LE PARTI QUÉBÉCOIS : AU-DELÀ DU CONFLIT DES AMBITIONS

Jean-Herman Guay

Le Parti québécois est une formation qui nous a habitués aux disputes internes, mais cette fois, note Jean-Herman Guay, les tensions sont plus profondes. Cette situation s’explique par quatre facteurs conjoncturels : un leadership installé à la va-vite en 2001, une défaite électorale cuisante en 2003, la redéfinition de l’aile radicale et l’espoir sensé d’une victoire électorale au prochain scrutin. Mais surtout, écrit-il, elle traduit la difficulté pour ce parti de jongler avec les deux faces de la souveraineté. Celle-ci n’est pas seulement un projet à réaliser, mais également un outil et un symbole. Avant même d’être réalisée, la souveraineté a ainsi généré des changements palpables et continue d’en générer, ce qui peut expliquer les apparents paradoxes d’une opinion publique qui appuie le projet de souveraineté mais ne souhaite pas la tenue d’un nouveau référendum. Pour le PQ, ce qui est en cause présentement, c’est la possibilité de faire cohabiter ces deux visages. Et devant ce défi, tous les protagonistes font face aux mêmes six dilemmes pour lesquels il n’y a pas de solution facile. L’issue du prochain congrès et plus largement l’avenir du Parti québécois reposent sur la façon dont on les résoudra.

The Parti Québécois has a history of internal disputes, but this time, notes Jean- Herman Guay, tensions are running deeper. There are four reasons for this: a quickly installed leadership in 2001, a stinging electoral defeat in 2003, the redefinition of the party’s radical wing, and a reasonable hope of winning the next election. But, above all, says Guay, the current discord reflects the party’s difficulty in juggling the two faces of sovereignty. Not only is sovereignty a goal to be achieved, it is also a tool and a symbol. So even before being achieved, sovereignty has generated tangible changes, and it continues to do so, which may explain the apparent paradox in public opinion, where people support the goal of sovereignty but are against holding another referendum. The PQ must now try to reconcile the two faces of sovereignty, and in dealing with this challenge all the protagonists face several dilemmas, for which there are no easy solutions. The outcome of the next convention, and the very future of the Parti Québécois, hinges on how these dilemmas are resolved.

« Qui donc démêlera la mort de l’avenir » devenues des affrontements et les discussions ont l’allure Gaston Miron de conflits ouverts. Jean-Pierre Charbonneau, député de Borduas et ancien président de l’Assemblée nationale, uel automne maussade pour le Parti québécois ! La n’hésitait pas à parler de la résurgence d’un « cancer qui crise qui secoue cette formation fait les dure depuis des années ». Q manchettes chaque semaine, quasi tous les jours Au-delà du spectacle navrant qui est offert à la popula- depuis bientôt quatre mois. Au fil des années, cette forma- tion québécoise et canadienne, ce nouvel épisode est révéla- tion a habitué les observateurs comme le grand public à des teur de problématiques qui débordent largement de disputes et à des tensions. Les congrès et les conseils l’agenda des ambitions personnelles ou de celui des inévita- nationaux sont depuis toujours des espaces d’échanges où bles aléas de la vie politique. Il convient d’examiner les cau- des protagonistes se querellent sur la souveraineté, le parte- ses conjoncturelles, puis celles qui relèvent de la structure nariat et mille et un détails du programme. Ce qui étonne elle-même pour ensuite mieux comprendre les dilemmes cette fois, c’est l’ampleur des désaccords. Les tensions sont que doivent résoudre les joueurs politiques.

18 OPTIONS POLITIQUES DÉCEMBRE 2004 – JANVIER 2005 Le Parti québécois : au-delà du conflit des ambitions

’ampleur de la défaite d’avril 2003 coise. Bien plus, la plausible victoire du pagne » depuis plus d’un an, il propose L (33 p. 100 du vote) ne pouvait pas Parti québécois aux prochaines élec- de donner un « coup de barre » et laisser indemne le leadership du Parti tions, rappelée lors de la publication des d’obliger le parti à faire un « mea québécois. devait tôt ou sondages, a inévitablement stimulé les culpa ». Dans un document présenté tard répondre de ses actes et de son ambitions personnelles de ceux et celles en octobre 2004, il pose ce leadership après que son parti eut réa- qui estiment pouvoir faire mieux que diagnostic : « Notre capital de sympa- lisé son pire score depuis 30 ans. Trois Bernard Landry à la tête des troupes thie dans la population n’est pas événements ont cependant retardé l’ou- souverainistes. épuisé, mais il apparaît désormais insuffisant. » Son plan est L’échiquier ne serait pas complet si nous négligions l’émergence tout orienté vers l’éduca- d’une nouvelle pièce : les radicaux. Habituellement sans nom, tion… et l’exigence « de mobiliser les Québécoises et du moins pour l’opinion publique, ceux-ci s’articulent à présent les Québécois autour d’un autour d’un homme, Robert Laplante. Dans un long texte paru projet de pays emballant et en janvier 2004, il fait état d’une manière systématique d’une concret ». position qui n’avait jamais été aussi clairement formulée ; il Enfin, on retrouve Bernard Landry qui subira propose que, dès l’élection du Parti québécois, celui-ci en juin 2005 un vote de enclenche des « gestes de rupture » qui placeraient la confiance lors du congrès. dynamique canadienne dans une situation de crise. Les récents événements ne le placent pas au-dessus de verture des hostilités. Premièrement, Pour compléter le tableau, il faut la mêlée. Bien au contraire, il devra Bernard Landry a tiré profit de la diffu- ajouter un épisode antérieur. Bernard défendre son poste bec et ongles. sion d’un film de Jean-Claude Landry avait, en 2001, à la suite du Il y a cependant plus. Il faut ajouter Labrecque, À hauteur d’homme, qui départ de , fait avorter, l’ombre de Gilles Duceppe et celle de montrait un chef souverainiste injuste- au nom du « bien du parti », toute , lesquels ne cessent d’in- ment traqué, « victime » des attaques course réelle ; les prétendants se sont tervenir ou de s’interposer, le premier, systématiques d’une presse « hostile ». alors retirés ; il s’est donc retrouvé à la subrepticement et poliment, le second, Visionné par presque un million de tête du parti sans traverser le processus sans ménagement. Il faut aussi convenir téléspectateurs, ce film a été un baume de légitimation que constitue une du poids variable de ceux qui ont tiré leur pour le chef écorché. Deuxièmement, le course au leadership. Aujourd’hui, cer- révérence tout en maintenant une Parti québécois a repris rapidement la tains lui reprochent cet épisode. présence dans l’espace public : c’est le cas première place dans les sondages, Au seuil de l’année 2005, de Joseph Facal et de Josée Legault. Enfin, déclassant les libéraux de . l’échiquier souverainiste est donc il importe de considérer la position origi- Ce renversement, moins de six mois occupé en son centre par trois joueurs nale de Françoise David qui vient de après l’élection, s’explique par une série « convoitant » le même poste : Pauline fonder Option-citoyenne, une formation de propositions gouvernementales qui Marois, plus modérée, reprend l’essen- politique de gauche qui pourrait nuire ont heurté en peu de temps les centrales tiel de la stratégie étapiste sous la forme marginalement, mais peut-être significa- syndicales et les mouvements commu- d’un « plan de match » proposé en tivement, au Parti québécois lors des nautaires de même qu’une culture poli- 2003. Elle tire profit de ses expériences prochaines élections. tique bâtie sur le principe du consensus. ministérielles (santé, éducation, L’échiquier ne serait pas complet si Troisièmement, le mouvement sou- finances), mais porte aussi l’odieux nous négligions l’émergence d’une nou- verainiste a indéniablement tiré profit d’un certain nombre de maladresses velle pièce : les radicaux. Habituelle- du scandale des commandites et de la qui l’ont affaiblie. Le cynisme qu’elle a ment sans nom, du moins pour victoire régionale du Bloc québécois affiché au soir de l’élection des libéraux l’opinion publique, ceux-ci s’articulent à aux élections fédérales de juin 2004. dans le film de Labrecque (« Nous présent autour d’un homme, Robert Ces trois événements ont sur le coup serons assez nombreux pour foutre la Laplante, directeur de la revue L’Action fait écran au conflit latent et retardé son merde... ») la poursuivra longtemps. nationale. Dans un long texte paru en éclosion. Bernard Landry a pu en profiter De l’autre côté, François Legault, janvier 2004, « Revoir le cadre pour ensuite — et paradoxalement — en député de Rousseau, a un parcours qui stratégique », il fait état d’une manière pâtir : ainsi, rapidement, on a comparé le cadre peu avec la culture du Parti systématique d’une position qui n’avait leadership de Landry à celui d’un québécois. Associé au secteur privé (Air jamais été aussi clairement formulée ; il Duceppe « gagnant » et les projecteurs, Transat), il a été promu au Cabinet par propose que, dès l’élection du Parti braqués jusque-là sur les enjeux cana- Lucien Bouchard en septembre 1998 québécois, celui-ci enclenche des diens, se sont tournés vers la scène québé- sans d’abord avoir été élu. En « cam- « gestes de rupture » qui placeraient la

POLICY OPTIONS 19 DECEMBER 2004 – JANUARY 2005 Jean-Herman Guay

CP Photo Devenu chef du parti par acclamation en mars 2001, après avoir « fait avorter, au nom du “bien du parti”, toute course réelle », Bernard Landry ne pourra cette fois faire l’économie d'une course au leadership. « Il devra défendre son poste bec et ongle. »

dynamique canadienne dans une situa- centrale de l’échiquier. Ce pion rebelle visibles qu’à la lumière de deux dis- tion de crise. Mais, surtout, les Québé- avec lequel les leaders du Parti québé- tinctions, théoriques, certes, mais cois seraient appelés à se prononcer par cois ont toujours eu à composer est néanmoins fécondes. voie référendaire non pas sur la sou- devenu une pièce autonome. D’abord, le niveau d’appui à la sou- veraineté, mais sur une constitution En somme, lors du congrès de juin veraineté et la place de cette thématique québécoise. L’ambition est simple : 2005, plusieurs poignards viseront le dans l’agenda des préoccupations profiter du système électoral qui avan- même homme : Bernard Landry. Et le doivent être nettement distingués. tage le Parti québécois pour enclencher scénario tire sa puissance de quatre Depuis plusieurs années, il ne fait pas de un processus d’affrontement sans pour intrigues qui s’enchevêtrent : un lea- doute que la souveraineté n’est pas une autant avoir obtenu l’appui de plus de dership installé à la va-vite en 2001, préoccupation centrale de l’électorat 50 p.100 des Québécois. une défaite électorale cuisante en québécois. Les priorités sont ailleurs : Inutile de dire que le jugement de 2003, la redéfinition de l’aile radicale santé, éducation, environnement. Les Laplante est sans merci quant à et l’espoir sensé d’une victoire élec- souverainistes ont beau répéter que la l’étapisme qui est au cœur du pro- torale dans deux ou trois ans. résolution de ces problèmes passe par la gramme du Parti québécois depuis souveraineté, l’électorat demeure scep- trente ans. Quand Jacques Parizeau a u-delà de ces protagonistes et des tique et tarde à faire le lien entre les repris à son compte plusieurs éléments A causes qui renvoient à un horizon deux univers. Pour un grand nombre de de la proposition de Laplante dans un limité, s’ajoutent en fait des tendances jeunes réunis en colloque à la fin de l’été long texte que les médias ont publié et lourdes, des lames de fond qui tra- 2004 par l’Université du Nouveau commenté, cette position a migré des versent les zones obscures de la mou- Monde, l’ordre des priorités ne coïncide cercles étroits pour devenir une pièce vance nationaliste, lames qui ne sont pas avec l’agenda du Parti québécois. Ce

20 OPTIONS POLITIQUES DÉCEMBRE 2004 – JANVIER 2005 Le Parti québécois : au-delà du conflit des ambitions témoignage recueilli par La Presse en dit attributs opposés : elle existe comme cela aurait montré que le sort des long : « Les causes qui nous intéressent une virtualité, comme une possibilité. Québécois au sein de la fédération sont internationales et environnemen- Elle n’est pas réelle, mais elle agit néan- canadienne n’en n’était pas nécessaire- tales. Ici, il n’y a pas grand monde qui se moins. La réalisation de la première se ment un de perdant. dit nationaliste québécois. La scission situe dans le champ du réel ; elle est à En d’autres termes, avant même est trop grande actuellement entre le venir. Son statut est binaire : « to be or d’être une réalité juridique, la sou- discours social-démocrate et celui de not to be ». La seconde se situe dans le veraineté a généré des changements ceux qui prônent la souveraineté. » champ symbolique, celui du discours, palpables et continue d’en générer. Ces changements ne se situent La souveraineté a deux visages, deux faces : il y a, d’une part, pas au niveau constitution- nel mais dans la réalité de la souveraineté-réelle, celle qui n’est pas, celle qui implique tous les jours : emplois, une constitution, des institutions et une reconnaissance revenus, entreprenariat, etc. internationale. Cette souveraineté, c’est le « pays » concret. Reconfiguré selon ces L’autre, c’est la souveraineté-menace et elle possède les paramètres, l’appui à la souveraineté n’est pas attributs opposés : elle existe comme une virtualité, comme « mou » ou aléatoire ; il est une possibilité. Elle n’est pas réelle, mais elle agit néanmoins. un jumelage de ces deux composantes. Pour cer- Dans leur rapport de tournée auprès des et elle peut cohabiter avec d’autres pro- tains, la valeur de la composante jeunes, trois députés péquistes, nommés jets et de multiples allégeances. « menace » l’emporte sur la réalisation « Les Trois Mousquetaires », faisaient le Fort de cette double distinction, il effective du projet ; pour d’autres, c’est même constat : « […] on voit mal en est plus aisé de démêler les allégeances. l’inverse. À partir de là, on comprend quoi la souveraineté peut être une Tous les souverainistes sont nationa- mieux certaines attitudes de l’opinion réponse aux problèmes sociaux qui se listes, mais tous les nationalistes ne publique qui pourraient à première vivent au jour le jour. » sont pas souverainistes, bien que, à des vue être considérées illogiques : Dans ce contexte, il n’est pas éton- moments donnés, une frange des Voilà pourquoi la souveraineté peut nant qu’une large majorité de nationalistes « fédéralistes » appuie aisément obtenir des scores nette- Québécois ne souhaite pas de référen- ponctuellement la souveraineté pour ment plus élevés que le parti qui en dum. Sur la base de ces faits, il ne faut faire avancer la cause du Québec à l’in- est le véhicule de réalisation ; cependant pas déduire que les térieur de la fédération canadienne. Voilà pourquoi la souveraineté électeurs ont massivement rejeté la D’une certaine manière, quand la affiche des scores plus élevés quand le souveraineté. Sous une forme ou sous souveraineté a été endossée par la tête Parti québécois n’est pas au pouvoir ; une autre, elle continue d’osciller entre d’affiche politique qu’était René Voilà pourquoi la souveraineté a 40 p. 100 et 50 p. 100 dans les dif- Lévesque en 1967, quand elle a obtenu culminé au moment de l’échec de férents sondages, se situant le plus sou- quelque 20 p. 100 des appuis en 1970 l’accord du lac Meech (à ce vent autour de 47 p. 100. La et 30 p. 100 en 1973, elle a acquis une moment-là, quasi tous les nationa- souveraineté continue donc d’être efficacité. Bien que cela puisse paraître listes devenaient momentané- appuyée par une quasi-majorité sans étrange, la souveraineté-menace était ment souverainistes) ; que celle-ci ne suscite ni passion ni alors déjà construite ! Les élites poli- Voilà pourquoi le Bloc québécois enthousiasme. Elle n’a plus la ferveur tiques et économiques n’ont pas pu —comme incarnation de la « me- d’autrefois ; elle n’est plus au cœur des dès lors ignorer cette pression. Pour les nace » sur la scène fédérale — a pu discussions. La voix souverainiste est Québécois francophones, l’effet de chaque fois obtenir de meilleurs comme en sourdine, dans une cette virtualité a conduit à des com- scores que le Parti québécois ; mémoire latente. portements d’affirmation et d’appro- Voilà pourquoi les débats sur les Cette situation s’explique large- priation ; elle a été un vecteur de institutions d’un Québec souverain ment par une deuxième distinction. La « fierté », elle a été un levier de puis- laissent les gens indifférents ; souveraineté a deux visages, deux sance qui a agi dans des sphères aussi Voilà pourquoi, enfin, peut aisé- faces : il y a, d’une part, la sou- variées que celles des affaires, de la cul- ment cohabiter un fort appui à la veraineté-réelle, celle qui n’est pas, ture ou des relations internationales. souveraineté et un piètre intérêt à celle qui implique une constitution, Peu de gens ont pris note de cette l’endroit de sa réalisation, voire des institutions et une reconnaissance « puissance symbolique » : ni les une lassitude systématique. internationale. Cette souveraineté, fédéralistes parce qu’ils auraient avoué La souveraineté s’inscrit dans une c’est le « pays » concret. L’autre, c’est la ne réagir que sous le coup de la me- conscience citoyenne comme une pos- souveraineté-menace et elle possède les nace, ni les souverainistes parce que sibilité, une option qui ne se trouve pas

POLICY OPTIONS 21 DECEMBER 2004 – JANUARY 2005 Jean-Herman Guay

nécessairement au premier plan des d’octobre 2004, évacue la sou- ceux qui l’accusaient de vouloir une débats et des discussions, une « police veraineté-menace. Elle obligerait ceux élection référendaire, alors qu’il signait d’assurance », selon l’expression de et celles qui n’y voient qu’une arme à un texte sous-titré « C’est l’élection qui René Lévesque, qu’on utilisera seule- choisir. Appuyée par François Legault donnerait au Parti québécois le mandat ment si nécessaire mais qui a une vertu et bon nombre de radicaux, cette ten- de réaliser la souveraineté » ? L’analyse singulière — quasi magique — celle de dance veut définir le pays du Québec, de la disposition des forces nous amène limiter les désastres eux-mêmes ! tracer des plans précis. Elle récuse le plutôt à croire que ces faux pas ne s’ins- À travers cette lecture, on comprend caractère virtuel du projet, ne voyant crivent pas comme de simples erreurs mieux pourquoi l’appui à la souveraineté pas qu’une large part de sa puissance de jugement, mais comme autant de gagne plusieurs points lorsque le gou- découle d’une certaine mystique. preuves que la partie est terriblement vernement fédéral « men- ace » le Québec. Dans l’affrontement, plusieurs Pour les Québécois francophones, l’effet de cette virtualité a utilisent la souveraineté- conduit à des comportements d’affirmation et d’appropriation ; menace et, lorsque le com- elle a été un vecteur de « fierté », elle a été un levier de bat des titans s’essouffle, puissance qui a agi dans des sphères aussi variées que celles des l’appui dégringole. Un dernier effet doit affaires, de la culture ou des relations internationales. Peu de être aussi considéré. Pour gens ont pris note de cette « puissance symbolique » : ni les que la menace fonctionne, fédéralistes parce qu’ils auraient avoué ne réagir que sous le il faut que la souveraineté coup de la menace, ni les souverainistes parce que cela aurait réelle soit plausible. La menace n’a de force que montré que le sort des Québécois au sein de la fédération celle de sa potentielle réal- canadienne n’en n’était pas nécessairement un de perdant. isation. À l’inverse, la présence de cette menace depuis trente Habités par le « pays », ces gens sont serrée et que tous les joueurs sont placés ans a paradoxalement miné les motifs de convaincus qu’une rhétorique plus devant les mêmes dilemmes pour la réalisation. « Les raisins de la colère ne claire, dégagée de l’éternelle menace, lesquels il n’y a pas de réponse facile. sont plus là », ai-je écrit ailleurs. Quand aurait un effet de ralliement massif. Pas étonnant dans ce contexte qu’ils se le statut socio-économique des fran- Dans l’autre camp, on estime tirent parfois dans le pied ! cophones était nettement inférieur à qu’une défaite référendaire aurait des On pourrait dresser de multiples celui des anglophones, le gain semblait conséquences désastreuses. Traduite listes, et diverger sur les formulations. évident aux yeux des militants. Quand dans les termes de notre lecture, Il n’en reste pas moins que six grands les deux statuts se rejoignent, plusieurs l’épreuve du réel, si elle aboutit à un dilemmes semblent explicitement ou ont peine à imaginer des « gains » sup- échec, risque cette fois d’annihiler la implicitement s’imposer aux dif- plémentaires. Yvon Deschamps, l’hu- puissance de la menace. Joseph Facal, férents acteurs. moriste québécois par excellence, a ainsi ancien président du Conseil du Trésor, Premier dilemme : le nationalisme dit récemment : « We have achieved it écrivait dans une lettre récente : « Quand nostalgique. D’une manière systéma- [sovereignty] in our minds. We have it in on se radicalise, on se marginalise, et on tique, la bataille des plaines d’Abraham, our hearts. We are Québécois and we troque la possibilité de réellement par- la pendaison des Patriotes ou la volonté have already come a long way. But for venir à ses fins contre la certitude con- assimilatrice de Lord Durham ont été me, the legal status of a country called fortable, mais ultimement stérile, d’avoir utilisées comme ressort d’une identité is no longer necessary. We are raison envers et contre tous. » particulière : celle de la victime. Or, il ne Québécois...and nobody can take that L’examen du comportement récent fait point de doute que ces évocations away from us. » (The Globe and Mail, 6 des différents joueurs peut nous amener n’ont plus la même résonance, notam- mai 2004 ; seul ce quotidien a repris la à croire que ceux-ci ont perdu le sens du ment chez les jeunes, précisément parce citation dans ses pages.) jeu, qu’ils sont devenus erratiques. N’a- que la souveraineté-menace a entraîné t-on pas vu réclamer des progrès considérables ; ceux-ci n’ont ette dialectique de la souveraineté une course au leadership et ne récolter jamais vécu les humiliations des plus C nous permet de mieux compren- qu’une poignée d’appuis lors du conseil vieux. Une question se pose : par quoi dre la position des pièces sur national d’août 2004 ? N’a-t-on pas vu donc remplacer cet argumentaire ? Les l’échiquier du Parti québécois. Bernard Landry se contredire deux fois litiges fiscaux ou les empiétements Un échéancier précis, fixé sur le en quelques jours lors du conseil fédéraux ? Rien de tout cela ne fait court terme, tel que proposé lors du national d’octobre 2004 ? N’a-t-on pas vibrer les cœurs. C’est aussi oublier que conseil national du Parti québécois vu un Jacques Parizeau maudire tous le Canada est déjà l’une des fédérations

22 OPTIONS POLITIQUES DÉCEMBRE 2004 – JANVIER 2005 Le Parti québécois : au-delà du conflit des ambitions les plus décentralisées du monde et que une dynamique plus fondamentale. Les cois s’estime capable d’« éduquer » la le Québec possède déjà les compétences citoyens du Québec, tout comme ceux population d’une manière très léniniste de proximité qui sont d’ailleurs au cœur du reste du monde occidental, sont et platonicienne — ce qui est fort difficile de l’ordre du jour : santé, éducation, devenus cyniques à l’endroit des politi- —, ou bien il accompagne l’opinion environnement. Pour éviter de passer ciens et des institutions politiques. publique dans ses hésitations, souffrant pour de vieux ringards, les souverainistes Comment donc provoquer la passion alors de ses imprécisions et de ses oscilla- pourraient certes mettre de côté les rap- pour un projet politique ? Comment tions, un pari difficile à relever lorsqu’il pels historiques, mais ils se priveraient susciter l’enthousiasme pour un espace faut voter des propositions et appuyer un alors d’un des moteurs puissants de systématiquement dénigré ? La propo- programme. l’identité nationale, celle des origines. sition de transférer toutes les compé- Reste le sixième et dernier dilemme, Le deuxième dilemme est, selon tences assumées par Ottawa vers les le plus paradoxal. Si la souveraineté l’expression de , celui du élus de l’Assemblée nationale est peu comme menace a indéniablement eu un « maître chanteur ». Lorsque la situation susceptible de rallier les foules à une effet de défense et de promotion du fait des Québécois francophones était nette- époque où le cynisme colore toutes les français, inversement un recul de cette ment inférieure à celle des Anglo- perceptions. À ce jeu, c’est le statu quo menace pourrait bien signifier son Québécois, la menace était une arme de qui gagne. Combattre le cynisme est un affaiblissement et induire une érosion « rattrapage » ; celui-ci étant réalisé, du défi titanesque ; prétendre qu’un gou- des acquis. Ces propositions sont des moins pour l’essentiel, l’arme, si elle vernement national du Québec serait corollaires. À la limite, même si la sou- continue d’être systématiquement uti- plus honnête provoque des ricane- veraineté-réalité devait demeurée lisée, peut donner des a Québécois une ments ; quant à transférer la sou- virtuelle, la souveraineté-menace devrait image d’éternels « chialeux » aux yeux veraineté entre les mains de la société continuer d’être présente. Cette menace des Canadiens, mais surtout à leurs pro- civile, c’est l’attacher à des groupes spé- n’a de force qu’en autant que le projet pres yeux. Pour éviter cette étiquette, le cifiques qui pourraient l’instrumen- lui-même est reconnu comme crédible Parti québécois et le Bloc québécois peu- taliser pour leurs propres intérêts. et que l’hypothèse d’une séparation vent décider de faire un usage modéré Le cinquième dilemme touche le demeure plausible. Comment maintenir de la menace. Le défaut de ce choix est parti comme organisation. Dans toutes les deux faces de la souveraineté sans qu’il fragilise du même coup leur raison les démocraties, les projets politiques tomber dans un machiavélisme que d’être. Trop ou trop peu, là aussi la sont habituellement véhiculés par les l’« adversaire » démasquerait sans marge d’action est étroite. partis politiques. Ce mode de diffusion tarder. Voilà un dilemme de plus… Le troisième dilemme est celui du présente certes des atouts ; il compte Le Parti québécois n’a en fait jamais contenu. Certains souhaitent associer la cependant des effets pervers, particulière- cessé de jouer les deux faces de la sou- souveraineté à un projet de société spé- ment lorsque les partis sont emportés veraineté. Brandissant l’une ou l’autre cifique. Ici, l’écueil est celui de la divi- dans des dynamiques internes qui les selon les agendas ou les publics. Ce qui sion. Si l’appui à la souveraineté exige éloignent de l’électeur moyen. Comment est en cause à présent, c’est la possibilité l’appui à un projet de société défini (à donc le Parti québécois peut-il maintenir de cette cohabitation des deux visages au sein de la même rhé- D’une manière systématique, la bataille des plaines d’Abraham, torique partisane. Celle-ci est-elle encore possible ? la pendaison des Patriotes ou la volonté assimilatrice de Lord Est-elle rendue à son terme ? Durham ont été utilisées comme ressort d’une identité Il n’est pas impossible de particulière : celle de la victime. Or, il ne fait point de doute croire que cette double idée que ces évocations n’ont plus la même résonance, notamment soit le reflet d’une époque et d’une génération qui aurait chez les jeunes, précisément parce que la souveraineté-menace atteint une large part de ces a entraîné des progrès considérables. objectifs sans pour autant réaliser l’ultime finalité. gauche par exemple), l’électorat risque la souveraineté au cœur de ses ambitions de se segmenter, les appuis devenant sans pour autant être en déphasage radi- l est difficile de prévoir l’issue du con- conditionnels à une double proposition. cal à l’endroit de l’opinion publique, I grès de juin 2005. Si les radicaux ga- Par ailleurs, si la souveraineté n’est pas laquelle ne ressent aucune urgence à gnent, convaincus qu’il faut un agenda liée à un projet, le projet demeure réaliser la souveraineté ? En somme, précis et serré, convaincus aussi qu’un abstrait et surtout détaché des autres l’opinion publique jouit d’une flexibilité gouvernement péquiste ne devrait pas thématiques qui préoccupent l’électorat. que les partis n’ont pas puisqu’ils doivent hésiter à utiliser les fonds publics pour Là aussi il n’y a pas de solution facile. définir des programmes et s’engager sur défendre la souveraineté, le parti a de Le quatrième dilemme renvoie à le moyen terme : ou bien le Parti québé- fortes chances de heurter bon nombre

POLICY OPTIONS 23 DECEMBER 2004 – JANUARY 2005 Jean-Herman Guay

d’électeurs et de braquer contre eux À plus long terme, compte tenu de laquelle ferait le bonheur de l’Action ceux qui voient la souveraineté simple- la complexité des enjeux, toute projec- démocratique de qui ment comme une menace. tion ne permet d’entrevoir que les occupe aussi le champ nationaliste. Cette Si les modérés l’emportent, le Parti opposés du spectre des possibles. formation renouvellerait les craintes d’as- québécois court le risque de voir D’une manière très optimiste pour similation dans un discours de droite, plusieurs militants déçus retourner dans le Parti québécois, on peut imaginer que une combinaison très fréquente dans les l’espace privé ; il risque aussi de voir les de ce jeu complexe des intérêts et des démocraties occidentales. plus radicaux s’engager dans la construc- symboles, qui court sur le passé, le Mais au-delà des scénarios trop tion d’une formation distincte et même présent et l’avenir, qui engage le parti et tranchés pour s’actualiser, il faut espé- belliqueuse. Il suffirait d’une saignée de 5 l’électorat, émerge un joueur, une ten- rer que la classe politique, en cher- p.100 d’indépendantistes, doublée d’une dance, un discours, qui tirera profit de chant à résoudre les dilemmes qui se défection de 2 ou 3 p. 100 qui suivraient cette épreuve exceptionnelle pour le posent à elle, et derrière lesquels se la proposition de Françoise David et Parti québécois. Fort de cette résolution, profilent des enjeux cruciaux, ne laisse d’une ADQ restaurée, pour que les créatrice et originale, née de la néces- pas le corps de ce projet dans une con- libéraux de Jean Charest remportent un sité, le parti de René Lévesque pourrait dition si misérable que le peuple aura grand nombre de circonscriptions. amener le nationalisme québécois dans honte de se l’approprier à nouveau Qui appuiera Bernard Landry en une nouvelle phase de son évolution et advenant le cas où la question de sa juin 2005 ? Les radicaux et partisans de ce, à partir du même véhicule survie serait explicitement posée. François Legault… difficilement. Le clan idéologique. Le parti pourrait sortir de de Marois ne sera pas tellement plus cette épreuve plus grand et plus fort. Jean-Herman Guay est professeur titu- enclin à appuyer l’actuel chef du Parti À l’inverse, la multiplication d’er- laire au département de sciences poli- québécois. Cette formation pourrait reurs et de disputes pourrait mener le tiques à l’Université de et donc perdre celui qui fait le trait d’union Parti québécois dans une situation de directeur du Bilan du siècle. entre les modérés et les radicaux. haute vulnérabilité, voire d’éclatement, www.bilan.usherbrooke.ca

Les idées d’une génération : Les jeunes sont souverainistes. Certains se questionnent La tournée des Mousquetaires cependant sur l’opportunité de l’option aujourd’hui, en 2004. Ce ne sont pas des discours ayant pour titre « On est Une des raisons du manque d’intérêt des jeunes est cer- capables » qui influenceront cette génération consciente de tainement le manque d’intérêt des politiciennes et des ses moyens et de ses capacités. Le Québec de ces jeunes politiciens quant aux enjeux qui touchent les jeunes. Le n’est pas le Québec de la soumission ni même celui du rat- progrès social est de moins en moins la lutte syndicale trapage. Le Québec d’aujourd’hui en est un de réussites, pour les plus jeunes. La réalité des travailleuses et des tra- d’exploits et d’ambitions. Ainsi, rappeler à cette génération vailleurs au salaire minimum, les difficultés des travailleuses que les mots comme « petit peuple », « nègres blancs et des travailleurs autonomes et aussi l’exploitation des d’Amérique » et « porteurs d’eau » étaient jadis utilisés pour gens des autres pays au nom de notre qualité de vie se nous décrire relève des livres d’histoire et du passé. Le trouvent à la base de la construction de ce nouveau dis- présent est tout autre pour ces jeunes. Appuyer l’option de cours progressiste. Le développement durable est une souveraineté sur le ressentiment ne pourrait faire un long vision intégrée du respect de l’environnement, des bout de chemin. Aussi, la souveraineté ne doit pas être con- ressources naturelles, des humains et des sociétés. Être sidérée comme une réplique aux événements malheureux progressiste en 2004, c’est tout cela. du passé du Québec. La culture est de moins en moins la lutte pour le fait Si l’option de souveraineté a réellement pris son envol français au Québec pour les jeunes. La mondialisation, au cours des années 70, elle ne peut aujourd’hui s’y li- l’américanisation et la standardisation de nos modes de vie miter. Si la souveraineté ne constitue aujourd’hui qu’une inquiètent cette jeune génération. La diversité culturelle est solution pour régler une fois pour toutes le dossier de la une vision qui n’oppose pas les anglophones aux franco- langue et pour se donner un projet de société où les tra- phones, elle ne fait que reconnaître le droit des deux cul- vailleuses et les travailleurs seront mieux protégés, elle tures de se développer et de se donner des outils collectifs demeure incomplète. Pire, elle est dépassée, désuète et pour son développement, son épanouissement et son ray- vétuste. Quels sont les enjeux actuels auxquels la sou- onnement. Penser la culture en 2004, c’est tout cela. veraineté peut être une solution ? Quels sont les défis Nous avons donc devant nous une génération qui, à sa futurs auxquels la souveraineté pourrait bien nous posi- façon, reprend les enjeux du Parti québécois, les modèle et tionner ? Les jeunes nous parlent de développement nous les propose. Nous avons devant nous des jeunes qui durable et de diversité culturelle. Comment alors articuler sont progressistes et qui possèdent un souci pour la langue la souveraineté pour répondre à ces questions ? et la culture québécoise. Cependant, plutôt que de parler de social-démocratie et de loi 101, cette génération nous parle Source : Alexandre Bourdeau, Stéphan Tremblay et Jonathan de développement durable et de diversité culturelle. Le Parti Valois, La tournée des Mousquetaires, Parti québécois, juin québécois gagnerait à faire évoluer son discours en ce sens. 2004, p. 11

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