Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » Le Temps de l'histoire

14 | 2012 Enfances déplacées. (I) en situation coloniale

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rhei/3376 DOI : 10.4000/rhei.3376 ISSN : 1777-540X

Éditeur Presses universitaires de Rennes

Édition imprimée Date de publication : 30 décembre 2012 ISBN : 978-2-7535-2194-0 ISSN : 1287-2431

Référence électronique Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 14 | 2012, « Enfances déplacées. (I) en situation coloniale » [En ligne], mis en ligne le 30 décembre 2014, consulté le 24 septembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/rhei/3376 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhei.3376

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SOMMAIRE

Hommage à Jean-Marie Fecteau

L’histoire comme expérience de la violence Jean-Marie Fecteau

Dossier

Enfances (dé)placées. Migrations forcées et politiques de protection de la jeunesse, XIXe-XXe siècle Introduction générale Mathias Gardet et David Nigget

Enfances colonisées Une histoire postcoloniale des migrations juvéniles, XIXe-XXe siècles David Niget

Migrants, apatrides, dénationalisés Débats et projets transnationaux autour des nouvelles figures de l’enfance déplacée (1890-1940) Joëlle Droux

Enfance et race dans l'Empire britannique La politique d'émigration juvénile vers la Rhodésie du Sud Ellen Boucher

Entre deux mondes Le déplacement des enfants métis du Ruanda-Urundi colonial vers la Belgique Sarah Heynssens

Les « rapatriements » en France des enfants eurasiens de l’ex-Indochine Pratiques, débats, mémoires Yves Denéchère

Stolen Childhoods. Reforming Aboriginal and Orphan Children through Removal and Labour in New South Wales (Australia), 1909-1917 Naomi Parry

Êtres libres ou sauvages à civiliser ? L’éducation des jeunes Amérindiens dans les pensionnats indiens au Québec, des années 1950 à 1970 Marie-Pierre Bousquet

Trajectoires d’enfances au goulag Mémoires tardives de la déportation en URSS Marta Craveri et Anne-Marie Losonczy

Pistes de recherche

Les échanges d'enfants assistés dans les années 1830 : objets, enjeux, bilan. L'exemple des Côtes-du-Nord Isabelle Le Boulanger

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Comptes rendus d'ouvrages

Zoot Suit Florence Cabaret

The Lost Children Jonas Campion

Riding the new wave Pascale Quincy-Lefebvre

Actualité bibliographique

L'actualité bibliographique

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Hommage à Jean-Marie Fecteau

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L’histoire comme expérience de la violence

Jean-Marie Fecteau

NOTE DE L’ÉDITEUR

Le texte choisi par la rédaction a pour références : Fecteau Jean-Marie, « L’histoire comme expérience de la violence », in Regards divers sur la violence, IRDS, Montréal, 2001, p. 9-22.

L’équipe de la RHEI souhaite rendre hommage à Jean-Marie Fecteau, professeur d’histoire à l’université du Québec à Montréal (UQAM), qui nous a quittés récemment. Jean-Marie a été un compagnon de la revue depuis ses origines, publiant en 2003 un article passionnant, en forme de synthèse et de programme. Il y invitait à un décloisonnement des recherches nationales sur l’enfance en difficulté. Il a contribué à élargir les questionnements sur les politiques de protection de l’enfance en s’interrogeant sur l’intriguante alliance du pénal et du charitable qui a marqué la naissance de ces politiques au XIXe siècle, mais aussi sur le statut ambigu de la jeunesse dans nos sociétés, classe d’âge conçue à la fois comme menace sociale et comme projet politique… Au-delà des objets de recherche, Jean-Marie Fecteau incarne le mariage de l’exigence la plus totale sur le plan intellectuel et de la défense d’un savoir populaire, ouvert à tous et utilisable par tous. Selon lui, il n’y a pas à choisir entre élitisme et démocratisation du savoir, ce sont là les deux exigences qui s’imposent au chercheur- citoyen. Pédagogue attentif, Jean-Marie était aussi un débateur passionné, armé d’une ironie bienveillante et témoignant d’une rare générosité dans l’échange. C’est cela, cette passion de la recherche, de l’enseignement et de l’engagement social qu’il a transmis à ses étudiants et collègues. Nous lui devons beaucoup, et à ce titre, il reste avec nous. La rédaction

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Une histoire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne veut rien dire. (Shakespeare, Macbeth, V, 5, v. 1605) Vivre en société, c’est échapper à la violence, non certes dans une réconciliation véritable qui répondrait aussitôt à la question « qu’est-ce que le sacré », mais dans une méconnaissance toujours tributaire, d’une façon ou d’une autre, de la violence elle-même. (R. Girard, La violence et le sacré, p. 479)

1 Que peut dire l’historien sur l’histoire de la violence, sur la violence en histoire qui ne serait ni une banalité faussement savante (la violence a toujours existé…) ni une pseudo évidence historique faussement rassurante (la civilisation est l’histoire de la violence peu à peu contrôlée par les hommes…) ? La violence, comme la vie, est au cœur de l’expérience historique des hommes et des femmes. Parfois ferment, parfois résultante, elle naît de l’impuissance et carbure à la domination. Certes, comme phénomène, elle dépasse les hommes dans le temps comme dans l’espace. Mais la violence qui nous intéresse ici est celle des hommes et des femmes, subie ou infligée. Si l’historien se doit d’en parler, ce n’est ni comme censeur ni comme oracle lisant dans les archives le sens du devenir. Dans le regard jeté sur un phénomène de telle ampleur, accompagnant l’expérience des hommes, la parole de l’historien n’a de pertinence, il me semble, que si elle trace les contours du changement, des conditions fondamentales qui permettent de penser les mutations qu’ont connues les manifestations diverses de la violence dans nos sociétés. C’est à l’esquisse de cette tâche que s’emploie le bref texte qui suit.

Le problème de la définition de la violence comme phénomène

2 Au regard de l’évolution historique, la violence occupe, comme en négatif, l’espace flou et dangereux qui se profile entre les mailles de la « civilisation ». Violence originelle, fondamentale que seraient venus polir des siècles d’encadrement légal et moral. Les rapports humains auraient, dans le lent travail d’une longue police des mœurs, perdu de cette rugosité fondamentale qui aurait eu la violence comme principe et contexte. De Hobbes à Elias, les sciences humaines et politiques ont défini la société avant tout comme harnachement de la violence inhérente à l’homme primitif. D’autres pourtant ont bien montré que cette violence fondamentale n’était peut-être que détournée (Girard1), voire toujours reconstruite dans la capillarité des rapports sociaux (Foucault). On a même tenté une mesure de cette violence, en général pour découvrir qu’elle avait reculé2… En somme, derrière toute problématique historique de la violence surgit le dilemme fondamental à tout questionnement sur la société : est-elle un construit fragile et fugitif, l’ordre étant l’exception, et le désordre la règle ? Dans un tel questionnement, la notion de désordre est souvent associée à la violence sans frein, à l’anarchie débridée des volontés individuelles.

3 On comprend vite l’extension extrême qui est prêtée au concept de violence. En effet, la violence est vue, entre autres, comme un moment, un acte, une agression, en somme l’espace relativement court d’un geste ou d’une menace3. Mais elle prend aussi la forme d’une conjoncture, d’un climat, soit une structure de relation au sein de laquelle elle

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devient pensable comme occurrence4. Rien de plus frappant, à mon sens, que l’extension récente donnée au concept dans des notions comme celle de « violence verbale » ou de « violence psychologique ». La violence n’est plus ramenée simplement à l’occurrence du geste ouvertement violent. Elle est élargie à une problématique où sont prises en compte non seulement les manifestations, mais les conditions structurelles formant le terreau fertile à l’émergence de situations violentes. Dans cette acception élargie, la violence peut être comprise dans les multiples formes de sa concrétisation : comme réflexe, réaction brusque et extrême à une situation de tension ou de conflit ; comme stratégie permettant d’instrumentaliser la violence à des fins spécifiques ; comme culture, ensemble de valeurs la promouvant comme forme valide d’existence ; enfin comme rapport, inscrite comme contrainte spécifique dans les inégalités sociales et les relations de pouvoir.

4 Pour chacun de ces aspects, une histoire est possible, histoire éclatée au gré des situations et des contextes de violence dans la longue histoire du malheur des hommes5. Ce que nous voudrions plutôt faire ici, c’est tenter une première analyse de ce que l’on pourrait appeler la mutation des conditions structurelles de possibilité de la violence en Occident. En effet, derrière l’apparente atemporalité de bien des situations de violence (le meurtre ou l’assaut violent, par exemple), se profile la nécessité, pour qui veut comprendre la violence comme occurrence et comme système, d’étudier le milieu et les conditions où elle prolifère.

5 Notre hypothèse est la suivante : dans l’histoire relativement récente de l’Occident, deux grandes mutations majeures se sont produites, entraînant un bouleversement fondamental des modes de penser et de vivre la violence, soit la grande transition démocratique de la première moitié du XIXe siècle et le passage à l’État providence après la Grande Crise des années 1930 et la deuxième guerre mondiale. Ces mutations ont entraîné des changements perceptibles à tous les niveaux de l’existence sociale : nous nous attacherons ici à analyser cinq de ces niveaux, en examinant leur impact sur la violence possible dans une société. Ces cinq éléments sont : • L’entrechoc des trajectoires individuelles • La structure des relations et formes de régulation du lien social • Le profil des aspirations et des horizons d’attente individuels et collectifs • L’espace d’expérience dans lequel opère la société et la place de la tradition • La forme et la solidité des collectifs d’appartenance6.

La violence à l’épreuve de la transition démocratique

6 Les grandes révolutions de la fin du XVIIIe siècle et l’impressionnante montée des États nations libéraux au XIXe siècle mettent en place un système social fondé sur la démocratie et le couple salariat/capital. Quels effets ont eu ces phénomènes de très grande ampleur sur les comportements de violence ? Déjà, les historiens ont cru noter une baisse tendancielle, remontant au moins au XVIIIe siècle, de la criminalité violente au profit des infractions contre la propriété7. On remarque aussi une importante croissance de la répression des délits contre l’ordre public (surtout l’ivrognerie, l’errance et le vagabondage) au XIXe siècle, délits ayant un potentiel de violence ouverte assez faible8. Mais la mutation du XIXe siècle a une toute autre ampleur : elle bouleverse les conditions de production de la violence à plus d’un titre.

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7 Le primat de l’individu. Les sociétés occidentales, à l’époque, se sont littéralement reconstruites sur le principe de la liberté individuelle, tant au plan de l’intégrité physique garantie à chacun que de la liberté d’entreprendre. Ce culte de la liberté, fondé sur le postulat d’une régulation harmonieuse des sociétés rendue possible par la libre concurrence des talents et des volontés, a entraîné la modification fondamentale de la structure juridique des sociétés. De l’humanisme des Lumières aux exigences du Capital, cette revalorisation fondamentale de l’autonomie personnelle constitue le socle d’un univers où la violence pourra prendre un autre visage : violence exacerbée et démultipliée des États nations forts de la nouvelle légitimité démocratique, violence mieux réprimée des comportements urbains par l’apparition d’une force policière décuplée. L’acquis majeur est peut-être cette croyance fondamentale dans le caractère réformable de l’individu en société et le net recul de la différenciation sociale fondée sur les ordres traditionnels (nobles et paysans). L’apparition de l’emprisonnement comme forme dominante de répression du crime est un bel exemple de l’ambiguïté de la violence possible : violence sourde (et souvent ouverte) du geôlier (ou du psychiatre) sur l’interné, décuplée par les savoirs nouveaux qui légitiment la manipulation de l’humain, mais en même temps reconnaissance nouvelle et rapide des droits civiques fondamentaux et de l’État de droit, assurant une défense minimale de l’individu contre les agressions. Ajoutons à cela une nouvelle sensibilité humanitaire à la source du grand combat contre l’esclavage (alors que le sort de la classe ouvrière laisse souvent indifférentes les bonnes âmes9). On voit comment le constat est difficile, et que la question du « plus » ou « moins » de violence est au fond mal posée. Il faut dire plutôt que les conditions mêmes de manifestation de la violence et de sa répression ont été profondément bouleversées par la nouvelle donne de l’individualisme.

La fragilisation des rapports sociaux

8 Une bonne partie des conditions historiques de production de la violence tient aux traditions et savoir-faire incorporant en leur sein des comportements de violence. La force même de la communauté traditionnelle est productrice d’une violence spécifique10. Ici encore, ordre n’est nullement synonyme de non-violence… Mais au XIXe siècle, la mutation du lien social impliquée par la croissance du salariat et de l’urbanisation, notamment, peut difficilement être exagérée. La précarisation des revenus, notamment en ville11, la fragilité d’un environnement urbain souvent hostile, le déplacement de grandes masses d’immigrés entre les continents et entre la campagne et la ville exacerbent cette « fragilité de la vie » qu’a décrite Farge pour une époque antérieure12. Certes, une nouvelle sociabilité urbaine populaire va venir tant bien que mal compenser l’éclatement des anciennes solidarités villageoises ou familiales, mais la précarisation de l’emploi va créer des conditions où, à la violence de l’employeur, va se greffer celle de la misère et des lendemains incertains. Qu’une telle situation soit génératrice de violence (notamment en matière de violence intrafamiliale) est bien connu. C’est d’ vers les années 1870 qu’apparaissent les mouvements de défense de l’épouse et des enfants contre la violence maritale, telle la Montreal Society for the Protection of Women and Children13.

9 La ville est le règne de l’étranger, un étranger permanent, côtoyé quotidiennement, avec qui on apprend à vivre. Le développement au XIXe siècle d’un environnement urbain peu à peu quadrillé et policé (planification de l’espace urbain, règlements de

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construction, hygiène publique, services de police) va certes permettre de rendre cet espace moins propice à la violence subite, quotidienne et spontanée des grandes villes anciennes. Mais, outre la systématisation de la ségrégation spatiale, va se développer, en réaction justement à cette évolution, une réponse systématique de groupes criminels organisés à la source de conduites de violence inédites. De nouvelles formes de violence, nourries des fragilités constitutives au rapport salarial, vont ainsi devenir possibles.

L’appel du futur

10 La société de la démocratie et du capital est tout entière investie sur l’avenir, redéfini en forme de progrès. La société libérale est une gageure qui fait de la liberté d’entreprendre la clef de la construction d’un avenir meilleur, différent. Cette dimension temporelle de la société nouvelle n’a pas seulement été à la source d’une réflexion scientifique renouvelée sur le social14 : elle a aussi été à la source d’une structure d’aspiration fondée sur les destins personnels de chacun. La valorisation de l’autonomie personnelle a ainsi débouché sur des choix de carrière, des cheminements atypiques, souvent source d’isolement ou de frustrations inédites. Comment mesurer le potentiel de violence des aspirations à la fois stimulées par une société fondée sur la promotion de soi et frustrées par la force des choses ou du destin, voire par la brutalité des règles du marché ? Circonstances qui ne sont certes pas neuves, mais que le nouveau rapport au temps, au futur et à l’espoir généré par les sociétés libérales multiplie.

11 La tradition en question. Ces sociétés sont aussi celles de la destruction des cadres traditionnels anciens, qui formaient un ensemble de valeurs et de guides comportementaux, certes loin d’être toujours suivis, mais constituant néanmoins un solide réservoir de repères pour les individus, en fonction de leur statut. La tradition (y compris religieuse) était ainsi une lecture contraignante du passé à la source d’une discipline de vie fondée sur la reproduction de la tradition. La société qui émerge au XIXe siècle est née de la critique de cette tradition, de la nécessité, tant au plan des libertés religieuses que des objurgations morales, d’adapter l’ordre des valeurs au cheminement personnel des citoyens et aux exigences de leur libre volonté.

12 L’ultramontanisme québécois du XIXe siècle est une réponse ambiguë (et ambitieuse) à cet appel contradictoire d’une morale nécessaire dans une liberté essentielle. Mais cette morale nécessairement personnelle et néanmoins sociale devra toujours être reconstruite, constamment ouverte à la sollicitation de morales différentes, objet permanent de campagnes rhétoriques destinées à susciter la conformité à des règles collectives de vie (par exemple dans le domaine de la tempérance, des mœurs sexuelles ou de la pratique religieuse). Combien d’histoires personnelles en rupture avec la tradition ou la morale, parsemées des petites (et grandes…) violences des adhésions forcées ou des exclusions brutales !?

La reconstruction du collectif

13 Les sociétés passées mettaient toujours le collectif au premier rang. L’individu était d’ailleurs, au regard de la religion, de la politique ou de l’économie, avant tout membre d’un collectif qui le définissait et formait sa condition même d’existence sociale. Une

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société fondée, dans ses conditions de reproduction, sur la liberté personnelle ne peut avoir de tels principes de fonctionnement. Dans ce contexte, un collectif d’individu ne se légitime (et ne définit ses objectifs, c’est-à-dire de ses aspirations pour le futur) qu’en fonction de la libre adhésion des individus qui le composent. L’association est ce mot magique qui, à partir du XIXe siècle, définit ces ensembles d’humains unis par une volonté commune, toujours susceptibles de changer au gré des adhésions et des départs volontaires15. Il serait difficile d’exagérer l’importance de cette mutation des formes collectives d’action pour une recherche sur la violence en histoire. D’abord parce que la faculté de s’unir est non seulement une arme puissante susceptible de multiplier le potentiel de violence sociale, mais parce que de telles associations vont être à l’origine (ou victimes) d’une violence inédite. La montée de la syndicalisation et des grèves ouvrières et la répression brutale dont elles ont fait l’objet est l’exemple qui vient le plus facilement à l’esprit. Mais il en est de même des sociétés secrètes, des partis politiques, des sectes religieuses, des groupes de jeunes qui, sous le couvert de la liberté de s’associer, ont pu embrigader et canaliser à des fins propres diverses formes de violence.

14 La société qui se met en place au XIXe siècle est-elle plus ou moins violente que la précédente ? On voit comment il est difficile, voire impossible de répondre à cette (fausse) question. Si on définit la violence comme la capacité d’agresser impunément un être humain, bien des indices nous font croire qu’autant au plan des valeurs, des instruments de répression et du type de sociabilité en jeu, les sociétés anciennes étaient plus propices à de tels excès. Mais si la violence est aussi dans l’inégalité des rapports fondés sur la richesse, dans l’incertitude de l’avenir fondé sur la précarité, dans le dénuement de la solitude16 provoqué par le recul des solidarités coutumières, alors le modèle social mis en place au XIXe siècle, avec lequel, pour une bonne part, nous vivons encore, est aussi, sinon plus, un modèle de violence.

La violence sous l’État providence

15 Bien sûr, les conditions structurelles devant être prises en compte pour penser la violence dans les sociétés modernes, trop brièvement exposées dans la partie précédente, sont encore en bonne partie avec nous. Mais on sait aussi que la grande crise du mode libéral de régulation sociale, et le développement subséquent de ce qu’on a appelé l’État providence comme instrument central de régulation des sociétés occidentales, ont profondément bouleversé ces conditions structurelles. D’abord en élargissant de façon notable l’espace d’autonomie et de liberté accessible au citoyen et à la citoyenne. La reconnaissance (limitée certes) des droits sociaux et la mise en place de filets de sécurité sociale ont changé les conditions d’expression de la misère. C’est tout le rapport à l’autre, manifeste dans ce qu’on a appelé la crise de la cellule familiale, qui se modifie ainsi dans des termes et sous des formes qui ont fait l’objet de mille interprétations (narcissisme, individualisme, ère du vide, crise de l’identité, etc.).

16 Ce phénomène est exactement concomitant avec son contraire apparent, soit la montée de la standardisation de la norme, la mise en place des grandes bureaucraties du welfare et plus généralement un modèle légal et normatif fondé sur l’adoption de lois-cadres permettant une large initiative réglementaire aux administrations et une insertion accrue dans la vie privée du citoyen17. Ces phénomènes de très grande ampleur ont provoqué un déplacement des conditions de production et d’expression de la violence.

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Par exemple, si la violence patronale, dans certains cas, a pu être relativement bridée par les lois du travail, n’a-t-elle pas, ironiquement, été remplacée par l’arbitraire bureaucratique du boubou macoute ou de l’agent de probation ?

17 Et que dire de cet univers technocratique de standardisation de la vie quotidienne et de banlieusardisation où l’avenir en vient de plus en plus à ressembler au même présent qui se perpétue. Le chômage des jeunes n’est qu’une partie du malaise où, dans un système social, le libéralisme, tout entier tourné vers l’avenir, on ne sait plus trop bien, après deux guerres mondiales et l’état de l’écologie planétaire, de quoi cet avenir sera fait. Violence aveugle et souvent suicidaire d’avenirs bouchés qui, encore une fois, a une histoire longue, mais que les conditions actuelles exacerbent.

18 D’autant plus que la montée des États providence n’a rien fait pour améliorer la fragilité des repères éthiques et moraux des sociétés libérales déjà mentionnée plus haut. Au contraire, le libéralisme, avec toutes ses limites et sa fragilité intrinsèque, était pourtant lui-même une morale18, une morale collective qui assignait à l’individu, à la famille, aux collectifs une place et un cadre comportemental donné. L’écroulement de cette morale, visible dans des événements chocs comme Mai 68, les tâtonnements dans la recherche d’une morale civique universelle, ont laissé ouverte la question du caractère à la fois collectif et contraignant des règles de vie et de comportement de chacun et chacune.

19 Comme enfin l’ébranlement et la bureaucratisation rapide des grands collectifs constituant l’essence de l’existence collective des sociétés du siècle dernier. Le parti, le syndicat, voire la compagnie, sont devenus autant sinon plus des instruments de pouvoir et d’aliénation que de partage et de solidarité des intérêts.

20 C’est ainsi que la violence a aussi pris des dimensions inattendues : tueries en série par des individus ; grands massacres, inouïs, des guerres mondiales ; crime organisé à l’échelle internationale ; génocides systématisés. Et puis, cette violence sourde et constante du chantage à la délocalisation des entreprises, au chômage, au désinvestissement, qui figent les individus et les sociétés dans la peur de l’avenir. La violence n’en peut plus d’inventer des formes nouvelles de souffrance dans un monde qui pourtant la refuse de plus en plus clairement, au nom d’une éthique universelle qui n’a rien perdu, au contraire, de son appel. C’est en ce sens que la montée des États providence, et de la mondialisation qui n’en est qu’un aspect, doit aussi être pensée comme contexte inédit (et renouvelé à la fois) des violences possibles.

La violence et l’historien

21 Dans ce catalogue de bruit et de fureur, de désespoir et de violences insensées qu’est aussi l’histoire, comment penser la violence ? Une pensée rassurante serait celle qui verrait dans l’histoire la recherche des formes antérieures de la violence actuelle. Comme si la violence devait d’abord se penser dans les formes de la continuité, voire de l’immanence intemporelle. Certes la violence a une histoire. Ou plutôt deux. D’abord celle qui dirait qu’il y a toujours eu violence, que celle-ci est au cœur de l’humain comme la vie elle-même. Cette histoire nous révélerait les formes diverses et contingentes prises par la violence physique, par exemple, ou par cette violence collective par excellence qu’est . Mais elle ne serait toujours que l’histoire de

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l’occurrence répétée d’une manifestation particulière du malheur. Elle ne nous dirait rien de ceux qui la vivent, ou de ce qui la rend possible.

22 C’est pourquoi l’auteur de ces lignes a opté pour une autre histoire. Celle qui voit dans la violence qui change un défi autrement important pour le chercheur. Celle qui essaie de penser la violence comme un processus saisissable par la pensée. Et ce, à deux titres. D’abord en recherchant les éléments « tensiogènes » d’une société donnée, les phénomènes qui dégénèrent en manifestation de violence. La violence à la fois est un événement qui ne se répète pas, et une condition qui dure. Cela n’en fait pas un phénomène impensable, seulement une question difficile… Ici comme ailleurs, il nous faudra apprendre à comprendre le temps, à intégrer le changement dans notre effort de compréhension (et de prévision ?) du monde.

23 Mais la violence n’est pas qu’un processus, elle est aussi un mode d’expression des malheurs d’un temps donné. Chaque époque, à un certain niveau, a sa propre forme de cruauté, ses modes de domination, sa façon de faire mal. Le fait que cela aussi change, et non seulement la situation qui passe à la violence, est fascinant et provoque l’historien penseur du temps. La violence est cet envers, omniprésent ou contingent, qui marque la fragilité d’un vivre ensemble harmonieux. Elle est cousine du conflit et de la lutte qui structurent toute société à partir du moment où elle est construite sur l’inégalité et l’injustice. Elle est l’ombre qui se profile quand la logique implacable de nos rapports sociaux subit l’épreuve constante du temps qui passe. Ainsi, depuis que l’avenir des hommes et des femmes est ouvert à une espérance qui ne serait pas que transcendance, la violence accompagne chaque échec dans la construction utopique de cet avenir, chaque brisure dans le tissu fragile de nos aspirations au meilleur. En somme, tout simplement, il est important de savoir (et de comprendre) que la violence change, car ainsi naît l’espoir, et peut-être aussi les moyens concrets de sa disparition.

NOTES

1. Un essai d’application moderne, intéressante mais contestée, de la théorie de la violence de Girard peut être retrouvé chez AGLIETTA Michel et ORLÉAN André, La violence de la monnaie, Paris, PUF, 1982.

2. C HESNAIS Jean-Claude, Histoire de la violence en Occident de 1800 à nos jours, Paris, Laffont, 1981. Voir le constat de Norbert Elias : « Never before in the development of humankind have so many millions of people lived together so peacefully – that is, with the considerable elimination of physical violence – as in the large states and cities of our time », ELIAS Norbert « Violence and Civilization », dans Civil Society and the State: new European perspectives, sous la direction de John Keane, Londres, Verso, 1988, p. 178. 3. C’est dans cet esprit que Chesnais insiste pour limiter la définition de la violence à la violence physique : « La violence au sens strict, la seule violence mesurable et incontestable est la violence physique » (op. cit., p. 12). On trouve là une des raisons pour laquelle l’étude de la violence en histoire a le plus souvent été abordée sous l’angle

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de l’acte criminel, permettant ainsi de premières mesures. Voir GURR T. R., « Historical Trends in Violent Crime : A Critical Review of the Evidence », Crime and Justice : An Annual Review of Research, vol. 3, 1981, 295-353 et le débat ouvert dans la revue Past and Present, n° 101, nov. 1983, 22-33 et n° 108, août 1985, 206-224. 4. C’est en ce sens que depuis Weber et Foucault on associe souvent pouvoir et violence, malgré l’utile mise en garde d’Hannah Arendt : « Une des différences les plus caractéristiques qui permettent de distinguer le pouvoir de la violence est que le pouvoir a toujours besoin de s’appuyer sur le nombre tandis que la violence peut s’en passer, dans une certaine mesure, du fait que, pour s’imposer, elle peut recourir à des instruments. » Arendt, Du mensonge à la violence, citée par Ricoeur, Paul, « Pouvoir et violence », dans Lectures 1 – Autour du politique, Paris, Le Seuil, 1989, p. 25. 5. Mille exemples se présentent du foisonnement des situations de violence en histoire : violence urbaine à la fois structurelle et spontanée du Paris du XVIIIe siècle décrite par Farge et Zysberg (FARGE Arlette et ZYBERG André, « Les théâtres de la violence à Paris au XVIIIe siècle », Annales ESC, vol. 34, 1979, 984-1015) ou cette violence froide du surveillant de la prison panoptique immortalisé par Foucault (BENTHAM Jeremy, Le panoptique : précédé de l’œil du pouvoir – entretien avec Michel Foucault, Paris, Belfond, 1977). Les historiens ont d’ailleurs tenté, à la suite de Farge, des tableaux empiriques de la géographie de la violence. Voir par exemple MUCHEMBLED Robert, La violence au village : sociabilité et comportements populaires en Artois : du XVe au XVIIe siècle, Paris, Brepols, 1989 et CHAUVAUD Frédéric, De Pierre Rivière à Landru. La violence apprivoisée au XIXe siècle, Paris, Brepols, 1991. Ce dernier a d’ailleurs clairement tracé la démarche empirique au fondement de ces tableaux d’époque : « Parcourir les sociétés humaines, observer les attitudes collectives et les conduites individuelles, recueillir patiemment des bribes d’explication, mesurer la force déployée contre autrui, trouver une cohérence et un sens à ce foisonnement de signes disparates, saisir les mentalités des uns et des autres, telle est la démarche empirique du chercheur qui s’aventure à cerner la violence. » (Op. cit., p. 6.) 6. Ces cinq dimensions de l’existence sociale (trajectoires individuelles, lien social, vision du futur, conception du passé et organisation de la vie collective) forment les éléments fondamentaux du mode de régulation sociale d’une société donnée. L’espace nous manque ici pour élaborer sur ce point. 7. Voir Chesnais Jean-Claude, op. cit., et GATRELL V. A. C., « The Decline of Theft and Violence in Victorian and Edwardian England », GATRELL V. A. C., L ENMAN Bruce et PARKER Geoffrey (dir.), Crime and the Law in Western Societies : Historical Essays, Londres, Europa, 1980, 238- 337. Pour un constat beaucoup plus nuancé et critique, voir FINNANE Mark, « A Decline of Violence in Ireland ? Crime, Policing and Social Relations (1860-1914) », Crime, histoire et sociétés, n° 1, vol. 1, mai 1997, 51-70. Toute conclusion d’ordre quantitatif sur l’évolution de la violence recèle une faille majeure et à mon sens irréparable : celle de mesurer beaucoup plus l’efficacité de l’appareil répressif d’appréhension des délits que la réalité de ceux-ci, sans qu’il soit possible de discriminer ces variables explicatives (sans parler de la mesure toujours très aléatoire des capacités de résolution interne des conflits au sein des communautés restreintes). C’est pourquoi nous n’entrerons pas ici dans ce débat qui nous semble sans issue : le problème de la violence nous semble abordé de façon beaucoup plus heuristique si on interroge ses conditions de manifestations plutôt que son ampleur quantitative.

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8. Sur ce point, voir dans le cas québécois : F ECTEAU Jean-Marie, Un nouvel ordre des choses. La charité, le crime, l’État au Québec, de la fin du XVIIIe siècle à 1840, Montréal, VLB., 1989. 9. Sur ce point majeur de la mutation des sensibilités, voir H ASKELL Thomas L., « Capitalism and the Origins of Humanitarian Sensibility », American Historical Review, vol. 90, 1985, 339-361 et 547-566. 10. Violence permise dans les pratiques de punition collective, violence tolérée dans l’expression de certains rituels (comme le charivari, par exemple : voir HARDY René, « Le charivari dans la société rurale québécoise au XIXe siècle », dans De la sociabilité. Spécificité et mutations, LEVASSEUR R. (dir.), Montréal, Boréal, 1990, 59-72. 11. Mais aussi à la campagne avec la multiplication du prolétariat agricole. Pour une étude typique des effets destructeurs de l’urbanisation au milieu du XIXe siècle et le potentiel de violence qu’il génère, voir LANE Roger, « Urbanization and Criminal Violence in the Nineteenth-Century : Massachussets as a Test Case », dans American Law and the Constitution Order. Historical Perspectives, FRIEDMAN Lawrence M. et S CHREIBER Harry N. (dir.), Cambridge, Harvard University Press, 1978, 165-172. 12. FARGE Arlette, La vie fragile – violence, pouvoir et solidarité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1986. 13. Voir par exemple HÉBERT Fernand, La philanthropie et la violence maritale. Les cas de la Montreal Society for the Protection of Women and Children et de la Woman’s Christian Temperance Union of the Province of Quebec, mémoire, Département d’histoire UQAM, août 1998. 14. K OSELLECK Reinhart, « “Champ d’expérience” et “horizon d’attente” : deux catégories historiques », Le futur passé, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1979, 307-329. 15. Sur ce point, une explication plus élaborée dans F ECTEAU Jean-Marie, « État et associationnisme au XIXe siècle québécois : éléments pour une problématique des rapports État/société dans la transition au capitalisme », dans Colonial Leviathan State Formation in Mid-19th Century Canada, GREER Allan et R ADFORTH Ian (dir.), Toronto, University of Toronto Press, 1992, 134-162. 16. FECTEAU Jean-Marie, « Sur les conditions historiques de production de la solitude moderne », Lien social et Politiques-RIAC, n° 29, printemps 1993, 17-21. 17. Sur ce point, plus de détails dans FECTEAU Jean-Marie, « Le citoyen dans l’univers normatif : du passé aux enjeux du futur », dans La condition québécoise. Enjeux et horizons d’une société en devenir, FECTEAU Jean-Marie, BRETON Gilles et LÉTOURNEAU Jocelyn (dir.), Montréal, VLB, 1994, 83-101. 18. D’Adam Smith à John Stuart Mill, les libéraux sont tous obsédés par la morale…

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INDEX

Mots-clés : histoire, violence Keywords : history, violence

AUTEUR

JEAN-MARIE FECTEAU Professeur au département d’histoire de l’université du Québec à Montréal. Fondateur du Centre de recherche sur les régulations sociales (CHRS).

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Dossier

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Enfances (dé)placées. Migrations forcées et politiques de protection de la jeunesse, XIXe-XXe siècle Introduction générale

Mathias Gardet et David Nigget

1 La plupart des jeunes placés en institution dans le cadre des politiques de protection de l’enfance ont été en réalité déplacés. Coupés des liens avec leur famille disparue, trop absente ou jugée corruptrice, tenus à l’écart de leur quartier et d’une sociabilité considérée comme criminogène, éloignés des villes dans le rêve récurrent d’inverser l’exode rural – un exode au départ largement fantasmé puis de plus en plus réel – pouvoirs publics et sociétés philanthropiques ont procédé, depuis deux siècles, au déplacement de centaines de milliers d’enfants, d’un bout à l’autre de l’hexagone. D’emblée, les discours justifiant le retrait de l’enfant de son milieu dit « naturel » naviguent entre volonté de punir, désir de séparer le bon grain de l’ivraie et utopie de réhabilitation, si ce n’est de rédemption. Le petit citadin se retrouve donc du jour au lendemain campagnard au nom d’une doctrine teintée de rousseauisme, mais aussi d’impératifs économiques beaucoup plus pragmatiques. Un adjoint du père Daniel Brottier, le directeur de l’œuvre des apprentis d’Auteuil, préconisait ainsi à propos de la mise en place d’un nouveau service de placement à la campagne : « Mettez d’une part les chômeurs des villes, de l’autre les villages qui se dépeuplent, et vous aurez trouvé la raison d’être du Foyer à la Campagne. Pauvres gosses qui, à l’âge d’apprendre un métier, errez d’un carrefour à l’autre de la ville ! Et vous paysans dont le sol risque un jour de demeurer inculte faute de bras pour le cultiver […]. Pour l’enfant : le soustraire aux tentations et aux hasards de la cité, refaire sa santé à l’air pur des campagnes, lui mettre en main un métier pour la vie. Pour la France : former de nouveaux serviteurs à la terre délaissée, garantir l’équilibre social entre le bon sens du paysan et l’esprit plus vif du citadin […]. Le retour à la terre n’est plus une chimère. Un enfant normal, retiré de la misère des villes, devient le travailleur de demain1. »

2 Certains enfants cependant ont été beaucoup plus déplacés que les autres. Au-delà de cette volonté de déraciner l’enfant des villes au nom des vertus du grand air, des États

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ou bien des œuvres avec la complicité des politiques ont mis en place des programmes raisonnés de déplacement systématique et massif de populations juvéniles, au-delà des frontières nationales ou aux confins des territoires, selon des visées colonisatrices ou bien du fait de conjonctures spécifiques – guerres et changements de régimes –, d’utopies pédagogiques et idéologiques, ou de stratégies institutionnelles particulières. Au nom du rêve impérial ou des aléas de la colonisation, on envoie, à compter des années 1870, des enfants de familles populaires anglaises au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande ou en Rhodésie, ainsi que des pupilles ou des jeunes délinquants de France en Algérie. Dans des visées « civilisatrices » de sédentarisation ou de mission religieuse, de jeunes aborigènes, de jeunes amérindiens, de jeunes malgaches ou réunionnais, de jeunes Roms ou de jeunes Turcs sont placés autoritairement dans des familles d’accueil, des internats, ou sont déplacés vers les métropoles coloniales. Les totalitarismes du XXe siècle radicalisent et systématisent ces interventions d’État : aryanisation nazie, propagande communiste, terrorisme des régimes sud-américains, tous ont pris pour prétexte la protection des enfants pour organiser leur enlèvement collectif, leurs migrations forcées. Ce déracinement est considéré comme d’autant plus salutaire, que l’enfant, souvent assimilé à une jeune pousse, a encore, pense-t-on, un terreau malléable facilitant les greffes et transplantations, pourvu qu’il y ait terrain à défricher, si possible fertile. Les « mauvaises graines », purifiées ou purificatrices dans leur nouvel environnement, peuvent alors devenir des implants résistants et robustes.

3 Par ailleurs, aux lendemains de la seconde guerre mondiale, en l’espace de quelques années, de nombreux organismes intergouvernementaux et organisations non gouvernementales sont créés et dressent tous un bilan catastrophiste des dévastations commises dans les pays qui ont été le théâtre des conflits armés. Le nombre d’enfants victimes : orphelins, réfugiés, déplacés, déportés, sans foyer, vagabonds… est dénoncé comme étant d’une amplitude alarmante et devient une des priorités des politiques d’entraide internationale. L’Administration des Nations unies pour les secours et la reconstruction (l’UNRRA), le Fonds international du secours à l’enfance (UNICEF), l’Organisation internationale des réfugiés (OIR), l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le Bureau international de l’éducation (BIE), le Conseil international provisoire pour le relèvement de l’éducation (TICER), l’Union internationale de protection de l’enfance (UIPE), les Semaines d’études pour l’enfance victime de la guerre (SEPEG) interpellent la communauté internationale pour qu’elle vienne en aide et accueille ces milliers d’enfants dont les traumatismes subis risqueraient de compromettre l’avenir de la paix et de la reconstruction. Il ne s’agit pas seulement de leur apporter des secours matériels et alimentaires de première nécessité, mais d’une dette morale, d’un désir de faire acte de réparation, en cherchant symboliquement à leur inculquer un nouvel esprit de compréhension internationale par le biais d’une prise en charge éducative exemplaire. Les expériences diverses menées souvent en autarcie et avec les moyens du bord, du fait de la guerre (républiques, villages, communautés d’enfants), sont alors érigées en modèle pédagogique sans forcément tenir compte de la fragilité de ces initiatives une fois passées les urgences de la reconstruction.

4 Quelques-unes de ces expatriations de l’enfance ont fait l’objet de travaux scientifiques et d’ouvrages grands publics, un appel à contribution lancé fin 2011 pour un numéro thématique de cette revue a suscité à notre grande surprise un flot de réponses de chercheurs de la communauté internationale qui a révélé des déplacements encore très largement méconnus : l’envoi précipité par le parti communiste grec de plus de 25 000

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enfants de la région du nord de la Grèce dans les pays du bloc soviétique à la fin de la guerre civile ; la déportation de plusieurs milliers d’enfants avec leurs mères dans les villages de la Sibérie, aux confins de cet archipel des camps du Goulag ; le « sauvetage », suivi souvent d’un exil, des enfants des républicains espagnols en France, en Belgique ou en Russie ; le « rapatriement » des enfants eurasiens de l’ex-Indochine pour réparer les « incartades » des soldats ou bien les « préserver » des velléités d’indépendance ; la migration forcée des enfants métis du Ruanda-Urundi colonial vers la Belgique ; la création dans un canton du nord de la Suisse d’un microcosme accueillant les enfants de tous pays européens dévastés par la guerre, en les regroupant par « maisons nationales » dans l’espoir de leur apprendre le bon voisinage dès le plus jeune âge afin de refonder la paix des nations… Autant de transplantations qui font peu de cas de l’environnement familier, du milieu social, de la culture ou même de la nationalité d’origine de l’enfant, bien que les démocraties, à travers les organisations internationales en genèse aient tenté, dès 1919, de réguler les mouvements de populations juvéniles, selon un droit international encore balbutiant et au nom d’une nouvelle morale humanitaire. La persistance du problème des jeunes dits « isolés », petits migrants clandestins ballotés d’un pays à l’autre, jusqu’à aujourd’hui, montre que cette régulation et la reconnaissance d’un droit et d’un intérêt supérieurs de l’enfant sont loin d’être acquises.

5 Le nombre et l’intensité de ces phénomènes, nous permettent de parler de trafics d’enfants, dans le sens où il y a bien une circulation dense doublée d’enjeux politiques et économiques forts. Ces déplacements d’enfants ne relèvent donc pas de la simple conjoncture politique, de l’aléa dont seraient victimes les plus vulnérables. La migration devient un outil, du XIXe au XXe siècle, de gestion politique des populations, dont l’enfance constitue un objet emblématique. Les orphelins, petits vagabonds et délinquants en herbe constituent des publics captifs par excellence permettant des champs d’expérimentation extrême. Devenus apatrides, dénationalisés, fleurs de ruines, n’ayant personne pour les réclamer ou en mesure de le faire, n’ayant ni droit ni possibilité de s’exprimer, il ne leur reste plus qu’à s’adapter et à participer à leur reconditionnement.

6 Cette histoire mouvementée mais méconnue suscite des questions pour l’historien :

7 – Comment le souci de plus en plus prégnant de mener une politique des populations, dans une perspective de planification de l’avenir et de gestion des ressources humaines des sociétés contemporaines, a-t-il conduit à penser les politiques de l’enfance au sein des entreprises de maîtrise démographique, et en particulier de contrôle des flux migratoires ? Comment les organismes de bienfaisance sont-ils intervenus dans cette entreprise ?

8 – Quel est le statut de l’enfance dans les politiques d’édification de l’État nation ? Du citoyen à l’« homme nouveau », l’enfance et la jeunesse sont-elles investies d’un sens politique et mobilisées au sein du corps national ? Qu’en est-il de l’idée d’Empire et de l’instrumentalisation de l’enfance dans l’entreprise coloniale ?

9 – Comment croiser les analyses de genre, de classe et d’ethnicité dans ces questions migratoires ? Les jeunes filles sont-elles sujettes au déplacement, dans une perspective de peuplement ? S’agit-il de saigner le corps national pour en extirper les mauvaises humeurs, ou de régénérer la nation en transplantant ses rejetons dans un substrat sain et prometteur ? Dans l’entreprise coloniale, le déplacement de jeunes orphelins de la métropole vers l’Afrique a-t-il vocation à « blanchir » les colonies, ou à perpétuer,

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s’agissant du Canada, de l’Australie ou de la Nouvelle-Zélande, des colonies ethniquement homogènes ? Qu’en est-il des visées d’acculturation dont témoignent les déplacements d’enfants « autochtones » ? Enfin, à quelles classes sociales se destinent ces interventions de l’État et des entreprises philanthropiques ? S’agit-il de former, à partir des enfants déshérités, une nouvelle élite coloniale ou politique ?

10 – Quelles organisations prennent en charge ces déplacements ? Pré carré de l’État, les politiques de déplacement sont aussi le fruit d’interventions d’acteurs privés, philanthropiques, religieux ou de partis politiques. Quels types de dispositifs ces politiques de déplacement mettent-elles en place ? Quels types d’institutions ? Sont- elles ouvertes, fermées, éducatives ou punitives ? Suscitent-elles des violences institutionnelles et ont-elles donné lieu, ces dernières années, à des politiques de réparation ?

11 – Quelles expertises sont mobilisées dans cette entreprise ? Fait-on appel à la raison démographique et économique ? Quel est le rôle du travail social dans le repérage des populations à déplacer ? A-t-on recours à la médecine et aux sciences du psychisme pour sélectionner les jeunes ?

12 L’enfant, du fait de son âge et de sa sensibilité particulière, vit-il différemment d’un adulte ces transplantations ? À la violence et aux traumatismes initiaux que constitue cette séparation, vient-il se greffer un imaginaire qui fait appel à la fantasmagorie extraordinaire et initiatique des voyages, de la « grande aventure » ?

13 Au final, nous voulons comprendre comment les enfants (dé)placés deviennent des enjeux de pouvoir, des acteurs des relations internationales, des sujets politiques sans droits politiques. Devant la richesse des propositions reçues en réponse à notre appel d’offre, souvent inédites, nous avons décidé de faire non pas un numéro mais deux : ce numéro est centré plus particulièrement sur les déplacements liés aux phénomènes de colonisation ; le second sur ceux provoqués par des conjonctures de guerres.

NOTES

1. F. HOUILLIER, « Qu’est-ce que le Foyer à la campagne », article dans le numéro spécial du Foyer à la campagne, de mai 1937, p. 9, décrivant une des actions de placement de la fondation des orphelins-apprentis d’Auteuil.

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AUTEURS

MATHIAS GARDET Maître de conférences HDR à l’université Paris 8 Vincennes/Saint-Denis, membre du laboratoire CIRCEFT.

DAVID NIGGET CERHIO, université d’Angers

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Enfances colonisées Une histoire postcoloniale des migrations juvéniles, XIXe-XXe siècles

David Niget

La colonisation comme utopie sociale

1 Passées ses prémices guerrières, le projet colonial ne témoigne pas seulement d’une volonté de puissance, mais aussi de l’idée selon laquelle une nation peut engendrer, sur un territoire neuf, une société neuve, qui soit à la fois héritière de ses qualités, mais libre de ses déterminismes, de ses conflits de classe, des clivages politiques qui la travaillent et la figent. Aussi, l’enfance apparaît-elle comme une page blanche sur laquelle les anciennes nations pourraient tracer cette utopie coloniale. La société coloniale serait une société de la seconde chance pour les fils et filles des « classes dangereuses » de la métropole, corrompues par l’industrialisation, une société qui permettrait aux enfants indigènes de s’extraire de leur « sauvagerie » pour connaître la « civilisation », mais ce, pour tous ces enfants, au prix du sacrifice de leurs racines. Car il s’agit bien alors de couper l’enfant de son environnement, de le transporter tantôt vers la colonie, tantôt vers la métropole pour en faire un homme neuf, un colon productif, un citoyen idéal.

2 Les parallèles entre l’enfant et le colon occupent d’emblée une grande place dans les discours philanthropiques sur la protection de l’enfance déshéritée. Le thème du « retour à la terre » est très présent dans la pensée philanthropique du XIXe siècle ; de nombreuses utopies politiques, puissantes du XVIIe au XIXe siècle, accréditent l’idée de sociétés rurales préservées de la corruption morale. De la colonisation intérieure à la colonisation impériale, il n’y a qu’un pas. L’enfant pourra alors incarner l’archétype du colon, être vierge sur un territoire vierge, se fécondant mutuellement.

3 Avec le territoire, c’est l’enfance qu’il s’agit de coloniser au XIXe siècle, comme le rappelait Michelle Perrot dans un texte programmatique1. La protection de l’enfance s’est réalisée au prix de sa ségrégation, de son arrachement à un « milieu » jugé corrupteur, d’où la nécessité d’une migration forcée, d’un (dé)placement. Plus encore, cette protection s’est accomplie au prix de l’aliénation de l’enfant en tant que sujet.

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L’enfant, sous la plume des médecins, des pédagogues, des économistes du XIXe siècle, devient progressivement, un « autre ». Au fur et à mesure que l’on étudie l’enfant et que l’on marque sa spécificité physiologique, psychique, économique, on fabrique également sa différence. Et cette altérité qui le rend étranger au monde des adultes est décrite comme une sorte de sauvagerie, qui se cristallisera, au XXe siècle, dans la notion d’adolescence. Sous la plume du psychologue Granville Stanley-Hall, l’enfance récapitule l’évolution humaine, du primitif au civilisé. On perçoit bien ici à quel point les parallèles entre le sauvage et l’enfant sont prégnants, et comment le pouvoir colonial pourra alors s’appliquer à l’enfant en toute légitimité2. Sauvage, l’enfant est un être à éduquer, par la force si nécessaire, tout comme l’indigène.

4 À cette conception de la malléabilité infantile mise au jour par les psychologues et les pédagogues répond la plasticité des sociétés coloniales, comme le montre Ellen Boucher dans son article. Dès lors, le projet colonial peut se donner pour mission de civiliser les enfants autochtones comme de dépayser les enfants de la métropole, selon les mêmes visées : engendrer un homme ou une femme nouveaux, produire une société neuve. Et selon le projet colonial, cette genèse se produit à la fois sous la contrainte, parfois arbitraire, d’un État qui s’exonère du droit lorsque nécessaire, mais aussi sous la bannière de la liberté, l’idéal colonial résidant dans la capacité des futurs colons à inventer leur avenir dans un espace libre, à constituer une société d’individus autonomes et productifs. C’est aussi en cela que la colonisation apparaît comme une utopie pédagogique : diriger l’enfant au nom de sa protection, contraindre et émanciper à la fois, nous voici au cœur d’un projet colonial tout à la fois autoritaire et libéral.

5 Ainsi, loin de l’image romantique propre aux premiers XIXe siècle, le projet colonial recèle d’emblée cette conception libérale, selon laquelle il est possible d’amender le jeune colon par la terre et d’amender la terre par le travail du colon. De la même manière, il sera possible de faire fructifier les fruits de la colonie tout en améliorant le sort des enfants, sous la promesse d’une ascension sociale au sein de cette société coloniale neuve. L’utilité sociale de la colonisation est le nœud où se joignent sollicitude et intérêt, protection et raison d’État. C’est aussi là que cesse l’utopie pour laisser la place au réalisme colonial, car les sociétés coloniales s’avèrent finalement extrêmement hiérarchisées et violentes. L’envers de l’idéal colonial reste la relégation des indésirables et autres « mauvaises graines » au-delà des mers, selon le principe du bagne3. Au point que l’écart entre les visées humanistes des protecteurs de l’enfance et les conditions concrètes de l’exercice du pouvoir colonial paraît inouï de cynisme, dont l’exemple le plus marquant est peut-être celui du Goulag soviétique étudié par Marta Craveri et Anne-Marie Losonczy.

La place de l'enfance dans le projet colonial : politiques, acteurs, institutions

6 Derrière les oripeaux du projet de civilisation, l’enfant apparaît bien comme un instrument placé au cœur du projet colonial. Ce dernier ne suppose pas simplement une exploitation des ressources, mais une emprise politique et culturelle de la « mère patrie » sur un vaste territoire composé de « petites patries » qu’il s’agit d’enjoindre à adhérer à l’idée d’Empire. Au-delà des discours philanthropiques, l’enfance est progressivement considérée comme un vecteur de la colonisation, au nom de son utilité

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économique et politique. En effet, l’enfant est avant tout une force de travail en devenir, à même de mettre en valeurs les richesses coloniales. Ellen Boucher montre bien qu’il s’agit de confier aux futurs colons blancs la majeure partie du foncier agricole rhodésien, lequel, en aucun cas, ne peut échoir à des Africains. L’enfant, en outre, est considéré comme le futur citoyen colonial. Certains prétendent même former, avec les enfants du petit peuple des grandes villes britanniques, les futures élites ultramarines. Les jeunes métis, dont Sarah Heynssens décrit la trajectoire chaotique, sont promis à un meilleur sort que les autochtones rwandais. Le colonisateur belge leur réserve une place de choix dans la société coloniale, dans un élan teint de méfiance à l’égard de la subversion politique que ces « sangs mêlés » pourraient incarner alors que l’indépendance gronde. Yves Denéchère souligne, quant à lui, la valeur postcoloniale des enfants eurasiens dont on imagine qu’ils permettront de perpétuer le lien intime entre l’ancienne métropole et la jeune nation indépendante.

7 Ce pouvoir colonial n’est pas monolithique. Différents acteurs se penchent sur le problème de l’enfance et accompagnent son exil. L’État, bien sûr, est au centre des dispositifs coloniaux. Il fixe le cadre territorial et légal de la migration forcée, qu’il s’agisse de dépayser ou de rapatrier. L’État règle également le statut juridique de ces enfants déplacés : citoyens ou indigènes, ce qui a des conséquences fondamentales sur leurs capacités juridiques et, in fine, sur leurs possibilités d’agir. Mais la puissance publique est rarement maîtresse d’œuvre dans ces migrations et les modalités institutionnelles de prise en charge qui s’en suivent. De nombreuses organisations philanthropiques, agences sociales, associations, congrégations religieuses opèrent sur le terrain, collectant des fonds, organisant les déplacements, édifiant des institutions résidentielles ou des réseaux de familles d’accueil. Leur désintéressement n’est bien souvent qu’un argument rhétorique, participant d’une posture humanitaire qui, au XXe siècle, va s’avérer de plus en plus payante politiquement. Malgré des affiliations idéologiques distinctes, les convergences philanthropiques sont capables d’agencer les intérêts des uns et des autres, de former des coalitions de causes. Entrepreneurs de morale y croisent réformateurs sociaux, hommes d’Église y croisent médecins hygiénistes. De fait, les nouveaux experts de l’enfance, démographes, médecins, psychologues et pédagogues prennent part à ces entreprises, comme le signale Ellen Boucher, qui rappelle que les experts des sciences du psychisme ont largement tempéré les ardeurs des sociétés caritatives, en marquant les limites du potentiel éducatif des enfants issus des classes populaires. Enfin, ces déplacements d’enfants acquièrent une portée transnationale au XXe siècle, comme l’indique Joëlle Droux. Prendre en charge les mineurs ressortissants étrangers avec les mêmes égards que les nationaux, « renationaliser » les apatrides au lendemain de la dislocation des empires continentaux en Europe constituent une tâche délicate qui témoigne de la difficulté de penser les droits de l’enfant de manière universelle et non nationaliste.

8 Orphelinats, écoles professionnelles, placement familial, différentes modalités de prise en charge s’offrent au choix des acteurs de cette entreprise migratoire. On pourrait opposer deux modèles : le premier, résidentiel, se donne pour objectif d’acculturer radicalement ; le second, de placement familial ou professionnel, d’assimiler. Ces deux méthodes rencontrent des obstacles : on dénonce l’exploitation des enfants placés chez des colons fermiers, comme le souligne Naomi Parry ; on constate des résistances à la discipline institutionnelle, comme le rappelle Yves Denéchère. Dans les deux cas, la frontière entre un traitement sévère, jugé nécessaire à la resocialisation de jeunes

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marqués par la précarité économique et affective, et les violences institutionnelles, avec le cas spécifique des abus sexuels, est ténue. Et si le corps de l’enfant des colonies est touché par cette violence, ce n’est pas par accident de l’histoire. Au-delà des dispositifs institutionnels et des motivations des acteurs de la protection de l’enfance coloniale, le processus même de civilisation est travaillé de l’intérieur par la question du corps, de la race, du sexe et de la filiation, autant de tabous coloniaux que l’analyse historique met au jour.

Les politiques coloniales entre gestion des populations et politisation de l'intime : race, corps, sexe et filiation

9 On assiste en effet, à travers les politiques coloniales du XXe siècle, à un double mouvement qui marque l’avènement d’un pouvoir politique qui prend pour objet les populations et saisit les individus dans leur corporéité. Cette « biopolitique » s’applique aux corps selon cette double échelle sociale et individuelle4. D’une part, la gestion des populations, au nom d’une démographie coloniale qui fait office de nouvelle expertise, justifie des déplacements forcés, dont certains sont massifs, en particulier au sein de l’Empire britannique, ainsi qu’une attention portée à la question des hybridités « raciales ». D’autre part, on assiste à une politisation de l’intime : corps, sexe, filiation et race deviennent des catégories et des objets d’intervention publique, le creuset dans lequel se forment l’homme-la femme colonial-e5.

10 Le XXe siècle décrit dans ces pages est le troisième temps de la colonisation, celui de la domination culturelle des colonies, qui fait suite aux phases de conquête militaire et d’établissement de l’exploitation économique. L’emprise du pouvoir passe à la fois par la constitution de populations classifiées et par l’incorporation de l’identité culturelle coloniale6. L’enfance est intéressante à cet égard : qu’il s’agisse de jeunes orphelins blancs, de jeunes indigènes « ensauvagés » ou de métis, on la désigne comme une population « désaffiliée » dont on peut alors se saisir pour la déplacer contre son gré et la mettre au service d’un projet de peuplement. Plus encore, l’enfance offre aussi la possibilité de forger une culture coloniale, qu’il s’agisse de former de jeunes colons à la condition « blanche » dans les colonies africaines7, ou d’acculturer de jeunes indigènes mis au contact de la culture dominante. Dans cette entreprise, l’éducation scolaire et, souvent, religieuse, occupe une place fondamentale, car elle permet non seulement d’extirper un enfant de sa culture d’origine, mais de le faire adhérer à de nouvelles valeurs, le rendant étranger à sa propre culture. La honte des origines, évoquée par Sarah Heynssens, est un sentiment terriblement éloquent à cet égard.

11 Bien évidemment, la question raciale est au cœur des politiques coloniales : il s’agit toujours d’établir et de préserver la supériorité de la « race blanche » sur les indigènes. Mais le clivage n’est pas si net. Comme l’explique Ellen Boucher, au moment colonial dont on parle ici, le XXe siècle, il n’y a plus de tenants d’une explication strictement biologique de la race qui garantirait une distinction « naturelle » et une hiérarchie raciale incontestable. Selon une vision néo-lamarkienne, la race est une combinaison entre la biologie et le « milieu ». Ce basculement paradigmatique est d’importance : dès lors que la race relève à la fois du sang et de la culture, les moyens pour la « préserver » ou la « défendre », comme l’expriment les observateurs de l’époque, sont au croisement

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d’un contrôle de la sexualité et d’une gestion des environnements socio-culturels. Et s’agissant des enfants des colonies, il devient dès lors possible d’inculquer les valeurs et les modes de vie se rapportant à la race « française », « britannique », ou, plus généralement, « occidentale ». La race devient un fait pédagogique, elle se façonne.

12 D’où l’importance du « problème des mulâtres », du cas des métis qu’abordent Yves Denéchère et Sarah Heynssens, dans la ligne des travaux d’Emmanuelle Saada8. Car les métis représentent avant tout une menace pour l’ordre colonial en incarnant une hybridité qui brouille les hiérarchies raciales, trouble le droit civil (quelle filiation ?), met en jeu les droits politiques, entre indigénat et citoyenneté9. Ils sont les marqueurs d’une sexualité coloniale subversive. Les métis, d’ailleurs, ont suscité l’inquiétude d’experts de l’enfance comme Georges Heuyer, qui pointait leur « inadaptation » potentielle10. On craint, en Rhodésie, une collusion de « race » et de « classe », le métissage devenant le symbole d’une alliance des dominés contre une conception bourgeoise de l’Empire. Partout, on s’inquiète de la sédition coloniale venue de cette classe de l’entre-deux. Cependant, dans le cas du Ruanda-Urundi, Sarah Heynssens indique que cette classe distincte issue du processus de colonisation incarne aussi, paradoxalement, l’affirmation des bénéfices mutuels du multiculturalisme dont le colonisateur tente de tirer parti, dans l’espoir de former une nouvelle élite coloniale.

13 À l’image du contrôle de la sexualité dont témoigne une police des mœurs très active11, les entreprises d’acculturation coloniale sont empreintes d’une volonté de régulation de l’intimité. Les enfants, dans les institutions, font l’objet d’une sollicitude particulière quant à l’hygiène, à la nourriture, aux vêtements, à l’établissement d’une temporalité réglée, comme le soulignent Marie-Pierre Bousquet et Yves Denéchère. La formation d’une identité commune au sein de l’Empire nécessite de soumettre les individus déviants à l’empire des habitudes, lesquelles rompent définitivement tout lien réel avec les origines. Et nul doute que le corps représente à cet égard un site stratégique d’acculturation. Non seulement le corps colonisé est renvoyé aux stéréotypes anthropologiques qu’a construits et véhiculés la culture coloniale, mais il devient l’objet d’une intervention permanente, de manière à le dresser comme on le ferait d’un animal sauvage, à le soumettre à la discipline du colonisateur blanc à des fins de domestication. Le concept de genre, peu évoqué dans ces articles, pourrait offrir à ces études un éclairage supplémentaire, qui introduirait un élément de complexité dans l’analyse de la domination coloniale et de ses politiques migratoires, tant il est vrai que la domination masculine irrigue l’idéologie coloniale12.

Expériences coloniales de l'enfance, mémoires coloniales, reconnaissance postcoloniale

14 Si la question de l’intime est placée sous l’œil du pouvoir colonial, elle n’en reste pas moins un continent obscur, qui renvoie à la subjectivité des enfants eux-mêmes. Qu’en est-il de leur expérience coloniale ? Qu’en est-il de la mémoire coloniale de l’enfance ? Et quels sont les enjeux postcoloniaux de cette histoire des enfants déplacés ?

15 L’expérience des acteurs reste, spécialement lorsqu’il s’agit des enfants, un point de fuite pour l’historien. Qu’ont réellement vécu ces enfants transportés et comment ont- ils vécu ces bouleversements géographiques et culturels ? Les auteurs de ce volume insistent avec raison sur la souffrance qui a résulté de ces expériences de déportation et du traumatisme qui a pu en résulter. Marta Craveri et Anne-Marie Losonczy décrivent

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bien cette « empreinte traumatique » ayant marqué les corps et les esprits des enfants du Goulag soviétique et dont un effet immédiat a été, paradoxalement, l’oubli. S’appliquant à des individus vulnérables ou définis comme tels, l’expérience du déracinement a en effet été vécue par les enfants de manière passive et douloureuse, sans qu’il soit souvent possible de résister aux injonctions de leurs « bienfaiteurs », et ce pour différentes raisons : incapacité juridique, précarité économique, soumission symbolique attendue de la jeunesse, construction de hiérarchies ethnico-raciales…

16 Mais à travers les récits que relatent les auteurs, les jeunes ont fait preuve de différentes formes de résistances. Les « hasards de l’histoire » ont pu permettre aux jeunes d’échapper à un sort plus funeste encore, et parfois de bénéficier réellement d’une mobilité sociale salvatrice. Les trajectoires biographiques d’un XXe siècle chaotique sont aussi faites de ces petits miracles dont ont su tirer parti les jeunes. De plus, le regard des enfants sur le drame et la violence a pu permettre des déplacements de sens. Transformer la tragédie en « aventure », débusquer le grotesque dans l’autorité outrancière des institutions, se réinventer une famille parmi ses compagnons d’infortune, faire de l’ailleurs sa maison, telles ont pu être, au creux de l’imaginaire enfantin, les manières de dédramatiser l’insupportable.

17 Depuis deux décennies, il s’est agit de témoigner de la souffrance, des outrages souvent infligés par les institutions coloniales à des individus d’autant plus vulnérables qu’il s’agissait d’enfants. Aussi, les méandres de la mémoire infantile des colonies sont-ils extrêmement sinueux. Il faut bien considérer, d’abord, que les « cadres sociaux de la mémoire13 » sont particulièrement prégnants s’agissant de l’expérience coloniale. Il existe bien une mémoire collective de la colonisation qui peut faire écran à la mémoire individuelle, et en particulier enfantine, de cette expérience. Plutôt que de relever d’une expérience intime, la mémoire de l’enfance coloniale est chargée d’un sens politique fort, marqué du sceau de la violence qui conduit à l’oubli, puis à des phénomènes de « remémoration tardive », comme l’expliquent Marta Craveri et Anne- Marie Losonczy. Le « devoir de mémoire » peut aussi, comme l’indique Yves Denéchère, être suscité par un effet générationnel : les descendants réclamant un « récit des origines ». Mémoire obérée par l’indicible épreuve du déracinement, mémoire réinventée face aux aléas de la grande histoire comme du roman familial, impossible mémoire d’une colonisation qui cherchait justement à effacer les origines, la mémoire coloniale est double, voire schizophrène. Elle relève à la fois du récit, agencement de la réalité qui lui donne sens, mais doit répondre également à un impératif de « vérité », lequel ouvre seul à la possibilité d’une reconnaissance postcoloniale.

18 Se sont ainsi construites des postures politiques divergentes à l’égard de ces expériences juvéniles de la déportation coloniale. D’une part, la reconnaissance du statut de victime s’est inscrite dans ce grand mouvement victimaire qui a marqué les vingt dernières années. Les collectifs se sont formés, notamment grâce aux réseaux de communication numériques, recueillant les témoignages, revendiquant une expertise profane parfois concurrente de celle des historiens professionnels, réclamant le plus souvent des excuses officielles de la part des gouvernements, voire des dédommagements financiers ou la restitution de droits et de biens ancestraux, comme le montre bien Naomi Parry au sujet des Aborigènes australiens14. Cette position de victime, devenue, après des années d’indifférence, relativement lucrative politiquement, a pesé sur les débats, et produit de nouvelles hiérarchies de légitimité en décrivant qui pouvait (ou pas) se revendiquer de ce statut. D’autres formes de

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revendications existent également, mettant de l’avant la réappropriation de leur histoire par les enfants déplacés des colonies. Il s’agit de faire de l’expérience coloniale un élément de la construction d’une identité métissée, créole, hybride. Cette dernière ne donne pas nécessairement lieu à un pardon ou à un dédommagement qui solderait les comptes de la mémoire, elle suscite une remise en cause de l’hégémonie culturelle du colonisateur et revendique un statut politique dans le présent, en suivant la voie ouverte par les études postcoloniales dont une figure de proue reste E. Saïd15.

19 Au nom de l’enfance, érigée en cause « universelle », le pouvoir colonial s’est appliqué à façonner les sociétés indigènes, organisant la migration de dizaines de milliers d’enfants contre leur gré, sans égards pour les racines culturelles des jeunes ainsi (dé)placés. Il s’agit ici de reconsidérer cette histoire croisée, où le métissage et la « créolisation » ne sont pas conçus comme des plaies à panser mais comme des ressources pour construire un monde postcolonial16.

NOTES

1. PERROT Michelle, « La ségrégation de l’enfance au XIXe siècle », Psychiatrie de l’enfant, XXV, 1, 1982, p. 179-207.

2. V ARGA Donna, « Look-normal : The colonized child of developmental science », History of Psychology, 14, 2, 2011, p. 137-157. 3. KALIFA Dominique, Biribi : les bagnes coloniaux de l’armée française, Paris, Perrin, 2009 ; THÉNAULT Sylvie, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale : Camps, internements, assignations à résidence, Paris, Odile Jacob, 2012. 4. FOUCAULT Michel, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard/Le Seuil, 2004. 5. CAMISCIOLI Elisa, Reproducing the French race : immigration, intimacy, and embodiment in the early twentieth century, Durham (N. C.), Duke University Press, 2009. 6. MUDIMBE V. Y., The Invention of Africa : Gnosis, Philosophy and the Order of Knowledge, Bloomington, Indiana University Press, 1988. 7. Soulignons l’intérêt que représente le nouveau chantier historiographique des Whiteness Studies, études critiques sur l’identité « blanche ». 8. SAADA Emmanuelle, Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007. 9. Au point qu’en Algérie, comme l’explique Christelle Taraud, les métis ont été complètement occultés dans les discours publics. TARAUD Christelle, « Les yaouleds : entre marginalisation sociale et sédition politique », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », n° 10, 2008, p. 59-74. 10. H EUYER Georges et L AUTMANN Françoise, « Troubles du caractère et inadaptation sociale chez les enfants métis », Archives de médecine des enfants, tome 40, n° 9, septembre 1937, p. 553-564.

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11. TRACOL-HUYNH Isabelle, « Encadrer la sexualité au Viêt-Nam colonial : police des mœurs et réglementation de la prostitution (des années 1870 à la fin des années 1930) », Genèses, 86, 1, 2012, p. 55-77. 12. BARTHÉLÉMY Pascale, CAPDEVILA Luc, ZANCARINI-FOURNEL Michelle, « Colonisations », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 33, 2011 ; Hugon Anne, Histoire des femmes en situation coloniale : Afrique et Asie, XXe siècle , Paris, Karthala, 2004 ; TARAUD Christelle, La prostitution coloniale : Algérie, Tunisie, Maroc, 1830-1962, Paris, Payot, 2003. 13. HALBWACHS Maurice, Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994 (1925).

14. E NGEL Madeline H., P HILLIPS Norma Kolko et D ELLACAVA Frances A., « Indigenous Children’s Rights : A Sociological Perspective on Boarding Schools and Transracial Adoption », International Journal of Children’s Rights, 20, 2, 2012, p. 279-299. 15. SAID Edward-W., L’orientalisme : L’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, 2005.

16. APPADURAI Arjun, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Payot, 2005. MBEMBE Achille, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2010.

AUTEUR

DAVID NIGET CERHIO, université d’Angers.

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Migrants, apatrides, dénationalisés Débats et projets transnationaux autour des nouvelles figures de l’enfance déplacée (1890-1940)

Joëlle Droux

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article s’inscrit dans un programme de recherche réalisé à l’université de Genève avec le soutien du Fonds national Suisse (fonds 100011-122399/1).

1 La question des enfants déplacés, migrants ou apatrides, et de la protection de leurs droits, des niveaux de prestations médicales, sociales ou éducatives dont ils devraient être bénéficiaires ne cesse d’occuper la une de l’actualité. Plus que jamais, les spécialistes des problématiques migratoires constatent en effet les difficultés croissantes à faire valoir les droits de cette catégorie de personnes vulnérables que sont les mineurs déplacés, face aux pratiques restrictives d’administrations nationales ou locales qui gèrent leur accueil. Au cours des dernières décennies, on a vu ainsi se multiplier toute une palette de « mauvaises pratiques », qui tendent à limiter toujours plus l’accès des étrangers, et tout particulièrement des clandestins, à la plénitude des services de soins et d’assistance offerts aux nationaux1. Les enfants en sont les premières victimes : menacés dans leur santé physique et mentale par cette inégalité des conditions d’accès aux soins et à l’assistance, ils subissent de plein fouet les effets de restrictions qui pèsent lourdement sur leurs perspectives d’intégration2.

2 Face à ces dénis de droit récurrents, ce sont des forums transnationaux, ONG ou organisations intergouvernementales actives sur le terrain humanitaire, qui se font les porte-parole de ces enfants déplacés ou migrants, réclamant le respect de leurs droits à une protection au moins égale à celle des populations infantiles nationales3. Ces advocacy networks légitiment leur lobbying en se référant à la norme établie par la convention internationale des Droits de l’enfant (CIDE, 1989) : les États signataires de ce texte fondateur se sont en effet engagés à offrir à tout enfant résidant sur leur territoire un certain nombre de droits (notamment accès aux soins, à l’assistance, à l’éducation), et ce quelle que soit sa nationalité, s’interdisant de facto toute

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discrimination entre les mineurs d’origine étrangère et les nationaux. C’est bien parce qu’ils ne respectent pas ces engagements que de nombreux États se voient régulièrement rappelés à leurs obligations en la matière, et aux principes et normes qui les fondent.

3 Tout récemment encore, une recommandation de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe basée sur la CIDE rappelait ainsi à ses États membres qu’avant toute autre considération, c’est bien la qualité même d’enfant, et des intérêts supérieurs qui y sont attachés, qui devrait prévaloir dans la mise en œuvre des politiques d’accueil destinées à l’enfance déplacée, que ce soit en matière d’éducation, de protection de la santé, de logement, de rétention ou encore de lutte contre l’exploitation au travail : « Un enfant est d’abord, avant tout et uniquement, un enfant. Il peut, par ailleurs, être un migrant. Ce principe, associé à la nécessité de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant […] devrait être le point de départ de toute discussion sur les enfants migrants sans papiers. Le statut de l’enfant au regard de l’immigration doit toujours rester une considération secondaire4. »

4 Or, cette notion prééminente d’intérêt supérieur de l’enfant, et des droits qui en découlent, qui tisse actuellement les termes du débat sur les limites du modèle intégrateur et solidaire des États providence quand il bute sur le phénomène migratoire, mérite d’être historicisée. Comment et dans quelles circonstances le caractère spécifique de la protection des enfants migrants ou déplacés par rapport à celle due aux adultes en même situation est-il apparu ? Par quels types de réseaux a-t-il été porté, et au sein de quels forums ces derniers se sont-ils investis pour les affirmer ou les défendre face au dogme de la souveraineté nationale ? Quelles solutions ont-elles été préconisées pour répondre à l’évolution des facteurs juridico-politiques affectant le sort des enfants déplacés au cours du temps ?

5 La présente contribution a pour objectif d’éclairer l’émergence de réseaux d’acteurs qui, entre 1890 et 1940, ont cerné les contours d’une nouvelle question sociale transnationale, celle de la protection des mineurs déplacés, et les projets qu’ils ont élaborés pour leur garantir un niveau de prestations adapté à leur double statut d’enfant et de migrant. S’inspirant du courant historiographique qui, au cours de la dernière décennie, s’est efforcé de mettre à jour les mécanismes, organisations et acteurs transnationaux dont l’action intervient par-delà et à travers les frontières nationales5, on tentera d’éclairer l’action de lobbying international joué précocement par ces réseaux afin d’imposer sur la scène internationale une nouvelle lecture du droit des gens, affirmant au nom de principes humanitaires la primauté des droits de l’enfant sur la souveraineté des États.

6 Dans un premier temps, on montrera la naissance de ces projets, consécutive d’un double phénomène, entre essor de nouvelles configurations migratoires et politiques de protection de l’enfance en construction, en identifiant les réseaux qui s’efforcent de les porter sur l’agenda international. On s’intéressera dans un deuxième temps à l’évolution de ces réseaux, et aux projets dont ils se font les propagandistes dès 1919 devant la SDN, puis à partir de 1925 au sein de son comité de protection de l’enfance : on étudiera comment ces acteurs ont tenté de faire émerger face au dogme de la souveraineté nationale le nouveau principe des droits de l’enfant dans la discussion des politiques migratoires. À travers la rédaction de plusieurs instruments internationaux s’est ainsi dégagée la notion inédite de l’intérêt de l’enfant comme principe prééminent de la politique sociale relative aux étrangers migrants, déplacés, ou apatrides. Enfin, on

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mettra en évidence les facteurs qui ont entravé la mise en œuvre de ces mécanismes conventionnels innovants dans le contexte spécifique de l’entre-deux-guerres, tout en évoquant leur caractère séminal dans l’adoption ultérieure d’instruments internationaux relatifs aux droits de l’enfant.

Quelle protection sociale pour les mineurs d’origine étrangère dans les pays d’immigration ? Émergence d’une nouvelle question sociale transnationale (1880-1919)

7 La question de l’assistance aux étrangers suscite à partir des années 1880 de vives discussions au sein de la nébuleuse réformatrice. Alimenté par le gonflement et la pérennisation des flux migratoires, le problème de la protection à accorder aux étrangers en séjour temporaire ou permanent avait accompagné depuis le début du siècle l’émergence des politiques sociales nationales ou locales. Aux pratiques de marginalisation ou d’exclusion des forains indigents liées autant à l’exigüité des ressources assistancielles locales qu’à l’image menaçante du vagabond fauteur de troubles, succéda très progressivement durant le dernier tiers du XIXe siècle un régime de tolérance tout relatif ; alors que certains États continuaient à procéder à des mesures d’expulsion ou de rapatriement à l’encontre d’individus jugés « indésirables » (notamment quand leur assistance tend à se prolonger6), d’autres laissent les étrangers établis accéder aux ressources de protection sociale existantes7, ou acceptent de les secourir en urgence (par des services publics ou la bienfaisance privée).

8 De leur côté, les États « émetteurs » accordent leur appui à leurs ressortissants à l’étranger en déployant une intense activité diplomatique visant à favoriser les tendances intégratrices, afin de juguler le phénomène des naturalisations8. Afin de dégager une base contractuelle commune, des forums transnationaux plaident aussi en faveur de l’assimilation des étrangers aux nationaux quant aux droits à l’assistance et aux soins d’urgence, sur la base de la réciprocité9, à l’image des conventions signées par la France avec certains États voisins. Un « Bureau international pour l’étude et l’information sur l’assistance aux étrangers » est d’ailleurs créé à Paris en 1907, pour étudier la généralisation d’accords bilatéraux en matière de protection sociale due aux étrangers10. Grâce à sa médiation, une entente internationale est rédigée au terme de deux conférences internationales à Copenhague (1910) et à Paris (1912) : les États contractants s’engagent à assurer l’aide d’urgence aux étrangers (ne dépassant pas 45 jours) sans demander de remboursement, la compensation des frais s’établissant par réciprocité. Pour les secours plus longs, c’est à l’État d’origine de couvrir les frais d’assistance, soit en remboursant l’État de résidence, soit en faisant rapatrier les individus concernés. Même si cette convention n’est pas ratifiée, elle signale l’émergence d’un nouveau principe en matière de droit des gens : celui qui permettrait de conférer aux étrangers de véritables droits à une forme de protection sociale internationale, garantie par un traité et donc librement consentie par les États, et fondée sur la notion encore émergente de Droits de l’homme.

9 Or, cet aménagement progressif des dispositifs indigènes de protection sociale à la situation particulière des étrangers va se complexifier avec l’inclusion de nouvelles catégories d’ayants droit que sont les enfants. Dans l’ensemble des pays occidentaux, le

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dernier tiers du XXe siècle voit en effet s’affirmer le rôle des États dans la préservation de la santé physique et morale des mineurs par le biais de lois sur le travail des enfants, sur l’instruction obligatoire, sur l’assistance médicale ou sociale des familles indigentes, puis de nouvelles lois civiles ou pénales régulant les relations intra-familiales (en particulier lois sur l’enfance abandonnée moralement et sur la création des tribunaux pour mineurs). À partir de la fin des années 1880, des magistrats ont ainsi le pouvoir d’intervenir contre des parents qui maltraiteraient leurs enfants, ou négligeraient leur éducation, pour leur retirer la garde de leurs enfants11. Ces nouvelles législations prévoient de généraliser la protection de l’État, par le biais de placements appropriés, aux enfants maltraités ou délinquants, comme il le faisait déjà pour les orphelins et abandonnés12, garantissant leurs droits à l’éducation, aux soins, et à l’assistance.

10 Or, la mise en place de ces nouvelles législations protectionnelles va buter sur la question des populations étrangères. La fin du siècle se marque en effet par une évolution des tendances migratoires : les flux dominés par des jeunes adultes célibataires sont progressivement supplantés par des migrations familiales, et l’immigration saisonnière cède le pas à une installation permanente13. De ce fait, il n’est pas rare que les tribunaux civils ou pénaux des États les plus concernés par d’importants flux migratoires (comme la Suisse14, et dans une moindre mesure la France) aient à traiter de cas d’enfants ou de familles issus de l’immigration. Leurs magistrats se trouvent dès lors confrontés à de délicats conflits de droit : un juge a-t-il le droit de prononcer le retrait de garde contre des parents issus de l’immigration, ou le placement éducatif de leur enfant (pré)délinquant, si cette disposition n’existe pas dans leur pays d’origine ? Les enfants d’origine étrangère peuvent-ils bénéficier des mêmes droits à l’assistance ou à l’instruction que les nationaux, et avec quel financement s’ils sont indigents ?

11 L’inclusion des mineurs étrangers dans les dispositifs locaux ou nationaux de protection sociale pose en outre des problèmes particuliers, car les solutions adaptées aux adultes ne leur sont pas directement ni aisément transposables : ainsi, s’il est possible d’admettre des adultes étrangers aux formes d’assurances sociales existantes, moyennant leur apport contributif, cette couverture reste inaccessible à des enfants privés de parents, ou sans ressources. Par ailleurs, à la différence des adultes, les mineurs ne peuvent pas forcément être secourus ponctuellement, comme cela se fait d’ordinaire pour leurs aînés, dont on attend qu’ils reprennent rapidement un emploi pour décharger les services locaux d’assistance. De plus, si l’assistance provisoire est pensable pour une famille « normale », traitée comme une unité (l’assistance donnée au chef de famille étant supposée profiter à l’ensemble des membres de son foyer), il n’en est pas de même pour des familles désunies. Lorsqu’un magistrat prononce une sentence de retrait de garde à l’encontre de parents d’origine étrangère, le placement de leur progéniture peut s’avérer source de difficultés considérables : durable et coûteux (frais de scolarité, de maladie), sa mise en œuvre crée aux collectivités locales des charges qu’elles rechignent d’autant plus à assumer quand elles s’appliquent à de jeunes forains. Le rapatriement est alors la seule solution, mais comment la mettre en œuvre si l’enfant est en bas âge, orphelin, ou que sa famille d’origine est inconnue ? Les collectivités locales sont vite dépourvues de ressources lorsqu’il s’agit de trouver à l’étranger quelle est l’autorité de tutelle à qui transmettre la demande de rapatriement, ou pour la faire exécuter. La voie diplomatique est lente, et durant le processus de

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tractation les mineurs doivent être placés, instruits, gardés, soignés, sans que les bases légales ou financières de cette assistance soient clairement établies.

12 Dès la fin des années 1880, les réseaux réformateurs centrés sur la protection de l’enfance sont rendus attentifs à cette délicate question du sort des mineurs étrangers au sein de la mécanique des dispositifs nationaux d’assistance15. Pour remédier à leurs lacunes internes et aux situations de conflit de droit dont sont victimes les enfants migrants ou déplacés, les experts font appel à l’initiative privée : une entente internationale des patronages est ainsi créée pour régler les procédures d’assistance internationale aux enfants. Il s’agit de procéder rapidement aux mesures de rapatriement, et ce dans des conditions adaptées à la nature des mineurs, en misant sur la collaboration transfrontalière des associations de patronage16. Cette organisation n’a cependant qu’un succès relatif, notamment lorsque les pays concernés ne sont pas limitrophes, ou en l’absence d’entente bilatérale entre patronages17. C’est ce qui va amener les milieux internationaux de la protection de l’enfance à militer eux aussi en faveur d’une solution intergouvernementale pour inciter les États à « intervenir par voie d’entente internationale ou de convention pour assurer l’assistance aux étrangers18 ». Mais ils réclament que cette solution tienne compte de la spécificité des mineurs et de leurs besoins en matière de protection. Pour faire entendre leur voix, ils songent dès 1910 à créer leur propre bureau international19, au programme duquel figure la rédaction de conventions internationales d’assistance aux mineurs étrangers, distinctes de celles applicables aux adultes. Cette dynamique est brusquement stoppée par le premier conflit mondial.

13 Les magistrats chargés de la protection d’enfants indigents d’origine étrangère restent de ce fait confrontés aux contradictions internes de leurs législations, et à leur imparfaite compatibilité internationale, puisqu’ils ne peuvent leur appliquer ni les solutions légales admises pour les enfants indigènes, ni les pratiques mises en œuvre pour les adultes étrangers. Le statut des mineurs étrangers, qui conjugue deux profils d’ayants droit (« enfant » et « déplacé ») ouvrant sur deux types de mécanismes de prise en charge différents, s’avère ici un révélateur du vide juridique ouvert par des politiques sociales dont l’élaboration est indissociable du processus de construction des États Nations (les dispositifs sociaux étant liés au concept même de citoyenneté et d’appartenance nationale), mais aussi des arrangements internationaux mis en œuvre pour tenter de les faire coexister. Au cœur du problème, c’est bien la nature de l’enfant qui est en jeu. En érigeant la spécificité de l’enfance, de ses besoins, de sa nature et de ses intérêts comme un principe éminent des politiques nationales d’éducation et d’assistance, les nouvelles obligations légales contribuaient à dégager, sans encore la nommer comme telle, une notion spécifique, celle des Droits de l’enfant (aux soins, à l’instruction, à la protection) et des devoirs que les États souverains se créaient à cet égard.

14 Ces premières tentatives de modifier les dispositions du droit des gens afin de tenir explicitement compte du sort des populations migrantes se clôt donc par un bilan mitigé : évolution sensible pour les adultes, avec la multiplication d’accords bilatéraux instaurant un régime de « bonnes pratiques » mutuelles en matière d’assistance aux étrangers. Cependant, le fait qu’aucune ratification de la convention de Paris en 1912 n’ait été enregistrée prouve bien le poids des hésitations face à cette brèche de l’édifice souverain, même librement consentie.

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15 Échec par contre pour les mineurs : si le droit des enfants à bénéficier d’un régime juridique protecteur spécifique est admis dans la logique constitutive des États sociaux en gestation, elle peine à se traduire par l’adoption d’instruments internationaux adéquats permettant aux enfants allogènes d’en bénéficier. L’enfance étrangère et déplacée reste un véritable angle mort au sein des politiques sociales nationales et internationales, en dépit de la structuration de réseaux experts transnationaux dédiés à cette cause.

Les nouvelles figures de l’enfance déplacée au cœur des politiques nationales et internationales d’après- guerre

16 Le contexte d’après-guerre réactualise la question de l’assistance aux étrangers. Tout d’abord, par un regain d’activité conventionnelle bilatérale axée sur les besoins de la reconstruction. Ainsi, la France signe des traités avec plusieurs pays (Pologne, Italie, Luxembourg, Belgique), pour faciliter l’arrivée de travailleurs étrangers20. Ces conventions assimilent les étrangers aux nationaux pour tout ce qui concerne l’accès à l’assistance, dans le droit fil des instruments discutés avant-guerre.

17 Mais parallèlement, le développement des dispositifs nationaux de protection sociale depuis le début du siècle dans plusieurs pays européens21 va remettre en cause cette dynamique de réciprocité : la mise en place de nouveaux droits sociaux dans certains pays crée en effet une dénivellation entre les politiques sociales nationales, qui gêne le jeu d’équilibration budgétaire réciproque, au détriment des pays plus « avancés ». C’est ce qui explique que la France, qui comptait avant-guerre parmi les États les plus favorables aux accords de réciprocité, se fait désormais plus frileuse : « chaque réforme, en accentuant les divergences, diminue les chances d’accords. Un État qui adopte le système de l’assistance obligatoire telle que nous l’entendons et la pratiquons, devient moins favorable à une entente générale22 ». En effet, cet État s’engagerait à offrir aux étrangers résidant sur son territoire les mêmes prestations qu’à ses propres citoyens, avec des coûts importants à la clé, alors que ses propres expatriés dans l’État co- contractant ne bénéficieraient que de maigres régimes sociaux. Du fait de cette absence de réciprocité réelle en termes de prestations, plusieurs traités bilatéraux signés avant- guerre deviennent caducs, et plus éloignée que jamais la probabilité que les États signent une convention internationale en matière d’assistance aux adultes étrangers.

18 La situation de l’Europe, et tout particulièrement au sein des États successeurs de la double monarchie, va contribuer à relancer ces discussions, en les focalisant cette fois sur les enfants. De nombreux acteurs associatifs se sont en effet investis dans l’aide humanitaire durant la guerre en faisant de l’enfance, victime innocente par excellence, leur sujet privilégié d’intervention. C’est le cas de l’Union internationale de secours aux enfants (UISE) fondée à Genève en 1920, qui s’efforce de réunir les bonnes volontés charitables pour sauver les enfants victimes de guerre ou de famine entre des pays autrefois belligérants ; œuvrer à la cause des enfants, c’est pour eux travailler à l’œuvre de réconciliation internationale23. En mettant en place des programmes de secours d’urgence dans ces pays, ces missionnaires de la charité internationale vont aussi découvrir de nouvelles problématiques de fond : celles des populations apatrides, réfugiées ou déplacées. Suite aux bouleversements de frontières et aux politiques de

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dénationalisation menées par certaines autorités à l’encontre de minorités ethniques sur leur territoire24, des populations entières ont en effet perdu leur nationalité, et les droits aux secours publics qui y sont rattachés. Les enfants abandonnés, isolés ou illégitimes en sont les premières victimes, à l’image du jeune P. N., résident étranger en Autriche : « enfant illégitime, d’origine de la Galicie mais ne possède aucun document, la commune n’existe plus, ayant été incendiée pendant la guerre. Ses parents sont des malfaiteurs ; l'enfant pour être moralement et physiquement sauvé devrait être placé dans un home hors de son milieu mais n’étant pas Autrichien, ses frais d’entretien ne peuvent pas être payés ici et sa nationalité ne pouvant être prouvée, il ne peut être rapatrié25 ». La situation est d’autant plus sensible que les tensions diplomatiques entre ces États s’opposent à toute négociation directe : « Il n'y a aucun arrangement légal réciproque conclu avec les États limitrophes à l’est de l’Autriche et qui précédemment formaient avec elle un seul État. Ce sont précisément les ressortissants de ces pays qui constituent aujourd’hui la plus lourde charge pour nous » confie un expert autrichien26. Dans le centre de l’Europe, des milliers de personnes déplacées ou de minorités sont ainsi dépourvues de tout droit à l’assistance et dépendent de la charité privée internationale : pour la seule Hongrie, il y aurait fin 1928 environ 72 000 enfants réputés abandonnés, dont 40 000 dépourvus de nationalité27.

19 Dès que les situations d’urgence, nées de la fin du conflit, perdent de leur acuité, les acteurs de l’humanitaire international fédérés par l’UISE vont rediriger leur action vers un mouvement en faveur de l’amélioration de leur protection légale. Dès 1923, l’UISE édicte pour ce faire sa fameuse Déclaration des droits de l’enfant, que l’Assemblée de la SDN adopte à son tour en septembre 1924.

Déclaration de Genève

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20 Le contenu n’en est certes pas contraignant pour les États signataires, dans le sens où ceux-ci ne peuvent être ni tenus pour responsables, ni sanctionnés en cas de non- respect de ses articles. Néanmoins, le préambule établit clairement la primauté de l’intérêt des enfants face à ceux des États, et ce sans qu’aucune discrimination puisse être faite en matière de protection. La nature de cette contrainte n’est en soi pas nouvelle (un grand nombre d’États s’étaient engagés dès les années 1860 à respecter un principe similaire en signant les conventions internationales de la Croix-Rouge sur le secours aux militaires blessés). Mais ici c’est l’applicabilité de ce principe de non- discrimination en matière de protection due à toute une catégorie de personnes (en l’occurrence une classe d’âge) résidant sur le territoire d’un État qui est fondamentalement nouvelle. Si nouvelle, et si potentiellement révolutionnaire pour les systèmes nationaux de protection sociale, qu’aux dires mêmes de ses principaux rédacteurs, les États qui l’ont contresigné ne se sont pas rendus compte de la portée de leur geste : « Cela a été un fait inouï que l’Assemblée adopte la Déclaration de Genève, et les délégués ne l’auraient certainement pas fait s’ils avaient eu l’impression de s’engager le moins du monde28. » De fait, certains témoins occidentaux n’ont pas perçu la rupture conceptuelle du préambule, se plaignant que : « today, the Declaration may fail of its object because people will be apt to assume that, in their own country at least, it is already fait accompli29 ». L’occasion de traduire ce principe dans la conclusion de nouveaux instruments internationaux va se manifester grâce à l’intervention d’un second réseau transnational centré sur l’enfance.

21 Dans le temps même où l’UISE déploie son action de secours, les réseaux liés au milieu protectionnel se reconstituent en effet en fondant à Bruxelles en 1921 l’Association internationale de protection de l’enfance (AIPE), ébauchée avant-guerre. Elle regroupe des délégués de gouvernements, d’associations philanthropiques et de magistrats chargés de juridictions civiles ou pénales de l’enfance30. Fidèle à ses intentions de 1913, l’AIPE se propose de devenir un centre mondial de documentation et de recherche sur toute question intéressant la protection de l’enfance. L’amélioration de l’assistance aux mineurs étrangers figure en tête de son programme dès 192231. Le grand nombre des orphelins de guerre, conjugué à la reprise des flux migratoires, et de leur réorientation intra-européenne induite par la politique américaine des quotas, impose plus que jamais cette question aux magistrats chargés d’appliquer les lois protectionnelles dans leur juridiction. Leur organe représentatif au niveau international, l’AIPE, s’accapare ce thème bien propre à faire entendre la voix des milieux de la protection de l’enfance au niveau international, au moment même où les réseaux autrefois actifs sur le front de la gestion des flux migratoires se recomposent avec l’irruption de nouveaux acteurs institutionnels transnationaux (l’Organisation et le Bureau international du travail, supplante aisément le Bureau de Paris dès sa création en 1919 dans sa posture de plateforme d’expertise et d’arbitrage en la matière32).

22 Ces deux réseaux internationaux s’emparent donc simultanément des problématiques de l’internationalisation de la protection de l’enfance, et vont contribuer à sa mise sur l’agenda international. En effet, AIPE et UISE vont faire pression, grâce à d’efficaces appuis diplomatiques, pour que les autorités de la SDN créent en 1925 un comité de protection de l’enfance (CPE)33. Organe consultatif, qui se réunit une fois par an, le CPE est composé de délégués gouvernementaux (qui ont seuls le droit de vote) et d’organisations privées nommées par le Conseil à titre d’assesseurs pour prendre part aux débats, et apporter leur expertise du terrain. Toutes les décisions du comité

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doivent cependant être approuvées par l’Assemblée et le Conseil. La participation au comité représente pour les ONG (c’est le cas de l’AIPE et de l’UISE qui en font partie dès 1925), une opportunité pour rendre visibles leurs intérêts et leur conférer une portée universelle.

23 Dès sa première séance en 1925, le comité établit son programme : rassembler de la documentation, faire des enquêtes, et créer les conditions d’un échange de vues entre les nations sur les questions de protection de l’enfance, afin de donner des avis consultatifs aux autorités de la SDN, destinés à promouvoir les meilleurs dispositifs34. C’est l’AIPE qui propose dès la première séance de placer sur l’agenda du comité la question de l’assistance aux enfants étrangers, sur la base de ses propres projets de convention35. L’UISE appuie la proposition, et réunit une session de son « Congrès général de l’enfant » de 1925 sur cette question, associée à une vaste enquête auprès de ses comités d’Europe centrale36.

24 En dépit des vives concurrences qui les opposent, ces deux réseaux vont pleinement collaborer pour rendre publiques les lacunes des systèmes de protection sociale relativement aux enfants d’origine étrangère. Ils vont tous deux alimenter la production conventionnelle du CPE sur cette question en mettant au service de son sous-comité juridique, qui doit la rédiger, l’expertise de spécialistes issus de systèmes nationaux très divers : l’AIPE y est représentée par des membres issus des systèmes juridiques d’inspiration essentiellement latine, et l’UISE par des représentants du droit germanique37. La reconnaissance du droit de l’enfant à une assistance légale non discriminatoire semblait dès lors en bonne voie de déboucher, après plus de trente ans d’atermoiements, sur un instrument international à portée universelle, résultat de l’hybridation entre systèmes juridiques différents, voire opposés.

L’assistance aux mineurs étrangers devant le Comité de protection de l’enfance de la SDN : la souveraineté nationale en débats

25 De 1925 à 1930, la question des conventions internationales relatives à la protection des mineurs étrangers sur leur territoire de résidence figure régulièrement à l’agenda du CPE. Par le biais de leurs congrès respectifs, UISE et AIPE maintiennent à cet égard une pression constante sur la SDN et sur les États38. Finalement, le CPE rédigera trois projets de convention. Constatant « l’énorme difficulté qu’il y a à élaborer une convention internationale universelle tenant compte du problème dans son ensemble et susceptible d’être acceptée par tous39 », ils prévoient trois conventions ad hoc pour résoudre au cas par cas les conflits de droit en matière de protection de l’enfance. Chacune de ces conventions représente une tentative de métisser les législations nationales très diverses en la matière pour dégager un socle de principes communs afin de résoudre les conflits de droit créés par les transformations récentes des flux migratoires.

26 Un premier projet de convention, rédigé par un expert suisse de l’AIPE40, traite d’un problème épineux de l’assistance internationale : celui de l’abandon de famille par émigration. S’il ne concerne pas directement le sort des enfants étrangers dans leur pays de résidence, ce texte cherche en tout cas à améliorer la protection due aux enfants dont l’indigence résulte de circonstances transnationales. Il n’est en effet pas

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rare que des pères abandonnent leur famille en partant à l’étranger, réduisant femmes et enfants à la misère, dans la mesure où les tribunaux locaux ne peuvent obtenir d’un conjoint en fuite à l’étranger le paiement des pensions alimentaires prononcées à son encontre. Comme ces femmes ne peuvent entretenir leurs enfants, ceux-ci tombent à la charge des collectivités. Pour résoudre ce problème, le projet de l’AIPE vise à faciliter l’exécution des sentences en matière de pensions alimentaires prononcées dans un autre pays, en instaurant un rapport direct entre les autorités tutélaires des pays concernés, sans passer par la lente voie diplomatique41. Sur le fond, ce projet « globalise » par une convention internationale un traité originel bilatéral (franco- suisse) sur l’exécution réciproque des jugements en matière civile ; il est censé s’appliquer autant aux enfants légitimes qu’aux illégitimes, à l’image du Code civil helvétique dont il est inspiré42.

27 Le second projet de convention vise à répondre aux besoins spécifiques des tribunaux pour mineurs, dont le modèle s’est étendu à une vingtaine de nations depuis le début du siècle43. Modelé sur une convention signée en 1913 entre la Belgique et les Pays- Bas44, ce projet prévoit le rapatriement dans leur pays d’origine des mineurs délinquants. D’une application très restreinte, ce texte est néanmoins important pour les juges pour enfants : il met en effet en œuvre une solidarité transnationale entre les tribunaux pour mineurs, au terme de laquelle un mineur qui s’est enfui à l’étranger pour se soustraire à la sentence d’une juridiction pour enfants sera rapatrié sans avoir à repasser devant un tribunal. De ce fait, on initierait un mouvement d’unification internationale des procédures pénales applicables aux mineurs. Inscrivant au cœur d’un instrument juridique le modèle des tribunaux pour mineurs, le projet conférerait en outre à ce dispositif une forme de légitimation internationale, face aux critiques de ses détracteurs.

28 Enfin, et c’est la plus importante, et la plus délicate aussi, l’AIPE soumet au CPE un projet de convention internationale visant à l’assistance ou au rapatriement des mineurs abandonnés ou indigents. Rédigé par le Français H. Rollet, il s’inspire des congrès de Copenhague en 1910 et Paris en 1912, et des conventions bilatérales signées dès 1919 par la France, en les appliquant aux mineurs45. De ce fait, ce premier projet est plutôt favorable à la solution du rapatriement. Mais les délégués de l’UISE vont contribuer à le réorienter vers une formulation favorable aux politiques d’assimilation, afin de répondre aux problématiques des États centre-européens dont les experts de l’UISE sont de fins connaisseurs46. L’UISE invoque à cet égard des cas pour lesquels le rapatriement s’opposerait directement aux intérêts de l’enfant et au droit à l’éducation que la Déclaration de Genève a clairement établis. Comme pour l’enfant K. M. vivant à Vienne : « jeune garçon K. M., sourd-muet, origine de Pologne, abandonné par ses parents ; personne ne paie en Autriche ses frais d’entretien, dans un home approprié ; en cas de rapatriement, il perdrait toute possibilité de pouvoir jamais entrer dans une institution pour sourds-muets, sa commune d’origine n’en possédant pas. Il est presque certain qu'en cas de rapatriement, il deviendrait un mendiant47 ».

29 Les experts de l’UISE vont donc inscrire au cœur du projet de convention une série d’articles établissant les droits éminents des enfants face aux États dont ils sont soit les ressortissants, soit les hôtes de passage. Ainsi, le projet final adopté par le CPE en 192948 affirme que la mesure prise (rapatrier ou assister) doit l’être dans l’intérêt de l’enfant, même si le contenu à donner à cette notion est laissé à l’appréciation des magistrats du pays de résidence : ce sera en effet à lui de se prononcer sur la meilleure mesure pour

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l’enfant, et non plus comme par le passé au pays d’origine, lequel bien souvent réclamait le rapatriement parce qu’il s’agissait de la mesure la moins coûteuse. À ce titre, le projet se démarque nettement des principes d’assistance aux étrangers en affirmant que le rapatriement n’est pas la meilleure solution, si cela implique la séparation avec la famille, ou porte préjudice à la santé et à l’éducation des mineurs concernés49. La priorité donnée aux intérêts du mineur doit à cet égard dissuader les magistrats de choisir la mesure du rapatriement vers un pays disposant d’un système d’assistance, de soins ou d’éducation moins développé que le pays de résidence. Tout le poids de l’assistance incomberait alors au pays d’accueil, l’obligeant de facto à étendre aux mineurs étrangers la couverture protectionnelle due aux nationaux (droit aux soins médicaux, à l’assistance, à l’éducation, à l’apprentissage). Ce texte limite donc clairement la souveraineté des États au nom de préoccupations humanitaires, en interdisant d’une part aux États d’accueil d’expulser les mineurs étrangers, et d’autre part aux États d’origine de les rapatrier contre leur gré.

30 Au final, la SDN n’adoptera pourtant aucune de ces conventions.

31 La raison en réside d’une part dans un point technique majeur, déjà présent dans les débats internationaux de la fin du XIXe siècle, mais que l’évolution des flux migratoires désormais dominés par des mouvements collectifs de grande ampleur (des familles entières ressortissant de minorités ethniques déplacées) allait mettre rapidement en lumière : le triple problème de compatibilité entre droits de l’homme-adulte, droits de l’homme-enfant, et droits de la famille que symbolise la difficulté à concilier la protection due à un mineur en sa qualité d’enfant, et celle due à sa famille et aux adultes qui la composent. Il s’avère en effet de plus en plus difficile de prendre des mesures de protection qui ne touchent que les mineurs, sans que le reste de la famille en soit affecté. Ancrées dans la nécessité de faire reconnaître les droits d’une catégorie d’ayants droit, celle des mineurs, les conventions proposées par le comité résolvent en effet certains conflits de droit liés à la protection des enfants, mais en font aussi surgir d’autres touchant au droit de la famille50. Ainsi, le projet de convention sur les pensions alimentaires concerne au premier chef les parents (le père qui était poursuivi et la mère qui demandait le recouvrement de sa pension). De même, la convention sur l’assistance aux mineurs provoque un effet « boomerang » sur celle due aux familles : un magistrat pourrait ainsi se prononcer en faveur du secours au lieu du domicile pour un enfant étranger indigent, afin de protéger au mieux ses droits à l’éducation, aux soins ou à l’assistance ; mais que faire dès lors du reste de la famille dont le rapatriement devenait impossible ? « N’importe quel professionnel du domaine de l’assistance sait […] que l’assistance à un mineur dans le besoin n’est concevable qu’en même temps qu’une assistance à la famille dont il est membre et parmi laquelle il vit51. » Or bien des États, même parmi ceux favorables au sort de l’enfance étrangère démunie, n’étaient pas prêts, pour protéger les intérêts d’un jeune en danger, à secourir toute sa famille pour une durée indéterminée.

32 Pour résoudre le problème, le CPE demande en 1930 au Conseil de la SDN d’inclure dans ses compétences le traitement des adultes, ce qui lui permettrait d’élaborer des mécanismes conventionnels englobant l’ensemble de la famille, et non plus seulement les mineurs. Mais le délégué britannique au Conseil oppose son veto à cette extension de compétence, et suggère plutôt de confier cette question à des experts extérieurs. C’est ainsi que l’étude du problème de l’assistance aux étrangers fut confiée dès 1931 à un comité d’experts nommés par les gouvernements52, tandis que celle sur l’exécution

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des sentences d’obligation alimentaire était transférée au Bureau international pour l’unification du droit pénal, et à l’Institut international pour l’unification du droit privé 53. C’était retourner au statu quo ante des congrès d’avant-guerre, dans lesquels les intérêts spécifiques des mineurs, qui ne sont plus défendus par des ONG dédiées, se retrouvent minorisés par rapports aux débats relatifs aux adultes.

33 Le CPE et ses assesseurs, qui avaient porté ces projets de convention depuis le début des années vingt, se retrouvent marginalisés, et se tournent vers d’autres centres d’intérêt54. Privés de la pression exercée par ces ONG championnes des droits de l’enfant, les projets de convention s’enlisent : celui sur l’abandon de famille est régulièrement invoqué devant les conférences internationales pour l’unification du droit pénal entre 1933 et 1938, mais n’aboutit pas ; pas plus qu’à l’Institut de Rome pour l’unification du droit privé, qui ferme ses portes en 1938 sur une décision de Mussolini55. Le résultat n’est pas meilleur pour le projet de convention sur l’assistance aux étrangers : le comité d’expert nommé par la SDN élabore trois projets de conventions successifs en 1934, 1936 et 1938 : de teneur toujours plus restrictive, ils suscitent pourtant tant de réticences auprès des États consultés que le projet est finalement transformé par le Conseil fin 1938 en une simple « liste de recommandations pratiques visant à améliorer la situation précaire des étrangers indigents56 »… qui restera lettre morte. Face au raidissement du principe de souveraineté, pas plus les droits humains que ceux des enfants ne parviennent à faire craquer la carapace nationaliste dont s’entourent alors les États.

34 L’échec des projets de convention du CPE est donc aussi affaire de contexte : leur rédaction définitive n’intervient en effet qu’à l’orée des années trente. Le moment est bien peu favorable aux projets de collaboration internationale sur des sujets croisant enjeux diplomatiques et sociaux57. Ainsi, le modèle de convention sur le rapatriement des adolescents délinquants, transmis en 1932 par le CPE au Conseil pour en recommander l’adoption aux pays membres de la SDN, reflète bien le consensus qui unit les magistrats pour mineurs autour de la philosophie de leur modèle juridictionnel au sein du comité58. Mais il n’en est pas de même des États : sans remettre en cause le bien-fondé de ces tribunaux, aucun d’entre eux ne ratifiera cette convention59.

35 Ensuite la difficulté même à harmoniser des systèmes juridiques d’origines diverses est sans doute également une raison de l’échec de ces conventions. L’unification des régimes de droit est en effet une question sensible. Ainsi, la convention initiale de l’AIPE sur l’exécution à l’étranger des sentences de contributions alimentaires tendait à unifier les règles du droit international privé en matière de recherche en paternité, d’action alimentaire civile ou pénale, ou de statut de l’enfant illégitime, posant de délicates questions de compatibilité entre des régimes juridiques très variés. Ces points de droit étant réglés de façon diamétralement opposés selon les législations nationales60, le CPE hésita longuement entre la formule d’une convention internationale à portée universelle élaborée sous l’autorité de la SDN, ou un modèle de convention bi- ou multilatérale (sur le mode des ententes sur l’assistance entre pays scandinaves) : plus facile à mettre en œuvre entre pays aux régimes juridiques proches, celle-ci ne changeait cependant rien à la situation des enfants issus d’États non signataires. Ne sachant à quelle alternative se rallier, le CPE recommande dès 1930 au Conseil de confier la question à des experts extérieurs61.

36 À court terme donc, la portée de ces projets de conventions semble avoir été nulle, puisqu’ils n’ont pas permis d’aboutir à des réalisations concrètes. À plus long terme

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cependant, le constat diffère si on se penche sur les filiations possibles de ces tentatives d’unification des règles de droit à l’échelle continentale. En effet, si la SDN s’est avérée une plateforme décevante, d’autres forums transnationaux ont pu en recueillir les fruits. Ainsi, plusieurs réseaux internationaux (AIPE, UISE, Bureau pour l’unification du droit pénal) continuent l’étude de ces conventions avant la guerre, par l’intermédiaire de plusieurs personnalités qui avaient collaboré à ces projets de convention du CPE62. Après 1945, que ce soit dans les nouvelles organisations internationales ou au sein d’ONG comme l’Union internationale de protection de l’enfance (fruit de la fusion en 1946 entre AIPE et UISE), les enquêtes autour de l’apatridie63, du rapatriement, de l’adoption ou plus généralement de la protection internationale de l’enfance soulèvent à nouveau cette question, il est vrai dans un contexte radicalement nouveau qui en change la donne64. À long terme, les filiations possibles entre ces projets et les instruments internationaux ultérieurement rédigés en la matière seraient à étudier, de même que les connections entre réseaux individuels et/ou collectifs à travers lesquelles elles ont pu se tisser65 ; et ce, que ce soit sur le plan des organisations ou agences globales comme l’ONU en tant que sources de droit international sur l’enfance et la famille (conférence des Nations unies de 1956 sur le droit international des obligations alimentaires ; Déclaration des droits de l’enfant de 1959), ou sur la scène régionale européenne à travers ses normes de politique sociale (Charte sociale européenne de 1961 garantissant l’égalité d’accès aux droits sociaux).

37 L’histoire des projets avortés de convention internationale en matière d’assistance aux mineurs étrangers se révèle riche d’enseignements : elle donne à voir la densité des échanges entre réseaux réformateurs transnationaux (ici pour les domaines du socio- pénal et de l’humanitaire), et leur capacité à interférer pour produire de nouvelles catégories d’analyse. C’est le cas des instruments internationaux étudiés ici : fondés sur un concept en voie de construction, celui de respect des droits de l’enfant, ils s’efforçaient de transcender les limites de politiques sociales nationales calculées à l’aune des seuls intérêts politiques ou économiques de leurs ressortissants.

38 Du point de vue de l’histoire contemporaine, l’intérêt de la perspective transnationale développée ici est justement de montrer que l’émergence de ce concept d’ambition universaliste s’est affirmée au cœur même d’une période marquée par la montée des nationalismes intolérants et la soi-disant faillite des organisations internationales. Pour ce qui est de l’histoire des principes et des pratiques humanitaires, l’étude de ces conventions révèle la difficulté à faire coïncider en un instrument international cohérent le respect des droits de l’enfant, de l’homme et de la famille, d’autant plus que les réseaux qui s’en font les porteurs sont traversés de tensions internes comme de concurrences externes qu’expriment des projets relativement imperméables les uns aux autres. Enfin, au niveau de l’histoire des politiques sociales, cet épisode révèle tout à la fois le rôle moteur joué (bien involontairement) par la catégorie des mineurs déplacés dans l’élaboration de nouveaux principes intégrateurs de protection sociale, mais aussi la difficulté à imposer effectivement, aujourd’hui comme hier, leur inclusion dans les structures des États providence contemporains.

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NOTES

1. Sur la situation européenne à cet égard, voir SIMONNOT Nathalie, « La discrimination dans l’accès aux soins des migrants en Europe : un déni des droits fondamentaux et une absurdité de santé publique », Humanitaire, 19, 2008, [http://humanitaire.revues.org/ index465.html] : L'Europe humanitaire en question(s).

2. L YNCH Maureen et T EFF Mélanie, « Enfance et apatridie », Migrations Forcées, 32, mai 2009, numéro spécial : Apatridie, p. 31-33. 3. CIMADE, Causes Communes, n° 64, mars 2010, Enfants : les malmenés des migrations (et particulièrement l’éditorial « Défendre les droits des enfants migrants ici et maintenant ! ») ; TROLLER Simone, « Les enfants migrants non accompagnés en Europe », extr. de Rapport mondial 2010 de Human Rights Watch [ http://www.educationsansfrontieres.org/article26101.html ] ; voir aussi UNICEF-France Manifeste 2012 pour l’enfance : Pour protéger les droits des enfants migrants sur le territoire, [http://www.unicef.fr/contenu/actualite-humanitaire- unicef/pour-proteger-les-droits-des-enfants-migrants-sur-le-territoire-2012-02-10]. 4. Souligné par l’auteur. Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, « Recommandation 1985 (2011) : Les enfants migrants sans papiers en situation irrégulière : une réelle cause d’inquiétude », Texte adopté par l’Assemblée le 7 octobre 2011, [http://assembly.coe.int/Mainf.asp?link=/Documents/AdoptedText/ta11/ FREC1985.htm].

5. Sur l’histoire des connexions transnationales, voir IRIYE Akira et SAUNIER Pierre-Yves, The Palgrave Dictionary of Transnational History, Basingstoke, Palgrave-Macmillan, 2009, 1272 p. ; KOTT Sandrine « Les organisations internationales – terrains d’étude pour une histoire globale », Zeithistorische Forschungen/Studies in Contemporary History, 8 (2011), n° 3, [ http://www.zeithistorische-forschungen.de/16126041-Kott-3-2011#fr ] ; CLAVIN Patricia, « Time, Manner, Place : Writing Modern European History in Global, Transnational and International Contexts », European History Quarterly, 40(4), p. 624-640. 6. BADE Klaus, L’Europe en mouvement : la migration de la fin du XVIIIe à nos jours, Paris, Le Seuil, 2002, p. 135 sq.

7. VIET Vincent, Histoire des Français venus d’ailleurs, de 1850 à nos jours, Paris, Perrin, 2004, p. 59-75. 8. DOUKI Caroline, « De l’international au transnational : dosages et contournements des droits des migrants dans un espace international. France, Italie, Tchécoslovaquie, 1900-1940 », dans ZUNIGA Jean-Paul (éd.), Pratiques du transnational. Terrains, preuves, limites, Paris, Bibliothèque du centre de Recherches Historiques, 2011, p. 21-35. 9. Congrès international d’assistance publique et privée de Milan, 1906. 10. Archives de la SDN, Genève (ci-après ASDN), Section 13, Carton R 1007/1738 : NOEL L., « Les traités internationaux en matière d’assistance publique et la pratique de la réciprocité », tiré à part de Revue philanthropique, novembre 1924.

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11. HALPÉRIN Jean-Louis, Histoire des droits en Europe de 1750 à nos jours, Paris, Flammarion, 2006, 383 p. ; DROUX Joëlle, « Une contagion programmée : La circulation internationale du modèle des tribunaux pour mineurs dans l’espace transatlantique (1900-1940) », dans actes du colloque Les sciences du gouvernement : circulation(s), traduction(s), réception(s), Grenoble-Lyon, (à paraître). 12. DUPONT-BOUCHAT Marie-Sylvie et PIERRE Éric (éd.), Enfance et justice au XIXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 2001. 13. LEQUIN Yves (éd.), Histoire des étrangers et de l’immigration en France, Paris, Larousse, 2006. 14. DROUX Joëlle, « Un nouvel âge pour la justice des mineurs en Suisse et à Genève : la difficile transition entre dispositions répressives et juridictions éducatives (1890-1950) », in Juger les jeunes : une problématique internationale, 1900-1960, Rennes, PUR, (à paraître). 15. ROLLET Catherine, « La santé et la protection de l’enfant vues à travers les congrès internationaux (1880-1920) », Annales de démographie historique, 1, 2001, p. 97-116. 16. DUPONT-BOUCHAT Marie-Sylvie, « Le mouvement international en faveur de la protection de l’enfance (1880-1914) », Revue d’histoire de l’enfance irrégulière, n° 5, 2003, p. 207-235. 17. Rapport Broquet, IVe Congrès international pour l’étude des questions relatives au patronage des condamnés, des enfants moralement abandonnés, des vagabonds et des aliénés de Liège, août 1905. 18. Vœu du Congrès International d’assistance et de protection de l’enfance de Genève, 1896. 19. DROUX Joëlle, « L’internationalisation de la protection de l’enfance : acteurs, concurrences et projets transnationaux (1900-1925) », Critique Internationale, n° 52, 2011, p. 17-33. 20. ASDN, section 13, carton R 1027, 1738. 21. Pour la France : lois sur les retraites (1910), le repos des femmes en couches (1913), les primes d’allaitement (1919), et dès 1916-1917 essor de systèmes d’allocations familiales ; pour la Grande-Bretagne : lois sur l’assurance maladie, l’invalidité et lechômage (1911), l’assistance aux mères et aux enfants, l’éducation (1918). 22. ASDN, section 13, Carton R 1007/1738 : L. Noel, « Les traités… », op. cit. 23. MARSHALL Dominique, « Humanitarian Sympathy for Children in Times of War and the History of Children’s Rights, 1919-1959 », in MARTEN James Alan (ed.), Children and War : A Historical Anthology, New York, New York University Press, 2002, p. 184-199 ; MULLEY Clare, The Woman who saved the Children : a Biography of E. Jebb, Oxford, Oneworld, 2009. 24. KEVONIAN Dzovinar, Réfugiés et diplomatie humanitaire : les acteurs européens et la scène proche-orientale pendant l’entre-deux-guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004. 25. ASDN, Section 12/Carton R 694/50490/44761 : Mémorandum Jebb, « L’assistance ou le rapatriement des enfants de nationalité étrangère », avril 1926. 26. Congrès Général de l'Enfant, Genève, 1925. 27. ASDN, C 295 M 98.1929.IV : CPE/5e session/PV (1929). 28. Archives d’État de Genève, Archives de l’UISE (ci-après AEG, AUISE), AP 92.1.5 : Comité exécutif, 10 octobre 1928.

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29. FULLER Edward, « Great Britain and the Declaration of Geneva ; an Inquiry », The World's Children, 1924, p. 27-29. 30. Congrès international de la protection de l’enfance, Bruxelles, 1921. 31. Archives du Bureau international du Travail, Genève (ci-après ABIT), D 600/571/1 : comité international de l’AIPE, Bruxelles, juillet 1922. 32. ROSENTAL Paul-André, « Géopolitique et État Providence : le BIT et la politique mondiale des migrations dans l’entre-deux-guerres », Annales Histoire Sciences Sociales, 2006, 61, p. 99-134. 33. DROUX Joëlle, « L’internationalisation… », art. cit., 2011. 34. ASDN, CPE 18 : Rapport du sous-comité chargé d’établir le programme du CPE, mai 1925. 35. ASDN, CTFE 273, CPE 8, CPE 12 : Mémorandum Rollet et Carton de Wiart, mai 1925. 36. AEG, AUISE : AP 92.1.4 : comité exécutif, 1925-1926. 37. ASDN, CPE 82 : sous-comité juridique (1926). Henri Rollet (1860-1934) : premier juge français des mineurs en 1912 et philanthrope actif dans les réseaux nationaux et internationaux de protection de l’enfance. Henry Carton de Wiart ( 1869 - 1951 ) : écrivain, avocat et homme politique belge , ministre de la Justice de 1911 à 1918 ; Eglantyne Jebb (1876-1928), philanthrope investie dans l’action humanitaire, co- fondatrice de l’UISE en 1919 ; Wilhelm Polligkeit (1876-1960), juriste, philanthrope et expert en matière de protection de l’enfance sous le régime de Weimar. Career : Study of law, lawyer and notary, president of the country court of Basel (Stadt) from 1907 unHe was actively involved in the childprotection mouvement and in reform of the juvenile penal law. 38. AEG, AUISE, AP 92. 2.3 : 6e et 7e conseil général : près de 50 délégations nationales abordent cette question en 1925 et 1926. 39. AEG, AUISE, AP 92.2.3 : 7e conseil général, 23-25 septembre 1926. 40. Alfred Silbernagel (1877-1938) : Career : Study of law, lawyer and notary, president of the country court of Basel (Stadt) from 1907 until 1923.avocat, président de la cour civile du canton de Bâle de 1907 à 1923. 41. ASDN, C 264 M 103. 1926. IV : CPE/2e session/PV (1926). He was actively involved in the childprotection mouvement and in reform of the juvenile penal law. 42. ASDN, Section 12/R680/38193 : rapport Silbernagel, juillet 1925. 43. DROUX Joëlle, « Une contagion… », op. cit.

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44. ASDN, CPE 42 : documents fournis par l’AIPE à l’appui de ses projets de convention, 26 février 1926. 45. ASDN, section 12/R700/52253 : sous-comité juridique, 3 mai 1926. 46. AEG, AUISE, AP.92.1.6 : sous-comité juridique, 21 décembre 1928. 47. ASDN section 12/Carton R 694/50490/44761 : mémorandum de Miss Jebb, mai 1926. 48. ASDN, C 295 M 98.1929.IV : CPE/5e session/PV (1929). 49. AEG, AUISE, AP 92. R. 6. 5 : sous-comité juridique, 17 décembre 1928. 50. ASDN, section 12/52309/44761 : avis du conseiller technique français sur le projet de convention, juin 1927. 51. AEG, AUISE, AP. 92.10.33.1 : lettre de W. Polligkeit au secrétaire général de l’UISE, 2 juillet 1930. 52. ASDN, C 297 M 139.1931.IV : CPE/7e session/PV (1931). 53. La question des obligations alimentaires est traitée selon les pays par le droit pénal ou civil, d’où le recours à ces deux organisations. 54. DROUX Joëlle, « From Inter-Agency Competition to Transnational Cooperation : The ILO Contribution to Child Welfare Issues during the Interwar Years », in KOTT Sandrine, DROUX Joëlle (ed.), Globalizing Social Rights : The International Labour Organization and beyond, Palgrave MacMillan, à paraître. 55. ABIT/L10/5/ : Advisory Committee on social questions (1937-1940). 56. ASDN, A.62.1938.IV : questions sociales, rapport présenté à la 5 e commission de l’Assemblée. 57. KEVONIAN Dzovinar, « Réflexions pour une Europe sociale : la question des réfugiés et le tournant des années 1929-1933 », in SCHIRMAN Sylvain (éd.), Organisations internationales et architectures européennes 1929-1939, Metz, 2003, p. 231-228. 58. DROUX Joëlle, « Une contagion… » 59. ASDN, C 297 M 139.1931.IV : CPE/7 e session/PV (1931) : à cette date, 27 États sur 37 questionnés sont favorables à cette convention. 60. ASDN, C 195 M 63. 1928. IV : CPE/4e session/PV (1928) : sur le problème délicat de la recherche en paternité, possible en droit allemand mais pas en droit français, et qui conditionne la sentence en matière de pension alimentaire. 61. ASDN, C.137 M 137.1930.IV : CPE/6 e session/PV (1930) : la convention entre États scandinaves date de 1928. 62. Le belge H. Carton de Wiart, l’italien U. Conti (1864-1942), le roumain V. Pella (1897-1960), le grec M. Caloyanni ( ?-1947). 63. Union internationale de protection de l’enfance, Les enfants apatrides, Genève, 1947. 64. DENECHERE Yves, « Des adoptions d’État : les enfants de l’occupation française en Allemagne 1945-1952 », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 2, 2010, p. 159-179 ; ZAHRA Tara, « Lost Children, Displacement, Family and Nation in Postwar Europe », Journal of Modern History, 81, 2009, p. 45-86 ; KEVONIAN Dzovinar, « Histoires d’enfants, histoire d’Europe : l’Organisation internationale des réfugiés et la crise de 1949 », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 95, 2009, p. 30-45. 65. Sur l’importance de ces connections entre réseaux et générations, voir CLAVIN Patricia, « Time… », art. cit., p. 629.

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RÉSUMÉS

Cet article étudie la nature et les effets du processus d’internationalisation des mouvements de protection de l’enfance entre 1890 et 1939, et leur rôle dans l’affirmation du concept des droits de l’enfant, tout particulièrement dans l’élaboration d’outils juridiques innovants en matière de droits sociaux. Il évoque l’émergence de mouvements spécialisés sur ce terrain à partir de la fin du XIXe siècle, puis les relations qui se sont nouées entre divers réseaux concurrents au sein du Comité de Protection de l’Enfance créé par la Société des Nations en 1925 autour de la promotion de certains dispositifs modèles de politiques de l’enfance ; l’analyse est ici tout spécialement centrée sur le processus qui leur a permis de rédiger les premiers projets de conventions internationales visant à garantir de nouveaux droits aux enfants étrangers dans leur pays de résidence. En dépit de leur échec, ces projets sont dignes d’attention car ils annoncent le processus de convergence des politiques sociales européennes, en posant le principe de l’égalité d’accès aux systèmes de protection sociale pour les étrangers et les nationaux.

This article examines the nature and effects of the internationalization process related to child welfare movements between 1890 and 1939, and their role in the affirmation of the concept of children's rights, particularly in the development of innovative legal tools intending to assert children’s social rights, i. e. international conventions on the protection of foreign children in their country of residence. It evokes the emergence of specialized milieus in this field from the late 19 th century, and the relationships established between various competing networks in the Committee of Child Protection created by the League of Nations in 1925 around the promotion of childhood policies models. The analysis is focused on the process that allowed these actors to draft several conventions guaranteeing new rights for foreign children in their country of residence. In spite of their failure, these projects deserve attention because they prefigure the convergence of post-war European social policies, by highlighting the necessity to grant equality of access to social welfare rights both to foreigners and national population.

INDEX

Mots-clés : histoire, droits de l’enfant, Société des Nations, relations internationales, migrations Keywords : history, children’s rights, League of Nations, international organizations, migrations

AUTEUR

JOËLLE DROUX Maître d’enseignement et de recherche en histoire de l’éducation, faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, université de Genève

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Enfance et race dans l'Empire britannique La politique d'émigration juvénile vers la Rhodésie du Sud The Limits of Potential : Race, Welfare, and the Interwar Extension of Child Emigration to Southern Rhodesia

Ellen Boucher

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cet article est originellement paru en anglais sous le titre « The Limits of Potential : Race, Welfare, and the Interwar Extension of Child Emigration to Southern Rhodesia » dans le numéro 48 du Journal of British Studies (October 2009), p. 914-934. La traduction en est assurée par Romain Bigé et la révision linguistique par David Niget.

1 À la veille de la seconde guerre mondiale, une nouvelle organisation caritative destinée aux enfants, la Rhodesia Fairbridge Memorial Association, annonce sa création. Cette association entend se consacrer à l'émigration des enfants, une forme de philanthropie spécifiquement liée à l'impérialisme britannique qui consiste à établir des enfants pauvres, âgés de cinq à treize ans, dans les dominions. Cette pratique trouve son origine au XVIIe siècle, au moment où les autorités londoniennes commencent à envoyer des orphelins comme « apprentis » dans les colonies nord-américaines1. Tout au long du XIXe siècle, des programmes analogues ressurgissent périodiquement, mais sans pérennité, si bien que ce n'est qu'au cours des ères victorienne et édouardienne que l'émigration des enfants prend sa véritable ampleur. Dans les années 1880, les organisations dédiées à l'émigration enfantine se multiplient rapidement, favorisées par un souci grandissant de l’opinion publique face à la pauvreté enfantine dans la métropole doublé d'une ferveur populaire croissante pour la construction de l'empire. Au tournant du XXe siècle, toutes les grandes organisations caritatives britanniques vouées à la protection de l’enfance, parmi lesquelles les Barnardo's Homes, le National Children’s Home, les Church of England Waifs & Strays Society et la Catholic Crusade of Rescue,

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faisaient alors émigrer leurs enfants au Canada, tendance si généralisée que, vers le milieu des années 1920, environ 87000 garçons et filles avaient été envoyés dans le dominion2.

2 Lorsque la Rhodesia Fairbridge Memorial Association s'établit, à la fin de l'année 1939, le système d'émigration enfantine est donc déjà implanté depuis près de soixante-dix ans. Pourtant, l'association se propose d'orienter le mouvement dans une direction inédite. Au lieu de se concentrer sur les « dominions blancs » traditionnels que sont le Canada et l'Australie, elle souhaite étendre l'émigration à une nouvelle région de l’Empire colonial : la colonie sud-africaine de Rhodésie du Sud (l'actuel Zimbabwe). Le projet de l'association, tel qu'il est présenté dans son prospectus publicitaire, est de faire vivre les jeunes migrants dans des petits groupes de maisons aux allures de cottages implantés dans les environs de la ville de Bulawayo. Les jeunes gens iraient dans des écoles locales, y recevant une éducation de qualité tout en « assimilant inconsciemment la nouvelle atmosphère » de ce « pays de l'homme blanc [white man's country] […] si vivifiant et stimulant ». La brochure insiste sur les aspects positifs du programme pour la société et pour l'Empire britannique, affirmant qu'il permettrait à la fois d'augmenter la « force et la supériorité numérique de l'élément britannique en Afrique » et d'offrir à des enfants, « mal prédisposés à une carrière convenable dans les villes surpeuplées des îles Britanniques », une opportunité de construire une « vie saine et pleine de promesses ». La brochure y insiste, la réimplantation en Rhodésie du Sud ouvrirait ainsi de nouvelles portes à la jeunesse défavorisée de Grande-Bretagne, permettant « même à l'enfant le plus déshérité, s'il en a la capacité, de s'élever au sommet de la société3 ».

3 Avec ce dernier argument, l’argumentaire laisse penser que le programme est ouvert à tous les enfants britanniques dans le besoin. En réalité, dès le départ, l'organisation avait déjà imposé un certain nombre de restrictions à la sélection des enfants. En plus des examens médicaux requis pour tous les enfants émigrants vers les dominions, ceux que l'organisation envoyait en Rhodésie du Sud devaient faire l'objet d'une enquête familiale par un travailleur social, subir un examen oral et avoir un QI supérieur à cent. Ainsi, bien que la publicité de l'association se vante d'inclure dans son programme les enfants « les plus déshérités », ses directeurs cherchent, avec ces examens, à exclure les jeunes britanniques les plus pauvres et à se restreindre aux familles les plus aisées des classes laborieuses.

4 Le projet de la Rhodesia Fairbridge est certes un épisode mineur de l'histoire de la philanthropie en Grande-Bretagne, mais sa généalogie permet d'éclairer de manière originale l'intersection entre les politiques impérialistes britanniques et l'idéologie moderne des politiques de protection de l’enfance telles qu'elles sont mises en place pendant la première moitié du XXe siècle. Ces dernières années, les historiens ont bien montré comment l'expansion de l'impérialisme et le développement d'une aide sociale concentrée sur la jeunesse ont pu aller de pair. Dans la lignée des travaux novateurs d'Anna Davin, ces derniers ont démontré comment les besoins de l'empire en nouvelles générations de soldats, de travailleurs et de colons ont décuplé la valeur politique des enfants pauvres de Grande-Bretagne et suscité la multiplication d'institutions telles que les cliniques infantiles, les institutions pour les jeunes mères, et même les repas scolaires4. La construction de l'empire, de ce point de vue, a joué un rôle essentiel dans l’évolution des représentations des enfants issus des classes laborieuses, moins définis comme des « travailleurs purs et simples » dont la valeur sociale se mesurait en termes

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de « capacité physique au travail », que comme des citoyens de l'empire en puissance, qui pouvaient être formés et adaptés aux besoins coloniaux5. Toutefois, ces différents travaux se sont peu attachés à comprendre la manière dont les modifications du contexte impérial au cours du XXe siècle ont affecté à la fois les conceptions dominantes de l’enfance pauvre et les structures de l'action sociale individuelle. Notre propos sera ainsi de montrer comment, jusqu'au milieu du siècle, la résurgence d'une certaine définition de « l'identité blanche » (whiteness) fondée sur les classes sociales travaille le colonialisme au point de pousser les instigateurs de l'émigration enfantine à interroger leurs croyances les plus enracinées dans la malléabilité des jeunes gens et dans la capacité de chaque enfant britannique à s'améliorer.

5 Notre article commencera par situer les origines du mouvement moderne d'émigration enfantine dans le contexte de cette nouvelle idéologie de l'enfance et de l'empire qui, au début du XXe siècle, réoriente le sens de l'action sociale. L'essor de l'émigration enfantine répond à un moment particulier de l'histoire britannique de la protection de l’enfance, moment marqué par l'optimisme et où la confiance dans la possibilité d'élever et de réformer les enfants pauvres éclipsait l'idée plus ancienne de fixité des classes sociales. La foi des réformateurs dans la malléabilité des jeunes gens venait en effet soutenir leurs arguments plus généraux sur l'égalité de principe des enfants au regard de l'investissement social qui leur était dévolu. Avec les conseils adaptés et dans l'environnement adéquat, affirmaient-ils, les jeunes gens les plus défavorisés pourraient devenir des citoyens et citoyennes exemplaires de l'empire.

6 Comme nous le montrerons dans notre deuxième partie, cet optimisme s'est avéré de courte durée, victime d'un côté, d'un changement dans les conceptions raciales de l'empire, et de l'autre, d'une nouvelle compréhension psychologique du développement infantile. Notre analyse se fonde sur l’essor récent des Whiteness Studies [études critiques sur l'identité blanche – NdT], qui ont illustré non seulement le caractère labile des catégories raciales, mais aussi la manière dont les différentes identités blanches sont liées et « déterminées par l'exercice du pouvoir6 ». « L'aune coloniale à laquelle on mesurait l'être-européen, écrit Ann Stoler, était fondée non seulement sur la couleur de peau, mais aussi sur des considérations plus difficilement quantifiables, comme celle de savoir si la personne en question agissait raisonnablement, si elle était capable de relations affectives appropriées, et si elle possédait un bon sens de la moralité7. » En d'autres termes, être blanc et européen dans l'Empire colonial signifiait avoir acquis les attitudes et les comportements qui distinguent le civilisé du sauvage et qui, par extension, légitimaient le pouvoir européen et l'autorité impériale. Ces attributs coloniaux de « l'identité blanche » tendent par ailleurs à s'identifier à des attributs de classe, puisqu'ils s'alignent généralement sur les mêmes idéaux bourgeois de conduite et de civilité que dans la métropole8. Les travaux de Stoler, tout comme les études plus récentes d'Elizabeth Buettner, ont montré que cette compréhension singulière de l'identité raciale blanche s'est plus particulièrement enracinée dans le « domaine intime » de l'éducation des enfants9. Les régimes coloniaux, tout comme les parents inquiets, cherchaient à s'assurer que les jeunes européens grandissant dans les colonies apprendraient « à la fois leur place et leur race » et ne glisseraient pas dans le fossé culturel hasardeux qui sépare le colonisateur du colonisé10. Ce qui, comme cet article s'emploie à le montrer, soulevait également la question difficile de savoir si les enfants des classes « inférieures » pouvaient satisfaire aux critères du comportement blanc et s'assimiler complètement dans les rangs de la « race des maîtres ».

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7 Le cas de la Rhodesia Fairbridge Memorial Association démontre comment la prise de conscience grandissante du fait que les idéaux culturels de l'être blanc dans l'Empire africain différaient de ceux en vigueur en Grande-Bretagne – c'est-à-dire, dans notre cas, que la Rhodésie du Sud n'avait pas seulement besoin de colons d'extraction britannique, mais surtout de colons qui sachent respecter à la lettre la hiérarchie raciale coloniale – a poussé les réformateurs à réévaluer les présupposés fondamentaux de l'époque sur la malléabilité des enfants pauvres. Dans leurs recherches pour comprendre plus précisément s'il était possible d'habituer les enfants défavorisés à la rigueur des barrières raciales d'une colonie de peuplement africaine, l'association s'est en effet tournée vers la discipline émergente qu'était la psychologie de l'enfance. La réponse qui leur a été donnée les a poussés à restreindre leurs conceptions quant aux capacités dont pouvaient faire preuve les enfants pauvres et à se tourner à nouveau vers les anciens préjugés sur les différences de classe. Comment en sont-ils venus à ces conclusions, et que cela suggère-t-il pour une histoire plus générale de la protection de l’enfance en Grande-Bretagne ? Telles sont les questions auxquelles nous chercherons à apporter une réponse dans cet article.

8 Partie prenante des politiques de protection de l’enfance, les programmes d’émigration juvénile se développent au milieu de l'ère victorienne. Cette expansion du militantisme caritatif destiné aux jeunes s'est fondée sur une conception moderne de l'enfance selon laquelle cette dernière doit être conçue comme une étape spécifique de la vie humaine, caractérisée par les traits de l'innocence, de la vulnérabilité et de la dépendance11. Les réformateurs sociaux associés à ce mouvement, majoritairement élevés au sein des classes moyennes et supérieures, tendent à définir les critères d'une « bonne » enfance au regard de leurs propres critères. Selon eux, les enfants doivent faire l'objet d'une attention particulière quant à leur éducation, la nourriture qu'ils reçoivent, et le type de travail qu'ils peuvent effectuer. Bien que cette conception de l'enfance ait été très répandue dans les classes supérieures de la société britannique depuis plusieurs générations, la nouveauté que constitue ce mouvement caritatif réside dans sa volonté d'étendre également la portée de ces idéaux aux enfants pauvres des classes laborieuses12. Cette standardisation et ce décloisonnement de la prise en charge des enfants sans égard pour les frontières de classe ont posé les jalons de l'histoire sociale du XIXe siècle britannique, parmi lesquels il faut compter les lois sur le travail des enfants dans l'industrie et la mise en place de l'école obligatoire13. À la fin du siècle, les préoccupations des philanthropes se concentrent sur la détresse des orphelins ou des enfants abandonnés dans les quartiers les plus pauvres des cités britanniques, dont le nombre semble avoir augmenté dramatiquement à l'occasion de la récession économique des années 1870 à 1890 et dont les mœurs paraissaient les plus éloignées des standards de la société bourgeoise contemporaine14.

9 Outre cette idéalisation de l'enfance à l'œuvre pendant l'ère victorienne, un second facteur motive le développement de la philanthropie destinée aux enfants : un souci démographique grandissant15, en particulier face à la question de ce qu'on appelle alors le « résidu » de pauvres dans les zones urbaines britanniques. Les corps débiles, les conditions de vie avilissantes, et le taux élevé de chômage qui frappe cette population suscitent en effet des peurs de « dégénérescence de la race » et de déclin national16. Bien des réformateurs considèrent les plus démunis comme une « classe distincte et une race à part », comparable aux colonisés de l'Empire : on les traite de « sauvages urbains », voire d'« Arabes des rues » (« street arabs »), et on leur reproche de délaisser

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leurs vies familiales et de se marginaliser eux-mêmes de la société civilisée17. Mais si la question des causes de la pauvreté de long terme (hérédité ou facteurs extérieurs associés à l'urbanisation et au capitalisme moderne ?) fait débat jusqu'au XXe siècle, dès la fin de la période victorienne, la discussion s'oriente plus nettement du côté de l'explication par les facteurs environnementaux. La position majoritaire, officiellement adoptée par le Comité interministériel sur la détérioration physique de 1904, considère que, même si ces hommes sont originellement de souches « saines », des décennies d'une vie urbaine contre-nature peuvent produire le plus terrible déclin physique et mental18. Pour remédier à ce problème, il va s'agir de cibler l'intervention sociale sur la jeunesse. On pense en effet qu'il est quasiment impossible de réformer les adultes après tant d'années passées à vivre dans l'immoralité, le vice et le désœuvrement. Au contraire, les jeunes gens, comme le soutiennent les partisans de la protection de l’enfance, sont moins « ternis » et par là plus aisément susceptibles d'être amendés et de devenir des adultes respectables. Selon cet argument, les enfants pauvres sont plus dignes de recevoir l'aide des philanthropes et de l'État, à la fois parce qu'ils sont des êtres vulnérables dont la survie dépend de leur prise en charge, et parce qu'il est plus probable qu'ils puissent bénéficier utilement des fruits de l'intervention sociale.

10 Le développement de l'aide sociale à l'enfance repose ainsi sur la croyance fondamentale en la malléabilité des enfants pauvres, c'est-à-dire l'idée selon laquelle les jeunes pauvres ont le potentiel de dépasser leurs origines sociales et de devenir des citoyens productifs et respectueux de la loi. Cela dit, cet optimisme a ses limites : la philanthropie est un mouvement profondément conservateur (plutôt destiné à maintenir la hiérarchie sociale traditionnelle) et les objectifs des réformateurs pour l'avenir des enfants pauvres restent marqués par les conventions les plus classiques des différences de classe. Peu nombreux étaient les philanthropes qui croyaient, par exemple, qu'un futur Premier ministre pouvait grandir dans la crasse d'un taudis. Le projet de réforme sociale est modeste : il s'agit de faire en sorte que les enfants les plus démunis deviennent des membres respectables de la classe laborieuse19. Les « paroisses20 » et les œuvres caritatives s'employaient ainsi à faire de leurs pupilles des artisans indépendants : au début du XXe siècle, les programmes éducatifs de la plupart des orphelinats et des écoles paroissiales (Poor Law schools) avaient pour maîtres-mots discipline, respect et travail, et ils insistaient sur la formation professionnelle à des métiers correspondant à la classe d'origine des enfants (forgeron, charpentier, domestique, etc.21).

11 En dépit de cette insistance sur les différences de classe, la conception philanthropique de la malléabilité de la jeunesse contribue à imposer l'idée que les enfants pauvres sont de véritables atouts sociaux susceptibles d'être modelés à l'envi pour satisfaire aux besoins de l'économie nationale. Comme le remarque Lydia Murdoch, les réformateurs utilisent fréquemment le verbe « individualiser » pour exprimer cette idée que « l'individuation ne vient pas de l'intérieur » mais qu'au contraire, les valeurs des enfants, leur « éthique du travail », et même leurs goûts, sont tous imposés du dehors : s'ils sont contrôlés attentivement, on peut en tirer les meilleurs produits22. Ce type d'approche a pour conséquence d'attirer l'attention sur la qualité des espaces dans lesquels les enfants doivent être pris en charge. Les institutions plus centralisées apparaissent alors comme les plus à même de susciter une amélioration au long terme. Elles permettent en effet à la fois de soustraire les enfants à l'influence néfaste des quartiers pauvres et de leurs parents démunis, et de mieux contrôler la « moralité » de

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leur éducation23. Comme s'en réclament les Barnardo's Homes, l'organisation d'aide à l'enfance la plus développée de Grande-Bretagne à l'époque, le placement des enfants dans ces institutions « opère une coupe saine entre ces jeunes gens et les démons de leur passé » et les redirige vers « une vie utile, saine et digne24 ». Faire don de son argent à l'organisation, c'est donc faire un sain investissement dans le futur de la Nation, en permettant de « prévenir la pauvreté et la criminalité, et… de créer des travailleurs honnêtes – le plus souvent, à partir d'un matériau pourtant peu prometteur25 ! » Dans la première moitié du XIXe siècle, la plupart des enfants étaient placés dans de grands orphelinats aux allures de casernes dont certains accueillaient plusieurs centaines de jeunes gens en même temps. À partir des années 1870, toutefois, une nouvelle génération de réformateurs, majoritairement des femmes, commencent à rejeter ces institutions en raison de leur trop grande rigidité disciplinaire, soutenant que les enfants rescapés de la sauvagerie des quartiers pauvres ont besoin de l'influence apaisante d'un espace plus familial. Suivant ce principe, les œuvres caritatives dédiées aux enfants mettent en place un nouveau concept de lieu d’accueil : des résidences rurales, en manière de petits cottages qui peuvent accueillir entre quatorze et quarante enfants sous la tutelle d'une surintendante ou « cottage mother ». Les paroisses sont plus lentes à mettre en place ces changements en raison de leurs moyens limités, mais elles finissent par en faire autant, si bien qu'à la fin de la première décennie du XXe siècle, près de 40 % des enfants pris en charge par les écoles paroissiales et plus de la moitié de ceux pris en charge par des œuvres privées vivent dans ces foyers-cottages26.

12 À l'orée de l'époque édouardienne, la doctrine fondamentale des politiques de protection de l’enfance était fermement établie. La « réhabilitation » des enfants pauvres requerrait, d'abord, la rupture avec leur milieu, et ensuite, une éducation attentivement orchestrée dans des espaces plus « sains » et plus familiaux, de préférence dans des environnements ruraux. Les philanthropes pensaient en effet que ce modèle maximisait le potentiel des enfants, transformant des « délinquants en herbe » et des « bons à rien » en honnêtes travailleurs et en citoyens autonomes. Les enfants des quartiers pauvres étaient ainsi, selon une formule des Barnardo's Homes, « des graines de réussite » (« seed-pods of success ») qui n'attendaient qu'un jardinier attentif pour les « cultiver » – pour « arranger, presser, adoucir et modeler la matière » – jusqu'à ce que les « petits germes d'utilité » soient prêts à « se dresser sur des tiges saines et solides pour donner leurs fruits27 ». De telles métaphores agricoles n'étaient pas rares dans la rhétorique des organisations dédiées aux enfants : elles exprimaient à la perfection à la fois la malléabilité des jeunes défavorisés et la promesse latente qu'ils représentaient. Selon les partisans de l'aide sociale, les enfants miséreux pouvaient être élevés dans le sens des besoins futurs de la Grande-Bretagne – ils constituaient une excellente matière première pour satisfaire au programme politique national.

13 Le mouvement d'émigration des enfants, qui se développe à partir des mêmes cercles sociaux et philanthropiques que l'aide sociale aux enfants, fait passer cette idéologie à un stade supérieur en la reliant à une vision plus globale de l'Empire. Ses défenseurs affirment en effet que si les enfants des quartiers pauvres peuvent être « amendés » en étant placés dans des foyers ruraux britanniques, les perspectives de réforme sont d'autant plus probables dans les dominions, où ils peuvent plus librement vivre en plein air dans un environnement chaleureux et où de nombreuses opportunités d'emplois honnêtes leur seront offertes. En avançant ces idées, les partisans de l'émigration

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s'appuient sur une foi généralisée en ce que Stuard Ward a appelé « l'identité » (« sameness ») de l'Empire colonial, c'est-à-dire l'idée selon laquelle les « dominions blancs » constituent un champ d'homogénéité ethnique et culturelle, peuplé de « semblables » et fortement lié à la Grande-Bretagne en matières de traditions, d'idées et de mentalités28. On considère alors que les dominions, telles les pousses nouvelles de la mère-patrie, recèlent les meilleurs aspects de la culture britannique sans les conséquences négatives de la modernité industrielle. En 1909, Alfred Owen, responsable de l'émigration pour les Barnardo's Homes, souligne ainsi que « si un jeune homme devait perdre sa situation sociale en raison de quelques délits mineurs, ou si une jeune fille […] s'avérait montrer une disposition à ''l'irrévérence'' », leurs chances de « guérison » seraient bien plus grandes au Canada qu'en Grande-Bretagne, car le dominion est dépourvu de ces « lieux sombres et nuisibles où le chiendent du vice et du mal porte ses fruits les plus mortels ». Bien qu'il admette que « toutes les bactéries du mal moral » soient présentes au Canada, il considère que l'atmosphère du dominion est « défavorable » à leur « germination et à leur croissance ». Dans ce paysage purifié, les jeunes gens, loin d'être « débilités et émasculés comme ils le sont sous les conditions de misère et de surpeuplement […] du vieux pays », feraient des progrès bien plus grands et bien plus rapides que leurs pairs en Grande-Bretagne29.

14 Cette confiance dans le pouvoir rédempteur de l'empire rural permet aux partisans de l'émigration d'étendre leur définition du potentiel des enfants pauvres au-delà des frontières de classe habituelles. Ainsi, en 1908, Owen dresse, dans un prospectus promotionnel, le portrait d'une parade qui serait composée des 20 000 enfants émigrés, sous l'égide des Barnardo's Homes, au Canada depuis les années 1880. Ces enfants auparavant démunis, note-t-il, occupent en 1908 un large éventail de classes sociales et de postes dans le dominion. Il y a parmi eux un grand nombre de docteurs, d'avocats, de prêtres « qui ont réussi par eux-mêmes à obtenir des diplômes universitaires […] en travaillant dur et en ne s'épargnant aucune peine », une « phalange de cheminots », un grand nombre de pompiers « solides et bien musclés », de nombreuses « femmes mariées » et de « jeunes maîtresses d'école », et enfin « la majeure partie de notre famille – des fermiers et des garçons et filles de ferme ». « Pris comme un tout, comme le produit d'une grande institution, et le résultat immédiat d'un grand système éducatif », les migrants forment « indéniablement et irréfutablement un magnifique corps de jeunes gens et constituent un noble atout pour tout pays30 ». Bien que, comme la plupart des partisans de l'émigration, Owen ait pensé de prime abord que la plupart des enfants migrants se destinerait au premier chef à des travaux agricoles, il ne manque pas de souligner que dans l'atmosphère saine, « sans classe », des dominions, beaucoup s'élèveraient au-delà du travail salarié pour intégrer un corps de professions indépendantes ou devenir des propriétaires fermiers.

15 Cette idéologie de la « réforme impériale », selon laquelle on peut transformer les enfants des quartiers pauvres en gentlemen-farmers et en colons autonomes, atteint sa forme la plus aboutie avec un nouveau type de système d'émigration : l'école agricole (farm school) impériale, promue au début du XXe siècle par un jeune réformateur idéaliste, Kingsley Fairbridge. Fils prodige de fermiers des colonies, Fairbridge est un véritable enfant de l'Empire colonial : né en Afrique du Sud, il est élevé en Rhodésie puis reçoit son éducation à Oxford, pour enfin passer la plus grande partie de sa vie active en Australie31. Tout jeune homme, il décide de se vouer au développement de l'Empire. Selon l'idée de Fairbridge, le principal dilemme auquel la Grande-Bretagne fait face relève d'une mauvaise répartition de sa population : trop de gens s'empilent

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dans les villes de la métropole alors que des milliers d'hectares sont inoccupés outre- mer. Ce déséquilibre compromet un accès équitable aux ressources en Grande-Bretagne tout en laissant vides, en friches et ouvertes à l'invasion étrangère de larges étendues de l'Australie, du Canada et de l'Afrique. La solution, insiste Fairbridge, repose sur la modernisation du système d'émigration des enfants. Comme il le remarque, la Nation regorge d'autant d'« atouts pour l'Empire » que d'enfants pauvres et délaissés qui, grâce à une éducation adaptée, pourraient devenir de vigoureux producteurs agricoles32. De plus, envoyer ces enfants outre-mer permettrait de protéger l'identité culturelle et l'harmonie de l'Empire colonial. Comme bien d'autres impérialistes de sa génération, Fairbridge s'inquiétait en effet de l'afflux grandissant d'Européens d'origine raciale « inférieure » dans les dominions et pensait que l'émigration des enfants aiderait à satisfaire les besoins en force de travail avec des citoyens bien britanniques plutôt qu'avec des Italiens, des Grecs, des Afrikaners ou des Juifs33. Selon Fairbridge, les seuls colons qui fussent assez « blancs » culturellement et ethniquement pour une véritable intégration à l'Empire étaient ceux d'origine anglo-celtique ou « britannique34 ». Ainsi Fairbridge reliait-il intimement les besoins démographiques de l'Empire et le fléau de la paupérisation des jeunes en Grande-Bretagne : non seulement l'Empire offrirait un refuge à ces enfants pauvres, mais ceux-ci fourniraient à l'Empire une solution à ses problèmes démographiques.

16 Ainsi, attaché à l'idée que l'émigration des enfants représente une opportunité de bénéfices mutuels pour la société métropolitaine et l'Empire colonial, Fairbridge fonde à Londres en 1909 une œuvre caritative qu'il baptise du nom de Child Emigration Society. S’engageant sur des sentiers déjà bien damés, il décide de se tenir à l'écart des systèmes existants d'émigration vers le Canada, en se proposant de créer un centre éducatif en Australie, où aucun programme d'émigration n'est encore établi. Plutôt que de placer les jeunes gens dans des familles (méthode qu'il rejetait car trop aléatoire et susceptible de mener à des maltraitances), Fairbridge opte pour un système plus strictement réglementé et proclame son désir de fonder de « grands instituts agronomiques [Colleges of Agriculture] […] dans tous les recoins de l'Empire en manque d'hommes35 ». Dans ces écoles, les enfants pris en charge recevraient, en plus des enseignements fondamentaux, des leçons pratiques d'agriculture et de gestion domestique, ainsi que des cours de moralité. Ils vivraient dans de petits cottages séparés sur un site spécifique, un isolement ayant pour but de cultiver leur autonomie au quotidien et de permettre à l'équipe éducative de modeler leurs caractères. L'école agricole serait, de ce point de vue, bien plus qu'un lieu éducatif ; il s'agirait d'un mode avancé d'ingénierie sociale, par lequel Fairbridge entendait regénérer les corps et les esprits des enfants. Il faut cependant souligner que les attentes de Fairbridge en termes d'élévation sociale des enfants pris en charge n'allaient pas au-delà de la classe moyenne. Comme il le remarque dans un article, le principal objectif de l'école agricole était de former des colons indépendants qui sussent habilement tenir une ferme, tout en étant pénétrés des valeurs « de l'autonomie, de l'entraide et du respect de soi36 ».

17 En 1913, Fairbridge établit la première école agricole australienne dans les environs de la ville de Pinjarra, au cœur de la ceinture céréalière ouest-australienne. La première promotion est composée de trente-trois garçons sélectionnés parmi des pensionnaires d'œuvres caritatives et de workhouses37 de tout le Royaume-Uni38. À leur arrivée, aucune infrastructure n'est en place – leurs conditions de vie sont des plus indigentes : ils doivent eux-mêmes se construire des abris, des douches et des sanitaires de fortune, et passent des mois à labourer la terre environnante avec un équipement agricole plus

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que rudimentaire. Ils tombent rapidement dans une routine rythmée par la discipline et le travail aux champs censée les rendre « capables et responsables39 » : ils font régulièrement des exercices matinaux, apprennent leurs prières, prennent des leçons de boxe et travaillent quotidiennement à la ferme et à la laverie40. Même si Fairbridge est à peine parvenu à maintenir sa petite opération à flot pendant les années difficiles de la première guerre mondiale, le succès rencontré en 1920 par une grande campagne de levée de fonds permet à l'organisation d'établir fermement ses bases pour s'étendre. À la fin des années 1930, la société avait créé deux autres écoles sur le même modèle (l'une dans les Nouvelles Galles du Sud et l'autre en Colombie britannique) et avait agrandi la ferme originelle de Pinjarra au point qu'elle pouvait accueillir plus de 300 enfants en même temps41.

18 Comparé à la majorité des philanthropes britanniques qui se sont intéressés au destin des enfants avant lui, Fairbridge témoigne d’une conception élargie du potentiel des enfants pauvres, qu'il étend au-delà des barrières de classe conventionnelles. Il soutient en effet que si les enfants défavorisés sont correctement éduqués et amendés, ils représentent une valeur politique illimitée. Ainsi que le vante la littérature de propagande de son association : le système des écoles agricoles transforme « ce qui relève presque du rebut (voire pire) de nos grandes villes […] en de robustes fermiers fiers d'être ce qu'ils sont », de « bons Australiens britanniques » qui font « l'honneur de la métropole42 ». Dans les années qui suivent la première guerre mondiale, cette définition étendue de la valeur sociétale des enfants « assistés », essentiellement fondée sur la promesse qu'ils représentent de devenir de bons colons, attire l'attention d'un lobby impérial très actif à la recherche de moyens d'augmenter à la fois la population et les capacités productives agricoles des dominions43. L'émigration des enfants, et le modèle des écoles agricoles en particulier, apparaissent comme un excellent moyen pour atteindre ces objectifs, puisqu'ils permettent à la fois d'étendre le mouvement de peuplement aux régions rurales intérieures les moins habitées et d'habituer les colons à leur terre dès leur plus jeune âge. Le système améliore ainsi les chances que les migrants souhaitent s'implanter définitivement dans la colonie comme producteurs agricoles. Pour la toute nouvelle branche du ministère des Colonies qu'est le Comité de l'implantation outre-mer (Oversea Settlement Committee ou OSC), l'émigration des enfants apparaît comme la forme « la plus précieuse » d'implantation coloniale. En conséquence, l'OSC entreprend d'accorder des subventions substantielles aux œuvres caritatives vouées à l'émigration et annonce son désir de faire émigrer 10 000 à 15 000 jeunes gens défavorisés dans les dominions chaque année44.

19 Au début de la période de l'entre-deux-guerres, les partisans de l'émigration avaient ainsi réussi à faire se rencontrer d'un côté la foi en la malléabilité des jeunes héritée de l'ère victorienne et du mouvement d'aide sociale aux enfants déshérités et, de l'autre, les projets politiques de l'Empire du début du XXe siècle. Cette fusion reflétait la confiance des réformateurs dans la capacité des jeunes garçons et filles britanniques à s'élever au-dessus de leurs origines sociales. Elle contribue également à l'élargissement de la définition admise jusque-là de la valeur sociale et politique des enfants pauvres. Des partisans fervents comme Leo Amery, député conservateur et président de l'OSC, remarquaient fréquemment combien ces systèmes transformaient les enfants déshérités au point qu'on ne pût plus les reconnaître : ils se révélaient être de jeunes colons fidèles à l'Empire, « physiquement et moralement sains, […] de la meilleure sorte qu'on puisse trouver en Australie ». La valeur de ces enfants pauvres de Grande- Bretagne, comme le remarquait Amery, n'était pas établie par leurs origines sociales –

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loin de là, ils étaient « intrinsèquement bons » et parfaitement « récupérables ». « Je ne pourrais pas imaginer une telle œuvre de régénération mieux réalisée ou plus économiquement viable que celle-ci », s'enthousiasmait-il en 1931 à propos de Pinjarra45. L'idée d'Amery était claire : dans le contexte d'un empire en expansion, les enfants défavorisés représentaient un investissement politique sain, à la fois en ce qui concernait le futur de l'Empire et la diffusion mondiale des valeurs britanniques. Fairbridge lui-même fournit un exemple encore plus flagrant de cet état d'esprit : en 1921, pour faire la publicité de son système d'écoles agricoles et montrer à quel point il permet de transformer les enfants démunis de la métropole en de véritables atouts pour la Grande-Bretagne, il demande à la Chambre australienne du commerce et de l'industrie de mettre un prix sur les enfants de Pinjarra – on lui en donne 1 000 £ par tête46.

20 Cette mise à prix des enfants indigents rappelle avec âpreté à quel point les enjeux de l'aide sociale se politisent et met en lumière le fait qu'investir dans l'aide aux enfants est souvent considéré, non comme un objectif en soi, mais comme un moyen pour une fin, politique, idéologique ou sociale, plus large. Mais c'est aussi un bon indicateur de l'ampleur que prend la croyance des réformateurs sociaux de l'entre-deux-guerres dans la nature malléable des enfants. Pour Fairbridge, cette évaluation illustrait à quel point tout enfant britannique, y compris le plus misérable, valait la peine d'être sauvé. Pourtant, ce principe fondamental du mouvement d'émigration enfantine (l'idée selon laquelle chaque enfant britannique pouvait s'élever au-delà de son statut social pour endosser le rôle de citoyen de l'Empire) fut mis à rude épreuve en Rhodésie du Sud.

21 Au début du XXe siècle, quelques philanthropes avaient lancé des projets d'émigration enfantine dans la partie africaine de l'Empire, mais à défaut de fonds ou d'aide gouvernementale, aucun n'avait dépassé les premières étapes de développement47. La situation change en 1936, quand le révérend Arthur West, pasteur anglican dans l'East End à Londres et depuis longtemps membre de la Child Emigration Society (récemment rebaptisée Fairbridge Society), se rend en Rhodésie du Sud pour examiner les possibilités d'y installer une école agricole. West passe cinq semaines dans la colonie, inspectant les sites potentiels d'implantation et rencontrant l'élite politique locale. Quand il revient à Londres, c'est un défenseur convaincu du projet. Comme il l'écrit au comité de direction de la société, un programme d'émigration vers ce pays constituerait un hommage mérité et la suite logique de l'œuvre de Fairbridge. « À présent établis en Australie et au Canada, argumente-t-il, nous devrions ajouter l'Afrique à notre sphère d'influence », une manœuvre qui permettrait de garantir que chacun des « trois continents anglophones » de l'Empire « offre des débouchés pour les enfants de l'Île- mère48 ».

22 Malgré la confiance de West dans la capacité de l'association à intégrer l'Afrique dans sa « sphère d'influence », un certain nombre de facteurs distinguait clairement la Rhodésie du Sud des autres zones de peuplement dans lesquelles l'organisation avait opéré jusque-là. Tout d'abord, le pays n'était pas, à proprement parler, un dominion, mais une colonie autonome. En 1922, sa petite communauté européenne (environ 35 000 personnes) avait rejeté la fusion avec l'Afrique du Sud, préférant rester sous autorité impériale, ce qui lui avait valu en contrepartie de se voir accorder un haut degré d'autonomie politique. La Rhodésie du Sud relevait certes du domaine du ministère des Dominions qui traitait le pays en conséquence, mais l’administration n'y était implantée que depuis peu et était moins fermement établie qu'au Canada et en

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Australie. Seconde différence, la grande majorité de la population de la colonie était africaine. Là où des décennies de violence et de maladies avaient marginalisé les populations indigènes du Canada et de l'Australie, en Rhodésie du Sud, les Africains étaient toujours vingt fois plus nombreux que les Européens. Ces facteurs combinés concourraient à l'insécurité politique et culturelle de la communauté des colons blancs, frêle « îlot blanc dans un océan noir », selon la fameuse formule du Premier ministre rhodésien Godrey Huggins49.

23 Confrontés à cette situation, les responsables politiques rhodésiens entreprennent, dans l'entre-deux-guerres, une politique conjointe de renforcement des autorités locales et de protection du pouvoir colonial. D'une part, ils s'attaquent à la mobilité socio-économique des autochtones, s'engageant dans des politiques d'expropriation terrienne et de régulation des échanges pour limiter la culture commerciale et empêcher les Africains d'entrer en compétition marchande avec les Européens50. Comme Carol Summers l'a démontré, on assiste pendant cette période à un abandon radical des idéaux sociaux qui avaient présidé à la mise en place du pouvoir britannique en Rhodésie : d'une approche assimilatrice de la colonisation fondée sur une conception multiraciale et missionnaire de l'œuvre civilisatrice de l'Empire, on passe à une idéologie du développement séparé, qui culmine en 1933 avec l'élection du très ségrégationniste Parti de la Réforme (Reform Party) dirigé par Huggins51. D’autre part, le gouvernement cherche à augmenter la taille et la « qualité » de la communauté européenne en encourageant l'immigration britannique et en améliorant les mécanismes d'aide sociale à son égard. Ces mesures montrent bien quels présupposés ethniques et sociaux sont sous-jacents aux politiques d'extension de la présence des Blancs : le « type idéal » du colon n'est pas seulement britannique, c'est aussi un self- made man indépendant et fortuné 52. Ainsi la colonie a-t-elle longtemps pratiqué une politique d'immigration sélective en fonction du capital afin d'en barrer l'entrée aux Européens les plus démunis. À partir du milieu des années 1920, le nouveau gouvernement renforce encore davantage cette politique d'immigration élitiste en offrant des terres aux nouveaux arrivants les mieux dotés53. Pour empêcher la contagion du « fléau des blancs pauvres » qui frappait l'Afrique du Sud, le gouvernement sud-rhodésien limite également l'immigration afrikaner tout en investissant fortement dans l'éducation des colons. Conséquence de toutes ces mesures, en 1930, la Rhodésie du Sud peut se vanter d'avoir le système éducatif le mieux développé de tout l'Empire, puisqu'elle offre à tous les enfants blancs l'accès gratuit à l'école secondaire, un généreux système de bourses universitaires et une grande variété de débouchés professionnels54.

24 Dans son rapport, West reconnaît le contexte anxiogène de la colonie, remarquant que la majorité Africaine représente « une complication dans les conditions de vie qu'il faudra prendre au sérieux ». Mais sa plus grande source d'inquiétude reste le risque de compromission des enfants par leurs futurs contacts rapprochés avec des serviteurs et des travailleurs africains. Se faisant l'écho des observateurs de la société rhodésienne de l'époque, il juge que la « nouvelle génération des Blancs de Rhodésie » a été « affaiblie et moralement corrompue par son contact avec la main-d'œuvre noire bon marché que les Blancs emploient chez eux ». Ce qui choque en particulier, c'est l'habitude de laisser la majorité du travail manuel et des tâches ménagères aux Africains : d'après West, des effets bien « palpables » se font sentir sur les personnalités des jeunes colons, qui font preuve « d'un égoïsme autoritaire, d'un laisser-aller indolent et d'une inefficacité qui confinent à la dépendance » à l'égard des Noirs55. En

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faisant ces remarques, West traduit un souci qui préoccupe les colonies de peuplement des empires européens : la malléabilité des enfants pourrait bien être à deux tranchants. Si les personnalités des enfants sont flexibles et susceptibles d'être réformées, cela veut aussi dire qu'ils sont plus sensibles à l'influence « amollissante » de serviteurs indigènes trop indulgents56. Comme le remarque West, à une époque où le prestige des Blancs a grand besoin d'être consolidé, les jeunes Rhodésiens ne semblent pas à la hauteur des comportements que leur civilisation d'origine exige d'eux et qui devraient pourtant les distinguer de leurs congénères africains supposés être inférieurs.

25 Toutefois, l'impérialisme nostalgique de West et son estime profonde pour les premiers colons de Rhodésie le convainquent que ce déclin n'est que la conséquence temporaire d'un manque de rigueur dans le maintien des standards culturels britanniques. Les contraintes raciales de la colonie ne constituent pas, selon lui, un véritable obstacle au projet. Au contraire, la mise en place d'un établissement pour accueillir les enfants migrants est précisément ce dont les colons ont besoin : une institution éducative qui prendrait en charge des enfants de pure souche britannique et les formerait avec attention à faire respecter les valeurs des Blancs de Rhodésie. Pour reprendre ses mots, le « modèle Fairbridge de la formation aux valeurs familiales constituerait une aide précieuse pour ce pays encore jeune » ; fournissant aux membres de la communauté européenne à la fois « l'effort et l'exemple » d'une assiduité dans la lutte « contre la sape de la jeunesse par des soins débilitants57 ». Tout comme Fairbridge avant lui, West y insiste : l'émigration des enfants est un bon moyen de réformer non seulement les enfants, mais l'Empire lui-même. En exploitant à bon escient les enfants pauvres mais malléables de la métropole britannique, le programme permettrait de revigorer l'esprit d'endurance, de bravoure et de détermination aux frontières de l'Empire.

26 À Londres, en revanche, les autres membres de la Fairbridge Society restent dubitatifs. Peu d'entre eux ont visité la colonie, et la plupart ont encore des doutes quant à l'influence des « conditions particulières » du continent africain sur le bien-être des enfants58. À cette incertitude vient s'ajouter le fait qu'un tel programme n'a jamais été tenté dans un pays comparable à la Rhodésie du Sud. Auparavant, l'association s'était exclusivement attachée à la formation agricole des jeunes déshérités en Australie et au Canada, pays plus franchement « blancs », et qui paraissaient abonder en opportunités pour les jeunes de s'établir définitivement. L'association n'avait jamais tenté de former des enfants défavorisés à la domination raciale ou aux charges plus élitaires d'administration. Le projet suscite rapidement des interrogations quant à la capacité des enfants à affronter de tels défis. Un des membres du comité de direction le reconnaît, l'association est originellement un organisme d'« assistance sociale », ce qui implique que ses pupilles « proviennent de familles essentiellement habituées à être dirigées, et non de celles qu'on a accoutumées à dominer59 ». Charles Hambro, le président du comité de direction, précise que si 96 % des pupilles de l'association sont « normaux », la majorité d'entre eux provient « de milieux qui n'ont jamais fait l'expérience du pouvoir ». Par conséquent, il s'interroge sur la capacité de tels enfants à percer dans une société où la plupart des colons sont « habitués à contrôler les autochtones et […] habitués à cela depuis leur naissance60 ».

27 Ces inquiétudes font passer la discussion sur le projet sud-rhodésien de simples délibérations sur les opportunités que pourrait offrir la partie africaine de l'Empire aux jeunes britanniques à un débat plus général sur la nature du développement des

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enfants et sur le potentiel que recèlent les enfants défavorisés. En réalisant que leurs jeunes migrants rhodésiens seraient portés, non seulement à assumer des postes haut placés, mais encore à assimiler de nouveaux types de comportements probablement plus exigeants, la Fairbridge Society est conduite à réévaluer ses dogmes les plus anciens sur l'adaptabilité des enfants. Les enfants défavorisés sont-ils bien ces « tablettes de cire vierge » qu'on avait cru pouvoir remodeler selon les exigences de l'impérialisme britannique ? Ou sont-ils déjà dotés de personnalités irrémédiablement affectées par le milieu populaire qui les a vus naître ?

28 En réalité, l'association avait déjà commencé à enquêter sur la question dès l’entreprise australienne du programme d'émigration, quand des statistiques avaient montré qu'aucun ancien élève des écoles agricoles n'était parvenu à devenir propriétaire- fermier. Au contraire, la plupart d'entre eux soit avait abandonné la campagne pour occuper des postes précaires en ville, soit avait conservé des postes médiocres et sans espoir de promotion à la ferme ou comme serviteurs61. Il y avait, bien sûr, deux manières d'interpréter ces données : ou bien l'association avait échoué dans son objectif de fournir aux enfants l'éducation et le soutien dont ils avaient besoin pour gravir l'échelle sociale, ou bien les migrants eux-mêmes s'étaient révélés, d'une manière ou d'une autre, incapables de profiter de l'opportunité qui leur était offerte, et étaient en réalité prédestinés aux travaux spécialisés et subalternes. Bien qu'à partir des années 1940 et 1950, les partisans de l'émigration fussent de plus en plus prompts à admettre que les programmes éducatifs mis en place dans l'entre-deux-guerres s'étaient concentrés trop strictement sur le secteur primaire et avaient refusé aux jeunes gens « la possibilité d'accéder à des niveaux supérieurs d'éducation et d'obtenir des postes à haute responsabilité », dans les années 1930, ce constat était loin d'être communément partagé62. Au contraire, tout au long de la période de l'entre-deux- guerres, les membres des œuvres caritatives avaient plutôt tendance à considérer l'incapacité des enfants pris en charge à « bien finir » comme un indicateur d'un défaut moral ou mental profondément ancré qui, dans des cas extrêmes, justifiait même le renvoi du jeune homme ou de la jeune fille en Grande-Bretagne63.

29 En 1937, le conseil d'administration de l'association désigne un sous-comité chargé d'enquêter sur la question plus à fond ; leur investigation durera deux ans. Le groupe commence par envoyer certains de ses membres pour enquêter sur les conditions dans lesquelles les enfants seraient susceptibles de vivre en Rhodésie du Sud. Ces émissaires confortent le conseil dans l'idée que le climat de la colonie est sain et que c'est une vie tonifiante au grand air qui attend les enfants. Ainsi, un membre qui se rend à Bulawayo en 1938 rapporte qu'après avoir passé « un temps considérable dans une grande piscine à ciel ouvert », il a pu observer que « les jeunes gens étaient d'une taille supérieure à la moyenne et manifestement en bonne santé » et le fait que « moins de 2 % d'entre eux portaient des lunettes64 ». S'étant assuré qu'en termes physiques, le climat de la région ne représentait pas d'obstacle au développement des enfants, le sous-comité décide ensuite d'obtenir davantage d'informations sur les relations raciales. Ils lisent des extraits du rapport encyclopédique que la Commission Carnegie publie en 1932, The Poor White Problem in South Africa (Le Problème des Blancs pauvres en Afrique du Sud65), et consultent des spécialistes tels que Margery Perham, la première universitaire à se consacrer aux questions d'administration coloniale à Oxford, ainsi que le Premier ministre rhodésien, Godrey Huggins.

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30 Cette seconde étape de l'enquête se révèle toutefois peu concluante. Comme le sous- comité s'en rend rapidement compte, les experts consultés ont des points de vue antagonistes sur la manière dont les enjeux raciaux qui traversent le régime colonial pourraient affecter les enfants migrants. Perham, partisane d'un gouvernement indirect et d'un transfert progressif des pouvoirs politiques aux colonies, critique ouvertement le projet. Elle se réclame d'« études qu'elle a elle-même récemment menées […] et qui montrent que l'Afrique du Sud et la Rhodésie du Sud affrontent de grandes difficultés » et insiste sur le fait qu'« au vu des problèmes menaçant l'avenir, il ne devrait pas être permis d'envoyer les enfants pris en charge par la Fairbridge construire leur vie en Afrique australe66 ». Sous les conditions existantes, suggère-t-elle, les tensions raciales dans la colonie ne peuvent qu'empirer et les jeunes migrants, quelles que soient leurs origines sociales, devront lutter pour s'assurer la stabilité d'une vie confortable. À l'inverse, Huggins insiste sur la prospérité fleurissante de la communauté coloniale, qui selon lui « ouvre des possibilités qui ne sauraient exister ailleurs dans l'Empire ». Son soutien au projet s'appuie sur sa foi en la malléabilité et la valeur politique de la jeunesse. Comme il le souligne, le besoin qu'a la colonie d'avoir une « population plus blanche » ne peut être mieux satisfait que par l'introduction de colons « encore dans leurs jeunes années et élevés selon les conditions régionales ». Les enfants émigrant en Rhodésie ne seraient pas destinés, il l'assure, « à rester au bas de l'échelle sociale » ; bien plutôt, « pour les garçons les plus brillants, il y aurait des opportunités de participer activement à l'élaboration politique du futur de la colonie » et pour les « moins fortunés », il y aurait toujours de bonnes carrières à suivre dans les chemins de fer, l'agriculture, les mines ou la police. « Et cela n'a rien d'altruiste », concluait Huggins : l'État « a besoin d'une population plus majoritairement blanche […] pour amener les natifs à développer leur pays » – et quant à lui, il préfère accomplir cette tâche en implantant « des jeunes gens de race pure, plutôt qu'en construisant une école pour les “Blancs pauvres” du pays67 ».

31 L'idée chère à Huggins, selon laquelle une prise en charge adaptée devrait permettre à tout jeune britannique de s'intégrer à la société coloniale, va de pair non seulement avec les principes du mouvement pro-émigration mais aussi avec l'opinion générale que partagent les Européens sur la Rhodésie du Sud de l'entre-deux-guerres. Après tout, cette idée fait corps avec le mythe de l'homogénéité de la race blanche qui constitue le fondement idéologique des cultures coloniales et impérialistes – i. e., la croyance qui veut que la « civilisation » est d'une certaine manière intrinsèque à l'homme blanc (de Grande-Bretagne) et que les Africains, comme les Asiatiques ou tout homme de couleur en général, ne sauraient s'y élever68. Au début des années 1930, la Commission Carnegie entérine l'idée que le phénomène de pauvreté chez les Blancs (« poor whiteism ») est engendré par des facteurs environnementaux comme l'urbanisation ou une éducation inadaptée. Bien que certains de ses membres continuent de soutenir que des facteurs héréditaires déterminent une partie de la pauvreté endémique dans la population blanche, le rapport final de la commission conclut au caractère social, et non racial, de la pauvreté chez les Blancs69. À la fin des années 1930, les Rhodésiens adhéraient majoritairement à cette conclusion. La solution du problème devait donc consister dans la multiplication des aides sociales dirigées vers les jeunes afin d'éviter qu'ils ne développent les habitudes et les comportements de leurs parents défavorisés.

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32 En dépit de l'assurance du Premier ministre, le sous-comité de la Fairbridge a besoin de gages plus solides quant au futur des enfants envoyés en Rhodésie du Sud ; les bonnes paroles de Huggins ne suffisent pas à garantir aux enfants le succès d'une installation au long terme dans la colonie. Le groupe décide en conséquence de se tourner vers un spécialiste, non de l'Afrique, mais de l'enfance : le docteur William Moodie, directeur de la clinique médico-pédagogique de Londres (London's Child Guidance Clinic). À la tête de la clinique depuis sa création en 1928, Moodie est alors un psychiatre renommé. Éminent spécialiste du développement mental et émotionnel des enfants, il est de surcroît parfaitement familier avec les objectifs et les méthodes de l'organisation. Contrairement à la plupart des œuvres caritatives pour enfants de la période de l'entre- deux-guerres, la Fairbridge Society a en effet très tôt été sensible aux études scientifiques sur la psychologie et les émotions des enfants70. Dès le début des années 1920, l'association commence à faire passer des tests de QI à ses migrants potentiels pour s'assurer qu'ils satisfont aux exigences officielles, mais elle consulte aussi la clinique médico-pédagogique sur des cas d'enfants « difficiles » tout au long des années 1930. À la fin d'octobre 1938, quand l'association sollicite l'opinion de Moodie, ses membres avaient donc depuis longtemps accepté l'idée que la prise en charge des enfants requérait une attention particulière à leur santé mentale autant que physique.

33 Le sous-comité demande à Moodie de réfléchir à la façon dont les conditions spécifiques de l'Empire africain pourraient influencer le développement et le bien-être psychologique des enfants. Moodie, toutefois, déplace la question : au lieu de parler de l'impact qu'une nouvelle atmosphère pourrait avoir sur de jeunes Britanniques en pleine croissance, il se concentre sur l'arrière-plan psychologique des enfants eux- mêmes et sur les dommages potentiels qu'ils pourraient causer à la colonie. Il affirme que, habituellement, les enfants pauvres viennent de « foyers brisés » où ils ont expérimenté « un grand désarroi émotionnel, engendré par le divorce, la folie, ou l'alcoolisme [de leurs parents] ». La précocité de ces expériences, pense Moodie, renforce les chances qu'elles ont de causer des dommages psychologiques permanents, donnant lieu à des tempéraments « agressifs, hostiles à la société, irritables, susceptibles, incapables de donner comme de recevoir, et difficilement éducables ». S'il est certes possible pour certains enfants d'échapper à ce destin, à condition d'être précocement mis à l'écart de leur milieu d'origine, de telles transformations restent rares. Les enfants de la Fairbridge, continue-t-il plus loin, ont tendance à avoir « un tel passif dans leur vie » qu’il est très improbable qu'ils « se développent pour devenir des hommes bons, justes et respectables ». La probabilité est plus grande qu'ils deviennent « des délinquants, qui formeront des bandes avec d'autres jeunes gens de leur espèce, toujours méfiants et pleins de ressentiment à l'égard de tout ce qui se trouve hors de leur milieu ». « Seule une petite proportion, signale-t-il, s’en sortira bien71. »

34 Avant tout, Moodie insiste sur le fait que les jeunes gens pris en charge emporteraient avec eux, dans quelques colonies ou dominions africains que ce soit, les cicatrices émotionnelles laissées par la misère où ils ont vécu par le passé. Mais en Rhodésie du Sud spécifiquement, il n'y a aucune espèce d'espoir de réforme. La situation raciale ne ferait qu'accentuer les pires défauts des enfants défavorisés, générant une dangereuse classe de parias mentalement instables. Moodie conclut ainsi que le programme d'émigration à l'étude aurait pour seule conséquence de déstabiliser davantage les tensions existantes entre les Noirs et les Blancs dans la colonie.

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35 Bien que rétrospectivement les idées de Moodie puissent paraître extrêmes, elles étaient en réalité parfaitement en phase avec les principaux courants britanniques de la psychologie de l'enfance de l'époque. Les sciences du psychisme de l'entre-deux- guerres étaient alors des disciplines émergentes, et leur spécialisation en psychologie de l'enfance plus jeune encore. Cette dernière n'était devenue un champ distinct qu'au milieu des années 1920, moment où les scientifiques cessèrent de s'attacher à la taxinomie et à l'identification des maladies mentales des enfants pour s'intéresser au traitement et à la prévention des déséquilibres émotionnels72. Comme plusieurs historiens spécialistes de la question l'ont démontré, cette science naissante était encore mobile dans ses fondements et fortement influencée par le contexte impérialiste, ainsi que par la portée grandissante de l'anthropologie73. Ces influences portèrent les experts psychiatres à grossir l'importance du rôle joué par la culture, et en particulier par les mythes, les rituels et les traditions sociétales dans la constitution de la personnalité. La psychologie britannique des années 1930 se construisit ainsi d'abord comme une « science du bien-être social » fondée sur l'étude des individus aux prises avec des situations sociales spécifiques, et se fixant pour objectif d'ajuster les pulsions et les instincts du sujet aux normes et aux exigences de son environnement culturel spécifique74.

36 La compréhension psychologique de la race et de l'enfance est doublement influencée par cette conception. Tout d'abord, cette « sociologisation » de la psychologie va dans le sens d'un abandon de l'idée de différence biologique essentielle entre les races ; grâce à elle, la psychologie se reconfigure autour d'un modèle du développement mental qui conçoit les distinctions soi-disant « innées » comme étant le produit de l'influence culturelle. « L'esprit du “sauvage”, écrit Matthew Thomson, n'est donc pas entièrement distinct de celui du “civilisé” ; en fait, on peut rencontrer bien des types de mentalités “primitives” dans les sociétés les plus développées75. » De ce point de vue, on peut dire que Moodie identifie la mentalité sauvage et irrationnelle qui couve au cœur de la population britannique. Les jeunes gens défavorisés sont certes extérieurement blancs, mais les stigmates invisibles d'une confrontation précoce à la pauvreté pèsent sur leurs esprits d'une telle manière qu'ils sont intérieurement semblables à des « primitifs ». Ensuite, et contre toute attente, la mise en avant des facteurs culturels au détriment des facteurs biologiques, au lieu de suggérer une plus grande capacité au changement, tend, en pratique, à réifier les différences76. Si l'on admet bien, à cette époque, que les cerveaux des « sauvages » sont de structures similaires à ceux des « civilisés », on pense toutefois que les cerveaux s'ajustent pour s'adapter aux conditions de vie culturelles dans lesquelles les individus grandissent. Confrontés trop abruptement à une société culturellement plus avancée, les cerveaux « sauvages » pourraient être soumis à des tensions nerveuses graves, au point de s'effondrer psychiquement et de se retourner avec violence contre une civilisation qu'ils n'ont aucun moyen de comprendre. Dans cette même veine, Moodie affirme que les jeunes Britanniques défavorisés, s'ils étaient déplacés sans crier gare dans l'Empire africain, développeraient des pathologies similaires à celles d'autres mentalités « primaires ». Il faut le souligner, les professionnels de la santé mentale de l'entre-deux-guerres, tel que Moodie, n'étaient pas les premiers à considérer les enfants défavorisés comme des sauvages non civilisés, puisque le trope en remonte au moins à l'ère victorienne77. Une différence subsiste cependant : la manière dont un Moodie se représente ces traits distinctifs comme des pathologies mentales permanentes laisse peu de place pour des possibilités de réforme. Tout comme les sujets des colonies, les enfants défavorisés

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auraient besoin d'être strictement contrôlés et n'auraient que peu ou pas d'espoir de jouer un rôle clef dans l'avancée de la civilisation moderne avant bien des années.

37 Le témoignage de Moodie devant le sous-comité, parce qu'il provient d'un expert renommé de l'enfance, porte un coup terrible au projet. Le sous-comité n'a plus que deux options : soit en abandonner complètement l'idée, soit entièrement restructurer le système d'émigration tel que la Fairbridge l'avait conçu jusqu'ici. Étant donnée la quantité de temps et d'énergie que ses membres avaient déjà investie dans le projet, sans compter l'offre généreuse de soutien financier qu'ils avaient obtenus du gouvernement rhodésien, le groupe choisit de poursuivre le projet. Toutefois, ils sont d'accord pour dire que le modèle de l'école agricole, originellement conçu pour les « dominions essentiellement blancs », est inadapté aux conditions de la société coloniale africaine et qu'il n'est pas dans « les meilleurs intérêts des enfants comme du gouvernement rhodésien » de l'appliquer comme tel78. Justifiant de cette décision dans son rapport conclusif, le sous-comité attire l'attention sur « l'extrême importance des problèmes liés à la couleur » dans la région. Les membres du comité concluent également que le type d'enfants que l'association envoie en Australie et au Canada « pourrait bien s'avérer incapable d'assumer les statuts sociaux, politiques et économiques que les hommes blancs doivent endosser dans leurs relations aux autochtones africains ». Ils suggèrent que les enfants des travailleurs pauvres, s'ils étaient envoyés dans un environnement moins racialement stratifié, comme l'Australie ou le Canada, pourraient devenir des membres respectables de la classe laborieuse. Ils seraient capables de conserver leurs emplois, de suivre des ordres et même d'atteindre un certain degré de réussite sociale à force de zèle et de travail acharné. Mais « placés » dans l'Empire africain, où ils seraient appelés à défendre le prestige blanc, les enfants défavorisés échoueraient indubitablement, leur psychologie déformée ne leur permettant pas de se placer au sommet de la civilisation blanche et entravant leur assimilation au long terme. Le sous-comité y insiste, une enfance passée dans des « conditions psychologiquement et moralement troublées autant que difficiles » que constitue la vie dans un quartier difficile d'une grande ville ou dans un ménage instable, a de fortes chances d'engendrer des dommages psychologiques permanents, parmi lesquels on peut compter « une tendance à la mesquinerie et à l'agressivité lorsqu'ils sont placés en position de domination, position qu'ils seraient conduits à assumer vis-à-vis des autochtones. » Dans l'intérêt à la fois de la santé mentale des enfants et de la stabilité du gouvernement impérial, le programme requerrait donc d'impliquer un type tout différent d'enfants, « dont les premières années au sein de leur famille ont été relativement stables et heureuses […] et dont l'intelligence autant que le tempérament sont suffisamment sains79 ».

38 Le sous-comité remarque que, pour trouver ces migrants potentiels, il faudrait mettre en place de nouvelles méthodes de sélection. Ses membres recommandent d'apporter un certain nombre de modifications structurelles au programme, modifications qui sont mises en place lors de l'inauguration (qui prend un retard considérable dû à la guerre) du Rhodesia Fairbridge Memorial College, en 1946. Par exemple, ils suggèrent de procéder à un recrutement par encarts publicitaires dans les journaux ou de ne recevoir les enfants que sur recommandation afin de les prélever directement dans leur foyer familial plutôt que de les recevoir des orphelinats ou des autorités locales – changement qui permettrait à un professionnel du travail social d'étudier les conditions de vie familiale de l'enfant, la relation qu'il entretient avec ses parents et sa mentalité. Dans le cas où le travailleur social exprimerait des doutes, on pourrait

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toujours soumettre l'enfant à une « consultation dans une clinique spécialisée dans les troubles de l'enfance » pour approbation80. Par ailleurs, ils recommandent d'élever le minimum de points de QI requis et insistent pour qu'en plus des tests médicaux et psychologiques standards, les candidats à l'émigration en Rhodésie soient également soumis à « un examen écrit et oral devant une commission – à peu près l'équivalent des entretiens d'admission à Dartmouth81 ». Le sous-comité justifie ces changements en les présentant comme des moyens de s'assurer du succès du programme et de la santé des migrants. Comme les directeurs de l'école y insisteront plus tard, cela n'aurait aucunement « bénéficié aux enfants qui ne disposaient pas d'un niveau d'intelligence élevé d'aller en Afrique où, après avoir quitté l'école, ils n'auraient pas été capables de s'en sortir82 ».

39 Ces nouveaux principes de sélection témoignent de l'élargissement du fossé qui sépare les valeurs sous-jacentes au programme d'émigration en Rhodésie de celles qui avaient été au fondement du mouvement, en particulier la foi dans le potentiel que constituait tout enfant britannique. Conforté par l'autorité émergente de la psychologie infantile, le sous-comité a redéfini la pauvreté comme une pathologie de classe, pathologie qui ne touchait pas seulement la génération adulte des pauvres, des criminels ou des asociaux, mais aussi leurs enfants. Comme tel, l'exemple de la Rhodesia Fairbridge Memorial Association démontre l'amplitude de l'impact de la « nouvelle psychologie » de l'entre- deux-guerres sur la structure et l'idéologie de la protection de l’enfance. Dans des travaux déterminants, Nikolas Rose a montré que l'émergence de la discipline psychologique était intimement liée à l'extension des formes modernes de gouvernementalité en ce qu'elle a permis une nouvelle catégorisation des enfants ainsi qu'une redéfinition des normes du développement, et l'instauration de mécanismes de gestion des comportements individuels83. Plus récemment, cependant, ces thèses ont été remises en question par des historiens qui soulignent l'absence de travaux historiques qui démontreraient la manière dont les concepts psychologiques ont informé les politiques et les pratiques caritatives84. Au contraire, les quelques études disponibles suggèrent plutôt que l'influence de la psychologie sur les éducateurs est restée mineure pendant les années 193085. De ce point de vue, et bien qu'à lui seul le cas de la Rhodesia Fairbridge Memorial Association ne mette pas un terme à ces discussions, il suggère toutefois que l'émergence de la psychologie de l'enfance a fourni aux réformateurs sociaux de l'entre-deux-guerres un nouvel instrument puissant, non seulement pour mesurer et quantifier le potentiel de chaque enfant, mais aussi pour formuler, dans une rhétorique moderne et scientifique, un certain nombre de préjugés depuis longtemps admis sur les différences de classe. Cette science nouvelle convainc ces réformateurs de faire marche arrière vis-à-vis de leurs convictions premières quant à l'adaptabilité des enfants pauvres et d'en conclure que les jeunes britanniques qui n'auraient pas été sainement élevés au sein d'une famille de classe moyenne n'étaient pas suffisamment « blancs » pour s'intégrer à l'empire colonial africain.

40 À un niveau plus général, le cas de la Fairbridge révèle les tensions idéologiques qui surgissent à l'intersection de la protection de l’enfance et de l'impérialisme. Au tournant du XXe siècle, l'impératif d'expansion impériale jouait un rôle important dans la justification de la mobilisation des sociétés philanthropiques et des subventions d'État pour venir en aide aux enfants pauvres. La jeunesse des quartiers pauvres ne faisait pas l'objet d'une pitié sans espoir mais représentait, aux yeux des réformateurs sociaux, un potentiel pour devenir les futurs remparts de l'Empire, valeur politique qu'on ne pouvait leur attribuer qu'à la faveur de leur malléabilité supposée. Seulement,

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cette vision des enfants défavorisés comme des « atouts uniques pour l'Empire », vision qui s'est révélée le plus ostensiblement (mais pas seulement) dans les mouvements d'émigration enfantine, liait de près les desseins des réformateurs pour la jeunesse au terrain incertain des politiques et des cultures impériales. Concernant l'extension de l'émigration des enfants en Rhodésie du Sud, cette connexion imposa aux réformateurs d'embrasser une définition de « l'identité blanche » fondée sur les différences de classes, et au final, elle les conduisit à abandonner leur objectif premier de promouvoir l’ascension sociale. Auparavant, l'argument par lequel la Fairbridge Society justifiait son œuvre sociale consistait à dire qu'elle représentait, pour l'Empire, un bon placement sur l'avenir de la jeunesse la plus défavorisée du pays. Après le projet rhodésien, ses directeurs ont été conduits à chercher de nouvelles manières de légitimer la redirection de leurs investissements en faveur de jeunes gens provenant de milieux plus élevés dans l'échelle sociale et dont les conditions de vie d'origine étaient déjà relativement stables. Pour ce faire, le président de la société, Charles Hambro, mit en avant les bénéfices du projet pour l'Empire, expliquant que les statuts de la Fairbridge n'impliquaient pas nécessairement qu'elle vînt en aide aux « enfants des classes les plus inférieures, qui constituent les produits les plus atteints par la pauvreté et des conditions de vie difficiles. » Bien plutôt, le « véritable objet de notre travail, explique- t-il alors, est de produire les émigrants les plus utiles à l'Empire à partir des matériaux les plus prometteurs que la Société puisse trouver86 ». En conséquence, l'organisation était libre de modifier ses objectifs : n'ayant plus à cibler les seuls enfants défavorisés, elle pouvait élargir son domaine d'action et s'attacher à offrir les meilleures chances aux « bons élèves », ou, comme le ministère des Dominions le résume avec concision, aux « enfants des “nouveaux pauvres”87 ».

41 De 1946 jusqu'à sa fermeture en 1962, le Rhodesia Fairbridge Memorial College a aspiré à devenir ce que l'on pourrait appeler un internat à l'anglaise transplanté en terre sud- africaine. En seize années d'existence, l'établissement, situé sur une base aérienne désaffectée dans les environs de Bulawayo, accueillit un peu moins de 300 enfants migrants. Les jeunes gens qui y vivaient étaient répartis en groupes unisexes de 12 à 14 enfants sous la supervision d'intendantes d'origine britannique. Ils se rendaient aux écoles locales et, après avoir fini leurs études de premier cycle, ils pouvaient s'orienter vers les études secondaires de leurs choix (filières académique, moderne ou technique). Toutefois, l'ambition de l'association de préparer des milliers de jeunes britanniques à assumer des postes à responsabilité dans la colonie fut constamment mise en échec par des difficultés financières. Malgré les subventions régulières des gouvernements britannique et rhodésien, l'organisation n'eut jamais les moyens de rénover complètement le site et dut renoncer à construire les cottages, l'espace commun, le réfectoire et l'église qui étaient originellement prévus88. Les anciens migrants accueillis dans l'internat se souviennent d'une éducation étrange et incohérente, au cours de laquelle ils étaient invités à exécuter tous les rituels d'une école privée d'élite tout en vivant dans des baraquements épars construits en tôle ondulée89. En 1956, les difficultés financières conduisirent l'association à interrompre le recrutement en Grande- Bretagne et à entreprendre de mettre fin aux opérations rhodésiennes.

42 Certes, le Rhodesia Fairbridge Memorial College fut une entreprise de courte durée, mais les débats et les discussions qui entourèrent sa mise en place illustrent à merveille la manière dont, dans l'entre-deux-guerres, la protection de l’enfance fait l'objet d'une nouvelle interprétation. Cette réinterprétation, la Fairbridge Society l'exemplifie clairement lorsqu'elle abandonne son optimisme des premiers temps quant aux

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possibilités de réforme des enfants pauvres en faveur d'une conception selon laquelle certains enfants ont, selon le langage cru de la politique et de l'économie, plus de valeur que d'autres. Tout au long du XXe siècle, les justifications des politiques d'aide aux enfants ont souvent été formulées en termes d'universalisme, rhétorique dont la ritournelle veut que chaque jeune homme et chaque jeune fille vaut la peine d'être pris en charge, qu'aucun enfant ne devrait être laissé pour compte90. Mais derrière ces nobles idéaux persiste l'idée, moins publique mais sans doute plus répandue, que tous les jeunes gens ne sont pas également destinés à réussir dans la vie. L'argument sous- jacent à cette idée veut qu'il y ait des limites intrinsèques au développement des enfants, restrictions qui proviennent, si ce n'est de leurs patrimoines génétiques, du moins de l'atmosphère sociale et culturelle dans laquelle ils ont vu le jour. De ce point de vue, l'histoire du programme d'émigration de la Rhodesia Fairbridge révèle une tendance persistante de l'ère contemporaine à mettre en question le potentiel universel des enfants et à préférer consacrer les ressources publiques comme privées à ce que l'on considère, selon des paramètres variables, comme un investissement pour le futur de la société, plutôt qu'à répondre aux détresses économiques du temps présent.

43 L'auteure souhaite remercier, pour leurs commentaires et leurs suggestions, Susan Pedersen, Lisa Tiersten et Marcia Wright, ainsi que les éditeurs et correcteurs du Journal of British Studies. Elle souhaite aussi remercier la Fairbridge Society pour lui avoir autorisé l'accès à ses archives. Le financement du travail d'archives nécessaire à la rédaction de cet article a généreusement été apporté par la Fondation Andrew W. Mellon et l'université de Columbia.

NOTES

1. C OLDREY B., « “A Thriving and Ugly Trade” : The First Phase of Child Migration, 1617-1757 », History of Education Society Bulletin 58 (Automne 1996), p. 4-14 ; G. Wagner, Children of the Empire, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1982, p. 1-35.

2. WAGNER G., Children of the Empire, op. cit., p. 259. Voir aussi PARR J., Labouring Children : British Immigrant Apprentices to Canada, 1869-1924, Montréal, McGill-Queen's University Press, 1980. L'article de LANGFIELD M., « Voluntarism, Salvation, and Rescue : British Juvenile Migration to Australia and Canada, 1890-1939 », Journal of Imperial and Commonwealth History 32, n° 2 (May 2004), p. 86-114, présente une liste exhaustive de toutes les organisations œuvrant à l'émigration au début du XXe siècle. En 1924, le Canada interdit l'immigration des enfants en âge d'être scolarisés, forçant la plupart de ces associations à abandonner leurs programmes pendant l'entre-deux-guerres. Cependant, deux associations, Barnardo's et la Child Emigration Society (par la suite rebaptisée Fairbridge Society) maintiennent leurs politiques émigratoires en choisissant pour pays destinataire l'Australie, où ils envoient plusieurs milliers de jeunes gens avant que les programmes ne soient suspendus en 1967. cf. sur ce point PAUL K., « Changing Childhoods : Child Emigration since 1945 », in LAWRENCE J. et STARKEY P. (dir.), Child Welfare and Social Action in the Nineteenth and Twentieth Centuries : International

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Perspectives, Liverpool, Liverpool Univ. Press, 2001, p. 121-143 ; CONSTANTINE S., « The British Government, Child Welfare, and Child Migration to Australia after 1945 », Journal of Imperial and Commonwealth History 30, n° 1 (January 2002), p. 99-132 ; GRIER J., « Voluntary Rights and Statutory Wrongs : The Case of Child Migration, 1948-1967 », History of Education 31, n° 3 (2002), p. 263-380. 3. Fairbridge Society, « Rhodesia Fairbridge Memorial College : Outline of the Scheme », 1939, D.296/K2/4/2, University of Liverpool, Special Collections and Archives (ULSCA). 4. DAVIN A., « Imperialism and Motherhood » (première publication in History Workshop, 1978), repris in COOPER F. et STOLER A. (dir.), Tensions of Empire : Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997, p. 87-151 ; J. Lewis, The Politics of Motherhood, Londres, Croom Helm, 1980 ; DWORK D., War Is Good for Babies and Other Young Children : A History of the Infant and Child Welfare Movement in England, 1898-1918, New York, Tavistock Publications, 1987 ; HENDRICK H., Child Welfare : Historical Dimensions, Contemporary Debate, Bristol, Policy, 2003. 5. MARLAND H. et GIJSWIJT-HOFSTRA M. (dir.), Cultures of Child Health in Britain and the Netherlands in the Twentieth Century, New York, Rodopi, 2003, p. 7. 6. ROEDIGER D., Colored White : Transcending the Racial Past, Berkeley, University of California Press, 2002, p. 23. 7. STOLER A. L., Carnal Knowledge and Imperial Power : Race and the Intimate in Colonial Rule, Berkeley, University of California Press, 2002, p. 2. 8. STOLER A. L., Race and the Education of Desire : Foucault’s History of Sexuality and the Colonial Order of Things, Durham (NC), Duke University Press, 1995, p. 115. Voir également COOPER F. et STOLER A., « Between Metropole and Colony : Rethinking a Research Agenda », in COOPER F. et STOLER A. (dir.), Tensions of Empire, op. cit., p. 1-58 ; KENNEDY D., Islands of White : Settler Society and Culture in Kenya and Southern Rhodesia, 1890-1939, Durham (NC), Duke University Press, 1987 ; MCCLINTOCK A., Imperial Leather : Race, Gender, and Sexuality in the Colonial Contest, New York, Routledge, 1995. 9. STOLER A. L., « Tense and Tender Ties : The Politics of Comparison in North American History and (Post) Colonial Studies », Journal of American History 88, n° 3 (December 2001), p. 829 ; BUETTNER E., Empire Families : Britons and Late Imperial India, Oxford, Oxford University Press, 2004. Voir également BUETTNER E., « Problematic Spaces, Problematic Races : Defining “Europeans” in Late Colonial India », Women’s History Review 9, n° 2 (2000), p. 277-298. 10. STOLER A. L., Carnal Knowledge, op. cit., p. 84.

11. ZELIZER V., Pricing the Priceless Child : The Changing Social Value of Children, New York, Basic Books, 1985 ; CUNNINGHAM H., The Children of the Poor : Representations of Childhood since the Seventeenth Century, London, Blackwell, 1992 ; C. Steedman, Strange Dislocations : Childhood and the Idea of Human Interiority, 1780-1930, Cambridge, Harvard University Press, 1995 ; HENDRICK H., « Constructions and Reconstructions of British Childhood : An Interpretative Survey, 1800 to the Present », in JAMES A. et PROUT A. (dir.), Constructing and Reconstructing Childhood, London, Falmer Press, 1997, p. 34-62. 12. BEHLMER G., Friends of the Family : The English Home and Its Guardians : 1850-1940, Stanford, CA, Stanford University Press, 1998, p. 74-128. 13. Pour une vue d'ensemble sur ce point, voir HENDRICK H., Children and Childhood in English Society, 1880-1990, Cambridge, Cambridge University Press, 1997 et HOPKINS E.,

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Childhood Transformed : Working-Class Children in Nineteenth Century England, Manchester, Manchester University Press, 1994. 14. Sur ce point, voir deux excellentes analyses de l'impact des cycles économiques de l'ère victorienne sur les conditions de vie des enfants britanniques : DAVIN A., Growing Up Poor : Home, School and Street in London, 1870-1914, London, Rivers Oram Press, 1996 ; ROSS E., Love and Toil : Motherhood in Outcast London, 1870-1918, Oxford, Oxford University Press, 1993. 15. SEARLE G. R., The Quest for National Efficiency : A Study in British Politics and Political Thought, 1899-1914, Berkeley, University of California Press, 1971 ; JORDAN Th., The Degeneracy Crisis and Victorian Youth, Albany, NY, State University of New York Press, 1993 ; SOLOWAY R., Demography and Degeneration : Eugenics and the Declining Birthrate in Twentieth-Century Britain, Chapel Hill, NC, University of North Carolina Press, 1990. Sur l'impact de ces préoccupations sur les politiques philanthropiques destinées aux enfants en dehors de la Grande-Bretagne, voir KOVEN S. et MICHEL S. (dir.), Mothers of a New World : Maternalist Politics and the Origins of Welfare States, New York, Routledge, 1993. 16. STEDMAN JONES G., Outcast London : A Study in the Relationship between Classes in Victorian Society, Oxford, Clarendon Press, 1971. Pour un éclairage utile sur l'usage du terme de « résidu » dans les débats sociaux et politiques de l'ère victorienne, voir HARRIS J., « Between Civic Virtue and Social Darwinism : The Concept of the Residuum », in ENGLANDER D. and O’DAY R. (dir.), Retrieved Riches : Social Investigation in Britain, 1840-1914, Aldershot, Scolar Press, 1995, p. 67-87. 17. MURDOCH L., Imagined Orphans : Poor Families, Child Welfare and Contested Citizenship in London, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 2006, p. 14. 18. Parliamentary Papers (PP), 1904, vol. 32, Cd. 2175, « Report of the Inter-Departmental Committee on Physical Deterioration. » 19. Là où la plupart des réformateurs n'ont jamais remis en cause cette conception du potentiel des enfants restreinte aux différences de classe, quelques philanthropes, telle Margaret McMillan, considéraient que les enfants de pauvres avaient le même potentiel que leurs pairs plus privilégiés. cf. sur cette dernière, STEEDMAN C., « Bodies, Figures and Physiology : Margaret McMillan and the Late Ninteenth-Century Remaking of Working- Class Childhood », in COOTER R. (dir.), In the Name of the Child : Health and Welfare, 1880-1940, New York, Routledge, 1992, p. 19-44. 20. Les paroisses sont chargées, en Grande-Bretagne, de la prise en charge des plus démunis depuis les « lois sur les pauvres » (Poor Laws), législation qui connaît de constantes modifications de l'ère des Tudors jusqu'à leur abolition à la fin de la seconde guerre mondiale – NdT. 21. MURDOCH L., Imagined Orphans, op. cit., p. 120-141. 22. Ibid., p. 61. 23. SWAIN S., « Child Rescue : The Emigration of an Idea », in LAWRENCE J. et STARKEY P. (dir.), Child Welfare and Social Action, p. 101-120. On peut citer au moins une grande organisation philanthropique dont les vues divergeaient du lot commun, la National Society for the Prevention of Cruelty to Children (NSPCC), qui favorisait une intervention sociale dirigée vers l'ensemble de la famille pour remédier aux problèmes de négligences et de maltraitances. Voir sur ce point, BEHLMER G., Child Abuse and Moral Reform in England, 1870-1908, Stanford, CA, Stanford University Press, 1982. Toutefois, il

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arrivait à la NSPCC, dans les cas les plus extrêmes, de préférer la prise en charge de l'enfant hors du foyer familial, si bien que l'association participa au mouvement d'émigration des enfants vers le Canada au début du XXe siècle. On peut consulter sur ce point les déclarations du directeur concernant l'émigration des enfants dans les archives nationales britanniques (R. Parr to Home Office, 22 June 1910, The National Archives : Public Record Office (TNA : PRO) HO 45/10598/188663). 24. Barnardo’s Homes, Annual Report, 1911, p. 8, D.239/A3/1/46, ULSCA. 25. Barnardo’s Homes, « A Gilt-Edged Investment », Night and Day 29 (December 1906), p. 7. (Italiques dans l'original.) 26. MURDOCH L., Imagined Orphans, op. cit., p. 43-66. 27. Barnardo’s Homes, « Seedpods of Success – Not Failures », promotional leaflet, 1913, D.239/A3/17/10, ULSCA. 28. WARD S., « The End of Empire and the Fate of Britishness », in BROCKLEHURST H. and PHILLIPS R. (dir.), History, Nationhood, and the Question of Britain, New York, Palgrave Macmillan, 2004, p. 245. 29. Barnardo’s Homes, 44th Annual Report, 1909, p. 26, D.239/A3/1/44, ULSCA. 30. Barnardo’s Homes, A. Owen, « Our March Past », 1908, D.239/A3/18/34, ULSCA. 31. Pour un exposé exhaustif sur la vie et l'œuvre de Fairbridge, voir SHERINGTON G. and JEFFREY Ch, Fairbridge : Empire and Child Migration, London, Woburn Press, 1998. 32. Child Emigration Society (CES), Annual Report, 1914-1915, p. 9, D.296/D1/2/6, ULSCA. 33. Sur ces catégorisations ethniques dans l'Europe du début du XXe siècle comme autant de races séparées, voir JACOBSON M. F., Whiteness of a Different Color : European Immigration and the Alchemy of Race, Cambridge, Harvard University Press, 1998. 34. Pour d'autres exemples de ces distinctions entre les différents degrés de « blancheur » selon les pays européens ayant été mis en application dans les politiques migratoires et sociales de l'Empire colonial, voir, par exemple, MLAMBO A., « “Some Are More White than Others” : Racial Chauvinism as an Actor in Rhodesia Immigration Policy, 1890-1963 », Zambezia 27, n° 2 (2000), p. 139-160 ; KLAUSEN S., Race, Maternity, and the Politics of Birth Control in South Africa, 1910-1939, New York, Palgrave Macmillan, 2004 ; ANDERSON W., The Cultivation of Whiteness : Science, Health and Racial Destiny in Australia, New York, Basic Books, 2003, p. 139-164. 35. FAIRBRIDGE K., Kingsley Fairbridge : His Life and Verse, Bulawayo, Books of Rhodesia, 1974, p. 160. 36. FAIRBRIDGE K., « The Farm-School System : A Suggestion », The Times, 24 May 1910, 46. 37. Établissements mis en place par les Poor Laws qui hébergeaient et faisaient travailler les pauvres et les vagabonds – NdT. 38. Des projets d'autres écoles agricoles au Canada et en Nouvelle-Zélande avaient été formulés auparavant, mais ces écoles n'acceptaient que des jeunes gens âgés de quatorze ans ou plus. L'école fondée par Fairbridge fut la première à se destiner spécifiquement aux enfants. Voir sur ce point SHERINGTON G. et JEFFREY Ch., Faibridge, op. cit., p. 13-14. 39. ES, Annual Report, September 1913, p. 11, D.296/D1/2/4, ULSCA.

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40. Les rapports d'inspection dressés par le département de la protection de l'enfance donnent une bonne idée des conditions de vie à Pinjarra pendant les premiers mois. Voir, par exemple, Copy of A. O. Neville’s Report on Pinjarra, 28 July 1913, Sherington Papers, box 1, State Library of New South Wales. 41. Le « système Fairbridge » fut aussi adopté par d'autres associations dédiées à l'émigration des enfants. Barnardo's établit ainsi une école agricole à Picton, dans les Nouvelles Galles du Sud, en 1929, ainsi qu'une branche exclusivement réservée aux jeunes filles dans la périphérie de Sydney en 1933. En 1937, le gouvernement australien accepte que les Catholic Christian Brothers accueillent de jeunes Britanniques dans ses écoles agricoles de l'Australie occidentale, et en 1938, les Trustees of the Lady Northcote bequest ouvre la Northcote Children's Farm à Victoria. Sur l'extension du système des fermes agricoles au Canada, voir DUNAE P., « Gender, Generations and Social Class : The Fairbridge Society and British Child Migration to Canada, 1930-1960 », in LAWRENCE J. et STARKEY P. (dir.), Child Welfare and Social Action, op. cit., p. 82-100.

42. CES, LAWLEY A., « Our Children », promotional leaflet, 1922, D.296/F1/2, ULSCA.

43. Sur ce lobby impérial, voir CONSTANTINE S., The Making of British Colonial Development Policy : 1914-1940, London, F. Cass, 1984 ; WILLIAMS K., « “A Way Out of Our Troubles” : The Politics of Empire Settlement, 1900-1922 », in CONSTANTINE S. (dir.), Emigrants and Empire : British Settlement in the Dominions between the Wars, Manchester, Manchester University Press, 1990, p. 22-44 ; K. Fedorowich, Unfit for Heroes : Reconstruction and Soldier Settlement in the Empire between the Wars, Manchester, Manchester University Press, 1995. 44. PP, 1921, vol. 10, Cd. 1580, « Report of the Oversea Settlement Committee for the year ended 31st December 1921 », p. 13. 45. CES, Annual Report, 1931, p. 5-6, D.296/D1/1/1, ULSCA. 46. Kingsley Fairbridge to the Commonwealth Superintendent for Immigration, 1 October 1921, A436, 46/5/597 Part 1A, Australian National Archives (ANA). 47. Voir, par exemple, les essais des Barnardo's Homes en Afrique du Sud en 1904, ainsi que ceux du Christ's Hospital en 1921. BARNARDO S., Journal of a Visit to South Africa, 1904, D. 239/A3/17/42, ULSCA ; Christ’s Hospital to the Oversea Settlement Committee, 1921, TNA : PRO Colonial Office (CO) 721/32. 48. WEST A. G. B., « Fairbridge Farm Schools (Inc.) Rhodesian Prospects », 1936, TNA : PRO Dominions Office (DO) 35/697/4. 49. Cité in KENNEDY D., Islands of White, op. cit., p. 2.

50. Sur la question de la mobilité sociale des Africains au début du XXe siècle en Rhodésie du Sud, voir WEST M., The Rise of an African Middle Class : Colonial Zimbabwe, 1898-1965, Bloomington, IN, Indiana University Press, 2002 ; RANGER T., Are We Not Also Men ? The Samkange Family and African Politics in Zimbabwe, 1920-1964, Harare, Baobab, 1995. 51. SUMMERS C., From Civilization to Segregation : Social Ideals and Social Control in Southern Rhodesia, 1890-1934, Athens, OH, Ohio University Press, 1994. 52. MLAMBO A., « “Some Are More White than Others” », art. cit.

53. LOWRY D., « “White Woman’s Country” : Ethel Tawse Jollie and the Making of White Rhodesia », Journal of Southern African Studies 23, no. 2 (June 1997), p. 259-281.

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54. CHALLISS B., « Education and Southern Rhodesia’s Poor Whites, 1890-1930 », in MORELL R., White but Poor : Essays on the History of Poor Whites in Southern Africa, 1880-1940, Pretoria, 1992, p. 151-170. 55. WEST A. G. B., « Rhodesian Prospects », loc. cit.

56. STOLER A. L., Race and the Education of Desire, op. cit., p. 137-164, et Carnal Knowledge, op. cit., p. 112-139. 57. WEST A. G. B., « Rhodesian Prospects », loc. cit. 58. Fairbridge Society, Minutes of the Southern Rhodesia Committee, 1 September 1938, D.296/K2/1/7, ULSCA. 59. Fairbridge Society, « Notes of a Meeting Held at Mr Hambro’s House », 26 May 1937, D.296/K2/1/2, ULSCA. 60. Ibid. 61. G. Green to G. F. Plant, 8 February 1937, TNA : PRO DO 35/708/4. 62. M. Delevingne to High Commissioner’s Office, 11 August 1945, A445, 133/2/115, ANA. 63. Pour un exposé plus complet sur le rapatriement des enfants migrants, je me permets de renvoyer à ma thèse de doctorat, “An Imperial Investment” : British State- Assisted Child Emigration to Australia and Southern Rhodesia, 1869-1967, Columbia University, 2008. 64. Fairbridge Society, B. Heilbron, « Report on the Possibility & Desirability of Founding a Fairbridge Farm School in S Rhodesia », January 1938, D.296/K2/1/5, ULSCA. 65. The Poor White Problem in South Africa : Report of the Carnegie Commission, 5 vols, Stellenbosch, 1932. 66. Fairbridge Society, Minutes of the Southern Rhodesia Committee, 27 October 1938. 67. Fairbridge Society, « Notes of a Meeting », loc. cit. 68. Pour une analyse détaillée de cette conception, notamment dans sa relation aux politiques impériales de prise en charge de l'enfance, voir ARNOLD D., « European Orphans and Vagrants in India in the Nineteenth Century », Journal of Imperial and Commonwealth History 7, n° 2 (January 1979), p. 104-127. 69. KLAUSEN, Race, Maternity, and Politics, op. cit., p. 63-65. 70. Pour un exposé plus général sur la réception de la pédopsychiatrie dans les cercles caritatifs et éducatifs de la Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres, voir SUTHERLAND G., Ability, Merit and Measurement : Mental Testing and English Education, 1880-1940, Oxford, Clarendon Press, 1984 ; URWIN C. et SHARLAND E., « From Bodies to Minds in Childcare Literature : Advice to Parents in Inter-War Britain », in COOTER R., In the Name of the Child, op. cit., p. 174-199. 71. Fairbridge Society, Minutes of the Southern Rhodesia Committee, 27 October 1938. 72. Voir sur ce point HENDRICK H., Child Welfare, op. cit., p. 99 ; ROSE N., Psychological Complex : Psychology, Politics and Society in England, 1869-1939, London, Routledge & Kegan Paul, 1985 ; RILEY D., War in the Nursery : Theories of the Child and Mother, London, Virago, 1983.

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73. THOMSON M., « “Savage Civilisation” : Race, Culture, and Mind in Britain, 1898-1939 », in ERNST W. and HARRIS B. (dir.), Race, Science and Medicine : Racial Categories and the Production of Medical Knowledge, 1700-1960, London, Routledge, 1999, p. 235-258 ; MCCULLOCH J., Colonial Psychiatry and Mind, New York, Cambridge University Press, 1995 ; SADOWSKY J., Imperial Bedlam : Institutions of Madness in Colonial Southwest Nigeria, Berkeley, University of California Press, 1999 ; JACKSON L., Surfacing Up : Psychiatry and Social Order in Colonial Zimbabwe, 1908-1968, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2005. 74. ROSE N., Governing the Soul : The Shaping of the Private Self, New York, Routledge, 1999, p. 158. 75. THOMSON M., « “Savage Civilisation” », art. cit., p. 241.

76. STEPAN N., The Idea of Race in Science : Great Britain, 1800-1960, London, Archon Books, 1982. 77. Pour un exposé plus complet sur ce point, voir H. Cunningham, Children of the Poor, op. cit., p. 95-132. 78. Fairbridge Society, Report of the Southern Rhodesia Committee, February 1939, D. 296/K2/1/10, ULSCA. 79. Ibid. 80. Peu après la fin de la guerre, la Fairbridge s'associe avec la British Federation of Social Workers pour lui déléguer ces évaluations in situ. cf. Women’s Group on Public Welfare, Child Emigration : A Study Made in 1948-1950, London, 1951, p. 20. 81. Fairbridge Society, Report of the Southern Rhodesia Committee. Les rapports disponibles sont imprécis quant au score exact aux tests de QI que l'association requérait pour l'admission des enfants ; cependant, en 1948, Barnardo's plaçait ce minimum à 130. Barnardo’s, Irwin to Hambro, 8 July 1948, D.296/K2/2/1, ULSCA. Il s’agit du Dartmouth College, une des grandes universités américaines appartenant à la prestigieuse Ivy League – NdT. 82. Rhodesia Fairbridge Memorial College brochure, 1954, D.296, K2/4/5, ULSCA. La Fairbridge Society finit par considérer que ces nouveaux critères de sélection requéraient la constitution d'un organisme indépendant. En conséquence, quand le sous-comité se dissout en 1939, certains de ses membres se ré-assemblent pour former la Rhodesia Fairbridge Memorial Association. 83. ROSE N., Governing the Soul, op. cit., et The Psychological Complex, op. cit.

84. Cf. notamment THOMSON M., Psychological Subjects : Identity, Culture, and Health in Twentieth-Century Britain, Oxford, Oxford University Press, 2006. 85. Voir en particulier SUTHERLAND G., Ability, Merit and Measurement, op. cit. 86. Fairbridge Society, Minutes of the Southern Rhodesia Committee, 1 September 1938. 87. Note by C. R. Price on Bertie Heilbron, « Report on the Possibility of Founding a Fairbridge Farm in Southern Rhodesia », 21 February 1939, TNA : PRO DO 35/697/5. 88. Rhodesia Fairbridge Memorial College Information Sheet, 1948, D.296/K2/3/1, ULSCA. 89. GOULD P. (dir.), Windows : Rhodesia Fairbridge Memorial College Autobiographies, Christchurch, NZ, Fairbridge Marketing Consultants, 2001.

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90. En Anglais, « that no child should be left behind », formule qu'on retrouve dans l'intitulé d'une célèbre réforme mise en place par l'administration Bush en 2001 sur l'école publique, le No Child Left Behind Act – NdT. Pour une étude de la naissance de cette idéologie durant l'entre-deux-guerres, voir ROOKE P. et SCHNELL R., « “Uncramping Child Life” : International Children’s Organisations, 1914-1939 », in WEINDLING P., International Health Organisations and Movements, 1918-1939, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 176-202.

RÉSUMÉS

Cet article examine l’influence de l’idéologie impériale sur les conceptions de l’enfance pendant l'entre-deux-guerres. Il se penche sur un projet de bienfaisance britannique voué à l’émigration des enfants pauvres dans les dominions. Le mouvement d’émigration des enfants, fondé sur une foi en la malléabilité des jeunes et en leur amendement, entendait transformer les enfants défavorisés en colons indépendants. Mais quand une nouvelle organisation philanthropique, la Rhodesia Fairbridge Memorial Association, a proposé d’étendre le projet migratoire du Canada et de l’Australie à la Rhodésie du Sud, il y eut des doutes quant à la capacité des enfants démunis à s’adapter à une colonie où la grande majorité de la population était africaine. Influencés par l’essor de la psychologie de l'enfance, les philanthropes décidèrent de restreindre l’initiative uniquement aux enfants issus de familles de classe moyenne. L’article démontre ainsi comment la politique raciale de l'Empire a limité l’optimisme des réformateurs quant à la promesse incarnée par le potentiel de ces enfants.

This article examines the influence of the ideology of imperialism on interwar conceptions of childhood. It centers on a British charitable project dedicated to the emigration of poor children to the dominions. Founded on a faith in the malleability of young people, the intent of the child emigration movement was to transform needy children into independent settlers. But when a new charity, the Rhodesia Fairbridge Memorial Association, proposed to expand the project from Canada and Australia to Southern Rhodesia, doubts arose about the ability of deprived children to adapt to a colony where the great majority of the population was African. Influenced by the recent growth of child psychology, the directors decided to restrict the initiative solely to children from middle-class families. The article thus demonstrates how the racial politics of the empire limited reformers’ prior optimism about the potential of poor children.

INDEX

Mots-clés : histoire, enfance, migrations, colonisation, Empire britannique, Afrique, philanthropie, politiques raciales, psychologie de l’enfance Keywords : history, childhood, migration, colonisation, British Empire, Africa, philanthropy, racial politics, child psychology

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AUTEUR

ELLEN BOUCHER Assistant Professor au département d'histoire d'Amherst College (Massachusetts), où elle termine actuellement une étude sur l'émigration des enfants britanniques en Australie et en Rhodésie du Sud au xxe siècle.

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Entre deux mondes Le déplacement des enfants métis du Ruanda-Urundi colonial vers la Belgique In Between Worlds. Forced Migration of Mixed-Raced Children from Colonial Ruanda-Urundi to Belgium

Sarah Heynssens

NOTE DE L’ÉDITEUR

La traduction de cet article a été menée à bien par Emmanuel Foissy et David Niget.

1 Au cours du XXe siècle, la Belgique est une terre d'accueil pour les enfants espagnols, hongrois et juifs fuyant la guerre civile, la faim ou les atrocités de la seconde guerre mondiale1. À la suite de la décolonisation, un groupe de population moins connu trouve refuge en Belgique quand les autorités coloniales aident au déplacement d'un groupe d'environ 283 enfants métis venus du territoire du Ruanda-Urundi2. Les enfants viennent de l'institution catholique de Save [qui se prononce Savé – NdT], située au sud du Rwanda, près de l’actuelle ville de Butare (alors connue sous le nom d'Astrida). Entre 1958 et 1962, les enfants de cette institution, spécialisée dans la prise en charge d’enfants métis dans la région des Grands Lacs, sont envoyés en Belgique. La majorité d'entre eux ne retournera jamais en Afrique. Ils seront placés dans des familles d'accueil, un système qui en est alors à ses premiers balbutiements.

2 Cet article traite du cas de ces enfants de Save. Ce qui semble être une simple évacuation d'enfants en danger depuis une région tourmentée par les violences ethniques et la lutte anticoloniale, est en fait le résultat d'une politique d'État ségrégationniste à l’égard des enfants métis. Les enfants nés de parents africains et européens sont considérés comme un problème à l'époque coloniale et sont soumis à une politique spécifique. La façon dont les représentants officiels européens (qu'ils viennent du gouvernement ou des autorités religieuses) s'occupent de ces enfants permet de comprendre leur attitude envers les questions de la race, de la sexualité, de l’éducation, de la vie de famille et de la maternité. Cet article explore les motivations et

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l'idéologie présentes derrière l'approche des institutions gouvernementales, religieuses et caritatives de l’enfance biraciale qui, à l'époque, est considérée comme un véritable problème.

3 Les recherches à la base de cet article ont été menées au Centre d'études et de documentation Guerre et Sociétés contemporaines (CEGES-SOMA). Elles ont été menées dans les archives africaines du ministère des Affaires étrangères à Bruxelles et dans les archives de plusieurs associations privées belges. Parmi ces dernières VZW Vreugdezaaiers à Gand, l’Association pour la promotion des enfants mulâtres (APPM) dont les archives sont conservées au musée royal de l’Afrique Centrale à Tervuren, et la section Ruandafonds du Christelijke Middenstands en Burgervrouwen (CMBV) dont une partie des archives se trouvent au KADOC à Louvain et l’autre partie est conservée par Kind en Gezin à Bruxelles 3. Des publications récentes, ainsi que des reportages, des extraits de films et de documentaires ont également été consultés.

4 Aujourd'hui, les enfants de Save ont entre cinquante et quatre-vingts ans. Il a donc été possible de les interroger et de recueillir leurs témoignages. Seize entretiens avec des enfants de Save, des familles d'accueil, des travailleurs sociaux et les autorités religieuses ont été menés entre avril 2010 et décembre 2011 en Belgique. De plus, j'ai eu accès aux entretiens menés au Rwanda et au Burundi par Aline Wavreille en avril 2011 pour le documentaire radio « Enfants mulâtres de Save4 ».

5 La première partie de cet article, examine les raisons pour lesquelles la place des métis, et tout particulièrement celle des enfants, est si problématique pour la société coloniale. L’analyse se porte ensuite sur la manière dont les autorités coloniales et les associations caritatives essaient de gérer cette difficulté et détermine pourquoi ces acteurs ressentent alors le besoin de déplacer les enfants vers la Belgique. Enfin, nous montrerons que les motivations et idéologies à l’origine de ce qui, à l'époque, est appelé une « évacuation » sont liées tant au contexte de décolonisation qu'à une conception idéalisée de l’enfance.

Le « problème des mulâtres5 »

6 Les enfants métis sont considérés comme un problème dès les prémices de la colonisation belge. Le simple fait de leur existence menace les fondements idéologiques de la domination coloniale, laquelle se base sur la suprématie « naturelle » de la race européenne. En effet, la charte coloniale de 1908 et la législation sur la colonisation se construisent sur des dichotomies raciales : « blanc/noir », « Européen/indigène6 ». Des règles différentes s'appliquent aux Européens et aux Africains et la position dans la société coloniale est déterminée par cette distinction. Le métissage est particulièrement problématique dans une société qui se structure autour de ces divisons raciales. Malgré ce fait, les relations sexuelles entre Européens et non- Européens persistent et, souvent, elles engendrent une descendance métisse.

7 La présence des enfants métis soulève des questions complexes dans le cadre de la biopolitique de l'État colonial. Ils appartiennent à la fois aux groupes ethniques africain et européen et du coup sont source de complications dans la gestion quotidienne de l'administration coloniale. Leur existence défie les limites institutionnelles entre le colon et le colonisé et fait émerger, au niveau international, un débat sur les concepts raciaux. La façon dont le colonisé et le colon gèrent ce problème démontre comment les

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frontières entre Européens et non-Européens, colonisé et colonisateur sont inventées, imaginées et reproduites sous l'ère coloniale et même au-delà.

Un casse-tête légal

8 Le « problème des mulâtres » est à l’origine un problème légal : les sociétés coloniales ont besoin de déterminer à quelle catégorie appartient cette population et, par conséquent, quelles règles lui appliquer7. Cette question provoque nombre de frictions dans les cercles coloniaux belges et plusieurs stratégies sont examinées et débattues. Dans son article intitulé Les ambitions du colonialisme belge pour la « race mulâtre » (1918-1940), Lissia Jeurissen identifie les trois doctrines dominantes8. Un premier groupe promeut une « européanisation » des populations métisses, soutenant que, indépendamment de leurs origines africaines, les enfants métis ont du « sang blanc » dans les veines. Un second groupe plaide pour « l'indigénisation » de ces mêmes populations, une idée basée sur la prééminence des traits de caractère indigènes chez les métis. Un dernier groupe préconise la création d'un statut spécifique pour les métis, les distinguant ainsi des Africains et des Européens.

9 En réalité, les législateurs ne prennent pas de décision univoque. Au contraire, ils optent pour une approche plus pragmatique de la situation des métis. Le statut légal des enfants est fonction d’une éventuelle reconnaissance de paternité par leur géniteur européen9. Cette politique a pour effet de diviser les métis en deux groupes bien distincts. Les personnes appartenant au premier groupe peuvent demander la citoyenneté en raison de leur filiation légale. Les enfants reconnus sont traités sur un pied d’égalité avec les Européens et, étant des citoyens à part entière, ils bénéficient de l’ensemble des droits politiques que leur confère cette citoyenneté. Cela signifie qu'ils peuvent voter, avoir un rôle politique ou entrer dans la fonction publique et rejoindre l’armée belge.

10 Le second groupe est constitué d'enfants non reconnus par leur père qui sont conséquemment soumis au même statut que leur mère indigène. Cela signifie qu'ils occupent la même place que les autres Congolais, Rwandais et Burundais : ils sont des sujets plutôt que des citoyens et bénéficient de moins de privilèges que les enfants reconnus. À cet égard, la politique belge diffère de celle d'autres empires coloniaux. En Afrique-Occidentale française et en Indochine, la seule apparence physique métisse suffit à ouvrir les droits à la citoyenneté10. Il en va de même en Afrique-Équatoriale française11. Dans les colonies britanniques et néerlandaises, les métis peuvent obtenir la citoyenneté de diverses façons, notamment au travers d’enquêtes sur leur ascendance ou sur leur culture et leur éducation12. Les enfants métis des colonies belges n'ont pas ces opportunités.

Quand le « problème » devient politique

11 La présence d'enfants métis ne pose pas seulement un problème juridique, elle est aussi considérée comme dangereuse pour la stabilité politique de la région. Preuve vivante de l’existence de rapports sexuels entre colonisés et colonisateurs, les métis sont une menace directe pour ce qui est considéré comme la dignité et le prestige de l'autorité européenne. Selon Ann Laura Stoler : « Le métissage était […] considéré comme une

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source de subversion, vu comme une menace pour le prestige blanc, une incarnation de la dégénérescence européenne et de la décadence morale13. »

12 Pourtant, lors des premières années de présence des Européens en Afrique et de la présence belge au Congo, les rapports sexuels interraciaux sont tolérés, voire encouragés. Les autorités belges supposent que les rapports avec les concubines, appelées « ménagères », mènent à une meilleure compréhension et à un meilleur contrôle des populations indigènes, et peuvent ainsi bénéficier à l'entreprise coloniale. Pourtant, au tournant du XXe siècle, les pouvoirs coloniaux essaient de limiter les relations interraciales. S'ils étaient considérés utiles du temps de la conquête et de l'exploration, les rapports sexuels interraciaux finissent par représenter une menace pour les sociétés coloniales désormais établies14.

13 Désireux d'asseoir leur autorité, les pouvoirs coloniaux souscrivent à une « mission civilisatrice ». Dans leur effort pour « civiliser », pour améliorer matériellement et spirituellement la condition des indigènes, ils imposent des valeurs et des idées culturelles européennes considérées comme supérieures à celles des Africains. Les mœurs particulières des premières années de colonisation contrastent fortement avec ces idéaux supérieurs et sont considérées comme contrevenant à l’autorité coloniale. Après les années de conquête, les autorités exigent du changement dans le comportement et la morale des représentants coloniaux.

14 Au-delà de la peur de la décadence morale, les rapports sexuels interraciaux et le métissage qui en résulte provoquent une peur de la « dégénérescence de la race » européenne. Le prestige du dirigeant est inextricablement lié à son « européanisme ». Le métissage subvertit la pureté du lien entre nationalité et race. Il met en doute l’idée selon laquelle la communauté blanche serait homogène et suscite une attention étroite à l’égard de la protection de cet européanisme. Être Européen n'est pas uniquement déterminé par des caractéristiques physiques mais également par une série de règles, d’usages et de pratiques qui diffèrent selon chaque société coloniale.

15 Par conséquent, des circulaires sont distribuées aux fonctionnaires coloniaux pour rappeler la ligne de conduite et les mœurs qu’ils se doivent d’adopter. La première de ces circulaires est diffusée au Congo belge en 1911, elle est suivie par celles de 1913 et de 1915. Le ton général de ces circulaires est strict et fait appel à plus de moralité et de discrétion. Ce ne sont pas les rapports sexuels en tant que tels qui posent problème mais plutôt l'immoralité d’une union entre deux partenaires de races différentes. Toutefois, sans punition ni poursuite légale pour ceux qui choisissent d'ignorer ces directives, ces circulaires ne s'avèrent pas très efficaces15. Afin d’enrayer la spirale de décadence morale dans les colonies, les autorités décident d’y envoyer plus d'hommes « de bonne famille » et d’éducation catholique. Bien que cette politique soit accompagnée d'une régulation plus rigoureuse sur le droit au mariage, elle s'avère tout aussi inefficace à empêcher la naissance d'enfants issus de rapports interraciaux.

16 La population métisse continue d'augmenter et devient un ennemi interne omniprésent craint par le pouvoir colonial. À la différence des dangers venus d'un ennemi extérieur qui grignotent les frontières, le métissage fait vaciller les empires de l'intérieur et érode la justification duelle traditionnelle du colonialisme16. Les législateurs sont très conscients de cette menace et au début du XXe siècle, plusieurs congrès sont organisés pour discuter de cette question. Les missionnaires, les colons et les autorités craignent cette mise en péril de la société coloniale, incarnée par les enfants métis et leurs origines multiraciales. De surcroît, ils redoutent de les voir

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s’opposer activement à l’ordre colonial. En 1913, le juriste belge Joseph Pholien explique : « Tenus à l’écart de la race blanche et dédaignant le contact de la race indigène, les métis seront amenés à se grouper et à former une classe aigrie, ambitieuse et hostile aux Européens qu’ils considèrent comme des étrangers de passage. S’ils deviennent assez nombreux et assez puissants, ils seront incités à fomenter des révoltes dont ils prendront la direction, conscients de ce qu’ils forment seuls la classe supérieure nationale17. »

17 L'exclusion de la société européenne a en effet provoqué, par le passé, la révolte des populations métisses contre l'autorité coloniale et les gouvernements coloniaux, où qu'ils soient, craignent les représailles d'une minorité métisse défavorisée18.

Abandon social

18 Le « problème des mulâtres » revêt également un aspect social. Vers la fin du XIXe siècle, de nombreux Européens font état d’un grand nombre d'enfants métis abandonnés dans les colonies belges. Leur existence solitaire et misérable devient un problème de plus en plus inquiétant. Des cercles d'Européennes, comme l'Union des femmes coloniales (UFC) et des éditorialistes reconnus attirent l’attention sur cette situation19. En 1932, cette inquiétude mène à la création de l'Association pour la protection des mulâtres (APPM), une organisation qui aide financièrement et socialement les populations métisses vivant en Belgique et dans les colonies20. Lors du congrès international sur le métissage, tenu en 1935 à Bruxelles, le missionnaire père Alphonse Cruyen attire l’attention sur la double difficulté du problème des enfants métis abandonnés : « Une naissance en dehors d’une union régulière est toujours dégradante. Elle porte la tâche d’un acte mauvais. […] Le mulâtre, tel qu’il est rencontré de nos jours un peu partout, au Congo en particulier, ne peut cacher la cause fautive de son existence, parce qu’il en porte la marque sur tout le corps. Il sait très bien, d’autre part, et il sent que chacun le sait, que les mariages réguliers entre Blancs et Noirs n’existent pas : il ne peut être, lui, que le résultat d’un acte condamnable21. »

19 Le « péché » de leur origine est visible sur leur peau et, de fait, les enfants n'ont pas leur place dans une société européenne à forte dominante catholique. Les géniteurs européens disparaissent souvent dès la naissance de leur enfant, fuyant la preuve honteuse de leur relation inconvenante avec une Africaine. Cependant, tous les Européens n'abandonnent pas leur descendance. Certains pères vivent avec la mère de leurs enfants en Afrique et certains reviennent avec eux en Europe.

20 La naissance d’un enfant métis revêt un sens plus ambigu encore dans la société africaine. Dans les sociétés traditionnelles du Rwanda et du Burundi, la patrilinéarité est la norme. Les enfants ont le même statut que leur père et c'est au sein de la famille paternelle que l'enfant peut réclamer ce qui lui revient de droit22. Cela signifie qu'au sens strict du terme, un enfant né d’un père européen n'a pas de place légitime au sein de la famille de sa mère indigène. Toutefois, dans les sociétés rwandaises et burundaises, les enfants font partie d'une famille élargie dont la structure dépasse la seule famille nucléaire. Les enfants métis ont une place toute particulière dans ces structures familiales. Edward, par exemple, vit avec sa mère rwandaise et le mari de cette dernière jusqu'à l'âge de 14 ans. Il se souvient que ce n’était pas une situation facile : « Ce monsieur avait aussi une autre femme et plusieurs enfants. Donc, on

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intervient là en tant que “blanc”, […] et je n’étais pas non plus accepté par cette famille. Et du coup, on est rejeté d’un côté à l’autre. On ne se sent pas à l’aise non plus23. »

21 Comme la maman d’Edward, beaucoup de mères prennent soin de leurs enfants métis et ces derniers sont généralement tolérés mais, n'ayant pas de géniteur mâle clairement identifié, ils occupent une position marginale dans la famille. De ce fait, nombreux sont les Européens qui croient que ces enfants, qui vivent en marge de leur famille élargie, en plus d'être politiquement dangereux et légalement problématiques, sont également socialement abandonnés et nécessitent désespérément d'être aidés. Le « problème des mulâtres » relève dès lors des politiques de protection de l'enfance.

Résoudre le problème : placement forcé et immigration

22 Le gouvernement colonial réagit à ce problème légal, politique et social par une série de politiques interdépendantes. Les tentatives de proscrire les rapports interraciaux se sont avérées inefficaces et, dès les années 1920, une politique plus intrusive est mise en place, se concentrant directement sur la protection des enfants métis.

Colonies scolaires, paternité sociale et enfants abandonnés

23 Dès les premiers jours de la présence coloniale au Congo, une politique de prise en charge des enfants abandonnés et orphelins est mise en place. En 1890, un décret fonde les colonies scolaires. Ces institutions accueillent des enfants abandonnés, des orphelins, d'anciennes victimes de l'esclavage et leur dispensent une éducation. Le premier article du décret établit que chaque enfant placé dans une colonie scolaire doit être mis sous la garde de l'État, tutelle appelée « paternité sociale ». Le but est de garantir la santé physique et matérielle des enfants abandonnés et de leur offrir une éducation, en faisant abstraction de leurs origines indigènes ou, en de rares occasions, européennes24.

24 Les missions religieuses font fréquemment office de colonies scolaires et sont financées par l'État pour chaque enfant accueilli. Les missions qui s'occupent d'enfants sous la garde de l'État doivent soumettre leur programme scolaire au gouvernement colonial et doivent obtenir une autorisation signée par le gouverneur général du Congo25. Chaque région comporte une commission de tutelle, responsable de la sélection des enfants pouvant être envoyés dans les institutions. Cependant, la mise en place des commissions n'est pas un succès dans chaque région, en raison du manque de personnel qualifié. En outre, au Ruanda–Urundi, le pouvoir de placer les enfants est le plus souvent tenu par le chef indigène de la région. Au même titre que les commissions de tutelle, le chef peut décider de placer des enfants si les parents les négligent26. En juillet 1915, les autorités coloniales délivrent une ordonnance demandant que les enfants nés en dehors du mariage et apparemment abandonnés soient placés sous la tutelle de l'État. Après que les forces belges ont conquis la région du Ruanda-Urundi en 1916, les mêmes réglementations y sont appliquées ; cette législation est reprise dans le décret du 4 août 195227.

25 La catégorie d’enfance « abandonnée » recouvre une réalité très diverse. Elle s'applique à tous les enfants dont les pères et mères sont inconnus, ainsi qu'aux enfants dont les

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parents n'assument pas leurs tâches de soutien et de soins. Par conséquent, il s’agit d’un groupe spécifique d'enfants qui, en reprenant la terminologie de Laura Briggs et Diana Marre, peut être décrit comme des « orphelins sociaux ». Ces enfants « ont des parents vivants qui les ont abandonnés, ou bien encore ils ont été pris en charge par l'État et ont été reconnus comme tels ; ils ne sont que légalement “orphelins”28 ». Les enfants métis constituent une catégorie à part au sein de ce groupe. Les représentants officiels des colonies reçoivent pour instruction de suivre une série de règles très strictes au sujet des enfants ayant du « sang » européen. Le Recueil à l'usage des fonctionnaires et des agents du Service territorial, un manuel pratique pour les représentants officiels des colonies, demande aux agents sur le terrain de convaincre les mères africaines d'envoyer leurs enfants métis dans les missions.

26 Si un enfant métis n'est pas considéré comme un enfant abandonné, « l’autorité coloniale ne se désintéressera néanmoins pas de son sort. Elle doit s’efforcer de décider la mère ou l’indigène qui exerce sur l’enfant la puissance paternelle, à envoyer le petit mulâtre dans une mission pour y recevoir une instruction et une éducation convenables29 ». Cette politique existe parce qu'il est généralement convenu que les enfants métis, s'ils ne sont pas légalement reconnus par leur père européen ou n'habitent pas avec lui, vivent dans des circonstances déplorables en raison de leur double identité raciale et ont, par conséquent, besoin d'être secourus même s'ils ne sont pas « abandonnés » au sens strict du terme.

27 Bien sûr, tous les enfants métis ne vivent pas dans des conditions déplorables. Les parents africains s'investissent et s'intéressent à l'éducation de ces enfants et s'opposent parfois à leur déplacement. C'est le cas de la mère de Gerarda et Filippa, deux jeunes filles métisses. Après la mort de son compagnon européen, cette femme réclame l'héritage de ce dernier auquel elle pense avoir droit du fait de leur mariage traditionnel. Dans une lettre au procureur général datée du 24 août 1958, elle déclare : « D’où vient qu’on ne m’a pas remis les 26 000 F pour les employer et m’entretenir ? Au lieu de me les passer, on me dit d’aller faire la culture et que mes enfants vont entrer à l’école de Save : ce que je ne consens pas. Qu’on me donne cette somme, je vais moi-même payer le minerval de mes enfants dans des écoles que je préfère. […] Ce qui m’afflige, c’est qu’on veut le [l’enfant] faire entrer à Save malgré moi30. »

28 D'autres mères, au contraire, cherchent à envoyer leurs enfants dans les écoles pour métis ; c'est souvent dans celles-ci que les enfants non-européens reçoivent la meilleure éducation. Cependant, l'abandon légal étant un prérequis pour entrer dans une école comme celle de Save, ces mères sont donc dans l'obligation de placer leurs enfants sous la garde de l'État31. Toutefois, si les enfants vivent avec leur père européen, c'est lui qui décide de leur éducation, privilège relatif à la domination masculine plus encore qu’à la question raciale. En effet, les pères eux-mêmes métis qui reconnaissent leur enfant ont le droit de décider de leur éducation, au même titre que les Européens32. Les rares mères européennes rencontrées dans le cadre des recherches ont toutes subi des pressions de leur propre famille ou des missionnaires pour placer leurs enfants métis à Save. Le jeune âge de ces mères a joué un rôle indéniable, et dans aucun de ces cas les pères africains n’avaient connaissance des faits33.

29 Les institutions spécialisées et les écoles pour enfants métis apparaissent dans tout le Congo belge, à Boma, Moanda, Lusambo, Luluabourg, Kabinda, Kindu, Buta, Ibembo, Lubunda, Lubero et Bobandana. Au Ruanda-Urundi, seule existe l'institution de Save.

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« L'institution pour mulâtres » de Save : un petit monde

30 L'institution pour « mulâtres » de Save fait partie de la mission catholique des sœurs missionnaires de Notre-Dame d’Afrique (les Sœurs blanches). Les sœurs s'occupent de l'école et de l'orphelinat depuis 1909. À l'origine, elles accueillaient des enfants abandonnés et des orphelins. Dès le début des années 1920, le gouvernement colonial ordonne le placement des enfants métis du Ruanda-Urundi dans la mission de Save34. Après 1946, les enfants de la région du Kivu y sont également accueillis35. Quelques années plus tard, les enfants métis sont complètement séparés des autres enfants et occupent leurs propres dortoirs, salles de prière et salles de classe36.

31 De 1920 à 1962, entre 300 et 400 enfants métis sont placés dans l’institution de Save37. Selon les archives des autorités coloniales, 881 personnes métisses sont comptabilisées au Ruanda-Urundi pour la même période38. Un document de 1959 recense une population totale de 719 individus39. En se basant sur les données recoupées des fichiers personnels des archives africaines du ministère des Affaires étrangères à Bruxelles, des archives des Vreugdezaaiers [association des Semeurs de joie, qui se consacre à l’adoption internationale - NdT] et des archives de l'Association pour la protection des mulâtres, il apparaît qu'environ 64 % des enfants de Save ont une mère rwandaise, 15 % une mère burundaise et 16 % une mère congolaise. Les 5 % restants ont des mères ougandaises, métisses, tanzaniennes ou européennes40. Les nationalités des 153 pères dont nous avons pu retrouver la trace varient : 46 % sont belges, 21 % grecs, 9 % français et 5 % italiens. D'autres, moins de 5 %, sont portugais, britanniques, arabes, congolais, rwandais, néerlandais, luxembourgeois ou suisses.

Copyright : Ceges-Soma : Archives Antoine Delvaux- droits réservés (photo nr. AD0012) Cette photo des jeunes garçons de Save a probablement été prise entre 1946 et 1948. Les garçons et les filles fréquentaient les mêmes classes. Les réfectoires et les dortoirs de Save n’étaient pas mixtes. À partir de douze ans les garçons étaient séparés des filles et envoyés à Byimana et Nyangezi dans des écoles techniques fréquentées par d’autres élèves africains.

32 L'institution de Save abrite des enfants métis âgés de trois à vingt ans. Elle dispense l’enseignement primaire aux garçons comme aux filles. Les garçons de plus de douze ans vont au collège à Nyangezi ou Byimana où ils suivent des cours avec les autres orphelins africains. Quant aux filles les plus âgées, elles restent à Save ou vont à l'école à Astrida et Usumbura. À Save, l’éducation aspire à devenir un outil de promotion sociale. Le programme s’inspire du système éducatif européen ; il consiste en des cours

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de grammaire, de mathématiques et de religion pour les enfants les plus jeunes, ainsi qu’en l'apprentissage des tâches domestiques pour les filles les plus âgées.

33 Les enfants vivent dans l'enceinte de l’institution et n'ont que des contacts limités avec le monde extérieur. Dans ce microcosme social naît un système de valeurs très spécifique. Une séparation physique, émotionnelle et linguistique s'installe graduellement entre les enfants et la société africaine qui les entoure. Les contacts avec les mères africaines sont tolérés mais limités au strict minimum. Les missionnaires expriment régulièrement leur dédain à l'égard de ces mères et insistent lourdement sur la moralité chrétienne et la chasteté afin d'empêcher les filles de glisser vers l'état d'immoralité de leurs mères et de les armer contre les séducteurs européens.

34 Les conceptions occidentales de la race, de la famille et de la maternité sont imposées aux enfants. Van Krieken, en faisant référence à l'éducation de la « génération volée » australienne [désignant les enfants aborigènes enlevés à leur famille pour être placés en institution ou dans des familles d’accueil – NdT], appelle cette sorte de politique « le retrait des couleurs du corps et de l'esprit41 ». Marianne, une fille de Save, se souvient de son passage dans l'institution et se rappelle comment elle et ses amis pensaient souvent à leurs mères après avoir passé la majorité de leur enfance dans l’institution : « Elle venait, elle nous disait bonjour, on était là, à côté d’elle, et souvent on n’était pas gentil avec elle parce qu’elle était noire, parce qu’on n’aimait pas nos mères. On était gêné qu’elles étaient noires42. »

35 Au sein de l’institution, la différence entre les enfants métis et leurs voisins africains est mise en avant de diverses manières. Les tenues vestimentaires (les enfants, dans la mesure du possible, portent un uniforme), les chaussures et les coupes de cheveux occidentales mettent en avant les différences physiques. La nourriture est plus variée et plus riche que celle de la majorité des Africains. Grâce à ce traitement de faveur, les enfants paraissent et se sentent « supérieurs », mais en retour, ils sont de plus en plus en rupture avec la société africaine. La culture de la classe moyenne métropolitaine promue par l'institution est incompatible avec les conditions de vie de la population qui vit aux alentours. De ce fait, les enfants s’éloignent non seulement de leurs mères mais également de leurs racines africaines.

Un aller simple pour la Belgique

36 À la veille de l'indépendance, l'exclusion des enfants métis de la société africaine est l’une des raisons de les déplacer une nouvelle fois. En 1958, les débats sur l'indépendance se répandent comme une traînée de poudre et provoquent des troubles à travers toutes les colonies belges. L'approche de l'indépendance menace l'existence même de l'institution de Save, subventionnée par l'État colonial. Les rentrées d'argent diminuent à la fin des années 1950 et cesseront après le départ des Belges du Ruanda- Urundi ; la mission n'aura alors plus les moyens de s'occuper des enfants placés sous sa protection. Inquiète de cette perspective effrayante, sœur Lutgardis, la directrice de Save, contacte Mwami Musinga, le chef tutsi du territoire du futur Rwanda. Ce dernier précise qu’après l'indépendance, les autorités rwandaises n'ont aucune intention de continuer à préserver le statut particulier des enfants métis43. Selon sœur Lutgardis, les jeunes membres de l'institution ont des attentes concernant leur avenir : ils souhaitent étudier et construire une carrière44. À ses yeux, le départ des Belges remettrait tout en cause.

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37 Par conséquent, la religieuse commence à faire pression pour obtenir l'évacuation des enfants. Elle reçoit une aide considérable en la personne du frère Eugène Delooz, un franciscain belge. Eugène Delooz arrive en Afrique en 1958, envoyé par le CMBV (Christelijke Middenstands en Burgervrouwen45). Cette organisation féminine chrétienne est créée au début des années 1950 et vise à éduquer les femmes de la classe moyenne. En 1958, le CMBV lance le Ruandafonds afin de permettre aux jeunes filles d'Afrique de profiter d'une formation commerciale en Belgique. Eugène Delooz est envoyé dans les colonies belges et visite différentes régions pour choisir des filles convenant pour ce programme46. Lors de son voyage, il rencontre une élève de la mission de Save, Olivia. Ignorant même jusqu'à l'existence des enfants métis, il est ému par le témoignage de la jeune fille et visite l'institution de Save avec elle. Sœur Lutgardis explique alors la position délicate des enfants et le convainc de la nécessité d’envoyer les enfants en Belgique47.

38 Cependant, l'indépendance imminente n'est pas la seule raison de cette évacuation. En novembre 1959, un nouveau défi attend les enfants de Save. La majorité hutue proteste contre l'élite tutsie et les tensions ethniques se transforment en violents affrontements48. Cette « révolution sociale » divise la société rwandaise. Les combats entre Tutsis et Hutus éclatent dans tout le pays. Les notables tutsis sont tués ou exclus du pays. Les enfants de Save ne sont pas épargnés par cette vague de violence49. Il serait logique de conclure que les origines ethniques des enfants métis, dont les mères sont principalement tutsies, sont une des raisons de leur évacuation. Toutefois, malgré leurs origines et le danger qu'elles représentent, l'appartenance ethnique des enfants n'a jamais été mise en avant pour justifier l'évacuation. Aucune des lettres concernant le départ des enfants ne mentionne cette appartenance ethnique. Cela peut s'expliquer par le fait que pour les sœurs et les représentants européens, les enfants étaient vus comme des métis avant d'être Hutus ou Tutsis. Pour les Africains également, les métis étaient des « blancs » avant d'être Hutus ou Tutsis50. De plus, les premiers plans d'évacuation datent d'avant la « révolution sociale », ce qui confirme cette hypothèse.

39 Ces tensions ethniques et sociales ont pourtant joué un rôle de catalyseur dans l'évacuation des enfants. Comme dans toute société confrontée à des affrontements « ethniques », le Rwanda devient peu à peu un endroit qui ne laisse que peu de place pour discuter des identités hybrides51. Par conséquent, sœur Lutgardis considère les enfants de Save comme particulièrement vulnérables. De fait, l'institution a toujours insisté sur la supériorité des métis par rapport aux populations noires. De même, la politique ségrégationniste des autorités coloniales a confirmé, renforcé et consolidé la position intermédiaire des enfants dans la hiérarchie sociale de la colonie. C'est cette position marginale au sein d'une société en proie aux tensions ethniques qui conduit sœur Lutgardis à renforcer sa campagne d’opinion.

40 Avec l'aide du père Delooz, sœur Lutgardis arrive à convaincre les autorités coloniales. Elle écrit à August De Schryver, homme politique catholique, qui vient d'être nommé ministre du Congo belge et du Ruanda-Urundi : « Il faut agir coûte que coûte, tous les jours nos enfants sont menacés de mort par les indigènes. Leur vie, qui était déjà difficile auparavant, devient désormais de plus en plus affreuse52. » August De Schryver accepte de financer le transport des enfants vers la Belgique53. Son accord se fonde sur l'aspect salvateur et humanitaire du projet et sur la reconnaissance du fait que les enfants métis constituent un danger pour l'ordre social dans une région troublée54. À

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cela s'ajoute le sentiment de responsabilité des représentants coloniaux envers les enfants nés de la colonisation.

41 Au moment où le gouvernement accepte de financer le transport, 23 enfants ont déjà été évacués grâce aux actions de sœur Lutgardis, du Ruandafonds et de l'APPM 55. Les premiers enfants sont évacués le 4 novembre 1959. À partir de cette date, de petits groupes d'enfants partent pour la Belgique en remplissant les sièges vides à bord d'avions évacuant les Européens qui fuient la région. À plusieurs reprises, des groupes plus importants d'enfants sont évacués par des vols spéciaux de la Sobelair [une ancienne compagnie aérienne belge également connue sous le nom de Société Belge des Transports par Air – NdT] ou même à bord d'avions militaires56. Les plus jeunes pensent partir en vacances et les plus âgés savent qu'ils partent pour la Belgique pour toujours57. Lors de l'été 1962, non seulement les 124 enfants de l’institution de Save sont partis, mais aussi de nombreux enfants métis résidant dans les écoles toutes proches de Byimana, Nyangezi ainsi que dans les centres urbains de Bukavu, Kigali et Bujumbura. Même les mères de bébés et de très jeunes enfants métis, trop jeunes pour entrer à Save, sont contactées et convaincues d'envoyer leurs enfants en Belgique.

Copyrigth : Ceges-Soma : Archives Randy Geldhof (photo nr. 348418) La famille Geldhof au grand complet vient accueillir leur pupille à l’aéroport de Zaventem. La petite fille n’a rien emporté de sa vie passée, mis à part une petite valise contenant quelques vêtements. Tous les enfants n’avaient pas la chance d’être attendus par une nouvelle famille au moment de leur arrivée en Belgique. Beaucoup d’entre eux étaient placés en foyer ou en internat, ou bien passaient de famille d’accueil en famille d’accueil.

42 Malgré la « mise sous la tutelle de l'État », l'autorisation des mères est indispensable pour mener à bien le transfert. Cette tutelle juridique autorise les actes administratifs les plus simples mais ne permet pas d'émanciper les enfants ou des déplacements de plus de trois mois à l'étranger58. C'est pourquoi les représentants de l'État demandent à ce que les mères des enfants soient retrouvées. Le voyage est présenté comme une évacuation nécessaire pour assurer le futur des enfants et leur offrir une éducation de

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qualité qu'ils ne pourraient pas recevoir en Afrique. La plupart des mères signent les papiers. Certaines croient effectivement agir dans l'intérêt de leur enfant, d'autres peuvent avoir pensé qu'elles n'avaient pas le choix59. Par conséquent, elles placent volontairement leurs enfants sous la garde de l'État et des organisations désignées pour répondre à ce besoin, notamment le Ruandafonds du CMBV, l'APPM et l’Œuvre d’Adoption de Thérèse Wante60. Cependant, cette autorisation ne scelle pas définitivement l'abandon des droits parentaux. Au contraire, les mères gardent le droit de revenir sur leur décision, ce qui signifie que les institutions caritatives n'ont qu'une garde de facto sur les enfants et n'en sont pas les gardiens légaux61.

Visions d'un futur radieux

43 Plusieurs mères mettent en cause le départ de leurs enfants. À la différence de beaucoup d’Européens, certaines ne perçoivent pas le danger imminent alors que d'autres, de peur de perdre tout contact, préfèrent que leurs enfants restent en Afrique62. Jeanine, âgée de 16 ans à l'époque de l'évacuation, se rappelle que sa mère ne voulait pas qu'elle parte : « Les mères devaient signer mais maman n’a jamais voulu signer. Elle ne voulait pas que je m’éloigne. […] Moi j’ai demandé moi-même, je dis : “Maman, tout le monde est parti, pourquoi tu peux pas signer63 ?” » Jeanine partira quand même, sans l'accord de sa mère. Malgré les refus, rendre les enfants à leur mère n'est pas considéré comme une solution. En effet, non seulement beaucoup d'enfants, comme Jeanine, ne connaissent absolument pas leur famille, mais les renvoyer dans la société africaine va également à l'encontre de toutes les conceptions sur les enfants métis et des politiques de prise en charge.

Enfances idéalisées

44 Le déplacement des enfants de l'institution de Save est une opération qui s’inscrit dans le temps long des politiques de gestion de la société coloniale et se fonde sur des arguments construits autant sur des préjugés raciaux que sur des considérations humanitaires. Le traitement exceptionnel des enfants métis de Save repose sur l'idée que les enfants ont besoin d'être protégés et qu’ils ont davantage le droit de profiter des bienfaits de la civilisation que les Rwandais, les Burundais et les Congolais. Leurs origines en partie européennes impliquent que les idéaux de l'enfance européenne s'appliquent également à eux.

45 Laisser les enfants en Afrique signifierait que ce qui a été accompli dans l'institution de Save l'a été en vain. Ce serait non seulement un désastre religieux (inculquer la religion catholique aux enfants était de la plus haute importance64) mais cela déstabiliserait également l'équilibre précieux du pouvoir de la société coloniale à la veille de l'indépendance. La présence d'enfants métis à Save est une épine dans le pied des forces anticoloniales et la preuve vivante que les inégalités sociales et raciales déchirent la société rwandaise. Par conséquent, faire partir ces enfants élimine une source potentielle d’instabilité politique.

46 De plus, du point de vue du gouvernement belge, le déplacement des enfants peut être vu comme une stratégie délibérée pour étouffer un groupe potentiel de contestation politique dans un Rwanda indépendant. Les enfants sont instruits dans les meilleures écoles de la région et les laisser retourner dans la société africaine est vu comme une

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véritable perte. Leur éducation poussée fait partie, au même titre qu'un certain critère de bien-être matériel, de la vision européenne de l'enfance appliquée aux enfants métis.

47 Cette enfance idéalisée ne consiste pas seulement en une éducation inspirée du modèle européen et à un bien-être matériel. Elle inclut le rêve d'une vie de famille. En effet, selon sœur Lutgardis, il n'est plus souhaitable que les enfants soient pris en charge par une institution ou un orphelinat. Les enfants doivent plutôt être élevés dans des familles nucléaires occidentales où une mère et un père peuvent s'occuper d'eux. Les enfants de Save désirent intensément faire partie d’une famille, et pour avoir un enfant, les familles d'accueil n’hésitent pas à mettre en avant leurs valeurs de la classe moyenne catholique. Une famille écrit : « Nous sommes des catholiques convaincus. Je suis agent immobilier et possède mon propre bureau. Ma femme s’occupe du ménage et m’aide parfois au bureau, car la plupart du temps elle est assistée par une domestique65. » Ils dressent le portrait d'une famille financièrement stable, avec une mère au foyer capable de s'occuper d'un enfant « mulâtre » ayant besoin d'affection. Essayer de fournir cette enfance idéale aux enfants de Save est une des motivations principales de leur déplacement.

Une séparation renforcée après la décolonisation

48 La vision de l'enfance idéale se croise avec un désaveu de la culture africaine, considérée comme faible, non civilisée et sauvage. Après l'évacuation des enfants vers la Belgique, des organisations caritatives s'occupent de leur tutelle et essayent de les assimiler à la société belge. Le Ruandafonds, l'APPM et l’Œuvre d'Adoption de Thérèse Wante placent des enfants. Ces organisations sont reconnues par l'État belge mais agissent indépendamment, que ce soit de l'État ou l'une envers l'autre. La majorité des enfants est placée en familles d'accueil. Quelques-uns restent dans les institutions et un petit nombre est adopté.

49 Les deux organisations principales, le Ruandafonds et l'APPM, partent des mêmes objectifs civilisateurs et humanitaires pour justifier le déplacement mais ont des vues divergentes sur la manière d’intégrer les enfants dans la société et sur la nature des relations à maintenir avec le Rwanda, le Burundi et le Congo, désormais indépendants. Quand des mères cherchent à reprendre contact avec leurs enfants déplacés, le Ruandafonds se montre clairement opposé à réunir des enfants avec leurs familles biologiques. Les membres du Fonds sont persuadés que les femmes ont abandonné leurs enfants de leur plein gré jusqu'à leur majorité et ils soutiennent que la plupart des enfants ne connaissent de toute façon pas leurs mères66. Une famille d'accueil, inquiète à ce sujet, reçoit le conseil suivant du Ruandafonds : « La mère de […] à l’instar des mères de tous nos enfants mulâtres est une négresse ignorante, sans mauvaise intention, mais réagissant comme un petit enfant de chez nous : les charges et les soucis, elles n’y pensent pas, mais elles veulent bien profiter de l’amitié. Donc, nous vous conseillons de ne pas lui répondre, bien que nous vous le répétions : vous êtes libre d’agir comme bon vous semble67. »

50 Si l'APPM a permis à plusieurs des mères de rencontrer leur enfant, les membres de son personnel font souvent preuve de mépris à leur égard. Par exemple, ils présument que ces mères africaines cherchent principalement à entrer en contact avec leur enfant pour obtenir une aide financière68. Dans les deux organisations, les origines non- européennes des mères sont perçues comme une raison suffisante pour justifier le

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déplacement des enfants. Les stéréotypes à leur sujet y persistent et elles sont communément considérées comme négligentes à l’égard de leur progéniture.

51 Il est vrai que la conception africaine de l'enfance diffère de celle qui prédomine en Europe à l’époque. Les enfants africains sont employés pour maintenir l'économie domestique dès leur plus jeune âge : ils gardent les troupeaux, vont chercher l'eau au puits ou s'occupent de leurs frères et sœurs. En Europe, « l'idéal d'une enfance mise à l'écart de la productivité économique émerge chez la classe moyenne occidentale69 » à la fin du XIXe siècle. Cette conception culturelle de l'enfance « comme une étape protégée du développement humain, à distance de la sphère du travail et des relations instrumentalisées70 » a pris forme et se répercute sur les enfants métis.

Intégration et assimilation

52 En plus de cette enfance idéalisée, les représentations concernant l’identité des métis persistent après l'indépendance au sujet des modes de vie qu’ils sont supposés adopter, de leurs capacités et de leur intelligence. Les différentes institutions caritatives maintiennent une attitude paternaliste envers les anciens colonisés71. Beaucoup des enfants de Save, par exemple, sont convaincus par les travailleurs sociaux de l'APPM de choisir des postes d'infirmiers ou de travailleurs sociaux parce qu'ils sont perçus comme étant doués pour ces métiers72.

53 Par conséquent, une fois en Belgique, la majorité des enfants subit une assimilation poussée. Ils sont placés dans des familles autochtones, blanches et catholiques où ils sont perçus comme pouvant devenir des « Belges modèles ». Les contacts avec les autres enfants évacués, même les frères et sœurs, sont très rares. Dans le processus d'intégration, la plupart des enfants perdent tout contact avec leurs familles africaines. Afin de s'adapter à la vie en Belgique, beaucoup d'enfants ressentent le besoin de renoncer à leurs racines africaines73.

Copyright : Ceges-Soma : Archives Gilbert Lambert (photo nr. 510446) En Belgique, les enfants étaient séparés et placés dans des familles différentes. De ce fait, d’anciens amis et mêmes des frères et sœurs finissaient par se perdre de vue. Pour remédier à cela, certaines familles prennent l’initiative de réunir leurs enfants. Cette photo a été prise lors d’une de ces réunions à Bruxelles le 25 juin 1961.

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54 Cette séparation est renforcée par le fait que plusieurs familles d'accueil obtiennent la garde légale de l'enfant qui leur est confié grâce au système du « conseil familial ». Ce dernier a pour but de pourvoir à la tutelle légale des enfants qui n'ont plus ni père ni mère, des enfants dont les parents sont dans l'impossibilité de manifester leurs vœux ou dont les parents sont absents, comme dans le cas des enfants de Save74. Cette pratique met les mères biologiques à l'écart et perpétue la politique de séparation entre les enfants et leur famille d’origine.

55 On peut soutenir que le déplacement et l'assimilation forcée des enfants dans la société belge reflètent parfaitement l'attitude post-coloniale de la Belgique. Abernethy attire l'attention sur le fait que les Belges ont eu du mal à se défaire de l'idée du colonialisme, que ce soit économiquement ou politiquement75. La mise sous tutelle des métis en Belgique prouve que le post-colonialisme intervient aussi sur le plan culturel : en refusant le contact entre les mères biologiques et les enfants, les institutions caritatives s'assurent de l’effacement des références africaines chez les enfants. En exerçant un contrôle sur ces enfants, elles témoignent de la persistance de la posture coloniale à travers l’assujettissement d’une population métisse devenue emblématique.

Conclusion

56 Les populations métisses sont à la fois emblématiques et problématiques dans une société coloniale belge divisée par les inégalités raciales et sociales. Balançant entre deux identités raciales clivées, le destin des enfants métis reste entre les mains des autorités coloniales et des institutions caritatives qui leur fournissent une éducation de qualité, les placent dans des institutions spécialisées financées par l'État et les font finalement venir en Belgique. De la séparation avec leur famille à l’exil final, ces politiques de déplacement se fondent sur la conviction que ces enfants doivent être protégés de leur société d'origine qui est considérée comme primitive et ne convenant guère à leur éducation.

57 L'indépendance de 1962 ne modifie pas cette vision des choses. Les mères africaines sont toujours perçues comme étant incapables de s'occuper de leurs enfants métis. Les modes de vie africains sont considérés comme illégitimes et inférieurs aux idéaux de la classe moyenne européenne. Le discours colonial prétendant que les enfants métis « méritent mieux » persiste après l'indépendance et indique que la vision paternaliste perdure après la décolonisation.

58 Que ces déplacements soient justifiés ou non par « l’intérêt supérieur » des enfants reste une question ouverte. L'histoire des enfants de Save est ambiguë : représentant un danger au sein de la société africaine, ils ont suscité, en retour, l’intérêt de la société belge qui s’est investie d’une mission en les « sauvant ». La mise sous tutelle et l’assimilation des enfants après la décolonisation montre que le déplacement des enfants de Save n'est en aucun cas anodin mais a partie liée à la vision occidentale de l'enfance métisse.

59 En soustrayant ces enfants de la société africaine, en les installant dans des institutions spécialisées, puis en les déplaçant vers la Belgique, les autorités coloniales ont essayé de contrôler la menace que ces enfants représentaient pour l'idéologie colonialiste. En outre, la façon dont la vie de ces enfants a été déterminée par leur position « d’entre- deux » sur le plan social et culturel met non seulement en lumière les motifs de

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l'inclusion dans la société belge – et de son éventuel échec – mais elle révèle également comment les conceptions d’une enfance « idéalisée » ont pris forme.

60 Je tiens à remercier Véronique Blanchard ainsi que les responsables du dossier de la RHEI, les évaluateurs anonymes et traducteurs, pour tout le travail qui m’aura aidé à améliorer cet article.

NOTES

1. PAUWELS Hilde (ed.), Los Ninos, Berchem, EPO, 2007 ; HAJTO Vera, « The “wanted” children. Experiences of Hungarian children living with Belgian foster families during the interwar period », The history of the family, 14, 2009, p. 203-216. 2. Les anciens royaumes du Rwanda et du Burundi sont conquis par les forces belges face aux Allemands en 1916. En 1924, ce territoire devient officiellement une zone unifiée, le « Ruanda-Urundi », placé sous mandat de la Société des Nations et contrôlé par la Belgique. Après la dissolution de la Société des Nations, le Ruanda-Urundi devient un territoire sous tutelle des Nations unies en 1946 et le restera jusqu'à son indépendance en 1962. Théoriquement, le territoire est séparé du Congo belge mais dans les faits, la Charte Coloniale appliquée au Congo belge l'est aussi au Ruanda-Urundi. 3. Pour des questions de respect de la vie privée, ces dossiers ne sont pas accessibles aux chercheurs. Ils ne le sont que pour les personnes directement impliquées. Pour surmonter ce problème, le CEGES a consulté la Commission de la protection de la vie privée belge qui a délivré une autorisation exceptionnelle pour accéder aux archives dans le cadre du projet de recherche sur les enfants de Save (recommandation LV n° 4/2009 du 15/06/2009). Afin de respecter les conditions spécifiques de cette recommandation, nous ne pouvons pas utiliser les références originales des dossiers personnels et sommes contraints d’utiliser des alias pour parler des enfants de Save. Ces dossiers font donc l’objet d’une nouvelle numérotation, précédée par les lettres EN. 4. WAVREILLE Aline, Enfants mulâtres de Save, RTBF, Emission « Transversales », 28/05/2011 (Prix de Journalisme du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles). 5. À l’époque coloniale, les métis sont appelés mulâtres ou sang-mêlés. Les deux termes sont considérés comme péjoratifs aujourd'hui et ne seront de ce fait pas utilisés, au profit du terme métis plus largement accepté. 6. DE MEESTER Tom, « Nationaliteit in Belgisch Congo : constructie en verbeelding », Afrika Focus, 14, 1, 1998, p. 11. 7. Voir aussi CRÈVECOEUR M., « Des différentes catégories de personnes en droit congolais et de la situation juridique des personnes de sang mêlé », Revue Juridique du Congo Belge, 23, 3, 1947, p. 81-90. 8. JEURISSEN Lissia, « Les ambitions du colonialisme belge pour la “race mulâtre” (1918-1940) », Revue belge d’histoire contemporaine, 32, 3-4, 2002, p. 508-517.

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9. Les rapports sexuels entre Européennes et Africains étaient très rares. Je n'ai connaissance que de trois cas dans la région du Rwanda, Burundi et Kivu pour la période 1925-1962. 10. SAADA Emmanuelle, Les enfants de la colonie : les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007, p. 218-221. 11. Archives africaines du ministère des Affaires étrangères, Bruxelles, Affaires Indigènes, 4647-1938, Afrique-Équatoriale française, statut civil et politique des métis. 12. JOON-HAI Lee, « The “native” undefined : colonial categories, Anglo-African Status and the Politics of Kinship in Britisch Central Africa, 1929-1938 », The Journal of African History, 46, 3, 2005, p. 462-474 ; OOSTINDIE Gert, Postkoloniaal Nederland, vijfenzestig jaar vergeten, herdenken, verdringen, Amsterdam, Uitgeverij Bert Bakker, 2010, p. 45-50. 13. S TOLER Ann Laura, Carnal Knowledge and Imperial Power : Race and the Intimate in Colonial Rule, Berkeley, University of California Press, 2002, p. 80. 14. Pour plus de renseignements sur les rapports sexuels interraciaux, lire LAURO Amandine, Coloniaux, ménagères et prostituées au Congo belge (1885-1930), Loverval, Éditions Labor, 2005, p. 263. 15. LAURO Amandine, Coloniaux, ménagères et prostituées…, p. 124-140.

16. STOLER Ann Laura, Carnal knowledge…, Berkeley, University of California Press, 2002, p. 80. 17. PHOLIEN Joseph, « La condition juridique et sociale des métis et des indigènes », Extrait du Bulletin de la Société belge d’études coloniales, 5, 1913, p. 4. 18. La révolte des esclaves durant la guerre d'indépendance en Haïti (1791-1804) avait soulevé, dans le monde entier, des questions sur les dangers des populations métisses pour les puissances colonialistes. 19. Pour en savoir plus sur l'UFC, lire JACQUES Catherine et PIETTE Valérie, « L’union des femmes coloniales (1923-1940). Une association au service de la colonisation », Anne HUGON (dir.), Histoire des femmes en situation coloniale. Afrique et Asie, XXe siècle, Paris, Éditions Karthala, 2004, p. 95-117. Dans le bulletin de l'UFC, plusieurs articles insistent sur l'implication de l'UFC au sujet du problème des « enfants mulâtres », par exemple : « Les grandes pitiés », Bulletin de l’Union des Femmes Coloniales, Novembre-décembre 1927, 4, 24 ; « Les demi-sangs », Bulletin de l’Union des Femmes Coloniales, janvier/février/ mars 1936, 13, 71. 20. Fondée par l'ancien ministre des Colonies Paul Crockaert et Jeanne Vander Kerken Sarolea, l'APPM agit principalement en Belgique. En 1966, le nom de l’organisation change pour devenir l'Association pour la promotion des mulâtres. Elle reçoit le soutien du gouvernement mais, afin d'être viable financièrement, elle reçoit des fonds supplémentaires des amis de l’association. Voir : Pourquoi une aide particulière aux mulâtres ?, Bruxelles, Les amis de l’Association pour la promotion des mulâtres, 1978, p. 10 ; COPPENS Paul, Le problème mulâtre en Belgique, Bruxelles, Impr. R. Louis, 1961, p. 16. 21. Congrès international pour l’étude des problèmes résultant du mélange des races. Compte rendu, Bruxelles, s. n., 1935, p. 29. 22. VANSINA Jan, Le Rwanda Ancien : le royaume Nyiginya, Paris, Karthala, 2001, p. 44. 23. « Die meneer had ook een andere vrouw en verschillende kinderen. Dus je komt daar tussen als een blanke man, […] en ik werd ook niet aanvaard door die familie. En ja, je wordt van de ene

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naar de andere kant gesmeten. Je voelt je ook niet op je gemak. » Entretien EN 5, Louvain, 11/08/2010. 24. LYCOPS Alphonse et al., Recueil usuel de la législation, des conventions internationales et des documents administratifs, avec des notes de concordance, Bruxelles, Weissenbruch SA, 1906, p. 459. 25. Ministère des Colonies (dir.), Recueil à l’usage des fonctionnaires et des agents du Service territorial (RUFAST), Bruxelles, Weissenbruch SA, 1925, p. 387-389. 26. Archives africaines du ministère des Affaires étrangères Bruxelles, CAB 3733 219, entrée « mulâtres ». 27. Bulletin Officiel du Congo Belge, Bruxelles, s. n., 1952, p. 2056-2068. Ce décret remplace les articles 98, 264 et 266 du premier livre du Code civil. 28. MARRE Dianae, BRIGGS Laura, International Adoption. Global Inequalities and the Circulation of Children, New York London, New York University Press, 2009, p. 12. 29. Ministère des Colonies (dir.), RUFAST, p. 372. 30. Archives africaines du ministère des Affaires étrangères, Bruxelles, RWABU, A 61, Archives du Ruanda-Urundi d’un caractère délicat, EN RWABU 3A, Lettre d'une mère au vice-gouverneur du Ruanda et du Burundi, Kibungo, 24/08/1958. Le terme de minerval désigne, en Belgique, les frais de scolarité – NdT. 31. Les institutions ne reçoivent aucun fonds pour les enfants qui n'ont pas été légalement abandonnés. Dans ces cas, les parents doivent payer des frais d'inscription. 32. Archives africaines du ministère des Affaires étrangères, Bruxelles, RWABU, A 61, Archives du Ruanda-Urundi d’un caractère délicat, EN 255-259, 263-266,167-168. 33. Archives africaines du ministère des Affaires étrangères, Bruxelles, RWABU, A 61, Archives du Ruanda-Urundi d’un caractère délicat, EN 114, 115, 115A and 136. 34. VZW Vreugdezaaiers [association des Semeurs de joie -NdT], Gand, Archives Rwanda, Rapports Gouvernement, lettre du délégué du résident de Nyanza concernant l’ordonnance d’administration n° 105, Nyanza, 19/05/1921. 35. Archives africaines du ministère des Affaires étrangères, Bruxelles, RUDI, 35 (190), « Note relative aux enfants mulâtres de Ruanda Urundi » de Roger de Wilde d’Estmael au ministre du Congo belge et du Ruanda-Urundi, s. 1. 01/08/1959. 36. VZW Vreugdezaaiers, Gand, Archives Rwanda, Save geschiedenis, Annexe à la lettre de Sœur Lutgardis à August de Schryver, Save, 26/101959. 37. Données basées sur les informations des dossiers individuels conservés aux archives africaines du ministère des Affaires étrangères à Bruxelles (RWABU), les archives des Vreugdezaaiers et les archives de l'APPM conservées au musée royal de Tervuren. 38. Archives africaines du ministère des Affaires étrangères, Bruxelles, RWABU, A 61, Archives du Ruanda-Urundi d’un caractère délicat. 39. Rapport sur l'administration belge du Ruanda-Urundi (Rabru) pendant l'année 1959 présenté aux chambres par monsieur le ministre des Affaires Africaines, Bruxelles, Imprimerie Fr. van Muysewinkel, 1960, p. 308. 40. Sur un nombre total de 283 enfants évacués, seule la nationalité de 10 des mères est inconnue.

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41. VAN KRIEKEN Robert, « The “Stolen Generations” and Cultural Genocide : the forced removal of Australian Indigenous children from their families and its implications for the sociology of childhood », Childhood, 6, 3, 1999, p. 303. 42. Entretien EN 8, Bruxelles, 11/01/2011. 43. Archives africaines du ministère des Affaires étrangères, Bruxelles, Groupe de travail pour l’étude du problème politique au Ruanda-Urundi : comptes rendus des audiences et notes déposées. Deuxième partie : Ruanda, premier fascicule, p. 1-154. XII-3 – Audition de la RSM Lutgardis, 1959/04/24, p. 24. 44. VZW Vreugdezaaiers, Gand, Archives Rwanda, Save geschiedenis, Réponses aux questions posées par M. L’abbé Jean Kagiranema, Save, 16/101957. 45. Le Christelijke Middenstand en Burgervrouwen (CMBV) est une organisation de femmes catholiques établies en 1951 en Flandres, Belgique. L'organisation fait partie du Nationaal Christelijk Middenstandsverbond (NCMV) et se veut un lieu où les femmes des classes moyennes se rassemblent et y prennent des leçons de cuisine, de ménage et sur la vie en famille. L'organisation montre également un certain intérêt pour les affaires sociétales, politiques et économiques. Voir VAN MOLLE Leen, « De nieuwe vrouwen- bewegingen in Vlaanderen, een andere lezing », Belgisch Tijdschrift voor Nieuwste Geschiedenis, XXXIV, 2004, p. 366, 371-372. 46. Archives africaines du ministère des Affaires étrangères, Bruxelles, CAB 3733 219, entrée « mulâtres », lettres du président du CMBV et de Père Delooz à M. Van Stichelen, Bruxelles, 03/03/1960. 47. DELOOZ Eugène, Adoptie Kinderen van mijn hart, Anvers, Standaard Uitgeverij, 1982, p. 14. 48. SAUR Leon, « La frontière ethnique comme outil de conquête du pouvoir : le cas du Parmehutu », Journal of Eastern African Studies, 3, 2, 2009, p. 310. 49. MAZRUI Ali al’Amin, The warrior tradition in modern Africa, Leiden, Brill, 1977, p. 66. 50. Cela est mis en avant par plusieurs de nos témoins et confirmé par les personnes interrogées dans le cadre du reportage « Enfants Mulâtres de Save », RTBF, Transversales, 28/05/2011. 51. HARTLEY Ralph, « Sleeping with the enemy : an essay on mixed identity in the context of violent conflict », Social Identities, 16, 2, 2010, p. 234-238. 52. « Er moet kost wat kost gehandeld worden, dagelijks worden ons kinderen door de inlanders met de dood bedreigt, hun leven voorheen reeds zo moeilijk wordt nu nog akeliger. » Archives africaines du ministère des Affaires étrangères, Bruxelles, Affaires Indigènes, 3733-219, Transfert enfants mulâtres et adoption, lettre de sœur Lutgardis à De Schryver, Save, 11/031960. 53. De Schryver est ministre du Congo belge et du Ruanda-Urundi de septembre 1959 à septembre 1960. Il avait visité l’institution de Save au début des années 1950 et était au courant des difficultés financières et logistiques que l’institution devait gérer. VZW Vreugdezaaiers, Gand, Archives Rwanda, Save geschiedenis, lettre de sœur Lutgardis à De Schryver en tant que président de « Werkgroep voor Ruanda-Urundi », Save, 23/04/1959. 54. Archives africaines du ministère des Affaires étrangères, Bruxelles, 3733-219, lettres de J. Wertz au ministre De Schryver, Bruxelles, 30/071959.

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55. Archives africaines du ministère des Affaires étrangères, Bruxelles, 3733-219, lettres du Ruandafonds et Delooz au ministre De Schryver, Bruxelles, 23/03/1960 et lettre du Ruandafonds à De Schryver, Bruxelles, 01/03/1960. 56. Archives africaines du ministère des Affaires étrangères, Bruxelles, Affaires Indigènes, 3733-219, lettre de sœur Lutgardis au ministre De Schryver des 10 et 11 mars 1960, Astrida. 57. Entretien EN 8, Bruxelles, 11/01/2011. 58. SOHIER Albert et VERSTRAETE Maurice, Droit civil du Congo Belge, tome I : les personnes et la famille, Bruxelles, Maison Ferdinand Larcier, 1956, p. 534, art. 462. 59. Comme en témoignent de nombreux enfants ayant rendu visite à leur mère. Entretien n° 5 (EN), Louvain, 11/08/2011 ; n° 7 (EN), Alost, 05/12/2010 ; Gent, 11/11/2011. 60. L’Œuvre d'Adoption Thérèse Wante était, et est toujours, un organisme d'adoption belge. Fondée par Thérèse Wante en 1950 l’organisation avait une maison appelée Bambino à Anvers où les enfants attendaient d'être placés dans des familles d'accueil. 61. Archives du musée royal pour l'Afrique Centrale de Tervuren, APPM, lettre de Paul Coppens, président de l'APPM au Ruandafonds, 07/04/1960. 62. Au moins 17 des 282 mères ont activement contesté le déplacement de leurs enfants. Elles avaient reçu une lettre du gouvernement colonial avec une facture pour le passage de leur enfant à Save. La plupart des mères ne pouvaient pas payer la somme et ont été contraintes d'abandonner leurs enfants. Archives africaines du ministère des Affaires étrangères, Bruxelles, RWABU, A 61, archives du Ruanda-Urundi d’un caractère délicat. 63. Entretien realisé par Aline Wavreille, Jeanine, 2011. 64. Dans une lettre au ministre De Schryver, sœur Lutgardis déclare : « Parce que le futur de nos enfants est ici compromis et que nous sommes responsables de leur bien- être moral et religieux, j'ai peur qu'ils ne puissent pas être placés dans des écoles et instituts neutres. » VZW Vreugdezaaiers, Gand, Archives Rwanda, Save geschiedenis, lettre de sœur Lutgardis au ministre De Schryver, Save, 23/04/1959. 65. « Wij zijn overtuigd katholiek. Ik ben makelaar met eigen bureel. Mijn vrouw doet het huishouden en helpt soms bij mij, daar zij meestal bijgestaan wordt door een dienstmeisje. » KADOC Louvain, Archives Ruandafonds, EN 14, Deinze, 12/01/1960. 66. Archive Vlaamse Centrale Autoriteit Adoptie, Kind en Gezin Brussels, Archives du Ruandafonds, EN 34, lettre d'un travailleur social de Ruandafonds au père Marist de Byimana, 27/05/1963. 67. « De moeder van […], zowel als de moeders van al onze mulattenkinderen is een onwetende negerin, die het wel niet slecht bedoeld, maar die reageert zoals een klein kind bij ons : de lasten en zorgen daar denken ze niet aan, maar van de vriendschap willen ze nog wel altijd delen. Dus : we geven U de raad er niet op te antwoorden, maar we herhalen het : u zijt vrij. » Archive Vlaamse Centrale Autoriteit Adoptie, Kind en Gezin, Bruxelles, Archives du Ruandafonds, EN 81, Bruxelles, 18/06/1960. 68. Archives du musée royal pour l'Afrique Centrale de Tervuren, APPM, lettre de l'APPM à l’Œuvre d'Adoption. 69. Notre traduction. VALLGARDA Karen A.A., « Adam’s escape : children and the discordant nature of colonial conversions », Childhood, 18, 3, 2011, p. 302.

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70. Notre traduction. HORTON Sarah, « Consuming childhood : “lost” and “ideal” childhoods as motivation for migration », Anthropological Quarterly, 81, 4, 2008, p. 391. 71. L'existence même de l'APPM se base sur l'hypothèse qu'une institution spéciale est nécessaire pour s'occuper des populations métisses. Cette idée persiste jusqu’en 1970 lorsque l'État arrête de soutenir l'APPM financièrement et que tous les enfants toujours dépendants du soutien financier de l'organisation sont envoyés vers les commissions d’assistance publique. 72. GHEQUIÈRE Kathleen et KANOBANA Sibo, De bastaards van onze kolonie. Verzwegen verhalen van Belgische metissen, Roeselaere, Roularta Books, 2010, p. 61 ; Entretien EN 8, Bruxelles, 11/01/2011. 73. Plusieurs enfants de Save témoignent de leur expérience d’intégration à la société belge (Entretien EN 13, Gent, 11/11/2011 ; Entretien EN 7, Alost, 05/12/2010 ; EN 3, Kruishoutem 29/10/2010). Voir aussi GHEQUIÈRE et KANOBANA, De bastaards van onze kolonie, p. 251. 74. Conformément au droit civil belge, un conseil familial est constitué de six membres de la famille de l’enfant (Code civil, art. 346). Dans le cas des enfants de Save, le conseil familial se compose « d'amis » et de personnes connaissant l'enfant. Il peut s'agir de la famille d'accueil mais le père Delooz, la sœur Lutgardis et les travailleurs sociaux de l'APPM, du Ruandafonds ou l’Œuvre d’Adoption Thérèse Wante peuvent également en faire partie. 75. ABERNETHY David, The dynamics of global dominance : European overseas empires, 1415-1980, Yale, Yale University Press, 2000, p. 158.

RÉSUMÉS

Cet article traite de l’évacuation des enfants métis des colonies belges en Afrique, plus spécifiquement au Rwanda et au Burundi. Sous le régime colonial belge, ces enfants étaient soustraits à leur mère africaine afin d’être placés dans des institutions spécialisées pour enfants métis. L’une d’elles était la mission de Save au Rwanda.

This paper explores the displacement of the mixed-raced children of the Belgian African mandate area Ruanda-Urundi. During the Belgian colonial regime, children from mixed racial decent were taken away from their native environment and African mothers. They were placed in specialised institutions for mixed-raced children, like the Save mission which was situated in the present Rwanda.

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INDEX

Mots-clés : histoire, enfance, migrations, colonisation, décolonisation, migrations forcées, enfants métis, internats, XXe siècle Keywords : history, migrations, colonization, decolonization, forced migrations, mixed-raced children, boarding schools, XXth Century

AUTEUR

SARAH HEYNSSENS Diplômée d'histoire contemporaine de l’Universiteit Gent. Elle travaille actuellement à l’Universiteit Antwerpen à un projet de recherche consacré à l’histoire de la mode anversoise.

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Les « rapatriements » en France des enfants eurasiens de l’ex-Indochine Pratiques, débats, mémoires The "repatriation" to France of Eurasian children from former Indochina : Practices, debates, memories

Yves Denéchère

Introduction

1 Deux films documentaires réalisés en 2009 et 2010, et diffusés par la télévision publique, ont mis en lumière le sort des enfants eurasiens nés à la fin de l’Indochine coloniale de pères français et de mères indigènes1. Quelques années plus tôt, un livre de l’historienne Emmanuelle Saada avait défini avec précision les enjeux de la question du métissage dans les colonies en analysant la biopolitique suivie à cet égard2. En effet, après la fin de la guerre d’Indochine (1946-1954) la Fédération des œuvres de l’enfance française d’Indochine (FOEFI) envoya en France des centaines d’enfants eurasiens. Cet épisode n’est pas sans rappeler la récupération des enfants nés après 1945 de pères soldats français et de mères allemandes dans la zone française d’occupation (ZFO) en Allemagne sur fond de populationnisme d’État bien défini par Paul-André Rosental3. Dans un cas comme dans l’autre, la dimension biopolitique de l’entreprise migratoire contrainte est manifeste. Des bébés, des enfants, des adolescents sont devenus des objets de politiques voulues par les autorités françaises et mises en œuvre par des organisations diverses. Des mères ont été séparées de leurs enfants ; des pères – qui dans l’immense majorité des cas n’avaient pas reconnu ces enfants – sont restés ignorants de leur sort et de celui de leurs mères. Quand en 1979 – époque où il définit la biopolitique – Michel Foucault voit dans les boat people « un présage de la grande migration du XXIe siècle 4 », le mouvement de récupération des enfants eurasiens est terminé. Mais comment ne pas lier ces deux moments de l’arrivée en France de populations du Sud-Est asiatique ballottées par des politiques menées par des régimes

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pourtant bien différents, exerçant l’un et l’autre un biopouvoir touchant à la vie de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ?

2 Présentés comme des « rapatriements » d’enfants de sang français, le déplacement des métis est lié à la fin de la présence française en Indochine, à la décolonisation, donc à tout un ensemble complexe de questions sur les plans politiques et diplomatiques, économiques et sociaux, démographiques et humains. Cette contribution vise à évoquer les pratiques mises en œuvre pour acculturer les enfants, les débats qu’elles ont suscités dans les années 1960, les mémoires qu’elles ont produites depuis les années 1980.

3 Pour cerner une réalité complexe, les sources mobilisées sont de natures variées. Les archives publiques et les documents de la FOEFI permettent d’appréhender la position des acteurs institutionnels. Un registre inédit d’identification des enfants eurasiens nés autour de la base de Seno (Laos) permet une étude de cas spécifique. Les témoignages de deux responsables de l’Association pour la protection des enfants au Laos (APPEL), permettent de voir une autre manière de prendre en charge les enfants. Les paroles des anciens pupilles de la FOEFI publiées sur le site Internet de leur association et dans leur publication Grain de riz sont précieuses.

4 À partir de ce corpus, il est possible de définir et de comprendre le contexte géopolitique, diplomatique et social dans lequel s’inscrit le sort des enfants eurasiens et en quoi leur déplacement relève d’une réflexion et de pratiques biopolitiques. Les différents modes de placement des enfants en France et les moyens d’acculturation mis en œuvre font l’objet de débats. Les histoires personnelles et les mémoires que conservent les « anciens » une fois devenus adultes montrent la complexité d’un épisode traumatique.

Réflexions biopolitiques autour des enfants eurasiens

La question des métis en Indochine

5 Dès l’implantation de la présence française en Indochine au xixe siècle, des Français, colons, fonctionnaires et surtout soldats, eurent des relations avec des femmes du pays. De ces unions mixtes amoureuses ou forcées, passagères ou plus durables, naquirent les premiers métis franco-indochinois. Pourtant, pendant longtemps les études sur la société indochinoise les ont ignorés5. Si le père français avait épousé une indochinoise et reconnu l’enfant, ce dernier prenait la nationalité du père. Mais si le père français était déjà marié et donc ne pouvait pas reconnaître l’enfant, ou s’il s’en désintéressait, celui-ci prenait la nationalité de la mère. Les hommes qui s’attachaient à une femme et à ses enfants ne pouvaient les emmener avec eux lors de leurs mutations. De nombreuses mères indigènes restaient donc seules avec leurs enfants et avaient bien des difficultés à assurer les soins nécessaires, sans parler de la pression sociale pesant sur elles. Le plus souvent elles les abandonnaient auprès des œuvres tenues par des congrégations religieuses françaises : les sœurs de Saint-Paul de Chartres et les sœurs de la Providence de Portieux arrivées dans les années 1860 et 1870, les religieuses de Notre-Dame-des-Missions et les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul installées plus tardivement dans les années 19206.

6 Par ailleurs, des Français d’Indochine créent des sociétés laïques locales pour venir en aide aux enfants eurasiens et assurer leur promotion : la Société d’assistance aux

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enfants franco-indochinois créée en 1897 au Tonkin, la Société de protection des métis en 1905 (Annam), la Société de protection de l’enfance de Cholon en 1908 (Cochinchine), la Société d'assistance aux métis en 1908 au Laos et la Fondation Gravelle, du nom de son bienfaiteur, en 1909 (Cambodge). De leur côté, les autorités françaises en Indochine étaient conscientes du problème de prestige que la question des enfants métis posait à la métropole mais également du potentiel démographique qu’ils représentaient.

7 Un décret du 8 novembre 1928 règle la situation des enfants non reconnus par un père mort au combat, décédé ou ayant abandonné sa compagne et son ou ses enfants. Il fixe en effet le statut des métis en disposant notamment que « tout individu, né sur le territoire de l’Indochine de parents dont l’un, demeuré légalement inconnu, est présumé de race française, pourra obtenir, conformément aux dispositions du présent décret, la reconnaissance de la qualité de Français » (article 1). Emmanuelle Saada a montré les implications de ce décret après en avoir décrypté toutes les dimensions et tous les termes, dont celui problématique de « race française ». Pour être considéré de « race française », l’enfant métis devait avoir du sang français dans les veines, mais aussi être socialisé dans un milieu de « culture française7 ». La mise en application de ces dispositions supposait bien sûr de recenser ces enfants, de les placer et les éduquer dans les institutions religieuses avec l’accord de leur mère. Ces établissements se chargeaient des démarches nécessaires afin qu’ils puissent obtenir la nationalité française.

8 Le gouverneur général de l’Indochine, Jules Brévié (1937-1939), portant attention aux métis, donna son nom à une fondation alimentée par des prélèvements sur le pari mutuel, sur les droits de l’alcool européen et sur plusieurs produits d’importation. La Fondation Jules-Brévié, créée en août 1939, devint la principale source de financement de la prise en charge des enfants eurasiens par les œuvres8. Quelques semaines plus tôt, une autre institution avait été créée par Brévié à Dalat (Annam) : l’École des enfants de troupe eurasiens, école préparatoire militaire qui permit de soulager la charge des autres institutions puisqu’elle était destinée à accueillir : « les enfants nés sur le territoire de l’Indochine, de père demeuré légalement inconnu mais présumé de race française ; les enfants nés sur le territoire d’Indochine d’une mère indigène et d’un père de race française9 ». Des « petits gradés » sortis de l’école serviront pendant la guerre d’Indochine, puis ensuite en Algérie.

« Rapatrier » les enfants eurasiens après la fin de l’Indochine française

9 À la fin de la seconde guerre mondiale et après le départ des Japonais d’Indochine, les pensionnats furent restaurés par le général Leclerc qui imposa un changement de nom à la Fondation. En effet, d’avril 1942 à mars 1943, Brévié avait été ministre de l’Outre- mer et des Colonies dans le gouvernement de Pierre Laval et il fut déchu de son grade de gouverneur général honoraire des Colonies en janvier 194510. Ainsi naquit la Fondation eurasienne présidée par William Bazé, planteur d’hévéas, lui-même eurasien né en 1899 en Annam, engagé dans la résistance en 194311, ce qui ne l’empêchait pas de rendre hommage à l’action sociale de Brévié avec qui il avait commencé à s’intéresser au sort des métis. Ne pouvant avoir d’enfants, les Bazé ont recueilli et élevé jusqu’à leur majorité 14 petits eurasiens orphelins12. La nouvelle organisation prit le nom de

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Fondation fédérale eurasienne puis de Fédération des œuvres de l’enfance française d’Indochine (FOEFI) dont les statuts furent approuvés par décret le 25 juin 1953 et qui fut reconnue d’utilité publique13.

10 Pendant la guerre d’Indochine, la présence d’un important corps expéditionnaire accrut considérablement le nombre des naissances d’enfants métis en même temps que s’aggravait la question de leur place dans la société indochinoise puisqu’ils étaient des enfants de soldats coloniaux venus reconquérir le pays. Les actions des associations s’accentuèrent donc. Les chiffres avancés par Bazé en 1952 font état de 300 000 enfants métis – eurasiens et africasiens – en Indochine, ce qui paraît très exagéré mais significatif du sentiment d’explosion du phénomène14. À partir de 1947, la fédération commença à évacuer des enfants eurasiens vers la France où Marguerite Graffeuil, veuve du Résident supérieur en Annam de 1934 à 1940 (Maurice Graffeuil), organisa à son retour en métropole leur accueil avec l’aide du ministère de la France d’Outre-mer. Grâce à ses connaissances et à ses relations avec des personnalités politiques et des institutions religieuses, elle obtint des subventions qui permirent à la fédération d’acheter des propriétés où furent accueillis les enfants15.

11 Après la chute de Dien Bien Phu et les accords de Genève (1954) qui consacrèrent la division en deux États indépendants du Viêtnam, William Bazé et Marguerite Graffeuil continuèrent à s’occuper des enfants eurasiens rapatriés. Il s’agissait d’un enjeu considérable de la décolonisation. Un accord entre les gouvernements français et vietnamien permit en effet aux métis eurasiens et africasiens recueillis par une œuvre française de s’établir en métropole « en raison de l’éducation qu’ils ont commencé à recevoir16 ». Le déplacement de ces enfants est de la responsabilité de la FOEFI, jamais directement de celle de l’État, hormis pour ceux de l’École d’enfants de troupe eurasiens qui quitta Dalat en 1954 et se réinstalla en France en 1956 (à Fréjus puis à Autun) avant de fermer définitivement ses portes en 1960 après le départ du dernier enfant de troupe eurasien17. La FOEFI, organisation non étatique, se trouve donc investie d’un biopouvoir délégué par l’État qu’elle exerce avec toute autorité.

12 Les responsables de la FOEFI s’installent en 1954 dans un appartement au 7 de la rue Washington à Paris. Pour eux, il s’agit de sauver des milliers d’enfants, sans avenir dans leur pays de naissance puisqu’ils seraient rejetés sans doute par leur famille, sûrement par l’ensemble de la population, et de leur donner en France un enseignement et une formation professionnelle. Le déchirement des mères qui confient ainsi leurs enfants est considéré comme un acte d’amour les sauvant du mauvais sort qui les attend dans les deux Viêtnam… surtout celui du Nord18. À partir de 1954, ces mères doivent signer un « certificat de décharge » à la FOEFI indiquant que l’organisation a le droit « sans accord ultérieur de ma part, d’envoyer mon enfant en France ou dans n’importe quel pays de l’Union française, pour y poursuivre ses études ou acquérir une formation professionnelle19 ». L’accord de la mère ne concernant que l’éducation de son ou ses enfant(s), l’adoption de ces enfants eurasiens « rapatriés » par la FOEFI est interdite. Toutes les mères qui refusent de confier leurs enfants les gardent auprès d’elles.

Le cas des enfants de la base de Seno

13 Au début de l’année 1962, le consul de France à Vientiane invite les responsables français d’une association qui secourt des enfants vietnamiens, laotiens et chinois à porter attention aux enfants métis dont personne ne s’occupe. Selon le fonctionnaire,

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ils seraient plus de 500 au Laos, surtout autour des bases militaires françaises. Jusque-là « le problème des enfants eurasiens nous avait complètement échappé » avoue René Péchard (1912-1988), un Français installé depuis de nombreuses années au Laos et qui préside l’Association pour la protection de l’enfance au Laos (APPEL)20. C’est ainsi qu’il commence à s’intéresser au sort des enfants de pères soldats français, notamment ceux qui vivent autour de la base militaire de Seno (près de Savannakhet), maintenue française d’après les accords de Genève. Le colonel Dunoyer de Segonzac, commandant de la base, accepte de mettre tout en œuvre pour ces enfants21. Prévue pour deux divisions, avec un terrain d’aviation, une importante infirmerie, etc., la base « hébergeait et protégeait 3 500 Vietnamiens (hommes, femmes et enfants) qui avaient suivi le corps expéditionnaire jusqu’au bout », écrit a posteriori Jacques Suant qui commanda la base en 1964-196522. Évidemment, la base ne pouvait plus jouer de rôle militaire – toutes les armes avaient été évacuées –, mais « il y avait lieu de l’utiliser au service du rayonnement de la France auprès des populations qui croyaient encore en elle ». Aussi, l’infirmerie est transformée en hôpital pour tous, y compris les populations civiles, et une école ouvre pour les enfants de la base et au-delà (jusqu’à 1 000 élèves), assurée par des sous-officiers et des épouses d’officiers23.

14 Une autre action visa à prendre en compte la situation « des orphelins (de père surtout) qu’on rencontrait tous les jours ». Il s’agissait en premier lieu de leur donner l’état civil qui leur faisait défaut, prélude absolument nécessaire pour que ces enfants métis soient considérés comme français et qu’ils puissent être pris en charge en France par la FOEFI. Pour ce faire, les commandants de la base firent recenser les enfants afin : « a) de les soigner, b) de les christianiser, c) de leur donner un état civil, et dans la mesure du possible, de leur assurer un avenir, donc de les envoyer en France (avec l’accord de la mère dans tous les cas)24 ».

15 La lecture du registre constitué est très instructive sur la manière de procéder. Pour chacun des 267 enfants recensés une fiche est établie avec sa photo indiquant « nom et prénom, date et lieu de naissance officiels », « date et lieu de naissance réels », « nom d’origine », « nom du père réel et situation ethnique », « nom et race de la mère », « moyen de naturalisation française ». Le but de l’entreprise est de faire de ces enfants des Français. Parmi les plus âgés, nés dans les années 1945 et 1946, un certain nombre s’engage dans l’armée française. L’APPEL se charge de faire le lien entre le service social de l’armée, le consulat de France et la FOEFI.

16 Pour la période allant de 1963 à 1965, le registre mentionne 16 adoptions. En effet, indique Jacques Suant, « j’ai accentué le mouvement, et l’ai étendu jusqu’à des "adoptions", le bouche à oreille fonctionnant. Je n’ai pas toujours eu l’appui des services consulaires de l’ambassade et j’ai bien conscience d’avoir enfreint la loi française de l’époque ». En effet, des enfants abandonnés par leurs mères ont été reconnus par des militaires français – qui n’en étaient pas les pères – puis les ont abandonnés officiellement afin qu’ils puissent être adoptés. Mais le commandant poursuit : « à vrai dire, je ne regrette rien » et il se rappelle « les briscards de la coloniale à qui j’avais fait donner des cours de puériculture (langes, biberons, etc.) à l’infirmerie et qui ont ramené dans leurs bras en France des dizaines de bébés et d’enfants25 ». Grâce à la Mission militaire française en Indochine et au colonel Dunoyer de Segonzac, sur les 267 enfants recensés, 194 enfants partent pour la France en 1963 où ils sont pris en charge jusqu’à leur majorité par la FOEFI. Les enfants dont les mères s’opposent à leur départ restent au Laos26. Certains d’entre eux partiront plus tard. Sur

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le registre de Seno, quelques fiches mentionnent des précisions sur l’adoption de l’enfant. Ainsi, cette petite fille née en novembre 1962 d’une mère vietnamienne et d’un père sergent français rapatrié en France. Elle est adoptée en 1963 par une famille française installée à Vientiane. Sa demi-sœur, née en 1957 de la même mère et d’un autre militaire français, déclarée sous un autre nom que sa sœur, est adoptée en 1963 par une famille de métropole27.

17 Dans cet épisode et dans le contexte postcolonial français en Indochine, biopolitique, populationnisme et bien d’autres considérations se mêlent. L’envoi des enfants eurasiens en France, qui peut être considéré comme une fin pour les acteurs qui organisent leur départ, n’est pour les principaux intéressés qu’un commencement comme pour la FOEFI qui se charge de les accueillir en France.

De la meilleure méthode d’acculturer les enfants eurasiens

Les foyers de la FOEFI

18 Un des buts de la FOEFI est de poursuivre l’histoire coloniale de la France. Les jeunes générations qu’elle forme sont censées donner à l’État des éléments de valeur qui maintiendront avec les pays d’Outre-mer les liens noués au cours d’une présence séculaire. Vivant et grandissant ensemble, ils n’oublieront pas leur double identité : « Les enfants d’origine mixte élevés dans l’amour de leur patrie et de leur pays natal sont un trait d’union indissoluble entre deux races et deux civilisations » disait William Bazé. Pour cela, ils doivent demeurer ensemble, entre eux.

19 En 1955, le commandant Grolleau, délégué général de la FOEFI, acheta pour la fédération plusieurs biens immobiliers : les châteaux du Pont de Cisse à Vouvray, La Source à Semblançay (1955), Rilly à Beaumont-sur-Loire, l’hôtel particulier Magenta à Tours. Grâce à ses contacts dans l’armée, il récupéra 200 lits et 400 couvertures installés dans l’urgence pour permettre au foyer de Vouvray d’accueillir le premier convoi d’enfants qui arrivait de Saigon par avion… Beaucoup d’autres enfants suivront par bateau. Les Eurasiennes, qui ont été beaucoup moins nombreuses à être envoyées en France – car n’ayant pas la même importance au regard des acteurs de ce mouvement ? – sont accueillies à partir de 1949 à Saint-Rambert-en-Bugey (Ain) où Marguerite Graffeuil – « marraine » – a sa chambre. Des adolescentes sont placées dans d’autres institutions à Monaco, à Dreux, etc. Les directeurs des foyers de Vouvray et de Semblançay sont des anciens de l’Indochine qui connaissent bien la réalité des enfants métis28.

20 Dès l’arrivée, tout est fait pour montrer aux métis qu’ils doivent tourner une page de leur vie. Certains de leurs objets personnels qui les rattachent à leurs origines sont confisqués, il leur est interdit de parler vietnamien sous risque de punition, des fratries sont séparées. Des enfants fuguent pour retourner à Marseille… où ils ont débarqué, avec cette interrogation : « Je suis né au Viêtnam, qu’est-ce que je fais en France29 ? »

21 À Vouvray et à Semblançay, des écoles primaires ont été ouvertes à l’intérieur des foyers, certains enfants demeurent entre eux en permanence, d’autres fréquentent les écoles des communes avoisinantes. Traités de « chinetoques », voire de « bâtards », ils ont honte de ne pas avoir de parents. Une habitante de Semblançay, dont les parents

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travaillaient au foyer, témoigne qu’au début les habitants du village craignaient ces « viets » qui débarquaient en nombre et allaient chaparder dans les jardins, « mais petit à petit ils se sont “civilisés” […] ils ont été à l’école avec nous les enfants du village, ils ont fait leur communion avec nous, et je pense que par la suite tout le monde les a acceptés et ensuite bien appréciés même ! Ils faisaient partie des habitants de Semblançay30 ! »

22 Mais aux alentours du foyer de Rilly, l’attitude de la population est bien plus hostile. Au cours de l’été 1957, le député de la circonscription et le préfet enjoignent la FOEFI de prendre des mesures contre les larcins et déprédations commis par les pensionnaires. Le 15 septembre les habitants manifestent leur hostilité devant le foyer. Pour les responsables de la fédération, « quelques faits regrettables ne devaient, en aucun cas, porter atteinte à une œuvre qui compte à son actif tant de brillants résultats ». La dispersion des 97 enfants est donc organisée dans 27 institutions différentes à Paris, de Saint-Malo à Brive-la-Gaillarde, d’Orléans à Marseille31.

23 L’année 1957 est marquée par un autre épisode au foyer de Semblançay qui accueille alors une soixantaine d’enfants. L’été est lourd et la situation tendue. Les plus grands revendiquent sur l’argent de poche, les sorties, la nourriture, contre la sieste obligatoire… Ils parlent vietnamien entre eux, s’échauffent. Le 2 août, deux gendarmes sont appelés par le directeur pour calmer les esprits, ils sont accueillis à coups de pierres, il y a bousculade, l’un d’eux sort son arme et tire en l’air. C’est la panique générale ; certains enfants fuguent, bien vite repris par des forces de l’ordre arrivées en nombre32. La FOEFI considéra cet épisode comme un « incident grave » et son président « sermonna les enfants avec sévérité en s'exprimant d’abord en français, puis en vietnamien ». Les neuf grands considérés comme les meneurs furent immédiatement évacués du foyer33. L’un d’eux fut confié aux Apprentis-Orphelins d’Auteuil, tandis que son frère, plus jeune, fut transféré au foyer de Vouvray34.

D’autres méthodes et moyens mis en œuvre

24 La FOEFI ne manque pas d’argent. Les enfants partent en colonies de vacances à la mer, à l’étranger (Espagne, Yougoslavie, etc.), font du ski, sont bien habillés. Ils sont élevés et éduqués pour s’insérer dans la société française et devenir des Français comme tous les autres, avec de bonnes situations. La fédération se donne pour mission de faire grandir ensemble les enfants eurasiens « rapatriés » afin d’atténuer le choc brutal de leur changement de vie. Le but de ce choix éducatif est une acculturation collective, générationnelle même. Mais les problèmes d’acceptation par le voisinage ou les tensions internes aux foyers de la FOEFI poussent celle-ci à envisager d’autres moyens de prise en charge pour les métis. La dispersion dans une multitude de pensionnats de quelques enfants à la fois semble une voie médiane entre une trop grande concentration des enfants et un isolement non encadré qui est considéré comme la pire des options. Hormis les foyers, la plupart des enfants sont accueillis en petits groupes dans quelques centaines de petites structures. Des filles ont été placées dans des familles qui les ont élevées comme leurs propres enfants. Certains pères suivent discrètement l’évolution de leurs enfants. Des mères envoient des courriers, certaines, arrivées plus tard en France, rendent visite à leurs enfants dans les foyers.

25 Les Eurasiens et les Africasiens constituent un objet d’étude pour les anthropologues. En 1967 sont publiés les résultats d’un travail de recherche visant à mieux définir « des

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hybrides de première génération (F1), des “demi-sang” comme on disait autrefois ; il s’agit de sujets dont la mère est vietnamienne et le père citoyen français ». Les « sujets » sont examinés dans les foyers de Vouvray, Semblançay et Saint-Rambert, mais il est précisé que « dans quelques cas, les enfants ont été examinés dans leur famille, en particulier les Afrasiens [sic] ramenés au Sénégal par leurs pères. Car l’étude ne porte pas seulement sur des métis entre Blancs et Jaunes, mais aussi sur des métis entre Noirs et Jaunes35 ». Les enfants et adolescent-e-s ressentent une profonde humiliation à être « mesurés comme du bétail36 ».

26 Pour l’APPEL, le rassemblement des enfants eurasiens dans les foyers de la FOEFI ne semble pas le meilleur moyen de les intégrer dans la nation française. Bien qu’il exprime en 1963 une réelle gratitude à l’égard de la fédération pour la prise en charge de certains enfants de Seno, lors d’un entretien accordé en 1989, Péchard se montre très critique : « Les jeunes Eurasiens des années 1960 ont un foyer et un travail, certes, mais ils gardent au cœur un regret, celui de n’avoir pas ou peu rencontré de familles qui les auraient accueillis comme leurs propres enfants quand, après les péripéties et les incertitudes qu’on sait, les autorités françaises les ont rapatriés dans l’hexagone37. »

27 Cette prise de position entraîne des réactions à la FOEFI. Un magistrat qui a été en poste au Laos dans une brève « histoire de la FOEFI au Laos » évoque à propos de Seno « deux organismes, non qualifiés et sans expérience pour traiter les problèmes » des enfants eurasiens. Et de citer le service social de l’armée et l’APPEL, et de dénoncer le placement d’enfants « sans la présence à leurs côtés de camarades de même origine, auprès desquels ils pouvaient trouver appui et réconfort38 ».

28 Estimant que seul l’accueil dans des familles permet la véritable intégration des enfants en France, l’APPEL développe des formes de prise en charge différentes de celles de la FOEFI. En 1964, les personnes intéressées par l’action de l’APPEL envers les enfants laotiens reçoivent un imprimé intitulé « Parrainage et Adoption ». Jean-Claude Didelot, qui à partir de 1968 anime les activités de la branche française de l’association (ASPEL- France), les définit en fonction des enfants à aider, de leurs origines, de leurs âges et de leurs besoins. Le principe essentiel est que tout enfant se retrouve au sein d’une famille métropolitaine39. Un hommage rendu à René Péchard par le chef de la section consulaire française à Vientiane indique qu’il a « sauvé de la misère plus de trois cents jeunes Français en les envoyant en France pour les placer, soit dans des œuvres françaises, soit dans des familles d’accueil40 ». Un rapport parlementaire de 1974 indique que « l’ASPEL aurait assuré des placements familiaux en France à plusieurs centaines d’enfants du Laos41 ».

Les mémoires vives d’une génération transplantée

La fin d’une époque en Asie du Sud-Est et en France

29 En août 1972, la FOEFI reçoit de l’État une subvention de 4 300 000 francs qui lui permet de régler toutes ses dettes. Mais en raison de la diminution du nombre des Eurasiens relevant de la fédération, l’État demande la cessation de ses activités avant le 31 décembre 1976. Les derniers « rapatriements » de mineurs eurasiens ont donc lieu cette année-là42. Ce sont surtout des adolescents qui deviennent vite majeurs, en même temps que les enfants arrivés au lendemain de la guerre d’Indochine. La mission de la

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FOEFI s’achève après avoir pris en charge environ 4 500 enfants. De 1977 à 1983, sans aucune subvention, la FOEFI continua à aider ses anciens pupilles. Ceux qui à leur majorité ont laissé leurs coordonnées ou les ont actualisées reçoivent leur dossier personnel établi par la FOEFI. Les autres dossiers sont confiés au Centre des archives de l’Outre-mer (CAOM) à Aix-en-Provence. C’est là-bas que les anciens de la FOEFI peuvent retrouver, parfois, quelques traces de leurs ascendants, de leur vie43, tout comme les enfants de la ZFO en Allemagne peuvent faire le même retour en arrière dans des archives de l’occupation française en Allemagne conservées désormais à la Courneuve (ministère des Affaires étrangères).

30 Les années 1970 sont aussi celles de la fin de la guerre du Viêtnam. 1975, avec la chute de Saigon, le retrait américain et la question des Amérasiens renvoie à 1954 avec Dien Bien Phu, le départ des Français et les Eurasiens. La logique biopolitique est également à l’œuvre du côté américain. Le 3 avril, le président américain Gerald Ford déclenche Operation Babylift dont l’objectif est d’évacuer les enfants nés de pères GI, ceux qui sont en cours d’adoption par des Américains et plus généralement les orphelins de la guerre dont le nombre est estimé à 70 000. Aussitôt, des œuvres françaises qui travaillent au Viêtnam demandent à pouvoir faire partir « leurs » enfants vers les États-Unis44. Dès le 4 avril, 52 enfants de l’hospice des sœurs de Saint-Paul de Chartres sont embarqués grâce à Friends for All Children dans un avion Galaxy C-5 de l’US Air Force. Juste après avoir décollé, l’appareil connaît une avarie qui le contraint à faire demi-tour. Il s’écrase non loin de l’aéroport de Saigon. On dénombre plus de 150 morts dont près de cent enfants sur les 310 à 330 personnes embarquées45.

31 Malgré la précipitation et le désordre, l’ambassadeur de France prend le temps de pointer les objections qui s’expriment fortement face au Babylift, que la radio de Hanoi qualifie de « trafic d’enfants ». L’accident du Galaxy renforce le sentiment de malaise des autorités de Saigon qui ne peuvent que consentir au Babylift face aux pressions américaines. « Ce douloureux problème a une dimension politique que je me dois dans les présentes circonstances de relever », conclut le diplomate46. Pour Le Monde, « rarement sans doute, ne fut aussi crûment mise à nue l’ambiguïté des accès de générosité collective » ; « le sort de centaines d’enfants s’est trouvé fixé en quelques heures par des bonnes volontés parfois plus soucieuses des mauvaises consciences occidentales que du sort des enfants47 ». La situation est tout autre aux États-Unis où le Babylift a été couvert par tous les médias américains comme un fait de guerre compensant les images désastreuses de la chute de Saigon. L’opération est considérée comme une bataille gagnée dans la guerre perdue du Viêtnam, peut-être un des rares épisodes du conflit et de l’engagement américain à valoriser48.

32 La fin de la guerre du Viêtnam et la victoire des communistes poussent certaines mères qui, bien des années plus tôt, avaient confié leurs enfants à la FOEFI à reprendre contact et à leur demander qu’ils les fassent venir en France au motif qu’elles risquent leur vie dans le Viêtnam communiste49.

L’association FOEFI

33 Au printemps 1987, pour fêter ses 40 ans, un ancien de la FOEFI a l’idée de réunir un groupe d’amis eurasiens. Grâce au Minitel, il réussit à contacter beaucoup d’anciens de la « promo 1947 ». Dans la foulée de cette rencontre, où étaient également présents le directeur du foyer de Semblançay, un éducateur et une assistante sociale, en juillet ont

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lieu les premières grandes retrouvailles dans l’enceinte du château de la Source. Une association loi 1901 est ensuite créée. Une identité FOEFI se dessine entre anciens : des souvenirs de l’Indochine ou du Viêtnam, le foyer et/ou les pensions, la solidarité et la camaraderie comme moyens de se soutenir, d’avancer dans la vie. L’un d’eux témoigne : « mes enfants ont trouvé que j’avais “changé” depuis ces retrouvailles, il devait me manquer la chaleur de mes copains, en fait ils ont été ma seule famille durant mes 10 années de FOEFI50 ».

34 Un bulletin de liaison Grain de riz est édité deux ou trois fois par an et rend compte des activités de l’association. La plume est donnée autant aux éducateurs qu’aux anciens pupilles de la fédération. Des hommages sont rendus aux « parrains » et « marraines » (les responsables des foyers) sans pour cela éviter le débat sur la sévérité des encadrements51. « L’époque plus ou moins heureuse de la vie dans les foyers ou les pensionnats » est au centre de la publication avec de nombreuses photos, mais aussi les fêtes vietnamiennes (Têt), la cuisine, la littérature, etc. La journée festive annuelle rassemblant les membres de l’association et leurs familles est l’activité principale de l’association.

35 La préservation et la transmission de la mémoire passe par des gestes symboliques comme la pose d’une plaque commémorative à Semblançay sur laquelle est écrit : « De 1955 à 1967 à la Source, des garçons de la FOEFI ont vécu leur enfance en gagnant l’affection de tous52. » Les Eurasiennes se rassemblent pour la première fois à Saint- Rambert-en-Bugey en 201053. Il existe une amicale des AET-Dalat (Anciens Enfants de Troupe) qui se réunit tous les ans à Vogüe en Ardèche54.

36 Le documentaire Inconnu présumé français de Philippe Rostan (2009) montre une vraie camaraderie et l’expression du sentiment d’avoir été sauvés, mais le film est surtout un tournant important dans la mémoire des anciens de la FOEFI et leur association55. Ils expliquent : « Nous avons très peu parlé de notre blessure commune : de l’absence de nos mères et de nos pères. Cette blessure était si profondément enfouie en nous que très peu d’entre-nous en ont parlé, à leur femme, et surtout à leurs enfants. C’est pour rompre ce silence que nous avons accepté de témoigner […]. À travers le film, nous avons voulu dire que nous avons tous eu à porter cette blessure et qu’il est temps aujourd’hui d’en parler, entre-nous, avec nos enfants qui eux aussi ont souffert de nos silences et qui ont besoin de savoir56. »

37 Pour la génération des « quarterons » – comme ils s’appellent eux-mêmes –, le film est une véritable révélation sur ce qu’ont vécu leurs parents et sur une histoire et des origines qui sont aussi les leurs57.

Des plaies encore ouvertes

38 Si les histoires individuelles et personnelles sont aussi nombreuses que les enfants eurasiens eux-mêmes, les cicatrices sont les mêmes, plus ou moins refermées. Le départ du pays natal a été douloureux, surtout pour ceux qui attendaient en vain que leurs mères viennent leur dire au revoir à l’embarquement. Pour beaucoup c’est un voyage comme un autre n’ayant pas conscience de la distance séparant l’Indochine de la France. Sur le bateau, ils côtoient des soldats français rentrant en métropole, chacun se choisit un père fictif. Plusieurs décennies après ils pensent que leurs mères n’avaient pas le choix et qu’elles savaient qu’elles ne reverraient pas leurs enfants en leur disant

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adieu. L’hommage aux mères devient plus présent dans Grain de riz, la quête du père, de frères et sœurs, devient plus fréquente, du moins est davantage exprimée58.

39 Si le déracinement est évoqué dans le film de Philippe Rostan, l’arrachement est le thème principal du documentaire Né sous Z de Frédérique Pollet-Rouyer (2010) qui suit la quête de Robert pour connaître ses origines et comprendre les motivations de la politique dont les enfants eurasiens ont fait l’objet. Découvrant les réalités du mouvement de « rapatriements », justifié par la nécessité de sauver ces enfants, il s’interroge : « est-ce qu’on avait besoin d’être sauvés ?59 » Ces documentaires provoquent un véritable débat au sein des foefiens et foefiennes, comme ils s’appellent entre eux. Les responsables de foyers, éducateurs et assistantes sociales sont critiques sur une manière de regarder la réalité des années 1950 et 1960 avec les yeux, les mentalités, les valeurs d’aujourd’hui. Pour les anciens pupilles, une parole s’est libérée, ils veulent pouvoir exprimer leurs déchirures en même temps que leur gratitude60. Comme pour beaucoup d’autres épisodes traumatiques, le temps est nécessaire à l’expression du mal-être, à la résilience définie par Boris Cyrulnik comme « la capacité à se développer quand même, dans des environnements qui auraient dû être délabrants61 ». Dans un livre paru très récemment intitulé L’Enfant de Seno, Laby Camara raconte son histoire. Africasien abandonné par son père tirailleur sénégalais, puis délaissé par sa mère vietnamienne, il grandit au Laos et à treize ans est envoyé en France. Il connaît la vie dans la rue, si loin de chez lui. Ces mémoires racontent aussi ses retrouvailles avec sa famille paternelle guinéenne, sa reconstruction malgré une vie impossible et montrent le pouvoir libérateur de la parole et de l’écriture62.

40 Si le Minitel a permis les premières retrouvailles dans les années 1980, l’Internet permet d’aller beaucoup plus loin dans les recherches et ce des deux côtés. Comme le mouvement québécois Retrouvailles, initié par des mères voulant retrouver la trace d’enfants qu’elles ont dû abandonner des décennies plus tôt63, des mères vietnamiennes recherchent leurs enfants qui ont grandi et fait leur vie en France. La chaîne de télévision vietnamienne VTV4 réalise une fois par mois une émission intitulée « Comme s’il n’y avait pas eu de séparation » au cours de laquelle des mères et des enfants se retrouvent, des frères et sœurs aussi. Ainsi, Jean, René et Jacqueline Weber retrouvent – 56 ans après – leur sœur aînée Huong perdue de vue depuis 195464.

Conclusion

41 Les « rapatriements » en France d’enfants eurasiens, afin de leur assurer une éducation et un avenir, ont été laissés aux soins de la FOEFI. C’est l’une des caractéristiques de la politique de population liée à la décolonisation de l’Indochine : l’intention, la mise en pratique et le suivi de l’acculturation générationnelle visée ont été le fait d’un acteur privé auquel l’État a délégué un pouvoir qui a bouleversé la vie de milliers de personnes sur plusieurs générations : mères (et dans une moindre mesure pères), enfants et descendants.

42 L’aller simple pour l’intégration organisé par la FOEFI renvoie à de nombreuses questions que pose la biopolitique notamment sur l’instrumentalisation des enfants dans une entreprise post-coloniale. Les acteurs eux-mêmes, organisateurs de cette migration contrainte, se sont interrogés sur les meilleures méthodes pour parvenir à l’acculturation des enfants eurasiens. Ces derniers sont devenus, sans qu’on leur demande quoi que ce soit, les objets d’un programme raisonné visant à faire d’eux une

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courroie de transmission avec l’ancienne colonie. L’inéluctabilité de la décolonisation en Afrique après l’Indochine et la guerre du Viêtnam perdue par les Américains ont rendu illusoire cet objectif devenu impossible à atteindre. Si l’échec de l’entreprise biopolitique post-coloniale est ainsi patent, il contraste avec une certaine réussite de l’éducation donnée à ces enfants et à ces jeunes. Ceux-ci ont grandi, plus ou moins ensemble, dans des institutions spécialement conçues pour eux ou accueillant aussi d’autres enfants. Bien qu’il soit impossible d’avancer des chiffres précis, la plupart d’entre eux sont devenus des adultes « comme les autres », ainsi qu’ils aiment à se définir eux-mêmes.

43 Après la séparation liée à la vie active et aux itinéraires personnels des uns et des autres, la maturité a poussé certains à retrouver leur enfance, leurs amis. L’association FOEFI a ainsi été créée et a grandi avec la camaraderie pour ciment et une identité commune comme parcours de vie. Encore le temps d’une génération, celle des petits- enfants et de leur intérêt pour le passé de leurs ascendants, et sont remontés d’autres souvenirs mis en lumière par des livres, des films. D’autres quêtes que celle de l’amitié retrouvée sont poursuivies aujourd’hui pour retrouver des frères et sœurs, si ce n’est une mère ou un père dont beaucoup sont morts.

44 Pour la génération des enfants de la FOEFI, dont les plus anciens ont dépassé soixante- dix ans, le recul est déterminant pour porter sur leur enfance et le traitement dont ils ont fait l’objet un regard apaisé : « Si la lucidité acquise nous pousse à reconnaître la chance que nous avons eue d’être restés en vie grâce à la FOEFI, elle nous permet aussi de dire, sans ingratitude, que tout n'a pas été parfait dans le meilleur des mondes possibles65. » SHAPE

NOTES

1. Inconnu présumé français réalisé par Philippe ROSTAN, France, 2009, 90 mn, diffusé sur France Ô en avril 2010 ; Né sous Z réalisé par Frédérique POLLET-ROUYER, France-Belgique, 2010, 75 mn, diffusé sur France 2 en novembre 2011.

2. SAADA Emmanuelle, Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007, 335 p. Publication issue d’une thèse soutenue en 2001 à l’EHESS ; d’autres universitaires avaient également proposé des études ou des évocations sur les métis, notamment : ROLLAND Dominique, De sang mêlé. Chronique du métissage en Indochine, Toulouse, Elytis, 2006, 382 p. 3. DÉNÈCHERE Yves, « Des adoptions d’État : les enfants de l’occupation française en Allemagne, 1945-1952 », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n° 57-2, avril-juin 2010, p. 159-179. Paul-André ROSENTAL, L’intelligence démographique. Sciences et politiques des populations en France (1930-1960), Paris, Odile Jacob, 2003. 4. FOUCAULT Michel, « Le problème des réfugiés est un présage de la grande migration du XXIe siècle », Dits et écrits tome III 1976-1979, Paris, Gallimard, 1994, p. 798-800. Cité par

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Anna SIMONE « Migrations » dans Lexique de biopolitique. Les pouvoirs sur la vie (collectif), Toulouse, Érès, 2009 (2006), p. 202-206. 5. MEYER Charles, La vie quotidienne des Français en Indochine 1860-1910, Paris, Hachette, 1985. Dans un chapitre intitulé « Pièges et sortilèges », l’auteur consacre plusieurs pages au « Charme des petites épouses », sans jamais évoquer les métis nés de ces rencontres, p. 263-270. 6. DUFOURCQ Élisabeth, Les aventurières de Dieu. Trois siècles d’histoire missionnaire française, Paris, Jean-Claude Lattès, 1993, p. 406-408. 7. SAADA Emmanuelle, Les enfants de la colonie…, p. 13, article 2 du décret du 8/11/1928. 8. Historique de la FOEFI présenté par William Bazé lors du Conseil d’administration de clôture de la FOEFI, le 7 novembre 1983. Consultable sur [ http://foefi.net/naissancedelafoefi.html ]. L’histoire de la FOEFI et des œuvres qui l’ont précédée reste à écrire. 9. Arrêté du gouverneur général de l’Indochine portant création de l’École des enfants de troupe eurasiens de Dalat, 27/06/1939, article 1. 10. Jules Brévié (1880-1964) a été définitivement privé de sa pension de retraite en mars 1945 et en mai il est déchu du droit de porter toute décoration française ou étrangère. 11. LACOUTURE Jean, De Gaulle, 2 Le politique, Paris, Le Seuil, 1885, p. 157. 12. William Bazé a épousé Yvonne de Miribel, fille du Résident supérieur de France au Tonkin. 13. Sur tous les documents commémoratifs et pages Internet qui évoquent la FOEFI, sa création est datée de 1938, sans doute pour éviter de rappeler le nom de Jules Brévié. 14. SAADA Emmanuelle, Les enfants de la colonie…, p. 237. 15. Historique de la FOEFI présenté par William Bazé, op. cit., CA de la FOEFI, 7/11/1983. 16. SAADA Emmanuelle, Les enfants de la colonie…, p. 235-236. 17. L’histoire de l’école est mal connue, on en trouve une seule mention dans l’ouvrage collectif Historique des Enfants de troupe et des Écoles militaires préparatoires, Saint-Girons, Maury, 1963, 305 p. 18. Témoignage de Marguerite Graffeuil recueilli en avril 1987 par un de ses filleuls eurasiens. Consultable sur [http://www.foefi.net/]. 19. SAADA Emmanuelle, Les enfants de la colonie…, p. 237. 20. Compte rendu de l’assemblée générale de l’APPEL, 28/11/1963. Ce document et beaucoup d’autres sont réunis sur le CD accompagnant le livre de Jean-Claude DIDELOT, Piété filiale. Des certitudes à la foi avec René Péchard, Paris, Éditions du Jubilé, 2004. 21. Jean-Claude DARRIGAUD et Jean-Claude DIDELOT, Les enfants du Mékong, Paris, Fayard, 1989, p. 74. 22. Après sa retraite, Jacques Suant est devenu écrivain. Il a notamment publié : Rizières de sang (1970) et Viêtnam 1945-1970 (1972). 23. Archives privées, Registre des enfants eurasiens de Seno, déclaration préliminaire, p. 1 et 2. 24. Ibid. 25. Ibid.

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26. Compte rendu de l’assemblée générale de l’APPEL, 28/11/1963, op. cit. 27. Archives privées, Registre des enfants eurasiens de Seno. 28. « Lettre de Mme Teisserenc à ses enfants eurasiens (juillet 2010) », Grain de riz, n° 42, p. 7 ; Souvenirs de Paul Susini, Grain de riz, n° 44, p. 12-13. 29. Témoignages dans le documentaire Inconnu présumé français. 30. Témoignage d’Anne-Marie Gauguin publié dans Grain de riz, n° 40, mars 2010, p. 4-5. 31. Archives de la FOEFI, compte rendu de la situation à Rilly (1957) dans Grain de riz n° 41, juin 2010, p. 8. 32. Témoignage d’un ancien de Semblançay, Grain de riz n° 41, juin 2010, p. 4-5. 33. Archives de la FOEFI, compte rendu de l’incident de Semblançay (1957) dans Grain de riz, n° 41, juin 2010, p. 7. 34. Témoignage d’un ancien de Semblançay, Grain de riz n° 41, juin 2010, p. 4-5. 35. Bulletins et Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris, XIIe série, tome 1, fascicule 1, 1967. Numéro thématique : Anthropologie des métis franco-vietnamiens, 114 p. Des chapitres portent sur « les caractères descriptifs », « la croissance », « les groupes sanguins », « les dermatoglyphes » des franco-vietnamiens. « Préambule », p. 3-4. 36. Témoignage dans le documentaire Inconnu présumé français. 37. Compte rendu de l’assemblée générale de l’APPEL, 28/11/1963 ; propos de René Péchard dans Jean-Claude DARRIGAUD et Jean-Claude DIDELOT, Les enfants…, p. 75.

38. LECA Charles, « Histoire de la FOEFI au Laos des années 1947 à 1975 », Grain de Riz, 1992. 39. Témoignage de Jean-Claude Didelot, recueilli par l’auteur, 21 septembre et 15 décembre 2009. 40. DIDELOT Jean-Claude, Piété filiale… Documents (CD), documents n° 2 et 3 du chapitre 3, lettre non datée. 41. Archives nationales, site de Fontainebleau (ANF), 19960015 ministère de l’Intégration et de la Lutte contre l’exclusion, article n° 21, rapport Riviérez sur l’adoption, 1974, p. 26. 42. ANF, 19960015, article n° 22, statistiques de la FOEFI (1965-1976). 43. Voir les séquences filmées des visites au CAOM dans les documentaires Inconnu présumé français et Né sous Z. 44. Archives du ministère des Affaires étrangères, Mission de l’Adoption Internationale (MAI), n° 16, télégrammes de Saigon et du MAE, 2 et 4 avril 1975. 45. MAI, n° 16, correspondance du 5 avril 1975. 46. MAI, n° 16, télégrammes de Saigon du 6 avril 1975. 47. Le Monde, « L’accueil des réfugiés en France. Les enfants du Babylift » par Jean- Claude GUILLEBAUD, 23 mai 1975.

48. DENÉCHÈRE Yves, « De “l’accueil à vie” à l’opération Babylift : adopter et sauver des enfants pendant la guerre du Viêtnam (1965-1975) », Faire la paix, faire la guerre, CTHS, actes du congrès 2011 à Perpignan, sous presse. 49. Témoignage dans le documentaire Inconnu présumé français. 50. Témoignage dans Grain de riz, n° 44, décembre 2011, p. 7.

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51. Grain de riz n° 42, décembre 2010, p. 7 ; n° 44. 52. Compte rendu de la cérémonie du 7/08/2010, Grain de riz, n° 42, décembre 2010, p. 6. 53. « Assemblée des Eurasiennes à l’abbaye de Saint-Rambert-en-Bugey, 14-17 octobre 2010 », Grain de riz n° 42, décembre 2010, p. 10-12. 54. Site Internet de l’Amicale : [http://www.aet-dalat.net/]. 55. Philippe ROSTAN, Inconnu présumé français. Cf. ci-dessus note 1. 56. Dossier consacré au film de Philippe Rostan, Grain de riz, n° 38, décembre 2009. 57. Plusieurs témoignages d’enfants d’Eurasiens de la FOEFI dans Grain de riz, n° 38, décembre 2009, p. 6-11. 58. Par exemples : « Mon père, une quête » et « À mon père, André Antona », Grain de riz, n° 40, décembre 2010, p. 3-4. 59. POLLET-ROUYER Frédérique, Né sous Z. Cf. ci-dessus note 1. 60. « Lettre aux Eurasiens » de Cécile Grandjean, assistante sociale de la FOEFI et « Réponse de Jacqui Maurice » Grain de riz, n° 38, décembre 2009, p. 12. 61. CYRULNIK Boris et SERON Claude (dir.), La résilience ou comment renaître de sa souffrance, Fabert, coll. Penser le monde de l’enfant, 2003, 248p. CYRULNIK Boris, Autobiographie d’un épouvantail, Paris, Odile Jacob, 2010. 279 p. 62. BARI Nadine, CAMARA Laby, L’enfant de Seno, Paris, L’Harmattan, 2011, 123 p. 63. Le Mouvement Retrouvailles est un organisme sans but lucratif, créé 1983, qui vise à faire respecter les droits des personnes adoptées, des parents biologiques et des adoptants. 64. « Ils se sont retrouvés », Grain de riz n° 42, décembre 2010, p. 2 ; « Retrouvailles », témoignage de Jean Weber, n° 44, décembre 2011, p. 18-19. 65. Témoignage dans Grain de riz, n° 41, juin 2010, p. 5.

RÉSUMÉS

La colonisation française en Indochine a induit la naissance d’enfants métis eurasiens de pères français, souvent militaires. À la fin de la guerre, la Fédération des œuvres de l’enfance française en Indochine, avec le soutien de l’État, a décidé de les « rapatrier » en métropole, leurs mères restant sur place. Des années 1950 au milieu des années 1970, des milliers d’enfants ont été regroupés dans des foyers ou dispersés dans des dizaines d’internats dans le but de les acculturer et de les éduquer. Cette migration contrainte, qui relève clairement de la biopolitique, visait une intégration générationnelle des enfants eurasiens. Elle a donné lieu à des débats sur la fin et les moyens de l’entreprise, d’autres acteurs choisissant d’autres voies. Après la dissolution de la FOEFI, des anciens des foyers ont constitué une association afin de se retrouver dans l’identité commune les unissant. L’avancée dans la vie et leurs descendants les ont poussés à évoquer d’autres souvenirs, plus douloureux : la séparation avec la mère, la quête du père.

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French colonialism in Indochina led to the birth of mixed Eurasian children of French fathers, often members of the military. At the end of the war, the Fédération des œuvres de l’enfance française en Indochine (FOEFI) [the Federation of charities for French children in Indochina], with the support of the French government, decided to "repatriate" the children to France, while leaving their mothers behind. From the 1950s to the mid-1970s, thousands of children were placed in foster homes or boarding schools in order to be acculturated and educated. This forced migration, clearly inspired by bio-politics, targeted the generational integration of Eurasian children. It gave rise to debates regarding the ends and means of the undertaking ; other actors chose different methods. After the dissolution of the FOEFI, the former foster children formed an association based on the common identity uniting them. Their advancing age and their descendants pushed them to evoke other, more painful memories : the separation from their mothers and the quest for their fathers.

INDEX

Keywords : history, childhood, colonization, decolonization, France, Indochina, XXth century, migration, boarding schools, memories

AUTEUR

YVES DENÉCHÈRE Professeur d’histoire contemporaine, université Nantes-Angers-Le Mans, CNRS UMR CERHIO

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Stolen Childhoods. Reforming Aboriginal and Orphan Children through Removal and Labour in New South Wales (Australia), 1909-1917

Naomi Parry

1 Since 1996 in Australia, significant attention has been paid to the legacy of past practices towards children who had been displaced from their families by poverty, crime, the loss of family or deliberate policy. In that time, there have been three major government inquiries into the treatment of children and each has made it clear that Australian governments and welfare agencies failed the children in their care. In February 2008, the Australian Government apologized to the Aboriginal Stolen Generations and in November 2009, it apologized to the child migrants and ‘Forgotten Australians’ for their pain and suffering.

2 It is a sad fact of life that some children cannot be raised by their parents, owing to tragic circumstances such as death, illness, accident; or complicated factors such as poverty or family breakdown. In such circumstances, governments and welfare agencies purport to perform a protective function, providing ‘care’ and, as was often argued in the past, ‘rescuing’ them from adverse circumstances. The inquiries gave voice to those who grew up under these systems and the apologies recognise that, all too often, the alternative ‘care’ provided by governments and welfare agencies was loveless and uncaring and, at its worst, abusive. It is time to ask why policies designed to be helpful simultaneously produced such harm. It must also be acknowledged that Australian governments and welfare agencies played active roles in separating children from their families, either by failing to, or choosing not to, support families in crisis, or deliberately removing children from families defined as aberrant, in order to improve society – while policy-makers often stated destitute children needed protection, quite often they just intended to ensure society was protected from destitute children and

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their families. Historians must expose what motivated these actions, and the means by which they were justified to the public.1

3 This paper illustrates some of these motivations with a case study of a short but intensive period of policy development and review in New South Wales – Australia’s largest state and the first to enact separate policies for Aboriginal children. It is drawn from a larger study into the welfare systems of New South Wales and Tasmania, in the period 1880 to 1940.2 In the years 1909 to 1917, the Aborigines Protection Board, a government agency, developed policies to remove Aboriginal youths from reserves and stations it controlled, and place them in private homes, and domestic servants or labourers. The goal was to reform the broader Aboriginal population by setting the younger generation to work, and it had embedded that practice by World War I. In the years 1916 to 1917, the New South Wales Government held two inquiries into the care of white children in its child welfare agency, the State Children’s Relief Department [SCRD]. Unlike annual reports and other official government publications and records, inquiries test and contest policy. The questions asked within them expose the darker side of government-auspiced systems, and shed light on actual living conditions. That the inquiries endorsed the system, as it was, shows a broad tolerance of poor living conditions, and for overwork and actual physical abuse of the state’s most vulnerable children, all justified by a belief that to do so prevented delinquency. Taken together, the policies of the Protection Board and the State Children’s Relief Board reveal the forces of race, gender and class upon children, but also show the common expectation – that vulnerable children should work for their own good, and that they could not and should not expect better. This ‘care’, of the state’s most vulnerable children, established a very low threshold for other ‘care’ systems, including non-government institutions and child migration schemes.

The Inquiries

4 As Swain, Sheedy and Musgrove have pointed out, the inquiries used the work of historians, as well as government submissions, but gave primacy to the testimony of those who lived through these systems. This provides a new archive on which historians can draw, and are fuel to campaigns for social justice and recognition of rights.3 An overview of the inquiries is presented here to establish the context of what has been recognised, and what yet needs to be done.

5 The first inquiry, into the separation of Indigenous children from their families, was the result of a long campaign of Aboriginal and Torres Strait Islander protests at the high rate of removal of children from their communities.4 Historians had been trying to bring this to national attention since the 1970s, and, in 1981 Peter and Jay Read coined the term ‘stolen generation’ to convey the Aboriginal community’s sense of loss, and the wrongfulness of authorities in removing children5. At the request of the then Labor Government, the Australian Human Rights and Equal Opportunities Commission [HREOC] toured the country to interview 535 people affected by these policies, as well as welfare officers, policemen and carers. Historians also prepared submissions and gave evidence to the inquiry, and significant archival and other forms of research was conducted, often with the support of state governments. The result of this inquiry was the 1997 report Bringing them home: National Inquiry into the Separation of Aboriginal and Torres Strait Islander Children from their Families.6 The key findings of this report was that

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one in ten Aboriginal families had lost their children, and although some of these separations were necessary, because of death, family abuse and illness, governments and welfare agencies had adopted racist policies to actively separate children from their families. Aboriginal child rearing methods were condemned and families were judged incapable of caring for their children. The report stated that this was systematic racial discrimination, with the assimilationist goal of erasing the Aboriginality of children, and such actions contravened the United Nation’s 1948 Universal Declaration of Human Rights and the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide. Furthermore, these policies had highly detrimental effects on the wellbeing of contemporary Aboriginal and Torres Strait Islander people. HREOC recommended an apology, reparations and the funding of systems to help reunify Aboriginal and Torres Strait Islander families.

6 State (provincial) governments did apologize, and provided funding and other forms of support to assist stolen generations to trace their family. However the Australian Government, which had changed to a conservative leadership in 1996, declared that, although the authorities’ actions were regrettable, they had acted in children’s ‘best interests’: “The treatment of separated Aboriginal children was essentially lawful and benign in intent and also reflected wider values applying to children of that era, as recorded in other recent official reports concerning ‘illegitimacy’, adoption, child welfare and institutional practices throughout much of the twentieth century.”7

7 The Government argued that it was not responsible for removals so did not intend to pay compensation, and rejected the notion of an apology. This stance was buttressed by politically conservative commentators, who repudiated the oral history that formed the basis of many claims and insisted Aboriginal children were not stolen, but rescued from poverty, abuse and uncaring families and this was neither genocidal nor racist.8 The Government remained obdurate, and, eventually, debate stalled.

8 The reason the stolen generations received attention first was a long tradition of organisation and lobbying. Advocacy would soon bear fruit for other groups of affected people. From 1911 to 1972, the British Government had, through a number of religious and private organisations, organized the emigration of over 100,000 children to Australia and Canada, although Canada stopped admitting unaccompanied minors in 1925.9 Unlike earlier juvenile transportation, these new waves of children were not offenders.10 Awareness of this policy developed in the late 1980s, as the British-based Child Migrants’ Trust advocated for child migrants, and released Lost Children of the Empire and Empty Cradles (the book on which the 2011 film Oranges and Sunshine was based). In Australia, the national broadcaster, the ABC, aired a documentary based on Lost Children of the Empire (1989) and the mini-series The Leaving of Liverpool (1994), and studies of child migration were produced by Alan Gill and Geoffrey Sherington and Chris Jeffery.11 These highlighted that the child migrants had left institutional care in the UK, often without understanding what was happening to them, with the promise of better educational and work opportunities. For far too many the reality was a childhood of deprivation, forced labour, physical, psychological and sexual abuse, and a broken adulthood. This was compounded by problems securing birth certificates and passports and tracing relatives, caused by official and unofficial secrecy about the children’s origins that had extended to telling children their parents did not want them or were dead. Many returned home to find that relatives were very much alive, and had no idea the children had been sent overseas.

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9 In 1996, the Western Australian state government, which had received the majority of child migrants to Australia, appointed a Select Committee into Child Migration. In 1998, the United Kingdom’s House of Commons Health Committee conducted an inquiry led by David Hinchcliffe MP. Yet the Australian Government opposed attempts to establish a Senate Committee in 2000, saying it had assisted the Western Australian and British Government inquiries and offered financial support to the Child Migrant Trust and National Archives of Australia, to assist with family reunification. Only when the Forde Inquiry in Queensland released confidential reports about two notorious child migrant institutions in that state did the Australian Government relent.

10 In 2001, the Australian Senate produced Lost Innocents: Righting the record, which found that Australian agencies had accepted and institutionalised between five and 10,000 child migrants.12 These children were engaged in hard, often dangerous, physical labour to maintain and, in some cases build, the institutions they were housed in. The Committee identified a disturbing level of physical, sexual and psychological abuse within these institutions and stated Australian agencies had failed to exercise a duty of care over child migrants. The Committee acknowledged the argument of an advocacy group called Broken Rites, who have campaigned to draw attention to sexual assault in religious institutions that: “It should be recognised that at the time child migrants were being “cared” for in so many institutions, the sexual assault of children was not sanctioned in any educational system in Australia, child labour was not permitted in law, slavery had been abolished, public beatings and floggings were no longer carried out in either the criminal justice system or in the military and minimum standards of working conditions, hours of work and wages had already been established for working adults.”13

11 As the Committee concluded, such things were illegal then and are illegal now.

12 The conditions endured by child migrants only served to highlight those suffered by Australian-born children who grew up in out-of-home care. In the late 1990s, organizations, such as Care Leavers Australia Network and the Alliance for Forgotten Australians, formed to advocate for recognition of the legacy of their childhood.14 This culminated, in 2004, in a third Senate report, Forgotten Australians: A report on Australians who experienced institutional or out-of-home care as children.15 That Committee concluded that 500,000 Australians experienced care in an orphanage, home or other form of out- of-home care in the 20th century. After hearing evidence from hundreds of submissions of about lovelessness, emotional and physical deprivation and physical and sexual abuse, the Committee concluded that wide scale, unsafe, improper and unlawful care of children, a failure of duty of care and serious and repeated breaches of statutory obligations had occurred in the country’s institutions, both state-run and religious.16 Yet the Australian Government said and did little in response.

13 In 2007, however, the 12 year old conservative government of Prime Minister John Howard was replaced by a Labor administration that chose, as its first act, to offer a formal apology to the stolen generations. New Prime Minister Kevin Rudd opened the 42nd Parliament on 13 February 2008 by apologizing to the stolen generations. After a further Senate report, Lost Innocents and Forgotten Australians Revisited, which highlighted the lack of government action, Rudd apologized to Child Migrants and the Forgotten Australians on 16 November 2009. Both apologies were matched by commitments of funding to help those who grew up in out of home care to locate their personal histories, assist in family reunion, and the provision of support services.

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14 The Government’s apologies can never undo the treatment suffered by children and their families but they do go some way towards accounting for the past. As Peter Read has said of the stolen generations, historians spent a lot of energy trying to establish that it even happened, and this prevented the telling of more subtle and complicated stories.17 The Government’s apologies signify some level of community acceptance of these stories, and this provides space to consider the role and drivers of child welfare systems in Australian social history. This paper provides a case study for considering policy in New South Wales.

The beginnings of child welfare policy in New South Wales

15 The development of child welfare systems in New South Wales shows the way policy- makers sought to protect society from children, while stating that it was protecting the children themselves. Since the beginning of the 19th century, the NSW Government had paid churches and the Benevolent Society to fulfil its social welfare functions. This had led to destitute children being massed in their hundreds in the Protestant and Catholic Orphanages or the Randwick Destitute Children’s Asylum. By 1860, the NSW Government had followed British leads by introducing industrial schools and reformatories, including training vessels, to deal with child convicts. On the one hand these were humanitarian, for they diverted children from adult jails, but on the other hand they were punitive, as they enabled the police and courts to apprehend children for being unsupervised or engaging in independent economic activity, such as street trading, or for being associated with prostitutes or thieves. These were status offences, and they led to the incarceration of thousands of children in institutions that survived until late in the 20th century.18 By the 1870s however, the large orphanages were out of favour and decried internationally as ‘barracks’, and Tasmania, South Australia and Victoria had introduced boarding out. Activists such as the British sisters Florence and Rosamond Davenport Hill were amongst those who campaigned for the boarding-out of destitute children, arguing a family environment encouraged children’s humanity and self-reliance.19 Their arrival in Sydney, in 1873, coincided with a Royal Commission and galvanised a group of reform-minded opinion-makers who generated pressure for change via the press and the pulpit.20 A Society of Ladies for Boarding-out Destitute Children developed, and in 1879, with the approval of Premier Sir Henry Parkes and the co-operation of the president of the Benevolent Asylum, Dr Arthur Renwick, ‘experimented’ by withdrawing children from asylums and boarding them in country homes.21 This process was formalized by the State Children’s Relief Act of 1881. 22 The new State Children’s Relief Board [SCRB] was so active that the orphan asylums were closed within five years and although the Destitute Children’s Asylum survived, it took far fewer children than it had before.23 Church organisations continued to run large orphanages, industrial schools survived until the 1970s and smaller institutions were developed for sick or mentally disabled children, but boarding-out was held to be the ‘gold standard’ for child welfare. 60% of state children were boarded out, with 30% being apprenticed as domestic workers and 10% living in institutions.24 Between 1881 and 1915, some 24,630 children were committed to the SCRD. Of these, 63% were under the age of ten at the time they were committed.25 Boys predominated in both boarding out and institutions, with around 1.6 boys for every girl.26 Boy apprentices were also

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twice as popular as girl apprentices.27 The primary reason for this was the high value accorded to the labour of boys, which suited the SCRB’s aspiration for them to become members of the industrious working classes.

16 The reasons children were committed varied – some were genuinely orphaned but others were surrendered by families that were broken by death, illness, divorce or poverty, or by single parents. In the late 19th century, Australian states also developed child welfare systems in response to the increased visibility of children and social and economic deprivation.28 As Shurlee Swain and Dorothy Scott have observed, Australia looked to England for inspiration – local anxieties about neglected children and delinquency provided “narratives of darkness and light, evil and innocence, danger and rescue, which placed colonial dramas within an international context”.29 After 1896, when the law in NSW was amended to enable the officers of the SCRD to apprehend children, removals occurred if children were judged neglected, or were visibly working on the street as newspaper boys or flower sellers, wandering, ‘uncontrollable’ or ‘in moral danger’.30 Boarding out was presented as offering new hope for the children, and as a method of solving the problem.

17 The goal of boarding out was to replace a child’s own, problematic, family with new bonds that were considered more wholesome, to prevent children from relapsing into pauperdom or adopting criminal habits. Underpinning this belief in the power of the ‘good’ family was the assumption that poverty and vice were bred in ‘bad’ families. Dr Arthur Renwick, the first President of the SCRB argued that the goal of ‘rescue’ was to supply ‘artificial parental and filial love’ through a foster parent, such love being ‘nearly as genuine, and quite as practically useful as the love between two parents and children united by the ties of nature’.31 Renwick stated children would feel ‘more thoroughly at home’ with members of the skilled agrarian and working classes than they might with persons of higher social status, who were unable to perceive foster children as part of the household and thus would provide insufficient individual attention.32 The only concession to the possible value of bringing children up in their own homes was another 1896 amendment, that enabled the SCRB to pay single mothers a half-rate of the boarding-out allowance to keep their own children – a measure which saved the SCRB money as well as preserved family bonds, although it did mean almost half of all children in state care were boarded with their own mothers from that point on.33 It is important to note that this payment was never extended to Aboriginal women. Seen as a privilege, rather than a right, it was withheld from Aboriginal women on racial and moral grounds.

18 An important element of boarding out was imparting habits of industry. Children were to be instructed in household work, so as to be qualified to ‘go out into the world and fight the battle of life with credit to themselves and advantage to the commonwealth’.34 As children reached a ‘useful age’ they were placed in ‘apprenticeship’. This was not trade training, but farm laboring for boys and domestic service for girls. They received pocket money and earned some wages, banked for them in trust and were supervised by their employers and occasionally inspected by SCRB staff. The exploitation inherent in the scheme was that the child defrayed the costs of its keep through labour, but the SCRB argued that such work was an extension of the family-centred work of boarding out. In effect, the boarding out and apprenticeship system meant children who had been visible on the streets, were rendered invisible by being placed, out of sight, in a new family.

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19 Of course placing children in a ‘good family’ immediately meant destroying the old family. To dodge this uncomfortable contradiction, Renwick, and many reformers who followed him, used the trope that state children were orphaned or abandoned. As his own department’s figures showed most children in state care had at least one parent, he also used the qualifier ‘actually or practically rendered orphans’. Orphans were the ‘deserving poor’, so their need for care could not be questioned, but they also provided an idealised image of a blameless child, deserving of rescue. The orphan had no parents whose rights might be trampled, or who could be accused of imposing their children upon the state, making it easier for the public to accept Renwick’s argument that ‘Children of the State’ were ‘children whom the State must father’, ‘virtually in loco parentis’.35

20 At the same time the SCRB was forming its ideas Aboriginal policy was beginning in NSW. Aboriginal culture maintained a toehold in rural areas, although the expansion of white settlement and marginalization of Aboriginal labour had led to what was simply termed ‘the Aboriginal problem’. This was, essentially, the visibility of impoverished Aboriginal people around the fringes of towns, including the city of Sydney, and a growing population of people termed, in the offensive language of the day, to be ‘half- caste’36. The presence of such people offended both charity and morality. As the Aborigines Protection Association, a short-lived quasi-missionary organisation, put it: “Hundreds of young half-castes – the unmistakable tokens of the white man’s sin – are now running wild in the interior, being destitute of all physical comfort, and sunk in the lowest moral degradation. The females, many of them mere girls, are ruthlessly ruined, and thereby forced into a course of utter depravity. And these unfortunate women have no protectors, and no open door of hope!”37

21 The New South Wales Aborigines Protection Board was formed in 1883 to administer government aid to Aborigines, including blankets and rations, and make provisions for their welfare. It was a government agency, but did not follow the same approach as the SCRD; it never considered Aboriginal children were fit for boarding out, as there were no white families to take them (black families were never considered) and it was thought Aboriginal children could not adjust to white family life. Instead the Board believed ‘younger half-castes should be withdrawn from the [Aborigines’] midst and gradually be absorbed into the general community’.38 Again, children – and Aboriginal people – were to be rendered invisible. By 1909 the Protection Board was ready.

Child removal policy in NSW before World War I

22 The tensions between the stated desire to protect children and the less obvious goal to protect society from children became apparent in the years just prior to World War I. Even as the Aborigines Protection Board began to consider child removal, child welfare policy was shifting. Sydney, a bustling New World port, also looked to Canada and cities like Boston, Chicago and New York for inspiration. As Tiffin has written, North American reformers looked to the child, a new focus of sociological inquiry, for national salvation.39 Older approaches, including children’s protection societies, rescue and emigration movements, boarding out and legal and other measures against child abuse, were supplemented with new strategies, including family break-up, children’s courts (beginning in Illinois), and institutional methods, some devised by African- American voluntary agencies.40 It is important to note that ideals of social justice

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frequently gave way to more punitive responses designed to preserve social order and middle class reformers, both sympathetic to and frightened by victims of poverty, enacted legislation to enforce parental (and especially maternal) responsibility for child supervision, rather than attempting to alleviate social conditions such as poverty. 41 The same tensions played out in New South Wales, as it experimented with child welfare provision.

23 In 1902 the SCRD changed leadership, to Dr C.K. Mackellar, a physician, parliamentarian and activist for infant-life protection.42 Mackellar was highly energetic and, in 1905, introduced new laws, including Children’s Courts. These softened the treatment of children who had been charged with crimes or status offences such as being ‘uncontrollable’ or ‘in moral danger’, as it removed them from adult courts, and a system of probation enabled more children to remain at home with their families, under supervision. This almost immediately reduced recidivism and slowed the rate of children being removed from their families. However, the Children’s Court became the arbiter not just of criminal charges or neglect cases, but of all phases of welfare intervention, including regulating the payment of allowances to destitute mothers. Criminal regulation was thus combined with welfare intervention, indicating a growing focus on policing the lives and morals of the lower classes. Importantly, it provided a mechanism for removing children against the wishes of families.43

24 Mackellar was heavily influenced by the eugenic US family studies into the Jukes and the Kallikaks, which attributed social problems such as crime, immorality and incest to vicious circles of inbreeding and miscegenation.44 The SCRD already had cottage institutions for ‘feeble-minded’ children, but Mackellar’s research into medical and psychiatric understandings of mental deficiency was part of a broad movement that united hereditarian and environmentalist assumptions and turned older ideals of child rescue towards a new goal: the curbing of delinquency.45 He made it clear that the Children’s Court was an instrument to weed out ‘bad’ families, headlining his 1907 Annual Report with an account of raids on an old gold mining district in the Monaro Plains, in southern NSW. Over several months, 67 families were prosecuted in rural Children’s Court sessions and 113 children were removed for boarding-out or institutionalisation. Another 120 families, with 300 children, were cautioned. Those who kept their children were often relocated from a ‘vicious environment’ or the children were taken into care while the family’s cottage was renovated.46 Mackellar said such cases proved that ‘back blocks living’ produced a nest of social problems, and all country districts should be investigated.47

25 In 1912, Mackellar was commissioned by the government to examine the treatment and management of mentally deficient and feeble-minded children in England, the United States and Europe, and produced an influential report.48 Amongst other recommendations, he suggested ‘mentally deficient’ women of child-bearing age should be detained. He included ‘half-caste’ women who lived on town fringes in his category of ‘simple or moral imbecile’, along with unmarried mothers and railway camp followers.49 This coincided with the Aborigines Protection Board’s views that its own reserves were sites of uncontrolled female sexual activity and white men’s vice, although the Board’s responses were not eugenic, but were driven by older notions of rescue that were embedded in religious movements.50 In fact, the Protection Board developed policies that were quite different, both in race and gender terms, to those in the state welfare system.

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26 The Aborigines Protection Board had sought to remove children since the 1890s, but had no legislative power to do so until 1909, when the Aborigines Protection Act was introduced. That Act was driven by the Board’s Vice-President, George Edward Ardill, an energetic rescue worker who had established the Sydney Rescue Work Society, and founded women’s refuges, lying-in homes and children’s homes, whilst working as a missionary and serving as the Aborigines Protection Association secretary. Ardill did not believe in boarding out, and his own institutions were ‘home-like’, albeit funded by the labour of the inmates in his commercial laundries. Attacked for this by the Sydney labour movement, Ardill said such work helped the women ‘to help themselves’. He believed ‘the child of God must be useful’, and like many religious reformers, felt placement in domestic service redeemed women who had fallen into degradation, vice, neglect and vicious surroundings. These were the same words he used to describe Aboriginal people.51

27 Ardill began informally apprenticing girls from Aboriginal stations from about 1898, and by 1907 was resolved upon a scheme to train Aboriginal children ‘to proper spheres of usefulness’.52 The legislation the Board created to do this defined an Aborigine as any person ‘apparently having an admixture of Aboriginal blood’ and gave the Board the power to control all lands set aside for Aboriginal people, to assume the rights of a father over any Aboriginal child, and to indenture any child of any Aborigine as an apprentice.53 The Board said it was now ‘clothed with ample powers’ to compel ‘the able bodied to shift for themselves’ and to train the young to become ‘useful members of the state’.54 Ironically, the Board used conditions on reserves, for which it was responsible, to justify the need to remove children, and the dichotomy between the desire to protect children, and protect society from children, is again clear: “For years past it has been recognised that the various aborigines reserves throughout the State, – and indeed the Board’s stations, – are far from suitable places to bring up young children. With such an environment it can hardly be expected that they will acquire those habits of cleanliness, obedience and morality which are so necessary if they are to become decent and useful members of the community. Some of the children are almost white, and if it were not that they are resident on an aborigines’ reserve could hardly be distinguished from European children.”55

28 As the Board developed its policies of apprenticeship and devised a flagship training institution, Cootamundra Girls’ Home, were also explicitly intended to stem the ‘alarming rapidity’ of the growth in the population of ‘half-castes, quadroons, and octoroons’56. A new lady inspector was appointed to select girls for removal and place them in Cootamundra, and inspect their placements. The name chosen for this person was the ‘Home-Finder’, a term borrowed from Charles Loring Brace, who had claimed his Children’s Aid Society’s Western Emigration Programme ‘rescued’ New York’s waifs, but had intended to break up pauper families.57 Once more, the trope of the ‘orphan’ was used: Cootamundra was initially called Home for Orphan and Neglected Children.58 But Ardill and the Protection Board focussed their attentions on youths, and, unlike the state welfare system where boys predominated, most were girls. Very few had no living parents.

29 Through a series of amendments carried out from 1915 to 1935 the Board gained the right to bind Aboriginal children to apprenticeship without Aboriginal consent, and worked with the SCRD (later known as the Child Welfare Department) to place lighter- skinned children in state care, via the Children’s Courts. The number of children

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affected cannot be gauged at this stage, because light-skinned children were placed into state care and treated as if they were white. However, at least 1600 older children were apprenticed in the years 1916 to 1928.59 In 1915, the Board was criticised by the SCRD for the manner in which it dealt with children. Then SCRD President A.W. Green drew a vivid picture of the state of Aboriginal family life on Board reserves, implying gross mismanagement and a eugenic nightmare: “The women are easily accessible prey to itinerant hawkers, teamsters and tramps. Paternity is casual and conjectural, and promiscuous association is the rule; sanitation is ignored. Dirt is the dominating element. In this mire of physical and moral abasement, tended by semi-imbecile mothers, children are allowed to wallow through the imitative stages of childhood.”60

30 At that time Green said the SCRD held 70-80 Aboriginal children who appeared white but ‘beneath the skin’ the ‘taint is more marked’. While he complained that such children were placed amongst white children in state institutions, he still argued ‘the correction of [Aboriginal children’s] degenerate traits and the eradication of demoralised habits’ was the work of the ‘expert psychologist and educationalist’ and ought to be conducted via the Children’s Courts and Probation. However, the Board had also changed leadership, as its Vice-President Ardill was forced off the Board, and Green was dissuaded from his criticism. Board members agreed to allow SCRD officers to attend reserves, effectively forming a partnership. After his retirement, Green joined the Board.61

31 Despite this acquiescence to the SCRD the Board’s practices remained different to those of the SCRD. At a time when the SCRD was adopting ideas that were progressive, such as educational programmes targeted at children’s ‘mental deficiency’, the Board continued to use apprenticeship to redeem children by labour.62 The few records that survive show that, in the period 1905-1928, the average age of removal of Indigenous children was 13 years and 9 months, compared to the SCRD’s average of 7 years and 4 months. Although the Board wrote about the need to deal with orphans and neglected children, Aboriginal children had living parents with children who remained at home, in exactly the conditions that had supposedly occasioned their older sibling’s removal. Although the SCRD preferred boarding out, Aboriginal children were, almost universally, institutionalised in Cootamundra Training School for a brief period then sent out to service in wealthy homes63. By this time fewer than 20% of state children in NSW were apprenticed, because children themselves chose other forms of employment and the welfare agencies thought domestic apprenticeship limited children’s opportunities to become skilled workers. 70% of the children it removed were girls.64 The Board justified this by arguing girls needed to be protected from moral degradation by being removed from reserves before puberty, but this rings hollow when it is considered that 11% of wards became pregnant whilst in care. Fewer than 4% of the Tasmanian wards I studied and just 1% of those considered by Barbalet became pregnant.65 Although, in the longer run, as many as 65% of wards returned to Aboriginal communities, their time away had a destructive effect, haunting Aboriginal family life. Ironically, it also inspired a protest movement that began in the 1920s, and only concluded in 2008, with Kevin Rudd’s apology.

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The reality of life for boarded out children

32 The racism and gender bias of the Aborigines Protection Board is stark, but there is no basis for assuming that non-Aboriginal children had any better care under the SCRD. In 1916 and 1917, two government inquiries considered whether state children really were improved by boarding out, and removal from the city environment to rural districts. The first inquiry, a Select Committee in 1916, arose from disputes within the public service about whether the correct function of the SCRD was education or charity. The second, in 1917, was a Public Service Board inquiry into allegations made by an organizer for the Political Labour League, J.F. Hackett, who claimed children fostered out in the Hawkesbury River area were living in slavery.66 Ultimately, these inquiries endorsed the status quo, but they offer compelling insights into contemporary thinking about child welfare, children’s work and the standards of living state children were expected to accept. They show just how a system intended to be protective and helpful, could end up harming children.

33 Mackellar, still active in welfare circles and agitating in favour of the SCRD taking an educative role, told the first enquiry that the SCRD existed for pre-emptive social intervention, to curb criminality: “In my opinion, neglected children are ipso facto delinquent children. They are children who have had drunken, worthless, or criminal parents, or they are children of prostitutes, or of people who have been in gaol. Such children readily become delinquents.”67

34 Mackellar was speaking to the fear of government and bureaucrats about the social cost of failing to curb children, who, unfettered, would surely contribute to the criminal classes. While Hackett sought to develop boarding schools for state children, Mackellar invoked the old fear of institutions, saying: “You do not alter the character of an institution by changing its name. You may call it a State Boarding School, an Orphan School, an Industrial School, or a Reformatory. Practically they are all the same.”68

35 Mackellar’s words proved effective at reminding the government that state children were a threat to society. While the government decided the SCRD’s role was charitable, it refused to countenance any extension of educational programmes within the Department. The boarding out system remained intact.69

36 However, the Public Service Board inquiry into conditions in the Hawkesbury showed just how children were being let down – and abused – within state care. It was triggered by the agitations of Hackett, who said he was driven to make his complaints by his own observation of the state of boarded out children through his work as a travelling salesman. He presented 40 complaints of overwork and abuse from Hawkesbury River towns to the inquiries, and the Public Service Board and police made surprise visits to investigate.70 There were 139 children in 73 homes in the area, about 60 kilometres from Sydney.71 The police told the inquiry they thought children should work, and that they thought a healthy 14-year-old could milk 6 cows and attend to stock and poultry without affecting his or her schoolwork. However they said most children in the area were overworked, providing some brutal examples. One Chinese ‘half-caste’ foster child made the fire, milked a cow, fed 5 pigs and chopped the day’s wood before breakfast, then walked 5 kilometers to school, in winter, wearing only a thin cotton jacket.72 The police said 1 boy of 9 had lost his fingers in a chaff cutter and that many of the boys

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they interviewed were ‘low-spirited’ because of the amount of work they had to do.73 The police also reported that the majority of guardians were so poor they struggled to clothe children properly, and few state children wore boots, even in winter. One foster boy slept with an apprentice in a room with broken windows, on a dirty stretcher filled with chaff. Police stated that the children were wanted by locals because the foster allowances provided a source of income – one foster mother had up to 13 children at once, and another very poor woman survived solely on the foster allowance for her 6 wards. A number of foster carers said they took children so the government would continue to provide a school for the area.74

37 The President of the SCRD, A.W. Green, argued state children, which, he carefully pointed out were ‘incorrigible’ and ‘truants and court boys’ and, therefore delinquents in the making, could expect no better than this. He dismissed the problems highlighted by police reports into the poverty of carers, saying the ‘motherly care’ of foster mothers compensated for ‘any deficiency in the way of fine furniture and polish’ and that ‘a broken window is better than a closed window’, because it admitted healthful fresh air. Bare feet were also preferable to wet boots. As well, he argued: “These people have brought up their families in these places. If they can deal with their own families they can deal with our children. We deal with it in this way – that the children must be treated as their own children.”75

38 If not boarded out, Green said, these children would be institutionalised. Green thought the unhappiness of the children was not due to abuse, but simply because they longed for home and wanted to get back to their mothers.76

39 Hackett’s perspective on that was the boarding-out system was child slavery, for children were not fostered for love, but for what foster parents ‘can get out of them’.77 His first witness was a woman who had sent her son to a state institution in the hope he would be sent home ‘a manly and good boy’. However, he was apprenticed, without her knowledge or consent, to a dairy farmer at Kempsey, where he was, she alleged, overworked until he sickened and died of typhoid.78 She said: “I think [the farmer] was kind enough to wrap up the whip he had flogged him with … some other little trinkets my boy had, and he gave them to me to bring home. I have the whip at home.”79

40 Green discredited her, and diminished her as a mother, by presenting reports that her family was ‘improper’. The mother sobbed ‘I have had a hard life, I defy anyone to say I am not a good woman and a good mother’, but the Public Service Board agreed she should be ‘taken no more notice of’.80 Allegations made by a local farmer that his neighbours lived off the sweated labour of children and punished them by tying them to orange trees with trace chains were similarly dismissed, as hearsay, although no attempt had been made to investigate them.81

41 The Government pre-empted the findings of the inquiries, boasting in Parliament they would find against Hackett and show ‘the children were in every case happy and bright, and quite satisfied with their surroundings’.82 As the Select Committee concluded, Green was given the last word, and told Hackett ‘the boarding-out system is the best in the world. You cannot suggest any better’. He bluntly stated ‘it is the policy of every decent person for a child to do work’.83

42 The inquiries duly found that SCRD foster homes were ‘a credit to the State’. They also said it was clear that state children required strict discipline, and that the boarding of children in private homes and at Mittagong was done ‘with care, foresight and

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humanity’.84 Boarding-out, and child labour, had received a ringing endorsement and would not face serious scrutiny again.

Conclusion

43 The idea that state children and Aboriginal wards should work, for their own improvement and the betterment of society, was pervasive. Boarding out, or fostering, remained unquestioned, although numbers declined as a better system of welfare payments improved living conditions for families. Apprenticeship remained a feature of Aboriginal wardship until World War II when the Board, reconstituted as the Aborigines Welfare Board, decided assimilation was best affected by placing younger children in white homes.

44 These ideas, of the redemptive power of children’s labour, were also held by the religious and charitable organisations who arranged ‘care’ for the child migrants sent out from Britain after World War II. They used institutionalisation and labour, to offset the cost of running the institutions and to make the children ‘useful’. As had been the case with state wards and Aboriginal children, these schemes were positioned as ‘rescue’, from the poverty and social dislocation of Britain, and many were presented as orphans.85 This familiar trope helped raise funds and appease those who might oppose the importation of cheap labour, such as the labour movement.86 The image presented to the outside world at the time was of ‘orphaned and abandoned’ British children being made rosy-cheeked by physical work and opportunity in the great Australian outdoors.

45 But, as David Hill has argued, child migration schemes proved to be a lie and the Australian Senate’s inquiries have certainly shown this to be the case.87 Few questions were asked. The New South Wales Government, having endorsed its own schemes of child labour, was hardly going to question religious and charitable organisations for putting children to work. The Australian public had long been told the ills of urban slums or Aboriginal reserves could be corrected by the placing children in a new setting, and inculcating ‘habits of industry’, and that such programmes benefited the child and society. Child migration schemes, like the Aborigines Protection Board and the SCRD before them, took social problems out of plain sight. The tragedy was they also made the children in those schemes, and their suffering, invisible. I am grateful to the unnamed readers of this article, and to Shurlee Swain and Caroline Evans for their comments on drafts of this paper.

NOTES

1. SWAIN Shurlee, SHEEDY Leonie, MUSGROVE Nell, “Responding to ‘Forgotten Australians’: historians and the legacy of out-of-home ‘care’”, Journal of Australian Studies, 36:1, p. 17-28.

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23. DICKEY Brian, No Charity There, 1st ed., p. 63; HORSBURGH Michael, “Child Care in New South Wales in 1870,” Australian Social Work 29, 1, March 1976, p. 3-24; “Child Care in New South Wales in 1890,” Australian Social Work 30, 3, September 1977, p. 21-30; “The Randwick Asylum”; “Government Policy and the Benevolent Society,” JRAHS 63, September 1977, p. 77-91. 24. HORSBURGH Michael, “Child Care in New South Wales in 1890,” p. 21. 25. SCRD Annual Report, 1915, p. 60. 26. SCRD Annual Report, 1899, p. 2. 27. SCRD Annual Report, 1899, p. 2. 28. TIFFIN Susan, In Whose Best Interest? Child Welfare Reform in the Progressive Era (Connecticut: Greenwood Press, 1982), p. 61-101; SWIFT K. J., “An outrage to common decency: historical perspectives on child neglect,” Child Welfare, 74, 1, 1995, p. 71-91. 29. SWAIN Shurlee, “Child Rescue: The Emigration of an Idea,” in Child Welfare and Social Action in the Nineteenth and Twentieth Centuries, ed. J. Lawrence, P. Starkey (Liverpool: Liverpool University Press, 2001), p. 103-104; SCOTT D. & SWAIN Shurlee, Confronting Cruelty: Historical Perspectives on Child Protection in Australia (Melbourne: Melbourne University Press, 2002), p. 15.

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30. PARRY, “Such a Longing”, p. 22-33; EVANS Caroline, “Protecting the Innocent: Tasmania's Neglected Children, Their Parents and State Care, 1890-1918” (University of Tasmania, Department of History, PhD Thesis 1999). 31. PARRY, “Such a longing”, p. 32. 32. Ibid., p. 125. 33. Ibid., p. 141-142. 34. SCRD Annual Report, 1882, p. 6-7, RITTER Leonie, “Boarding-Out in New South Wales and South Australia: Adoption, adaptation or innovation?,” JRAHS, 64, September, 1978, p. 120-126. 35. PARRY, “Such a longing”, p. 31-32.

36. PARRY, “Such a longing”, p. 154-183. 37. Aborigines Protection Association, Annual Report, 1881, p. 1. 38. Aborigines Protection Board [APB] Annual Report (Sydney: NSW Parliamentary Papers), 1883, p. 4. 39. TIFFIN Susan, In Whose Best Interest?, p. 61-101; SWIFT Karen J., “An outrage to common decency: historical perspectives on child neglect,” Child Welfare, 74, 1, 1995; PASCOE Peggy, Relations of Rescue: The Search for Female Moral Authority in the American West, 1874-1939 (New York: Oxford University Press, 1990); GISH Clay, “Rescuing the ‘Waifs and Strays’ of the City: The Western Emigration Program of the Children's Aid Society, Journal of Social History, 33, 1, 1999, p. 121-141. 40. PISCIOTTA Adrian W., “Treatment on Trial: The Rhetoric and Reality of the New York House of Refuge, 1857-1935,” American Journal of Legal History 29, 1985, p. 151-181; KUNZEL Regina G., Fallen Women, Problem Girls: Unmarried mothers and the professionalization of social work 1890-1945, (New Haven: Yale University Press, 1993); ALEXANDER Ruth M., The “Girl Problem”: Female Sexual Delinquency in New York, 1900-1930 (Ithaca: Cornell University Press, 1995); ODEM Mary, “Single Mothers, Delinquent Daughters, and the Juvenile Court in Early 20th Century Los Angeles,” p. 27-43; Delinquent Daughters (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1995); GORDON Linda, “Black and White Visions of Welfare: Women’s Welfare Activism, 1890-1945”, The Journal of American History, 78, 2, 1991, p. 559-590; PEEBLES-WILKINS Wilma, “Janie Porter Barrett and the Virginia Industrial School for Colored Girls: Community response to the needs of African American Children”, Child Welfare, 74, 1, 1995, p. 143 ; HORNSBY Angela M., “‘The Boy Problem’: North Carolina Race Men Groom the Next Generation, 1900-1930,” The Journal of Negro History, 86, 3, 2001, p. 276-304; COLLMEYER Patricia, “From ‘operation brown baby’ to ‘opportunity’: The placement of children of color at the Boys and Girls Aid Society of Oregon”, Child Welfare, 74, 1, 1995, p. 242-263. 41. KATZ Michael B, In the Shadow of the Poorhouse: A Social History of Welfare in America (New York: Basic Books Inc., 1986); TIFFIN, In Whose Best Interest?, p. 6-10.

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43. VAN KRIEKEN Robert, Children and the State: Social Control and the Formation of Australian Child Welfare, (Sydney: Allen & Unwin, 1991); LUDLOW Christa, “For Their Own Good”: A History of Albion Street Children's Court and Boys’ Shelter (Sydney: Network of Community Activities, 1994); PLATT Anthony M., The Child Savers: The Invention of Delinquency, 40th Anniversary edition, Rutgers University Press, 2009. 44. KUNZEL, Fallen Women, Problem Girls, p. 53.

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58. PARRY, “Such a longing”, p. 176-179. 59. NSW State Records Authority, Aborigines Welfare Board, Ward Registers 1916-1928, 4/8553-8554; NSW State Records Authority, Minutes, Aborigines Welfare Board, 4/7121, 1912/08/01; 1912/02/05; 4/7122, 1912/08/22, 1912/09/12, 192/11/21, 1912/11/28. 60. SCRD Annual Report, 1915, p. 28, 61. PARRY, “Such a longing”, p. 279-283.

62. PARRY, Ibid., p. 289.

63. PARRY, Ibid., p. 285-287; CHISHOLM Richard, Black Children, White Welfare? Aboriginal Child Welfare Law and Policy in New South Wales, University of New South Wales Social

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65. BARBALET, Far From a Low Gutter Girl, p. 92-94, p. 239, Cited PARRY, “Such a longing”, p. 293.See p. 292-297 for full discussion of pregnancy rates. 66. NSW Public Service Board, Public Service Board Report in regard to the conduct of the State Children’s Relief Department, particularly in regard to the boarding-out of children under alleged undesirable conditions (Sydney: NSW Parliamentary Papers, 1917), p. v; Select Committee, State Children Relief Act, 1901 – Select Committee into the Whole Administration of, (Sydney: NSW Parliamentary Papers, 1916), p. 3-6, p. 22. 67. Ibid., p. 41-44; MITCHELL, “Mackellar, Sir Charles Kinnaird (1844-1926)”. 68. Select Committee into State Children Relief Act, 1916, p. 41. 69. PARRY, “Such a longing”, p. 240-244. 70. Public Service Board Inquiry into SCRD, p. v. Select Committee, State Children Relief Act, p. 9. 71. SCRD Annual Report 1915, p. 11. 72. Select Committee, State Children Relief Act, p. 9. 73. Daily Telegraph, 18 June 1916; Public Service Board inquiry into SCRD, p. 3. 74. Public Service Board, Inquiry into SCRD, p. 2-4. 75. Ibid., p. 5. 76. Public Service Board, Inquiry into SCRD, p. 18; Select Committee, State Children Relief Act, p. 17-19. 77. Select Committee, State Children Relief Act, p. 23-24. 78. Ibid., p. 24-25; p. 38-39. 79. Ibid., p. 36-37. 80. Ibid., p. 39. 81. Ibid., p. 10-15. 82. Arthur Griffith, 1916/05/09, Parliamentary Debates No. 27, page 1398, cited Ibid., p. 63.

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83. Ibid., p. 62. 84. Ibid., p. vii-viii. 85. GILL, Orphans of the Empire, p. 40.

86. GILL, Orphans of the Empire, p. 102, 142.

87. HILL David, The Forgotten Children: Fairbridge Farm School and Its Betrayal of Australia's Child Migrants (North Sydney: Random House, 2007).

ABSTRACTS

Three Australian Government inquiries have changed the way child welfare history is perceived in Australia over the last 15 years by bringing to light the stories of children displaced from their birth family and communities of origin; the stolen generations of Indigenous children, British child migrants and those who grew up in out-of-home care. Each inquiry found evidence of physical, emotional and sexual abuse of children and failures of a duty of care by welfare agencies, religious organisations and governments. The Australian Government has apologized to affected children but historians have only just begun the work of understanding what drove these policies. This paper examines the years 1909-1917, in which the Aborigines Protection Board established its policies towards children and the NSW Government investigated the State Children’s Relief Department’s system of boarding out children. The common belief between the two systems was that removal of children protected society, from delinquency and immorality, and their labour was redemptive. These beliefs established a low threshold for the care of these children, and affected the reception and care of later child migrants.

En Australie, depuis une quinzaine d’années, trois enquêtes gouvernementales ont changé la perception de l’histoire des politiques de protection de la jeunesse. La question des enfants déplacés hors de leur famille ou de leur communauté, celui des « générations volées » autochtones, des jeunes orphelins britanniques et de tous les enfants ayant grandi en dehors d’un foyer familial fait désormais partie du débat public. Chaque enquête a fait la preuve des violences physiques, psychiques et des abus sexuels dont les enfants ont été victimes, révélant les manquements dont se sont rendus responsables les organisations de bienfaisance, les communautés religieuses et l’État. Le gouvernement australien a présenté ses excuses aux victimes, mais les historiens doivent encore mettre au jour les fondements de ces pratiques. Cet article examine les années 1900-1917, lors desquelles la Commission de protection des Aborigènes (Aborigines Protection Board) a mis en place ses politiques, alors que le Gouvernement de Nouvelle Galles du Sud enquêtait sur le réseau des internats de placement d’enfants du Département pour la protection des enfants sous tutelle de l’État (State Children’s Relief Department). Les deux instances partageaient cette conviction selon laquelle le retrait des enfants de leur milieu garantissait à la fois la protection de la société et la protection des enfants de la délinquance et de l’immoralité, discipline fondée sur une mise au travail rédemptrice. Cette doctrine n’a laissé que peu de place au soin et à l’éducation, affectant la vie de nombreux enfants au long du xxe siècle.

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INDEX

Mots-clés: histoire, enfance, Australie, générations volées, Aborigènes, politiques raciales, colonisation Keywords: History, stolen children, Australia, removal, Aborigines, Protection Board, colonisation

AUTHOR

NAOMI PARRY Research fellow, Australian Catholic University, Faculty of Arts and Sciences

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Êtres libres ou sauvages à civiliser ? L’éducation des jeunes Amérindiens dans les pensionnats indiens au Québec, des années 1950 à 1970

Marie-Pierre Bousquet

Introduction

1 Après la guerre de 1812, ayant opposé l’Empire britannique aux États-Unis, et l’établissement de rapports harmonieux entre le Canada et son voisin, les Amérindiens ne furent plus considérés comme des alliés des colons d’origine européenne, mais comme des sujets de la Couronne. Commença alors la véritable mise en œuvre du programme « de civilisation » des autochtones1, dont les maîtres-mots étaient l’évangélisation et l’assimilation. Dès les années 1830, les églises, catholique et anglicane, se mirent à ouvrir des écoles résidentielles (surtout des écoles industrielles) pour éduquer les jeunes Amérindiens. Après le dépôt du rapport de la Commission Bagot, en 1844, qui recommandait la création de ce type d’écoles, le gouvernement augmenta, d’année en année, le nombre de pensionnats indiens au Canada. En 1876, la loi sur les Indiens, qui déterminait (et détermine toujours) qui est indien et qui ne l’est pas, fut promulguée. Cette loi, qui venait s’inscrire dans la politique officielle d’assimilation des Amérindiens2, encadrait la vie de ces derniers de la naissance à la mort, faisant d’eux, de facto, des pupilles de l’État3. En 1920, dans un amendement apporté à cette loi (ch. 50, s. 104), la scolarisation devint obligatoire pour les enfants amérindiens de 7 à 15 ans. En 1972, la Fraternité des Indiens du Canada (devenue Assemblée des Premières Nations en 1980) publia La maîtrise indienne de l’éducation indienne, déclaration de principe acceptée par le ministre des Affaires indiennes : commença alors le transfert administratif des programmes éducatifs aux Premières Nations. Les derniers pensionnats indiens fermèrent au milieu des années 1990. Voici donc, brossée à grands traits, l’histoire de ce type d’écoles au Canada, qui a laissé de nombreuses séquelles, de forts traumatismes, que les dédommagements financiers, les excuses officielles du gouvernement Harper en 2008 et la création de la Commission de vérité et réconciliation du Canada n’ont pas amoindris5. Selon le ministère des Affaires autochtones et du développement du nord Canada, plus de 150 000 enfants

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amérindiens, métis et inuits ont fréquenté des pensionnats entre 1857 et 1996. De ce nombre, environ 80 000 sont encore vivants6.

2 Ce « crime national », comme l’a nommé l’historien John Milloy7 dans son ouvrage du même nom, a été dénoncé par tous les scientifiques qui se sont intéressés de près ou de loin à son histoire ou à ses répercussions : le système des pensionnats a, sans nul doute, été un instrument ethnocidaire8. J’entends ici le concept d’ethnocide au sens où l’ont popularisé Robert Jaulin9 et Georges Condominas 10, comme la volonté de détruire l’identité et la culture d’un peuple en vue de son assimilation. Tout semble avoir été dit sur cette colonisation des corps et des esprits, dans l’univers ultra-policé de ces institutions que Goffman11 aurait probablement qualifié de « totales 12 » : on peut imaginer sans peine le désarroi de ces enfants arrachés à leurs familles, quittant la chaleur humaine de leurs foyers pour de froids bâtiments, dortoirs et salles de classe, obligés de revêtir des uniformes, d’oublier leurs langues maternelles et de manger une nourriture inconnue, sous la surveillance constante de religieux qui n’avaient pas tous la fibre parentale. Beaucoup firent subir des abus physiques et moraux aux enfants, certains des abus sexuels. Les chiffres exacts ne pourront jamais être connus (faute de dénonciations), mais d’après Llewelyn13, « [s]exual abuse by caregivers and administrators was rampant in the schools ». Seul un livre14, commandité par d’anciens élèves d’un pensionnat de Colombie-Britannique, prend le contrepied des propos habituels en racontant une expérience plus positive que négative. Hormis ce cas, qui, s’il n’est sans doute pas unique, est probablement rare, le système des pensionnats a surtout légué un héritage tragique, de personnes blessées, de familles déchirées et de communautés déstructurées.

3 Pourquoi, donc, les anciens pensionnaires cherchent-ils encore à comprendre ce qui leur est arrivé ? Je prendrai ici l’exemple des Algonquins, une des onze nations autochtones du Québec15. À partir de 1955, ils ont surtout fréquenté le pensionnat indien d’Amos. Leur nom vernaculaire est Anicinabek (Anichinabèk). J’emploierai l’ethnonyme Algonquins à dessein, puisqu’il s’agit de la catégorie employée par les missionnaires en charge du pensionnat d’Amos à l’époque du fonctionnement de celui- ci16. Aux témoignages que j’ai recueillis d’Algonquins « survivants17 », comme ils se nomment, de ce pensionnat, se sont ajoutées les données de Loiselle18 et de la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador19. Depuis qu’en 1990, le chef des Premières Nations du Manitoba, Phil Fontaine (qui devint plus tard chef de l’Assemblée des Premières Nations du Canada), eut révélé qu’il avait été abusé sexuellement dans un pensionnat, les langues se sont peu à peu déliées sur ce sujet tabou qu’étaient, dans leur ensemble, les pensionnats autochtones.

4 La question des sévices moraux, psychologiques et physiques occupe une place notable dans la littérature sur les pensionnats et le Québec n’y fait pas exception. Au sujet des abus sexuels, Tremblay20 dresse un tableau des « abuseurs allégués dans les pensionnats indiens et dans les réserves » pour le Québec et on y remarque au moins un nom (ou pseudonyme) par pensionnat, parfois cinq. On impute en grande partie à ces institutions les taux records de maux sociaux qu’on observe chez les autochtones21 : en effet, même si ces maux, comme l’alcoolisme, existaient avant les pensionnats, leur prévalence a explosé par la suite, ce qui rend logique la conclusion du lien de cause à effet.

5 Parmi mes informateurs et ceux de Loiselle22, la majorité a globalement de mauvais souvenirs du pensionnat d’Amos23. Si le sujet des abus paraît important et a, comme je

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l’ai dit, été très abordé, se focaliser sur lui a tendance à occulter un aspect plus idéologique qui me semble fondamental car il est, à mon sens, encore d’actualité : l’impérialisme culturel. J’entends par là la volonté d’assimiler une population en imposant sa façon de vivre, sa culture, son mode de pensée, en partant de l’idée que cette culture est supérieure. De cet impérialisme, dans les pensionnats, on a surtout retenu le mépris des cultures autochtones, jusque dans des détails comme les modes de couchage24. Une perspective a été fort peu développée : l’idée que les conceptions de l’enfant et de son éducation qui formaient les raisons d’être de ce système scolaire étaient à l’opposé des conceptions des Amérindiens. D’un côté, il fallait non seulement façonner des êtres faibles mais aussi civiliser de jeunes sauvages, de l’autre il fallait guider des êtres libres. Après avoir expliqué sur quoi reposait le projet d’assimilation du système des pensionnats autochtones au Canada, je défendrai cette idée en examinant d’abord la philosophie éducationnelle chez les Algonquins. Puis je décrirai la conception de l’éducation des religieux qui géraient les pensionnats au Québec et, plus largement, la vision de l’éducation au Québec à l’époque, entre le milieu des années 1950 et le début des années 1970. Je replacerai l’argumentation dans le contexte du modèle du pensionnat, à mi-chemin entre l’école pour enfants de riches et l’orphelinat. Enfin, j’ouvrirai un débat sur la perpétuation de codes occidentaux dans les écoles canadiennes, qui pourrait éclairer en partie l’impression qu’ont encore les Algonquins, et sans doute bien d’autres Amérindiens, que l’école est une institution « de Blancs ». Mon but est de montrer la nature de la colonisation : si on se focalise sur les détails abominables des pensionnats, on néglige de comprendre que le problème ne réside pas dans le caractère vertueux ou malfaisant des gens. Il réside dans la structure du système. Il s’agit donc de le replacer dans le cadre de références qui a construit cet environnement, le colonialisme.

6 Il paraîtra peut-être évident que les Amérindiens avaient une conception éducative divergeant profondément de celle des Québécois. Mais je voudrais attirer l’attention sur le fait que cette conception, qui existe toujours, reste méjugée. Voici un extrait du livre d’un géographe sur les Innus : « Nous avons souvent eu l’occasion de constater la façon permissive dont les Innus élèvent leurs enfants, ainsi que leur étonnement devant la discipline plus sévère des parents de la société majoritaire à l’égard de leurs enfants. À cet égard, les parents innus ont tendance à prêcher par l’exemple et non à donner des ordres25. »

7 Pour tenter de comprendre ce que les non-autochtones, comme lui, interprètent comme de la permissivité, il cite une femme innue : « L’enfant est d’emblée considéré comme une personne à part entière… la liberté que lui accorde l’Innu a peu à voir avec un quelconque “laisser-aller”… C’est un peu restituer au tout-petit sa liberté à lui. Chez nous, l’enfant a plus de latitude pour faire lui-même ses découvertes26. »

8 Malgré l’évolution des mentalités, la pédagogie amérindienne peut encore faire l’objet de jugements ethnocentriques. L’impérialisme culturel doit continuer à être déconstruit.

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« Ce sont de grands enfants » : le projet d’assimilation et ses fondements

9 Le projet colonial canadien reposait, comme l’explique Michel Lavoie27, sur une idéologie intégrationniste qui comportait deux principales composantes : « il s’agit 1) de l’image que se faisaient de l’Indien les gouvernements successifs coloniaux et canadiens et 2) de la mission civilisatrice que ceux-ci se sont attribuée à son égard28 ». Cette image, ou plutôt ces images ont longtemps coloré les rapports entre les Amérindiens et l’État. Tout d’abord, les Amérindiens étaient vus comme des individus infantiles et non civilisés, incapables de prendre en main leurs propres affaires, préférant l’imprévoyance de la chasse et de la pêche au dur labeur. Il fallait donc leur enseigner le sens du travail et de l’économie. Tenus dans l’ignorance et la superstition par leurs chamanes et leurs croyances, il fallait les christianiser. Nomades arriérés faisant partie d’une race en voie d’extinction, dépendants de la bienveillance de l’État, parlant de curieuses langues inutiles, il fallait les aider à devenir un peuple29 avancé, sédentaire, parlant l’anglais et/ou le français. Mais pour les faire parvenir au degré de progrès nécessaire pour leur élévation au même rang que les Canadiens d’origine européenne, le moyen le plus efficace sembla vite être de ne pas attendre que les adultes soient devenus irrécupérables et de s’attaquer au problème dès l’enfance : « C’est dans l’éducation, entendue à la fois comme l’action d’élever une personne, de former son esprit, de diriger sa formation par l’instruction, que transparaissent le mieux le projet intégrateur et les représentations sociales sur les Amérindiens. L’éducation est apparue très tôt aux autorités comme le principal moyen d’atteindre les objectifs d’intégration prévus dans la mission civilisatrice30. »

10 Dans la panoplie des moyens mis en œuvre par le gouvernement (lois, interdictions de traditions, dépossession territoriale, etc.), au fil des décennies, pour assimiler les Amérindiens, puis les autres autochtones, au reste de la population canadienne, l’école, et en particulier l’école résidentielle, devint une des stratégies privilégiées.

Les pensionnats indiens au Québec

11 Au Québec, officiellement, il y eut six pensionnats pour les autochtones : deux à Fort George dont un sous l’autorité de l’Église anglicane, St Phillip (qui a été en opération entre 1934 et 1979) et un sous l’autorité de l’Église catholique, St Joseph ou Résidence Couture (1936, devenu école privée en 1952) ; le pensionnat catholique de Sept-Iles ou pensionnat Notre-Dame de Malioténam (1952-1967) ; le pensionnat catholique d’Amos ou pensionnat de Saint-Marc-de-Figuery en Abitibi (1955-1972) ; le pensionnat catholique de Pointe-Bleue au Lac-Saint-Jean (1957-1965) ; et le pensionnat anglican de La Tuque, en Mauricie (1962-1980). D’après le journaliste Daniel Tremblay31, qui a fait une vaste enquête sur le sujet, « on peut dire aujourd’hui qu’il y en avait plus, car au moins quatre institutions fédérales et laïques situées dans le [Nunavik]32 peuvent s’ajouter à cette liste préliminaire : la résidence fédérale de George River, celle de Poste-de-la-Baleine (Kuujjuarapik), celle de Payne Bay (Bellin33) et, finalement, celle de Port Harrison, qu’on appelle maintenant Inukjuak34 ». En outre, les enfants amérindiens furent parfois envoyés dans des écoles non autochtones.

12 Si l’on se concentre sur les pensionnats accueillant des Amérindiens (donc excluant ceux du Nunavik, destinés aux Inuits), on remarque que les pensionnats au Québec ont

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ouvert au moins une quinzaine d’années après que la loi eut rendu obligatoire la scolarisation des enfants amérindiens au pays. Comme je l’ai expliqué dans un précédent article35, le Québec a longtemps ignoré la loi fédérale obligeant les provinces et territoires du Canada à faire dispenser une éducation scolaire aux jeunes des Premières Nations. On peut supposer que ce retard est dû à plusieurs facteurs : refus de la province d’assumer la charge de la mise en place de cette scolarisation ; peu d’intérêt envers les Amérindiens ; crise économique de 1929 aux longues répercussions, suivie de l’éclatement de la deuxième guerre mondiale. En outre, l’instruction ne devint obligatoire au Québec qu’en 194236. Dès le début des années 1940, les Oblats de Marie Immaculée, congrégation officiellement chargée des missions autochtones, commencèrent à faire pression sur le gouvernement fédéral pour obliger le Québec à se plier à la loi. Ils proposèrent eux-mêmes d’adopter au Québec le modèle du pensionnat, déjà en vigueur depuis plusieurs décennies ailleurs au Canada, et d’en avoir la responsabilité. Ils obtinrent donc des fonds fédéraux, cogérés par les agents des Affaires indiennes, et firent bâtir les trois pensionnats de Sept-Iles, Amos (ou St-Marc) et Pointe-Bleue.

Pensionnat d’Amos, St-Marc-de-Figuery, Québec, fin des années 1950. Photo Archives Deschâtelets. Son architecture moderniste contraste avec l’habitat d’origine des enfants, habitués aux tentes et aux cabanes en rondins.

La philosophie éducationnelle des Algonquins

13 Pour avancer que les Algonquins avaient une conception de l’éducation très différente de celle des religieux et, plus largement, des Québécois, il me faut d’abord présenter les Algonquins, puis expliquer ce que j’entends par éducation. Les Algonquins étaient des chasseurs-piégeurs semi-nomades : vivant en groupes familiaux la majeure partie de l’année, ils rejoignaient l’été les autres familles faisant partie de leur bande, pour une période de retrouvailles, d’alliances, d’échanges et de rituels collectifs. Chaque groupe familial avait un territoire, qu’il parcourait d’un lieu à l’autre pour ne pas épuiser les ressources. Les lieux de retrouvailles estivaux, au cœur des réseaux hydrographiques

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qui raccordaient tous les territoires, étaient fixes, utilisés de façon continue durant des centaines d’années. L’ensemble des bandes algonquines, c’est-à-dire qui se reconnaissaient des affinités de parenté et politiques, formait la nation algonquine. Les frontières des bandes, voire de la nation, pouvaient être flexibles, en fonction des conditions climatiques et fauniques ainsi que du contexte politique : l’ethnonyme vernaculaire Anicinabe signifie être humain et s’applique à tous ceux et celles dont on comprend la langue, ce qui est donc bien plus large que le vocable Algonquin qui est une catégorie exogène.

14 Depuis le XIXe siècle, le territoire des Algonquins n’a cessé de rétrécir, bien que ses occupants ne l’aient jamais cédé : les neuf communautés algonquines du Québec sont situées sur de toutes petites parties de l’Outaouais, de l’Abitibi et du Témiscamingue, alors que le territoire initial débordait jusqu’en Ontario à l’ouest, aux portes de la Baie James au nord, en Mauricie à l’est et dans la région de Montréal au sud. Les Algonquins ont commencé à être évangélisés à partir des années 1830 par des missionnaires catholiques itinérants (des Oblats à partir de la fin des années 1840), qui leur rendaient visite l’été. Même si les deux plus anciennes réserves37 algonquines, Kitigan Zibi et Timiskaming, ont été créées au milieu du XIXe siècle, globalement les Algonquins ont vécu de la traite des fourrures, de façon semi-nomade, jusque dans les années 1950. Estimés à environ 1400 personnes en 1871, les Algonquins étaient au nombre de 2218 en 195938. À partir des années 1950, la chute du prix des fourrures eut raison de leurs dernières résistances à devenir sédentaires : l’accentuation progressive de la colonisation industrielle et forestière depuis la fin du XIXe siècle, l’urbanisation croissante et la présence de plus en plus forte des agents des Affaires indiennes les obligèrent à rejoindre les réserves ou les petites villes en émergence. Les départs massifs des enfants vers le pensionnat furent aussi un facteur décisif de sédentarisation, les parents désirant se rapprocher de leurs fils et filles, ce que les autorités avaient prévu. En effet, les pensionnats avaient aussi été créés comme incitatifs pour que les parents cessent de nomadiser, ce que la société eurocanadienne percevait comme une façon de vivre arriérée.

15 Pour essayer de décrire et de synthétiser ce que mes informateurs m’ont expliqué de la vision algonquine de l’éducation, il m’a fallu délimiter ce que j’entendais par éducation, dans une optique comparative efficace avec la philosophie éducationnelle des religieux. Éducation, dans le sens de l’éducation d’un enfant, est un terme très large, qui peut recouvrir tout ce qu’on veut transmettre dans le but de perpétuer des manières de faire et de penser et de préparer une nouvelle génération à affronter l’âge adulte : des valeurs aux histoires orales, en passant par les soins du corps, les conceptions de la vie et de la mort, les jeux, etc., bref tous les savoirs et savoir-faire nécessaires à la reproduction des structures sociales. Je m’en tiendrai ici à ce que des psychologues connaisseurs des théories ethnologiques de l’éducation ont décrit comme étant l’éducation traditionnelle. Ainsi, Pierre Dasen39 la définit comme suit : « L’éducation traditionnelle se donne partout, tout le temps, et par tous, et elle concerne tout le monde […]. L’éducation traditionnelle est étroitement liée au milieu, axée directement sur les besoins de la société, insiste sur la coopération, l’esprit communautaire et l’intégration à la production se fait très tôt […]. […] Au niveau pédagogique, les parents prennent une part importante dans l’éducation traditionnelle des enfants, transmettent les connaissances oralement, dans la langue locale, et suivent des modèles élaborés par le groupe… »

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16 Je parlerai donc des parents et autres membres de la parenté chargés de l’éducation, de leurs méthodes d’enseignement, des valeurs essentielles à transmettre et des compétences à acquérir au fil des âges et selon les sexes, enfin des émotions et attitudes culturellement valorisées.

17 Comme dans toutes les sociétés, au point de vue de l’éducation, il peut y avoir des normes qui se contredisent entre elles et les Algonquins n’y font pas exception. Dans un même groupe, certains parents prôneront la sévérité, d’autres prêcheront l’indulgence : les deux comportements peuvent, à parts égales, être alors considérés comme normaux et acceptables, chacun préférant l’une ou l’autre manière de faire. Enfin, il y a toujours des parents (ou autres éducateurs) qui transgressent les normes et qui sont de mauvais parents. Il s’agit de tenir compte de tout cela : ainsi, les contre- exemples n’invalident pas forcément la généralisation.

18 Dans les camps de chasse, sur les territoires, tous les adultes étaient chargés de l’éducation des enfants. Mais le nombre d’adultes comme le nombre d’enfants dans une maisonnée varia au fil du temps. Au cours du XIXe siècle, à cause de la conjugaison de plusieurs facteurs (affaiblissement démographique des Algonquins, politique de fidélisation des chasseurs par les traiteurs de chaque poste, etc.), les groupes familiaux algonquins de gens cohabitant dans une même maisonnée devinrent plus réduits en taille : de grandes familles élargies, les groupes ne furent plus composés que de deux ou trois familles nucléaires apparentées. Parmi les hommes, les meilleurs chasseurs étaient souvent polygynes (en général une moyenne de deux ou trois épouses, ce qui permettait une protection des veuves et des orphelines). Peu à peu, la polygynie, réprouvée par les missionnaires, disparut. Puis, à cause de graves épidémies, notamment d’influenza, de rougeole et de variole, la réduction des maisonnées continua : au moment de l’ouverture du pensionnat d’Amos, au plus deux familles nucléaires cohabitaient. Avec l’arrivée des vaccins et les tournées de soins médicaux organisées par les Affaires indiennes dès le début du XXe siècle, la mortalité infantile baissa considérablement. En bref, dans les années 1940 et 1950, il pouvait y avoir entre deux et cinq adultes (si l’on ajoute aux couples une personne âgée à prendre en charge), et entre deux et douze enfants40 dans un camp. Autrement dit, les enfants les plus âgés se voyaient couramment confier un rôle d’éducateurs de leurs frères et sœurs plus jeunes. La cohésion des fratries était donc très importante.

19 L’adoption d’un enfant était une pratique courante. Si des parents décédaient ou s’ils avaient beaucoup d’enfants, ils pouvaient en confier un à une famille alliée. Souvent, le premier enfant était élevé par ses grands-parents, paternels ou maternels. L’adoption pouvait aussi bien être temporaire que permanente. L’enfant confié conservait des liens avec sa famille biologique. Il ne changeait pas d’identité sociale. Quand une personne élevée dans une autre famille que la sienne fait allusion à son père, sa mère ou ses frères et sœurs, les termes employés ont une valeur classificatoire : ils ne permettent pas de distinguer les parents biologiques des autres. L’enfant étendait ainsi son réseau de parenté. José Mailhot41 explique qu’en innu, de la même famille linguistique que l’algonquin42, le verbe il adopte se réfère à toutes les situations où l’on a la responsabilité de quelqu’un d’autre dans sa maisonnée. L’adoption n’était pas vraiment un transfert d’enfants.

20 La pédagogie algonquine était fondée sur l’observation. L’apprentissage des enfants passait par la reproduction de gestes : l’enfant regardait, écoutait et copiait ce qu’il avait vu. Les tâches étaient réparties selon les sexes, pour qu’hommes et femmes

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puissent travailler en collaboration. L’enfant apprenait très tôt à être autonome et à savoir faire les travaux de base : ramasser du bois, allumer un feu, poser des collets, creuser des trous dans la glace, cuisiner, se servir d’une hache et d’un couteau, façonner un abri. Levés et couchés avec le soleil, les membres d’une famille devaient tous pouvoir travailler dans un esprit de coopération mutuelle. Selon Larose, qui a étudié les jeux traditionnels algonquins43, « [cette] société orientée vers la survie de ses membres ne dissocie pas le jeu et le travail. Les jeux [visaient] l’intégration d’habiletés cognitives et comportementales orientées vers la reproduction de la cohésion sociale et la transmission des aptitudes techniques permettant la pérennité du groupe44 ». Ils développaient donc l’habileté, le sens de l’observation, la souplesse, la perception spatiale, la rapidité. L’adolescence n’existait pas : les premières règles des filles indiquaient qu’elles étaient en âge de se marier, tandis que les garçons étaient considérés comme des adultes vers l’âge de 16 ans. Les mariages étaient le plus souvent arrangés par les parents ou les grands-parents.

21 Emma Anderson45, pour les Innus de l’époque coloniale, décrit une philosophie pédagogique qui serait aisément applicable aux Algonquins : évitement de l’instruction formelle, respect de l’individualité et de l’autonomie personnelle des enfants, correction indirecte « comme une raillerie détournée ou des récits édifiants appropriés », foi dans le « pouvoir pédagogique de l’expérience individuelle ». Comme l’explique un de mes informateurs algonquins, « dans l’éducation traditionnelle, on ne punit pas les enfants. On leur fait honte, si par exemple ils ont encore une bouteille [un biberon] à cinq ans. […] Les enfants sont très importants, on fait tout pour eux. » (Roy46, 27 ans, 20 février 1996, Pikogan). La moquerie, comme chez les Innus, était donc un fort moyen de régulation des comportements47. Ce témoignage met aussi l’accent sur un point développé par Emma Anderson pour les Innus du XVIIe siècle, qui suscite des controverses chez les Algonquins : le rejet des punitions, des châtiments corporels en particulier. En fait, les Algonquins s’accordent à dire que leur éducation traditionnelle désavoue la sévérité, mais la majorité des personnes ayant connu la vie semi-nomade disent que leurs parents ne toléraient guère la remise en question de leur autorité, certains employant volontiers la strap (sangle de cuir) pour discipliner leurs enfants. En témoigne ainsi une aînée algonquine (Annie, 66 ans, 8 mai 1996, Pikogan) : « A – Les enfants écoutaient beaucoup leurs parents. On ne pouvait rien dire. Quand les parents disaient quelque chose, il fallait qu'on le fasse. Nous étions très obéissants. Moi – Il n'y avait pas des histoires qui circulaient sur des gens qui n'auraient pas obéi à leurs parents ? A – Oui, on nous racontait des histoires. Moi, j'avais peur qu'il m'arrive quelque chose si je n'écoutais pas mes parents. Moi – Est-ce que les parents étaient sévères ? A – Oui, très sévères. Ils nous tapaient avec les ceintures si tu n'obéissais pas. »

22 Pourquoi une telle distorsion entre l’idéal et la réalité ? Tout d’abord, cela dépend des familles. Ensuite, si la question reste à creuser, on se concentrera sur le fait que le discours, même si l’action ne suit pas toujours, est contre la coercition, en particulier contre l’usage de la violence physique. De manière générale, encore de nos jours, on ne dit pas grand-chose aux enfants : on les laisse faire, on leur confie de petites responsabilités assez tôt et on les nourrit sur demande. Leurs exigences et requêtes sont satisfaites autant que faire se peut, sans que cela soit considéré comme les « gâter ».

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23 Enseigner quelque chose à un enfant, c’était donc le lui montrer et le laisser essayer. Dans un environnement plein de dangers et dont le climat hivernal était impardonnable, les jeunes devaient apprendre très vite à se débrouiller tout seuls, à ne pas être des poids pour les autres et à participer aux tâches collectives. La division sexuelle des tâches n’était pas stricte : en théorie, un homme devait savoir faire le travail d’une femme et vice versa. Les travaux quotidiens devaient être accomplis même quand l’équilibre des sexes n’était pas présent dans un campement. Mais les domaines de compétences, masculin et féminin, étaient délimités. Les filles apprenaient à être en charge du campement, de la préparation de la nourriture et de sa conservation, du ramassage du bois, de la confection des vêtements (y compris la préparation et le tannage des peaux), de la fabrication des contenants en écorce, de la cueillette des baies et des plantes médicinales. Les garçons, eux, apprenaient à connaître le territoire et ses dangers (lieux dangereux comme des chutes, qualité de la glace, etc.), à chasser, à poser des pièges, à travailler le bois et l’os pour les transformer en outils, à construire les habitations48. À leur entrée au pensionnat, même les plus jeunes, qui avaient donc environ sept ans, savaient ainsi se débrouiller suffisamment en forêt pour pouvoir survivre.

24 Enfin, l’éducation algonquine valorisait la maîtrise de soi (y compris ne pas être susceptible face aux moqueries), la patience, l’endurance, le sang-froid, dans un environnement social où l’expression des émotions devait rester discrète. Les missionnaires, dès le XIXe siècle, ont été impressionnés par les réactions de leurs guides amérindiens. Ainsi, le père Proulx49 raconte un voyage rempli d’incidents pour se rendre au lac Abitibi où, selon lui, « un blanc se serait découragé, du moins il aurait sacré, tempêté, blasphémé » : une pierre fit une large déchirure dans le canot. « L’enfant des bois est plus calme que cela, il est plus raisonnable. Vite de jeter le bagage sur les pierres, de tirer le canot à sec et d’examiner la blessure ; puis les voilà à rire, à rire et à rire encore. Ils avaient été sérieux toute la journée, cet accident les mit de bonne humeur. Il est admirable de les voir travailler ensemble, pas une dispute, pas une remarque, pas un reproche, pas d’avis à temps et à contretemps, chacun obéit sans mot à l’homme de l’avant qui est considéré comme le chef de l’expédition. »

25 Ce témoignage est assez caractéristique car il décrit bien ce qui se passe, encore aujourd’hui, entre Algonquins, surtout lors des séjours en forêt : pas besoin de tout dire, chacun doit savoir ce qu’il a à faire ; chacun garde son calme ; enfin, il faut rire devant l’adversité. Proulx50 continue plus loin : « Nous ne pouvions nous lasser d’admirer la patience et l’habileté de nos sauvages. […] Notre bagage est trop considérable pour qu’ils puissent tout le porter d’un seul coup, et à chaque rapide ils sont obligés de faire un second voyage. Cependant vous les voyez tous gais, contents, de bonne humeur ; vous n’entendez pas un seul juron51, pas un seul mot déplacé. »

26 Il raconte également que les jeunes filles et les femmes « manient l’aviron comme les hommes52 » et que jamais elles ne se plaignent. C’est ainsi que les aînés algonquins racontent avoir été élevés : avec peu de paroles, à être d’humeur égale et à endurer, si possible avec le sourire. Malgré le peu de démonstrations d’affection et le peu de verbalisation des sentiments à leur égard, les anciens pensionnaires d’Amos interrogés ne semblent d’ailleurs pas avoir douté un instant de l’amour que leurs parents avaient pour eux et ce, même si leurs attitudes réservées lorsque leurs enfants les quittaient ont parfois étonné les missionnaires53.

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Le modèle des pensionnats : entre l’école de riches et l’orphelinat

27 Le pensionnat d’Amos ouvrit en octobre 1955. Un article du journal oblat Vie Indienne, de 1958, le décrit comme « un édifice moderne et bien équipé » : « l’assistance présente est de 203 élèves. Les pères Oblats de M. I. (2 pères, 4 frères) sont chargés de l’institution, secondés par 13 religieuses de St-François d’Assise (dont 6 institutrices), 3 institutrices laïques, un instructeur d’arts et métiers. Neuf jeunes Indiennes font les travaux de ménage54 ». Les enfants qui arrivaient au pensionnat venaient pour la plupart de familles vivant dans des cabanes en rondins ou sous des tentes, en forêt. Ils avaient l’habitude de vivre dehors et de dormir dans une seule pièce, près d’un poêle à bois, sur un lit de branches de sapin. Si ce n’est peut-être la chapelle, à peu près rien dans l’espace du pensionnat ne leur était familier : ni les dortoirs, ni même les lits (beaucoup racontent avoir eu peur de tomber pendant la nuit), ni les salles de bains communes, ni même l’idée que chaque pièce pût avoir une utilité spécifique comme la cuisine, les salles de classe et les salles de jeux. Tous les anciens pensionnaires se souviennent du jour de leur arrivée : « À mon arrivée, on m’a rasé les cheveux, en me laissant juste une touffe devant, c’était ridicule. On m’a mis une sorte de turban sur la tête, pour tuer les poux. J’en n’avais même pas, des poux. On m’a pris mes vêtements et on les a jetés, parce qu’on m’a dit que j’étais sale. On m’en a donné d’autres, un uniforme. » (Peter, 44 ans, 17 avril 1996, Pikogan.) « Je me souviens très bien de mon arrivée là-bas. On m’a coupé mes longs cheveux et je me souviens avoir pleuré en voyant mes nattes sur le plancher. On nous mettait du produit anti-poux qu’il fallait garder toute la nuit. […] On était toutes habillées pareil. » (Nadine, 42 ans, juillet 1996, Pikogan.)

28 Puis, rangés par genres et par classes d’âge, les enfants ne pouvaient plus voir leurs parents, en dehors des vacances, qu’en allant au parloir. Le pensionnat d’Amos comprenait aussi une ferme, afin d’enseigner l’agriculture (particulièrement l’élevage des bovins) et une plantation d’arbres, pour enseigner la sylviculture.

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Visite de l’évêque d’Amos au pensionnat indien. Photo non datée (sans doute des années 1950), Archives Deschâtelets. Depuis les débuts de la campagne d’évangélisation du XIXe siècle, les visites épiscopales constituaient des événements importants chez les Amérindiens de l’Ouest québécois, considérés comme tous convertis au christianisme au début du XXe siècle.

29 Au milieu des années 1950, le projet éducatif du système des pensionnats semblait avoir tenu compte des avancées scientifiques dans la connaissance des peuples amérindiens. Ainsi peut-on lire un rapport, publié par le journal Vie Indienne le 15 novembre 1957, des journées d’études organisées à l’université d’Ottawa par les principaux des pensionnats indiens catholiques « dans le but de se renseigner sur les moyens éducationnels et scientifiques les plus aptes à aider les Indiens à prendre place parmi les membres de notre société canadienne55 ». Des anthropologues, psychologues et spécialistes de pédagogie avaient présenté des conférences. Le rapport indique que le choix du pensionnat présente l’avantage que les enfants indiens soient entre eux, et non des étrangers ; que les éducateurs « sont plus disposés à se livrer à l’étude de la culture et de la mentalité indigène » (il indique plus loin que le personnel devrait être qualifié en pédagogie et en anthropologie culturelle) ; que « la présence des seuls Indiens en classe permet de confronter plus facilement devant les élèves la culture indienne et la culture canadienne sans risque de blesser la susceptibilité de l’Indien lorsque les avantages et désavantages des deux cultures sont exposés » ; que cela « donne aussi aux éducateurs plus facile occasion de leur faire prendre conscience de leur valeur indigène et de faire éclore chez eux des sentiments éclairés de fierté personnelle et ethnique, lesquels sentiments sont nécessaires pour la formation d’une élite » ; enfin, l’école résidentielle est « nécessaire pour l’éducation des orphelins et des enfants de parents nomades ou destitués » et l’étude n’est pas possible « chez eux à cause de l’exiguïté de la plupart de leurs foyers, et du manque de discipline dans la vie familiale ». Ce projet pédagogique comprend donc des paradoxes : il veut isoler pour intégrer ; comprendre la culture des enfants pour leur en enseigner une autre ; faire retenir aux enfants deux cultures, mais seulement leurs bons côtés ; leur faire prendre

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conscience de l’obsolescence de leur culture (celle de leurs parents) tout en la valorisant pour qu’ils aient l’estime d’eux-mêmes. Ces contradictions n’ont d’ailleurs pas échappé aux enfants, qui ont senti que le mode de vie de leurs parents et leur identité étaient dénigrés : au pensionnat d’Amos, comme dans les autres pensionnats indiens du Québec, les remarques désobligeantes fréquentes des religieux sur la sauvagerie des Indiens ont marqué les esprits56.

30 Comme c’était le cas dans les collèges classiques et les pensionnats de jeunes filles au Québec57, les religieux utilisaient le théâtre comme pratique pédagogique, autant pour valoriser l’art oratoire que pour diffuser des idées. Ainsi, ils imaginaient des saynètes où étaient racontées des histoires édifiantes de l’Évangile et de l’évangélisation (passages de la Bible, scènes liturgiques comme le baptême, scènes de missions en Chine ou en Afrique) ; de la colonisation (équipage de Jacques Cartier sauvé du scorbut par les Amérindiens, ou Samuel de Champlain participant au rituel du calumet de paix pour sceller une alliance entre la France et les peuples algonquiens) ; et des scènes de « folklore » (imitations de grands-parents amérindiens, danses pseudo-amérindiennes). En fait, les cultures amérindiennes n’étaient représentées que par le biais de ces spectacles, où les enfants étaient déguisés en Indiens d’opérette, façon Hollywood. Si les religieux y ont vu une manière de valoriser une « fierté ethnique », les pensionnaires y ont vu le contraire, contraints « de prouver à quel point [leurs] traditions […] étaient erronées » dans des costumes « ridicules58 ».

Mise en scène d’enfants amérindiens déguisés en Indiens de style Hollywood, pensionnat d’Amos. Photo non datée, Archives Deschâtelets.

31 Le pensionnat tenait en fait à la fois du modèle de l'« école de riches » et de l’orphelinat. Le premier modèle correspond au pensionnat pour les enfants de l’élite bourgeoise59 : les familles y délèguent le pouvoir d’éduquer leurs enfants à un corps enseignant, souvent religieux. Le contact quotidien avec ces enseignants, triés sur le volet, doit favoriser la transmission des savoir-vivre et savoir-faire que le milieu

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d’origine des enfants, ou celui auquel leurs parents aspirent à les élever, requièrent. Ces enfants vont reproduire le milieu clos auquel ils sont destinés et vont se créer leur propre réseau de relations parmi les élèves afin de consolider leur niveau social. Il semble paradoxal d’évoquer le pensionnat pour enfants de riches dans le cas des pensionnats indiens, faits pour les « pauvres enfants des bois », comme le dit Proulx (voir plus haut60). Mais il s’agissait bien de former une élite pour les « élever » au rang des meilleurs Canadiens.

32 Pour analyser le fonctionnement quotidien de ces pensionnats, l’application de nombreux points des théories de l’ouvrage Surveiller et punir, de Michel Foucault61, semble judicieux : la technologie des corps est utilisée pour contraindre les esprits, liée à la discipline. Le dressage des corps se fait par diverses méthodes, comme la surveillance, la sanction, l’alignement des lits, les emplois du temps stricts, la mise en rang, le port de l’uniforme, la valorisation de l'exercice et de la répétition. Le redressement des corps humains doit conduire au redressement des âmes. Comme le mal social est conçu sur le modèle de l’épidémie, il faut quadriller et surveiller une population pour empêcher que le mal ne s’étende et, surtout, qu’il puisse se reproduire. Les théories de Foucault, créées pour analyser l’évolution du système carcéral, s’appliquent non seulement au pensionnat, mais aussi à bien d’autres institutions, dont l’orphelinat. Au pensionnat indien d’Amos, le dressage des corps était omniprésent, comme le montre le témoignage de Julie Mowatt62 : « Lorsque les pensionnats sont évoqués, les images qui me viennent aujourd’hui à l’esprit sont : – Les religieuses nous donnant des ordres ; […] – L’obligation de se mettre en rang pour tout déplacement, que ce soit pour aller à la messe, au dortoir, en classe ou au réfectoire ; […] – L’obligation de manger en silence ; – L’obligation de finir nos assiettes ; […] – La messe obligatoire, l’odeur de l’encens. »

33 Quant au modèle de l’orphelinat, il est, sous bien des aspects, comparable aux pensionnats indiens. Prenons ainsi l’exemple des orphelinats québécois spécialisés, destinés aux enfants « risquant de devenir délinquants », comme les jeunes placés ou les enfants de familles pauvres63. L’idée était de leur dispenser une formation technique « soit dans l’agriculture, soit dans divers métiers64 » et de les protéger. De même, le pensionnat indien d’Amos avait pour projet de former les jeunes Amérindiens au monde du travail québécois, en leur apprenant à s’occuper d’une ferme et en leur offrant des cours techniques (électricité, plomberie). Mais pourquoi comparer ces jeunes à des enfants « orphelins ou simplement abandonnés65 » alors qu’ils vivaient avec leurs parents et étaient éduqués par eux ? Les missionnaires, et sans doute toute la société canadienne, considéraient que les Amérindiens ne pouvaient donner qu’une éducation minimale, empreinte de superstitions, à leurs enfants. On peut citer ainsi un article du père Gontran Laviolette66, qui travailla au pensionnat indien d’Amos, dans la revue oblate L’Apostolat : Avant l’arrivée des Blancs au Canada, les Indiens ne connaissaient ni la lecture, ni l’écriture ; cependant ils enseignaient à leurs enfants la manière de chasser, de pêcher, de trapper et de préparer des vêtements. En même temps, les anciens des tribus leur donnaient un enseignement moral rudimentaire, mais d’inspiration toute païenne.

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34 Dans la même revue, deux auteurs67 d’un reportage sur le pensionnat indien d’Amos en 1957, et qui y travaillaient, allèrent plus loin. En comparant deux photos, avant et après l’arrivée au pensionnat, de trois enfants, ils écrivirent : « Faut-il les plaindre, ou les envier ? Ces trois garçons ont échangé leurs vieux habits pour cette tenue impeccable, après la douche et le peigne fin. S’ils y ont perdu un peu de liberté, ils y gagnent pour le reste. Car la santé des Indiens laisse fort à désirer : tuberculose, anémie, maladies de la peau, sont des maux fort répandus sur les réserves. Au pensionnat l’alimentation est copieuse et les soins excellents. Les parents, de plus, se montrent de piètres éducateurs, trop faibles devant tous les caprices des enfants. Ici, on en fera des adultes, joyeux certes, mais disciplinés. »

« Avant et après l’arrivée au pensionnat d’Amos », in Brochu et cloutier, 1957, p. 13. Il était courant que les administrateurs des pensionnats indiens, au Canada et aux États-Unis, fassent des photos “Avant/ Après̕” pour montrer le succès de leur pouvoir “civilisateur̕” ».

35 Puisque les parents amérindiens ne leur semblaient pas à la hauteur, les religieux se proposaient de les remplacer. La privation de liberté, valeur fondamentale des Algonquins, paraissait alors un petit sacrifice.

Des codes de l’élite aux châtiments corporels : la vision de l’éducation des religieux

36 On peut voir se dessiner la vision de l’éducation que les religieux en charge des pensionnats indiens du Québec avaient : pour eux, il fallait de la discipline, de l’autorité. Jusque-là, rien ne paraît bien différer de la vision algonquine, si ce n’est le dressage des corps et la dévalorisation de l’identité. En plus du programme scolaire de la province, que les pensionnats du Québec devaient suivre, les enfants recevaient des enseignements pratiques. Les jeunes filles étaient éduquées pour devenir de bonnes mères de famille : elles apprenaient l’économie domestique, le ménage, la cuisine, la couture. Cette image de la féminité est d’ailleurs caractéristique de l’enseignement des congrégations religieuses chrétiennes dans les pensionnats partout dans le monde au XIXe et au XXe siècles68. D’après les témoignages recueillis par Gilles Ottawa, lui-même ancien pensionnaire, « la plupart affectionnaient particulièrement la couture, qui n’était pas vue comme une contrainte ou une obligation, mais plutôt comme un plaisir69

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». Les garçons apprenaient la menuiserie et d’autres métiers manuels. Là aussi, on observe des similarités entre les visions des religieux et des Algonquins de la division sexuelle des tâches.

37 Une des divergences majeures est la volonté de faire intégrer les codes de l’élite par les Amérindiens. Il faut préciser qu’au Québec, les sociétés amérindiennes avaient des idéologies égalitaires : si elles comprenaient toujours des leaders, ceux-ci ne pouvaient compter que sur leur charisme personnel et leur art de convaincre pour être des primi inter pares. L’apprentissage de l’art oratoire fut important dans les pensionnats indiens du Québec, mais selon les critères de la langue française : contrairement au discours en algonquin, pas de répétitions, pas d’histoires édifiantes sans explication de morale, pas de longues descriptions. « Citoyens de demain », il fallait les former « à la parole publique ». Les enfants devaient apprendre à bien paraître, depuis « l’art de se peigner » jusqu’à l’initiation à une certaine conception de la beauté, par la poésie, les psaumes et les cantiques70. Au niveau vestimentaire, les jeunes de la classe des « grands » portaient des costumes, avec blazer à écusson et cravate. Les pensionnaires devaient également adopter un maintien impeccable, tête haute et mains jointes ou bras le long du corps. Pour leur enseigner le sentiment d’être Canadiens, les religieux les initiaient à la musique et aux sports, notamment aux chansons du répertoire québécois et au hockey.

Une des équipes de hockey du pensionnat d’Amos. Photo non datée, Archives Deschâtelets.

38 Une autre différence, plus fondamentale, est à noter : elle a trait à la façon dont les religieux voyaient la qualité d’enfant, celle d’un être à corriger, aisément corruptible, vision courante au Québec jusque dans les années 1950 et 1960, voire dans tout le monde occidental. Faible et marqué par le péché originel71, l’enfant était vu, en quelque sorte, comme « sauvage », une sauvagerie ici redoublée par l’amérindianité. Comme l’explique Éric Debarbieux72 :

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« L’éducation, au moins la première éducation, a longtemps été considérée comme un dressage, comme une manière d’ériger l’humain en l’homme, comme une correction du trop-plein enfantin de nature et d’animalité. D’où la fondation d’une pédagogie du redressement, qui dominera largement l’histoire de l’éducation occidentale jusqu’au XIXe siècle, malgré la contradiction apportée par certains médecins ou certains philosophes. »

39 Selon cette conception, les enfants ont plus de devoirs que de droits et le respect de leur individualité est loin d’être une priorité. Si on les laisse faire, on les « gâte », on encourage leurs vices. Brochu et Cloutier73, à St-Marc, en étaient d’ailleurs convaincus : « Encore égoïstes, comme tous les enfants d’ailleurs, ils consentent mal au service gratuit. Peu à peu ils comprendront la grandeur du sacrifice que s'imposent pour eux tant de gens. » Si, pour les Algonquins, il était (est) normal de tout faire pour les enfants, du côté québécois, ces éducateurs soulignent le sentiment d’abnégation dont avaient l’impression de faire preuve ceux et celles qui travaillaient dans les pensionnats.

40 Dans l’optique de redressement des enfants, les châtiments corporels étaient considérés comme normaux : « Il y avait des châtiments corporels très durs, des coups. Une de mes sœurs a été enfermée dans un placard sans manger pour indiscipline pendant une semaine. » (Mathias, 50 ans, Pikogan, 31 janvier 1996.) « J’ai vraiment su ce que c’était que l’injustice au pensionnat : il y en avait qui avaient de très fortes punitions et d’autres des plus douces. » (Peter, 44 ans, 17 avril 1996, Pikogan.)

41 Même s’ils n’étaient pas infligés par tous les religieux, les coups et punitions (heures à genoux, lavage de la bouche au savon, etc.) n’étaient pas perçus comme de la violence, du moins pas illégitime. S’il est aussi question d’amour dans les écrits des Oblats, il est toujours assorti à la notion d’ordre, de règles strictes, de docilité à obtenir des enfants, jamais d’autonomie et de débrouillardise qui étaient essentielles pour les Algonquins, mais pas pour les Québécois.

Méthodes scolaires et sentiment de tout faire « tout croche » (de travers)

42 Enfin, l’éducation scolaire en tant que telle, telle qu’elle était pratiquée au Québec dans les années 1950 et 1960, était difficilement conciliable avec la philosophie éducationnelle algonquine. Outre le dressage des corps (heures à rester assis, sans bouger, etc.), déjà évoqué, nous pouvons signaler deux aspects importants : la langue d’enseignement et le statut culturel de la parole. Les enfants devaient apprendre le français le plus vite possible. Ils n’entendaient leurs langues maternelles, au pensionnat de St-Marc, que par les chants pendant les messes et par la diffusion de prières et de chants par des haut-parleurs pendant la récréation. Si les prêtres parlaient presque tous couramment l’algonquin (et l’atikamekw, car St-Marc accueillait aussi des Atikamekw), ce n’était pas le cas des frères et des religieuses : ils ne permettaient donc pas aux enfants de s’exprimer dans leurs langues. L’algonquin est une langue agglutinante et descriptive, qui comprend des genres n’existant pas en français, comme l’animé et l’inanimé (l’animé pour les choses « vivantes », signifiantes culturellement, et l’inanimé pour les choses inertes). Elle comprend peu de mots génériques : pour désigner une maison, on emploiera un terme qui dira à quoi elle sert et dans quel

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matériau principal elle est construite ; pour désigner un poisson, on désignera son espèce exacte ; pour dire que quelqu’un arrive, on emploiera un mot décrivant comment il arrive (à pied, en voiture), etc. Le français utilise beaucoup plus l’abstraction : le mot maison est une idée générale de maison, un concept, non descriptif. John Murdoch74 parle ainsi de la langue crie, qui est proche de l’algonquin : « Le mode de connaissance des chasseurs-cueilleurs […] est global plutôt que linéaire, et leurs décisions sont prises à la lumière d’expériences acquises et non de théories et de formules. […] Le “concept” de processus cognitif euro-canadien représente, bien plus que ne le fait l’image mentale caractéristique du mode de connaissance cri, un degré plus poussé de généralisation ou d’abstraction, qui s’exerce sur une ou plusieurs impressions. »

43 Pour les enfants, ces différences majeures avaient des conséquences : ils n’avaient aucun équivalent des concepts abstraits dans leurs langues d’origine. Mike m’expliquait en ces termes ce qu’il avait ressenti pendant ses années au pensionnat de St-Marc : « J’avais l’impression de faire toujours les choses tout croche [de travers]. On nous demandait, mettons, de faire un exercice, puis on ne comprenait même pas les instructions. Puis, des fois, le professeur il se moquait de nous, comme si on n’était pas intelligents. C’était très difficile, cette impression […]. Si moi je te donne les instructions dans ma manière de penser, tu vas faire aussi les choses tout croche. » (Pikogan, octobre 2009.)

44 De même, le statut de la parole était différent : chez les Algonquins, on ne prend la parole en public que si l’on se sent légitimement compétent pour le faire. De même, on ne répond à une question que si l’on est sûr de la réponse, les autres gardant à l’idée qu’il ne s’agit là, de toute façon, que de l’opinion de la personne qui a parlé. Comme l’explique Pauline Jean75 dans un guide à l’usage des professeurs du niveau collégial au Québec ayant des étudiants autochtones : « Alors que la culture dominante donne souvent l'impression à l’élève du primaire, du secondaire et souvent du collégial, qu’il n’y a qu'une seule réponse possible et que c’est celle de l’enseignante ou l’enseignant, la culture amérindienne valorise le droit de chaque individu à trouver sa réponse et respecte ses choix. L’étudiante, l’étudiant autochtone apprécie la liberté de pensée. […] Essayer de trouver la réponse ne correspond absolument pas à son mode de pensée. Alors que les étudiantes et étudiants appartenant à la culture dominante vont chercher tous les moyens possibles pour trouver la réponse de l’enseignante ou l’enseignant, l’étudiante ou l’étudiant autochtone s’isole et ne considère plus la partie intéressante. N’oublions pas que la compétition ne l’intéresse pas ! »

45 Dans le système scolaire, les performances sont pourtant évaluées en partie sur les réponses aux questions des professeurs. En outre, la culture algonquine valorise le silence pour assimiler l’information, ce qui donnait aux professeurs l’impression que les enfants, qui ne réagissaient pas, n’écoutaient pas, alors que ce n’était pas le cas.

46 Le pensionnat de St-Marc ferma en 1972. Les raisons de cette fermeture sont à peu près les mêmes que pour les autres internats indiens : transferts de l’éducation des Amérindiens aux écoles provinciales, baisse drastique des subventions fédérales, changement de la carte éducative et des rôles publics accordés aux religieux au Québec, qui obligea ces derniers à réorganiser leurs charges et à se redistribuer dans les paroisses ou les congrégations. Les anciens élèves continuèrent leurs vies, dans des communautés toutes neuves et très déstructurées par l’abus d’alcool et le chômage endémique. Ils ne parlèrent que rarement du pensionnat, jusqu’à ce que Phil Fontaine, leader respecté, évoque le sujet publiquement. Au début des années 1990, une trentaine d’anciens pensionnaires de la communauté de Pikogan organisa une rencontre dans les

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ruines de l’école de St-Marc. Chacun reçut un tee-shirt commémoratif sur lequel était imprimée une photo du lieu et tous purent commencer à raconter leurs souvenirs. Pour eux, la thérapie devait être collective. Depuis, de nombreux cercles de parole ont vu le jour, bénéfiques pour les uns, suscitant des polémiques pour d’autres : fallait-il vraiment revivre tout cela ? Ne pouvait-on pas se concentrer sur les bons souvenirs, comme les pique-niques en forêt qui rappelaient la vie traditionnelle, le hockey qui fit naître de grands joueurs autochtones et les petits « mauvais coups » qui procuraient tant de plaisir ? Il n’est toujours pas facile d’évoquer le pensionnat, entre le rire qui défoule et les larmes qui permettent d’évacuer. Par les médias, la société québécoise a découvert les impacts de ces écoles chez les Amérindiens et a commencé à changer d’attitude envers ces derniers. Mais il reste beaucoup de chemin à parcourir tant les Québécois en ont une désastreuse image et ne savent pas grand-chose d’eux.

Conclusion

47 Le rapport des journées d’études organisées pour les principaux des pensionnats indiens, publié en novembre 1957 dans Vie Indienne, comportait une analyse qu’on pourrait, avec le recul, qualifier de prémonitoire. En effet, il précisait ce qui se passerait si l’enseignement ne se faisait pas de manière agréable, si les professeurs et l’environnement social général ne considéraient pas les Amérindiens comme des égaux et n’étaient pas au fait de leurs particularités culturelles : « Sans ces dispositions de la part de la communauté non indienne, l’écolier indien se repliera sur lui-même et développera en son âme des sentiments d’amertume et même d’hostilité à l’endroit de la société canadienne. Il s’attachera davantage à sa culture et s’éloignera de ceux qui lui refusent compréhension, reconnaissance et sympathie. En conséquence, sa fréquentation de l’école non indienne, loin de favoriser son acculturation à notre société canadienne, accentuera au contraire son esprit de ségrégation76. »

48 La prédiction s’est réalisée. Jusqu’à leur arrivée au pensionnat, les enfants s’étaient vu inculquer des conduites à tenir et des manières d’être par leurs parents. Puis leurs façons de faire et d’agir devinrent inappropriées dans le regard des éducateurs des pensionnats et ils ne comprirent pas les réactions qu’elles engendraient : de correctes, elles devinrent bizarres, voire mauvaises. Dans des horaires réglés à la minute, les enfants, plutôt habitués à savoir ce qu’ils avaient à faire sans qu’on leur dise, devaient dorénavant attendre des ordres et ne pouvaient pas prendre d’initiatives. En prime, après le pensionnat, les jeunes n’étaient plus fonctionnels dans la société de leurs parents (ne s’étant pas faits transmettre leurs savoirs sur la vie en forêt) et pas les bienvenus dans la société majoritaire allochtone. Ajoutons à cela les traumatismes d’une éducation hors des liens familiaux (même les frères et sœurs étaient séparés au pensionnat, et répartis en groupes d’âge) et empreinte de violence institutionnelle, verbale, physique : on comprend dès lors beaucoup mieux la catastrophe du fossé entre les générations créée par l’école résidentielle, la hausse spectaculaire des taux de suicide, d’alcoolisme et d’usage de drogues chez les anciens pensionnaires dès les années 1960 et enfin les séquelles léguées aux générations suivantes77.

49 Le risque de tomber dans le pathos, ou au contraire dans la trop grande relativisation des souffrances infligées ou vécues est important dans ce genre de sujet. À mon avis, le rôle du chercheur est d’analyser avec le plus d’objectivité possible les faits : il ne devrait pas avoir à mobiliser l’émotion pour soutenir ses idées. J’ai consciemment évité

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de parler des aspects les plus médiatisés des pensionnats, comme les agressions sexuelles, ni même cherché à évaluer les pourcentages des pensionnaires maltraités par rapport aux autres. Je ne voudrais pas non plus que l’idée que j’ai voulu démontrer serve à excuser qui que ce soit pour les traumatismes, réels, causés aux pensionnaires. Le cadre de pensée dans lequel les pensionnats ont été créés est indubitablement colonial. Ce cadre est politique, économique et moral : il repose sur l’interventionnisme d’État, qui a la responsabilité des Amérindiens ; sur le libéralisme économique, car les Amérindiens doivent arrêter de coûter cher à l’État et entrer dans les systèmes de production et de consommation ; et sur le paternalisme. Le problème est que ce cadre persiste et sa force est qu’il paraît tellement naturel qu’il en est intériorisé. Il est donc perpétué : comment remettre en question ce qui paraît juste ? Tout le monde n’a-t-il pas le droit d’aller à l’école ? Dasen78 l’explique bien : d’une part, « cette école importée pose problème car elle est culturellement inappropriée », elle « contribue au fossé des générations, à la constitution de classes sociales », d’autre part, on peut « faire la liste des bienfaits de l’école ; cela correspond même au discours majoritaire, celui véhiculé aussi bien par les agences internationales que par les ONG ». Parmi les missionnaires, le changement radical d’attitude des Amérindiens devant l’évocation des pensionnats depuis les années 1990 étonne, attriste, déconcerte. Les anciens employés non plus ne comprennent pas toujours. Ainsi, Mme Ezélia Laforest79, qui a travaillé au pensionnat de Pointe-Bleue, écrit dans la rubrique Opinion du journal La Presse, le 1er novembre 2011 : « Il faut le dire, ce sont justement ces “autres” qui ont fait de vous des gens instruits, capables de s’exprimer et de faire valoir vos idées. Les “autres” qui ont été fiers de vous dans vos réussites personnelles. Les “autres” qui vous ont respectés dans ce que vous étiez. Les “autres” qui vous ont aidés à cheminer et à faire de vous des personnes qualifiées. Dans mes lectures et dans les médias, je constate que l’on parle seulement des personnes qui ont manqué à leurs devoirs, qui n’ont pas su aimer pour vrai les enfants que vous étiez. On ne parle jamais des “autres”, de ceux et celles qui vous ont aimés pour vrai. Ceux et celles qui ont essayé de vous rendre la vie la plus agréable possible. Ceux et celles qui ont organisé pour vous toutes sortes d’activités qui vous ont permis de prouver votre capacité de performer dans diverses sphères d’activité. »

50 Très peinée par les « faussetés » qu’elle dit lire partout, elle cherche à rétablir ce qu’elle pense être la vérité. Mais le cadre colonial, que cette dame ne semble pas percevoir tant il est internalisé comme une évidence, n’en est pas moins pernicieux parce qu’elle a aimé les enfants dont elle s’est occupée. La relation coloniale est paternaliste : elle est fondée sur l’idée qu’il est moralement préférable qu’on ait autorité sur quelqu’un pour son supposé bien. Le pensionnat faisait partie d’un système qui infantilisait les parents et décidait à leur place ce qui était le mieux pour leurs enfants. Comment, dès lors, aurait-il pu éviter d’être globalement une tragédie ? Il est d’ailleurs important de noter que les anciens pensionnaires en ont souvent plus après le système qu’après les personnes qui ont fait fonctionner les pensionnats. Ainsi, Marguerite Mowatt- Gaudreau, Algonquine, dit80 : « Nous avons reçu une bonne instruction, parce que la pédagogie était donnée par les religieuses enseignantes. Elles furent de bonnes “institutrices”, comme on les appelait dans le temps. Elles étaient bien dévouées, même si certaines parmi elles pouvaient perdre patience. Je ne garde aucune rancune envers les religieuses qui ont pris soin de nous, bien que parfois elles fussent étrangères à notre mentalité. Elles ont fait leur possible. »

51 Pour terminer, je voudrais suggérer que l’éducation scolaire est toujours difficilement conciliable avec les philosophies éducationnelles amérindiennes, ce qui éclaire sans

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doute, en partie, les très hauts taux de décrochage scolaire des Amérindiens qu’on observe au Québec, et plus largement au Canada. On aura remarqué, dans ce texte, un fréquent emploi du présent pour expliquer les codes de conduite algonquins. En effet, ce que j’ai voulu décrire sur les façons d’être algonquines reste, de façon générale, d’actualité. Quant à l’école canadienne, de son côté, elle continue à valoriser des modes d’apprentissage qui correspondent aux codes occidentaux, par exemple dans les interactions entre les professeurs et les élèves, dans les évaluations des performances. Peut-on adopter une pédagogie plus culturellement adéquate pour les Amérindiens ? Des guides sont créés à chaque décennie par des membres du corps enseignant au Québec81, ce qui montre que la question est devenue légitime, mais que l’on cherche encore la solution.

Apprentissage religieux et parental : enfants mimant un baptême catholique, pensionnat d’Amos. Photo non datée, Archives Deschâtelets.

52 Je remercie le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) du Canada qui a, en partie, financé cette recherche. Je remercie également mes informateurs et amis algonquins, qui partagent avec moi leurs récits et leurs pensées depuis 1996. Je remercie enfin les Oblats de Marie Immaculée des Archives Deschâtelets, à Ottawa, qui m’ont donné accès à leurs archives des pensionnats québécois sans aucune restriction et ce malgré l’image souvent désastreuse qu’on donne d’eux dans les recherches.

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NOTES

1. Au Canada, on appelle autochtones les trois peuples reconnus comme tels par l’article 35 de la Constitution de 1982 : les Amérindiens (ou Premières Nations), les Inuits et les Métis.

2. SHEWELL Hugh, Enough to Keep Them Alive. Indian Welfare in Canada, 1873-1965, Toronto, University of Toronto Press, 2004, p. 8-10. 3. Les Amérindiens n’avaient en outre pas le droit de vote, qu’ils n’ont obtenu, au fédéral, qu’en 1960 (les droits de vote provinciaux plus tard : au Québec, en 1969). 4. O’CONNOR Pamela, « Squaring The Circle : How Canada is Dealing with the Legacy of Its Indian Residential Schools Experiment », International Journal of Legal Information 28 (2), 2000, p. 241. 5. Les dédommagements financiers ont commencé avec la création de la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens, en 2006, soit avant les excuses officielles du gouvernement fédéral pour les mauvais traitements vécus dans les pensionnats autochtones et pour la politique d’assimilation. Les excuses allaient de pair avec la création de la Commission de vérité et de réconciliation relative aux pensionnats indiens. Cf. [ http://www.parl.gc.ca/Content/LOP/researchpublications/prb0848-f.htm#TheCase ], consulté le 9 juillet 2012. 6. Cf. [ http://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1302882353814 , consulté le 9 juillet 2012. 7. MILLOY John S., A National Crime : The Canadian Government and the Residential School System, 1879 to 1986, Manitoba Studies in Native History, 11, Winnipeg, University of Manitoba Press, 1999. 8. D ARNELL Regna, « Residential School Discourses and the Discourses of Self- Government : Changing Resonances of Land and Language in Algonquian Narratives », in Papers of the Thirty-Seventh Algonquian Conference, H. C. Wolfart ed., Winnipeg, University of Manitoba, 2006, p. 149-160 ; FURNISS Elizabeth, Victims of Benevolence : The Dark Legacy of the Williams Lake Residential School 1891-1920, Vancouver B. C., Arsenal Pulp Press, 1995 ; HAIG-BROWN Celia, Resistance and Renewal. Surviving the Indian Residential School, Vancouver B. C., Arsenal Pulp Press, 1988 ; HOOKIMAW-WITT Jacqueline, 1998, « Any Changes Since Residential School ? », Canadian Journal of Native Education, 22 (2), 1998, p. 159-70 ; KELM Mary-Ellen, Colonizing Bodies : Aboriginal Health and Healing in British Columbia, 1900-1950, Vancouver B. C., University of British Columbia Press, 1998 ; MILLER J. R., Shingwauk’s Vision : A History of Native Residential Schools, Toronto, University of Toronto Press, 1996 ; ROBERTSON Lloyd Hawkeye, « The Residential School Experience : Syndrome or Historic Trauma », Pimatisiwin : A Journal of Aboriginal and Indigenous Community Health, 4 (1), 2006, p. 1-28 ; VALASKAKIS Gail Guthrie, « Les pensionnats indiens. Souvenir et réconciliation », in L ABELLE M., LEROUX G., ANTONIUS R. (éd.), Le devoir de mémoire et les politiques du pardon, Ste-Foy, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2005, p. 101-125 ; WESLEY-ESQUIMAUX Cynthia & SMOLESKI M.,

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Traumatisme historique et guérison autochtone, Ottawa, Fondation autochtone de guérison, 2004. 9. JAULIN Robert, La paix blanche : Introduction à l’ethnocide, Paris, Le Seuil, 1970.

10. C ONDOMINAS Georges, « Ethics and Comfort : An Ethnographer’s View of His Profession », Annual Report of the American Anthropological Association, Distinguished Lecture 1972 of the AAA, April 1973, p. 1-17. 11. GOFFMAN Erving, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, traduit par Liliane et Claude Lainé, Paris, Éditions de Minuit, 1979. 12. Goffman (1979) a défini l’institution totale comme « un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d'individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées ». 13. LLEWELYN Jennifer J., « Dealing with the Legacy of Native Residential School Abuse in Canada : Litigation, ADR, and Restorative Justice », The University of Toronto Law Journal, 52 (3), 2002 (Summer), p. 257. 14. GLAVIN Terry, and former students of St. Mary’s, Amongst God’s Own : The Enduring Legacy of St. Mary’s Mission, Mission, B. C., Longhouse Publishing, 2002. 15. Depuis 1996, année de mon terrain de doctorat, j’effectue mes recherches ethnographiques principalement chez les Algonquins du Québec. J’ai aussi fait des recherches au sein d’autres Premières Nations de la famille algonquienne. 16. À la même époque, il était normal, au Québec, de désigner les Amérindiens par le terme Sauvages. 17. Lors de mon terrain de thèse de doctorat, en 1996, j’ai recueilli une trentaine de témoignages, d’anciens pensionnaires et de leurs parents, dans la communauté de Pikogan, en Abitibi (nord-ouest du Québec). Ils forment le socle de mes données, qui se sont enrichies au fil des années pendant mes séjours de terrain ultérieurs. 18. LOISELLE Margot, Un portrait. Le pensionnat pour enfants autochtones de Saint-Marc-de- Figuery, Rapport de recherche, université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, 2007. 19. Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador, Recueil d’histoires de vie des survivants des pensionnats indiens du Québec, Wendake, Québec, CSSSPNQL, 2010. 20. T REMBLAY Daniel, L’éveil des survivants. Récits des abus sexuels dans les pensionnats amérindiens du Québec, Montréal, Les Éditions Michel Brûlé, 2008, p. 221. 21. Par ex., TOURIGNY Marc, DOMOND Pascale, TROCMÉ Nico, SIOUI Bruno, et BARIL Karine, « Les mauvais traitements envers les enfants autochtones signalés à la Protection de la jeunesse du Québec : Comparaison Interculturelle », First Peoples Child & Family Review, 3 (3), 2007, p. 84-102. 22. LOISELLE Margot, Un portrait. 23. Comme Loiselle (id., p. 47) le note, il y eut trois périodes au pensionnat d’Amos : 1955-1962, 1963-1967 et 1968-1973. La dernière période, réputée la moins dure, correspond à l’arrivée d’un nouveau principal, le père Rémi Cadieux, qui dessert toujours deux paroisses algonquines. Celui-ci adoucit les règlements et mit l’accent sur un style de vie plus familial (TREMBLAY, L’éveil des survivants, p. 267).

24. HAIG-BROWN Celia, Resistance and Renewal, p. 57.

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25. LACASSE Jean-Paul, Les Innus et le territoire : Innu Tipenitamun, Sillery, Septentrion, coll. « Territoires », 2004 : p. 58. 26. LACASSE Jean-Paul, ibid., p. 59.

27. L AVOIE Michel, « Politique des représentations. Les représentations sociales bureaucratiques et la politique de l'éducation indienne au Canada, 1828-1996 », Recherches amérindiennes au Québec, XXXIV (3), 2004, p. 87-98. 28. LAVOIE Michel, « Politique des représentations », p. 87. 29. Notons au passage que traiter les Amérindiens comme un seul peuple au mépris de la diversité de leurs nations faisait partie des stratégies d’assimilation. 30. LAVOIE Michel, « Politique des représentations », p. 88.

31. TREMBLAY Daniel, L’éveil des survivants. 32. Il y a une petite erreur dans le livre de Tremblay : les quatre résidences fédérales n’étaient pas situées au Nunavut (territoire autonome), mais au Nunavik (Nord du Québec). 33. Le nom vernaculaire de Payne Bay ou Bellin (toponymes qui ne sont plus employés) est Kangirsuk. 34. TREMBLAY Daniel, L’éveil des survivants, p. 15.

35. BOUSQUET Marie-Pierre, « A Generation in Politics : The Alumni of the Saint-Marc- de-Figuery Residential School », in Papers of the Thirty-Seventh Algonquian Conference, H.C. Wolfart ed., Winnipeg, University of Manitoba, 2006, p. 1-17. 36. G ALARNEAU Claude, Les collèges classiques au Canada français (1620-1970), Montréal, Éditions Fides, 1978, p. 63. 37. Une réserve est un territoire appartenant à la Couronne, mis de côté et réservé à l’usage et au profit d’une bande indienne (Dupuis, 1991). 38. G ÉLINAS Claude, Les Autochtones dans le Québec post-confédéral (1867-1960), Sillery, Septentrion, 2007, p. 22-29. De nos jours, 10 400 individus sont enregistrés comme algonquins, 6 000 d’entre eux vivant dans les communautés (Registre des Indiens au 31 décembre 2011). 39. DASEN Pierre R., « Développement humain et éducation informelle », in DASEN Pierre R. et PERREGAUX Christiane, Pourquoi des approches interculturelles en sciences de l'éducation, De Boeck Université « Raisons éducatives », 2002, p. 113. 40. Les aînées algonquines que j’ai connues et qui se souvenaient de cette vie nomade (certaines sont toujours en vie) ont eu en général beaucoup d’enfants. Certaines, qui en avaient eu trois, étaient minoritaires face à celles qui en avaient porté entre huit et douze. Une de mes défuntes informatrices en avait même eu dix-huit. 41. MAILHOT José, Au pays des Innus, les gens de Sheshatshit, Montréal, Société Recherches amérindiennes au Québec, coll. « Signes des Amériques », 1993, p. 133. 42. Les Algonquins et les Innus, comme toutes les nations amérindiennes du Québec sauf deux (les Hurons-Wendat et les Mohawks), sont des Algonquiens : ils font partie de la même famille linguistique et ont des similarités culturelles importantes, même si ce qui s’applique aux uns n’est pas forcément extrapolable aux autres. 43. LAROSE François, « Le jeu traditionnel algonquin au sein du processus d’intégration socio-économique dans une société semi-nomade et son utilité pédagogique », Enfance, 41 (3-4), 1988, p. 25-43 ; LAROSE François, « Learning Processes and Knowledge Transfer

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in a Native Bush-Oriented Society : Implications for Schooling », Canadian Journal of Native Education, 18 (1), 1991, p. 81-91. 44. LAROSE François, ibid., p. 42-43.

45. ANDERSON Emma, La trahison de la foi. Le parcours tragique d'un converti autochtone à l'époque coloniale, traduit par Buttiens Michel et Raymond Marie-José, Québec, Les Presses de l'université Laval, 2009, p. 21-27. 46. Afin de respecter les règles éthiques en vigueur chez les Algonquins et dans les universités canadiennes, les prénoms utilisés ici sont des pseudonymes, pour respecter la vie privée des informateurs. 47. L’importance de la moquerie comme outil de contrôle des conduites, qui existe toujours, est aussi valable entre adultes. 48. V IAU Roland, « L’occupation amérindienne 1600-1680 », in VINCENT Odette (éd.), Histoire de l’Abitibi-Témiscamingue, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1995, p. 100-121, p. 114. 49. PROULX Jean-Baptiste, Voyage au lac Abbitibi ou Visite pastorale de Mgr J. Th. Duhamel dans le haut de l'Ottawa, Montréal, J. Chapleau et Fils. Lettres parues dans le journal Le Canada en 1881, sous les titres Mgr Duhamel à Mattawan et Mgr d'Ottawa dans les missions sauvages, 1882 (1881), p. 55. 50. PROULX Jean-Baptiste, Voyage au lac Abbitibi, p. 60. 51. Précisons par ailleurs que la langue algonquine ne comporte pas de juron. 52. PROULX Jean-Baptiste, Voyage au lac Abbitibi, p. 66.

53. FORTIN Jean o.m.i., Coup d’œil sur le monde merveilleux des Montagnais de la Côte-Nord, 1954-1980, Wendake, Québec, Institut culturel et éducatif montagnais, 1992, p. 154. 54. ANONYME, « Le pensionnat indien d’Amos à St-Marc-de-Figuery, P. Q. », Vie Indienne, Organe des Indiens d’expression française, Montréal, Commission Oblate des Œuvres Indiennes et Esquimaudes, 1 (3), 15 janvier 1958, p. 8. 55. A NONYME, « Les principaux des pensionnats indiens catholiques se réunissent à Ottawa », Vie Indienne, Organe des Indiens d’expression française, Montréal, Commission Oblate des Œuvres Indiennes et Esquimaudes, 1 (2), 15 novembre 1957, p. 6-7. 56. O TTAWA Gilles, Les pensionnats indiens au Québec. Un double regard, Québec, Les Éditions Cornac, 2010. 57. G ALARNEAU Claude, Les collèges classiques ; DUMONT Micheline, et Nadia F AHMY-EID (ed.), Les couventines. L’éducation des filles au Québec dans les congrégations religieuses enseignantes 1840-1960, Montréal, Boréal, 1986. 58. OTTAWA Gilles, Les pensionnats indiens au Québec, p. 74.

59. GALARNEAU Claude, Les collèges classiques, p. 141-146. 60. Cette expression, ou ses avatars (« chers enfants de la forêt »), était courante dans les journaux oblats d’avant les années 1970, comme L’Apostolat et Vie Indienne, ainsi que dans les livres du père Gaston Carrière o.m.i. 61. FOUCAULT Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

62. OTTAWA Gilles, Les pensionnats indiens au Québec, p. 50.

63. M ALOUIN Marie-Paule (éd.), L’univers des enfants en difficulté au Québec entre 1940 et 1960, Montréal, Bellarmin, 1996, p. 228 et al.

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64. MALOUIN Marie-Paule, ibid., p. 231.

65. MALOUIN, ibid., p. 231.

66. L AVIOLETTE Gontran o.m.i., « Écoles indiennes et esquimaudes du Canada », L’Apostolat des missionnaires oblats de Marie Immaculée, Richelieu, Québec, Missionnaires Oblats de Marie Immaculée, mars 1955, p. 8-11. 67. BROCHU J. o.m.i., et CLOUTIER J. o.m.i., « Des petits Indiens chanceux », L’Apostolat des missionnaires oblats de Marie Immaculée, Richelieu, Québec, Missionnaires Oblats de Marie Immaculée, octobre 1957, p. 12-17. 68. Voir le numéro de Clio dirigé par R. Rogers en 1997. ROGERS Rebecca, « Éducation, religion et colonisation en Afrique aux XIXe et XXe siècles », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 1997 [En ligne], 6 | mis en ligne le 1er janvier 2005, consulté le 11 mai 2012. URL : [http://clio.revues.org/386 ; DOI : 10.4000/clio.386]. 69. OTTAWA Gilles, Les pensionnats indiens au Québec, p. 89.

70. BROCHU & CLOUTIER, « Des petits Indiens chanceux ».

71. MALOUIN Marie-Paule, L’univers des enfants en difficulté, p. 56.

72. DEBARBIEUX Éric, « Pourquoi pas une bonne fessée ? Une recherche sur le châtiment corporel à l’école », Spirale – Revue de Recherches en Éducation, 37, 2006, p. 83-95 : p. 86. 73. BROCHU & CLOUTIER, « Des petits Indiens chanceux », p. 16.

74. M URDOCH John, 1983, « Le mode de connaissance des Cris et l’élaboration d’un programme scolaire », Recherches amérindiennes au Québec, XIII (2), p. 120. 75. JEAN Pauline, Guide pédagogique pour l’enseignement post-secondaire aux étudiantes et étudiants autochtones, Cégep de Sept-Iles, Bibliothèque nationale du Québec, 1991, p. 39. 76. ANONYME, « Les principaux des pensionnats indiens », p. 6.

77. B OUSQUET Marie-Pierre, « La production d'un réseau de sur-parenté : histoire de l'alcool et désintoxication chez les Algonquins », Drogues, santé et société, 4 (1), 2005, p. 64-85. 78. DASEN, « Développement humain et éducation informelle », p. 113-114.

79. LAFOREST Ézélia, « Pensionnat : un besoin de reconnaissance ! », La Presse, [http://www.lapresse.ca/le-quotidien/opinions/carrefour-du-lecteur/ 201111/01/01-4463291-pensionnat-un-besoin-de-reconnaissance.php ], 1er novembre 2011. Publié aussi le 4 novembre 2011 dans L’Écho de La Tuque, Tribune Libre. 80. OTTAWA Gilles, Les pensionnats indiens au Québec, p. 86.

81. JEAN Pauline, Guide pédagogique ; COLOMB Emmanuel, Premières Nations : essai d’une approche holistique en éducation supérieure. Entre compréhension et réussite, Presses de l’université du Québec, 2012.

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RÉSUMÉS

À partir des années 1850, le gouvernement fédéral canadien mit en œuvre le système des pensionnats autochtones, dans le cadre de son programme de « civilisation » des Amérindiens et des Inuits. Au Québec, ces pensionnats ouvrirent un siècle plus tard et furent gérés, jusqu’à leur fermeture, par des religieux catholiques. Dans la littérature sur le sujet, souvent focalisée sur les abus psychologiques et physiques, une perspective a été peu développée : l’idée que la conception eurocanadienne de la condition d’enfant et de l’éducation entrait en conflit avec celle des autochtones. Je défends cette proposition en prenant l’exemple du pensionnat indien d’Amos, en Abitibi, dont j’ai interviewé d’anciens élèves algonquins. Après avoir expliqué le projet d’assimilation canadien, j’examine d’une part la conception algonquine de l’éducation, d’autre part celle des religieux en charge des pensionnats. Enfin, je suggère que l’éducation dans les écoles canadiennes est toujours peu adaptée aux façons de penser amérindiennes.

In the 1850s, the Canadian federal government began implementing the system of residential schools as part of its program of "civilization" of Natives and Inuits. In Quebec, the schools opened a century later and were managed, until their closure, by Catholic clergy. In the literature on this topic, which has often focused on the psychological and physical abuse, one perspective has been poorly developed : the idea that the Euro-Canadian conception of being a child and of education conflicted with that of the Natives. I defend this proposition using the example of the residential school of Amos, in the Abitibi, building on interviews with Algonquin former students. After explaining the Canadian project of assimilation, I examine both the Algonquin conception of education and that of the clergy in charge of the school. Finally, I suggest that education in Canadian schools is still not well adapted to Native ways of thinking.

INDEX

Mots-clés : histoire, Canada, Québec, Amérindiens, enfance, éducation, internats, xxe siècle Keywords : history, Canada, Quebec, native Americans, childhood, education, boarding schools, XXth century

AUTEUR

MARIE-PIERRE BOUSQUET Professeure agrégée au département d’anthropologie de l’université de Montréal. Spécialiste des questions amérindiennes du Canada, elle s’intéresse particulièrement aux cultures et aux sociétés algonquiennes de l’Est canadien.

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Trajectoires d’enfances au goulag Mémoires tardives de la déportation en URSS Children’s experiences in the gulag. Late memories of deportation to the USSR

Marta Craveri et Anne-Marie Losonczy

« Mes souvenirs commencent le jour de la déportation. C’était une très belle journée et nous devions aller à la datcha. Mais notre destination fut toute autre… », Rafails Rozentāls.

1 Les ouvrages pionniers sur le système des camps de travail en URSS parus en Occident après la seconde guerre mondiale se caractérisent par une inspiration autobiographique1 ou des témoignages multiples 2, une écriture littéraire et une visée testimoniale et de dénonciation. Pour la plupart des historiens, politologues et sociologues3, l’absence presque totale de sources écrites accessibles et la difficulté d’accès aux témoignages oraux découragent des recherches systématiques sur les répressions de masse en URSS. En revanche, dès l’ouverture des archives soviétiques, d’importants travaux de recherche ont été entrepris sur le système concentrationnaire soviétique, sa genèse dans les années vingt dans les îles Solovki4, son expansion avec la création d’immenses exploitations forestières, minières et industrielles employant les victimes toujours plus nombreuses de la terreur des années 1930-19405, sur les différentes opérations de déportation au cours de toute la période stalinienne6, sur les changements introduits pendant la guerre et sur la crise du réseau des camps dans l’après-guerre7 ainsi que sur la place du Goulag dans la vie sociale, politique et économique de l’Union Soviétique8.

2 Toutefois l’historiographie s’est concentrée prioritairement sur les aspects politiques, démographiques et administratifs du goulag, alors qu’il existe très peu d’études sur la vie quotidienne dans les camps et dans les villages de peuplement, et sur la diversité des expériences vécues du goulag. La trajectoire des enfants dans l’univers concentrationnaire soviétique constitue un pan largement méconnu de cette expérience historique. L’une des raisons en est que les documents d’archive connus traitent rarement de cette population spécifique. Les rares ouvrages qui l’abordent9 le font soit dans un cadre strictement national, soit en considérant uniquement la

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population infantile des camps de travail ; dès lors, l’histoire des enfants déplacés de force avec leur famille n’apparaît pas comme objet d’étude de plein droit.

3 Cette situation contraste fortement avec le statut de l’enfance dans les recherches portant sur la Shoah. Dès la fin de la seconde guerre mondiale, témoignages et recherches historiographiques imposèrent l’enfance déportée en camps comme sujet d’étude centrale10.

4 Pour éclairer cette facette de l’histoire du Goulag, l’accès aux témoignages oraux tardifs et leur collecte systématique s’avèrent être la voie privilégiée11. Notre projet « Mémoires européennes du Goulag12 » est construit autour de l’hypothèse d’une spécificité de l’expérience et de la mémoire du goulag chez les déportés d’origine européenne par rapport à celle des témoins soviétiques13. Cette spécificité tient prioritairement à l’expérience d’un arrachement radical, à celle d’être happé par une logique extérieure qui anéantit le rapport à l’environnement, et aux formes de sociabilité, de même que les relations habituelles et à l’autorité propres aux univers culturels d’origine.

5 Le projet a d’emblée privilégié la méthode du recueil de témoignages oraux en vue de leur archivage et de leur mise en musée virtuel contextualisé. La date tardive de notre enquête, à un moment où les déportés adultes du goulag ont presque tous disparu, et la création d’un large corpus de récits oraux de vie14 ont fait émerger l’enfance et l’adolescence au goulag comme l’un des axes centraux de la remémoration des témoins.

6 Cet article propose quelques jalons pour une approche de la spécificité de la condition infantile au goulag, de celle de sa remémoration tardive et des retombées de ces enfances « déplacées » dans la vie adulte, notamment le processus de transformation de cette expérience en témoignage.

Henry Welch et son ami Simka à l’orphelinat polonais de Leninabad au Tadjikistan, 1944 (© Henry Welch)

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Un archipel d’enfants déplacés

7 En septembre 1939, à l’issue du pacte de non agression entre l’Allemagne et l’URSS, cette dernière annexe les territoires orientaux de la Pologne (aujourd’hui appartenant à l’Ukraine et à la Biélorussie), de la Roumanie (Bucovine du nord et

8 Bessarabie nacional’nost

9 En Pologne, entre 1940 et 1941 les Soviétiques organisent quatre grandes vagues de déportations, destinées à purger les régions orientales des éléments « indésirables ». La première opération, en février 1940, vise principalement les colons civils et militaires, les osadniki, anciens membres de l’armée qui avaient combattu pendant la première guerre mondiale ou participé à la guerre russo-polonaise de 1920, ainsi que des civils auxquels ont été attribuées des terres dans les régions frontalières. Environ 28 570 familles composées de 140 000 individus sont déplacées de force vers le Grand Nord russe, le Kazakhstan et la Sibérie.

10 En avril 1940, les déportations concernent surtout les fonctionnaires polonais – policiers, gendarmes, gardiens de prison, employés administratifs – ainsi que les membres des « classes possédantes » – industriels, banquiers, artisans, commerçants avec leurs familles.

11 Lors de la troisième vague, en juin 1940, la catégorie visée est celle des réfugiés qui ont fui la Pologne occidentale, occupée par les Allemands, pour s’installer dans les régions orientales, mais qui refusent la citoyenneté offerte par l’occupant soviétique. 80 % des 76 000 personnes déplacées de force dans les villages sibériens sont des juifs qui échappèrent ainsi paradoxalement aux massacres et à l'extermination nazis.

12 La dernière vague de répression, en juin 1941, déborde les territoires orientaux de la Pologne, vers les trois Pays baltes et la Moldavie. Son but est de « nettoyer » ces territoires des éléments antisoviétiques et « socialement dangereux ». Dans cette opération, les groupes ciblés sont divisés entre ceux que l’on arrête et condamne aux travaux forcés, et ceux que l’on déplaçe de force dans les villages de peuplement, parmi lesquels de nombreux enfants. 85 716 « éléments antisoviétiques », sont ainsi déportés en Sibérie et au Kazakhstan, dont 37 482 de la Pologne Orientale, 22 648 de Moldavie et 25 586 des Pays baltes.

13 En effet, en Union Soviétique, dès le début des années 1930, les personnes astreintes au travail forcé sous la tutelle de la police politique relèvent de deux catégories administratives : d’une part les prisonniers des camps (zaključennye), d’autre part les déplacés spéciaux dans des villages de peuplement (specposelency). Les premiers purgent une peine de détention individuelle, infligée par l’une des nombreuses instances judiciaires et extra-judiciaires, en vertu des articles du code pénal de droit commun ou de l’un des 14 alinéas de l’article 58, portant sur les crimes politiques. Le détenu purge sa peine de travaux forcés dans des camps ou dans des colonies, selon la durée de la condamnation.

14 En revanche, les déplacés spéciaux sont visés en tant que groupe social ou ethnique réputé dangereux pour le pouvoir soviétique. Sur décision administrative, ils sont déportés collectivement et en famille, assignés à résidence dans des villages de peuplement, où ils construisent leurs propres baraques et travaillent dans des

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exploitations agricoles et forestières sous la férule de commandants responsables de leur surveillance. Parfois, on les emploie aussi dans l'industrie naissante. Officiellement, ils continuent à jouir de leurs droits civiques, mais sont contraints aux lourds travaux assignés par les autorités. Censés percevoir un salaire, le plus souvent en nature, ils peuvent se déplacer librement dans le périmètre de leur village, mais doivent pointer au bureau de l’administration locale une ou plusieurs fois par mois.

15 En 1943, après la défaite de la Wehrmacht et la reconquête de territoires par l’Armée rouge, la police politique soviétique déclenche une nouvelle vague de répression où sont arrêtés et condamnés aux travaux forcés ou déplacés de force des centaines de milliers de personnes et de familles avec enfants originaires d’Ukraine occidentale, d’Estonie, de Lituanie et de Lettonie. L’opposition systématique des paysans baltes à la collectivisation forcée des terres et l’aide qu’ils fournissent aux résistants antisoviétiques retranchés dans les forêts, conduisent les autorités de Moscou, entre 1948 et 1950, à lancer plusieurs opérations pour déporter environ 200 000 paysans avec leurs enfants.

16 Sont arrêtés, en outre, ceux soupçonnés d’avoir collaboré avec les nazis, ceux qui ont été forcés de partir travailler en Allemagne ou qui s’y sont rendus volontairement, les résistants civils et armés qui combattent l’Armée rouge, parmi lesquels de nombreux adolescents, et enfin les soldats qui ont rejoint la Wehrmacht ou les SS. Ainsi, en Ukraine occidentale le pouvoir soviétique déporte activistes et sympathisants de l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens (OUN) ainsi que les officiers et soldats de l’Armée Insurrectionnelle Ukrainienne (UPA), et les collaborateurs et soldats de la Division Galicia, composée de volontaires Waffen SS. Pour priver l’UPA du soutien des paysans, le NKVD/MVD (la police politique soviétique) brûle et déporte des villages entiers avec tous leurs habitants. La pratique la plus répandue est d’accuser les jeunes d’être membres de l’OUN et de les condamner à de longues peines dans les camps du goulag, alors que les membres de leurs familles sont déportés et mis au travail dans les kolkhozes du Kazakhstan ou en Sibérie. À partir de 1945, parmi les importantes minorités d’Allemands « ethniques » se trouvant sur les territoires libérés par l’Armée rouge en Roumanie, Yougoslavie, Hongrie, Bulgarie et Tchécoslovaquie, de nombreux jeunes adolescents sont déportés en URSS. De même, avec l’avancée de l’Armée rouge vers Berlin, en Hongrie puis en Allemagne les Soviétiques pratiquent des rafles massives et arbitraires pour déporter des centaines de milliers de prisonniers dont de nombreux adolescents, afin de les faire « contribuer » à la reconstruction du pays.

Enfances volées

17 La représentation et le traitement social des âges de la vie, notamment ceux de l’enfance, montrent une très grande diversité entre les cultures, les formations sociales et les époques historiques. Mais la primauté de la socialisation et de l’autorité familiales sur la socialisation extérieure ou institutionnelle apparaît comme un point commun des représentations culturelles de l’enfance. Les sociétés de l’Europe centrale et orientale, massivement touchées par les vagues de répression soviétique, sont pour la plupart majoritairement paysannes, avec des îlots de développement urbain. Dans le milieu social paysan de cette époque, l’enfance est une période de courte durée qui prend fin avec des travaux de dureté et de complexité croissantes confiés à l’enfant conduisait à l’entrée précoce dans l’âge adulte par le travail et par le mariage. En

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revanche, dans les milieux de paysans riches et surtout dans ceux de la bourgeoisie urbaine et de la noblesse, le statut d’enfant est de plus longue durée et s’appuie sur des études régulièrement suivies, l'« adolescence » constituant une transition vers l’âge légal de la majorité et l’entrée postérieure dans la vie adulte.

18 En ce sens, une enfance « irrégulière » est le plus souvent le résultat d’un traitement familial, social ou politique de cette tranche d’âge qui subvertit les pratiques et représentations socialement acceptées et culturellement légitimées de la succession des âges en imposant des modes de socialisation extra familiaux. La diversité des expériences et des mémoires de ces années de déplacement ou de déportation tient à la différence de conditions et à leur empreinte traumatique, entre ceux qui sont déplacés en famille, ceux qui sont nés en déportation et ceux qui sont déportés seuls. Mais elle est aussi liée aux origines sociales et nationales et à la place que ces origines tiennent, pendant cette période historique, dans l’idéologie soviétique de la répression.

19 Ainsi, une origine paysanne pauvre offrait des ressources concrètes aux adultes et aux enfants plus âgés pour mieux supporter la rudesse des travaux forcés, alors qu’une origine urbaine, tout en étant source de grande fragilité, permettait parfois aux parents l’accès à des travaux administratifs plus protégés. L’apprentissage plus au moins rapide du russe était décisif pour la survie et la socialisation dans le modèle hiérarchique du camp. De même pour les enfants scolarisés dans les villages de déplacement, la maîtrise de la langue facilitait les interactions avec les autochtones.

20 La répression multiforme de très nombreux groupes sociaux orchestrée et institutionnalisée par le régime soviétique depuis ses débuts élargit rapidement le profil de ses victimes, effaçant les limites sociales et légales entre les âges de la vie. Par ailleurs, lors de l’occupation des Pays baltes et des territoires orientaux de la Pologne, la déportation et le déplacement forcé touchent des familles entières de plusieurs générations. À la fin de la guerre, dans les pays ayant fait partie de l’Axe, c’est sur la base d’une culpabilité collective de toute la population que les déportations frappent des préadolescents et adolescents isolés, souvent raflés au hasard et condamnés aux travaux forcés dans les camps du Goulag pour une durée de 5 à 10 ans.

21 Si la répression tend à effacer les frontières entre générations, en revanche, dès l’arrivée des populations aux lieux de détention, les itinéraires infantiles divergent selon la destination, soit dans les camps, soit dans les villages de peuplement. Dans les premiers, les travaux forcés extrêmement durs unifient sous les mêmes exigences de normes de production tous les âges, y compris l’adolescence. Par contre, dans les villages de déplacement, ces distinctions sont partiellement réactivées en fonction d’un idéal de rééducation, par un cursus scolaire censé être obligatoire pour les mineurs qui ne sont pas assignés à des travaux comme les adultes. Cependant, dans la pratique, notamment pendant les années de guerre, la séparation d’avec un père interné dans un camp, l’affaiblissement, la maladie ou le décès de la mère et l’existence de frères et sœurs plus jeunes dans des conditions d’extrême pénurie rendent souvent inévitable que nombre d’entre eux essayent d’assurer leur survie en s’impliquant dans des travaux d’adultes.

Arrachement et pertes

22 Dans le corpus de témoignages recueillis, le groupe le plus fourni d’enfants du goulag est constitué de mineurs en bas âge déportés avec leurs familles des territoires

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orientaux de la Pologne (Ukraine et Biélorussie occidentales), des Pays baltes et de la Moldavie avant l’invasion de l’URSS, de l’Ukraine occidentale et des Pays baltes par les Allemands entre 1944 et 1953. Le corpus des témoins interviewés représente-t-il l’ensemble des enfants du goulag

23 Dans le témoignage de ces enfants, le moment de l’arrestation apparaît cristallisé par l’évocation de parents impuissants, humiliés et maltraités. Cette évocation constitue le moment émotionnellement le plus difficile dans la mise en récit tardive de la déportation, tant cette épreuve semble plus violente et dévastatrice que l’humiliation propre qui est rarement explicitée. Le caractère tacite de cette dernière peut être compris soit comme sa résorption dans l’épreuve des parents, dans une identification infantile retrouvée avec eux, soit comme son oblitération par le récit-écran de l’humiliation parentale.

24 Irina Tarnavska naît en 1940 à Lviv, en Ukraine occidentale désormais soviétique. Ses parents, paysans, sont déplacés de force dans la région de Tomsk en Sibérie, lors de la collectivisation en 1948. Évoquant le moment où la vie de sa famille a basculé, elle est saisie de sanglots irrépressibles qui accompagnent tout son récit : « Quelqu’un frappe à la porte. Maman demande “Qui est là ?” On lui répond “Ouvre ! Les tiens.” Maman ouvre. Des hommes armés, des soldats rentrent et disent à maman : “Prépare-toi, on t’emporte chez les ours blancs !” Maman commence à pleurer et ne se prépare pas. Elle avait de longues nattes. Il a pris maman par les cheveux et l’a tirée. Maman est tombée et il l’a traînée ainsi jusqu’au traîneau. Il y avait beaucoup de neige, sans doute plus d’un demi-mètre. C’est ainsi qu’on nous a traînés avec maman, nous avions 10 ans, 7 ans et le plus petit 5, et nous nous sommes préparés tout seuls15. »

Irina Tarnavska (au centre) en Sibérie, 1951 (© Irina Tarnavska)

25 Les enfants partent en déportation soit avec leurs deux parents, leurs frères et sœurs et parfois, comme en Pologne, avec les grands-parents et autres membres de la famille.

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Quand le père est condamné au camp, on les déportent sans lui. Cette disparition du père ou la mort de la mère fauchée par la faim, le froid ou le travail est souvent à l’origine d’une promotion forcée de l’aîné comme « chef de famille ». Un tel évènement constitue à la fois un traumatisme de plus et l’émergence soudaine d’une identité d’adulte, qui semble paradoxalement resserrer pour la vie l’attachement à la mère, morte ou survivante, comme si l’enfant ne prenait pas seulement sa place mais aussi une partie de son identité.

26 Adam Chwaliński naît en 1928 en Polésie (aujourd’hui Biélorussie) dans une famille polonaise de colons civils. Le 10 février 1940, sa famille est arrêtée par le NKVD et déportée avec les 51 autres familles de son village natal. Après un voyage d’un mois, ils arrivent dans la région d’Arkhangelsk. En novembre 194116 ils partent en Asie Centrale. Au Kirghizstan, Adam apprend la mort soudaine de sa mère : « J’arrive et je vois une scène incroyable. Au milieu de la rue, ma petite sœur se tenait debout, bras en croix. Elle criait, hurlait, pleurait. Elle avait dû comprendre ce qui s’était passé, que maman était morte. Et moi, quelque chose dans ma gorge s’était coincé. Rien, j’étais incapable de pleurer, de parler. J’avais perdu ma voix. Mon père n’était pas là, il était allé conduire mon frère aîné à l’hôpital. Les gens m’ont alors dit : “Adam, emmène ta sœur Gienia à l’hôpital, elle se tient là, près de sa mère morte et d’un moment à l’autre, elle peut mourir elle aussi. Elle est presque inconsciente.” Je l’ai prise par la main et l’ai conduite à l’hôpital. […] Quand je suis revenu en ville, mon père m’attendait seul. Désespéré, il m’a dit : “Tu sais quoi, maman a déjà été enterrée à la va-vite, enveloppée dans une couverture, quelque part par là, près de la rivière.” Il ne m’a même pas montré l’endroit et m’a dit qu’il fallait y aller. Il s’était déjà renseigné pour savoir où on devait se présenter. […] Nous sommes allés à l’autre bout de la ville, et soudain mon père s’est arrêté, comme s’il avait buté contre un mur, et s’est mis à délirer. Après sa traversée de la rivière glacée, il avait attrapé une pneumonie et avait un accès de fièvre. Mais moi, je ne savais pas ce que c’était. Je l’ai secoué et il m’a dit : “Rappelle-toi. Je vais mourir d’un instant à l’autre. Rappelle-toi, tu dois m’enterrer dans un cimetière17.” »

27 De nombreux enfants finissent par perdre toute leur famille et, se retrouvant seuls, sont placés dans les orphelinats des lieux de déportation. Le plus souvent, ce placement signe le début d’une rapide perte de la mémoire de l’identité individuelle et ethnique, pour des enfants soumis à la pression de leurs condisciples et à l’endoctrinement continu dans les valeurs soviétiques dispensées par leurs éducateurs. Si certains survivent et rentrent, grâce à l’acharnement d’un membre de leur famille resté au pays, d’autres perdent le souvenir de leur origine et de leur identité pour toujours, leur vie ultérieure en URSS est hantée par une quête des origines éperdue et vaine18.

28 Peep Varju a quatre ans et demi lorsqu’en 1941 il est séparé de son père, condamné aux travaux forcés, et déporté d’Estonie dans la région de Tomsk, en Sibérie, avec sa mère enceinte, son frère et sa sœur. Toute sa famille tuée par faim, Peep fut placé dans un orphelinat sibérien. « Moi je me suis sauvé car au printemps, quand la glace de l’Ob a commencé à fondre, des déplacés nous ont transportés, moi et d’autres orphelins, sur des bateaux à l’orphelinat. Quand je suis arrivé à l’orphelinat, je ne parlais que l’estonien. Je me souviens qu’il y avait une petite fille avec qui je parlais l’estonien. C’était un orphelinat pour des enfants en bas âge, ceux qui allaient à l’école étaient dans un autre orphelinat. Puisqu’ils nous interdisaient de parler l’estonien, très rapidement j’ai oublié ma langue maternelle. Il y a une scène que j’ai gardée en mémoire, un jour je me suis approché de cette

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petite estonienne, j’ai ouvert la bouche et je n’ai pas réussi à sortir un seul mot d’estonien. À l’orphelinat j’ai été très malade, il y a eu une épidémie de typhoïde et j’ai failli y passer moi aussi. J’ai survécu tout juste, je ne sais plus combien de temps j’ai passé dans l’hôpital de l’orphelinat19. »

Peep Varju (au premier rang debout en bas à gauche) et les enfants de l’orphelinat dans les environs de Tomsk, Sibérie, été 1946 (© Peep Varju)

29 En Allemagne, Hongrie, Slovaquie et Roumanie, pays ennemis de l’URSS pendant la guerre, les préadolescents et adolescents sont arrêtés et condamnés aux travaux forcés, soit à la suite de rafles arbitraires, soit à cause de leurs origines familiales, ethniques ou de leur appartenance (parfois contrainte) à des organisations de jeunesse offrant une formation militaire20. Dans les Pays baltes et en Ukraine occidentale, ce sont les jeunes résistants civils et armés qui constituent le gros du contingent des adolescents condamnés aux travaux forcés.

30 Le leitmotiv des récits tardifs de ces jeunes filles et garçons est le sentiment d’arrachement brutal et irrévocable à leur monde familier, de solitude radicale et d’isolement, doublé d’une sidération face à la violence de ce qui leur est arrivé, particulièrement pour ceux raflés au hasard.

31 Klara Hartmann naît en mai 1930 à Miskolc, dans le nord de la Hongrie, de parents paysans, morts très jeunes dont elle n’a aucun souvenir21. Elle est élevée par un oncle, sous-officier de gendarmerie à Gönc. Devant l’avancée de l’Armée rouge en janvier 1945, son oncle et sa tante s’enfuient en la laissant seule. Arrêtée, à l’âge de 14 ans, elle est interrogée et torturée pendant presque une année dans la prison de Kiev, puis condamnée pour espionnage au profit des Allemands à 10 ans de travaux forcés. Au camp de Vorkuta, elle travaille dans la construction. Harcelée par les détenues soviétiques de droit commun, refusant d’apprendre le russe, seule Hongroise dans le camp, elle demeure emmurée dans sa solitude. « J’ai été en prison, enfermée avec des Russes. Donc, je ne pouvais pas vraiment parler, non plus. Au fond, je n’arrivais pas à réaliser ce qui m’arrivait, où j’étais, ce que je faisais là, ce qu’ils allaient faire avec moi. Après deux ou trois mois, ils m’ont transférée dans un cachot isolé. Et là ont commencé les interrogatoires, pour que

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j’avoue que j’étais une espionne, et pour qui je travaillais. Il y avait un interprète, un soldat de Transcarpathie qui parlait bien le hongrois. Il me disait d’avouer car si je faisais durer ça longtemps, j’allais mourir en prison. Mais je lui ai dit : “Je n’ai pas été espionne. Je ne sais pas ce que c’est…” Il a insisté pour que je le dise, ce harcèlement, ce tiraillement a duré longtemps. Parce que les interrogatoires étaient de nuit, et de jour, on ne me laissait pas dormir. Il fallait rester debout dans la cellule toute la journée. Et un soldat veillait, à travers le judas, à ce que je ne me couche pas, mais que je me promène. […] J’étais tellement vidée : ils ne me laissaient ni dormir ni manger. Alors, j’ai dit qu’effectivement, j’étais espionne, mais je devais aussi signer un papier comme quoi je l’étais. Il fallait aussi que je dise où j’avais appris, dans quelle école, qui étaient mes profs… À ça, je ne pouvais absolument pas répondre. […] Eux, avec les conseils de l’interprète, ont écrit ce qu’ils pouvaient. Et vers Noël on m’a appelée au bureau et il fallait que je signe que j’en avais eu pour 10 ans. L’interprète m’a dit que je partais pour 10 ans de travail forcé, mais que je n’aie pas peur parce que ça se passerait bien pour moi, que je pourrais même peut être survivre, et qu’après 10 ans, je serais libérée et je vivrais en Russie. […] J’étais presque contente… Je ne peux pas raconter ou… comment dire… je ne sais pas décrire les choses qui me sont arrivées dans cette prison : il est arrivé qu’on me place sous un robinet d’où des gouttes d’eau tombaient sans arrêt sur ma tête. On me torturait aussi comme ça avec de l’eau froide. Ils appelaient ça “le box”. J’ai failli finir gelée. Après, on me sortait pour aller aux interrogatoires22. »

32 Orest-Iouri Iarinitch naît en octobre 1934 à Lviv, en Ukraine occidentale, alors polonaise. À la fin de la guerre, à peine adolescent, il forme avec des camarades de classe un groupe clandestin « pour distribuer des tracts, inciter à la résistance civile contre les Soviétiques, et collecter des dons et de l’argent pour soutenir les combattants de l’armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) », qui combat contre l’Armée rouge dans les forêts des Carpates23. En décembre 1949, âgé de 15 ans, ses camarades et lui, sortis de leur salle de classe, sont arrêtés. Après un long périple dans plusieurs prisons de l’URSS, dont la Boutyrka, à Moscou, il est condamné à cinq ans de travaux forcés pour trahison à la patrie et organisation antisoviétique. « Ils nous ont convoqués chez le directeur, moi et mon ami Bogdan, et là il y avait la police politique qui nous attendait. Ils nous ont amenés d’abord à la prison Dzerjinski et puis après quelques jours, à la prison de la rue Lonsky. La cellule était petite avec juste une minuscule fenêtre, il n’y avait pas de lit ni de matelas, on dormait par terre, on se couvrait avec nos manteaux et à la place du coussin on utilisait nos bottes ! La nuit on ne pouvait pas dormir, la porte était tout le temps ouverte et on nous emmenait aux interrogatoires. Nous étions très nombreux, 35/40 par cellule. Le jour commençait par la prière. S’il n’y avait pas de prêtre, c’était le plus vieux de la cellule qui assurait la fonction ; et puis arrivait le petit déjeuner, du thé et du pain, rien de plus24. »

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Orest Iarinitch à 15 ans, juste avant son arrestation, Lviv, 1949 (© Orest Iarinitch)

33 Si le sentiment de solitude, d’abandon et de désespoir peut persister longtemps après leur arrivée dans le camp, la mémoire des années de déportation s’organise souvent autour de rencontres créatrices de liens d’affinité ou d’amitié qui semblent occuper le vide laissé par la famille perdue et donner un sens humain à une expérience extrême. Elles sont revécues et restituées par des récits tardifs comme le début d’une maturation soudaine et sans transition, marquée d’actes de survie ou d’entraide dont chacun apparaît à la fois comme source de fierté et comme ressource, et qui se révèlent, après coup, constructrices de la force nécessaire pour affronter la vie au retour. La métaphorisation de l’expérience du goulag comme « école » ou « université » dans les récits en témoigne.

34 Klara Hartmann, transférée à partir de 1949 au Steplag du Kazakhstan, destiné uniquement aux détenus « particulièrement dangereux », y connaît l’entraide et la solidarité dans une brigade majoritairement ukrainienne. « C’était quand même dur, c’était souvent horrible mais en quelque sorte, je sentais… ou plutôt je sens ça maintenant, avec le recul, que dans le camp j’ai traversé plein de choses qui ont été importantes pour ma vie, qui étaient peut-être nécessaires dans ma vie, pour mon expérience… je ne sais pas vraiment… c’était comme une école… mais une école très amère… Là, dans le camp politique, il y avait un respect mutuel, une solidarité, une entraide. Les Ukrainiennes recevaient des colis de chez elles, elles les partageaient même si ce n’était pas beaucoup, parfois juste un petit bout. La chef de brigade… elle était aussi ukrainienne. Elle aussi recevait toujours des colis et elle les partageait avec tout le monde… C’était une très belle chose, un sentiment de dignité… on s’aidait l’une l’autre, peu importait si on était lituanienne, lettonne ou de n’importe où… on se liait d’amitié et on était ainsi ensemble25. »

35 Le récit de ceux qui comme Orest-Iouri Iarinitch sont arrêtés et déportés avec des camarades restitue leur vécu au pluriel – par l’utilisation constante du « nous » – qui

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transforme l’expérience propre du camp en histoire d’épreuves surmontées par une sorte de fratrie. Iarinitch purge sa peine dans différentes sections du camp de Mordovie, un camp spécial pour prisonniers particulièrement dangereux. « De la prison Boutyrka, à Moscou nous avons été amenés à la station de Pot'ma, en Mordovie, puis à Piaty. Nous avons été placés en quarantaine et c’est pendant cette période que nous avons rencontré les Estoniens, les Lettons, les Lituaniens. Il n’y avait pas d’ennemis entre nous. Au contraire ils nous aidaient. Ils avaient un fromage sec qui nous aidait à mieux supporter la faim. À la fin de nous avons été assignés au 3e lagpunkt du camp de Mordovie. Nous avions droit de recevoir une lettre par an et un colis tous les trois mois26. »

36 Une autre figure de l’enfance au goulag est celle des enfants qui naissent en déportation. Dès lors, leur expérience première n’est pas l’arrachement et la violence de l’arrestation ni de l’humiliation et l’impuissance des parents. Leurs souvenirs semblent empreints du « naturel » d’une petite enfance dont l’ordinaire est la vie en déportation.

37 Ils grandissent dans ce milieu et sont souvent scolarisés. Leur instruction tend à les marquer des valeurs sociales, culturelles et politiques du régime soviétique qui leur font parfois concevoir des projets d’appartenance à l’organisation de la jeunesse communiste ou l’ambition d’une vie d’« adulte soviétique ».

38 Nadejda Tutik naît en 1950 à Omsk, en Sibérie, là où ont été déportés ses parents quelques années auparavant, lors de la collectivisation des terres en Ukraine occidentale. Elle y passe toute son enfance et son adolescence, car ses parents ne sont autorisés à rentrer à Lviv qu’en 1969. Dans son récit, elle insiste à plusieurs reprises sur la manière dont le fait d’y être née a déterminé sa perception de la Sibérie et de la vie en déportation. C’est surtout en évoquant son adhésion au Komsomol, (l’organisation de la jeunesse communiste) qu’elle détaille la différence entre elle et son cousin, qui avait été déporté à l’âge de 10 ans et avait perdu un frère lors du transport. Il « portait dans son âme un sentiment de profonde humiliation ». Il n’avait jamais voulu demander à entrer au Komsomol, il haïssait les autorités soviétiques et paya lourdement sa révolte car « ils ont empêché sa promotion ». En revanche, malgré l’origine sociale des parents et leur condition de déplacés qui constituait en général un obstacle majeur à l’entrée au Komsomol, cette entrée fut « très simple » pour elle : « J’étais née là-bas, j’avais grandi avec eux, nous étions amis et tout le monde a voté positivement lors de ma demande. » Aujourd’hui, racontant qu’elle avait voulu étudier la médecine pour devenir agent sanitaire et aller travailler dans la taïga profonde, elle dit en riant « j’étais une komsomolka romantique !27 »

39 Ces récits font souvent apparaître un genre de dédoublement entre ces souvenirs et une mémoire postérieure critique, reconstruite au moment où, adultes, les témoins apprennent les souffrances et violences endurées par leurs parents.

40 Sandra Kalniete naît à Togur en Sibérie en 1952, de deux parents déportés lors des deux grandes vagues qui touchent la Lettonie : sa mère lors des opérations de juin 1941 ciblant les « éléments socialement dangereux », son père en 1949 car fils de « bandit » (les résistants qui se battaient contre l’Armée rouge et la soviétisation de la Lettonie). « Je me souviens très clairement du moment où j’ai compris. Je faisais des études à l’académie des Beaux-arts, j’apprenais l’histoire de l’art et on devait mémoriser une multitude de tableaux, sculptures de différents artistes. Pendant les examens, mes livres étaient ouverts autour de moi, dont un livre d’un peintre russe avec un tableau qui figurait un bateau tiré par des forçats [elle parle du tableau d’Ilia

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Repine, Les Bateliers de la Volga]. Ma mère a regardé ce tableau et elle m’a dit : "moi j’avais 16 ans quand je traînais ainsi les bateaux". Elle a dit ça avec une voix tout à fait normale. Et soudainement, j’ai tout compris. Ma mère avait 30 ans quand elle est rentrée de Sibérie, moi aussi j’avais 30 ans, mais moi, entre 16 et 30 ans, j’avais eu une si belle vie ! Depuis ce moment, la Sibérie a été toujours avec moi28. »

Sandra Kalniete et sa mère Ligita dans les rues de Togour, Sibérie, printemps 1957 (© Sandra Kalniete)

41 C’est ce « traumatisme après coup » qui fonde une nouvelle mémoire teintée d’une forte affectivité et construite comme un héritage mémoriel dont la responsabilité dans la transmission transforme le sujet en témoin. Ainsi Sandra Kalniete devint l’un des membres fondateurs du Front populaire de Lettonie et l’un des acteurs politiques de la transition lettone, occupant les postes d’ambassadeur auprès de l’ONU, puis de commissaire européenne et de ministre des Affaires étrangères. Après avoir lu Les cygnes sauvages de Jung Chang, elle décida d’écrire l’histoire de ses familles, maternelle et paternelle. Ses Mémoires, publiés en 200129, devinrent rapidement une référence majeure du récit mémoriel public de la répression soviétique en Lettonie. Depuis, elle milite pour que cette répression soit reconnue par les instances européennes comme « génocide ». Enfant d’un couple dont l’une fut déportée lors de la première vague de répression et l’autre lors de la seconde, la légitimité de sa figure politique s’alimente dans cette généalogie cumulative des souffrances collectives lettones dont elle devient la représentante et le symbole.

Grandir en déportation

42 Dans les récits des témoins, le travail forcé, la faim, le froid, la maladie et la mort sont des épreuves qui ravagent et souvent détruisent les corps et les âmes et elles apparaissent le plus souvent étroitement entrelacées, se renvoyant l’une à l’autre. Les

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témoignages d’enfants nés au goulag ou déportés avec leur famille relatent ces épreuves comme englobant le groupe familial et touchant à tour de rôle l’un ou l’autre de ses membres. En revanche, les récits des adolescents condamnés aux travaux forcés les décrivent fréquemment comme autant d’étayages de leur irrémédiable sentiment de perte de soi, de solitude et d’isolement. Mais, dans les deux cas, ces épreuves, juxtaposées ou cumulées, forment ensemble l’arrière-fond de tous les événements marquants du temps de la déportation. Leur expérience simultanée alimente un constant sentiment de peur traversé par des moments de fierté quand l’entraide, les stratégies individuelles ou encore les aléas des transferts arrivent à en alléger le poids omniprésent pour un bref moment.

43 Il est permis de supposer que la vie infantile en déportation et en camp a été marquée par des violences entre enfants d’origines différentes, de même que par des actes violents ou dégradants commis par des adultes détenteurs de l’autorité (officiers de la police politique, enquêteurs, gardiens, komandants, éducateurs dans les orphelinats et maîtres d’école), ou par les détenus appartenant au monde de la pègre dans les camps. Bien que le parti pris de notre méthode de collecte de témoignages ait été de laisser aux témoins une grande liberté dans le choix de l’évocation du vécu personnel, l’absence ou le caractère allusif de l’évocation de ces violences subies est frappante. Cela invite à l’approfondissement de la recherche mais aussi à considérer l’oblitération ou le non-dit en tant que langage, complémentaire à la parole dans la narration des expériences traumatisantes.

44 Rimgaudas Ruzgys naît en 1937, dans le nord de la Lituanie30. Ses parents sont des paysans aisés. Lors de la collectivisation des terres, en mai 1948, la famille Ruzgys est arrêtée et déportée en Bouriatie, en Sibérie méridionale. Quelques jours après leur arrivée « tout le monde a commencé à travailler ». La mère de Rimgaudas est affectée dans une briqueterie, « mais qui n’avait de briqueterie que le nom. Le travail se faisait comme au temps du servage. Les femmes creusaient l’argile avec les mains, foulaient l’argile avec les pieds et moulaient les briques à la main. Il faisait déjà très froid et maman est rapidement tombée malade. Ses jambes ont gonflé à cause du foulage de l’argile froide31 ».

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Élèves de l’école de Khara-Koutoul, Bouriatie, Sibérie, 1954 (© Rimgaudas Ruzgys)

45 Son père est envoyé aux travaux forestiers. Dans un premier temps, ils doivent construire des baraques pour les déplacés avant que la première neige ne tombe. En automne, la famille déménage dans le nouveau village de Moïga, dont les déportés ont construit les baraques. Ce premier hiver apparaît le plus difficile : « En hiver, il faisait -40° C. La baraque était construite avec des billes de bois vert et, en chauffant, des gouttes de condensation tombaient sur nos têtes. Il n’y avait pas de scierie et nous faisions des planches en coupant les billes de pin avec une cognée. Nous avons fait le sol, les murs et le plafond avec ces planches. Le sol, nous l’avons couvert avec de la terre pour avoir plus chaud. Comme la baraque était construite sans fondations, nous avons couvert les murs de l’extérieur, jusqu’aux fenêtres,

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avec de la terre. À l’intérieur de notre pièce, nous avons construit une sorte de lit en planches de deux étages32. »

La mère et la sœur (à gauche) de Rimgaudas Ruzgys avec des amies. Bouriatie, Sibérie, 1954 (©Rimgaudas Ruzgys)

46 Après quelques mois de déportation, la mère d’Adam Chwaliński tombe gravement malade, Adam avait 11 ans et demi, et sa sœur Ewa 14 ans, quand ils accompagnent leur père – également en mauvaise santé, mais jugé apte à travailler – dans la taïga où ils s’initient à la coupe de bois. « Ma soeur, bien que mon aînée de trois ans, avait peur de monter sur les troncs, parce qu’il fallait grimper à un mètre et demi ou deux au-dessus du sol. Les racines de ces arbres gigantesques étaient peu profondes mais très étendues : quand l’arbre chutait, les chablis étaient couverts de terre sur plusieurs mètres de haut. Alors je me plaçais en haut, ma soeur en bas, et on sciait. Et peu avant d’arriver au bout, cela craquait et tout ce tas chutait dans la boue. C’était dangereux : si j’avais été projeté en bas et écrasé sous ce tas, je n’aurais pas pu en ressortir 33. »

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Adam Chwaliński (premier en haut à droite) dans l’orphelinat polonais de Tokmak, Kirghizstan, 1946 (© Adam Chwalinski)

47 Rimgaudas, lui, se retrouve dès le premier hiver à l’école construite par les déplacés. Il n’y avait que quatre élèves lituaniens dans sa classe parce que la plupart des enfants allaient travailler pour aider leurs familles à survivre. Il entre directement en quatrième année. Étudier en russe lui pose des problèmes, mais il est doué pour les sciences exactes. Il finit l’année à la fin de ce premier hiver avec une lettre de félicitations, cependant, dès le mois de mai, il arrête ses études pour aller travailler. Il n’a que 11 ans, et son premier travail consiste à marquer le bois coupé : « Quand on coupait le bois, je mesurais le diamètre de la bille et je mettais un tampon qui signifiait que la bille était comptée. Il y avait beaucoup de neige en hiver. Pour se chauffer, on faisait un feu sur lequel on réchauffait le pain gelé et on faisait fondre la neige dans une boîte en fer. C’était notre thé34… »

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Rimgaudas Ruzgys avec des enfants traversant les marais, Bouriatie, Sibérie, 1955 (© Rimgaudas Ruzgys)

48 Après trois ans à Oukhta, dans la république des Komis, Klara Hartmann est transférée dans le Kazakhstan, à la construction d’un nouveau complexe concentrationnaire, le Steplag, un des dix camps spéciaux pour « prisonniers particulièrement dangereux » créés à partir de 1948 sur tout le territoire soviétique à proximité de camps déjà existants. « Très vite, les gardiens les affectent à creuser encore la terre et à faire du pisé pour la construction d’un camp. La première grande baraque, destinée aux femmes, puis la seconde, pour les hommes, et le mur de séparation entre les deux [furent] terminés avant l’arrivée du froid. Ils construis[ir]ent ensuite d’autres baraques, la cuisine, les bains et les latrines, les bureaux et logements pour les gardiens et la direction35. » « Nous étions organisées en brigades spécialisées, qui dans le terrassement, qui à la carrière, qui dans la briqueterie. Les femmes travaillaient beaucoup plus que les hommes : c’était toujours nous qui étions affectées pour le travail la nuit. Ensuite, nous avons aussi construit la ville : des appartements, c’est-à-dire des pièces à la russe pour des familles de travailleurs libres, puis l’usine de raffinage de l’uranium que les hommes extrayaient d’une mine qu’on disait très dangereuse à une quarantaine de kilomètres de là36. »

49 L’expérience continuelle de la faim constitue l’arrière-plan de tous les récits. À Lviv, en octobre 2010, Irina Tarnavska évoque en larmes cette faim omniprésente et les difficultés pour se procurer le moindre produit comestible : « Nous attendions maman, quand maman revenait du travail, pour manger ensemble. Je suis allée m’asseoir près de la marmite et j’ai essayé d’humer le parfum des pommes de terre. C’est ainsi que je me nourrissais ! Et quand maman est rentrée du travail, nous avons mangé les pommes de terre et voilà37. »

50 Peep Varju se souvient de l’extrême dénuement des derniers jours de vie avec sa famille avant leur disparition : « Je me rappelle de ce petit khutor (ferme isolée) où on vivait tous ensemble, on dormait par terre, c’était extrêmement étroit et il faisait très froid et je me rappelle

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que nous étions toujours affamés. Je vois encore ma mère qui prenait des affaires avec elle, elle sortait et quand elle rentrait on pouvait manger quelque chose. À la fin, on est restés sans aucuns vêtements, elle avait tout vendu pour de la nourriture, mis à part une robe de chambre, je n’avais plus rien à me mettre38. »

51 Dans les lieux de déportation, la scolarisation et la compagnie d’autres enfants pouvaient parfois reconstituer des bribes d’une enfance « normale », en trompe-l’œil, et colorer les souvenirs par l’évocation de découvertes, de jeux et de moments d’insouciance partagés entre enfants. Irina Tarnavska les évoque ainsi : « Il n’y avait pas vraiment d’endroit où jouer. En été on travaillait et on était tellement fatigués qu’on n’avait pas envie de jouer et l’hiver on allait à l’école. Après l’école, je faisais un peu de ski. Plus tard, quand nous sommes devenues un peu plus grandes, on a joué à des jeux d’enfants, comme le chat perché. Moi, je me souvenais encore de jeux ukrainiens et on y a joué. On était jeunes, on avait tellement envie de s’amuser ! Et plus tard, on a commencé à danser ; à ce moment les déportés avaient construit un club et il y avait quelqu’un qui jouait de l’accordéon. On organisait des danses, parfois du cinéma. Il y avait aussi une chorale à l’école ; j’ai même des photos39 ! »

52 Silva Linarte naît en 1939 au sud-est de la Lettonie. Sa famille, relativement aisée, attache une grande importance à l'instruction et à la culture40. En juin 1941, son père, ayant refusé de dénoncer des collègues instituteurs, est arrêté et condamné aux travaux forcés au Viatlag, où il meurt en 1942. Silva, sa mère et ses sœurs sont reléguées dans la région de Krasnoïarsk, en Sibérie. « Imaginez, à notre âge, on rentrait de cette terrible taïga, et on courait danser. On courait danser, les Lituaniens jouaient de l’accordéon. La jeunesse, c’est quelque chose d’incompréhensible, quelque chose qui aide les gens à survivre. Je peux donc dire que les Lituaniens ont sauvé une génération de Lettons grâce à leur sens de la musique. Voilà41 ! »

53 Dans le récit d’Irina Tarnavska, à l’instar de nombreux autres, les souvenirs de la faim et du froid se colorent de l’étonnement ressenti devant l’abondance estivale d’une forêt sibérienne qui apparaît à la fois belle et nourricière. Ainsi l’image de la Sibérie se dédouble, dans ces récits tardifs, entre la peur inspirée par la proximité des loups et des ours, l’expérience d’une sauvagerie glacée et meurtrière et celle d’une abondance de ressources pendant les brefs mois d’été, d’autant plus saillante qu’elle contraste avec l’extrême dénuement des humains.

54 L’ambivalence émotionnelle omniprésente dans les évocations de l’environnement naturel semble tenir à la démesure du monde de la taïga, qui fait écho à celle de la répression subie et tranche sur la nature domestiquée des villages d’origine : « En Sibérie on trouve beaucoup de champignons, de baies. Les parents n’avaient pas le temps, mais nous, les enfants, on allait dans la forêt chercher des baies et des champignons. C’est ainsi que nous avons survécu. Nous avions tellement faim, nous étions tellement maigres, tous. Moi j’avais juste de la peau tendue sur mes os. Nous cherchions des myrtilles, on avait tellement envie de quelque chose de sucré ! Alors on a ramassé des myrtilles et on les a faites cuire, mais que c’était mauvais ! Aigre comme du vinaigre. Alors après on les a mangées crues. Il y avait de tout, des framboises, des airelles, des myrtilles et puis juste avant le début de l’hiver on allait chercher des canneberges dans les marécages et quand le premier froid arrive, la canneberge devient toute rouge, c’était tellement beau42 ! »

55 En 1947, Silva Linarte, qui a bénéficié d’une mesure lui permettant de rentrer en Lettonie après 5 ans d’exil en tant qu’orpheline de père, est à nouveau déplacée de force avec sa mère et ses sœurs en 1950. Malgré son enfance marquée par la mort du

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père dans le camp du Viatlag et sa double déportation, elle évoque dans ces termes la Sibérie : « Je ne sais pas pourquoi la Sibérie est devenue le lieu de la souffrance des exilés. Elle est le plus bel endroit du monde ! Tout y pousse, des fleurs merveilleuses, des baies de toutes sortes. Ils en ont fait un lieu d’exil, de souffrance des peuples, alors qu’ils auraient dû en faire un centre international de vacances43 ! »

En guise de conclusion

56 La première particularité des ces enfances déportées dessinée par ces récits tardifs est leur grande diversité, qui rend difficile la construction d’une typologie. Quelques points communs émergent cependant. En premier lieu le vécu d’une rupture qui se condense dans l’évocation de l’extrême brutalité et soudaineté des arrestations massives. Elles font voler en éclats, en l’espace de quelques heures, la structure domestique de socialisation et d’autorité familiale encadrant la vie des enfants et les contraignent à saisir instantanément de nouvelles règles et à développer des pratiques de survie dans des situations successives d’éclatement de la famille, de disparition de certains de ses membres et de menace continuelle pesant sur les autres.

57 Dans les camps et les villages de peuplement, la dépossession des parents de leurs capacités de décision et d’autorité par l’organisation administrative de la répression s’accomplit par l’imposition d’un modèle de socialisation institutionnel unique. Cette resocialisation forcée s’appuie aussi sur les conditions de vie dans les baraquements qui instaurent une promiscuité forcée permanente entre individus d’origines sociales, nationales et religieuses différentes, rendant aléatoire toute intimité physique et relationnelle, et contribuant ainsi à la discontinuité des liens familiaux.

58 Le second point commun des témoignages est l’évocation des tentatives de réinvestissement et de reconstruction interne de ces liens familiaux, qui apparaissent comme des remparts contre le sentiment de perte d’identité sous la menace continuelle de disparition de la famille. Elles se manifestent par la prise de responsabilité dans la survie des proches conduisant à une maturation précoce et rapide. Dans les récits ultérieurs, la remémoration souvent minutieuse des relations de famille semble avoir pour fonction de réaffirmer des liens généalogiques et leur continuité déchirée par le système soviétique.

59 Les récits tardifs de l’enfance en déportation mettent aussi en œuvre d’autres formes spécifiques de reconstruction mémorielle. Ainsi, nombre d’entre eux rendent compte d’un moment ultérieur à la déportation où, adultes, les témoins mesurent l’ampleur des souffrances et des humiliations de leurs parents et découvrent souvent les conditions de leur disparition en déportation.

60 Cette prise de conscience superpose à leurs souvenirs d’enfants une espèce de mémoire secondaire par procuration, celle de leurs aînés, créant une sorte de « dédoublement mémoriel ». Ce décalage entre une mémoire d’enfant attachée à un quotidien en demi- teinte et la prise de conscience plus tardive des dures épreuves endurées par les parents marquent les récits de l’empreinte d’une ambiguïté émotionnelle et de culpabilité. Une autre spécificité de cette expérience infantile de la déportation semble être le poids de cette dernière dans la relation ultérieure avec les parents vivants ou morts. Il se traduit par un attachement intense, menant jusqu’à l’identification avec eux lors de la mise en récit, un attachement suscité par leurs souffrances et le besoin de

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les protéger, eux et leur mémoire. Ce sentiment peut aller de pair avec celui d’une dette de vie, comme si le calvaire des parents était le prix de leur survie.

61 Il nous reste à interroger le biais introduit dans ces récits par leur mode de production, à savoir une mise en scène technique de l’enregistrement des témoignages, nécessaire pour un archivage durable, le cadrage de l’entretien sur l’expérience du goulag et l’identité « occidentale » des interviewers.

62 Ces récits émergent en général dans les espaces nationaux après une longue période de latence et d’oblitération liée au régime de silence et de secret imposé par le système communiste qui a empêché l’émergence d’un discours public sur la déportation. Dès la fin des régimes communistes, cette hibernation d’une mémoire collective a fait place à un besoin social pressant de témoignages archivistiques et oraux sur la répression soviétique pouvant servir de base à la légitimité politique de nouveaux acteurs et institutions démocratiques. Le récit collectif national qui en est issu offre désormais des éléments discursifs socialement légitimes pour construire les récits individuels et familiaux, transformant ainsi des « souvenants » en témoins. Le dispositif de notre enquête a certainement réactivé chez nos interlocuteurs ce processus. La perspective d’une diffusion de leurs récits au-delà des frontières nationales semblait répondre aux sentiments de dette mémorielle vis-à-vis des disparus, qui parcourt tous les récits.

63 Si ces derniers mobilisent parfois des expressions provenant du discours public national concernant le goulag, l’intensité existentielle de cette expérience y semble déborder vers un langage personnel chargé d’images qui renoue avec l’enfance. Le caractère tardif de ces récits constitue peut-être un filtre émotionnel : bien loin de l’expression d’une haine ou d’une rancune, ces enfants déportés restituent une expérience toute en nuances à plusieurs lectures.

NOTES

1. MARGOLINE Jules, La condition inhumaine. Cinq ans dans les camps de concentration soviétiques, Paris, Calmann-Lévy, 1949 (Édition partielle). L’ouvrage n’a été publié dans son intégralité qu’en 2010 : Julii Borisovic Margolin, Voyage au pays des Ze-Ka, Paris, Le Bruit du temps, 2010 ; HERLING-GRUDZNSKI Gustaw G., A World Apart : a Memoir of the Gulag, Londres, Heinemann, 1951 ; GUINZBOURG Evguénia S., Le Vertige, Paris, Le Seuil, 1980 et Le ciel de la Kolyma, Paris, Seuil, 1983.

2. SOLJENITSYNE Alexandre I., L’Archipel du Goulag. 1918-1956, essai d'investigation littéraire, Paris, Le Seuil, tome III, 1976. 3. Certains ouvrages représentent des exceptions significatives : CONQUEST Robert, Kolyma, The Artic Death camps, Londres, McMillan, 1978 ; GROSS Jan T., Revolution from Abroad. The Soviet Conquest of Poland’sWestern Ukraine and Bielorussia, Princeton, Princeton University Press, 1988. 4. JAKOBSON Michail, Origins of the Gulag. The Soviet Prison Camp System 1917-1934, Lexington, University Press of Kentucky, 1993.

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5. IVANOVA Galina. M., Labor Camp Socialism. The Gulag in the Soviet Totalitarian System, Armonk (N. Y.), Sharpe, 2000 ; KHLEVNIUK Oleg. V., History of the Gulag. From Collectivization to the Great Terror, Londres, Yale University Press, 2004 ; POHL J. Otto, The Stalinist Penal System. A Statistical History of Soviet Repression and Terror, 1930-1953, Jefferson, McFarland and Co., 1997 ; POHL J. Otto, Ethnic Cleansing in the USSR, 1937-1949, Westport, Greenwood, 1999 ; VIOLA Lynne, The Unknown Gulag. The Lost World of Stalin’s Special Settlements, New York, Oxford University Press, 2007 ; WERTH Nicolas, La terreur et le désarroi. Staline et son système, Paris, Perrin, 2007 et L’île aux cannibales : 1930, une déportation-abandon en Sibérie, Paris, Perrin, 2008. 6. POLIAN Pavel, Against Their Will : The History and Geography of Forced Migrations in the USSR, Budapest, Central European University Press, 2004 ; BUGAI Nikolaï F., The Deportation of Peoples in the Soviet Union, Commack (N.Y.), Nova Science Pub Inc., 1996 ; ZEMSKOV Victor N., Specposelency v SSSR, 1930-1960, Moscou, Nauka, 2003.

7. CRAVERI Marta, « Forced Labour in the Soviet Union between 1939 and 1956 », in DUNDOVICH Elena, GORI Francesca, GUERCETTI Emanuela (dir.), Reflexion on Gulag, Milan, Annali della Fondazione Feltrinelli, 2003, p. 25-60. 8. ADLER N. A., The Gulag Survivor Beyond the Soviet System, Somerset, Transaction Publishers, 2002 ; GREGORY Paul R., LAZAREV Valery (dir.) The economics of forced labor : The Soviet Gulag, Stanford, Hoover Institution Press, 2003 ; DOBSON M., Khrushchev’s Cold Summer. Gulag Returnees, Crime, and the Fate of Reform after Stalin, Ithaca, Cornell University Press, 2009. 9. GRUDZINSKA-GROSS Irena, GROSS Jan T. (dir.), War Through Childern's Eyes : The Soviet Occupation of Poland and the Deportations, 1939-1941, Stanford , Hoover

Institution

Press , 1981 ; FRIERSON Cathy A., VILENSKY Semyon S., Children of the Gulag, New Haven and London, Yale University Press, 2010. 10. « Surtout les enfants… », BENSOUSSAN Georges (dir.), Le Monde Juif/Revue d’Histoire de la Shoah, n° 155, CDJC, 1995, p. 265. Voir aussi l’ouvrage de synthèse : COQUIO Catherine et KALINSKY Aurélia (dir.), L’enfant et le génocide, Paris, Robert Laffont, 2007, et l’impressionnante bibliographie qu’il contient. 11. Les apports essentiels de la méthodologie de l’histoire orale dans la construction d’une histoire de l’enfance sont bien connus. Voir THOMSON Paul, The Edwardians : the remaking of British society, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1975. 12. Il s’agit du projet « Les Archives Sonores de l’Europe du Goulag » qui a eu comme résultats principaux la création d’archives sonores et iconographiques (archives

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sonores Mémoires européennes du Goulag, Paris, Cercec/rfi), la mise en ligne en mars 2011 du Musée virtuel museum.gulagmemories.eu et la publication de l’ouvrage BLUM Alain, CRAVERI Marta, NIVÉLON Valérie (dir.), Déportés en URSS, Récits d’Européens au Goulag, Paris, Autrement, 2012. 13. Voir le corpus recueilli par Memorial et en partie publié. 14. Le corpus d’entretiens constitué par les chercheurs participant au projet « Les Archives sonores de l’Europe du Goulag » comprend 170 témoignages recueillis dans les Pays baltes, en Pologne, Ukraine, Hongrie, Roumanie, Tchéquie, Slovaquie et Allemagne. Au gré des vagues successives de déportation d’Européens toutes les couches sociales seront touchées. 2/3 des témoins ont été déplacés de force dans les villages de peuplement en Sibérie et au Kazakhstan et un 1/3 dans les camps de travail parsemés dans toute l’étendue du territoire soviétique. 15. Archives sonores. Mémoires européennes du Goulag, Cercec/rfi, Paris, entretien avec Irina Tarnavska, Lviv, 21 octobre 2009. 16. Suite aux accords entre le gouvernement polonais en exil et l’Union soviétique et à l’amnistie du mois d’août 1941 pour tous « les citoyens polonais se trouvant actuellement sur le territoire soviétique soit en qualité de prisonniers de guerre, soit sur d’autres fondements ». 17. Témoignage d’Adam Chwaliński. NIEWIEDZIAL Agnieszka, « Se battre et combattre », in BLUM Alain, CRAVERI Marta, NIVÉLON Valérie (dir.), Déportés en URSS…, p. 91-92. 18. Voir le film, Les enfants du Goulag, auteurs : Madina Vérillons Djoussoeva et Guillaume Vincent, réalisateur : Romain Icard, production Utopic, Les Films en Vrac, 2011. 19. Archives sonores. Mémoires européennes du Goulag, Cercec/rfi, Paris, entretien avec Peep Varju, Tallin, 19 janvier 2009. 20. Par exemple les jeunesses hitlériennes en Allemagne, ou le Levente en Hongrie. 21. Archives sonores. Mémoires européennes du Goulag, salle biographique Klara Hartmann : [ http://museum.gulagmemories.eu/fr/salle/klara-hartmann ]. 22. Ibid. 23. Archives sonores. Mémoires européennes du Goulag, salle biographique Orest-Iouri Iarinitch : [ http://museum.gulagmemories.eu/fr/salle/orest-iarinec-1 ]. 24. Ibid. 25. Archives sonores. Mémoires européennes du Goulag, salle biographique Klara Hartmann : [ http://museum.gulagmemories.eu/fr/salle/klara-hartmann ]. 26. Archives sonores. Mémoires européennes du Goulag, salle biographique Orest-Iouri Iarinitch : [ http://museum.gulagmemories.eu/fr/salle/orest-iarinec-1

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]. 27. Archives sonores. Mémoires européennes du Goulag, Cercec/rfi, Paris, entretien avec Nadejda Tutik, Lviv, 22 octobre 2009. 28. Ibid., entretien avec Sandra Kalniete, Riga, 14 janvier 2009. 29. KALNIETE Sandra, En escarpins dans les neiges de Sibérie, Paris, Editions des Syrtes, 2003, (traduction). 30. Archives sonores. Mémoires européennes du Goulag, salle biographique Rimgaudas Ruzgys : [ http://museum.gulagmemories.eu/fr/salle/rimgaudas-ruzgys ]. 31. MACIULYTEJurgita, « Une âme de paysan », in BLUM Alain, CRAVERI Marta, NIVÉLON Valérie (dir.) Déportés en URSS…, p. 258-259. 32. Ibid. 33. Témoignage d’Adam Chwalinski. NIEWIEDZIAL Agnieszka, « Se battre et combattre », in BLUM Alain, CRAVERI Marta, NIVÉLON Valérie (dir.), Déportés en URSS…, p. 88. 34. Témoignage de Rimgaudas Ruzgys. Ibid. 35. LOSONCZY Anne Marie, « Survivre. L’école amère et l’humour de Dieu », in BLUM Alain, CRAVERI Marta, NIVÉLON Valérie (dir.), Déportés en URSS…, p. 150-151. 36. Témoignage de Klara Hartmann. Ibid., p. 151. 37. Archives Sonores. Mémoires européennes du Goulag, salle thématique La faim : [ http://museum.gulagmemories.eu/fr/salle/la-faim ]. 38. Archives sonores. Mémoires européennes du Goulag, Cercec/rfi, Paris, entretien avec Peep Varju, Tallin, 19 janvier 2009. 39. Archives sonores. Mémoires européennes du Goulag, Cercec/rfi, Paris, entretien avec Irina Tarnavska, Lviv, 21 octobre 2009. 40. DENIS Juliette, « Les images de l’enfance », in BLUM Alain, CRAVERI Marta, NIVÉLON Valérie (dir.), Déportés en URSS…, p. 109-131. 41. Archives sonores. Mémoires européennes du Goulag, salle biographique Silva Linarte : [http://museum.gulagmemories.eu/fr/salle/silva-linarte]. 42. Archives sonores. Mémoires européennes du Goulag, Cercec/rfi, Paris, entretien avec Irina Tarnavska, Lviv, 21 octobre 2009. 43. Archives Sonores. Mémoires européennes du Goulag, salle biographique Silva Linarte : [http://museum.gulagmemories.eu/fr/salle/silva-linarte].

RÉSUMÉS

Cet article constitue une contribution à la connaissance d’un pan très peu étudié de l’histoire du goulag, celle des enfants déportés des pays d’Europe centrale et orientale avant et après la

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seconde guerre mondiale. Il propose quelques jalons pour une approche de la spécificité de l’expérience infantile en déportation, de sa diversité et de sa remémoration tardive. Il interroge les formes spécifiques de cette remémoration et mise en récit de l’enfance au goulag et l’empreinte de ces enfances « déplacées » dans la vie adulte, notamment à travers le processus de transformation de cette expérience en témoignage. La recherche est basée sur le corpus de témoignages oraux recueillis, notamment par les auteurs, dans le cadre du projet Mémoires européennes du Goulag dans les pays de l’Europe centrale et orientale.

This article is a contribution to our understanding of a largely unexamined part of the history of the Gulag, the story of the children deported from Central and Eastern Europe before and after the Second World War. It suggests a few starting-points for an approach to the specific experience of children in deportation, its variety and late commemoration. It examines the specific forms of the recall and narration of childhood in the Gulag and the mark of these “displaced” years in adult life, particularly via the process whereby the experience is turned into a testimony. The research is based on the corpus of oral testimony collected by the authors and others in the countries of Central and Eastern Europe for the European Memories of the Gulag project.

INDEX

Mots-clés : histoire, enfance, goulag, déportation, mémoire, xxe siècle Keywords : history, childhood, gulag, deportation, memories, XXth Century

AUTEURS

MARTA CRAVERI Marta Craveri est historienne, chercheur au Centres d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC) de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), spécialiste du travail forcé soviétique, et directrice éditoriale du Musée virtuel « Mémoires européennes du Goulag ».

ANNE-MARIE LOSONCZY Anne-Marie Losonczy est anthropologue, directrice d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE), membre du MASCIPO-EHESS et membre associé du CERCEC.

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Pistes de recherche

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Les échanges d'enfants assistés dans les années 1830 : objets, enjeux, bilan. L'exemple des Côtes-du-Nord

Isabelle Le Boulanger

Introduction

1 Au sortir de la Révolution, les chiffres nationaux montrent que le nombre d’abandons a fortement augmenté, atteignant un sommet au début de la monarchie de Juillet. Dans les années 1830, le nombre total d’enfants admis à la charge des hospices français parvient à un maximum de 130 000 enfants1. Ceux-ci sont classés en trois catégories définies par le décret impérial du 19 janvier 1811. La première est constituée des enfants trouvés c’est-à-dire ceux exposés sur la voie publique ou dans un tour2 et dont les parents sont inconnus. Les enfants abandonnés, ceux dont le père ou la mère sont connus mais incapables de subvenir à leurs besoins, temporairement ou définitivement, forment le deuxième groupe et les orphelins pauvres le troisième.

2 Face à l’augmentation des abandons et l’exaspération générale qu’elle suscite, la solution des échanges de ces petits infortunés chemine depuis le début des années 1820. Elle trouve sa concrétisation dans la circulaire du 21 juillet 1827 du ministre de l’Intérieur3, qui fait suite à un questionnaire soumis aux préfets sur la possibilité d'échanger les enfants trouvés. Les réponses étant en majorité favorables, le ministre décide d’organiser ces déplacements sur l'ensemble du territoire. Les nourrissons doivent être transférés dans des départements limitrophes de celui de leur dépôt après que la population ait été avisée des conséquences de cette mesure. L’objectif est double : provoquer un maximum de retraits d’enfants avant l'échange et alléger, immédiatement, sans frais, le budget départemental : « cette permutation […] par les économies qu’elle produira puisqu’elle amènera beaucoup de mères à reprendre leurs enfants par crainte de s’en voir séparer pour toujours4 ».

3 Les Côtes-du-Nord n’échappent pas à la politique d’échange des enfants assistés. L’abondante correspondance des préfets qui se sont succédé dans les Côtes-du-Nord5

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avec le ministère de l'Intérieur d’une part et d’autre part les sous-préfets du département, les homologues voisins, les maires, les commissions administratives des hospices est conservée, en partie, dans les séries 3X55 et 3X56 des archives départementales. Elle permet de retracer l'histoire de ces échanges d’enfants dans les Côtes-du-Nord, apportant un éclairage inédit sur les modalités de sa mise en œuvre, ses spécificités et permettant d’en dresser un bilan.

Une première tentative laborieuse (1827-1832)

4 Le préfet des Côtes-du-Nord, Jean-Pierre Boullé6, indique qu’une hausse significative des abandons d’enfants s’est produite dès la fin du XVIIIe siècle, dans le département, liée à « la misère affreuse qui dissout le pays, cette misère dérive de la stagnation du commerce, du résultat de la chouannerie et de la cherté des denrées alimentaires indispensables à la vie. Plusieurs malheureuses désespérées, dans un tel état de choses, par l'existence de leur enfant le dépose à l'entrée des établissements de charité et vont ensuite s'établir dans d'autres lieux7 ». La période napoléonienne se solde par un bilan économique catastrophique dans le département8. Exiguïté des exploitations agricoles9, manque de terres malgré les défrichements, mauvais état des routes et précarité d’une partie non négligeable de ses habitants sont le triste apanage de ce district breton. L’embellie provoquée par la suite par l’industrie toilière ne dure qu’une décennie, suivie de graves crises frumentaires qui aggravent le dénuement de la population, réduisant à la mendicité sa frange la plus nécessiteuse. Le nombre des abandons d’enfants croît jusqu’à la fermeture des tours, officielle en 186110 au grand dam des autorités locales qui s’offusquent des expositions abusives. Dans ce territoire fortement marqué par la pauvreté, leur prise en charge, jugée onéreuse11, n’est que tolérée. Il n’est pas surprenant que l’idée de l’échange y trouve un écho favorable chez les autorités.

5 Deux années avant la circulaire du 21 juillet 1827, un premier courrier, adressé par le préfet d’Ille-et-Vilaine, sollicite la possibilité d’échanges d'enfants trouvés avec le département des Côtes-du-Nord : « De toutes les mesures que l'on peut prendre dans cette intention, la meilleure est, sans contredit, l'échange des enfants trouvés et abandonnés d'un département, avec ceux d'un autre. Je viens d'en faire la proposition à son excellence le ministre de l'Intérieur et je lui ai même annoncé que j'allais entrer en négociation à ce sujet avec mes collègues des départements voisins12. »

6 Il semble que la réponse attendue des Côtes-du-Nord ait tardée et ne soit jamais arrivée13 puisqu'un second courrier, daté d'avril 1827, énonce : « Il existe en ce moment une trentaine d’enfants qui doivent être retirés aux nourrices chez lesquelles ils avaient été placés, parce que leur existence est connue de leurs parents. J’ai pensé qu’il conviendrait de profiter de cette circonstance pour exécuter une mesure qui tend à dérober aux mères la connaissance des personnes chargées de leurs enfants, en déterminer un certain nombre à reprendre les leurs dans la crainte de s’en voir séparées. L’expérience a plusieurs fois fait connaître l’utilité de cette mesure très profitable aux hospices, puisqu’elle les décharge d’entretien des enfants ainsi retirés14. »

7 Le préfet des Côtes-du-Nord, Charles de Fadate de Saint-Georges15, en poste depuis quelques mois, adhère immédiatement à la proposition d’échanges avec l’Ille-et- Vilaine, agréée rapidement par le ministre de l'Intérieur. Mais la mise en œuvre du projet est différée car les enfants ne sont pas munis du fameux collier réglementaire16,

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faute de presses dans le département. Cette fâcheuse complication est cependant réglée promptement, le ministre de l'Intérieur débloquant la somme de 764 francs pour l'achat de presses destinées à deux des six hospices du département, ceux de Dinan et de Lamballe, montrant ainsi sa volonté d’aboutir dans le projet. Celles-ci parviennent à destination dès septembre : « ces presses ayant été fournies aux hôpitaux de Dinan et de Lamballe, le moment est arrivé d’opérer l’échange17 ». Les autres hospices dépositaires, officialisés par un arrêté préfectoral du 1er janvier 1812 et situés à Saint- Brieuc, Guingamp, Lannion, Loudéac, ne sont pas concernés. Une première liste de 86 noms d'enfants émanant de l'hospice de Lamballe, bourgade située à l’est de Saint- Brieuc, est signée du maire. 72 sont des enfants trouvés et 14 des enfants abandonnés, âgés de 19 mois à 11 ans et demi. Suit une liste provenant de l'hospice de Dinan. Y figurent pas moins de 329 enfants, 296 enfants trouvés et 23 enfants abandonnés, dont l'âge varie de 2 à 11 ans et demi. Parmi eux sont signalés un enfant de deux ans aveugle, un « imbécile » et un « estropié », un scrofuleux, deux infirmes et un aveugle, âgés de 10 ans à 11 ans et demi, tous les autres étant de constitution « normale ». Il ne manque plus que l'allocation du ministre de l'Intérieur pour financer le transport des enfants. Parallèlement, en mai 1829, un inspecteur des hospices, chargé de superviser l’exécution des mesures, arrive dans le département pour s’assurer de la conformité de l’opération avec les directives ministérielles18. Le préfet lui assure qu’il peut procéder à l’échange de 368 enfants, dont 282 de l’hospice de Dinan et 86 de celui de Lamballe19. La liste rendue publique à Dinan est amputée de 47 noms, tandis que celle de Lamballe est acceptée dans son ensemble par le préfet, sans que les courriers échangés n’évoquent le motif de la modification. A-t-on rayé de la liste les malades et handicapés, les plus jeunes et les plus âgés, les abandonnés et non « trouvés » ? Quoi qu’il en soit, les documents officiels étant signés du préfet, l’opération semble imminente. Pourtant, une année s’écoule. Il faut attendre la fin de 1830 pour que le nouveau préfet, Jean- Baptiste Thieullen, prenne connaissance du dossier en cours. Son courrier adressé aux sous-préfets ne laisse aucun doute sur sa détermination : « Le sentiment de la maternité si puissant, même chez les femmes les plus corrompues, offrait cependant un moyen efficace de diminuer le nombre des enfants en inspirant aux mères une certaine aversion pour leur dépôt dans les hospices. Ce moyen indiqué dans les instructions et dont l’expérience a d’ailleurs constaté l’efficacité consiste à cacher soigneusement le lieu où les enfants sont mis en nourrice, et à les déplacer si ce lieu venait à être découvert, de manière que la mère d’un enfant ne puisse avoir sur son compte que celui de savoir s’il existe ou s’il est décédé20. »

8 Convaincu du bien-fondé du projet et souhaitant convaincre ses interlocuteurs plutôt que d’imposer sa décision de façon arbitraire, sa démonstration s’achève par deux arguments irréfutables. En premier lieu, il indique que l'échange peut amener une réduction d’un tiers de la dépense du service des enfants trouvés et abandonnés et, en second lieu, que cette mesure est « très appréciée par le Ministre de l’Intérieur ». De quoi influencer un sous-préfet soucieux de sa carrière.

9 La courbe ascendante du nombre des enfants trouvés se poursuit et, avec elle, l’impatience mêlée d'agacement des autorités. L'article 341 du Code napoléonien refait alors surface. Puisque la recherche des mères ayant exposé leur enfant est autorisée, autant s'en servir efficacement. Parallèlement à la mise en œuvre de l’échange, le préfet prend l'initiative de mesures précises dans ce sens. L'article 3 de son arrêté, en date du 7 mars 1831, est ainsi rédigé :

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« Messieurs les maires des commissions administratives feront rechercher les mères des enfants trouvés exposés aux hospices et les contraindront à les reprendre, sans préjudice des poursuites auxquelles cet abandon pourrait donner suite21. »

10 Contraindre les mères à reprendre leur enfant n'est pourtant pas prévu par la législation qui, au contraire, a vocation à légaliser les expositions, en préservant leur anonymat.

11 En janvier 1832, des affiches sont placardées à Lamballe et Dinan, afin d’informer la population et de susciter des reprises d’enfants. Le préfet précise : « [V]ous devrez aussi faire annoncer que si des nourriciers, ou d’autres personnes bien famées, voulaient se charger gratuitement des enfants qui auraient été jusqu’alors confiés à leurs soins, l’administration s’engagerait à les leur laisser jusqu’à l’âge de vingt-et-un ans sans que ces enfants puissent les quitter ni exiger d’eux aucun salaire jusqu’à leur majorité22. »

12 Les formalités de réclamation sont préparées à l’avance, très simples, pour accélérer la démarche. Il suffit que les parents, nourriciers ou toute autre âme charitable et de bonnes mœurs se fassent connaître et, leur identité vérifiée, l’enfant leur est rendu. Ces facilités prévues par les autorités s'apparentent, en conséquence, à un odieux chantage affectif. Elles comptent sur l'attachement de la mère ou de ses proches comme incitation à retirer l'enfant de l’hospice avant son départ définitif vers une destination lointaine et inconnue. Cruel dilemme pour des indigentes livrées à ce choix douloureux : reprendre l'enfant, sans avenir à lui offrir, ou le laisser s'en aller en espérant lui donner une chance de vie meilleure.

13 L’initiative s’avère bénéfique aux autorités. À Lamballe, 37 enfants sont repris sur le total de 86 échangeables, soit 43 %, dont 23 sont gardés par leurs nourrices « par attachement », 11 sont rendus à leurs parents, une mère seule ou un couple. Un médecin recueille une petite fille « pour le bien-être de l'enfant » tandis que les deux derniers, atteignant l'âge de douze ans, sont radiés des listes de l'hospice. À Dinan, 101 parmi les 282 enfants échangeables sont retirés par les nourrices, 8 sont repris par leurs mères, 3 n’ont pas été présentés le jour dit et 8 décèdent après la parution de la liste. Au total, 120 enfants ne prendront pas part à l'échange, soit 42,55 % du total des enfants destinés à quitter leur département, proportion similaire à celle de l'hospice de Lamballe. À l'hospice de Saint-Brieuc, 66 enfants sont proposés à l'échange, dont 55 trouvés et 11 abandonnés. Ce nombre étonne au regard de celui de Dinan car les deux hospices accueillent le même nombre d’enfants. Second sujet d’étonnement, les reprises, bien inférieures en proportion à celles des deux autres hospices. 10 sont rendus à leur mère, soit 15 %, et aucun n'est conservé par sa nourrice, ni réclamé par un particulier.

14 Néanmoins, les 148 reprises représentent plus du tiers des enfants et donnent raison aux défenseurs du système, sans pour autant discréditer ses détracteurs. Parmi tous ces enfants retirés précipitamment par un proche, combien seront gardés durablement dans leur nouvelle famille ? Les sources ne tardent pas à révéler la triste réalité de ces reprises suscitées par un élan d’affection.

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L’hôpital contre le préfet

15 Le préfet continue d’alléguer les intérêts financiers des échanges et, notamment, le fait que l’allocation de 45 000 francs, allouée pour l’année 1831 au budget de l’exercice des enfants trouvés, risque d’être dépassée. Néanmoins, ses arguments ne suffisent pas à convaincre la commission administrative de l’hospice de Dinan qui ne se rallie pas au projet, bien au contraire. Pourtant, le tour de l’hospice de Dinan fait polémique depuis son ouverture, en 1811, car il est très rapidement suspecté d’accueillir des enfants venus du département de l’Ille-et-Vilaine ainsi que des enfants issus de couples légitimes. Les recherches menées pour retrouver les mères, soupçonnées d’expositions abusives, sont organisées avec un zèle particulier dans les années 1820, et surtout 1830, par le commissaire de police exhorté par le maire à faire cesser un abus jugé « scandaleux et préjudiciable aux intérêts de la ville et du département23 ». Quelques mères célibataires domiciliées en Ille-et-Vilaine sont retrouvées ainsi que des couples légitimes, domiciliés à Dinan, qui prétextent leur état d’indigence. Mais ces quelques reprises d’enfants ne satisfont ni la population ni les autorités. Le maire de Dinan succombe en 1833 à la tentation d’agir en amont et de surveiller le commerce des deux sages-femmes de la ville : « Ce commerce est tellement enraciné à Dinan et s'y fait avec tant d'impudence que lorsque l'un de mes prédécesseurs voulut, il y a plusieurs années, faire veiller les abords de l'hospice pour saisir les personnes qui y porteraient des enfants, on les exposa alors à la porte du maire qui n'obtint d'autre résultat que de les porter lui- même à l'hospice. Je sais fort bien que ces personnes s'exposent à l'article 346 du code pénal et peuvent être punies d'une amende et d'un emprisonnement de 6 jours à 6 mois ; mais comment constater le fait si nous n'avons pas le droit de faire des visites dans ces maisons et de demander des passeports des étrangères que nous savons qui s'y trouvent. Plusieurs enfants nous ont ainsi été envoyés des communes voisines par des personnes qui étaient notoirement enceintes24. »

16 Désormais, les sages-femmes et leurs clientes sont régulièrement contrôlées afin d’empêcher les expositions abusives. C'est hélas, une sorte de vœu pieux. Dans son rapport de 1836, l’inspecteur des services de bienfaisance signale qu’« il ne sera jamais possible de fermer cette plaie de Dinan aussi efficacement que partout ailleurs25 ».

17 De la même façon, la surveillance du tour de l’hospice s’avère décevante, les expositions n’étant pas annihilées. Dans ce contexte d’agacement, il n’est pas étonnant que le préfet ait décidé la suppression de ce système suspecté de favoriser les abus. Prendre en charge des enfants légitimes ou non, non domiciliés dans le département est intolérable, d'autant plus que la population locale n'est pas aisée. Mais cette fermeture n’est que théorique : « fermé le 28 octobre 1835 mais l’arrêté préfectoral du 28 novembre a constaté qu’il a continué à exister de fait26 ». L’inspecteur des services et des bureaux de bienfaisance, dans son rapport pour l’année 1835 adressé au préfet Thieullen, le confirme, désabusé : « Cette mesure, qui dans tous les autres endroits où elle a eu lieu, a produit les résultats les plus avantageux, n’en a donné aucun à Dinan, car le nombre des enfants déposés maintenant sur le pavé de la porte de l’hospice n’a pas été moindre jusqu’à présent que le tour fut resté ouvert […] il est constant que sur 10 enfants, il y en a 8 qui appartiennent au département d’Ille-et-Vilaine parce que Dinan, par sa position topographique se trouve plus à portée de cette partie du département qui avoisine les Côtes-du-Nord que Saint-Malo par exemple, ville d’ailleurs fermée de murs et où l’on ne peut entrer que de jour ou bien Fougères, qui, comme Saint-

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Malo, se trouve séparée par la rivière, dite la Rance de cette même partie d’Ille-et- Vilaine qui avoisine Dinan27. »

18 Impuissantes à démanteler le trafic organisé depuis l'Ille-et-Vilaine, les autorités s'affolent et les échanges d’enfants assistés s’imposent contre l’avis de la commission administrative de l’hospice.

19 Dans un long courrier adressé au préfet le 7 juillet 1832, celle-ci déploie des arguments à caractère humain, soulevant les graves inconvénients du déplacement des enfants : « Transportés de 3 à 4 lieues pour revenir à l’hospice et autant pour retourner à la campagne à des jours déterminés et peut-être les plus rigoureux de l’hiver, qu’on ajoute à ce pénible transport, la douleur que leur fera éprouver la séparation de leurs nourriciers dont ils avaient acquis l’affection en raison des soins occasionnés, se figure très bien le spectacle de 30 à 40 petits êtres, rentrant ensemble à l’hospice, privés de leurs mères en attendant 2 à 3 jours que des personnes inconnues pour eux, viennent les chercher et cela sous le pitoyable prétexte de cacher aux mères la nouvelle résidence de leurs enfants. Peut-on croire que les mères, qui, après avoir exposé leurs enfants, ont conservé pour eux assez d’affection pour aller les visiter et leur porter quelque secours, ignoreront la nouvelle destination de leurs enfants28. »

20 Ses membres exposent aussi leur fort scepticisme, concernant l'accueil des enfants par les nouveaux nourriciers. Leur questionnement pragmatique révèle une humanité qui fait défaut à l’autorité préfectorale : « Peut-on supposer qu’il sera indifférent à des particuliers de changer des enfants qu’ils auront en partie élevés et auxquels ils se seront attachés en raison du temps et des soins qu’ils leur auront prodigués ? Peut-on croire aussi qu’en raison de cette affection, il s’en trouve beaucoup qui consentent à les garder sans rétribution, surtout dans une saison où ils peuvent les utiliser en rien et dans un moment où les vivres sont très chers ? »

21 Elle anticipe, également, l'avenir des enfants échangés à l'inverse du préfet qui n’envisage que les avantages à court terme : « Présumons bien que parmi le grand nombre de particuliers qui ne voudront pas d’abord les rendre à l’hospice mais lorsqu’ils verront leurs voisins en obtenir en échange ou autrement et recevoir le prix de la pension allouée par le gouvernement, la plupart, nous en sommes persuadés, les ramèneront à l’hospice et par le refus qu’on leur fera de les recevoir, ils les délaisseront comme ont fait d’autres particuliers envers ceux qui avaient atteint leur 12e année et pour lesquels ils ne reçoivent plus le prix de la pension. Alors, ces êtres délaissés augmenteront le nombre des vagabonds et deviendront un fléau pour la société29. »

22 Néanmoins, malgré tous les efforts déployés par les membres de cette commission, rien n'y fait. Les arguments humains comptent peu face aux considérations financières. Quant aux conséquences vraisemblables, à moyen et long terme, elles ne sont pas entendues. L'État affirme implacablement son pouvoir décisionnel à l'intérieur du service aux enfants trouvés par l’intermédiaire de son préfet.

23 Cependant, alors que les reprises ont été effectuées, les sources ne révèlent toujours pas la destination des enfants. Il faut attendre un courrier du préfet daté d’avril 1833 pour découvrir que les échanges ont eu lieu à l’intérieur du département, d’hospice à hospice, au cours de l’année 1832, sans plus de détail. Parmi les enfants transférés, deux portent des langes et drapeaux30. Le plus jeune paraît « âgé de 8 jours, couché dans un panier de clisses à anses, vêtu de deux chemises à moitié usées, 4 mauvais drapeaux, 2 langes de cariolage très mauvais, liés avec une moitié de lizière, 2 bonnets31… » Les deux plus grands, âgés de 7 ans et demi et 9 ans, ayant parfaitement compris la

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situation, s’échappent du domicile de leur nouvelle nourrice, dès leur arrivée. Aucune autre information ne se dégage des sources.

24 Ces transferts d’enfants, internes au département, ont pour but de convaincre les récalcitrants de la faisabilité du projet et de ses bénéfices financiers immédiats afin de préparer activement une opération de plus grande ampleur. Outre l’affichage dans les mairies, le préfet envisage une manière plus inattendue et plus marquante, de prévenir la population : « Je ne fais aucun doute qu’au moyen de quelques voitures remplies d’enfants et circulant sur les divers points du département, l’effet ne soit produit et les impressions reçues de manière à déterminer le retrait. Si, d’ailleurs, la mesure, pour produire un plus grand avantage, avait besoin d’être complétée, nous pourrions nous entendre pour recommencer l’année prochaine une opération dont les principales difficultés seraient étudiées et en partie vaincues32. »

25 Ainsi, l’échange inter-départemental aura lieu, coûte que coûte. À cette fin, il s'enquiert de détails concrets auprès d'homologues ayant déjà procédé à une opération d’envergure analogue. Le préfet de la Charente lui répond qu’en 1834, il a décidé le déplacement de 1250 des 1605 enfants trouvés appartenant aux différents hospices départementaux. 279 autres n'ayant pas encore atteint l'âge d'un an, sont prévus sur une prochaine liste. Il se félicite des économies réalisées par les retraits mais, aussi, du fait qu'il y a eu 1/5e d'expositions en moins l'année suivante, score qu'il attribue à ce déplacement. Le préfet de Maine-et-Loire, quant à lui, note que le nombre des enfants trouvés dans son département était de 760 en 1809 et de près de 2500 en 1834. Cette recrudescence l'a convaincu de procéder aux échanges. Il se réjouit du résultat puisque : « le déplacement d'enfants sevrés a exercé une grande influence sur les expositions. Le nombre en a diminué de près d'un tiers dans les deux tours. Si vous vous déterminez à faire l'essai de la même mesure, je vous engage à ordonner que chaque enfant transféré soit suivi de son trousseau, de son livret et de son collier. Le collier surtout ne doit être remplacé par une boucle portant le même numéro, qu'à l'arrivée au nouveau dépôt33 ».

26 Le préfet de l'Allier achève de convaincre son homologue Jean-Baptiste Thieullen, vantant en particulier le grand nombre de reprises suscitées : « Sans l'insouciance ou la trop grande complaisance des administrations communales, les capitaux absorbés par cette plaie affligeante auraient été bien utilement employés à la création de routes départementales, et surtout la réparation d'une grande étendue de chemins vicinaux […] Dans tous les départements où le déplacement d'enfants s'est déjà opéré, il a été obtenu des résultats qui ont dépassé toute attente […] Dans l'Isère, sur 1 313 enfants, 874 ont été reconnus ou gardés. Dans le Maine-et-Loire, sur 2 285 enfants, 1 218 ont été réclamés dans le cours de 1834, par suite du déplacement34. »

27 D’après ces chiffres, la proportion d'enfants repris est, pour les trois départements cités, supérieure à 61 %. De tels éléments ne peuvent laisser indifférent un préfet économe. Fort de tous ces conseils et de ces résultats probants, le préfet des Côtes-du- Nord encourage, dès lors, les sous-préfets à se rallier à la cause des échanges : « Si quelques-uns d'entre vous avaient douté de l'efficacité, soit de la suppression des tours, soit du déplacement des enfants, je ne doute pas que les résultats que je viens de mettre sous vos yeux n'aient achevé de vous convaincre des heureux effets de ces mesures35. »

28 Le Morbihan est le département choisi. Il doit recevoir les enfants en provenance de l’hospice de Dinan. Dans un courrier daté du 11 juin 1835, son préfet commente :

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« l’accroissement progressif du nombre d’enfants trouvés et abandonnés de mon département m’oblige à recourir aux échanges indiqués par l’instruction ministérielle36 ». L'opération s’annonce imminente, alors même que la commission administrative de l'hospice dinanais persiste à la refuser : « Nous remarquons d’abord deux graves inconvénients à échanger des enfants de notre hospice avec ceux du Morbihan : le premier, c’est la différence de langage qui sera possible pour les enfants et aussi pour les particuliers qui s’en chargeront. Le 2e, c’est qu’il est appris que, dans le pays breton, surtout parmi la classe indigente de la campagne, presque tous les habitants sont atteints de la gale difficile à guérir qui empêchera la plupart de nos nourrices de se charger des enfants qui porteraient ces affections37. »

29 Les convois, garçons et filles séparés, doivent partir de Saint-Brieuc, les voitures y étant mieux adaptées au transport des enfants que celles proposées par la préfecture de Lorient. Pugnace, la commission manifeste toujours son opposition, prenant l'exemple de la centaine d’enfants retirés de l'hospice, à l'annonce de l'échange en 1832 : « Sur 101 enfants qui furent alors gardés par des particuliers qui les avaient élevés, plus de 40 de ces enfants ont ensuite été abandonnés par des nourrices qui, surprises par un sentiment d’affection, n’avaient point calculé sur leur impossibilité de pourvoir gratuitement à la nourriture et à l’entretien de ces enfants de sorte que sur les 40 infortunés, 20 au moins, trop jeunes, purent être abandonnés à un même sort et rentrèrent à l’hospice dans un dénuement complet. Les 20 autres, d’un âge plus avancé, courent les campagnes en mendiant au risque de devenir au moins des vagabonds. Pour obtenir le replacement des 20 enfants rentrés à la maison, il a fallu les habiller complètement, les avoir plusieurs mois à la charge de l’hospice. Il en reste encore 3 à replacer à ce moment38. »

30 Finalement, à la surprise générale, le département du Morbihan renonce, en octobre 1835, à l'échange, pressentant un dépassement du budget prévisionnel39 : « La dépense sera énorme et il est à craindre que les nourrices refusent de seconder l’administration attendu que leur absence pour le voyage serait de 8 jours. Une grande voiture de roulage, bien disposée pour ce genre de transport, ne pourra recevoir que 20 enfants et 20 femmes. Il faut 4 jours à un roulier pour se rendre à Lorient. Le nombre d’enfants à décharger est de 813, soit : Frais de transport : 5 000 francs ; Frais de nourriture : 4 000 francs ; Indemnité aux nourrices : 2 000 francs ; Indemnité aux commissaires : 1 200 francs ; Dépense à la charge du département des Côtes-du-Nord : 12 200 francs40. »

31 On imagine la joie éprouvée par les membres de la commission. Belle revanche enregistrée à l’égard de l’instance préfectorale, même si la victoire ne leur est pas imputable. Les sources ne se font pas l’écho des réactions des autres commissions administratives départementales. Terme et Monfalcon signalent, au sujet des échanges, que plusieurs hospices français s’opposèrent à cette mesure et luttèrent contre la décision préfectorale, prônant le même type d'arguments humains41.

Le grand échange de 1836 et ses difficultés

32 La partie n’est cependant pas achevée. L'échange avec le département de l’Ille-et- Vilaine a lieu courant 1836 avec l'approbation de l'inspecteur des services et établissements de bienfaisance : « J'ai aujourd'hui la conviction que les déplacements que vous opérez par des échanges avec l'Ille-et-Vilaine et les déplacements que vous proposez, avec raison, de faire chaque année d'arrondissement à arrondissement auront tous les heureux

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résultats que l'on peut en attendre et que par de telles mesures le nombre des enfants de ce département se trouvera réduit à un chiffre aussi minime qu'en aucun autre dont la population serait moins nombreuse42. »

33 101 enfants sont échangés au total, 70 en provenance de l’hospice de Saint-Brieuc, 13 de Lamballe et 18 de Dinan. Il semble, si l’on en juge par l’abondante correspondance entre les préfets des Côtes-du-Nord et d’Ille-et-Vilaine, que le grand ordonnateur de cette opération ne soit autre que le ministre de l’Intérieur, l’enthousiasme des deux préfets s'étant émoussé au fil des années. Désormais, le préfet d’Ille-et-Vilaine estime que : « [l’opération] quoiqu’incomplète, ayant produit dans ce département l’effet qu’on pouvait en attendre, eu égard à la quantité de ceux qui en ont été retirés, j’avais résolu de suspendre la mesure dans l’intérêt de l’humanité ayant été témoin moi- même des affections douloureuses éprouvées par ces infortunés et leurs nourriciers, affections qui ont compromis la santé d’un très grand nombre d’enfants ; néanmoins, comme la mesure doit être généralisée, et que le simple déplacement d’arrondissement à arrondissement suffit pour briser les liens qui attachaient l’enfant aux lieux où il avait été élevé, je continuerai donc encore mes convois puisque cela entre dans vos vœux. Je pourrai donc compléter 3 convois de 30 enfants chaque… L’un de ces convois sera dirigé de Fougères sur Dinan le 15 juin en passant par Antrain, Dol et devant arriver le 17 à destination, pour repartir le 1843. »

34 Ainsi, longtemps sourds aux conséquences humaines des déplacements sur les enfants, les préfets ne prétendent plus les ignorer. Au contraire, ils s’en servent comme argument de renonciation au projet d’échange. Il est vrai que prétexter la complexité de l’opération pourrait être perçu, à l’échelon ministériel, comme un manque de zèle.

35 Les limites d'âge sont choisies en tenant compte de l’expérience passée. Dans le même courrier, le préfet indique : « Je me propose, en outre, de ne point déplacer d’enfant au-dessous de 2 ans et au- dessus de 7 ans ; dans mon opinion, le but que nous nous proposons peut être atteint, tout en conciliant les exigences de la mesure avec le sentiment d’humanité que réclament la faiblesse des uns et les habitudes contrariées des autres44. »

36 De ce fait, ceux qui sont allaités sont rayés provisoirement des listes : « L'échange ne peut avoir lieu qu'à l'âge où ils pourront se passer du lait de femme attendu que le changement de lait peut nuire à la santé de ces mêmes enfants45. » En d’autres termes, les autorités ne prennent pas le risque que des enfants succombent à cause de leur déplacement. L’effet serait catastrophique, aussi bien au sein des deux chambres parlementaires, déjà très divisées sur le sujet, que sur l’opinion publique. Si cette précaution semble témoigner de l’humanité des autorités, en réalité, la question des finances prime, là encore : « On évitera aussi des événements fâcheux et des renvois qui feraient une nouvelle dépense pour le département » expose brutalement le préfet d’Ille-et-Vilaine. Son homologue des Côtes-du-Nord tient un propos analogue : « dans leur intérêt comme dans celui du département, il convient de ne soumettre à l’échange que ceux dont l’état physique et moral garantirait que leur déplacement ne présentera aucun danger46 » et, à cette fin, sollicite les médecins-inspecteurs appelés à rendre visite aux enfants. Ils doivent élaborer des listes comportant leur identité complète, leur âge précis, l’identité de leur nourrice et leur commune de domicile, ainsi que leur état physique et moral. La lecture de la dernière colonne fait apparaître des commentaires édifiants de froideur. Il faut dire que la dimension de la case prévue à cet effet oblige à répondre de manière concise. Pas de quoi s’appesantir sur le malheur de ces enfants, classés rapidement en deux catégories : les bien-portants, susceptibles

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d’être échangés, et les malades, souffrant de faiblesse constitutionnelle ou d’affections, comme la gale ou la dysenterie. Ceux-là demeureront chez leurs nourriciers47. Le préfet d'Ille-et-Vilaine avise son homologue des Côtes-du-Nord qu'une circulaire a été adressée dans le même but, aux maires et aux chirurgiens cantonaux de son département. Il s'engage, en outre, à « réunir successivement à l’hospice général de Rennes, tous les enfants pour leur faire passer une contre-visite afin de ne transporter que ceux qui sont sains et non dans le cas inverse d’être ramenés aux hospices pour cause de maladie ou de difformité48 ».

37 Finalement, les Côtes-du-Nord proposent l’échange de 289 enfants alors que le département d'Ille-et-Vilaine, gros pourvoyeur d'enfants trouvés, en dispose de plus de 50049. En dépit de ce déséquilibre, l'échange semble placé sous les meilleurs auspices puisqu'en avril 1836, le préfet d’Ille-et-Vilaine rapporte que « l’annonce seule de l’échange a déjà fait reprendre plus de 50 enfants… » Dans les Côtes-du-Nord, l’inspecteur départemental expose au préfet que : « l’échange produit avec l’Ille-et- Vilaine et qui portait sur 72 enfants de l’âge de 2 ans à 8 ans a produit d’abord 19 retraits d’enfants gardés par les nourrices et 2 par leurs mères ; puis, 7 autres dont 5 enfants par leurs nourrices et 2 par leurs mères, puis, au 3e départ, un seul enfant fut retiré par sa mère ; total des retraits : 2750 », soit plus du tiers des enfants retirés de la charge des hospices. Objectif atteint de part et d’autre, si l’on considère uniquement l'aspect financier, à condition toutefois que les enfants retirés ne soient pas remis une seconde fois à l’hospice. Terme et Monfalcon citent à ce sujet l’exemple des hospices de Poitiers, de Bourbon-Vendée et Saint-Jean-d’Angély où, à peine les échanges terminés, les mères qui avaient réclamé leur enfant, l’exposaient à nouveau51.

38 Lorsque les listes d’enfants sont rendues publiques, il arrive qu’un nom suscite quelques protestations écrites. Ainsi en témoignent ces extraits de courriers datés de mars 1836. Le maire de Saint-Brieuc s’adresse au préfet : « Félicité Leroux, confiée aux soins de Jeanne Darcel de Plédran, perdit sa mère peu après sa naissance. Son père, gendarme à Quintin, la fit admettre à l’hospice et partit ensuite pour Alger, où il est encore au service de l’État. La position de cet enfant a fixé l’attention de la commission et elle a la conviction qu’il trouvera la même sollicitude près du 1er magistrat de l’État, qui ne manque jamais de prêter appui et secours à l’infortune. L’enfant d’un serviteur de l’État mérite la protection de l’Autorité et c’est donc dans ce but, Monsieur le Préfet, que la commission réclame votre bienveillance ordinaire que Félicité Leroux ne soit comprise dans l’échange que vous proposez52… »

39 Il peut arriver, aussi, que la demande des particuliers relève davantage de considérations matérielles que purement affectives. Le sous-préfet de Loudéac se fait l'intermédiaire d'un vicaire chargé de deux petites filles : « Sa maison peut être regardée comme un établissement industriel, de filature et de fabrication de toile et qu’il ne serait pas juste de lui enlever les enfants confiés à ses soins car il peut commencer à les utiliser dans son intérêt pas moins que dans le leur propre, puisqu’en travaillant pour lui, elles apprennent un métier ; des deux enfants qu’il a chez lui, l’une a 7 ans 1 mois, l’autre 7 ans 8 mois ; par conséquent, elles sont sur le point d’atteindre leur 8e année, âge auquel l’échange ne devrait plus avoir lieu53. »

40 D'autres réclamations sont empreintes d'une vraie sollicitude : « Cet enfant va à l’école mutuelle, il sait lire, commence à écrire et apprend à compter. On pourrait craindre que le changement de résidence, que ce soit à cause

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de l’endroit où il serait placé, soit par suite de l’incurie des personnes auxquelles il serait confié, l’instruction qu’il reçoit ne se trouve interrompue54. »

41 L’argument scolaire convainc les autorités et le nom du petit garçon est rayé. Ce type de courrier est peu fréquent car les ruraux ne savent pas écrire. Cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas eu de protestations à la lecture des noms d'enfants figurant sur la liste. Des scènes pathétiques sont rapportées dans d'autres départements et ont peut-être existé dans les Côtes-du-Nord. Ainsi, le préfet de la Dordogne rapporte que « les pleurs des femmes, les cris des petits avaient causé une impression pénible », mais il ajoute cyniquement : « ce n'est pas là, il faut le dire, un inconvénient administratif55 ».

42 Un petit fascicule, édité en 1835, par la préfecture de l'Allier et prêté au préfet des Côtes-du-Nord, sert de modèle à ce dernier pour assurer le bon déroulement des trajets. Il est conseillé que les déplacements n’excèdent pas deux jours et que la distance parcourue chaque jour ne dépasse pas 6 lieues environ, afin de ne pas nuire à l'état de santé des enfants. Le transport doit s'effectuer « par des voitures commodes et sûres, sous la surveillance continuelle de M. l'Inspecteur et avec l'assistance d'une femme gardienne, afin de pourvoir à toutes les précautions et à tous les besoins. De plus, plusieurs voitures suspendues seront disposées pour effectuer le transport des enfants du premier âge56 ». De son côté, le ministre de l'Intérieur transmet des consignes précises à l'inspecteur des hospices. Vaccination antivariolique obligatoire pour tous les enfants avant le départ. Tous doivent porter des vêtements en bon état et être correctement nourris pendant le trajet.

43 L’échange, préparé avec une extrême minutie par les deux départements partenaires, a finalement lieu au mois de juillet 1836, à la belle saison, plus favorable aux jeunes enfants. Il concerne les hospices du département des Côtes-du-Nord et ceux de Rennes et Fougères. Les voitures sont fournies par l’Ille-et-Vilaine. Le préfet d’Ille-et-Vilaine indique, quelques jours avant le départ des enfants : « chaque convoi composé de 2 voitures, comportera 40 enfants, qui pourront être réduits à 34 le cas échéant ; une sœur et 2 ou 4 servantes de l’hospice général de Rennes, accompagneront chaque convoi pour en surveiller la marche et prendre soin des enfants ; mais, je ne puis, pour le moment apprécier la dépense57… » Difficile de ne pas évoquer les finances. Les enfants, accompagnés par des sœurs hospitalières sont dotés d’un numéro : « fixé sur une partie de ses vêtements, afin que son identité soit bien établie, pour ne pas compromettre son état civil58 ». Aucun accident, ni décès, ne sont déplorés ni pendant le voyage, ni le mois suivant. Le préfet ne peut que s’en féliciter, d'autant plus que la population, dont les autorités appréhendent quelque peu les réactions au passage des voitures, ne s'est pas manifestée : « généralement parlant ne s’en est aucunement émue. La commission administrative [de Dinan] s’en affligea au contraire et n’exécuta les mesures qu’avec un sentiment de regret et de répugnance manifeste mais cependant avec zèle59 ». Les enfants sont transférés dans les chefs-lieux des cantons des départements concernés, afin d’être ensuite répartis entre les hospices titulaires, en fonction du contingent prévu. L’hospice de Dinan reçoit 9 enfants en provenance de l’hospice de Saint-Malo, tandis qu'il en conduit 12 à Fougères, âgés de 1 à 4 ans, ne respectant pas la limite d’âge fixée. 18 enfants de l’hospice de Saint-Brieuc sont emmenés à l’hospice de Rennes, âgés de 2 à 7 ans. Plusieurs convois de la sorte ont lieu, avec un nombre total d’enfants déplacés qui s’élève à 103. Les moins de 3 ans représentent un effectif de 16 sans que l’on sache combien sont âgés de moins de 2 ans. 45 ont entre 3 et 6 ans, 41 entre 6 et 9 ans et le plus âgé se trouve dans la tranche d'âge

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comprise entre 9 et 12 ans. Ainsi une partie d'entre eux n'entre pas dans les limites d'âge fixées par les deux préfets.

Un bilan plus que mitigé

44 Au final, cet échange inter-départemental d'enfants trouvés et abandonnés concerne 289 enfants en provenance des Côtes-du-Nord. Jean-François Terme et Jean-Baptiste Monfalcon citent ce dernier département parmi ceux qui refusent de renouveler l’expérience « convaincu[s] du peu de succès et de moralité de ce moyen60 ».

45 En réalité, la complexité de la mise en œuvre, accompagnée d’imprévus, explique la prise de position préfectorale. Ainsi, en juin 1836, le maire de Lamballe évoque auprès du préfet les difficultés imprévisibles de l’opération. Les 15 enfants de l'hospice de Lamballe, désignés pour être échangés avec ceux du département d'Ille-et-Vilaine, étaient arrivés le jour prévu à l'hospice de Dinan, mais ceux d'Ille-et-Vilaine ne s’y trouvaient pas : « Force a donc été aux personnes chargées de l'échange d'attendre : deux femmes chargées de la conduite des enfants, deux voitures et les conducteurs se trouvant à séjourner à Dinan, ce qui occasionnera une dépense beaucoup plus forte. J'ai sous les yeux une lettre de madame la supérieure de l'hospice de Dinan à celle de Lamballe où elle l'informe que les enfants venant d'Ille-et-Vilaine sont en grand nombre âgés de 10 et 11 ans. Je dois vous faire observer, M. Le préfet, que si les enfants de l'hospice de Lamballe dont le plus âgé n'avait que 7 ans et 6 mois, se trouvaient remplacés par d'autres ayant 10 et 11 ans, il serait impossible de trouver à les placer à la campagne. En effet, la rétribution payée pour ces enfants est si peu de choses que personne ne veut s'en charger. Les enfants trouvés ayant atteint l'âge de douze ans ne reçoivent plus de rétribution sur les fonds départementaux et tombent à la charge des hospices qui sont obligés de les nourrir et vêtir jusqu'à ce qu'ils aient appris un métier ou qu'on ait trouvé à les placer comme domestiques. Il résulterait donc, bien évidemment, que l'échange fait avec des enfants plus âgés tournerait au profit de l'Ille-et-Vilaine et au détriment de ceux des Côtes-du- Nord61. »

46 Dans le même temps, le préfet d'Ille-et-Vilaine signale une augmentation du coût des opérations, par suite de ces aléas. Il refuse d’adopter les nouvelles dispositions arrêtées par le préfet des Côtes-du-Nord, en raison de l’accroissement important des frais qu’elles induisent : « Le point des opérations se trouve à Fougères ; les voitures sont fournies par cette localité ; si l'on obligeait ces voitures à passer par Rennes, tout le plan se trouverait renversé, les frais seraient doublés et même triplés, les enfants séjourneraient pendant un laps de temps indéterminé dans les hospices à cause du long trajet des convois dont la révolution exigerait au moins quinze jours de plus pour l'accomplissement de cette opération62. »

47 Il ajoute que des impondérables entravent la composition des nouveaux convois. Ainsi, les nombreuses remises d'enfants, fortement souhaitées, obligent à une adaptabilité de dernière minute des moyens matériels, tout comme le nombre des malades, généralement sous-estimé. Sur 55 enfants appelés pour la désignation des 90 devant former le premier convoi, 7 seulement sont en état de supporter le transport. Le préfet élargit, en conséquence, l’autorisation d’acheminement aux enfants de 18 mois à 11 ans, afin de satisfaire aux conventions conclues entre les deux départements. Il craint, malgré cette disposition, qu'il manque 23 enfants au second convoi pour l'hospice de Saint-Brieuc, où l'échange doit avoir lieu. Les autorités départementales sont ainsi

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confrontées au mauvais état de santé général des enfants trouvés. Mais cette considération ne donne lieu à aucun apitoiement. Au contraire, il dérange pour deux raisons. D’une part, il entrave le bon déroulement des opérations et, d’autre part, il laisse à la charge des hospices des enfants souffreteux qui ne feront probablement pas de solides travailleurs. Les finances publiques se passeraient bien de ces bouches à nourrir vouées à une quasi-improductivité. Ce ne sont pas les seules contrariétés. Dans le département de l’Ille-et-Vilaine, le sous-préfet de Fougères ne peut fournir qu'un faible acompte à son contingent. L'ordre des mouvements risque d'en être affecté et les dépenses augmentées : « En tout état de cause, je ne puis faire passer par Rennes, les derniers convois et par conséquent les diriger vers Saint-Brieuc, sans apporter un désordre complet dans l'opération. Seulement, pour ne pas paralyser la mesure, je me proposerais d'entrer en partage dans les frais que votre département serait obligé de faire pour conduire vos enfants de Saint-Brieuc et Lamballe à Dinan, et pour ramener dans ces localités ceux pris en échange. Si cet arrangement ne pouvait vous convenir, nous en resterions là, je vous compléterais les 20 enfants pour porter à 27 ceux échangés avec Fougères, et je me bornerais à alterner les enfants de l'hospice de Vitré avec ceux de Dol63. »

48 Ces désagréments successifs empoisonnent le climat entre préfectures et personnel hospitalier d’autant plus que les informations transitent à la vitesse des courriers, entraînant des retards dans le dispositif.

49 Autre objet de déconvenue, l'objectif final de ces déplacements était de dissuader les mères d'abandonner leur enfant. Or, le succès est plus que relatif puisque le nombre d'exposés à la charge du département en 1835 est de 565, puis en 1836, de 547. En 1837, il descend à 497 puis remonte à 549 l'année suivante et ne cesse d'augmenter dans les années 1840, passant de 625 en 1840 à 1 065 en 1849. Les deux années 1836 et 1837 se caractérisent par une baisse globale des expositions, l'année 1837 enregistrant 68 expositions de moins que l'année 1835. Si l'on observe la situation par hospice, une diminution a, certes, eu lieu en 1837 dans les hospices de Saint-Brieuc, Dinan, Lamballe et Guingamp comme c'était déjà le cas en 1833 et 1834. Les échanges sont probablement à l’origine de ces baisses mais l’effet n’est que ponctuel et la courbe des expositions repart à la hausse dès 1838. Parallèlement, les hospices de Lannion et Loudéac sont marqués, dans les années 1836-1837, par le phénomène inverse. Or ils n'ont pas été concernés par les échanges. Cela signifie-t-il que certaines mères ont choisi de se déplacer vers ces hospices, avant l'accouchement, pour y déposer leur enfant dans le but de le protéger de l’échange ? Cette hypothèse est à retenir. Il semble que les échanges aient eu un impact réel sur le lieu d’exposition plus que sur le nombre d'expositions. Connaissant la date des échanges, les mères qui en ont la possibilité, prennent des dispositions pour le mettre à l'abri de cette mesure, prouvant leur réel attachement à son égard et leur espoir de le retrouver un jour. Dans les Côtes-du-Nord, comme dans les départements voisins64, les reprises nombreuses d'enfants ont un lien direct avec la crainte suscitée par les échanges. Ce phénomène témoigne du fait que l'exposition n'est pas dénuée de tout sentiment mais qu'elle est le fruit de l'incapacité matérielle et morale à assumer l'enfant illégitime.

50 En 1839, trois années après ces échanges inter-départementaux, un bilan « humain » est transmis par le préfet d’Ille-et-Vilaine à son homologue des Côtes-du-Nord, concernant les enfants venus de son département : sur 106 enfants listés, 12 ont été adoptés ou repris par leurs parents une fois parvenus en Ille-et-Vilaine. Parmi les 94

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remis à des familles nourricières, 80 seulement sont bien-portants. 6 sont décédés peu de temps après l'échange, 4 se sont évadés tandis que les 4 derniers sont malades ou infirmes65. Les résultats définitifs sont, indiscutablement, mitigés. Pour Pierre Pageot, dans le département de la Haute-Vienne, l'échange de 1836 provoqua le décès de 8 enfants et le gain financier fut décevant. Enfin, concernant la diminution escomptée du nombre des expositions, en 1837, « on ne compta que neuf de moins qu'en 183666 ».

51 En ce qui concerne le budget, il est grevé par rapport aux prévisions et cette constatation intervient comme le frein majeur au dispositif. Un courrier, daté du 8 juillet 1836 de la préfecture d'Ille-et-Vilaine, donne une vision des comptes pour l'échange en cours, avec les départements des Côtes-du-Nord et de la Mayenne : « Il résulte que la dépense pour trois voyages faits de Rennes à Dinan et à Saint- Brieuc et le retour s'est élevée à 408 francs 45 centimes dont la moitié à la charge de votre département soit 204 francs et 22 centimes, et pour les différents voyages opérés par la ligne de Fougères à Dinan et le retour à 454 francs et 85 centimes dont la moitié est 227 francs et 43 centimes. Cette dépense est loin d'être hors de proportion avec le résultat obtenu malgré quelques fausses manœuvres inévitables à cause des nombreux retraits d'enfants ; le transport de chacun d'eux n'a donné lieu qu'à une dépense moyenne de 3 francs et 69 centimes […] Il est vrai que le louage de voitures comporte à lui seul la presque totalité de la dépense ; les frais de nourriture et d'entretien sur la route ayant été à peu près nuls par suite de l'empressement des établissements de bienfaisance à donner l'hospitalité aux convois67. »

52 La suite du courrier indique que les échanges entre le département des Côtes-du-Nord et celui de la Mayenne ont été beaucoup plus coûteux en raison des distances parcourues. Le transport de 120 enfants, dont 60 appartenaient à chaque département, a donné lieu à une dépense de 907 francs et 20 centimes soit 7 francs et 56 centimes par enfant. De son côté, l'hospice de Fougères fait connaître son état récapitulatif des frais de transport et de nourriture pour l'échange prévu avec des enfants du département des Côtes-du-Nord : « … savoir 2 cabriolets à 22 francs par jour pour 6 jours : 132 francs, 3 maringottes à 30 francs par jour pour 6 jours : 180 francs, idem à 20 francs par jour pour 2 jours : 40 francs, indemnité pour voitures commandées et contremandées pendant le voyage : 42,35 francs, louage d'une voiture à Dinan pour insuffisance de celle envoyée de Fougères : 60 francs et 50 centimes. Total : 454,85 francs dont la moitié incombant au département d'Ille-et-Vilaine et l'autre moitié au département des Côtes-du-Nord68 ».

53 L’heure des bilans a sonné. C’est le moment choisi par la préfecture du Finistère pour proposer d’échanger, fin 1836, 200 enfants de l’hospice de Brest69. Le département des Côtes-du-Nord décline l’offre, invoquant l’amenuisement du nombre d'enfants dans les hospices. Sans doute la complexité du dossier influe-t-elle dans cette décision préfectorale.

54 Il faut dire que de nouveaux problèmes ont surgi. Les enfants en provenance de l’arrondissement de Fougères ne répondent pas aux critères. Non seulement ils sont âgés de plus de 8 ans mais, parmi eux, se trouvent deux enfants jugés « imbéciles ». Le préfet des Côtes-du-Nord fait part à son homologue d’Ille-et-Vilaine de son désappointement. Peut-être vexé, ce dernier observe : « J’aurai lieu de vous exprimer quelques plaintes, d’après la déclaration faite par M. le sous-préfet de Fougères sur la pitoyable tenue de ces enfants provenant de l’hospice de Lamballe. Ces enfants, suivant les expressions de sa dépêche, seraient

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parvenus à destination couverts de lambeaux dégoûtants ; de plus, aucun d’eux n’était vacciné70. »

55 Cette remarque, humiliante, révèle la misère des enfants assistés des Côtes-du-Nord. Elle montre également que les consignes du ministre de l'Intérieur n'ont pas été appliquées à la lettre dans les Côtes-du-Nord. C'est, incontestablement, un mauvais point pour le département et son préfet.

Conclusion

56 Dans les années 1830, les expositions abusives dont est victime le tour de Dinan convainquent les autorités d’adopter le système des échanges dans les Côtes-du-Nord. Après une opération intra-départementale, menée en 1832, qui sert de répétition générale, un échange avec l’Ille-et-Vilaine est organisé en 1836 sous la direction du préfet Jean-Marie Thieullen. Destiné à provoquer la reprise d’un maximum d’enfants, il parvient à son objectif avec un tiers de retraits. Dans le même temps, il dévoile l’extrême dénuement des enfants échangés. Affligés d’affections diverses, une minorité seulement correspond aux critères nationaux fixés pour l’échange. Seuls les plus robustes sont transférés mais ne bénéficient pas pour autant d’un trousseau en bon état. L’accoutrement des enfants reçus dans le département de l’Ille-et-Vilaine donne une image peu reluisante des Côtes-du-Nord. Néanmoins, leur condition misérable n’est pas à l’origine de l’interruption des échanges. La raison véritable réside dans l’investissement considérable en temps, mesurable au nombre de courriers échangés par les uns et les autres, en moyens matériels et humains et, surtout, en moyens financiers. Complexité de la mise en œuvre et budget grevé persuadent le préfet de mettre un terme à cette mesure, à la grande satisfaction des membres de la commission administrative de l’hospice de Dinan, opposants de la première heure.

57 Au niveau départemental comme au niveau national, les échanges des enfants trouvés firent couler beaucoup d’encre, pendant de nombreuses années. Politique du court terme, elle est finalement laissée de côté par les autorités, d’autant que la population, pourtant peu encline à la pitié pour ces enfants, à la réputation entachée par leurs origines obscures, s’en est émue. C'est dire ! Son caractère brutal et arbitraire ne peut laisser indifférent. Pour quelques abus facilement réprimés, une multitude d’enfants sont condamnés à vivre une coupure définitive avec leurs racines biologiques. Avec la fin des échanges, l'une des pages les plus sordides de l'histoire des enfants trouvés au XIXe siècle se tourne et les expositions reprennent de plus belle. Les autorités, toujours désireuses de les annihiler, vont se concentrer désormais sur la façon de dissuader les mères d’abandonner leur enfant à la naissance. D'autres mesures s'imposent, de façon pressante.

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NOTES

1. Le premier ouvrage consacré à l’abandon des enfants est celui de Léon LALLEMAND, Histoire des enfants abandonnés et délaissés, Paris, A. Picard et Guillemin and Cie, 1885, 791p. Plus récemment, les travaux de Jean-Pierre Bardet, Catherine Rollet ou encore Guy Brunet, sur le même thème, sont devenus incontournables. Voir notamment BARDET, Jean-Pierre, « Enfance abandonnée et société en Europe, XIVe-XIXe siècles », École française de Rome, 1991 ; BRUNET Guy, Aux marges de la famille et de la société, filles-mères et enfants assistés à Lyon au XIXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2008, 246p. ; ROLLET Catherine, « D’une histoire institutionnelle aux trajectoires individuelles », Annales de démographie historique, 2007/2, n° 114. Pour la période de la IIIe République, voir JABLONKA Ivan, Ni père, ni mère, Histoire des enfants de l’Assistance publique (1874-1939), Paris, Le Seuil, 367 p. 2. Le système des tours a été institué par ce décret à raison d’un tour par arrondissement. Dans les Côtes-du-Nord, deux tours furent ouverts, le premier à l’hospice de Dinan et le second à l’hospice de Saint-Brieuc. 3. Le comte de Corbière devient ministre de l’Intérieur dans le cabinet de Villèle en 1821, anobli et créé comte en 1822. 4. ADCA, 3X56 : Correspondance relative à l’échange d’enfants entre les Côtes-du-Nord et d’autres départements, listes de ces enfants (1825-1882). 5. Paul Frotier de Bagneux, dit le comte de Bagneux, resta à la tête des Côtes-du-Nord du 26 juin 1822 au 3 novembre 1826. Charles de Fadate de Saint-Georges prit sa succession jusqu’au 27 août 1830. Il fut remplacé par Jean-Baptiste Thieullen jusqu’au 3 mars 1848. 6. Jean-Pierre Boulle a été préfet des Côtes-du-Nord de 1800 à 1814. 7. ADCA, 3X55 : Généralités, circulaires, instructions, lois et décrets (an X-1932), correspondance générale (1814-1853), rapports et états statistiques (1818-1940), les tours (1835-1850). 8. Voir à ce sujet la thèse de DURAND René, Le département des Côtes-du-Nord sous le Consulat et l'Empire (1800-1815), thèse dactylographiée, Rennes, faculté des Lettres, 1926, 2 vol. 9. DENIS Michel, GESLIN Claude, La Bretagne des blancs et des bleus, 1815-1880, Rennes, Ouest-France, p. 132. 10. Pour les facteurs explicatifs de l’abandon des enfants dans les Côtes-du-Nord, voir LE B OULANGER, Isabelle, L’abandon d’enfants, L’exemple des Côtes-du-Nord au XIXe siècle , Rennes, PUR, 2011, p. 40 et suivantes. 11. Le coût moyen de la dépense annuelle d'un enfant trouvé dans le département des Côtes-du-Nord est de 65,38 francs entre 1824 et 1833 et leur accueil n’est que toléré. 12. ADCA, 3X56. Ce courrier date de juillet 1825. 13. Le courrier adressé au préfet François Duval de Chassenon, dit vicomte de Curzay, est resté sans réponse. Rien dans les sources ne relate ce que ce dernier pensait de la politique des échanges d’enfants trouvés. 14. ADCA, 3X56.

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15. Charles de Fadate de Saint-Georges a été nommé le 3 novembre 1826 à la tête du département. Jean-Baptiste Thieullen lui succède à compter du 27 août 1830 jusqu’au 3 mars 1848. 16. Par la circulaire du 27 juillet 1818, le comte Chabrol, sous-secrétaire d'État de l'Intérieur, les enfants abandonnés et trouvés entre 0 et 7 ans devaient porter autour du cou un collier indiquant leur identité et leur numéro matricule afin de rendre plus facile et plus sûre leur surveillance. Constitué d'un cordonnet de soie, bleu pour les garçons, rose pour les filles, d'une longueur suffisante pour jouer librement, sans pour autant donner passage à la tête, il devait « être serré au degré nécessaire pour ne pas être enlevé à l'enfant, sans le gêner dans sa croissance ». Ses extrémités se trouvent enfermées dans une petite médaille en étain, que l’on fixe à l’aide d’une presse. 17. ADCA, 3X56. 18. Selon les directives ministérielles, il a été nommé pour seconder l'exécution des mesures prescrites dans ce domaine : « À cet égard, les inspecteurs ont reçu une instruction particulière et vous pourrez utilement vous concerter avec eux, pour tout ce qui concerne l'opération du déplacement. L'opinion que j'ai de leur expérience ainsi que de la vôtre ne me permet pas de douter que toutes les difficultés ne soient aplanies et qu'une mesure dont on peut attendre les plus heureux résultats, ne puisse pas être complètement exécutée dans le cours de cette campagne. » 19. ADCA, 3X56. 20. ADCA, 3X56. 21. ADCA, H Dépôt 3/313, archives de l’hospice de Lannion : procès-verbaux de déclarations d’abandons et d’expositions, 1811-1862 ; mesures administratives, instruction, correspondance ; cas particuliers XIXe siècle ; états des enfants assistés : liste, correspondance XIXe siècle ; placement des enfants adoptés (1 cahier) 1877-1899 ; placement des enfants abandonnés (1 cahier) 1890-1900. 22. ADCA, 3X55. 23. ADCA, 3X55. 24. ADCA, 3X55. 25. ADCA, 3X77 : statistiques annuelles des enfants assistés (1868-1875). 26. ADCA, 3X55. 27. Idem. 28. ADCA, 3X55. 29. ADCA, 3X56. 30. Les drapeaux sont des pièces de tissus qui correspondent à ce que l’on appelle aujourd’hui des couches. 31. ADCA, 3X55. 32. Idem. 33. Idem. 34. Idem. 35. Idem. 36. Idem. 37. Idem.

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38. Idem. 39. Idem. 40. Idem. 41. TERME Jean-François et MONFALCON Jean-Baptiste, Histoire statistique et morale des enfants trouvés, suivi de cent tableaux, Paris, J. P. Baillière, Lyon, C. Savy, 1837, p. 253. 42. ADCA, 3X55. Courrier daté de juin 1836. 43. ADCA, 3X55. Courrier daté d’août 1836. 44. Idem. 45. Idem. 46. ADCA, 3X56. 47. Idem. 48. Idem. 49. La statistique nationale permet d’établir une comparaison des quatre départements bretons en matière d’expositions d’enfants, dans les années 1824 à 1832. Les Côtes-du- Nord apparaissent comme le département le moins concerné par le phénomène de l’exposition tandis, qu’à l’inverse, l’Ille-et-Vilaine arrive largement en tête. Voir LE BOULANGER Isabelle, L’abandon d’enfants, l’exemple des Côtes-du-Nord au XIXe siècle, op. cit, 368p. 50. ADCA, 3X56. 51. TERME Jean-François et MONFALCON Jean-Baptiste, Histoire statistique et morale des enfants trouvés, op. cit., p. 253. 52. ADCA, 3X56. 53. Idem. 54. Idem. 55. PAGEOT Pierre, Enfants sans parents. Les enfants trouvés en Limousin-Périgord, Paris, L'Harmattan, 1995, p. 127. 56. ADCA, 3X56. 57. Idem. 58. Idem. 59. Idem. 60. TERME Jean-François et MONFALCON Jean-Baptiste, Histoire statistique et morale des enfants trouvés, op. cit., p. 254. 61. ADCA, 3X56. 62. Idem. 63. ADCA, 3X56. 64. Le préfet d'Ille-et-Vilaine, en place en 1836, indique que le nombre des remises d'enfants, dans son département, s'élève à plus de 400. 65. ADCA, 3X56. 66. PAGEOT Pierre, Enfants sans parents, op. cit., p. 128. 67. ADCA, 3X56. 68. Idem.

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69. Idem. 70. ADCA, 3X56.

RÉSUMÉS

Certaines familles pauvres déposent anonymement leur enfant à l’hospice pour demander par la suite qu’il leur soit confié, en tant que famille d’accueil, moyennant rétribution. Pour lutter contre cette pratique, la circulaire du 21 juillet 1827 prévoit des échanges interdépartementaux des enfants assistés afin de priver les auteurs de ces faux abandons de la possibilité de retrouver leurs nourrissons. L’auteure étudie la mise en œuvre de cette politique par le département des Côtes-du-Nord et les raisons sociales et financières de son échec.

INDEX

Mots-clés : histoire, enfance, échanges, enfants assistés, département, Côtes-du-Nord

AUTEUR

ISABELLE LE BOULANGER Docteure en histoire contemporaine

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Comptes rendus d'ouvrages

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Zoot Suit

Florence Cabaret

RÉFÉRENCE

Kathy Peiss, Zoot Suit, The Enigmatic Career of an Extreme Style, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 248 p. ISBN 978-0-8122-4337-6 ; format ebook ISBN 978-0-8122-0459-9

1 L’ouvrage de l’historienne Kathy Peiss revient sur un phénomène vestimentaire souvent associé à une série d’affrontements connus sous le nom de zoot suit riots (« les émeutes du costume zoot »), qui eurent lieu à Los Angeles en juin 1943, et qui alimentèrent la crainte d’une délinquance juvénile propre aux populations hispaniques de deuxième génération dont on disait à tort qu’elles seules portaient ce costume « extravagant » (une des interprétations possibles de zoot). Cet épisode conjuguait ainsi au moins trois ingrédients qui allaient servir à criminaliser certains groupes de jeunes dans la deuxième moitié du XXe siècle : la couleur de peau, le goût pour une musique moderne et ses danses de « sauvages » (swing, jitterbug), ainsi que le port d’un vêtement facilement identifiable du fait de ses larges épaules, de sa taille étroite, de son pantalon très large mais resserré dans le bas, d’une longueur de veston, de manches et de jambes assez inhabituelles, le tout étant agrémenté d’une chaîne fixée à la ceinture, d’un chapeau à larges bords et de cheveux plus longs que la moyenne. Des zoot suiters aux punks, gothiques et danseurs de hip-hop, on voit que la filiation est implicitement tracée par ce travail qui, après d’autres, met en lumière les liens qui existent entre modes vestimentaires et musicales, jeunes générations et conflits avec la société des parents et des institutions.

2 Kathy Peiss pose d’abord la question de savoir si l’expression zoot suit riots se contente de décrire les violentes bagarres, suivies de nombreuses arrestations, qui opposèrent de jeunes fêtards de Los Angeles vêtus de costumes zoot aux marins et soldats qui attendaient d’être envoyés au front, ou si cette même appellation ne tend pas à escamoter la démarche revendicatrice d’un groupe plus conscient de sa marginalisation sociale que la seule assimilation à un vêtement jugé outrancier ne le laisserait supposer.

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Très vite, l’auteure indique qu’aucune des deux lectures ne lui conviennent : tant la réduction de ce phénomène culturel varié à une manifestation inquiétante de délinquance juvénile que la représentation d’un groupe agissant consciemment en tant que zoot suiters. S’agissant de cette dénomination, elle rappelle ainsi qu’elle fut imposée par la presse et la propagande gouvernementale qui, en 1942, reprochait aux dits zoot suiters leur manque de patriotisme du fait de leur acharnement à porter des vêtements qui détournaient l’industrie textile de l’effort de guerre, à un moment où les États-Unis décidaient d’engager le combat dans le Pacifique. Elle y voit là le signe d’une constitution extérieure et a posteriori d’une mouvance dont elle cherche au contraire à montrer la dimension protéiforme et non organisée. Dans un retour historiographique qui fait l’état de l’art sur son objet d’étude, Kathy Peiss montre aussi comment des chercheurs issus de la sociologie urbaine, de l’ethnologie et de l’anthropologie ont pu également orienter la lecture de cette mode et des événements de Los Angeles en les construisant comme un acte de résistance et d’insoumission plus déclaré qu’il ne semble l’être. En particulier, elle pointe du doigt la tentation de relire cette période à l’aune d’une seule histoire militante mexicaine-américaine ou africaine-américaine qui chercherait trop systématiquement à ses yeux à récupérer les moments les plus délaissés de l’histoire dominante pour en faire des symboles de prises de conscience politique de groupes minoritaires se reconnaissant comme tels aujourd’hui.

3 Tout en s’inscrivant lui aussi dans la continuité des études engagées dès les années 1920 par la Chicago School of Sociology jusqu’à l’apparition de la notion de subculture dans les années 1960 et à l’approche marxiste pratiquée au Centre for Contemporary Cultural Studies de l’université de Birmingham, cet ouvrage veut donc nuancer une certaine tendance à systématiser l’agentivité (agency) des pratiques culturelles, tendance qui ne lui paraît pas rendre justice à la diversité d’interprétations de ces phénomènes. Kathy Peiss cherche davantage à mettre en valeur la dimension d’affichage esthétique et de relative insouciance de groupes de jeunes hommes qui ont grandi avec et après la Crise de 1929 et qui sont en attente de mobilisation et de changement de « costume », qui ont accès à des niveaux de salaires suffisamment confortables pour profiter de l’émergence d’un marché du prêt-à-porter pour les jeunes mais qui sont perçus comme des concurrents par la classe moyenne blanche tant pour l’entrée sur le marché du travail que dans les premières démarches de séduction. On comprend ainsi comment ces jeunes ont pu faire bouger les lignes du genre (gender) en s’émancipant de normes visuelles qui prescrivaient aux hommes de porter des costumes discrets tandis qu’était laissé aux femmes l’apanage des couleurs, des motifs, des formes et des tissus variés. De même qu’ils remettaient en cause les dimensions du costume des white collars, mais aussi des vêtements de travail des blue collars, pour l’adapter à une élégance, une théâtralité et un confort conçus pour les pistes de danse et les nouveaux déhanchements qui s’y exhibaient. Enfin, cette visibilité ostentatoire attirait le regard des adultes, blancs mais aussi hispaniques, africains-américains et autres, et ne laissait pas de susciter l’inquiétude tant de ceux qui incarnaient la tendance dominante que des leaders au sein de communautés naissantes, qui craignaient que la stigmatisation de leurs jeunes ne rejaillisse sur l’ensemble du groupe et ne nuise aux efforts des aînés pour s’intégrer dans la société américaine. Où l’on voit que Kathy Peiss ne néglige pas les tensions internes à ce phénomène vestimentaire et met régulièrement en évidence les liens entre esthétique et politique, sans rabattre l’une sur l’autre.

4 L’ouvrage porte aussi la marque d’un séminaire de « Teachnology » dispensé au Département d’Histoire de l’université du Massachusetts, qui proposait une initiation à

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des méthodes d’enseignement qualifiées de « Inductive Approaches to History » et qui reposait sur un corpus de sources primaires illustrant des controverses publiques marquantes. C’est ainsi que Kathy Peiss commença à travailler sur le meurtre du Blue Lagoon à Los Angeles en 1942, qui impliquait des zoot suiters et dont le retentissement médiatique annonçait le traitement par la presse des zoot suit riots l’année suivante. L’auteure procède aussi de manière inductive et relativement linéaire, en partant du mois de juin 1943 (en introduction et au chap. 4) pour remonter aux sources de l’apparition de ce vêtement aux États-Unis (chap. 1) et en trouver des répliques dans les années 1940 et 1950 au Mexique même avec les tarzanes, en France avec les zazous, mais aussi en URSS avec les stiliagi, en Pologne avec les bikini boys, et jusque dans les îles Caraïbes avec les saga boys de Trinidad, voire en Afrique du Sud avec les tsotis (chap. 6). Indépendamment de la dimension chronologique et géographique de son approche, Kathy Peiss étudie également les diverses représentations de ces zoots suiters à travers de nombreux supports audios et visuels disponibles au tout début des années 1940 (chap. 3 Into the Public Eye). Elle montre ainsi comment de grands chanteurs de jazz (Cab Calloway, Dizzy Gillespie, Duke Ellington), des dessins animés (du Hot Red Riding Hood de Tex Avery au Zoot Cat avec Tom et Jerry en passant par le Spirit of ’43 de Disney), des films (de Rhett Butler dans Gone with the Wind à Laurel et Hardy dans Jitterbugs, sans oublier des films musicaux tels que Star Spangled Rhythm et Cabin in the Sky), mais aussi comment articles et photos de presse ont contribué à créer une image mouvante de cette mode et de ces acteurs – tantôt support de stéréotypes raciaux et moyen de prolonger l’humiliation de jeunes arrêtés, battus, parfois déshabillés sans ménagement avant d’être photographiés dans leurs costumes lacérés par la police ; tantôt support de propagande de guerre assimilant le zoot suiter à un Hitler qui pourrait détourner Donald Duck du paiement de ses impôts, ou encore incarnation du patriotisme (dans un film tel que Stormy Weather), voire signe de la liberté américaine face à la menace de l’uniformisation fasciste. De fait, ce mouvement lui-même est protéiforme : il s’est rapidement disséminé (dès les années 1930) à travers tout le pays, dans les grandes, moyennes et petites villes ; il a aussi concerné certains groupes de femmes (plutôt mexicaines-américaines et lesbiennes) ; il a impliqué beaucoup de jeunes blancs des classes moyennes, mais également des jeunes issus des communautés japonaise, philippine, italienne et juive (chap. 2). Enfin, le chapitre 5 (Reading the Riddle) montre combien ce phénomène a pu mettre au défi l’avis des experts (politologues, psychologues, etc.), des lecteurs de journaux, des spécialistes de l’éducation s’interrogeant sur le sort des adolescents africains-américains dans une période d’insécurité économique, de mobilisation nationale et de stigmatisation ethnique encore très forte (voir des rapports tels que Color rand Human Nature, 1941, et Color, Class and Personality, 1942). À l’inverse, Kathy Peiss déplore le peu de lettres et journaux écrits par les acteurs de ces mouvements eux-mêmes, ce pour quoi elle s’est orientée vers une étude de leurs multiples représentations par d’autres.

5 Au carrefour de l’histoire par le bas et de l’histoire mondiale, de l’histoire culturelle et de l’histoire sociale, Zoot Suit propose un portrait des zoot suiters comme l’un des premiers groupes au XXe siècle à avoir incarné une sous-culture jeune, à avoir arboré un style vestimentaire défiant plus ou moins consciemment l’autorité sous ses diverses formes et à être aujourd’hui conçu comme un moment culturel et politique emblématique de courants critiques qui envisagent les faits et gestes de la vie quotidienne sous l’angle des relations de pouvoir, quitte parfois à subordonner l’analyse esthétique et culturelle à une interprétation oppositionnelle. Comment,

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toutefois, ne pas faire une lecture politique « au sens large » des nombreux exemples que cet ouvrage lui-même nous expose ?

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The Lost Children

Jonas Campion

RÉFÉRENCE

Tara Zahra, The Lost Children: Reconstructing Europe's Families After World War II, Cambridge, Harvard University Press, 2011, xi+308 p. ISBN 9780674048249

1 C’est une évidence d’affirmer que la seconde guerre mondiale est un conflit total(isant), dont les effets touchent au premier plan les civils, à la fois mobilisés et victimes des faits des guerres. Tout au long du conflit, ces derniers sont intentionnellement visés. Les destructions, les combats, les bombardements, les déportations, les déplacements forcés, mais aussi les mobilisations militaires et industrielles, sont autant de facteurs qui entraînent les civils au cœur de la tourmente, attaquant les familles dans leurs fondements, leur composition, leur fonction de cohésion sociale. En Europe, il en résulterait l’éclatement, à la fois géographique et « moral », de la famille traditionnelle de l’avant-guerre. La situation se caractérise notamment par des séparations, tant forcées que volontaires, entre parents et enfants, frères et sœurs. Selon les données disponibles, que Tara Zahra ventile de manière utile en préalable à sa recherche, selon des variables d’âge, de condition, ou de nationalités, ce sont, à travers l’Europe, plusieurs centaines de milliers d’enfants ou de jeunes adolescents qui, lors de la capitulation allemande, sont déplacés, vivent dans des camps, se retrouvent orphelins ou isolés de leurs familles.

2 Ces jeunes constituent donc une catégorie particulière dans les flux de populations qui marquent la recomposition de l’Europe de l’après-guerre. Durant et après le conflit, les enfants représentent des priorités pour les autorités civiles, politiques ou militaires. Ils incarnent des enjeux humanitaires, sociaux, psychologiques, idéologiques, religieux ou nationaux dans lesquels s’expriment les clivages de la fin du conflit. Ces « enfants perdus », concentrent discours, mobilisations, lobbying, actions sociales et politiques publiques. Autorités nationales, institutions internationales, organes alliés, mais également associations privées se mobilisent sur ces questions. À l’échelle du continent européen (avec quelques digressions en Asie), dans une perspective transnationale,

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Tara Zahra, professeure d’histoire d’Europe de l’Est à l’université de Chicago, propose une relecture, à la fois dense et stimulante, de la chronologie et des multiples facettes et niveaux de ce « champ de bataille », inscrit dans l’opposition entre les blocs de l’Est et de l’Ouest1.

3 Face à l’apparition de ces enfants perdus, aux identités et statuts variés, la question qui mobilise les décideurs et les experts est celle de la meilleure politique à adopter à leur égard. Il s’agit à la fois de faire le choix du « mieux » pour les jeunes et leurs familles, mais surtout de reconstruire l’institution familiale, considérée dans une perspective humanitariste, comme un fondement national et « démocratique » des sociétés. Selon le point de vue des Alliés, particulièrement les Occidentaux, l’institution familiale a été attaquée par le régime nazi, au profit d’une attitude collectiviste porteuse de graves dangers, notamment moraux. Deux écoles s’affrontent dans l’accompagnement, l’encadrement et la resocialisation de ces jeunes : d’une part, les partisans de la vie en collectivité, dans des structures établies spécialement dans ce but ; d’autre part, les tenants d’un placement individuel des enfants dans des familles, chargées de leur offrir un cadre permettant leur épanouissement, leur convalescence physique et leur reconstruction psychologique. Ces deux alternatives cristallisent les débats des experts. Alors que certains appellent à la mise en place d’un plan Marshall psychologique pour la jeunesse européenne, les psychologues, psychiatres et experts développent leurs théories, leurs pratiques et leurs observations sur ces enfants-patients.

4 Comme l’illustre Tara Zarah, les échanges entre experts et praticiens sont parfois âpres. Aux argumentaires médico – psycho – pédagogiques, se rajoutent des visions nationales (défendre et préserver l’identité des enfants, leur attachement à la patrie mais aussi défendre l’État face à ces nouveaux venus) ; religieuses (notamment parmi les survivants de la Shoah) ; politiques (il existe un point de vue américain à vocation universaliste sur ces questions, les débats s’inscrivent également dans un contexte de début de la guerre froide où le communisme est considéré en Europe de l’Ouest comme un nouveau danger pour l’ordre familial et social) ; internationales (politiques de purifications ethniques, ou d’intégration/assimilation d’enfants étrangers ou de l’ennemi) ; ou symboliques (les mobilisations pour retrouver les enfants enlevés par les Allemands en vue de leur germanisation, à Lidice, en Bohême-Moravie, dans le cadre des représailles suivant l’assassinat d’Heydrich en 1942). Enfin, des stratégies individuelles venant des parents, mais aussi des enfants habitués à la survie, s’observent également. Elles s’expliquent par une projection dans le futur, notamment face aux perspectives d’une éventuelle émigration vers la Palestine ou les États-Unis. Ces stratégies se caractérisent, en particulier, par une difficile relation de confiance entre des jeunes, n’hésitant pas à mentir sur leur âge ou leur origine, et les instances en charge de leur encadrement.

5 L’étude de Tara Zarah dresse un bilan dense et nuancé de la situation et de la gestion des « enfants perdus » de la seconde guerre mondiale. Elle illustre avec brio le statut particulier dont sont dotés ces enfants par rapport aux autres personnes déplacées ou réfugiées durant le conflit. Nationaux, ils sont porteurs d’avenir. La politique des milieux sionistes, favorable à l’encadrement et à une émigration sélective vers la Palestine, est révélatrice à cet égard. Étrangers, ils sont porteurs de dangers. L’expulsion des minorités allemandes, enfants en tête, dans la Tchécoslovaquie de l’après-guerre en témoigne. Mais c’est également, en cas d’émigration, un public considéré comme plus facilement « assimilable » et donc plus facilement accepté que

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les populations adultes. L’accueil préférentiel de réfugiés mineurs, notamment Juifs, dès l’avant-guerre, aux États-Unis, confirme ce point de vue.

6 Mêlant habilement le macro et le micro, Tara Zarah éclaire ses lecteurs sur les politiques publiques mises en œuvre autour de la reconstruction des familles de l’après-guerre. Elle entraîne le lecteur à travers l’Europe, visitant les homes, les orphelinats, les camps de personnes déplacées, les refuges et les familles d’accueil où vivent ces enfants. Elle révèle la parole et la stratégie des experts, des enfants, de leurs parents et des autorités politiques et militaires. Elle éclaire les réseaux, les mobilisations, les filières, les conflits qui se mettent en place autour de ce public particulier. À cet égard, elle met en lumière la participation des femmes à cette mobilisation, et leur accès progressif aux fonctions sociales et d’expertises, rejoignant dans ses conclusions certains travaux récents sur l’impact des guerres quant à l’accès des femmes à la vie publique.

7 Les lignes de force de la problématique sont présentées à partir de perspectives transnationales, qui n’hésitent pas à redescendre au niveau national, régional, ou local lorsque la démonstration l’exige. Les terrains d’observation choisis sont soit révélateurs d’une tendance générale, ou des cas particuliers, bien mis en perspective. Pour l’après seconde guerre mondiale, les focus proposés sur les cas français, sino- japonais ou tchèques sont ainsi particulièrement riches et adaptés à l’argumentation développée. Au final, l’équilibre du récit est réel. Enfin, l’aspect humain et biographique n’est pas omis. Elle incarne cette histoire, tant du côté des mineurs que des travailleurs sociaux qui s’en occupent, dépassant ainsi le risque d’une seule histoire politique ou trop théorique.

8 Deux points particuliers méritent notre attention. D’une part, la perspective chronologique adoptée par l’auteure. Le titre de l’ouvrage est en effet réducteur. Car les logiques en œuvre après la seconde guerre mondiale sont replacées dans une généalogie ancienne. Logiquement, l’avant-guerre et le conflit en lui-même sont également deux périodes prises en compte dans la recherche. Tara Zarah s’intéresse particulièrement au sort des populations juives d’Allemagne et d’Autriche durant les années 1930, en explicitant l’organisation et les enjeux des kindertransport envers l’Europe occidentale, l’Angleterre ou les États-Unis.

9 Au-delà de l’analyse des prémisses de la seconde guerre, Tara Zarah envisage également des précédents qui ont participé au développement d’un savoir et d’un savoir-faire quant à la gestion des familles disloquées et des enfants déplacés en périodes de crises. Ces précédents portent déjà en eux les ingrédients des tensions qui se feront jour après la seconde guerre mondiale, et les multiples niveaux d’interventions privées, publiques et transnationales qui y cohabitent. Deux cas sont particulièrement mis en avant. D’abord, le génocide arménien de 1915 où les communautés internationale et arménienne se mobilisent par rapport au sort d’enfants enlevés, perdus ou isolés. Sous- jacente aux motifs humanitaires, se pose notamment une question religieuse. Tant les milieux arméniens, que les milieux catholiques internationaux craignent de voir des enfants séparés de leurs familles, convertis de force à la religion musulmane. Diverses organisations se mettent alors en place pour lutter contre cet état de fait, et retrouver les enfants placés dans des familles turques.

10 Ensuite, la guerre d’Espagne, où initiatives privées et semi-publiques se multiplient pour favoriser l’accueil d’enfants des zones républicaines en Europe. Cet exemple est révélateur des tensions religieuses (certains milieux catholiques français n’acceptent que difficilement ces « enfants de rouge »), politiques et nationales que recouvrent ces

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flux migratoires. Les autorités soviétiques par exemple, instrumentalisent l’accueil de ces enfants à des fins de propagande. Ils bénéficieront à ce titre, même après l’attaque allemande, de conditions matérielles relativement favorables. En Europe de l’Ouest, les réticences viennent à la fois des autorités françaises, face à cet afflux d’étrangers à contrôler, et des autorités républicaines espagnoles, craignant de perdre le contrôle de leurs concitoyens. À ce titre, ces dernières préconisent le regroupement des enfants exilés dans des structures collectives, où l’encadrement – notamment scolaire – serait le fait d’Espagnols, supervisés par le gouvernement de la République. Après la défaite de la République, le cas espagnol est également exemplaire de la volonté du gouvernement de Franco, d’organiser le retour – parfois forcé, par la mise en œuvre de moyens clandestins – de ces enfants.

11 Par cette approche socio-historique, en replaçant l’expérience de la seconde moitié des années 1940 dans une perspective de plus longue durée, Tara Zarah fait œuvre utile de compréhension de l’après-guerre en Europe. Prenant en compte les faits et les débats, le savoir et les pratiques, elle discute les continuités et ruptures de la recomposition des sociétés du second vingtième siècle, posant des passerelles avec le développement et les évolutions d’un droit et de dynamiques humanitaires durant cette période, au regard notamment d’une médiatisation accrue et des mobilisations sociales et civiles qui caractérisent ces dernières décennies. À cet égard, nous restons quelque peu sur notre faim sur les suites de la seconde guerre mondiale, notamment dans les régions où, comme en Grèce, le conflit se prolonge sous forme d’une guerre civile. Comment, au regard de l’expérience acquise simultanément dans le reste de l’Europe, les instances internationales s’investissent-elles dans l’accompagnement des enfants qui restent soumis à des violences ?

12 Ensuite, l’auteure réussit à éclairer avec justesse la diversité de situations des enfants de guerre et les enjeux propres à chacune d’elles. Car les « enfants perdus » sont loin d’être une catégorie unique, nécessitant une réponse monolithique. Au-delà des facteurs de nationalité ou religieux, les enfants isolés, les orphelins, les mineurs déplacés avec leurs familles constituent autant de sous-catégories d’une réalité de masse. Dans les faits, chacune de ces catégories nécessite une réponse adaptée des pouvoirs publics, ainsi qu’un cadre législatif particulier pour respecter le droit des individus. Cette réponse adéquate est difficile à adopter de par la porosité, parfois volontaire, entre les catégories d’enfants, l’ampleur des populations à gérer, l’incertitude qui prévaut alors en termes sociopolitiques, ou les difficultés inhérentes de la sortie de guerre. Dans son propos, Tara Zarah réussit à traiter à la fois la diversité des situations, et les lignes de force d’une réalité structurante de l’Europe entière à la fin du conflit.

13 Le propos est pluriel, large et ambitieux. Il est construit sur la base de sources variées, témoignant de la diversité des approches et des terrains d’observation envisagés. Aux rapports administratifs, aux archives des organisations et institutions internationales, se rajoutent les témoignages d’enfants ou d’experts et de professionnels en charge de la problématique. Dans le choix des sources aussi, la perspective est transnationale. Le plan est adapté à ces multiples niveaux de lecture, puisque charpenté selon des logiques chronologiques d’une part, thématiques de l’autre. Le texte est d’une richesse exemplaire, qui ne laisse que peu de répit au lecteur. Si l’introduction et la conclusion générale sont de haute tenue, identifiant avec clarté les objectifs et les apports de la recherche, sans doute pouvons-nous regretter l’absence de quelques conclusions

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intermédiaires, offrant la possibilité au lecteur de disposer d’un temps de pause, qui peut se révéler utile face à la masse d’informations fournies.

14 La conjonction de ces éléments fait de Reconstruting Europe’s Families une œuvre majeure pour la compréhension des sorties de guerre dans une perspective d’histoire globale d’une part ; pour l’analyse de la jeunesse en danger et de la jeunesse dangereuse de l’autre. L’ouvrage s’insère dans une historiographie qui décloisonne avec succès les perspectives sur l’histoire des mobilisations internationales dans le champ des questions sociales, mêlant sans complexe les domaines (histoire des sciences, histoire sociale, histoire politique, histoire du genre) et les méthodes (micro-histoire, histoire transnationale, approches biographiques) des sciences sociales.

NOTES

1. Nous renvoyons ici à la conclusion générale, intitulée « From Divided Families to a Divided Europe ».

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Riding the new wave

Pascale Quincy-Lefebvre

RÉFÉRENCE

Richard Ivan Jobs, Riding the new wave. Youth and the Rejuvenation of France after the Second World War, Stanford University Press, Stanford, 2007, 384 p. ISBN : 978-0804754521

1 Replacée dans un ensemble de publications francophones, l'étude de Richard Ivan Jobs n’innove pas ou peu mais telle qu’elle est conçue, l’enquête est plaisante et intéressante pour des lecteurs français et étrangers qui, sans avoir besoin d’être spécialistes, découvrent une autre histoire de la France de l’après-guerre. Le livre se compose d’études de cas relativement bien intégrées dans une trame événementielle intelligemment mise en place. Tout en étant problématisé, le récit tente la synthèse dans un champ, celui d'une histoire culturelle des âges de la vie, généralement très découpé.

2 Richard Ivan Jobs enquête sur la place de la jeunesse et sur les cultures de la jeunesse dans les années quarante et cinquante. L'âge est pris comme catégorie d'analyse pour déchiffrer les grands enjeux de la France de l'après-guerre. La thèse est celle de la « rejuvénilisation » volontaire de la société et des cultures comme moyen d'enterrer le passé et solution politique pour prouver la capacité du pays à relever les défis modernes.

3 Question de société, la jeunesse devient prescriptive de modernité. Elle rend bavarde et les représentations qu'elle inspire divisent le corps social. L'auteur utilise un large spectre d'études pour nourrir sa thèse. Tour à tour, il explore les mythes autour des personnalités controversées de Brigitte Bardot ou de Françoise Sagan ; il étudie les peurs sociales inspirées par le comportement supposé déviant de certains J3 (adolescents pendant l’Occupation) ; il étudie le volontarisme politique dans le champ de la protection de la jeunesse et dans la promotion d'une culture encadrée et émancipatrice de la jeunesse. Richard Ivan Jobs s'arrête sur la censure des publications pour la jeunesse. Il note dans ce domaine une radicalité qu'il explique par l'impérieuse

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nécessité de redresser le pays après des années où le comportement des aînés peut, rétrospectivement, apparaître comme condamnable. Comment produire des représentations sur le renouveau français ? La jeunesse se fait langage sur la scène nationale et internationale.

4 Le thème de l’avant-garde et les questions soulevées par des comportements d’une certaine jeunesse semblent se confondre. Objet de scandale ou de fracture, une jeunesse est puissamment investie pour redonner à la France une place dans le mouvement politique, social et culturel à l'échelle d'un pays ou, plus encore, d'un Occident en quête de valeurs. Le dualisme est constant entre le bien et le mal. Étranger, l'auteur découvre et analyse une dialectique entre séduction et répulsion autour des valeurs qu'une société associe à des comportements identifiés comme jeunes même s'ils ne résument pas la jeunesse. Dans cet ensemble, on peut regretter la singularité des situations étudiées. L’auteur guette les ruptures dans les discours et représentations mais peine à donner une dimension sociale à ce qu’il dévoile.

5 Pour construire son étude, Richard Ivan Jobs a mené l'enquête sur plusieurs terrains. Il puise largement ses matériaux dans les médias du temps. L'historien exploite les discours experts et est allé chercher sa documentation dans quelques dossiers d'archives. L'auteur s'appuie aussi sur une bibliographie spécialisée ou plus générale. Auprès d’un public averti, la lecture peut créer un sentiment de malaise. Des références sont présentes mais on entrevoit des emprunts plus nombreux que ceux annoncés. La thèse est très proche de celle d'Antoine de Baecque dans son étude, plus ciblée mais néanmoins bien identifiée, publiée en 1998 et intitulée La Nouvelle Vague. Portait d'une jeunesse. Richard Ivan Jobs cite un article de l'auteur mais pas son ouvrage. D'autres apports de l'historiographie française sont minorés alors que l'auteur revendique, sur cette période, un travail original. L’ouvrage a été publié avant la diffusion des travaux de Ludivine Bantigny, qui, depuis, a imposé la qualité de ses productions. Le lecteur peut aussi regretter la dimension très hexagonale du livre. L’historien américain décrit un modèle largement défini comme français car associé à un tournant de l'histoire nationale. Le comparatisme est quasi absent du livre. Pourquoi ? Le choix de l'auteur affaiblit sa thèse. Il était pourtant bien placé pour démontrer ou relativiser la singularité des représentations franco-françaises.

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Actualité bibliographique

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L'actualité bibliographique

A - INSTRUMENTS DE TRAVAIL ET DE RECHERCHE, TRAVAUX STATISTIQUES

DIRECTION DES ARCHIVES DE PARIS, Guides des sources judiciaires. Les juridictions ordinaires et d’exception du département de la Seine puis du département de Paris et des département du ressort de la cour d’appel de Paris, Fonds 1790-2010 – Documents XIVe-XXe siècles, Paris, 2010, 672 p.

B - TRAVAUX CENTRÉS SUR LES ASPECTS THÉORIQUES ET GÉNÉRAUX DE LA RÉÉDUCATION, DU TRAVAIL SOCIAL ET DE LA JUSTICE DES MINEURS

BADJI (Mamadou), « Le statut juridique des enfants métis nés en Afrique Occidentale Française de parents inconnus : Entre idéalisme républicain et turpitudes coloniales », Droit et cultures, n° 61, 2011/1.

C - TRAVAUX CENTRÉS SUR LES "JEUNES" ET LES PRATIQUES DÉVIANTES

AMBROISE-RENDU (Anne-Claude), « Croiser les sources, confronter les discours pour faire l’histoire du crime sexuel sur enfant, XIXe-XXe siècle. La fabrique du pédophile », dans RAUCH André, TSIKOUNAS Myriam, L’historien, le juge et l’assassin, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 29-41.

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D - TRAVAUX CENTRÉS SUR LES PRATIQUES "ÉDUCATIVES" ET JUDICIAIRES

BECQUEMIN (Michèle), « Entre individualisation et « familialisation » de la protection de l'enfance : quelles créations/innovations institutionnelles ? », Socio-logos. Revue de l'association française de sociologie [En ligne], 7 | 2012, mis en ligne le 29 mars 2012, URL : [http://socio-logos.revues.org/2639].

E - BIOGRAPHIES, SOUVENIRS, MÉMOIRES ET AUTOBIOGRAPHIES (PROFESSIONNELS ET "JEUNES")

LAPERT (Édith), Adolescents dans la cité. Je voudrais qu’on m’aide, Préface de Madeleine Natanson, Paris, l’Harmattan, 2010, 226 p.

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