécifques, s’adresser, par delà [...] les saints, à leurs propres divinités. Ainsi, Marliémen, symbole de la tendresse maternelle et déesse de la santé, a pu être assimilée à la Vierge Marie des catholiques. La christianisation des engagés de toutes les ethnies, qui favorise le métissage de la population du camp, visait surtout à intégrer les nouveaux arrivants dans le petit monde bien hiérarchisé du domaine sucrier, contribuant ainsi à améliorer sa productivité. Par ailleurs, les maîtres s’eforcent de faire disparaître la religion des engagés au proft du catholicisme qui est d’ailleurs la seule voie d’intégration et d’ascension sociales.196

—xxx—

Le prénom féminin France marque l’influence française. Celui de l’évangélisation baptismale catholique est Marie. Comme les Gauloises transmutées en Mariannes, des Lakshmi Devi devinrent aux îles des Marie-France. Les prénoms bibliques furent imposés aux enfants d’origine indienne, comme avant eux aux descendants d’Afrique acculturés, ou aux zélatrices de Mère Teresa en Inde.

196 Sulliman Issop et Alexis Miranville, À l’aube de l’abolition, métissage religieux : tinyurl.com/sulliman/

179 Les Marie, Marie-France, Marie-Françoise, -Anne, -Joseph, -Line, -Lise, -Marthe, Noëlle, les Marielle, Mariette, ou France- Aimée, France-Line, Francette, Francine, Françoise... sont encore légion aux Antilles et à la Réunion.197 Des prénoms comme Paul, Pierre, Jacques, François, Vincent, Brian, Kevin... accompagnent des noms de famille se terminant par samy, nadin ou khan. Quant aux Jésus, si fréquents en Espagnol, ils n’ont pas fait Crésus aux Antilles ! Ridiculisés comme les nombreux noms de famille indiens qui ont été préservés, les prénoms indiens se perdirent dans l’oubli. Il est à noter que la distinction nom de famille/prénom individuel est occidentale. Les récentes décennies ont apporté un nostalgique réveil du souvenir des ancêtres à la trace égarée. Tentés de redynamiser les prénoms de leurs enfants, certains parents antillais ont puisé par défaut des prénoms dans la langue arabe, plus répandue en France que les langues indiennes ! Ne soyons pas surpris si des Aïsha, Djamila, Karim, Soraya, Raïssa ou Yasmina nous servent parfois le colombo de cabri sur feuille banane, aux fêtes et cérémonies indo-antillaises ! Depuis les frères Lumière,198 le célèbre Satyajit Ray, et surtout les phénomènes Bollywood/Kolywood, le continent indien continue d’être le tout premier producteur cinéma- tographique mondial.199

197 L’importante prégnance biblique dans l’état-civil français peut surprendre dans les listes de prénoms en ligne : tinyurl.com/nomcophonie/ 198 Le 7 juillet 1896 avait lieu à l’hôtel Watson de Bombay la projection de six courts métrages des frères Lumière. Cf. Cinéma indien : tinyurl.com/cineminde 199 Le phénomène Bollywood : tinyurl.com/bollyph/

180 Avec l’explosion du cinéma indien moderne, de nombreux prénoms indiens,200 parfois raccourcis, ou même modifiés au goût local, sont devenus monnaie courante dans des familles antillaises de toute origine. Les lois génétiques de Johann Mendel, 201 l’explosion des loisirs, la mobilité des populations et l’allègre métissage font danser et se croiser une quincaillerie sonore de patronymes dont les annuaires antillais sont foul. 202

—xxx— On trouve aux îles, portés par des personnes de divers phénotypes, des noms africains, surtout des Congo engagés après l’esclavage : Aquaba, Bambuck, Bangou, Bénin, Bilé, Condé, Coulibaly, Dahomé, Damba, Dendelé, Diboula, Goudou, Ibo, Loco, Loulendo, Mabiala, Magoudou(x), Mango, Massembo, Moko/Moko, Nanga, N’Golyo, N’Guéla, Pombo, Sombé, Soumbo, Togo, Touré, Vounzy, Womba, Yéyé… Après l’esclavage, les libérés pouvaient recevoir des noms français flatteurs, blessants, comiques ou polissons : Ballo- nard, Beaupère, Bèlébon, Bétacorne, Bijou, Biencontent, Bien- venu, Blanchedent, Bonnarien, Chabin, Chicot, Confiant, Co- quin, Crétinoir, Délice, Désiré/e, Dodo, Foucan, Galan- tine, Gentil, Gouacide, Gros, Gros-Désirs, Jovial, Lancêtre, Lafolé, Lamitié, Lancien, Lebon, Leborgne...

200 Noms indiens pour filles et garçons : tinyurl.com/nombebe/ 201 Prémices de la génétique, les lois de Mendel : tinyurl.com/c9zzm6q/ 202 Créole : de l’Anglais full, lui-même du Français foule : remplis.

181 Leclair(e), Lesuperbe, Lincertain, Macabre, Macchabée, Mal- acquis, Malcousu, Marbœuf... Miraculeux, Mombrun, Mom- bruno, Monchéry, Mondélice, Mondésir, Monpetit, Montout, Négrit, Pansédent, Pasbeau (étoffé passe-beau), Passavoir, Petit, Placide, Plaisir, Petitplaisir, Placide, Plumasseaux, Pòpotte, Raboteur, Serein, Sommeil, Trouabal, Réveillé, Satan, Tonton, Vainqueur, Vieillot, Vulgaire… On donna aussi comme noms des anagrammes, palindromes, jeux de mots : Augustin/Nitusgau, Albert/Trebla, Bacchus/Succab, Comper/Erepmoc, Fréderic/Cirederf, Pèlerin/Nirelep, Azède... des noms bibliques : Esdras, Matthieu, Paul, Pierre... gréco-romains : Archimède, Caracalla, Cicéron, César, Chil- debert, Cupidon, Epaminondas, Eschyle, Euripide, Ju-miner, Ovide, Palamède, Palatin, Platon, Thalès... Tite, Ulysse, Vespa- sien, Vilus, Xantippe, Zandronis, Zénon... Des noms géographiques : Alsace, Bordelais, Boulogne, Bour- guignon, Cabourg, Calabre, Calvados, Guadeloupe... Juraver, Laplaine... Lorraine, Lupéron, Pau, Poitou... des noms européens : Alphonse, Bénito, De Chadirac, Des Etages, Dupont, De la Coux des Roseaux, Foggea, Gothland, Haan, Hayot, Jacquet,Peyramaure, Ramblière, Rousseau, Venutolo, Wachter, Zaccaro… gréco-romains : Agénor, Agésilas, Asselos, Ajax, Alexandre, Anténor, Antonius, Archimède, Aristée, Auguste, Bacchus, Bradamentis, Calif, Caracalla, César, César-Auguste, Cicéron... Claude, Coclès, Cyprien, Décébale, Décimus, Démocrite, Démosthène, Dracius, Dracon Egidius, Eschyle, Euriclide,

182 Francius, Gréco, Hippolyte, Hippon, Jason, Juminer, Lucrèce, Lysimaque, Manlius, Maximin, Ménaphron, Neraulius, Nérée, Néron, Nestor, Nicée, Nisus, Onesta, Ovide, Palamède, Pa- latin, Paterne, Philadelphe, Philogène, Priam, Prudentos, Py- rée, Rémus, Sextius, Scipion, Scylla, Tacita, Tertullien, Thalès, Thétis, Théodose, Tibère, Titus, Trivulce, Ulysse, Ursule, Valérius, Vespasien, Xantippe, Zénon, Zorobabel... moyen-orientaux : Bichara, Chaïa, Haïkel, Jabbour, Khalil, Koury, Tannous, Méry... chinois ou sud-asiatiques : Ho-Hio-Hen, Hwang, Lee, Litampha, Yang-Ting…t amouls de l’Inde du Sud : Anoumantou, Govindin, Kitteri- moutou, Moutou, Moutoussamy, Narayan, Périan, Périya- nayagom, Péroumal, Ramalingon, Ramassamy, Saminadin, Samy, Sidambarom (Chidambaram), Sinapin, Sitounadin, Vaytilingam/ lingom/ lingon, Viranin, Virapin... hindi/hindoustani de l’Inde du Nord : Gurdeen/Gourdine, Janky, Kissoun, Mahabir, Naïdou, Rama, Ramdine, Ramjattan, Ramlal, Ramsahaï, Sahaï, Shitalou, Soubdhan… indiens musulmans : Abdoul, Bijlal, Boudhou, Che(c)kmodine, Debibakas, Gaddarkan, Goulabkan, Haydersah, Imambakas,203 Oujagir, Pirbakas, Santtalikan, Sheikboudhou…

—xxx—

203 Un ami nommé Imambakas à qui nous disions la racine islamique Imam de son nom musulman, prononcé aux îles comme dans ciment, a répondu : « C’est juste parce qu’en Français on met m devant un b. ».

183 Apports et Echanges Des îles des Caraïbes à celles de l’Océan Indien (île Maurice, Réunion, Seychelles), dans les terres à plantations nées sous la férule du colonisateur, les nouvelles langues Créoles à base française, anglaise ou hollandaise ont réuni dans l’entonnoir d’un destin commun des engagés de différentes parties de l’Inde avec leurs langues diverses, devenus Jahajin, frères et sœurs de bateau, ponçant et polissant leurs différences. Au grand dam des chercheurs, journalistes et enquêteurs venant de l’Inde-mère, il s’est créé au fil du temps aux Antilles un culte dit hindouisme créole. Sa géométrie variable réunit des descendants d’Indiens hindous et musulmans et des personnes d’autres origines autour de rituels associés ou confondus. Cet aspect de la culture évolue sans cesse, se remodelant au fil des voyages, lectures, rapprochements comparaisons et échanges avec Trinidad & Tobago, l’île Maurice, la Réunion, l’Inde, la diaspora indienne — et surtout depuis la déferlante cyber-Inde. Après le temps de la découverte de leur sort étrange et de l’incompréhension, le Créole a servi de lingua franca204 sur l’habitation. Vite adopté par l’Indien, il a permis le rapport avec les maîtres blancs et avec les Afro-libres. Outre des anicroches et prises de bec versatiles et sans venin, surtout liées aux variantes des pratiques religieuses, ou à la prononciation des mots restés, on ne trouve guère de querelle ouverte entre les descendants des Indiens du Nord et du Sud, ni préjugé de caste entre les descendants d’Indiens mixés aux Caraïbes créolophones.

204 Langue véhiculaire servant à la communication entre usagers de langues différentes. Les langues de l’Inde ont contribué à l’enrichissement du Créole.

184 Vu les quota de femmes bien inférieurs à ceux des hommes parmi les migrants indiens — un tiers plus ou moins, selon les registres des bateaux et les actes de décès retrouvés par les chercheurs — le métissage des immigrants indiens avec la population post-esclavagiste commença derechef. Il faut sans doute y voir une des raisons de la phénotypie de l’Antillais « noir » actuel, souvent différente de celle de l’Africain pur, phénomène qui laisse béat le béotien touriste. De nombreux Antillais, quoique d’apparence négroïde ou mélangée, peuvent ignorer qu’ils pourraient avoir des Indiens et/ou Amérindiens et/ou Annamites, Chinois ou Européens parmi leurs plus ou moins lointains ancêtres. À cause du rejet subi par les Indiens, certains Antillais préféraient l’escapade, se prêtant à tort ou à raison un ancêtre Caraïbe ou même polynésien : « on moun à bel chivé » (sic).205 Outre les apports culturels disponibles pour tous, le sang et les gênes indiens ont intégré l’ADN collectif de l’Eden caribéen. Les termes séparateurs communauté ou composante seraient-ils à mettre à la casse ? Adossés à des cloisons tombées, ils ne reflètent plus clairement la réalité, nullement confinée, des Indiens et autres minorités du socle humain de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Guyane, ou de la Réunion. —xxx—

205 « personne aux beaux cheveux ». Cf. les travaux de Juliette Sméralda, sociologue, sur le retour au chivé natirel : tinyurl.com/cheveunature/ Cf. aussi l’article de Gerry L’Etang Chivé-léta… tinyurl.com/chivleta/

185 Depuis nanni-nannan,206 abandonnant aux alizés océaniques une pléthore de marqueurs culturels de leur sous-continent d’origine, les descendants d’engagés indiens se sont métamorphosés ! Ceux que l’on nomme « les vrais Indiens de l’Inde » (sic)207 qui sont arrivés aux Antilles pendant les récentes décennies comme militaires ou techniciens, comme fonctionnaires de nationalité française... restaurateurs, commerçants… froncent les sourcils et ouvrent des yeux de stupeur devant la situation culturelle et cultuelle particulière des Indo-Antillais. Les avaries et avanies de la vie associative insulaire les décontenancent, les éloignent des indo-événements purement locaux. L’histoire épique des antillais d’origine indienne leur est inconnue et a de quoi les surprendre. Ceux qui sont commerçants en films, musique, vêtements ou pacotille indienne bénissent néanmoins avec effusion tous ceux, d’origine indienne ou non, qu’ils peuvent compter parmi leur fidèle clientèle. Il y a là des aspects de l’indianité caribéenne à creuser par les mémoiristes et thésards. Au-delà des thèmes généralistes, comme « La communauté indienne en Guadeloupe ou en Martinique », les recherches, enquêtes, exposés en classe, permettront de découvrir des aspects plus pointus de ces réalités !208

206 Depuis le temps des grand-pères et grand-mères. Du Hindi/Hindoustani. 207 NRI, Non Résident Indians : commerçants en bijoux, vêtements, musique, films et colifichets indiens, ou restaurateurs, arrivés de l’Inde ou de Sri Lanka dans les récentes décennies, nombreux à St Martin/Sint Maarten, présents dans toute la Caraïbe. 208 Cf. p. ex. en 2003 le projet Trinindians des élèves de Monique Pierre-Louis, professeur d’Anglais martiniquaise : tinyurl.com/trinindians/

186 Intermède Matalon Lors d’une porte ouverte dans un lycée professionnel, une élève hôtesse d’accueil répondait par une boutade et une moue innocente à la question d’un visiteur sur l’origine du madras qui faisait partie de sa tenue : « De Madrid, peut-être ! » L’ignorance peut s’avérer fatale, nous l’avons vu avec le tronquage du 1er article de la Loi Taubira sur le crime contre l’humanité. Tout apport culturel insuffisamment connu et défendu peut être récupéré, escamoté, faussé, ou effacé. Le matalon, instrument apporté aux îles par les engagés tamouls, a été rebaptisé sans vergogne en Guadeloupe tanbou a dé bonda et en Martinique tanbou dé bonda209 par les Afro-libérés. Nous l’avons retrouvé déclassé sans reconnaissance dans cet extrait d’une recension d’ouvrage d’ethno-musicologie : Précédé d’un bref historique de l’esclavage et de la culture afro- antillaise qu’il a engendrée, l’ouvrage débute par le chapitre « Classifcation des principaux instruments à percussion », dans lequel l’auteur passe en revue les « tambours à membrane afro- caraïbes » : le djouba dit bèlè, dont la construction fait l’objet d’une description détaillée, le tambour bambou, le tambour sur cadre circulaire appelé tambour dibass et le tambour à double membrane tanbou dé bonda. 210

209 En Créole, bonda : postérieur, arrière-train, cul. Cf. R. Confiant, Dictionnaire du créole martiniquais : mot d’origine africaine, de anbounda, boda : tinyurl.com/dicconfiant/ Coïncidence ? en Tamoul bonda est une spécialité indienne rondelette, de type akra : tinyurl.com/indebonda/ 210 Sully Cally, Musiques et danses afro-caraïbes : Martinique. Gros-Morne : Sully Cally/Lézin, 1990. – 221 p., recension par François Borel in Cahiers d’ethnomusicologie 7, 1994 : ethnomusicologie.revues.org/1458/

187 Non-Violence On sait combien et flous et fluets furent les repères oraux et les écrits d’indianité qui survécurent en Martinique et en Guadeloupe. Certains en rejettent le résultat, surtout oral, inexact, trop « créolisé ». Les observateurs de la société antillaise savent que le mérite de cette préservation contre vents coloniaux et marées racistes est dû à la farouche détermination de quelques familles restées courageusement non-violentes. En sus des abus des colons, elles ont bavé, bravé pendant plus d’un siècle la diabolisation, les quolibets, tòbòk, kabèch, gyòk211 crachats, cheveux tirés, pieds pilés, cartables voltigés et autres sévices infligés par des descendants des afro- libérés de 1848, cela jusque dans le XXème siècle. Par souci d’apaisement et par peur de représailles atroces, les victimes ravalaient leur salive et gardaient le secret, s’abstenant soigneusement de raconter ces faits à leur progéniture, préféraient la pousser à la réussite par le travail, n’osant, ne voulant, par éducation familiale ou religieuse, s’attaquer en retour à leurs persécuteurs. 212 S’il est un fait heureux et reconnu aux Antilles, c’est bien la réserve non-violente des descendants d’Indiens, face aux tribulations racistes qu’ils durent subir. - Ravi Mounigan.

211 tòbòk, kabèch : petites méchancetés antillaises, coups sur la tête donnés avec les articulations du poing ; gyok : la main fermée, pointe du pouce entre entre index et majeur, on percutait les côtes de la personne. 212 Cf. A. Corre, sur tinyurl.com/cphc7k2/ : « En 1868 les incendies devenant de plus en plus fréquents, le Gouverneur finit par admettre qu’il s’agissait bien d’une réaction contre les abus des propriétaires. L’incendie était une des formes les plus ordinaires de l’attentat parmi les coolies ; ils se vengeaient de la mauvaise foi ou de l’inhumanité de leurs engagistes en les frappant dans leurs biens, n’osant les atteindre dans leur personne. »

188 Idylles et Exils

L’histoire des familles antillaises nous apprend que, pour s’épargner les quolibets, stopper la transmission de leurs souffrances à leur descendance, les Indiens meurtris des premières générations enfermèrent leur passé dans le silence de leur cœur. Dans la fuite en avant, beaucoup optèrent pour l’union avec un partenaire d’origine africaine, pour avoir des enfants fondus, des chapé-kouli libérés de l’apparence indienne, plus transparents et mieux intégrés dans le monde noir, risquant moins par conséquent d’être exposés au déshonneur et à la cruauté. En matière d’acculturation européenne pro-bourgeoise, les esclaves affranchis et leurs descendants avaient, après les mulâtres, une bonne longueur d’avance sur les Indiens, arrivés pour la plupart de milieux déshérités de l’Inde. Le contraste dans leur habillement, leur parler, était l’objet de mépris : Yo kon kabrit, yo pa ni fès, yo pa ni fòs, yo pa ni soulié, yo pa sa palé fransé ! 213 Des Indiennes « de la campagne » (Zendyen bitasyon) ou des bourgades ont pu voir dans l’escapade hors du clan, par concubinage ou mariage avec un non-indien, le bon barreau leur permettant de s’évader d’un réel dur à vivre et de grimper sur l’échelle sociale.

213 Ils (elles) sont comme des cabris, n’ont pas de fesses, pas de force, ils sont sans chaussures, ne parlent pas Français...

189 Allant jusqu’à s’opposer vertement à leur famille lorsqu’elle exprimait le souhait qu’elles fréquentent un homme de type Indien, de nombreuses jeunes femmes opposaient des arguments comme « leur odeur me rappelle celle de mon frère. » Cette démarche d’intégration par le renoncement à une partie de soi-même peut paraître paradoxale chez des jeunes filles qui ont souffert de sévices, surtout à l’école où elles étaient en minorité. S’agit-il de « résilience compassionnée » ? La psychologue à qui nous avons posé la question hésitait entre le « syndrome de Stockholm »214 et l’enlèvement des Sabines.215 D’un autre côté, le fait pour les Noirs de fantasmer sur la femme indienne comme objet érotique, de rêver à la fois de femme ou épouse négresse et de maîtresse indienne ou vice- versa, a facilité denombreux nouages d’idylles mixtes.

—xxx—

214 L’expression syndrome de Stockholm, dûe au psychiatre Nils Bejerot en 1973, désigne la propension des otages partageant longtemps la vie de leurs geôliers à développer une sympathie, ou une contagion émotionnelle avec eux : tinyurl.com/syndrostock/ 215 La première génération des hommes de Rome se procure des femmes en les enlevant à leurs voisins, les Sabins. Cf. aussi cette analyse du récit de Tite-Live : tinyurl.com/titesabine/

190 Tribulations

Une identité composite ne voit pas le jour sous de nouveaux cieux sans de tristes heurts et de multiples soubresauts. Voici pour illustrer ce parcours difficile des extraits du récit que nous a confié une Guadeloupéenne de Capesterre Belle- Eau, Madame Rosine Maroudy, en avant-goût d’un livre sur ses jeunes années :

J’ai passé mon enfance à l’ombre des bananiers de Fonds-Cacao, sur les plantations familiales qui jouxtaient le canal d’un côté, la route de l’autre, où passaient les taxis, les transports en commun et les messieurs à dos d’âne avec les bouteilles de lait fraichement tirées du pis de la vache dans la savane. « Hé… sé moun-la, lèt tou cho ! »216 La bouteille en verre, avec l’écume de lait par-dessus, coûtait un franc. Maman en prenait deux. Dès mes premières années à l’école primaire, début 1965, j’avais appris à découvrir leur mépris et les marées de méchancetés de celles qui n’avaient pas comme moi les « chivé anba fès », les cheveux qui descendaient plus bas que les fesses. C’est à croire qu’ils préparaient leurs mauvais coups à l’avance, car à la récréation ou à la sortie de cinq heures de l’après-midi, dès qu’on avait « rompu les rangs », ils déferlaient tous en même temps sur les proies qu’ils avaient sélectionnées. Nous étions des petites Capesterriennes d’origine indienne, notre grande chevelure lâchée sur notre dos, ou tressée avec un élastique au bout. Nous n’avions pas de vitesse pour courir plus rapidement qu’eux pour échapper aux violences préméditées.

216 Eh, les gens, voici du lait bien chaud !

191 Mes longs cheveux étaient tirés avec violence, arrachés à la volée, un jour parce que j’avais bien répondu au maître et qu’il m’avait félicitée en pleine classe, un autre jour parce que j’avais refusé de donner mon pain à la récréation et qu’on me l’avait carrément arraché des mains. C’était presque le quotidien de ceux qu’on disait ne pas avoir de rate et qu’on appelait « kouli malaba, volè kabrit ».217 Je n’ai jamais compris les raisons qui les poussaient à de telles barbaries quand, à l’inverse, ils n’avaient aucun mal à me solliciter pour leur expliquer une leçon ou un devoir qu’ils n’avaient pas compris... Malgré tout, nos parents continuaient à nous instruire dans la sagesse et la non-violence : « Sé enki bèf ki ka goumé an savann. Sé lékol an voyé’w ! » 218 Aucune riposte n’était donc possible. Était-ce de la naïveté ? De la peur ? Une forme de résistance à l’oppression par le silence ? Sans défense, je n’avais pas d’éléments à l’époque pour analyser ce constat de la soumission et de l’abnégation que je pratiquais pourtant déjà. Timide et étoufée, mais persévérante, j’avais compris très jeune que cette « race » à laquelle j’appartenais n’allait pas, par tous les maux d’étoufement dont elle soufrait, m’aider à me propulser et forcer le destin sans moyens. Car ma mère qui eût à charge toute seule ses six enfants pendant plus de vingt ans, en attendant qu’un premier travaille pour l’aider, n’aurait jamais eu matériellement les moyens de l’engagement pour que je fasse de hautes études.

217 En Créole : Coolie du Malabar, voleur de cabri. 218 Il n’y a que les bœufs qui se battent dans la savane. C’est à l’école que je t’ai envoyé(e).

192 Enfance. © Mani Varma, Kanchipuram, Inde du Sud.

C’est peut-être cela aussi, nos soufrances de petits Indiens de Fon-Kako219, comme on avait pris l’habitude de nommer notre section, chère à nos cœurs, dont l’âme vibrait à l’unisson avec la nôtre. Ces vides, ces manques, me paraitront toujours comme des « injustices » et des « loupés » de la vie... parce qu’on n’est pas connus... parce qu’on ne fait pas partie des riches. En parallèle, nous étions heureux de vivre, n’ayant même pas grande conscience de notre misère, que nos parents savaient si bien masquer. Pour sortir de cette « rectitude indienne » tantôt protectrice, tantôt pesante, de mes jupes et robes en dessous des genoux obligées, je faisais violence aux mœurs en passant aux mini- jupes et aux blue jeans pour être comme « les autres ».

219 Fonds-Cacao, une section de la commune de Capesterre.

193 Je ne voulais d’aucune appartenance, ni intérieure, ni extérieure. Ma famille était très religieuse, à la fois hindoue et catholique. Je recherchais les conciliations. Je me suis interrogée longtemps pendant mes jeunes années sur la religion, le culte et la croyance. Adolescente et en âge pour, je refusais les approches de cœur de garçons indiens : j’avais l’impression d’être courtisée par un de mes frères ou de mes cousins. L’odeur, les mots, l’aspect physique, tout se mélangeait et me créait le plus grand trouble. J’avais conscience qu’au fond de moi, je n’étais pas libre. J’avais peur, et honte, d’être cantonnée dans un « vivre indien » en toutes circonstances ; de reproduire cette soumission des femmes jusqu’au silence, cet alcool de la misère et de la précarité que je ne supportais plus. Et puis, je souhaitais avoir des enfants « métis ». Aller chercher des « pawoka » ou des « avelka » sur les barrières pour le repas du lendemain nous paraissait plus un jeu qu’une contrainte. Nous étions riches de contes. Nous étions riches de légendes. Nous étions riches de cuisine des produits d’alentour aujourd’hui appelés « bio ». Ils étaient gratuits, car c’était le temps du troc entre voisins ou en famille.

—xxx—

194 Libération Voici le deuxième volet du témoignage de Mme Rosine Maroudy Quatre décennies plus tard, mon bonheur grandissant vient du constat de ma réconciliation avec mes origines. C’est sans doute pour avoir rencontré une association qui œuvre pour la préservation et la promotion de la culture indienne. C’est sans doute parce que j’ai rencontré sur mon chemin un véritable ami, intellectuellement honnête, qui m’a fait prendre conscience que mes racines trempaient déjà, sans que je m’en rende compte, dans la sagesse et dans la philosophie de mon pays d’origine. C’est surtout parce que je me suis sentie de plus en plus interrogée et éveillée par l’esprit des Maîtres indiens, la détermination non-violente du Mahatma Gandhi, la lumière de Rabindranath Tagore. Je n’avais jamais eu véritablement honte d’être d’origine indienne, comme beaucoup d’autres. Je préférais le cacher. Je préférais qu’on ne m’en parle pas.220 Aujourd’hui, délivrée de ce poids, je porte avec ferté les couleurs et la délicatesse retrouvées de mes origines. Je comprends et je pardonne l’inquiétude de mes parents, qui étaient soumis à ces dures pressions. Comme Henry Sidambarom, qui était comme moi de Capesterre, ils voulaient que nous devenions des adultes éduqués, disciplinés, qui se respectent et qui soient capables de répondre à la bêtise et à l’injustice par la parole, la patience, le savoir écrire.

220 Certain(e)s Indien(ne)s fuient l’approche d’autres Indiens. Est-ce par mésestime, refus ou rejet de leur réalité, ou de leur histoire méconnue, ou pour s’affirmer etn s’intégrant en se fondant dans le monde non-indien dominant ?

195 Ma compréhension de la vie a été renforcée par l’apprentissage de la méditation. Je suis allée en Inde. À Pondichéry, sur le bord de mer, j’ai vu LE lieu, cet endroit mythique d’où sont partis mes ancêtres, cet endroit où est érigée une grande statue de Gandhi. Je regardais la mer au loin, celle qui a éloigné mes ancêtres de leur terre natale qu’ils n’ont jamais revue. Mes « tripes » bouillonnaient. Mon visage se mouillait de larmes. J’étais aux pieds de la statue, en tenue de chez NOUS, sûre que jusque-là, en Inde, je n’étais plus diférente des autres, qui, enfn, ne me prêtaient même pas attention, tant j’étais fondue dans la masse de la ressemblance physique. Depuis ce jour, ma devise est celle de Gandhi : « Je vis comme si j’allais mourir demain, j’apprends comme si j’allais vivre toujours. » J’ai aussi visité à nouveau l’île Maurice, avec d’autres yeux que la première fois, où j’avais choqué un restaurateur par ma te-« nue » touristique, occidentalisée, signe d’une rébellion qui allait à l’encontre ce que j’étais en réalité. Toutes ces émotions vécues dans leur authenticité ont fait de moi l’ambassadrice de ces valeurs élevées, comme tant d’autres qui avons pris en marche le train de la Conscience de Soi, au- delà du Bollywood superfciel et des colifchets de parade. Je veux garder en moi la flamme éveillée la flamme de ces valeurs. J’apprends à la transmettre dans mon entourage de proximité, familial, amical, associatif ou autre, sans distinction de milieu ou d’origine. Je paraphraserai une devise militaire française du 4ème régiment des chasseurs d’Afrique : « Ma vie est dans l’action. » Dans « L’Ofrande Lyrique », devenu un de mes livres de chevet, le poète bengali Rabindranath Tagore dit : Une lampe n’allume une autre que si elle garde sa propre flamme.

196 Patrimoine et culture l’opaque transparence Dans la masse des données émanant des média, de la publicité, des productions audio-visuelles, musicales et scé- niques… dans les livres scolaires, thèmes d’étude proposés aux élèves, supports d’évaluation, sujets d’examens… l’Antillais ne trouve que des oligo-éléments épars, ponctuels, anecdotiques ou saupoudrants de sa part non euro-africaine. L’universalité de son inévitable devenir lui échappe encore. Les grandes salles de spectacle accueillent au cours d’une année un ou deux événements dits « indiens », de nature plus commémorative que culturelle. Plutôt qu’une « communautarisation » entretenue par des décideurs extérieurs, il est souhaitable que les ingrédients les plus divers soient inclus dans les programmations générales de la société. Les manifestations « transversales », festivals de voix, blues, jazz,221 sont subventionnés, faut-il le rappeler, grâce à l’effort économique d’un vivier multi-dimensionnel de contribuables de diverses origines. Des concerts de pointures internationales de musique classique indienne — sitar, veena, tabla, tampoura, mridangam... des passages d’artistes trop peu connus, tous arts confondus, tout-à-fait possibles en invitant des artistes de Trinidad, Paris, Londres, l’Afrique du Sud, ou l’Inde, font défaut.222 Notre oreille antillaise doit pouvoir profiter de toutes les fréquences bénéfiques du Tout-Monde !

221 p. ex. Ozma & Darpana, Jazz and Indian carnatic music : tinyurl.com/ozmadarpana/ 222 Ashwin Batish, Sitar Rock Jazz Fusion : tinyurl.com/ashwinfusion/

197 Les décideurs associatifs et officiels élargissent peu à peu, dépolarisent les choix, veulent sortir de l’uniformité sonore et visuelle, sensibiliser les masses à la richesse des productions culturelles du Tout-Monde, dont les Antilles sont censés a priori être le meilleur des reflets. Mais, opérant encore en vase clos, avec un public régulier ciblé, les associations autres qu’afro-culturelles font figure d’exotique ou anecdotique saupoudrage sur le front culturel.223 Or, leurs actions mériteraient d’être sollicitées pour des actions collectives. —xxx— Dans les années 1990 en Guadeloupe, une dynamique d’ouverture aux musiques du monde a été impulsée par la station de radio Horizon FM, créée par Monique Monlouis et feu le Dr Félix Proto, animée par Luc Michaux-Vignes et Rony Nabal. Ce fut le seul canal radiophonique, aujourd’hui regretté des connaisseurs, à diffuser journellement, en continu, sans publicité, les musiques classiques et modernes du monde : arabe, africaine, asiatique, indienne, jazz, chanson à texte, etc. L’aventure dura environ deux ans. Le concept avait été soutenu par Anunciata, Gerty Dambury, Frédérique Hazael- Massieux, Jean Juraver, Micheline Michaux-Vignes, Alex Pétro, Alain Salzedo, Bernard Vilus, entre autres. Jean S. Sahaï y a aussi animé une émission bi-hebdomadaire « Musicale Inde, musique à l’Inde » de 90 minutes. Cette mouvance disparut des ondes lorsque défaillit et s’éteignit, faute du nerf de la guerre, la station Horizon FM.

223 Exemple : les Bretons du Bagad Karukéra : bagadkarukera.jimdo.com/

198 La télévision câblée ou satellitaire s’ouvre, quoique limitant encore ses bouquets sans flair, aux chaînes d’Europe et à de multiples canaux afro-américains comme BET ou Trace. L’offre câblée ou satellitaire indienne (ASTA, Doordarshan…) n’est pas encore prise en compte aux Antilles françaises. C’est dire l’opacité de l’omission. À longueur d’année, les projets de manifestations à caractère historique, culturel, artistique ou littéraire s’annoncent souvent sous chapeau « afro-antillais », « afro-créole », « afro-caribéen », « afro-guadeloupéen ». Citons pour exemple le Trophée dit « des Arts Afro- Caribéens ». Qui prétend-il exclure ? Les appellations ostracisantes peuvent écraser dans l’œuf des pans entiers de créativité antillaise. Le jeu monopoliste peut freiner ou écarter l’émergence de créateurs potentiels dans des niches maintenues publiquement peu actives. Dieu et les dieux savent si toutes les personnes impliquées financièrement, artistiquement ou techniquement dans les opérations culturelles dites « afro » sont loin d’être uniquement « afro-locales », mais assurément bien guadeloupéennes ou martiniquaises. L’histoire difficile de nos îles, prolongée avec les difficultés des Indiens après l’abolition de l’esclavage, ne peut reléguer d’un kan a men224 dans le menu généraliste la présence culturelle et les aspirations spécifiques des diverses minorités agissantes. La discrimination par omission réduit des tranches entières de la population au rang d’absents, de spectateurs- témoins passifs, indifférents, ou amers.

224 Créole : kan a men, revers de main.

199 Existence et expression chicaneries, mitoses, schismes

Après l ‘effondrement de l’esclavage, la main d’œuvre des travailleurs indiens dans la Caraïbe et d’autres régions du globe a été exploitée pour sauver la canne à sucre, le café, le cacao, l’agriculture en général, de l’abandon total et d’une mort annoncée. L’apport oriental a avivé de ses coloris, de ses cotons de Madras, de ses soieries chamarrées, de ses bijoux et de son port la coiffe et le costume créole des « Indes d’Occident ». D’autres façons de se nourrir ont enrichi et épicé la cuisine créole, ont fourni le « plat national » des Antilles, le colombo,225 né de la rencontre et de l’adaptation de formes de cari et masalè de diverses régions de l’Inde et suite à une nomenclature administrativement imposée sur les bateaux. De nombreux légumes, fruits, herbes, végétaux de cet héritage se sont intégrés dans le merveilleux Jardin Créole. Citons France-Antilles de mai 2013 : Lorsque les travailleurs indiens sont arrivés en Martinique il y a maintenant 160 ans, ils ont apporté des plantes et des épices. Jusqu’à aujourd’hui, à Basse-Pointe, on continue à cultiver ces plantes dans les jardins et on les utilise dans la cuisine de tous les jours », explique Jenny Ponama-Sooprayen. Derrière sa maison, au quartier Hackaert, Jenny préserve ainsi dans un petit carré de terre, tous les ingrédients nécessaires à la composition de ses plats. Et c’est avec cette façon bien particulière de rouler les r, dans un tamoul parfait, qu’elle désigne chaque plante : paroka, avelka (variété de haricot), moulinkilè. 226

225 Le colombo - de kolbou, variante du tamoul kuujambu, est un mélange de légumes et d’épices. 226 Extrait d’un article signé V.M.-P. Ses recettes ont traversé les mers in France- Antilles Martinique, 4 mai 2013 : tinyurl.com/jennypo/

200 Face à la difficulté sociale, pris en étau entre le système colonial et la vindicte en cascade de ses premières victimes, l’Indien des plantations a été souvent le modèle discret de patience, de non-violence persévérante et de sagesse familiale productive. La docilité qu’on lui prêta, en comparaison avec l’esclave d’Afrique l’a souvent desservi. Certes, décollé et décalé de ses valeurs d’origine, le descendant d’Indien antillais a eu sa part de responsabilité dans l’effacement de sa culture, par sa non-réclamation, par cette grande retenue dont il ose enfin sortir, subjugué par le Stream de l’océan de la mondialisation. Avec l’affaissement des solidarités traditionnelles, le recul de des mœurs ancestrales, l’acculturation uniformisante commise par l’éducation, et faute de vision commune planifiée à long terme, les groupes « cultuels et culturels » œuvrent de façon dispersée et souvent concurrentielle. Leurs actions se révèlent difficiles à fédérer de bon gré, sauf injonction supérieure venant d’une collectivité appelée à financer des manifestations. Ce fut le cas lors des Commémorations des 150 ans et des 160 ans de l’Arrivée Indienne, en Guadeloupe comme en Martinique. Contraintes et forcées, les associations ont dû agir de conserve en montant des Collectifs qui furent, hélas, épisodiques. Malgré, ou vu la petitesse de nos pays insulaires, a fortiori le nombre réduit d’indophiles actifs, les querelles de clocher, les ego de petitesse ou de grandeur, la soif de reconnaissance, de prestige ou de pouvoir individuel génèrent des conflits larvés, des revirements subits, des mises à l’écart en colin-maillard et des règlements de comptes « à l’Antillaise ».

201 Les mitoses d’associations qui chicanent et schisment plutôt que de resserrer des liens historiques épars et pillés sont à l’évidence contre-productives. Dévoreuses d’énergie et de précieux temps de vie, les divisions affaiblissent les groupes et elles laissent perplexe l’impétrant potentiel, le chercheur en quête d’universalité et, ou, de sérénité. Comme l’a déclaré un membre d’association moulien, cultiver et entretenir la joie du faire-ensemble au niveau local, régional et international sera le meilleur gage d’entente et de succès. En juin 2013 Ashook Ramsaran, honorable président de GOPIO International, se préparant à visiter la Guadeloupe, s’élevant au-dessus des divisions qui agitent ce groupe à travers le monde, nous écrivait depuis New-York : Souvent, nous nous trouvons des adversaires parmi nous-mêmes au lieu de regarder ensemble les situations auxquelles nous sommes confrontés. Si nous sommes sains d’esprit, nous éviterons ce piège, en restant au-dessus des mesquineries pour progresser. Un des responsables de la Commémoration des 150 ans de l’arrivée indienne en Guadeloupe en 2004 mettait en garde ses camarades l’année suivante : « Il va falloir se calmer, on dira que les Indiens en font trop, là ! » Par intimidation, par crainte du « qu’en-diront-les-autres »,227 les apparitions de l’Indien sur la grande scène publique ont été longtemps fugaces et complexées.

227 En 2003-2004, de nombreux Indiens de Martinique et de Guadeloupe ont manifesté une vive appréhension à l’approche des célébrations des 150 ans de l’arrivée indienne. Préférant « qu’on reste oubliés, tranquilles dans notre coin », ils craignaient un réveil de vieilles animosités. C’était à tort.

202 Ses créations littéraires, sa représentation dans l’art, la publicité, la danse, les fêtes patronales, le Carnaval, ont été refoulées et ont longtemps compté pour un poids nul ou négligeable dans le paysage antillais. La peur secrète d’être rabroué vers sa campagne, son « bois »228 de Fonds-Cacao à Capesterre Belle-Eau, ou de Basse-Pointe dans le Nord de Madinina, reste encore une hantise ! —xxx—

En se félicitant de vivre dans une société plus équitable que celle des ancêtres qui fuirent les souffrances de l’Inde, qui firent l’escapade trans-océanique pour taquiner une aventure de séchage de « poudre d’or » au soleil... quel Guadeloupéen 229 ou Martiniquais resterait insensible devant une vakabonajri comme celle qui a eu lieu en Afrique du Sud, rapportée par le Times of India du 17 juin 2008 : A young Indian couple, allegedly targeted with racial slurs for six months by their African neighbours who called them “coolies” and told them to “go back to India”, have moved the Equality Court in the South African city of Durban. Gopaul Mohun and his wife, Radhika, residents of Amanzimtoti, south of Durban, told the court that they had been insulted by their neighbours, Msizi Joel Mosondo, and his family for the past six months.

228 Aux Antilles, les gens de la ville, puis les Noirs par eux acculturés, finirent par considérer les « bois », la campagne, le domaine de l’habitation, comme l’espace où sont restés les gens « arriérés ». Zendyen bwa, zendyen bitasyon ont succédé à Nèg bwa, nèg bitasyon dans la bouche des Noirs, puis des Indiens eux-mêmes, acquis à l’auto-dérision et au rejet de soi, une des données de la psychologie créole héritée avec la jalousie, les peurs et torpeurs de l’esclavage et de l’engagisme. Cf. Lester Laccampagne, La jalousie chez les Antillais : tinyurl.com/jalouzi/ 229 Créole martiniquais : une dérive délétère, un laisser-aller abusif.

203 They said “we were cane cutters and that is all we are ft for”, Mohun said in the papers fled in the court. Mr Masondo said he was oppressed and that he fought for this country and that Indians only benefted from his hard work. Masondo’s wife said : “You coolie, go back to India where you belong,” the Indian alleged.

Un jeune couple indien, qui se dit depuis six mois être la cible d’insultes racistes de la part de voisins africains qui le traitent de “coolies” et leur dit de “retourner en Inde”, a ému le Tribunal de l’Egalité dans la ville Sud-Africaine de Durban. Gopaul Mohun et sa femme Radhika, résidents d’Amanzimtoti, dans le sud de Durban, ont déclaré à la cour avoir été insultés par leurs voisins, Msizi Joel Mosondo et leur familles, pendant les six derniers mois.

Ils nous ont dit que “nous étions des coupeurs de cannes et que c’était tout ce que nous étions capables de faire” à déclaré Mohan dans sa déposition au tribunal. Mr Masondo a déclaré qu’il était oppressé, qu’il luttait pour son pays et que les Indiens ne faisaient que profter de son dur labeur. La femme de Masondo nous a dit : “Vous les coolies, retournez chez vous en Inde”, a soutenu l’Indien.230

Ne voulant pas vivre d’anicroche, ni réveiller le souvenir de sombres moments vécus par ses ascendants ou par lui-même, l’Indo-Antillais a été longtemps sur ses gardes, vivant sa désacculturation, gardant sous le boisseau sa flamme indienne. Il est resté souvent sur sa réserve de neutralité, quant à exprimer sur la scène généraliste des valeurs et caractéristiques personnelles, cultuelles, culturelles, artistiques, vestimentaires ou alimentaires rappelant ses origines.

230 Article du Times of India, 17-06-2008, repris sur Montray Kréyol sous le titre On vakabonajri rasis a moun initil : tinyurl.com/vakabon/

204 De nos jours, les jeunes troquent volontiers ces carac- téristiques contre celles de la mondialisation : Bollywood dénudé « à la tahitienne » ou « à la jamaïcaine », modèles venus d’Europe, styles empruntés à des groupes marginaux des Etats-Unis... Restées clandestines pendant les décennies difficiles, les activités liées à la culture indienne traditionnelle sont restées longtemps en vase clos. Il faudra la ténacité d’un Francis Ponaman, d’une Consuelo Marlin ou d’une Annick Raghouber pour qu’elles trouvent leurs lettres de noblesse. Cette apparence de catimini a même pu faire croire à ceux de « l’extérieur » que les séquences indiennes étaient l’apanage réservé d’un clan de privilégiés, qui fait l’acteur et l’auditoire.231 Le public restreint n’est qu’un mince reflet du pourcentage de personnes d’origine indienne ou mélangée indienne, voire de l’attrait que l’indianité exerce sur de nombreuses personnes en-dehors des distinctions d’origine ou d’appartenance. Cette situation est une séquelle du passé — tant du côté des organisateurs timorés que d’un public qui veut se croire écarté. La solution réside dans l’ouverture, la traque et l’immolation des vieux démons, la reconnaissance et l’accueil des apports divers, dans une réelle et tolérante fraternité entre des organisateurs moins à la recherche du prestige personnel, plus à la manière des solidarités familiales d’antan. Une communication plus moderne, plus de consensus et d’audace sur les dos d’âne, permettraient à divers aspects des cultures non-dominantes d’émerger au grand jour.232

231 Cf. J.S. : « Les célébrations ne sont pas assez annoncées, elles restent en famille, sous cloche. Le risque de mauvaise interprétation, de préjugé, de suspicion est trop grand pour continuer à faire petit. », in Fêtes indiennes : trop timide catimini pour un travail remarquable, sur Montray-Kréyol : tinyurl.com/timidcati/

205 Avec justesse, la géographe Lynda Savaranin, spécialiste des lieux de culte hindous à la Réunion, préconise une intégration intelligente de l’indianité à la vie des îles : Avec des mots simples, il convient de démocratiser la culture indienne pour un public lambda et le plus large possible, sans barrières de communautés.233

—xxx—

Le 27 mai 2008 en Guadeloupe, lors de la journée commémorative de l’abolition de l’esclavage, les descendants d’Africains, d’Indiens et de sang-mêlés posaient ensemble la pierre d’angle du Mémorial ACTe, projet d’édifice muséal à la mémoire de l’esclavage, sur le site de Darboussier, l’ancienne usine à sucre pointoise où œuvrèrent, aux côtés d'autres travailleurs, des grappes de descendants d’Indiens. Lors d’un temps d’arrêt du défilé, des copies de contrats d’Indiens et de Congo — deux groupes de travailleurs engagés emmenés aux îles après l’abolition de l’esclavage — furent symboliquement échangés devant le monument de l’Arrivée Indienne ou Premier Jour, à la Darse de Pointe-à-Pitre. Les observateurs déplorent que ce monument inauguré en janvier 2005 ait perdu sa couleur d’origine, un vert mat du métal, dû à l’oxydation naturelle voulue du matériau, apte symbole du travail agricole persistant des Indiens.

232 Partout dans la Caraïbe où l’Indien minoritaire a subi des moqueries ou des sévices, il a dû, pour survivre et évoluer, se plier et s’intégrer au Christianisme imposé et au mode de vie afro-européen en l’intégrant. 233 Lynda Savaranin, auteur de Les Espaces religieux de cultes tamouls à la Réunion, interviewée par Philippe Pratx : tinyurl.com/savaranin/

206 La veille de l’événement, il avait été laqué en marron, louable intention de reprise, hélas sans consultation des associations gardiennes ou de l’architecte de l’installation. L’œuvre se remettra peut-être de ce gâchis avec les aléas du temps. Commanditée à l’initiative d’Elie Shitalou, instigateur d'un Comité du Premier Jour,234 conçue et réalisée par le sculpteur franco-indien Inderjeet Sahdev, l’œuvre est installée dans l'espace exigu concédé par la municipalité pointoise. L'ouvrage et ses abords n'y sont pas, hélas, respectés comme il se doit. En dépit de l’étroitesse de l’espace rikiki réservé à cet unique, rare et relativement peu important « monument des Indiens » dans la ville où ils ont débarqué, un tableau à la mémoire des esclaves arrachés à l’Afrique y a été aussi apposé. Ce louable rapprochement renforce encore le besoin d'un site approprié pour la mémoire indienne, si on considère le nombre respectable d’espaces aménagés bien en vue, traités avec respect, déjà dédiés à la dure période esclavagiste.235 De l’avis de nombreux descendants d’engagés indiens et d'associations représentatives, le monument en hommage à l’Arrivée Indienne de Pointe-à-Pitre a droit à sa place sur la Place de la Victoire, face à la rade où débarquèrent les premiers Bras d’Inde, à la Noël 1854.

—xxx—

234 Ou Indian Arrival Day, expression désignant la commémoration de l’Arrivée Indienne dans la diaspora anglophone. 235 Cf. Guadeloupe, article Monument aux premiers Indiens : tinyurl.com/darsepap/

207 Intermède Mantra Comme des contre-mantra chargés de négativité issue de la souffrance coloniale, les plus dures insultes entendues dès l’enfance resteront gravées dans une conscience créole chargée. Une culture qui n’est pas toujours, force est de le reconnaître, que pure doucine. Comment oublier, sauf omettre de le dire à ses enfants, qu’on a été traité en Martinique de : kouli manjé chien… Tout kouli ni an kout twotwa pou’y fè 236 ou en Guadeloupe, de : kouli malaba kalikata rat a poundè, ka manjé rat san sel ! 237 Le descendant d’esclave et son Aimé Césaire ont repris le mot Nègre en le glorifiant. À leur instar, prenant Kooly pour nom d’artiste, le chanteur guadeloupéen Robert Jasawant a recyclé à sa façon le mot coolie, qui désignait à l’origine un serf pris en Asie, d’origine annamite, chinoise, indienne, ou autre. Kooly consacre une biguine « An ni on tanbou a dé koté »238 au matalon, le tambour des engagés indiens, qui fut surnommé avec mépris « tanbou a dé bonda » par les afro-libérés, qui ne connaissaient que le tambour fait avec une seule peau de bête. Le sens du mot créole bonda, qui ne fit pas peur à un écrivain

236 Coolie mangeur de chien ! Chaque coolie doit faire son coup de trottoir (sa corvée de balayeur des rues). 237 Coolie de Malabar, de Calcutta, rat de (…?) mangeur de rat sans sel… 238 J’ai un tambour à deux côtés (deux faces).

208 comme Gilbert de Chambertrand,239 est : postérieur, arrière- train, fessiers, train-arrière. Le terme appartient, en Créole, au registre allant de la moquerie à l’insulte. L’expression afro-créole tanbou a dé bonda, encore courante aux Antilles, se veut métaphorique, elle désigne une personne au langage double — un traître ! On entend encore dire des Indiens aux Antilles qu’ils sont comparaison! 240 Quel regrettable pied-de-nez langagier envers un instrument traditionnel, le matalon respecté des descendants d’Indiens, emmené au-delà des océans, tout aussi vénérable que notre Ka que le descendant d’Africain a créé aux îles. Chaque tambour de notre culture, chaque son de cloche, mérite égal respect de la part de chaque Antillais, chaque être en devenir, issu de racines multiples. - Sammy-Guy Verdol.

—xxx— Sur le site Gens de la Caraïbe, on trouve un article daté du 17 juin 2008, intitulé « Hector Poullet, spécialiste de la culture créole ». Le ténor, poète et pédagogue de la langue dite créée récuse en ces mots une fermeture d’esprit désolante chez certains artistes du fond « négro-centriste » antillais : Je cite souvent le poème d’un Guadeloupéen connu qui dit : « kanmarad, annou fenmen lawonn, sé nou menm nou menm, nou pa ni tanbou a dé bonda ».241

239 G. de Chambertrand, Titine Gros Bonda, Livre de contes, éd. Fasquelles, 1947 : tinyurl.com/grobonda/ 240 Zendyen komparézon, yo kontwòlè : les Indiens aiment se mêler de ce qui ne les regarde pas. On entend aussi zendyen filozòf : ils sont philosophes, raisonneurs. Voilà bon ! 241 Camarades, fermons la ronde, restons entre nous, il n’y a pas de tambour à deux bonda chez nous.

209 Je suis contre. Nou pa ka fenmen lawonn ! On se réunit, mais pour discuter, le cercle est toujours ouvert aux autres, sinon comment se renouveler sans l’apport de l’autre ? Avec cette explication : Camarades, fermons la ronde, entre nous « pa ni tanbou a dé bonda »242 (expression créole qui signife que notre tambour de Nègres n’a qu’une peau et donc ne rend qu’un son, alors que le tambour des Indiens qui a une peau à chaque extrémité, le matalon, rend deux sons et donc tient deux langages) ? Le « tanbou a dé bonda » symbolise dans ce cas les traîtres.243 Hector Poullet dénonce la fanatique exclusion entretenue par l’ethno-centrisme. Ce Je suis contre expliqué à Karole Gizolme, fondatrice du courant « Gens de la Caraïbe » - qui devrait, à notre goût, faire plus de cas de l’apport indien dans le concert caribéen - bute une injustice et une lacune : l’ostracisme d’un groupe. Ce Je suis contre vise à nos yeux une kyrielle d’événements, de publications, de manifestations culturelles et commémoratives qui résonnent trop souvent d’un seul bonda, ignorant une part vivante de la réalité du creuset antillais. Le bonda manquant serait la volonté de mettre fin dans le monde culturel des îles à toute communautarisation définie de l’extérieur, à la mise à l’écart par exotisation, marginalisation ou simple oubli, de la production autre qu’afro-européenne. Pour citer une chorégraphe de Saint-François, Notre vocation caribéenne dictée par l’histoire est d’atteindre et de promouvoir une saine universalité !

242 « pa ni tanbou a dé bonda » : il n’y a pas de tambour à deux faces. 243 Karole Gisolme, Hector Poullet, spécialiste de la culture créole, site Gens de la Caraïbe : tinyurl.com/hpoullet/

210 L’identité composite Au prix de l’effacement de soi, par la force et la subtilité de l’acculturation du descendant d’Africain puis d’Indien, de la dissolution des langues d’Afrique et d’Asie et des fragments d’une mémoire épique, une culture originale devait naître et exister aux îles. Originaire de l’île antillaise, anglo-créolophone de Sainte- Lucie, le poète Derek Walcott, anobli Sir Derek par sa Reine, loua l’élan créatif, la résilience exaltée du conglomérat de peuples brassés par l’esclavage et l’engagisme dans l’aire des Caraïbes, en recevant le Prix Nobel de Littérature à Stockholm en 1992 : Deprived of their original language, the captured and indentured tribes create their own, accreting and secreting fragments of an old, an epic vocabulary, from Asia and from Africa, but to an ancestral, an ecstatic rhythm in the blood that cannot be subdued by slavery or indenture, while nouns are renamed and the given names of places accepted like Felicity village or Choiseul. The original language dissolves from the exhaustion of distance like fog trying to cross an ocean, but this process of renaming, of fnding new metaphors, is the same process that the poet faces every morning. This gathering of broken pieces is the care and pain of the Antilles, and if the pieces are disparate, ill-ftting, they contain more pain than their original sculpture, those icons and sacred vessels taken for granted in their ancestral places. Antillean art is this restoration of our shattered histories, our shards of vocabulary, our archipelago becoming a synonym for pieces broken of from the original continent.244

244 Derek Walcott, The Antilles: Fragments of Epic Memory, Nobel Lecture, 7 déc. 1992 : tinyurl.com/4pk4wr/

211 Privées de leur langue originelle, les tribus capturées ou prises dans l’engagisme s’en créent une nouvelle, accrétant et sécrétant des fragments d’un vieux vocabulaire épique d’Asie et d’Afrique, mais au rythme ancestral, extatique du sang que l’esclavage ou l’engagisme ne peuvent subjuguer, tandis que les noms sont changés et qu’on accepte ceux donnés aux lieux, tels le village de Felicité ou Choiseul. La langue originelle se dissout, s’épuise dans la distance comme le brouillard qui tente de franchir un océan, mais le changement des noms, la quête de métaphores nouvelles, est aussi le processus qui défe l’écrivain chaque matin [...].

Cet assemblage de morceaux brisés est le souci et la peine des Antilles et, si les morceaux sont disparates, dépareillés, ils portent plus de douleur que leur sculpture originelle, ces icônes et cette vaisselle sacrée qui allaient de soi dans leur domaine ancestral.

L’art antillais, c’est cette restauration de nos histoires secouées, de nos épines de vocabulaire, de notre archipel devenu synonyme de morceaux brisés par l’arrachement au continent originel. —xxx— Depuis la lointaine Île Maurice, autre terre à sucre dans l’Océan indien, Danielle Palmyre, Directrice de l’Institut catholique de l’Île Maurice, fait écho au caribéen nobélisé : Dans le monde créole, il y a également des ancêtres venus de l’Inde ; pour certains, des ancêtres chinois ; sans parler de nos ancêtres colons européens. En même temps, dans la complexité actuelle, il y a des traces ancestrales qu’il faut assumer totalement. C’est un peu une identité composite qu’il n’est pas facile de cerner et dont il faut respecter la complexité. L’être humain est créateur de culture. À partir de tous ces morceaux d’épaves qu’il a recueillis, il a construit quelque chose de neuf.245

245 Danielle Palmyre, Culture créole et foi chrétienne, Bruxelles : Lumen Vitae, 2008.

212 Oraliture créole un fonds inestimable

À la copieuse oraliture de quolibets dont la culture antillaise, toutes origines confondues, a le secret, la culture doit faire façader les Nâdron, riches textes classiques des grandes épopées indiennes : Ramayana, Mahabharata, Harischandra, Nallatanga,… encore chantés, de mémoire, en Tamoul ou Hindoustani dans les îles à sucre des Antilles et de l’Océan indien, épopées bravement traduites, mémorisées oralement en Créole en des temps difficiles par les anciens des générations de l’engagisme. Faute de geste salvateur, l'oralité des îles sera indigente quant à refléter nos origines plurielles. Sauf de rares exceptions, les écrivains de l’antillanité-créolité limitent encore leurs sagas et problématiques à un fonds de commerce mono-ethnique. Or, la globalité du village mondial fait de la mise en scène d’une large gamme d’ingrédients dans la représentation des îles un must. La situation précaire du récit historique et social, nous l’avons vu, vient d’une profonde ignorance entretenue par l’omission de faits importants, des clichés ou des définitions simplistes. Tels ce raccourci présenté aux touristes par des guides peu renseignés : Les Indiens n’étaient pas esclaves, ils n’ont pas soufert, ils avaient un contrat.. Ce vers de Max Rippon : Vou, ou rivé an bòdaj a péyi-la baté kon boukèt, pasajé si kontra.246 Cette évasion chez certains décideurs culturels : « les Indiens doivent s’occuper eux-mêmes de leur culture ».

246Toi tu es arrivé au pays bâté comme un âne, passager sur contrat...

213 Seule la lumière de la connaissance peut effacer l’ignorance. Pour contrer ces idées fausses sur l’histoire, voici quelques passages fournis par le Pr Christian Schnakenbourg, auteur d’une thèse incontournable sur l’immigration indienne en Guadeloupe pendant la période 1861 – 1906. 247 Les faits que mentionne ce chercheur ont bel et bien eu cours après l’abolition de l’esclavage, ils sont loin d’être l’exception, et ces récits se retrouvent à l’identique dans toutes les contrées qui ont connu l’engagisme post-esclavagiste des Indiens :

Les planteurs essaient par tous les moyens de retenir les Indiens le plus longtemps possible sur les habitations. D’abord en prolongeant artifciellement la durée de leur engagement bien au- delà des cinq années prévues dans leur contrat, sous les prétextes les plus divers : « erreurs » dans le décompte des journées, « sanctions » sous forme de journées supplémentaires et surtout application de la règle complètement illégale dite « des 1.560 jours » ; on exige des Indiens 26 jours de travail efectif par mois pendant 60 mois au lieu de cinq années de date à date, ce qui les oblige à « rattraper » les jours de maladie, les quatre jours fériés de Pongal, etc. Résultat : au Moule, la durée moyenne des engagements telle qu’on peut la calculer à partir des indications portées dans les registres matricules est de 78 mois au lieu de 60 mois. Puis, à l’aboutissement du premier engagement ou du précédent rengagement, les Indiens sont soumis à une énorme pression, à la fois psychologique et physique, allant parfois même jusqu’à l’emploi de la violence, pour les obliger à se rengager. Même pour ceux qui ont été rapatriés en Inde, l’aventure migratoire des Indiens en Guadeloupe, et dans toute la Caraïbe en général, n’est qu’une longue succession de drames... : tromperie, au moment de

247 Pr Christian Schnakenbourg, Université de Provence, in Note sur le Rapatriement des Indiens de la Guadeloupe 1861 – 1906, Université de Picardie, Amiens, équipe de recherche AIHP GEODE /UAG.

214 l’engagement, humiliation, violence et misère pendant celui-ci, retour de « galère » après. Pour l’immense majorité d’entre eux, l’émigration a détruit leur vie; ils ne reviennent en Inde que pour mourir, encore plus usés et encore plus misérables qu’ils ne l’étaient avant de partir ; et même pour les quelques 20% qui ramènent des économies avec eux, cela en valait-il vraiment la peine ? Comme à l’aller d’ailleurs, le niveau de mortalité en cours de route dépend avant tout de la plus ou moins grande rapidité du voyage. Mais la surmortalité, considérable par rapport à l’aller, s’explique principalement par deux causes : en premier lieu l’entassement beaucoup plus important à bord et surtout l’état sanitaire catastrophique des rapatriés. En efet, l’administration « trie » les demandes de façon à embarquer prioritairement ce que l’on appelle cyniquement les « non-valeurs » : vieillards de 40 ans épuisés par une vie de misère et de soufrance sur les habitations, invalides, infrmes, indigents etc. Le Dr Béchon qui accompagne un retour au départ de la Martinique note que « les convois de rapatriement sont aussi des convois d’évacuation ». Un de ses confrères n’hésite pas à parler de « déchets ». En moyenne, ces « non-valeurs » représentent environ 20% du nombre de passagers sur chaque convoi et ce sont eux qui décèdent prioritairement en cours de route; lorsque le navire « Oncle Félix » revient en Guadeloupe, il a perdu en un mois 22 passagers sur 439 embarqués et l’enquête révèle que beaucoup d’entre eux étaient dans un état de faiblesse et d’épuisement tel qu’il était évident qu’ils ne pourraient pas supporter le voyage. On avait même embarqué deux amputés qui n’étaient pas encore complètement cicatrisés et donc menacés de gangrène.

215 Intermède Saintois Voici un exemple de la dureté des sévices subis par les engagés indiens dans les îles des Caraïbes, après l’abolition de l’esclavage. De 1860 à 1874, en Guadeloupe, trente-cinq tamouls venus de Pondichéry, dont une femme, se trouvent déportés pour insoumission à la « Maison de Correction » de l’îlet à Cabris dans l’archipel des Saintes. Ils y laisseront la vie. Selon un certain Capitaine Bonnemaison, dont le témoignage est rapporté par Patrick Péron, Sur un mamelon de 150 m se dresse un pénitencier. Il comprend les condamnés de toute la colonie [de la Guadeloupe] à la prison pour plus d’un an, les condamnés à la réclusion, aux travaux forcés ou à la déportation qui attendent là d’être transportés vers la Guyane. Les premiers logent dans un grand bâtiment d’une seule chambre, pêle-mêle [...]. Les condamnés de la deuxième catégorie occupent une pièce dont ils ne sortent jamais [...]. Ils vivent tous ensemble [...] sans un banc, sans lit. Il y a là de beaux types de Nègres et des Indiens à la fgure intelligente et pensive. Une odeur de chair humaine et d’autres choses encore nous font reculer : l’installation des cabinets d’aisance est des plus rudimentaires. Les locaux disciplinaires sont de véritables tombeaux. Le « patient » est assis sur les dalles, épaules et tête contre le mur, les pieds fxés à une barre de justice à 0,25 m du sol.248 Depuis 2012, un hommage annuel est rendu à ces 35 Indiens, dont le sort a ému Michel Narayaninsamy, président d’une des branches de la galaxie GOPIO en Guadeloupe.

248 Patrick Péron, in Petite histoire de Terre de Haut, île française d’Amérique, éd. ASPP, Association Saintoise de Protection du Patrimoine, 2003.

216 Ecrivains créolistes et indianité antillaise

Joueur de tapou © Mani Varma, Kanchipuram, Inde du Sud.

« Rien n’est plus malhonnête que de dire la diversité au nom de l’autre, sans lui reconnaître sa richesse intrinsèque, sa voix à part entière dans cette diversité. Ce serait même aller à l’encontre de cette belle idée. Je m’en suis rendu compte lors de voyages en Guadeloupe ou en Martinique... Surtout en littérature, où la part de descendants de l’engagisme était en soufrance. J’avais dit que dans un monde créole défni de façon unilatérale, en littérature surtout, le bon Indien est un Indien muet. » - Khal Torabully.249

249 Interviewé par Philippe Pratx : http://tinyurl.com/torakhalbu/

217 Les auteurs antillais sont encore en général peu soucieux d’exposer fidèlement la diversité des sociétés dites créoles. Souvent polarisés sur l’ethno-centrisme dominant, ils restent coi, ou réservent à l’ingrédient indo-antillais dans leur œuvre sinon le vide, tout au plus la part de l’anecdote. De très rares auteurs, dont quelques romanciers, font état dans leurs œuvres du climat difficile qui fut le sort des engagés indiens, « les premiers romans de la créolité dépeignant le coolie indien comme une créature étrange, nimbée d’une altérité qui le relègue à une marginalité. »250 Dans une de ses narrations d’enfance, Madame Marise Liliane Appoline Boucolon alias Maryse Condé, se revoit petite fille guadeloupéenne allant en « changement d’air », subitement perplexe dans le transport en commun qui emmène la famille : Soudain à l’entrée de Capesterre (…) l’insolite d’un temple indien, bariolé aux couleurs de Mayèmin, me tira de ma somnolence. C’était cela aussi la Guadeloupe ?251 Aucun écho en retour ni précision ne lui parvient de la déesse, du moins dans le récit.252 Maryse Condé, a néanmoins été interpellée par la complexité de l’identité guadeloupéenne. Dans un document intitulé « Identité : Créolité et féminité chez Maryse Condé »,253 il est question d’un Antillais qui par définition serait le Noir, et d’un « côtoyé », lui aussi Antillais :

250 Khal Torabully, interviewé : tinyurl.com/torabkhal/ 251 Maryse Condé, in Le cœur à rire et à pleurer, souvenirs de mon enfance, éd. Robert Laffont, 1999, p. 122. 252 Maliémin, Mayémen : prononciation créole, la Déesse , vénérée par les Tamouls de l’Inde du Sud et dans toute la diaspora. 253 Document pédagogique, univ. de Caroline du Nord : tinyurl.com/cond-creo/

218 La population des Antilles se compose essentiellement de descendants d’esclaves africains. Il en résulte, chez certains Antillais, un sentiment d’appartenance à l’Afrique de par leurs ancêtres. Le problème, c’est que les Antillais n’ont véritablement aucun lien vivant avec l’Afrique : ils ne parlent aucune langue africaine, ont rarement vu ce continent et ne connaissent bien souvent aucun Africain. Les Antillais parlent Créole, leur religion mélange le catholicisme et le vaudou et ils ont toujours côtoyé des Indiens et des Békés, eux aussi Antillais. Dans un roman condéen, « La Traversée de la mangrove »254 (1989), vingt voix diférentes racontent, chacune à sa façon, selon qu’elle est dite par un Noir, un Indien, un Béké, un Dominicais, un Haïtien, un homme, une femme, l’histoire de Francis Sanchez lors de la veillée funèbre de son corps (…). Un parallèle s’établit entre la recherche de l’identité de Sanchez mort et la quête identitaire de toute la société antillaise : savoir qui est Sanchez reviendrait à savoir ce que veut dire « être Antillais ». Ce qui importe, ce qui crée l’identité et la rend unique, ce n’est pas son passé, qui est incertain à la fn du roman, mais les relations qu’il a tissées avec toute la communauté de la Guadeloupe. Ce qui crée l’identité de la communauté antillaise, ce ne sont pas les ancêtres africains, mais le côtoiement de personnes variées, qui créent, parfois malgré elles, des liens indissolubles.

$ —xxx—

Le survol de la vaste production littéraire antillaise franco- créolophone montre combien il reste à faire pour qu’y soient aussi dépeintes l’épopée indo-antillaise et les divers autres aspects socio-culturels historiques négligés de nos îles.

254 Maryse Condé, La Traversée de la mangrove, Paris: Mercure de France, 1989, pp.139-140.

219 Aimé Césaire s’intéressa au Tamoul. Il souhaita « qu’il soit enseigné aux Antillais, entre autres langues ». Il reste en tout cas souhaitable que la production artistique et littéraire générale cerne plus complètement l’histoire et le panorama des îles, en les représentant sans ethno-centrisme ou nombrilisme. Un Antillais d’origine indienne représentant les Antilles à l’étranger n’aurait pas idée de n’en présenter que les traits de l’indianité et de citer évasivement le Gwo-ka, le Bèlè ou la Biguine comme des anecdotes du paysage culturel de son île ! Il faut encore une pédagogie de la mise en relation, car l’autre fait toujours peur et l’on ne sait pas trop ce que l’on doit céder ou conserver dans l’échange. De là naît la peur et le soupçon de l’autre.255 L’histoire des Antilles est riche de thèmes et contextes divers propres à inspirer le romancier, le poète, l’artiste, le chercheur en études post-coloniales, et les enseignants qui proposent des sujets d’enquête à leurs élèves. Sait-on, par exemple, comme l’a montré le chercheur Jacques Weber pour les convois partis de Nantes, que certains équipages de navires qui ont participé à la traite et au transport des Africains victimes de l’esclavage, ont aussi participé au transport d’engagés indiens ? Qui aurait l’angélisme de croire que les maltraiteurs ont baissé la garde en changeant de chargement ?

—xxx—

255 Khal Torabully, interview : tinyurl.com/torabkhal/

220 Raphaël Confiant Raphaël Confiant est un rare romancier antillais à faire état de l’existence et de la diabolisation, des Indiens par la bouche de personnages martiniquais des années 1960. Ayant pris le parti de consacrer un ouvrage au moins à chacune des racines originelles de l’arbre créole, l’écrivain créoliste, qui ne saurait dès lors être taxé d’afro-centrisme, présente les Indiens avec leurs souffrances et leurs espoirs dans son roman La Panse du Chacal, une épopée de migrants allant du Tamil Nadou à la Martinique et il tente de décrire leur intégration jalonnée d’aléas et d’incompréhensions.256 Dans plusieurs de ses romans, des envolées de son corpus de sarcasmes anti-indiens ont été traduits par ses soins du Créole en Français régional, à dix ans d’intervalle. En voici deux :

[...] comme si la vérette les avait tout bonnement chassés de leurs savanes à bœufs de Macouba et de Basse-Pointe. [...] Tu passes près d’eux, ils ne sont que l’ombre d’une fcelle. Ils se font tout petits, ils baissent les yeux dans les dalots qu’ils balayent avec une lenteur désespérante, mais dès que tu les as dépassés, tu sens la braise de leurs prunelles sur tes épaules et tu es certain qu’ils te traitent de salopetés exprès pour accorer tes afaires de la journée.257 Les coupeurs de canne et les muletiers [...] rivalisent de sarcasmes : « Coulis mangeurs de chien ! Coulis qui puent le pissat ! Coulis, dernière des races après les crapauds ladres ! Coulis mendiants ! Les bras des coulis sont rattachés à leur corps avec de la colle de papayer !»258

256 «… ses premiers romans n’étaient pas toujours avenants pour le kouli » - Khal Torabully, interview : tinyurl.com/torabkhal/ 257 Raphaël Confiant, Le Nègre et l’Amiral, Paris : LGF, 1993, p. 205. 258 Raphaël Confiant, Le Barbare enchanté, Paris : Écriture, 2003, p. 147.

221 Ernest Pépin C’est cadencer le monde qu’il faut / dans son chemin d’errance nous qui venons de si loin / d’une crinière d’écume d’eau salée nous qui venons de si loin / que nous avons fatigué les requins.259 Créoliste, Ernest Pépin relate dans son livre Coulée d’or260 ses rencontres d’enfance avec les Indiens de Saint-François. Si on croit que c’est par esprit de séparatisme qu’un « Cimetière des Indiens » y existe, il nous donne l’autre version de l’affaire : Dans les temps anciens, mais pas trop lointains, les Nègres se plaignirent des coutumes que pratiquaient les Indiens à l’égard de leurs morts. Ils leur ofraient des repas le jour de la Toussaint et cela dérangeait les Nègres déjà peu enclins à aimer les Indiens. Pour eux, ce n’était ni plus ni moins qu’une profanation du cimetière. Une fois encore, des conflits opposant les uns et les autres allaient déchirer la commune. Peut-être même que le sang allait couler, car on ne joue pas avec le respect dû aux morts. Un grand propriétaire indien ofrit un terrain à ses frères de race pour leur permettre de pratiquer en toute quiétude leurs rites.261 Les alliances familiales ont aujourd’hui dépassé les barrières ethniques et des personnes de toute origine y sont enterrées. S’évadant de l’afro-créolité dominante, il arrive qu’Ernest Pépin se plaise, sans s’y complaire, à érotiser le prototype de la future femme composite des îles. Pour Bruno Doucet, éditeur de son recueil de poésie intitulé Bel Incendie : à travers la femme indienne qu’il évoque, c’est « l’immense odyssée des nations », l’Afrique, l’Inde, l’Europe, que célèbre le poète, sans oublier les brûlures de l’histoire.

259 Ernest Pépin, Le Babil du Songer : Ibis rouge, 1997. 260 Ernest Pépin, Coulée d’Or, Paris : Gallimard jeunesse, 1995. 261 Ernest Pépin, Coulée d’Or, op. cit. M. Ramsamy offrit aussi, entre autres, le terrain où se trouve l’église de Saint-François.

222 Gerty Dambury L’origine, l’appartenance et le cheminement intérieur sont des traits de l’œuvre de la dramaturge, romancière et metteur en scène guadeloupéenne Gerty Dambury. Dans la pièce Lettres Indiennes,262 elle analyse et compare les immigrations indiennes et les difficultés sucrières des sociétés réunionnaise et antillaise, notant le sentiment xénophobe de la population antillaise. Musique, chants et danses indiennes montrent leur rôle enrichissant pour la culture composite créole. Mais autrement, dans le fonds de romans, racontages et autres écritures du monde créole, une opaque, quasi-invisibilité est le lot des personnages antillais d’origine chinoise, indienne, italienne, libanaise… Malgré leur réelle présence physique, culturelle, économique, sociale et... fiscale ! Les plumes antillaises pourraient offrir un reflet fidèle de la société antillo-caribéenne, de la diversité humaine et culturelle qui taille son profil. Leurs œuvres étant sujets d’études à l’intention d’élèves de toute origine, il ne saurait y être question que d’un aspect de la réalité. Or, le monde littéraire antillais semble soutenir surtout le discours de 1935 de Gratien Candace, qui fut pourtant témoin du combat de Henry Sidambarom : la bipolarisation post-esclavagiste. Parmi les historiens qui se sont penchés sur le patrimoine culturel indien de la Guadeloupe, citons le Dr Henry Bangou263 On consultera aussi une bibliographie en ligne sur l’indianité créole chez Lameca, la Mediathèque Caraïbe de Basse-Terre.264

262 Lettres indiennes, Lansman, 1993, Paris : Éditions du Manguier, 2009. tinyurl.com/gertymang/ 263 Henry Bangou, Le patrimoine culturel indien en Guadeloupe : tinyurl.com/bangoupatrimoi/ 264 Bibliographie Inde-Caraïbe de Lameca : tinyurl.com/lameca-inde/

223 Max Rippon … quand le silence s’installe et s’impose, entre lianes rebelles, ruines hagardes, et roches hébétées. Quand la trace des pas ne résonne plus. Juste le vent qui fait léviter les feuilles témoins...265 Renommé poète Marie-Galantais, Max Rippon s’active hors des frontières de son « île en îles », voyageant même jusqu’au Nicaragua pour représenter la vision culturelle créoliste. Comme on le lit sur le site Potomitan, Écrivain d’une grande rigueur, M. Rippon a le souci du détail vrai, il dit de façon originale ce que chacun côtoie, ressent, respire.266 En juillet 2004, dans le cadre des 150 ans de l’arrivée indienne en Guadeloupe, Max Rippon, Raphaël Confiant et l’auteur de cet essai avons été invités par Félix Cotellon à témoigner au Festival Gwo-Ka, forum « Pran ti ban-la sizé ».267 Nous titillâmes les écrivains sur les sévices et quolibets que subissaient les Indiens de la part de nos camarades de collège ou de lycée, quand nous étions condisciples à Carnot. Et nous les questionnâmes sur l’absence totale de mention des Indo- Antillais dans les écrits des îles, qui est une forme de cécité. Quelque temps plus tard, Max Rippon nous racontait avoir fait en Guadeloupe « continentale » la connaissance d’un coureur de fond guadeloupéen d’origine indienne qui lui avait exposé les relents racistes qu’il devait encore entendre : Mé ola zendyen aprann kouri ? Dèpi ki tan ? Oti yo ka pran fòs ?268 Notre condisciple marie-galantais découvrait la surface d’un vécu qui n’a que trop échappé aux pontes d’histoire antillaise...

265Max Rippon, Hommage à la poétique du silence : tinyurl.com/maxrippo/ 266 potomitan.info/rippon/ 267 Invitation : asseyons-nous sur des petits bancs pour causer. 268 Où l’Indien a-t-il appris à courir ? Depuis quand ? Où prennent-ils la force ?

224 Max Rippon nous dédia en 2006 son poème269 qui préconise le dépassement de la phénotypie : « pétèt nou pa ka sanm »,270 l’union résignée des Noirs et des Indiens mais, même si « nou ansanm »,271 « menm si nou pa vini obò menm bato-la ».272 Par ignorance des faits historiques, beaucoup idéalisent la condition de l’Indien,273 qu'on décrit arrivé « bâté comme un âne, passager sur contrat »… On oppose en termes manichéens la condition de l’engagé indien à celle de l’esclave, en méconnaissant le sacrifice, l’épopée difficile, le déni et le lourd tribut payé par ceux dont on exigea qu’ils remplacent les Noirs accablés aux plantations. Par ailleurs, on ne peut ignorer que les Congo étaient, comme les Indiens, des engagés arrivés après l’abolition de l’esclavage.

° Notons que le tout premier natif de l’Inde décédé à la Guadeloupe fut le jeune « Cattan Peyen, fils de Cattan », mort le 10 janvier 1855, âgé de 12 ans, à l’habitation Trianon, secteur de Grand-Bourg de Marie-Galante, soit seulement deux semaines après ses deux débarquements lors de la toute première arrivée indienne en Guadeloupe.274

269 Max Rippon, Nou paka sanm, mé nou ansanm, sur Montray Kréyol : tinyurl.com/ripponmax/ 270 « nous ne nous ressemblons peut-être pas… » 271 « mais nous sommes ensemble… » 272 « même si nous ne sommes pas venus sur les mêmes bateaux »... Il est à noter que certains bateaux négriers ont aussi transporté des « coolies » de l’Inde. 273 Cf. le cri du cœur de la réceptionniste de l’hôtel Cap Réva à Marie-Galante qui, en annonçant le prix d’une chambre à un indo-antillais, ajouta spontanément : Mé Zendyen ni lajan ! — Mais les Indiens ont de l’argent ! 274D’après J. Caïlachon, selon l'état-civil, le plus gros contingent d’engagés dits « coolies » dé-barqués de l’Aurélie en déc. 1854 à la Darse de Pointe-à-Pitre fut envoyé à l'habitation du colon Victor Roussel à Marie-Galante.

225 Il est souhaitable que par souci de décrire fidèlement l'his- toire de Marie-Galante, des recherches soient menées sur les conditions de vie des engagés qui ont trimé et sauvé sur cette île la culture et la transformation de la canne à sucre, après la rupture qui suivit l’abolition de l’abomination esclavagiste. Max Rippon décrit comment les Congo arrivés, comme les Indiens, comme travailleurs engagés après l’abolition de l’es- clavage et dont un nombre fut exploité dans les plantations de l’île-galette, ont été méprisés, rejetés et « bleuis » par leurs propres frères afro-libérés et franco-créolisés, imprégnés à leur tour de préjugés. Ils étaient traités de « kongo blé dépasé nwè » 275 à cause de leur peau plus foncée… Ce mépris explique en partie la fuite de nombreux descendants d’Indiens de Marie-Galante. D’autres, dont seul le nom a survécu, eurent des descendants mixés avec ceux des anciens esclaves. La déconsidération de l’Africain par certains descendants d’esclaves antillais n’a pas disparu. Des mots comme Congo ! Haïtien ! lancés comme quolibets à des personnes à peau foncée giclent encore dans nos cours d’école et salles de classe. Quoi qu’il en soit, vu les progrès réalisés au fil du temps, la conscience guadeloupéenne a dépassé la honte subie et franchi hardiment le cap du vivre-ensemble. Chaque pas en avant chez nos écrivains pour rattraper et mieux montrer la réalité mosaïque et diversifiée des Antilles sera salutaire. Cela suppose qu’ils osent s’informer, s’intéresser à des manifestations autres qu’euro-africaines, en organiser en mémoire des travailleurs engagés de Marie-Galante... Voire, découvrir l’Inde, le sous- continent qui, avec l’Afrique et l’Europe, fait le grand trio des grands-parents des Antillais !

275 Congolais plus noirs que noir : bleus foncé.

226 Nou pa vini obò menm bato-la Vou, ou rivé an bòdaj a péyi-la baté Mé nou janmbé menm dlo-la kon boukèt, pasajé si kontra Ou sé zendyen kouli malaba yo di Ou vin kolé bout pongnèt évé Mwen an sé nèg kongo blé dépasé mwen nwè Anba zongonn a jérè… On dòt van ki flangé lanm alé Pétèt nou pa ka sanm On dòt dlo ki lavé zyé a niyaj Mé sèten nou sé fwè Menné nou échwé san souf si Fwè lè nou ka vlopé kò an madras menm zobèl tè-la… Fwè lè nou ka jonni dwèt an Apa chivé grenné an mwen kolonbo Ki fè nou pa ka sanm… Fwè lè nou ka pran fréchè an Nou ni menm po kakodou-la lonbraj a flanbwayan Nou sé fwè-bata pétèt Pétèt nou pa ka sanm Mé nou sé fwè kan menm Mé sèten nou sé fwè Menm si sanblanni Pou nou fn pa vin fwè Ka séparé nou douvan pòt Fwè mayé kon pyès rapòté a menm senmityè lenj-la Menm si matalon pa ka lokansé an Yo di ou flègèdè kon flèt fl-fè léwòz Yo di an bòsko kon bouva an tras Menm si nou pran zèb-a-fè é lésé tè-mòl… vèlpèlè atè Mé ki vou Fwè sé prèmyé fwa an ka hélé-w Ki mwen fwè Ki pilo dòt krazi boyo dlo menné Prèmyé fwa nou prangad fasadé van chayé Bouké doubout zyé an zyé… Péyi-la bouzwen nou An savé mòltanni ka ba kò a-w fòs Pou fè dé pa douvan Pou bitué tè rèch an zòtèy a Avan twota pran labann si nou Soufriyè Fwè sé an bwaskò nou ké La Matouba pa ni menm sans pou mwalonné touf labou nou Avan gro grenn lapli fésé si do an Sa vré nou pa fèt ka tété menm lèt nou Mé nou ka woulé nan menm Sé an bwaskò matalon é boula ké lawout waké menm balan si chimen a An rivé astè Gwadloup an fn-fon dèmen lakal Fwè an ka òz di… San mandé vini ni péyé pasaj douvan nanm é douvan konsyans Dé men balan san makout Sèten nou sé fwè é sè a menm Èk dlo nan zyé pou sèl plen-vant zobél tè-la. Fwè an mwen Max RIPPON, 17 novembre 2004.

227 Acteurs Indo-Antillais

Quel observateur pourrait nier aujourd’hui l’impact positif à tous niveaux de l’intégration des travailleurs indiens et de leurs descendants dans les sociétés issues des habitations ? Il suffit de lire la presse quotidienne, de suivre le journal télévisé des Antilles ou de La Réunion, pour se rendre compte que, même minoritaires et longtemps relégués dans les anciennes communes et la campagne des habitations, les Indiens des départements d’Outre-Mer sont sur tous les fronts, à la pointe des combats socio-politiques, éducatifs ou sanitaires, actifs dans les domaines de l’agriculture, l’économie, l’administration, la politique, l’humanitaire, au service de tous. Pourtant, l’incompréhension à leur égard et la réticence à les admettre dans le monde créolophone ont été coriaces. Comme l’explique l’ethno-musicologue canadienne Monique Desroches, on ne saurait, sous prétexte d’intégration, rejeter en bloc les éléments culturels d’origine conservés par une partie de la population : Le recours aux éléments culturels indo-créoles dans la société antillaise s’inscrit non seulement dans la foulée d’un simple geste artistique ou religieux, mais aussi dans la logique d’une véritable valorisation socio-culturelle du groupe et d’une meilleure intégration sociale.276 La nécessité de permettre aux jeunes d’accéder à l’éducation et d’être productifs est en fait une préoccupation fréquente chez l’Indien antillais.

276 Monique Desroches musicologue in Indo-créolité et sens de la mémoire : tinyurl.com/6pba6e/

228 Ernest Moutoussamy Poésie et politique

On ne peut mutiler notre culture de cet apport si riche de sagesse et d’universalité… Le ciment de l’unité sera d’autant plus solide qu’il mélangera toutes les spécifcités pour façonner le socle de la société de demain.277

Retiré de la vie publique, le poète, écrivain et politicien Ernest Moutoussamy fut pendant de longues années maire de sa ville de Saint-François et député de la Guadeloupe. Il raconte son enfance dans plusieurs livres, dont certains devraient faire partie du corpus utilisé par les formateurs de pédagogues, les enseignants et les élèves. A propos de son 25ème opus, De la case d’habitation au Palais Bourbon, Ernest Moutoussamy expliquait au début de l’année 2012 sa démarche. Elle n’est pas sans rappeler celle d’Henry Sidambarom : J’essaie de retracer mon parcours de député, depuis la case de deux pièces où je suis né sur l’habitation sucrière à Desvarieux, Saint-François, jusqu’au Palais Bourbon, l’Assemblée Nationale. C’est un parcours original, du fait que je n’étais pas a priori destiné à la politique. Je suis issu d’une famille rurale. Je suis venu à cette vie politique, non pas par démarche intellectuelle, mais parce que dans les champs de canne à sucre, aux côtés de ma mère, j’ai vécu l’injustice de l’exploitation, la misère, la pauvreté.

277 Ernest Moutoussamy, La Guadeloupe et son indianité, Ed. Caribéennes, 1987, pp. 21-22 : http://tinyurl.com/moutougpe/

229 J’avais toujours été frappé de voir mon père et ma mère qui travaillaient toute la journée et qui n’arrivaient pas à donner à leurs enfants le minimum vital. C’était horrible et cela m’a marqué. Quand j’ai appris, à l’école, que la politique pouvait permettre de lutter contre les injustices, les exploitations, et faire évoluer la situation de l’homme, je me suis dit que j’allais faire de la politique. J’avais dans ma tête cette idée d’apporter ma contribution dans le changement qui s’imposait à la société Guadeloupéenne. J’ai été très heureux d’entendre de la bouche d’un ministre que l’outre-mer apportait un plus à la France. Cela a été une vérité révélatrice. 278 Relatant sa longue carrière politique, l’écrivain soulage sa mémoire des obstacles extérieurs et des démons intérieurs qu’il dut affronter pour se faire élire député de la Guadeloupe, le 21 juin 1981 : Mon parcours portait les marques d’un chemin de croix. Le «Ti- Malaba»279 avait osé s’attaquer à l’homme politique le plus puissant du pays. (…) Quand je commençai le combat politique, la commune se crispa contre moi politiquement et ethniquement. De gré ou de force ? 280

278 Ernest Moutoussamy se raconte in France-Antilles, 18.01.12 : tinyurl.com/ernestpaul/ 279 Sobriquet péjoratif envers les Indiens. Ceux qui le proféraient ignoraient le plus souvent qu’il se référait simplement à une région de l’Inde, ce qui permit aux Indiens informés de mieux supporter la mauvaise intention des insulteurs. 280 Ernest Moutoussamy, De la Case d’habitation au Palais Bourbon, Editions Nestor, Basse-Terre, 2013, pp. 9-10.

230 Au cours de ses années à l’Assemblée Nationale française Ernest Moutoussamy eut le privilège de côtoyer l’écrivain Aimé Césaire, qui fut comme lui député, de la Martinique. Etant donné que leur vision politique se rejoignait souvent, l’élu guadeloupéen consacra au moins un ouvrage plein d’admiration, et même un site internet, à son éminent collègue parlementaire et à son œuvre : la Négritude.281 Ce qui n’empêcha pas Ernest Moutoussamy de considérer que ce fut une grande faute de la part d’Aimé Césaire, que d’avoir ignoré les Indiens dans son œuvre. Et il ne manqua pas de le lui faire savoir. Notre étude très attentive de la pratique du Chantre nous amène, certes, à nuancer tant soit peu l’intransigeance du député indo-guadeloupéen. Ernest Moutoussamy put d’ailleurs exprimer amplement son regret en 2004 lorsqu’il fut filmé par le reporter indien Shri Suresh Pillai, déjà cité ici, dans sa mairie de Saint-François. Ce film rare comporte en outre de multiples témoignages sur le vécu des descendants d’Indiens en Guadeloupe. C’est un document visuel d’un grand intérêt pédagogique et il peut encore être visionné sur le web.282

—xxx—

281 Ernest Moutoussamy, Aimé Césaire, député à l’Assemblée nationale, 1945-1993, Paris : L’Harmattan, 1993. 282 Suresh Pillai, film Hindus of Guadeloupe and Martinique », 1, 2, sur YouTube : tinyurl.com/moutoucesaire/

231 Albert Débibakas Divers informateurs comme Rémi Baumeister, dramaturge et poète du Moule que nous avons interrogé, nous ont cité de nombreux exemples de bienfaiteurs, comme l’Indien du Moule Albert Débibakas. « Il a donné à la commune un terrain situé entre la route de Sainte-Marie d’Arles et celle qui mène à Claret, afin de construire une école pour les enfants du coin qui devaient aller à pied jusqu’au bourg du Moule. L’école maternelle et primaire s’appelle « Ecole Albert Débibakas » et dessert Letheil, Claret, Zévalos, la Cour des Braves, Gardel et Sainte Marie d’Arles. Albert Débibakas a travaillé à l’usine de Gardel. Ses fils venaient travailler dans les champs de son beau-père, tandis que ceux de celui-ci allaient donnaient un coup de main dans ceux du père Débibakas. Il a monté une entreprise de travaux publics. Son premier fils, Henry, est devenu proviseur de lycée, le second a repris l’entreprise et la fait tourner pour la famille. Il a racheté la maison coloniale de Zévalos. Il a aussi racheté une distillerie aux Mangles à Petit-Canal. Il a deux autres frères, Duquesne qui a épousé une dame Vaïtilingon et Alain employé à la Sécurité Sociale. Un autre fils, Jean-Claude, aujourd’hui décédé, tenait une boîte de nuit. Albert Débibakas était vatialou (officiant hindou, vartial à la Réunion) d’après son fils Alain, qui connaît beaucoup de chants indiens appris à ses côtés et garde pour lui une grande affection. Sa famille tout entière honore le patrimoine qu’il a légué et elle lui reste attachée. » On sait que, quoique non religieux, le même altruisme social anima Henry Sidambarom.

232 Francis Ponaman Doctorant en culture et civilisation indienne, le chercheur Francis Gilbert Ponaman a été qualifié par certains de « père de la recherche sur l’indianité créole », eu égard à son activisme de la première heure. Le fer de lance fut la parution ardue, il y a une quarantaine d’années, de quelques numéros de la revue novatrice Soleil Indien en collaboration avec Jude Sahaï. C’était la rude époque où les recherches sur les Indiens des Antilles étaient inexistantes et improbables. En vérité, elles étaient perçues comme mal venues par le Gotha. ll fallait se contenter de se savoir et de se dire Guadeloupéen ou Martiniquais et, la honte aidant, taire et terrer dans l’éthérique de la terreur son être Indien. Toute velléité d’authenticité passait pour excentrique. - Ruth Soumaya.

Pr Singaravélou C’est vers la même époque qu’apparut en Guadeloupe, tel le héros Maldévilin de Maduraï, un jeune chercheur originaire de Pondichéry, qui se présentait sans prénom : Singaravélou. Agrégé de géographie en 1969, ce jeune professeur fut nommé directeur d’études à l’École Normale de Pointe-à- Pitre, puis chargé de cours au centre universitaire Antilles- Guyane de 1970 à 1972 et maître-assistant de géographie de 1975 à 1981. Rendant un fier service aux Indo-Guadeloupéens et à la sociologie de l’île, le Pr Singaravélou mena sur le terrain une enquête révélatrice qui eut des retombées salutaires pour leur dignité et salvatrices pour leur identité.

233 Après une thèse de doctorat en 1974 sur l’histoire et l’évolution des Indo-Guadeloupéens, il publia sur le même sujet un ouvrage destiné au grand public en 1975.283 Le Pr Singaravélou fut Président de l’Université de Bordeaux de 2004 à 2009, puis d’octobre à novembre 2012.284 Ses connaissances, ses contacts en Inde et son concours logistique restent à ce jour d’une remarquable utilité pour faciliter le désenclavement cognitif et culturel des Antillais descendants d’Indiens, ainsi que leurs rapports avec l’Inde moderne. En 2013, le Pr Singaravélou a participé aux travaux et manifestations commémoratives à la mémoire de Henry Sidambarom en Guadeloupe et au maître-pôle.

Jocelyn Nagapin Préalablement, dès l’année 1989, Jocelyn Nagapin, pouçari285 guadeloupéen de la région du Moule en Guadeloupe, avait co- écrit avec le chercheur martiniquais Max Sulty un beau livre grand format de 255 pages sur l’hindouisme antillais. Dans cet ouvrage aujourd’hui devenu un rare « item collector », on trouve des descriptions détaillées des rites et des coutumes religieuses des Indiens antillais, des textes sur la transe, les sacrifices, les arts hindou antillais, sacré, profane, culinaire, médicinal, etc. — ce qui était un tour de force d’édition pour l’époque.

283 Singaravélou, Les Indiens de la Caraïbe, L’Harmattan, 1987. Une version actualisée de l’ouvrage est annoncée. 284 Pr Singaravélou, Les Indiens de la Guadeloupe, Bordeaux, Imp. Deniaud, 1975. Thèse de troisième cycle en géographie à l’Université Bordeaux III, 1974. 285 Le pouçari, pousari, poudjari ou pujari, celui (ou celle) qui fait une pousè, pouça, poudja ou puja, cérémoniel hindou d’adoration devant une déité.

234 La migration de l’hindouisme vers les Antilles Jocelyn Nagapin, Max Sulty, 1989.

235 Des décennies plus tard, Francis Gilbert Ponaman donnait un avis rétrospectif sur le cent-cinquantenaire de l’arrivée des premiers Indiens aux Antilles Françaises célébré en 2003- 2004 : La volonté d’éradiquer tout un pan de notre réel créole nous a conduits à de tragiques malentendus et à des soufrances inutiles. Mais au temps du mépris, les travailleurs tamouls, héritiers de l’antique sagesse du monde indien, adopteront la voie du silence et de la non-violence. Sur leur terre d’accueil, ils scelleront dans leur cœur cette pensée que chantaient déjà leurs ancêtres il y a 2.000 ans : Ma maison est partout dans le monde et tout homme est mon frère. Aussi est-ce dans cet esprit de fraternité que nous avons célébré avec faste 150 ans de métissage avec l’Inde jusqu’ici non avoué et non-avouable. Le 150ème anniversaire de l’arrivée des Indiens a été pour nous une découverte historique, symbolique, unitaire et emblématique. En nous ouvrant les portes de la fascinante civilisation indienne, la Commémoration nous a révélé une image séduisante et mystique de nous-même. Car l’Inde a participé à la genèse de notre société créole, alors que nous étions si peu disposés à son égard. N’avons-nous pas par cet oubli, cet égarement, amputé notre société de la dimension spirituelle nécessaire à son épanouissement ? Cette reconnaissance de l’indianité nous rappelle que la sagesse hindoue vise avant tout la réalisation, la transcendance de l’être et que c’est dans la culture que l’homme manifeste sa souveraineté.286

286 Francis Gilbert Ponaman, Au nom de l’indianité, hommage à la société créole, sur le site potomitan.info de Francesca Palli en Suisse italienne : tinyurl.com/ponaman/

236 Gourdine Mandjini & l’appel de l’Inde

La « vastitude » d’oubli de son héritage, une indifférence acquise et entretenue qui peut le mener jusqu’au rejet de sa propre histoire, elle-même tenue à l’écart des programmes éducatifs, ont longtemps pesé sur le conscient et l’inconscient de l’Indien des Antilles. On peur rester pantois, si on compare le piètre contenu de sa mémoire indienne à celle de ses frères et sœurs de l’Océan indien. Leurs ancêtres communs furent, dès le début des convois, déposés par les mêmes bateaux à la Réunion ou l’île Maurice, avant que les derniers Bras d’Inde, ne soient largués aux Antilles, puis à nouveau séparés et définitivement éparpillés sur des plantations qu’il leur serait interdit de quitter. Les média et les voyagistes permettent aujourd’hui aux Antillais de découvrir une Inde en pleine modernisation. Tentant de mieux comprendre leur histoire, ils découvrent souvent avec stupéfaction que ce pays, dont les anciens leur parlaient, existe encore. Ils réalisent enfin jusqu’où il se situe, ils voient se valider à l’autre bout du monde mille similitudes dont ils ont hérité. Dans cette mouvance, la Guadeloupéenne Christelle Gourdine, se sentant appelée par l’Inde et par sa dynamique, a décidé de quitter un important poste à responsabilité à Paris pour s’installer et « repimenter » sa vie dans l’atmosphère plus originale de Pondichéry.

237 Implantée dans le monde indien avec Muruganandam son époux tamoul, Christelle propose à ses compatriotes français et antillais un accompagnement personnalisé à la découverte de l’Inde, une de leurs contrées-racines et sources culturelles de l’univers caribéen. Elle accompagne ses clients dans la préparation de leur voyage, grâce à une logistique efficace, à sa présence sur place et à l’organisation de visites guidées, adaptées avec soin au profil et aux attentes du visiteur.287 D’après Christelle Gourdine, Aller à la rencontre de nos diverses racines permet de com- prendre notre identité. Cela nous aide à nous développer et à devenir des individus libres. Ces voyages sur-mesure font le bonheur de tous ceux qui, quelle que soit leur origine, veulent s’immerger dans l’Inde vraie, en douceur, seul, en couple, avec des amis, ou en famille. Nous avons ainsi, fn 2012, organisé la visite de Charles-Henry Gengoul-Hildevert, un Guadeloupéen qui a fait un séjour trois étoiles, dans le Sud de l’Inde, et qui nous recommande chaleureusement autour de lui. Son circuit a été enchanteur.

287 Zen Development Services : meetyourroots.fr/

238 Ravi de son contact avec son chaufeur-guide, il s’est tout de suite senti connecté à l’Inde et sa spiritualité. Maximilien, son fls âgé de 10 ans, s’est adapté sans problème aux rythmes, aux couleurs et aux saveurs du Tamil Nadou. Outre un Noël indien avec nous, notre compatriote, heureux d’avoir pour le guider une équipe parlant Français, a été conseillé par nos soins pour chaque détail de sa visite autour de Pondichéry. Parmi les échanges fructueux réalisés entre l’Inde et la France par Zen Development Services, notons ce compte-rendu d’une coopération liée à l’éco-tourisme en Inde du Sud : Mr Thierry Robine, expert ICZM et Mme Marta Jouhier, res- ponsable des Relations Internationales du Conseil Général d’Ille-et- Vilaine en Bretagne, étaient à Pondichéry du 3 au 8 Avril 2014 pour une visite organisée par M. Muruganandam Mandjiny, représentant de l’Ille-et-Vilaine à Pondichéry et Directeur de Zen Development Services.

L’objectif était de revoir le projet d’éco-tourisme au village côtier de Chinna Veerampattinam, au sud de la ville, et d’identifer de nouveaux projets en partenariat avec le département du Tourisme de Pondichéry, suivant l’accord signé entre les deux parties. Ils ont rencontré M. Philippe Janvier-Kamiyama, Consul Général de France à Pondichéry, M. N. Rangasamy, Chief Minister de Pondichéry, M. P. Rajavelu, Ministre du Tourisme, M. Vaiyapuri Manikandan, Chairman de la Tourism Development Corporation, des respon-sables de départements, d’ONG, de l’Université de Pondichéry, ainsi que les habitants de Chinna Veerampattinam et autres participants du projet. D’ici l’an prochain le village aura une plage bien organisée et entretenue, gérée par les habitants eux-mêmes. Cette belle avancée était nécessaire alors que le tourisme est en pleine expansion dans la région. La délégation très satisfaite espèrelancer un nouveau projet de “tourisme rural” dans les prochains mois.

239 Intégration — le prix Les cercles médiatiques, journalistiques ou touristiques présentent généralement les peuplements chinois, indiens, italiens, libanais ou d’autres arrivées successives de la Guadeloupe, de la Martinique ou de la Réunion comme des « composantes » ou « communautés ». Ce qui implique un cloisonnement. Nous devons reconnaître que stricto sensu ce n’est plus le cas. Le vent a tourné. La girouette de l’école, les allées et venues de la vie sociale et professionnelle, le tournis de la globalisation trépidante, les croisements, échanges, rencontres, les loisirs partagés, le métissage prôné ou récusé, les activités religieuses et le commerce d’importation contribuent à une homogénéisation culturelle croissante de la population des îles à sucre, multicolore et diversifiée d’us et de préférences. Considéré comme docile, serviable, attentionné, friand de dévotion, l’Indien est convoité par les hôteliers et les métiers d’accueil, mais aussi par les Adventistes, Evangélistes, Témoins de Jéhovah et autres concessionnaires de l’Esprit Saint ! À bien y regarder, ce sont surtout des familles de Blancs-Pays dits Béké en Martinique et de commerçants d’origine israélite, qui vivent encore majoritairement repliés en « communautés » ethniques ou en « composantes » économiques aux Antilles ! Si l’humanité avance, au bord du précipice où les discriminations imbéciles l’ont conduite, face aux périls qui menacent l’espèce, les séquelles de l’histoire ne céderont-elles pas tôt ou tard ? - Anita Garga.

240 Plus encore que la personne physique de l’Indien ou d’un autre groupe, l’indianité aux îles est le partage d’indienneté ( !), c'est à dire d’influences, d'une fournée d’ingrédients et savoirs accessibles à tout membre de la société antillaise ou qui la visite. En s’ouvrant à l’altérité, qu’importent son origine ou ses origines, déchiffrables au faciès ou non,288 déjà tatoué et percé d’une lourde frappe euro-africaine, l’Antillais sait sans scrupule s’enrichir d’apports vitaux, d'indianité ou d’autres sources, même s’il n’a pas toujours en mains les repères historiques et sociaux des dimensions qui s’offrent en sus à lui. Aux Antilles et par le monde, de plus en plus nombreuses sont les personnes attirées par l’Inde, son passé, sa spiritualité ou sa sagesse, son aura magique ou sa modernité galopante en technologie et en affaires. Dans le même temps, une majorité de la population antillaise, y compris d’ascendance indienne, nous l’avons vu, reste hélas anesthésiée face au fort marqueur de diversité, d’histoire et de culture présent aux îles. Le fait est qu’évoquer des souvenirs douloureux de leur enfance est difficile pour les personnes des anciennes générations, indiennes ou autres. Leur connaissance du fonds historique lointain est limitée et surtout, leur mémoire affective blessée reste enfouie dans un cœur blindé. Le martiniquais Dr Pierre Aliker, compagnon d’Aimé Césaire,

288 Les convois de l’Inde ont emmené grosso modo un tiers de femmes seules. Il est donc un fait arithmétique qu’une majorité d’Indiens conçurent des enfants avec des femmes non-indiennes, et qu’il y a en Guadeloupe et en Martinique plus de personnes ayant un ancêtre indien, plus ou moins lointain, qu’on ne le pense. Cf. Cheddie Sidambarom, in Récit d’un convoi de Pondichéry à Pointe-à-Pitre, le John Scott, 14 déc. 1869 - 30 avr. 1870 : pour 311 hommes, on note 125 femmes et 38 enfants. En Jamaïque, en 1845, le premier convoi débarque à Old Harbour Bay 261 personnes de l’Inde du Nord : pour 200 hommes, il n’y a que 28 femmes de moins de 30 ans, 33 enfants de moins de 12 ans, au total. Les actes de décès sconfirment ce décalage entre le nombre des hommes et celui des femmes.

241 déclarait en 2009 que les meilleurs spécialistes de la question martiniquaise ce sont les Martiniquais eux-mêmes.289 Le créolophone guadeloupéen, martiniquais ou sainte-lucien d’origine indienne peut-il la tête haute se déclarer spécialiste de sa « question », de son histoire propre ? Comment, sans un pincement, lit-il Chamoiseau s’adressant, ordonnateur, à Saint- John Perse, citant l’Afrique et l’Occident, parmi les autres… Cette sensation d’exil, ce trouble, ce dénigrement de la terre nouvelle, ce rêve du pays perdu... sont les afres que l’on éprouve dans la forge du Divers. Partagés par tous, quelle que soit leur condition dans le terrible brassage des créolisations. Amérindiens, Nègres ou Békés, immigrants hindous, syriens, libanais ou chinois, chacun se doit d’afronter cela. … et constater que celui qui sauva ce dipôle, qui réanima, qui ré-ensemença la terre laissée à terre, l’engagé indien, disparaît du circuit, omis comme feuille volante échappée du discours ; que cet Asiatique légitimé arrivé en plus grand nombre aux îles que l’Européen, n’a subitement trouvé personne pour « l’épeler » ni le nommer pas plus qu’il n’a d’ambassade à tenir ; En lisant que Césaire, lui, va épeler l’Afrique. Vous, Saint-John Perse, vous nommerez l’Occident. Et vous serez tous les deux, soucieux de cet Universel qui, à si bon compte, liquéfe d’habitude nos tour- ments.290 l’Indien, comme tout oublié, ne se sentant qu’admis, qu’à demi

289 Site Politiques publiques : tinyurl.com/politiqpub/ 290 P. Chamoiseau, Méditations à Saint-John Perse, in Mélanges offerts à Jean Bernabé : tinyurl.com/patchamois/

242 -membre d’un club de deux, quoiqu’autorisé à être Antillais, et par devoir de soumission à l’histoire, va-t-il - se faire à l’omission de plume de ses poseurs de combles ; affronter sa liquéfaction cuvée tant bien que mal ; ne reconnaître dans son aliénation de déraciné qu’un mal pour un bien, le prix d’une adaptation idéale à la terre promise – cet l’îlot où fut fiché en terre son nombril ? se vider de toute nostalgie de l’immense sous-continent perdu, maintenant ascendant ? Devra-t-il, saurait-il revendiquer sa part équitable de la diversité proclamée par les ténors du barreau de la créolisation ; brasser ses perceptions dans un esprit d’ouverture ; éviter les centres « prédateurs », ceux qui pourraient être tentés de dire la diversité au nom des autres, ce que la coolitude 291 propose dans son acte de naissance, une voix de la diversité qui n’appauvrit pas l’autre à l’aune de sa propre définition ? Pour Khal Torabully, Rien n’est plus malhonnête que dire la diversité au nom de l’autre, sans lui reconnaître sa richesse intrinsèque, sa voix à part entière dans cette diversité : ce serait aller à l’encontre de cette belle idée.292 En entendant conter la montée en puissance de la péninsule lointaine d’origine – ce sous-continent qu’on diabolisait, dont vinrent les ancêtres de ses parents, il y a de plus en plus longtemps... Antillais provenu des Indes lointaines, ne peut-il ce jour donner sens à son être que par -

291 Selon Khal Torabully, in Poétique de rencontres des imaginaires des Indes et du monde : tinyurl.com/kalandalou/ 292 Khal Torabully, interviewé par Philippe Pratx pour le site Indes Réunionnaises : tinyurl.com/khaltora/

243 le dépassement surnaturel ; l’appel d’un Universel métaphysique vague ou vide ; les rites, les incantations et les offrandes ; l’écartement consenti des niches en-villoises « réservées », comme l’art, la peinture, la littérature, la culture, la mode... ; l’enfouissement de sa vieille peur du « qu’en-diront-les- Noirs, les Béké, les Blancs, les autres Indiens… ? » ; sa persistante et diminuante singularité physique ; la candeur de la docilité et du don de soi ; une abnégation de philosophe commentateur ; somme toute, un ironique quant-à-soi, vis-à-vis des forces qui manipulèrent son destin ? Que dire en lisant les conclusions d'observateurs comme Rolande Honorien-Rostal, qui écrit dans sa thèse sur l’apport de l’Indien au conte et à l’imaginaire créoles, qu’en cet homme se conjuguent consciemment et harmonieu- sement des forces centrifuges et des forces centripètes qui font de lui un Guadeloupéen originaire de l’Inde, selon sa propre défnition, c’est-à-dire un homme ayant su dépasser, à son niveau, les conflits identitaires. […], que l’apparent efacement de son passé confère à l’Indien son humanisme même, qui fait qu’il se reconnaît dans le discours de l’Autre comme l’Autre se reconnaît dans son discours… ?293 Quoi qu’il en soit, quoi qu’il fasse pour préserver, adapter et renouveler ses valeurs autrefois maudites que voici happées par le tourbillon d’une globalisation culturicide, qui reviennent lui titiller la mémoire en d’autres modes, avec l’émergence de la puissance asiatique sur la scène mondiale, ayant réussi à dépas-

293 Rolande Honrien-Rostal, L’Apport de l’Indien au conte et à l’imaginaire créoles : tinyurl.com/yct3my6/

244 ser les affres intérieures des conflits identitaires, soucieux de ne point se laisser enfermer dans un com-munautarisme dont l’autre lui érige et maintient les cloisons, vivant, sans laisser la mentalité ambiante le définir, sa gratitude pour son héritage, l’Antillais indien, l'Indo-antillais a-t-il un autre choix que le « second exil » vers le maître-pôle, déplacement que dé- conseillait déjà Baudelaire à une indo-réunionnaise Pourquoi, l’heureuse enfant, veux-tu voir notre France / Ce pays trop peuplé que fauche la soufrance, / Et, confant ta vie aux bras forts des marins, / Faire de grands adieux à tes chers tamarins ?...294 ou vers un quartier du Tout-Monde, le retour, guère pertinent ,en Terre Mère Inde, bercail difficile à se réapproprier, sauf pour de rares appelés ; que co-bâtir antillais, créole et caribéen, tout en tentant un de garder vivante et verticale la conscience de son orientalité non alitée, de ses apports uniques et réhausseurs ; fournir une contribution réussie à un édifice commun, au continent liquide pailleté de fragments, nommé d’après les tout premiers Indiens d’Occident : les Caraïbes ; promouvoir un « nouvel imaginaire corallien » ;295 éveiller et propulser sa Shakti, son énergie la plus belle, pour le plus grand bien de tous ; contribuer à l’avènement d’une vision régénérée de la vie sur la planète Terre ; vivre et militer pour le bien de tous, apôtre agissant de la non-violence,296 quitte à intégrer cette philosophie ?

294Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t’a fait naître, /Ta tâche est d’allumer la pipe de ton maître... http://tinyurl.com/baudmalb/ 295Khal Torabully, Chair corail, fragments coolies, Guyane, Ibis Rouge, 1998. 296Cf. les sites : nonviolence-actualite.org/ ‎ ; non-violence-mp.org/formations/

245 Un Modèle Guadeloupéen

Le Modèle Guadeloupéen offre à cet égard une panoplie de traits exemplaires. Des paramètres comme les quota d’immigrations Indien du Sud/du Nord et Africain/Indien, différents de ceux de la Martinique ou de la Réunion, les ajouts riches ou discrets d’autres moun rivé297 du « tout-partout », le métissage, semblent avoir favorisé dans cet archipel une balance qui ne devrait plus générer ni contusion ni confusion entre ethnie et politique. Ernest Moutoussamy, premier Indo-guadeloupéen élu maire d’une commune de son île, puis député français, n’aurait pu l’être sur une base exclusivement ethnique. Après lui, d’autres élus d’origine indienne ou mélangée indienne non plus. Ce fait n’avait pas manqué de surprendre en leur temps des politiciens comme Cheddi Jagan, premier ministre de Guyana, ou Basdeo Panday, de Trinidad & Tobago, leaders dont la carrière politique s’appuya sur la distinction raciale, renforcée par les pourcentages d’origine différents, moins favorables à une unité spontanée, de ceux de nos îles. Le Capesterrien Henry Sidambarom quant à lui trouva un appui fraternel pour mener sa revendication auprès de députés et sénateurs noirs et mulâtres. Et il œuvra de cent façons pour le bien de tous les Guadeloupéens sans distinction. En Martinique, Aimé Césaire, du temps « où il émargeait à la Caravelle Rouge » — euphémisme, dit-on, pour le Parti Communiste — savait qu’il pouvait compter d’emblée et haut la main sur les voix du petit peuple indien d’Au-Béro. Cependant, les discordances entre l'ethnie et la politique, qui

297 moun rivé : expression généralement dénigrante envers les personnes arrivées après le Blanc et le Noir dans la société antillaise.

246 s’ajoutent au racisme ordinaire, pénalisent encore de soubre- sauts douloureux l’harmonie de pays comme la Guyana, ou Trinidad & Tobago.298 Des relations humaines mal vécues, l'instabilité sociale, ont poussé par dizaines de milliers des Indo-Caribéens anglo-phones à vivre le « second déplacement historique » pour ne pas voir gâchée leur existence et celle de leurs enfants : l’exil sous d’autres cieux, aux Etats-Unis, Canada, Grande-Bretagne et même en Australie.299 En Guadeloupe, plus encore qu’en Martinique, ces vieilles tensions sont pour la plupart dépassées... replacées ou remplacées. Les rapports et échanges qui animent le tissu social font émerger un modèle progressiste de cohésion, d’harmonie post-raciale. Au prix payé, nous l’avons vu - de l’abandon par la francisation, l’afro-créolisation, puis la globalisation en cascade, d’une grosse part des traits culturels d’origine ; de la rupture physique avec les terres-mères Chine, Inde, Syrie, Italie... ; de l’écartèlement de l’Inde diasporique et périphérique, les tentatives officielles de collaboration entre les îles des Caraïbes francophones et ces Indes ayant toujours avorté. Au bout de la longue distension trans-océanique, de l’eflo- chement du cordon sacré au fl du temps. - Georgina Nagouman. Nous l’avons vu, une déclinaison socio-politique positive pourrait prendre corps à Trinidad & Tobago après le 24 mai 2010 date d’élection de Kamla Persad Bissessar qui disait aspirer à dégager son pays des pressions raciales et religieuses...

298 Exemple, en 2004, une confrontation raciale au parlement trinidadien : tinyurl.com/raceslur/ 299 Cf. Indo-Caribbean diaspora : indocaribbeanheritage.com/

247 Lors d’un voyage officiel en Inde en 2012, accompagnée d’une délégation composée de Trinidadiens d’origines diverses, Ms. Kamla Persad Bissessar avait prononcé à Jaïpur au Rajasthan un discours aux accents novateurs.300 Elle avait émis un concept inédit en terre post-coloniale : Si l’ensemble du peuple avait pour vraie mère-patrie le pays de sa naissance, Trinidad & Tobago, il reconnaissait l’affection particulière de ses grand-mères Afrique, Chine, Europe Inde. La Guadeloupe, la Martinique, la Guyane ou la Réunion, surtout nourries au lait en brique de Mère Europe, sortiraient- elles amaigries d’une telle re-filiation ? Mais cette option humaniste, plus avant-gardiste qu’il n’y paraît, demandera du temps à Trinidad & Tobago, et plus encore, selon les informations qui nous parviennent, en Guyana (Amérique du Sud) où le racisme n’a pas encore cédé. Ce fut longtemps le cas en Guadeloupe et en Martinique, à Sainte-Lucie : les vieux schémas et préjugés ont la vie et la dent dures. Mais cette option s’inscrit, entre autres, dans le droit fil de la pensée visionnaire d’un jeune homme nommé Mohandas Gandhi qui, le 18 mai 1908, déclarait ceci à une réunion de la Young Men’s Christian Association (YMCA) de Johannesburg, en Afrique du Sud :

Si nous scrutons l’avenir, l’héritage que nous devons laisser à la postérité n’est-il pas que toutes les races s’accordent pour donner une civilisation que le monde n’a peut-être pas encore vue ?301

—xxx—

300 Discours de Kamla Persad Bissessar à la séance inaugurale de Pravasi Bharatiya Diva 2012, texte complet : tinyurl.com/pbdkamla/ 301 Anil Nauriya, The African Element in Gandhi, texte complet en format pdf : tinyurl.com/bsuwetv/

248 Perspectives Depuis la république africaine d’Ouganda, un signe rafraîchissant nous est parvenu le 5 juin 2013. Signe que les descendants d’Indiens éloignés, des Antilles ou d’autres terres diasporiques, peuvent aussi être intégrés dans leur pays de naissance ou leur nation d’adoption, tout en préservant le respect dû aux caractéristiques héritées de leur origine. Et que, dès lors, il peut leur revenir aussi de représenter leurs pays à l’extérieur, y compris dans l’Inde de leur origine. Descendante d’Indiens de la troisième génération née en Afrique, Ms. Nimisha Madhvani, a été accréditée en juin 2013 pour représenter son pays, l’Ouganda, en Thaïlande, Malaysie, Indonésie, à Singapour, au Bangladesh, au Sri Lanka et au Myanmar.302 C’est la toute première femme d’origine indienne nommée à ce niveau pour représenter un pays d’Afrique. Expulsée adolescente de son pays natal en 1972, comme des milliers d’Indiens natifs d’Ouganda du temps d’un Amin Dada de triste mémoire,303 Nimisha Madhvani est revenue dans le pays qui est resté le sien. Il lui a été confié pour responsabilité de développer l’investissement, les liens commerciaux et les relations politiques entre l’Ouganda et l’Inde.

302 Uganda makes a point with Indian origin envoy, in Hindoustan Times, 5 juin 2013 : tinyurl.com/indouganda/ 303 Après un rêve où Dieu lui ordonna d’agir (sic), Amin Dada décréta l’expulsion de quelque 40.000 Indiens et Pakistanais qui contrôlaient l’essentiel du commerce du pays : tinyurl.com/dadaamin/

249 Pour Ms. Nimisha Madhvani, C’est un signe que les Indiens sont reconnus comme faisant partie intégrante de l’Ouganda et du chemin parcouru dans le pays pour créer la confance et attirer les investisseurs.

—xxx—

Comment « créer la confiance et attirer les partenaires et investisseurs » indiens, chinois ou asiatiques aux Antilles françaises ? Alors que la coopération franco-indienne a pris un certain essor, il est bon d’espérer que des projets solides de coopération Inde-France-Antilles verront le jour. Les déplacements officiels ou officieux, associatifs ou commerciaux, en Inde et en Asie, de Guadeloupéens et Martiniquais, comme de Réunionnais, moins éloignés, sont des occasions de refléter cette ouverture d’avenir. C’est le cas des voyages prometteurs des descendants de Henry Sidambarom et de leurs amis, par exemple, pour la pose d’un buste ou le lancement d’une œuvre de bienfaisance en Inde, à Karikal, en pays tamoul, lieu d’origine du père de l’émancipateur. Il serait judicieux que tous ceux qui éprouvent le désir d’accompagner de semblables délégations des Antilles puissent le faire dans des conditions avantageuses, à la fois pour découvrir l’Inde ancestrale et pour représenter la présence indienne antillaise et son originalité.

—xxx—

250 Le 25 avril 1945, sollicité par des étudiants de Trinidad & Tobago qui célébraient le centième anniversaire de l’arrivée de leurs ancêtres dans ce pays des Caraïbes, le Mahâtma Gandhi les avait exhortés à se montrer dignes de leur pays d’adoption. Les descendants d’Indiens aux Antilles et à la Réunion l’ont fait ! Leurs ancêtres avaient dû promptement adopter une langue inconnue, le Créole. L’unique outil de communication avec les colons et avec les Noirs libérés de l’esclavage s’avéra un facteur linguistique d’homogénéisation entre les engagés indiens eux-mêmes, issus de racines différentes de l’Inde et pris au piège des langues inconnues. Leur originalité en prit certes un coup de massue. Convertis peu à peu, ou de force, puis de gré, à la religion des catholiques, ils avaient assimilé le mode de vie afro- européen des îles-colonies de plantation, quoique encore assignés, relégués, à la campagne, aux tâches agricoles, au dénuement servile. Pour vivre, pour se sentir intégrés et égaux dans le pays où ils étaient nés et où ils travaillaient et vivaient désormais, pour que leurs enfants s’intègrent et prennent racine, il leur fallait bénéficier de la même éducation, jouir de la même nationalité et des mêmes privilèges que les autres habitants de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Réunion…

—xxx—

251 Au début du XXème siècle, le Martiniquais Eugène Govindin (1877-1948), économe d’habitation et élu municipal de la commune de Basse-Pointe naîtrait Aimé Césaire, milita en ce sens aux côtés du socialiste Joseph Lagrosillière. Il s’illustra par son combat pour l’obtention des droits civiques français pour les Martiniquais d’ascendance indienne. Dans le même temps, le Guadeloupéen Henry Sidambarom plaidait hardiment pour la reconnaissance officielle de l’égalité et des droits civiques de ces travailleurs sur son île et, par extension, dans les autres possessions coloniales françaises. Grâce à son éducation et à sa maîtrise de la rhétorique, Henry Sidambarom sut, d’une manière dirait-on inspirée de son contemporain le Mahatma Gandhi, ou du futur Pasteur Martin Luther King, tenir tête sans violence, pendant deux décennies, tant à l’administration française en Guadeloupe qu’au gouvernement central de la France, en termes francs, clairs et directs : L’esprit de justice doit présider aux actes des gouvernants, plus encore que ceux des particuliers (…). La République ne doit pas instituer de distinctions entre ses citoyens.304

Et il eut gain de cause, en avril 1923.

—xxx—

304 Procès politique…, op. cité.

252 Voilà qui vient corroborer l’engagement sublime et la prière universelle ; l’invocation que nous devons inscrire à nos frontons ; la voie de l’excellence du cœur, celle du meilleur de Gandhi et de Sidambarom, que remémore l’émotion césairienne :

Faites de moi l’exécuteur de ces œuvres hautes voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme Mais le faisant, mon cœur, préservez-moi de toute haine ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que haine car pour me cantonner en cette unique race vous savez pourtant mon amour tyrannique vous savez que ce n’est point par haine des autres races que je m’exige bêcheur de cette unique race que ce que je veux c’est pour la faim universelle pour la soif universelle la sommer libre enfn de produire de son intimité close la succulence des fruits.305

—xxx—

305 Aimé Césaire, in Cahier d’un retour au pays natal.

253 Enquêtant sur l’histoire d’Au-Béro, le dépôt d’Indiens du Foyal finalement balayé par le cyclône Dorothy le jeudi 20 août 1970, le chercheur martiniquais Jean-Pierre Arsaye a buté sur la carence mémorielle :

Mais ce fut en vain que je cherchai dans les archives. Notre histoire antillaise soufre d’oblitération.306

Et donc, n’oublions pas la noble Da tamoule du Nègre Fondamental.

Fin de Adagio pour la Da

306 Jean-Pierre Arsaye, Mémoire d’Au-Béro, op. cit.

254 Inde, ô l’heure décalée Épilogue

INDE, Ô L’HEURE DÉCALÉE, du souvenir ancestral je veux commémorer le sang, l’ancêtre, le banni. J’implore dieux, déesses, dévas — réconfortez celui qui jubilait mais qui découvre, sous la beauté factice d’un corps laissé en héritage sévices enfouis, timidité transmise, docilité bafouée, autres perditions.

255 Murmures qui ruissellent dans le sang hérité, oubli qui étincelle face aux parades d’autres, recel de l’histoire : forces qui jugulèrent pour un candi de sucre toute une humanité. Tranche de survivance, voyage et arrivée, implantation en terre cannière, déprédation de vérités originelles, mises à sac de corps et d’âmes, dates, chiffres.

256 Inde ô l’heure décalée, le siècle s’allongea, oubliant la descendance qui naquit et prospéra en d’autres termes. Sauf que le gène, la peau, les traits, ô chevelure portée en biais contre les murs rasés, différence éhontée, tant, qu’on en réchappait chapé coolie et donc que l’on enterrait, différence d’âme, souffle d’esprit. Car sourds et simplifiés devinrent ces tambours qui se cachaient, clandestins, sous l’encens qui montait, petit benjoin fumigeant, fulminant en benne, loin de Ganga safran. Mère Inde, destins d’untels nous ont sevrés de Toi !

257 Mère Inde, Kolkata, par le temps et par la distance, nous sommes devenus autres. Mère Inde, Pondichéry, nous qui portons noms de Bible pudibonds ou de Harlem lingeries impudiques, mangeons en ville sans curcuma, ne savons plus comment marcher, chanter, danser, louer, ni te parler. Inde riche mère et pauvre mère, tes vieux enfants défaits sont dispersés, diasporés, remodelés, refaits. Tes filles et tes fils d’hier, de filet en filière, sont enfilés dans les filets de chlore d’école. Tes enfants de demain ne nous connaissent plus. Et même, toi, moderne tu nous choques.

258 Mère Inde, nous te devons cet héritage, sainte patience dans la douleur, sacrée l’ardeur au travail, l’honneur de la famille. Mère Inde, Bharat Mata, Mother India, venus de toi nous bénissons nous nourrissons, ensemençons même semoncés, plantons pour peuples par pans de Terre. Mère Inde, nous méditons sur tes valeurs, tes arts, tes vivres et sur la force non-violente. Inde Mère, tu es notre profond secret : nous deviendrons des Sages. Inde ô l’heure décalée, tu nous reviens, si. Mais voilà, résonant en sourdine et le chahut de Bollywood.

259 Et ne reste dès lors que l’essentiel et moins encore, de ce désir de retour en terre-mère, invocations cassées mal nourries, car nous avons écopé et nous t’avons distribuée. Et nous t’offrons tous nos mélanges et nos sauces. Par ta croyance, Mère du monde, accepte si ceux des anciens tiens ne sont plus seulement tiens : des rivières ont charrié nos sueurs, faisant de nous peuplade à rêves.

—xxx—

260 Mais tintèrent talons, respira matalon, chauffèrent tapous. Sublimés quoique oubliés quoique visibles, sons de la langue des noms gardés, noms refusés, noms donnés, corps échangés, ce mélangé français, créole du parcours, tamoul pour samblanni, hindoustani, nâdrons de nuit, tout éclaté, papilloté, parsemé en vents.

261 Inde, ô l’heure décalée, nous te portons en nous, nous recherchons en toi, ne t’ayant point connue. Pourtant, tu es la Mère, tu es la Terre, tu es le lointain horizon. Archétype, tu restes ; nos errements, moderne, tu partages. Tu viens à la rencontre : Dis-moi combien de ceux qui s’envolèrent d’ici’îles renaquirent là-bas ?

In memoriam.

—xxx—

262 Merci à

Maria & Daniel Brewer, Richard Cheddie Brinda Mehta, James Rambally (Etats-Unis)

Guy Cornély-Soudan, Chantal Godeau, Brigitte Magnin Tony Mardayé, Philippe Pratx, Kathleen Scarboro (France)

Rémi Baumeister, Jack Caïlachon, Jean-Marc Césaire Philippe Etienne, Sarkis Gopy, Rosine Maroudy Marie-Fleur Molia, Daniel Mounsamy, Rony Nabal, Fred Négrit, Coryn’ G. Onapin, Edmond Rousseau, Jude Sahaï, Jacques Sidambarom, Eliézère Sitcharn, Carole Venutolo-Legrix, Ena & Eric Vieillot (Guadeloupe)

Christelle Gourdine-Mandjiny, Peggy Mohan Suresh Pillai, Mani Varma (Inde)

Raphaël Confant, Liliane Mangatal, Monique & Patrick Pierre-Louis, Clément Relouzat (Martinique)

Jean-Régis Ramsamy (La Réunion)

Deosaran Bisnath, Kamala Persad-Bissessar (Trinidad & Tobago)

Mèsi ! Thank You ! Du même auteur, à paraître : • Conversations électroniques sur l’écriture et l’indianité. • Débidine Sahai, mon ancêtre venu de Calcutta. • Pitfalls in the liquid continent : la traduction littéraire aux Antilles, pièges et astuces.

263 Témoignages 6 Liminaire, Jack Caïlachon 9 Préface, Raphaël Confiant 10 Auteur, biographie 11 Avant-Propos 12

De Calcutta à Sainte-Lucie, de Pondichéry à Pointe-à-Pitre, de l’Inde aux Antilles 18 Guadeloupe : ultime convoi 30

En quête d’une vie meilleure 31 mais la mémoire 33 Aux Indiens nés dans les Caraïbes 35 Vanakkam Gran Nonm ! 41

Adagio pour la Da : Aimé Césaire et l’indianité 57

Henry Moutou Sidambarom : l’épopée d’un fils d’Indien 76

Îles aux multiples racines 105 L’engagisme Indien dans les Caraïbes 108 Jamaïque 109 Sainte-Lucie 111 Dominica 119 Guyane Française 123 Marie-Galante 131 Les Indiens en Nouvelle-Calédonie 152

Les Associations 102 Des mots et des noms 167

Apports et échanges 184 L’identité composite 211 Ecrivains créolistes et indianité 217 Acteurs Indo-Antillais 228

Intégration, le prix 240 Un modèle guadeloupéen 246

Perspectives 249 Epilogue 255

264 © Mani Varma, Kanchipuram, Inde du Sud.

Je ne demandais rien. Je restais debout, à la lisière du bois, derrière l’arbre. Les yeux de l’aurore étaient encore couverts de langueur et la rosée était dans l’air. La paresseuse senteur de l’herbe était suspendue dans le mince brouillard qui planait sur la terre. Pour traire la vache, avec vos mains tendres et fraîches comme du beurre, vous étiez sous le bananier. Je restai immobile. Je ne dis pas un mot ; seul l’oiseau chanta, caché dans le buisson. Les fleurs du manguier tombaient sur la route du village, Une à une les abeilles venaient bourdonner autour d’elles. Du côté de l’étang la grille du temple de Shiva était ouverte, et l’adorateur avait commencé ses chants. La jarre sur vos genoux, vous trayiez la vache. Je restai debout avec ma cruche vide. Je ne m’approchai pas de vous. Le jour s’éveilla avec le son de cloche dans le temple. La poussière s’éleva de la route, sous les sabots des bêtes du troupeau. Les femmes revenaient de la rivière, portant sur leurs hanches leurs cruches glou-gloutantes. Vos bracelets tintaient et l’écume du lait débordait de votre jarre. La matinée s’écoula et je ne m’approchai pas de vous. Rabindranâth Tagore, Le Jardinier d’Amour

265 Publié en juin 2013 Relu en septembre 2015

° Atramenta

Näsijärvenkatu 3 B 50 33210 Tampere FINLANDE www.atramenta.net

°

ISBN : 978-952-273-186-9 Dépôt légal 2013 DLE-20130709-37407

°

Imprimé en France Imprim’vert

°

© Jean S. Sahaï Tous droits réservés.

266