Revue historique des armées

242 | 2006 1916, les grandes batailles et la fin de la guerre européenne

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rha/379 ISBN : 978-2-8218-0496-8 ISSN : 1965-0779

Éditeur Service historique de la Défense

Édition imprimée Date de publication : 15 mars 2006 ISSN : 0035-3299

Référence électronique Revue historique des armées, 242 | 2006, « 1916, les grandes batailles et la fn de la guerre européenne » [En ligne], mis en ligne le 05 septembre 2008, consulté le 07 août 2020. URL : http:// journals.openedition.org/rha/379

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© Revue historique des armées 1

SOMMAIRE

Dossier

L’évolution de l’historiographie de la Première Guerre mondiale Jean-Jacques Becker

6-8 décembre 1915, Chantilly : la Grande Guerre change de rythme François Cochet

Mobilisation industrielle et guerre totale : 1916, année charnière Rémy Porte

1916 ou l’année de rupture en matière d’utilisation de l’arme aérienne Louis Chagnon

Verdun 1916 : un choix stratégique, une équation logistique Allain Bernède

La gendarmerie dans la bataille de Verdun (février-octobre 1916) Maintenir l’ordre sous le feu Louis Panel

The Big Push : l’armée britannique sur la Somme William Philpott

Le renseignement économique militaire en à partir de 1916 Impératifs stratégiques et économie de guerre Emmanuelle Braud

Variations

Le chant militaire français : un patrimoine vivant Thierry Bouzard

La Maison du Roi sous Louis XIV, une troupe d’élite Frédéric Chauviré

Document

La lettre du 4 septembre 1917 relative au classement des vestiges de guerre dans la Somme Cote du document : Service historique de la Défense, département de l’armée de Terre, 17 N 305 Gwladys Longeard

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Lectures

Michel Perchoc et Jean-Virgile Fuch, Pages d’histoire navale Illustration d’André Lambert, Éditions du Gerfaut, 96 pages. Michel Boyer

Marc Lemaire (sous la direction de), De la menace terroriste au traitement des victimes Col. « Médecine des conflits armés », Éditions L’Harmattan, , 2003, 178 pages. André Martel

François Lantz , Chemins de fer et perception de l’espace dans les provinces arabes de l’Empire ottoman (1890-1914) Éditions L’Harmattan, Paris, 2005, 261 pages. Abdil Bicer

Philippe Chapleau, Sociétés militaires privées, enquête sur les soldats sans armées Éditions du Rocher, collection « L’art de la guerre », Paris, 2005, 312 pages. Alain Marzona

Annie Crépin, Défendre la France. Les Français, la guerre et le service militaire, de la guerre de Sept Ans à Verdun Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2005, 424 pages. Anne-Aurore Inquimbert

Jean-Christophe Notin, Leclerc Éditions Perrin, Paris, 2005, 620 pages. Anne-Aurore Inquimbert

Michel Lemonnier, Les Éclaireurs spéciaux. Guerriers de l’ombre. Algérie 1959 Nouvelles éditions latines, 2004, 303 pages. Jacques Frémeaux

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Dossier

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L’évolution de l’historiographie de la Première Guerre mondiale

Jean-Jacques Becker

1 Cette étude de l’évolution de l’historiographie de la Grande Guerre n’entend pas en être une bibliographie, ni établir une recension de tous les thèmes que l’histoire actuelle a entrepris de traiter. Pour cela, il faut se reporter à l’Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918 (sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau et de Jean-Jacques Becker), Éditions Bayard, 2004, à l’Enzyklopädie Erster Weltkrieg (sous la direction de Gerhard Hirschfeld, Gerd Krumeich, Irina Renz) Éditions Schöningh, 2004, et à l’Inventaire de la Grande Guerre (sous la direction de François Lagrange), Encyclopaedia Universalis,2005.

2 Une remarque des plus sottes mais fréquente est de demander ce qu’on peut encore écrire après tant d’ouvrages sur tel ou tel événement, en l’occurrence la Grande Guerre. Depuis qu’elle a éclaté, car on n’a pas attendu pour écrire sur elle qu’elle soit terminée, ce sont des milliers et des milliers de livres qui lui ont été consacrés, en toutes les langues, sans compter les innombrables films, romans, etc., qui y font allusion de façon plus ou moins directe. Et pourtant on ne cesse d’écrire sur elle. On peut même dire que, bientôt un siècle plus tard, on constate depuis une trentaine d’années une recrudescence de l’intérêt qui lui est porté par l’histoire. L’événement n’a évidemment pas changé, mais ce sont les interrogations qu’il provoque et les analyses qu’on lui fait subir qui n’ont cessé de changer. D’où des évolutions de son historiographie.

Pourquoi la guerre ?

3 On le sait, le problème qui a hanté les générations de la guerre et de l’immédiat après- guerre fut celui de déterminer et de dénoncer les responsables de ce drame, mais en privilégiant les politiques des États et les intrigues diplomatiques qui y avaient conduit. Ce type d’histoire était évidemment très unilatéral. Puisque vaincus, les Allemands étaient nécessairement accusés de tous les maux et ils s’en défendaient comme de beaux diables, d’autant que chaque pays belligérant était convaincu de son bon droit. Un homme comme Clemenceau qui n’était pas antigermanique de nature a cru jusqu’à sa mort, sans la moindre nuance, à la totale responsabilité allemande. À vrai dire,

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même si une fraction – minoritaire – de l’opinion française estimait que l’Allemagne débarrassée de la camarilla impériale devait être traitée avec plus d’aménité que ne le fit la Conférence de la Paix, c’est l’immense majorité des Français qui croyaient à la responsabilité allemande. Tout était de la faute des « Boches » et l’historiographie s’est placée dans la droite ligne de cette croyance.

4 Il a fallu les horreurs insupportables de la Seconde Guerre mondiale, dont personne ne doute qu’elle fut la conséquence de la volonté hitlérienne, et les débuts de la construction européenne qui apparaissait comme seule capable de mettre fin aux affrontements suicidaires entre les peuples européens pour que l’historiographie des responsabilités se transforme. Des historiens en reprenant le dossier se sont rendu compte que les accusations réciproques et les explications données, même si elles n’étaient pas dénuées d’une part de vérité, ne permettaient pas de répondre vraiment à la question du pourquoi. Devant la difficulté de trouver des réponses satisfaisantes, certains historiens étaient tentés d’en affirmer le caractère incompréhensible, inexplicable. On en est bien convaincu maintenant, ce conflit n’a pas eu de sens, mais cela ne suffit pas à dire pourquoi il a eu lieu et pourquoi la plupart des contemporains lui ont trouvé du sens. Les grands belligérants, les Français, les Allemands, les Britanniques – souvenons-nous de ces centaines de milliers de volontaires venus de tous les Dominions pour défendre la mère-patrie – ont eu le sentiment qu’ils jouaient dans cette guerre leur existence même. C’est également vrai en Russie pour les populations urbaines, si en revanche les masses paysannes ne comprenaient pas pourquoi on les mobilisait. C’est beaucoup moins vrai de l’Italie, où quand elle entra dans la guerre en 1915, ce n’était pas seulement les paysans qui n’étaient guère convaincus, eux non plus, de la justification de cette guerre. Il fallut attendre l’invasion du territoire après Caporetto pour que le sentiment national apparaisse clairement. Mais pour les peuples français, britannique, allemand, le patriotisme, le sentiment national, ont été au cœur de leur comportement. Pour comprendre l’incompréhensible, il est moins nécessaire de scruter les comportements des dirigeants que celui des peuples. Ce sont leurs mentalités qui ont été l’élément décisif. Depuis la Révolution française, l’Europe des États « dynastiques » n’avait cessé de reculer devant l’Europe des États « nationaux ». Dans la plupart des pays européens, l’intensité des sentiments nationaux était arrivée à son sommet, au point même qu’un état « multinational » comme l’Autriche-Hongrie allait se comporter comme les États unitaires. Le conflit entre l’Autriche-Hongrie et la Serbie à la suite de l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc héritier François-Ferdinand aurait pu se régler au pire par une petite guerre locale, mais là ce n’était plus possible. Les sentiments nationaux, le sentiment de l’honneur national, étaient trop vifs – pour ne prendre que cet exemple, la presse serbe bien loin de faire profil bas ne cessait de jeter de l’huile sur le feu pour répondre à une presse austro-hongroise qui, dans une grande part, était également déchaînée contre la Serbie – pour qu’on se limita à un petit conflit, comme l’avaient cru possible un moment les dirigeants allemands et austro-hongrois. Par un effet de boule de neige, le conflit gagna toute l’Europe parce que chacun des peuples européens n’avait pu accepter qu’un peuple allié fût abandonné à son sort. Les uns après les autres se sentirent directement concernés, leur honneur était en cause. Des années plus tard, en 1994, lors d’un colloque en Russie, le seul fait d’énoncer que la guerre générale aurait pu être évitée si la mobilisation générale russe n’avait pas eu lieu provoquait encore des réactions passionnées : la Russie pouvait-elle abandonner la Serbie ?

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5 Quand on décortique les événements de la crise de juillet 1914, il n’est pas difficile d’apercevoir qu’à plusieurs reprises, l’engrenage fatal aurait pu être arrêté, mais que ce soit en Allemagne, en France, en Russie, l’honneur national n’a pas permis de se retirer du jeu.

6 Les dirigeants avaient le sentiment qu’ils ne pouvaient pas faire autrement, même si le Tsar Nicolas II n’était pas du tout convaincu, même si le 28 juillet Guillaume II souhaitait arrêter l’attaque prévue contre la France, même si les responsables français donnaient l’impression d’être dépassés par les événements, même si dans le Royaume- Uni, le ministre des Affaires étrangères, Sir Edward Grey, laissait tomber, lugubre, dans la soirée du 3 juillet : « Les lampes sont en train de s’éteindre dans toute l’Europe. Nous ne reverrons pas leurs lumières de notre vivant. » 1 L’historien britannique James Joll l’a dit : « Encore et encore, dans la crise de juillet on est confronté à des hommes qui soudainement se sentent pris au piège et s’en remettent à un destin qu’ils sont incapables de contrôler. » 2

7 Cela ne signifie pas néanmoins qu’il n’y ait pas eu de boutefeux : d’une façon générale, à la fin de la crise, les états-majors poussèrent à des solutions extrêmes, les généraux russes qui faisaient le siège du Tsar, les généraux allemands qui estimaient impossible d’accepter la proposition de l’empereur, le général Joffre qui mettait dans la balance la menace de sa démission. Chacun des états-majors était en fait prisonnier de plans qui ne permettaient pas d’attendre, sans prendre le risque de donner l’avantage à l’adversaire. Les états-majors étaient également prisonniers de l’honneur national.

8 Cela ne signifie pas non plus que les peuples aient été immédiatement unanimes, que poussés par les sentiments nationaux, ils se soient jetés les uns sur les autres sans plus de réflexion. En France et en Allemagne, les partis socialistes, les organisations syndicales animaient d’importants mouvements de protestation contre la menace de guerre 3. Presque tous les principaux dirigeants socialistes européens se retrouvèrent à Bruxelles le 29 juillet dans l’espoir d’arrêter la guerre4 . La IIe Internationale prit une série de mesures pour éviter l’irréparable, mais aussitôt la guerre inévitable, la puissance des sentiments nationaux l’emporta sur toute autre attitude. On peut même parler d’enthousiasme guerrier en Allemagne, au moins à Berlin, où se déroulaient de grandes manifestations patriotiques. L’assassinat de Jaurès en France par un jeune nationaliste déséquilibré provoqua une immense peine dans les milieux socialistes, mais pas de troubles. Ses obsèques étaient au contraire l’occasion de la première grande manifestation d’union. La CGT violemment antimilitariste et antipatriote les années passées annonça son ralliement à la défense nationale par la voix de son secrétaire général Léon Jouhaux.

9 Le cas le plus éclatant de la puissance du sentiment national fut celui du Royaume-Uni. Lorsque la crise éclata, l’opinion ne se sentit guère concernée, d’autant qu’à l’inverse de la France, elle avait peu de sympathie pour les Serbes considérés comme des barbares. Un important mouvement pacifiste se développa dont un puissant journal, le Manchester Guardian, était l’animateur. Pourtant lorsque le gouvernement à la suite de l’invasion de la Belgique estima que l’intérêt national ne permettait plus de tergiverser, l’opinion publique toute entière se rallia à la défense nationale et immédiatement, dans ce pays où le service militaire n’existait pas, les jeunes gens par centaines de milliers firent la queue pour s’engager.

10 Peut-on considérer que l’historiographie fondée sur la place centrale qui doit être accordée aux sentiments nationaux dans l’éclatement de la guerre, une historiographie fondée sur les mentalités des peuples, sur ce qu’ils pensaient à l’époque et non à la

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nôtre, a définitivement remplacé celle fondée sur la recherche des responsabilités d’un État ou d’un autre ? Certainement pas. Pour une raison ou une autre, le respect de la tradition historiographique, ou du moins de ce qu’on lui a fait dire, la volonté d’en rester aux faits positifs – l’invasion de la Belgique et de la France par l’Allemagne sert de motif incontournable –, l’historiographie des « responsabilités » continue d’exister, même si elle ne peut répondre à la grande interrogation du pourquoi et va buter dans l’incompréhensible. En outre, d’autres raisons peuvent l’expliquer, des raisons d’ordre pédagogique par exemple. Il en est ainsi des travaux de l’historien allemand Fritz Fischer, l’inlassable exégète de la totale responsabilité allemande, parce qu’il ne pouvait admettre la « bonne conscience » allemande 5. Elle n’est plus guère développée néanmoins et les réflexions sur les origines de la guerre conduisent de plus en plus à admettre que cette guerre sans raison a été aussi une guerre sans responsabilités, ou tout au moins sans autre véritable responsabilité que celle de l’intensité des sentiments nationaux, ce qui était le fait de presque tous les peuples européens.

Les hommes dans la guerre

11 Deuxième centre d’intérêt principal après la fin de la guerre, l’histoire des opérations. Une si longue guerre comme il ne s’en était jamais vue – dans les guerres du passé, même si elles pouvaient durer en théorie très longtemps, les opérations militaires à proprement parler étaient brèves et séparées par de longues périodes de trêve ou du moins d’absence de combat – avait été l’occasion d’innombrables opérations. Non seulement on s’était battu pendant plus de quatre ans, mais les théâtres en avaient été multiples. même si cette guerre était restée essentiellement européenne et que la qualifier de mondiale, comme cela devint l’habitude après la « Deuxième Guerre mondiale » reste excessif 6. Dans un premier temps, l’étude de ces innombrables batailles a mobilisé presque toutes les forces, en particulier celles des historiens militaires et pas seulement. Le « Lavisse » sur la Grande Guerre, paru en 1922, était très majoritairement consacré aux opérations 7. Il n’était pas en soi anormal que la bataille occupe beaucoup de place dans le récit d’une guerre, mais c’était une histoire militaire type « école de guerre » où les combattants apparaissaient peu. Cette histoire de guerre était assez curieusement une histoire sans combattants. Certes, une fois la guerre terminée et pendant des années, d’innombrables souvenirs ont été publiés, toute une littérature de guerre, souvent le fait d’anciens combattants, a vu le jour. En 1928, Jean Norton Cru faisait paraître sous le tire de Témoins8 une étude critique des ouvrages littéraires parus sur la guerre dont il appréciait, – de façon souvent injuste d’ailleurs – le degré de véracité, mais les combattants n’en restaient pas moins peu intégrés à l’histoire de la guerre. C’est dans ce domaine que l’historiographie a probablement le plus évolué.

12 La réintégration des hommes dans la guerre a ouvert un immense domaine d’étude, et pour commencer celui des opérations militaires qui ne peuvent être analysées en soi, mais en fonction des mentalités et des dispositions des soldats : l’Histoire de la Première Guerre mondiale du général Gambiez et du colonel Suire 9 s’est clairement engagée dans cette voie – pour ne prendre que cet exemple, les auteurs montrent comment les infanteries française et britannique qui, en 1918, sortaient de plusieurs années de tranchées étaient en fait incapables de manœuvrer. On est néanmoins encore loin d’avoir passé toute la guerre au crible de cette interrogation.

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13 S’intéresser aux combattants, c’était aussi évidemment se demander quel avait été leur comportement mental face à ce type de guerre. Le sentiment national qui avait lancé les peuples les uns contre les autres de façon assez unanime – le nombre d’insoumis ou de déserteurs était presque nul chez tous les belligérants lors de l’éclatement de la guerre – avait-il résisté à une guerre dont on imaginait qu’elle ne durerait que quelques semaines ? C’est là où s’est développée depuis plusieurs années la polémique historique la plus sévère. Deux analyses s’opposent. D’un côté, celle qui montre que, même si le moral des soldats a varié d’un moment à l’autre, les soldats, au moins chez les trois grands belligérants de l’Ouest, ont eu très majoritairement la conviction de la nécessité de « tenir » et de combattre jusqu’au bout en raison de l’enjeu national ; ils ont « accepté », ils ont « consenti » à ce qu’ils faisaient 10 . De l’autre côté, celle qui s’emploie à démontrer que les soldats, littéralement décervelés par la dureté du combat et indifférents à l’avenir national, n’ont continué à combattre que malgré eux, terrorisés par la discipline militaire, une analyse donnant une vision si sombre des combattants, au point même qu’il n’est pas illégitime de se demander comment la guerre aurait pu continuer si les combattants avaient vraiment été ainsi 11.

14 La manière dont a été maintenue la discipline a justement constitué un appendice de cette étude des comportements. Depuis longtemps déjà, les mutineries dans l’armée française en 1917, à la suite de la malheureuse offensive du Chemin des Dames, ont été décrites 12, mais le thème a retrouvé un nouvel élan avec l’intervention en 1997 de Lionel Jospin, alors Premier ministre, quand, dans un discours, il qualifia les condamnations qui eurent lieu d’exécutions « pour l’exemple ». S’engouffrant dans la brèche, toute une historiographie s’est développée se plaçant dans le prolongement de la « victimisation » des combattants précédemment soulignée. Elle met l’accent sur « les fusillés pour l’exemple », encore que le livre le plus notable 13 s’est limité jusqu’à présent aux années 1914-1915, où il est vrai que, certaines « cours martiales » sous la pression d’officiers eux-mêmes affolés, ont prononcé dans quelques affaires des jugements profondément injustes, voire scandaleux. Les condamnés ont été réhabilités par la suite, mais il était bien tard.

15 Ce qui est le plus surprenant, en réalité, ce n’est pas qu’il y ait eu des mutineries, mais qu’il n’y en ait pas eu davantage en raison de la dureté de la guerre, que l’armée britannique et surtout l’armée allemande 14 en aient été à peu près exemptes. En contrepartie, quand une discipline aussi implacable que bornée a été instaurée, comme dans l’armée italienne par le général Cadorna, elle a conduit à la déroute de Caporetto et la première révolution russe s’est rapidement traduite par la désagrégation d’une armée de paysans plus fascinés par le partage des terres que par la poursuite de la guerre. Deux exemples qui montrent que « tenir » pour les combattants n’allait pas de soi.

16 Dans cet intérêt pour les hommes dans la guerre, de graves lacunes existent toujours. Assez paradoxalement, on connaît encore assez mal l’emploi réel dans la pratique des différentes catégories de mobilisés. La comptabilité des pertes reste très incertaine, quelquefois globalement, souvent dans le détail. Pour prendre ce seul exemple, d’année en année, à la suite de nouveaux travaux, le nombre des morts de la bataille de Verdun, tant du côté français que du côté allemand, ne cesse de fluctuer. Grâce au travail entrepris pour la France, aussitôt après la fin de la guerre, par le député de Nancy, Louis Marin, et grâce au recueil établi tout au long de la guerre pour l’Allemagne et intitulé L’état sanitaire de l’armée allemande, on connaît, malgré tout, assez bien pour ces

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deux pays, le bilan et le détail des pertes de guerres. Cette connaissance est déjà beaucoup plus floue pour l’armée britannique en raison des habitudes d’une historiographie qui ne fait pas la différence entre morts et blessés qu’elle regroupe sous le terme unique de « casualties », se moulant en quelque sorte sur l’attitude des chefs militaires à qui ce qu’il importe de savoir est de combien d’hommes il dispose, mais ce n’est pas le point de vue de l’histoire. L’incertitude est encore plus grande pour les États alors dépourvus de moyens statistiques et surtout pour ceux dont les frontières ont changé après la guerre ou qui sont nés alors. Ainsi pour les États balkaniques, les chiffres d’un auteur à un autre restent extrêmement variables.

17 En revanche, l’histoire récente a montré son intérêt pour la médecine de guerre 15, chantier laissé en friches pendant très longtemps, en particulier tout le secteur de la psychiatrie, alors que l’état mental de tant de soldats a été affecté par d’épouvantables bombardements.

18 L’énormité des pertes subies, des sacrifices consentis, le deuil dans lequel se trouve plongé les pays belligérants, a donné naissance à un phénomène nouveau, celui de la commémoration. Certes, il n’avait pas été totalement absent des conflits antérieurs – des monuments en souvenir de la guerre de 1870 existent en France –, mais il prend ici une dimension exceptionnelle, dont les monuments aux morts 16, les tombeaux des soldats inconnus, la célébration du jour de la fin des combats (du moins pour les pays victorieux) sont les manifestations les plus fréquentes. C’est en France que les formes de la commémoration ont pris le plus d’ampleur parce qu’elle cumulait d’être un pays victorieux, d’avoir connu sur son sol les énormes destructions de la guerre et d’être, parmi les grands pays, celui où la proportion du nombre de morts par rapport à la population était la plus élevée, mais des formes de commémoration ont existé chez tous les belligérants, sauf peut-être en Russie dans la période soviétique. Immense domaine de recherche défriché à l’époque actuelle.

19 Une pareille guerre a produit naturellement chez tous les belligérants un nombre immense d’anciens combattants, l’étude de leurs organisations, de leur place 17, dans la vie des pays, est aussi un élément d’importance de l’historiographie moderne.

20 La mort et les blessures de masse ouvraient une nouvelle interrogation, celle de la violence de guerre. Toutes les guerres sont violentes par nature, mais une guerre où de pareilles masses humaines étaient engagées ne pouvait entraîner qu’une violence de masse. Violences individuelles et violences collectives, violences données et violences subies. Une artillerie de plus en plus lourde et de plus en plus nombreuse, l’usage d’armes chimiques – interdites –, l’invention ou le développement de nouvelles armes, les avions ou les chars, ne pouvaient manquer de donner à la guerre un niveau de violence jamais atteint jusque-là, mais un caractère nouveau de cette violence, c’est que la mort a été donnée pour l’essentiel de façon aveugle, changeant complètement le rapport des hommes au combat, au courage, à la vie tout simplement. Suivant la formule de l’historien américain Georges Mosse, la guerre a enclenché une « brutalisation » 18 qui n’a pas été seulement celle des armes, mais aussi celle des esprits, dont la violence avec laquelle l’ennemi était représenté fut une traduction. Cette étude de la violence est devenue une nouvelle piste de l’histoire de la guerre, des guerres 19.

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Une guerre d’un type nouveau

21 Comme l’a écrit Michel Goya : « L’année 1916 marque une rupture, un tournant, le passage déterminant de la guerre classique à la guerre moderne. » 20

22 L’historiographie et l’opinion courante ont traditionnellement opposé deux types de guerre, la guerre de mouvement et la guerre de position symbolisée par les tranchées dans lesquelles les armées, s’enterrent, du moins sur le front occidental, à partir de la fin de 1914. L’historiographie actuelle est en train de transformer cette vision classique et de montrer comment les armées préparées et parties pour un type de guerre ont été conduites à participer à un type de guerre tout à fait différent.

23 La guerre en 1914 reposait tactiquement sur l’élan de masses d’hommes – ce qui a conduit aux pertes inouïes des premières semaines – et stratégiquement sur uniquement ou presque l’offensive. En 1915, si les tranchées existent déjà, l’esprit du combat n’est pas fondamentalement différent. Non pas qu’on ne commence pas à avoir conscience de la nécessité de moyens nouveaux, mais il faut du temps pour les produire. Progressivement, on entre dans un autre type de guerre, la guerre industrielle 21, à laquelle appartiennent les grandes batailles de 1916, Verdun, la Somme, une guerre où la logistique, les transports d’abord par voie ferrée, ensuite par la route, pour acheminer les énormes quantités d’obus et d’équipements nécessaires, deviennent prépondérants, Toutefois, ce n’est qu’assez récemment que cette approche a été intégrée dans l’analyse de la guerre. Il y a longtemps que l’on exalte la « Voie sacrée », mais sans montrer que ce n’était qu’un cas parmi d’autres. Il était apparu inutile de se lancer dans l’étude pourtant fondamentale du développement d’énormes services automobiles 22. On aurait eu le sentiment de rabaisser le soldat en disant que c’était le camion qui avait permis aux troupes françaises de tenir à Verdun, puis finalement de gagner la bataille.

24 Que la nature de la guerre ait changé ne pouvait que mettre au premier plan l’arrière dont le rôle était traditionnellement méconnu, ignoré, voire dénigré. Ce n’est que de façon très récente qu’il a pu oser être dit que, dans une guerre industrielle, ce ne sont plus les combattants qui tiennent la place principale, mais ceux qui leur fournissaient les moyens de combattre et que c’était à l’arrière qu’on fabriquait les armes, les équipements, les munitions, les armes nouvelles qui seules permettaient de tenir et de vaincre éventuellement. Tous les belligérants ont dû se doter d’une énorme industrie de guerre. L’effort fut néanmoins particulièrement notable pour la France privée dès le début du conflit de ses plus riches régions industrielles.

25 Dans une guerre industrielle, une immense main-d’œuvre venait s’ajouter, voire concurrencer, les masses combattantes : les femmes, nombreuses à être reconverties depuis l’industrie textile, font une entrée massive – et provisoire – dans les usines métallurgiques, des travailleurs étrangers ou coloniaux. mais aussi, dans un premier temps des ouvriers rappelés du front. 500 000 soldats furent ainsi rapidement affectés à l’industrie en France. L’arrière était devenu « l’autre front » 23, sinon le front principal.

26 À l’opposé d’une vision traditionnelle d’un « avant » profondément séparé de « l’arrière » – ce qui était déjà négliger les milliards de lettres échangées entre les fronts et les arrières qui constituent une source historiographique considérable –, c’est peut-être un des traits majeurs de l’historiographie actuelle d’intégrer profondément l’arrière à la guerre. D’où l’importance de ce qui s’y passe aux plans politique, social,

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mental. L’étude de la société, des mouvements sociaux, pendant la guerre ne relève plus d’une autre histoire, mais appartient étroitement à l’histoire de la guerre. Si les grèves qui ont affecté le bassin de la Loire au printemps 1918 s’étaient prolongées, le front, privé d’obus, se serait trouvé paralysé. Il en est de même au niveau politique, les « commissions parlementaires » françaises longtemps totalement absentes de l’historiographie ont joué un rôle décisif 24.

27 Pourquoi a-t-il fallu tant de temps pour que l’existence de ce type de guerre soit vraiment reconnu, pourquoi s’émeut-on à propos de la disparition des derniers « poilus » et que personne n’a jamais songé à faire de même avec celle des derniers travailleurs des usines qui, à vrai dire, n’ont jamais été recensés, ni décorés. Les premiers risquaient leur vie, ce qui n’était pas le cas des seconds, mais les raisons en sont plus profondes. Les mentalités, on le sait, évoluent plus lentement que le contexte politique, économique ou social. Une guerre, nouvelle à tous points de vue, s’est faite avec les mentalités d’avant. Pour elles, seuls les combattants et ceux qui leur étaient assimilés, méritaient d’être glorifiés. Les autres étaient à des titres divers des « embusqués ». La phraséologie sur les « embusqués » a existé chez tous les belligérants ; elle est néanmoins plus forte dans cette France envahie ; la dénonciation des « embusqués » y a pris une ampleur particulière, encore que là aussi 1916 marque un tournant. À partir de cette date, le discours sur les « embusqués » diminue 25.

28 L’histoire – elle aussi – s’est longtemps faite dans une certaine mesure avec les mentalités d’antan. D’un côté, on doit s’en féliciter parce que c’est le devoir de l’historien de refuser l’anachronisme et de plaquer les mentalités futures sur des événements antérieurs. Dans le cas présent néanmoins, cela s’est traduit par un découpage de la guerre qui n’a pas correspondu à la réalité et qui l’a dissimulée. L’historiographie actuelle rattrape ce retard à grands pas.

29 L’historiographie de la Grande Guerre, bientôt un siècle plus tard, n’a plus grand-chose à voir avec celle qui tenait le haut du pavé aussitôt après la fin du conflit. Au point même qu’il est nécessaire quelquefois de rappeler que, même si l’histoire militaire telle qu’elle se pratiquait est tout à fait démodée, la bataille continue d’être dans une guerre un thème qu’on ne peut pas négliger, pour ne pas tomber dans le péché de cet étudiant d’agrégation qui traitant de 1916 évoquait longuement des problèmes de société et ne parlait pas de Verdun ! L’historiographie de la Grande Guerre à notre époque est à peu près totalement nouvelle et il n’a évidemment pas été possible de l’explorer complètement dans cette étude. Combien de thèmes n’ont pas été évoqués, les femmes, la religion, les occupations, les exactions, les prisonniers, les réfugiés et tant d’autres encore. L’historiographie de la Grande Guerre est de plus en plus au diapason de l’historiographie en général où une place croissante est occupée par l’histoire des représentations. Dans une guerre comme la Grande Guerre, pour tous les peuples belligérants et bien souvent pour les autres aussi, tout résulte d’une intégration mentale à la guerre qui commande aussi bien la vie des soldats que des civils, tout est lié à la guerre, développant ainsi une culture nouvelle et provisoire qui est la « culture de guerre »26.

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NOTES

1. Cité par JOLL (James), The origins of the first world war, Longman, 1984, p. 31. 2. JOLL (James), The unspoken Assomptions, Londres, 1968, p.6. 3. HAUPT (Georges), Le Congrès manqué. Maspero, 1965. 4. Idem. 5. FISCHER (Fritz) (traduction française), Les buts de guerre de l’Allemagne impériale, Trévise, 1970. Voir les commentaires dans DROZ (Jacques), Les causes de la Première Guerre mondiale.Essai d’historiographie. Seuil, 1973, 1997. 6. La première édition du volume de la collection Peuples et Civilisations (Halphen et Sagnac) consacré à la période et dû à Pierre Renouvin en 1934 s’intitule La crise européenne et la Grande Guerre et ce n’est qu’avec la troisième édition parue après la Seconde Guerre mondiale en l948 qu’il prend le titre de La crise européenne et la Première Guerre mondiale. 7. LAVISSE (Ernest), Histoire de la France contemporaine, tome 9, La Grande Guerre, par Henry Bidou, A. Gauvain, Charles Seignobos, Hachette, 1922 ; sur 548 pages, 336 sont consacrées aux opérations et environ 150 autres aux questions diplomatiques. 8. Réédité en 1993 par les Presses universitaires de Nancy. 9. 1968, Fayard, deux volumes. 10. AUDOIN-ROUZEAU (Stéphane) et BECKER (Annette), 14-18,Retrouver la guerre, Gallimard, 2000. 11. Les ouvrages de Frédéric Rousseau sont assez représentatifs de cette forme de négation, en particulier La Guerre censurée, Seuil, 2003. 12. PÉDRONCINI (Guy), Les mutineries de 1917, PUF, 1967. 13. BACH (général André),Fusillés pour l’exemple (1914-1915), Tallandier. 2003. 14. DUMENIL (Anne), Le soldat allemand de la Grande Guerre : institution militaire et expérience du combat, thèse de doctorat (à paraître). 15. Voir DELAPORTE (Sophie), Les médecins dans la Grande Guerre, Bayard, 2004. 16. BECKER (Annette), Les monuments aux morts, mémoire de la Grande Guerre, Errance, 1988. 17. PROST (Antoine), Les anciens combattants et la société française 1914-1939, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1977. 18. MOSSE (Georges), Dela Grande Guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, Hachette, 1999. 19. AUDOIN-ROUZEAU (Stéphane), BECKER (Annette), INGRAO (Christian), ROUSSO (Henri) (sous la direction de), La violence de guerre. Approche comparée des deux confllits mondiaux, Complexe, 2002. 20. GOYA (Michel), La chair et l’acier. L’invention de la guerre moderne (1914-1918), Tallandier, 2004. 21. PORTE (Rémy),L’industrialisation de la guerre, premier front de la Grande Guerre ? (à paraître). 22. Ibid.La direction des services automobiles des armées et la motorisation des armées françaises (1914-1919),vues à travers l’action du commandant Doumenc, Panazol, Lavauzelle, 2004. 23. FRIDENSON (sous la direction de Patrick), « 14-18, L’autre front ».Cahier du mouvement social, éditions Ouvrières, 1977. 24. BOCK (Fabienne), Un parlementarisme de guerre, 1914-1919, Belin, 2002. 25. Voir RIDEL (Charles), Les embusqués en France pendant la Première Guerre mondiale (1914-1918), figure et politique d’un refus de la guerre, (thèse de doctorat, à paraître). 26. L’étude de la culture de guerre a été conduite par le Centre de recherche de l’historial de Péronne sur la Grande Guerre et elle apparaît en particulier dans les publications suivantes : BECKER (Jean-Jacques) et AUDOIN-ROUZEAU (sous la direction de Stéphane), Les sociétés européennes et la guerre de 1914-1918. Centre d’histoire de la France contemporaine, Université de Paris X- Nanterre, 1990 ; BECKER (Jean-Jacques), WINTER (Jay M.), KRUMEICH (Gerd), BECKER (Annette), AUDOIN-

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ROUZEAU (sous la direction de Stéphane), Guerres et cutures (1914-1918), Armand Colin, 1994 ; BECKER (sous la direction de Jean-Jacques), Histoire culturelle de la Grande Guerre, Armand Collin, 2005.

RÉSUMÉS

L’historiographie de la Grande Guerre n’a cessé d’évoluer. À l’origine, elle s’intéressait essentiellement à la question des responsabilités et à l’étude des opérations militaires. À notre époque, elle a replacé l’homme au centre de cette histoire et a privilégié les représentations à travers la culture de guerre. Dans cet article, l’auteur a opté pour trois approches. Le passage d’une histoire où les origines de la guerre étaient vues essentiellement sous l’angle des responsabilités à une histoire où on essaie de mettre en évidence les mentalités des peuples et le poids des sentiments nationaux, le passage d’une histoire militaire concentrée sur les opérations, mais où apparaissaient peu les combattants, à une histoire où les combattants, les morts, les blessés, les fronts et les arrières sont au centre de l’étude, cette place des hommes se traduisant ensuite par l’importance des commémorations, le passage enfin d’une vision traditionnelle de la guerre à un type nouveau, la guerre industrielle qui rend en partie obsolète l’ancienne opposition entre guerre de mouvement et guerre de tranchée.

The evolution of the historiography of the First World War. The historiography of the 1914-1918 war has been a story of continual evolution. At the outset, in the 1920’s, writers were interested chiefly in the question of the responsibilities for the war’s outbreak and in the conduct of military operations. In our own time, some scholars have shifted people off the centre stage of the war’s history and have, instead, privileged questions of representation, viewed through the prism of wartime culture. In this article, three approaches receive priority. The first is the transition from a history in which the war’s origins were mostly considered from the angle of ‘responsibility’ to a history attempting to uncover popular mentalities and demonstrate the weight of national sentiments. The second is the shift from a military history centred on operational aspects, but in which ordinary soldiers made very few appearances, to a history where the fighting troops and their lived experiences, the dead, the wounded, the front line but also the rear areas and the ‘Home Front’, are at the heart of the story. The third approach also keeps human beings at the centre of the agenda. It renders obsolete, at least in part, the old distinction between wars of movement and positional or trench warfare by reflecting the change from a traditional vision of war to a new type, industrialised war, setting the scholarly focus on the importance of the ways the war was remembered and commemorated.

INDEX

Mots-clés : historiographie, Première Guerre mondiale

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AUTEUR

JEAN-JACQUES BECKER Professeur émérite d’histoire contemporaine de l’université de Paris X-Nanterre et président du Centre de recherche de l’historial de Péronne, il a consacré une importante partie de ses travaux à la Grande Guerre. Ses derniers ouvrages sont L’Année 1914 (Armand Colin, 2004) et trois volumes de la collection Que sais-je (PUF), La Grande Guerre (2004), Le traité de Versailles (2002) et La France de 1914 à 1940 (2005). Il a dirigé avec Stéphane Audoin-Rouzeau L’Encyclopédie de la Grande Guerre (Bayard, 2004).

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6-8 décembre 1915, Chantilly : la Grande Guerre change de rythme

François Cochet

1 La conférence de Chantilly de décembre 1915 semble avoir livré tous ses secrets depuis longtemps. Loin de nous la prétention de parler de « révélations », de « fulgurances » ou encore de « scoops », certains historiens abusant parfois de la fausse nouveauté. L’histoire est cependant relecture permanente à la lumière d’outillages conceptuels qui évoluent sans cesse. Dans cette mesure, la conférence de Chantilly peut être relue aujourd’hui selon plusieurs angles d’approche en fonction notamment des enseignements amenés par l’histoire des représentations. Une vision militaire ne suffit certes pas à rendre compte des multiples dimensions de cette conférence, tant elle apporte la preuve de l’interférence des regards politiques et militaires. Une lecture géostratégique s’impose, bien sûr, mais également un regard culturel sur un certain nombre de comportements replacés avant, pendant et après cette conférence qui, incontestablement, donne une nouvelle dimension à la Grande Guerre.

De juin 1915 à janvier 1916 : une véritable « galaxie conférencière »

2 Avant même que le général n’appelle à cette réunion, toute une série de rencontres, conférences et négociations avait concerné les décideurs militaires comme civils de l’Entente. Ainsi, la conférence de Chantilly n’arrive-t-elle pas inopinément ? Elle s’inscrit dans une série de rencontres qui ont pour but de tenter de donner une cohérence aux attitudes des différents Alliés, surtout depuis l’entrée en guerre de l’Italie, le 24 avril 1915.

3 Dès la fin de juin 1915, David Lloyd George, alors ministre des Munitions, rencontre Albert Thomas, son homologue français, pour lui faire savoir que l’équipement du British Expeditionnary Force (BEF) ne peut pas être aussi rapide que prévu et que sa participation aux offensives de l’automne 1915 n’est pas garantie 1. Dès ce moment, Joffre préconise la réunion permanente de généraux représentant l’Entente à son

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quartier général de Chantilly et rêve incontestablement d’en être le dirigeant militaire, le stratège sinon unique, du moins de référence. Le 24 juin, il expose au ministre de la Guerre que le « gouvernement français proposerait aux puissances alliées de centraliser la conduite supérieure de la guerre au Grand Quartier Général français où les plans d’ensemble et les directives d’opérations seraient élaborés » 2.

4 En juillet 1915, tant dans un cadre franco-français que dans celui de l’Entente, les réunions se multiplient. Le 7, le ministre de la Guerre, Alexandre Millerand, en préside une, importante, à Chantilly. Déjà Joffre y affirme que la décision ne peut être obtenue que sur les grands théâtres d’opérations. C’est une façon très nette de repousser certains arguments britanniques. Les Français doivent reprendre le plus tôt possible des actions offensives avec l’aide des Britanniques et des Belges. Le 11 juillet, au quartier général du BEF à Saint-Omer, se tient une rencontre entre le commandant du BEF, French, et Joffre qui aboutit à la signature d’un accord le 12 juillet. Mais le maréchal French a encore des velléités d’action spécifiquement britanniques. Il présente (les 29 juillet et 16 août) des plans qui séparent la stratégie anglaise de celle des Français. Il faut que le ministre de la Guerre, Kitchener, le rappelle à l’ordre pour qu’il respecte les accords du 12 juillet. À cette date, chacun des deux grands alliés occidentaux croit peut-être encore pouvoir l’emporter sans l’autre.

5 Les 4 et 5 septembre 1915, Joffre reçoit la visite de Cadorna, généralissime italien. Le 5 octobre 1915, à Calais, les ministres de la Guerre et de la Marine français et britanniques se rencontrent. Kitchener promet l’envoi dans les Balkans de trois divisions prélevées sur le front occidental. Le 7 octobre 1915, c’est au tour de René Viviani, président du Conseil, et d’Augagneur, ministre de la Marine, de se rendre à Londres. Le lendemain, 8 octobre, Viviani amène Lord Kitchener à Chantilly. Ce dernier veut réunir 400 000 hommes pour écraser l’Autriche-Hongrie via les Balkans. Le 29, Joffre se rend au War Committee à Londres. Il obtient du gouvernement que l’effectif total du BEF soit porté à 150 000 hommes dans les plus brefs délais. Le 4 décembre, deux jours seulement après avoir été nommé chef de l’ensemble des armées françaises, il rencontre les ministres anglais avec Aristide Briand, successeur de Viviani. Les Britanniques acceptent de ne pas évacuer Salonique que Briand considère comme essentielle.

6 Il est donc facile de constater que Chantilly n’est pas un point de départ absolu. De nombreuses négociations, en particulier franco-britanniques, ont déjà eu lieu afin de déterminer aussi bien la stratégie alliée que la mise en œuvre de ses moyens d’action et d’autres suivront. Le 29 décembre, s’y retrouvent à nouveau, le président de la République française, le président du Conseil, le ministre de la Guerre et Douglas Haig, nouveau commandant en chef des forces britanniques en France. Joffre doit l’amadouer lors d’une rencontre le 20 janvier 1916. Ce contact est d’ailleurs au moins aussi important que la conférence de décembre.

7 Toutes ces rencontres administrent la preuve de deux faits. D’une part, elles soulignent à l’évidence que l’Entente est une vraie réalité vivante et pas seulement une alliance de pure forme. Les partenaires ont pris l’habitude de négocier et de se consulter. D’autre part, cette « galaxie conférencière » montre que les Alliés ont de plus en plus besoin les uns des autres. Avant même la conférence, la coordination des moyens est rendue de plus en plus nécessaire. La guerre est en train de changer de visage.

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Chantilly : un regard géostratégique entre le souhaitable et le possible

8 Avant d’analyser les apports de la conférence de Chantilly, il convient de dresser un bref bilan du rapport de forces, à la fin de l’automne de 1915. Où en sont les deux systèmes d’alliances ?

9 Il est possible de s’appuyer sur une relecture a posteriori du contexte de la conférence, tel qu’il nous apparaît à travers les Mémoires posthumes de Joseph Joffre. « En France tout d’abord, après les dures campagnes d’été et d’automne, les armées franco-britanniques avaient un impérieux besoin de repos pour se refaire et reconstituer leurs stocks de munitions. Nos alliés russes, après une longue et coûteuse retraite, étaient hors d’état de reprendre des opérations offensives avant une complète réorganisation. Les Italiens se disposaient à hiverner, l’armée serbe entreprenait une pénible retraite vers l’Adriatique après avoir abandonné son artillerie et ses équipages, pendant que l’armée d’Orient, ne pouvant plus la secourir rétrogradait en bon ordre sur Salonique ; la situation du corps expéditionnaire des Dardanelles était arrivée, comme je l’ai dit, à un tel point, que notre seule ressource était de retirer nos forces de ce guêpier ; le corps britannique de Mésopotamie avait été battu à Ctésiphon et rejeté sur Kut-El- Amara… » 3. Bref, tout va très mal en cette fin d’année 1915 pour l’Entente !

10 Les historiens avancent à peu près le même jugement. « Du côté allié, le bilan est maigre. Leurs offensives sur le front occidental ont échoué, leur occasionnant en outre des pertes bien supérieures à celles de l’ennemi. La position de l’Autriche-Hongrie semble de plus en plus précaire, mais nulle part il n’a été possible d’exploiter cette faiblesse. » 4

11 Joffre lui-même n’a pas fait l’unanimité au sein des milieux dirigeants français. Auprès des stratèges alliés, il n’a pas réussi à imposer sa conception d’un sauvetage de l’armée serbe malgré le soutien de Cadorna à la fin du mois d’octobre 1915. Les offensives d’Artois et de Champagne n’ont pas empêché la défaite russe en même temps qu’elles sont venues sanctionner des méthodes héritées de la conception de l’offensive à tout crin des débuts de la guerre 5. Après leur entrée en guerre, le 24 avril, les Italiens ont lancé en juillet 1915 une offensive le long de l’Isonzo qui a tourné à l’échec. À bien des égards, l’automne de 1915 marque la fin d’une fiction qui avait peut-être perduré jusque-là : la France ne peut pas l’emporter seule contre les Empires centraux.

12 L’analyse que fait Joffre des raisons des déboires alliés jusqu’à la date de la conférence est d’ailleurs claire, même si encore une fois, elle est frappée du coin de l’a posteriori. L’échec est dû à « l’indépendance avec laquelle chaque allié avait conduit la guerre, chacun sur son front particulier et selon ses vues propres » 6. En d’autres termes, il s’agit maintenant de mener une guerre commune et non des guerres juxtaposées.

13 La conférence de Chantilly occupe douze pages dans le tome II des Mémoires posthumes de Joffre. C’est bien peu en regard de la quasi-totalité du tome I consacré à son arrivée à la tête de l’armée française en 1911 et à la victoire de la Marne.

14 La réunion se déroule sur trois jours : les 6, 7 et 8 décembre 1915. Les protagonistes sont le général Joffre, en situation d’invitant, le maréchal French, le lieutenant-général Murray, chef de l’état-major général britannique, le général Gilinsky, chef de mission militaire russe au Grand Quartier général français, le général Porro, sous-chef de l’état- major général italien, le général Wielmans, chef de l’État-major général belge, le colonel Stephanovic, attaché militaire de Serbie auprès de Joffre. Il s’agit donc bien d’une rencontre purement militaire, en dehors du regard des dirigeants civils, ce qui

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est déjà assez symptomatique des libertés que Joffre s’accorde à l’égard de ces derniers. « Tous les problèmes soulevés furent complètement étudiés », affirme Joffre dans ses Mémoires. « En définitive, nos travaux aboutirent à l’établissement d’un document qui a constitué la charte de la coalition pendant l’hiver 1915-1916 et la campagne d’été 1916. » 7

15 Les décisions prises à Chantilly sont effectivement bien connues et extrêmement importantes en termes de coordination des efforts militaires : « Il fut entendu que la décision devait être recherchée par des offensives concordantes sur les fronts russes, franco- anglais et italien. Ces offensives seraient prononcées simultanément ou tout au moins à des dates suffisamment rapprochées pour que l’ennemi ne puisse transporter ses réserves d’un front à l’autre. L’action générale aurait lieu le plus tôt possible. » 8 Mais, un bémol doit être indiqué immédiatement. L’avenir n’est pas formellement engagé. C’est plus sur des accords de principe que sur un programme d’action précis que débouche la conférence. L’élément émergeant de celle-ci est la nécessaire coordination des offensives 9. Des actions combinées d’ensemble doivent être lancées sur la Somme, l’Isonzo et en Galicie en 1916. Comme la percée d’un seul élan ne semble guère possible dans l’état des armes alliées, chaque bataille doit enlever des objectifs successifs avec une préparation spécifique à chaque fois 10.

16 Pourtant, en marge des accords, d’autres décisions informelles sont prises. Ainsi, le colonel de Vallières 11 prend la tête d’une mission de liaison auprès des Britanniques qui vient remplacer les officiers français relevant des commandants des différentes armées françaises voisines des armées britanniques. Une véritable action de centralisation se met en place, fort discrètement, mais assez efficacement.

17 Il ressort assez nettement de la conférence un certain nombre de grandes lignes. Une véritable fidélité joffrienne à l’égard de la Russie s’exprime notamment. Pour Joffre, les seuls fronts qui comptent vraiment sont les fronts français et russes. En cela, la conférence de Chantilly permet une avancée notable, distinguant nettement des fronts principaux et secondaires. Joffre ne dédaigne certes pas porter un regard d’ensemble sur les événements de la fin l’année 1915. À l’égard de la Grèce notamment, il indique clairement qu’il faut profiter de « toutes les occasions qui pourraient se présenter dans la politique incertaine de ce pays » 12. Pourtant, il privilégie le front occidental, ayant identifié, dès octobre 1915, six secteurs susceptibles, selon lui, de constituer des zones d’attaque allemande. D’est en ouest, il s’agit de la trouée de Porrentruy, face à la Suisse, des crêtes des Vosges, de la région de l’Argonne, de la région de Reims, de la vallée de l’Oise et de la région d’ 13. Alors que les fronts de Salonique, de l’Égypte et de la Mésopotamie, dits « mineurs » ne doivent pas être renforcés. En cela, Chantilly est bien une victoire française sur les conceptions britanniques. Les Russes et les Italiens joignent leurs voix au concert allié pour accepter l’idée que des offensives impliquant toutes les forces dont chacune des armées de l’Entente dispose puissent être mises en action afin d’empêcher des transferts de troupes des Empires centraux d’est et ouest ou vice-versa.

18 Ainsi des arbitrages ont-ils été effectivement tranchés à Chantilly. Il s’agit avant tout de « tenir » l’alliance, notamment à l’égard de la Russie qui, au cours de l’année 1915, bien que sollicitée par les Empires centraux à signer une paix séparée, est demeurée fidèle à ses alliances. Il faut maintenant venir à son secours rapidement, car après les offres de paix vient la punition. Le 13 juillet 1915, les Allemands reprennent leur offensive contre les forces russes qui sont partout au bord de la rupture. La Vistule est franchie le 29 du même mois. Fin août, après s’être emparés de Brest-Litovsk, les Allemands atteignent le

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cours du Niemen. Cette percée allemande à l’est conforte l’idée de Joffre de pouvoir réaliser, lui aussi, une percée à l’ouest.

19 Fidèle à son habitude, après la conférence, Joffre se déclare plus optimiste que jamais 14. Il estime qu’il est possible de détruire les forces germano-austro-hongroises par une offensive générale, coordonnée entre l’Est et l’Ouest et simultanée. Cette offensive totale doit permettre de contrecarrer les Empires centraux dans leurs projets orientaux tout en portant secours à la Serbie, et de renforcer l’armée de Salonique.

20 Pourtant, tout n’est pas aussi idyllique que Joffre le prétend dans ses Mémoires. Au cours de la conférence, le maréchal French lui annonce qu’il a offert sa démission, de même que le général Wilson, agent de liaison direct entre French et Joffre. La démission de French devient officielle après la conférence de Chantilly 15 et Joffre doit dorénavant renégocier avec Douglas Haig.

Chantilly : une solidarité imposée par les événements

21 À la fin de 1915, la guerre est en train de changer de dimensions sur de multiples registres. En termes de perception du temps, des changements d’échelle sont bien visibles. Les Russes, pressés par les événements militaires défavorables pour eux, trouvent que Joffre est bien lent à mettre en place une offensive « de secours ». Au contraire, les Britanniques, qui n’ont pas totalement renoncé à leur stratégie périphérique ne voient pas l’urgence d’une grande offensive sur le front occidental. Les différents Alliés n’ont donc pas les mêmes priorités pour cette fin de 1915. L’arrivée de Haig oblige également Joffre à convaincre à nouveau un partenaire plus coriace que French. « Ce n’est que le 14 février 1916 que l’entente se réalisa définitivement entre le général Haig et moi sur le principe d’une attaque jointive avec notre attaque à cheval sur la Somme qui aurait lieu vers la fin de juin, ou dès le mois d’avril si la Russie était menacée par une offensive puissante. » 16

22 Les rythmes de la guerre doivent aussi inévitablement changer, pour une autre raison que Chantilly reconnaît ouvertement : l’usure en hommes des armées françaises. Un rééquilibrage entre Alliés s’impose. « La France, de toutes les puissances de l’Entente avait formé 97 divisions d’infanterie actives et la valeur de 37 divisions territoriales ; elle s’était depuis le premier jour de la guerre dépensée sans compter. Elle touchait à la limite de ses ressources de recrutement et devait envisager la baisse des effectifs de son armée pour le courant de 1916 ; elle avait besoin de repos jusqu’au moment où des actions offensives pourraient être reprises afin d’y participer dans la plénitude de sa force avec les moyens matériels augmentés. L’Angleterre avait fait un effort militaire magnifique mais qui ne mettait pas encore en jeu le maximum de ses ressources ; dans l’état de sa législation militaire, elle avait quelque peine à entretenir les effectifs de ses 70 divisions ; elle se trouvait en retard pour la production de son matériel de guerre. Cependant, en raison de l’abondance de ses ressources et de la faiblesse relative de ses pertes, il paraissait indiqué de lui demander un effort intensifié. » 17

23 Les Italiens sont concernés pareillement. Ils doivent fournir un effort substantiel afin de faire la preuve que leur engagement dans la guerre du printemps de 1915 n’est pas factice. Au début de 1916, l’Italie réussit à porter son nombre de bataillons d’infanterie de 560 à 693 18.

24 Par delà des accords de principe, s’impose à Chantilly une réalité plus complexe qu’il n’y paraît. Toutes les réticences ne tombent pas et les lectures en fonction des cultures nationales ne disparaissent pas, débouchant sur un certain nombre de non-dits.

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25 Les systèmes de régulation de la guerre ne sont pas les mêmes de part et d’autre du Channel. Les généraux anglais sont strictement dépendants des instances civiles, même si à la date de Chantilly, le War Committee est exceptionnellement présidé par un militaire. En France, Joffre s’est construit son pré carré depuis 1914 et impose encore aux pouvoirs civils ses décisions, même s’il a été déjà confronté à des critiques sérieuses.

26 L’attitude du War Committee est particulièrement intéressante à suivre de ce point de vue. Le 6 août 1914, Lord Kitchener of Khartum devient secrétaire d’État à la Guerre. C’est une exception pour un militaire d’accéder à ce poste, dans la mesure où il est habituellement occupé par un civil, élu politique. D’ailleurs, après la disparition de Kitchener, deux civils s’y succèdent, David Lloyd George, de mai à décembre 1916, puis Lord Derby. Le 25 novembre 1914 est formé un War Council, version réduite du Committee for Imperial Defence. Jusqu’à la fin de l’année 1914, la stratégie britannique sur le continent est dominée par les vues de la France. Le général Davidson aurait déclaré à Joffre que l’armée britannique devait compter avec les politiciens anglais qui, après les Allemands, étaient ses pires ennemis. Cela révèle des cultures politiques radicalement différentes entre la France et l’Angleterre. Les nationalismes s’expriment incontestablement au sein de l’Entente. Les gouvernants civils anglais voient d’un assez mauvais œil que les projets de son armée puissent être inféodés à ceux de Joffre. Plus encore, le souci d’éviter que des vies anglaises puissent dépendre de décisions françaises semble être omniprésent chez de nombreux dirigeants britanniques. Ces derniers ont bien du mal à accepter, d’un point de vue culturel, d’être placés en situation de quasi-subordination à des volontés françaises. Très concrètement, après la visite de Joffre à Londres, le 29 octobre 1915, les Anglais sont lents à tenir leurs promesses et à envoyer des troupes sur le continent. Ce n’est qu’en 1916 que le renforcement militaire des Britanniques est manifeste. Ils alignent 34 divisions en janvier 1916 et 54 en juin.

27 En outre, Douglas Haig, quelques mois après la conférence de Chantilly, en donne une lecture très « en retrait », antérieure à celle de Joffre, et dresse un portrait au vitriol de certains des participants, montrant au passage que leur pouvoir de décision réelle était des plus limités. Gilinski est décrit comme « écarté à cause de son incapacité », Porro « lit de longs documents tendant tous à nous expliquer pourquoi l’Italie ne peut rien faire. » Wielmans « est un homme très aimable, mais stupide et aussi, si j’ose le dire, très paresseux » 19.

28 Cette lecture renforce le poids décisionnel de Joffre dans la conférence. La proposition du général Alexeieff du 22 novembre 1915, prévoyant une action générale dans les Balkans ne peut être perçue que comme irréalisable par Joffre, non seulement parce qu’elle semble l’être réellement 20, mais surtout parce qu’il ne veut surtout pas l’envisager comme réalisable, car cela bouleverserait ses propres projets. Rien ne doit venir perturber son offensive de la Somme. Comme le signale fort justement Abdil Bicer, « ainsi, tout l’effort de Joffre consiste à obtenir des commandants en chef des autres fronts, un effort identique au moment où il fera son offensive (…) Il est clair que pour les Français, rien ne doit entraver les prévisions alliées décidées lors de la conférence de Chantilly, et qu’il faut tout faire pour s’y tenir ». 21 Joffre entend garder la haute main sur les projets d’offensive. Après Chantilly, les groupes d’armées reçoivent l’ordre d’établir des projets d’opération sur le front qui leur est dévolu, « entre lesquels je choisirais », écrit Joffre 22. Ces plans d’attaque font l’objet de l’instruction personnelle et secrète (IPS) du 15 décembre 1915 aux généraux d’armées. La même demande est transmise à Douglas

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Haig, afin qu’il puisse préparer une action de l’armée britannique entre la Somme et Arras.

29 Un autre argument lié à la contrainte des événements confère à Chantilly une importance particulière. La rencontre prend acte du fait qu’un type de guerre est en train de se terminer et qu’un autre doit le relayer. Dorénavant, devant l’usure des hommes, la guerre doit être rationalisée, conduite scientifiquement en appliquant des critères quasiment tayloristes, dont les travaux sur « l’organisation scientifique du travail » (OST) datent de quelques années avant la guerre. En cela, le changement d’échelle est considérable. La guerre doit être maintenant une guerre de matériel. Preuve que le changement culturel est de taille, la sémantique l’accompagne et évolue elle aussi. Les expressions « enlever coûte que coûte » ou « enlever à tout prix » disparaissent du vocabulaire des instructions 23. En revanche, le 20 novembre 1915, des ordres sont enfin donnés pour mettre sur pied un programme de réorganisation de l’artillerie lourde française, dont l’effet sera visible lors des offensives de 1916. L’armée française intègre enfin la dimension d’une guerre qui dure et qui a besoin des moyens d’une guerre de siège.

30 Les dimensions économiques de la guerre sont désormais intégrées. « Enfin, la guerre économique devait être organisée et poursuivie avec intensité de façon à placer véritablement les Empires centraux dans la situation d’une place assiégée. » 24 Concrètement, le blocus des Empires centraux doit être resserré et doit également passer par le contingentement des denrées destinées aux États non-belligérants.

31 En d’autres termes, Chantilly, au travers du regard des militaires et notamment de Joffre, montre l’interaction des dimensions politique, économique et militaire de la guerre qui doit être dorénavant pensée comme un tout.

32 Une ultime dimension de la conférence doit être précisée en termes d’histoire des représentations. Elle concerne le rôle personnel joué par Joffre.

Chantilly : l’habileté manœuvrière de Joffre

33 Le rôle personnel de Joffre est tout à fait considérable lors de la conférence. Conforté quelques jours avant celle-ci par sa nomination à la tête de l’ensemble des armées françaises, le 2 décembre 1915, il est à la fois moteur et fédérateur, dépassant largement le rôle d’un général en chef. Il ne s’agit pas seulement là d’une auto- glorification comme celle que l’on peut lire dans ses Mémoires 25.

34 Début juin 1915, Joffre envoie le colonel Buat et le lieutenant-colonel Renouard auprès de French pour que celui-ci coopère plus étroitement avec les Français. Cette mission n’est pas véritablement couronnée de succès 26. Le 29 juin 1915, Joffre demande au gouvernement d’intervenir auprès de Belgrade afin que les Serbes tiennent leurs engagements à l’égard de l’Italie.

35 Sans renoncer à son pouvoir militaire, Joseph Joffre, avec la ténacité qui le caractérise, élargit son champ de compétence à la diplomatie : « Les grandes lignes de mon projet furent adoptées à l’unanimité, seul le principe du maintien de nos forces à Salonique fut combattu par les représentants britanniques. » 27 Il ajoute aussitôt « Je savais toutes ces difficultés que rencontrait le commandant en chef britannique. Je m’appliquai, tout en signalant au gouvernement français les obstacles que rencontrait le général Haig à essayer d’agir sur le gouvernement de Londres. Si ses vues avaient prévalu, la répercussion sur les offensives prévues

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eût été fort grave. L’intervention de notre gouvernement, jointe à l’action des grands chefs anglais, fut efficace. » 28

36 Pour Joffre, Chantilly est surtout l’occasion de renforcer son pouvoir intérieur, alors menacé, en utilisant son prestige extérieur. Il s’agit là d’une manœuvre personnelle tout à fait remarquable. Le savoir-faire et l’art de la manipulation du général en chef sont exemplaires.

37 Dès le 23 juin 1915, il est mis en difficulté. En cette journée, un repas réunit à Chantilly Joffre, Poincaré et Viviani. Le lendemain, le généralissime avance au ministre de la Guerre qu’un commandement unique ou du moins une centralisation des opérations est indispensable. Il réussit ainsi à éloigner le risque d’un limogeage en convainquant les hommes politiques qu’il réussirait mieux si l’ensemble des forces de l’alliance était sous ses ordres.

38 Au moment de Chantilly, le débat ressurgit. Joffre avance un argument massue et qui n’est d’ailleurs pas dénué de vérité. Attaqué en France par ses adversaires, il prétend être unanimement soutenu à l’étranger. « Cette confiance dont j’avais besoin [celle d’hommes politiques français] pour faire face aux écrasantes responsabilités qui pesaient sur moi était encore accrue par l’autorité morale que j’avais acquise auprès de nos alliés, aussi bien nos compagnons d’armes les plus voisins, Belges et Britanniques, que les plus éloignés, Serbes et Russes. » 29 Il évoque même le prestige dont il jouit dans des pays neutres comme l’Espagne.

39 Dès lors, il est facile de comprendre pourquoi Joffre se déclare hostile à un déplacement de compétence de la direction suprême des opérations militaires vers le ministère de la Guerre. Ce n’est pas seulement parce que le ministère est alors sous l’autorité de son ancien supérieur hiérarchique et rival depuis la bataille de la Marne, Gallieni, mais aussi parce que cela le déposséderait de sa liberté d’action. Il invoque contre ce transfert l’argument de l’instabilité ministérielle ainsi que le fait que cela pourrait amener un civil à la tête des opérations. En cela, il répond, par anticipation, à Clemenceau qui estimait, par boutade, que la guerre était une chose trop sérieuse pour être confiée aux militaires.

40 Le 17 novembre 1915, les deux Premiers ministres britannique et français se rencontrent à Paris et décident le principe d’un comité mixte permanent pour coordonner l’action des Alliés. Ce projet a pu être perçu comme une menace pour Joffre. Son pouvoir risquait d’être réduit. Chantilly peut être ainsi « lue » comme une tentative – réussie – de sa part de se maintenir à la tête de la direction militaire en élargissant encore ses domaines de compétence. La volonté d’être le grand homme de guerre de l’Entente, transparaît assez largement lors des trois journées de Chantilly au cours desquelles il instrumentalise Gilinski, Porro et Wielmans pour rejeter les accusations d’incompétence de ses adversaires français.

41 Un an plus tard, presque jour pour jour, il essaie de manœuvrer à l’identique, lors de la deuxième conférence de Chantilly des 15 et 16 novembre. Cela ne suffit plus à le sauver cette fois.

42 Cette seconde conférence correspond bien à un moment charnière de la Grande Guerre. L’union de l’Entente est réaffirmée au plan militaire, malgré des divergences encore visibles. C’est bien l’idée d’une gigantesque bataille interalliée (dont Joffre rêve visiblement d’être le maître) qui en ressort. L’année 1915 a représenté la dernière année d’une guerre que les états-majors ont pensé jusque-là pouvoir remporter avec les

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moyens de 1914. Les offensives d’Artois et de Champagne montrent à l’évidence qu’il faut désormais changer d’échelle. De ce point de vue, le discours du « grignotage » de Joffre est un aveu d’échec. Qui a le plus « grignoté » l’autre en 1915 ?

43 Dorénavant, l’Entente se trouve élargie avec l’entrée en guerre de l’Italie, les fronts sont diversifiés. Chantilly marque l’affirmation de solidarités alliées solidifiées par seize mois d’une guerre que tout le monde avait imaginé courte.

44 À bien des égards, la conférence entérine l’intériorisation de la durée de la guerre. Chantilly ouvre surtout la voie aux très grandes batailles de l’année 1916, construites autour de la puissance de feu de l’artillerie, bien plus encore qu’en 1914-1915, avec un nombre de bouches à feu énorme, de tous calibres et des approvisionnements en munitions encore inconnus. Chantilly ouvre effectivement la voie à un changement de registre dans l’effort de guerre.

45 Le problème est bien que, dans le camp d’en face, une analyse très similaire a été faite. En novembre 1915, à Pless, en Galicie, le général Falkenhayn écarte la proposition de Hindenburg de faire un effort supplémentaire sur le front de l’Est et décide une offensive sur Belfort. En décembre 1915, l’axe choisi est cette fois celui de Verdun. Mais les deux lectures, celle de Joffre et celle de Falkenhayn, se rejoignent finalement. Le front de l’Ouest est bien perçu par les deux états-majors, comme celui où doit s’obtenir la victoire et les moyens mis en œuvre pour y parvenir sont similaires. Le 21 février, anticipant la grande offensive franco-anglaise, les Allemands déclenchent l’enfer sur Verdun. Même si Joffre affirme qu’« à la vérité, cette attaque ne nous prenait pas au dépourvu », ce sont bien les Allemands qui gardent l’initiative dans l’entrée dans l’ère des très grandes batailles.

NOTES

1. KEEGAN (John), La Première Guerre mondiale, Paris, Perrin/Angès Vienot, 2003, p.250. 2. JOFFRE (Joseph), Mémoires, tome II, Plon, Paris, 1932, p. 125. 3. JOFFRE (Joseph), Mémoires, tomeII, Paris, Plon, 1932, p.161. 4. PRIOR (Robin) et WILSON (Trevor), Atlas de guerre. La Première Guerre mondiale. Traduction française avec préface de François Cochet, Paris, Autrement, 2001, p. 75. 5. Voir ORTHOLAN (colonel Henri), La Guerre 14-18, numéro 28, « Les grandes offensives de 1915, l’impossible percée », octobre-novembre 2005, p. 81. 6. JOFFRE, op. cit., p. 163. 7. JOFFRE, op. cit., p.168. 8. JOFFRE,op. cit., p. 168. 9. Voir BICER (lieutenant Abdil), «Le Grand Quartier Général français et l’offensive autrichienne de mai-juin 1916 »,Revue historique des armées, n° 4/2002, p. 93-102. 10. ORTHOLAN (colonel Henri), op. cit., p.81. 11. Tué le 28 mai 1918 à la tête de la 151e division d’infanterie. 12. JOFFRE, op. cit., p. 165. 13. JOFFRE, op. cit., p. 198.

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14. Selon BERNHARD (Jean), Gallieni, le destin inachevé, sld, p. 240, le 17 juillet 1915, Joffre aurait déclaré à René Viviani que d’ici trois mois il n’y aurait plus d’Allemands en France. Cité par Henri Ortholan, op. cit. p. 57. 15. Le 20 décembre 1915, Joffre remet à French la Croix de guerre devant un bataillon de zouaves. Le 22 décembre a lieu le premier contact entre Douglas Haig et Joffre. La passation de pouvoir occasionne quelques retards dans la planification de l’offensive de la Somme. 16. JOFFRE, op. cit., p. 172. 17. JOFFRE, op.cit., p. 163-164. 18. Chiffres cités par John Keegan, La Première Guerre mondiale, Paris, Agnès Vienot/Perrin, 2003, p. 341. 19. Note de DouglasHaig du 12 mars 1916, citée par Jean-BaptisteDuroselle, La Grande Guerre des Français, Paris, Perrin, 1994, p. 110. 20. Alexeieff prévoit notamment une action des Italiens partant de Serbie et d’Albanie, ainsi qu’une action des Russes attaquant en Galicie-Bukovine à une date où la capacité offensive des Russes serait proche de zéro. 21. BICER (Abdil), op. cit., p. 95 et p. 98. 22. JOFFRE,op. cit., p. 171. 23. Selon ORTHOLAN (Henri), op. cit., p. 81. 24. JOFFRE, op. cit., p. 166. 25. Joffre se présente lui-même dans ses Mémoires comme le penseur, le stratège fédérateur de l’Entente, même quand il consent à souligner qu’il n’arrive pas à imposer ses vues. Parlant de la fin du mois d’octobre 1915, il souligne, « comme on vient de le voir, j’avais une peine énorme à coordonner les efforts généraux de la coalition», ce qui indique clairement qu’à ses yeux, a posteriori, lui seul a légitimité pour prendre le commandement militaire de l’Entente. 26. ORTHOLAN (Henri), op. cit., p.55 27. JOFFRE, op. cit., p. 167. 28. JOFFRE, op. cit., p. 142. 29. JOFFRE, op. cit., p. 142.

RÉSUMÉS

La conférence de Chantilly de décembre 1915 semble avoir livré tous ses secrets depuis longtemps. Pourtant, une nouvelle lecture paraît s’imposer. Une vision militaire ne suffit pas à rendre compte des multiples dimensions de cette conférence, tant elle apporte la preuve de l’interférence des regards politiques et militaires. La conférence de Chantilly s’inscrit dans une série de rencontres qui ont pour but de tenter de donner une cohérence aux attitudes des différents alliés, surtout depuis l’entrée en guerre de l’Italie, le 24 avril 1915. La réunion se déroule sur trois jours et la décision qui en émerge est la nécessité de la coordination des offensives pour l’année 1916. Ainsi, pour le général Joffre, habile maître d’œuvre de cette conférence, il est possible de détruire les forces germano-autro-hongroises par une offensive générale, coordonnée entre l’Est et l’Ouest et simultanée. Mais Chantilly reflète aussi une prise de conscience générale de l’importance des facteurs économiques et la guerre est désormais pensée comme un tout.

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Chantilly, 6-8 December 1915: the Great War beats to a new rhythm. The December 1915 Chantilly conference appeared to give up its secrets long ago. Yet there is a case to be made for a fresh reading of this gathering. A military perspective alone is insufficient to account for the conference’s manifold dimensions; for all that it brings us proof of the tangled admixture at this time of politicians’ and soldiers’ viewpoints on the war. The Chantilly conference occurred as one in a series of encounters between the Allied strategists. Its goal was to try to bring coherence to the outlooks of the different Allies, especially since Italy had joined the war on 24 April 1915. The Chantilly meetings took place over three days, the outcome being agreement on the need to coordinate the offensives each of the Allies was planning for 1916. Thus for General Joffre, the conference’s skilful master craftsman, it was going to be possible to destroy the German and Austro-Hungarian armies by means of a general offensive, coordinated between the Eastern and Eastern Fronts, and launched simultaneously. However the gathering at Chantilly also reflected a generalised awareness of the importance of economic factors in the conflict, and the war henceforth was thought of as a whole.

INDEX

Mots-clés : Chantilly, Première Guerre mondiale

AUTEUR

FRANÇOIS COCHET Professeur d’histoire contemporaine à l’université Paul Verlaine-Metz.

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Mobilisation industrielle et guerre totale : 1916, année charnière

Rémy Porte

1 Aboutissement d’un processus politique, industriel et militaire entamé depuis un siècle, la forme que prend en quelques semaines la Première Guerre mondiale marque une telle rupture entre les guerres du XIXe siècle et les conflits ultérieurs qu’elle ne peut pas être comprise à partir d’une vision unilatérale de l’histoire. S’il ne s’agit pas d’une « révolution » au sens politique du terme, du moins peut-on considérer que la rapidité et l’ampleur des transformations induites par la guerre dans tous les domaines sont telles que la période est « révolutionnaire ». Tous les champs d’intervention et d’intérêt de la puissance publique sont désormais concernés : pour la première fois sur le continent européen, des nations entières sont plongées dans un conflit majeur et doivent en assumer toutes les implications quotidiennes.

Myopie collective ou logique trop parfaite du raisonnement ?

2 Au cours des années précédentes, quatre conflits principaux engagent des effectifs importants équipés « à l’européenne » et annoncent, puis confirment, de profondes transformations de l’art de la guerre : guerre russo-turque, guerre des Boers, guerre russo-japonaise, première guerre balkanique. Tous les observateurs soulignent l’ampleur des fronts continus et le développement des manœuvres d’ailes, l’utilisation du terrain et l’aménagement des organisations défensives, l’importance prise par l’armement collectif et le rôle nouveau de l’artillerie, la maîtrise des flux logistiques et la disponibilité de moyens de communication rapides et fiables. Le coût des guerres récentes est attentivement étudié : 16 milliards pour la guerre franco-prussienne de 1870-1871, 13 milliards pour la guerre russo-turque, entre 6 et 7 milliards pour la guerre des Boers, 3 milliards pour la première guerre balkanique.

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3 Dans ce contexte, les dirigeants français et britanniques, civils et militaires, s’accordent pour considérer, rationnellement, qu’un conflit européen ne peut être que de courte durée.

4 Les effectifs dont les états-majors peuvent désormais envisager l’engagement dépassent toutes les expériences antérieures, puisque les plans de mobilisation des principaux États européens prévoient de réunir sous les armes entre deux et quatre millions d’hommes. Par leur volume, ils confortent les dirigeants dans une telle vision de la guerre. Au-delà des efforts consentis pour l’équipement et la dotation initiale des troupes, il faudrait envisager si le conflit doit durer, pour des volumes jamais atteints, leur habillement, leur nourriture, le remplacement des matériels détruits ou perdus, le renouvellement des munitions… En supposant que la victoire ne soit pas obtenue rapidement par la manœuvre offensive, les plus lourdes menaces pèseraient sur la vie économique et sociale des nations belligérantes.

5 Dans ces conditions, rares sont ceux qui, comme le général Langlois ou le commandant Mordacq, pensent que « nous devons avoir la conviction profonde que la lutte doit et peut durer jusqu’à temps que nos alliés soient prêts et que la victoire restera au plus tenace » 1. Puisqu’il ne semble ni réaliste, ni logique, d’envisager un conflit susceptible de s’éterniser, aucune autorité politique, aucun département ministériel, aucune institution ne s’est préoccupée des conséquences éventuelles de l’extinction des hauts fourneaux, du ralentissement de la production minière ou de l’abandon sur pied d’une partie des récoltes. Non seulement le plan de mobilisation approuvé en 1913 ne prévoit aucun lancement de production nouvelle pour le matériel de guerre, mais les 50 000 ouvriers, maintenus à l’atelier dans trente entreprises seulement 2, sont supposés n’assurer que la reprise partielle et progressive d’un nombre limité de fabrications : la production de poudre B doit passer de 16 à 24 tonnes par jour en deux mois, puis rester stabilisée à ce chiffre ; les stocks de matières premières permettent d’usiner 600 000 obus de 75 et 10 000 obus de 155, la production devant atteindre son rythme de croisière dix semaines après la mobilisation 3.

6 Répondant au printemps 1915 au député Raiberti, qui s’inquiète des difficultés d’approvisionnement en munitions d’artillerie, Millerand, ministre de la Guerre, reconnaît que « nos approvisionnements en projectiles de 75 étaient insuffisants (…). On s’est donc trompé », mais précise aussitôt : « Beaucoup recherchent aujourd’hui les coupables. Les coupables, c’est tout le monde (…). Tous les travaux d’état-major concluaient à un approvisionnement plus grand, [mais] la dépense – à raison de 20 frs. le coup – se serait augmentée de 500 000 x 20 = 10 000 000 frs. Qu’aurait pensé de cela le Ministre des Finances ? » 4 Aucun acteur important du conflit qui s’annonce n’anticipe sur sa forme prochaine. Cette myopie collective n’est pas plus militaire que civile, mais témoigne simplement du fait que la parfaite application au problème d’un raisonnement cartésien ne suffit pas pour embrasser toute l’intensité et la complexité de la guerre à venir. L’adaptation progressive aux formes inattendues prises par la guerre s’articule autour de trois périodes : de l’été 1914 au printemps 1915, les hésitations le disputent à l’improvisation ; au cours des années 1915 et 1916, les capacités d’initiatives, l’empirisme et l’imagination se nourrissent de l’expérience progressivement acquise ; la création d’un hégémonique ministère de l’Armement de plein exercice permet progressivement à partir de 1917 de planifier les besoins et de rationaliser l’adéquation avec les ressources. Ce n’est qu’à partir de l’été 1918 que les réformes entreprises et les investissements réalisés depuis deux ans peuvent enfin donner leur pleine mesure.

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Entre incompréhensions et complexité : comment répondre aux besoins des armées et gérer la complexité d’une production industrielle moderne de masse ?

7 Le deuxième cabinet Viviani, dit « d’Union sacrée », du 26 août 1914, voit apparaître les premiers sous-secrétariats d’État spécialisés au sein du ministère de la Guerre 5, sous la responsabilité théorique de Millerand. Mais l’évolution rapide des événements ne permet pas de redresser une situation difficile, à l’issue des premières semaines de combat, les armées en campagne connaissent les plus graves difficultés d’approvisionnement. La conjonction de consommations plus élevées que prévu, la perte de sites industriels importants 6 et le démarrage difficile des productions expliquent cette première crise des munitions. Dès le 9 septembre, les télégrammes du GQG au ministre de la Guerre soulignent l’urgence des besoins 7. Alors que, dans l’improvisation, les ministères ont été repliés sur Bordeaux où un fonctionnement approximatif des services administratifs se met difficilement en place, que toutes les évaluations antérieures deviennent caduques, que la croissance des besoins est exponentielle et que la production s’effondre, chaque organisme (administration centrale, armées en campagne, établissements industriels) semble ignorer les préoccupations de l’autre et une méfiance latente se développe entre « responsables au front » et « ronds-de-cuir de l’Intérieur ».

8 Deux correspondances datées du même jour illustrent ces incompréhensions réciproques.

9 Répondant aux demandes répétées de Joffre, général commandant en chef, Millerand reconnaît les difficultés d’approvisionnement : « Je déplore, comme vous, que les constructeurs, et parmi eux les deux plus importants, ceux sur la parole de qui nous avions le plus de droits de compter, se soient déclarés, dimanche 15 novembre, hors d’état de tenir des engagements qu’ils avaient pris en leur âme et conscience » ; il impute aux armées plus qu’aux industriels une part des responsabilités : « Ils ont également à invoquer certaines circonstances atténuantes. La première et la plus importante réside dans le délai imprévu qu’exigea la mise en train d’une fabrication qui, pour beaucoup, était nouvelle (…). Le premier cri d’alarme concernant la consommation des projectiles ne me parvint que les 17 et 19 septembre », et expose la complexité et les difficultés techniques liées à la fabrication des produits finis : « Dans un délai prochain, les prévisions auraient même pu être dépassées si la question de la fabrication des gaines et des fusées avait été résolue simultanément. » Considérant en conclusion « qu’il n’est pas exact de dire que Le Creusot et Saint-Chamont se soient dégagés de leurs promesses », il admet que « si des négligences particulières ont été commises, la cause vraiment primordiale de nos déboires consiste en ce qu’une fabrication de ce genre ne s’improvise pas ; il faut beaucoup de temps pour que sa fabrication monte à son niveau normal » 8.

10 Parallèlement, dans une lettre personnelle au colonel Buat, chef du cabinet militaire de Millerand, le général Pellé, en charge de la Direction de l’Arrière, écrit : « Nous avons le plus souvent toutes les peines du monde à obtenir des directions du ministère des renseignements exacts, des chiffres et des dates, sur ce qu’elles seront en mesure de fournir. Ces chiffres et ces dates nous sont cependant indispensables pour établir des prévisions ou des

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répartitions quelconques (…) Pourriez-vous donner ordre aux directions du ministère (3e, 4e et 5e tout au moins) de nous tenir, d’une manière régulière, au courant de leurs commandes et de leurs livraisons probables. La nécessité s’est imposée pour les munitions d’artillerie que nous sachions presque jour par jour ce qui est et ce qui sera livré d’ici quelques semaines. Mais cette nécessité s’impose à des degrés et à des titres divers pour presque tout ce dont les armées ont besoin : nous venons à peine de recevoir le renseignement pour les cartouches d’infanterie, nous le voudrions aussi pour l’habillement, l’équipement, les commandes de matériels de tout ordres, etc. » 9

11 De multiples obstacles conjuguent leurs effets pour rendre toujours plus complexe et plus sensible la question de la mobilisation industrielle et des productions de guerre au fur et à mesure que s’allonge le conflit : difficultés politiques et gouvernementales après le retour du Parlement à Paris et la reprise des sessions 10 ; contraintes industrielles avec la raréfaction des matières premières, des sources d’énergie, des moyens de transport et de la main-d’œuvre ; urgences opérationnelles pour préparer les grandes offensives de rupture du front défensif ennemi et soutenir les Alliés. Lorsque le GQG demande aux services de l’Intérieur de prévoir la livraison dans tel délai de x obus ou de y véhicules, plusieurs chaînes industrielles complexes, dont chaque élément constitutif est difficilement remplaçable, sont mises en œuvre : au plan industriel, il ne suffit pas de disposer d’une chaîne de montage pour produire des camions ou d’un atelier d’emboutissage pour fabriquer des obus. De nombreuses étapes préliminaires s’échelonnent depuis l’extraction du minerai brut jusqu’à la livraison du produit fini. Or la réalisation, qualitative et quantitative, d’une phase « amont » conditionne toujours le démarrage de la phase « aval » et plusieurs dizaines de composants primaires ou semi-finis doivent être successivement combinés. À partir de la matière première livrée brut de forge, par exemple, la seule production du fusil modèle 1907 est subdivisée en fabrication de cinq sous-ensembles différents, constitués de 67 pièces détachées, pour lesquelles 900 machines et outils spécifiques sont nécessaires. La construction des pièces de ce véritable « puzzle » est effectuée dans 50 ateliers et usines appartenant à 21 sociétés différentes. Dans un contexte de pénurie générale, rien n’est simple pour les services en charge de la satisfaction des besoins des armées : en 1916, les fabrications de munitions d’artillerie concernent 24 calibres différents, du 65 au 400 mm, exigeant chacun des équipements particuliers.

12 En terme d’organisation, il faut créer de toutes pièces de nouvelles structures de concertation avec le monde industriel et imaginer les procédures de travail, construire de nouvelles usines et équiper les ateliers, prévoir les organismes chargés de la réception des produits finis et du contrôle de la qualité, faire évoluer les services existants et définir missions et responsabilités. Dans un foisonnement administratif intense, les bureaux, comités et sous-commissions naissent, évoluent, changent de dénomination et de subordination. En quelques mois, les strates successives alourdissent le schéma d’ensemble et brouillent toute visibilité.

13 Depuis le 20 septembre 1914, à l’initiative de Millerand, ont été créés des « groupements industriels régionaux » qui réunissent autour d’une grande entreprise les capacités de production, reçoivent et répartissent les commandes de l’État 11. Entre libéralisme économique et étatisation des structures de production, l’économie de guerre « à la française » est ainsi marquée dès sa création par le développement autour du ministère de la Guerre d’un réseau complexe d’intervenants contractuellement liés.

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14 À l’occasion des réunions de concertation régulièrement organisées entre le secteur productif, les services centraux du ministère et les armées, chaque intervenant présente, fort légitimement, ses obligations et ses exigences mais aucun n’a l’autorité nécessaire pour imposer des choix clairs et n’est formellement responsable de la cohérence de la politique générale, du rythme à lui donner, des objectifs à fixer et des arbitrages à établir. Par défaut, parce qu’elle assurait dès le temps de paix la gestion et le contrôle des arsenaux et établissements industriels du ministère, la 3e direction (artillerie) voit ses effectifs et ses missions croître dans le plus grand désordre, au fil des événements. Sans parvenir à en maîtriser le cours, les autorités sont contraintes de réagir dans l’urgence. Or, la satisfaction des besoins évolutifs des armées, dans les meilleures conditions de délai et de qualité, et donc la maîtrise des processus industriels dans leur globalité, conditionnent l’aptitude à la poursuite de la guerre 12. Au printemps 1915, dans un note au ministre sur l’organisation des sous-secrétariats d’État spécialisés, le colonel Buat souligne : « La Direction de l’Artillerie est devenue – à elle seule – un véritable ministère. Si l’on veut y éviter le désordre, il est de première urgence de lui donner une constitution où chacun ait sa place et ses attributions définies. À l’heure actuelle, une foule de généraux et d’officiers sont employés, dont les pouvoirs sont mal connus et les actions mal coordonnées (…) Il est grand temps de remédier à cette constitution anarchique. »

15 Quelques semaines plus tard, la « mobilisation totale de l’industrie française » est décidée et Albert Thomas prend le 18 mai la direction d’un sous-secrétariat d’État à l’Artillerie et aux Munitions (SSEAM) aux responsabilités élargies. Cette évolution ne se fait pas contre le ministère de la Guerre, mais bien à son instigation. Toutefois, survenant dix mois après le déclenchement du conflit, cette réorganisation ne peut matériellement produire ses premiers effets qu’à la suite d’un délai incompressible de mise en route.

Élargissement des missions et développement des structures du sous-secrétariat d’État

16 Reconduit dans ses fonctions lors de la constitution du cinquième cabinet Briand en octobre 1915, Albert Thomas tente de rationaliser les services centraux de son administration mais doit surtout, contraint par l’aggravation des déficits, s’employer à répondre ponctuellement à l’urgence quotidienne des besoins. Entre juin et novembre, le SSEAM connaît plusieurs réorganisations successives qui traduisent à la fois une extension progressive de ses compétences, la création de nouveaux organismes subordonnés et une évolution interne des responsabilités entre les services centraux et les services extérieurs. La cohérence d’une politique d’ensemble ne peut se faire jour que très progressivement. Au sein du sous-secrétariat d’État, il n’existe pas moins de sept généraux inspecteurs pour les questions liées à l’artillerie 13 et Albert Thomas bénéficie un an et demi plus tard du concours de douze généraux adjoints lors de la création du ministère de l’Armement.

17 Si les résultats industriels ne cessent de progresser, les difficultés croissantes (approvisionnement en matières premières en particulier) auxquelles il faut répondre, dans un contexte de coopération interalliée, se traduisent toujours par une multiplication préjudiciable des structures périphériques. De la Commission interministérielle des bois et métaux au Service de l’organisation générale de la production, de l’Office des combustibles à la sous-commission des constructions nouvelles, comités, commissions, offices spécialisés et bureaux, parfois parallèles ou

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concurrents, naissent au fur et à mesure des besoins. À partir du printemps 1916, une législation touffue, complétée par le foisonnement des textes d’application et une réglementation évolutive, traduit les efforts gouvernementaux de contrôle du secteur productif. Pour Albert Thomas, « la coordination des forces privées, soit entre elles, soit avec les administrations, résulte d’abord du contrôle institué depuis 1915 sur les établissements privés qui travaillent pour la guerre, qui de plus en plus dépendent de l’État pour le recrutement de leur personnel et leurs approvisionnements en matières premières, et dont les prix de revient sont de plus en plus surveillés et réglés par la puissance publique ». Cette politique « d’économie mixte », conforme à la tradition colbertiste de l’État français dans ses relations avec le monde industriel, porte progressivement ses fruits mais exige bientôt une nouvelle organisation des responsabilités et des missions.

D’une réponse empirique à la création d’un ministère de plein exercice

18 Prenant l’exemple du Royaume-Uni 14, le député Henri Paté propose au président du Conseil, dès le 10 juillet 1915, de « grouper sous une direction unique, ayant toute l’autorité morale et matérielle, le personnel et les services se rattachant à la fabrication des armes, des munitions, des explosifs, des engins chimiques et du matériel de guerre ». Puisque « la lutte gigantesque que notre pays soutient depuis onze mois a démontré d’une manière indiscutable l’importance capitale de l’utilisation complète et rationnelle des ressources industrielles de la nation », il dépose un projet de loi visant à créer un « ministère des fabrications de Guerre », « dans l’intérêt supérieur de l’administration de l’armée et de la défense nationale » 15. Tel est le paradoxe de l’époque : la croissance de la production est remarquable dans tous les domaines, malgré la complexité des organigrammes et des subordinations administratives qui alourdissent et allongent les procédures.

19 Les résultats obtenus au cours de la première année d’exercice malgré la persistance des difficultés encouragent les autorités à envisager, durant l’été 1916, le franchissement d’une nouvelle étape. Lors de sa déclaration ministérielle à la Chambre le 14 juin, Briand annonce qu’il invite les gouvernements alliés à étudier « l’ensemble des questions dont la solution heureuse contribuerait à assurer dans le présent la victoire commune et à en développer dans l’avenir les bienfaits durables », et à renforcer la coopération économique interalliée au plus haut niveau gouvernemental 16 pour répondre à quatre soucis majeurs : taux des monnaies et change, capacité de transport maritime, ravitaillement en matières premières, blocus économique des nations ennemies. En juillet, Albert Thomas dresse un premier bilan positif de l’action de son sous- secrétariat d’État : « Il a rallié les industriels dispersés, il les a groupés, il les a soutenu de ses avances, il a réparti entre eux les commandes, les matières premières, la main-d’œuvre : en un mot il a été la pensée directrice qui fait converger les efforts vers un but unique afin de l’atteindre aux moindres frais », mais en souligne les limites 17. À l’automne 1916, les esprits sont prêts à accepter une réorganisation majeure, ultime étape de cette montée en puissance de la mobilisation industrielle du pays.

20 Face à l’ampleur des besoins et à la complexité du processus induit, le cabinet du ministre de la Guerre adresse au président du Conseil et au président de la République un projet de texte transformant le SSEAM en ministère de plein exercice : lors de la constitution du sixième cabinet Briand, en décembre 1916, le sous-secrétariat d’État est érigé, sous le nom de ministère de l’Armement, en département ministériel. Il

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comprend désormais lui-même deux nouveaux sous-secrétariats d’État, celui des Inventions et celui des Fabrications de guerre et œuvre dans trois domaines complémentaires : économique, militaire et social. Ses compétences sont élargies à la planification des programmes futurs, à l’emploi technique des nouveaux matériels en relation avec le ministère de la Guerre et au suivi des questions sociales en liaison avec le ministère du Travail 18. L’article 1 du décret du 31 décembre 1916, signé de Poincaré, Lyautey et Albert Thomas, précise qu’il « assure la préparation, la production et l’utilisation de tous les matériels et munitions de guerre » et le nouveau ministre le décrit comme « l’organisme qui transforme et combine en puissance militaire les ressources économiques du pays ».

Un bilan exceptionnel, un résultat éphémère

21 Alors que tout, ou presque, doit être improvisé (nombre et type de matériels, choix des caractéristiques techniques, recherche des industriels, mise en place du personnel, négociation des contrats, etc.), les services de l’Intérieur sont dès l’automne 1914 soumis à l’urgence signalée des besoins et à la pression du commandement. Entre août 1914 et novembre 1918, de contre-attaques en offensives, de l’ouverture de nouveaux fronts à la recherche de nouveaux alliés, les besoins militaires croissent, quantitativement et qualitativement, dans des proportions jamais égalées. Il faut toujours plus de canons, d’obus, de fusils, de mitrailleuses, d’avions, de chars, de camions pour les armées françaises, dont l’apparence extérieure est profondément modifiée, mais aussi pour les Belges, les Russes, les Serbes, les Italiens, les Portugais, les Roumains, les Grecs et jusqu’au corps expéditionnaire américain qu’il est en très grande partie nécessaire d’équiper. L’alimentation et l’entretien d’un soldat en 1914 représentent 8 kilos par jour, il en faut au moins 13 à la fin de la guerre pour un combattant français, plus encore pour un Britannique ou un Américain.

22 Face à ces besoins énormes, continuellement en hausse, la croissance constante de la production industrielle militaire est frappante. Pour les canons, les munitions, le matériel de tranchées, les fusils, les mitrailleuses, les automobiles et les camions, les poudres et les obus, le matériel chimique et les explosifs, la courbe est toujours ascendante, parfois dans des proportions impressionnantes et dans des secteurs où personne n’attendait d’évolution particulière quelques années plus tôt. Il s’agit d’une permanente course à handicap(s) dans laquelle les usines et ateliers de fabrication tentent de répondre à des besoins nouveaux avec des ressources de plus en plus limitées ou contingentées.

23 L’intervention de l’État et de ses différents services subordonnés se fait progressivement. Rendue indispensable par l’évolution générale des conditions de déroulement de la guerre, dans un régime économique qui reste essentiellement libéral, elle ne peut cependant produire tous ses effets qu’au cours de la dernière année de guerre. En 1916, année charnière, le principe militaire de la « concentration des efforts » s’impose au secteur productif. Cette situation n’est pas sans causer des difficultés politiques ni de vifs débats parlementaires dont le gouvernement se serait bien dispensé, alors même que la politique française reste pourtant, à bien des égards, moins contraignante que celles adoptées à Londres et ultérieurement à Washington. Faut-il y voir, avec le recul, par comparaison avec les constats effectués dans le domaine social ou à propos des questions strictement militaires, la preuve d’un manque

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de courage politique des élus français ? Les contradictions qui existent entre les affirmations officielles et la réalité des faits sont telles que la question mérite d’être posée.

24 L’armée française a accompli une quasi-révolution copernicienne, au quotidien, dans la boue et le sang sur le front, dans la peine et les privations à l’arrière. La part des facteurs industriels dans la guerre moderne devient, au détriment des seules considérations militaires et tactiques, une donnée majeure du processus de prise de décision politico-militaire. La traditionnelle manœuvre militaire des grandes unités en campagne dépend toujours davantage de la manœuvre moderne des appuis et des soutiens, et donc en amont de celle des fabrications et des forces productives. « Seule la guerre apprend la guerre » 19, affirme en 1919 Joseph Bédier, professeur au Collège de France. Sans doute. L’histoire enseigne également que les leçons de la « dernière » guerre ne sont jamais directement transposables à la suivante. Dès l’armistice signé, la France aspire à la paix et souhaite légitimement retrouver dans les plus brefs délais les voies de la croissance économique et de la prospérité matérielle. Le changement de posture est rapide. Deux semaines après la conclusion de l’armistice, le ministère de l’Armement change de nom pour devenir celui « de la Reconstitution industrielle » 20. Les réalisations, l’expérience de la Grande Guerre sont déjà détournées ou oubliées : après l’échec de Paul-Boncour qui tente sans succès de faire adopter, en 1927, une loi visant à éviter les improvisations initiales dans le cadre de la mobilisation industrielle, il faut attendre 1935 pour assister à la naissance (tardive) de la Direction générale des fabrications d’armement tandis que la loi sur la mobilisation industrielle en temps de guerre ne voit le jour que quelques mois avant la Seconde Guerre mondiale.

NOTES

1. LANGLOIS (général), Revue militaire générale, octobre 1911. 2. Les poudreries conservent leur effectif du temps de paix avec 7 500 hommes, les établissements de l’Artillerie reçoivent 7 000 auxiliaires et 1 200 non mobilisables en remplacement des ouvriers partis aux armées pour atteindre 27 000 hommes, l’industrie privée travaillant pour la défense nationale bénéficiait de 2 500 sursis d’appel pour un effectif total de 15 000 hommes. 3. Sauf indication contraire, toutes les citations et les chiffres donnés dans cet article sont extraits des archives conservées par le SHD/DAT (séries N), librement consultables. 4. Lettre du ministre de la Guerre, 5 avril 1915, fonds Buat. 5. Les quatre premières créations sont l’Artillerie et les Équipements militaires, le Ravitaillement et l’Intendance, le Service de santé militaire et l’Aéronautique militaire. La pratique constitutionnelle et politique de la IIIe République donne en réalité aux sous-secrétaires d’État une très large autonomie dans leurs domaines de responsabilités. 6. L’occupation de neuf départements du Nord et du Nord-Est se traduit par la perte des bassins houiller et ferrifère des Flandres et de Lorraine. La France perd en outre 95 % de sa capacité de production en laiton, dérivé du cuivre indispensable. L’établissement d’Esquerdes produisant des explosifs, l’atelier de l’artillerie de Douai, l’usine de production de phénol de Dombasle par

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exemple ne peuvent plus contribuer à l’effort de guerre alors que les besoins augmentent rapidement. 7. On ne compte pas moins de treize correspondances, signées du général commandant en chef ou du major-général, entre le 9 (télégramme no 2887) et le 30 septembre 1914 (télégramme n° 8894). Le 19, alors que la consommation quotidienne est de 700 coups par pièce et qu’il ne reste que 150 coups dans les dépôts, les livraisons atteignent à peine 4 coups par pièce en moyenne (compte rendu téléphonique du directeur de l’Arrière). 8. Correspondance personnelle du 20 novembre 1914. 9. Lettre manuscrite du 20 novembre 1914. 10. Depuis la lettre du général Pédoya, président de la Commission de l’armée, au ministre de la Guerre, le 12 janvier 1915, le général Joffre est soumis aux demandes parlementaires permanentes « d’un droit d’examen et de contrôle sur les questions d’ordre militaire ». 11. Sept ensembles sont rapidement constitués autour des Établissements Schneider, des Aciéries de la marine et d’Homécourt, des Chemins de fer de l’État et du Midi, des Chemins de fer du PLM, des arsenaux de la marine, des établissements de l’artillerie, des industriels de la région parisienne. 12. Dans le contexte d’un développement empirique, les résultats obtenus sont pourtant significatifs et entre septembre 1914 et juin 1915, la mobilisation industrielle et financière française permet un accroissement considérable de la production : x 6 pour la réparation des freins de canons de 75, x 10 pour la construction de 75 complets, x 8 pour les autres calibres, x 5 pour la fabrication des obus, x 6 pour celle des explosifs, x 9 pour les fusils et x 45 pour les mitrailleuses. Les chiffres relatifs aux équipements techniques les plus modernes connaissent la même évolution : x 13 pour les avions, x 3 pour les appareils télégraphiques, x 6 pour les téléphones. 13. Général Jacquot pour l’ALGP et la DCA, général Perruchon pour l’artillerie montée, général de Lamothe pour l’artillerie lourde, général Mengin pour les entrepôts et les dépôts de munitions, général Chatelain pour les établissements industriels, général Camon pour les usines, général Gossot pour les études et les expérimentations. 14. Face aux revendications ouvrières qui se développent durant l’hiver 1914-1915, le gouvernement britannique tente d’abord de répondre par la pédagogie et la négociation (discours de Lloyd George, ministre du Trésor, à Bangor le 28 février 1915 : « Cette guerre ne se fait pas actuellement que sur les champs de bataille de Belgique et de Pologne, elle se fait aussi dans les ateliers de France et d’Angleterre et il faut qu’elle se fasse dans les conditions du temps de guerre»). En mars, il annonce son intention d’assurer directement le contrôle «des ateliers où l’on fabrique le matériel de guerre». Le nouveau gouvernement investi en mai 1915 voit Lloyd George prendre la direction d’un nouveau ministère, dit « ministère des Munitions » : «Les attributions de M. Lloyd George ne sont pas encore complètement définies. Il paraît certain qu’il sera chargé de toutes les questions industrielles et ouvrières (…) Il sera en réalité un ministère du Travail militaire et naval et il aura là un champ d’action très étendu » ; Rapports du colonel de La Panouse, attaché militaire français à Londres, SHD/DAT, 16N2967. 15. SHD/DAT, 6N17. 16. Les Puissances centrales ne sont pas en reste. Depuis le congrès de Dresde en novembre 1915, auquel assistent des délégués austro-hongrois, bulgares et turcs, le projet d’intégration économique des États d’Europe centrale, en commençant par l’union douanière, est à l’ordre du jour. L’hypothèse de la constitution autour du Reich wilhelmien de cette Mittel-Europa inquiète les Alliés. 17. Éditorial de Bulletin des usines de guerre, no 11, juillet 1916. 18. Décrets du 31 décembre 1916 et du 17 janvier 1917. 19. BÉDIER (Joseph), L’effort français, quelques aspects de la guerre, Paris, Éd. La Renaissance du Livre, 1919.

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20. Décret présidentiel du 26 novembre 1918, article 1er et son rapport préliminaire.

RÉSUMÉS

À l’automne 1914, les autorités françaises sont confrontées à une quadruple difficulté : les consommations de munitions dépassent toutes les prévisions antérieures, l’occupation des départements du Nord et du Nord-Est prive le pays d’une proportion importante de son potentiel manufacturier, les caractéristiques des matériels demandés par les armées changent et le secteur productif manque d’usines et de bras pour entreprendre des fabrications nouvelles. La complexité du processus industriel, dans un contexte général de pénurie croissante, se traduit dans un premier temps par une adaptation empirique des structures de production afin de répondre autant que possible à l’urgence opérationnelle, puis dans un deuxième temps par une rationalisation progressive de l’organisation et des moyens. Année charnière, d’analyse et de maturation, 1916 se termine par la signature du décret du 31 décembre qui donne naissance au ministère de l’Armement.

Industrial mobilisation and Total War: the pivotal year, 1916. In the autumn of 1914 the French authorities had to cope with a four-fold set of difficulties: consumption of munitions exceeded all pre-war estimates; the German army’s occupation of the industrial north-eastern departments deprived France of an important part of its potential military productive capacity; the technical specifications of equipment demanded by the armies were changing rapidly; and the economy’s war manufacturing sector had too few factories and too little labour to undertake new production. The complexity of industrial processes that were becoming apparent, against a backdrop of growing French impoverishment, at first prompted an empirically based modification of existing production structures so France could respond as quickly as possible to urgent operational requirements – and then, in a second phase, led to a rationalisation of the organisation and resources of the war economy. In respect of both the analysis of what needed to be done and the maturing of the solution to these difficulties, 1916 was the pivotal year – as epitomised by the signature on 31 December of the decree establishing a Ministry of Armaments.

INDEX

Mots-clés : industrie, Première Guerre mondiale

AUTEUR

RÉMY PORTE Docteur en histoire, directeur de la recherche au département de l’armée de Terre du Service historique de la Défense, il enseigne l’histoire militaire en France et à l’étranger. Il a récemment publié La Direction des services automobiles des armées et la motorisation des armées françaises (1914-1919), Lavauzelle, 2004, et La mobilisation industrielle, « premier front » de la Grande Guerre, 14-18 Éditions, 2006.

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1916 ou l’année de rupture en matière d’utilisation de l’arme aérienne

Louis Chagnon

1 Dans les premiers temps de la Grande Guerre, les aviateurs n’avaient pas une mission différente des aérostiers, ils restaient cantonnés dans le rôle d’observateurs au sein d’une aviation répartie principalement dans les corps d’armée. Mais rapidement, l’aviation militaire vit son importance grandir ; cette nouvelle arme posa un problème d’insertion dans les structures militaires de l’époque ; les structures de commandement créées pendant la guerre afin de gérer, d’organiser et d’employer le développement de l’aéronautique ne furent pas exemptes de chevauchements et de confusions. Cette extension de l’aviation militaire entraîna une spécialisation des hommes et des avions, avec l’apparition du bombardement et du combat aérien. C’était un défi à relever à la fois pour l’armée, qui devait dispenser une formation adéquate et pour l’industrie aéronautique, qui devait fournir des appareils conçus pour une mission donnée. Les premiers appareils fabriqués spécialement pour la chasse apparurent en 1915, comme le Nieuport XI dit « bébé », mais les Alliés eurent la désagréable surprise de voir surgir dans les airs, en octobre de la même année, le Fokker E-1 1, le premier avion de chasse allemand. Si ses performances restaient modestes, il fut redoutable grâce à sa mitrailleuse synchronisée avec le moteur tirant à travers le cercle de rotation de l’hélice. Les Allemands furent les premiers à résoudre le problème de l’armement pour leurs appareils, ce qui leur donna une supériorité momentanée. L’année 1916 commença donc mal pour l’aviation alliée dont les avions se révélèrent très vulnérables face au « fléau des Fokker ». Si les Allemands avaient l’arme, ils ne leur restaient plus qu’à en tirer les conséquences au niveau de l’emploi, de la tactique et de la doctrine, ce qu’ils firent à Verdun.

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La bataille aérienne de Verdun

2 La bataille de Verdun, lancée par les Allemands sous le commandement du général von Falkenhayn, débuta par une lutte pour la suprématie aérienne, deux mois avant l’offensive terrestre. Le général Hoeppner, futur responsable de l’aéronautique allemande, indiquait dans ses mémoires que l’aviation allemande avait eu pour première mission d’empêcher l’armée française de découvrir les préparatifs de l’offensive allemande en éliminant ses avions d’observation : « Dès le mois de décembre 1915, le GQG avait prescrit d’organiser méthodiquement la lutte contre l’aviation ennemie dans la région de la , où il projetait de passer à l’offensive. Tout le terrain avait été photographié avec beaucoup de soin, et il restait peu de chose à faire pour parachever la reconnaissance du secteur. On pouvait se borner à surveiller l’ennemi. C’est ce qui fut fait, et on put se rendre compte que l’adversaire ne se doutait de rien. » 2 Cependant, il reconnaissait que l’aviation allemande n’aurait pu mener à bien ses opérations si elle n’avait pas été avantagée par le mauvais temps qui perdura pendant tout le début de l’année 1916, car son nombre d’appareils était insuffisant, bien que : « Pour masquer ses préparatifs ainsi qu’elle en avait reçu l’ordre, l’armée d’attaque pouvait utiliser toute la masse des avions disponibles. » 3 Grâce à un renforcement de leur aviation, les Allemands obtinrent le but désiré. Ce ne fut que la veille de l’offensive qu’un avion d’observation français put renseigner l’état-major sur l’imminence d’une attaque. En prévision de leur offensive, les Allemands opérèrent une concentration d’avions jamais vue jusqu’alors. La Ve armée obtint le renfort de deux escadres de combat et de toutes les escadrilles disponibles. En mars, 12 escadrilles, 4 escadres de combat et 30 ou 40 monoplaces de chasse, soit en tout près de 280 avions étaient regroupés 4. Face à ceux-ci, les Français n’alignaient que 70 appareils qui ne purent soutenir l’offensive aérienne allemande. Lors de celle-ci, les aérodromes français furent bombardés, l’aviation ainsi que les ballons d’observation français furent rapidement éliminés du ciel de Verdun : « Dès son déclenchement, elles [les escadrilles de Verdun] furent littéralement débordées, et numériquement impuissantes pour remplir toutes les missions aériennes demandées. Ajoutez à cela la supériorité écrasante des escadrilles de combat ennemies qui eurent pendant quelques jours la maîtrise absolue de l’air. Nos escadrilles furent jetées hors du champ de bataille par les avions ennemis, en même temps que le canon les expulsait de leurs terrains d’atterrissage. » 5 Les Allemands avaient, pour la première fois dans l’histoire militaire, conquis la maîtrise de l’air.

3 Les conséquences en furent dramatiques pour la 2e armée française, qui subissait l’assaut sans pouvoir observer l’ennemi et régler ses tirs d’artillerie. Le général Pétain reçut le commandement de la RFV 6. Son apostrophe au commandant Tricornot de Rose le 28 février 1916 : « Rose, balayez-moi le ciel ! Je suis aveugle ! » 7, reste justement célèbre car c’était exactement le but recherché par le général von Falkenhayn. Pétain, conscient de l’enjeu de la bataille aérienne, « Si nous sommes chassés du ciel, alors c’est simple, Verdun sera perdu » 8, donna carte blanche au commandant Tricornot de Rose, chef de l’aéronautique de la 5e armée, pour redresser cette situation critique et lui confia le commandement de toute l’aviation du secteur de Verdun. Ce dernier organisa un groupement de combat autonome, comme celui qui avait été constitué lors de l’offensive de l’Artois en 1915 9 mais d’une ampleur beaucoup plus importante. Cette concentration des forces aériennes rassembla outre les escadrilles déjà présentes sur le secteur de Verdun : MF 63, C 18, C 11, N 23, les escadrilles suivantes : N 67, N 37, N 65, N 15, N 57 et N 69 dont il reçut le renfort. À celles-ci s’ajoutèrent des escadrilles de

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corps d’armée (CA) et d’artillerie lourde (AL), des groupes de bombardement comme les MF 25, GB 5 et GB 2. Il fut opérationnel en deux semaines : « Le regroupement des 6 escadrilles de chasse fut complètement réalisé le 15 mars. » 10 Pour rationaliser l’activité de cette masse de manœuvre, il créa avec l’aide du chef du service aéronautique du GQG, le commandant Barès, cinq secteurs aéronautiques correspondant aux cinq corps d’armée. Cette organisation en secteurs aéronautiques calquée sur celle de l’armée de Terre se poursuivit et se généralisa.

4 La mission donnée aux pilotes du groupe de combat était très simple ; les avions organisés en patrouilles devaient rechercher l’ennemi et l’abattre systématiquement. De nombreux « as » servirent à Verdun, comme Jean Chaput, André Chainat, Charles Nungesser, Albert Deullin, Georges Guynemer, Georges Pelletier Doisy, Georges Boillot, Georges Flachaire, Raoul Lufbery, Auguste Le Révérend, etc. Mais le plus célèbre dans cette bataille aérienne de Verdun fut Jean Navarre qui gagna le surnom de « la sentinelle de Verdun ». Ces aviateurs remplirent leur mission par une tactique nettement offensive : « Cette attitude en imposa à l’ennemi ; il cessa d’attaquer pour protéger ses avions. La liberté d’action de nos avions de CA se trouva ainsi assurée. » 11

5 Les Allemands furent les premiers à concevoir et appliquer une doctrine d’emploi de l’aviation qui ne changera guère ultérieurement, basée sur une phase de concentration afin d’obtenir les objectifs désirés dans une deuxième phase d’action. La première phase consiste à concentrer un maximum d’appareils afin de s’assurer d’une supériorité numérique. Celle-ci obtenue, la phase suivante est la phase active par l’élimination systématique de l’aviation ennemie en vue d’acquérir la maîtrise de l’espace aérien du champ de bataille. L’organisation allemande conservait cependant un défaut, l’absence du commandement unique de l’aéronautique et était déterminée par le caractère confédéral de l’État ; les aviations bavaroise, wurtembergeoise ou saxonne avaient leur propre commandement, ne relevant pas du chef de l’aéronautique.

Les implications de la guerre aérienne de « masse »

6 Les impératifs de ce combat de « masse » s’accommodaient mal de l’individualisme des pilotes chevronnés en mission au-dessus de Verdun. Les responsables des services aéronautiques, qu’ils fussent Allemands ou Français, n’avaient jamais engagé de tels effectifs de chasseurs, il en résulta des difficultés pour les utiliser méthodiquement. La bataille de Verdun demanda une organisation adaptée à un engagement massif d’appareils et l’élaboration de techniques de combat aérien. Français et Allemands en tirèrent les mêmes conclusions. Le combat individuel était dépassé, l’engagement massif d’avions nécessitait une coordination des efforts des pilotes par un regroupement, le combat aérien de groupe se substitua au combat individuel des « as ». Cela fut effectif pour le groupement de combat du commandant de Rose à la fin février, qui fut organisé en groupes de chasse sous son commandement unique. L’ordre du 29 février 1916 spécifiait : « Des reconnaissances offensives seront faites suivant un tour régulier, à des heures fixées par le commandant du groupe. Par reconnaissances, il faut entendre des croisières, ou patrouilles, de plusieurs avions volant groupés. La mission des escadrilles ou demi-escadrilles est de rechercher l’ennemi pour le combattre et le détruire. (…) Elles adopteront un dispositif échelonné dans les trois dimensions. (…) » 12 Les Britanniques dont l’aviation, le Royal Flying Corps (RFC), était sous le commandement du général Trenchard depuis la fin de l’été 1915, firent de même. Ils arrêtèrent des dispositifs de vols groupés : la ligne de

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front, la colonne et l’échelon refusé. Trenchard engagea, également, la spécialisation des escadrons britanniques. Les Alliés, qui avaient une infériorité au niveau de l’armement de leurs avions, résolurent le tir à travers le cercle de rotation de l’hélice pendant l’été 1916. Les Britanniques eurent leur chasseur à mitrailleuse synchronisée avec le Sopwith 11/2 Strutter qui fut mis en service le 3 juillet au 70e squadron de la RFC. Dans l’aviation française, quelques Nieuport XI reçurent ce système, le premier chasseur de série français à en être doté fut le Nieuport XVII, mais les premiers exemplaires à en être pourvus n’arrivèrent sur le front qu’à la fin de 1916. Le deuxième avion français à posséder un armement synchronisé fut le Spad VII, il remplaça le Nieuport XVII à partir d’octobre 1916 en commençant par la N3.

7 Les contraintes d’organisation et de tactique de combat aérien furent théorisées par certains pilotes français comme le capitaine Marcel Jauneaud 13, commandant l’escadrille 71, dans un projet de règlement de manœuvres datant de novembre 1916 14. Il fondait clairement l’action d’une escadrille sur le travail de groupe : « L’escadrille est une troupe, qui comme toutes les troupes se bat groupée et commandée. La discipline, la solidarité et l’habitude de manœuvrer en groupe font la force principale d’une escadrille. » 15

8 Le groupe sur lequel il se basait était le « quadrille », c’est-à-dire un groupe de quatre avions de même type, deux quadrilles formant une escadrille. Il théorisait toutes les formations de manœuvres et de combat : la formation de marche était en « colonne » ; la formation d’attaque était dite « en bataille » consistait en une disposition des quatre avions en carré, la pointe en avant occupée par le chef ; la formation de « rassemblement » et de « défense » consistait en une formation en « cercle » des quatre appareils.

9 Ultérieurement, le capitaine Deullin de la Spa 73 rédigea, lui aussi, ses principes concernant d’abord La Chasse en Monoplace 16 et Les Patrouilles de Chasse 17 : « Depuis l’offensive de la Somme, c’est-à-dire depuis environ un an, les conditions de la chasse ont complètement changé. À cette époque, le monoplace isolé était roi (…). L’ennemi instruit par l’expérience, coordonna ses efforts, et forma des patrouilles de biplaces et des patrouilles de monoplaces parfaitement disciplinées. Leur cohésion leur permit d’abord de résister aux attaques isolées, puis de prendre l’offensive et de descendre assez facilement les Français qui se risquaient de l’autre côté des lignes. Après quelques essais infructueux ou mêmes cuisants, nos chasseurs durent se convaincre que l’ère de l’isolé était finie et qu’il fallait chercher autre chose. » 18 Si le capitaine Deullin se trompait sur la chronologie de l’apparition du combat de groupe chez les Allemands qui apparut beaucoup plus tôt, ses conclusions sur le combat aérien rejoignaient celles de Marcel Jauneaud.

10 Les Allemands connurent la même évolution en mettant au point des techniques de chasse plus élaborées grâce au célèbre « as » allemand, Oswald Boelcke. Avec Max Immelmann, ils élaborèrent des tactiques d’attaque qui rendaient la chasse d’autant plus redoutable qu’elle maîtrisait la technique du tir à travers le cercle de rotation de l’hélice. En mars 1916, il reçut le commandement de la première escadrille de chasseurs, Fliegerstaffel,stationnée à Sivry-sur-Meuse qui inaugura la technique de combat aérien en échelons de chasse formés de 6 avions. Il substitua le combat d’escadrille au combat individuel. Cette Fliegerstaffel était le précurseur des Jagdstaffeln créées à l’été 1916 qui ne seront plus rattachées à l’armée de Terre. Les chasseurs auparavant dispersés dans les escadrilles d’observation des armées furent réunis dans ces Jagdstaffeln par 10 ou 12 Fokkers, mais leurs activités n’étaient pas encore sous un commandement unique et dépendaient trop des initiatives individuelles. Oswald

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Boelcke théorisa ses principes du combat aérien sous la forme de sept commandements. Le général Hoeppner lui rendit hommage dans ses mémoires : « Si, dès cette époque, la supériorité numérique de l’ennemi ne s’est pas fait sentir d’une manière trop écrasante, nous le devons principalement à l’énergie et au sentiment du devoir de Boelcke. Son Fokker se montrait toujours supérieur aux appareils ennemis. Dès le 12 mars 1916, il avait abattu dix avions ; aux victoires succédaient les victoires. » 19

La bataille de la Somme

11 Le 1er juillet 1916, les troupes britanniques et françaises se lancèrent à l’assaut sur le front de la Somme. L’expérience de la bataille de Verdun servit et la préparation aérienne fut minutieuse. Les unités de chasse et de bombardement furent préalablement concentrées ; la chasse s’installa sur le terrain de Cachy d’où le nom de « groupe de chasse Cachy » pour désigner cette concentration de chasseurs commandée par le capitaine Félix Brocard. L’organisation de l’aéronautique restait basée sur celle des troupes de l’armée de Terre. Les Français alignaient 113 chasseurs. Les Britanniques, commandés par le général Sir Douglas Haig, alignaient 185 appareils 20 de son Royal Flying Corps, toujours sous le commandement du général Trenchard. Celui-ci était acquis à la nécessité d’obtenir la suprématie aérienne sur l’aviation allemande, condition préalable à la victoire des troupes terrestres. Sa conception de l’aéronautique militaire s’accordait avec celle du commandant Barès, tous deux considérant l’avion comme une arme résolument offensive. Il fit connaissance avec le commandant du Peuty avec lequel il eut également des idées convergentes. Ils estimaient que la technique du barrage pour interdire le survol d’un espace donné par l’aviation ennemie n’était pas en mesure d’empêcher l’intrusion d’un ennemi résolu. Ils avaient par conséquent poussé à l’élaboration de la stratégie aérienne des Alliés fondée sur l’offensive.

12 En face, les Allemands avaient « cinq escadrilles de campagne, trois escadrilles d’artillerie et environ trente monoplaces de chasse » 21. La faiblesse de sa chasse ne permit pas à l’aviation allemande de résister à l’offensive aérienne alliée : « En particulier, la supériorité de son aviation dépassait toutes nos prévisions, et lui donnait dans les airs une maîtrise à peu près incontestée ; la faible aviation allemande avait rapidement été réduite à l’impuissance par l’engagement en masse des escadrilles ennemies, et rien n’empêchait plus ces dernières de faire l’exploration, de participer aux attaques, et même d’exécuter des reconnaissances lointaines. » 22 Les Alliés bénéficièrent de la mise en service de trois nouveaux chasseurs, le Spad VII, le Nieuport XVII et le Sopwith Strutter 1 1/2. Les reconnaissances, les photographies aériennes, les repérages d’objectifs pour l’artillerie et pour les bombardiers comme les gares de chemin de fer furent menées sans crainte de la chasse ennemie. Ils conservèrent la supériorité aérienne pratiquement pendant toute la bataille, ce qui permit aux avions d’observation de remplir leurs missions : « Pour toute l’aviation d’observation, la bataille de la Somme est une source d’éloge. » 23 Les Allemands tentèrent de redresser la situation mais trop tard. Douze Jagdstaffeln furent créées entre août et septembre 1916. Dotées des nouveaux chasseurs de la firme Albatros, les D-I et D-II, appareils des plus redoutables puissamment armés, surclassaient les appareils alliés Nieuport XI ou Airco DH-2. Parmi ces escadrilles, celle de Boelcke qui avait reçu l’ordre de créer sa propre escadrille, la Jagdstaffel 2, officiellement créée le 10 août 1916, ne fut opérationnelle qu’en septembre 1916, à

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l’arrivée des nouveaux Albatros D-I et D-II. Boelcke avait recruté les meilleurs aviateurs allemands dont Erwin Boehme, Hans Reimann et Manfred von Richthofen. Sa tactique de combat restait la même, l’escadrille opérait en échelons de chasse constitués de plusieurs avions opérant en groupe. Le 17 septembre 1916, il organisa une patrouille de cinq Albatros et chaque pilote abattit son avion britannique. Les Allemands n’avaient pas voulu dégarnir le front de Verdun pour celui de la Somme. Si, avec l’arrivée des Jagdstaffeln et la généralisation des principes du combat aérien prônés par Boelcke, la situation se redressa en faveur des Allemands à partir de septembre, ce redressement arriva cependant trop tard pour inverser le sort de la bataille de la Somme, la chasse française totalisa 106 avions allemands abattus et 170 probables, à cela s’ajoutaient 14 drachen incendiés avec les fusées Le Prieur 24.

Les leçons de Verdun et de la Somme

13 Quels furent les impacts de Verdun et de la Somme sur la conception et l’emploi de l’aéronautique ?

14 Ces deux batailles mirent en évidence le rôle fondamental de l’aviation dont les missions ne pouvaient plus être considérées comme secondaires : « Les batailles livrées en 1916 ont mis en lumière le rôle sans cesse grandissant de l’Aéronautique. » 25 ; « Elles [les batailles livrées en 1916] ont en outre mis en lumière le rôle important de l’Aéronautique pendant le combat (…). » 26 Le GQG des armées de l’Est demanda, à la fin de 1916, que cette importance de l’aéronautique soit reconnue et inscrite dans l’instruction du 16 janvier 1916 visant « le but et les conditions d’une action offensive d’ensemble » 27 par la rédaction d’une annexe : « Les batailles livrées en 1916 ont confirmé la valeur des principes exposés dans l’Instruction du 16 janvier 1916 visant le but et les conditions d’une action offensive d’ensemble. Elles ont en outre mis en lumière le rôle important de l’Aéronautique pendant le combat : il paraît donc nécessaire de compléter l’instruction du 16 janvier par une Note Annexe relative à l’emploi de l’Aéronautique. » 28 C’était, en quelque sorte, une consécration pour la chasse qui voyait ses missions venir aux premières préoccupations.

15 Au début de 1916, il existait trois conceptions sur l’aviation de chasse : « 1°/‑ L’aviation de chasse est inutile. Il suffit que les avions de CA ou de bombardement puissent se défendre. (…) 2°/‑ La deuxième conception offre déjà plus de ressources puisqu’elle admet la création d’appareils de chasse, mais elle est également infirme car elle est également exclusivement défensive. C’est la répartition des avions de chasse entre les escadrilles de CA pour la protection des appareils. (…) 3°/‑ La troisième est celle de ces grandes unités, groupes d’escadrilles, opérant offensivement sous un commandement unique. C’était la moins répandue, et surtout la plus difficile à admettre, car elle impliquait au début de gros sacrifices, de la part des avions de combat, contraints journellement à livrer combat dans les lignes ennemies ; et de la part des avions de CA qui, pendant que se livre la grande lutte pour la maîtrise de l’air vont rester sans protection. » 29

16 Après Verdun et la Somme, le problème de la conquête de la supériorité aérienne était devenu incontournable. Celle-ci relevait des missions de l’aviation de chasse et si, auparavant, des officiers pouvaient estimer que l’aviation de chasse était inutile parce qu’il suffisait d’armer correctement les avions de CA ou de bombardement, cette opinion n’était plus soutenable. La prise de conscience du rôle déterminant de l’aviation de chasse était liée aux leçons des batailles de Verdun et de la Somme qui

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avaient mis en évidence la nécessité d’acquérir la supériorité aérienne et de maîtrise de l’air sur l’aviation ennemie, condition indispensable pour mener à bien les opérations terrestres. Ainsi le général Foch affirmait sans ambages dans une lettre datée du 23 novembre 1916 : « Les opérations de la SOMME ont fait ressortir d’une façon éclatante la nécessité absolue de posséder la supériorité aérienne. C’est grâce à cette supériorité que nos escadrilles d’observation et nos ballons ont pu travailler dans de bonnes conditions tandis que les avions et ballons ennemis étaient condamnés à rester loin et bas dans leurs lignes. » 30 Les notions de supériorité aérienne et de maîtrise de l’air furent assimilées par les états- majors et devinrent des missions requérant toutes leur attention. Le général Foch demandait tout logiquement à ce que les escadrilles de chasse soient augmentées : « Il devient donc indispensable, pour que notre aviation puisse conserver dans la prochaine bataille la supériorité acquise, qu’elle soit puissamment et rapidement renforcée. Les efforts doivent être concentrés sur la réalisation de deux améliorations suivantes : augmentation du nombre d’escadrilles de chasse ; remplacement des avions d’observations actuels par des avions d’un type supérieur. » 31

17 Car effectivement les batailles de 1916 avaient démontré que la guerre aérienne se déroulait également dans les bureaux d’études des constructeurs de l’aéronautique et dans leurs usines. Chaque nouvel appareil qui apparaissait devait être supérieur aux derniers appareils de l’ennemi. Une lutte s’établit sous la forme d’une concurrence dans les performances techniques des avions de combat, d’abord sur l’armement avec le tir à travers le cercle de rotation de l’hélice, la puissance des moteurs et les qualités de vol des appareils. Les avions d’observation utilisés étaient complètement dépassés et devaient être absolument remplacés comme les Caudron ou les Farman. Ce fut ce que demanda le général Foch : « Les avions d’observation actuellement en service (Farman, Caudron) ne répondent plus aux nécessités de la situation. Trop lents, limités dans leur tir par de grands angles morts, ces avions ne peuvent ni sortir par les grands vents, ni lutter contre les avions ordinaires d’observation et de barrages ennemis qu’ils sont appelés à rencontrer au cours de leurs missions et pour lesquels ils sont, au dire même des aviateurs allemands, une “proie facile”. Il est donc de toute urgence de les remplacer par des avions plus rapides (150 km à l’heure) et plus aptes au combat. » 32

18 La création des groupes de combat (GC) par l’instruction du 10 octobre 1916 fut la conséquence directe des leçons tirées des batailles de Verdun et de la Somme. La supériorité aérienne ayant été comprise comme un préalable à la victoire terrestre, il était indispensable de créer des groupes de chasseurs spécialisés dans cette mission : « L’expérience a montré qu’il était nécessaire, pour lutter dans de bonnes conditions contre l’aviation ennemie, de disposer dans les secteurs actifs d’escadrilles particulièrement entraînées au combat aérien, réunis en groupe agissant sous les ordres d’un même chef. » 33 C’était établir une doctrine d’emploi de l’aviation qui officialisait le groupement effectué par de Rose à Verdun. Quatre groupes de Combat furent ainsi fondés à la fin de 1916. Leur missions étaient ainsi définies : « 1°/‑ combat offensif contre les avions ; 2°/‑ destruction des drachen ; 3°/‑ attaque des troupes à la mitrailleuse ou à la bombe ; 4°/‑ reconnaissance et liaisons avec les armées voisines ; 5°/‑ exceptionnellement, protection des avions d’escadrilles de CA ou d’artillerie ; barrage. » 34

19 Cette aviation de combat était considérée comme une aviation d’offensive dont la mission première était de liquider l’aviation ennemie mais paradoxalement la tactique

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préconisée par l’instruction était défensive, elle reprenait la tactique du barrage en la généralisant : « Le commandant du groupe fait exécuter en permanence des croisières sur le front de l’armée ou du groupe d’armées, croisières qui, à certains moments, pourront être doublées, triplées… C’est le seul procédé qui permette à l’aviation de combat d’intervenir rapidement contre les avions ennemis. » 35 Dans la pratique, les « croisières » se firent plus agressives et les pilotes français n’hésitèrent pas à aller plus en profondeur derrière les lignes allemandes pour chasser les avions ennemis. Mais la destruction de celle-ci et des drachen n’était pas la seule mission des groupes de combat, le GQG leur assignait également des missions d’appui au sol par l’attaque des troupes ennemies à terre : « Dès qu’il est avisé de la présence de troupes rassemblées ou en marche, d’embarquements ou de débarquements de troupes, etc., le commandant du groupe les fait attaquer à la mitrailleuse ou à la bombe. Les jours de bataille, cette mission prend une importance particulière. » 36

20 Une note sur l’emploi des groupes de combat, datée de février 1917, précisait que le but de l’aviation de chasse par la supériorité aérienne qu’elle assurait, était de permettre aux avions d’observations de remplir leur mission : « Il faut, avant tout, permettre à notre Aéronautique de remplir les différentes missions de reconnaissances, de réglages, de surveillance, de commandement, de liaison avec l’infanterie, de bombardement, de ravitaillement, qui lui sont dévolues dans la bataille. » 37 Le moyen que cette note préconisait pour parvenir à ce résultat était : « Pour cela ; détruire d’abord ses principaux adversaires, avions de chasse et de combat ennemis. C’est le premier devoir de notre aviation de combat, le but vers lequel tous les autres doivent s’effacer s’ils nuisent à son accomplissement. » 38 Les groupes de combat étaient par l’effet de masse qu’ils opposaient à l’aviation ennemie, la première généralisation d’une doctrine d’emploi de l’aviation pour s’assurer de la supériorité aérienne.

21 Si l’importance du rôle de l’aviation militaire et de la chasse en particulier fut admis, elle n’en demeurait pas moins qu’un simple moyen. Les chasseurs n’étaient là que pour assurer la sécurité de l’aviation d’infanterie et d’artillerie dont le rôle est le plus fondamental. Cette opinion se retrouvait également chez des commandants de groupes de combat. Ainsi s’exprimait le chef d’escadrons Massenet de Marancour, commandant le GC 14 : « Contrairement à l’opinion générale et m’appuyant sur l’autorité de militaires anciens tel Clausevitz (sic), je me permettrai de faire observer que le but de la guerre n’est pas la destruction de l’ennemi. D’accord avec les meilleurs auteurs, je rappellerai que le but premier est d’imposer sa volonté à l’adversaire, et qu’en cette occurrence la destruction n’intervient que comme moyen ? De quoi s’agit-il ? L’aviation, si l’on excepte l’Aviation spéciale de Bombardement, n’est après tout qu’une agence de renseignements, de même que l’Artillerie une entreprise de démolition. Nous voulons 1° obtenir pour nous tous les renseignements désirables (renseignements d’infanterie, d’artillerie, réglages, photos éloignées, etc..) 2° interdire à l’ennemi le travail que nous mêmes effectuons. C’est à faciliter cette double tâche que se borne pour moi le rôle de l’aviation de combat. » 39 Le commandant du GC 11 exprimait, lui aussi, exactement la même opinion : « L’aviation dans la bataille doit travailler en liaison étroite avec les autres armes. L’infanterie décidant en dernier ressort, c’est à elle qu’il faut toujours remonter. L’artillerie travaille pour elle. Ce sont donc les avions d’infanterie et d’artillerie qui doivent être considérés comme la base de l’aviation. L’aviation de combat a pour rôle de les éclairer, de les protéger, de créer autour d’eux une zone de sécurité la plus étendue possible. » 40 Pour ces officiers qui exprimaient l’opinion la plus générale, la bataille se gagne à terre et non dans les airs pourtant leurs groupes de combat avaient pour première mission

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de détruire l’aviation ennemie. Ce texte introduisait un autre débat de doctrine au sein des aviateurs : la supériorité aérienne est-elle une fin en soi où simplement un moyen ?

22 À partir du moment où des officiers responsables de la mission de supériorité aérienne considéraient que leur rôle n’était que le moyen pour l’infanterie de gagner la bataille, il était évident que dans ces conditions, il n’était pas question de donner une quelconque indépendance à l’aéronautique militaire, elle devait rester sous le commandement des forces terrestres. Le commandant Barès qui était l’avocat d’une aviation autonome dut donner sa démission en février 1917 et le général du Peuty le remplaça à la tête du service de l’aéronautique du GQG.

23 La bataille de Verdun exprima très clairement le rôle devenu primordial de l’aviation dans la guerre. Elle fut la première bataille qui commença par une lutte pour la suprématie aérienne et comme l’accrédita le maréchal Pétain : « Verdun, comme on l’a dit souvent depuis, ce fut vraiment “le creuset d’où était sortie l’aviation française” » 41. La bataille de la Somme ne fera que confirmer cette importance grandissante de l’arme aérienne. Cependant il faudra attendre mai 1918 et la constitution de la division aérienne du colonel Duval pour que ce principe de la conquête de la suprématie aérienne trouve toutes ses implications concrètes. Cette évolution dans l’art de la guerre fut d’affirmer la responsabilité des aviateurs, combattants d’une aéronautique désormais considérée par beaucoup comme une arme à part entière. Cela permit à ceux-ci de prendre conscience de leur spécificité et de leur identité au sein de l’armée française. La conclusion logique de cette reconnaissance du rôle primordial de l’aéronautique aurait dû déboucher sur l’octroi de leur autonomie au sein des forces armées. Mais celle-ci leur fut refusée. Les aviateurs devront patienter encore quelques années pour enfin l’obtenir.

NOTES

1. E pour Eindecker. 2. HOEPPNER (général von), L’Allemagne et la guerre de l’air, Paris, Payot, 1923, p. 89. 3. Ibid., p. 89-90. 4. Ibid., p. 90 ; SCIACCO (Gaëtan), « La bataille aérienne de Verdun », 1916. L’émergence des armes nouvelles dans la Grande Guerre, actes du colloque organisé pour le 80e anniversaire de la bataille de Verdun sous la direction de Claude Carlier et Guy Pedroncini, Paris, Economica, 1997. 5. Rapport du capitaine Orthlieb, adjoint au commandant de l’aéronautique de la Xe armée, p. 26, SHD/DAA, A 277. 6. Région fortifiée de Verdun. 7. CHAMBE (général), « Le commandant de Rose, créateur de l’aviation de chasse », Forces aériennes françaises, n° 229, octobre 1966, p. 389. 8. Idem. 9. Rapport du capitaine Orthlieb, adjoint au commandant de l’aéronautique de la Xe armée, p. 13, SHD/DAA, A 277. 10. En fait 7 escadrilles, rapport du capitaine Orthlieb adjoint au commandant de l’aéronautique de la Xe armée, p. 29, SHD/DAA, A 277.

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11. Rapport du capitaine Orthlieb adjoint au commandant de l’aéronautique de la Xe armée, p. 29, SHD/DAA, A 277. 12. Cité par le général Voisin dans La doctrine de l’Aviation française de combat au cours de la guerre (1915-1918), Paris, Berger-Levrault, 1932, p. 2. 13. Il écrivit deux livres dans les années vingt, l’un sur l’évolution de l’aéronautique et l’autre sur l’aviation militaire et la guerre aérienne. 14. SHD/DAA, A 20. 15. SHD/DAA, A 20, les majuscules sont de l’auteur. 16. DEULLIN (capitaine), La chasse en monoplace, juin 1917, SHD/DAA, A 89. 17. DEULLIN (capitaine), Les patrouilles de chasse, novembre 1917, SHD/DAA, A 89. 18. DEULLIN (capitaine), Les patrouilles de chasse, novembre 1917, SHD/DAA A 89. 19. HOEPPNER (général von), L’Allemagne et la guerre de l’air, Paris, Payot, 1923, p. 92-93. 20. GARDNER (Brian), La grande offensive, Somme 1916, Paris, Les presses de la cité, 1963, p. 86. 21. HOEPPNER (généralvon), L’Allemagne et la guerre de l’air, Paris, Payot, 1923, p. 117. 22. Ibid., p. 118-119. 23. ORTHLIEB (commandant), L’aéronautique, Hier-Demain, Paris, Masson, 1920, p. 45. 24. MORIZON (Alain), « L’aviation française en 1916 », RHA, no 3, août 1966, p. 49. 25. Projet d’annexe à l’instruction du 16 janvier 1916, SHD/DAA, A 188. 26. RENOUARD, Note pour le commandement de l’aéronautique, SHD/DAA, A 88. 27. Idem. 28. RENOUARD, Note pour le commandement de l’aéronautique, 20 novembre 1916, SHD/DAA, A 88. 29. Rapport du capitaine Orthlieb adjoint au commandant de l’aéronautique de la Xe armée, p. 27-28, SHD/DAA, A 277. 30. Lettre du général Foch datée du 23 novembre 1916, SHD/DAA, A 88. 31. Idem. 32. Idem. 33. Instruction sur les groupes de combat, février 1917, SHD/DAA, A 89. 34. Idem. 35. Idem. 36. Idem. 37. Note sur l’emploi des groupes de combat, février 1917, SHD/DAA, A 89. 38. Idem. 39. MASSENET de MARANCOUR (chef d’escadrons), Note pour la rédaction d’un règlement sur l’aviation de combat, SHD/DAA, A 89. 40. Capitaine commandant le groupe de combat n° 11, Principes généraux de l’aviation de combat, 3 juillet 1917, SHD/DAA, A 89. 41. PÉTAIN (Philippe), La bataille de Verdun, Paris, Payot, 1930, p. 26.

RÉSUMÉS

L’année 1916 fut une année charnière dans l’histoire de l’aviation militaire dans le sens où celle- ci s’imposa comme une arme essentielle dans la préparation et l’exécution des offensives terrestres. La bataille de Verdun fut la première bataille qui commença par une lutte pour la supériorité aérienne. Cette importance du facteur aérien fut intégrée par les alliés et appliquée

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lors de la bataille de la Somme. Depuis, le combat pour acquérir la maîtrise de l’air est devenu le gage indispensable de la victoire dans les batailles terrestres.

1916 – a pivotal year for military aviation. The year 1916 was a pivotal one in the history of the military use of aviation, in so far as it was at this time that aircraft confirmed their essential role in the preparation and execution of offensives by ground forces. The Battle of Verdun was the first battle to open with a preliminary struggle to win air superiority. The new-found importance of the air factor was integrated by the Allies into the planning and conducts of the Battle of the Somme later this same year. Ever since that time the battle to gain mastery in the skies has become the indispensable precursor and requirement for victory in land battles.

INDEX

Mots-clés : aviation, Première Guerre mondiale

AUTEUR

LOUIS CHAGNON Professeur certifié d’histoire, titulaire d’une maîtrise d’histoire contemporaine, travaille comme chargé de recherches au département de l’armée de l’Air du Service historique de la Défense.

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Verdun 1916 : un choix stratégique, une équation logistique

Allain Bernède

La stratégie indique « …la meilleure voie qui conduit à la bataille ; elle dit où et quand on doit se battre, tandis que la tactique dit comment il faut se servir des différentes armes dans le combat, c’est-à-dire comment on doit se battre. » Comte Helmuth von Moltke (1800-1891).

1 À partir de l’été 1915, après plus d’un an de guerre, il est manifeste que Allemands et Français sont en train de s’épuiser. Aussi les deux belligérants, chacun à sa manière, vont-ils tenter de sortir de l’ornière et de trouver un moyen pour gagner la guerre avant qu’il ne soit trop tard.

La conception allemande : Verdun, un choix stratégique raisonné

2 Pour les Allemands, les derniers succès sur les fronts russe et serbe n’ayant pas été suffisants pour l’emporter, le chef du Grand État-Major général, Erich von Falkenhayn, estime qu’en attaquant les Français, déjà usés par la perte de plus de 600 000 morts, il aura les moyens de « briser leur moral » et de les contraindre au renoncement. Ainsi, dans le sillage de la pensée du comte von Moltke, le haut commandement allemand jette-t-il son dévolu sur la place de Verdun.

3 Verdun, la ville aux onze sièges, tous couronnés de succès, la dernière place française évacuée le 13 septembre 1873, semble être une victime expiatoire toute désignée du fameux traité de partage de l’empire de Charlemagne en 843 comme de la saisie des Trois évêchés par Henri II en 1552. Présentant du point de vue stratégique un certain nombre d’avantages dont les deux principaux sont l’éloignement du front britannique et la proximité du très important camp retranché de Metz, Verdun apparaît encore,

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pour les Allemands qui raisonnent en termes de chemin de fer, comme une sorte de protubérance du front français mal reliée à l’arrière.

4 Alors que depuis la fin 1914, les produits des conserveries, boucheries, scieries, etc., de la région de Spincourt en avant des Hauts-de-Meuse étaient transportés vers des fronts plus actifs grâce aux quatre lignes de chemin de fer construites par les Français avant la guerre, courant 1915, la situation s’inverse. Amélioré par Deutscher Feldeisenbahnen, ce réseau ferré est désormais employé à la constitution, à l’abri des sous-bois, de la base d’opérations qui, disposant des ressources de la place de Metz, se déchaînera le 21 février 1916.

5 Le problème de la circulation dans la plaine marécageuse de la Woëvre est surmonté grâce à la réalisation d’un réseau de voies ferrées de 0,60 m en utilisant comme ballast de grandes quantités de mâchefer tirées du bassin de Briey. Par ailleurs, le capitaine Hans Marguerre, un ingénieur de formation, dont la mission est de « consolider le front en y installant de solides positions défensives » organise une « usine à béton » qui, alimentée en électricité par un moteur diesel, fournit du béton pour construire les socles des pièces d’artillerie et édifier les abris pour les troupes.

6 À partir de l’automne 1915, plus de mille pièces d’artillerie, dont 640 de gros et de très gros calibres, sont installées. Parmi elles, trois canons de 380 mm 1, des Lang Max S KL/ 45 (Max le Long), selon la dénomination officielle, nécessitent la réalisation d’importantes infrastructures et l’organisation d’une logistique spécifique.

7 Pour mettre en place ces engins, destinés initialement à équiper les cuirassiers de type « Bayern », il a fallu couler d’impressionnantes cuves en béton pour recréer un environnement comparable à celui du pont d’un navire de guerre. Leurs obus arrivaient, en éléments séparés, en gare de Longuyon et étaient amenés à proximité par voie ferrée. Transbordés sur des wagonnets circulant sur une voie ferrée de 0,60 m, renforcée pour supporter de lourdes charges, ces obus de 750 kg la pièce étaient assemblés sur place dans des tunnels aménagés à cet effet. Opérationnel à partir de l’automne 1915, le canon de Duzey, près de Spincourt, s’est manifesté pour la première fois le 1er octobre en tirant, en deux heures, un total de 16 obus sur Verdun.

L’option française : point de priorité pour Verdun

8 Depuis le début des hostilités, le front de Verdun n’a jamais été une priorité. Durant la bataille de la Marne (6-12 septembre 1914), le commandant de la IIIe armée, le général Sarrail, a été rappelé à l’ordre par le GQG qui lui a imposé de colmater la brèche de Revigny dans le sud meusien au détriment de la liaison avec Verdun.

9 Toutefois, depuis la fin septembre, avec la constitution du saillant de Saint-Mihiel, la rupture de la voie ferrée no 19 et le retour offensif ennemi sur Vauquois, plaçant la voie ferrée no 4 sous le feu du canon adverse dans le secteur d’Aubréville, la situation de grande vulnérabilité est parfaitement identifiée.

10 Dès le 1er décembre 1914, la 10e section des chemins de fer de campagne a été chargée de l’exploitation et du renforcement du chemin de fer, à voie métrique, appelé le Petit Meusien. Durant l’année 1915, le ballast de la voie, les traverses, les rails ont été remplacés, les infrastructures améliorées et le parc de locomotives renouvelé. Des gares ont vu leurs quais allongés. Certains tronçons, comme celui de Rembercourt-aux-Pots à

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Beauzée, ont été doublés. Bilan de tous ces travaux : le tonnage transporté est passé de 10 000 tonnes par mois début 1915 et de l’ordre de 25 à 30 000 un an plus tard.

11 Par ailleurs, dès le 29 janvier 1915, le Grand Quartier Général (GQG) a étudié la faisabilité d’un contournement d’Aubréville sur la ligne no 4 pour relier directement Blercourt à Clermont-en-Argonne par voie normale ou, à défaut, par voie de 0,60 m. Toutefois, d’autres secteurs ayant été décrétés prioritaires, ces projets, dont l’importance des travaux n’a échappé à personne et dont l’utilité est jugée incertaine, ont été ajournés.

12 C’est donc l’option routière qui a été retenue en mars 1915 avec l’élargissement à sept mètres du chemin de grande communication (GC 6) assurant la liaison avec Bar-le-Duc pour permettre le passage de trois voitures de front et faciliter ainsi la circulation des convois. Suivant cette logique, le projet de voie ferrée dite 6 bis à écartement normal allant de Nettancourt/Sommeilles à Dugny a été abandonné au profit de la construction d’une ligne 4bis en vue de l’offensive de Champagne de septembre 1915.

13 Cependant un constat s’impose : à partir d’avril 1915, les Français ont construit autour de Verdun environ 35 km de voies ferrées à écartement normal pour l’essentiel au profit des canons d’artillerie lourde (ALVF). Quant au réseau en voies de 0,60 m (Decauville), il n’a rien à envier aux réseaux « Kleinbahn » et « Föderbahn » allemands.

Fortification permanente : la crise de confiance

14 Depuis la chute, « jugée rapide », des forts belges en 1914, les affaires des forts du Camp des Romains, près de Saint-Mihiel, et de Manonviller, en avant de Lunéville ; la fortification permanente connaît une crise de confiance qui a amené le GQG à décider, au terme d’une directive du 20 octobre 1914, à « réduire au strict minimum les garnisons des forts », la défense des ouvrages devant se faire autour d’eux.

15 Puis, durant l’été 1915, les fortes demandes en artillerie lourde ont conduit le gouvernement à céder aux pressions du GQG et à l’autoriser, par un décret du 5 août, à retirer des forts leurs garnisons et leurs armes au profit des armées en campagne.

16 Ainsi, lors de sa prise de fonction le général Herr 2 à la tête de la toute nouvelle région fortifiée de Verdun (RFV), reçoit-il de son nouveau chef, le général Dubail commandant le groupe d’armées de l’Est (GAE), des instructions particulièrement autoritaires : « La défense du territoire dépend exclusivement des armées en campagne. Le désarmement des places, dont le rôle n’est plus acceptable, peut seul nous procurer sans délai l’artillerie lourde indispensable à nos armées. »

17 Dès lors, le système s’est trouvé comme gangrené et les très importants besoins de l’offensive de l’automne 1915 en Champagne ont fait le reste : plus de 95 pièces d’un calibre supérieur ou égal à 120 mm ont été enlevées !

18 Force est de constater que, dans ce contexte, les fortifications de campagne n’ont pas bénéficié de toute l’énergie nécessaire tandis que les récriminations, même fondées, de certains officiers, également parlementaires mobilisés, tel le lieutenant-colonel Driant, député de Nancy, commandant une brigade de chasseurs au Bois des Caures, ont fini par créer un climat délétère.

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19 Très critiqué, Joffre s’est rebiffé quand Gallieni, ministre de la Guerre, lui a fait savoir que des comptes rendus lui signalaient « des défectuosités dans les régions de Toul et de Verdun » !

Divergences de vues au sein du haut commandement

20 Le 16 janvier 1916, s’appuyant sur des renseignements faisant état de transferts d’artillerie et de rassemblements de troupes dans la région allant de Sedan aux abords de Metz, le général commandant la RFV met encore le général Joffre en garde sur le risque de voir Verdun « faire l’objet d’une puissante attaque ».

21 Or, aux yeux du 3e bureau du GQG, Verdun demeure un secteur non prioritaire. Ses officiers portent toute leur attention sur les fronts de l’Oise et de la Somme et entendent ne pas se laisser détourner de la préparation des offensives d’ensemble décidées lors de la conférence d’état-major des pays de l’Entente 3 réunie à Chantilly du 6 au 8 décembre 1915.

22 Néanmoins, le 23 janvier, impressionné par la convergence de nombreux indices, celui de la destruction des clochers en particulier, le 3e bureau du GQG prescrit au groupe d’armées du Centre (GAC) de renforcer en artillerie le secteur nord de Verdun et de mettre en réserve entre Bar-le-Duc et Souilly, un corps d’armée tout en lui enjoignant de conserver une posture telle qu’il puisse être enlevé par voie ferrée pour une autre région.

23 Quant au général de Castelnau 4, après trois jours d’inspection sur place, il ne conclut pas comme le fait de façon péremptoire le 3e bureau « que toutes les précautions ont été prises en temps voulu pour parer à une tentative allemande de ce côté ». S’il se montre relativement nuancé dans son rapport écrit, il aurait, selon certains dires, été bien plus sévère verbalement, mettant en cause les généraux Dubail et Herr. Ces propos acerbes semblent bien avoir quelques fondements si l’on en croit les écrits du général de Bazelaire, commandant le 7e CA. Celui-ci, ayant rendu visite au général Herr dans le cadre des reconnaissances en vue d’une éventuelle intervention au profit de la 3e armée en Argonne, écrit dans ses Souvenirs de guerre : « Il me remit un plan directeur sur lequel il y avait en effet, tellement de zones concentriques en vert, jaune, violet, rouge, bleu qu’à la simple inspection on pouvait être tranquille. Mais tout cela était du trompe-l’œil, des projets et non de l’existant. »

24 Finalement, compte tenu de la situation, Castelnau plaide pour que soient maintenues sur place deux divisions 5 pour « pousser avec une extrême diligence » ; les travaux destinés à améliorer les 112 kilomètres de front, combler les importantes lacunes en matière de boyaux, barbelés, etc., et réaliser les 2e, 3e voire 4 e positions, autant de tâches, précise-t-il « actuellement au-dessus des capacités de la RFV avec ses quatre divisions d’infanterie et deux brigades de territoriaux ».

25 Il est certain que les conceptions que se font ces deux officiers généraux, Herr et Castelnau, de la garantie du front de Verdun sont radicalement différentes.

26 Herr, l’artilleur, considère Verdun comme un véritable réceptacle d’artillerie dont la vulnérabilité est encore accentuée par la précarité de sa ligne de ravitaillement et l’isolement, au-delà de la vallée inondable de la Meuse, d’une partie du système défensif.

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27 À l’inverse, pour Castelnau, la Woëvre « est une vaste dépression au sol imperméable au parcours difficile en dehors des routes pendant la mauvaise saison ». Tout imprégnés de la vision du haut commandement qui est de « ne pas perdre un pouce de terrain », les Français doivent impérativement rester accrochés au relief des Hauts-de-Meuse de façon à éviter « d’être cloués sur la rive gauche de la Meuse ».

Au GQG : le 3e bureau refuse de se laisser hypnotiser par Verdun

28 Les Allemands ayant, à l’évidence, brouillé les pistes, d’âpres discutions s’instaurent au sein du GQG français.

29 Le 2e bureau analyse la situation en termes d’activité dans la profondeur : depuis le début du mois de décembre, les photographies prises lors des reconnaissances aériennes signalent le développement inquiétant des voies de 0,60 m derrière le front ennemi et d’insolites activités dans les gares de Nantillois, Vilosnes, Romagne-sous-les- Côtes, Muzeray, Barancourt, Chambley, Conflans, etc. D’après Pierrefeu 6, le colonel Dupont, « avec une assurance impressionnante, affirmait que le coup serait porté sur Verdun. Ses services de renseignements lui signalaient un renforcement constant des effectifs et des batteries dans la région nord de Montfaucon, vers les jumelles d’Ornes et, généralement, sur les deux rives de la Meuse. Des divisions d’élite se massaient aux environs d’Hattonchâtel. Il avait constaté la présence de gros obusiers autrichiens ramenés du front oriental. Enfin, un peu partout dans la même région, des travaux étaient entrepris par l’ennemi, qui ne laissaient aucun doute en son esprit. Mais avec son scepticisme habituel à l’égard du 2e bureau qu’il accusait ironiquement de dramatiser la situation, le 3e refusait de se laisser hypnotiser par Verdun. La Champagne, l’Artois offraient également un terrain possible aux attaques. »

30 Depuis la fin 1915, jugeant sur sa propre expérience et étant intimement persuadé de « l’impuissance des attaques isolées », le 3e bureau du GQG s’est convaincu que, même si Verdun devait être la première cible, cette attaque serait « une manœuvre de déception », au sens actuel du terme 7, qui n’aurait d’autre objet que celui de piéger sur ce point du front un volume important des réserves françaises. D’ailleurs, argumente-t-il, une note du 2e bureau, datée du 11 février, ne classe-t-elle pas en tête des « hypothèses les plus sérieuses », une action sur Arras où sur Reims-Châlons, et ne qualifie-t-elle pas les autres allégations de « faux bruits » !

31 Ainsi confronté aux diverses hypothèses du 2e bureau, bien que la concentration de six corps sous le commandement du Kronprinz impérial ait été établie et que les préparatifs de l’ordre du 27 janvier prescrivant l’attaque pour le 12 février aient été décelés par les troupes au contact, le 3e bureau s’estime toujours fondé à considérer que la Champagne, « offrant des avantages stratégiques » certains, peut être la véritable cible.

32 En fait, le 3e bureau du GQG s’est trompé car il raisonne selon des critères français ! Craignant une rupture du front qui menacerait Paris, le 3e bureau réfléchit en termes de stratégie opérationnelle, et à la place de l’adversaire, pour se poser la question de savoir, « comment faire tomber Paris ? », alors que pour Falkenhayn, se situant sur le terrain de la stratégie politique, il s’agit « d’amener le gouvernement français à renoncer à la lutte ».

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33 Dans de telles conditions, les dires des déserteurs du XVe corps allemand annonçant « un bombardement de cent heures » suivi d’une attaque, sont d’autant plus aisément mis sur le compte de la tentative de « manipulation » car, sur le terrain, rien ne semble corroborer ces déclarations.

34 Les abris, les fameux stollen, sont éloignés de la ligne de front et il n’y a pas de parallèles de départ. Sauf en cinq endroits, deux sur la rive gauche, Béthincourt et Bois-des- Forges et trois sur la rive droite, Bois-de-Consenvoye, Bois-des-Caures et Moulin d’Ornes ; les lignes ennemies sont situées à plus de six cents mètres. Il est donc difficile dans ces conditions d’admettre un assaut sur un tel découvert.

35 D’ailleurs, si tel devait être le cas, le 3e bureau estime encore possible « d’arrêter la masse ennemie sur [des] organisations défensives avec un minimum de forces, puis prendre, (…), l’offensive avec la majeure partie de nos réserves, en profitant de l’inévitable usure des forces ennemies dépensées dans l’attaque ».

36 Exaspérés par les mesures visant les officiers brevetés 8, certains d’entre eux se claquemurent dans leur raisonnement, refusent d’entendre les témoignages du front qui parlent des travaux « d’une ruche effervescente » chez l’ennemi et se laissent aller à des écarts de langage peu compatibles avec la rigueur des travaux d’état-major.

37 Bref, sur le cas de Verdun, personne n’est d’accord mais il serait toutefois parfaitement inexact d’affirmer que le secteur a été laissé à l’abandon.

38 Dès son retour à Chantilly, Castelnau prend la main et parvient à faire décider, avec prise d’effet le 1er février, que le secteur de la RFV soit étendu jusqu’à Avocourt, qu’elle passe du GAE 9 au GAC et qu’elle soit renforcée en artillerie lourde 10.

39 Il sait pouvoir trouver en la personne du colonel Jacquand, son ancien chef du 3e bureau 11, assez de convergences de vues pour être en mesure de continuer à peser sur les destinées de ce front. Alors que sur place, toutes les unités de la RFV s’adonnent, malgré la pluie et la neige, aux travaux de terrassement ; le colonel Jacquand, qui a bien compris le danger que représentait l’artillerie accumulée par l’ennemi, fait signer par le général de Langle de Cary une directive prescrivant de « réduire au minimum l’occupation de la ligne avancée et de réserver les renforts pour la défense des autres positions échelonnées dans la profondeur ».

40 Le GQG, gardien de l’orthodoxie doctrinale qui, sous la pression du monde politique, est très préoccupé par la perte de la moindre parcelle de terrain, craignant de voir là un début d’abandon, s’insurge. Toutefois Jacquand, appuyé par Castelnau, n’est pas désavoué. Le GAC peut continuer, en interne, à prendre des mesures propres à faire face à ses nouvelles responsabilités.

41 Le message est également compris dans certains bureaux du GQG. Ainsi logiquement, confirmant l’option routière en cas de problème sur Verdun, le général Raguenau, aide- major à la direction de l’arrière, fait-il mettre en place à Bar-le-Duc, le 19 février, une commission régulatrice automobile dirigée par le capitaine Doumenc.

42 Ce jour-là, traversant l’Argonne pour se rendre à Verdun, le général Joffre explique aux généraux de Langle de Cary et Humbert, commandant respectivement le GAC et la IIIe armée qui l’accompagnent, « sa philosophie de la vie, (…) faire son devoir sans préoccupation personnelle ; pratiquer la justice ; en cas de déception, ne pas se laisser démonter (…) » 12.

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L’instant de vérité

43 Dans la soirée du 19 février, après une semaine d’un temps exécrable dans la région de Verdun, le vent tourne et, soufflant de l’est, balaye les nuages.

44 Le lendemain, le dimanche 20, alors qu’un beau soleil d’hiver éclaire les Hauts-de- Meuse pétrifiés par le gel, Castelnau alerté par Jacquand, suivant sa propre logique, et à contre-courant de tous, fait prélever dans les Vosges le 20e CA pour le faire diriger sur Bar-le-Duc et promet l’arrivée du 1er en provenance de Vitry.

45 Ce même jour, devant le président de la République en visite au GAC, le général de Langle de Cary affirme qu’il s’attend à « une attaque sur Verdun ou le front de Champagne (…), critique les opérations partielles, qui nous usent sans profit, [il dit croire] à la grande importance du front d’Orient, [ne pas avoir] beaucoup de confiance dans la possibilité de percer et déclare qu’en tout cas, on ne pourra procéder que par coups de bélier successifs. » 13

46 Le 21 février, à partir de 7 h 15, sans le moindre frémissement préalable, un déluge de feu (Trommelfeuer) s’abat sur le secteur du front de la RFV d’Avocourt (rive gauche) aux Éparges (rive droite).

47 À 8 heures 15, la ville de Verdun est atteinte par des obus de 150 et de 380 puis c’est au tour de la ligne de chemin de fer n° 4 de recevoir des projectiles de 150 et 210. Un zeppelin lance des bombes vers Sommeilles-Nettancourt et de nombreux avions 14 attaquent les gares de Revigny, Semaize, Bar-le-Duc et Nançois-Tronville.

48 À cet instant, le trafic est interrompu à la hauteur d’Aubréville. Certes une des deux voies refonctionnera vers 22 heures mais, une locomotive ayant déraillé un peu plus tard sur un entonnoir d’un obus de 150 à Courcelles, il faudra attendre le 3 mars à 19 heures pour que la continuité de la ligne soit rétablie.

49 La place de Verdun semble vouée à l’anéantissement ! Toutefois, les défaillances seront finalement relativement peu importantes et les hommes pris dans le chaudron de Verdun se battront avec l’énergie du désespoir pour colmater la brèche que l’ennemi tente d’ouvrir entre le Bois-des-Caures et Vacherauville.

50 Le lendemain, 22 février, grâce à l’heureuse anticipation de Castelnau, les unités du 20e CA du général Balfourier, commencent à débarquer dans la région de Ligny-en-Barrois, Bar-le-Duc et Revigny mais un profond malaise se fait sentir au sein du GQG : le 3e bureau est manifestement pris au dépourvu par l’ampleur des événements survenus à Verdun.

51 Immédiatement, à Paris, le gouvernement s’émeut et le président du Conseil, en personne, Aristide Briand, se rend à Chantilly pour y rencontrer le généralissime. De jeunes officiers du 3e bureau ayant soutenu devant lui qu’il « ne faut pas avoir la superstition du terrain », la réaction est immédiate : « Toute perte du territoire national est insoutenable. » Joffre, sortant à peine de son mutisme habituel, confirme qu’il « est nullement question de se replier sans combattre ».

52 Désormais, les choses sont donc verrouillées. Sur place, le commandement, qui ne peut pas abandonner la moindre parcelle de terrain au profit d’une éventuelle manœuvre, doit s’organiser pour « tenir ».

53 Depuis le quartier général du GAC à Avize 15, le 25 février, alors que Castelnau est en train de se rendre à Verdun, il désavoue le général de Langle de Cary et confirme dès 5 heures 45, par message adressé au général Herr, les ordres du général en chef et

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prescrit « de la façon la plus formelle que le front de Verdun entre Douaumont et la Meuse et le front est sur la ligne des Hauts-de-Meuse doivent être tenus coûte que coûte. La défense de la Meuse se fait sur la rive droite, il ne peut être question que d’arrêter l’ennemi à tout prix sur cette rive. » Discipliné et rompu aux techniques d’état-major, le général Herr obtempère.

54 Depuis la veille, l’état-major de la 2e armée, stationné à Noailles dans l’Oise, a été prévenu d’avoir à se transporter dans la région de Bar-le-Duc et le général Pétain a été convoqué à Chantilly pour le lendemain, le 25, à 8 heures 16.

55 Pendant ce temps, sur place à Verdun, Castelnau veille à ce que la défense s’accroche sur la rive droite de la Meuse.

56 Le 27 février, alors que Castelnau est déjà reparti pour Chantilly, après avoir passé la journée de la veille sur le terrain, en début de la matinée, Pétain ayant défini les secteurs de responsabilité 17 donne ses ordres : « Enrayer à tout prix l’effort que prononce l’ennemi sur le Front de Bataille de Verdun. Toute parcelle de terrain qui serait arrachée par l’ennemi donnera lieu à une contre-attaque immédiate ». Puis, les décisions étant prises et l’instant étant aux exécutants, le général Pétain laisse le soin à son état-major de travailler. Atteint d’une double pneumonie, il va se coucher.

De la mise en œuvre

57 Dès la soirée du 21 février, à la demande de la Commission régulatrice de Bar-le-Duc, le général Herr a signé l’ordre no 15 : « La route de Bar-le-Duc à Verdun est interdite de la manière la plus absolue à tout convoi à chevaux ou toute voiture hippomobile isolée. Toutes les voitures automobiles s’engageant sur cette route devront se conformer aux consignes qui leur seront données par le Service de Surveillance. »

58 La voie routière est mise en œuvre. Les trois groupements automobiles, soit dix-huit groupes de camions (6 à 3 tonnes et 12 à 2 tonnes) 18 qui se trouvaient stationnés dans la région de Vitry-le-François/Châlons-sur-Marne, sont bientôt rejoints dès le 25 février par celui de la 2e armée (7 groupes de camions) suivi des cinq groupes prélevés sur les 1re, 5e et 7e armées, soit finalement un total de 3 900 véhicules organisés en 175 sections automobiles, le tout servi par environ 9 000 hommes dont 300 officiers.

59 Très rapidement encore, la « Régulatrice » a fait admettre, à l’imitation de ce qui se faisait déjà pour le trafic par voie ferrée, qu’il n’y aurait point de transbordement mais des ruptures de charges à effectuer sur des dépôts dits « de l’avant » et dans lesquels les unités viendront s’approvisionner par un système d’abonnement 19.

60 Sur la route, point de mesure systématique 20 mais des consignes simples indiquées sur le terrain par toute une série de poteaux et de pancartes.

61 La circulation est contrôlée par un officier indépendant de la prévôté et les régulateurs 21, 225 hommes répartis sur les carrefours des 75 kilomètres de la route allant jusqu’à Baudonvillers près de Saint-Dizier, ne sont pas de simples plantons mais des personnels actifs qui, munis de consignes, sont en mesure de régler les incidents mineurs de trafic, les autres relevant de leurs 19 officiers et 30 gradés 22.

62 L’entretien est assuré par des travailleurs : 12 heures par jour, de 6 à 18 heures, et en cas de mauvais temps (neige, verglas, dégel, etc.), 24 heures sur 24 sur ordre de la commission régulatrice.

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63 L’état-major de Souilly attache une si grande importance à ces problèmes qu’il fait de la planification du transport une mesure obligatoire et permanente. Un de ses officiers supérieurs, chargé de la direction du service des routes travaille en étroite liaison tant avec la « Régulatrice » ainsi qu’avec un officier de la DES (direction des étapes et des services) du GAC pour résoudre les problèmes quotidiens tels que celui de la redéfinition des conditions de ravitaillement à partir des routes transversales en cas d’intempéries graves ou autres aléas. En dehors des axes couverts par cette commission, l’entretien des routes et des chemins relève de la responsabilité des commandants de groupement.

64 À la date du 22 mars, la route Bar-le-Duc-Verdun a déjà transporté environ 48 000 tonnes de munitions, 6 400 de matériel et de l’ordre de 263 000 hommes, soit environ 600 camions par jour pour le matériel et 800 pour les hommes. Ainsi 65 divisions vont- elles monter à Verdun par cette route à laquelle Maurice Barrès confèrera après la guerre le titre de « Voie sacrée » 23.

65 Ainsi au total, plus de 2 400 000 hommes et environ 2 000 000 de tonnes de vivres, munitions et matériel ont transité par cette route tandis que des milliers de blessés ont encore été évacués.

66 Plus de 700 000 tonnes de calcaire ont été extraites des carrières ouvertes de part et d’autre de la chaussée et déversées par des tombereaux hippomobiles tandis que 10 000 territoriaux, répartis sur sept cantons, armés de pelles et de pioches, les ont jetées sous les roues des camions de plus de quinze marques différentes 24.

67 Le matériel, comme les hommes, a été mis à rude épreuve. Une crise d’approvisionnement en bandages pour les roues des véhicules a même, un temps, failli interrompre le trafic. Pour faire face, les conducteurs ont dû tenir leur poste pendant plus de 10 jours d’affilée et conduire jusqu’à 18 heures par jour.

68 Si le recours à la voie routière est conforme aux décisions antérieures, il n’en demeure pas moins, qu’à l’expérience, l’importance du nombre de blessés et le trafic largement perturbé 25, voire interrompu, sur la voie ferrée à la hauteur d’Aubréville entraînent le renvoi des évacuations sanitaires 26 soit sur le Petit Meusien ou par « la grande ligne », les blessés et malades étant transportés en automobile jusqu’à Clermont-en-Argonne ou aux Islettes.

69 Certes, le Meusien est en mesure de livrer 60 % des vivres et 80 % des fourrages de la 2e armée 27, un complément de munitions de 200 tonnes par jour et d’évacuer encore 500 blessés mais le GQG a parfaitement saisi que la sauvegarde de Verdun, montée en ligne des unités, ravitaillement, évacuations, etc. ne peut se faire que si la voie routière est soutenue par la mise en œuvre d’une voie ferrée à écartement normal, la seule susceptible d’être capable de rendre les services demandés.

70 Ainsi, dès le 4 mars, la construction de la ligne 6bis entre Sommeilles/Nettancourt et Dugny, soit 57 km, est-elle entamée.

71 D’abord à voie unique, la 6bis est rapidement doublée sur le trajet de Souilly à Sommeilles, soit sur 44 km 28. Deux embranchements permettent d’accéder l’un de Souilly à Dombasle-en-Argonne et l’autre de Fleury-sur-Aire à Clermont-en-Argonne. Le premier, achevé le 21 juin, est à l’origine des épis d’artillerie lourde sur voie ferrée (ALVF) près de Baleycourt pour les deux obusiers de 400 qui tireront à la fin de l’année sur le fort de Douaumont. Quant au second, sa livraison retardée par la construction d’un pont de 28 m sur l’Aire, il ne sera mis en service que le 25 septembre. Les délais

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sont imputables à l’ampleur du chantier qui a vu dix bataillons de territoriaux et un de 700 Indochinois ainsi que de nombreux travailleurs algériens et malgaches, des prisonniers allemands, déplacer quelque 420 000 m3 de terre.

72 Contrairement à une idée reçue, la logistique de Verdun ne tient pas à une seule ligne de ravitaillement mais à un véritable maillage de routes et de voies ferrées pouvant donner lieu à des solutions de secours en cas de blocage.

Éléments de conclusion

73 Si l’erreur des Français a été de prêter leur propre raisonnement aux Allemands au lieu de tenter de percer leurs intentions, les Allemands de leur côté se sont fourvoyés sur les capacités matérielles et morales de résistance de leurs adversaires car comme le dit l’un de leurs rapports : « Qui aurait pu penser que, privés de toute communication ferrée, ces démons de Français, au lieu d’abandonner un secteur condamné, aurait trouvé le moyen de monter sur une chaussée une double ligne de camions automobiles, immense chaîne sans fin, gigantesque courroie de transmission, qui roulant jour et nuit, comme sur deux poulies, entre Bar-le-Duc et la place, alimenterait sans relâche et pourvoirait infatigablement de bataillons, d’obus et de bouches à feu ce champ de carnage et d’horreur ? »

74 Ainsi, comme l’affirme Paul Valéry : « Souvent la bataille d’ensemble gagnée sur la carte est perdue en détail sur les coteaux. »

75 Si le Poilu, érigé en héros, a été effectivement le grand vainqueur de ce dramatique affrontement, l’observateur attentif ne manquera pas de remarquer, la clairvoyance de Castelnau qui permit d’anticiper sur l’action à venir et la compétence du général Pétain dont le fameux « Courage, on les aura ! » de l’ordre du jour du 9 avril sonnait comme un double message : le premier, adressé aux troupes engagées au combat pour leur indiquer que, grâce à la noria des divisions et au dispositif de ravitaillement mis en place, il était désormais possible de « tenir Verdun » 29; le second, une flèche décochée en direction de certains officiers du 3e bureau du GQG qui estimaient que la rotation des unités sur Verdun serait préjudiciable à la préparation de l’offensive de la Somme 30.

BIBLIOGRAPHIE

Sources documentaires et bibliographie

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GRAS général(Yves), Castelnau, ou l’art de commander (1851-1944), Denoël, 1990.

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LEFEBVRE (Jacques-Henri), Verdun, Édition du Mémorial (11e), 1995.

LE HÉNAFF (colonel), BORNECQUE (capitaine), Les chemins de fer de l’Est et la guerre, Librairie Chapelot, 1922.

MARCHAND (André), Les chemins de fer de l’Est, Berger Levrault, 1924.

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POINCARÉ (Raymond), Au service de la France, neuf années de souvenirs, Verdun 1916, Plon, 1932.

Archives

Chemins de fer, archives SNCF

Reims, réf : DV 23 OA, notes rassemblées par Yves Massotte.

Service historique de la Défense, département de l’armée de Terre :

18 N 285-286 ; 19 N 400 à 413 ; 19 N 428 à 431 ; 19 N 509 ; 26 N 1283 à 1285.

NOTES

1. Soit 38 cm selon la nomenclature allemande. 2. Le général Coutanceau, gouverneur de Verdun, ayant énergiquement protesté contre ces mesures, a été relevé de ses fonctions. 3. France, Grande-Bretagne, Russie, Belgique et Italie. 4. Imposé comme adjoint à Joffre par le président du Conseil, Aristide Briand, il est tout de suite en butte aux officiers du 3e bureau du GQG. 5. La 51e DI immédiatement et la 48e plus tard. 6. Jean de Pierrefeu, affecté au GQG à compter du 23 novembre 1915 à la suite d’une blessure, est le rédacteur du communiqué quotidien officiel. 7. « Déception », définition OTAN : « Ensemble de mesures destiné à induire l’ennemi en erreur par la manipulation, la distorsion ou la falsification des évidences pour le pousser à agir de façon préjudiciable à ses intérêts. » 8. Aux termes d’un récent décret « les officiers brevetés ne doivent pas s’éterniser dans les états-majors et n’y doivent être employés qu’après avoir servi dans la troupe. » 9. Le général Dubail ne semble pas porter un grand intérêt à la RFV. 10. Soit 14 groupes d’artillerie lourde. 11. Castelnau a quitté le commandement du GAC début décembre 1915. 12. HUMBERT (Jacques), La vie de mon père, le général Georges Humbert (1862-1921), 1981 (collection Association Mondement), p. 103. 13. POINCARÉ (Raymond), Au service de la France, neuf années de souvenirs, Verdun 1916, Paris, Plon, 1932, p.77.

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14. Les Allemands disposent de 12 feldfliegerabteilung (escadrilles) de 8 avions chacune, 4 kampfgeschwader (groupements de combat) de 36 avions chacun et une quarantaine de monoplaces de chasse. 15. Au sud-est d’Épernay. 16. L’état-major de la 2 e armée a été retiré du front pour travailler sur les futures opérationsdécidées lors de la conférence de Chantilly de décembre 1915. Par ailleurs, n’ayant point encore subi les remaniements prescrits par le décret sur le roulement des officiers, cet état- major s’avère plus homogène que les autres. Castelnau sait pouvoir compter sur le général Pétain, connu pour son sang-froid, mais également sur la compétence du colonel de Barescut et du lieutenant-colonel Zeller qui ont servi sous ses ordres en 1914. 17. Quatre secteurs, trois sur la rive droite : groupements Guillaumat, Balfournier et Duchêne et un sur la rive gauche, Bazelaire. 18. Les groupes composés de camions de 3 tonnes sont affectés au transport de matériel du génie à partir des gares de Bar-le-Duc et Baudonvillers tandis que 4 groupes composés de camions de 2 tonnes ou autobus sont capables d’enlever simultanément 4 brigades ; un groupement a été conservé en réserve et sert de renforcement pour les autres unités et de complément pour les vivres que le Meusien n’est pas en mesure d’absorber. 19. En vigueur dès les premiers jours de mars, pour la rive droite : Maison Rouge : groupement Guillaumat ; Billemont pour Maistre (puis Nudant) ; Lemmes pour Baret (qui se sert éventuellement aussi à Billemont) ; Heippes pour Duchêne. Pour la rive gauche Dombasle, à partir du 16 mars, la voie de 0,60 m est utilisée pour transporter des vivres entre les Islettes et Dombasle et au-delà de Dombasle les munitions. 20. Par exemple, les camions du service routier pourront circuler dans les deux sens, sous réserve qu’en cas de croisement, ils laisseront la priorité aux convois. 21. Les premiers « régulateurs » sont les cavaliers territoriaux du 4e hussards. 22. Des sanctions sont prévues contre ceux qui ne le respecteraient pas (elles seront appliquées). 23. Raymond Poincaré a scellé, le 21 août 1922, la première des 57 bornes de la route reliant Bar-le-Duc à Verdun, classée route nationale par la loi du 30 décembre 1923. 24. Camions des marques, Ariès, Barron-Vialle, Berliet, Cottin-Degouttes, De Dion-Bouton, Delaunay-Belleville, La Buire, Latil, Lorraine, Luc Court, Panhard-Chatillon, , Renault, Rochet-Scheneider, Saurer, Scheneider, Vermorel, White… 25. Une douzaine de trains par nuit dans le meilleur des cas. 26. Ainsi que la multiplication des hôpitaux de Nixéville jusqu’à Bar-le-Duc. 27. Soit, fin mars environ 528 000 hommes et 169 000 chevaux et mulets. 28. Le premier tronçon, Nettancourt-Souilly, est mis en exploitation dès le 17 mai tandis que le second, retardé par les travaux de récupération de nuit des rails et traverses sur la ligne 19 inutilisée entre Dugny et Saint-Mihiel, le sera le 21 juin. 29. Il s’agit là d’une tentative d’endiguer ce que le commandement appelle pudiquement « fléchissements du moral », c’est-à-dire de véritables relents de défaitisme qui amènent certains hommes à se laisser faire prisonniers. 30. Prévue pour le 1er juillet.

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RÉSUMÉS

En opposant la conception allemande du choix stratégique raisonné à la position du 3e bureau du GQC français qui refuse de se laisser hypnotiser par Verdun, l’auteur pose les bases de l’équation logistique que les Français auront à résoudre. D’une part, le haut commandement français ne parvient pas, malgré de nombreux indices, à percevoir le danger sur Verdun. Toutefois, contrairement à un certain nombre d’idées reçues, il ne néglige pas complètement l’aménagement des voies de communication de ce front. À l’inverse, les Allemands, qui raisonnant en termes de chemin de fer, considèrent ce secteur, à la valeur hautement symbolique, comme vulnérable. Bien qu’ayant le relatif avantage de pouvoir faire varier les points d’impact des différentes attaques, et donc de disposer ainsi d’une relative liberté de manœuvre, ils ne parviennent pas à annihiler la capacité de résistance des Français. L’observateur attentif ne manquera pas de remarquer, la clairvoyance de Castelnau et la compétence du général Pétain dont le fameux « Courage, on les aura ! » atteste de la réactivité des Français capables désormais de tenir !

Verdun 1916: strategic choice, logistical equation. The article sets up the bases of the logistical equation the French had to resolve during the Battle of Verdun by contrasting the strategic conception of the Germans (that of a ‘a rational strategic choice’) with that of the French GQG which ‘refused to let itself be mesmerized by Verdun’. On the one hand, the French high command, in spite of a number of warning-signs, failed to grasp the extent of the danger hanging over their positions at Verdun. Nevertheless, contrary to some of the ‘received wisdom’, they had not completely neglected to improve the communication and re-supply routes behind this part of the French front. In contrast, the Germans, who thought in terms of railway movements, considered this very symbolically important sector to be vulnerable. Although having the advantage of being able to vary the point of impact of their different attacks, and thereby enjoying a relative freedom of operational manoeuvre, the Germans were unable to destroy the French capacity for resistance. The careful observer cannot fail to notice the far-sightedness of General de Castelnau and the professional competence of General Pétain whose famous rallying order – “Have courage – we’ve get them !” bore witness to the revived ability of the French troops henceforth to hold onto their positions.

INDEX

Mots-clés : Première Guerre mondiale, Verdun

AUTEUR

ALLAIN BERNÈDE Général de brigade (2s) est breveté de l’École supérieure de guerre et docteur habilité en histoire. Il a publié sur le thème de la Grande Guerre de nombreux articles et deux ouvrages : Verdun 1916, le point de vue français, Éditions Cénomane, 2002 ; « La Lorraine 1914-1918 : les sentiers de la Mémoire », Le Magazine de la Grande Guerre, 2006.

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La gendarmerie dans la bataille de Verdun (février-octobre 1916) Maintenir l’ordre sous le feu

Louis Panel

1 La bataille de Verdun reste le symbole la Grande Guerre. Avec raison, l’Europe y a vu l’expérience paroxystique de la guerre de tranchée. Des unités nombreuses y ont été massées sur un terrain réduit. La violence, en terme de méthodes de combat et de conditions de vie autant que de pertes, ainsi que la durée inédite de l’affrontement, ont marqué un franchissement dans le conflit, une progression dans la « brutalisation » des combattants 1. Côté français, plus d’un million de soldats ont été rassemblés autour de cette petite sous-préfecture de la Meuse pour livrer trois cents jours d’une bataille apparaissant comme décisive. Dès lors, une question s’est posée au commandement avec une acuité nouvelle : comment faire régner l’ordre et maintenir les soldats dans l’obéissance dans de telles conditions ? Alors que les premiers grands mouvements collectifs d’indiscipline voient le jour 2, les problèmes du maintien de l’ordre aux armées et de la police militaire ont mis en avant une force jusqu’alors peu considérée par les généraux français : la gendarmerie.

2 Certes, le regain d’intérêt manifesté par le haut commandement à l’égard des gendarmes aux armées apparaît surtout dans le contexte de la crise de 1917, occasion de profondes réformes en faveur de l’Arme. Pourtant, l’expérience de Verdun peut apparaître, sinon comme un laboratoire, du moins comme le révélateur de la nécessité des mesures prises en faveur de la force publique par le commandant en chef en 1917, lequel avait vu à l’œuvre, et commandé en haut lieu, les gendarmes du Verdunois.

La gendarmerie du Verdunois avant 1916

3 Lorsque éclate la guerre, l’arrondissement de Verdun, commandé par un capitaine, appartient à la 6e légion de gendarmerie. Après la bataille des frontières, toutes les unités du secteur subissent l’invasion. Deux d’entre elles, les brigades d’Herbeuville et de Fresnes-en-Woëvre, sont d’ailleurs citées, en septembre 1914, pour avoir contenu

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quelque temps l’avancée allemande. Toutefois, pendant la bataille de la Marne, le repli des gendarmes de la Meuse est général, et ce n’est qu’à la fin de septembre qu’une douzaine de brigades du secteur, dont celle de Verdun, rejoignent leurs résidences 3. Elles sont donc dans leurs murs, responsables de l’ordre et de la sécurité des populations durant les combats de 1915, et notamment pendant l’offensive de la Woëvre, au mois d’avril, qui voit se dérouler de violents combats aux Éparges.

4 La place de Verdun, quant à elle, a été érigée en commandement autonome, en raison de la formidable concentration de ses ouvrages, et ne dépend en principe que du généralissime. Pourtant, par décret du 5 août 1915, Joffre a fait désarmer les forts du Verdunois et retiré son autonomie au gouverneur, qui prend alors le titre de « commandant de la région fortifiée de Verdun (RFV) » 4. Ce dernier, le général Herr, nommé en remplacement de Coutanceau, conserve néanmoins autorité sur la gendarmerie du territoire. Celle-ci est constituée à cette date en un « détachement de gendarmerie du camp retranché de Verdun », qui est assimilé à une unité prévôtale. On y compte 3 officiers, 7 sous-officiers, 6 brigadiers et 64 gendarmes, dont une majorité de réservistes et territoriaux 5. Par la suite, les brigades départementales restées repliées sont réparties entre ce détachement et les prévôtés des divisions d’infanterie (DI) affectées en couverture du secteur de Verdun 6. La place est en effet initialement défendue par la 72e DI, puis par la division de marche de Verdun, dite « division de Morlaincourt », devenue 132e DI en 1915. À la veille de l’attaque, le secteur est encore occupé par quatre DI et deux brigades. En outre, à partir du déclenchement de l’assaut du Kronprinz, le 21 février 1916, l’ensemble du saillant et de ses arrières concentre rapidement, avec les six corps d’armée de la 2e armée et ses sept divisions autonomes, une moyenne de vingt-cinq divisions 7. En outre, en 1916, presque toutes les grandes unités françaises vont venir, tour à tour, combattre dans le secteur 8.

5 Or, chacune de ces grandes unités possède son propre détachement de gendarmerie. L’instruction sur le service en campagne du 31 juillet 1911 prévoit en effet d’adjoindre une prévôté à chaque division ainsi qu’au quartier général de chaque corps d’armée, d’armée et de direction des étapes et des services (DES). Ainsi compte-t-on au niveau de la division, sous les ordres d’un capitaine de gendarmerie, 2 maréchaux des logis, 2 brigadiers et 18 gendarmes, répartis entre l’arme à pied (13) et à cheval (5). Le gradé à pied fait en principe office de gardien-chef de la prison prévôtale, tandis que le sous- officier à pied est greffier, c’est-à-dire secrétaire du capitaine. Toutefois, cet effectif théorique est sensiblement augmenté en février 1915, trois gendarmes de chaque composante venant renforcer les prévôtés de division.

6 Pour son administration autant que pour emploi, ce petit détachement dépend à la fois de l’état-major de l’unité qu’il dessert et du prévôt de l’unité supérieure. Celle-ci est généralement un corps d’armée, disposant d’une cinquantaine de gendarmes, commandés par un chef d’escadron, assisté de deux officiers subalternes et six sous- officiers. Enfin, la prévôté de l’armée compte plusieurs détachements de gendarmerie comprenant chacun un officier et trente gendarmes. Elle est dirigée par un colonel, responsable du maintien de l’ordre auprès du général et remplissant vis-à-vis de l’ensemble des gendarmes de ses formations les fonctions traditionnelles du chef de corps, telles que l’avancement ou l’exercice de la discipline. C’est en outre de ce dernier que dépend la prévôté de la DES, de même qu’un dernier type d’unité, les détachements mobiles, destinés aux missions spéciales de barrage, de police ou de surveillance.

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7 En conséquence de cette organisation morcelée à l’extrême, la gendarmerie aux armées ne dispose pas d’un commandement centralisé : la prévôté du GQG n’a reçu d’autre mission que celle de desservir Chantilly, et l’inspection générale de la gendarmerie aux armées n’est encore qu’un organe de contrôle et de conception, dépourvu d’autorité 9. Les vrais chefs du service prévôtal restent donc, en définitive, les généraux commandants de grande unité, et plus encore leurs chefs d’état-major « sous les ordres desquels la gendarmerie est placée » 10. En outre, quoique situés au plus près des troupes, les gendarmes restent très rares : le ratio est d’un pour mille hommes au niveau de la division, mais il apparaît plus faible encore sur la ligne des combats, si bien que l’on « peut estimer à une présence moyenne de cinq cents prévôtaux, au gré des relèves, sur les champs de bataille entre Montfaucon et le fort de Troyon » 11. De là vient l’idée reçue sans doute la plus tenace de la guerre : qu’il n’y avait pas de gendarmes à l’avant.

« La circulation est la partie vitale de l’armée »

8 Cet aveu, c’est au colonel Bolotte, prévôt de la 6e armée, que le confie, en septembre 1916, le général Fayolle. Présent « constamment de jour et de nuit sur les routes, chemins et pistes du front, principalement sur les points bombardés », Bolotte y a assuré « l’ordre et la régularité dans la marche perpétuelle des convois de munitions, vivres et autres de toute nature, ainsi que dans les trains régimentaires (TR), et exercé la surveillance la plus active sur toutes les voitures circulant individuellement sur le front ». Pour le futur maréchal, il est celui qui a « résolu un problème qu’il croyait insoluble » 12. En réalité, et quels qu’aient été ses mérites, Bolotte, prévôt sur la Somme, a joui d’un modèle sans comparaison en matière de logistique, mais aussi de maintien de l’ordre : le service de la circulation sous Verdun.

9 Entièrement supervisée par la gendarmerie, cette activité recouvre des aspects très divers. Chargés à l’origine d’assurer des postes de barrage durant la bataille pour dissuader les mouvements de replis et de paniques de la part des combattants, les prévôtaux sont bientôt responsables de la police des routes dans toute la profondeur de la zone des armées, tant à l’avant que dans les étapes. Ils y accomplissent principalement une mission de contrôle, examinant les titres des permissionnaires, rappelant les règles édictées par le commandement en matière de transport, poursuivant les contrevenants et assurant la police et le maintien de l’ordre le long des voies. Les retardataires et déserteurs sont traqués au même titre que les espions qui tenteraient de franchir les limites imparties à chaque grande unité, à la faveur de la confusion créée par la concentration et les mouvements de troupes 13.

10 Responsable, depuis la mobilisation, de la sécurité et de l’écoulement des TR 14, la gendarmerie a également reçu, par extension, une mission bien plus générale qui prend toute son ampleur sous Verdun et apparaît, rétrospectivement, comme la plus emblématique de son service sur ce théâtre particulier : veiller à l’écoulement des flux. La tâche dépassant nettement ses moyens humains, des éléments issus des corps de troupe sont adjoints au personnel prévôtal. L’année 1916 marque ainsi la systématisation du recours à la ligne pour seconder la prévôté dans sa mission de contrôle de la circulation : des petits détachements d’hommes venus de la cavalerie ou du train des équipages sont placés sous ses ordres, en renfort ponctuel, pour assurer la police des routes. De fait, à Verdun, cette dernière présente un visage exceptionnel.

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Des gendarmes sur la Voie sacrée

11 En effet, la géographie du saillant que constitue la RFV sur la ligne de front, et surtout la perte de portions cruciales du réseau ferré, ont concentré sur un axe principal 15 la grande majorité des flux en hommes, vivres, munitions et matériels divers, mais également des convois, en sens inverse, de blessés et de prisonniers. Cette situation explique l’intérêt « vital » que recouvre pour les Français la route reliant Bar-le-Duc à Verdun, immortalisée par Maurice Barrès sous le nom de « Voie sacrée ».

12 Au plus fort des combats, cet axe routier voit passer un véhicule toutes les quatorze secondes, et il s’y transporte jusqu’à 500 000 tonnes de matériel et 400 000 hommes par mois. Dès lors, l’ordre et la fluidité de la circulation ne cessent d’obséder le commandement. Dès le 27 février 1916, une note de la 2e armée stipule qu’il est indispensable que la police de la route soit assurée « de la façon la plus rigoureuse et que l’ordre absolu soit imposé à toute circulation de voiture, de convoi automobile, de troupes et d’isolés ». Les prévôtés, pourtant largement sur-sollicitées par ailleurs, se voient alors investies d’une mission accablante. Responsables de l’écoulement du trafic, elles doivent imposer le respect de règles de circulation très strictes. Seules les ambulances et les voitures d’état-major sont autorisées à doubler, tous les autres véhicules devant circuler en convois. Par ailleurs, pour la première fois, la gendarmerie impose des limitations de vitesse : quatre km/h pour les tracteurs de l’artillerie, quinze pour les camions de ravitaillement, vingt-cinq pour les camionnettes. Les autorisations délivrées aux conducteurs d’automobile de tourisme, autant que l’état des phares de tous les véhicules, font l’objet de contrôles rigoureux. Outre qu’il est formellement interdit de stationner sur la voie, tout engin en panne susceptible de gêner la circulation est impitoyablement basculé sur le côté de la route, que bordent par endroits de véritables amoncellements 16.

13 Les prévôtaux sont également présents sur les carrefours, notamment pour protéger les convois à pied, et à l’entrée des villages. Armé d’un fanion de jour, d’une lanterne colorée la nuit, le prévôtal se fige souvent en « épouvantail » 17 sur le bord de la piste, astreint à un rôle aussi pénible que dépourvu d’éclat. Tels que les décrit Georges Lélu (1872-1949), prévôt de la 43e DI en 1916, « les postes de gendarmerie ne sont ni protégés ni enterrés : ils sont à ciel ouvert et les militaires qui les occupent doivent, pour être à même d’exercer leur surveillance et de remplir leur mission, demeurer à découvert, n’ayant en cas de bombardement du carrefour dont ils ont la responsabilité, ni tranchée, ni abri pour s’y réfugier. En cas de gel ou de pluie, ils doivent demeurer stoïques à leur poste, n’ayant d’autre couvert qu’une toile de tente pour se couvrir ou se protéger. Certains gendarmes demeurèrent plusieurs jours et parfois plus d’une semaine sans pouvoir être relevés, mangeant au hasard des possibilités » 18. De fait, plus que le service du champ de bataille proprement dit, c’est avant tout la circulation qui use les hommes de la gendarmerie et provoque relèves et évacuations. Elle éprouve également le moral des prévôtaux car, dans l’exécution de cette tâche, leur autorité est régulièrement contestée, notamment par les automobilistes, dont certains ne tardent pas à s’affranchir des règles imposées, comme en témoigne une anecdote rapportée par le prévôt de la 66e DI, Charles Faivre (1881-1945) : « Un de mes gendarmes, demandant à un jeune officier appartenant à un corps pourvu d’automobiles son ordre de mission, reçut ce jour cette réponse : ‘‘Je crois en avoir un collé au…, regardez donc !’’ » 19. Si par la suite, la gendarmerie exploitera sa présence sur

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la Voie sacrée pour attester sa participation au succès des opérations 20, dans l’immédiat, elle souffre d’un cruel déficit de considération.

L’ordre des cantonnements

14 Le constat n’est guère plus brillant en ce qui concerne la police des troupes parvenues à destination. De fait, les poilus montant en ligne ne redoutent plus une gendarmerie qui ne les accompagnera pas dans les combats, mais stationne sur la ligne de barrage. En marche vers les premières lignes et incertains d’en revenir, « certains ‘‘loustics’’ ôtent les pointes des cartouches et tirent à blanc sur des promeneurs affolés. En route pour la ‘‘rifflette’’, ils ne craignent plus la prévôté » 21. En outre, de retour du combat, nombre d’hommes estiment avoir mérité l’impunité, au moins le temps du repos. Entre officiers et soldats, unis par une même expérience de la bataille, « la pratique était d’exiger la plus ferme discipline au feu, mais de laisser les hommes libres au repos » 22. Pourtant, la crainte de désordres, voire de violences au sein des troupes descendantes, amène les gendarmes à briser cet accord tacite et donc à s’opposer aux officiers de ligne. Le même prévôt raconte encore qu’un capitaine commandant un bataillon d’alpins lui « disait un jour à son arrivée dans un cantonnement : ‘‘j’espère que vos gendarmes ficheront la paix à mes chasseurs, ceux-ci viennent au repos après plusieurs semaines de ligne. Ils se sont exposés, il est donc juste qu’ils soient les maîtres ici et fassent tout ce qu’ils voudront’’ » 23.

15 Intrus dans la société du feu, le gendarme est la figure honnie des cantonnements : il y pourchasse l’alcoolisme, faisant consigner les débits qui contreviennent aux règles édictées par le commandement, il verbalise voire écroue les hommes dont l’ébriété cause du scandale 24 ; il est dépêché dans les villages où la troupe, plutôt que de retourner au combat, se soulève 25 ; il repousse les femmes qui, sous divers prétextes, tentent de forcer les postes de contrôle pour se rendre à des rendez-vous aussi clandestins que convenus 26 ; il exerce un contrôle sévère sur les prostituées et les commerçants de toutes sortes qui fleurissent à la suite des unités. Dans certains cas même, le rôle des gendarmes n’a d’autres limites que l’imagination du commandement qui, par défaut de main-d’œuvre, leur prescrit de faire tondre les soldats 27, ou de dessiner les plans des abris 28.

16 En outre, la tâche des gendarmes dans les cantonnements se poursuit encore après le départ des divisions. Ratisser le matériel abandonné, diriger les territoriaux dans leurs corvées de nettoyage et d’enfouissement des ordures, veiller à la salubrité des cuisines et des latrines sont encore de leur domaine. Pour le reste, la mission d’assainir le champ de bataille et de superviser l’établissement des sépultures, relève bien souvent, à Verdun, de la gageure.

Des prisons

17 À Verdun comme ailleurs, les prévôtés sont responsables, auprès de tous les états- majors disposant d’un conseil de guerre, de la gestion et de la détention des prisonniers en attente de leur jugement. Un sous-officier ou gradé de gendarmerie à pied, encadrant deux ou trois de ses hommes et parfois quelques territoriaux, est ainsi gardien-chef de la prison prévôtale de son unité 29.

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18 Accueillant en permanence et en moyenne entre une dizaine et une soixantaine de détenus, cette dernière s’étend en fait à toutes les catégories : des civils français et étrangers, prévenus d’espionnage, de pillage ou de crimes commis à l’encontre de l’autorité militaire, s’y retrouvent auprès des prisonniers de guerre isolés en attente d’être transférés vers l’intérieur, ou de militaires français, qui constituent la majorité des préventionnaires. À Verdun, ces prisons s’enterrent, dans des caves ou des abris de fortune, pour protéger prisonniers et gardiens contre les bombardements. Le faible effectif affecté à la surveillance, les mouvements fréquents, et surtout le fait que nombre de détenus n’aient plus rien à perdre expliquent la fréquence des évasions. Au cours de l’année 1916, pas un mois ne se passe sans qu’on ne signale des évasions dans l’une ou l’autre des prisons du front. Ces entreprises, couronnées ou non de succès, sont d’ailleurs la première cause de punition dans les prévôtés.

19 Paradoxalement, la surveillance des prisons, responsabilité apparemment des plus ingrates, fournit parfois l’occasion de diffuser parmi les troupes une image plus exacte de la gendarmerie aux armées. De vivre au contact direct des prévôtaux, soldats voire officiers préventionnaires découvrent leur vrai visage. Reclus dans les mêmes locaux, contraints de tuer ensemble un temps dont l’écoulement est rendu plus pénible par les circonstances, gendarmes et détenus nouent forcément des liens. Des prisonniers, exceptionnellement maintenus auprès du quartier général pour une longue durée, peuvent en outre être chargés de la cuisine des gendarmes, ou même de les assister dans les tâches quotidiennes, s’attirant en cela une certaine bienveillance, que ne goûte pas toujours l’autorité militaire 30. Certes, les cellules, cadres de scènes de violences, voire de suicides 31, restent « le cauchemar des gendarmes » 32. Pourtant, plusieurs prisonniers témoignent avoir trouvé, auprès de leurs geôliers, un certain réconfort. Des hommes pourtant pris en faute n’hésitent plus alors à apostasier leur mépris de la gendarmerie ! 33

Le tunnel de Tavannes

20 Sous Verdun, un autre lieu de promiscuité est l’occasion pour les troupes de fréquenter la gendarmerie. Le tunnel ferroviaire de Tavannes, reliant Verdun à Étain, a en effet été converti en abri, de même qu’en point de passage sécurisé entre le front et l’arrière immédiat. S’y concentrent en nombre prodigieux et dans de déplorables conditions d’hygiène et de vie, toutes sortes de troupes et services. Début septembre 1916, le tunnel est ainsi occupé par divers éléments de la 73e division : état-major de la 146 e brigade, fantassins du 8e RI, sapeurs du 8 e génie, territoriaux des 22e, 24e et 98 e de réserve, enfin formations sanitaires des 346e, 367e, 368e et 369 e RI, avec, dans leurs ambulances, beaucoup de blessés en transit entre le front et les hôpitaux de l’arrière. La police y est assurée par les prévôtaux qui tentent d’y maintenir un semblant d’ordre et d’organisation. Au mois d’août 1916, les gendarmes du capitaine Meunier, prévôt de la 27e DI, desservent ainsi durant trois semaines le tunnel, dans des conditions éprouvantes. Le 26, lorsqu’ils sont relevés par la prévôté de la 73e DI, « deux jours de repos complets sont laissés aux militaires descendant de ces postes pour se reposer et se nettoyer », ordre singulier qui désigne assez l’état dans lequel se trouvent ces militaires au sortir du souterrain 34. Leur tâche se double souvent d’un devoir d’assistance, sur lequel insiste le témoignage de Charles Appert, soldat au 26e bataillon de chasseurs à pied : « À l’entrée du tunnel de Tavannes se trouvait un brave gendarme qui, apprenant que je n’avais rien

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pris depuis deux jours, s’est empressé de me ravitailler en vin, viande et café. Lorsque j’entends maudire les gendarmes de Verdun, je cite toujours celui-là comme exemple. Il n’était pas un embusqué. » 35

21 Le poste de gendarmerie logé à l’extrémité du conduit n’est en effet pas sans danger. Exposé aux bombardements ennemis, il va surtout faire les frais d’un danger venu de l’intérieur. Le 4 septembre 1916, une explosion secoue toute la région. Un incendie vient de se déclarer, se propageant à l’ensemble du matériel et des munitions imprudemment entreposés. Pendant plusieurs jours, le souterrain est livré aux flammes, causant près d’un millier de victimes. Le sous-officier et les cinq gendarmes responsables de la circulation dans le conduit ayant tous été tués, d’autres gendarmes de la 20e légion sont dépêchés sur les lieux, pour orienter les rescapés et tenter de dégager le tunnel. Mais leur impuissance est manifeste : « Pendant trois jours, personne n’a pu entrer. Puis, l’incendie se retirant vers le milieu, on a pu avancer peu à peu au milieu des décombres. Aujourd’hui on atteint jusqu’à la bouche d’air verticale qui se trouve au centre. Beaucoup de malheureux ont voulu fuir par là, ils ont été asphyxiés par les gaz que dégageait l’incendie, et leurs corps entassés, emmêlés, forment des grappes impossibles à dénouer. » 36

L’allée des gendarmes

22 De fait, si la formule voulant que « le front commence au dernier gendarme » est courante chez les poilus, et qu’Alain lui-même s’en fait écho 37, ou si certains déchaînent l’hilarité de la troupe en saluant la gendarmerie d’un « beaucoup de pertes chez vous ? » 38, l’intensité des bombardements de Verdun rend le service de l’Arme réellement dangereux. Dès le début de la bataille, le général Valdant, commandant la 10e DI, fait remarquer à ses hommes « que les gendarmes qui font le service de surveillance de la route du Rendez-vous de chasse, constamment battue par les projectiles ennemis, courent autant de danger que les occupants de Vauquois » 39. Or, en 1916, plusieurs dizaines de gendarmes trouvent la mort dans le secteur de Verdun. Outre les six victimes du tunnel de Tavannes, de nombreux prévôtaux périssent dans leur service de planton, des plus périlleux à l’heure où l’artillerie adverse pilonne de plus en plus profondément. C’est ainsi, par exemple, qu’est mortellement blessé le gendarme Cuny. Affecté à la garde du QG de sa division à Troyon, il est pris sous un bombardement, le 22 mai 1916. Dès les premiers obus, écrit son prévôt, « on s’est rendu compte que l’état-major était particulièrement visé et l’ordre de rentrer aux abris a été aussitôt annoncé par le clairon de garde (…) Quelques secondes plus tard, le troisième obus est tombé (…) et le gendarme Cuny a été atteint d’un éclat dans le flanc droit et d’un autre dans la cuisse droite ». Décoré par son capitaine à l’hôpital de Montjoug, il meurt un mois plus tard 40. Or, c’est dans des circonstances similaires que disparaissent au moins une dizaine de ses camarades, les autres succombant des suites de maladies contractées dans le secteur, ou par effets des bombardements aériens au cours de la bataille de Verdun. Pourtant, cette dernière est évidemment beaucoup moins meurtrière que pour le reste des combattants, et l’on comprend le regain d’animosité à l’égard d’un corps de militaires de carrière dont les pertes, par leurs circonstances autant que par leur chiffre, passent inaperçues.

23 Paradoxalement, des gendarmes tués à Verdun vont a posteriori s’acquérir une certaine popularité parmi les poilus : il s’agit des hommes de « l’allée des pendus », que la troupe aurait lynchés dans la ville. Les circonstances de cet épisode, abondamment rapporté, ne sont jamais très claires : « on raconte, à Verdun, d’étranges choses à ce sujet. Des pandores

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trop zélés auraient été saisis et promptement pendus à des réverbères – à moins que ce ne soit à l’étal d’un boucher – par des zouaves de retour du Mort-Homme, à moins que ce ne soit par des joyeux qui y montaient… » 41. De nombreux auteurs n’hésitent pas à décrire la scène, précisant toutefois qu’elle leur a été rapportée. Ainsi le docteur Javal (1873-1944), après avoir raconté combien furent tatillons les gendarmes rencontrés par son ambulance, écrit que « la popularité de la gendarmerie passa, je crois, par une épreuve dont elle aura de la peine à se relever. Pendant l’attaque de Verdun, on découvrit trois gendarmes pendus à l’étal d’un boucher : on dit que cet accident fut loin d’être unique » 42.

24 De fait, l’histoire des gendarmes pendus revient sous les plumes les plus diverses. En 1919, le chanoine Thellier (1875-1956), aumônier militaire présent dans le secteur durant toute la bataille, rend compte de la même rumeur : « La prévôté a ordre de tirer sur les maraudeurs. Surpris dans leur chasse, quelques soldats ont dégainé et arrêté eux-mêmes les gendarmes qui les poursuivaient. On raconte des histoires macabres. Des corps auraient été trouvés, pendus, la corde au cou, à un bec de gaz ; d’autres dans le fleuve où ils auraient été noyés… » 43. Le légionnaire Frédéric Sauser (1887-1961) la retranscrit sensiblement dans les mêmes termes, lui conférant même un caractère systématique. « À Verdun, les poilus étaient tellement exaspérés contre les gendarmes que dès qu’un de ces sales embusqués qui faisaient du zèle leur tombait entre les pattes, ils lui plantaient un crochet de boucher sous la mâchoire et le suspendaient sans forme de procès et sous les quolibets à une branche d’arbre. Il paraît qu’il y avait une certaine allée de la citadelle où ils gigotaient par dizaines, ces gens d’arme de métier qui ne voulaient pas aller se battre. » 44

25 Toujours rapportée sous le sceau du on-dit, l’affaire des pendus semble donc exceptionnellement répandue. Lorsque Jacques Péricard (1876-1944) entreprend d’écrire l’histoire de la bataille « avec la collaboration de plusieurs milliers d’anciens combattants », l’affaire lui est livrée de toutes parts : « ‘‘Un jour, il y avait, paraît-il, trois gendarmes accrochés à l’étal d’une boucherie à Verdun… On m’a dit qu’un jour, deux gendarmes ont été pendus à un arbre…Il paraît que… on sait que… vous n’ignorez pas que…’’. L’histoire des gendarmes pendus ou égorgés par des poilus nous a été donnée par plusieurs collaborateurs, mais toujours sous cette forme imprécise. » 45

26 Aussi, pour connu que semble l’événement, l’historien reste sceptique. La gendarmerie a soigneusement consigné la mémoire des gendarmes tombés aux armées, or si elle ne tait pas l’existence d’incidents, elle ne fait état d’aucun meurtre commis contre l’un des siens durant la bataille de Verdun. Ainsi, sauf à imaginer que des pendus aient été maquillés en « tués à l’ennemi », l’histoire des lynchés de Verdun doit être tenue pour légendaire. Sa genèse, pour autant, n’est pas sans intérêt. Ce n’est en effet qu’en 1917, après le Chemin des Dames, qu’apparaît la rumeur. Or à cette date, de nombreux attentats ont été commis contre la prévôté 46. Le gendarme Lempereur a même été abattu en septembre 1917 « à la suite d’un véritable complot militaire tramé contre le service de la gendarmerie » sans que l’on puisse en connaître davantage 47.

27 De fait, ce n’est sans doute pas par hasard que la légende des pendus de Verdun se répand au lendemain des mutineries, que les prévôtés ont largement contribué à réprimer. Jean Lépine, sympathisant anarchiste témoin des mouvements de 1917, écrit ainsi à propos des émeutes que « les gendarmes, avertis par la leçon reçue à Verdun où plusieurs d’entre eux furent pendus par des poilus, ne se pressent guère d’arriver pour disperser les révolutionnaires » 48. Le lien mémoriel entre Verdun et les mutineries est donc assez fréquent, au point que les deux affaires finissent par se confondre 49. Le colonel Carré (1873-1954), dans un ouvrage écrit au soir de sa vie, rapporte ainsi une affaire de

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pendaison commise par un groupe de poilus en 1917 : « Comme la bande croise un médecin militaire réputé pour sa dureté, celui-ci est entouré, insulté et frappé à coups de crosse. Trois gendarmes accourent pour le dégager. À peine ont-il eu le temps de tirer leurs revolvers de leur étui qu’ils sont maîtrisés par des forcenés, à moitié assommés et traînés au pied d’un arbre où ils sont pendus sous les huées et les insultes. » 50

28 En fait, il semble bien que le souvenir de Verdun, si sombre et si douloureux pour bien des hommes, ait donné naissance, rétrospectivement, et notamment après 1917, à un récit exutoire et fantasmatique, mais puisé dans un autre contexte, sorte de vengeance en effigie pour le troupier. La mémoire de la plus grande bataille de la guerre se superpose alors à celle de son refus le plus violent. Pierre Dumarchey (1883-1970), mitrailleur au 226e RI, en fournit d’ailleurs une analyse saisissante : « Est-ce une hallucination créée par les sinistres légendes d’un Verdun où l’on vendait peut- être de la chair de gendarmes accrochés aux crocs des boucheries de la rue Mazel ? (…) On imaginait un spectacle qui ressemblait à une vengeance, à l’assouvissement d’une de ces nombreuses haines qui nous dévoraient vivants. Quinze jours plus tard, il nous était impossible de ne pas croire à la réalité de ces inventions fantastiques. Nous vécûmes longtemps sur l’idée des gendarmes assassinés. De raconter cette histoire nous emplissait d’une satisfaction puérile. Nous pensions avoir vu les cadavres coiffés du casque à grenade blanche suspendus derrière les grilles rouges. En vérité, nous vivions dans le dérèglement de notre imagination et dans une atmosphère monstrueuse de sang et de meurtre (…). Après la guerre, ces légendes se composèrent plus littérairement. Je n’ai pas encore rencontré un soldat qui ait vu les fameux gendarmes accrochés dans la boucherie rouge, du côté de la rue du pont de Tilly. Tout ce que l’on peut dire, c’est que ce spectacle savamment horrible, vrai ou faux, ne nous paraissait pas anormal. La légende est née de cette acceptation collective. » 51

29 Les grandes batailles telles que la Champagne, la Somme ou Verdun, qui en reste le symbole, se distinguent en définitive autant par leur propre ampleur par la démesure de leur logistique. Parce que des troupes nombreuses et diverses sont concentrées dans peu d’espace et fréquemment renouvelées, organisation, transport et ravitaillement deviennent autant de fils tendus auxquels sont suspendues les opérations. Aussi s’impose l’idée, pas toujours admise au début du conflit, d’une force publique spécifiquement dédiée à « huiler » l’énorme machine du front. En ce sens, Verdun est bien l’épisode qui conduit le commandement à prendre pleinement conscience de la nécessité de la gendarmerie prévôtale, au point par exemple de convertir en prévôté les brigades de la place. Ainsi, à partir de 1916 n’est-il plus question d’égayer des gendarmes dans des unités combattantes, et les gardes républicains détachés de leur corps viennent désormais grossir les rangs des prévôtés de Verdun.

30 Parallèlement, on assiste incontestablement à la dépréciation de l’image du gendarme au sein des troupes. À la différence du prévôtal de 1914, qui était rare et donc précieux, celui de 1916 reste rare, mais il est alors perçu comme faible, ce dont témoignent les multiples attaques dont il est l’objet. Aussi ne peut-on assimiler la gendarmerie de Verdun à une véritable force de contrainte, car à moins d’un pour mille, il lui est évidemment impossible de maintenir à elle seule les armées dans l’obéissance, alors que ses missions vont bien au-delà du strict aspect disciplinaire. En réalité, bien plus qu’une force, c’est une technicité qu’incarne la gendarmerie : corps d’officiers de police judiciaire militaire, rompus au maintien de l’ordre gradué, elle est la partie visible et agissante, car spécialisée, d’un appareil de contrainte beaucoup plus vaste, qui n’exclut d’ailleurs pas l’adhésion. Si c’est précisément en raison de ce positionnement qu’elle est violemment rejetée par la troupe, elle suscite de nouveau, au fil de la bataille, l’intérêt

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du commandement. Symptôme de la crise, Verdun est pour elle le facteur du regain d’intérêt et des profondes réformes entreprises au printemps 1917.

NOTES

1. Au sens anglo-saxon de « rendre brutal » tel que l’a développé GeorgeMosse, La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999, 251 p. 2. Sur les mutineries de Verdun, voir : PÉDRONCINI (Guy), « Le moral de l’armée française en 1916 », dans Verdun 1916. Actes du colloque international sur la bataille de Verdun les 6, 7 et 8 juin 1975, Verdun, 1976, p. 159-173. 3. Ainsi les brigades de Souilly, Condé-en-Barrois, Revigny-sur-Ornain, Vaubécourt, Robert- Espagne, Troyon, Triaucourt et Clermont-en-Argonne. Cf Historique de la VIe légion de gendarmerie 1914-1919, Paris, Charles-Lavauzelle, 1923, p. 17. 4. ROCOLLE (Pierre), « Les préliminaires de la bataille de Verdun », Verdun 1916, op. cit., p. 128-148. 5. Prévôté de la région fortifiée de Verdun (1914-1916), SHD/DAT, 23 N 177. 6. CORMIER (Pierre-Yves), « Les gendarmes dans la bataille de Verdun », Gendarmerie nationale. Revue d’études et d’information, no 165, 1991, p. 7. 7. BERNÈDE (Allain), Verdun 1916 : le point de vue français, Le Mans, Cénomane, 2002, p. 365. 8. « Sur les 104 divisions comptant à l’ordre de bataille des armées françaises en 1916, seulement 22 ne sont pas passées par Verdun », ce qui explique le rôle d’une telle bataille comme lieu de mémoire pour l’ensemble des Français. Ibid, p. 336. 9. PANEL (Louis N.), « ‘‘Un corps sans tête’’. La question du commandement supérieur de la gendarmerie pendant la Première Guerre mondiale », Revue de la Gendarmerie nationale, no 211, juin 2004, p. 39-45. 10. Service des Armées en campagne, volume arrêté à la date du 2 décembre 1913, Paris, Charles- Lavauzelle, 1914, titre XII, art. 187, p. 143. 11. CORMIER (P.-Y.), op. cit., p. 9 12. BOLOTTE (Pierre), dossier personnel d’officier, SHD/DAT, 11 Yf 5778. 13. PANEL (Louis N.), Gendarmerie et contre-espionnage (1914-1918), Maisons-Alfort, Service historique de la Gendarmerie nationale, 2004, p. 100. 14. C’est-à-dire des convois, à l’origine essentiellement hippomobiles, rassemblant l’ensemble des services et matériels des unités au front, montantes ou descendantes. 15. Mais pas unique, car les convois d’artillerie disposent d’un itinéraire distinct. 16. CANINI (Gérard), Combattre à Verdun. Vie et souffrances quotidiennes du soldat (1916-1917), Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1988, passim. 17. Selon l’image proposée, à l’issue de la guerre, par le colonel Maurice Igert (1866-1927). 18. LÉLU (Georges), Grand livre d’Or historique de la Gendarmerie nationale, t. IV, Beaune, Girard, 1939, p. 219. 19. FAIVRE (Charles), Mémoire sur les observations faites en campagne, 1920, SHD/DGN 4 Mu 89. 20. Voir par exemple la commémoration du 80 e anniversaire, « La gendarmerie sur la Voie Sacrée », Gend’Info, no 183, juillet-août 1996, p. 18-19. 21. CANINI (G.), op. cit., p. 22. 22. MIQUEL (P.), Les gendarmes, Paris, Orban, 1990, p. 369.

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23. FAIVRE (C.), op. cit. 24. FERY (Marie-Laure), « Prévôté et lutte contre l’alcoolisme pendant la Grande Guerre », Revue de la Gendarmerie nationale, hors série no 2, 2000, p. 93-96. 25. Ainsi lorsque, le 14 mai 1916, cinquante hommes du 140 e RI refusent de remonter aux tranchées. Cf. PÉDRONCINI (G.), op. cit., p. 159-173. 26. Sauf à faire preuve de compréhension, à l’instar du lieutenant Forestier, venant en aide à une épouse infidèle en juillet 1916. FORESTIER (Émile-Ignace), Gendarmes à la Belle Époque, Paris, France- Empire, 1983, p 222. 27. FAIVRE (C.), op. cit. 28. FORESTIER (E.-I.), op. cit., p. 214. 29. Il arrive que deux gendarmes seulement se relaient toutes les douze heures pour garder la prison à « H 24 », non sans fatigue ou lassitude. Cf. LÉLU (G.), op. cit., p. 218. 30. C’est ainsi, par exemple, pour excès de confiance à l’égard de son cuisinier, qui s’est évadé, qu’est puni le gendarme Broutin, de la 132e DI, en octobre 1916 ; SHD/DAT, 24 N 2492-3. 31. Celui du soldat Beaurepaire, le 25 novembre 1916, est traité avec une exceptionnelle mansuétude à l’égard des prévôtaux de la 32e DI, qui ont pourtant laissé traîner des armes dans leur prison ! Est-ce parce que leur chef, le général Bouchez, est lui-même un ancien gendarme ? SHD/DAT, 22 N 1194-7. 32. FAIVRE (C.), op. cit. 33. Cf. par exemple CONSTANTIN-WEYER (Maurice), PC de compagnie, Paris, Rieder, 1930, p. 75-79. 34. Prévôté de la 27e DI, registre de correspondance journalière, 26 août 1916, SHD/DAT, 24 N 585-3. 35. PÉRICARD (Jacques), Verdun. Histoire des combats qui se sont livrés de 1914 à 1918 sur les deux rives de la Meuse, Paris, Librairie de France, 1934, p. 411. 36. HOURTICQ (Louis), Récits et réflexions d’un combattant : Aisne, Champagne, Verdun 1915-1916, Paris, Hachette, 1918, 211 pages. 37. ALAIN, Mars ou la guerre jugée, Paris, Gallimard, 1921, réed. 1960, p. 565. 38. Cité par MIQUEL (Pierre), Mourir à Verdun, Paris, Tallandier, 1995, p. 17. 39. Ministère de la Guerre, Historique de la gendarmerie. Guerre de 1914-1918, Paris, Charles- Lavauzelle, 1920, p. 103. 40. Prévôté de la 132e DI, registre de correspondance no 3, mai 1916, SHD/DAT, 24 N 2492. 41. CANINI (G.), op. cit., p. 146 42. JAVAL (Adolphe), La Grande Pagaïe (1914-1918), Paris, Denoël, 1937, 331 pages. 43. THELLIER DE PONCHEVILLE (Charles), Dix mois à Verdun, Paris, Girord, 1919, p. 85. 44. CENDRARS (Blaise), La main coupée, Paris, Gallimard, 1946, réed. 2001, p. 347. 45. PÉRICARD (J.), op. cit., p. 411. 46. En réalité, c’est à l’intérieur que les gendarmes tombent en plus grand nombre, notamment sous les coups des déserteurs. Cf. PANEL (Louis N.), « Le front inavoué. La gendarmerie face aux déserteurs à l’intérieur », 14-18, no 22, octobre 2004, p. 50-56. 47. Ministère de la Guerre, op. cit., p. 70. 48. LÉPINE (Jean), Hommes 40. Chevaux en long 8, Paris, Au sans pareil, 1933, 223 pages. 49. Cf. PANEL (Louis N.), « Cognes, hommes noirs et grenades blanches : les enjeux de la représentation du gendarme dans la Grande Guerre », Sociétés & représentations, n° 16, 2003, Figures de gendarmes, p. 167-179. 50. CARRÉ (Henri), Les grandes heures du général Pétain. 1917 et la crise du moral, Paris, Éditions du Conquistador, 1952, 249 pages. 51. MAC ORLAN (Pierre), Verdun, Paris, Sorlot, 1935, p. 20.

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RÉSUMÉS

Par sa durée autant que par l’ampleur des effectifs engagés, la bataille de Verdun pose particulièrement la question du maintien de l’ordre et de la discipline aux armées. Présents dans le Verdunois depuis la déclaration de guerre, des détachements de gendarmerie sont réorganisés à plusieurs reprises. Dès février 1916, ils veillent à la fluidité et à la sécurité de la circulation, notamment sur la « Voie sacrée» sur laquelle ils assurent la régulation du trafic. Dans les cantonnements, les gendarmes des prévôtés interviennent pour maintenir les hommes dans l’obéissance et le respect des directives du commandement. Leur échoient également la gestion et la surveillance des prisons prévôtales, bientôt réputées être le « cauchemar » de l’Arme. Dans le tunnel de Tavannes, où sont massées des troupes en nombre considérable, leur mission s’étend au contrôle de l’hygiène et aux soins des soldats. Pourtant, à l’issue de la bataille, l’image de la gendarmerie s’est considérablement dépréciée, comme en témoigne le développement du thème des gendarmes pendus par la troupe.

Maintaining order under fire: The French Gendarmerie during the Battle of Verdun (February- October 1916). Due to its long duration as much as because such a vast number of troops were engaged, the 1916 Battle of Verdun posed the problem of maintaining order and discipline in the French armies in particularly acute form. The task fell in large part to the Gendarmerie, detachments of which had been stationed in the Verdun sector since the outbreak of war. On several occasions the Gendarmerie was re-organised. From February 1916 onwards it provided security for army movements, especially those along the Voie Sacrée, on which the Gendarmerie was responsible for traffic control. In the troop encampments the gendarmes of the field legal service enforced obedience to orders and ensured the implementation of directives from the army command. Also among their duties was the administration and surveillance of military prisons, a task soon recognised to be a ‘nightmare’ for the service. In the tunnel at Fort Tavannes, where large masses of troops were jam-packed together, the Gendarmerie even assumed responsibility for soldiers’ personal hygiene and welfare. However, by the end of the battle the men’s respect for the Gendarmerie had declined markedly, evidenced by the rise in the number of cases of hangings of gendarmes by rank-and-file.

INDEX

Mots-clés : gendarmerie, Première Guerre mondiale, Verdun

AUTEUR

LOUIS PANEL Ancien élève de l’École du Louvre, chargé de recherches au département de la Gendarmerie nationale du Service historique de la Défense. Auteur d’une maîtrise publiée sous le titre Gendarmerie et contre-espionnage (1914-1918) et d’un DEA sur la mobilisation de 1914, il prépare un doctorat en histoire à l’université de Paris-IV sur La Gendarmerie dans la Grande Guerre, sous la direction du professeur Jean-Noël Luc.

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The Big Push : l’armée britannique sur la Somme

William Philpott Traduction : Nathalie Genet-Rouffiac

Histoire d’une bataille

1 À un certain moment de 1916, la presse britannique commença à évoquer la campagne de l’année comme « la grande poussée » 1 : l’armée de l’Empire britannique était en train de commencer, doucement mais sûrement et avec détermination, à repousser les adversaires allemands dans un coin calme et rural de la Picardie, au nord de la Somme. Après 141 jours de combats, du 1er juillet au 18 novembre, l’armée britannique avait avancé de trois à huit kilomètres sur un front d’une dizaine de kilomètres. Succès bien maigre, en particulier si l’on considère que l’on s’attendait à ce que la première attaque permît de progresser de cinq kilomètres sur un front d’une quinzaine. La conquête de cette petite parcelle de territoire et de la vingtaine de villages dispersés, Serre, Beaumont Hamel, Thiepval, Pozières, Mametz, Longueval, Flers – dont le nom reste gravé dans la conscience collective – coûta 420 000 hommes. Ce résultat, d’après le récit de la bataille par leur commandant en chef, Sir Douglas Haig, en novembre 1916, « constitue un source de réjouissance sans égale dans les souvenirs de la nation. Les difficultés et les souffrances furent accueillies avec enthousiasme et c’est à peine si l’endurance, la détermination et le courage invincible avec lesquels elles furent endurées peuvent être compris par ceux qui n’ont pas d’expérience personnelle du combat » 2. Quatre-vingt-dix ans plus tard, l’imagination peine encore : le caractère nouveau, énorme et singulier de ce que vécut l’armée britannique lors de la bataille de la Somme échappe toujours à la compréhension.

2 La bataille de la Somme ne fut pas une bataille au sens où on l’entend traditionnellement, c’est-à-dire la rencontre de deux armées au cours de laquelle les adversaires confrontent leur force jusqu’à ce que l’un d’eux cède le terrain et subisse les conséquences de la victoire de l’autre. Après 141 jours, les deux armées continuaient à se faire face, retranchées derrière leurs barbelés, et la ligne de front n’avait pas bougé

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de plus de quelques kilomètres. Ce fut donc d’abord une bataille d’un genre nouveau, une sorte de guerre d’usure. Ensuite, un siège dans la durée plus qu’une bataille ouverte, puis enfin une bataille industrielle qui servit de champ d’expérimentation pour de nouveaux matériels et de nouvelles méthodes militaires : le pilonnage massif et indifférencié par l’artillerie, le recours à l’aviation pour les observations aériennes et l’appui des troupes au sol, un soutien logistique soutenu grâce au transport motorisé, la première utilisation des chars. En tant que telle, la bataille de la Somme fut à la fois l’exemple parfait de l’impasse des lentes opérations éprouvantes qui caractérisa la Première Guerre mondiale, en même temps que la première tentative d’un nouveau style de combat, connu sous le nom de bataille moderne tridimensionnelle en profondeur 3, qui devait voir les armées alliées sortir de cette impasse pour remporter la victoire de 1918. Lorsque l’on ajoute la complexité militaire de la Somme à la tragédie d’une expérience qui ébranla la société, on saisit mieux d’où vient la difficulté pour la comprendre.

3 La chronologie et les faits furent dressés par des officiers historiens et des commentateurs critiques, en particulier Winston Churchill et Basill Liddell Hart, dans les années 1920 et 1930 4. C’est leur point de vue qui devint l’orthodoxie historique et populaire, en dépit du caractère très subjectif et hautement sélectif de leurs jugements. Les histoires classiques de la bataille de la Somme se focalisent sur des thèmes récurrents et de plus en plus rebattus. Les échecs du commandement, en particulier le plan démesurément ambitieux de Sir Douglas Haig lors de la première phase de l’offensive, servit de base à l’image éculée de la souffrance héroïque des hommes du rang et de leur endurance stoïque face à des conditions effroyables ainsi qu’à la résistance brutale de l’ennemi (une image créée involontairement par le récit de Haig semble-t-il), peu aidés par la tactique offensive défectueuse de leurs propres officiers plus âgés, singulièrement dépourvus d’imagination 5. Une véritable obsession naquit autour des événements du 1er juillet 1916, le plus grand désastre militaire britannique avec la mort de 57 000 hommes confrontés à une ligne intacte, à des mitrailleuses qui n’avaient pas été réduites au silence et à la première utilisation du tank, le 15 septembre 1916 6. Cette obsession pour des faits au seul niveau tactique biaisa plus encore la compréhension de la bataille en plaçant des événements clés hors de leur contexte militaire et stratégique. Certaines actions et certains engagements (l’anéantissement du bataillon de Newfoundland en face de Beaumont Hamel et le combat héroïque des Irlandais d’Ulster de la 36e division pour la redoute de Schwaben le 1er juillet 1916 7, la défense sanglante du bois de Delville par la brigade d’Afrique du Sud 8, le combat des Gallois de la 38e division pour le bois de Mametz 9 ou la lutte des Australiens pour Pozières 10 ont été étudiés en détail, à la fois parce qu’ils servaient des propos nationalistes ou séduisaient des publics particuliers, et parce qu’ils apparaissaient comme des événements essentiels de la bataille 11. De la même manière, les tribulations des unités singulières, en particulier les bataillons de la nouvelle armée 12, constitués de « potes » recrutés dans les mêmes zones d’origine, ont fait l’objet d’études détaillées. De fait, tout le champ de bataille, cette dernière décennie, a été minutieusement disséqué par une batterie de guides de poche qui permettent aux touristes modernes et aux pèlerins de retracer les tragédies nationales et les parcours individuels sur ce sol maintenant pacifié et recouvert par les mémoriaux 13. Les générations nées après la guerre ont fait de la Somme un site de mémoire et de deuil et, ce faisant, se sont éloignées de sa véritable signification militaire. C’est pourquoi la compréhension que les Anglais ont, en apparence, de la Somme est en fait

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essentiellement sélective et empreinte de préjugés ; elle constitue plus une conscience culturelle de la bataille qu’une compréhension militaire à proprement parler.

L’armée britannique

4 Il est facile de constater que l’armée britannique ne fut pas très brillante sur la Somme (cela ne fait aucun doute si l’on compare avec les alliés français qui attaquaient sur le flanc gauche, même si cette comparaison n’a jamais été faite correctement) si l’on prend en compte la nature et l’expérience de cette armée. L’armée britannique n’était pas seulement une « nouvelle armée », au sens conventionnel du terme, puisqu’elle avait été mise en place au cours des deux premières années de la guerre avec des volontaires, elle était également une armée de « bleus » avec une expérience très limitée du type de combat qui dominait désormais sur le front Ouest. Les officiers les plus gradés, qui avaient été promus rapidement pour suivre l’expansion numérique de la troupe, n’avaient aucune expérience du commandement de grandes unités sur le terrain 14. Les jeunes officiers, les sous-officiers et les hommes étaient souvent intelligents et de qualité mais n’avaient eu jusque-là que peu de chance d’apprendre les ficelles du métier de soldat 15. Depuis la stabilisation de la ligne de tranchées, l’armée britannique avait combattu avec vaillance lors d’une bataille défensive à la fin 1914, la première bataille d’Ypres, qui avait décimé ce qui restait de l’armée régulière professionnelle existant avant la guerre 16, et trois offensives de petite échelle en 1915. La première, à Neuve-Chapelle, en mars, n’avait été guère plus qu’un large assaut de tranchée mais le succès de la première attaque avait créé une fausse impression de ce que pouvait permettre l’effet de surprise : qui ne fut pas tempéré par les lourdes pertes des deux jours suivants. Bien évidemment, la surprise était presque toujours exclue de la construction lente et pesante des batailles de la Première Guerre mondiale. La seconde offensive, avec les batailles de la rive d’Aubers et de Festubert, en mai, fit la démonstration des défaillances britanniques en matière de méthode et de matériel, en particulier d’artillerie, ce qui fit tomber le gouvernement suite au scandale des obus. C’est alors que fut mis en place un programme pour approvisionner correctement l’armée en vue d’une offensive à grande échelle en 1916. Dans la Grande Guerre, les armées dépendaient des industries de leur pays pour avoir les moyens de combattre et la Somme allait constituer l’effort de guerre des ouvriers des usines, et ce fut grâce à eux autant qu’aux soldats que les fusils continuèrent à tirer.

5 Bien que Lord Kitchener, secrétaire d’État à la Guerre et créateur de la nouvelle armée britannique, souhaitait jusque-là demeurer sur la défensive, le jeu des alliances politiques la rendit impossible. Une troisième offensive britannique à Loos, fin septembre, en soutien aux opérations françaises plus au sud, fut d’abord un succès avant de s’embourber rapidement et causer de lourdes pertes ; particulièrement le deuxième jour lorsque des divisions de réserve inexpérimentées furent jetées vers les puissantes tranchées ennemies sans soutien adéquat d’artillerie. La leçon fut cruelle et hélas mal apprise. Si cette débâcle coûta son poste au commandant en chef britannique, Sir John French, c’est aux hommes qui avaient directement dirigé ces trois attaques, le général Sir Douglas Haig et Sir Henry Rawlinson, que l’on confia la conduite de la grande offensive de 1916. De fait, ils avaient tiré quelques leçons de 1915, en particulier la valeur du soutien par l’artillerie et Haig prédisait que « le nombre de munitions [nécessaires] sera pour le moins important » 17. Certes, l’industrie allait donner à Haig les

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armes et les munitions pour le plus gros bombardement jamais tiré par l’armée britannique, mais elle ne pouvait lui donner les artilleurs expérimentés et les bonnes techniques pour en faire usage 18.

6 Les batailles de l’armée britannique avaient jusque-là été d’une moindre échelle. Les objectifs étaient toujours clairement déterminés sur le terrain – un village, une crête, une ville – et n’impliquaient pas plus d’une douzaine de divisions sur quelques semaines seulement. Les objectifs britanniques sur la Somme étaient bien plus grandioses et bien moins aisés à localiser sur une carte : ils constituaient l’élément principal de « l’offensive générale alliée » et ne visaient pas moins que « la destruction des armées allemandes et autrichiennes » 19. La tache était donc fort complexe. Haig, que son expérience avait plus préparé au commandement opérationnel que stratégique, éprouvait des difficultés à voir au-delà des premiers buts opérationnels de l’offensive (sur ce point, il n’était pas le seul parmi les commandants les plus anciens) et continuait à se concentrer trop étroitement sur des objectifs territoriaux à court terme 20. Dans une large mesure, la tournure que prit la bataille de la Somme se fit malgré le commandement et non grâce à lui. Néanmoins, il se rendit compte dès le départ qu’une phase d’usure, appelée « combat d’usure » par la doctrine opérationnelle britannique, était essentielle avant la victoire finale 21. Si Haig commit une faute, ce fut de sous- estimer le temps que prendrait cette usure. Il débuta la bataille de la Somme avec confiance, croyant que Verdun avait déjà entamé l’armée allemande 22 et la termina en ayant pris conscience que le processus serait long et lent. Haig devait d’ailleurs intitulé son rapport sur la Somme : L’ouverture de la bataille d’usure.

7 Contrairement aux courtes batailles qu’avait connu Haig en 1915, la Somme devait durer quatre mois et demi et impliquer toute l’armée britannique, soit plus de 50 divisions au début de la bataille et leur nombre continuait d’augmenter. Ce n’était pas encore une véritable armée au vrai sens du terme, mais comme Haig en était conscient « un groupe de divisions non préparées au terrain. La véritable armée combattante sortira d’eux » 23. À l’approche d’une bataille destinée à décider une fois pour toute de la rivalité des deux empires, l’Empire britannique au complet montait au combat. Aussi, en plus des divisions de la nouvelle armée en provenance du Royaume-Uni, les rangs de l’armée britannique comptaient des volontaires du Canada, d’Afrique du Sud et d’Australie. Quelques cavaliers d’Inde se joignirent même aux millions d’hommes qui s’amassaient pour la bataille. Des troupes expérimentées en provenance de Gallipoli, notamment la 29e division dite « l’incomparable », et les troupes australiennes et néo- zélandaises, les ANZAC, arrivèrent pour leur baptême du feu en France et pour la vraie guerre. L’expérience fut de celle qu’on ne risquait pas d’oublier. La 29e division se fit tailler en pièces devant Serre et Beaumont-Hamel le 1er juillet. Les Australiens à leur tour souffrirent lourdement dans la bataille de juillet et d’août pour le village de Pozière, perdant presque autant d’hommes en six semaines que lors des huit mois de leur campagne à Gallipoli 24. De fait, les jours des campagnes impériales et coloniales étaient terminés et l’armée britannique était en train d’apprendre à mener une guerre moderne et industrielle.

Une bataille d’usure

8 L’expérience de la Grande-Bretagne sur la Somme a toujours été perçue à travers le prisme du 1er juillet 1916. Le coût humain et affectif du plan, démesurément ambitieux

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de Haig, consistant à percer successivement deux positions allemandes lourdement fortifiées par une avance rapide et à restaurer un combat ouvert, contre l’avis de son commandant de terrain Rawlinson, garantit qu’il resterait définitivement comme un archétype d’incompétence militaire 25. À l’origine pourtant, se trouvait une simple erreur tactique, un banal problème militaire. Mais ce qui avait mal tourné dans l’assaut britannique apparut immédiatement aux yeux du commandement français, plus expérimenté, « les Britanniques n’ont pas encore la manière » notait, non sans ironie, Joffre dans son journal. L’inadéquation de la préparation par l’artillerie et le manque d’expérience de leur infanterie les avaient conduits au désastre 26.

9 Pour le haut commandement français, deux scénarios étaient possibles en juillet 1916 : une rupture rapide du front de l’ennemi ou « une difficile et longue bataille » sur la Somme, qui pouvait finalement produire la percée espérée vers Bapaume et Cambrai après avoir usé l’ennemi. Haig fit peu cas de son revers initial – « lors d’une attaque sur un front de 20 km on doit s’attendre à des succès variés » commenta-t-il avec flegme lorsque les rapports de la débâcle de la 4e armée parvinrent au quartier général dans l’après- midi du 1er juillet 27 – et s’engagea dans la deuxième option, la guerre d’usure, en attendant une nouvelle occasion de percée 28.

10 La tendance des historiens est de se focaliser sur les grandes actions de la Somme, le 14 juillet et le 15 septembre en particulier. Lorsque la guerre d’usure est mentionnée, il s’agit en général de l’usure de l’armée britannique plutôt que celle de l’ennemi, au cours notamment des âpres combats pour des positions précises : le bois de Mametz, le bois de Delville, le Haut bois 29 et Pozières (qui ont tous leur étude détaillée). On admet trop rapidement la critique émise par Churchill devant le Parlement à la même époque et reprise après la guerre dans ses commentaires sur la bataille : à savoir que le combat usa davantage l’armée britannique que l’ennemi (ce qu’il dit fin juillet, lorsque seulement un quart de la bataille était livré, en incluant les pertes disproportionnées du 1er juillet) 30. L’état réel des pertes de part et d’autre reste sujet à controverse car les chiffres précis des pertes allemandes n’ont jamais été établis. Cependant, l’usure ne relève pas que de chiffres absolus, elle relève aussi de la capacité réciproque à faire face aux pertes. Le général Joseph Joffre, commandant en chef français, avait indiqué au début de l’année que l’ennemi ne devait pas être autorisé à « économiser ses ressources en hommes, en freinant le processus d’usure… à être en position de continuer la lutte indéfiniment » 31. La Somme, avec Verdun, a certainement servi à activer le phénomène d’usure. Pour ses détracteurs comme pour ses partisans, l’usure sera toujours empreinte de ce qu’un analyste récent de la bataille a qualifié de « banqueroute morale de la théorie de la guerre d’usure » 32. Ce que l’on ne doit pas oublier, cependant, c’est que la « pure » guerre d’usure de 1916 a été à l’initiative de l’armée allemande à Verdun. Il s’agissait d’un mal nécessaire pour obtenir un résultat alors que des millions d’hommes armés étaient enterrés face à face le long d’un front fixé. Toutefois, on ne peut pas remettre en question le fait que l’armée allemande a subi sur la Somme une saignée telle qu’elle n’en avait jamais connue jusque-là, y compris à Verdun 33. Les postes d’évacuations des morts étaient pleins à craquer et l’infanterie endura l’enfer sous le bombardement constant des Alliés. Le matériel et le moral des Allemands se détériorèrent en permanence. Ernst Jünger, rapportant son effrayante expérience avec une amère fierté dans son célèbre roman Orage d’acier, nota que, vers la fin 1916, sa compagnie ne comptait plus dans ses rangs que cinq des hommes de l’effectif du début de l’année 34. Lui-même fut blessé deux fois durant la bataille.

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La courbe de l’apprentissage

11 Lors de sa longue lutte, l’armée britannique apprit à se battre et à bien se battre. Il ne s’agissait pas d’opérations sur un champ de bataille largement ouvert, si désirées par les généraux, mais d’actions limitées, connues sous le nom d’attaques de « morsure et retraite », ainsi que d’opérations de tranchées de petite échelle qui constituaient les points de focalisation de ce genre de combat. Les ternes méthodes tactiques du 1er juillet furent redéfinies à la lumière de l’expérience et le matériel pour les rendre efficaces fut de plus en plus utilisé. Il était logique que la plus grande puissance industrielle du monde remporte la plus grande bataille industrielle du monde. Cela ne signifie pas que la bataille fut aisée : les Britanniques combattaient une armée allemande bien entraînée, professionnelle, et dont les méthodes défensives sophistiquées évoluaient en permanence à la lumière de l’expérience acquise.

12 Dompter les tactiques défensives ennemies était un processus long et coûteux. Afin de contrer l’avance alliée, les Allemands utilisèrent une combinaison de contre- bombardements et de contre-attaques d’infanterie usant de postes de mitrailleuses soigneusement positionnés et souvent dissimulés ainsi que de points forts fortifiés (en particulier dans les ruines des villages et les bois). À de nombreuses occasions, les attaques échouèrent et le terrain gagné fut perdu à nouveau dans cette lutte acharnée par-delà les lignes, dans la boue. Cependant, l’armée britannique poussa inexorablement, lentement mais sûrement, pendant quatre mois et demi : le bois de Mametz fut occupé ; Longueval et la côte de Bazentin furent emportés ; le bois de Delville fut pris, perdu puis repris ; Pozière tomba et Bois Haut fut finalement gagné. Au sud, l’armée française faisait les mêmes progrès réguliers. À la mi-septembre, la bataille atteignit son point culminant. À la pointe de l’offensive, les Britanniques démontrèrent leur habileté grandissante, leur confiance et leur suprématie matérielle et tactique dans la bataille de Flers-Courcelette, le 15 septembre. Composantes d’une attaque franco- anglaise à grande échelle, dix divisions britanniques s’avancèrent sous le bombardement le plus massif et le plus soigneusement orchestré à ce jour, derrière une nouvelle machine de guerre, le tank. Les Canadiens, troupes de choc de l’Empire britannique, étaient en première ligne. Avec l’aide des tanks, ils prirent le village de Courcelette sur le flanc gauche. Puis les blindés poursuivirent leur chemin dans le village de Flers au centre, causant un choc à l’ennemi surpris qui, confronté à cette nouvelle monstrueuse machine de guerre, s’enfuit ou se rendit en grand nombre. Les contre-attaques ennemies furent brisées par les mitrailleuses des tanks. À la fin septembre, la confusion régnait chez les Allemands et dans les semaines qui suivirent, l’armée britannique progressa encore. Le 27 septembre, Thiepval, le bastion fortifié sur lequel s’était brisée l’attaque du 1er juillet, tomba enfin. Pour les défenseurs allemands, ce fut « absolument déchirant… tous les soldats allemands, du général le plus élevé au plus humble homme du rang, eurent le sentiment que l’Allemagne avait perdu là sa première grande bataille » 35.

13 Ce n’est pas leur défense acharnée qui sauva les Allemands mais le temps souvent médiocre de la Somme. Dans la dernière semaine de septembre, la pluie transforma le champ de bataille en ce bourbier pour lequel il est fameux. Il mit les attaquants dans une situation de désavantage, faisant du terrain un plus grand ennemi que les Allemands. Pour organiser de nouveaux assauts, l’équipement, les munitions et les

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hommes devaient être acheminés sur plusieurs kilomètres sur les chemins sans forme et accidentés d’un paysage hostile, boueux et envahi d’eau. Si le rythme de la bataille en fut affecté, il ne cessa pas pour autant et l’enfer des dernières semaines fut épuisant tant pour les attaquants que pour les défenseurs. D’octobre à début novembre, la 4e armée avançait lentement vers Le Transloy et Warlencourt, tranchée par tranchée, de quelques centaines de mètres à chaque fois, ruinant la perspective d’une action décisive.

14 Un dernier effort, médiocre et sans nécessité, fut tenté mi-novembre sur le front de la 5e armée du général Hubert Gough en direction de la rivière Ancre. Il s’agissait de prendre le village fortifié de Beaumont-Hamel, désormais saillant dans la ligne de front britannique, où avait été bloquée l’avancée de la 29e division le 1er juillet. Les tanks devaient être utilisés, ainsi que d’autres innovations tactiques, comme le barrage d’artillerie et les tirs dissuasifs des mitrailleuses au-dessus des têtes. La bataille d’Ancre fut une autre victoire reconnue de l’armée britannique, en dépit de la boue qui avait ralenti les opérations et embourbé la plupart des blindés, l’attaque avait progressé de 2,5 km sur un front de 5 km. Beaumont-Harmel fut pris par la 51e division écossaise qui se racheta de son précédent échec dans la bataille pour le Bois Haut en août. Deux cents prisonniers furent pris dans le village lui-même. Quatre cents autres se rendirent aux équipages de deux tanks qui avaient calé. La défense allemande apparut sévèrement secoué, bien que l’armée britannique elle-même manquât d’énergie et de réserve pour poursuivre. Les deux camps s’étaient finalement battus jusqu’à la paralysie.

15 Néanmoins, l’offensive finale eut un effet revigorant utile pour le pays tout entier qui avait contribué à la bataille, avec sa sueur et son énergie, autant que l’armée. Haig avait clairement fait savoir à Gough la veille de la bataille qu’« un succès était très attendu, sachant qu’il aurait un effet réconfortant pour le pays » 36, même s’il ne devait pas avoir d’influence sur la situation stratégique générale. La machine de propagande alliée en tira pleinement avantage. Plus tôt dans l’été, un documentaire, le premier du genre intitulé La bataille de la Somme, avait battu tous les records du box-office. Le public britannique vint en masse voir ce que ses fils, époux et pères faisaient en France sur les champs de bataille. Une suite, La bataille de l’Ancre et l’avancée des tanks, montrait désormais au public que sa courageuse armée poussait l’ennemi devant elle. Ainsi, la propagande historique du secrétariat d’État à la Guerre pouvait proclamer fièrement : « Le terrain conquis était plus formidablement protégé et plus étendu que celui sécurisé lors de la première semaine de l’offensive de la Somme, et plus de 7 000 prisonniers étaient tombés entre leurs mains » 37. À la fin de la bataille, l’armée britannique estimait avec confiance qu’elle avait acquis la maîtrise de son ennemi et des techniques de la guerre industrielle moderne.

Les suites

16 La bataille à peine terminée, les récriminations commençaient. Le nouveau Premier ministre anglais, David Lloyd George, était mécontent : la prise de quelques lignes de tranchées boueuses ou de quelques villages en ruine ne lui suffisait pas, ni les assertions du chef de l’État-Major général impérial, Sir William Robertson, qui affirmait : « nous et les Français avons pris une ferme ascendance morale et matérielle sur l’ennemi ». Les pertes alliées semblaient plus importantes que celles des Allemands, en conséquence de quoi, la guerre d’usure ne pouvait fonctionner. Après avoir affronté

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l’armée allemande, Haig avait désormais un nouvel adversaire mais il restait déterminé à user sans limites de la jeunesse britannique pour vaincre l’ennemi et espérait naïvement des victoires plus faciles au-delà du front de l’Ouest 38. À la fin de la bataille, Haig parvint à un jugement militaire plus mesuré, qu’il rédigea pour que tout le monde puisse en prendre connaissance : « Le pouvoir de l’ennemi n’est pas encore brisé et il n’est même pas possible d’estimer le temps que durera la guerre afin que les buts pour lesquels combattent les Alliés soient atteints. Mais la bataille de la Somme a rendu indubitable la capacité des Alliés à les atteindre. » 39

17 Quatre-vingt-dix ans plus tard, il est difficile – certains diront même impossible – d’accepter la sentence de Haig, pour qui la bataille de la Somme a servi les desseins alliés, les mettant sur la voie de la victoire finale. Et ce, même si Haig et le général français Ferdinand Foch, les deux principaux chefs alliés sur la Somme, allaient être en mesure de délivrer le coup de grâce à l’Allemagne dans les deux années qui suivirent la bataille. Cependant, et pour reprendre les conclusions de la récente étude de Peter Hart : « La bataille de la Somme a démontré que tant qu’une nation ennemie n’était pas défaite ou du moins terrassée, les objectifs purement géographiques importaient peu ; le seul objectif était la destruction sur le long terme de l’armée allemande. » 40

18 La Somme ne fut ni la plus grande bataille de l’armée britannique, ni la plus coûteuse. La succession de victoires d’août à novembre 1918 fut bien plus intense et, en proportion, les pertes humaines lors de la défense d’Ypres (1914) et d’Amiens (1918) dépassèrent celles des batailles de la guerre d’usure de 1915 à 1917. Mais ce fut la première vraie bataille de la Grande-Bretagne, la « saignée » de sa première armée de masse, le point culminant et le tournant de son histoire impériale et nationale. En tant que telle, la bataille fut immédiatement sujet d’étude : le premier guide fut écrit avant même que les armes ne se soient tues 41. Bataille décisive, non seulement car elle permit de percer les lignes allemandes, mais aussi et surtout car elle mit en pièces l’armée allemande. Cette dernière remarque ne devrait pas être oubliée.

19 Les véritables succès de la Somme furent perçus par ceux qui avaient combattu et observé. Mais ils étaient moins apparents que la petite douzaine de villages rasés, tombée aux mains des alliés pendant l’avancée, que les milliers de corps ennemis qui jonchaient le sol, ou que les prisonniers qui emplirent les geôles, bien que tout cela constitua aussi de notables succès. Ils étaient d’ordre psychologique et tout juste perceptibles, reflétant la nature de la guerre d’usure, combat pour la suprématie morale et matérielle plus que territoriale, mais non moins significatifs. Résumant les combats de l’année, le major général Sir Henry Wilson, futur chef de l’état-major général de l’Empire, observait : « Dernier jour d’une année d’un combat indécis. Verdun, la Somme, la Grèce et la Roumanie, toutes indécises, chacun des camps prétendant l’emporter ; au total la victoire inclinant vers nous, et la décision finale se rapprochant. » 42

20 Ses prescriptions pour la victoire finale portaient la guerre d’usure aux nues : « deux Sommes à la fois » en 1917 43. Les hommes qui avaient combattu n’en doutaient pas non plus. Comme le nota par la suite, après la bataille, un soldat mémorialiste : « L’armée allemande n’allait jamais plus combattre aussi bien et l’armée britannique n’allait que mieux combattre. » 44 En effet, même si l’armée allemande allait donner, comme le reconnaît Peter Hart, « un suprême exemple de courage dans l’une des plus grandes batailles défensives jamais livrées dans l’histoire de la guerre » 45, ils furent finalement obligés de céder le terrain aux anglais, si ce n’était encore la partie. Au printemps 1917, ils anticipèrent

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avec peine une autre offensive sur le front de la Somme et replièrent leurs lignes jusqu’aux positions défensives de la ligne Hindenburg, abandonnant finalement les objectifs opérationnels de la campagne de la Somme, à savoir les villes de Bapaume et de Péronne, sans coup férir. Tous les échelons de la hiérarchie étaient conscients que la situation devenait désespérée. Comme Jünger l’écrivit plus tard, « il y avait déjà des rumeurs d’une vaste bataille matérielle imminente au printemps, à côté de laquelle la bataille de la Somme de l’année précédente aurait l’air d’une partie de pique-nique. Pour amortir l’impact de l’assaut, nous étions engagés dans un vaste repli tactique » 46.

21 Ce n’est pas sur le lieu de la bataille, mais sur le type de la bataille, que l’on doit mettre l’accent en parlant de la nature et de l’impact de la Somme aussi bien sur l’armée britannique que sur l’armée allemande. Si ce n’avait pas été là, il aurait néanmoins fallu que l’armée allemande soit engagée en masse et battue à un endroit et à un moment donnés avant que ne puisse être brisée l’impasse du front de l’Ouest. La nouvelle armée britannique avait dû apprendre la profession des armes à la dure ; en 1916, elle ne pouvait plus laisser le vrai combat aux Français. Elle avait aussi appris à faire un usage plus efficace des vastes ressources industrielles que ses usines pouvaient apporter au combat en remplaçant la fragilité de la chair par la dureté de l’acier. Qu’elle ait échoué dans cette tentative le 1er juillet 1916 demeure un désastre et une tragédie nationale ; mais qu’elle y soit parvenue vers la fin de l’année et par la suite, n’est pas suffisamment reconnu. L’armée allemande n’était pas encore battue, et l’enfer de la guerre industrielle allait s’intensifier. Les horreurs de Passchendaele, un an plus tard, allaient dépasser tout ce qu’on avait connu sur la Somme. Mais ce furent les hommes engagés dans la bataille de la Somme – généraux comme hommes du rang, désormais combattants aguerris –, ainsi que les méthodes et les armes utilisées – tanks, avions, mitrailleuses et par-dessus tout artillerie lourde, combinés dans un efficace système d’emploi global des armes – qui permirent d’assurer la guerre d’usure en 1917, la percée de 1918 et la victoire finale 47.

22 Lord Esther, instruit des secrets du haut commandement britannique, avait raison d’observer que « la bataille de la Somme mit en place l’issue inévitable de la guerre » 48. À cause de la tragédie humaine qu’elle impliqua et de ses conséquences sociales et politiques pour la nation et l’Empire, cette vérité n’a jamais pu être oubliée.

NOTES

1. C’est une variation qui fut adoptée pour le premier récit officiel de la bataille qui parut dès l’année suivante, de manière anonyme, en accord avec le département de la Guerre, Sir DouglasHaig’s Great Push : The Battle of the Somme, London, Hutchinson and Co, 1917. 2. ‘The Opening of the Wearing-Out Battle’, 23 décembre 1916, in BORASTON (J. H.) (dir.), Sir Douglas Haig’s Despatches, London, 1979 edn, p. 53. 3. BAILEY (J. B. A.), ‘The First Word War and the Birth of Modern Warfare’, in KNOX (M.) et MURRAY (W.) (dir.), The Dynamics of Military Revolution, 1300-2050, Cambridge, Cambridge UP, 2001, p. 132-153.

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4. CHURCHILL (W. S. C.), The World Crisis 1916-1918, part 1, London, Thornton Butterworth, 1927, p. 171-196 ; LIDDELL HART (B. H.), The Real War, 1914-1918, London, Faber, 1930. 5. Les travaux de référence sur la bataille sont : FARRAR-HOCKLEY (A. H.), The Somme, London, Batsford, 1964, MIDDLEBROOK (M.), The First Day of the Somme, London, Allen Lane, 1971 et MACDONALD (L.), Somme, London, Michael Joseph, 1983. Plus récemment, ces thèmes familiers ont été revisités par SHEFFIELD, The Somme, London, Cassell, 2003, PRIOR (R.) et WILSON (T.), The Somme, Newport Ct, Yale UP, 2005 et HART (P.), The Somme, London, Weidenfeld et Nicholson, 2005. 6. PIDGEON (T.), The Tanks at Flers, Cobham, Fairmile Books, 1995. 7. FALLS (C.), The History of the 36 th (Ulster) Division, Belfast, McCaw, Stevenson and Orr, 1922. 8. UYS (I.), Delville Wood, Regensburg, Uys Publishers, 1983. 9. HUGHES (C.), Mametz : George’s Lloyd ‘Welsh Army’ at the Battle of the Somme, Gerrards Cross, Orion Press, 1982. 10. CHARLTON (P.), Pozières, 1916: Australians on the Somme, London, Leo Cooper, 1986. 11. Charlton, op. cit., p. 12, par exemple, n’acceptait pas que Haig qualifie d’« opérations mineures » l’action des Australiens à Pozières dans son récit de la Somme. Elles sont par la suite devenues une part du mythe martial australien. 12. Voir par exemple, MADDOCKS (G.), Liverpool Pals: 17th, 18th 19th and 20th Battalions The King’s (Liverpool Regiment), London, Leo Cooper, 1991 et TURNER (W.), Pals: The 11th (Service) Battalion (Accrington) East Lancashire Regiment, Barnsley, Wharnecliffe Publishing Limited, 1986. 13. Dans la série ‘Battleground Europe’ London ; Leo Cooper, 1993. 14. ROBBINS (S.), British Generalship on the Western Front: Defeat into Victory, London ; Frank Cass, 2005. 15. SIMKINS (P.), Kitchener’s Army: The Raising of Britain’s New Armies, 1914-1916, Manchester, Manchester UP, 1988. 16. BECKETT (I.), Ypres:The British Army and the Battle for Flanders, 1914, London, Longman, 2004. 17. Journal de Haig, 14 janvier 1916, Blake, Private Papers, p. 125. 18. Ces actions sont analysées dans PRIOR (R.) et WILSON (T.), Command on the Western Front: The Military Career of Sir Henry Rawlinson, 1914-1918, Oxford, Blackwell, 1992. 19. ‘Plan of Action Proposed by France to the Coalition’, décembre 1915, dans Brig-Gen. EDMONDS (Sir J.-E.) et MILES (capt. W.), Military Operations: France and Belgium, 1916, London, Macmillan, 2 vol., 1932 et 1938, appendix 1, p. 1. 20. PRIOR and WILSON, The Somme, passim. 21. Journal de Haig, 14 janvier 1916, Blake, Private Papers, p. 125. 22. Son chef des services de renseignement, le général de brigade John Charteris, souvent blâmé pour avoir encouragé Haig dans son excès d’optimisme, était plus réaliste lorsqu’il notait le 30 juin 1916 : « Nous ne nous attendons pas à une grande avancée ni à ce qu’aucune grande place d’armes ne tombe devant nous maintenant. Nous nous battons d’abord pour contenir les armées allemandes et la nation allemande, pour contrecarrer leurs plans, gagner des positions de valeur et d’une manière générale pour préparer la grande offensive décisive qui devra venir tôt ou tard, si ce n’est pas cette année ou même l’année prochaine. La liste des pertes humaines sera longue. » 23. Journal de Haig, 29 mars 1916, cité dans BLAKE (R.), The Private Papers of Douglas Haig, 1914-1919, London, Eyre and Spottiswoode, 1952. 24. BEAUMONT (J.) (dir.), Australia’s War, 1914-1918, St Leonards, NSW, Allen and Unwin, 1995, p. 17-18. 25. L’analyse la plus mesurée de la guerre d’usure est proposée par : PRIOR et WILSON, Command on the Western Front, p. 137-170. 26. Journal de Joffre, 1 er et 2 juillet 1916. PEDRONCINI (G.), Journal de marche de Joffre, Vincennes, SHD/DAT, 1990, p. 31-32.

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27. Journal de Haig, 1er juillet 1916. SHEFFIELD (G.) et BOURNE (J.) (dir.), DouglasHaig:War Diaries and Letters, 1914-1918, London, Weidenfeld et Nicholson, 2005, p. 195. 28. « Instruction personnelle et secrète pour M. le général Haig et le général Foch », 21 juin 1916, cité dans Les armées françaises dans la Grande Guerre, tome IV: Verdun et la Somme, Paris, Imprimerie nationale, 3 vol., 1926-1935, p. 207. 29. NORMAN (T.), The Hell They Called High Wood: The Somme 1916, London, Kimber, 1984. 30. CHURCHILL, The World Crisis, p. 186-193. Pour une critique des analyses de Churchill voir :PRIOR (R.), Churchill’s World Crisis as History, Beckenham, Croom Helm, 1983, p. 221-230. 31. ‘Plan of Action Proposed by France to the Coalition’, p. 1. 32. SHELDON (J.), The German Army on the Somme, 1914-1916, Barnsley, Pen and Sword, 2005, p. 398. 33. L’analyse la plus mesurée de la guerre d’usure est proposée par : TERRAIN (J.), The Smoke and the Fire: Myths and Anti-Myths of War, London, Sidgwick and Jackson, 1980, p. 100-110. 34. JÜNGER (E.), Storm of Steel, trans. M. Hoffman, London, Allen Lane, 2003, p. 119. 35. Cité dans PASSINGHAM (I.), All the Kaiser’s Men: The Life and Death of the German Army on the Western Front, 1914-1918, Stroud, Sutton, 2003, p. 123. 36. Military Operations: France and Belgium, 1916, p. 476. 37. Sir Douglas Haig’s Great Push, p. 386. 38. PRIOR and WILSON, The Somme, p. 311-14. Bien que proches de la position de Lloyd George, les auteurs reconnaissent qu’il n’y avait pas d’alternative réaliste à la poursuite de la guerre d’usure. 39. ‘The Opening of the Wearing-Out Fight’, p. 58. 40. HART, The Somme, p. 529. 41. MASEFIELD (J.), The Old Front Line or the Beginning of the Battle of the Somme, London, Heinemann, 1917. 42. Journal de Wilson, 31 décembre 1916. CALLWELL (C.-E.), Field Marshal Sir Henry Wilson: His Life and Diaries, London, Cassell & Co, 2 vol., 1927, i, p. 306. 43. Journal de Wilson, 14 novembre 1916, ibid., p. 296 44. Cité par PASSINGHAM, op. cit., p. 125. 45. HART, The Somme, p. 534 46. JÜNGER, Storm of Steel, p. 124. 47. HARRIS (P.), Tragedy of Lord Kitchener 48. Esher, Tragedy of Lord Kitchener, London; Murray, 1921, p. 207.

RÉSUMÉS

Au printemps 1916, l’armée britannique est renforcée par de nouveaux bataillons de volontaires type « Lord Kitchener ». Le 1er juillet 1916, ces derniers sont, pour la première fois, engagés en masse dans la bataille de la Somme. Ils sont cependant peu formés à l’usage de l’armement et peu rodés aux techniques de combat des tranchées. Les résultats de l’offensive sont décevants malgré les 19 800 Tommies morts lors de la première journée de combat. Le peuple britannique est profondément affecté. C’est pour cette raison que la bataille de la Somme reste incomprise de l’opinion et sa signification stratégique ignorée. Fondamentale pour l’aguerrissement des unités de soldats-citoyens britanniques, la bataille de la Somme a contribué à l’affaiblissement de l’armée allemande et, par là même, à la victoire alliée de 1918. Elle a en outre démontré la supériorité industrielle de l’Empire britannique.

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The Big Push: the British Army on the Somme, 1916. On the Somme in 1916 the British army fought its first mass battle, with new weapons and unfamiliar techniques. That it performed poorly at a tactical level is well known. The scars which this left on the nation’s psyche are indelible, and have ensured that the battle is misunderstood, and that its strategic importance remains unappreciated. The real significance of the Somme, beyond its importance as a training ground for Britain’s citizen army, is that it ground down the German army by a process of sustained attrition. In the material intensive industrial warfare that characterised the western front, British arms, backed by British industry, holds the advantage. Without such a ‘wearing-out fight’ the allied victories that followed would not have been possible.

INDEX

Mots-clés : armée britannique, Première Guerre mondiale, Royaume-Uni, Somme

AUTEURS

WILLIAM PHILPOTT Maître de conférences en histoire militaire au département « War studies » du King’s college de Londres.

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Le renseignement économique militaire en France à partir de 1916 Impératifs stratégiques et économie de guerre

Emmanuelle Braud

1 En 1916, la France est désormais ancrée dans une guerre longue. Cette épreuve de force militaire autant qu’économique 1 entraîne la mobilisation totale de l’économie des pays belligérants, l’établissement d’un régime d’exception 2 et le développement d’un étatisme économique 3, contraire au libéralisme alors en cour. Dans cet état de crise, et pour répondre à de nouveaux impératifs stratégiques, émerge une nouvelle façon de penser et de pratiquer la guerre, dans laquelle les objectifs militaires et économiques se trouvent étroitement imbriqués.

2 Afin de permettre l’application d’un programme de guerre économique progressivement défini à partir de 1915, de nouveaux organes et instruments de guerre sont institués. Pour le haut commandement 4, l’implication est nécessaire et évidente : « Le commandement s’est rapidement rendu compte que l’offensive militaire était inséparable de l’offensive économique et que pour donner à cette dernière son plein rendement, il était indispensable qu’il y participât. » 5 À partir de ce constat s’élabore un outil qui va se révéler particulièrement efficace dans le cadre du blocus des puissances centrales par les Alliés, celui de la pratique du renseignement économique militaire 6.

3 Sa mise en œuvre se heurte pourtant aux conflits de compétences et d’attributions, provoqués, tant par l’absence de direction de la guerre économique que par le foisonnement d’organes ministériels en charge de la question. Le renseignement économique devient dès lors un outil de pouvoir qui permet à l’état-major de l’armée (EMA) d’orienter les mesures de blocus en fonction de ses objectifs, d’autant que ses prolongements pour le temps de paix sont perçus dès 1916. Cette année représente en effet un tournant clé dans l’intervention de l’État et dans la réévaluation de sa politique de guerre économique, notamment parce qu’à partir de cette date, les buts de guerre français comportent une composante économique majeure « très étroitement liée aux problèmes stratégiques et économiques nés avec la guerre » 7. Créé pour les besoins de la défense nationale et légitimé dans le cadre d’une guerre défensive, ce renseignement

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économique exploité par les militaires contribue progressivement à l’offensive commerciale et économique décidée à partir de 1916.

L’État face à la guerre totale

4 L’une des manifestations de cette guerre totale réside dans un changement de la nature même de la guerre pour laquelle ni les événements guerriers, ni les relations internationales ne constituent l’essentiel. La guerre se gagne ou se perd désormais sur les fronts économiques et sociaux et non seulement militaires, même si la primauté de l’objectif militaire détermine toujours les objectifs économiques 8. Face à ce nouveau type de lutte, l’efficacité de la mobilisation nationale devient le gage de la victoire et la mobilisation économique est le premier défi à relever pour la poursuite de la guerre. Pour les principaux pays belligérants, elle est totale 9.

5 L’interruption immédiate du fonctionnement normal de l’économie de marché engendre une désorganisation de la vie économique 10 qui atteint toutes les branches de l’activité productrice, depuis les transports, les échanges et la production, jusqu’à la consommation et les finances publiques. La pénurie de main-d’œuvre provoquée par la mobilisation entraîne en France le chômage dans l’industrie et le commerce, ainsi que la chute de la production. De nombreuses entreprises doivent fermer. Au mois d’août 1914, sur cent établissements fonctionnant avant-guerre, il n’en reste plus que quarante-cinq à cinquante ouverts 11. Toutes ces entraves liées à la guerre entraînent rapidement le manque de matières premières et aggravent, en particulier, la pénurie de charbon, matière de première nécessité pour la marche des établissements industriels. La France importait, avant-guerre, plus du tiers de sa consommation et l’envahissement partiel des mines françaises par l’ennemi a notablement accru le déficit 12. Ce problème est à l’origine d’une crise énergétique qui s’annonce grave.

6 L’État est mal préparé à la gestion des perturbations économiques. Ce sont donc des mesures d’urgence qui sont prises au début du conflit. La guerre d’usure s’aggravant, l’État doit improviser la mobilisation économique et parer aux besoins les plus importants, notamment ceux de l’armement et du ravitaillement. Cette intervention de l’État répond à la nécessité d’assurer, en dépit des goulets d’étranglement et pénuries de toute nature, la poursuite de la guerre et le maintien des activités vitales, d’autant que la guerre a révélé l’interdépendance des économies d’Europe occidentale. Les Alliés importaient d’Allemagne des produits métallurgiques, chimiques, électriques et optiques et, si le point faible de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne réside dans leur dépendance alimentaire, en France, le charbon manque.

7 L’État procède donc par improvisations successives 13. Il réquisitionne, passe commande auprès de grandes sociétés, accorde des crédits considérables afin d’aider la reconversion des usines métallurgiques vers la production d’armement. Il s’improvise statisticien 14 en se préoccupant des conséquences de la guerre sur la production industrielle. Il crée, par le décret du 6 août 1914, une commission chargée de réunir les informations concernant les ressources disponibles de l’industrie au point de vue du travail et les ressources alimentaires qu’il est possible de se procurer hors de France. Le décret du 8 septembre organise, sous l’autorité du ministre du Commerce, le service du ravitaillement pour l’alimentation civile avec pour mission de rechercher et d’évaluer les ressources existantes en denrées et marchandises essentielles. Le 17 octobre, un office des produits chimiques et pharmaceutiques est créé. Il doit constater les

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quantités existantes de ces produits, évaluer leur production actuelle et développer leur production future. Maintenir les approvisionnements essentiels, en répartissant la pénurie, en augmentant les importations puis la production, tel est le problème de l’économie française.

8 La mise en place de cette économie de guerre est une nécessité pour tous les pays belligérants, bien que les mécanismes d’intervention ne se mettent pas en place en même temps. Elle émerge ainsi plus vite en Allemagne 15. En France, une étape importante est franchie avec l’organisation, à partir de mai 1915, d’un secrétariat puis d’un ministère de l’Armement. Mais l’action de l’État se heurte aux nombreux recoupements des compétences ministérielles ainsi qu’à la prolifération des commissions, services et comités interministériels 16.

L’accélération de l’intervention de l’État et la guerre économique

9 À partir de 1916, l’intervention de l’État s’accélère. La réglementation du marché se fait plus stricte et une série de textes complète les mesures de restriction déjà édictées. Plusieurs lois générales sont ainsi promues qui limitent la liberté commerciale, arrêtent le libre jeu de la loi de l’offre et de la demande. Par la loi du 6 mai 1916, le Parlement confère ainsi au gouvernement le droit de prohiber par décret l’entrée des marchandises étrangères et d’augmenter les droits de douane pour les importations autorisées. Le ministère du Commerce intensifie les mesures de contrôle. Sous la direction d’Étienne Clémentel, il est devenu le centre d’élaboration des projets économiques du gouvernement pour l’après-guerre et la guerre économique, son souci principal. Il s’agit de s’emparer des marchés de l’ennemi, empêcher tout commerce avec les puissances centrales et libérer la France de sa dépendance envers les fournisseurs étrangers. À cet égard, la pratique du blocus dégagée à partir de 1915 est un véritable programme de guerre économique 17 et place au premier plan des préoccupations diplomatiques une stratégie d’alliance fondée sur des considérations commerciales.

10 En 1916, d’une politique de contrôle de la contrebande, d’une guerre de défense nationale, les Alliés envisagent l’organisation d’une offensive économique et le terme de blocus se confond avec celui de guerre économique. Pourtant, si la doctrine est nettement définie en 1916, les moyens de sa mise en œuvre restent vagues car, dans l’hypothèse d’une guerre courte, rien n’a été prévu pour la conduite de ce type de lutte. Organisée au Grand Quartier général (GQG) du général Joffre dans un premier temps, la charge et la responsabilité de la question est, à partir de 1916, revendiquée peu à peu par le gouvernement. Au sein des nombreux organismes interministériels 18 chargés de mener cette guerre économique et de proposer au gouvernement les méthodes et mesures qui doivent la soutenir, le département de la Guerre cherche à appuyer les solutions les plus conformes aux intérêts militaires : « L’élaboration de la doctrine du département de la guerre sur les moyens d’arrêter le ravitaillement des pays ennemis et de ruiner leur commerce ou leurs finances, c’est-à-dire la direction de la guerre économique, appartient à l’EMA. Il est seul en mesure d’établir la concordance nécessaire entre la conduite des opérations de la guerre économique et celles de la guerre militaire. Aussi, le représentant du ministre au comité de restriction 19 se doit-il de soutenir la doctrine élaborée à l’EMA » 20.

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11 Grâce aux renseignements et aux études qui émanent de la section de contrôle 21, l’EMA soutient ainsi la nécessité d’adopter une position plus stricte dans l’application des mesures de blocus.

Le constat d’un blocus inefficace

12 Au début de 1916, un an après les premières mesures de restriction et de prohibition 22, le blocus reste largement inefficace et ne représente guère qu’une menace. C’est le constat qui ressort des notes de Frédéric François-Marsal pour l’année 1916. Affecté en février 1915 au GQG du général Joffre, l’observateur est placé à la direction d’un service d’études économiques : « L’importance croissante prise dans le conflit actuel par les questions économiques et l’aide que la lutte peut apporter à la guerre m’avaient amené à confier à un officier de mon état-major, le capitaine François-Marsal, la charge d’étudier tout ce qui touche à la réalisation du blocus de l’Allemagne et les moyens employés pour se ravitailler. » 23

13 En mars 1916, François-Marsal remarque que l’Allemagne semble vouloir donner une nouvelle intensité à l’idée du blocus de l’Angleterre, lancé pour la première fois en février 1915. L’étude de la presse allemande lui permet de souligner les deux conceptions différentes de la lutte économique suivies depuis le 2 août 1914 par les belligérants. Pour les Allemands « les méthodes nouvelles échappent aux vieilles règles du droit international de la guerre maritime : tous les navires de commerce ennemis doivent être détruits et comme les Anglais arborent souvent le pavillon neutre, il se peut bien que par erreur quelques navires neutres aillent au fond de l’eau ; tant pis pour les neutres ; c’est à eux de veiller à ce qu’on n’abuse pas de leurs pavillons ! » 24

14 Frédéric François-Marsal dénonce les lacunes d’un système qu’il juge cependant nécessaire et milite pour un durcissement du blocus, affirmant qu’avec plus de rigorisme, l’Allemagne n’aurait pas pu passer l’hiver 1915-1916. Se dessine ainsi une ligne dure qui tend à justifier l’intensification du blocus par les Alliés : « Chaque fois que la France ou l’Angleterre laissent passer une cargaison de vivres à destination certaine ou probable de l’Allemagne, chaque fois que les gouvernements de l’Entente hésitent à jeter de suite dans la balance le poids de leur force financière pour faire le vide devant les achats des Allemands chez leurs voisins neutres producteurs de céréales, de bétail, de poisson, de graisses, ils prolongent sciemment la durée de la guerre et sacrifient la vie de quelques milliers de soldats. » 25

Le blocus effectif : l’exemple des listes noires

15 Le principe d’une politique effective du blocus s’affirme. La conférence économique de Paris en juin 1916 marque le début de la coopération interalliée dans le domaine de la guerre économique et le passage d’une guerre de défense nationale à une guerre d’offensive économique, comme en témoigne le discours inaugural de la conférence prononcé par le ministre du Commerce français, Étienne Clémentel : « Nous sommes à l’origine de temps économiques nouveaux, qui permettent l’application de méthodes nouvelles, fondées sur le contrôle, la collaboration, et tout ce qui peut mettre de la cohésion dans la production. Si les Alliés savent mettre en pratique ces idées, ils auront défini un ordre de choses nouveau qui marquera une des étapes dominantes de l’histoire économique du monde. » 26

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16 Les renseignements obtenus par le contrôle postal sur la vie commerciale et financière des pays ennemis permettent d’inspirer aux utilisateurs de la section de contrôle 27 des mesures de blocus effectif. L’établissement des listes noires, publiées par le ministère des Affaires étrangères mais préparées par l’EMA à partir de ces informations, va fournir au blocus l’une de ses armes les plus efficaces.

17 Complétant le décret du 27 septembre 1914 relatif à l’interdiction de commercer avec les sujets des Empires centraux, et celui du 7 novembre 1915 avec les sujets bulgares, la conférence économique de Paris prescrit l’inscription sur une liste spéciale des « personnes, maisons de commerce et sociétés dont les affaires sont contrôlées par des sujets ennemis ou soumis à l’influence de l’ennemi ». À la suite de la conférence, les listes noires revêtent ainsi un caractère officiel. Une organisation plus complète, rattachée au comité de restriction, procède à leur établissement méthodique avec l’aide d’une commission interministérielle dans laquelle est représenté le service du contrôle postal et télégraphique. Dès lors, ces listes peuvent être utilisées devant les cours des prises 28 et les tribunaux comme éléments d’information et commencement de preuves. Les inscriptions sur les listes sont effectuées après des enquêtes extrêmement détaillées confirmées par des recoupements nombreux, au moyen de renseignements émanant des agents et des services du contrôle postal et télégraphique. La première liste noire en France est publiée le 6 août 1916 dans le Journal officiel.

18 Dès janvier 1916, le ministre de la Guerre transmet au président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, les idées directives de l’état-major au sujet de l’action à poursuivre par les Alliés contre la vie économique de leurs adversaires. Le général Gallieni estime, entre autres, qu’il y a lieu de pratiquer résolument une politique d’achats dans les pays neutres limitrophes des Empires centraux des produits recherchés par les ennemis, à la fois pour les en priver et pour créer des liens d’intérêts qui doivent faciliter un rapprochement politique. Paris comme Chantilly, le ministre de la Guerre comme le GQG ont la vision très nette des nécessités de l’heure. Gallieni comme Joffre, sans désespérer de la solution militaire de la lutte, orientent les efforts du gouvernement vers la guerre économique. Dans cette perspective, la pratique du renseignement économique doit soutenir l’offensive économique.

La pratique du renseignement économique militaire dans une perspective d’offensive économique

19 Né afin de répondre aux impératifs stratégiques de la guerre et à la nécessaire adaptation de l’économie aux nouvelles réalités, le renseignement économique militaire est avant tout le produit du régime d’exception. Ses pratiques sont légitimées de fait par le temps de guerre et le système fonctionne grâce à une censure mise en place pour les besoins de la défense nationale. Bénéficiant ainsi de vastes moyens, le système de renseignements économiques de l’EMA participe pleinement à l’offensive économique. Durant l’année 1916, c’est dans le cadre de la guerre des tranchées commerciales que s’élaborent de nouvelles méthodes. À travers deux projets, l’instrumentalisation des agences privées de renseignements commerciaux par l’État 29 est ainsi envisagée, afin de servir d’une part, la politique d’implantation de la France sur les marchés des pays neutres et d’autre part, le contrôle des entreprises travaillant pour les marchés publics.

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20 Alors que la presse mène une campagne de revanche commerciale contre les produits allemands encore vendus en France, c’est dans le plus grand secret que la section de renseignements du 2e bureau de l’EMA envisage la création d’un service commercial spécial, affecté au service de renseignements (SR) de Paris, pour recueillir des renseignements économiques 30. Divisé en deux sections, ce service doit utiliser l’organisation et les procédés de l’agence allemande Schimmelpfeng, saisie et administrée militairement pour l’occasion. Cette dernière, installée à Paris, avec de nombreuses succursales en Europe et en Amérique, est devenue le symbole des pratiques commerciales déloyales allemandes, notamment celle du dumping dénoncée par de nombreux spécialistes de la guerre économique. Edmond Théry, considéré alors comme le prophète de la guerre économique en France, analyse ses procédés dans son ouvrage, Les problèmes économiques de la France 31 : « Quant un commerçant exportateur français lui demandait par exemple des renseignements sur une maison argentine qui désirait acheter tel ou tel article manufacturé français, l’agence donnait les renseignements mais avisait immédiatement les maisons similaires allemandes qui s’empressaient de faire à la maison argentine des offres à des prix sensiblement inférieurs à ceux demandés par la maison française ».

21 Il semble qu’à l’origine de ce projet se trouve être celui de Joseph Béha 32, officier interprète affecté au service de renseignements de Belfort pour la durée de la guerre. Le 26 octobre 1915, cet agent se présente devant le chef de la section de renseignements du 2e bureau de l’EMA et lui expose un projet d’organisation commerciale conçu en vue de se procurer des renseignements commerciaux sur l’ennemi et qui consiste à fonder, sous l’estampille officielle du 2e bureau, une maison de commerce en Suisse qui devra assurer le monopole de fourniture de certaines matières d’origine allemande nécessaires aux divers services de la guerre ainsi que les transactions sur les mêmes matières avec des maisons de commerce françaises (grands magasins, etc.). Un intermédiaire installé à Bâle montera une maison de commerce dont les employés iront passer des commandes dans les centres producteurs d’Allemagne. À l’occasion de leurs déplacements, ceux-ci pourront se procurer des renseignements destinés au service de renseignements de Belfort. Ces marchandises seront introduites en France grâce à l’estampille officielle et sans certificat d’origine.

22 Le projet reçoit l’appui et la caution du chef de la section de contrôle du 2e bureau de l’EMA, Jean Tannery : « Cette formule est en effet la seule qui puisse donner des résultats, la circulation étant impossible en Allemagne sans motif plausible ; et le commerce actif, avec opérations réellement conclues est le seul dont on puisse se servir (…). Au début, l’affaire pourrait être montée seulement en vue de recueillir des renseignements d’ordre économique utiles pour mon Service. On pourrait examiner ultérieurement s’il y a lieu d’y ajouter la recherche de renseignements militaires. » 33 Pourtant, la section de renseignements de l’EMA refuse de servir de base à l’organisation, notamment parce qu’elle repose sur des tractations interdites par la loi 34, mais précise toutefois « qu’elle l’utiliserait si elle était mise sur pied » 35. Après cette réponse, Béha disparaît. Quelque temps après, le SR de Belfort transmet à celui de Paris un projet qui, bien que différent de celui de Béha, s’en trouve néanmoins fortement inspiré.

23 En avril 1916, le lieutenant-colonel Goubet, chef du 5e bureau de l’EMA, signe un rapport sur Joseph Béha dans lequel il revient sur le projet imaginé par l’agent : « Il se proposa d’envoyer en Allemagne des acheteurs suisses qui, en même temps que leurs marchandises, rapporteraient des renseignements. En lui-même le système proposé n’était pas

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mauvais mais en raison des lourdes fautes commises par M. Béha lui-même, il fut inapplicable. La première fut, qu’avant d’en avoir référé à ses chefs, il s’en ouvrit à un certain nombre de personnes appartenant à tous les mondes, brûlant ainsi le service auquel il songeait. La deuxième fut que la plupart de ses relations étaient plus que suspectes. Le système fut néanmoins consciencieusement étudié puis le général chef d’état-major général décida le 16 décembre 1915 qu’en raison des indiscrétions commises, il ne pouvait être appliqué. » 36

24 Quelques mois après cette affaire « Béha », le chef de la section de contrôle de l’EMA évoque la nécessité d’établir une coopération avec les agences privées de renseignements commerciaux. Dans une lettre du 4 juillet 1916, Jean Tannery 37 rend compte au chef d’état-major général, Graziani, d’un projet de collaboration qui pourrait être institué entre les agences privées de renseignements commerciaux et la section de contrôle, afin de pouvoir renseigner les différents services du ministère de la Guerre sur les entreprises françaises avec lesquelles ils sont amenés à travailler, notamment le sous-secrétariat d’État aux Munitions pour la passation de ses marchés. « Il s’agit non plus seulement d’informations touchant directement la défense nationale mais de renseignements sur les moyens commerciaux ou financiers de ces maisons. Ces derniers sont de ceux que fournissent normalement aux particuliers, aux banques ou à l’État lui-même quand il juge bon d’y recourir (ce qui se fait sur une large échelle en Angleterre), les agences privées de renseignements commerciaux. L’une des plus sérieuses, l’agence Leblanc, a offert récemment ses services au ministère de la Guerre, son offre est appuyée par l’Office national du Commerce extérieur. » 38 En effet, en juin 1916, le directeur de l’agence Leblanc fait œuvre d’un véritable patriotisme économique en offrant son aide à la section économique de l’EMA : « Désireux de collaborer très étroitement et très discrètement aux multiples opérations de votre service, je me permets de mettre à votre disposition, à titre gracieux, mes archives sur Paris, la France et l’étranger, au nombre de plusieurs millions (…). Cette demande n’a d’autre but que d’aider la défense nationale dans tous ses travaux, même les plus ignorés. » 39

Conclusion

25 À partir de 1916, le caractère offensif de la guerre économique s’affirme avec l’éventualité du maintien et de l’exploitation de cette lutte économique dans la paix future ; perspective soutenue par le ministère du Commerce, l’opinion publique et certains milieux d’affaires 40. La recherche et l’exploitation d’un renseignement économique spécifique par les militaires donnent à l’EMA et au ministère de la Guerre un moyen efficace d’orienter la conduite de la guerre économique.

NOTES

1. RENOUVIN (Pierre), La Première Guerre mondiale, Paris, PUF, 1965. 2. À l’origine, le régime d’exception est un régime militaire qui implique des mesures exceptionnelles : état de siège, moratorium, autorisation de prendre par décret les décisions

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nécessaires à la défense nationale. Voir RENOUVIN (Pierre), Les formes du gouvernement de guerre, Paris, PUF, 1925. 3. DELEMER (Adolphe), Le bilan de l’étatisme, Paris, Payot, 1922. 4. BOURGET (Jean-Marie), Gouvernement et commandement. Les leçons de la guerre mondiale, Paris, Payot, 1930 ; BRUNEAU (Pierre), Le rôle du haut commandement au point de vue économique de 1914 à 1921, Paris, Berger Levrault, 1924. 5. SHD/DAT, 7 N 883, EMA, 2 e bureau, section économique, « Organisation des services de renseignements et d’études pour la guerre économique au ministère de la Guerre, Paris, 1er mai 1918. » 6. GUELTON (Frédéric), « La naissance du renseignement économique en France pendant la Première Guerre mondiale », Revue historique des armées, 4/2000. 7. SOUTOU (Georges-Henri), L’or et le sang. Les buts de guerre économiques de la Première Guerre mondiale, Paris, Fayard, 1989, p. 141. 8. BARJOT (Dominique), « Les entreprises et la mobilisation industrielle durant les deux guerres mondiales : de l’échelle macroéconomique à l’échelle micro. L’exemple de l’Europe occidentale », à paraître dans les actes du colloque « La mobilisation de la nation à l’ère de la guerre totale, 1914-1945 : armer, produire, innover, gérer », DGA/CHÉAr/DHAr, 26, 27 et 28 octobre 2004. 9. BARJOT (Dominique) (dir.), Industrialisation et sociétés en Europe occidentale du début des années 1880 à la fin des années 1960. France, Allemagne-RFA, Italie, Royaume-Uni et Benelux, Paris, CNED/SEDES, 1997. 10. OLPHE-GAILLARD (Gabriel), Histoire économique et financière de la France (1914-1918), Paris, Librairie des sciences politiques et sociales, 1923. 11. FONTAINE (Arthur), L’industrie française pendant la guerre, Publications de la Dotation Carnegie pour la paix internationale, PUF. 12. En 1913, les treize départements envahis ou situés dans la zone des combats, livraient 74 % de la production française de houille. 13. CARON (François), Histoire économique de la France, XIXe et XXe siècles, Paris, Armand Colin, 1981. 14. Le manque d’information de l’État concernant les réalités économiques résulte en partie de l’absence d’outils, notamment de celui de la statistique industrielle. Le problème est bien mis en évidence dans : DELEMER (Adolphe), Le bilan de l’étatisme, op.cit. et CARON (François), La France des patriotes de 1851 à 1918, Paris, Fayard, 1985. 15. REINACH (Théodore), La législation économique allemande pendant la guerre, Paris, Imprimerie nationale, 1916-1918. 16. RENOUVIN (Pierre), Les formes du gouvernement de guerre, Paris, PUF, 1925. 17. HARDACH (Gerd), The First World War 1914-1918, Londres, Allen Lane, 1977 ; FARRAR (Marjorie), « La politique française du blocus pendant la Première Guerre mondiale. Un exemple de guerre économique », Revue d’histoire économique et sociale, no 2, 1973. 18. COCHIN (Denys), Les organisations de blocus en France pendant la guerre (1914-1918), Paris, Plon, 1926. 19. Le comité de restriction des approvisionnements et du commerce de l’ennemi, organisme pilier du blocus, est créé le 22 mars 1915 suite à une initiative du ministère des Affaires étrangères. C’est une commission interministérielle qui traite des questions « concernant la restriction des approvisionnements et du commerce de l’ennemi et l’achat éventuel en pays neutres des marchandises et matières premières utilisables par les forces armées ennemies. » Voir COCHIN (Denys), op.cit. 20. SHD/DAT, 7 N 883, note du 14 avril 1916 du colonel Valantin concernant le fonctionnement de la section de contrôle. 21. GUELTON (Frédéric), « La naissance du renseignement économique en France pendant la Première Guerre mondiale », art. cit.

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22. Voir POMMEREUIL, La guerre économique 1914-1918. Législation et réglementation douanière, Poitiers, Librairie P. Oudin, 1918 ; FARRAR (Marjorie), « Le système de blocus suisse : les interactions de la diplomatie, de la stratégie et des priorités intérieures », Revue d’histoire moderne et contemporaine, volume XXI, 1974. 23. JOFFRE (maréchal), Mémoires 1910-1917, Paris, 1932. 24. SHD/DAT, Fonds Joffre, 14 N 24, service d’études économiques, dossier 9. 25. Ibidem. 26. Discours inaugural du 14 juin 1916. 27. Organisée le 10 janvier 1915 par un arrêté du ministre de la Guerre, Alexandre Millerand, la section de contrôle postal et télégraphique et de la contrebande de guerre est chargée de centraliser les renseignements obtenus sur la vie commerciale et financière ennemie. Elle est dirigée par Jean Tannery et relève du cabinet du ministre de la Guerre. En décembre 1915, lors de la création d’un 5e bureau de l’EMA, spécialement chargé de l’information et de la propagande, elle lui est rattachée. Voir : BOURLET (Michaël), « La section économique du 2 e bureau de l’EMA pendant la Première Guerre mondiale », à paraître dans Histoire du renseignement en Europe, Vincennes, SHD. 28. Dans le cadre de la contrebande de guerre, une prise effectuée par une marine bélligérante doit, afin de devenir effective, être validée par la décision d’une juridiction qui, en France, porte le nom de cour des prises. Voir le chapitre 9 « Le rôle du conseil des prises » par de Montardy, p. 197 à 203, COCHIN (D.), Les organisations de blocus en France, op. cit. 29. Voir à ce propos « Aux origines des pratiques modernes de renseignement économique : les agences privées », FORCADE Olivier, De la censure politique pendant la Grande Guerre au renseignement d’État en France : l’autorité politique, les pouvoirs publics et le secret 1914-1939, dossier en vue de l’obtention de l’habilitation à diriger les recherches présenté sous la direction du professeur G.-H. Soutou, Université Paris IV-Sorbonne, septembre 2005, volume 1, Les services spéciaux militaires, le renseignement et l’Etat en France de 1919 à 1939, p. 244 à 256. 30. SHD/DAT, 7 N 887, EMA, 2 e bureau, section de contrôle, dossier 11 : « Organisation d’une combinaison commerciale rattachée à la section de renseignements ». 31. THERY (Edmond), Les problèmes économiques de la France, Paris, Belin, 1916. Économiste de formation, rédacteur en chef de la revue L’Économiste européen, le lieutenant-colonel Théry est également le représentant du ministère de la Guerre au comité de restriction des approvisionnements et du commerce de l’ennemi. 32. Ingénieur constructeur civil né le 26 octobre 1874 à Thann dans le Haut-Rhin, Joseph Béha s’engage le 21 novembre 1914 à la mairie de Besançon pour la durée de la guerre. Il est alors mis à la disposition du service de renseignements de Belfort en qualité d’interprète stagiaire puis rejoint le service de renseignements de Thann. Le 30 juin 1915, il est nommé officier interprète de 3e classe. À partir de septembre 1915, il est employé par la section de renseignements du 2 e bureau de l’EMA en tant qu’agent de renseignement économique. Il est alors chargé de recruter des agents par la Suisse. C’est au moment de la création du 5e bureau de l’EMA que le projet de Béha est mis au point et doit devenir une annexe de la section de contrôle. Ecarté par le 5e bureau à la suite de ce qui est devenu « l’affaire Béha », il est affecté, comme interprète, au camp de Barcelonnette, dans les Alpes, à partir du 10 avril 1916. Il est considéré comme le premier engagé volontaire alsacien de la guerre car, bien que son engagement régulier ne date que du 21 novembre, sa prise de service dans l’armée française remonte au 28 juillet 1914, date à laquelle il se met spontanément à la disposition du colonel Andlauer, alors chef du service de renseignements de Belfort. Voir dossier personnel de Joseph Béha, SHD/DAT, 5Ye 36 724. 33. SHD/DAT, Fonds Moscou, 7 N² 2230, section de contrôle, Paris, le 15 novembre 1915, « note pour le chef de cabinet ». 34. Le décret du 27 septembre 1914 interdit en effet aux Français tout commerce avec les sujets ennemis.

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35. SHD/DAT, 7 N 887, EMA, 2e bureau, section de renseignements, 2 décembre 1915, « rapport sur le projet Béha ». 36. SHD/DAT, dossier personnel de Joseph Béha, 5 Ye 36 724, note du lieutenant-colonel Goubet au sujet de M. l’officier interprète de 3e classe Beha, détaché du service de renseignements de Belfort, Paris, 16 avril 1916. 37. BOURLET (Michaël), « Jean Tannery (1878-1939), à l’origine de la guerre économique », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 214, 2004, p. 81-95. 38. SHD/DAT, 7 N 887, note de Jean Tannery, chef de la section de contrôle du 5e bureau de l’EMA, pour le chef d’état-major général, Paris, le 4 juillet 1916. 39. DAT/SHD, 7 N 887, lettre du directeur de l’agence Leblanc à Jean Tannery, juin 1916. L’Office commercial Leblanc est fondé à Marseille en 1958. 40. SOUTOU (Georges-Henri), L’or et le sang, op.cit, p. 191.

RÉSUMÉS

Durant la Première Guerre mondiale, afin de permettre l’application d’un programme de guerre économique progressivement défini à partir de 1915, de nouveaux instruments de guerre doivent être envisagés. Créée pour les besoins de la défense nationale et légitimée dans le cadre du régime d’exception, la pratique du renseignement économique militaire contribue ainsi à l’élaboration des mesures de blocus économique des puissances centrales par les alliés. Elle se transforme, à partir de 1916, en outil permettant aux partisans de l’offensive économique d’orienter la conduite de la guerre économique en ce sens.

Military-economic intelligence from 1916: strategic imperatives and war economics. During the First World War, in order to permit the application of a programme of economic warfare that became progressively more sharply defined from 1915 onwards; new tools of war had to be thought up. Military-economic intelligence was created to meet the needs of national defence, and given legitimacy by the wartime context of ‘exceptional measures’. Its conduct and implementation contributed to the formulation of the blockade measures that the Allies set in place around the Central Powers. And from 1916 onwards, military-economic intelligence came to be transformed into an instrument that enabled partisans of the economic offensive to channel the conduct of economic warfare in this direction.

INDEX

Mots-clés : économie de guerre, Première Guerre mondiale, renseignement

AUTEUR

EMMANUELLE BRAUD Officier rédacteur au département Terre du Service historique de la Défense, elle est titulaire d’un DEA d’histoire économique contemporaine et prépare un doctorat à l’université Paris IV-

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Sorbonne, sous la direction de Dominique Barjot, concernant le renseignement économique militaire en France pendant la Première Guerre mondiale.

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Variations

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Le chant militaire français : un patrimoine vivant

Thierry Bouzard

1 Le chant militaire français est resté en dehors de toutes les campagnes de collecte du chant populaire engagées depuis le milieu du XIXe siècle. Ces campagnes avaient été lancées pour sauvegarder ce patrimoine en voie de disparition devant les grandes mutations de la société française qu’ont été l’exode rural et l’industrialisation. Le chant militaire ne constituant pas un répertoire en danger, nul ne s’était inquiété d’en dresser un inventaire. L’intérêt aurait pu être relancé dans la première moitié du XXe siècle qui a vu les instruments de reproduction du son faire disparaître complètement la chanson populaire. En fait, le répertoire militaire a continué de s’élargir de manière autonome à cause du rôle indispensable qu’il joue auprès du soldat.

2 Pour assurer la sécurité du pays, l’armée doit préparer les soldats à affronter la peur et la mort. Le chant a développé un univers de poésie et de musique qui permet de surmonter ces épreuves particulières. Mais il pose le problème de sa délimitation. Il apparaît en effet à son étude que ce répertoire est en constante mutation, au gré de goûts et de critères qui lui sont propres, et sans être vraiment coupé des modes musicales de son temps. On constate qu’il fait des emprunts fréquents à la chanson populaire, mais aussi à des mélodies étrangères. Répertoire de métier et répertoire populaire, ces chants se sont toujours transmis par tradition orale. Les recueils ne servent que d’aide-mémoire puisqu’ils ne sont qu’exceptionnellement publiés avec les partitions. L’absence de collectes et d’enquêtes musicologiques pose le problème des sources et de la fiabilité de l’image qu’elles donnent du répertoire d’une époque déterminée. De plus, non seulement ce dernier évolue dans sa thématique et ses mélodies, mais le rôle du chant lui-même au sein de l’institution militaire peut changer comme c’est le cas actuellement. Son histoire et son évolution est liée à la fonction particulière du soldat qui est appelé à donner la mort et risque de la recevoir. L’émotion intense née de la confrontation avec la mort, ainsi que la fraternité des soldats dans les épreuves, créent cette alchimie qui permet le développement d’un répertoire de chants puisant ses racines dans la nuit des temps historiques.

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Définition du répertoire

3 Avant d’entreprendre un inventaire du répertoire militaire, il faut définir le domaine d’investigation en répondant à la question : qu’est-ce qu’un chant militaire ?

4 Si l’on peut assez facilement cerner la liste des chants actuellement en usage, cela devient beaucoup plus difficile dès que l’on remonte dans le temps.

5 Car il existe des chants spécifiquement militaires, pendant que d’autres sont empruntés à différents répertoires (chanson contemporaine, scout, chant grivois, etc.). Trois jeunes tambours 1 qui figure maintenant dans les chants enfantins a d’abord été un véritable chant militaire, tout comme Malbrough s’en va-t-en guerre 2. Comment classer la quantité de chansons à thèmes militaires que l’on retrouve en abondance dans les chansonniers des provinces ? Le cas des chants de conscrits est à cet égard significatif car ce sont d’authentiques chants populaires mais manifestement ils débordent sur le répertoire militaire comme l’atteste le plus célèbre d’entre eux Le conscrit du Languedo 3. Rentrer dans le détail des répertoires ne simplifie pas la question, car on sait que les légionnaires ont des chants différents de ceux des troupes de marine ou de la cavalerie, de plus, certaines unités peuvent avoir créé ou emprunté des chants pour leur usage propre. Il n’est pas anecdotique d’apprendre par exemple que le chant des lieutenants du 1er bataillon étranger de parachutistes (BEP) à la fin de la guerre d’Indochine était Quand un soldat 4, composé par Francis Lemarque et créé par Yves Montand en 1953. Dans un esprit différent, le 1er régiment étranger de parachutistes (REP) reprendra la chanson popularisée par Édith Piaf à la fin de la guerre d’Algérie, Je ne regrette rien 5. Plus récemment, on pourrait citer le cas de La blanche hermine 6 de Gilles Servat, cette chanson d’auteur est maintenant adoptée par les soldats. Ils ne font que poursuivre une longue tradition d’emprunt aux chansonniers. Au XVIIIe siècle, il s’agit par exemple de La bataille de Fontenoy 7 dont les paroles sont écrites sur le timbre en vogue à l’époque de Catiau dans son galetas ou encore Dans les Gardes françaises 8 du chansonnier Jean-Joseph Vadé. De plus, il ne faut pas limiter le répertoire aux chants des fantassins, même si ce sont les troupes les plus nombreuses, car les marins disposent aussi de leur propre répertoire. Depuis la disparition de la voile il a en grande partie disparu, néanmoins, il en subsiste quelques-uns qui sont d’authentiques chants de la Royale (Au trente-et-un du mois d’août 9, À Brest la jolie 10, Le corsaire le Grand coureur 11, etc.). Les élèves de l’école navale ont leurs propres chants comme toutes les écoles d’officiers (La légende du Borda 12, Le testament de la Bouline 13, La lettre d’Édith, 14etc.). Pour ne rien oublier, il faut citer aussi les cantiques religieux attestés par les chroniques dès le haut Moyen Âge que ce soit le Vexilla regis 15 composé en 569 ou plus tard le Veni creator Spiritus encore chanté par les routiers de Jeanne d’Arc allant délivrer Orléans. Ces quelques exemples permettent de saisir l’ampleur et d’avoir un aperçu de la richesse d’un répertoire bien vivant en constante mutation, mais qui ne se laisse pas enfermer dans un cadre définitif.

Les sources du chant militaire

6 L’approche la plus courante de ce répertoire se fait naturellement par le contact avec le milieu militaire. Généralement, c’est par la conscription que la majorité des Français ont appris quelques chants. Dès les classes, qui permettent de donner l’instruction de base aux nouvelles recrues, des chants sont enseignés. C’est-à-dire pendant les toutes

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premières semaines du service, preuve de l’importance qui est attribuée au chant dans la formation.

7 Cette première approche manifeste que le chant est d’abord une tradition orale. Les chants appris ne seront donc pas les mêmes suivant les unités et les époques. Des différences considérables sont constatées qui montrent l’évolution du répertoire. Cette transmission orale reste la première source d’informations concernant celui-ci. Malgré la suppression de la conscription, elle conserve toute sa valeur, par les témoignages de ceux qui sont passés sous les drapeaux et par les personnels engagés qui maintiennent la pratique du chant.

8 La deuxième source réside dans l’étude des recueils de chants militaires. Certains sont régimentaires, généralement élaborés dans les unités à usage exclusivement interne. Ils ne sont pas mis dans le commerce et ne font pas l’objet d’un Dépôt légal, comme c’est la règle pour toute publication, ou d’une conservation dans les archives militaires. Ce sont des documents consommables, il est donc difficile d’y avoir accès.

9 D’autres, commercialisés, peuvent être retrouvés dans les bibliothèques. Réalisés le plus souvent par des militaires, ils présentent une sélection de chants qu’il faut replacer dans leur contexte. Ces ouvrages sont relativement peu nombreux. Le plus ancien chant de soldat imprimé avec sa musique se trouve dans les Cantilènes B de Petrucci, publiées à Venise en 1503 ; il s’agit de Réveillez-vous Picards 16. Il n’existe pas, à notre connaissance, de véritable recueil de chants de soldats antérieur à la Révolution. Néanmoins, on peut retrouver certains de ces chants dans les éditions de chansons populaires commercialisées par Ballard au XVIIIe siècle. La Révolution va intensément utiliser la chanson, mais la fièvre retombe dès l’Empire et il faut compulser les mémoires des soldats de la Grande Armée pour retrouver des allusions à leurs chants. Le seul travail important est réalisé par Georges Kastner en1855 avec son Essai historique sur les chants militaires des Français 17. Même s’il ne fournit pas les partitions, son ouvrage est la première sur le sujet. À la fin du XIXe, nous disposons du livre du major Sarrepont, puis de celui de Joseph Vingtrinier en 1902. Botrel lance avant la Grande Guerre le périodique La bonne chanson du soldat, des recueils avec partitions sont commercialisés. En 1930, le capitaine Lehuraux publie ses chants et chansons de l’armée d’Afrique. En 1940, la France est traumatisée par la défaite, ses nouveaux gouvernants vont vouloir régénérer la jeunesse par le chant populaire. S’appuyant sur les travaux de Patrice Coirault et Joseph Canteloube, le secrétariat d État à la Guerre fait publier deux volumes de chants militaires avec leurs partitions harmonisées par les éditions Chiron en 1942 et 1943. De plus, de nombreux recueils sont diffusés dans les chantiers de jeunesse. L’impact de cette initiative n’a jamais été mesuré par les historiens de la chanson, mais il se fera sentir jusque dans le courant folk des années soixante-dix et encore de nos jours. Après la guerre, de nombreux chansonniers vont faire revivre les vieilles chansons populaires françaises ainsi redécouvertes, Les compagnons de la chanson, Jacques Douai, Colette Renard, Yves Montand, Les frères Jacques, Les quatre barbus. Plus tard, ce seront Serge Kerval, Lionel Rocheman qui seront suivis par Malicorne, Tri Yann, Alan Stivell et bien d’autres. Les chorales « À Cœur joie » de César Geoffray qui ont essaimé dans toute l’Europe en sont les héritières. C’est l’ensemble de la chanson populaire et pas seulement le chant militaire qui est concerné. Cette politique se situait dans la ligne de l’enseignement de la chanson tel qu’il était pratiqué par les instituteurs des écoles de la fin du XIXe siècle. Le clairon de Déroulède figurait alors sur les couvertures des cahiers scolaires et Maurice Bouchor revoyait les paroles des manuels

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de chansons destinés aux élèves. Les deux recueils de chants militaires publiés par Chiron seront réunis et complétés pour une nouvelle édition conçue par le capitaine Lamaze en 1961.

10 Au XIXe siècle, certains musicologues comme Julien Tiersot 18 évoquent le chant militaire dans leurs ouvrages, surtout d’un côté historique, en présentant les chants anciens. Les chapitres que Paul Olivier consacre aux chants des soldats dans Les chansons de métiers 19 constituent manifestement les résultats d’une authentique mais succincte collecte. Depuis, il semble qu’une espèce de prévention ou de manque de curiosité intellectuelle empêche les musicologues de se pencher sur le répertoire militaire.

11 La seule véritable enquête sur les chants des soldats est réalisée par le chef de musique Léonce Chomel qui regroupera sa collecte dans trois importants volumes manuscrits déposés à la bibliothèque du musée de l’Armée en 1912. Ils fournissent un état du répertoire militaire à la veille de la Grande Guerre. Ce travail se rapproche plus de la troisième source dont nous disposons sur ce répertoire et qui réside dans les carnets manuscrits des soldats. Ils présentent un intérêt particulier car les chants consignés ont été sélectionnés par le rédacteur. En effet, chez les soldats, l’usage a longtemps été répandu au cours des siècles passés de recopier dans des cahiers les chansons qu’ils avaient l’occasion de chanter. Cet usage devait être forcément limité compte tenu du fait que la majorité des soldats sont illettrés jusqu’au XIXe siècle. Néanmoins, le plus ancien recueil manuscrit de chansons de soldats remonte à la fin du XVIIIe siècle. Il s’agit du chansonnier Berssous, certainement rédigé par un soldat des gardes suisses. Les guerres révolutionnaires donnent les premiers mémoires d’officiers et il faut attendre la Première Guerre mondiale pour trouver ceux de simples soldats. À leur lecture, et quelle que soit l’époque, on constate une grande différence avec les chants des recueils imprimés. Car seuls 30 % des chants sont communs. Ce qui signifie que 70 % du répertoire des soldats ne figurent pas dans les recueils imprimés. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce constat, tout d’abord une sélection a été opérée lors de la réalisation d’un ouvrage imprimé. Les chansons trop banales et grivoises ont été éliminées, de même celles empruntées aux chansonniers à la mode. D’un autre côté, les rédacteurs de cahiers ont ajouté des chansons qui leur plaisaient sans qu’elles aient jamais été chantées dans le cadre militaire. Le disque et la radio vont supplanter la pratique traditionnelle de la chanson dans l’entre-deux-guerres. Auparavant, elle était un moyen de distraction populaire et l’usage de cahiers de chansons pour mémoriser les paroles était très répandu.

12 Enfin, la quatrième source réside dans les enregistrements. Ils ne nous renseignent que sur le répertoire moderne puisqu’il est difficile de remonter au-delà de la Deuxième Guerre mondiale. Néanmoins les pressages disponibles sont très précieux pour apprécier l’évolution du répertoire en même temps que la façon d’interpréter les chants. Si les disquaires ne réservent plus aujourd’hui de bacs aux productions militaires, dans les années soixante, les éditions Decca diffusaient une collection de plus de quatre-vingts titres militaires. Président avait à son catalogue une douzaine de titres de chants parachutistes, on en trouvait aussi chez Philips, VégaouLumen, etc. D’autres éditeurs ont par la suite continué à commercialiser ce genre musical, notamment Janeret et la Serp. Actuellement, on trouve des titres chez Corélia et Oméga. Le croisement de ces sources documentaires permet de préciser l’étendue du

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répertoire sans pouvoir, sauf témoignage précis, obtenir de certitude quant aux morceaux effectivement chantés lors d’un événement déterminé.

Les influences populaires

13 Le chant militaire n’est pas un répertoire qui survit en circuit fermé, bien au contraire, il a toujours procédé à des échanges avec les répertoires populaires. Les premiers recueils dans lesquels figurent des chants de soldats sont des manuscrits et offrent surtout des chansons populaires (chansons d’amour et chansons à boire). Mais les soldats vont toujours s’inspirer des créations des chansonniers à la mode de leur temps. On l’a vu pour Gilles Servat et La blanche hermine, on peut aussi citer Tri Yann et Guerre, guerre, vente, vent 20. On connaît la popularité d’Édith Piaf chez les légionnaires et les coloniaux qui adoptèrent plusieurs de ses chansons. À l’époque de son rayonnement, le café-concert a fourni des quantités de chansons pour les soldats, dont la plus célèbre est Quand Madelon, mais on peut citer : Les cailloux, Les godillots 21, Sur la route de Dijon, Le rêve passe 22, En revenant de la revue 23 ou L’Alsace et la Lorraine 24 parmi de très nombreux autres titres. Les chansonniers comme Aristide Bruant Le 113e de ligne, Serrez vos rangs 25, La Noire 26 etc., Théodore Botrel Rosalie 27, Le petit Grégoire 28, Kergariou 29, etc. Après la défaite de 1870, une des figures de la reconquête des provinces perdues est le poète et homme politique Paul Déroulède, auteur en 1871 des Chants du soldat, ouvrage qui connaîtra de multiples rééditions où l’on trouve Le clairon 30. Avant le café-concert, ce sont les goguettes, ces débits de boissons populaires, qui donnent le ton. Le petit peuple parisien vient y pousser la chansonnette, rapidement imité par les soldats. On y reprend les chansons de Debraux (La colonne 31, Te souviens-tu ? 32 etc.) et de Béranger (Le vieux drapeau 33, Les Gaulois et les Francs 34 etc.). Ces lieux de rassemblement ne font que perpétuer une vieille coutume de la monarchie qui avait vu le pont Neuf devenir le grand centre de la vie chansonnière française depuis le début du XVIIe siècle jusqu’à la Révolution. Quantité de morceaux y sont lancés et les plus grands chansonniers participent au mouvement. Favart avec La marche du Royal-Soissonnais 35, Vadé qui écrit Dans les Gardes françaises 36, le grand François-Joseph Panard et sa célèbre chanson Le grenadier 37, sans oublier l’abbé de l’Atteignant auteur de la toujours vénérée Fanchon 38.

14 Si l’on retrouve encore des chansons du XVIe et même plus anciennes, elles restent trop peu nombreuses pour permettre de se faire une idée précise du répertoire. On chante encore La Piémontaise 39, Réveillez-vous Picards et la Chanson des adventuriers 40 et Le roi Renaud 41. Hersard de La Villemarqué a exhumé Le chant du glaive 42, improprement nommé par certains Le vin gaulois. Mais on ne peut plus chanter des chants de légionnaires romains, comme Mille, mille 43, car s’il nous reste les paroles, la musique a disparu.

Les différents rôles du chant militaire

15 Pendant longtemps, le chant militaire a eu deux rôles principaux : soutenir l’effort durant les déplacements des soldats et maintenir la cohésion. Les armées se déplaçaient uniquement à pied par tous les temps et les fantassins étaient chargés de leur paquetage, de leur arme avec munitions. Il était alors indispensable de chanter pour oublier les fatigues de la marche. Ce rôle a été essentiel pendant des siècles et c’est lui qui a permis la transmission du répertoire.

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16 Le musicologue Julien Tiersot soulignait ce rôle en 188944 : « Dans les marches libres, au pas de route, lorsque les tambours et les clairons n’astreignent pas les soldats à marcher d’un pas uniforme, ceux-ci, de groupe en groupe, se chargent eux-mêmes, par leurs chants, de suppléer au silence des instruments. »

17 Les chansons de marche sont très nombreuses et n’ont bien souvent que des paroles très ordinaires et même parfois grivoises quand la fatigue est trop grande. Voici quelques titres : L’as de carreau 45, Les cailloux 46, Eh ! voyez-vous là-bas, Et pourquoi n’en ririons-nous pas 47, Gardons courage 48, J’ai un pied qui remue 49, Un jambon de Mayence, J’ai perdu le do de ma clarinette, Ousqu’est Saint-Nazaire 50, etc.

18 L’autre rôle séculaire du chant est de maintenir la cohésion des unités. Ce rôle est souligné dans les deux éditions du TTA 10751 qui constituent le recueil de chant officiel de l’armée française. » Tout cadre doit en effet être conscient que le chant est la première manifestation de la cohésion d’un groupe : il concrétise l’esprit d’équipe ; il est le lien de l’unité dont il reflète l’âme », avant-propos du TTA 107, éditions de 1980 et 1985. Nombreux sont les chants qui ont été composés pour distinguer une unité des autres. Il s’en crée toujours notamment dans les écoles où chaque promotion veut son propre chant. Mais cette pratique est ancienne ; on connaît La marche des bonnets à poils 52 ou Les dragons de Noailles 53, au XIXe siècle, nous avons encore La marche du 1er zouave 54 ou Le chant des chasseurs d’Afrique 55. Plus près de nous, nous pouvons citer La marche du bataillon de choc 56 et Le chant du 8e RPIMa 57, mais les exemples abondent.

19 Et ils ont pris plus d’importance avec le nouveau rôle qu’est amené à jouer le chant militaire en ce début du XXIe siècle. En effet, si le rôle du chant dans les déplacements a tendance à disparaître du fait que tous les grands mouvements de troupes se font en véhicule ou en avion, le chant a, en revanche, trouvé un nouvel espace d’expression depuis quelques années.

20 Malgré la progressive disparition des musiques régimentaires, il était nécessaire de maintenir la solennité et le faste des cérémonies militaires. Les soldats ont donc utilisé le chant dans les prises d’armes pour pallier l’absence de musiques. La mise en place et le défilé des unités se fait de plus en plus en chantant. Le chant a donc acquis un rôle protocolaire. Cette pratique est relativement récente. L’usage de défiler au pas en chantant remonte au début de l’occupation et a été emprunté à l’armée allemande. Auparavant, les régiments français disposaient tous de leur musique régimentaire. Mais la découverte de ce nouvel emploi du chant a fortement impressionné les militaires et cette pratique s’est immédiatement répandue dans l’armée et les chantiers de jeunesse. D’abord utilisé pour les entrées et sorties des quartiers, cet usage s’est étendu aux rassemblements puis aux cérémonies. Il s’est développé parallèlement à un autre type de chant qui est le chant de tradition régimentaire. Si celui-ci n’est pas totalement nouveau, sa généralisation reste récente puisque tous les régiments ne disposent pas encore d’un chant spécifique.

21 Cet emprunt à notre voisin germanique est passé totalement inaperçu puisque plus personne ne se souvient maintenant de son origine. Il faut peut-être y voir une des raisons pour lesquelles de nombreux airs d’outre-Rhin sont utilisés dans le répertoire français moderne. L’armée française a toujours compté des soldats étrangers dans ses effectifs. Cela depuis son origine. Ce sont des mercenaires suisses qui servirent d’instructeurs aux premières unités permanentes créées au XVIe siècle. Les Suisses qui furent fidèles à la monarchie, la République et l’Empire seront encore là lors de la constitution de la Légion étrangère. Le chant des Adieux suisses 58 reste le témoignage de

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leur engagement. Les autres unités étrangères ne laissèrent pas de traces chantées de leurs combats aux côtés des soldats français. Pourtant, sous la monarchie et sous le Premier Empire, elles furent nombreuses et variées.

22 Le témoignage d’influences étrangères n’apparaît dans le répertoire qu’à partir de la fin du XIXe avec les légionnaires d’origine allemande. Cette influence se maintient dans l’entre-deux-guerres avec notamment La Colonne 59, Anne-Marie 60 et Monica 61, mais acquiert une autre dimension pendant la guerre d’Indochine. Ce conflit engendre un style de chants totalement nouveau. Sans rentrer dans le détail de l’origine des paroles de chaque chant, on peut néanmoins remarquer qu’ils se caractérisent d’une part, par leur mélodie d’origine germanique, d’autre part, par des paroles à la thématique plus idéologique. L’idéologie n’avait fait son apparition dans le répertoire militaire qu’avec la Révolution pour disparaître ensuite. La politique fait une nouvelle incursion fugace dans le chant militaire au moment de la Libération. Mais suivant cette tendance, les soldats d’Indochine ont voulu donner un sens aux paroles de leurs chants qui marquent une rupture avec ce que chantaient leurs prédécesseurs en 1914 : Quand Madelon 62, Les cailloux, Vive le pinard 63, etc., et en 1940 : Sur la route de Dijon 64, Y’a qu’un casque sur la tête au biffin 65, Le sire de Framboisy 66, etc. Pour des raisons historiques liées à l’éloignement de la métropole, à l’attitude du pouvoir politique et au développement de l’antimilitarisme, les soldats du corps expéditionnaire et surtout les légionnaires, ont voulu exprimer dans leurs chants les motivations de leur combat. Si les légionnaires créent ces chants, c’est d’abord pour eux. En effet, il n’y a aucun exemple antérieur de reprise de leurs chants par d’autres unités. De plus, ces emprunts ne vont concerner que certains d’entre eux. Les plus caractéristiques de cette époque sont Contre les Viets 67, Képi blanc 68 et La Légion marche 69. Conservant la thématique ancienne, on peut citer Oh la fille 70 et Véronica 71. Mais tous ces chants empruntent leur mélodie au répertoire germanique. Sauf pour les deux derniers, les paroles sont originales et révèlent les nouvelles préoccupations du soldat. D’ailleurs, la manière de chanter est adaptée à des chants qui se veulent plus chargés de sens alors que les chants germaniques gardent une signification classique plus destinée à distraire le soldat.

23 C’est seulement à partir de la guerre d’Algérie que les parachutistes vont s’inspirer de ce nouveau style pour créer leur répertoire. S’ils reprennent encore des airs allemands, ils sauront aussi composer de nouvelles mélodies en conservant un rythme solennel Rien ne saurait t’émouvoir 72, Dans la brume la rocaille 73,Chant du 8e RPIMa, Ceux du Liban 74. La raison de l’adoption de ces airs germaniques est à chercher à la Légion. En effet, elle est la seule troupe à même de tester les répertoires de chants de soldats du monde entier. Depuis la fin du XIXe siècle et surtout après la Grande Guerre, elle avait remarqué l’efficacité de ces mélodies. Elle n’a pas pris en compte les chants espagnols, dont certains sont pourtant très beaux, ni de chants anglais, belges ou suisses. Elle a seulement retenu quelques chants russes et un chant américain, Les bérets verts 75. C’est d’ailleurs l’air d’un chant de l’Armée rouge qui a inspiré le chant de tradition du 1er régiment de hussards parachutistes, Les hussards de Bercheny 76. Si les airs d’origine allemande ont été majoritairement sélectionnés, il faut donc y voir une conjonction de plusieurs facteurs : d’abord historique, avec la présence dans les rangs de la Légion au début de la guerre d’Indochine d’une majorité d’Allemands ; ensuite, le succès de la nouvelle thématique adoptée pour les paroles des chants ; enfin et surtout l’efficacité du rythme et des mélodies de ces chants qui correspondent mieux ainsi à un nouvel usage plus démonstratif et protocolaire du chant militaire.

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Conclusion

24 Malgré l’importance de son rôle dans la formation des personnels et l’entretien de la cohésion, le chant militaire est transmis exclusivement par tradition orale. À part le TTA 107 et quelques circulaires du commandement, sa pratique est laissée à la discrétion de l’encadrement de la troupe. Aucune archive ne permet de consulter les sources et aucune formation musicale n’est dispensée pour sa pratique. L’étude montre que, de par son rôle, le chant militaire n’en a pas eu besoin jusqu’ici pour prospérer. Si chaque époque a ses chants spécifiques, certains morceaux des époques précédentes continuent d’être chantés. Les nouveaux chants ne suppriment pas les anciens, mais créent, en quelque sorte, une strate supplémentaire venant enrichir les précédentes. On trouve généralement deux grands types de chants militaires, les chants destinés à la distraction, des fatigues de la marche ou au bivouac ; et les chants chargés d’une idéologie militaire plus destinés à créer la cohésion des unités. Cette idéologie militaire varie suivant l’époque considérée. Il n’est pas question de vouloir tout expliquer par le chant militaire, mais l’évolution du répertoire au XXe siècle est significative. Malgré la montée en puissance du courant antimilitariste à partir de l’affaire Dreyfus, la thématique de la Revanche a irrigué le répertoire jusqu’à la déclaration de guerre. Avec la victoire de 1918, le pacifisme s’impose et l’armée se voit cantonnée dans un rôle exclusivement défensif ; le chant est vidé de toute idéologie militaire, il n’est plus destiné qu’à la distraction. Le renouveau viendra des mouvements scouts et de l’enseignement officiel des chants anciens. Les campagnes de la Libération et surtout les guerres d’Indochine et d’Algérie voient le retour de l’idéologie militaire dans le chant, d’abord pour libérer le territoire national, ensuite pour l’adapter à la guerre subversive. En ce sens, le chant et sa thématique constituent un indicateur du niveau de motivation et de combativité des personnels.

25 Depuis la guerre d’Indochine, suite au rôle joué par la Légion étrangère et à une conjonction de facteurs historiques, l’armée française s’est dotée d’un répertoire nouveau dont l’efficacité montre qu’il est plus particulièrement adapté à la condition militaire moderne. Ses emprunts étrangers sont à envisager comme une ouverture sur les cultures musicales et militaires européennes. En ce sens, le rôle primordial du chant dans le conditionnement et la cohésion des troupes peuvent permettre le lancement d’une étude comparative sur la pratique du chant au sein des armées européennes. En raison du poids des particularismes culturels, il est sûrement un peu tôt pour proposer un carnet de chants militaires européen. Néanmoins, il est probable que les enseignements à tirer de ces travaux ne pourront qu’améliorer l’intégration et accroître l’efficacité des unités de l’Eurocorps et de la future armée européenne.

BIBLIOGRAPHIE

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Sources

Petits formats :

Rosalie, Botrel

La Marche-Lorraine de Louis Ganne (de Gaulle)

La Madelon de la victoire

Le clairon, Déroulède

Les Africains, Boyer

Aux Bat’ d’Af’, Bruant

Marche de la 2e DB

La Marie, Les Compagnons de la chanson

Les godillots, Briollet & Rimbault

Disques 25 cm :

Les casquettes sont là, Philips

Sur la route de Dijon, Decca

Les Africains, Decca

Disques 45 tours :

Nous sommes des volontaires, 8e RPIMa

Chants de marche et de bivouac du 3e RPC, Pathé

Chants des paras 1, Président

Chants des paras 3, Président

1er REP, Decca

Chocs et commandos, Decca

Disques 30 cm :

Chansons et marches de 14-18, Philips

On a chanté les Tourlourous, Vogue

Chansons patriotiques, Vogue

Marches et chants du 1er RI

8e régiment de Hussards

Bivouac et tradition, 3e RIMa

Chants et marches des troupes de marine

EMIA promo Bernard de Lattre de Tassigny

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École militaire de Strasbourg, 1982

2e REP, Janeret

Chants traditionnels des paras, Serp

La garde impériale, Lumen

K7 :

Navarre 1489-1989, 5e RI - Chœur de l’armée française

Croire et vaincre, 9e RCP, 1982

Croire et oser, 6e RPIMa

En marchant avec les soldats de France, Serp

Chants des chantiers de la jeunesse française, l’Orme rond

CD :

Chants de tradition des unités choc et commando, 1er régiment de choc, 1993

La chanson du soldat - 2 siècles de chansons, Fortin, 1993

En hommage à ces hommes - Marches et chants des régiments de la Libération, Fortin, 1994

Chants de la Légion étrangère, Képi blanc, 1999

Oh ! la fille, chants des parachutistes, Pres

Promotion capitaine Serre – Prytanée militaire de La Flèche, Oméga, 2002

Chants de France, EMIA promotion capitaine Barrès, Serp, 1993

Saint-Cyr, promotion de la Fance combattante, 1999

Recueils de chants :

6 carnets de chants Légion, Képi blanc

Carnet de chants de RMT

Carnet de chants du 5e dragons

Chansons de l’armée française 1 & 2, éditions Chiron

Chante spahi, Berlin, 1946

Carnet de chants - Liederbuch DFGA

Les chants du soldat, Déroulède

Lot de carnets de chants des Chantiers de jeunesse,

Lot de carnets de chants antérieurs à la Grande Guerre

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Bibliographie sommaire

Elle doit être complétée par les nombreux carnets de chants des unités, les cahiers manuscrits et une discographie.

BOUGERET (capitaine), Carnet de chants des Troupes de marine, 2000. www.troupesdemarine.org

BROSSEAU (Stéphane), Musique et chants de guerre en France de 1871 à 1918, mémoire de maîtrise d’histoire, Paris IV, 1996.

Chansons de l’armée française, tome 1, secrétariat d’État à la Guerre, éditions Chiron, 1942.

Chansons de l’armée française, tome 2, secrétariat d’État à la guerre, éditions Chiron, s.d. (vers 1943).

Chante Légion, Aumônerie catholique de la Légion au Tonkin, s.d. (vers 1951).

Chants chansons et chœurs de l’armée française, éditions Chiron, 1961.

Le chant choral, École des sous-officiers de Cherchell, s.d. (vers 1944).

CHOMEL (Léonce), Marches historiques, chants et chansons des soldats de France, musée de l’Armée, 1912, 3 volumes manuscrits.

Collectif, Le manuscrit Berssous de la Chapelle d’Abondance, vers 2000. http://f.duchene.free.fr/berssous/48.htm

JOUBERT (Pierre), En marchant avec les soldats de France, éditions de l’Orme rond, 1985.

JOUVIN (colonel), et GILLET (capitaine), Marches et chansons des soldats de France, s. éd., s.d.,vers 1919.

KASTNER (Georges), Les chants de l’armée française, Brandus, Dufour et Cie, 1855.

LEHURAUX (capitaine Léon), Chants et chansons de l’armée d’Afrique, éditions Soubiron, 1933.

« Marches et chants de la Légion étrangère », Service d’information du 1er régiment étranger, 1959, Képi blanc, 1975, 1982, 1989, 1993, 1998.

Quarante Chansons de marche, éditions Balardy, 1932.

Recueil de chansons de la 11e DLI, s. éd., s.d. (vers 1961).

Recueil de chants et traditions militaires, promotion EMIA lieutenant-colonel Broche, s. éd., 1980.

SAINT-DENIS, (capitaine Vincent), Typologie du chant Légion 1831-1997, mémoire de DEA, université Paul Valéry-Montpellier III, 1997.

SARREPONT (major H. de), Chants et chansons militaires de la France, Librairie Henry du Parc, Paris, s.d. (vers 1896).

SAUVREZIS (A.), Chants de soldats (1525-1916), Berger-Levrault, 1916.

SAUVREZIS (A.), Autres chants de soldats (1200-1916), Berger-Levrault, 1916.

Servir, chansons de route, Servir, Issy-les-Moulineaux, s.d. (vers 1930).

VINGTRINIER (Joseph), Chants et chansons des soldats de France, Albert Méricant éd., 1902.

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NOTES

1. Trois jeunes tambours s’en revenaient de guerre, Et ri et r’lan, ranpataplan, S’en revenaient de guerre… 2. Malbrough s’en va t’en guerre, Mironton, mironton, mirontaine, Malbrough s’en va t’en guerre, Ne sait quand reviendra… 3. Je suis t’un pauvre conscrit De l’an mille huit cent dix : Faut quitter le Languedo Avec le sac sur le dos… 4. Quand un soldat s’en va-t-en guerre il a Dans sa musette un bâton de maréchal ; Quand un soldat revient de guerre il a Dans sa musette un peu de linge sale. 5. Non rien de rien, Non je ne regrette rien Ni le mal qu’on m’a fait, Ni la prise du corps d’armée d’Alger. Non rien de rien, Non je ne regrette rien Au REP les officiers, Sont tous fiers du passé… 6. J’ai rencontré ce matin devant la haie de mon champ Une troupe de marins, d’ouvriers, de paysans « Où allez-vous camarades avec vos fusils chargés ? Nous tendons des embuscades, viens rejoindre notre armée »… 7. J’ons vu le poème fringant Fait par ce maître Voltaire Quoiqu’il ait de l’esprit tant Est-ce que nous devons nous taire ? Pour briller tout comme lui, Je n’avons qu’à chanter Louis… 8. Dans les gardes-françaises J’avais un amoureux, Fringant, chaud comme braise, Jeune, beau, vigoureux. Mais de la colonelle, C’est le plus scélérat, Pour une péronnelle, Le gueux m’a planté là… 9. Au trente-et-un du mois d’août Nous vîmes venir sous l’vent à nous Une frégate d’Angleterre Qui fendait la mer et les flots C’était pour aller à Bordeaux…

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10. À Brest la jolie, à Brest la jolie, Nous nous sommes, la lon lon la, Nous nous sommes embarqués… 11. Le corsaire Le Grand Coureur Est un navire de malheur, Quand il se met en croisière Pour aller chasser l’Anglais Le vent, la mer et la guerre Tournent contre le Français… 12. Je vais vous raconter Une bien belle histoire Cette histoire authentique Est celle du Borda Ce navire autrefois Connu des jours de gloire En suivant les vaisseaux De l’antique armada C’est lui qui des marins Transportait les amies. C’est vers lui qu’ils venaient souvent se délasser Si vous êtes frappés par les bizarreries De notre vieux ponton Songez au temps passé… 13. Puisqu’il faut mourir Avant que j’exhale Mon ultime râle Venez tous m’ouïr Quoi que rien n’y vaille Je veux que la Baille Garde pieusement Ce court testament Cragnant seulement Qu’un neveu dément Me raille… 14. J’ai reçu ta lettre cousin Celle où tu me dis ton chagrin D’être si loin de ta famille. Et pour que tu sois patient Je veux t’écrire du couvent, Suis-je gentille… 15. Vexílla Regis pródeunt ; Fúlget Crucis mystérium, Quo carne carnis cónditor Suspésus est patíbulo. 16. Réveillez-vous Picards, Picards et Bourguignons Apprenez la manière d’avoir de bons bâtons Car voici le printemps et aussi la saison Pour aller à la guerre donner des horions… 17. Les chants de l’armée française, précédés d’un Essai historique sur les chants militaires des Français, Georges KASTNER, Paris, 1855.

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18. Histoire de la chanson populaire en France, Paris, 1889. 19. Les chansons de métiers, Librairie Charpentier et Fasquelle, 1910. 20. Après sept années de guerre, Sept années de bâtiment, Je reviens de Grande-Terre, Je reviens à Lorient. Je reviens de Grande-Terre, Guerre, guerre, vente vent… 21. Là-haut sur la colline L’est un joli moulin Le meunier qui l’habite Est un charmant blondin… 22. Les soldats sont là-bas endormis sur la plaine, Où le souffle du soir chante pour les bercer, La terre aux blés rasés parfume son haleine, La sentinelle au loin va d’un pas cadencé. Soudain voici qu’au ciel des cavaliers sans nombre Illuminent d’éclairs l’impassible clarté, Et le petit chapeau, semble guider ces ombres, vers l’immortalité. Les voyez-vous, Les hussards, les dragons, la Garde ?… 23. Je suis l’chef d’une joyeuse famille, D’puis longtemps j’avais fait l’projet D’emmener ma femme, ma sœur, ma fille, Voir la r’vue du quatorze juillet. Après avoir cassé la croute, En chœur nous nous sommes mis en route Les femmes avaient pris l’devant, Moi j’donnais l’bras à bell’maman,… 24. Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine, Et malgré vous nous resterons Français, Vous avez pu germaniser la plaine, Mais notre cœur, vous ne l’aurez jamais !… 25. La voix du canon résonne, L’air, tout empoudré, frissonne ; Serrez vos rangs ! mes enfants ! C’est le cri de la mêlée Et l’écho de la vallée Répète : serrez vos rangs !… 26. La Noire est la fille du canton Qui se fout du qu’en dira-t-on, Nous nous foutons de ses vertus, Puisqu’elle a les tétons pointus. 27. Rosalie, c’est ton histoire Que nous chantons à ta gloire Verse à boire ! Tout en vidant nos bidons, Buvons donc !… 28. La maman du petit homme Lui dit un matin : À présent t’es haut tout comme

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Notre huche à pain. À la ville tu peux faire Un bon apprenti Mais pour labourer la terre T’es bien trop petit, mon ami, T’es bien trop petit !… 29. Il s’appelait Kergariou, Il s’en venait on ne sait d’où… Probablement du Finistère ; Bien qu’il eut d’illustres aïeux, Il était pauvre comme un gueux Il n’en faisait aucun mystère. Portait l’habit des anciens jours, Et mettait le même toujours : Hiver, été, printemps, automne ; Vint à Paris en bragou-braz, Appuyé sur un grand penn-bas : À la Bretonne !!!… 30. L’air est pur la route est large, Le clairon sonne la charge, Les zouaves vont chantant. Et là-haut sur la colline, Dans la forêt qui domine, On les guette, on les attend. 31. Ô toi, dont le noble délire Charma ton pays étonné, Eh ! quoi ! Béranger, sur ta lyre, Mon sujet n’a pas résonné ? Toi, chantre des fils de Bellone Tu devrais rougir, sur ma foi, De m’entendre dire avant toi : Français, je chante la Colonne !… 32. Te souviens-tu disait un capitaine, Au vétéran qui mendiait son pain, Te souviens-tu qu’autrefois dans l’arène Tu détournas un sabre de mon sein ? Sous les drapeaux d’une mère chérie, Tous deux jadis, nous avons combattu. Je m’en souviens car je te dois la vie, Mais toi soldat dis-moi t’en souviens-tu ?… 33. De mes vieux compagnons de gloire Je viens de me voir entouré ; Nos souvenirs m’ont enivré, Le vin m’a rendu la mémoire. Fier de mes exploits et des leurs, J’ai mon drapeau dans ma chaumière. Quand secoûrai-je la poussière Qui ternit ses nobles couleurs ?… 34. Je veux au bout d’une campagne, Te voir déjà joli garçon,

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Des héros que l’on accompagne, On saisit l’air, on prend le ton. Des ennemis ainsi qu’des belles, On est vainqueurs, les imitant, Et r’li, et r’lan, On prend d’assaut les citadelles, Relantanplan, tambour battant… 35. Dans les gardes-françaises J’avais un amoureux, Fringant, chaud comme braise, Jeune, beau, vigoureux. Mais de la colonelle, C’est le plus scélérat, Pour une péronnelle, Le gueux m’a planté là… 36. Je suis un bon soldat, rataplan, Tout cède à mon courage. J’ai dans mon fourniment, rataplan, De quoy faire ravage… 37. Amis, il faut faire une pause, J’aperçois l’ombre d’un bouchon, Buvons à l’aimable Fanchon, Chantons pour elle quelque chose… 38. Amis, il faut faire une pause, J’aperçois l’ombre d’un bouchon, Buvons à l’aimable Fanchon, Chantons pour elle quelque chose… 39. Ah, oui, j’ai le cœur à mon aise, quand j’ai ma mie auprès de moi, De temps en temps je la regarde et je lui dis : “Embrasse-moi”… 40. Le roy s’en va delà les monts. Il mèn’ra force piétons. Ils yront à grand’ peine, La laine, la laine, me fault la laine. 41. Le roi Renaud de guerre vint, Portant ses tripes dans ses mains, Sa mère était sur le créneau Qui vit venir le roi Renaud… 42. Vive le vieux vin de vigne, le vieux vin gaulois. Tan, tan, terre et ciel, chêne, feu, rouge soleil, Tan, tan, terre et ciel, flot de sang vermeil. 43. Mille, mille, mille mille, mille decollavimus. Unus homo mille ; mille, mille decollavimus, Mille, mille, mille vivant, qui mille, mille occiderunt ! Tantum vini habet nemo quantum fudit sanguinis. 44. Histoire de la chanson populaire en France, 1889, page 181. 45. S’engager est une folie Car l’amour est un vrai tourment Et pour être heureux dans la vie Il ne faut s’aimer qu’un instant…Car dans la vie (bis) Où tout varie (bis)

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Où chaque pas nous amène au tombeau Portons gaiement l’as de carreau… 46. Y’a des cailloux sur toutes les routes, Sur toutes les routes y’a des chagrins, Mais pour guérir le moral en déroute Il y a des filles sur tous les chemins. Y’en a autant qu’il y a de pierres, Qu’il y a de fleurs dans les jardins, Qu’il y a d’oiseaux sur la branche légère, Il y a des filles sur tous les chemins. Il suffit de trouver Celle dont on a rêvé Ainsi quand on pense à l’amour Le chemin semble bien plus court. Y’a des cailloux sur toutes les routes, Mais aujourd’hui comme demain Une raison suffit pour qu’on s’en foute : Y’a des filles sur tous les chemins… 47. Le Français qu’au feu l’on admire Est vraiment gai dans le malheur. Éclats de bombes, éclats de rires Ont pour lui la même valeur. Dans la tente est notre demeure, Sébastopol est à deux pas, Le canon tonne, le vent pleure, Et pourquoi n’en ririons-nous pas ?… 48. Ça fait deux jours que nous marchons, Gardons courage, Nous arrivons, Vers le pays que nous aimons, Laissons les rubis, rubans qui volent, Laissons les rubans voler, Viva, viva l’infanterie, Viva l’infanterie. 49. J’ai un pied qui remue Et l’autre qui ne va guère J’ai un pied qui remue Et l’autre qui ne va plus Ah ! dites-mé Qui vous a donné Ce beau bouquet Que vous avez. Môsieur c’est mon amant Quand je le vois J’ai mon cœur bien aise. Môsieur c’est mon amant Quand je le vois J’ai mon cœur content. 50. Ousqu’est Saint-Nazaire ? Disaient les troupiers éreintés, C’est p’t’être plus loin qu’l’Angleterre Le pôle Nord le cap Gris-Nez, sacrédié ! Ousqu’est Saint-Nazaire

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Répétait l’écho rigolo ; C’est pour sûr au bout d’la terre En Chine ou bien au Congo Chez la reine Indigo… 51. TTA 107, Troupe Toutes Armes 107, est le recueil de chants officiels de l’armée de Terre. Il a fait l’objet d’une première édition en 1980 de 45 chants avec leur musique, remaniée et complétée en 1985 mais sans les partitions. 52. On va leur percer le flanc, rantanplan tirelire, On va leur percer le flanc, rantanplan tirelire. 53. Ils ont traversé le Rhin, Avec monsieur de Turenne, Jouez fifres et tambourins, Ils ont traversé le Rhin… 54. Sous le soleil brûlant de l’Algérie, Notre étendard flottait calme et vainqueur. Au cri d’appel de la mère patrie, Du nord il vole affronter la rigueur, Va déployer au vent de la Crimée, Tes plis sacrés, ô mon noble drapeau. Déjà noirci de poudre et de fumée, Au premier rang tu seras le plus beau… 55. Pour châtier L’Arabe ou le Kabyle, Cent contre mille Partent sans hésiter, Soldats, officiers, Notre ardeur est la même, Et le Troisième Marche au feu le premier… 56. La route vers l’inconnu Est toujours bien venue, Le but est devant nous braquons les armes, Plus rien ne compte plus, La défaillance exclue, Pour nous c’est le devoir, Pour vous les larmes… 57. Nous sommes des volontaires Au 8e RPIMa, Entends nos clameurs guerrières, Nos chants de combat. Colonial parachutiste, Viens, tu connaîtras le risque, Ah, ah, ah, avec le 8e RPIMa… 58. Nous étions trop heureux mon amie Nous avions trop d’espoir et d’amour Nous croyons nous aimer pour la vie Mais hélas, les beaux jours sont si courts… 59. Une colonne de la Légion étrangère S’avance dans le bled en Syrie, La tête de la colonne est formée Par l’Premier étranger de cavalerie…

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60. Mein Name ist Anne-Marie, Ein jeder kent mich schon, Ich bin ja die Tochter, vom ganzen Bataillon… 61. Monica ma chère compagne, Nous partirons bientôt, Le pays est en campagne, Pour faire les temps nouveaux, Nous serons victorieux… 62. Pour le repos, le plaisir du militaire, Il est là-bas à deux pas de la forêt, Une maison aux murs tout couverts de lierre,“Aux Tourlouroux”, c’est le nom du cabaret. La servante est jeune et gentille, Légère comme un papillon, Comme son vin son œil pétille, Nous l’appellons la Madelon. Nous y pensons le jour, Nous y pensons la nuit, Ce n’est que Madelon, Mais pour nous c’est l’amour… 63. Dans les campagnes de France et de Navarre, Le soldat chante en portant son barda, Une chanson authentique et bizarre, Dont le refrain est vive le pinard… 64. Sur la route de Dijon, Le belle digue digue, La belle diguedon, Il y avait une fontaine, La digue dondaine, Il y avait une fontaine, Aux oiseaux, aux oiseaux… 65. Savez-vous c’ qu’y a qu’un ? (bis) Y’a qu’un casque sur la tête au biffin ! Y’a qu’un cheveu, sur la tête à Mathieu, Y’a qu’une dent dans la mâchoire à Jean… 66. C’était l’histoire du sire de Framboisy, Et hioup, et hioup, et tra la la la… 67. Contre les Viets, contre l’ennemi, Partout où le combat fait signe, Soldats de France, soldats du pays, Nous remonterons vers les lignes… 68. Puisqu’il nous faut vivre et lutter dans la souffrance, Le jour est venu où nous imposerons au front, La force de nos âmes, la force de nos cœurs et de nos bras, Foulant la boue sombre vont les képis blancs… 69. La Légion marche vers le front, En chantant nous suivons, Héritiers de ses traditions, Nous sommes avec elle… 70. Oh la fille viens nous servir à boire, Les paras sont là perce un tonneau,

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Car la route est longue et la nuit noire, Et demain nous ferons le grand saut… 71. À la sortie de la caserne, Il y a un vieux moulin. Deux jolies filles habitent là, Et chantent soir et matin. La blonde c’est Véronica, Et la brune c’est Marie, Ces jolies filles sont les amours de toute la compagnie… 72. Rien ne saurait t’émouvoir, Para rude parachutiste, C’est ta loi dans les dangers de la piste, Rien ne saurait t’émouvoir, Tes anciens ont souffert sur la piste Comme des chevaliers et des preux, Toi le vaillant parachutiste, Toujours prêt à faire aussi bien qu’eux… 73. Dans la brume la rocaille, Para marche au combat, Loin de chez ta bien-aimée, Para tu souffriras. 74. Dans la boue, les sillons, Sous le ciel gris nous marchons, Malgré la fatigue et la pluie, Malgré la famine et l’ennui, Nous veillons et nous attendons Que pour nous gronde le canon, Si demain il nous appelait, Nous partirions sans un regret… 75. Dans le ciel, couleur d’acier, Ils descendent par milliers, Ceux qui vont sur cette terre Lutter pour le béret vert. 76. Pour libérer le pays qu’on enchaîne, Prêts au combat pour repousser ses ennemis, Il faut des gars endurcis à la peine, Chacun pour tous et tous pour un réunis, Voyez bonnes gens, largués sur vos plaines, Tombant du ciel et progressant dans la nuit, Ne craignant rien ni la mort ni la haine, Voyez ce sont les hussards de Bercheny…

RÉSUMÉS

Le chant militaire reste un domaine complètement inexploré de l’histoire militaire française. Il est pourtant une source de renseignements de premier ordre sur le soldat, de son attitude face à la société, à la guerre, à la mort… Malgré l’importance de son rôle dans la formation des

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personnels et l’entretien de la cohésion, le chant militaire se transmet toujours exclusivement par tradition orale, pratique hors du cadre réglementaire. Si chaque époque a ses chants spécifiques, certains morceaux se maintiennent à travers les siècles, apportant poésie et musique dans un milieu qui laisse peu de place à la fantaisie. On trouve généralement deux grands types de chants militaires, les chants destinés à la distraction des fatigues de la marche ou au bivouac ; ceux exprimant une idéologie militaire et chargés de contribuer à la cohésion des unités. Si le répertoire reste mal connu, son rôle et son influence sont aussi sous-estimées. Par exemple, ces dernières décennies, le chant militaire a acquis un rôle protoclaire qu’il n’avait jamais eu auparavant. Il peut ainsi suppléer à la disparition des musiques régimentaires et maintenir le décorum indispensable aux cérémonies militaires. Mais les répertoires se nourrissent d’influences qui se jouent des modes et des frontières. À cet égard, la confrontation des répertoires militaires des ramées qui se sont combattues ou ont été alliées ouvre des perspectives de recherches historiques et musicologiques novatrices.

The French military song, a living heritage. The military song remains a completely unexplored part of French military history. It is, however, a really key source of information about troops, about the attitude of a soldier towards society, towards war, and about death… Despite the importance of its role in the training of manpower and the maintenance of troop cohesion, the military song is always handed down exclusively via oral traditions, a practice outside the framework of military regulation. If every era has songs specific to it, certain parts nevertheless persist across the centuries, bringing poetry and music into a milieu that leaves little room for fantasy. Generally two main types of military song can be found: those intended to distract troops form the fatigue of marches and setting up camp; and those expressing a military ideology and intended to contribute to unit cohesion. If the song repertoire remains little known, its role and influence are also under-estimated. For example, in the last few decades military song has acquired a role in protocol that it never possessed previously. It can thus replace the regimental bands that are disappearing, and maintain the decorum that is indispensable at military ceremonies. But the repertoires feed on influences that stem from an interplay of fashion and frontiers. In this respect, comparison of the musical repertoires of armies that have fought each other, or been allies, offers the prospect of opening innovative perspectives for historical and musicological research.

INDEX

Mots-clés : chant

AUTEUR

THIERRY BOUZARD Auteur de l’Anthologie du chant militaire français, Éditions Grancher, 2000, et d’un ouvrage sur l’histoire du chant militaire français, il est consultant au Conservatoire militaire de musique de l’armée de Terre pour le chant.

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La Maison du Roi sous Louis XIV, une troupe d’élite

Frédéric Chauviré

1 La guerre occupe une place centrale dans le système de représentation du pouvoir royal, au cœur duquel se trouve bien sûr la personne même du roi, le « roi de guerre » de Joël Cornette 1. Louis XIV entendait se réserver le monopole de la violence, intérieure et extérieure, et l’assurer à son armée. Cette dernière devait être en conséquence mieux contrôlée, mieux organisée. Mais il semble que le roi voulût également, dans le cadre de cette armée plus performante, donner un rôle important à sa Maison militaire dont la partie la plus prestigieuse rassemblait diverses troupes de cavalerie : les gardes du corps, les gendarmes de la Garde, les mousquetaires, les chevau-légers et les grenadiers. Elles étaient composées en majorité de l’élite sociale du temps : bourgeois vivant noblement et noblesse d’épée. Comment le roi, si préoccupé de sa gloire et des moyens de l’accroître, n’aurait-il pas porté sa marque sur cette Maison militaire ?

2 Cependant, il n’est pas question pour nous de prouver que la « création » de la Maison était bien le fait du roi. Le père Daniel rappelle ainsi qu’en 1671 le souverain décida que les unités de la Garde formeraient en guerre un corps séparé qui serait appelé la Maison du Roi 2. André Corvisier a en outre fort bien mis en exergue à travers son analyse des gardes du corps le processus qui permit au roi d’exercer un contrôle direct sur les troupes de sa garde : la suppression de la vénalité, l’augmentation des effectifs et la politique de recrutement 3. Il s’agit plutôt d’envisager le rôle effectif de la Maison du Roi sur les champs de bataille du Grand Siècle. La fonction de la Maison était-elle limitée à la représentation et au prestige ou bien constituait-elle une véritable cavalerie d’élite, apte à combattre en ligne ? La finalité ultime d’une troupe est en effet le combat. C’est donc seulement à l’aune de celui-ci que l’on pourra véritablement mesurer l’efficacité des efforts royaux. Cette question s’inscrit également dans un champ d’analyse plus vaste, celui de la place de la cavalerie dans un art de la guerre où l’infanterie prenait de plus en plus d’importance.

3 Une telle perspective nécessiterait pour le moins une approche en deux temps. Avant de mesurer l’action sur le terrain, ou de postuler une quelconque supériorité tactique, il

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faut en effet tenter d’envisager les éléments qui la pourraient sous-tendre. Le présent article s’attache alors à étudier la Maison du Roi d’un point de vue organique, à la recherche de ces facteurs essentiels sans lesquels nous savons qu’une troupe de cavalerie ne peut être efficace à la guerre, et encore moins prétendre au titre de troupe d’élite. Il convient donc de chercher dans la constitution même de ce corps, ce que Maurice de Saxe appelait les « parties de détail ». Les éléments extérieurs tout d’abord, l’équipement, l’armement, l’organisation en escadron, qui font « physiquement » le cavalier. Mais plus encore, colonne vertébrale de l’esprit militaire et ce qui détermine véritablement la capacité au combat d’une troupe, la discipline, la formation et l’exercice. L’analyse de ces données structurantes nous conduit également à y rechercher les marques de la volonté royale, inévitablement présupposée dans une telle problématique. La Maison du Roi pouvait-elle constituer un grand corps de combat sans que le souverain ne s’y intéressa directement ?

Les cavaliers de la Maison du Roi

4 Il est possible de mesurer à quel point les troupes de la Maison furent intégrées dans l’effort engagé par la monarchie pour régler et normaliser l’organisation de l’armée et dans quelle mesure, elles l’initièrent. La façon dont les cavaliers de la Maison du Roi étaient habillés, armés, montés et organisés devrait permettre de mettre en exergue leur singularité et l’intérêt porté à ce corps.

L’équipement

5 L’équipement est un des critères les plus évidents pour affirmer la spécificité d’un corps. Les compagnies de la Maison militaire semblent avoir été concernées plus tôt que les autres par le processus d’uniformisation des vêtements militaires. L’État était, au début du règne, incapable d’équiper tous les soldats d’uniformes. Les gardes du corps furent les premiers à bénéficier de cet investissement dès 1657, ainsi que certains régiments étrangers. Le reste des compagnies de la Maison suivit quelques années après, en 1665 4. Il serait bien sûr trop long d’entreprendre ici une revue de détail des habits des différentes compagnies, il suffit de rappeler que la matière, les couleurs, à dominantes rouge et bleu, et la composition de ces uniformes soulignaient la qualité de ceux qui les portaient. Le père Daniel fait observer que les mousquetaires quittèrent en 1688 leur fameuse casaque pour une soubreveste, sorte de justaucorps. Il explique ce changement par la gène induite au combat par de tels vêtements, mais également parce que ces casaques nuisaient à leur « visibilité » sur le champ de bataille. On avait remarqué, dit-il, que cette troupe, « par sa seule présence, jetait la terreur dans les ennemis » ; or, pour combattre, les mousquetaires ôtaient leur casaque ou la rejetaient en arrière. On jugea donc à propos de leur donner un habillement « distingué et particulier qui les fît reconnaître au premier coup d’œil » 5. Voilà une remarque fort précieuse, puisque l’esprit qui préside à ce changement vestimentaire induit en partie la doctrine d’emploi de cette troupe. Les mousquetaires se démarquaient également par leurs bottes. Ils portèrent longtemps les grosses bottes de la cavalerie lourde qu’ils abandonnèrent ensuite pour des bottes plus légères, appropriées à leur polyvalence. Les autres cavaliers de la Maison gardèrent par contre ces bottes « fortes »,

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particulières à la cavalerie de choc, bien que leur emploi fît alors l’objet de vifs débats entre les officiers de cavalerie.

6 Quant à l’armement offensif, il ne différait pas sensiblement de celui de la cavalerie que l’on appelait encore légère. Les cavaliers étaient équipés du mousqueton, de pistolets et d’une épée. L’épée traditionnelle fut remplacée en 1679 par une forte épée, sabre droit à double tranchant sur le modèle de la Wallonne permettant de frapper de taille et d’estoc 6. La forte épée des maîtres de la Maison du Roi qui possédait généralement plusieurs branches de garde, renforçant la protection de la main 7, se distinguait par une qualité et un coût supérieurs. Il faut noter une fois encore l’originalité des mousquetaires. La première arme de ce corps fut évidemment le mousquet, mais quand l’usage du fusil se répandit, les sous-officiers demandèrent et obtinrent d’en être équipés. Bientôt, la compagnie entière abandonna le mousquet pour le fusil dont on avait reconnu tout l’avantage. Ils avaient en outre deux pistolets à l’arçon de la selle et une épée un peu moins pesante que le sabre de la cavalerie 8, pour le service à pied et à cheval. Ils restaient également fidèles, pour cette dernière, à leur monture « à la mousquetaire », avec plateau et pas d’âne. En matière d’armement défensif, l’ancienne armure avait progressivement disparu. Ne subsistait que la cuirasse, qui ne fut bientôt plus obligatoire, à partir de 1660, que pour les seuls officiers et le régiment des cuirassiers. N’oublions pas que le chapeau remplaça l’armet ou la bourguignotte. Il fut cependant renforcé d’une calotte de fer (ou cervelière) destinée à parer les coups d’épée.

Les chevaux

7 Les cavaliers furent également montés. Il pourrait s’agir là d’une lapalissade, c’est en fait un point essentiel. La qualité des chevaux de remonte semble à beaucoup d’auteurs un élément incontournable pour disposer d’une bonne cavalerie. Denis Bogros insiste sur la faiblesse atavique de l’armée française dans ce domaine. Même sous le grand roi, et malgré l’arrêt de 1665, l’industrie chevaline était davantage orientée vers le trait que vers la selle 9. Comme Desbrières 10 avant lui, il met également en cause le système de « la compagnie ferme ». Le capitaine, propriétaire de sa compagnie, était tenté, pour que l’entreprise ne fût pas trop coûteuse, d’économiser sur l’achat des chevaux. L’urgence des achats fit que le roi accepta que ses cavaliers fussent remontés d’animaux peu aptes au service.

8 Or, ce système ne s’appliquait pas à la Maison du Roi puisque le capitaine propriétaire des compagnies était le roi lui-même. Troupes permanentes, leur budget était réglé sur celui de l’ordinaire de la guerre, contrairement à celui des régiments de la cavalerie légère. On peut donc penser que la qualité des montures était supérieure. En outre, les gentilshommes qui en constituaient la plus grande part n’imaginaient sans doute pas paraître sur de vulgaires bidets. Ainsi, pour les chevau-légers, chacun pouvait avoir autant de chevaux qu’il voulait, et aussi beaux que lui permettaient ses facultés. Il était aussi défendu au chevau-léger étant en marche de porter sur la croupe de son cheval autre chose que son manteau, pour ne pas le blesser inutilement 11. La taille requise pour les chevaux des compagnies de la Maison semble être celle demandée à toutes les montures de la gendarmerie, de 4 pieds 5 pouces à 4 pieds 7 pouces. Ils étaient donc montés sur des chevaux un peu plus grands que ceux de la cavalerie légère, dont la taille était comprise entre 4 pieds 4 pouces et 4 pieds 6 pouces 12. Cette différence

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s’explique sans doute autant par un souci de prestance et de prestige que par des préoccupations tactiques. Langeais pensait ainsi que les petits chevaux n’avaient pas la force des grands, lorsqu’il s’agissait d’entrer dans un escadron, ils ne pouvaient y causer le même effet, par le choc et le froissement de l’épaule 13. Birac voulait aussi des chevaux de guerre plutôt plus grands que plus petits.

Structure tactique

9 Apparu lors des guerres de Religion, l’escadron était devenu l’unité tactique de base de la cavalerie. Dans la seconde moitié du XVIIe, il fut divisé en trois ou quatre compagnies, qui constituèrent la structure « administrative » 14. Son effectif théorique était généralement de 120 ou 140 maîtres, répartis sur quatre puis trois rangs. Un escadron de 120 chevaux, qui était de 40 de front et de 3 de profondeur, avait 200 pieds de front, soit 5 pieds pour chaque cavalier. Ces dispositions concernaient la marche pour laquelle l’escadron devait rester ouvert. Lorsqu’il s’agissait de combattre, les cavaliers serraient les files et le front diminuait d’un tiers 15.

10 L’organisation en escadron et son ordonnancement interne n’étaient évidemment pas inconnus de la Maison du Roi, on notera cependant une différence sensible et significative dans le rapport compagnie/escadron entre ce corps et les régiments de cavalerie. Ainsi en 1690, pour les gendarmes, les chevau-légers, les grenadiers à cheval, les deux unités se confondaient en une seule. Pour les mousquetaires et les gardes du corps, chaque compagnie formait deux escadrons 16. La raison de cette différence, avance Desbrières, est purement économique : « Dans la Maison du Roi le capitaine n’est pas propriétaire de la compagnie, il n’y a donc pas d’inconvénient à lui confier 150 ou 200 cavaliers. Mais cela coûterait trop cher à un capitaine propriétaire, et les pertes deviendraient désastreuses pour lui. » 17 Les escadrons de la Maison du Roi eurent donc en campagne des effectifs plus importants, ce qui représentait un avantage certain au combat.

Instruction et discipline

11 Aussi bien armés et montés fussent-ils, les cavaliers de la Maison du Roi ne pouvaient constituer une troupe efficace au combat que s’ils étaient suffisamment exercés, animés par un minimum de discipline. Le souci de l’instruction des troupes, de leur obéissance et de leur discipline imprègne l’art militaire depuis sa renaissance. Au XVIIe siècle, ce domaine était généralement de la compétence spécifique des capitaines et colonels. Les règles en vigueur en matière d’exercices et d’évolutions étaient propres à chaque régiment et dépassaient rarement ce cadre, sans que l’on pût observer d’ailleurs de véritables tentatives de normalisation à l’échelle de toute une arme. La question de l’instruction et de la discipline à l’intérieur de la Maison était donc assez révélatrice de la volonté du roi, ou de ses possibilités, de faire de ce corps une véritable unité de combat.

Discipline et instruction, une préoccupation royale

12 Il faut remarquer que c’est principalement l’infanterie qui semble avoir bénéficié de ce renouveau de la réflexion militaire. « Les exigences à l’endroit de la cavalerie paraissent à l’époque généralement moindres, à l’opposé même de ce qu’elles seront un siècle plus tard »,

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avance John Lynn 18. Les propos et les actions du roi ne paraissent pourtant pas manifester aussi nettement cette différence d’attention et d’ambition. Il est vrai, d’une manière générale, que peu de monarques surpassèrent l’intense intérêt que Louis XIV manifesta toujours pour l’exercice et le « dressage ». Cette préoccupation s’exprime nettement dans ses Mémoires. Il était d’ailleurs convaincu que « de nombreuses batailles étaient gagnées davantage par le bon ordre de la marche et la bonne contenance que par le sabre et la mousqueterie » 19. Les troupes de sa Maison furent les premières à recevoir son attention de manière particulièrement suivie. Il espérait en cela faire œuvre d’exemplarité : « Je continue à exercer les troupes qui sont les plus proches de ma personne afin que, par mon exemple, les chefs militaires apprennent à porter autant d’attention à celles qu’ils ont sous leurs ordres. »

13 Les compagnies de mousquetaires témoignent de cette volonté du roi. Ils s’exerçaient dans leurs deux hôtels à toutes les évolutions militaires, soit à pied soit à cheval. Personne n’avait droit de manquer de s’y trouver, hors maladie ou exemption particulière. Si un mousquetaire se trouvait absent au moment des appels ou exercices, sans pouvoir alléguer de motif valable, cette infraction à la discipline était sur le champ punie par une peine de prison. La fougue de la noblesse, alliée à l’esprit cavalier n’en est pas moins perceptible chez cette troupe. Elle conduisit sans doute à certains débordements ou à des pertes inutiles que le roi dut s’efforcer de circonscrire par des mesures d’une grande sévérité. Au siège de Mons, en 1691, le roi ayant remarqué que la trop grande ardeur des mousquetaires leur était funeste, M. de Maupertuis, capitaine- lieutenant de la première compagnie, leur annonça avant de lancer l’attaque de la Cassote, qu’il avait ordre de tuer celui qui se précipiterait ou s’avancerait hors des rangs avant que l’action ne fût gagnée. Les mousquetaires acquéraient, en tout cas, dans les exercices, une indispensable expérience dans l’art de manœuvrer. Il est vrai également que cette assiduité était nourrie par l’intérêt bien compris des jeunes gens espérant faire carrière.

L’école des officiers

14 Ce souci de l’exercice et de la discipline ne peut être en effet totalement appréhendé que si l’on évoque l’objectif qu’avait fixé Louis XIV à sa Maison : former les futurs officiers. Le roi prenait depuis longtemps le soin d’exercer les troupes de sa Maison, il connaissait leur discipline. En 1666, il décida d’y prendre de nombreux officiers pour les nouvelles compagnies qu’il levait « afin qu’ils y portassent la même discipline à laquelle ils étaient accoutumés ». Il ordonna également que l’on réservât 20 places dans chaque compagnie de ses gardes du corps, qui furent attribuées à de jeunes gentilshommes, afin qu’ils y apprissent leur métier. Les gentilshommes qui y entraient ne pouvaient « être instruits à meilleure école » 20. André Corvisier note que « cette innovation constitua alors la première tentative d’institutionnalisation des cadets » 21. Les cadets admis dans les gardes ne bénéficiaient apparemment pas tous du même statut, tous en tout cas étaient astreints à la discipline et au règlement militaire, y apprenaient à commander et à obéir. « Le roi, explique Saint-Simon, assujettit tout, sans autres exceptions que les seuls princes du sang, à débuter par être cadet dans ses gardes du corps, et à faire tout le même service des simples gardes, dans les salles de garde et dehors, hiver et été. » Ces compagnies devinrent comme une pépinière d’officiers, formés dans les gardes et servant ensuite dans les troupes ordinaires.

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15 La fonction d’école militaire des jeunes seigneurs et de la noblesse du royaume fut également assumée par les mousquetaires. Plusieurs grands princes et la majorité des officiers généraux et maréchaux qui illustrèrent le règne avaient servi dans le corps des mousquetaires et y avaient reçu les premiers éléments de l’art de la guerre. On croyait alors que c’était là seulement qu’on pouvait étudier à fond et acquérir exactement l’instruction et l’expérience qui forment les grands capitaines. Le Dauphin fit lui-même partie des mousquetaires. Les deux compagnies étaient casernées à Paris et chacune avait des professeurs de lettres, sciences et art d’agréments, chargés de l’instruction des mousquetaires. « Après deux ans de séjour dans ce corps, les jeunes nobles, ou issus de familles vivant noblement, pouvaient acheter une compagnie ou, s’ils n’avaient pas de fortune, recevaient des brevets de lieutenant, sans doute davantage dans l’infanterie et les dragons, car c’était plutôt les gardes du corps, les gendarmes et chevau-légers qui fournissaient les officiers de cavalerie. » 22

16 Saint-Simon nous confirme, à sa façon, la réelle préoccupation du roi vis-à-vis de la qualité de l’instruction donnée à sa Maison, de la formation et de la discipline des futurs officiers. De son passage assez court chez les mousquetaires, Saint-Simon conserva en effet pour ce service une vive antipathie. C’était selon lui « abuser de la jeunesse noble d’une façon barbare que la prodiguer en troupe au service de simples maîtres et de simples grenadiers » 23. Le roi, précise-t-il, « s’était raidi a n’excepter aucun de ceux qui entraient dans le service de la nécessité de passer une année dans une de ses deux compagnies de Mousquetaires, à leur choix. (…) On s’y ployait par force à être confondu avec toute sorte de gens et de toute espèce, et c’était là tout ce que le roi prétendait en effet, de ce noviciat où il fallait demeurer une année entière dans la plus exacte régularité » 24.

Les facteurs adjuvants

17 Il nous faut enfin évoquer les éléments qui permettent d’enraciner, de donner plus d’ampleur encore à l’effort engagé par le roi pour instruire, exercer et discipliner les troupes de sa Maison. Tout d’abord, le roi était le seul propriétaire des compagnies. Nous en avons déjà souligné l’avantage du point de vue de la remonte et de la force de l’escadron, et pouvons l’étendre à la qualité de l’instruction et de l’exercice. Remontées de bons et de forts chevaux, les troupes de la Maison étaient bien entraînées, affirme Denis Bogros. Le roi ne cherchait pas, comme le capitaine propriétaire à économiser sur tout, achat, nourriture, entretien. Il n’était pas non plus réticent à entraîner régulièrement les chevaux, au risque de les fatiguer ou les blesser, et de devoir les remplacer à ses frais. Autre élément favorable, la Maison du Roi constituait une structure permanente. Ce facteur représentait un avantage très important sur les régiments de la cavalerie légère. On levait et licenciait ces régiments au gré des événements, or une cavalerie ne s’improvise pas dans un peuple sédentaire 25. Les compagnies de la Maison pouvaient au contraire pérenniser le travail de dressage et d’instruction accompli sur les chevaux et les cavaliers, elles bénéficiaient de la continuité, de l’habitude de vivre et manœuvrer ensemble, sans lesquelles il ne peut y avoir d’esprit de corps.

18 Le dernier élément, mais non des moindres, est l’émulation. Le roi savait user du « désir de plaire » des courtisans et des gentilshommes, ainsi qu’il l’expliqua lui-même dans ses Mémoires à propos de l’infanterie, comme d’un ressort pour améliorer la qualité de son armée 26 . Et ce qui était valable pour l’infanterie l’était sans doute au moins autant

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pour la Maison, composée pour une part importante de gentilshommes et de grandes familles nobles exposés directement aux yeux du roi et de leurs pairs. On sait le poids de ce qu’Arlette Jouanna appelle les « exigences de l’honneur », le défi de la prouesse et du courage à relever sans répit pour illustrer la vertu du lignage et la sienne propre 27. Les perspectives de carrière des jeunes gens servant dans la Maison pouvaient bien entendu expliquer pour une part cette émulation. Saint-Simon le reconnaît sans nulle gêne lorsqu’il explique que son père choisit de le mettre dans la première compagnie « à cause de Maupertuis, son ami particulier qui en était capitaine » 28. Or « (…) il n’ignorait pas l’attention avec laquelle le roi s’informait à ces deux capitaines des jeunes gens distingués qui étaient dans leurs compagnies et combien leurs témoignages influoient sur les premières opinions que le roi en prenoit » 29.

19 Mais au-delà de l’intérêt, ils avaient sans doute la conscience de représenter le roi, d’incarner une part de sa majesté de gloire et de guerre, eux qui le côtoyaient au plus près de sa personne. Comme une part de lui-même. Louis XIV, d’ailleurs, le percevait peut-être ainsi. Les désagréments de ses gardes du corps à Ramillies l’affectèrent profondément. Saint-Simon décrit ainsi, non sans une certaine cruauté, la tristesse et le désarroi du vieux roi confronté aux rumeurs fustigeant la mauvaise conduite de ses gardes 30. L’ensemble de ces facteurs d’émulation expliquent sans doute par exemple l’application des mousquetaires à l’instruction, dont pas un ne s’exemptait affirme Bouillier.

20 La Maison rassemblait les troupes qui touchaient au plus près la personne du souverain, elles se devaient évidemment, écrin martial de la majesté royale, de briller à la cour, mais sans doute également d’être en mesure de jouer un rôle sur le champ de bataille, où le roi engageait son prestige et son honneur. C’est du moins ce que laissent à penser les soins dont bénéficièrent les compagnies de la Maison du Roi. Mieux équipées que les troupes de lignes, elles étaient également mieux montées, et plus encore, mieux exercées. Louis XIV semble en effet avoir eu très tôt conscience de l’importance de l’exercice et de l’instruction. Fruits de sa volonté personnelle, faisant fi des regimbements de certains rejetons de la noblesse, les efforts portés sur la discipline et l’exercice paraissent donc réels et constants.

21 Complétant les analyses d’André Corvisier, cette étude confirme l’image d’un organe conçu pour le combat au moins autant que pour l’apparat. Elle ne permet cependant pas d’affirmer que sa constitution lui conférait une nette supériorité tactique, pas plus qu’elle n’envisage la façon dont le roi concevait son emploi au combat. Ces questions, à l’évidence complexes, ne peuvent être traitées dans la présente conclusion et nécessiteraient des recherches complémentaires.

NOTES

1. CORNETTE (J.), Le roi de guerre, essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, 2000.

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2. PÈRE (D.), Histoire de la milice française, Paris, Delespine et Coignard, 1721, tome II, p. 114. L’ensemble constituait en 1678 un corps d’environ 2 600 hommes. 3. CORVISIER (A.), « Les gardes du corps de Louis XIV », Bulletin du XVIIe siècle, 1959, p. 265-291. 4. CORVISIER (A.), Louvois, Fayard, Paris, 1983, p. 110. 5. PÈRE (D.), op.cit, vol. II, p. 223. 6. BONNEFOY (F.), Les armes de guerre portatives en France, thèse de doctorat, Librairie de l’Inde éditeur, Paris, 1991, p. 36. 7. VENNER (D.), Les armes blanches, Granger, Paris, 1986, p. 152-154. 8. BOULLIER, Histoire des divers corps de la Maison militaire des rois de France jusqu’à l’année 1818, Paris, 1818, p. 100. 9. BOGROS (D.), Les chevaux de la cavalerie française, PSR éditions, 2001, p. 32-33. 10. DESBRIÈRES (commandant E.), et SAUTAI (capitaine M.), La cavalerie de 1740 à 1789, Berger- Levrault, Paris, 1906 11. BOULLIER, op.cit, p. 53. 12. Ordonnances du 25 octobre 1689 et du 24 novembre 1691. 13. LANGEAIS, Des fonctions et du principal devoir d’un officier de cavalerie, Paris, Ganeau, 1725, p. 126. Selon l’idée fort répandue à l’époque, la force de la cavalerie reposait sur la cohésion et le « poids » de l’escadron, d’où l’intérêt pour les chevaux lourds dans la cavalerie de ligne. 14. SUSANE, Histoire de la cavalerie française, Paris, Hetzel, 1874, vol. I, p. 133. 15. LA VALLIÈRE, Pratique et maximes de la guerre, La Haye, Van Bulderen, édition de 1693, p. 36. 16. BELHOMME, L’armée française en 1690, 1886, p. 81. 17. DESBRIÈRES (E.) et SAUTAI (M.), op.cit, p. 6. 18. LYNN (J.), Giant of the Grand Siècle, op.cité, p. 516. Chamlay écrivait que 5 ou 6 ans étaient nécessaires pour créer un régiment d’infanterie, alors qu’il suffisait d’un an pour former un bon régiment de cavalerie. La lecture de Louis de Gaya paraît confirmer cette impression. L’art de la guerre et la manière dont on la fait aujourd’hui en France, Michallet, Paris, 1689. 19. Cité par J. LYNN, Mémoires de Louis XIV pour l’instruction du dauphin, éd. Charles Dreyss, 2 vol., Paris, 1860, vol. II, p. 112-113. 20. Mémoires pour l’instruction du Dauphin, Imprimerie nationale, Paris, 1992, p. 204-206. 21. CORVISIER (A.), Louvois, op.cit, p. 102. 22. BELHOMME, op.cit, p. 79. 23. Mémoires de Saint-Simon, tome XIV, Paris, Hachette, 1880, p. 106-112. 24. Ibid., tome I, p. 28. Saint-Simon revient plusieurs fois sur cet apprentissage qu’il considère comme un abus oppressif. 25. BOGROS (D.), op.cit, p. 35-36. 26. Pour l’année 1666. Mémoires pour l’instruction du Dauphin, Imprimerie nationale, Paris, 1992, p. 156. 27. JOUANNA (A.), Le devoir de révolte, Fayard, 1989. 28. SAINT-SIMON, Mémoires, tome I, p. 30. 29. SAINT-SIMON, Mémoires, op.cit, tome I, p. 612-613. 30. Idem.

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RÉSUMÉS

Louis IV, dont le règne et la conception même de la souveraineté furent si marqués par la guerre, aurait-il pu ne pas accorder à la cavalerie de sa Maison militaire une place éminente au sein de son armée ? Ces unités anciennes, que le roi a regroupé en un corps autonome, brillent bien sûr à la cour, mais qu’en est-il de leur rôle effectif sur les champs de bataille ? Pour envisager une réponse exhaustive à cette question, il faudrait tout d’abord étudier la Maison du Roi d’un point de vue organique, à la recherche des éléments intrinsèques – dont la volonté royale n’est pas le moindre – qui font une troupe d’élite. C’est ce que nous tenterons d’analyser dans le présent article en nous attachant d’abord aux éléments extérieurs et matériels (équipements, armement, organisation en escadron) puis à ceux qui déterminent véritablement la capacité au combat d’une troupe : la discipline, la formation et l’exercice.

The house of the king under Louis fourteenth a crack regiment.Louis XIV’s reigns, and his overall conception of sovereigty, were heavily marked by the waging of war. How could Louis not, therefore, have accorded a place of distinction within the Royal army to the cavalry of his military household? The ancient units of the military household stood out at court, to be sure; but can one say the same of their practical role on the battlefield? To answer the question comprehensively, a study of the monarch’s household from the standpoint of its organic composition would be required. It is essential to identify the elements intrinsic to the household – not the least important being the will of the king – that generated an elite body of troops. This article attempts such an analysis, paying attention first to the external and material constituent elements (equipment, weapons, organisation into squadrons), and then to those factors that decisively shape the fighting capacity of a military unit: discipline, recruitment, and training.

INDEX

Mots-clés : Maison du Roi

AUTEUR

FRÉDÉRIC CHAUVIRÉ Professeur d’histoire-géographie et doctorant à l’université de Nantes. Il prépare un doctorat sous la direction du professeur Jean-Pierre Bois, La charge de cavalerie de Bayard à Seydlitz, et a publié plusieurs articles, dont « Bayard, chevalier ou cavalier ? Le combat de cavalerie sous la Renaissance », Bulletin de la Société archéologique et historique de Nantes et de Loire-Atlantique, n° 139, 2004.

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Document

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La lettre du 4 septembre 1917 relative au classement des vestiges de guerre dans la Somme Cote du document : Service historique de la Défense, département de l’armée de Terre, 17 N 305

Gwladys Longeard

1 Entre juin et novembre 1916, la bataille de la Somme laisse dans les zones française et britannique un paysage dévasté par des bombardements et des combats violents et meurtriers. Des villages entiers ont disparu, les sols sont retournés et truffés d’obus et d’amas de pierres. Les Allemands n’ont reculé que de quelques kilomètres. À partir de mars 1917, le front se déplace, après que les Allemands ont abandonné le saillant Arras- Noyon-Roye et se sont repliés sur la ligne Hindenburg.

2 Dès le mois de mai 1917, la question du devenir des vestiges de guerre se pose avec une acuité toute particulière dans cette région fortement sinistrée, récemment libérée, qui n’est pas définitivement à l’abri d’un nouveau recul du front.

3 En liaison avec le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, le ministère de la Guerre participe à une commission instituée par le gouvernement « pour reconnaître les terrains et certaines portions des anciens fronts qui méritent d’être conservés dans l’état où ils se trouvent, soit pour le souvenir de faits d’armes dont ils ont été le théâtre, soit en raison de leur aspect ou de leur organisation particulièrement typique »1. Cette commission chargée du classement des vestiges et souvenirs de guerre doit veiller à ce que le retour de la population civile ne fasse pas disparaître « ces navrants souvenirs de la Grande Guerre ».

4 En juin 1917, la zone de la 3e armée française est visitée par deux membres de la commission 2. Ensuite c’est dans la zone britannique située au nord de la Somme, entre Gommecourt, Albert et Bapaume, que le 3e bureau I (intérieur) de l’état-major de l’armée, le Grand Quartier général et la mission militaire française près l’armée britannique doivent faciliter le travail de la commission.

5 Dans un premier temps, la mission militaire française est chargée de sauvegarder la physionomie des lieux en attendant le passage de la commission : elle obtient des

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autorités militaires britanniques la parution d’un routine order interdisant les travaux et protégeant par une clôture les environs immédiats de Gommecourt. Elle identifie ensuite les lieux méritant d’être soumis à l’examen de la commission. Il s’agit de l’ancien front de la IIIe armée britannique, comprenant le village de Gommecourt, qui « fut le théâtre de violents combats en juillet 1916 et présente à l’heure actuelle un aspect de chaos qui en fait un témoin précieux de l’âpreté des luttes qui s’y livrèrent », et de l’ancien front de la Ve armée britannique, notamment le long de l’ancienne voie romaine d’Albert à Bapaume, qui vit passer les tanks anglais lors de l’assaut lancé en septembre 1916.

6 En août-septembre 1917, différents organes préparent le travail de la commission. L’analyse diplomatique de la lettre en date du 4 septembre 1917, adressée par le ministre de la Guerre à la mission militaire française attachée à l’armée britannique, permet de reconstituer le cheminement du document et rend compte de la multiplicité des intervenants dans cette mission interministérielle et interarmées. Le 3e bureau I de l’EMA, qui a dans ses attributions les opérations et l’instruction, demande au lieutenant-colonel Reynaud, directeur des services de la mission militaire française, d’informer l’état-major britannique de la visite prochaine dans la zone britannique de deux membres de la commission : le commandant Viel, appartenant au 3e bureau I de l’EMA et délégué par le général Savatier, président de la commission, et M. André Ventre, architecte en chef des Monuments historiques. Signé par le général Duport, major général de l’armée, ce document transite par le Grand Quartier général le jour même : il est vu par le chef du service des relations avec les administrations civiles. Ce dernier est en contact avec le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts pour organiser la mission, mais aussi avec le ministère de l’Intérieur, auquel il a demandé de différer la reconstruction des villages récupérés. La direction des services de la mission militaire française à Montreuil-sur-Mer reçoit le courrier le 6 septembre et en adresse une copie conforme à l’État-Major général britannique, afin de les prévenir du déroulement de cette mission dans la zone se trouvant sous leur contrôle. Le ministère de la Guerre leur propose de signaler les vestiges qu’ils souhaiteraient voir conservés, mais, contrairement aux Français qui prévoient déjà la visite de « masses de touristes » sur les champs de bataille de la Somme, les autorités militaires britanniques n’estiment pas utile de présenter des propositions pour le moment.

7 Il est prévu que les deux représentants français militaire et civil soient accompagnés par un opérateur de la Section photographique de l’armée 3. La reconnaissance doit durer 4 ou 5 jours, au terme desquels l’architecte procèdera à l’étude des terrains et constructions retenus et fera prendre croquis et photographies, que les Britanniques acceptent de dispenser de l’examen par la censure.

8 Le classement des vestiges de guerre est régi par des critères historiques (rendre honneur aux hommes qui se sont battus en ces lieux), militaires (garder la trace des constructions ou de l’utilisation militaire de l’environnement) et éducatifs (impressionner, émouvoir). La commission doit cependant concilier ce souci patrimonial avec les impératifs économiques et financiers : il ne faut pas entraver la reconstruction des villages et priver l’agriculture de vastes terrains fertiles, et il faut veiller à ne pas grever le budget annuel des Monuments historiques par l’entretien d’organisations construites avec des matériaux périssables. On décide donc tantôt de conserver l’aspect des ruines uniquement par la documentation graphique, tantôt de classer comme monument historique. Les organisations d’ensemble, comme les systèmes de tranchées et les entonnoirs de mines, sont privilégiées par rapport aux

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éléments isolés, mais il arrive que la commission retienne des arbres observatoires, des pavillons d’officiers construits par les Allemands, des fermes.

9 Cependant, l’offensive allemande lancée par Ludendorff en 1918 sur ce que les Britanniques appellent « le vieux champ de bataille de la Somme » vient remettre en cause cet effort pour conserver des témoignages physiques des combats. Bien que certains éléments du paysage aient pu être conservés et valorisés dans la Somme, la documentation écrite et graphique constituée en 1917 demeure une source précieuse 4.

NOTES

1. Un dossier relatif à la commission est conservé dans les archives de la mission militaire française près l’armée britannique, au Service historique de la Défense, armée de Terre, 17 N 305. 2. Le rapport rédigé à cette occasion met en exergue, au titre des vestiges de guerre, le cimetière de Tracy-le-Val, la ferme de Quennevières, les entonnoirs de mines entre les deux villages de Beuvraignes et du Cessier, la position du Plémont et le bois d’Orval. 3. La section photographique de l’armée a été créée en 1915 conjointement par les ministères de la Guerre, de l’Instruction publique et des Beaux-Arts et des Affaires étrangères, précisément pour « prendre tous clichés intéressants : au point de vue historique (destructions, ruines…), au point de vue de la propagande par l’image à l’étranger, au point de vue des opérations militaires, par la constitution d’archives documentaires ». 4. Outre les archives conservées au Service historique de la Défense, on peut consulter plaques de verre, registres de légende et documentation écrite à la Médiathèque du Patrimoine (archives photographiques, fort de Saint-Cyr), à l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense et à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine.

AUTEUR

GWLADYS LONGEARD Conservateur du patrimoine, chef de la section des archives historiques du département de l’armée de Terre au Service historique de la Défense.

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Lectures

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Michel Perchoc et Jean-Virgile Fuch, Pages d’histoire navale Illustration d’André Lambert, Éditions du Gerfaut, 96 pages.

Michel Boyer

1 Cet ouvrage présente en 44 tableaux, cinq siècles d’histoire navale permettant de découvrir quelques épisodes significatifs parfois peu connus du passé et de l’histoire proche de la Marine nationale. Les illustrations sont incontestablement attrayantes, en particulier par la qualité de leur mise en scène. Les commentaires donnent toutes les informations nécessaires à la compréhension du contexte général et s’attachent à préciser tant les développements que les effets de sujets qui ne se limitent pas aux seuls aspects de la guerre sur mer : grandes explorations, expéditions, bâtiments emblématiques de certaines périodes, projections de ces dernières années. D’une grande clarté et d’un caractère pédagogique indéniable, ces pages d’histoire navale s’adressent à un large public et éveilleront sans doute quelques vocations.

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Marc Lemaire (sous la direction de), De la menace terroriste au traitement des victimes Col. « Médecine des conflits armés », Éditions L’Harmattan, Paris, 2003, 178 pages.

André Martel

1 Plus de la moitié des rubriques de cet ouvrage collectif et le glossaire analytique et critique qui l’accompagne sont dus à Marc Lemaire soucieux de définir la nature « Du terrorisme », d’en suivre le cheminement depuis l’emploi des gaz « l’arme chimique » puis la progression « de l’arme biologique au bioterrorisme » pour aboutir aux « bombes sales ». Les auteurs des autres chapitres sont également impliqués par leur fonction dans le traitement médical, psychiatrique et juridique des victimes du terrorisme. Éric Torrès décrit « les bons réflexes » en cas d’alerte NRBC, et analyse « le syndrome de Stockholm » tandis que Patrick Devillers étudie « le syndrome de stress poste-traumatique ». Éric Torrès et Nicolas Gouessurel précisent ce qu’il faut entendre par « Reconnaissance et indemnisation des victimes ». Un tableau des abréviations, un glossaire (30 p), un tableau des encadrés, des notes offrant des compléments bibliographiques et des sites Internet font de ce livre, que sous-tend un volontarisme humaniste, un véritable instrument de travail.

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François Lantz , Chemins de fer et perception de l’espace dans les provinces arabes de l’Empire ottoman (1890-1914) Éditions L’Harmattan, Paris, 2005, 261 pages.

Abdil Bicer

1 Dans cet ouvrage, issu de son mémoire de maîtrise, François Lantz propose une lecture multiple des chemins de fer en Orient. L’analyse est orientée sur la Syrie ottomane, c’est-à-dire les cinq Pachaliks qui recouvrent l’espace syrien dans l’Empire ottoman. À travers une étude où se mêlent la civilisation musulmane et les réalités politiques et économiques de la fin du XIXe siècle, l’auteur montre comment les chemins de fer ont été construits au Proche-Orient. Largement déterminée par les ressources des provinces traversées par le rail, la construction de chemins de fer fait appel à la restructuration de l’espaceet à la reconsidération de celui-ci par les autorités ottomanes et les entreprises étrangères qui investissent dans ces nouvelles voies de communication. Loin de limiter l’analyse à la seule considération politico- diplomatique, François Lantz propose dans son ouvrage d’appréhender la révolution ferroviaire au Proche-Orient ottoman dans sa dimension spatiale où comme le définit Fernand Braudel « Les civilisations sont des espaces », « Les civilisations sont des sociétés ». Ayant recours à d’autres disciplines que l’histoire, cet ouvrage nous conduit au cœur de la civilisation musulmane qui essaie de sortir de son immobilisme à la fin du XIXe siècle. Si l’Islam s’est diffusé par les conquêtes et les routes caravanières, il a maintenu son existence par un mouvement continu. C’est de ce mouvement et des liens entre civilisation et espace dont il est question dans cet ouvrage.

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Philippe Chapleau, Sociétés militaires privées, enquête sur les soldats sans armées Éditions du Rocher, collection « L’art de la guerre », Paris, 2005, 312 pages.

Alain Marzona

1 La présence de plus en plus fréquente sur le théâtre de conflits, en particulier en Irak, d’acteurs privés amène l’auteur à s’interroger sur la « privatisation de la guerre ». Cet ouvrage dresse un tableau de ces sociétés militaires privées (SMP), en mettant en évidence leur rôle essentiel dans les politiques de défense de certains pays comme les États-Unis ou l’Afrique du Sud. De plus, à la différence des mercenaires d’antan, les sociétés militaires privées recouvrent un nombre conséquent de domaines comme la logistique ou l’informatique ; quelques unes participant même à l’écriture de la doctrine de certaines armées nationales. L’apparition plus ou moins récente de ces acteurs privés dans l’exercice d’une fonction éminemment régalienne conduit à se questionner sur le rôle mais aussi sur le degré d’implication des SMP dans le champ de la guerre. Concernant la France, elle adopte à l’heure actuelle une position prudente à l’égard de ces nouveaux intervenants en « externalisant » plusieurs activités liées à la logistique ou à la restauration.

2 À travers cette enquête, l’auteur met également en évidence le rôle des États dont certains semblent s’accommoder des SMP, en leur confiant des missions de maintien de la paix les plus délicates, ainsi comme il l’affirme « pourquoi remplir les cimetières et les fosses communes avec les corps de soldats-citoyens ? Autant n’envoyer, dans les grandes et les petites “boucheries”, que des guerriers professionnels civils ». L’auteur dresse un état des lieux exhaustif, avec des annexes sur les principales SMP ainsi que différents textes régissant leurs activités, plaidant également pour une régulation internationale à travers l’ébauche d’un « code de conduite pour les SMP ».

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Annie Crépin, Défendre la France. Les Français, la guerre et le service militaire, de la guerre de Sept Ans à Verdun Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2005, 424 pages.

Anne-Aurore Inquimbert

1 De la fin du XVIIIe siècle à 1913, le « Français est bon guerrier » mais « mauvais militaire » nous dit Annie Crépin. Et pour cause, il y a toujours eu une profonde contradiction entre nation et société : la première « parfois sensible à une culture de guerre voire belliciste » et la seconde ne voulant « pas payer le prix des victoires ». Dès lors, l’organisation militaire de la France a oscillé entre deux systèmes celui de « l’armée arche sainte ou celui de la société libérale et démocratique dont l’armée ne serait que l’avant-garde ». Les Français ont semble-t-il toujours recherché « l’armée idéale ». C’est au prix d’un immense labeur que l’auteur de cet ouvrage a décidé de retracer, étape par étape, l’évolution du système militaire français au cours d’une période charnière. S’il est intéressant de comprendre comment, sur un plan politique, l’armée royale a servi Napoléon Bonaparte ou encore comment la loi Niel a préfiguré la loi de 1905, le travail d’Annie Crépin ne s’arrête pas là. Le recours à un grand nombre de sources archivistiques et littéraires confère à cette étude une envergure sociale et culturelle évidente. Je ne peux que conseiller la lecture de cet ouvrage qui, en définitive, aborde un sujet d’histoire totale tant les débats liés à l’organisation militaire d’un pays ont – aujourd’hui encore – un caractère globalisant.

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Jean-Christophe Notin, Leclerc Éditions Perrin, Paris, 2005, 620 pages.

Anne-Aurore Inquimbert

1 Cet ouvrage est la troisième biographie française consacrée à Philippe Leclerc et, étonnamment, la seconde publiée en l’espace de cinq ans. Inévitablement, la question de sa pertinence se pose. En effet, quels peuvent être ces documents « inédits » que les prédécesseurs de Jean-Christophe Notin n’ont pas découverts et qui justifient – presque à eux seuls – la parution de cet ouvrage ?

2 On comprendra que les années qui intéressent l’auteur sont celles qui s’étendent de la fin de la Deuxième Guerre mondiale à la disparition tragique du général Leclerc dans un accident d’avion survenu en 1947. Si, concernant la politique française en Indochine, les dissensions qui ont opposé Leclerc à d’Argenlieu et à de Gaulle apparaissent à la lumière de récents témoignages ; c’est essentiellement dans la relation minutieuse des circonstances de l’accident d’avion que cette biographie est novatrice. Jean-Christophe Notin s’est, en effet, livré à une véritable enquête policière, retrouvant les témoins, traquant les pièces manquant au dossier, retraçant le parcours de l’avion et remettant en cause le rapport d’enquête officiel. Avec une logique imparable, l’auteur met en exergue les différentes « négligences » qui ont conduit à l’accident et, surtout, celles qui ont ponctué les étapes de l’enquête officielle : absence de relevé de positions des corps, absence d’analyse des débris de l’appareil ou encore disparition des clichés du lieu du crash. Enfin, usant d’hypothèses réalistes, Jean-Christophe Notin lève le voile sur le fameux mystère du « treizième corps ». Au bilan, cette biographie – rédigée dans un style alerte – devrait séduire un large public.

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Michel Lemonnier, Les Éclaireurs spéciaux. Guerriers de l’ombre. Algérie 1959 Nouvelles éditions latines, 2004, 303 pages.

Jacques Frémeaux

1 Ce livre se présente comme un récit fondé sur les souvenirs de l’auteur, le colonel Lemmonier, lieutenant lors de la guerre d’Algérie. Il retrace la vie d’une unité de harkis chargée d’opérer dans l’Est algérien, à travers les régions en bordure du barrage achevé en 1958 pour empêcher les communications entre l’ALN et ses bases arrières en Tunisie. La mission de ces hommes, souvent anciens combattants du FLN « retournés », consistait à se faire passer pour une troupe de maquisards nationalistes, de façon à mieux démasquer les partisans de la « rébellion ». L’auteur souligne l’ambiguïté de la condition de harki, et notamment la situation des transfuges, dont la fidélité ne peut être confirmée qu’à l’issue d’une longue période de probation. Sans nier la torture, il souligne que, comme d’autres officiers, il a pu mettre en œuvre, pour obtenir des renseignements, des méthodes moins brutales. Elles se résument en longs interrogatoires menés par des spécialistes habiles à doser la peur de la mort et l’espoir de recommencer une existence nouvelle, capables aussi d’exploiter le désarroi du prisonnier, et, souvent ses rancœurs contre ses chefs (p. 78). En revanche, l’auteur ne mentionne qu’en passant (p. 50, p. 212) l’appartenance de son unité au CCI (centre de coordination interarmées), organisme central de renseignements en guerre subversive sur lequel on ne sait encore que peu de choses. Tout se passe comme si la guerre absorbait entièrement les préoccupations de ceux qui la font et la subissent, avant toute autre considération. Qui dira si une autre coloration ne serait pas anachronique, à propos de gens pour lesquels il s’agissait avant tout de se battre ou de survivre ? À travers le destin d’un de ses héros, il montre que, lors du cessez-le-feu de mars 1962, une partie des harkis choisirent eux-mêmes de retourner dans leurs villages, en dépit des avertissements donnés, ce qui, sans diminuer les responsabilités des autorités françaises, montre que le risque avait été sans doute sous-estimé. L’auteur, à l’occasion de ce livre, témoigne d’une réelle sensibilité littéraire, et d’une capacité à sortir des

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sentiers conventionnels du récit de guerre. Sa vision des Algériens est loin d’être schématique. Il est dommage que l’éditeur n’ait pas accompli sa part de travail en faisant procéder, comme cela devrait toujours être le cas, à une véritable relecture qui aurait permis de donner une facture bien meilleure à l’ouvrage. Tel qu’il est, celui-ci apportera maint élément de réflexion à qui saura le lire de près.

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