NATHALIE BOUCHER

LA TRANSMISSION INTERGÉNÉRATIONNELLE DES SAVOIRS DANS LA COMMUNAUTÉ INNUE DE Les savoir-faire et les savoir-être au cœur des relations entre les Pekuakamiulnuatsh

Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en anthropologie pour l’obtention du grade de maître ès arts (M.A.)

FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

MARS 2005

© Nathalie Boucher, 2005 ii

Résumé Le mémoire porte sur l'identification des moyens utilisés et favorisés par les différentes générations de femmes et d'hommes pekuakamiulnuatsh pour transmettre leurs savoirs aux autres générations. On remarque que les rôles attribués à la transmission des savoirs varient en fonction de l'âge de la personne qui transmet et de celle qui reçoit. Les rôles varient également selon la sphère dans laquelle cette transmission est faite. En effet, on privilégie davantage la tradition orale dans la sphère privée, c'est-à- dire dans la famille, alors que l'écrit est fortement utilisé dans la sphère publique, comme à l'école. L'utilisation dynamique des modes de transmission occidentaux et autochtones est nécessaire pour assurer le partage des savoirs et de leurs pratiques dans cette communauté très hétérogène. Elle renforce également l'identité ilnue et rassemble la communauté vers les mêmes projets politiques et culturels. iii

Abstract This thesis is about the identification of the ways used and supported by the various generations of Pekuakamiulnuatsh women and men to transmit their knowledge to the other generations. It is pointed out that the roles assigned to the transmission of the knowledge vary according to the age of the person who transmits and the one who receives. The roles also vary according to the sphere in which this transmission is made. Indeed, the private sphere privileges the oral tradition, i.e. in the family, while the writing processus is strongly used in the public sphere, as in the school. The dynamic use of the Western and Indigenous ways of transmission is necessary to counterbalance the knowledge and their practices in this very heterogeneous community. It also reinforces the ilnue identity and gathers the community towards the same political and cultural projects. iv

Avant-Propos Je souhaite remercier la communauté de Mashteuiatsh, qui m’a accueillie pendant l’été 2003. Les Pekuakamiulnuatsh ont fait preuve d’une grande générosité et ont démontré beaucoup d’intérêt pour mon projet. Outre mes informateurs, je remercie Cynthia Courtois, Christine et Louise Siméon, Sonia Robertson, Constance Robertson, Nelson Robertson, Anne Casavant, Stacey Bossum, Bertha, Monique Courtois, Cynthia et Marie Basilish et Karen Robertson. Un merci tout particulier à M. Kurtness, qui m’a tant appris et tant donné. Merci !

Je remercie particulièrement Shuli, Louise, Mario, Jean-Philippe et Mariette, qui m’ont reçue comme un membre de leur famille. J’espère que malgré la distance et le temps, l’amitié qui me lie à vous ne s’éteindra pas ! Merci Shuli de m’avoir ouvert ton monde !

Je suis également reconnaissante à ma directrice de maîtrise, Sylvie Poirier, qui m’a encouragée, avec beaucoup de respect et de liberté. Merci d’avoir cru en moi, d’avoir rendu ce mémoire possible, malgré les exigences de mes projets futurs.

Un salut bien particulier à la Communauté du Bureau : Bobby W., Le Professeur, Lucifer, Mireille, Anne-C., Mathieu, Patrick, conjoints et FOAF. Je suis contente d’avoir partagé ces - difficiles mais drôles - moments avec vous. Que la vie vous soit douce, avec ou sans anthropologie !

Merci à France et Daniel, mes parents, et à leur conjoint, Robert et Francine, de m’avoir soutenue, depuis toujours. Parce que vous avez fait de vos passions vos professions, vous m’avez inspiré l’importance de faire quelque chose que j’aime. Du fond de mon cœur, merci à ma précieuse Ka, que j’apprends toujours à connaître. Tes appels et tes lettres sont pour moi de vrais trésors. Merci !

Une mention toute spéciale aux Babes : MCJ, Tite-Souche, Chindy, Sophix, de loin, Abelle et aux annexes, dont Céline et Christine. Sans vous, je n’y serais jamais arrivée. Sans vous, sans vos escapades (ou déménagement !) à Québec, vos téléphones, vos lettres, vos top trois des tounes du matin. Sans vous, non. Je vous dit : «Merci d’être mes amies», comme nous seules savons l’importance de cette petite phrase.

À Jo, le plus Jo des Jo : merci pour ta patience, ta compréhension et ta bonne humeur. Merci d’avoir eu le courage de rester jusqu’au bout, malgré tout. Ça a beaucoup compté pour moi, même si tu m’intéresses pas. Sois heureux !

Depuis le début de ce mémoire, deux années se sont écoulées. Elles ont été fortes en émotions de toutes sortes, pour moi comme pour mes proches. Je suis très heureuse d’avoir été à vos cotés pendant ces moments, d’avoir grandi avec vous et par vous.

Merci ! Tshinashkumitin !

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Pour cette histoire si parfaite, qui m’a inspirée force et liberté, et que je raconterai peut-être un jour à mes petits- enfants. Et aux Pekuakamiulnuatsh qui, malgré les détours, trouveront toujours leur chemin. vi

Table des matières Résumé ...... ii Abstract ...... iii Avant-Propos ...... iv Table des matières ...... vi Liste des cartes ...... viii CHAPITRE I LA TRANSMISSION DES SAVOIRS...... 4 1.1 Problématique et pertinence sociale et scientifique...... 4 1.2 Comme processus théorisé...... 7 1.2.1 L’école Culture et Personnalité ...... 8 1.2.2 L’école Palo Alto ...... 9 1.3 Comme pratique occidentale et autochtone ...... 14 1.3.1 La transmission occidentale du savoir : l’écrit ...... 14 1.3.2 La tradition orale autochtone ...... 16 1.4 Comme moyen de résistance et de réaffirmation culturelle ...... 24 1.4.1 Les savoirs autochtones reconquis...... 25 1.4.2 Utilisation des modes de transmission occidentaux et autochtones ...... 28 1.6 Proposition de recherche...... 31 1.6.1 Question de recherche...... 31 1.6.2 Méthodologie ...... 32 1.6.3 Définitions des concepts ...... 38 CHAPITRE II LES PEKUAKAMIULNUATSH...... 43 2.1 Les ...... 43 2.2 L’histoire de Mashteuiatsh...... 47 2.3 La communauté aujourd’hui ...... 49 2.3.1 Clivage et hétérogénéité du tissu social...... 51 2.3.2 Identité nationale ...... 58 2.4 Le Nitassinan ...... 60 2.4.1 Fréquentations ...... 62 2.4.2 Revendications ...... 63 2.5 La famille ...... 70 2.5.1 La famille comme lien communautaire ...... 70 2.5.2 D’une structure égalitaire à la survalorisation du domaine public/masculin 73 vii

CHAPITRE III LA TRANSMISSION PRIVÉE DES SAVOIRS CHEZ LES PEKUAKAMIULNUATSH : LE CONTEXTE DE TRANSMISSION ET LA SIGNIFICATION DES ACTES DE TRANSMISSION...... 76 3.1 Des acteurs liés intimement ...... 77 3.1.1 Les petits-enfants ...... 78 3.1.2 Les parents...... 84 3.1.3 Les grands-parents ...... 91 3.2 Les lieux...... 94 3.2.1 Le territoire...... 95 3.2.2 La maison...... 97 3.2.3 Autres lieux, autres moments ...... 100 3.3 Les significations : l’ilnu-aitun et les savoir-faire...... 103 CHAPITRE IV LA TRANSMISSION PUBLIQUE DES SAVOIRS CHEZ LES PEKUAKAMIULNUATSH : LE CONTEXTE DE TRANSMISSION ET LA SIGNIFICATION DES ACTES DE TRANSMISSION...... 109 4.1 Des acteurs intéressés...... 110 4.1.1 Les jeunes ...... 111 4.1.2 Les adultes ...... 119 4.1.3 Les aînéEs ...... 126 4.2 Les lieux...... 132 4.2.1 L’école ...... 133 4.2.2 Le Musée...... 139 4.2.3 Le Parc Sacré et autres lieux formels ...... 140 4.2.4 Autres lieux et moments informels ...... 146 4.3 Les significations : l’ilnu-aitun et les savoir-faire...... 149 CONCLUSION...... 154 Bibliographie...... 160 Annexe 1 Exemple de tipatshimun :«Les mystères» ...... 174 Annexe 2 Exemple d’atalukan : «Les deux géants»...... 175 Glossaire...... 177 Mots innus ...... 177 Mots québécois ...... 178

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Liste des cartes

Carte 1 Nations autochtones Québec-Labrador ...... 42 Carte 2 Communauté de Mashteuiatsh ...... 50 Carte 3 Nitassinan de la Première nation de Mashteuiatsh ...... 61

Introduction

Dans un ouvrage consacré à la construction de l’identité dans le monde moderne, Amin Maalouf affirme que :

Chacun d’entre nous devrait être encouragé à assumer sa propre diversité, à concevoir son identité comme étant la somme de ses diverses appartenances, au lieu de la confondre avec une seule, érigée en appartenance suprême, et en instrument d’exclusion, parfois en instrument de guerre.

Maalouf 1998:205

Depuis la moitié du XIXe siècle, l’identité autochtone au fait l’objet, de la part des autorités gouvernementales, d’une discrimination ayant pour but son éventuelle élimination. Repoussée au plus profond des cœurs des individus, la fierté de l’appartenance à la culture millénaire autochtone s’est tue. Après des années d’exclusion et de mépris, les nouvelles générations d’Autochtones d’aujourd’hui sont appelées à revoir leur identité en fonction du nouvel ordre qui les entoure. Autour d’eux, tous semblent porteurs d’identités distinctes et inconciliables : Québécois, Canadiens blancs ou Autochtones traditionnnels. Afin d’assurer leur survie et leur bien- être, les jeunes générations ont un devoir de réconciliation identitaire énorme. Pour ce faire, ils sont encadrés de leurs parents et de leurs aînéEs, qui tentent de leur donner les outils nécessaires à la construction d’une identité qui répond à leurs besoins sociaux, affectifs, spirituels et relationnels. Assurer la continuité de la culture autochtone, c’est démontrer sa capacité de changement et d’adaptation. Cette stratégie de survie passe par la transmission des savoirs.

La transmission des savoirs d’une culture, c’est le processus de reproduction sociale mis à la disposition des membres d’une même culture. Très dynamique, la transmission sait s’adapter au besoin du temps. C’est ce que ce travail se propose de documenter dans un contexte particulier, celui d’une société nomade de chasseurs- cueilleurs, les Pekuakamiulnuatsh1, Innus du lac St-Jean.

1 Le terme est un terme de plus en plus utilisé en français qui désigne un membre de la Première nation des Montagnais qui vit au Québec et au Labrador (MAINC 2004a). Ce terme provient du montagnais Innu, qui signifie «Amérindien (mâle, adulte); être humain» (Drapeau 1991:116). Les dialectes de Mashteuiatsh (l’ilnu-aimun) et de «distinguent deux phonèmes, /l/ et /n/, qui correspondent à l’usage le plus ancien, alors que les autres dialectes ont fusionné ces 2

Le présent travail est divisé en quatre sections. Le premier chapitre fait un retour sur les différentes théories et pratiques de la transmission des savoirs. J’y jetterai les bases du cadre théorique qui a permis de comprendre la transmission des savoirs chez les Pekuakamiulnuatsh sous l’angle de leur rôle générationnel et des relations qu’ils entretiennent entre eux et avec l’extérieur. Il y est également question de la méthodologie choisie lors des recherches sur le terrain et des concepts utilisés lors de la rédaction de ce mémoire

Le deuxième chapitre trace le portrait de la communauté dont il sera question dans tout le mémoire : Mashteuiatsh. Afin de bien saisir le contexte dans lequel les relations et les rôles générationnels prennent place, je vais d’abord décrire la nation innue, de laquelle les Inuatsh se revendiquent. Il sera ensuite question de l’histoire de la communauté et des principales caractéristiques qui la définissent aujourd’hui. Une attention particulière sera accordée au territoire et à la famille, deux éléments essentiels de l’identité innue.

Avec le chapitre trois, nous abordons la transmission des savoirs au niveau privé, c’est-à-dire dans la famille. Plus précisément, ce chapitre aborde les rôles des petits- enfants, parents et grands-parents, les lieux de la transmission privée, de même que la signification des actes de transmission. Il sera expliqué en conclusion que la transmission des savoirs à ce niveau tente de répondre à des objectifs bien précis de reproduction culturelle par les voies de la tradition orale.

Le chapitre suivant s’attarde à décrire les rôles, lieux et significations de la transmission des savoirs au niveau public. Les adultes qui œuvrent à ce niveau sont particulièrement touchés par la survie culturelle. Ils déploient tous les moyens nécessaires à la préservation des acquis et à la maximisation des actes de

deux consonnes au profit de /n/» (Drapeau 1991:xvi). C’est pourquoi j’utiliserai à l’occasion le terme ilnu qui se rapporte spécifiquement aux Innus de Mashteuiatsh. Localement, ils utilisent – même dans les discours francophones - le terme Pekuakamiulnu, qui signifie innu du Pekuakami, soit le lac St-Jean dans leur langue. Les termes Piekuakami et Piekuakamiulnu que l’on retrouve parfois n’appartiennent pas au dialecte de Mashteuiasth (Drapeau 1991:514). L’orthographe des mots respectera les exigences de leur langue d’origine. Le pluriel des mots francophones sera formé par l’ajout d’un s final, alors que le pluriel des termes innus - toujours en italique – sera indiqué par la présence des lettres atsh en terminaison. Tous les termes dont il est question ici sont employés couramment à Mashteuiatsh, même si la langue courante est le français (voir section 2.1). Tous les mots en italique et entre guillements sont définis dans le glossaire. 3 transmission, oraux ou écrits. On ressent dans ces démarches l’importance des valeurs traditionnelles que sont l’expérience du vécu et l’autonomie.

Au cours des chapitres, nous verrons divers processus associés de très près à la transmission des savoirs telle qu’elle se déroule chez les Pekuakamiulnuatsh. Il s’agit de l’objectivation des savoirs et des revendications identitaires et politiques. Cela rend compte du fait que, puisque les voies de la tradition orale ne suffisent plus à transmettre la culture ilnu, les Pekuakamiulnuatsh ressentent le besoin urgent d’explorer et de s’approprier tous les moyens possibles pour la mettre en valeur. Cela ne nuit pas aux chances de survie de leur culture. Au contraire, cela met de l’avant leur capacité d’innovation, de renouvellement et de résistance. Le présent mémoire tentera d’en faire la démonstration.

CHAPITRE I

LA TRANSMISSION DES SAVOIRS

L’objectif du présent chapitre est de permettre une meilleure compréhension de la transmission des savoirs en tant que processus théorisé et phénomène empirique. Pour ce faire, je vais d’abord exposer brièvement la problématique anthropologique des processus de transmission et de reproduction culturelle (section 1.1). Dans la deuxième section, nous allons voir de quelle façon l’approche théorique et méthodologique de l’anthropologie de la communication d’Yves Winkin peut contribuer à la compréhension de la transmission intergénérationnelle des savoirs (section 1.2). Ensuite, je vais décrire les différents processus de transmission des savoirs qui s’opposent dans le contexte postcolonial canadien et au sein d’une société nomade de chasseurs-cueilleurs, soit la transmission occidentale des savoirs et la tradition orale autochtone (section 1.3). Nous verrons par la suite qu’une combinaison des deux processus de transmission permet la résistance, l’innovation et l’affirmation culturelle dont ont besoin les Pekuakamiulnuatsh aujourd’hui (section 1.4). Ce portrait théorique et empirique de la transmission des savoirs autochtones en contexte postcolonial permettra de mieux cerner les objectifs et la méthodologie de la présente recherche, qui seront décrits en dernier lieu (sections 1.5 et 1.6).

Somme toute, il s’agit ici de décrire l’axe qui permettra l’observation et la compréhension du processus de transmission des savoirs dans un contexte où se rencontrent, s’entrechoquent et s’allient différents processus de transmission culturelle.

1.1 Problématique et pertinence sociale et scientifique Au cours de leur histoire récente, les Premières nations du Canada furent confrontées à des événements qui ont remis leurs ordres sociaux et culturels, leurs savoirs et leurs pratiques en question. Les Autochtones du Canada avaient, avant les politiques d’assimilation du gouvernement2, une façon bien à eux de transmettre les

2 Suite à une hausse de la population immigrante européenne en sol américain, à une transformation de l’économie coloniale et à la normalisation des relations entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, les rapports entre Autochtones et autorités 5 connaissances. Cette transmission se faisait uniquement alors selon les procédés de la tradition orale qui permettait de transmettre les valeurs, les attitudes et les aptitudes nécessaires à la vie nomade qui les caractérisait. Puis, dès la moitié du XIXe siècle, le gouvernement imposa la sédentarisation des bandes nomades et plus tard la fréquentation des pensionnats, deux événements qui changèrent considérablement le mode de vie des Autochtones et du coup la légitimité de la tradition orale comme moyen de transmettre les savoirs entre les générations. Cette période a eu l’effet d’une coupure dans les processus de transmission culturelle.

Dans la tradition orale innue, cette rupture a bel et bien eu lieu, mais elle est due aux changements encourus dans le mode de vie, conséquences de «[...] l’accès aux biens de consommation d’origine étrangère, l’adoption du catholicisme et la mise en place d’une dépendance économico-politique» (Vincent 1991:128). Car il s’agit d’une coupure culturelle et non événementielle. En l’espace de quelques générations, les Autochtones sont passés d’une vie nomade basée essentiellement sur la chasse et la cueillette à une vie sédentaire où les emplois rémunérés occupent la majeure partie de leur temps. Leur ontologie était basée sur une relation harmonieuse et respectueuse avec le territoire. Ils relèvent aujourd’hui d’un ordre social capitaliste qui régit leurs relations à la nature. La tradition orale qui s’était développée au fil des séjours sur le territoire a été supplantée par la transmission bien institutionnalisée des savoirs occidentaux. Cette mutation dans leur mode de vie a créé un grand fossé entre les générations. Les aînéEs sont en possession de nombreux savoirs qu’ils ont eux-mêmes reçus selon les voies de la tradition orale. Malheureusement, la forte répression qu’ils ont subie dans le passé rend aujourd’hui la pratique de ces savoirs parfois difficile. Les adultes, qui ont frayé avec les deux univers – autochtone et occidental -, n’appartiennent de fait ni à l’un ni à l’autre. Malgré tout, ils cherchent une façon dynamique de raviver l’identité autochtone sans dévaloriser les aspects du monde occidental. Les plus jeunes, parce qu’on leur demande très tôt de prendre position sur diverses questions identitaires et culturelles, ont beaucoup à dire sur la place qu’ils veulent occuper dans la société.

Ainsi, suite aux changements sociaux qui sont survenus tout récemment par l’imposition de la sédentarisation et l’avènement des pensionnats, la possibilité de transmettre les savoirs à la manière dite moderne - ou du moins d’en privilégier coloniales passèrent, au début du XIXe siècle, de la coopération à l’assujetissement des premiers par les derniers. Pour ce faire, divers moyens furent utilisés dès 1830, dont le 6 certains moyens - se présente aux Autochtones. «Dans les contextes (post) coloniaux actuels, les autochtones tentent de s’approprier les moyens d’être ce qu’ils veulent être et affirmer leur contemporanéité, sans pour autant se rallier aux principes ontologiques et épistémologiques de l’Occident» (Poirier 2000:137). Comment se fait la transmission des savoirs autochtones aujourd’hui ? Quels sont les moyens utilisés pour transmettre les connaissances spécifiques ? C’est à cela que tentera de répondre la recherche ici proposée.

Il semble tout à fait pertinent de s’interroger sur la transmission contemporaine des savoirs chez les Innus. En effet, dans un article consacré aux Innus aujourd’hui, Charest et Clément (1997:5) avancent que malgré toutes les études qui portent sur cette nation, de nombreux domaines restent à peine couverts. Parmi ceux-ci, mentionnons les relations intergénérationnelles. En effet, les quelques recherches qui portent sur la transmission des savoirs chez les Innus ne portent que sur certains aspects de la transmission. Citons par exemple Beaudet (1987), dont la recherche ne porte que sur les savoir-faire. En plus de tenter de combler ce manque de ressources, il s’agit de faire, si possible, une contribution positive dans le dialogue entre les aînéEs qui se disent ignorer et les jeunes qui leur reprochent de ne rien leur enseigner (Beique 1986:108-110). D’un point de vue scientifique, la pertinence d’une telle étude favorise une meilleure compréhension des effets des changements sociaux sur les voies traditionnelles de communication orale et stimule une vision plus dynamique de la dichotomie oralité / écriture. Grenier résume la pertinence d’un tel sujet : «Les formes indigènes de communication et d’organisation sont essentielles au processus décisionnel local ainsi qu’à la préservation, au développement et à la diffusion des connaissances indigènes» (Grenier 1998:2). Ajoutons finalement que Mashteuiatsh présente un contexte de recherche très intéressant car c’est une des communautés innues les plus urbanisées, à cause de la grande proximité des grandes villes. Puisque la présence de la culture blanche s’y fait grandement sentir, les Pekuakamiulnuatsh s’interrogent eux-mêmes sur les processus pertinents de transmission des savoirs, comme nous allons le voir au chapitre 2.

En définitive, la transmission des savoirs dans une communauté autochtone à l’époque contemporaine est la problématique qui motive le présent travail. Nous verrons dans les prochains paragraphes la place qu’occupe la transmission des savoirs dans la

système de réserve et les pensionnats (CRPA 1996a:147-148). 7 pensée anthropologique et le cadre théorique qui a été choisi pour diriger la réflexion sur le sujet.

1.2 Comme processus théorisé Une tentative importante de compréhension des «[…] formes d’apprentissage des modèles de comportements socialement transmis» (Bonte et Izard 2000:712) provient de l’anthropologie culturelle américaine. Cette école a été fondée au début du XXe siècle par Franz Boas, figure marquante de l’historicisme culturel. En offrant un programme basé sur le holisme et le relativisme culturel, Boas s’oppose à l’évolutionnisme, très répandu à l’époque (Bonte et Izard 2000:117, McGee et Warms 1996:128, Schulte-Tenckhoff 1985:113). L’anthropologie culturelle de Boas est une approche psychosociale de la culture selon lequel la psychologie d’un groupe se reflète dans la psychologie individuelle de chacun de ses membres. Parce que ce courant néglige les «pratiques sociales concrètes», certains étudiants de Boas tenteront d’aller plus loin dans la réflexion en gardant toujours les mêmes bases d’holisme et de relativisme (Bonte et Izard 2000:118, McGee et Warms 1996:202, Schulte-Tenckhoff 1985:116). C’est le cas de M. J. Herskovits, M. Mead et R. Benedict. Influencés par la psychologie allemande (Gestalt psychologie. Voir entre autres Benedict 1989:51) et la psychanalyse freudienne, ils donneront naissance, vers la deuxième moitié du XXe siècle, à la théorie culturaliste de la personnalité (Bonte et Izard 2000:188). Cette théorie se concentrera plus particulièrement sur les processus d’acquisition et de transmission de la culture.

À la même époque, quelques anthropologues, sociologues et linguistes américains développent une même vision interactionniste des phénomènes de communication de la culture. Ils se réuniront sous ce qu’on appelle aujourd’hui le collège invisible de Palo Alto. Sans s’attarder directement sur la transmission des savoirs, cette école permet une meilleure compréhension de ce processus dans le milieu autochtone à l’époque postcoloniale car elle privilégie les rapports entre les individus et leurs groupes.

Les prochaines lignes seront consacrées à la définition des deux écoles. Une attention particulière sera accordée à la façon dont l’anthropologie de la communication permet d’insérer les éléments propres à la transmission des savoirs telle qu’elle se vit aujourd’hui chez les Pekuakamiulnuatsh. 8

1.2.1 L’école Culture et Personnalité La transmission comme objet d’étude fit ses premières armes au sein de l’école appelée Culture et Personnalité. L’origine de la notion de transmission remonte au développement du concept d’enculturation, tel qu’il fut proposé en 1948 par Herskovits. À l’époque, ce terme devait combler les lacunes du terme socialisation jusque-là préconisé3 (Porter Pole 1998:831). L’étude de la transmission des savoirs permettait la prédiction des comportements car, suivant les principes culturalistes, la force de la culture était à ce point persuasive qu’elle programmait les individus4. L’emphase fut donc mise sur les processus d’acquisition, sur les transmetteurs et sur les étapes psychologiques du développement humain (Lavoie 1999:13, Wolcott 1994:321). Vers les années 60-70, les nouvelles connaissances en ethnolinguistique sur l’acquisition du langage contribuèrent à modifier certaines perceptions sur la culture et sur l’acquisition de celle-ci. À cette époque, les ethnolinguistes laissèrent une plus grande place aux acteurs dans le sens et les conséquences des interactions. Par conséquent, la culture ne pouvait plus être considérée comme rigide, homogène et impénétrable. Il fallut également réévaluer le rôle passif de l’acteur social dans le processus d’acquisition de la langue et de la culture. À la lumière de ces nouvelles considérations, l’anthropologie se dota d’une base théorique et le concept de «transmission du savoir» apparaît pour décrire les processus de reproduction sociale et d’acquisition de la culture (Lavoie 1999:14-15, Wolcott 1994:320). Dans les années qui suivirent, les chercheurs concentrèrent leurs intérêts autour des principales caractéristiques internes aux modes d’éducation ainsi qu’autour des facultés individuelles d’acquisition de la culture. La psychologie prend toujours une grande place dans l’école Culture et Personnalité (Lavoie 1999:15, Wolcott 1994:321).

Avec les années, cette école a évolué vers l’étude de la transmission pédagogique des savoirs en contexte didactique, mettant davantage l’emphase sur les processus d’acquisition et sur les étapes psychologiques du développement humain. Cette voie présente certains intérêts, tout comme d’autres écoles qui se sont intéressées à ce sujet. Cependant, le contexte autochtone postcolonial mérite que l’on s’attarde davantage sur les relations liées aux actes de transmission en soi, relations contextualisées qui en disent autant sur la culture innue que sur le dynamisme qui la

3 Je ne m’attarderai pas sur ces concepts d’enculturation et de socialisation. Voir entre autres l’ouvrage de Herskovits (1948) et l’article de Mead (1963) cités en bibliographie. 4 C’est le modelage de l’individu par la culture de Benedict (1989). 9 sous-tend dans ses actes de transmission. Comme le suggère Abdallah-Pretceille5, «A une anthropologie centrée sur l'Autre, on privilégiera une anthropologie axée sur les problèmes, les situations, les dynamiques. L'enjeu consiste à sortir de la notion du modèle comme explication pour passer à une capacité de saisie du changement» (2001:187).

Les prochaines lignes présentent donc une des théories de l’anthropologie de la communication, la théorie de la communication orchestrale. Cette théorie a servi de cadre à l’ensemble de la recherche présentée ici. Voyons-en les grandes lignes et les raisons qui motivent ce choix.

1.2.2 L’école Palo Alto La théorie qui nous intéresse ici est celle de la communication sociale, dite orchestrale, dont l’origine est attribuée à Yves Winkin (2001), qui a réuni et reformulé sous ce nom les principales idées des membres disséminés de l’école Palo Alto. Ce que l’on appelle l’école Palo Alto est en fait la réunion en un «collège invisible» (Winkin 2000:8) de «différents interactionistes» (Lardellier 2001:2) qui partagent les mêmes conceptions de la communication, et ce malgré la distance physique et disciplinaire. En effet, ces chercheurs – dont certains noms apparaîtront dans les prochaines lignes - proviennent de différents coins des États-Unis et de disciplines aussi diverses que l’anthropologie, la linguistique, la sociologie et la psychiatrie (Winkin 2000:8).

Les premières fondations explicites du domaine qui nous concerne, soit l’anthropologie de la communication, sont attribuées à Dell Hymes, anthropologue et linguiste américain. Ce dernier aurait proposé en 1967 d’analyser, par des méthodes ethnographiques, tout ce qui est reconnu par les membres d’un groupe comme ayant la capacité de véhiculer un message: comportements, situations, objets, etc. (Winkin 2001:8). De son côté, à la même époque, Winkin côtoie Bourdieu en Europe et Hymes, Goffman, Bateson et Birdwhistell aux États-Unis, principales influences dans l’élaboration d’une théorie de la communication. Sans s’attarder sur les points majeurs de leurs contributions respectives, voyons plutôt comment Winkin a amalgamé leurs conceptions de la communication en une théorie de la communication.

5 Martine Abdallah-Pretceille ne relève pas directement de l’anthropologie de la communication. Par contre, elle en utilise les principes et les auteurs pour proposer une nouvelle compréhension de l’éducation interculturelle (2003). 10

Ce qu’il appelle la communication orchestrale se base sur une définition de la culture de Goodenough: «La culture d’une société consiste en tout ce qu’il faut savoir ou croire pour se conduire d’une manière acceptable pour les membres de cette société, et ce dans tout rôle qu’ils accepteraient pour chacun des leurs» (Goodenough 1964:37 traduit par Winkin 2001:14). Ainsi, la communication orchestrale constitue une vaste structure comparable dans son ampleur à la culture: «Elle constitue l’ensemble des codes et des règles qui rendent possibles et maintiennent dans la régularité et la prévisibilité les interactions et les relations entre les membres d’une même culture» (Winkin 2001:81-82).

Jusqu’ici, rien de neuf. Resituer la communication dans un tout transcendant est le propre des théories de la communication dites sociales (Eraly 2000:31). Mais Winkin innove en proposant les quelques postulats suivants, inspirés des membres de Palo Alto. Il suggère que le contexte est plus important que le contenu et que la signification est plus importante que l’information. Il sera dit alors de la communication qu’elle est auto-référentielle car «Elle n’a affaire qu’avec elle-même, qu’avec les relations qu’elle établit et le jeu qu’elle institue avant de concerner quelque information que ce soit» (Jeanneret 2002:24). Deuxième innovation: la place de l’intentionnalité dans la communication. L’intention ne détermine pas la communication mais devient un élément parmi d’autres dans le flot des messages. Car «tout signifie» (Jeanneret 2002:24), le verbal comme le non-verbal. Finalement, l’acte de communication en soi est considéré comme une performance de la culture et sert donc de porte d’entrée à l’analyse de l’accomplissement et de la reproduction permanents et quotidiens de la société par la parole, les gestes et tous les messages produits, conscients ou non (Winkin 2003). C’est en quelque sorte une grille de lecture de la culture qui la porte, de la relation que cette culture entretient avec son contexte – et son histoire - et de ses relations elles-mêmes.

La culture comme la langue est un lieu de mise en scène de soi et des autres. [...] La culture est actualisée c'est-à-dire théâtralisée à travers des comportements, des discours, des actions. De fait, il y a un déplacement de l'intérêt du contenu culturel à son «énonciation», à sa mise en scène.

Abdallah-Pretceille 2001:61 11

Autrement dit, l’anthropologie de la communication telle qu’elle est proposée ici, est l’anthropologie par la communication (Winkin 2003) ou encore comment les individus utilisent la culture pour communiquer (Abdallah-Pretceille 2003b, Lohisse 1999:17).

D’une telle analyse de l’actualisation des actes de transmission découlent certaines considérations, qui émergent également de la réalité de la communauté étudiée. Premièrement, la traditionnelle dyade récepteur-émetteur ne peut plus servir de modèle d’analyse; c’est une vision positiviste, voire réductrice, qui rejette toute la valeur dynamique de la communication et suppose que chaque échange entre les acteurs culturels commence tabula rasa. La communication est plutôt perçue comme circulaire (Abdallah-Pretceille 2001:120) dans la mesure où :

[…] l'on admet que, dans une interaction, tout comportement a la valeur d'un message, c'est-à-dire qu'il est une communication, il suit qu'on ne peut pas ne pas communiquer, qu'on le veuille ou non. Activité ou inactivité, parole ou silence, tout a valeur de message. De tels comportements influencent les autres, et les autres, en retour, ne peuvent pas ne pas réagir à ces communications, et de ce fait eux- mêmes communiquer.

Watzlawick et collab. 1972:46

De cette façon, cette vision de la communication permet d’accorder une attention particulière aux relations entre les membres de la communauté, entre ceux-ci et leur passé, de même que les relations que l’ensemble de la communauté entretient avec l’extérieur, ce que Meyer et Walter appellent les médiations mémorielles et interculturelles (2001:67). Suivant cette logique, s’il y a une difficulté de commu- nication, disons entre les générations - grands-parents et petits-enfants - que l’on pourrait supposer comme appartenant à deux mondes culturels totalement différents (Spindler 1967:167), cela est plutôt dû à une relation défaillante, à une dévalorisation du lien qui les unissait il n’y a pas si longtemps et non pas à une différence culturelle en soi (Abdallah-Pretceille 2001:120, Douglas 1998:130). S’attarder aux relations que les membres de la communauté entretiennent entre eux - et à ce que ces relations représentent6 - met en lumière le fait que les différents rôles qu’ils occupent dans chacune de ses relations est fonction du groupe social et/ou de l’institution auxquels ils appartiennent au moment de l’interaction. Cette notion de rôle, essentielle à la compréhension de la transmission des savoirs, sera développée dans la section 1.6.3.

6 D’après Augé, l’idée que les autres se font de la relation entre les uns et les autres est l’objet de l’anthropologie (Augé 1994:25, Lohisse 1999:17). 12

Précisons, avant d’aller plus loin, que le savoir, dans l’acte de transmission, «[…] ne part pas du passé pour aboutir au présent. Il doit être analysé sur la base du présent qui s’efforce d’établir un lien avec le passé» (Halbwachs 1950:126). C’est une perception également appuyée par la conception circulaire de la communication (Meyer et Walter 2001:68). Les petits-enfants doivent aller quérir ce «don inachevé» (Mathiot 2001:97), que les aînéEs mettent à leur disposition. Don inachevé, car c’est à eux de redéfinir et de réutiliser le savoir ainsi acquis dans le monde qui est le leur aujourd’hui. Nous reviendrons ultérieurement sur cette conception du savoir transmis.

Quoiqu’il en soit, reconnaître ce qui précède - et c’est la deuxième considération - c’est admettre le dynamisme de la culture, ici la culture autochtone. Car les individus s’adaptent, réagissent, résistent à la culture dominante; ils entretiennent quotidiennement une relation avec cette dernière en utilisant et en faisant du sens avec leur propre culture, qui devient alors «source et ressource», comme le décrivent Errington et Dewertz à propos des Chambris de Papouasie Nouvelle-Guinée (1996:114, Vincent 1982:9. Abdallah-Pretceille utilise quant à elle «signal et référent» 2001:117). C’est également le processus par lequel passent les Pekuakamiulnuatsh qui, nous le verrons plus loin, objectivent actuellement leur culture en réaction à la modernité et à la culture dominante. Autrement dit, ils «méta-communique[nt] selon les propositions des tenants de l’école de Palo-Alto[sic]» (Abdallah-Pretceille 2001:135). C’est-à-dire que les Pekuakamiulnuatsh parlent de leur culture, des comportements culturels, des codes culturels et de leurs utilisations. Ils utilisent donc la culture comme un objet et comme un moyen de revendication (Poirier 2004:9).

Troisièmement, le dynamisme de la culture suppose que celle-ci soit perçue comme un «flux permanent» (Eraly 2000:31), c’est-à-dire comme permettant une continuité culturelle et donc une capacité de résistance. Car, tout comme la communication orchestrale, «[…] elle ne repose pas sur l’action d’un individu; elle permet plutôt à l’action de cet individu de s’insérer dans une continuité» (Winkin 2001:82). Étudier la culture sous cet angle permet d’observer «[…] le ronronnement social, c’est-à-dire les régularités profondes qui font qu’une société se maintient et se reproduit de génération en génération» (Winkin 2003:46 qui cite Sapir 1967).

De façon plus particulière, la théorie de la communication orchestrale cadre bien avec les caractéristiques de la tradition orale, que nous approfondirons plus loin, et qui définit les groupes autochtones. Ne serait-ce que parce que, comme l’explique Goulet à propos des Dènès Tha de l’Ouest canadien: «From their point of view a successful 13 exchange depends greatly on the observation skills of the parties involved, for much communication is nonverbal rather than verbal» (Goulet 1998:54)7. De plus, l’imitation du comportement extérieur est considérée comme l’un des processus primaires de la communication (Winkin 2001:42) et est primordial pour les individus issus de la tradition orale. Nous allons voir plus explicitement dans la section sur la méthodologie (1.6.2) en quoi la théorie de Winkin favorise explicitement l’analyse des différents processus qui assurent la continuité de la vie sociale dans une communauté autochtone contemporaine.

En somme, la communication constitue un ensemble de relations intergénérationnelles structurées et d’une grande complexité propre à chaque groupe, chaque classe, chaque communauté. La théorie de Winkin, constructiviste tant ontologiquement que méthodologiquement, cadre avec les objectifs de la présente recherche. Elle reconnaît l’importance du contexte et mise sur une compréhension émique des phénomènes de communication ou, comme le dirait Geertz, sur une description du point de vue qu’a l’indigène de son système symbolique (1986:88-90). Cet angle d’analyse est essentiel à une compréhension complète de l’acte de transmission, de sa valeur et des relations qu’il entretient au sein de la communauté de Mashteuaitsh. De plus, il privilégie l’acte de la communication lui-même, et non le contenu de la communication. Concrètement, cette théorie permet de concevoir tous les moyens de transmettre les savoirs, conscients et inconscients, oraux ou autres, comme étant au cœur de la reproduction sociale dans le contexte qui nous intéresse, soit une société nomade de chasseurs- cueilleurs à l’époque postcoloniale. Peut-être reproduisons-nous là une des principales erreurs des études sur la transmission; en négligeant certains aspects dans l’observation du processus, ici les processus cognitifs d’acquisition, on ne peut rendre compte parfaitement du phénomène (Tindall 1976:195). Rappelons que l’objectif du présent travail n’est pas de corriger cette faiblesse, mais bien de la constater et de se doter, malgré tout, d’outils de travail qui permettront une compréhension, peut-être plus difficile, mais certainement nécessaire, de la transmission. Afin de mieux saisir la transmission sous tous ses aspects, voyons maintenant comment elle est vécue en tant que pratique.

7 Plusieurs références seront faites à d’autres nations autochtones du Canada ou d’ailleurs. Il ne s’agit pas de faire une démarche comparative mais plutôt de démontrer que les Innus s’insèrent et appartiennent, par plusieurs aspects, au grand ensemble des Autochtones et Premières Nations du monde. 14

1.3 Comme pratique occidentale et autochtone L’histoire de la colonisation des Amériques met de l’avant deux pratiques opposées de la transmission, celle de l’Occident et celle des Autochtones. Les prochaines lignes ne seront pas consacrées à l’histoire de chaque pratique. Il s’agira plutôt d’établir d’emblée les différences majeures qui les caractérisent et de les resituer dans leur ontologie respective, tout en gardant à l’esprit que ces pratiques ne sont pas diamétralement opposées. Nous verrons ensuite comment il est possible pour la tradition orale de mettre à profit les us de l’Occident.

1.3.1 La transmission occidentale du savoir : l’écrit L’Occident est sans contredit une culture de l’écrit. La place prépondérante qu’occupe ce moyen de transmission est révélatrice de la pensée qui le sous-tend. Tout d’abord, l’écrit assure une profondeur historique (Lohisse 1998:51), ce qui confère à ses utilisateurs un pouvoir d’abstraction aussi réductionniste qu’instrumentaliste (Lohisse 1998:55, Martinez et Ollivier 2001:12). Avec l’écrit, il est possible de réutiliser le savoir bien au-delà de la mort de son promoteur, d’où son caractère exclusif (Johnson 1992:8, Lohisse 1998:55). Cela en augmente non seulement la portée dans le temps – plus longtemps, plus rapidement -, mais également dans l’espace – plus loin -. Par conséquent, la maîtrise des hypothèses et des théories décontextualisées est encouragée plutôt que l’acquisition d’expérience personnelle (Douglas 1998:120, Lohisse 1998:52, Rushforth 1992:486). En outre, l’Homme occidental a une vision hiérarchique et compartimentée de l’univers. De fait, il s’octroie l’autorité sur les savoirs et leur origine. Il en résulte que l’influence associée à l’écrit et à celui qui le possède est très puissante (Johnson 1992:8-9). Cette influence peut, entre autres, prendre forme par la création d’institutions de toutes sortes, symbolisant par leur présence et dans leur organisation une vision ordonnée, dénaturée et péremptoire du monde.

En témoigne l’état des cultures à tradition orale qui ont été en contact avec les pensionnats de l’époque coloniale. Les écoles, institutions de prédilection des sociétés de l’écrit, s’adaptèrent aux besoins d’acculturation de l’administration coloniale et devinrent les tristement célèbres pensionnats pour Autochtones. Les parents amérindiens considéraient à prime abord la création des pensionnats comme une aide; selon certains, l’acquisition d’une éducation catholique et occidentale chez leurs enfants permettrait à ceux-ci de mieux conserver leur identité dans la société blanche 15

(Battiste et Barman 1995:293, Cottam 1997:19). Malheureusement, au retour des enfants, certains parents furent confrontés à des attitudes hostiles et contraires à leurs propres valeurs et traditions (Battiste et Barman 1995:293). C’est que la pédagogie valorisée dans les pensionnats se basait sur trois concepts: séparation, socialisation et assimilation. La séparation consistait à séparer les enfants de leur milieu. C’est l’essence même du pensionnat, contrairement à l’école de jour par exemple. Quant à la socialisation, elle se faisait surtout par les apprentissages. D’abord, les langues autochtones furent interdites (Cottam 1997:19) et l’usage de l’anglais ou du français fut encouragé par des mesures incitatives : récompenses, privilèges et punitions (CRPA 1996a:370). Une moitié de la journée était consacrée aux apprentissages académiques et l’autre moitié aux travaux qui permettaient l’autosuffisance de l’école mais également l’enseignement du mode de vie occidental: agriculture, menuiserie, imprimerie, etc. Quant à l’assimilation, un programme de placement devait empêcher le retour des diplômés dans les réserves (CRPA 1996a:371). Il y eut au maximum, soit en 1931, 80 pensionnats, ouverts à toutes les nations autochtones du Canada et même aux Métis (CRPA 1996a:362). Citons ici l’exemple d’une grand-mère de la communauté de Mashteuiatsh (Lucette G.) donné par sa petite-fille :

À l’âge de 6 ans, elle est partie dans un pensionnat. Elle parlait seulement le montagnais, mais là-bas ils l’obligeaient à parler en anglais. Après ça, elle a changé de place. Dans l’autre pensionnat, il fallait qu’elle parle français. Pendant tout ce temps, de 6 ans à 14 ans je pense, elle est restée là et elle ne pouvait plus parler en montagnais. Quand elle est revenue ici [à Mashteuiatsh], elle ne parlait plus le montagnais.

Valérie C. 8

Sans accomplir l’acculturation totale des Amérindiens, ni sans être un souvenir pénible pour tous les Autochtones, l’interruption subite de la transmission des savoirs traditionnels par la tradition orale et la valorisation de l’écrit et de la culture blanche ont mis en péril la survie des cultures autochtones. Du coup, les moyens qui en assuraient la reproduction devinrent caducs. À un tel point qu’aujourd’hui, la tradition orale, de même que tout son bagage, sont en danger. En effet, la survie ne dépend plus exclusivement de la maîtrise de ses modalités de prédilection, comme l’observation, l’écoute, l’expérience personnelle. «Thus the prestige which accrues to experienced practitioners of traditional skills, while still acknowledged by many adults

8 Les citations des informateurs ont été réécrites en français international. 16 in the community at large, commands less authority in the eyes of the young» (Douglas 1998:129-130). Ajoutons à cela le fait que les individus passent moins de temps ensemble, en famille ou en collectivité, puisque la scolarisation maintient les jeunes loin de ces lieux d’apprentissages privilégiés. De plus, les revenus permettent de se procurer certains biens plus facilement, remettant ainsi en question certains savoirs et en l’occurrence leur transmission (Beaudet 1987:86, Grenier 1998:5). Par conséquent, de nombreux savoirs qui n’ont pas été transmis disparaissent avec les aînéEs qui meurent9. L’exemple des pensionnats offre une image certes coercitive du pouvoir que détenaient alors les sociétés de l’écrit dans les processus de transmission des savoirs. Mais c’est une image nécessaire pour comprendre les choix qui motivent les cultures autochtones de l’époque postcoloniale à s’engager sur la voie de la transmission des savoirs à l’occidentale.

1.3.2 La tradition orale autochtone Les peuples autochtones relèvent de la tradition orale, que Vincent10 définit:

[...] comme le véhicule d’une partie du savoir d’une société, entre autres de sa science du passé. Elle contient tout à la fois les sources sur lesquelles se base l’histoire et l’analyse de ces sources par la société, elle est l’un des domaines du système de connaissance que partage un groupe, elle recèle une partie des idées qu’une société entretient sur l’univers et qui répond aux questions qu’elle se pose quand elle s’interroge sur sa situation dans le monde, son identité et celle des autres, ses rapports avec ce qui l’entoure.

Vincent 1982:9

Chaque réappropriation du savoir dans la tradition orale implique une certaine créativité, mais une créativité cyclique, à la différence de la culture écrite qui «[…] exige la répétition exacte comme condition d’un changement positif» (Goody 1977:45). La circularité est en effet un élément constitutif essentiel de la tradition orale (Anderson 2001:273, Goody 1977:45, Johnson 1992:12, Laugrand 2002:110, Lohisse 1998:27-28, Sapir 1967:39). Car la tradition orale, c’est un mode de transmission bien sûr, mais c’est également une partie intégrante du système

9 À ce sujet, il est intéressant de noter que l’espérance de vie des Autochtones est en moyenne sept ans plus courte que celle des Canadiens non autochtones (CRPA 1996b:120). 17 ontologique, social, relationnel, symbolique et organisationnel propre aux sociétés nomades de chasseurs-cueilleurs. Cet ordre symbolique et ontologique est basé et construit sur une relation empirique et dynamique avec le territoire, relation que les Autochtones considèrent «[...] comme un système viable et qu’ils cherchent constamment à reproduire à travers [les activités de la chasse et de la cueillette …]» (Lavoie 1999:18). La tradition orale, c’est à la fois une façon de faire et une façon d’être, dans une perception holiste du monde basée sur des relations de réciprocité et d’obligation que cultivent tous les êtres vivants de la nature (humains, faune, flore, …) et les forces surnaturelles qui la composent. Dans cet univers, la place de chaque être se situe autour d’un cercle et non dans une organisation hiérarchique (Johnson 1992:8). Cette vision circulaire de la tradition orale se rapporte aussi à son application la plus concrète, soit la transmission des savoirs.

Le milieu dans lequel vivent les Autochtones exige d’eux une grande adaptabilité. La tradition orale répond à ce besoin. En effet, le mode de transmission oral est basée sur la reconnaissance et le respect de la multiplicité des événements et des relations étroites avec l’environnement dont dépend la reproduction des sociétés de chasseurs- cueilleurs. C’est dire que la transmission telle qu’elle se fait dans les cultures de tradition orale reflète davantage une nécessité qu’une incapacité de dynamisme (Calvet 1984:121). «Il se peut, en fait, que le produit d’une remémoration exacte soit moins utile, moins appréciable que le fruit d’une évocation inexacte» (Goody 1977:38). Afin de répondre à ce grand besoin d’adaptabilité, la transmission orale favorise l’intuition, la spontanéité (Johnson 1992:8, Lohisse 1998:21) sans réel souci de cohérence (Beique 1986:3). Chaque occasion de transmission est saisie au vol et dépend ainsi d’un contexte qui lui donne tout son sens. Ce sont les mémoires sensorielles et émotionnelles qui sont alors suscitées. Une Inuite raconte, à propos de la transmission de récits, qu’ «Il ne lui importe d'ailleurs pas d'en avoir une idée organisée et "savante". Ce qui importe est de savoir ce que les [sic] ressentaient et qui ils étaient dans le fond d'eux-mêmes» (Collin 1983:259 cité par Beique 1986:3).

L’expérience du vécu a de forte chance de provoquer la création d’une émotion qui restera bien ancrée dans la mémoire. L’expérience personnelle est par conséquent considérée par les peuples autochtones comme le moyen par excellence pour assurer la transmission des savoirs (Goulet 1998:30, Johnson 1992:8). C’est également sur ce

10 Biesele offre aussi une définition particulièrement intéressante de la tradition orale et de ses caractéristiques (Voir Biesele 1986:164-165). J’y ferai référence tout au long 18 critère que se base le prestige et la crédibilité accordés à celui qui «sait» (Douglas 1998:120, Goulet 1998:28, Rushforth 1992:486). Car celui qui «sait» est celui qui «a vécu». D’où la valeur des aînéEs, sur laquelle nous reviendrons plus loin.

La liberté individuelle et l’autonomie qui sont accordées à chaque individu contribuent au renforcement des aptitudes à adopter par l’acquisition d’expériences personnelles. Une informatrice me raconta cette aventure où, un dimanche, elle utilisa la hache de son père, malgré l’interdiction de celui-ci. Pourtant, la hache était bien en vue et aucun adulte n’était là pour surveiller.

En la prenant, le premier coup que j’ai donné, je me suis coupée le genou. C’était tout ouvert. Je ne suis pas allée voir mon père, je savais où il était. J’ai essuyé et je suis montée voir ma mère, [qui] était chez la voisine. Je pleurais pas mais ça saignait […] J’ai dit: «Oui, c’est vrai, ce que mon père dit, ce que nos parents disent de faire, ou de respecter. Le dimanche là … Il fallait écouter.»

Lucette G.

Goulet raconte une anecdote semblable qui lui vient de chez les Dènès Tha (Goulet 1998:39). Il en conclut que «the consequences of actions, not prohibitions from parents and relatives, teach one to modify one's behavior on one's own» (Goulet 1998:45). C’est en présentant les conséquences des choix associés à certains dilemmes plutôt que des règles générales de décision que les Autochtones encouragent la confiance en soi, la débrouillardise et l’autonomie (Biesele 1986:164). Ainsi, par un sens aigu de la liberté individuelle, chaque individu (enfant, adulte, aînéE) est libre d’aller quérir l’expérience nécessaire à l’acquisition des valeurs, des savoirs, des traits de caractères et des habiletés requises par la vie en territoire.

Bien que l’expérience soit très prisée, d’autres actes de transmissions sont utilisés. Dans la tradition orale innue et autres, il y a, entre autres, les récits. Ces derniers aident les gens à insérer des événements peu familiers dans des histoires plus grandes, plus larges, encourageant ainsi les expériences historiques référentielles (Cruikshank 1998:47). «Parce qu’ils contiennent en condensé l’expérience, les connaissances, les convictions, les valeurs de la culture montagnaise, ces récits constituent, outre les lieux de la mémoire collective, les outils proprement montagnais de la réflexion sur le présent» (Vincent 1991:141 ce qu’appuie Vansina 1985:124). Chez les Ilnuatsh, il y a l’atulakan et le tipatshimun. Le premier explique le monde et de cette section. 19 sa création et est composé des principes de la culture innu. Le second raconte plutôt les aventures personnelles du conteur ou de d’autres personnes dont celui-ci se porte garant. (Conseil des Montagnais du lac St-Jean 2003a:123, Drapeau 1991:83-676, Parcoret 2000:7, Savard 1977:67, Vincent 1991:126). On retrouve en annexe (1 et 2) deux exemples de ces récits. On peut voir à leur lecture que ces histoires sont riches en savoir-faire, savoir-être, expériences et connaissances du territoire.

Au-delà de leur forme narrative, les récits sont racontés de façon à faire peur ou de façon à faire rire (Lavoie 1999:79). Ces styles de narration sont également présents dans les jeux – autre procédé de la tradition orale - auxquels s’adonnent les transmetteurs avec les destinataires, ces derniers étant à la fois objets et protagonistes du jeu (Briggs 2000:161). Le jeu, par «[...] the reinforcement of memory brought about by pleasurable participation in a sequence of dramatic events» (Biesele 1986:166), cherche à stimuler la réflexion nécessaire à la résolution de problèmes (Briggs 2000:161) de la même façon que le ferait l’expérience concrète du réel. Le jeu et l’humour encouragent également la maîtrise de la peur, comme autant de moyens de survie dans un milieu parfois hostile (Briggs 1979:19, Lavoie 1999:82, Savard 1977:64).

Les récits et les jeux nécessitent parallèlement une grande capacité d’écoute, d’observation et d’imitation de la part de l’auditoire, aptitudes essentielles à la transmission des savoirs chez les peuples à tradition orale. L’objectif consiste à susciter une compréhension personnelle et une réappropriation des valeurs et pratiques ainsi transmises (Beique 1986:117, Lavoie 1999:83, Winkin 2001:42)11. C’est ce qui transparaît dans cette anecdote racontée par Lise S. à propos de sa grand- mère:

Elle ne parlait jamais. Jamais elle allait dire : «Je vais te montrer quelque chose.» Mais dans n'importe quoi là. Une paire de «mocassins»12 [par exemple], elle disait pas : «Regarde-moi ...

11 Bien que la littérature accorde beaucoup d’importance aux récits, aux jeux, au faire- peur et au faire-rire comme procédés privilégiés de la tradition orale, peu de manifestations de cet ordre ont été observées à Mashteuiatsh lors du terrain pendant l’été 2003. Par contre, les caractéristiques associées aux récits et aux jeux (observation, imitation, etc.) de même que le rire y sont omniprésents (Voir Savard 1977 au sujet de l’importance du rire chez les Innus). 12 La plupart des mots français du langage courant québécois qui sont entre guillemets sont définis dans le glossaire. 20

Comment on fait ça.» Elle s’assoyait juste là, à côté de moi et je regardais.

Lise S.

L’observation et l’écoute nécessaire à la transmission orale mettent en relief deux éléments importants, également mis de l’avant par la communication orchestrale. Premièrement, les individus sont actifs dans l’acte de transmission ce qui sous-tend ainsi leur attitude dynamique (Sapir 1967:13). Dans l’extrait présenté ci-haut, l’informatrice souligne le fait que c’était à elle de montrer l’intérêt nécessaire afin qu’elle acquière le savoir que sa grand-mère mettait à sa disposition. Ceci implique – et c’est le deuxième élément – une relation particulière entre les individus. C’est ce dont parle David P.: «Parce qu’avec l'oralité, il y a un contact visuel, il y a vraiment un contact de personne à personne. Tandis que par le biais de l'écrit, il y a une émotion, un sentiment, une connaissance, une subtilité qui est perdue» (David P.). Ces relations prennent place dans deux contextes différents : le privé et le public (Lavoie 1999:90), comme le souligne cette informatrice:

Moi je pense que la première forme de transmission elle est familiale d'abord et orale ensuite, dans la communauté. Apprendre, c'est quelque chose de social. Ce n'est pas un acte individuel et personnel. C'est un acte social, apprendre. Donc l'oral, tu ne peux pas passer à côté. C'est en relation avec les autres que t'apprends.

Jeanne H.

La personne qui accepte de transmettre son savoir accepte par conséquent le milieu dans lequel la transmission sera faite, de la même façon que l’individu qui acquiert le savoir reconnaît l’autorité de cette personne (Bril 1991:19). Cette dimension de la transmission peut s’avérer importante puisque malgré le fait que le transmetteur ne perde pas son savoir, il gagne de la reconnaissance à le transmettre (Treps 2000:365). En effet, c’est la compétence avec performance – dans le sens d’exécution, de pratique - qui est reconnu, c’est-à-dire les individus qui ont un savoir et qui en font la démonstration (Chamoux 1978:76, Cruikshank 1998:70, Ellerby 2001:11). Et comme la transmission peut se faire en privé ou en public, la proportion de la reconnaissance est fonction du nombre de personnes envers qui on fait la preuve de son savoir, le mettant ainsi à la disposition d’un ou des membres de la communauté. C’est le cas chez les Ilnuatsh, où le statut des aînéEs dépend de leur vécu et de leurs savoirs, certes, mais beaucoup de leur implication sociale. Car unE aînéE est quelqu’un qui met son savoir au profit de tous, sans intérêt personnel si ce n’est que le bien fait à 21 l’ensemble de la communauté reviendra à ses descendants (Ellerby 2001:12). Pour la plupart des peuples autochtones, les aînéEs (aînéEs, anciens, vieux, sages ou encore grands-parents, selon les appellations) sont ceux qui présentent les meilleurs modèles, ceux dont la preuve de l’expérience n’est plus à faire, ceux qui possèdent et maîtrisent les savoirs à transmettre et les moyens de le faire. Comme l’indique l’informatrice Françoise T.: «Si on ne les avait pas eus pour réaliser 56 000 choses, on ne serait pas capable. Parce que c'est eux qui, effectivement, possèdent le mieux la culture» (Françoise T.). Pour certaines nations, les aînéEs sont aussi ceux qui détiennent un statut particulier, issu d’un certain pouvoir spirituel (Lavoie 1999:88. Voir aussi Ellerby 2001:12, Mailhot 1993:141). Chez les Ilnuatsh, pourtant, les aînéEs ne semblent pas être porteurs d’un quelconque pouvoir en ce sens, bien que l’on reconnaisse l’importance de leurs savoirs et de leur vécu. La parole des aînéEs en est une d’influence plutôt que d’autorité. Les aînéEs doivent faire la preuve de leur compétence – et de leurs faiblesses -, au même titre que les autres membres de la communauté (Leacock 1958:203). Et comme ils détiennent de nombreuses compétences dues à leurs multiples expériences, cette preuve est, dans bien des cas, facilement faite. Mais là s’arrête la particularité de leur statut social. Comme le souligne Leacock, «Status in the sense of an added measure of respect is derived from direct performance. No one is set apart from the rest of the group through formal status allocation. Even religious abilities, while highly valued, do not serve to do this» (Leacock 1958:204). Nous reviendrons plus en profondeur sur le statut d’aîné au chapitre IV.

Quel est l’objet de la transmission orale ? Dans la mesure où ce qui nous intéresse est le comment de la transmission, il n’apparaît pas nécessaire de reproduire ici le débat qui a lieu en anthropologie sur la sémantique des différentes terminologies proposées pour l’objet de la transmission. Traditions, savoirs locaux, savoirs indigènes,... la liste est longue. Dans l’optique d’une approche émique telle que le propose Winkin, il faut tenir compte des catégories locales. Mais avant, citons Sapir, pour qui la tradition orale peut présenter la difficulté (et la force) suivante :

C'est, je pense, que les relations entre les éléments d'expérience qui leur donnent forme et signification sont ressenties intuitivement au lieu d'être perçues de manière consciente. Il est facile de fixer l'attention sur un élément isolé de l'expérience, sensation ou émotion; il est très difficile de connaître la place exacte qu'il occupe dans la totalité des conduites.

Sapir 1967:39 22

En effet, suivant le caractère circulaire de la tradition orale, les savoirs autochtones ayant un lien avec le territoire et faisant partie de l’héritage traditionnel se présentent sous forme de corpus indissociables les uns des autres, tous reliés aux gens qui les portent, au territoire qui les ont vus naître. Une simple énumération de ces savoirs est en quelque sorte un procédé stérile qui isole les savoirs de leur contexte. Pourtant, sous l’effet de la modernité et de leurs relations avec la culture dominante, les Pekuakamiulnuatsh ont déjà procédé, dans le processus d’objectivation de leur culture que nous définirons plus bas, à l’indexation de leurs «expertises culturelles encore vivantes» (Françoise T., Jeanne H.), qu’ils ont réunies dans le guide de référence Les arbres des connaissances13. Afin de faciliter l’analyse des données du présent travail, et en égard à la tradition orale, les savoirs transmis ont été compris ici comme faisant partie de la signification des différents actes de transmission. C’est le cas des récits de la tradition orale, qui relatent le savoir des plus âgés et le respect qui doit leur être porté (Lavoie 1999:94) mais instruisent également sur l’art d’être racontés. Il en va de même pour la plupart des savoirs. Comme il serait toutefois pertinent d’exemplifier la notion de savoir ici utilisée, en voici quelques exemples. Je les réunis sous les rubriques savoir-faire et savoir-être, à l’instar de la tradition orale, dont il a été dit plus haut qu’elle est une façon de faire et une façon d’être.

Les savoir-faire incluent certaines pratiques, comme par exemple la chasse, la pêche, les techniques de dépeçage et de tannage des animaux, la cuisine, les arts, la fabrication d’objets divers, etc. Attardons-nous également à la culture matérielle qui comprend les objets en soi, porteurs de valeurs (vêtements, raquettes14, etc.) mais également l’enseignement des techniques de fabrication, traditionnellement par tradition orale et observation directe. Porteurs de valeurs, mais également objets de la transmission, les récits font aussi partie du savoir au sens large (Parcoret 2000:7). Ainsi le souligne Savard : «Un atenogen [atulakan15], nous disait un conteur de La

13 Je ferai souvent référence à ce guide tout au long du mémoire. Il s’agit d’une étude effectuée par le conseil de bande de Mashteuiatsh auprès de 155 adultes et aînéEs de la communauté afin de connaître les savoirs qu’ils pratiquent. «Les arbres de connaissances n’enregistrent pas les savoirs proprement dits, les anciens resteront toujours propriétaires. Nul ne les obligera à révéler leurs savoirs. Les arbres de connaissances donneront des renseignements sur la structure et la distribution des connaissances des Pekuakamiulnuatsh» (Conseil des Montagnais du lac Saint-Jean 2000-2002:1). 14 Par raquettes, il faut comprendre des raquettes pour la neige. 15 La différence entre atenogen et atulakan est due à la distance dialectale qui sépare les communautés où ces mots sont utilisés; Unaman-Shipi dans le cas de l’atenogen et atulakan pour Mashteuiatsh. 23

Romaine, c’est ce qu’on doit transmettre afin que les générations futures sachent ce qu’il convient de savoir» (1977:67). À ceci j’ajouterais encore certains rituels et pratiques, comme les invocations du Chef avant des réunions de toutes sortes, les rituels de purifications, les séances de teuekan et les rassemblements.

Il y a aussi ce que les Ilnuatsh appellent l’ilnu-aitun, c’est-à-dire «toutes les activités, dans leur manifestation traditionnelle ou contemporaine, rattachées à la culture nationale, aux valeurs fondamentales et au mode de vie traditionnel» (Conseil tribal Mamuitun et collab. 2002:2). Il s’agit là des valeurs, des tipatshimun, des atulakan, des prédictions du temps et des connaissances sur la faune et la flore (Conseil des Montagnais 2000-2002:73-85). Donnons à titre d’exemples les valeurs suivantes : partage, respect, entraide, humilité, honnêteté, famille, liberté (Conseil des Montagnais 2000-2002:81) qui se retrouvent également chez la plupart des peuples autochtones, «[...] Les valeurs étant en quelque sorte considérées comme un lien culturel entre les générations» (Lavoie 1999:20). Outre ce lien, les valeurs sont également sous-jacentes à chaque savoir transmis, de même qu’à chaque acte de transmission. La langue mérite d’être mentionnée à part, car elle constitue en elle seule un savoir-faire et un savoir-être. La langue permet la transmission d’une perception particulière du monde, du système symbolique, entre les générations. Mais la langue est également objet de la transmission.

Une langue est, au même titre qu'une religion ou un système de parenté, un produit de la vie en société; elle diffère d'une communauté à l'autre, se modifie au cours de son histoire et n'a de sens que pour les membres du groupe qui la reçoivent en héritage des générations précédentes.

Sapir 1967:8

Sa transmission est donc essentielle. Comme la plupart des langues autochtones, l’ilnu-aimun fait l’objet d’une attention particulière à Mashteuiatsh puisque son usage est de moins en moins fréquent (Dorais 2003). Nous reviendrons sur cette question au chapitre 4 et 5.

Somme toute, beaucoup d’éléments peuvent faire l’objet de transmission. Disons simplement que par «savoirs», j’entends la langue, les savoir-faire, les savoir-être, c’est-à-dire la culture dans ses modalités observables. Il est légitime de s’interroger sur la pertinence et la vitalité des savoirs autochtones issus et transmis par la tradition 24 orale dans le monde contemporain. Les prochaines lignes seront donc consacrées à cette réflexion.

1.4 Comme moyen de résistance et de réaffirmation culturelle Jusqu’aux années 1960, au Québec comme dans l’ensemble du Canada, les mesures de domination et d’assimilation des Amérindiens s’étaient lentement mais sûrement installées. Les cultures autochtones sous toutes leurs formes n’étaient ni encouragées, ni valorisées. «Paradoxalement, la volonté affirmée de les assimiler s’est traduite par la mise en place de moyens qui ont fait en sorte que la perception par les Autochtones de leur identité propre s’est accrue» (Dupuis 2001:16). L’exacerbation du sentiment identitaire a atteint son paroxysme dans les années 60 - années du Réveil indien - avec comme principal déclencheur le Livre blanc du gouvernement fédéral sur la politique indienne, publié en 1969 (Gill 1987:124-125, MAINC 1996:12). Dans les années 1990, on assiste au processus de décentralisation et de prise en charge par les Autochtones des structures des principaux domaines d’intérêts comme l’éducation, la justice, les services sociaux, l’autonomie territoriale (Charest 1992) et la défense de leurs droits16. Cette prise de conscience politique soudaine permit la montée des mouvements de revitalisation identitaire et culturelle. Comme plusieurs auteurs se sont penchés sur ces étapes charnières, nous n’élaborerons pas sur le sujet17. Disons simplement que si une telle résurgence fut possible, c’est que les composantes identitaires des cultures amérindiennes ont réussi à demeurer vivantes (Peelman 1991).

Quoiqu’il en soit, depuis 1970, les Autochtones puisent dans leur culture et réactualisent, à des fins souvent politiques (MAINC 1996:12) mais également de survie culturelle, des éléments qui étaient voués à la disparition (Gill 1987:137, MAINC 1996:60). D’où l’idée que la culture sert de source et de ressource, ce dont il a été question précédemment (section 1.2.2). Chez les Ilnuatsh, cela s’effectue concrètement de deux façons, dont il sera maintenant question.

16 La prise en charge des structures n’est pas la réappropriation des domaines. Le système ontologique des Autochtones (santé, éducation, justice, etc.) n’a jamais cessé d’exister. Après la prise en charge des structures, créées et administrées par les autorités coloniales et gouvernementales, les Innus doivent insérer leurs valeurs et leur système ontologique dans ces structures qui n’ont pas été conçues par et pour eux. Cette question sera explicitée au chapitre 4. 17 Voir entre autres Charest 1992 et Dupuis 2001. Girard traite la question d’un point de vue régional (1997). 25

1.4.1 Les savoirs autochtones reconquis Dès 1970, parallèlement au processus de prise de conscience nationale et de revendications politiques et territoriales qui se met alors en branle, les Pekuakamiulnuatsh portent un nouvel intérêt pour leur culture. Tout comme chez les lors de la création du Nunavut en 1999, l’objectif est d’insérer les valeurs et les perspectives autochtones [inuites, dans le cas du Nunavut] au sein des différentes institutions importées de l’État dominant – ou en voie de l’être - (Laugrand 2002:99). En témoigne la création du Musée amérindien de Mashteuiatsh (alors Pointe-Bleue) en 1976 (Gill 1987:137). Plusieurs éléments porteurs de culture refont surface. La publication en 2002 du guide Les arbres de connaissances concrétise la suite de ce long processus. Ces réalisations qui reflètent un intérêt renouvelé pour la culture est le résultat d’un travail de longue haleine, comme l’explique l’informateur Pierre J. :

Moi je me souviens, mon père avant moi, a été un [de ceux] qui a porté la culture au niveau de l'ensemble du conseil. Promouvoir une façon de voir les choses sur le plan culturel, ramener une dynamique à l'entour, autour de ça. Ça toujours été extrêmement difficile. Ça pas été un éveil, il a fallu faire une grosse démarche de sensibilisation. Donc, les débats qui ont été provoqués ont porté fruits aujourd’hui.

Pierre J.

Ceci concorde avec ce qu’observe Dickason au niveau national :

La réaffirmation de l’identité autochtone n’est pas surgie du néant ; les Amérindiens ont toujours eu une idée nette de ce qu’ils étaient. La nouveauté réside dans le fait qu’ils exigent de la société dominante qu’elle reconnaisse cette identité.

Dickason 1996:419

Pour ce faire, mentionnons d’abord les éléments qui sont revalorisés afin d’être revitalisés. L’élément le plus évident est la langue. L’ilnu-aimun est maintenant enseigné à l’école et utilisé lors de consultations publiques, par exemple. Le village est placardé de messages qui expliquent la valeur de la langue et la meilleure façon d’en assurer la survie. Une des priorités actuelles du conseil de bande est la mise sur pied d’un conseil des aînéEs qui influencera le conseil à propos de différentes décisions. En tentant de revaloriser le statut des aînéEs qui «[…] voilà 20 ans, voilà 40 ans, […] étaient ni plus ni moins abandonnés […]» (David P.), ce sont également les savoirs dont ils sont porteurs que l’on remet sur l’avant-scène. Comme on peut le constater, langue et aînéEs sont l’objet d’un effort communautaire. La revitalisation de certains 26 savoirs, comme les plantes médicinales et la cuisine traditionnelle, sont l’œuvre d’initiatives individuelles, mais demeurent grandement chapeautées par le conseil de bande. Le Parc Sacré constitue à cet égard un bon exemple. Inauguré en 2001 par 3 membres de la communauté, le Parc Sacré est un jardin communautaire mis à la disposition de tous les Pekuakamiulnuatsh où il est possible de cultiver et récolter des plantes médicinales. Nous reviendrons plus loin sur ce cas particulier (section 4.1.2.4).

Il y a aussi les éléments qui sont réutilisés, soit ceux qui n’ont jamais totalement disparus, mais dont l’utilisation a changé avec les années. C’est le cas de l’artisanat. Beaudet, qui a étudié les savoir-faire et leur transmission dans la communauté innue de La Romaine, constate qu’aujourd’hui que «[...] les savoir-faire actuels au niveau artisanal constituent une extension de ceux que l’on retrouvait au niveau domestique» (1987:3). Il y a également les éléments qui, bien qu’ayant toujours été présents, sont aujourd’hui lentement réinsérés dans les structures modernes de la communauté. Prenons l’exemple du cercle, qu’on tente de réintroduire dans l’organisation du système scolaire, et de l’observation, autour de laquelle on voudrait réadapter l’enseignement. Le territoire reste l’un des éléments envers lequel sont consacrés beaucoup d’efforts. On tente par divers moyens - et pour plusieurs raisons - d’augmenter la fréquentation du territoire et d’actualiser son utilisation au contexte d’aujourd’hui. Donnons à titre d’exemple le lac à la Truite, qui est aménagé pour les camps scolaires, et la rivière Ashuapmushuan qu’on développe pour les projets touristiques. Une section du chapitre II est dédiée à cette question. Il y a aussi l’identité, qui est un élément qu’il faut à la fois revaloriser et qui est réutilisé. Car redonner de la valeur à l’identité dont sont porteurs les jeunes Pekuakamiulnuatsh, c’est leur donner une chance de réussir dans le monde d’aujourd’hui. Et une identité individuelle forte offre un meilleur soutien à l’identité collective, qui doit constamment se définir face à la culture dominante via les processus de revendications territoriales et d’autonomie politique. Nous en parlerons davantage au chapitre IV.

À Mashteuiatsh, chaque expertise culturelle recensée fera l’objet d’une attention particulière, même si à première vue, elle n’a plus sa raison d’être. Comme le souligne l’informatrice Jeanne H.:

C'est plus nécessaire, mais même si c'est plus nécessaire, moi je pense que c'est essentiel. […] Tout ça c'est une question de culture, de préservation et de survie. Parce que tu sais le tambour c'est une façon 27

de communiquer, il y a même toute une pensée autour du tambour. Pas nécessaire, je ne suis pas sûre. Essentiel ...

Jeanne H.

Cette informatrice fait ressortir la capacité de reproduction de la culture par les objets puisque ceux-ci sont porteurs de sens, de valeurs, d’histoire ; ils sont polysémiques. Il en résulte une certaine circularité, qu’Anderson exemplifie ainsi: «Objects gave and embodied knowledge, and knowledge was needed for generating and guiding life movement as well as for producing and caring for objects» (2001:273).

Que ce soit au Musée, à l’école ou au Parc Sacré, les savoirs ainsi réappropriés sont sujets à abstraction, ce qui est contraire à l’usage des chasseurs-cueilleurs (Ingold 1996:120, Lavoie 1999:18). Cet usage en dit long sur le contexte actuel qui définit les Pekuakamiulnuatsh, en constante réaffirmation identitaire face à la modernité et aux groupes environnants. Mais il est également révélateur de la relation qu’ils entretiennent avec leur passé, car cette objectivation de la culture est le signe que la culture a subi une coupure dans son évolution (James 2001:330). Le fait qu’il soit possible de faire de multiples usages des savoirs selon les contextes permet aujourd’hui aux Pekuakamiulnuatsh de choisir ce qui est à l’origine de leur culture distincte. Cette détermination identitaire se veut essentiellement indépendante de la culture dominante, ce qui est une condition implicite et un symbole explicite pour permettre l’innovation institutionnelle et la restructuration sociale à laquelle ils aspirent (Scott 2001:4. Voir aussi Anonyme 2002:61, Abdallah-Pretceille 2001, Adelson 2001, Barth 1995, Cruikshank 1998, Errington et Dewertz 1996, Hervik 1992, Mearns 1994). Ne serait-ce que pour répondre aux exigences du gouvernement fédéral dans le processus des revendications politiques et territoriales, les Pekuakamiulnuatsh doivent faire la preuve d’une utilisation ininterrompue et traditionnelle du territoire18.

Le fait d’utiliser des modes de transmission occidentaux comme l’écrit pour leurs processus d’affirmation identitaire et culturelle n’est pas la preuve que les Pekuakamiulnuatsh et autres Autochtones du Canada se soumettent à «la vague d’uniformisation et d’occidentalisation qui frappe les sociétés de la planète» (Laugrand 2002:92). Au contraire, c’est par une appropriation et une utilisation innovatrices de ces modes de transmission que les Pekuakamiulnuatsh peuvent [faire] respecter et réaffirmer leur identité (Choron-Blais 2000:10). Voyons dès maintenant ces processus.

18 Ce sont les droits ancestraux, tels que définis par le MAINC (2004a). 28

1.4.2 Utilisation des modes de transmission occidentaux et autochtones Comme nous l’avons vu, la culture moderne présente certains modes de transmission qui ont fait leur preuve dans l’acculturation des peuples autochtones. Afin d’assurer la pérennité de la tradition orale, une solution paraît inévitable : le contrôle et l’utilisation par les Autochtones de ces mêmes méthodes qui ont mis leur culture en danger (Goulet 1998:xxiv, Mearns 1994:264). L’utilisation de l’écrit sous toutes ses formes fait partie des nouveaux modes de transmission utilisés. Voici quelques exemples.

Premièrement, la communauté s’intéresse aux modes de transmission didactiques. C’est ce qu’a prouvé le conseil de bande de Mashteuaitsh en publiant pour la première fois en 2003 deux manuels scolaires19, dont la popularité s’est rapidement étendue à toute la communauté. Le livre de Noël (1997), qui contient une série de récits provenant d’aînéEs de Mashteuiatsh est un autre exemple. Au niveau privé, la mise sur papier des histoires personnelles est envisagée pour assurer la transmission familiale (Kenny 2002:31). Bien que ce phénomène n’ait pas été observé à Mashteuiatsh, certains aînéEs mettaient par écrit leurs connaissances sur les plantes médicinales afin de les transmettre aux membres du Parc Sacré. Pour Svensson, l’emploi de l’écrit chez les Sámis (originellement de tradition orale) a un effet très positif :

Such literary developments enhance self-image and pride among the Sámi and reinforce cultural awareness, and develops their own idiom while seeking innovative verbal expression in the process of creative writing. By means such versatile applicability of their language, the Sámi demonstrate vitality.

Svensson 1992:57

Il y a ensuite l’élaboration de textes fondamentaux tels que la Constitution et la Politique culturelle. Puis, il y a ces modes de transmission qui ne relèvent pas directement de l’écrit, mais qui sont des emprunts à des cultures de tradition écrite. Certains projets, comme la Constitution, démontrent l’intérêt pour les modes occidentaux de transmission des savoirs et d’affirmation identitaire. De plus, la communauté envisage la création d’institutions qui ne sont pas d’origine innue, mais qui seront adaptées aux besoins locaux. À cet effet, outre la mise sur pied du conseil des aînéEs dont il a été question précédemment (Section 1.4.1), soulignons le rôle des écoles comme modes de transmission. Puisque l’école et le conseil de bande ont

19 Ilnu-aimun, lexique français-montagnais et Pekuakamiulnuatsh; Histoire et culture. Références complètes en bibliographie. 29 toujours été chefs de file en ce sens, les Pekuakamiulnuatsh semblent considérer ces institutions comme seuls responsables de la transmission. Nous reviendrons plus loin sur ce phénomène que Duhaime nomme la politification (1990. Voir section 2.4.2). Une autre institution est le Musée amérindien de Mashteuiatsh, dont la création remonte à plusieurs années, mais qui est essentiellement un mode de transmission et de préservation emprunté à la culture dominante. L’exemple du Musée souligne de plus l’utilisation de technologies diverses à des fins de transmission. En effet, lors d’une exposition sur les aurores boréales, on a mis à la disposition des visiteurs des enregistrements sonores d’aînéEs racontant la signification de celles-ci pour les Pekuakamiulnuatsh:

Les gens doivent écouter. Prendre le temps. De prendre les écouteurs et d'écouter en ilnu et en français, qu'est-ce qu’ils ont à dire. C'est sûr que les visiteurs en général ne connaissent pas l’ilnu. Moi non plus je ne connais pas l’ilnu. Mais pour savoir que la langue existe. Qu’elle est présente. Et qu’elle a une valeur particulière.

David P.

Ce que cet extrait souligne, c’est comment les technologies modernes et l’écrit viennent soutenir l’oral, sans le remplacer.

Il y a des aînéEs qui nous ont dit clairement : «Écrivez.» Et pas pour remplacer la transmission orale. L'objectif ça sera toujours : la culture et la langue ça se transmet de façon orale. L'écrit, pour sauvegarder, pour pas perdre. C'est bien différent. C'est pas le même objectif. T'apprends pas à partir d'un livre. Ça, on ne croit pas à ça. Mais le livre protège, par exemple, de ne pas perdre.

Jeanne H.

Car les objectifs sont de préserver les acquis et de maximiser les actes de transmission (Goulet 1998:36, Therrien 2002:117), puisque la transmission par les instances et les canaux traditionnels n’est plus assurée (Abdallah-Pretceille 2001:98). Autant alors se munir de l’expertise des autres cultures et «utiliser ce qui est bien dans le développement pis qui fait notre affaire», dixit un aîné de la communauté (Pierre J.). Même si cela peut paraître contradictoire, comme l’exprime l’informateur Jacques D.:

Moi je pourrais dire que de devoir faire une Politique d'affirmation culturelle pour un peuple nomade, c'est particulier. C'est comme 30

discordant. Je préfèrerais de beaucoup qu'on s'affirme comme on s'est toujours affirmé sans avoir à sortir un papier ou un numéro.

Jacques D.

Cette remarque a également été faite à maintes reprises depuis 1995 chez les Inuits à l’occasion de la création du Nunavut (Laugrand 2002:101). Pourtant, chez les Innus comme chez les Inuits, cela ne veut pas dire s’occidentaliser pour autant (Asad 1992:345, Laugrand 2002:92). D'après Jacques D. et Pierre J., il s’agit plutôt de s’adapter et profiter de la rapidité et du rayonnement facilités par l’écrit, tout en développant des stratégies internes permettant de «garder ses plumes» (Françoise D. et Jeanne H.). Dans une logique de communication orchestrale, la résistance ainsi présentée, car il s’agit bien de résistance créatrice et transformatrice (Laugrand 2002:101, Ortner 1995:191), appuie la capacité des peuples autochtones à saisir le changement (Abdallah-Pretceille 2001:187, Laugrand 2002:111). Encore une fois, «[…] le choix des objets (personnes, lieux, monuments, événements…), par la manière de les mettre en scène et de les théâtraliser» (Abdallah-Pretceille 2001:187), en dit long sur les relations qu’entretiennent les Ilnuatsh avec l’extérieur, de même que sur l’appartenance dont ils se réclament dans un contexte qui propose de nouvelles conditions d’inventions de la transmission (Abdallah-Pretceille 2001:62, Asad 1992:333). De plus, observer et faire sien des comportements d’autrui, c’est rester fidèle aux processus d’acquisition de la culture orale et au pragmatisme que valorisent les cultures autochtones et inuites (Laugrand 2002:102).

Aujourd’hui, donc, la transmission des savoirs se fait, mais elle se fait autrement (Beaudet 1987, Lavoie 1999). Il serait donc faux de croire que l’assimilation est complète. Certains savoirs subsistent, le territoire est encore accessible et les aînéEs sont toujours porteurs d’expériences, de savoirs, de connaissances (Lavoie 1999:120). Car la transmission n’est pas linéaire. Selon Halbwachs, le passé se distingue du présent lorsque le temps fait son oeuvre, lorsque le groupe, progressivement, devient autre que ce qu’il est. Un temps où vivent habituellement les aînéEs, en référence constante avec un temps qui n’est plus. Et l’autre temps où l’évolution continue, où les temps sont nouveaux. Cela revient à dire qu’il n’y a pas un seul temps universel et unique, ni qu’il y a un seul groupe. Le temps est immobile, et ce sont les événements qui se succèdent dans le temps et non pas le contraire. «Seulement les temps sont plus ou moins vastes, ils permettent à la mémoire de remonter plus ou moins loin dans ce qu’on est convenu d’appeler le passé» (Halbwachs 1950:126). Il en est de même avec les savoirs autochtones. D’une certaine façon, les aînéEs jouent au niveau de la 31 transmission un rôle passif, dans la mesure où leur expertise n’est mise à contribution que lorsque le reste de la communauté le juge nécessaire. Par le reste de la communauté j’entends les individus qui font partie de l’élite décisionnelle, le conseil de bande et les membres des comités administratifs des différentes associations, mais également les jeunes. Tous doivent faire preuve d’intérêt pour le savoir à transmettre. Il s’agit là de résistance et de persistance. Cette force permet l’adaptation de la spécificité culturelle des Autochtones à l’environnement qui est le leur aujourd’hui. Cela encourage de plus l’affirmation de leur identité nouvellement envisagée. En effet, ils ont l’opportunité de se définir et de vivre de façon unique tout en étant impliqués dans l’économie, la politique et la culture de la société dominante (Scott 2001:3). Reconnaître cette résistance des ordres sociaux et des identités autochtones comme capacité d’adaptation, «[...] ce n’est aucunement se référer à des ordres qui "survivent", voués à s’assimiler ou à disparaître devant l’hégémonie occidentale, mais d’ordres vibrants et dynamiques» (Poirier 2000:137-138). C’est reconnaître le dynamisme de la culture et de sa transmission.

1.6 Proposition de recherche L’observation de la transmission des savoirs comme pratique autochtone contemporaine sous l’auspice de l’anthropologie ne peut se faire sans l’orientation d’une question de recherche définissant des objectifs précis d’étude. De cette question de recherche découle le choix d’une méthode qui sera utilisée afin de recueillir les données qui serviront de base pour l’analyse. Ainsi, après la présentation de la question qui sous-tend tout le travail de recherche, il sera question du cadre méthodologique choisi. Nous verrons en dernier lieu la définition des concepts importants.

1.6.1 Question de recherche Dans le contexte de l’ère postcoloniale, transmettre les savoirs et les connaissances présente un défi crucial pour les membres d’une culture traditionnellement nomade. Étudier une telle problématique est également un défi pour le chercheur, qui doit se doter d’une question de recherche précise afin d’orienter la réflexion. Pour le présent travail, la question de recherche se présente ainsi : Quels sont les moyens privilégiés par les Pekuakamiulnuatsh (en tant que membres de différentes générations, différents groupes sociaux et d’institutions de Mashteuiatsh) 32 pour la transmission de l’héritage culturel ? De cette question de recherche principale découlent les questions suivantes : Existe-t-il une co-habitation de la tradition orale et de la tradition «occidentale» ? Qui transmet quoi, à qui et comment ? Quel est le point de vue des différentes générations sur les modes de transmission contemporains ? Quel est le point de vue et les pratiques à cet effet des différents groupes sociaux ? Comment et pourquoi les institutions, par exemple le conseil de bande, tentent-elles de transmettre et valoriser le savoir traditionnel ? Quelles relations entretiennent les différentes générations entre elles et avec l’extérieur dans une perspective de transmission des savoirs ?

Le principal objectif du présent mémoire est donc la description des différents processus de transmission des savoirs traditionnels favorisés par trois générations de Pekuakamiulnuatsh – aînéEs, adultes, jeunes –. Je répondrai également aux objectifs secondaires suivants : faire le portrait du rôle de chacune de ces générations dans la transmission des savoirs, cerner les relations entre lesdites générations, définir les différents contextes de transmission, comprendre la signification de la transmission des savoirs telle que pratiquée par les Pekuakamiulnuatsh suivant leur rôle particulier et également faire ressortir les rapports entre les Pekuakamiulnuatsh et entre ceux-ci et l’extérieur. Comme le dénonce Ortner, la description des processus de résistances et d’affirmations culturelles a trop souvent été «thin on the internal politics of dominated groups, thin on the cultural richness of those groups, thin on the subjectivity – the intentions, desires, fears, projects – of the actors engaged in these dramas (Ortner 1995:190). C’est ce dont il sera question ici.

Les concepts mis de l’avant par la communication orchestrale (contexte, signification, logiques relationnelles et d’appartenance, rôles, dynamisme, circularité) et par la transmission des savoirs à l’époque postcoloniale (résistance, interculturalité, sphères publiques et privées, savoir-faire, savoir-être, affirmation identitaire) tels que présentés ici seront sous-jacents à l’organisation et à la présentation du présent mémoire. Ils ont influencé également la méthode de recherche qui a été privilégiée lors du terrain effectué à l’été 2003.

1.6.2 Méthodologie La méthode qualitative, qui consiste à «[...] établir le sens de propos recueillis ou de comportements observés» (Angers 1996:60), est le devis de recherche qui correspond au paradigme dont se revendique le présent travail. Cela sous-entend l’emploi de 33 l’approche empirico-inductive. L’aspect empirique de cette approche exige surtout l’exploration et la description des significations que les participants donnent à un phénomène. Le processus inductif se définit comme la généralisation d’une observation ou d’un raisonnement, comme l’attribution d’un sens à des événements empiriques (Chevrier 1992:69-71). L’intérêt de la démarche qualitative est d’aller chercher le sens, la récurrence des sens, la subjectivité et le développement des systèmes de significations dans les pratiques et les comportements. Nous irons encore plus loin ici, car je tenterai de saisir la signification émique qu’ont les Pekuakamiulnuatsh de leur propre système symbolique, des moyens dont ils se dotent pour transmettre leurs connaissances.

Comme nombre de recherches qualitatives, la recherche ici proposée entre dans la catégorie des études de cas. L’étude de cas, ou la recherche monographique, est une démarche descriptive et exploratoire. Elle vise l’étude d’une petite unité d’analyse dans son contexte contemporain (Angers 1996:41). Par petite unité d’analyse, «on entend des populations limitées et géographiquement restreintes et non la qualité sociologique présumée de ces unités» (Hamel 1989:60). Elle permet de mettre à jour des «[...] particularités, des singularités constitutives de cas dûment privilégiés» (Hamel 1989:69). Saisir ainsi la propriété locale d’un objet d’étude est soit une étape préparatoire à une macro-compréhension d’un phénomène (étude de cas instrumentale), soit l’étape finale d’un travail d’illustration de la portée locale du global (étude de cas intrinsèque ou descriptive) (Angers 1996:41). En ce qui concerne le présent travail, l’étude du cas empirique est l’étude des moyens contemporains et traditionnels privilégiés par les différentes générations dans la transmission des savoirs et l’unité qui sert d’analyse de base est la communauté de Mashteuiatsh. Il importera alors de donner un portrait multidimensionnel de la communauté, c’est-à-dire de mettre en évidence tous les détails qui en font un cas riche et unique.

L’approfondissement de l’étude de la transmission dans un contexte particulier comme celui de Mashteuiatsh contribuera à une meilleure compréhension du problème de la transmission des savoirs dans son ensemble. Il s’agit donc d’une étude de cas instrumentale. Elle pourra par exemple contribuer à préciser la politique culturelle dans la communauté de Mashteuiatsh et ainsi faire émerger des pistes d’intervention. Un des avantages de l’étude de cas est qu’elle permet le recours à une multitude de collectes de données, par exemple, les entrevues semi-dirigées, l’observation participante et la démarche ethnographique. 34

Quant à la méthode de collecte de données, Winkin propose la démarche suivante : «[...] dégager par observation participante les cadres de perception et d’organisation par lesquels certains phénomènes naturels et sociaux sont tenus, dans un groupe social donné, pour des événements ou des actes de communication» (1996:85). Ce que Winkin suggère, c’est la démarche ethnographique. Par démarche ethnographique, Bonte et Izard entendent «l’ensemble des méthodes empiriques – ou des recettes – grâce auxquelles, en situation d’enquête, l’ethnologue établit entre son terrain et lui la relation scientifiquement la plus rentable» (Bonte et Izard 2000:470). Toujours avec cette idée de saisir le coté émique de la transmission, le terrain est donc nécessaire. Travail ethnographique par excellence, le terrain consiste à une immersion du chercheur dans une société, faisant de celui-ci un observateur plutôt qu’un enquêteur (Ibid.). La cueillette de données s’est faite par des entrevues semi-dirigées individuelles et par de l’observation participante. L’objectif est de mettre les informateurs en confiance en privilégiant une formule souple et de libre parole. Pour ce faire, j’ai réalisé des entrevues avec un magnétophone, lorsque j’y étais autorisée par mes interlocutrices et interlocuteurs. L’observation participante consiste à «[...] dissoudre la présence de l’observateur parmi les observés [...]» (Id. 2000:471). En participant de lui-même à l’expérience sociale qui l’entoure, le chercheur stimule une compréhension de l’altérité de plus en plus précise car elle est vécue (Copans 1996:20). C’est ce qui s’est passé lors du terrain 2003 où j’ai considéré toutes les occasions comme autant de moyens d’observer la transmission des savoirs : la rue, les rencontres imprévues, les séjours sur le territoire, les activités communautaires, les déplacements entre deux lieux, les sorties scolaires et les camps d’été, les repas communautaires (makusham), les fêtes amérindiennes, les soirées entre amis, etc. (Côté 1997:67, Lavoie 1999:77).

Il faut mentionner que le terrain effectué fut d’une durée limitée, soit trois mois consécutifs et quelques séjours ponctuels totalisant tout au plus un mois. Cette courte période ne permet pas d’aspirer à une réelle démarche ethnographique, ni à l’élaboration d’une monographie. Ce sont des travaux totalisants et exhaustifs (Copans 1996:16) qui requierent généralement un terrain plus long. Par contre, l’insertion dans une famille, comme cela fut le cas pour le terrain à Mashteuiatsh, est un des moyens favorables à l’observation participante et à la démarche ethnographique. Bien qu’elle favorise la compréhension des processus locaux de transmission des savoirs, cette méthode de collecte de données présente certains biais. Comme nous allons le voir au point 2.3, Mashteuiatsh présente une très grande variété de catégories sociales. Par 35 mon séjour dans une famille, j’ai été automatiquement insérée dans le milieu auquel elle appartient, c’est-à-dire le milieu plus aisé où se trouvent les gens les plus éduqués. J’ai partagé leur quotidien, qui se déroule surtout, mais pas uniquement, dans la région urbaine de Mashteuiatsh. La partie privée de la transmission des savoirs qui se passe en territoire n’a pu être observée directement mais m’a été racontée par des informateurs qui la vivent plus régulièrement.

Ne pas se limiter à un groupe particulier a été une façon d’établir avec mon terrain la relation scientifique la plus rentable. C’est ce qu’on appelle la triangulation des sources. L’objectif de ce processus d’évaluation scientifique consiste à recueillir le témoignage de plusieurs informateurs, puis de les comparer afin de saisir l’ensemble des interprétations possibles (Angers 1996:71). C’est pourquoi j’ai rencontré 14 informateurs suivant deux perspectives, soit publique et privée.

Les six informateurs du premier groupe ont été choisis et rencontrés parce que leur profession était liée à la transmission publique des savoirs. Mon association au milieu plus aisé a facilité mon accès à ce groupe. J’ai rencontré des professionnels et des représentants politiques, soit ceux et celles qui cherchent à promouvoir la culture, le tshitilniunnu20 nouvellement défini. À titre d’exemple, mentionnons certains membres du conseil de bande, les responsables du musée et quelques professeurs. Ces rencontres eurent lieu dans leur milieu de travail, pendant les heures de bureau. Les individus oeuvrant au sein des institutions politiques locales sont essentiellement des hommes, alors que les femmes se retrouvent davantage dans les professions reliées à la culture, la famille et l’éducation. Nous y reviendrons au point 2.6.2. Quoiqu’il en soit, j’ai tâché de faire ressortir leurs opinions professionnelles sur les meilleurs moyens de transmettre les connaissances ilnuatsh et quelles personnes, d’après eux, sont en mesure de le faire. J’ai essayé de faire le lien entre les conceptions qu’ils ont de la transmission des savoirs et ses applications. Quelles sont les activités organisées par la communauté en lien avec la communication des savoirs ? Quel est le public ciblé lors de tels événements ? Pourquoi favorisent-ils une façon de faire plutôt qu’une autre? Quelle est la langue utilisée ? En outre, j’ai porté une attention particulière aux catégories sociales dont font partie ces individus et à la façon dont eux-mêmes avaient, au niveau public ou privé, acquis les savoirs qu’ils disent maîtriser. Comme nous l’avons vu avec l’école de Palo Alto (section 1.2.2), l’identité à laquelle ils 36 appartiennent et celle qui leur est attribuée par la communauté peuvent nuancer leur vision de la transmission et des moyens de le faire. Il ne m’a pas été possible d’analyser le mandat et les activités de la Commission consultative sur la culture (décrite au point 2.4.2) puisque seules les conclusions de la Commission seront rendues publiques, ce qui n’était pas encore fait au moment d’écrire ces lignes.

Afin de faire ressortir les processus de transmission au niveau privé, c’est-à-dire dans la sphère familiale, j’ai également rencontré trois femmes21 d’une même lignée dans trois familles distinctes22. Ce sont des informatrices qu’il m’a été plus difficile de rejoindre, entre autres à cause du caractère «privé» du sujet, mais également parce que ce groupe comprend des gens appartenant au milieu dit «traditionnel» (Nous y reviendrons au point 2.3.1). Comme dans tout travail de terrain, l’aide de personnes- clés m’a ouvert beaucoup de portes. Ces entretiens m’ont permis d’avoir un portrait multi-générationnel d’expériences de vie différentes, de relations au territoire particulières et, on s’en doute, de perceptions singulières de ce que sont les meilleurs moyens de transmettre les savoirs. Ces trois familles appartiennent à des groupes sociaux différents – «traditionnel», «blanc» et entre les deux - et reflètent l’hétérogénéité du tissu social de Mashteuiatsh que je vais décrire au point 2.3.1. J’ai rencontré ces femmes chez elles, mais je les ai également observées en public lorsqu’elles sont avec leurs parents, leurs enfants et leurs petits-enfants, alors que toute la famille participe à des activités communautaires, c’est-à-dire organisées par le conseil de bande. Car l’objectif était de capter les moyens, conscients et inconscients, dont elles usent pour transmettre leurs savoirs. Suivant Winkin, il faudrait noter l’importance du contexte, plus que le contenu de la transmission. Quel est le moment privilégié pour la transmission des connaissances ? Cela apportera certainement un éclairage sur les moyens favorisés par chaque femme pour passer leurs savoirs à d’autres générations. De plus, il faut également, à la suggestion de Winkin, accorder une attention particulière à la signification de l’échange plutôt qu’à l’information échangée. Par exemple, qu’est-ce qui est réellement signifié derrière ce conte raconté par une aînée ? Quelle langue utilise-t-elle ? Quelle est la signification de tel geste ou

20 Ce terme n’est pas encore passé dans le vocabulaire courant et semble plutôt être utilisé – encore très rarement - par l’establishment ilnu. C’est pourquoi nous éviterons son usage dans le présent travail. 21 Les femmes restent maîtresses du domaine familial - du moins, en ce qui concerne la transmission des savoirs – comme nous allons le voir au point 2.6.2. 22 Pour un total de huit rencontres; pour des raisons hors de mon contrôle, il m’a été impossible de rencontrer l’aînée d’une des trois familles. 37 comportement qu’elle privilégie ? Et ce tant dans les actes intentionnels qu’involontaires, car comme le souligne Winkin, l’intention est secondaire.

On remarquera qu’il y a davantage d’informatrices féminines que d’informateurs masculins et que cela peut biaiser les données. Bien que l’on admette dans la littérature et dans la communauté que les femmes sont porteuses de culture et donc responsables de la transmission, la part des hommes dans ce domaine n’est pas négligeable et est indissociable du travail des femmes. Pareillement, les savoirs transmis par les femmes et les hommes sont interreliés et font partie de la culture ilnu que partagent hommes et femmes pekuakamiulnuatsh. C’est pourquoi, tout en portant une attention particulière pour les femmes, la recherche bibliographique, le terrain et la présente analyse des modes de transmission et des savoirs transmis ont pris en compte l’expertise masculine. Puisque toutes les étapes de la recherche ont été faites en considération de la place des hommes dans la transmission des savoirs, il ne serait pas juste de parler du sujet de ce mémoire comme étant la transmission des savoirs féminins. Il est cependant vrai que cela a permis une appréhension très différente des savoirs dans la mesure où je me suis éloignée quelque peu des savoirs qui ont un lien direct avec le territoire, comme la chasse par exemple. Par ceci, j’adhère à la définition de savoirs de Lévesque, qui associe

les savoirs des Autochtones (que l’on pourrait traduire par Indigenous knowledge) à une notion beaucoup plus englobante, une notion- synthèse, qui permet non seulement d’appréhender des sytèmes de connaissances particuliers mais également de s’intéresser aux conditions historiques et sociales d’émergence et de déploiement de ces connaissances

Lévesque 2002:201

Mais il ne suffit pas d’amasser des données. Encore faut-il les analyser. La technique d’investigation scientifique qui sera utilisée est celle dite d’analyse de contenu. Il est ici question d’une analyse globale faite sur un document qualitatif écrit, sonore ou audiovisuel, qui concrétise une certaine volonté de systématisation, de compréhension, d’explication et de comparaison (Angers 1996:158, Mucchielli 1991:61). Tel que le recommande Angers (1996:158), l’analyse de contenu implicite a été privilégiée. Il s’agissait alors de mettre en lumière la signification des thèmes, les valeurs et les opinions non-exprimés qui découlent de prises de positions sous-jacentes ou ignorées dans les entretiens effectués (Angers 1996:158). Cela correspond d’ailleurs à un des 38 principes de la théorie de la communication de Winkin selon lequel la signification est plus importante que le contenu dans tout acte de communication.

Cette recherche s’est déroulée avec le respect qui est dû à la communauté hôte. Pour ce faire, une autorisation de séjour a été demandée au Conseil de bande. Avec l’accord de celui-ci, les entrevues et l’observation participante ont été faites. Bien entendu, par respect pour l’intégrité des personnes, tous les participants ont été informés des objectifs de la recherche et ont signifié leur consentement. Il y a eu des participants mineurs, pour qui l’accord du parent a été nécessaire. Afin de respecter la vie privée et la confidentialité des répondants, toutes les entrevues ont été faites en privé. L’anonymat est préservé par un système de codification qui n’est utilisé que par moi- même. Aucun renseignement personnel dépassant les cadres de la recherche n’a été exigé pour la participation à la recherche. Tous les professionnels rencontrés ont été évidemment informés des objectifs et enjeux de la recherche. En aucun cas, celle-ci ne prétend être une évaluation de leurs compétences, projets ou relations avec la communauté (Angers 1996:50-51). Mentionnons finalement que la présente recherche se détache entièrement de toutes revendications traditionalistes ayant cours dans la communauté de Mashteuiatsh.

Peut-être pourrons-nous, au fur et à mesure des expériences, inclure davantage les processus d’intégration des savoirs, de manière à dépasser les habituels cadres conceptuels offerts à l’étude de la transmission et ainsi prétendre à de plus grands objectifs. Pour l’instant, voyons quels sont les concepts propres à l’étude du phénomène de la communication des savoirs au sein d’une culture autochtone à l’ère postcoloniale.

1.6.3 Définitions des concepts Parmi tous les concepts qui ont été abordés dans les lignes précédentes, la présente analyse se base essentiellement sur deux d’entre eux - le rôle et le lieu - que je vais maintenant définir.

Nous l’avons vu précédemment (section 1.2.2), la transmission des savoirs est liée de très près aux relations et aux rôles que joue chaque membre d’une culture. Afin de mieux saisir la transmission des savoirs dans la communauté de Mashteuiatsh, j’ai utilisé pour mon analyse la notion de rôle de Goffman, une des influences de Winkin dans l’élaboration de l’anthropologie de la communication (voir section 1.2.2). Selon 39

Goffman, le rôle est un modèle d’actions prédéterminées développé pour un certain public et réutilisable devant celui-ci ou devant un public semblable. Lorsqu’un rôle est rejoué en différentes occasions, des traditions, des actions susceptibles d’instaurer un rapport social ainsi que des attentes stéréotypées et abstraites s’attachent à ce rôle (Goffman 1973a:23-24). C’est ce que Goffman appelle l’institutionnalisation d’un rôle. Lorsque celle-ci se produit, le rôle prend une signification et une stabilité indépendantes des tâches qui y sont liées. Le rôle devient alors une «"représentation collective" et un fait objectif» (Id. 1973:33).

Dans la littérature qui porte sur la question de la transmission des savoirs autochtones, plusieurs auteurs mentionnent l’existence de rôles. Goulet constate que, chez les Dènès Tha, des comportements sous-jacents aux rôles familiaux et communautaires (le rôle d’aîné par exemple) assurent la protection, la communication et le partage d’informations à tous les autres membres (Goulet 1998:28). Caron et Beaudet offrent une définition institutionnalisée du rôle de mère. Selon elles, depuis «Les transformations des savoir-faire liées à la sédentarisation et donc aux changements d’occupation et d’utilisation du territoire» qui eurent lieu pendant le XXe siècle (Beaudet 1987:70), on s’attend à ce que les femmes s’impliquent dans les comités de pastorale, d’éducation et de santé en plus d’avoir la responsabilité exclusive des travaux domestiques. «On ne doit pas s’étonner de la prépondérance féminine à ce niveau [attentes stéréotypées] puisque l’éducation et la santé forment le noyau de leur "rôle de mères" [définit par la tradition]» (Caron 1983:21).

«Dans ces conditions, être réellement un certain type de personne, ce n’est pas se borner à posséder les attributs requis, c’est aussi adopter les normes de la conduite et de l’apparence que le groupe social y associe» (Goffman 1974:76). Ainsi, on prévoit que deux individus qui ne sont pas du même âge aient un comportement différent à l’égard de la transmission des savoirs. Il en est de même pour le sexe, le métier et les origines qui sont aussi des facteurs qui influencent le choix des moyens de transmission. Pour exemplifier, mentionnons ces professeurs qui ont milité pour obtenir une école secondaire dans la communauté, mais qui, une fois chose faite, ont décidé – en tant que parents - d’envoyer leurs enfants ailleurs (Informatrice Françoise T.). D’un côté, il y a le rôle de professeur pekuakamiulnu qui exige23 la démonstration d’une attention particulière pour les questions d’intérêt commun de culture et

23 Ce rôle et cette exigence sont récents car ils sont liés aux processus de prise en charge des années 1970, comme nous l’avons vu dans la section 1.4. 40 d’appartenance sociale. De l’autre, on retrouve la parentalité, dont un des objectifs est de combler les besoins intrinsèques et souvent immédiats de ses enfants.

À Mashteuiatsh, les catégories sociales sont à l’origine de la formation de groupes sociaux et même d’un clivage dans le tissu social. Ainsi, même si la théorie de Winkin ne porte que sur les individus, j’inclus les groupes sociaux dans la question de recherche puisque le fait d’être membre de l’un et/ou de l’autre groupe social influence la transmission entre les individus. Ne pas le faire serait passer à coté de la réalité des gens de Mashteuiatsh, où la famille et les différentes origines sociales sont une préoccupation de premier ordre (Voir chapitre II).

Toujours suivant la logique de la communication orchestrale, le contexte l’emporte sur le contenu. Dans le présent travail, les différents lieux où peut prendre place la transmission des savoirs sont compris comme autant d’éléments influençant la communication entre deux membres d’une même culture. Ainsi, le lieu n’est pas nécessairement un endroit physique. C’est un contexte, un moyen de transmettre. Si l’on affirme, comme le font les tenants de l’anthropologie de la communication, que tout signifie, le verbal et le non-verbal, on admet que chaque lieu peut devenir la scène d’une transmission de savoirs (Jeanneret 2002:24 et section 1.2.2). D’ailleurs, les informateurs rencontrés ont corroboré ce fait : les lieux de transmission sont variés et il n’en tient qu’aux acteurs de faire d’un endroit insolite un contexte favorisant l’échange de savoirs. Pourquoi alors décrire les lieux de transmission des savoirs ? D’abord pour distinguer leur fonction privée (la famille) de leur fonction publique (régie par des cadres institutionnels). Mais c’est aussi, et surtout, pour mieux démontrer l’ampleur et le dynamisme de la transmission et de la culture que j’exemplifie les lieux de transmission. L’acte de communication des savoirs en tant que situation contextuelle renvoie à des processus, une dynamique, des stratégies. Par exemple, le fait que la transmission des savoirs par la tradition orale ne soit plus assurée encourage le développement d’autres lieux, d’autres formes de transmission des savoirs «qui répondent aussi à une diversification des attentes et des objectifs» (Abdallah-Pretceille 2001:98). Beique a observé un tel processus chez les Inuits :

Si les femmes âgées ont indiqué le comment de la transmission (Regarder, observer, répéter), son contexte favorable (à la maison, dans des regroupements […]), les jeunes femmes ont imaginé des lieux et des moyens nouveaux (Des livres […] l’Institut culturel Avataq)

Beique 1986:120-121 41

Ainsi, le choix des lieux de transmission en tant que contexte est un moyen individuel et collectif d’énoncer sa relation aux savoirs, sa relation aux autres membres de la culture ainsi que sa relation avec l’extérieur (Abdallah-Pretceille 2001:101). Sans le contexte, la transmission de savoirs perd sa signification. Et risquer de nier le contexte d’une transmission de savoirs, c’est risquer de nier les participants eux-mêmes (Id. 2001:120). Il est donc essentiel de s’attarder aux lieux privilégiés pour la transmission des savoir-faire et des savoir-être par les membres des familles pekuakamiulnuatsh.

42

Carte 1 Nations autochtones Québec-Labrador

(MAINC 2004b) 43

CHAPITRE II

LES PEKUAKAMIULNUATSH

Ce que j’ai tenté de décrire ici, c’est la culture telle qu’elle est comprise par l’anthropologie de la communication, c'est-à-dire déterminée par «[…] la logique relationnelle et la logique d’appartenance qui opèrent l’une sur l’idée de réseau, l’autre sur celle de structure et de code» (Abdallah-Pretceille 2001:62). Puis je me suis appropriée les concepts reliés à la transmission et les définitions proposées, dans la mesure où ils correspondaient à un contexte autochtone particulier que j’ai circonscrit à la communauté de Mashteuiatsh, au lac Saint-Jean, où vivent les Pekuakamiulnuatsh, membres de la nation innue. Cette nation regroupe 12 communautés24 réparties sur un territoire aussi vaste que varié qui s’étend de la Côte- Nord du Saint-Laurent jusqu’à l’intérieur des terres de la péninsule du Labrador, en passant par les rives du lac Saint-Jean. Au Québec, ils sont plus de 14 700 ; c’est la nation la plus populeuse de la province (SAA 2004). Le montagnais, qui fait partie de la famille linguistique algonquienne, est considéré comme un dialecte cri par les linguistes, mais comme une langue par les Innus (Dorais 1992:72).

Mashteuiatsh est une communauté d’autant plus intéressante qu’elle en est à un stade d’objectivation de sa culture, de son héritage traditionnel, par des moyens tantôt traditionnels, tantôt empruntés à la société dominante. Il sera donc question dans les prochains paragraphes de l’identité des Pekuakamiulnuatsh aujourd’hui, ainsi que de certains éléments avec lesquels ils entretiennent une relation particulière : le territoire et la famille.

2.1 Les Innus De l’extérieur, la nation innue peut sembler fort homogène. La réalité est toute autre. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les familles passaient l’hiver dans la partie nord du territoire et se réunissaient, l’été, sur les côtes. Ces déplacements ont amené les

24 Les 20 communautés sont réunies en 11 bandes, dont 10 communautés et 9 bandes au Québec. Au Québec, il s’agit des communautés de Mashteuiatsh (Pointe- Bleue), (Escoumins), Pessamit (Betsiamites), (Sept-îles) et Mani- Utenam (), (), Ekuanitshit (Mingan), Nutashkuan 44 familles à fréquenter les bandes qui utilisaient le même territoire. Ainsi, les fréquentations se faisaient surtout, mais pas uniquement, dans un axe nord-sud, ce qui a causé une tendance vers l’isolement des bandes d’est en ouest. Cette distance a été accentuée au cours de l’histoire coloniale par la sédentarisation progressive qui s’est effectuée tout au long du XXe siècle. En effet, les communautés actuelles sont issues des regroupements estivaux côtiers. En outre, les contacts avec les sociétés coloniale et industrielle ont été et sont asymétriques, comme le démontre l’urbanisation différentielle des régions (Trudel et Neumann 1997:103). Ajoutons à cela le fait que les communautés sont aujourd’hui séparées géographiquement et politiquement par la frontière Québec-Labrador et que «L’idée d’une nation innue unifiée, mise de l’avant par certains leaders politiques dans les années 1980, n’a pas pu à ce jour transcender cette barrière» (Charest et Clément 1997:3). Les quatre variétés dialectales que l’on retrouve aujourd’hui au sein de la nation innue sont la preuve de ces écarts est-ouest (Drapeau 1991:xiv, Vitart 1995:14)25. La très grande répartition territoriale depuis la forêt boréale du lac St-Jean jusqu’à la toundra du Labrador amène également certaines différences au niveau de l’ordre symbolique26.

En somme, le territoire occupé par les Innus est si étendu et si hétérogène que la nation innue ne peut faire autrement que de porter cette diversité ; aujourd’hui, les 12 communautés se distinguent entre elles sur des bases historiques, politiques, linguistiques, culturelles et territoriales. Je reviendrai dans ce chapitre sur plusieurs des aspects mentionnés ici. En attendant, on peut avancer que la spécificité dont font preuve les communautés innues n’est pas contraire au caractère autonome prévalant dans les cultures à tradition orale, comme nous l’avons vu au point 1.3.2. Schuurman témoigne de cette nature indépendante, très perceptible pour tout ce qui concerne les questions politiques, chez les Innus du Labrador:

The Innu are, in keeping with practices of the past, much more interested in being personally «self»-governing, in being autonomous as individuals rather than having power and authority

(Natashquan), Unaman-Shipit (La Romaine) et (Saint-Augustin) (Charest et Clément 1997:4). 25 Voir note 1 sur le dialecte de Mashteuiatsh. 26 Par exemple, dans plusieurs communautés innues, le caribou occupe une grande place dans l’ordre symbolique. Comme il n’y a plus de caribou dans la région fréquentée par les Pekuakamiulnuatsh, il est impossible pour ces derniers d’y accorder autant d’importance. L’ours joue plutôt ce rôle. Les principaux animaux protagonistes des légendes relatées par Noël confirment ce fait (1997). Voir aussi Speck (1977). 45

vested in a single locus, whether this locus be the Canadian state or the Innu Nation.

Schuurman 2001:393

Par conséquent, il n’est pas surprenant que les communautés innues négocient leurs revendications territoriales en différents regroupements dont la composition changent selon les besoins et les époques (Mak et Bellefleur 2001). Dans ces circonstances, il peut paraître parfois utopique de parler d’une nation innue. C’est ce que suggérait Speck en disant des Montagnais qu’ils n’avaient ni religion, ni nationalité (Speck 1977:8). Ainsi, il est possible de croire que la création d’une nation innue répondrait davantage aux critères et aux besoins de la société dominante (Anderson 1991:46- 163). Leacock a fait une observation qui va dans ce sens à propos de la différence entre les nations innue et naskapie : «However, the Indians themselves make no such distinction, and the differences that exist between the two areas have apparently been due to differing degrees of acculturation» (Leacock 1958:208). Par conséquent, il n’est pas surprenant qu’aujourd’hui, la nationalité innue soit utilisée dans le rapport à l’Autre (Poirier 2001:101) c’est-à-dire dans le rapport au «[…] groupe qui lui est opposé, celui du Blanc, [et] de tous les autres groupes de nationalité objective, assimilés à la même appartenance» (Collin 1994:484).

A bien des égards, la question de l’appartenance à la nation innue - une nation imaginée, produit de la modernité (Anderson 1991:46) - se pose à Mashteuiatsh encore plus qu’ailleurs. Sa position géographique crée une distance particulièrement grande avec les autres communautés innues qui n’est pas seulement physique ; dans ses initiatives culturelles comme dans certaines manifestations de son ordre symbolique, la communauté s’inspire davantage de l’Ouest – autochtone et blanc -, quand elle ne peut pas puiser à même son propre territoire. Ce que reproche l’informateur Jacques D.:

Des chanteurs traditionnels au tambour il y en a plus [+] dans les autres cultures traditionnelles innues. Donc, il faut que pour nos jeunes, on y facilite l’accès. Parce que c’est la même culture. D’aller plutôt chercher ça [ici] plutôt que d’être tenté d’aller chercher ça dans l’Ouest.

Jacques D.

Outre l’éloignement physique de Mashteuiatsh, cette tendance dénoncée par Jacques D. est justifiée par le fait que la communauté se situe aux confins de plusieurs territoires appartenant à d’autres nations (Cris, Atikamekw, Abénaquis) et que 46 beaucoup d’individus étant inscrits à la bande de Mashteuiatsh proviennent des nations avoisinantes. L’hétérogénéité qui caractérise la communauté (et sur laquelle nous reviendrons au point 2.3.1) empêche peut-être celle-ci de s’identifier sans équivoque à la nation innue.

L’utilisation différentielle de la langue innue est un autre phénomène notable en ce sens. On estime à 25 % la proportion de locuteurs montagnophones dans la communauté de Mashteuiatsh. C’est très peu, quand le taux estimé pour l’ensemble de la nation innue est plus de 70 % (Dorais 1992:86). Cette différence est vécue concrètement au moment où les Pekuakamiulnuatsh vont dans les autres communautés innues: «Imaginons qu’on va à Sept-îles. Ils vont nous reconnaître parce qu'on a perdu notre langue. La plupart des réserves ont toutes gardé leur langue» remarque l’informatrice Valérie C. Dans ces circonstances, le problème de la traduction du concept exogène de nation ne se pose pas à Mashteuiatsh27. Toute la difficulté repose dans son application28 et dans sa contribution à la formation d’une identité nationale moderne.

Lors du terrain, lorsque je demandais comment définir un Pekuakamiulnu, aucun lien n’était fait d’emblée avec cette nation. La plupart des réponses ressemblait à celle-ci :

Pour moi un Pekuakamiulnu, c'est quand on vient du lac St-Jean. C'est pour ça, premièrement, qu'on se fait appeler les Pekuakamiulnuatsh ; Pekuakami, c'est le lac St-Jean, Innu c'est un humain. Un humain ça peut être aussi Innu, un Autochtone. Même un Blanc tu peux dire Innu.

Lise S.

Pour cette informatrice comme pour plusieurs Pekuakamiulnuatsh, le sentiment d’appartenance à la nation innue est à ce point ténu que faire appel à celle-ci c’est, d’abord, souligner son appartenance au Pekuakami, le lac Saint-Jean, puis sa nature humaine, ensuite son identité autochtone et en dernier son appartenance à la nation

27 C’est le cas chez les Atikamekw, où Poirier note l’existence d’une ambiguïté au sujet de la difficulté de transposer le concept de nation en langue atikamekw (2001:101). 28 Une tendance semble se développer dans le discours politique des communautés innues selon laquelle chaque communauté forme une Première nation en soi. On ne peut contester cette utilisation - très répandue depuis les années 80 - du concept de Première nation, car il n’en existe aucune définition officielle. Par contre, cet usage récent chez les Pekuakamiulnuatsh – entre autres dans l’Entente de principe – dénote deux choses : une volonté d’indépendance à l’égard des autres communautés innues et une ambiguité certaine dans l’affectation et la pertinence du terme nation (Conseil tribal Mamuitun et collab. 2002, MAINC 2004a). 47 innue. Il nous est alors difficile de conclure que la nation innue est le refuge de l’identité des Pekuakamiulnuatsh. L’historique de Mashteuiatsh et l’analyse de la transmission des savoirs qui y a court tenteront de refléter cette réalité.

2.2 L’histoire de Mashteuiatsh L’objectif n’est pas ici de refaire l’histoire de la région du Lac Saint-Jean29. Nous verrons plutôt quels éléments historiques permettent une meilleure compréhension de la communauté aujourd’hui. Voyons premièrement l’origine du nom Pekuaka- miulnuatsh30. Selon Simard et Gill, les Kakoutchak (la «nation du Porc-épic») comprenaient la bande des Piekouagamiwilnuts, qui fréquentait assidûment la région du lac Saint-Jean, et la bande des Cekoutimiwilnuts qui faisait le relais avec Tadoussac et les bandes de la Côte-Nord (Gill 1987:41, Simard 1980:53). D’après Leacock et Rodgers, la bande des Ka·kuš (‘les petits porc-épics’) fréquentait le lac Saint-Jean avant les Piekwágami·wilnúts (Leacock et Rodgers 1981:186). Cette confusion entre les auteurs n’est pas surprenante ; les bandes d’alors étaient nomades et la mobilité identitaire et spatiale était surtout fonction des opportunités de chasses (Bonte et Izard 2000:682, Leacock et Rodgers 1981:179). Quoiqu’il en soit, les bandes dont le point d’attache était le lac Saint-Jean jouèrent, à l’époque de la traite des fourrures, le rôle d’intermédiaire entre les Européens installés sur la côte et les bandes autochtones dont le territoire était à l’intérieur des terres (Simard 1980:53). Puisque la présence autochtone gênait l’avancement des colons et que la progression de la colonisation européenne – de plus en plus intense à partir du XIXe siècle - mettait en péril les terres amérindiennes sur l’ensemble du territoire canadien, le gouvernement fédéral institua le régime des réserves en 1851. Les Montagnais du lac Saint-Jean, comme on les appelait alors, reçurent en 1853 – à leur demande - 13 000 acres divisées en deux territoires, un au nord du lac Saint-Jean et un au sud. Soit à la demande des Amérindiens ou suite aux reconsidérations du développement agricole de la région, le

29 Voir Girard à ce sujet (1997). 30 Ce terme existait déjà lors des premiers contacts avec les Européens; il est mentionné dès le début des années 1730. Cependant, c’est l’appellation française «Montagnais» qui a prédominé et ce, jusque dans les années 1980 (Charest et Clément 1997:3. Voir point 1.4). L’utilisation officielle du nom Pekuakamiulnu date donc des années de la prise en charge. S’il est passé dans le langage courant, il reste encore quelques irréductibles domaines où le terme Pekuakamiulnu n’a pas encore réussi à s’implanter (voir la fin de cette section). 48 gouvernement se ravisa en 1856 et leur réserva 23 040 acres à Pointe-Bleue31. Ce n’est toutefois que dix ans plus tard que le gouvernement fédéral, les missionnaires et la Hudson Bay Company y installèrent respectivement une agence des Indiens, une mission et un poste de traite. En 1889, les Oblats s’installèrent de façon permanente à Pointe-Bleue et ouvrirent la même année un juniorat et en 1956 un pensionnat (Id. 1980:95-97).

Au cours des années qui suivirent, la rareté du gibier, provoquée par une occupation allochtone accélérée et un usage intensif des ressources naturelles, amène les Montagnais à revoir leur moyen de subsistance. La coupe du bois, les grands travaux de construction, l’arrivée des prospecteurs miniers et des touristes sont des évènements qui permirent aux Montagnais de gagner leur vie tout en restant près du territoire et du mode de vie traditionnel (Id. 1980:102). Les institutions gouvernementales, religieuses et commerciales de la réserve furent donc très peu fréquentées par les Amérindiens encore nomades mais incitèrent ces derniers à venir passer l’été sur cette seule section de terre qui leur était dorénavant réservée. Ainsi, elles favorisèrent «[…] un attachement progressif à des lieux spécifiques où une activité sédentaire était possible, en dépit d’une tradition millénaire» (Gill 1987:104). La période allant de 1940 à 1960 est celle de l’utilisation intensive du territoire par les Blancs, de la prolifération des touristes et des interventions «massives et inégalées» (Brassard 1983:27) du gouvernement en matière de sédentarisation. Il en résulta deux modes de fréquentation du territoire : l’un - basé sur la tradition autochtone -, fragmenté et en voie de disparition et l’autre - occidental - adapté aux nouvelles réalités des années 1950 (Id. 1983:36). C’est justement parce que le mode de vie des Montagnais était alors menacé que le Père Décarie fonda, en 1943, la mission d’Onistagan, près de Péribonka. Cette mission devait assurer la survie des Montagnais de Pointe-Bleue et les rapprocher du territoire. Pourtant, la mission ferma deux ans plus tard et fut la dernière tentative de sauvegarde culturelle (Simard 1980:105). En 1969, le Ministère des Affaires indiennes et du Nord (MAINC) prend la relève des religieux en ce qui concerne l’administration des écoles indiennes.

Dans les années qui suivirent la décennie du Réveil Indien (que nous avons vu au point 1.4), les Montagnais se sont réappropriés la responsabilité de plusieurs pouvoirs (Charest 1992, Paul 1983:5). À titre d’exemple, mentionnons la Société d’histoire et

31 Suite à deux cessions de terres et au passage du train dans la réserve, celle-ci a rapetissé depuis sa création de plus de 90 % de sa grandeur initiale (MAINC 1999:98, 49 d’archéologie en 1976, le Musée Amérindien l’année suivante, l’éducation en 1980 et les regroupements de négociations tel que le conseil tribal Mamuitun en 1992. C’est également dans cette foulée qu’en 1983, on donna un nom en ilnu-aimun à Pointe- Bleue, qui devint Mashteuiatsh. Dans ces circonstances, il peut être surprenant que le conseil de bande s’appelle encore le conseil de bande des Montagnais alors que l’usage du terme Innu – ou encore Pekuakamiulnuatsh - est aujourd’hui favorisé. Lorsque j’ai demandé des éclaircissements à ce sujet, on m’a répondu : «Oh, tu sais, ça ne fait pas longtemps que nous sommes des Innus». Cette réponse souligne le fait que cette période de réappropriation et d’affirmation n’est pas si lointaine. Que le conseil de bande soit celui des Montagnais du lac Saint-Jean et non celui des Pekuakamiulnuatsh, c’est en quelque sorte un oubli de cette époque - assez récente - de réappropriation. Époque en voie d’être révolue avec la reconquête des derniers éléments relevant encore de la juridiction fédérale et provinciale : l’autonomie gouvernementale et la gestion du territoire, abordées au point 2.4.2.

2.3 La communauté aujourd’hui D’une superficie de 14,50 km2, la communauté de Mashteuiatsh regroupe quelques 2000 personnes, mais environ 4500 sont inscrites sur la liste de cette bande (Statistique Canada 2001). Étant aujourd’hui l’une des communautés innues les plus urbanisées, de par sa proximité des grands centres urbains, on retrouve y de nombreux services et structures urbains, comme par exemple des compagnies de transformations de matières premières (une coopérative forestière, une scierie), une industrie du tabac, des activités reliées au tourisme (une entreprise de transport aérien, des boutiques d’artisanat, des services d’hébergement et de camping, un musée), une radio communautaire, un dispensaire médical et des services religieux. Outre cette infrastructure bien développée, Mashteuiatsh présente quelques particularités qui méritent d’être exposées ici dans la mesure où ces dernières influent sur les modes de transmissions des savoirs ilnuatsh. Il s’agit de l’existence de catégories sociales locales - qui favorisent l’émergence d’un clivage assez important entre les Pekuakamiulnuatsh - et de l’hétérogénéité du tissu social. La présence de ces spécificités complique l’exercice de définition identitaire qui est celui des Montagnais du lac Saint-Jean à l’époque postcoloniale. C’est ce dont il sera maintenant question.

Simard 1980:101).

Carte 2 Communauté de Mashteuiatsh

(Mashteuiatsh 2005) 51

2.3.1 Clivage et hétérogénéité du tissu social Il y aurait eu, pendant les premières années de la colonisation au XIXe siècle, bien des mariages entre Blancs et Amérindiennes. Les jeunes Métis issus de ces unions étaient apparemment bien intégrés à la communauté de la mère (Informateur Jacques D., Lips 1947:417, Simard 1980:70-71). Puis, vers la moitié du XIXe siècle, vinrent les politiques d’assimilation du gouvernement, qui - via les processus de séparation, socialisation et assimilation - favorisèrent davantage le sédentaire et l’agriculteur (Simard 1980:109). Par exemple, Lucette G. me raconta qu’elle fréquentait le pensionnat de Fort George, à l’instar des autres Amérindiens dont la langue maternelle était le montagnais. Les autres, soit les enfants nés de mariage entre Blancs et Amérindiennes et dont la langue maternelle était le français, étaient envoyés à La Tuque ou à Trois-Rivières. Bien que cette information reste à confirmer, il n’est pas impossible que déjà, une distinction était faite entre les Indiens «purs» et les autres. Dans la première moitié du XXe siècle, pendant que s’organisait au village une vie active, une partie de la population refusait l’instruction et les emplois rémunérés de la réserve au profit d’une vie en territoire. Bien sûr, quelques familles amérindiennes s’essayèrent à l’agriculture, puisque les ressources se faisaient rares et qu’en plus les lois gouvernementales restreignaient la pêche et la chasse. «[...] mais faute de connaissance ou mal soutenues par les autorités elles abandonnent leurs terres, vendent leur lot ou les louent à des Canadiens français» (Ratelle 1987:202). De plus, l’industrie du bois, qui est la cause principale de l’introduction de compagnies et de colonies blanches dans la région, n’offrait que des emplois occasionnels aux gens les plus disponibles, les Métis sédentaires (Ibid.). Évidemment, certains Amérindiens parvinrent tout de même à s’enrichir, grâce à leur adresse à la chasse et à la «trappe», à un territoire abondant ou à leur volonté individuelle (Id. 1987:193). Mais ils furent minoritaires et leur richesse monétaire fut parfois temporaire, du fait qu’elle était tributaire du commerce des fourrures et donc du marché européen. Ainsi, les Amérindiens qui continuaient de fréquenter le territoire laissaient l’instruction et les emplois rémunérés qui en découlaient à ceux qui étaient présents et disponibles : les Métis sédentaires.

Vers la moitié des années 1980, un autre phénomène vint creuser davantage le fossé entre Métis et «purs»32. Dès ses débuts, la Loi sur les Indiens remettait

32 On appelle parfois les Innus plus traditionnels les «Purs», mais plus souvent les Traditionnels, pour les distinguer des Blancs/ Métis de la communauté. Précisons que 52 systématiquement en question le statut d’Indien des femmes autochtones. En 1951, certaines dispositions ajoutées à la Loi ont fait en sorte qu’à compter de la date de son mariage avec un Blanc, la femme indienne perdait son statut et était aussitôt émancipée (CRPA 1996a:325). En 1985, le projet de loi C-3133, supposé éliminer les principales formes de discrimination sexuelle, n’a fait qu’exacerber les difficultés de communication entre les «Purs» et les Blancs (Id. 1996c:22-23). Les Autochtones ont continué de porter ces discriminations, surtout à Mashteuiatsh, où un fossé séparait déjà les deux groupes. Les femmes innues qui s’étaient unies par mariage à des Blancs – ainsi que leur famille - ont fait les frais du clivage Blanc/Traditionnel, alors poussé à son paroxysme (Id. 1996c:41). Craig a consacré son mémoire de maîtrise à l’étude de la place des femmes dans le clivage contemporain (1987)34.

Ajoutons à cela l’hétérogénéité de la communauté, qui trouve son origine dans la situation géographique de la région fréquentée par les ancêtres des Pekuakamiulnuatsh. En effet, outre le prosélytisme pratiqué par les Montagnais et les religieux – et qui encourageait les alliances entre nations (Ratelle 1987:224) -, la proximité des territoires appartenant à plusieurs autres nations amena quelques familles à s’installer définitivement à Pointe-Bleue. En témoigne le jésuite Crespieul, qui, entre avril et mai 1674, a célébré au lac 102 baptêmes : 56 Innuat du lac, 37 Cris du grand lac Mistassini, quatre Innus de Pessamit (Betsiamites), trois Atikamekw et deux Algonquins de l’Abitibi (Gill 1987:102). Les auteurs de l’album souvenir du centenaire de la réserve (Anonyme 1956:2) et Van der Put (1960:11) dénombrent l’emploi du terme «Métis» ici n’est pas conforme à la définition suggérée par le gouvernement (MAINC 2004a) mais désigne plutôt les «non-Traditionnels». 33 L’ajout de la Charte canadienne des droits et libertés à la Constitution canadienne en 1982 a incité l’adoption du projet de loi C-31. Celui-ci devait modifier certaines dispositions discriminatoires de la Loi sur les Indiens en permettant aux femmes autochtones qui avaient perdu leur statut à cause d’un mariage avec un non- autochtone, ainsi qu’à leurs enfants, de le retrouver. Par contre, la Loi sur les Indiens reste discriminatoire puisque les petits-enfants de ces femmes n’ont pas retrouvé le statut d’Indien. On identifie les enfants issus d’une union d’une femme autochtone avec un homme blanc par 6(2), soit le nom de l’article 6, paragraphe 2 qui leur a permis de retrouver leur statut en 1985. En aucun cas, le statut d’Indien des hommes autochtones et de leur descendance n’a été remis en question (CRPA 1996c:36-37 et 43). 34 Mentionnons brièvement un autre phénomène qui vient ajouter à la complexité du tissu social de Mashteuiatsh : la présence de femmes blanches unies à la communauté par les liens de mariage. Certaines d’entres elles ont épousé la culture ilnu à un point tel qu’elles ont la réputation d’être plus traditionnelles que bien des femmes pekuakamiulnuatsh. Constance Robertson, sociologue pekuakamiulnu, étudie de près le phénomène. Bien qu’il serait intéressant d’en tenir compte dans l’analyse de la transmission des savoirs, je n’en ferai pas mention. 53 pour leur époque autant de nations représentées à Pointe-Bleue. Ajoutons à cela que le pensionnat de Pointe-Bleue fut, de 1956 à 1965, fréquenté par de jeunes Cris et Atikamekw (Lavoie 1999:86). N’oublions pas que la réserve de Pointe-Bleue fut créée en 1856 par deux Abénaquis et un Montagnais (Gill 1987:112). Les représentants de ces différentes nations se sont intégrés dans la communauté en s’insérant dans l’une ou l’autre des catégories locales (Blancs ou Traditionnels) suivant leur connaissance et/ou leur acceptation d’un mode de vie plus ou moins tourné vers le territoire. Par conséquent, il y a aujourd’hui dans la communauté quelques familles cries, atikamekw et abénaquises, sans compter des allochtones (Gill 1987:35), les uns faisant partie de l’élite blanche, les autres vivant plus près du territoire.

Ces circonstances ont fait en sorte qu’encore aujourd’hui, aussi paradoxal que cela puisse paraître, les individus les plus porteurs de culture et de savoirs traditionnels sont ceux qui sont les moins favorisés économiquement et socialement. Leur fréquentation assidue du territoire les a gardés près du savoir et des pratiques traditionnelles, mais les a tenus éloignés de l’organisation du village, de l’école et des salaires. Mailhot mentionne la forme que prenait ce clivage35 à Mashteuiatsh au début des années 1990:

Le pouvoir économique et politique est détenu par des Métis acculturés, scolarisés – et francophones – qui ont épousé des Canadiennes françaises. Les membres non métissés de la bande, qui restent attachés à la culture et à la langue innues, ont un statut marginal.

Mailhot 1993:78

La compréhension de la perception qu’ont les uns des autres est essentielle car elle est à la base de l’orientation des projets contemporains et futurs de la communauté visant la survie de la culture.

Il peut être intéressant de mentionner que, dans le langage courant de Mashteuiatsh, on distingue les Traditionnels des Indiens, ce dernier terme étant surtout basé sur une

35 À Mashteuiatsh, on parle de clans, de niveaux et parfois de malaise social (Informateurs 4, 5, 6, 11, 14, 22). Bien que Mailhot associe à cette «[…] stratification sociale qu’on retrouve […] dans l’ensemble du territoire innu» (Mailhot 1993:80) l’expression «couches sociales», j’utiliserai le terme clivage, qui souligne davantage l’acte de séparation. Notons au passage que ce phénomène, tel qu’on le voit à Mashteuiatsh, s’apparente beaucoup (sauf dans l’étendue) à celui des sociétés industrielles, puisqu’il est basé sur l’éducation et la richesse matérielle. C’est différent 54 image stéréotypée à la fois positive et négative de l’Autochtone. En effet, le terme Indien est attribué d’un côté aux ancêtres dont le mode de vie était celui des «vrais Autochtones» («Son grand-père, lui, c’était un Indien» 36) et d’un autre côté à ceux qui incarnent les stéréotypes d’alcoolisme, de violence familiale et de dépendance à l’aide sociale. L’Ilnu traditionnel ne porte pas nécessairement tous les stéréotypes mentionnés précédemment. Il n’est pas non plus automatiquement un traditionaliste, ce qui impliquerait une certaine forme de lutte sociale et politique.

De façon générale, on attribue aux Traditionnels les caractéristiques et les valeurs typiquement autochtones : autonomie, valorisation des aînéEs, générosité, liberté, gêne, fréquentation et connaissances développées du territoire, pratique courante de l’ilnu-aimun, mode de vie nomade et transmission orale. Ainsi, comme Goulet l’a remarqué chez les Dènès Tha, ces individus croient aux principes, aspirations et croyances amérindiennes et vivent en accord avec ceux-ci (Goulet 2004:119). On reconnaît par conséquent qu’ils sont porteurs d’une grande richesse culturelle. Cependant, parce qu’ils n’occupent pas d’emplois régulièrement rémunérés et qu’ils sont aux prises avec des problèmes socio-économiques parfois graves, il leur est impossible (et souvent très superflu) de prioriser la culture dont ils sont les gardiens. Sans démonstration de leurs compétences, l’ensemble de leurs connaissances n’est pas considéré comme une plus-value culturelle et la reconnaissance sociale qui leur est accordée ne dépasse pas le stade de l’estime. Voici le témoignage de l’informatrice Pierrette R. :

Le non-autochtone ... est peut-être moins gêné de dire «Je suis capable de montrer mon travail.» Tandis que les autres sont plus reculés. «Oui je le fais, non je ne veux pas le montrer, ça nous appartient, je vais le montrer à mes enfants, ça s'arrête là.» Tandis que les autres s'affichent plus, parce qu’ils sont moins gênés peut-être aussi.

Pierrette R.

L’informatrice Marie M., par exemple, ne pouvait me dire si son père parlait la langue. Comme elle le dit : «Je n'en ai aucune idée. Je ne sais pas. S’il le parle, on ne le sait pas» (Marie M.). Car ce qui est valorisé, c’est le style de vie affiché par les Blancs de la

à Sheshatshit, par exemple, où «les membres de l’élite sont recrutés sur la base de critères familiaux et territoriaux, et non économiques» (Ibid.). 36 On retrouve là l’image du «bon sauvage» de Rousseau : un être physiquement fort, courageux, qui ne désire rien d’autre qu’assurer sa propre conservation (Rousseau 1998:54-55, Schulte-Tenckhoff 1985:39). 55 communauté qui extériorisent les valeurs et les aptitudes nord-américaines : emplois contraignants mais payants et stables, éducation, relation particulièrement soutenue avec le pouvoir, l’argent et le matériel, utilisation des langues française et anglaise et fréquentation ponctuelle du territoire. Tout comme chez les Dènès Tha, les Blancs37 «peuvent connaître et comprendre des croyances amérindiennes sans jamais penser, agir ou sentir de manière amérindienne» (Goulet 2004:118).

Ce clivage a des conséquences concrètes dans l’organisation sociale et spatiale de la communauté. En plus d’être séparés les uns des autres dans des quartiers distincts, on assiste à une différence au niveau de l’acquisition, de la valorisation et de la transmission des savoirs traditionnels de même qu’au niveau de l’implication dans les processus de décision. Depuis les années 1990, une série de chefs plus traditionnels, d’origine innue ou crie est portée au pouvoir38. Cette nouvelle tendance électorale a des répercussions majeures dans les orientations politiques des conseillers élus. C’est ce qu’expliquait un informateur au sujet des consultations publiques qui ont eu lieu récemment concernant l’élaboration d’une Politique culturelle. Parce que la proportion de commissaires parlant l’ilnu-aimun était plus élevée que la proportion de la communauté, cette langue a été utilisée dans 80 % des consultations. Cela a stimulé la participation des Traditionnels, qui ont senti que leurs opinions et leur présence étaient recherchées :

C'est très rare ici que ça arrivait. Ce qui fait en sorte que ceux qui ne parlent pas la langue mais qui sont majoritaires [les Blancs] ont pas vraiment participé aux cercles de discussions. Comme par gène. Des fois ça peut être aussi par indifférence. [...] D'autres c'est parce qu'ils ne se sentent pas à l'aise. D'autres sont venus mais n'ont pas parlé parce que, même si y'avait une traduction, des fois ils comprenaient pas toutes les subtilités [...].

Jacques D.

37 Goulet appelle les Blancs, les «progressistes» (Goulet 2004:118). Je m’en tiendrai à l’appellation de Blanc, puisque c’est celle que l’on utilise à Mashteuiatsh. 38 Lors de la période de prise en charge des années 1970-80, la scène politique était dominée par les entrepreneurs, soit les Blancs. Formant alors l’establishment, ils ne tenaient pas compte de la participation des Traditionnels dans les processus de revendications et d’affirmation identitaire. C’est que la présence de ces derniers n’était ni souhaitée ni encouragée. D’une part, aux yeux des Blancs, leur statut d’Indien n’avait aucune valeur. D’autre part, les Traditionnels étaient - et sont encore aujourd’hui – aux prises avec des problèmes plus urgents que l’état de la culture ou l’autonomie politique. Aujourd’hui, les traditionnels votent de plus en plus, se sentent interpellés par les questions politiques et les choix sociaux. Leur participation est grandement désirée par l’establishment ilnu. 56

Les Traditionnels sont de plus en plus présents à ce genre de consultation car, n’ayant aucun pouvoir politique et/ou économique significatif, ces consultations restent leur seule tribune. De plus, lorsque l’establishment leur démontre un intérêt, comme ça été le cas pour les consultations sur la Politique d’affirmation culturelle, leur participation dépasse souvent celle des Blancs. Cela dépend toujours de l’orientation du programme électoral du chef au pouvoir et des questions portées en consultations.

Si certaines applications du domaine politique sont sensibles à cette conjoncture sociale particulière, il n’en serait pas de même pour l’éducation. En effet, pour certaines familles39, l’éducation en institution n’est ni accessible, ni nécessaire ; c’est pourquoi ils retirent leurs enfants de l’école lors des saisons de chasse et de cueillette.

C’est que les jeunes sont pénalisés. Parce que là, ça fait trois mois que tu n’es pas là, on est obligé de reprendre. Tu es là, tu n’es pas là. Tu ne sais pas lire, tu ne sais pas écrire le nécessaire, tu ne peux pas te débrouiller. Mais ça, ça n'enlève rien aux gens qui partent en forêt. Sauf que d’un autre côté, ils sont comme brimer dans ça.

Diane D.

Ces extraits soulignent le grand besoin d’adapter les programmes réappropriés dans les dernières années aux réalités des groupes sociaux, qu’il faut d’abord réunir sous le même projet de société. Programme laborieux, quand on sait que les quelques 2000 personnes qui forment le tissu si hétéroclite de la communauté représentent moins de 50 % des membres de la bande. En effet, plus de la moitié des Pekuakamiulnuatsh habitent à l’extérieur des limites de la réserve40. Avec la signature de l’Entente de principe, les Pekuakamiulnuatsh pourront définir eux-mêmes les critères d’appartenance à la bande. L’appartenance ou non des hors-réserves - comme ils sont appelés dans le langage courant - à la bande de Mashteuiatsh, suscite beaucoup de débats, surtout depuis le jugement Corbière. En effet, grâce à ce jugement de 1999 rendu par la Cour suprême du Canada, les hors-réserves peuvent se positionner sur les questions soulevées en communauté, et ce au même titre que les résidents (Anonyme

39 Une dizaine de familles résiderait en permanence sur le territoire (Informateur 21). 40 C’est-à-dire surtout à Saguenay, Québec et Montréal (Conseil des Montagnais du lac St-Jean 2004:4-5). Ce qui correspond à la situation de l’ensemble du Canada. En effet, la moitié des Indiens inscrits habitent en milieu urbain (CRPA 1996c:583). 57

2000:A29). Leurs décisions, souvent éloignées des besoins réels de la communauté41, où la plupart n’ont jamais été, augmentent les préjugés des résidents à leur égard.

Ainsi se définit le tissu social de Mashteuiatsh. Loin d’être formée par une simple dualité, la composition de la communauté est très complexe. En aucun cas, j’ai observé des propos ou des comportements haineux et/ou agressifs entre les différents groupes sociaux. Au pire, certains stéréotypes sont véhiculés. Dans le cas des C-31 (les femmes autochtones ayant marié un Blanc), si elles ont pu réintégrer la communauté, on sent que la période où elles et leur famille étaient exclues n’est pas si loin. Lors d’une réunion pour la création d’un cercle de femmes ilnuatsh par exemple, certaines femmes ont tenu à spécifier que les C-31 et leurs filles42 étaient bienvenues dans le cercle.

Dans l’ensemble, la communauté reconnaît ses multiples origines et mise sur la contribution de chaque membre selon ses connaissances, expériences et préférences. Malgré tout, ces caractéristiques propres aux Pekuakamiulnuatsh rendent plus difficile le défi identitaire que se propose de relever la communauté. «Bien entendu, toutes les appartenances qu’un pays se reconnaît n’ont pas la même importance, il ne s’agit pas de proclamer une égalité de façade qui ne correspondrait à rien, mais d’affirmer la légitimité des diverses expressions» (Maalouf 1998:206-207).

En ce qui concerne la transmission des savoirs, il va de soi que l’identité dont se revendique unE aînéE influence ses savoirs, ses modes de transmission privilégiés et la reconnaissance que lui porte la collectivité. Beique constate cette relation différentielle entre l’identité inuite traditionnelle et les savoirs:

41 Lors des consultations publiques sur le projet de Constitution des Pekuakamiulnuatsh, on remarque une nette différence entre les préoccupations des participants résidents de Mashteuiatsh et les hors-réserves de Montréal et de Québec. À Mashteuiatsh, les commentaires tournaient principalement autour de la reconnaissance des droits et des responsabilités des utilisateurs du territoire, soit les traditionnels. À Montréal et à Québec, on s’intéresse surtout aux liens avec la communauté, à la culture innue, à l’appartenance ainsi qu’aux différents projets que mène la communauté (Conseil des Montagnais du lac St-Jean 2004:4-5). 42 Bien que j’utilise ici cette appellation, la dame qui a amené le sujet lors de la réunion a dit qu’elle ne voulait pas «les appeler comme ça». C’est en quelque sorte une façon de reconnaître les erreurs du passé (l’exclusion dont ces femmes ont été victimes) tout en évitant la reproduction des éléments discriminatoires. Les femmes présentes à cette réunion ont dit que la participation des «C-31 et leurs filles» était une chose importante à spécifier, mais que leur regard devait être tourné vers l’avenir, sans s’attarder sur le passé. 58

Les problèmes qui se posent dès lors aux femmes inuites sont les mêmes que ceux qui préoccupent les femmes de culture occidentale, simplement ils sont plus aigus, à cause de l’écart qui existe entre leur vie traditionnelle et la vie moderne, et du passage subit de l’un à l’autre.

Beique 1986:2

Dans ce contexte, comment Mashteuiatsh, une communauté en apparence si hétéroclite, peut-elle prétendre à une identité commune ? C’est ce que nous allons voir dans la prochaine section.

2.3.2 Identité nationale Ce qui ressort principalement des entretiens effectués et des discussions impromptues sur le sujet, c’est incontestablement la difficulté de décrire ce qu’est un Pekuakamiulnu sans exclure du même coup une partie de la population. Nous avons vu précédemment que l’appartenance n’est pas associée d’emblée à la nation innue. Pour plusieurs, l’important c’est tout simplement de «se sentir Indien dans son cœur» (Informatrices Françoise T., Valérie C.). Encore que quelques informatrices m’aient mentionné le fait que d’avoir de «l’Indien dans le cœur» soit indissociable du fait qu’on en a dans le sang (Informatrices Diane D. et Lucette G.). Pour d’autres, celui qui met en pratique les valeurs autochtones est d’emblée un Pekuakamiulnu (Informateurs Diane D., Jacques D. et Kenny 2002:44). Il y a également la perception selon laquelle l’appartenance dépend des origines, qui doivent être à Mashteuiatsh (Informatrice Jeanne H.), ou encore l’idée selon laquelle l’appartenance se définit, de façon incontestable, par la liste de la bande, ce qui inclut plus de la moitié de la bande qui vit hors réserve (David P., Lise S.). Quoiqu’il en soit, on peut certainement dire, à l’instar de Françoise T., qu’un Pekuakamiulnu, c’est nécessairement «quelqu’un qui est mêlé dans son identité». Ce qui est tout à fait légitime si l’on comprend, comme le propose Maalouf, la duplicité de l’héritage identitaire. Selon lui, nous sommes tous en possession de deux héritages : l’un qui nous vient de nos ancêtres, de leurs traditions - appelé vertical - l’autre qui nous vient de notre époque, de nos contemporains - appelé horizontal - (Maalouf 1998:137). À Mashteuiatsh, la difficulté de fusionner ces deux héritages est doublée du fait qu’ils dépendent de deux cultures différentes, qui cherchent constamment à se dissocier l’une de l’autre, à être valorisée plus que l’autre. Sans compter les cas où l’héritage vertical lui-même porte cette antinomie. C’est ce que vit cette informatrice : «Peut-être qu'avec ma mère, comme je disais, j'ai les deux cultures, mais il n'a pas une plus forte que l'autre. Mais par moment, je suis 59

écœurée, je vais tasser l'autre. Ça me gêne pas» (Diane D.). Parce que cette démarche personnelle est légèrement radicale, il est difficile d’en généraliser le procédé. Dans l’ensemble, il semblerait plutôt que la communauté opte pour la revivification de la culture autochtone, adjugé héritage vertical pour tous. Tout comme chez les Inuits, «[Les nouvelles mères] souhaitent leurs filles autonomes dans la nouvelle culture, mais aussi fidèles à la tradition "about what a woman can do"» (Beique 1986:113). Pour ce faire, on utilise les moyens qui proviennent de la culture de laquelle on cherche à se dissocier (Adelson 2001:299). Tâche d’autant plus difficile que cela doit se faire «not in conditions of their choosing» (Id. 2001:300). Collin le confirme: «Le paradoxe d’une identité basée sur un projet de type moderne dont le contenu et la raison d’être seraient de restaurer l’équilibre traditionnel joue un rôle clé dans cette crise d’identité» (Collin 1994:492).

Car l’équilibre traditionnel ainsi que les valeurs autochtones sont toujours vivants. C’est là la force des traditions autochtones et des résistances culturelles, «qui sont indéniables à condition de prendre au sérieux ces phénomènes identifiés comme des problèmes chroniques : retard des enfants à l’école, absentéisme au travail, instabilité sociale dans les emplois, etc.» (Laugrand 2002:111). Les problèmes que Laugrand associe ici aux Inuit du Nunavut se retrouvent chez les Pekuakamiulnuatsh. En effet, le taux de réussite scolaire des jeunes à l’extérieur de la communauté est très faible43. L’informateur Pierre J. témoigne des difficultés éprouvées :

Quand on sortait d'ici, il y avait toute la dimension de notre identité qui n'était pas façonnée ; on ne se connaissait pas. Quand on avait à faire affaire sur le plan régional … Moi j'ai été un de ceux-là. J'ai été confronté, j'ai frappé un mur, ça a été effroyable, dans ce contexte-là, parce que je n'étais pas prêt.

Pierre J.

Ainsi, c’est parce qu’on sent bien que l’identité est ébranlée que l’on réalise l’urgence d’apporter un éclairage sur la question, ne serait-ce que pour les générations à venir (Duhaime 1990:60).

Les solutions envisagées par la communauté consistent d’abord en l’intégration de la culture autochtone dans les pouvoirs et programmes réappropriés, tout en favorisant 60 la pratique des activités traditionnelles au niveau individuel. C’est un des objectifs de l’école, tel que nous allons le voir au chapitre IV. Ensuite, il faut s’assurer que la responsabilité de tous les outils liés à une transmission complète de la culture ait été réappropriée. Mentionnons à titre d’exemple la gestion du territoire, encore revendiquée via les négociations territoriales. Il faut également augmenter et solidifier les projets communautaires auxquels tous les Ilnus se rattacheront. Les documents tels que la Politique d’affirmation culturelle et la Constitution doivent donc servir à réaffirmer l’identité des Pekuakamiulnuatsh.

Mentionnons au passage que, suivant ces circonstances, il est possible de s’interroger sur la pertinence d’utiliser le terme de «ré»affirmation identitaire. En effet, si le concept de «nation» innue a émergé de l’époque récente, si les moyens utilisés pour en faire la promotion proviennent de la société dominante – comme nous allons le voir dans la prochaine section -, si, historiquement, les Ilnus n’avaient pas d’identité nationale à proprement parler, serait-il alors plus approprié de parler d’affirmation identitaire, tout simplement? Bien qu’intéressante, cette question amène une longue réflexion que l’ampleur du travail ici ne nous permet pas d’exposer. Voyons plutôt la place qu’occupe le territoire chez les Pekuakamiulnuatsh et dans l’ensemble de leurs revendications identitaires contemporaines.

2.4 Le Nitassinan Auparavant, le territoire était le lieu où s’exerçait le mode de vie des Ilnus, soit celui des chasseurs-cueilleurs. «Le Créateur a donné un territoire à chaque nation et il lui a confié la responsabilité de prendre soin de ces terres - et les uns des autres - jusqu'à la fin des temps» (MAINC 1996:15). Le territoire, c’est donc le lieu d’origine et d’ancrage de tout le système social et symbolique. La transmission orale s’est développée pour/par une fréquentation assidue et respectueuse de l’environnement immédiat. Avec l’empiètement des sociétés coloniales sur les terres fréquentées par les Autochtones, le rapport au territoire a changé. À un point tel qu’aujourd’hui, les Pekuakamiulnuatsh doivent définir et justifier avec exactitude, documents à l’appui, leur territoire ancestral. Comme nous allons le voir, chaque partie du territoire est

43 Sur une population étudiante potentielle (5-24 ans) chiffrée à 1290 individus, 536 élèves fréquentent les écoles de bande de la communauté, 85 vont dans une école provinciale et 316 étudiants sont au niveau post-secondaire (MAINC 2004b). 61

Carte 3 Nitassinan de la Première nation de Mashteuiatsh

(Conseil tribal Mamuitun et collab. 2002:annexe 4.1)

62 abstraite de toute représentation ontologique, elle est objectivée, nommée, répertoriée et classée. Dans le prochain chapitre, il sera question d’identité innue et de territoire.

2.4.1 Fréquentations La plupart des savoirs traditionnels autochtones sont liés à un mode de vie de chasseurs-cueilleurs pratiqué essentiellement en territoire, d’où l’étroite relation savoirs/territoire. Avant la période de sédentarisation du XXe siècle, les familles se réunissaient en bande plus ou moins grande et montaient en territoire retrouver leur terrain de chasse. Le trajet pouvait durer plusieurs semaines et le séjour en territoire s’étirait tout l’hiver. Chargés de tâches, les parents laissaient souvent leurs enfants en bas âge aux grands-parents. Tout en remplissant une fonction pratique, cet usage encourageait la transmission des savoirs entre les grands-parents et les enfants (Beaudet 1987:66, Beique 1986:118, Clément 1993:50, Girard 1997:304-5, Lavoie 1999:78, Lohisse 1998:14). Le territoire était un savoir transmissible, mais permettait également les actes de transmission. Aujourd’hui, avec l’horaire contraignant du travail et de l’école, les séjours en territoire varient de quelques jours à quelques semaines. Pour les mêmes raisons, on y va en groupe plus restreint. Et puisque la survie ne dépend plus des produits issus directement du territoire, la chasse, la pêche et la cueillette sont aujourd’hui davantage des activités de loisir et de détente. Il n’est pas surprenant que, dans ces circonstances, certaines valeurs perdent de leur importance (Duhaime 1990 :60). Par exemple, les relations interfamiliales et l’entraide se sont diluées avec la vie sédentaire (Girard 1997:308). Les jeunes fréquentent moins leurs aînéEs et la transmission des savoirs entre ces générations ne se fait pas d’emblée (Brassard 1983:27, Schuurman 2001:385).

Malgré cela – ou peut-être à cause de cela -, il flotte autour du territoire une aura de mystère. Puisqu’il est témoin d’une vie maintenant révolue, on a l’impression de côtoyer quelque chose de plus grand que soi. En territoire, le rythme de vie s’harmonise avec celui de la nature. Il s’en dégage une certaine paix d’esprit, très recherchée dans le monde d’aujourd’hui (Informateurs David D., Diane D., Lucette G. et Valérie C., Jacobs 2001 :313). C’est ce dont parle l’informatrice Lise S.: «On est tellement bien dans le bois. Quand tu arrives dans le bois, c'est vrai, tu n'as plus rien, tu ne penses à rien, tu n'es pas fatigué, tu es bien» (Lise G.). C’est pourquoi le territoire représente le lieu par excellence pour acquérir et mettre en pratique les savoirs (Douglas 1998:89, 170, Jacobs 2001:312). Outre cet état d’esprit reposé qui 63 caractérise celui qui est en forêt, l’acquisition des savoirs en territoire est avantagée par l’absence de distractions modernes: pas de téléphone, pas de télévision, par d’Internet, etc.

Pour plusieurs, ce qui est important de transmettre à propos du territoire, ce sont les émotions qu’ils ont éprouvées à y avoir vécu, l’ambiance qui s’en dégage. C’est la signification de la transmission derrière le récit d’un aîné, par exemple. Car un séjour en territoire est une chose inaccessible pour la plupart des jeunes d’aujourd’hui. C’est que la majorité d’entre eux manque de temps, d’argent, d’intérêt et de ressources. En effet, si certains jeunes issus de famille non-traditionnelle se demandent comment s’initier au territoire si leurs parents n’ont aucun terrain et/ou aucune connaissance des savoir-faire, d’autres, dont les familles vivent encore des ressources du territoire44, se demandent comment faire pour reproduire ce mode de vie de plus en plus infructueux et dévalorisé. Le conseil de bande s’est donc investi de la mission suivante : favoriser davantage la fréquentation du territoire, tant dans la fréquence que dans le mode d’occupation, en mettant sur pied divers projets de réoccupation du territoire. En tant qu’un des derniers bastions de la culture dont la responsabilité n’est pas retournée entre les mains innues, le territoire motive donc plusieurs revendications qui permettront, à leur tour, de réunir la communauté entière sous un projet de société qui atténuera les difficultés identitaires.

2.4.2 Revendications Je vais maintenant résumer la teneur de quelques documents qui font l’objet de démarches de revendications particulièrement intensives chez les Pekuakamiulnuatsh actuellement. Voyons tout d’abord l’Entente de principe, dont la portée est à ce point énorme que les autres documents jouent surtout des rôles complémentaires, sans être secondaires.

L’Entente de principe est le fruit de plus de 25 ans de négociations. Tout a commencé en 1975, alors que la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ) entre en vigueur. À la même période, le jugement Calder reconnaît aux Autochtones

44 En 1983, les activités économiques issues du piégeage effectué à temps plein, mais de façon saisonnière, fournissaient un revenu à 87 trappeurs et leur famille. Le reste de l’année, ils bénéficiaient du Bien-Être Social (Brassard 1983:29). C’est la donnée la plus récente que j’ai trouvé sur cette question. On peut supposer qu’outre la dizaine de familles qui réside aujourd’hui en permanence sur le territoire (Informateur 21), quelques-unes seulement vivent du piégeage et habitent dans la communauté. 64 des droits ancestraux (droits d’usage du territoire). Prévoyant qu’un nombre impressionnant de bandes voudront bénéficier de la jurisprudence, le gouvernement fédéral met sur pied un organisme chargé de statuer sur la pertinence des revendications territoriales qui seront effectuées par les bandes qui n’avaient jamais signé de traité. Ce sont les revendications globales (Dupuis 1997:65). Plusieurs nations se réunissent sous l’Association des Indiens du Québec (AIQ) afin de faire reconnaître par le fédéral leur territoire et, pour ceux que ça concerne, leurs droits que la CBJNQ se propose d’éteindre. Ne pouvant négocier au nom de tous, l’AIQ éclate en 1972. Elle est rapidement remplacée en 1975 par le conseil Atikamekw-Montagnais (CAM), entre autres, qui est dès lors responsable de l’ensemble des revendications des deux nations. Afin d’être entendu, le CAM doit justifier le territoire revendiqué en prouvant l’occupation (l’utilisation) contemporaine de celui-ci depuis le début du XXe siècle. Le CAM sera dissout en 1994 et on assiste alors à une régionalisation des revendications.

Le territoire qui a fait l’objet des revendications territoriales amorcées par le CAM se nomme Nitassinan (Voir la carte page 61, Conseil tribal Mamuitun et collab. 2002). Les limites de ce territoire ont alors été déterminées par plusieurs études et sont dans l’ensemble les mêmes aujourd’hui (Brassard 1983). Elles correspondent plus ou moins au bassin du lac Saint-Jean ce qui inclut, sauf pour la partie est, l’ensemble des affluents du lac. Les Innus revendiquent des droits sur ce territoire de plus de 79 000 km2 «parce qu’ils occupaient ces terres avant les colons européens» (Dupuis 1997:67). D’après la Loi constitutionnelle de 1982, ces droits s’appellent les droits ancestraux et autorisent la pratique des activités traditionnelles sur le territoire reconnu à cet effet (MAINC 2004a, Conseil tribal Mamuitun et collab. 2002:annexe 4.1). Depuis le début des négociations, les Innus ont pu ajouter à leur revendication la partie sud-ouest, soit celle dite d’occupation historique, et le droit à l’autonomie gouvernementale. De ce Nitassinan, certaines parties sont identifiées comme étant des Innu assi, ce qui signifie que les Ilnuatsh y revendiquent un titre aborigène. Ce titre aborigène reconnaît l’existence de droits ancestraux, donc la pratique des activités traditionnelles, mais il alloue également des droits de propriété ou de gestion aux Autochtones qui en font une demande justifiée (MAINC 2004a, Conseil tribal Mamuitun et collab. 2002:18). Sur le Nitassinan de Mashteuiatsh, il y a environ 160 km2 d’Innu assi. On trouve également quelques sites patrimoniaux, des parcs innus et une réserve faunique.

Deux des réalisations majeures du CAM furent d’abord le dépôt, vers la fin des années 80, d’une entente cadre, qui délimite les sujets à délibérer lors d’une entente finale 65

(Dupuis 1997:72). Le CAM s’est également impliqué dans la prise en charge des structures de différents domaines tels que l’éducation et les services sociaux (Conseil tribal Mamuitun 2004). Selon l’informatrice Alice C. et Charest (1992:61), ce serait ce processus de prise en charge qui aurait mis de l’avant un besoin de régionalisation des organismes de négociations territoriales et de prise en charge. C’est donc en 1988 et en 1992 respectivement, que naissent les conseils tribaux Mamuitun mak Nutashkuan (Mashteuiatsh, Essipit, Pessamit et Nutashkuan) et Mamit Innuat (Ekuanitshit, Unaman-Shipit et Pekuashipi), séparant ainsi 7 des 12 communautés en deux regroupements. Au moment d’écrire ces lignes, il semblerait que Uashat et Mani- Utenam se seraient unies sous l’organisation Itum. Innu Nation représente Sheshatshit et Utshimassit, les deux communautés du Labrador (Conseil tribal Mamuitun 2004, Conseil tribal Mamit Innuat 2004, Portail Innu 2004).

Les années qui suivirent furent plus ou moins fécondes selon les contextes politiques et les vis-à-vis des différents partis. Quoiqu’il en soit, Mamuitun, le fédéral et le provincial en arrivèrent en janvier 2000 à la signature d’un document appelé l’Approche Commune. Sur les bases de ce document, la population de Mamuitun fut consultée et une Entente de principe d’ordre général est paraphée le 24 avril 2002. Bien qu’il reste quelques détails à définir, comme les lignes de chevauchements avec les nations avoisinantes, la ratification finale de l’Entente de principe – qui a eu lieu le 31 mars 2004 - engage les parties dans la conclusion d’un traité, à partir duquel l’objet des négociations entrera en vigueur.

Ainsi, outre les mesures de développement économique et d’autonomie gouvernementale, l’Entente de principe prévoit un droit de participation réelle des Pekuakamiulnuatsh dans le processus des décisions concernant l’accès aux ressources du territoire. Au quotidien, cette autonomie favorisera l’occupation traditionnelle du territoire en offrant plus de respect, de liberté et de clarté envers les pratiques autochtones. C’est du moins ce pourquoi luttent Mamuitun et le conseil de bande des Montagnais du lac Saint-Jean. En effet, pour eux, il ne fait aucun doute que le fait de devenir maître d’œuvre des différentes politiques encouragera l’épanouissement de la culture. Cependant, comme c’est le cas chez d’autres nations qui font de telles revendications, le lien entre les politiques d’autonomie gouvernementale et la vie quotidienne est très ténu (Kenny 2002:94). Ainsi, au contraire du conseil de bande, 66 plusieurs45 se demandent si la communauté est prête, culturellement, à relever ce défi (Informatrices Françoise T., Jeanne H., Moisan 2004:A10). Pour eux, l’inquiétude se traduit de la façon suivante : ne devrait-on pas attendre de renforcir l’identité et la culture des Pekuakamiulnuatsh avant d’aller de l’avant dans l’autonomie ? Ces inquiétudes ont amené le conseil de bande à se doter de documents qui donneront la force nécessaire à la culture parallèlement au traité issu de l’Entente de principe. Il s’agit de la Constitution et de la Politique d’affirmation culturelle.

La Constitution des Innus est inspirée de cette pratique occidentale définit comme réunissant l’ensemble des lois fondamentales d’un pays. Elle répond d’ailleurs au besoin de se définir en tant que «société organisée», exigence des principaux tribunaux du Canada. C’est un document qui énoncera la forme que prendra l’organisation du gouvernement et des institutions politiques, établira d’emblée l’ordre des rapports entre la nation innue et ses voisins et affirmera avec consistance l’unicité de la culture innue. La future Constitution sera définie localement par des consultations publiques qui avaient lieu au moment d’écrire ces lignes et ce, pour chacune des communautés de Mamuitun mak Nutashkuan. Puis, s’il y a lieu, il sera possible d’envisager une Constitution innue pour l’ensemble de la nation. Voilà un processus qui témoigne de la fragmentation de la nation innue, tout en démontrant les valeurs qui caractérisent les peuples autochtones, soit l’autonomie et la recherche de consensus. C’est déjà ce qu’on constatait concernant les revendications faites par les différents conseils tribaux : «Nous, les Ilnuatsh, c’est la pyramide à l’envers ; on garde le pouvoir près du peuple, ensuite on va pouvoir déléguer ce qui peut être mis en commun, comme la santé, l’éducation, les services sociaux, …» (Trudel et Neumann 1997:104).

Lors des consultations pour la Constitution, une des choses importantes sur laquelle les Pekuakamiulnuatsh devront se prononcer, c’est l’appartenance, à savoir qui est rattaché à la bande de Mashteuiatsh (Voir section 2.3.1). Pour une population locale de moins de 50% déjà très hétérogène, cette question est primordiale et amène l’interrogation suivante : Les hors-réserves feront-ils partie de la bande ? Actuellement basée sur le statut Indien définit par la Loi sur les Indiens, l’appartenance à la nation innue ne peut être restreinte, car ce serait «toucher à des droits déjà consentis» (Informatrice Alice C. Voir aussi Lepage 2002:24). Il va sans dire que cette question de l’appartenance met de l’avant, outre le problème identitaire de chaque individu, la

45 Ce sont eux qu’on appelle les Traditionalistes (Voir 2.3.1). Ils vont jusqu’à s’opposer à la signature de l’Entente de principe. 67 possibilité de survie de la culture. En effet, comment assurer la transmission d’une culture si la moitié de ses membres n’ont jamais mis les pieds sur le Nitassinan, dans la communauté et/ou ne parle pas la langue ?

Une partie de la Constitution s’engage à répondre à ce dilemme en établissant des lois de protection de la culture. Dans la version offerte à titre d’exemple par Mamuitun46, trois articles sont directement consacrés à la protection de la culture et de sa transmission, tant traditionnelles que contemporaines (Conseil tribal Mamuitun 1999 : articles 9.1, 27.1, 27.2). Évidemment la plupart des articles concernant le territoire, par exemple, vise la protection indirecte des savoirs. Cependant, afin d’enchâsser correctement dans la Constitution les valeurs et les savoirs uniques aux Pekuakamiulnuatsh et choisis par ceux-ci comme étant digne de protection par des politiques et des lois parallèles, le conseil de bande a mis sur pied en 1999 la Commission consultative sur la culture.

La Commission consultative sur la culture a pour mandat d’établir, à partir de consultations publiques, une Politique d’affirmation culturelle. Cette politique influencera l’ensemble des décisions politiques et agira comme outil de référence, tant au niveau politique qu’au niveau identitaire individuel. Lors des consultations publiques qui ont eu lieu en 2002 et en 2003, les Pekuakamiulnuatsh ont été amenés à s’interroger sur la définition de leur héritage culturel, sur les modes d’expression de leur identité. Parce que ces consultations et l’élaboration de la politique ne sont pas rendues publiques, il m’est impossible d’en dire davantage. Cependant, j’avancerais, à l’instar de l’informatrice Alice C., que cette démarche a pour objectif la solidification de l’autonomie culturelle, ce qui permettra de soutenir en temps et lieu l’autonomie politique. Au niveau communautaire, il est prévu que la Politique d’affirmation culturelle nivellera l’écart entre les deux groupes en revalorisant le mode de vie traditionnel et les savoirs qui y sont associés et en favorisant la transmission des savoirs par les aînéEs à une plus grande portion de la population. Concrètement, elle dictera la création d’un office de protection de la langue innue et un autre pour la protection de l’authenticité des traditions.

46 Il est important de mentionner que c’est à partir de cette version que la population de Mamuitun doit orienter leur propre Constitution. Sauf à Mashteuiatsh, où elle n’est donnée qu’à titre d’exemple; on y espère l’élaboration d’une Constitution entièrement nouvelle. 68

Pour les Pekuakamiulnuatsh, la Politique d’affirmation culturelle, tout comme la Constitution et l’Entente de principe, fourniront un «statut» à ce qu’ils défendent : langue, territoire, culture (Françoise T.). Ils donneront à l’ensemble des membres de la communauté une justification pour reconduire leur estime de soi et leur fierté. C’est que l’adoption de ces documents est considérée essentielle pour le développement culturel, socio-économique et politique de la communauté. En effet, l’establishment de Mashteuiatsh accorde un pouvoir énorme à ces documents, surtout à la Constitution, dont il a été dit qu’on espérait de la forme qu’elle allait :

[…] permettre vraiment aux gens de dire : «C'est ma bible, c'est mon livre de chevet, je me réfère à ça et dans le doute je le consulte, je me relève, je me tiens debout et je m'affirme.» Il faut trouver les mots pour susciter ça chez les gens.

Jacques D.

L’establishment admet faire revêtir une telle responsabilité à ces documents entre autres dans l’espoir que les familles elles-mêmes se prennent en main et cessent de dépendre du conseil de bande. C’est que ce dernier veut contrer le processus de politification47 dont il a été fait mention précédemment (section 1.4.2), définit ainsi par Duhaime: «Il repose sur la croyance généralisée que les problèmes sociaux peuvent être résolus par le contrôle gouvernemental et l’affectation correctrice de ressources socialisées, guidée par l’expertise» (1990:60). Autrement dit, la population agit comme si tous les problèmes sociaux devaient être pris en charge par le conseil de bande et des interventions publiques appropriées. C’est exactement ce que m’ont confirmé certains Pekuakamiulnuatsh selon qui le conseil est responsable de revaloriser la culture, redorer la langue et même d’éliminer les préjugés responsables du clivage. Dans ces circonstances, un des objectifs avec les consultations publiques concernant la création de ces documents est d’amener les gens à «devoir se mouiller et pas à peu près» (Françoise T.). En leur demandant de trouver leurs propres solutions aux problèmes qu’ils soulignent, le conseil de bande cherche à garantir la

47 À ne pas confondre avec le concept de politisation de la culture, qui concerne l’usage de la culture à des fins politiques (Poirier 2004). Ce concept de politification semble plus courant en sociologie et en politique qu’en anthropologie. En témoignent les différents ouvrages consacrés à cette question (Voir Bergeron 1977, Duclos 1961, Ellul 1965, Templeton 1979). Le mérite de Duhaime est d’utiliser la politification - ce «lieu commun» à toute démocratie (Ellul 1965:19) - pour mieux comprendre la situation des Inuits. Je reprends son analyse pour l’appliquer chez les Pekuakamiulnuatsh. 69 participation active de la population sur ces questions par l’élaboration de documents qu’il a lui-même choisis.

Comme cela a déjà été fait précédemment, entre autres par l’informateur Jacques D., on peut s’interroger sur la pertinence de ces outils écrits, on ne peut plus occidentaux, dans une démarche d’affirmation identitaire et de revendication d’autonomie d’une culture de tradition orale. C’est ce que soulignent d’ailleurs Scott (2001:7) et Kenny (2002:81), qui mentionnent également ce paradoxe. Cela démontrerait que, comme chez les Inuits :

Parce que le mode de vie ancien est en lambeaux, impossible à ravauder, et qu’il fournissait tous les repères identitaires, la perception de sa marginalisation engendre ce genre de réactions défensives pour préserver l’homogénéité collective de plus en plus lointaine. […] Ce discours ne ment pas : s’il faut promouvoir le mode de vie traditionnel, c’est qu’il n’avance plus de lui-même.

Duhaime 1990:60

Certes, mais on peut encore comprendre la situation de la façon suivante : Il ne s’agit pas de «garder ses plumes» grâce à ces documents, mais bien de «donner des plumes» à ces documents, auxquels on attribue une force et un dynamisme qui ont fait leurs preuves. Car l’objectif reste celui-ci : créer un espace d’innovation propre aux Pekuakamiulnuatsh, ailleurs que sous la tutelle canadienne et québécoise (Lepage 2002:38, Scott 2001:10). Dans cet espace, une place particulière est accordée à l’identité individuelle, qui devrait déjà être renforcée par les nombreux documents mentionnés précédemment. Comme le souligne Debray, «Moins il y a de cohérence collective, plus il y a de symboles communautaires, médiations ostentatoires raccordant l’individu au patrimoine collectif dont la stabilité et la visibilité rassurent» (1997:93). Cela ne fait que confirmer le caractère dynamique de la résistance identitaire autochtone, comme l’explique Ortner :

In short, one can only appreciate the ways in which resistance can be more than opposition, can be truly creative and transformative, if one appreciates the multiplicity of projects in which social beings are always engaged, and the multiplicity of ways in which those projects feed on and well as collide with one another.

Ortner 1995:191 70

À ce stade, il ne fait aucun doute que la communauté multiplie les projets aux fonctions elles-mêmes variées. En effet, les documents mentionnés ici permettront éventuellement d’assurer une fréquentation renouvelée du Nitassinan, une mise en pratique des savoirs traditionnels acquis dans la communauté suivant les modes de transmission occidentaux et une valorisation des savoirs qui en sont issus et qui définissent le caractère distinct des Pekuakamiulnuatsh. De plus, en encourageant une présence soutenue sur le Nitassinan, le conseil cherche également à consolider et justifier aux yeux des nations voisines les revendications territoriales et les diverses politiques qu’il juge nécessaires à la survie culturelle.

En fait, rien n’est plus révélateur sur leur relation avec l’extérieur, sur le regard qu’ils posent sur eux-mêmes, sur le contexte qui sous-tend ceux-ci que le choix délibéré d’utiliser ces documents pour revendiquer et affirmer l’autonomie politique et culturelle. L’objectivation culturelle, c’est exactement ce processus de désignation, de dénomination et d’élection des savoirs traditionnels à protéger et des moyens de le faire. L’objectivation, c’est aussi le pouvoir d’abstraction des gens sur les éléments culturels, comme s’ils en étaient temporairement affranchis. Ce que les Pekuakamiulnuatsh prouvent, c’est sans contredit la possibilité d’émancipation d’une culture, la force de son adaptabilité, son dynamisme indéniable.

2.5 La famille La famille est l’institution centrale des sociétés autochtones et composait – il y a encore une ou deux générations – tout l’univers social des individus (CRPA 1996b:11). Les prochaines lignes seront consacrées à une brève analyse de la famille comme lieu privé de la transmission, mais également comme lieu de l’identité. Nous verrons ensuite comment l’occidentalisation a modifié les rôles de chaque membre de la famille et la place de la famille elle-même dans la transmission des savoirs.

2.5.1 La famille comme lien communautaire Prenons d’abord quelques lignes pour comprendre le système de parenté innu et ses caractéristiques, à l’instar de Mailhot, qui a consacré un chapitre entier de son ouvrage à la description de la famille chez les Innus (Mailhot 1993:109 à 133). Dans la terminologie de la langue innue, peu importe le dialecte, les termes de parenté sont bilatéraux, symétriques et sont encodés à l’horizontale plutôt qu’à la verticale. Par exemple, il suffit que deux individus d’une même génération aient un ancêtre commun 71 pour qu’ils s’appellent frère ou sœur. Il en résulte que ceux auxquels un Innu attribue un terme de parenté forment un cercle si vaste qu’il dépasse inévitablement la communauté de résidence du locuteur (Informateurs David P., Françoise T., Jeanne H., Kenny 2002:42, Mailhot 1993:120). Cette maîtrise par un Innu de sa mémoire généalogique horizontale lui permet de retrouver des parents distants tant dans la généalogie que géographiquement. C’est que le système de parenté innue projette, dans le domaine des relations sociales, un intérêt particulier pour le territoire. Le territoire parcouru, avant les politiques de sédentarisation du gouvernement, était celui en gros de la péninsule Québec-Labrador, l’hiver à l’intérieur des terres et l’été sur les côtes. Chez cette société à l’origine matrilinéaire, les mariages entre des parents consanguins très proches étaient proscrits ainsi que les mariages entre individus de mêmes bandes. Les exigences de vie nomade entraînaient souvent le décès d’un des deux conjoints et de fait le remariage souvent dans un délai très rapide. Ces mariages successifs, avec les règles d’exogamie qu’on lui connaît, étendaient encore davantage les réseaux de parenté. Un autre phénomène élargit la parenté : l’adoption. L’adoption pouvait se faire de façon temporaire ou permanente, entre parents, connaissances ou inconnus, s’ajustant au gré des exigences d’une vie de nomadisme. Il en résulte qu’un individu acquérait tout au cours de sa vie un réseau de parents assez vaste, que l’adoption et le mariage venaient élargir. Ces connaissances apparentées de près ou de loin étaient toujours utiles lors des nombreux déplacements sur le territoire. Mailhot, dont le travail porte sur la communauté de Sheshatshit, avance à ce sujet que: «À n’en pas douter, les généalogies constituent un domaine extrêmement signifiant de la mémoire collective chez les Innuat» (Id. 1993:109). Mailhot fait la démonstration que le réseau de parenté est encore bien utile aujourd’hui, d’autant plus que les moyens de communications modernes – téléphone, Internet – maintiennent les réseaux bien vivant. Les liens familiaux sont aujourd’hui à la base d’événements particuliers, comme les manifestations religieuses ou musicales, et rendent possible une vie sociale intense et dynamique. Selon Schuurman, le terme :

[...] «community» refers to a conscious bond uniting people who share common cultural traditions, life experiences, language(s), and/or religious sentiments. Community can also be conceived of as a consciousness that motivates people to work for a common good. […] As the time, the term «community» is something of an anthropological construct: it is not a term indigenous to the Innu language (though it is now common use among the Innu).

Schuurman 2001:379 72

Dans ces circonstances, on peut avancer que la famille innue correspondait à notre définition de la communauté, remplissant ainsi la fonction de l’appartenance collective et nationale (Douglas 1998:100, Lips 1947:417). Lips mentionnait en 1947 que le terme ntil’nímets, qui signifie littéralement my people, était utilisé chez les Montagnais du lac St-Jean pour désigner l’ensemble de la parenté mais aussi l’ensemble de la bande. Avec l’hétérogénéité propre à Mashteuiatsh, on peut comprendre que pour les Pekuakamiulnuatsh, la parenté dépasse les frontières de l’appartenance innue en trouvant des ramifications dans toutes les nations avoisinantes.

Sans faire le lien entre l’identité et la famille, les Pekuakamiulnuatsh sont parfaitement conscients de l’importance de cette dernière. On en parle comme d’une richesse, dont la solidité se compare à une chaîne (Informatrice Françoise T. Aussi David P., Jeanne H., Pierre J., Lips 1947:424). Il ne fait aucun doute qu’elle est essentielle à la transmission traditionnelle des savoirs (Goulet 1998:28 et Informateurs Diane D., Jacques D., Jeanne H., Pierre J.)48. D’abord parce que l’observation des membres de la famille et de leurs rôles respectifs est une phase essentielle de la transmission des savoirs par tradition orale. Ensuite parce que la famille permet la pratique des valeurs – vie en territoire, partage - tout en étant soutenue par elles (Informatrice Lucette G., Douglas 1998:100, Girard 1997:308, Schuurman 2001:390).

Pourtant, une «nation moderne imaginée» innue ne peut s’établir qu’en se distinguant de la famille et, jusqu’à un certain point, s’opposer à elle. C’est que dans la modernité, la famille «n’est pas l’élément constitutif du groupe social, et elle n’en résulte pas non plus» (Lévi-Strauss 1979:129). Par conséquent, la valeur familiale est dévalorisée lors de l’adoption du mode de vie occidental et par le désir d’unification de la nation innue. Le clivage présent à Mashteuiatsh permet l’observation incontestable de ce phénomène. Pour les individus relevant du milieu plus traditionnel, la famille est le premier lieu d’apprentissage des savoirs. Vient ensuite la belle-famille, qui peut compléter l’arsenal des savoirs déjà acquis en présentant, par exemple, l’expérience d’un territoire inconnu jusqu’ici. La terminologie prévoit d’ailleurs pour la belle-famille un ensemble de termes qui désignent chacun des membres de la famille par alliance. Beau-frère uitshishteueua et la mère de son gendre ou de sa bru uitshi-kukuminasha sont deux exemples (Drapeau 1991:816-817). On voit ici l’avantage d’une conception horizontale de la famille, telle que décrite par Mailhot précédemment. Finalement, on a 73 affaire à la communauté et à ses ressources que comme dernier recours. Au contraire, dans les familles non-traditionnelles, on remet entre les mains de la communauté l’éducation des enfants et la transmission des savoirs traditionnels s’il y a lieu49. Dans ce cas-ci, une belle-famille traditionnelle peut être très pratique voire essentielle pour ceux qui veulent développer et/ou approfondir leurs aptitudes traditionnelles. C’est précisément ce qui est arrivé à plusieurs informateurs puisque, pour des raisons variées, la transmission familiale des savoirs traditionnels autochtones était impensable dans leur cas (Informateurs Jacques D., Françoise T., Jeanne H., Lucette G., Mimi F., Pierre J., Pierrette R. Voir aussi Van der Put 1960:29).

L’adoption du mode de vie occidental n’a pas seulement modifié la place de la famille dans l’univers social et dans la transmission des savoirs. Les rôles de ses membres ont été redéfinis et sa cohésion remise en question par les procédés d’assimilation de la société dominante. C’est ce dont il sera maintenant question.

2.5.2 D’une structure égalitaire à la survalorisation du domaine public/masculin Avant la colonisation, les Innus, tout comme la plupart des groupes autochtones, étaient dotés d’une structure égalitaire (Caron 1983:6). Jusqu’à tout récemment, on pouvait observer chez les Innus une division du travail basée sur le sexe (Leacock 1979:39, Lips 1947:392). Les femmes avaient principalement la charge des enfants qui restaient au campement. Elles s’occupaient également de «l’entretien domestique et les tâches afférentes – préparation des peaux, travaux de confection des vêtements et tressage des "raquettes"» (Beaudet 1987:69) et maîtrisaient la plupart des pratiques médicinales (Caron 1983:21, Lavoie 1999:78). De par leur rôle d’éducatrices, elles étaient considérées comme les «gardiennes de la morale» (Kenny 2002:77). Les hommes jouaient surtout un rôle de pourvoyeur en faisant la chasse au gros gibier et en exécutant la plupart des tâches exigeant un travail physique intensif (Girard 1997:304-5). La division sexuelle du travail telle que pratiquée chez les Innus était non-rigide, c’est-à-dire que les rôles pouvaient être remplis par le sexe opposé au gré des circonstances et/ou des envies. Ainsi, lorsque les conditions l’exigeaient, les

48 Si la famille est importante pour les Ilnuatsh, elle l’est en tant que lieu de transmission du savoir, et non pas en tant que valeur à transmettre. La section 3.1.3 élabore sur ce phénomène. 49 Est-ce là une autre application du phénomène de politification de Duhaime ? 74 femmes faisaient aussi la chasse aux petits gibiers, le piégeage et la pêche. C’est ce qu’explique Leacock :

Women occasionally go on short hunting trips, and may even, if they choose, go on long hunts. Couples often go for wood, and couples with children are often seen checking the fish nets, although this is theoretically «man's work». Men often cook for themselves, and they are commonly seen caring for children in a completely casual fashion.

Leacock 1958 :204

La transmission de tous les savoirs était donc favorisée par la possibilité d’occuper et d’observer tous les rôles. Cela encourageait l’autonomie des individus qui pouvaient, en cas de besoin, se débrouiller seul en exécutant toutes les tâches nécessaires à la survie (Beaudet 1987:66, Clément 1993:22-65, Girard 1997:107). Cette organisation sociale dite égalitaire était possible car aucun rôle n’était prépondérant. Il était socialement admis que chaque individu garde le contrôle du produit de son labeur et ce, peu importe son sexe (Informatrice Lucette G., Clément 1993:22-65, Leacock 1979:40). Ce qui était tout à fait inadmissible aux yeux des autorités coloniales. Un des objectifs des politiques d’assimilation fut donc «[…] the introduction of European family structure, with male authority, female fidelity, and the elimination of the right to divorce» (Leacock 1979:27-28). L’imposition du modèle patriarcal fut facilitée par le changement d’occupation et d’utilisation du territoire, la commercialisation des fourrures, la sédentarisation et plus tard par la Loi sur les Indiens (Beaudet 1987:70, Kelly 1995:299, Kenny 2002:7, Nahannee 1997 citée par Kenny 2002 :77). Ajoutons à cela le fait que, dans toutes leurs interactions, les autorités coloniales cherchèrent constamment à consulter et favoriser les hommes d’abord et/ou seulement ceux-ci50. Par conséquent, le statut social public des hommes fut majoré, au détriment de celui des femmes (Mearns 1994:279).

Aujourd’hui, dans la plupart des communautés innues, il ne fait aucun doute que le statut du rôle des femmes n’est plus ce qu’il était (Leacock 1979:41). Tout en adoptant des versions modernes et spécialisées de leurs rôles respectifs, la division des tâches entre les hommes et les femmes est devenue exclusive. Autrement dit, les femmes restent maîtresse du domaine privé – famille, santé, entretien domestique -. Mais

50 Suivant la Loi sur les Indiens, les femmes ne pouvaient ni voter, ni hériter, ni être propriétaire, ni garder leur statut d’indienne si elles épousaient un non-indien. Il ne fait aucun doute que les femmes étaient désavantagées par cette loi, de nature sexiste, «[…] fondée sur les notions victoriennes de race et de patriarcat» (MAINC 1996). 75 l’accès au domaine public, - politique, économique, etc. - où la présence des hommes est prédominante, leur est difficile, voire refusé (Beaudet 1987:70, Caron 1983:21, Girard 1997:304-5, Mearns 1994:279). Ce changement dans la structure sociale a plusieurs conséquences. D’abord, d’après Constance Robertson, il semblerait que les savoirs féminins traditionnels soient méconnus de la communauté. Ce qui est tout à fait dans la lignée de la tradition orale, où l’on reconnaît d’un commun accord la pratique publique des compétences. La reconnaissance des compétences exécutées en privé se ferait donc de façon individuelle et/ou familiale et donc plus discrètement. À un tel point que cela m’a causé de réels problèmes lors du terrain, difficulté également constatée par Goulet (1998:32). Tout en reconnaissant la prépondérance du rôle des femmes dans la transmission des savoirs, on me renvoyait constamment à des informateurs mâles, ce qui m’apparaissait contradictoire. D’autant plus que, selon plusieurs informateurs, les hommes ont perdu dans cette «émancipation» le lien qui les unissait à leur famille, valeur essentielle chez les Autochtones. Souffrant de cette perte, n’ayant plus rien à quoi s’accrocher, plusieurs ont sombré dans l’alcoolisme, que l’on associe justement davantage aux hommes qu’aux femmes (Informateurs David P., Jacques D., Goulet 1998:110). Ces circonstances rendent difficile, même obsolète, l’observation à la fois du rôle des hommes et des femmes dans le but de développer une certaine autonomie en forêt, par exemple (Id. 1998:127).

Dans l’analyse de la transmission des savoirs qui suit, deux domaines contextuels ont donc été identifiés et décrit précédemment comme proposant un ensemble de règles et de codes qui maintiennent la régularité de la transmission entre les membres de la communauté de Mashteuiatsh dans le monde contemporain (Winkin 2001:81-82). Il s’agit du domaine privé, c’est-à-dire familial, où la plupart des savoirs sont transmis par les femmes, et le domaine public, c’est-à-dire les initiatives relevant du conseil de bande dans bien des cas, où les hommes occupent une place de choix. Ces deux sphères ne doivent pas être comprises comme évoluant parallèlement. Au contraire, comme le suggère la communication orchestrale, la transmission via ces deux médiums doit être considérée comme complémentaire et donc circulaire ; certains des savoirs acquis dans le privé peuvent être ensuite transmis en public, et vice-versa (Abdallah-Pretceille 2001:120). Il est à ajouter que les rôles peuvent être inversés ou complétés par l’autre sexe. Il s’agit surtout d’une tendance identifiée comme assurant la continuité culturelle et difficilement évitable dans l’analyse de la transmission des savoirs autochtones dans le contexte postcolonial.

CHAPITRE III

LA TRANSMISSION PRIVÉE DES SAVOIRS CHEZ LES PEKUAKAMIULNUATSH : LE CONTEXTE DE TRANSMISSION ET LA SIGNIFICATION DES ACTES DE TRANSMISSION

Deux secteurs de transmission se sont révélés à nous lors de la description de la transmission orale : le domaine privé et le domaine public (voir la section 1.3.2). Dans le prochain chapitre, il sera question des personnes ressources, des rôles, des lieux et des savoirs qui sont rattachés au domaine privé. La mise en scène de la transmission ainsi décortiquée souligne le fait qu’il n’y ait pas de moment type, si ce n’est celui auquel on peut associer la présence de rôles bien définis dans un contexte particulier. Autrement dit, il suffit de réunir deux personnes prêtes à échanger pour qu’il y ait transmission de savoirs. C’est de cette façon que l’anthropologie de la communication conçoit la communication des savoirs : «Communiquer, c’est partager et non transmettre, éprouver ensemble quelque chose, une émotion, l’engagement dans des situations, une participation à la communauté humaine, loin de tout message proprement symbolique» (Jeanneret 2002:24). C’est pourquoi la transmission des savoirs au niveau privé est spontanée, parfois inconsciente, mais toujours stimulée par les émotions suscitées. C’est ce que les aînéEs tentent de faire, c’est ce qui retient l’attention des plus jeunes. Voyons cela en détail.

Ce que j’appelle le domaine privé rend surtout compte des relations intergénérationnelles familiales. La famille est, rappelons-le, un élément fondamental de la réalité individuelle et collective des Pekuakamiulnuatsh (section 2.6). Comme nous le verrons dans la présente section, la transmission entre parents s’appuie sur le lien de confiance et d’intimité qui caractérise les rapports familiaux. Cette transmission est également plus informelle et fait appel à l’oral (Meyer et Walter 2001:68). En accord avec ce que nous avons vu précédemment, les actions féminines sont prépondérantes à la maison. Mais les jeunes bénéficient également du savoir des hommes de leur famille.

Même si on retrouve dans la sphère privée les mêmes catégories générationnelles – et parfois les mêmes individus - que dans la sphère publique, les rôles et leurs rapports 77 sont différents, les lieux fréquentés et les savoirs transmis ne sont pas les mêmes. Car il s’agit bien de rôles, tels que l’entend l’anthropologie de la communication et tels que nécessaire à la transmission de savoir en contexte de tradition orale (Voir section 1.6.3). Dans la sphère privée, chaque individu est appelé à jouer un rôle selon sa position générationnelle. Le public, c’est-à-dire son auditoire, est composé des membres de la famille avec qui les individus entretiennent un rapport social particulier. La tradition orale permet également la conception de l’ensemble des actions individuelles en rôle. Pour assurer l’observation et l’acquisition individuelle d’expériences, les relations et les rôles familiaux sont définis en fonction des titres que l’on attribue à chaque membre ; les comportements sous-jacents aux rôles familiaux et communautaires assurent la protection et la communication d’informations à tous les membres (Goulet 1998:27). Certaines rencontres lors du terrain ont permis de définir le rôle des acteurs joués lors de la transmission des savoirs dans le privé. C’est ce que nous allons voir maintenant.

3.1 Des acteurs liés intimement La sphère familiale dévoile des catégories émiques basées sur les rôles qu’y joue chaque individu et entre lesquels il y a transmission des savoirs : petits-enfants, parents, grands-parents. Ces catégories peuvent paraître vaporeuses à coté des catégories habituellement exploitées dans les études portant sur la transmission des savoirs autochtones. En effet, on utilise dans ces recherches des groupes d’âges (Beaudet 1987) et/ou des groupes qui partagent des expériences communes, comme la génération des pensionnats (Lavoie 1999). Ces divisions statiques ne peuvent s’appliquer que difficilement à Mashteuiatsh, entre autres à cause de l’hétérogénéité du tissu social et du clivage communautaire ; les expériences vécues ne sont pas les mêmes et elles n’ont pas été interprétées ni assimilées de la même façon. Par conséquent, on ne peut, avec des critères tels que l’âge et/ou des événements propres à une génération, faire de regroupements significatifs. En outre, les attributs associés à chaque rôle familial font appel à une évolution personnelle, ce qui est plus significatif pour les Pekuakamiulnuatsh que peuvent l’être des catégories prédéterminées et inaltérables d’âges (Informatrices Françoise T., Jeanne H.). De plus, l’analyse de la transmission via les différents rôles familiaux redonne de la place à la circularité dans la transmission intergénérationnelle. En effet, il serait erroné de croire qu’un adulte, une fois parent, ne reçoit plus de savoirs de ses aînéEs, ceux là même qui entretiennent une relation particulière de transmission avec leurs enfants. La 78 transmission n’est pas linéaire, elle est circulaire et empreinte de réciprocité : chaque personne donne et reçoit. Autrement dit, être membre d’une famille pekuakamiulnu, c’est être un élément essentiel et non négligeable d’un tout plus grand. Ce tout, la culture ilnue, prévoit des règles d’interactions de façon à rendre possible et prévisible la communication entre ses membres (Winkin 2001:14). Ainsi, la famille, tout comme la langue, est le lieu de mise en scène de la culture, au sens où l’entend l’anthropologie orchestrale (Abdallah-Pretceille 2001:61). Et selon mon interprétation de cette théorie, c’est en observant les relations entre les différentes générations que l’on peut rendre compte de la transmission des savoirs. Mais d’abord, voyons comment sont définis chacun des rôles familiaux en commençant par les petits-enfants.

3.1.1 Les petits-enfants Dressons d’abord un portrait des informatrices dont il sera ici question. Les petits- enfants rencontrés sont trois jeunes filles de 12, 14 et 18 ans identifiées sous les pseudonymes suivants : informatrices Émilie D., Marie M. et Valérie C. Leur langue maternelle et courante est le français. Leur compréhension de l’ilnu-aimun se réduit à l’essentiel, sauf dans le cas de la plus jeune qui admet le parler couramment. Deux des trois informatrices habitent avec leur parent (Émilie D., Marie M.), l’autre habite seule et était enceinte au moment de l’entretien. Émilie D. et Marie M. proviennent de familles plus traditionnelles. Leur fréquentation du territoire est donc plus constante ; elles y vont à tous les congés scolaires, soit les fins de semaines et les vacances, avec leur famille. Marie M. y va en moyenne une fois par mois. Cela a une importance considérable pour leur intérêt envers les savoirs traditionnels.

Outre ces informatrices, la présente section puise également dans les propos des gens plus âgés qui sont aujourd’hui parents et grands-parents. Ce bref rappel permettra de mieux comprendre le rôle contemporain des petits-enfants et de faire ressortir les éléments essentiels du discours des jeunes informateurs. Voyons maintenant leur rôle dans la transmission des savoirs au niveau privé.

À l’époque où le nomadisme réglait les activités quotidiennes, tous les membres du «tentement» appliquaient au quotidien les savoirs, les attitudes et les valeurs à maîtriser. Comme nous l’avons vu dans la section 2.4.1, une bonne partie du processus d’acquisition des savoirs relevait de l’observation des individus et de leurs actions. Les petits-enfants entretenaient, sous le couvert d’une proximité spatiale intense, une relation particulièrement soutenue avec leurs grands-parents (Beaudet 79

1987:66, Beique 1986:118, Clément 1993:50, Girard 1997:304-5, Lavoie 1999:78, Lips 1947:413-414, Lohisse 1998:14). Par cette relation se transmettaient beaucoup de savoir-faire et savoir-être. Citons comme exemple l’informatrice Lise S., aujourd’hui mère de famille, qui passait beaucoup de temps chez sa grand-mère :

J’aimais ça être là. Parce qu’elle ne me disputait pas. C’était … comment je pourrais dire ça ? C’était plaisant. Elle était vivante. T’arrivais là, il y avait tout le temps … elle faisait tout le temps quelque chose. Moi je n'avais qu’à m’asseoir là et je l’aidais. C’était tout le temps comme ça. Quand j’étais «tannée», je faisais mon petit bagage, je retournais chez moi. Je n’étais pas «tannée» longtemps. Je restais peut-être une journée chez maman et je retournais chez ma grand-mère.

Lise S.

Il ressort de ce bref extrait plusieurs caractéristiques propres à la tradition orale: la proximité spatiale des membres d’une même famille, la performance des savoir-faire, la participation, l’observation, l’imitation, la spontanéité et la liberté individuelle (voir section 1.3.2). Nous allons voir que, malgré la sédentarisation, la relation petits- enfants/grands-parents et ses caractéristiques sont encore au cœur de la transmission des savoirs à Mashteuiatsh.

Premièrement, les petits-enfants d’aujourd’hui préfèrent de loin - comme leurs parents et grands-parents avant eux - que ce soit leurs grands-parents qui leur transmettent les savoir-faire et les savoir-être plutôt que tout autre membre de la famille. Et ce n’est pas tant parce que les grands-parents représentent une source primaire de savoirs, mais bien parce que ce sont des personnes avec qui ils entretiennent une relation particulièrement agréable. La relation petits-enfants/grands-parents est une relation affective qui suscite les sens et les émotions. «C’est plus elle que j’ai envie d’écouter» m’expliqua simplement l’informatrice Valérie C. Ce qui définit un bon contexte de transmission pour les petits-enfants, ce n’est pas la quantité et la qualité des savoirs transmis mais plutôt la quantité et la qualité des émotions vécues lors de la transmission (Beique 1986:3).

La relation petits-enfants/grands-parents n’est pas étrangère à la nécessité, pour les protagonistes, de partager un certain nombre d’affinités, comme dans toutes relations interpersonnelles. Dans l’optique que ces relations entre petits-enfants et grands- parents sous-tendent une certaine transmission des savoirs, ces affinités communes sont souvent déterminées par les intérêts des uns et les aptitudes des autres. En effet, 80 les intérêts que peut manifester le jeune ne sont pas éloignés de ceux qu’ils voient pratiquer d’abord en privé, par les membres de sa famille. D’ailleurs, il est de mise dans la tradition orale que les savoirs reconnus soient ceux dont on peut constater de visu la pratique. Par conséquent, une petite-fille qui voit depuis toujours sa grand- mère faire de la broderie est déjà sensibilisée à cet usage et il ne sera pas surprenant de la voir manifester de l’intérêt pour celui-ci. Simultanément, elle trouve dans sa famille – que nous savons très vaste - l’expertise nécessaire et la relation d’intimité facilitant cet apprentissage. C’est exactement ce qui s’est passé pour l’informatrice Valérie C. Je lui laisse le soin de raconter son anecdote, à saveur humoristique :

J’avais un cours d’artisanat [à l’école], alors je suis allée voir ma grand- mère: «Je veux que tu me montres comment broder.» Quand c’est pour montrer quelque chose à quelqu’un, comme le «brodage», ma grand- mère le fait à l’envers [comme dans un miroir]. Je l’ai appris en face d’elle. Dans mon cours, moi, j’étais toute fière; je le faisais, je brodais ! Mais je n’étais pas du bon côté, je faisais ça à l’envers ! C’est ma tante, sa sœur à elle, qui m’a dit : «D’après moi, c’est ta grand-mère qui t’a appris à broder !» J’ai dit : «Oui !»

Valérie C.

L’intérêt de la petite-fille s’est naturellement porté vers un art qu’elle avait vu maintes fois pratiquer par sa grand-mère. Et lorsqu’il a été question de mieux maîtriser ce savoir-faire, c’est vers cette dernière qu’elle s’est tournée. Tout cela a été possible parce qu’elle avait vu son aînée faire de la broderie. Il en fut de même pour l’informatrice Marie M., qui a été intéressée par l’artisanat dès l’âge de 4 ans. En effet, sa grand-mère possède une boutique où elle vend les objets qu’elle fabrique elle- même. La petite-fille a appris l’artisanat essentiellement auprès de sa grand-mère. Aujourd’hui, les objets que la petite-fille produit sont d’une telle qualité qu’ils sont eux aussi vendus à la boutique de sa grand-mère.

Cela démontre que l’acquisition des différents savoirs et valeurs traditionnels ne se fait pas d’emblée, comme c’était le cas autrefois. Depuis les débuts de la colonisation, les familles autochtones ont vécu le processus de sédentarisation, l’introduction du capitalisme marchand et industriel de même que l’implantation des établissements commerciaux, missionnaires, scolaires et médicaux (Charest 1980 cité par Beaudet 1984:40). Ces phénomènes ont facilité l’institutionnalisation des savoirs, l’accès aux matériaux et aux produits ainsi que la diversification des ressources. De sorte qu’aujourd’hui, la survie ne dépend plus de la maîtrise des savoirs et des techniques. 81

Les jeunes ont l’opportunité d’acquérir les savoirs qui leurs plaisent, au moment où cela leur plaît (Beaudet 1987:66, Douglas 1998:129-130). Par exemple, l’informatrice Marie M., qui ne sait pas comment «"arranger" les animaux» avoue n’avoir jamais essayé de l’apprendre car elle «trouve ça écœurant». Et ce n’est par ailleurs pas essentiel. C’est dorénavant une question de choix personnel. Par conséquent, démontrer un intérêt actif et déterminé demeure la condition essentielle de tout apprentissage sous cette nouvelle latitude. Cela concorde avec Halbwachs, pour qui c’est le présent qui tente de faire le lien avec le passé et non le contraire (1950:126, Mathiot 2001:9). Il faut que les petits-enfants aillent vers la source du savoir, démontrent de l’intérêt pour celui qu’ils veulent apprendre. C’est de cette façon que le jeune ira susciter l’expertise de la personne de son entourage la plus expérimentée, la plus encline à partager son savoir (Lips 1947:413-414). On s’en doute, cette personne est bien souvent unE aînéE de la famille.

Dans ces circonstances, on transmet à ceux qui présentent un certain intérêt pour les savoirs; le sexe des protagonistes ne présente pas un obstacle majeur à la transmission (Informatrices Diane D., Pierrette R., Valérie C., Girard 1997:304). Ce phénomène n’est pas nouveau. Caron (1983:6), Leacock (1958:204) et Lips (1947:392) s’entendent pour dire qu’avant la sédentarisation et les changements d’occupation et d’utilisation du territoire, la division des tâches chez les Innus était basée sur le sexe (voir section 2.6.2). Par contre, et c’est ce qui nous intéresse, ces mêmes auteurs affirment que cette structure était non-rigide (Leacock 1958:204, Lips 1947:413-414). C’est encore le cas aujourd’hui, puisqu’il est tout à fait possible d’apprendre et de pratiquer des savoirs généralement opérés par l’autre sexe. Par exemple, les femmes peuvent officiellement hériter de territoire, bien qu’on préfère davantage laisser un territoire en héritage à un homme51. À ce sujet, Lise S. et Valérie C. ont mentionné le caractère particulier de leur situation puisqu’elles avaient toutes deux reçu en héritage la propriété, du moins la responsabilité, du territoire familial. Cela est dû, d’après elles, à leur grand intérêt pour celui-ci, à la concrétisation de cet intérêt par de multiples séjours en forêt de même qu’à une grande maîtrise des savoirs traditionnels liés à la vie en territoire. Ainsi, l’intérêt porté par unE jeune pour un

51 Soulignons qu’une pratique officieuse a cours dans la communauté selon laquelle les femmes ne peuvent devenir propriétaire d’un nouveau territoire. Parce qu’il s’agit là d’un sujet tabou, il m’a été difficile de faire confirmer ce fait. Cependant, j’ai entendu plusieurs témoignages selon lesquelles on allait jusqu’à refuser l’accès du territoire familial à certaines jeunes femmes sous prétexte qu’elles avaient la possibilité de fréquenter le territoire de leur conjoint. 82 savoir influence énormément ses chances d’apprentissage. Sans un intérêt actif, il y a fort à parier que plusieurs savoir-faire traditionnels qui ne sont plus nécessaires à la survie mais toujours porteurs de valeurs sombreraient dans l’oubli.

Mais justement, aujourd’hui, qu’en est-il de la vitalité de cet intérêt des jeunes pour leur culture traditionnelle ? Il ne fait aucun doute que l’attention des jeunes autochtones est davantage tournée vers le mode de vie occidental (Douglas 1998:129- 130, Goulet 1998:86-87, Kenny 2002:31, 40-41). Nous avons vu à la section 2.3.1 que c’est également le cas à Mashteuiatsh, où plusieurs familles présentent ces caractéristiques de réussite et de richesse matérielle. Chez les Pekuakamiulnuatsh, on peut donc dire que les petits-enfants ont l’intérêt de leurs moyens. S’ils sont nés dans une famille plus traditionnelle, ils ont plus de chance d’être sensibilisés à un mode de vie plus près du territoire, à des savoirs et à des modes de transmission traditionnels. Les aptitudes ne demandent qu’à être développées. C’est le cas des informatrices Émilie D. et Valérie C. qui fréquentent régulièrement le territoire et pratiquent, dans la mesure du possible, les activités qui y sont liés : chasse, pêche, cuisine, artisanat, etc. Par contre, dans les familles non-traditionnelles, les jeunes qui s’intéressent aux savoirs et à la culture autochtone en général doivent trouver ailleurs que dans leur famille les sources de transmission. L’informatrice Marie M. maîtrise aujourd’hui l’artisanat appris de sa grand-mère, une Québécoise, qui a été initiée à cette pratique en suivant des cours offerts par la communauté. Nous verrons comment la communauté peut répondre à ce besoin dans le prochain chapitre sur la transmission en milieu public. Ceux qui en ont la chance développeront dans leur belle-famille des liens de transmission semblables à ceux qu’ils auraient pu trouver dans leur propre famille. Dans ces cas, la transmission intergénérationnelle est sensiblement la même : les plus jeunes préféreront apprendre des aînéEs de leur belle-famille et doivent faire la preuve de leur intérêt pour susciter des moments de transmission. L’exemple du frère de l’informatrice Valérie C. corrobore ce phénomène :

Comme mon grand frère, il va souvent dans le bois avec le père de sa «blonde» et il a appris beaucoup de choses. Il a appris des bonnes choses. Son père aime ça lui montrer. Il aime ça aller dans le bois mon frère. C'est sûrement parce que son beau-père voit qu’il aime ça, qu’il veut apprendre, qu’il veut savoir, qu’il est intéressé.

Valérie C. 83

Nous retrouvons ici les avantages modernes de la conception innue de la famille, définie précédemment comme un vaste réseau horizontal (section 2.6.1). J’avancerai encore que dans tous les cas, les circonstances de la vie en communauté font en sorte que le temps consacré aux aînéEs est moindre qu’anciennement, lorsque les familles vivaient en territoire. La section sur les adultes explicite ce phénomène.

On serait porter à croire que dans le processus de transmission, toute l’attention est tournée vers les petits-enfants. Pourtant, on leur transmet plutôt les savoirs traditionnels dans l’espoir qu’ils les transmettent un jour à leurs petits-enfants. Les jeunes ne sont pas l’étape finale de la transmission. Ils sont plutôt le maillon d’une chaîne sans fin. Et il est surprenant de constater que c’est également dans cette perspective qu’eux-mêmes vont à la rencontre des savoirs (Kenny 2002 :40-41). Donnons l’exemple de Valérie C. qui me confiait que si elle veut apprendre la langue, c’est «pour pas qu’elle s'éteigne à quelque part». Elle me confia aussi qu’elle aimerait pouvoir mieux parler la langue pour mieux communiquer avec sa grand-mère. L’importance du cercle et de la famille est donc à ce niveau très présente. Cette perception du rôle des jeunes par eux-mêmes et par les autres est en harmonie avec la perception circulaire qu’ils ont de leur milieu et des groupes sociaux comme la famille.

Tu n'éduqueras pas ton enfant de la même façon si pour toi cet enfant- là, il fait partie du même tout que toi. Il n'est pas quelqu’un avec qui tu es en confrontation; c’est quelqu’un qui est dans le même environnement que toi. Il contribue autant à ce qui se passe que toi.

Jeanne H.

De plus, chaque savoir intégré par un jeune est dès lors susceptible d’être retransmis à quelqu’un de la famille. Ce phénomène de circularité concorde avec les exigences de la solidarité familiale de la tradition orale (Lohisse 1998:23) de même qu’avec l’application de l’anthropologie de la communication à la compréhension de la transmission des savoirs (Abdallah-Pretceille 2001:120, Mathiot 2001:97, Watzlawick et collab. 1972:46).

En résumé, les relations d’intimité, le partage d’affinités et les intérêts manifestés ponctuent le rôle des petits-enfants dans la transmission au sein de la famille ilnue contemporaine, qui n’est pas étrangère aux règles de transmission de la tradition orale. Voyons maintenant le rôle de leurs parents. 84

3.1.2 Les parents Suivant leurs propos, les adultes, une fois devenus parents, se retrouvent à une étape charnière de la transmission intergénérationnelle. C’est que cette génération est marquée par une nouvelle ère de politiques assimilatrices. École, sédentarisation et vie en communauté sont trois des changements majeurs auxquels ils durent faire face. Nous allons voir ici les conséquences de ces événements sur le rôle joué par les parents dans la mise en scène de la transmission familiale aujourd’hui, mais décrivons d’abord le groupe des parents rencontrés. Ce sont les informatrices Lise S. (mère de Marie M.), Diane D. (mère d’Émilie D.) et Mimi F. (mère de Valérie C.), qui ont respectivement 35, 39 et 38 ans. Elles utilisent quotidiennement le français, langue maternelle pour deux d’entre elles. Seule Lise S. a l’ilnu-aimun comme langue première, ce qui explique probablement pourquoi sa fille parle couramment cette langue. Mimi F. et Pierrette R. occupent un emploi rémunéré. La première a un baccalauréat et la deuxième un D.E.S. Lise S. était, au moment de l’entretien, étudiante au premier cycle. Toutes vont régulièrement en forêt, c’est-à-dire plusieurs fois par mois, particulièrement Mimi F. qui s’y rend même en semaine dans le cadre de son travail.

Afin de bien comprendre comment les parents vivent et perçoivent leur rôle au sein de la transmission contemporaine des savoirs, il faut bien saisir l’ampleur de la coupure qui a eu lieu dans la reproduction sociale à l’époque où ces individus devenaient adultes et parents. Nous avons vu dans la section traitant des petits-enfants (section 2.4.1) comment se vivait la transmission des savoirs avant l’intensification de la colonisation dans la région du lac St-Jean. La tradition orale occupait une place prépondérante même si un juniorat existait à Pointe-Bleue depuis 1889, puisque sa fréquentation fut sporadique et que la sédentarisation n’était pas encore complète. En 1951, la Loi sur les Indiens annonce que le gouvernement prendra en charge l’éducation à la place des religieux. Les différentes politiques mises en application pendant les deux décennies qui suivirent soulignèrent le changement d’appartenance et encouragèrent l’augmentation du nombre d’Indiens inscrits dans les écoles fédérales et provinciales (Trudel 1992:155). Ce phénomène, observable pour l’ensemble du Québec, fut encouragé à Pointe-Bleue par la création du pensionnat en 1956 et par le fait qu’entre 1955 et 1965 le fédéral fit construire une centaine de maisons pour «les familles liées à Pointe-Bleue par le système scolaire, le Bien-être Social, les services de santé et les modèles de consommation blancs» (Brassard 1983:25-26). Il faut comprendre qu’entre 1950 et 1980 – année où la communauté de Mashteuiatsh devint 85 responsable de son propre système d’éducation - le besoin d’instruction prenait forme et les moyens mis en place assuraient ce changement dans les mentalités (St-Onge 1983:270).

Pour les parents rencontrés, le séjour à l’école fut vécu différemment, probablement à cause de leurs différentes origines. Par exemple, une femme ilnue, dont la famille fréquentait le Nitassinan, a pu bénéficier de l’école de bois52, mais dut, vers 12 ans, aller à l’école secondaire et vivre en famille d’accueil (Lise S.). Pour l’informateur Pierre J., qui ne vient pas d’une famille traditionnelle, c’est au moment de quitter la communauté pour aller à l’école post-secondaire qu’un choc semblable se fit sentir. Dans tous les cas, c’était une étape difficile qui fut vécue comme un isolement; ces jeunes avaient vu, vécu et intégré les savoir-faire et les savoir-être autochtones. Ils étaient habitués à la vie au sein du groupe assez restreint qu’était leur famille élargie et les autres membres de la communauté. Leur famille leur manquait, la vie loin de la forêt les ennuyait. Comme l’explique Lavoie : «L’éducation reçue dans les pensionnats éloignait du territoire, déracinait, ne préparait pas à un retour dans la communauté» (1999:87 ; aussi Beaudet 1987:52). Voici le témoignage de Lise S., née en 1968 :

J’ai été de quatrième année jusqu’en sixième année dans une école de bois. Il y avait un professeur qui montait dans le bois … [Un professeur] itinérant. Il y avait … une quinzaine de familles [qui provenaient] de partout dans le territoire du Nitassinan. Ça été pour moi la plus belle période de toute ma vie. Être avec mes parents, mes grands-parents, la famille au complet, les cousins, les cousines … Le professeur nous montrait le français et les mathématiques. L’anglais, il n’y en avait pas. Mais ça été difficile un peu pour moi parce que quand je suis partie pour l’école secondaire, il a fallu que je laisse mes parents. Parce que mes parents ils remontaient dans le bois alors que moi je partais dans un foyer d’accueil. C’est comme si le pas était trop grand, j’ai lâché. Parce qu’il y avait la géographie, je ne connaissais rien, l’anglais, je ne connaissais rien, l’écologie … j’ai lâché là. Je suis repartie dans le bois, j’ai démissionné de l’école. J’ai dit : «Vous ne me revoyez plus, je ne reviens pas, je m’en vais.» J’ai pris mon bagage dans mon foyer d’accueil et je suis montée dans le bois.

Lise S.

Cela confirme ce dont il a été question auparavant (section 1.3.1), c’est-à-dire que pour ces personnes, le séjour à l’école, mais surtout l’éloignement, furent l’effet d’une

52 Une école de bois est constituée d’un seul professeur dit «itinérant» qui donne des classes périodiquement à un endroit particulier. Ex. : À la Chute-des-Passes, deux fois par mois, les dimanches (Informatrice 8). 86 coupure dans la transmission des savoirs traditionnels de leur culture. Plusieurs savoirs ne leur ont pas été transmis et parmi les savoirs qui avaient été acquis, quelques-uns ont été oubliés, volontairement ou non. Mentionnons au passage l’exemple de la langue, sur laquelle nous reviendrons en détails dans le prochain chapitre.

La plupart de ces informateurs choisirent, à un moment ou a un autre de l’âge adulte, de s’établir à Mashteuiatsh. Pour ceux qui avaient connu la vie en territoire, les spécificités du mode de transmission oral furent difficiles à préserver en communauté, où l’emporte un rythme de vie plus urbain, plus occidental (Lise S., Lucette G., Lavoie 1999:78). Le temps consacré aux liens familiaux ainsi qu’au territoire est compté et d’autres priorités sont établies. Ce qui est différent de la vie en territoire, où, entre autres, l’emprise du temps se fait moins sentir: «En tout cas, tu n'es pas stressée, tu es vraiment juste là pour apprendre. Tandis qu'ici tu as les téléphones, on est toujours parti, on est toujours à la course» (Pierrette R.). Girard résume ainsi le phénomène en s’appuyant sur le récit de vie de Madame Siméon, une Pekuakamiulnu :

Au sein de la famille traditionnelle qui pratique la chasse, une complicité très forte semble se tisser parmi les membres. Le couple ne semble pas s'éloigner de la famille-souche, même s'il a sa propre famille : au contraire, les relations interpersonnelles et l'entraide communautaire en forêt sont très valorisées. Par contre, lorsque madame Siméon s'installe sur la réserve avec ses enfants, on ne sent plus cette force, cette détermination, cette énergie que la famille maîtrise si bien sur le territoire de chasse, malgré les contraintes. Avec la sédentarisation dans la réserve et les nombreux mariages avec des Blancs, les liens traditionnels entre les familles se brisent.

Girard 1997:308

La mise en pratique des savoirs et les caractéristiques propres au mode de transmission oral ne font pas partie de la réalité tangible de la communauté (Lucette G., Goulet 1998:127).

En communauté, les maisonnées ne sont constituées que des membres de la famille nucléaire. Les grands-parents ont leur propre maison. Lorsque cela leur est impossible, la plupart sont placéEs, pour reprendre une expression relatant un phénomène occidental (Fournier 1989:145), en foyer pour personnes âgées. Le 31 Logements (ou le Tshishinushk), couramment appelé le 31, joue ce rôle à Mashteuiatsh. Cette situation a en quelque sorte abstrait la relation petits-enfants/grands-parents autrefois sous-jacente à la vie quotidienne. Toute interaction entre petits-enfants et grands- 87 parents fait maintenant l’objet d’une action délibérée; si l’on veut voir sa grand-mère, il faut se réserver du temps, se déplacer, s’organiser. Il n’y a plus de place à la spontanéité.

Dans ces circonstances, il n’est pas surprenant d’assister, à ce moment bien précis de la vie, à l’effritement du lien privilégié entre petits-enfants et grands-parents, lien propre à la tradition autochtone et vécu jusqu’ici par les Pekuakamiulnuatsh. Il y a donc coupure à deux niveaux : au niveau de l’histoire individuelle et au niveau de l’histoire sociale. En effet, c’est à ce stade-ci de la vie des parents rencontrés que la relation qu’ils entretenaient avec leurs grands-parents ne présente plus le même intérêt. Au niveau communautaire, c’est depuis la sédentarisation et le développement des institutions que le lien entre les plus jeunes et les aînéEs est modifié. C’est donc grâce à l’analyse des rôles familiaux et de leurs interactions – ou d’absence d’interactions - que l’on comprend que la difficulté de communication entre les générations est due à une relation dépréciée et sporadique, tel que le suggère l’anthropologie de la communication (Abdallah-Pretceille 2001:120, Douglas 1998:130).

À cet effet, plusieurs informatrices m’ont confié s’être rapprochées de leur mère après la naissance de leur premier enfant, et ce au détriment de la relation qu’elles avaient avec leur grand-mère (Lise S., Lucette G., également Beique 1986 :118). Citons comme exemple Lise S.:

Quand j’ai eu mes enfants, je ne parlais plus à ma grand-mère. Je n’étais plus aussi proche de ma grand-mère comme je l’avais déjà été. Je trouvais [que] j’en avais trop. Des enfants, des fois, ça te pousse à bout. J’ai eu [mon premier enfant] j’avais 17 ans. Je me suis mariée j’avais 18 ans. Après j’ai fait mes enfants. Et c’est là … Elle aurait pu me comprendre si j’avais parlé, mais je n’ai jamais parlé. C’est moi qui ne lui parlais plus. Elle était contente quand elle me voyait, elle disait : «Bonjour !» On s’assoyait là une heure de temps, des fois sans se parler.

Lise S.

Il n’est pas impossible que cette nouvelle orientation dans les relations intergénérationnelles (déperdition du lien avec les grands-parents après la naissance des enfants) existait également en territoire. Le jeune âge des mères chez les Autochtones peut également avoir une portée sur ce phénomène, ces dernières cherchant à se rapprocher de leurs mères pour des raisons affectives et/ou pratiques 88

(garder les enfants par exemple). Le décès des aînéEs avant la naissance des petits- enfants est un phénomène qui peut également décourager le lien entre ces deux générations (Diane D., Pierre J.). Quoiqu’il en soit, on pourrait avancer sans aucun doute que c’est à ce moment de la vie que la relation petits-enfants/aînéEs devient tributaire de la sollicitude des plus jeunes.

Ces circonstances particulières font en sorte que les parents d’aujourd’hui doivent veiller à transmettre les savoirs-faire traditionnels pourtant lacunaires, dans un environnement différent de celui qui les a vus naître. De cela, ils en sont tout à fait conscients et ressentent vivement le besoin d’intervenir pour maintenir les savoirs vivants et pour donner l’exemple à leurs enfants. Pour eux, «la survie de la culture» est d’abord et avant tout une responsabilité individuelle (Informateurs Françoise T., Jeanne H., Lucette G., Pierre J., Pierrette R., Valérie C., appuyés par Clément 1993:35, Kenny 2002:38, 40-41). Et la culture dont il est question ici est sa partie objectivable, soit les savoir-faire, et non les savoir-être. C’est ce à quoi fait référence Pierre J. lorsqu’il parle de suivre des cours d’ilnu-aimun pour encourager son fils qui suit le programme d’immersion en ilnu-aimun offert au primaire.

Donc oui, il faut s’impliquer parce que c’est notre responsabilité. La culture, ce n’est pas la responsabilité du conseil des Montagnais, ce n’est pas la responsabilité du Musée, ce n’est pas la responsabilité de l’Éducation. C’est une responsabilité individuelle.

Pierre J.

Si les changements historiques dus à l’imposition du mode de vie occidental eurent plusieurs effets négatifs, ils furent également bénéfiques à plusieurs égards. Ceux qui sont aujourd’hui parents sont mieux insérés dans la communauté que le sont – et l’étaient - leurs parents. De par leur maîtrise des savoirs occidentaux - langues, savoir- faire, savoir-être – qu’ils ont su allier aux savoirs autochtones parfois déjà acquis, les parents sont maîtres de nouvelles pratiques, savoirs et modes de transmission. Par exemple, selon Les arbres des connaissances (Voir note 12, section 1.3.2), les savoirs culturels considérés comme des thèmes contemporains – politique, aménagement de la forêt, protection de l’environnement, biologie, cartographie - sont l’apanage des adultes (2000-2002:15). La communication de ces connaissances entre les parents et les enfants – de la famille ou de la belle-famille - est encouragée par les mêmes conditions que la transmission entre aînéEs et petits-enfants, soit le partage d’intérêts communs, la démonstration de disponibilités et d’intérêts pour l’apprentissage des 89 savoirs, etc. (Lavoie 1999:74-75). Voici le témoignage de l’informatrice Mimi F. qui a vécu une réelle complicité avec son père, ce qui lui a permis de vivre des moments mémorables, aujourd’hui associés à la communication de savoirs précieux :

Moi j'ai fait de la pêche traditionnelle. Ça je pense que je ne me rappelle même pas de l'âge, je me suis réveillée un jour j'étais dans le canot et j'ai toujours été dans le canot avec mon père. La pêche au filet, la pêche sous la glace. Il m'a montré comment repérer ... le filet de pêche même s’il y avait juste une petite bouée on est capable de le repérer, avec la distance, le lac, quand l'eau monte ... C'est qu'en étant plus proche de mon père aussi, il avait juste à partir, je veux dire juste à amener ses «flottes» et ses rames, tout ça, et je savais qu'il partait. C'est pour ça que je ne sais pas depuis quel âge, je sais même pas ... Ça toujours été naturel. Ce qui nous montrait, mes deux parents … On est toujours assis quelque part et on observe, ...

Mimi F.

Ces savoirs et pratiques possédés par les parents, que nous énumérerons au prochain chapitre, complètent ceux des aînéEs, mais restent en général assez méconnus puisque où les petits-enfants préfèrent, dans la mesure du possible, apprendre de leurs grands-parents. L’extrait suivant rend compte de ces différentes connaissances et pratiques. Il s’agit d’une petite-fille qui compare les pratiques de chasse de ses parents et de ses grands-parents :

Oui je suis déjà allée avec [ma mère]. Je veux dire, ce n'est pas la même chose qu’il y a peut-être 50 ans. Eux, ils allaient le chercher dans le bois leur orignal, ils marchaient beaucoup. Mais nous, on reste dans le camionnette et on attend que l'orignal vienne à nous. Mon père y va en «quatre-roues» et ma mère y va en camionnette. D'après moi oui [c’est différent d’avec ma grand-mère]. Mais je ne suis jamais allée vraiment pour dire à la chasse avec ma grand-mère.

Valérie C.

Parce qu’ils sont le pont entre modernité et tradition, entre le privé et le public, entre aînéEs et petits-enfants (Beique 1986:120-121, Kenny 2002:31-57), le rôle des parents est de favoriser et créer les opportunités où les jeunes pourront concrétiser leurs intérêts pour la culture autochtone. Goulet avance plutôt que cette tâche, qui consiste à faire le pont entre le moderne et le traditionnel, revient aux jeunes (1998:86). Il est évident que ce sont ces derniers qui devront, éventuellement, intégrer leurs interprétations des deux mondes, tout comme l’ont fait leurs parents avant eux. Par contre, pour parvenir à cette négociation, ils doivent être en mesure de 90 bien connaître les traditions vécues par leurs grands-parents, ce qui n’est pas toujours le cas à Mashteuiatsh. D’après moi, les parents sont en meilleure position pour encourager cette réconciliation en encourageant la relation petits-enfants/grands- parents. Pour ce faire, ils doivent susciter les occasions de voir et de vivre le mode de vie de leurs parents. Autrement dit, les parents sont responsables d’augmenter les chances d’autonomie des jeunes dans le monde occidental comme dans le monde autochtone – ou dans un amalgame des deux mondes -. Rappelons que ce besoin de développer l’autonomie fait partie des intérêts de la tradition orale autochtone, comme cela a été explicité précédemment (Beique 1986:113, Biesele 1986:164, Douglas 1998 :91).

Si le mariage et le fait de devenir parent éloignent de ses grands-parents, la belle- famille peut combler les lacunes ou compléter les savoirs acquis. C’est le cas des informatrices Mimi F. et Pierrette R., mais citons à titre d’exemple Jacques D. :

Malheureusement, même si mon père est mort ça fait 5,6 ans, on dirait que je n'ai pas eu la chance d'en avoir eu assez avec lui, peut-être parce qu’il a toujours travaillé à l'extérieur. Mais il en savait tellement. J'en ai appris un peu de lui, mais surtout du côté de ma femme. Parce qu’ils étaient [Traditionnels], j'avais plus de chance d'aller en territoire avec eux.

Jacques D.

Par contre, la belle-famille peut contribuer à la perte de certaines pratiques et valeurs. C’est ce qui s’est produit pour Lucette G. Puisque son mari et sa belle-famille ignoraient la langue, Lucette G., avait choisi de ne pas se remettre à parler sa langue, qu’elle avait perdue au pensionnat. Aujourd’hui, ses enfants sont mariés et, sauf pour ceux qui ont appris la langue dans leur belle-famille, ils ne peuvent transmettre l’ilnu- aimun à leurs propres enfants.

Concluons cette partie en disant que le fait d’avoir vécu une ère particulière des procédés d’assimilation donne aux parents d’aujourd’hui une meilleure compréhension des ambiguïtés identitaires que peuvent vivre leurs enfants. S’ils semblent être isolés dans le processus de communication des savoirs, ils font malgré tout partie du cercle de la transmission et de la famille en étant le point de liaison entre enfants et grands- parents, entre modernité et tradition. 91

3.1.3 Les grands-parents Les deux principales aînées dont il sera question ici sont les informatrices Lucette G. et Pierrette R., respectivement les mères de Mimi F. Et Diane D.et grands-mères de Valérie C. et Marie M. Pour des raisons qui furent hors de mon contrôle, il m’a été impossible de rencontrer l’aînée d’Émilie D. et Lise S. Les femmes rencontrées ont plus de 65 ans. Pierrette R. est une Québécoise mariée à un Pekuakamiulnu. Sa langue maternelle – la seule qu’elle connaisse par ailleurs – est le français. Elle monte en territoire quelques fois par été, mais plus souvent l’hiver. Elle habite une maison au village avec son mari et leur cadette. Retraitée, elle se dit aujourd’hui artiste. Lucette G. vient d’une famille traditionnelle. Sa langue maternelle est l’ilnu-aimun mais elle parle couramment le français. Elle habite au 31 Logements où elle passe tout son temps; son état de santé ne lui permet pas d’aller régulièrement en territoire. Au cours de sa vie active, elle fut femme à la maison. Cette grand-mère n’est pas l’aînée de sa famille car sa mère est encore vivante. Cela fait de leur famille une famille à cinq générations, phénomène rare et très enviable chez les Pekuakamiulnuatsh.

Faisons d’emblée la distinction entre aînéE, grands-parents et kukhum et mushum. Le terme «aînéE» définit un statut social et est utilisé par l’ensemble de la communauté comme une marque de reconnaissance envers les personnes âgées qui ne sont pas de la famille. À cause de son caractère public, nous y reviendrons à la section 3.2.1.3. Contrairement à ce qu’indique Mailhot concernant Sheshatshit, les termes «grand- mère», «grand-père», kukhum et mushum désignent simplement, à Mashteuiatsh, des liens de parenté et sont utilisés dans le domaine privé seulement (1993:115). La différence tient dans la reconnaissance des origines. En effet, les statuts de kukhum et mushum sont réservés aux individus étant plus près du mode de vie traditionnel. Cette distinction correspond à la classification qui se fait déjà dans le langage courant entre les Blancs et les Traditionnels (voir section 2.3.1). Le statut des grands-parents traditionnels et blancs n’est pas différent aux yeux des petits-enfants. En faisant la distinction, ces derniers ne font qu’admettre que les savoirs détenus par ces individus ainsi que leur histoire sont différents. Une pratique que j’ai pu identifier dans plusieurs familles témoigne de ce fait. En effet, dans les familles constituées d’un parent blanc et d’un parent traditionnel, les grands-parents blancs seront appelés «grand-papa» et «grand-maman» et les grands-parents traditionnels mushum et kukhum. Une mère parle de ce phénomène de la façon suivante : 92

Si je te répondais de la bouche de mes enfants, pour eux kukhum, c’est la mère de mon «chum» qui elle, parle la langue. Grand-maman, c’est ma mère à moi qui ne parle pas la langue. Mais eux, c’est comme ça qu’ils font la [différence]; il y en a une qui parle la langue, et l’autre qui ne parle pas la langue. Donc, une peut porter le nom de kukhum. C’est drôle, hein ? Les enfants font la différence. Spontanément. Tu peux porter le nom de kukhum si tu parles la langue. «Ça on va le voir assez fréquemment» [Ajoute Jeanne H.].

Françoise T.

De la même façon, on peut voir que les aînéEs eux-mêmes reconnaissent d’autres personnes comme étant plus savantes qu’eux. Lucette G. a demandé à ce qu’on l’appelle «grand-mère» et qu’on appelle sa mère à elle kukhum. En procédant de cette façon, elle reconnaît – et demande à ce que l’on reconnaisse – que sa mère maîtrise davantage le mode de vie traditionnel.

Cela souligne par ailleurs le fait que les grands-parents aient, eux aussi, leurs propres aptitudes, passions et compétences. C’est ce que faisait remarquer Lucette G. qui reconnaissait n’avoir aucune facilité pour retenir le nom des plantes dans sa langue maternelle, bien qu’elle sache la plupart de leurs propriétés médicinales. C’était une compétence qu’elle attribuait plutôt à sa sœur. Il lui est donc difficile, voire impossible de transmettre la terminologie des plantes. UnE aînéE n’est pas nécessairement une «source inépuisable de savoirs». Ils ont leurs limites et leurs intérêts, ce qui influence considérablement la quantité et la qualité des savoirs à transmettre. Comme me l’a fait remarquer une Pekuakamiulnu: «On ne peut transmettre ce que l’on ne sait pas et / ou ce que l’on n’aime pas». Cela concorde avec les observations de Leacock il y a une cinquantaine d’années sur le sujet :

One gets formal statements of a typical sex division of labor, but in actual practice it may easily break down in the face of individual preferences and expediency where the less highly skilled occupations are concerned. […] Although there is minimal specialization, a good canoe maker will be apt to end up making more than his share of canoes, leaving snowshoes, perhaps, to be made by someone more skilled at that art.

Leacock 1958:204

Malgré tout, lorsqu’ils sont possesseurs de savoirs, les aînéEs doivent prouver leurs compétences. D’abord pour en retirer la reconnaissance appropriée, mais également pour maintenir les savoirs vivant et susciter l’intérêt des profanes. Goulet confirme ce fait : «Everywhere the older and more capable individual has a responsibility to exhibit 93 competent and respectful behavior for younger individuals to observe and learn well» (Goulet 1998:27). Marie M. par exemple, m’expliqua que son goût pour l’artisanat lui vient de sa grand-mère : «Oui, [elle] faisait des belles choses, ça me tentait d'essayer de faire pareil». Il est donc bien vu que les jeunes posent des questions aux aînéEs, car cela est la preuve de leur intérêt. Pour ce faire, les aînéEs doivent constamment se mettre à la disponibilité des plus jeunes. La proximité spatiale entre grands-parents et petits-enfants ne définissant plus le quotidien, les grands-parents doivent se montrer intéressés à partager leurs savoirs. Et c’est en signifiant clairement, entre autres, leur disponibilité et leur ouverture qu’ils y parviennent. Il est arrivé, pendant l’entretien avec Lucette G., que celle-ci reçoive un appel de sa petite-fille, Valérie C., au sujet de l’état de santé de son neveu qu’elle gardait et qui l’’inquiétait. Bien que la grand-mère ait été en train de dépecer une outarde, et que la situation ne semblait pas urgente, elle a répondu patiemment aux questions de sa petite-fille, laissant temporairement son travail – et l’entretien ! - de côté. Cela m’est arrivé à plusieurs reprises dans différents contextes, même plus «formels».

Les grands-parents préfèrent donner leurs savoirs aux membres de leur famille d’abord, en territoire idéalement. Contrairement à ce que peuvent penser les petits- enfants, un savoir n’est pas transmis au hasard et une histoire n’est pas sans message; les aînéEs choisissent le moment, la personne et le savoir qui sera transmis. Un jeune Pekuakamiulnu m’a fait justement remarquer que malgré cette autorité que semblent détenir les grands-parents, ces derniers ne sont nullement responsables des interprétations qui peuvent être faites au sujet des savoirs transmis. C’est en effet la personne à qui est adressé le savoir qui détient ultimo la signification de celui-ci. Et, comme il en a été question précédemment (sections 3.1.1.1 et 3.1.1.2), le sens d’un savoir peut se présenter différemment au fil des expériences de vie. Son analyse peut ainsi révéler beaucoup sur les différentes relations qu’entretiennent les protagonistes entres eux et avec leur environnement, tel que le suggère l’anthropologie de la communication (voir 1.2.2).

Les savoirs transmis par les aînéEs, par leur caractère plus traditionnel, suscitent observation et écoute, signes de la tradition orale à laquelle ils appartiennent. Cela nécessite plus de temps de la part des personnes à qui est transmis le savoir. Valérie C. m’a raconté à ce sujet l’anecdote suivante : 94

C'est comme la «banique», ou les autres choses. C'est moi qui lui ai demandé : «Comment tu fais ça, comment tu fais ça ?» Elle avait de la difficulté, parce qu'elle ne marche pas avec des mesures. [...] Ils sont tous comme ça les aînéEs, ils ne mesurent pas.

Valérie C.

En résumé, les grands-parents sont tout aussi actifs dans la transmission que le sont les parents et les petits-enfants.

Pour conclure sur les acteurs et résumer brièvement leur rôle respectif au sein de la transmission familiale des savoirs, je propose l’analogie suivante, inspirée par un ami innu. Dans un canot, la tradition exige que le père s’assoie derrière, les aînéEs devant lui, les petits-enfants ensuite, pour terminer avec la mère devant. Cette disposition des individus dans le canot rend d’abord compte d’un savoir-faire. En effet, il est reconnu que la personne la plus forte s’assied derrière, car c’est elle qui fait avancer le canot, alors que la personne assise devant dirige l’embarcation. Cet usage transmet également plusieurs valeurs. Le mot «maman» neka se rapproche du mot nikan, qui signifie :«Devant, en avant; à l’avance, dans le futur» (Drapeau 1991:402, Conseil des Montagnais du lac St-Jean 2003b:44). Bien que cette remarque mérite d’être approfondie par des linguistes, on peut tout de même associer la mère à l’avenir, à celle qui dirige les actions et motive les choix d’aujourd’hui. Le père, assit derrière, représente la force du passé et la solidité des racines qui permettent d’avancer avec conviction. Les parents encadrent les aînéEs et les petits-enfants et encouragent leur rapprochement. Ils sont au centre de l’intérêt. On retrouve encore ici la circularité, puisque tous les acteurs se verront assis dans une ou l’autre des positions au cours de leur vie, faisant ainsi le tour du canot.

3.2 Les lieux Les lieux de la transmission privée sont multiples. L’usage du territoire comme lieu de transmission remonte à la nuit des temps. Par contre, la place de la maison comme lieu de transmission est récente. D’autres lieux, comme les déplacements d’un point à un autre, sont les mêmes depuis toujours, sauf en ce qui concerne certaines caractéristiques qui ont été transformées sous l’influence de la société dominante. Qu’ils soient récents, modifiés ou traditionnels, la principale fonction des lieux privés de transmission est de fournir un contexte agréable propice à l’expression de relations d’intimité, qui sont nécessaires à la transmission des savoirs entre les membres d’une même famille. 95

3.2.1 Le territoire

L’université de la nature, c’est aussi enseignant que n’importe quelle université dans le monde.

Jacques D.

Le territoire, on l’a compris, est beaucoup lié aux aînéEs. Puisque la plupart y ont vécu, ils y sont très attachés. Une Pekuakamiulnu me disait, à propos de son beau-père, qu’ «il a beau être au village, il a le cœur dans le territoire». Les aînéEs apprécient le territoire, ils s’y sentent bien. C’est un environnement familier qui fait appel à leur mémoire, qui réveille des souvenirs agréables. Cela explique en quelque sorte pourquoi ils y sont plus à l’aise pour pratiquer les savoirs. Plus à l’aise qu’au village par exemple. Lucette G., notamment, garde dans un de ses tiroirs de cuisine les ossements des derniers animaux consommés. Elle attend de pouvoir les ramener en territoire et de les accrocher aux arbres, comme l’exige la tradition (Speck 1977:123). C’est une pratique qu’elle peut exécuter au village, mais elle s’abstient. Tant qu’elle peut encore monter dans le bois, elle préfère y accrocher les ossements, entre autres pour ne pas offenser ses voisins53 qui, d’après elle, sont peu familiers avec cette coutume.

Cette aisance en territoire transparaît dans l’interaction entre grands-parents et petits- enfants qui s’y déroule. En effet, si toutes les relations familiales sont valorisées en territoire, le rapprochement grands-parents/petits-enfants y est plus perceptible et parfois plus intense (Girard 1997 :105, 304, 308, Lavoie 1999 :78, Lips 1947 :413). On monte en forêt en famille, souvent élargie. Les camps ou les chalets sont ouverts à tous les membres de la famille et la présence de certains encouragent la venue des autres. Les moments partagés entre les générations sont plus enrichissants et agréables (Jacobs 2001 :313).

Puis, certains savoirs s’y trouvent en contexte. C’est le cas des ossements qu’il est plus aisé d’accrocher en territoire; c’est d’ailleurs l’objectif de la pratique : remettre à l’élément dont ils sont issus les restes des animaux consommés (Speck 1977:123). Un autre exemple illustre bien le sentiment d’impuissance qui peut résulter de la transmission hors-contexte d’un savoir. L’informatrice Lucette G. me parlait d’une essence d’arbre qu’elle utilisait pour se guérir de la grippe. Nous étions au village et il n’y avait pas d’arbres autour. Elle m’a dit: «Comment est-ce qu’ils appellent ça, là-bas, 96 un arbre au fond [du territoire] là-bas, c'est bon pour la grippe. Je m'en sers. Si je voyais un arbre, je le saurais que c'est cet arbre-là. Mais les noms ! Je ne peux pas mettre les noms» (Lucette G.). Mille et une raisons peuvent expliquer pourquoi je n’ai pas su, cette journée-là, de quel arbre il s’agissait. Mais si nous avions été en forêt, les explications de la dame auraient pu être supportées par la présence de l’arbre en question. Il y a aussi des histoires, des légendes qui font référence à certains éléments du territoire qu’il peut être intéressant d’avoir sous les yeux au moment de la narration (Jacobs 2001 :312). Car comme le disait Valérie C., «la vie en territoire et la vie racontée, c’est différent». C’est pourquoi il est important de faire vivre la vie en territoire, qui est toute autre que la vie en communauté. Il semble surtout primordial pour ceux qui l’ont vécue de faire savoir que la vie en territoire, c’est possible.

Certains incluront la réserve dans le territoire, soumettant ainsi l’idée que la transmission est possible – et nécessaire – aussi au village (Informateurs Marie M. et Pierre J. Voir aussi Schuurman 2001:385). Mais il reste que le territoire est affranchi des influences extérieures nuisant à la transmission, soit les médias, les jeux vidéos, l’environnement francophone, etc. Il faut donc encourager la fréquentation du territoire pour stimuler une transmission plus saine (Jacobs 2001 :312).

Pour certains, les sorties avec la belle-famille peuvent représenter la seule occasion d’aller sur le territoire. C’est parfois une étape de plus dans la relation de confiance qui lie le nouveau venu à sa famille. C’est le cas d’un jeune Pekuakamiulnu avec qui j’ai eu une discussion informelle. Il m’expliqua que son beau-père l’avait invité à la pêche pour la première fois, un an après son arrivée dans la famille. Pour lui, il s’agissait là d’une occasion rêvée d’acquérir des savoirs et/ou de les maîtriser, tout en renforçant le lien d’intimité qui l’unit à son beau-père. Cette invitation était, d’après mon interlocuteur, le résultat de sa détermination et de sa persistance à montrer son intérêt pour les activités de pêche et de chasse. Il s’agit également d’un signe révélateur de son acceptation dans la famille.

On peut donc résumer en disant que le territoire, en tant que contexte de transmission, est important pour ce qu’il génère : les valeurs, (l’observation, la débrouillardise, l’initiative, l’autonomie, le partage, la famille), les moments agréables, la proximité entres les personnes, le tout loin de l’influence blanche. Voyons

53 On peut avancer à notre tour que lesdits voisins sont Blancs. 97 maintenant un autre lieu apprécié des Pekuakamiulnuatsh pour transmettre leurs savoir-faire et leurs savoir-être aux membres de leur famille.

3.2.2 La maison La maison est un endroit privilégié pour les apprentissages, car la vie quotidienne s’y déroule et c’est là l’occasion d’échanges subtils de savoir-faire et de savoir-être. Par contre, il est parfois difficile d’en convaincre les jeunes générations qui préfèrent les lieux et les moyens nouveaux, comme l’école par exemple(Informateurs Françoise T., Lucette G.; aussi Beique 1986 :120-121). C’est ce qu’a remarqué Jeanne H.:

Il y a encore une pensée magique dans la communauté qui est : parce qu’il y a des cours de langue à l'école, la langue ne se perdra pas. Alors qu'on sait très bien que la responsabilité d'apprendre une langue, c'est dans la famille que ça se passe. On a tous appris à parler notre langue dans notre famille !

Jeanne H.

Ainsi, contrairement à ce que pensent certains Pekuakamiulnuatsh, la maison ne nuit pas à – et n’empêche pas - la pratique des savoirs, ni la reproduction de la division sexuelle traditionnelle du travail, éléments importants de la tradition orale. L’informatrice Diane D. abonde dans ce sens. En effet, elle m’a confirmé que la division sexuelle traditionnelle du travail existait encore à Mashteuiatsh puisqu’elle l’avait observé chez un couple de voisins qui confectionnait une paire de raquettes :

Ceux que je connais, ils sont deuxièmes voisins d'ici. [L’homme] fait la forme54. Parce que la forme je sais que c'est quelque chose de physique. Il y a un risque de blessure tout ça. Il m'a montré comment faire ça. Mais par contre, sa femme, elle «lace».

Diane D.

Cette dame a observé les pratiques que ses voisins réalisaient à la maison. Il est donc possible de pratiquer et d’observer les savoir-faire chez soi et d’en tirer une certaine reconnaissance, dans ce cas-ci publique. Ceci démontre que la reconnaissance des compétences par la pratique de celles-ci est une caractéristique de la tradition orale qui a encore sa place à la maison.

54 C’est-à-dire le fût ou le bois formant le corps de la raquette. 98

Parce qu’ils ne sont pas objectivés, les savoirs dont la pratique est observée à la maison sont tout simplement incorporés (Beique 1986:118, Csordas 1990:12). Ils seront solidifiés plus tard et à l’extérieur, selon la volonté personnelle de chaque individu. Prenons comme exemple le fils de Lucette G. qui tente aujourd’hui de développer ses habiletés en ilnu-aimun, langue qu’ils ont effleurée à la maison lorsqu’il était jeune (voir section 3.1.1.2 sur les raisons de cette légère sensibilisation). Aujourd’hui marié à une Innue, il habite une communauté où la langue se parle couramment et il peut ainsi la transmettre à ses enfants. Cela concorde avec ce que nous avons vu précédemment, c’est-à-dire que les intérêts manifestés par les jeunes rejoignent les savoirs qu’ils ont d’abord vu pratiquer à la maison (section 3.1.1.1).

De plus, la maison, souvent celle des aînéEs, est un lieu de rencontres, de rendez-vous familiaux. C’est l’occasion de performances particulières spontanées ou organisées. C’est ce dont me faisait part Mimi F.:

Oui, ça arrive que ma mère, surtout ma mère, raconte comment c'était quand ils allaient dans le bois, quand ils étaient plus jeunes avec son père et sa mère. Ils racontaient des histoires. […] C'est souvent quand j'allais faire un tour [chez elle] ou quand il y avait d'autres personnes de la famille.

Mimi F.

Pourquoi cet endroit ? Parce que la maison où vivent les grands-parents est le lieu le plus fréquenté par ceux-ci, leur déplacement y étant habituellement limité. C’est là où sont toutes les installations nécessaires à la mise en œuvre de la plupart de leurs savoir-faire. La maison devient en quelque sorte un lieu de spécialisation et de démonstration. En sont la preuve les pièces réservées à la pratique de l’artisanat ou encore les garages transformés en atelier servant à la fabrication d’objets divers (raquettes, etc.). Du coup, l’accès aux aînéEs est facilité puisqu’ils sont «à la maison». Ils assurent ainsi la présence et la disponibilité nécessaires à leur relation avec leurs petits-enfants.

Ajoutons encore que la maison est dans la communauté, donc près des gens et des évènements. Ces derniers suscitent les échanges et la reconnaissance des compétences (Diane D.). C’est lors d’une fête communautaire, par exemple, que l’on reconnaît les différentes habiletés des cuisiniers, artisans, etc. On en parle à la maison, les enfants voient leurs aînéEs se préparer. Aujourd’hui, la maison fait partie de la 99 reproduction de la vie communautaire et des savoir-être qui y sont liés. Voici un autre exemple, raconté par Lucette G. :

Des fois, quand j'étais [mère à la maison] j'avais toujours un gros chaudron sur le poêle. Mon avant-dernier [me disait] «T'attends de la visite maman ?» J'ai dit : «Pourquoi ?» «Tu n'as pas vu ton chaudron ! » J'ai dit : «Oui ! Mais, je n'attends pas de visite, mais des fois, y'a toujours du monde qui viennent chez nous. Ils savent que j'ai toujours quelque chose. Une soupe ou … Toujours quelque chose.» Il dit : «Ah !» C'est mon fils, mon deuxième, l'avant-dernier, il disait: «Moi j'appris ça de maman, le partage.» Il disait ça. C'est important de ... partager. C'est important. Ils l'ont là, c'est là.

Lucette G.

Par «Ils l’ont là, c’est là», Lucette G. rend compte du processus d’incorporation des savoir-être qui ont été observés à la maison. Parallèlement, cela rappelle que «tout signifie». Que chaque geste, chaque parole, même chaque absence de geste ou de parole est susceptible d’être perçu comme un comportement à imiter et à reproduire. Plus tard, les adultes interprètent et désignent par un nom les savoirs appris : partage, respect, etc.

Finalement, mentionnons un phénomène saisonnier qui se déroule à Mashteuiatsh rappelant le cycle saisonnier traditionnel. En effet, depuis le XVIIe siècle au moins, les rives du lac St-Jean étaient fréquentées l’été par les bandes innues qui remontaient l’hiver en territoire (Simard 1980:15). Aujourd’hui, la rive du Pekuakami faisant partie de la réserve de Mashteuaitsh est divisée en «mini-quartiers», que l’on appelle «domaines», et qui portent des noms de famille de Pekuakamiulnuatsh (Robertson, Phillip, etc.). Un domaine comprend un chemin principal longeant le lac et autour duquel sont construits quelques résidences saisonnières. Plusieurs familles de Mashteuiatsh possèdent, dans un domaine ou dans un autre, une maison estivale qu’ils habitent pendant la saison chaude. Ces maisons temporaires sont le lieu de réunions informelles des membres de la famille qui veulent passer quelques heures, voire quelques jours, aux abords du lac. Les liens familiaux sont maintenus – et même plus forts – à cette époque de l’année puisque c’est un lieu commun, mais privé, qui est mis à la disposition de toute la famille. Tout comme la maison, ces chalets encouragent la transmission des savoir-faire et des savoir-être tout en adaptant une tradition au monde moderne. 100

Notons avant de conclure que la maison de la belle-famille joue le même rôle que la maison familiale, tout en donnant une assise à la conception horizontale de la famille.

En résumé, disons simplement que la maison n’empêche pas la concrétisation des caractéristiques de la tradition orale: observation, pratique, expérimentation, jeu, participation, proximité, intimité, spontanéité, tout en permettant une transmission des savoir-faire et des savoir-être.

3.2.3 Autres lieux, autres moments Puisque tous les lieux sont propices à la transmission des savoirs – suivant la bonne volonté des gens présents – les déplacements, les rêves et les événements de la vie sont également des contextes où il y a échange de savoirs.

Par déplacements, j’entends tout trajet qui mène d’un endroit à un autre. Lavoie a, la première, observé ce «lieu» de transmission chez les Wemotaci Iriniwok et j’ai pu l’observer à mon tour à Mashteuiatsh (1999:77). Que ce soit à pied ou en auto, en allant au dépanneur, en prenant une marche ou en montant en territoire, il est possible de transmettre et d’acquérir des savoirs lors de déplacements. En effet, on peut se faire raconter un récit ou une légende, ou encore apprendre quelques mots de vocabulaire en ilnu-aimun sur l’environnement que l’on voit au passage. C’est le cas de la toponymie, que Brassard aborde en ces termes : «Ces noms et lieux sont bien connus des chasseurs, car ils les ont appris au fil des années et des voyages depuis leur tout jeune âge» (Brassard 1983:20). UnE jeune peut également en apprendre beaucoup sur la prédiction du temps lors de déplacements avec ses aînéEs. Une petite- fille me confia avoir appris le nom et la signification des traces blanches sur le Pekuakami lors d’un déplacement avec son grand-père ; d’où ils étaient, ils avaient une très belle vue sur le lac et sur les mushkano, qui annoncent de la pluie à plus ou moins court terme (Hélène B.).

Croiser les gens du village représente une source inépuisable d’inspiration sur les savoir-faire et les savoir-être à transmettre. Tous les Pekuakamiulnuatsh qui se connaissent se saluent lorsqu’ils se croisent en voiture ou à pied. C’est en quelque sorte une façon d’encourager la reconnaissance du statut communautaire – traditionnel ou blanc – et par conséquent les savoirs détenus par les protagonistes. Mais cela peut donner lieu à la narration, en privé, de récits ou d’histoires sur les savoirs et les pratiques locales. J’ai entendu, par exemple, un aîné raconter à son petit-fils l’histoire 101 d’une descente périlleuse de rivière qu’il avait faite avec un autre aîné croisé quelques heures auparavant au village. Ce fut là un moment de transmission privilégié sur les techniques de canotage.

Les destinations, soit l’objectif du déplacement, représentent aussi de généreuses occasions de transmission. Les ressources et l’environnement permettent la transmission de savoir-faire particuliers (Brassard 1983:23). Laissons à Valérie C. le soin d’exemplifier :

Comme la fin de semaine passée on est allé à Sept-Îles. Je ne le sais pas quelle sorte de plantes, mais [ma grand-mère] voulait aller ramasser ça parce qu'elle disait que c'était bon pour telle affaire. Elle se penchait dans les plantes dehors pis elle ramassait les plantes. J'ai dit : «Il y en a en beaucoup par ici !» Elle a dit : «Il n'y a rien que ça ! Je vais me faire de la tisane avec ça.»

Valérie C.

Cette jeune fille reconnaît maintenant la plante en question, ses propriétés et son utilisation. En témoigne sa grand-mère, qui raconte ici que Valérie C. avait identifié la plante en question à divers endroits dans la communauté :

[Ma petite-fille] m’a dit : «J'ai mon ami là-bas dans sa cour, il faudrait que je demande à son père pour aller les chercher, je sais, il en a beaucoup dans la cour en arrière.» Des fois, elle en ramassait près de la grande tente [le shaputuan] sur le bord du lac, il y en avait.

Lucette G.

La transmission d’un savoir-faire en dehors de la communauté et du Nitassinan n’empêche pas sa pratique à Mashteuiatsh, comme c’est le cas ici. Reprenons cet exemple pour démontrer comment les destinations peuvent également être l’occasion de transmission de savoir-être. Si cette petite-fille et son aînée sont allées à Sept-Îles, c’est pour y visiter de la famille. Voilà la concrétisation d’une valeur essentielle aux Pekuakamiulnuatsh : la famille. Les occasions spéciales comme les «pow-wow», qui sont généralement vécus en famille, sont autant de moments qui suscitent la transmission des savoirs au niveau privé (Lavoie 1999:77) :

C'est avec elle [la belle-sœur] que j’ai appris [à cuisiner les animaux]. Parce qu’ils faisaient des «pow-wow» ici. Elle était avec son mari. Quand il cherchait des gens pour les aider ; moi j'étais curieuse. Son mari m'a 102

montré comment préparer la bête avant de la mettre, pour la faire tourner [sur la braise]. Il me faisait travailler avec. Si je n’avais pas travaillé avec la bête, je n'aurais pas pu savoir. J'ai fait ça 17 ans. À tous les «pow-wow». Quand ça a arrêté, ça commençait à me manquer. J'allais jusqu'à tourner les feux, que le soleil te plombe sur le coco, que t'as la face rouge, j'aimais ça.

Pierrette R.

Apprendre en se déplaçant, voilà qui est tout à fait typique de la tradition orale. Ces moments de transmission laissent place à la spontanéité, soutiennent la mémoire émotionnelle, tout en encourageant le respect des aînéEs et les relations familiales.

Les mariages, les naissances et les décès sont des réunions familiales qui encouragent la transmission des savoir-être et des savoir-faire au niveau privé. Qu’ils se déroulent sous le shaputuan communautaire ou dans la maison d’un membre de la famille, ces réunions permettent surtout le renforcement des liens intergénérationnels mais peuvent aussi donner lieu à la communication de divers savoirs : récits, cuisine, langue, etc. Mentionnons encore une pratique abordée par Lips selon laquelle le père transmet son pouvoir à son fils lors de la naissance de celui-ci en prononçant quelques paroles à ses oreilles (Lips 1947:412). Malheureusement, je n’ai pas eu l’occasion d’observer cette pratique pendant mon séjour à Mashteuiatsh et les personnes rencontrées ignorent si cela se fait de nos jours.

Les rêves sont des «lieux» de transmission mentionnés par plusieurs auteurs : Goulet chez les Dènès Tha (1998:166), Lips chez les (1947:402, 412) et Feit chez les Cris (1994:434). Pourtant, ce n’est pas une pratique courante55 chez les Innus, comme le soulignait déjà Leacock en 1958 (204). Certains reçoivent l’appel du tambour pendant leur sommeil, mais d’après une femme pekuakamiulnu – qui a elle- même reçu le savoir du chant de tambour par le rêve - cette transmission est trop souvent contestée pour être considérée.

Plusieurs nouveaux médiums sont mis à la disposition des familles pour transmettre leurs savoirs : peinture, films, photos, enregistrements, etc. Un homme à la retraite

55 Du moins, je n’ai pas pu en faire l’observation. On peut en dire autant de la tente tremblante, pratique apparemment disparue si l’on se fie à la littérature (Leacock 1958:204). Pourtant, après enquête de l’informateur 22 pour son propre compte, il semblerait que certains possèdent encore les savoirs à ce sujet. Mais la transmission et la pratique publique sont privées, voire taboues. D’après M. Kurtness dans son récit de vie raconté à Girard, cela serait dû à l’emprise de la religion catholique, qui interdisait de telles pratiques (Girard 1997:74). 103 pratiquant la peinture peut se pencher sur son passé, réfléchir à son identité et exposer le tout sur la toile. Ces informations révèlent plusieurs savoir-être et savoir- faire qui sont ainsi mis à la disposition des témoins (Informatrice Alice C.). Un autre exemple : la communication entre aînéEs et petits-enfants peut se faire aujourd’hui par téléphone, et elle se fait beaucoup de cette façon. Le concept de famille élargie prend une autre dimension à l’ère des communications et des déplacements rapides.

Il est difficile de conclure sur les principaux lieux de transmission, car je le répète, «tout signifie» (Jeanneret 2002:24). En avançant que les déplacements, les destinations et les réunions familiales sont de possibles endroits de transmission, on ne peut manquer de reconnaître la polyvalence de la transmission des savoirs en milieu privé. On ne peut manquer non plus de remarquer qu’il s’agit bien de transmission chez une société nomade dans un contexte postcolonial. C’est là l’intérêt d’un des principaux postulats de Winkin, soit celui selon lequel faire primer le contexte sur le contenu révèle énormément sur les relations internes et externes d’un groupe donné à un moment précis de son histoire (Jeanneret 2002:24). D’après Winkin toujours, le contexte est également essentiel lors de l’analyse de la signification des objets de la transmission, et c’est ce que nous allons voir dès maintenant.

3.3 Les significations : l’ilnu-aitun et les savoir-faire Tout au long de la section sur la transmission des savoirs au niveau privé, nous avons entrevu une série de savoir-faire et de savoir-être possiblement transmis dans ce domaine. Dans les prochaines lignes, nous allons nous attarder plus particulièrement sur ces savoirs mais surtout sur leurs significations. Car l’objectif ici n’est pas de faire une liste exhaustive des savoirs transmissibles, mais d’en comprendre la sémantique. C’est d’ailleurs ce que recommande l’anthropologie de la communication en affirmant que «la signification est plus importante que l’information» (Winkin 2001:82).

Les savoir-faire et les savoir-être dont il a été question jusqu’ici concernent une grande variété de domaines. Dans les prochaines lignes, nous aborderons ces savoirs, mais seulement ceux que les informateurs rencontrés ont affirmé pouvoir reproduire, soit parce qu’ils les ont déjà fait, soit parce qu’ils les ont déjà observés attentivement. Afin d’en faire l’énumération, la classification des savoirs ici présentée se base sur celle des Arbres des connaissances, du Conseil des Montagnais du Lac St-Jean. Par exemple, les savoirs concernant la divination, dont quelques informateurs m’ont fait mention et qui ne se retrouvent pas dans Les arbres des connaissances, ne sont pas inscrits ici, car 104 ceux qui les ont observés ne pourraient en reproduire la pratique. J’ai ajouté à la classification des Arbres des connaissances une distinction entre savoir-faire et savoir- être - sensiblement l’ilnu-aitun – telle que décrite à la section 1.3.2. Précisons encore que tous les savoirs ont été considérés, même s’il n’était question que des savoirs transmis surtout en privé et en général par les femmes. Car comme nous l’avons vu précédemment (section 2.6.2), l’acquisition des savoirs n’est pas exclusive et tous les savoirs peuvent être transmis en privé.

En ce qui concerne les savoir-faire, il y a les savoirs surtout maîtrisés par les hommes, mais connus également des femmes. Parmi ceux-ci on parle entre autres des techniques de chasse et de pêche, des savoirs concernant le dépeçage de l’animal, le tannage de peaux et les rituels qui y sont associés (accrocher les ossements à un arbre). On peut mentionner aussi les savoirs reliés à toute sortie en forêt dont, entre autres, l’habileté à faire un feu, le maniement du couteau croche et la connaissance de la toponymie. Viennent ensuite les savoirs qui concernent les arts et les fabrications diverses comme l’artisanat, qui comprend la broderie, le mordillage d’écorces56, tissus, travail perlé, etc. Notons aussi les savoirs liés à l’histoire, au contenu et au savoir du tambour, des chants et des prières et la fabrication des raquettes. Finalement, il y a les savoirs liés à la cuisine traditionnelle et aux plantes médicinales.

Les savoir-être concernent surtout les valeurs comme la débrouillardise, le partage, l’humour, l’entraide, le respect de la Terre-Mère, le respect des autres et l’autonomie. Le sens de la famille n’est pas une valeur mentionnée explicitement par les informateurs, ni dans Les arbres des connaissances, mais son respect et sa promotion sont manifestes à tous les niveaux. On peut encore ajouter la connaissance d’histoires et de légendes, de même que la langue57.

La classification des Arbres des connaissances qui a inspiré l’énumération des savoirs transmissibles en milieu privé rend compte du processus d’objectivation dans lequel est impliqué l’ensemble de la communauté des Pekuakamiulnuatsh. Par contre, au niveau privé, la réalité subjective est tout autre. Effectivement, il est possible de remarquer que plus les petits-enfants sont jeunes, plus ils ont de la difficulté à abstraire les savoirs transmis des interactions qu’ils ont avec leurs aînéEs. Par

56 Le mordillage d’écorces est un art qui consiste à plier plusieurs fois une écorce pour ensuite la mordiller. Lorsqu’on la déplie, l’écorce présente un motif simple mais original. 105 exemple, plusieurs d’entre eux m’ont dit que leurs grands-parents (ou l’un d’eux) racontaient des histoires et/ou des légendes58. D’après les petits-enfants, ces histoires sont racontées de façon tout à fait spontanée, sans lien particulier avec le moment, et ne comportent pas de morale. «C'est juste ce qui est arrivé quand y'était plus jeune» dit l’informatrice Marie M. à propos des histoires de son grand-père. L’extrait suivant explique bien de quoi il retourne. Il s’agit de la réponse que m’a donnée Marie M. lorsque je lui ai demandé de me raconter un moment où elle avait particulièrement aimé apprendre :

Quand je suis allée avec mon grand-père à Oujé-Bougoumou [communauté crie]. Il y avait ma grand-mère aussi. Mon grand-père parlait à tout le monde même s’il ne les connaissait pas, pour les connaître, pour savoir ce qui se passait. Il n’était pas gêné. C’était la première fois que je le voyais vraiment bonne humeur comme ça. Il se sentait bien d’avoir visité une autre réserve autochtone pour voir ce qu’il y avait ailleurs. [ … ] Il y avait ma tante et mon oncle aussi. [ … ] Aller- retour. [ … ] On a visité le centre d’artisanat qu’il y avait là-bas. Après on a visité le village. C’est tout. On est resté à peu près une heure dans le village et on est reparti.

Marie M.

Autrement dit, la jeune fille a surtout retenu de ce petit voyage improvisé l’humeur joyeuse de son grand-père. Il n’est pas nécessaire ici d’approfondir cet extrait afin d’y découvrir quels savoirs auraient été transmis. Il importe plutôt de souligner que l’informatrice met l’emphase sur l’ambiance particulièrement agréable de ce moment et non pas sur les savoirs acquis, qui lui sont probablement encore inconnus. Encore inconnus car, suivant certains informateurs plus âgés (Informateurs Jacques D., Lise S., Pierre J.), les moments vécus avec leurs grands-parents lorsqu’ils étaient jeunes n’ont pas été interprétés, à l’époque, comme des opportunités d’apprentissages intenses. Jusqu’à un certain âge, soit celui d’être parent à leur tour, ils n’accordent que peu d’importance à l’intégration des savoirs offerts. Ce sont les sentiments évoqués et suscités qui retiennent l’attention des petits-enfants lors d’un apprentissage (Beique 1986:3, Goody 1977:38, Goulet 1998:31, Johnson 1992:8, Lohisse 1998:21, Sapir 1967:39). C’est ce que Elsie Basque, une Autochtone de Nouvelle-Écosse, exprime à propos des récits de son père : «Quand on est adolescente, on ne se rend pas toujours

57 Cette dernière constitue d’après moi aussi un savoir-faire mais elle a été classée dans la section de l’ilnu-aitun dans les Arbres des connaissances. 58 Je mets ici les termes français de atulakan et/ou des tipatshimun puisque ce sont ces mots qui ont été utilisés lors des entretiens. 106 compte de la valeur de ce que nos parents nous racontent» (Kenny 2002:31). Sapir traduit le phénomène en ces mots :

C'est, je pense, que les relations entre les éléments d'expérience qui leur donnent forme et signification sont ressenties intuitivement au lieu d'être perçues de manière consciente. Il est facile de fixer l'attention sur un élément isolé de l'expérience, sensation ou émotion; il est très difficile de connaître la place exacte qu'il occupe dans la totalité des conduites.

Sapir 1967:39

Attribuer une place précise dans l’ensemble des comportements à un élément isolé de l’expérience n’est certes pas une habileté que l’on retrouve chez les plus jeunes. Par contre, indépendamment des circonstances qui ont bouleversé le rôle des parents dans la transmission privée des savoirs, le fait de devenir adulte – mais surtout parent - a modifié la perception qu’ils ont des autres rôles générationnels et des modes de transmission utilisés par ceux-ci. Peut-être à cause de leur statut de parent ou à cause de l’urgence liée à la sauvegarde de la culture, le regard des parents sur la signification des modes de transmission et des savoirs utilisés par leurs aînéEs changent. Pour les jeunes, les récits des aînéEs ne sont pas porteurs de savoirs. Pourtant, les adultes voient les choses autrement. Selon ces derniers, il y a effectivement quelque chose à comprendre, une morale ou une valeur, derrière chaque moment partagé avec unE aînéE (Voir aussi Kenny 2002:31). L’informatrice Lise S. témoigne de cette prise de conscience propre à la condition adulte.

Je l’ai compris quand je me suis mariée, quand je suis partie. C’est là que j’ai dit : «Elle a voulu me montrer des choses.» Comme si c’était urgent pour elle. «Vite il faut lui montrer parce qu’elle va partir.» Mais moi je n’ai pas compris quand j’avais cet âge-là à peu près [environ 13 ans].

Lise S.

Voilà qui rappelle le caractère sensoriel de la tradition orale, c’est-à-dire la propension à faire appel aux sens plutôt qu’à la raison, comme nous l’avons vu précédemment (Sections 1.3.2 et 3.1.1.1). De cette façon, un événement anodin mais agréable, par exemple une simple ballade en forêt, prend de la valeur avec le temps. Au fil des années, les adultes y associent des savoirs précieux, dans ce cas-ci l’importance du territoire et des aînéEs. Un savoir transmis à un moment précis d’une vie est constamment réinterprété au fur et à mesure des expériences et des réflexions. À 107 chaque fois, dans un besoin de compréhension accrue d’un événement passé, un retour dans les souvenirs sera effectué. L’élément de l’expérience est de moins en moins isolé et il est plus aisé de le nommer, de lui attribuer une place dans l’ensemble des comportements. Cela rappelle également le procédé de réappropriation du passé dont parlait Halbwachs (1950:126, abordé au point 1.2.2).

Malgré tout, l’abstrait échappe à l’observation. Dans cet exercice d’objectivation des savoirs traditionnels, on fixe davantage l’attention sur les savoir-faire que sur les savoir-être ou sur l’interdépendance des parties du tout. Il est certes plus facile de remarquer la déperdition de la pratique et de la transmission des savoir-faire de par leur caractère palpable et observable. Et c’est d’ailleurs sur ceux-ci que la communauté mise pour sa revitalisation culturelle. Les savoir-être et la tradition orale sont toujours présents, seulement ils se présentent sous une forme différente; ils sont donc plus difficilement identifiables. Lors d’une entrevue, où l’on me parlait sans cesse de l’importance de la langue comme valeur essentielle des Pekuakamiulnuatsh, j’ai fait remarquer à l’interviewée que par trois fois, nous avions été interrompues par l’arrivée inopinée de plusieurs membres de sa famille. «Mais ils sont ma famille, c’est normal !» m’a-t-elle répondu. Les valeurs culturelles, comme l’importance de la famille, sont à ce point ancrées dans les mœurs qu’elles sont difficilement dissociables du «ce qui va de soi». Nulle part dans Les arbres des connaissances on ne fait mention de la valeur familiale. La maîtrise par le processus d’incorporation de la culture fait pourtant aussi partie du processus de transmission des savoirs.

A priori, on pourrait déduire de cette présentation que la sémantique des actes de transmission repose sur un ensemble de dichotomies : savoirs transmis/leurs significations, les comportements observables/leurs sens implicites, les savoirs objectivables/leurs compréhensions subjectives, les expériences vécues/celles ressenties, etc. Cependant, il est essentiel de dépasser ces oppositions binaires afin de mieux saisir le caractère circulaire de la transmission contemporaine des savoirs traditionnels autochtones. Les savoir-faire transmettent des savoir-être et les savoir- être se concrétisent par les savoir-faire. C’est ce que sous-entendent les Pekuakamiulnuatsh, entre autres nations, pour qui «vivre, c’est connaître» (Goulet 1998:30, Johnson 1992:8 dans la section 1.3.2). C’est lorsque l’on a vécu une expérience et ses émotions propres, que l’on peut prétendre connaître les savoirs qui y sont liés. D’où l’urgence de faire vivre la vie en territoire. Augmenter le nombre d’occasions d’apprentissages par l’expérience, c’est multiplier les chances d’autonomie, mais aussi 108 de compréhension et de maîtrise de ces expériences. D’où l’importance des aînéEs. Les informateurs veulent avant tout transmettre à leurs enfants le goût d’apprendre sur la culture des Pekuakamiulnuatsh. Ils veulent développer chez eux un intérêt, une curiosité et une certaine fierté en leur présentant le côté agréable de la vie qu’ils ont vécu. Voilà la principale signification derrière les actes de transmission en milieu privé.

CHAPITRE IV

LA TRANSMISSION PUBLIQUE DES SAVOIRS CHEZ LES PEKUAKAMIULNUATSH : LE CONTEXTE DE TRANSMISSION ET LA SIGNIFICATION DES ACTES DE TRANSMISSION

Dans ce chapitre, je traiterai de la transmission publique des savoirs. À ce niveau, les rôles et les lieux de transmission sont, dans plusieurs cas, institutionnalisés. Les acteurs, surtout les adultes, utilisent tous les moyens mis à leur disposition pour transmettre publiquement les savoirs. Cette façon de faire répond à deux objectifs majeurs : réapprovisionner la circularité des savoirs entre les Pekuakamiulnuatsh en encourageant l’expression et la pratique des savoirs par ceux qui les possèdent et fournir une base solide aux revendications, identitaires, politiques et territoriales. Puisque les traits culturels servent ici de sources et de ressources à la construction et à l’affirmation d’une identité, la culture et ceux qui la possèdent sont des objets et des moyens de revendications (voir section 1.4). La logique relationnelle mise de l’avant par l’anthropologie de la communication permet de voir que les relations entre les différentes générations de Pekukamiulnuatsh sont elles-mêmes objectivées, voire utilitaristes. Malgré tout, les Pekuakamiulnuatsh ressentent le besoin que ces relations – nécessaires à la transmission des savoirs - soient, tel que l’exige la tradition orale, hautement personnalisées. Ce sont donc ces différents points et plusieurs autres que nous allons aborder dans ce chapitre.

La transmission au niveau public comprend toute transmission qui se fait entre des individus qui ne sont pas liés par des liens de parenté. Il s’agit surtout de professionnels qui travaillent d’une façon ou d’une autre à la promotion de la culture ilnu. On peut penser à l’establishment pekuakamiulnu ou à l’ensemble du corps professoral. Mais il y a également beaucoup de transmission de savoir qui se fait par des voies moins formelles : lors d’une soirée qui réunie un cercle d’amis par exemple, ou avec un aîné qui n’est pas de la famille. Les rôles sont tenus encore ici par les trois générations identifiées au niveau privé – petits-enfants, parents et grands-parents - mais varient dans leurs définitions et leurs relations. Toujours selon la communication orchestrale, les faits culturels et les représentations varient en fonction du contexte et 110 des interlocuteurs (Abdallah-Pretceille 2001:62, Goffman 1973a :33). Au niveau public, on parle donc de jeunes, d’adultes et d’aînéEs. C’est un domaine qui est surtout représenté par les hommes, mais certains domaines de la sphère publique, comme l’éducation et la santé par exemple, laissent aujourd’hui une place importante à la femme (Beaudet 1987:résumé).

Les occasions de transmission des savoirs sont normalisées par les rôles que prend, au niveau public, chacune des générations. Les savoirs et les modes de transmission sont étudiés longuement, choisis soigneusement et appliqués avec espoir. C’est qu’à ce niveau, l’hétérogénéité de la communauté se fait davantage sentir, puisque la transmission publique vise la totalité des membres de la communauté. Elle s’adresse donc à un seul et unique public, l’ensemble des Pekuakamiulnuatsh.

Ainsi, quand un acteur se trouve en présence d’un public, sa représentation tend à incorporer et à illustrer les valeurs sociales officiellement reconnues, bien plus, en fait, que n’y tend d’ordinaire l’ensemble de son comportement. Il s’agit là, en quelque sorte, […] d’une cérémonie, d’une expression revivifiée et d’une réaffirmation des valeurs morales de la communauté.

Goffman 1973b:41

Nous verrons donc apparaître ici un discours objectivé sur la culture, les savoirs et les détenteurs de savoirs. L’ensemble est perçu comme une forme de résistance et de réaffirmation culturelle qui se fait en alliant les voies de la tradition orale et les moyens occidentaux.

4.1 Des acteurs intéressés D’après ce qui a été vu au point 3.1.1.1, on pourrait penser qu’il y avait peu de place, voire aucune, pour la transmission publique des savoirs avant la sédentarisation complète des Pekuakamiulnuatsh et que tout se faisait entre les membres d’une même famille. Pourtant, Lips donne, dans l’extrait suivant, un exemple de ce type de transmission :

Tomo Kak'wa was one of the teachers of the boys of the Lake St-. John Band. I saw him often when he, despite the handicaps of his wretched body, sat before his tent, surrounded by five or six boys who listened attentively to his stories of the olden times. His customary topics were the glorious adventures of the past of their tribe; the four «magic men» 111

from the quarters of the globe; the chieftains of the fame animals and practically all other spiritual and technical elements of life. He was very skilful at mixing his sincere teachings with gay anecdotes at the right moment, and often enough the wide square resounded with the laughter of the old sage and his disciples.

Lips 1947:413-414

On reconnaît ici plusieurs aspects abordés dans la transmission contemporaine privée : intérêts des jeunes, disponibilité de l’aîné, moments agréables. Ces éléments ont aussi leur place dans la transmission publique des savoirs aujourd’hui.

Dans la présente section, les acteurs sont les mêmes que ceux identifiés au niveau privé. La relation qu’ils entretiennent entre eux est plus formelle qu’en privé. On pourrait même dire de cette relation qu’elle est utilitariste, chacun prévoyant pour les autres rôles une participation accrue et essentielle à l’objectivation des savoirs et à l’affirmation identitaire de la communauté. C’est surtout le cas des adultes, qui sont particulièrement actifs dans la transmission des savoirs au niveau public. Leur fonction de lien entre les aînéEs et les jeunes est amplifiée ici de par l’étendue de leurs connaissances des moyens, autochtones et occidentaux, mis à leur disposition. Mais les adultes ne sont pas les seuls à être impliqué dans la transmission publique des savoirs traditionnels. Chaque génération tient son rôle. La section qui suit est consacrée à la définition de ces rôles particuliers.

4.1.1 Les jeunes Les jeunes dont je m’inspire pour la prochaine section sont les mêmes que les petits- enfants (section 3.1.1.1), mais je m’attarde ici à leur rôle dans la transmission au niveau public plutôt que celle qui se déroule dans leur famille. Les informatrices rencontrées, je le rappelle, sont trois jeunes filles de 12 (Émilie D.), 14 (Marie M.) et 18 ans (Valérie C.). Au moment des entretiens, Émilie D. était en secondaire I et fréquentait l’école secondaire de la communauté, Kassinu Mamu. Marie M. était quant à elle en secondaire II. Comme elle n’avait pas aimé son expérience à Kassinu Mamu en secondaire I, elle préférait aller à l’école de Roberval, ville voisine de Mashteuiatsh. Valérie C. avait complété un secondaire IV et était enceinte au moment de l’entretien. Nous reviendrons souvent au cours des prochaines lignes sur ce cas particulier. Toutes avaient fait leur primaire à l’école Amishk. Les institutions scolaires fréquentées par les informatrices est un choix personnel et familial qui reflète en quelque sorte leur appartenance sociale. En effet, Émilie D. et Valérie C. proviennent de familles plus 112 traditionnelles et ce sont justement celles-ci qui restent dans la communauté pour leur scolarisation. Ceci a une influence majeure sur les chances d’acquisition et de transmission des savoirs traditionnels de ces jeunes filles et du coup, sur la reproduction de la culture ilnue.

Les jeunes autochtones d’aujourd’hui ont un rythme de vie bien différent de celui de leurs parents avant eux. Ils ont des obligations, comme l’école et le travail, qui limitent leur accès aux sources du savoir traditionnel, au territoire et aux aînéEs. Dans la littérature traitant de la question, les jeunes manifestent clairement leur intérêt pour les savoirs traditionnels autochtones, mais tous signalent l’importance d’acquérir les connaissances et les expériences occidentales offertes à l’école et en milieu de travail (Valérie C., CRPA 1996c:166, Lévesque 2002:206). C’est pourquoi, d’après eux, il est primordial que ces institutions contribuent un minimum à la transmission des savoirs, ne serait-ce qu’en offrant un horaire adapté aux activités traditionnelles. Valérie C. résume la situation :

J'irais dans le bois, mais j'ai l'école, j'ai le travail pour l'été, j'ai le travail pour subvenir à mes besoins aussi. Je n'ai pas le choix, il faut que j'aille à l'école si plus tard je veux avoir un travail. J'ai plus vraiment le temps d'aller dans le bois. Peut-être les fins de semaines, mais une fin de semaine c'est court. Tu pars le vendredi tu reviens le dimanche matin, c'est court. Ce qui avait de bon par exemple à l'école Kassinu Mamu, c'est que t'avais une semaine de congé au mois d'octobre, tu avais quelques jours pour la chasse aux outardes. T'as tout le temps des petits congés de même pour telle chasse, ou telle activité. Pour la journée des Autochtones, t'as un congé.

Valérie C.

Si cette jeune parle au passé du programme de Kassinu Mamu, l’école secondaire de la réserve, c’est qu’elle ne fréquente plus cet établissement ; au moment de l’entretien, elle habitait en appartement et attendait alors un enfant. Cet extrait véhicule des préoccupations qui concernent beaucoup de jeunes, celles de s’approprier les éléments de réussite autrefois associés aux Blancs: réussite scolaire, indépendance de la résidence familiale et travail. Pourtant, cette jeune fille reproduit aussi un ensemble de comportements liés aux valeurs autochtones : importance de la famille, goût du territoire, pratiques des savoirs. Est-ce que la communauté répond à ses besoins d’acquisition des savoirs ilnuatsh et réussit à rejoindre les intérêts des jeunes ? 113

Ce que les jeunes ont exprimé lors des entretiens, c’est qu’il leur importe peu d’apprendre les savoirs à l’école ou à la maison. L’une et l’autre présentent des avantages et aucune des deux n’assure une transmission parfaite. Au contraire, tout comme au niveau privé, ce n’est pas le lieu de transmission qui compte, mais les compétences de la personne qui transmet et le type de relation qui unit le jeune à cette personne. En témoigne la réponse de Valérie C. à la question: « Est-ce qu’il est plus facile d’apprendre à parler l’ilnu-aimun en forêt ou à l’école ?» :

Que tu sois dans le bois ou à l'école, ça ne changera rien. C'est le fait que tu sois avec quelqu'un qui parle la langue, tout le temps. C'est sûr que dans le bois tu as plus de chance d’apprendre, mais c'est à savoir avec qui tu y vas. Si tu montes avec quelqu'un qui ne le parlera pas, tu parleras pas non plus. Tu ne parleras pas la langue. À l'école, tu as le français, les maths, tu ne peux pas apprendre ça en montagnais. Ça dépend toujours avec qui tu es. D'après moi, en tout cas.

Valérie C.

Il est apparu au fil des entretiens que les personnes qui démontraient le plus de compétence étaient les aînéEs. Car bien que «le rôle des parents et des anciens» soit important, «leurs parents n’ont plus l’aptitude de leur transmettre les connaissances nécessaires» (CRPA 1996c:175 et 178). Les informatrices plus jeunes reconnaissaient par conséquent beaucoup de compétences chez leurs grands-parents et c’est normal : le cercle familial a encore une importance capitale et reste celui qui, à l’âge des informatrices, joue le rôle de principale référence. Marie M., par exemple, m’expliquait qu’elle aurait voulu que son grand-père lui apprenne comment faire des poêles, savoir dont elle lui attribuait l’exclusivité. Elle partage avec lui un lien qui est fort, basé sur des intérêts semblables et une complicité agréable. Ce lien, elle n’a pas encore eu l’occasion de le retrouver à l’extérieur de la cellule familiale. Cela viendra plus tard, comme c’est arrivé à Valérie C. À 18 ans, elle reconnaissait que d’autres aînéEs – outre ses grands-parents - détenaient savoirs et compétences. On peut le constater dans l’extrait suivant, où elle admet que la présence d’aînéEs est bénéfique.

Oui, on aurait peut-être plus appris. Ils nous auraient appris d'autres choses. D'après moi, oui, ça aurait été agréable. Tous les aînéEs ont quelque chose à apprendre aux jeunes. D'après moi, il n'y a pas juste ma grand-mère qui dit des ... qui dit la vérité, qui dit des choses vraies. Tous les aînéEs ont quelque chose à dire. C'est bon à savoir.

Valérie C. 114

Autrement dit, avec le temps, les jeunes incluent dans les personnes dites compétentes d’autres aînéEs que leurs grands-parents. Ils en viennent à apprécier la présence et l’expertise des aînéEs, mais surtout les moments agréables partagés avec eux. Laissons Jacques D., aujourd’hui adulte, raconter son expérience :

[La transmission des savoirs] des fois c'était de père en fils, mais ça pouvait aussi provenir d’une autre famille. S’il y avait de l'affinité. Je l'ai senti parce que quand j'étais plus jeune, j'avais des amis parmi les aînéEs qui sont décédés aujourd'hui. Je me sentais vraiment complice avec eux. Il n'y a pas de différence d'âge. Le bonhomme avait peut-être soixante ans, moi j'en avais vingt. On s'agaçait. Des fois [on se disait qu’on allait] aller «se glisser» dans la côte de l'église ensemble. On ne l'a jamais fait, mais on disait toujours : «Tu viens "te glisser" ce soir ?» «Oui, oui je vais y aller, on va "se glisser".» Lui se sentait aussi jeune que moi. Moi je ne voyais même pas qu’il avait 60 ans. On disait surtout qu'on avait 17 ans. On ne l'a pas fait, mais on se parlait comme si ... Des fois quand il y a des affinités … il était plus porté à me conter des affaires. [Plus] qu'un autre aîné ou que mon propre père.

Jacques D.

La familiarité qui unissait les deux hommes, qui n’étaient pourtant pas unis par des liens familiaux, encourageait l’échange de savoirs. Cela rejoint le deuxième élément qui ressort du discours des jeunes informatrices, et de celui de Jacques D., c’est-à-dire le niveau d’intimité qui soutient la transmission publique des savoirs. D’après eux, il est préférable que les apprentissages prennent une forme agréable et intime, trait marqué de la tradition orale. Comme l’indique Marie M.: «C'est en le faisant avec moi, qu’il me dise quoi faire au fur et à mesure que je pourrais apprendre» [Je souligne]. C’est une façon de faire qui augmente les chances d’expérimenter des émotions mémorables. Comme le mentionnaient Jacques D. et Valérie C. précédemment, cette relation d’intimité est possible avec unE aînéE, même si ce n’est pas un membre de la famille. Tout comme au niveau privé, et peut-être même encore plus au niveau public, les aînéEs doivent se montrer particulièrement disponibles et intéressés auprès des jeunes et des activités publiques. Nous y reviendrons dans la section sur les aînéEs (section 3.2.1.3).

La place importante que tiennent les aînéEs dans la transmission publique des savoirs a été constatée lors de l’assemblée générale du Parc Sacré59. Les jeunes apprécient les aînéEs pour la source de savoirs qu’ils représentent (Aussi CRPA 1996c:202). Les

59 Il en a été question dans la section 1.4.1. Le Parc Sacré en tant que lieu de transmission de savoirs sera défini plus loin dans ce chapitre. 115 jeunes quant à eux offrent un dynamisme incomparable au sujet des activités proposées. Ils ont des intérêts variés qui dénotent leurs connaissances des modes contemporains de communications (cinéma, Internet, etc.), puisque ces derniers sont aujourd’hui partis prenante de leur quotidien. Ainsi, au sein du Parc Sacré comme ailleurs, les jeunes veulent

être reconnus par les institutions qui gouvernent leur vie et jouer un rôle actif auprès d’elles. Pour les jeunes autochtones, le pouvoir passe par l’acquisition de capacités et de compétences qui leur permettront de résoudre eux-mêmes leurs problèmes.

CRPA 1996c:203

Les adultes sont appelés à répondre à ce besoin des jeunes de leur communauté. C’est pourquoi ils les invitent à contribuer au développement de nouveaux modes de transmission des savoirs. C’est ce que Françoise T. exprimait en disant avoir voulu la participation de jeunes dans l’élaboration du lexique français-montagnais du Conseil des Montagnais (2003b). Que les Pekuakamiulnuatsh mettent eux-mêmes leur langue de tradition orale par écrit représente en soi un défi inédit dans la communauté; il était donc essentiel pour le conseil de bande que les jeunes participent à ce projet novateur. Grâce à leur participation, ils ont pu s’assurer que le lexique répondrait à leurs besoins. Par égard à la communication orchestrale, on peut affirmer que ce projet issu de la relation qu’entretiennent les adultes et les jeunes respecte le concept d’expérience du vécu personnel mis de l’avant par la tradition orale, et fait participer les jeunes à la créativité cyclique propre à celle-ci et actualise le dynamisme de l’ilnu-aimun.

L’hétérogénéité de la communauté fait en sorte que l’on retrouve, entre les différents milieux privés, des inégalités au niveau de la quantité des savoirs partagés. Impliquer tous les jeunes dans les processus publics de transmission de ces savoirs traditionnels, c’est s’assurer d’une plus juste circulation des savoirs entre les milieux privés et le public et éventuellement l’atteinte d’un certain équilibre au niveau communautaire. À cet effet, voici un témoignage intéressant; une grand-mère raconte comment son petit-fils lui apprendra à tresser les raquettes :

Il a 14 ans, mon petit-fils. Il est mieux que moi parce que j'ai fait n'importe quoi mais je ne peux pas «lacer» la raquette. Je ne l'ai pas appris. Je n'ai pas eu le temps. Mais si je m'assoyais avec lui … mais c'est parce qu’il va trop vite. Mais il dit : «Un moment donné, il dit, 116

grand-maman je vais m'asseoir à coté de toi et je vais te le montrer.» [ Il a appris ça ] à l'école ici.

Pierrette R.

Cet exemple montre que le savoir acquis via les institutions publiques peut être transmis au niveau privé. De la même façon, le savoir transmis par un membre de la famille peut être renforcé par sa pratique en public. Ainsi, l’informatrice Émilie D. me parlait des capteurs de rêves qu’elle avait faits à l’école. Elle avait aimé l’activité, bien qu’elle savait déjà comment en faire, comme «quasiment tout le monde» (Émilie D.). Cette activité a permis la réappropriation d’un savoir par une augmentation des expériences qui suscitent la mémoire sensorielle et émotionnelle, comme l’exige la tradition orale. Hélène B. raconte aussi son expérience :

Je me souviens aussi avoir participé à des cours d'artisanat qu'une vieille dame de la communauté donnait à la maison des jeunes quand j'avais 12-13 ans. J'avais bien aimé ça car mes grands-parents avaient une petite boutique d'artisanat et je les aidais souvent à la tâche pendant l'été.

Hélène B.

Cette interdépendance entre privé et public répond, entre autres, au besoin de la communauté de réduire le fossé entre jeunes traditionnels et blancs. Ce fossé, à peine perceptible au niveau privé, est beaucoup plus flagrant au niveau public, lorsque vient le temps de réunir sous une même bannière – identitaire, politique ou autre - les jeunes de la communauté. En témoigne la perception de Valérie C. à propos des difficultés vécues par les institutions scolaires pour satisfaire les jeunes de tous les milieux :

Au primaire, on avait peut-être un ou deux cours de langue montagnaise par semaine. Au secondaire, c'était un par cycle de neuf jours. Ça se perdait. Des fois, ils nous donnaient des périodes libres, c'était des périodes pour t'avancer dans tes devoirs. Ils veulent, ils parlent tellement : «On perd notre langue.» Ils sont quasiment fâchés ! Mais à la place de nous mettre une autre période de langue montagnaise, ils nous mettaient ça. Dans le fond tout le monde perdait son temps dans ces périodes-là. Ou il y en a d'autres en secondaire 3 qui s'en foutait de ça, il y a d'autres qui prenaient ça au sérieux. L'école voyait qu’il y en a qui ne veulent pas apprendre et qu’il y en a qui veulent apprendre. Ils essayent ... [de satisfaire tout le monde.]

Valérie C. 117

Certains projets mis sur pieds par les adultes de la communauté rendent compte des efforts pour pallier cet écart et visent à éveiller les consciences à l’importance des savoirs ilnuatsh. Il y a d’un coté les initiatives qui s’adressent aux jeunes décrocheurs, qui sont souvent les jeunes de familles traditionnelles. On peut citer comme exemple un projet des services territoriaux du conseil de bande. Ce projet consiste en la rémunération de quelques familles vivant déjà en territoire afin qu’elles accueillent deux ou trois jeunes décrocheurs qui pourraient ainsi bénéficier d’une immersion totale en territoire. Comme nous l’avons vu dans la section 2.3.1, les familles traditionnelles sont souvent aux prises avec des problèmes beaucoup plus importants que l’état de la culture innue. C’est pourquoi le conseil de bande espère, par le développement de tels projets, encourager la transmission de savoirs traditionnels, renforcer l’identité ilnue des jeunes et, par la même occasion, réoccuper certaines parties du territoire afin de justifier les terres revendiquées aux yeux des autres nations avec lesquels il y a des chevauchements (Voir section 2.4.2). Parallèlement, il y a les projets qui s’adressent aux jeunes de familles moins traditionnelles, donc moins défavorisées économiquement. Le Parc Sacré en est un. Le Parc Sacré accueille tous les membres de la communauté. Cependant, comme il porte sur le thème bien précis des plantes médicinales et que ses activités demandent une participation soutenue et autonome pendant plusieurs mois, il y a peu de jeunes – surtout parmi ceux qui vivent dans des conditions difficiles – qui peuvent ou veulent y consacrer du temps.

Comme au niveau privé donc, l’intérêt des jeunes est primordial. Encore une fois, on peut constater un écart parfois majeur dans l’intérêt que peuvent porter les jeunes à leur culture en fonction de leurs appartenances plus ou moins traditionnelles. Il y en a qui s’intéressent aux valeurs et façons de faire des Blancs dans le but de reconsidérer les traditions sous l’œil du monde contemporain et éventuellement de se les réapproprier. Par exemple, les quelques jeunes Pekuakamiulnuatsh qui vont faire des études à l’extérieur reviennent, parfois ponctuellement, parfois définitivement, à Mashteuiatsh et mettent leurs apprentissages au service de la communauté. Que ce soit en design intérieur, en tourisme, en musique ou en politique, ceux qui le veulent vraiment trouvent une façon de combiner leurs intérêts et leur appartenance à la communauté des Pekuakamiulnuatsh. Afin d’exemplifier, je peux donner l’exemple d’un jeune pekuakamiulnu rencontré pendant l’été 2003. Étudiant en tourisme, ce jeune homme participe aux activités organisées par la communauté en mettant à contribution ses connaissances acquises à l’extérieur. Il utilise régulièrement la radio communautaire pour faire entendre ses projets. Il revendique constamment une place 118 plus grande pour la famille et les valeurs ilnuatsh. Lors d’une rencontre informelle, il m’a fait part de son inquiétude pour les jeunes de la communauté qui ne se sentent pas ilnuatsh. C’est le cas de son jeune beau-frère qui ne porte aucun intérêt pour la culture autochtone. Ce dernier lui disait d’ailleurs dernièrement que «de toute façon, il ne voyait pas de différence entre lui et ses amis blancs». Et de lui répondre : «De ça, je ne serais pas fier». Pourtant, les deux proviennent d’un environnement traditionnel, qu’un des deux cherche à mettre en valeur, alors que l’autre ne s’y intéresse pas du tout.

Lorsque c’est le cas, l’intérêt des jeunes pour leur culture pousse ces derniers à constamment repenser leur identité, confronter leurs savoirs et affiner leurs connaissances. L’exemple suivant est intéressant. Un jeune Ilnu rencontré pendant l’été 2003 occupe un emploi d’été en territoire. Cela lui permet de mettre en pratique les savoirs qu’il connaît tout en augmentant les chances d’en apprendre de nouveaux via les aînéEs de passage. Le reste de l’année, il fréquente le cégep de St-Félicien, ville voisine de Mashteuiatsh. Lors d’une rencontre informelle, il m’expliqua la difficulté qu’il éprouvait avec certaines valeurs véhiculées dans certains cours de son programme. La philosophie est un exemple : les étudiants y apprennent à distinguer les êtres pensants – donc vivants – des autres êtres. Pour ce jeune ilnu, s’opposer à la classification occidentale sur le sujet en justifiant le fait que la classification animé/inanimé se fasse autrement chez les Autochtones est une occasion intéressante d’approfondir le sujet et d’aller chercher auprès des aînéEs de la communauté les réponses à ses questions. Dans ce cas particulier, il ne s’agit pas d’amener la structure des cours du cégep, une institution non-autochtone, à refléter les valeurs autochtones (CRPA 1996c:175). Pour l’instant, ce jeune homme voit dans cette institution une façon de confirmer que les expériences, les compétences et les représentations qu’il a acquises en tant que Pekuakamiulnuatsh – et qu’il continue d’acquérir - sont l’expression de sa spécificité.

Somme toute, il est nécessaire de comprendre la place de la transmission publique chez les jeunes Pekuakamiulnuatsh. Selon leurs appartenances traditionnelles ou non, selon leurs intérêts et selon leur âge, les jeunes utiliseront différemment la transmission publique pour s’initier à certains savoirs, pour confirmer certaines connaissances ou encore pour confronter leurs acquis. Leur rôle et leurs attentes dans ce domaine restent les mêmes qu’au niveau privé : disponibilité, relation d’intimité, intérêts et recherche de moments agréables. Que la communauté leur permette d’augmenter leurs expériences et voilà qu’une des principales valeurs de la tradition 119 orale est respectée. Nous allons voir dans les prochaines lignes comment les adultes tentent à leur tour de communiquer savoir-être et savoir-faire.

4.1.2 Les adultes Nous avons vu à la section 3.1.1.2 que les parents ont une très bonne perspective du monde moderne et du monde traditionnel autochtone. À défaut de transmettre eux- mêmes la culture, le désir de lier les deux mondes et ainsi développer chez leurs enfants une meilleure compréhension de ceux-ci fait partie de leurs préoccupations quotidiennes.

Pris entre deux cultures, disent-ils, ils ne sont ni de l’une ni de l’autre, mais cependant, par leur connaissance des deux univers, ils s’imposent comme les seuls capables d’assurer la modernisation de leur communauté et de réaliser la synthèse des deux mondes; partant, de redéfinir sur un mode contemporain ce qu’est l’identité indienne véritable.

Collin 1994:495

Ce besoin des adultes est né, rappelons-le, de la prise de conscience liée au Réveil Indien des années 1970. Laugrand constate une résurgence semblable chez les adultes Inuits lors de la création du Nunavut en 1999. D’après lui, si une telle prise de conscience fut possible, c’est que les Inuits qui arrivèrent alors au pouvoir étaient influencés par le fait qu’ils n’avaient pas connu la vie nomade. Tout en constatant que les savoirs traditionnels étaient en déclin, ils avaient le sentiment d’avoir été victimes d’abus de pouvoir de la part du gouvernement (Laugrand 2002:99). À Mashteuiatsh, au niveau public, ces préoccupations sont perceptibles dans le rôle professionnel des parents. C’est pourquoi la présente section sera basée sur la partie du discours des informateurs adultes qui traite de leur profession, avec un regard particulier non pas sur ce qui est transmis, mais sur comment ils transmettent (Hingangaroa Smith 2000:221, Jeanneret 2002:24). Comme pour la section sur la transmission au niveau privé, le discours des informatrices Diane D., Lise S., Mimi F. nous aidera à mieux comprendre le rôle des adultes dans ce domaine.

Les Pekuakamiulnuatsh qui forment la population active de Mashteuiatsh travaillent pour la plupart au conseil de bande60. C’est également le cas de deux des trois

60 Sur une population résidente de 1400 personnes, la population active occupée au moment du recensement de 2001 était de 570 personnes, alors que la population 120 principales informatrices : Lise S. termine un BAC en enseignement; Diane D. travaille comme professeur au niveau secondaire à l’école Kassinu Mamu (qui relève du conseil de bande); Mimi F. est quant à elle commis au conseil de bande. Puisque les diverses décisions que prennent les adultes concernant la transmission des savoirs au niveau public se font avec le patronage du conseil de bande, je ferai d’abord un bref aparté sur l’historique et la fonction contemporaine de cette institution.

Les conseils de bande sont nés de la Loi sur les Indiens de 1857. L’objectif principal de l’État colonial était alors d’atteindre l’uniformité administrative et d’éliminer les organisations traditionnelles afin d’accélérer l’assimilation (Dickason 1996:284). Plusieurs modifications subséquentes à cette loi augmentèrent le pouvoir du gouvernement canadien sur les conseils de bande via les surintendants. Si la fonction de ces agents locaux a progressivement disparu des communautés pendant les années 60, les conseils de bande demeurent assujettis à une réglementation restrictive (CRPA 1996a :307). En 1996, le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones déclarait que :

Les conseils de bande persistent, non pas parce qu’ils sont perçus comme une réponse à d’importants besoins d’administration locale, mais parce que l’État insiste pour que les négociations se fassent par leur intermédiaire. […] En se conformant au système, les bandes s’assurent d’obtenir des subsides d’assistance publique plus généreux ; […]

CRPA 1996a:385

Ce fut probablement le cas à Mashteuiatsh jusqu’à tout récemment, soit depuis le début des années de la prise en charge et des revendications territoriales. Face à «une longue histoire de dépendance» envers le gouvernement (Informatrice Alice C.), la communauté cherche dorénavant à acquérir de l’autonomie et de l’expérience dans la gestion des affaires communautaires. Côté a observé cette démarche de la part des services territoriaux du conseil de bande de Mashteuiatsh en ce qui concerne la gestion des ressources fauniques et les activités de récolte. Dans ce cas-ci, la prise en charge de ce secteur particulier a comme objectif – et permet - l’appropriation de certains pouvoirs, le soutien des activités traditionnelles et le changement du rapport avec l’État (Côté 1997:74). Cette triple tâche, qui s’applique à bien des domaines de

active ayant travaillé depuis 2000 était de 840. Selon les informateurs, le nombre d’employés du conseil de bande de Mashteuiatsh varie entre 200 et 500. Ces chiffres peuvent être expliqués par le fait que le conseil attribue beaucoup de contrats durant l’été et selon les différents projets en cours. 121 revendications, expliquerait l’ampleur du conseil de bande de Mashteuiatsh. Je laisse à Alice C. le soin d’expliquer :

C'est l'exemple que je donne souvent aux gens pour qu’ils comprennent. Parce que les gens de l'extérieur disent : «Du travail de même ! Ils sont 200 au conseil ! Qu'est-ce qu’ils font ?» Et je les comprends aussi. À la mairie de Roberval, ils ne sont pas autant … Nous, justement, on n'est pas une municipalité. On est à mi-chemin entre un gouvernement et une municipalité. C'est ça la distinction. On gère des choses comme un gouvernement et on gère des choses aussi comme une municipalité.

Alice C.

Aujourd’hui donc, le conseil a la mission de gérer au nom de la communauté les domaines de la politique, de l’économie, de l’éducation, de la culture et autres en plus de s’occuper des revendications territoriales. C’est une institution très centralisatrice. La communauté s’attend à ce que le conseil de bande ait une vision globale de la communauté et des écarts culturels, sociaux et économiques entre les différents groupes constituant le tissu social de Mashteuiatsh (Section 2.3.1). Puisque leur rôle est institutionnalisé par leur appartenance au conseil de bande, les adultes qui y travaillent se sentent responsables d’une transmission juste et équilibrée de la culture ilnu à tous ses membres. Ils militent activement pour la reconnaissance au niveau politique, «le renforcement ou la redéfinition d’autres pouvoirs, économiques, juridiques, spirituels» (Charest et Tanner 1992:5).

Pour raviver l’identité ilnu et pour pallier les différences sociales et culturelles, les membres du conseil encouragent la transmission des savoirs de deux façons. D’un coté, ils proposent d’initier les Pekuakamiulnuatsh qui le désirent aux savoir-être et aux savoir-faire. De l’autre, ils doivent sensibiliser les plus traditionnels à la valeur de leurs acquis. Autrement dit, chez ces derniers, le conseil doit «semer la graine de la fierté» (Pierre J.). Plusieurs procédés sont utilisés par les adultes qui forment le conseil pour répondre à ces objectifs. Comme nous allons le voir dans les prochains paragraphes, les adultes font preuve de dynamisme en offrant, suivant la tradition orale, de nombreuses possibilités d’acquisition d’expériences personnelles.

Commençons par l’élaboration de documents qui, comme nous l’avons vu à la section 2.4.2, protègent et unissent les Pekuakamiulnuatsh (Pierre J.). Il s’agit ici de l’Entente de principe, de la Constitution, de la Politique d’affirmation culturelle. Outre servir une cause politique, les membres du conseil souhaitent apporter, avec ces documents, 122 clarté et respect des pratiques et droits autochtones. Ils espèrent ainsi encourager la pratique des savoir-être et des savoir-faire et du coup leur transmission. À titre d’illustration, citons Courtois qui dit de la Constitution qu’elle «deviendra une sorte de bouclier juridique qui servira à protéger notre identité, notre langue et notre culture distinctives» (Courtois 2004:5).

De plus, certains membres du conseil ont la responsabilité d’augmenter et de valoriser l’utilisation du Nitassinan, entre autres par la création de nouveaux modes de pratique des savoirs et d’occupation du territoire. Cela rejoint l’étude des Arbres des connaissances selon laquelle les adultes sont favorables à ce que certains savoirs soient transmis en territoire et même, dans certains cas, uniquement en territoire. Les sorties en territoire, les activités de guérison, les programmes pour les jeunes en difficulté sont autant de projets du conseil qui visent une nouvelle appropriation du territoire et de ses ressources. Ils soutiennent de plus une transmission renouvelée des savoirs en territoire. Ces activités offrent la possibilité, à ceux qui n’en ont pas les moyens – les Traditionnels -, d’aller pratiquer les savoirs qu’ils possèdent en territoire. Elles permettent aux autres – les Blancs - d’apprivoiser un environnement qui peut leur être inconnu.

Pareillement, le conseil vise la sensibilisation par la mise sur pied de consultations publiques sur des questions culturelles et politiques et par la diffusion constante des recommandations issues de ces consultations. Les affiches sur la revalorisation de la langue constituent à cet effet un exemple pertinent (Voir p. 24). Écrites en français, elles s’adressent à tous les Pekuakamiulnuatsh. Des capsules d’informations diffusées régulièrement à la radio communautaire Chuk FM remplissent les mêmes fonctions. Les modes de transmission occidentaux que sont l’écrit et la radio sont amplement utilisés pour la transmission des savoirs au niveau public par les adultes actifs et impliqués au niveau du conseil de bande et de la communauté, comme nous le verrons dans la section 4.2.2.4.

Un autre exemple des activités du conseil de bande est la création d’un conseil des aînéEs (mentionné au point 1.4.1). Ce conseil permettrait de revaloriser la place des aînéEs, d’impliquer ces derniers dans les questions publiques, donnerait une légitimité aux décisions du conseil de bande et remettrait sur le devant de la scène la valeur familiale. 123

Les adultes travaillant au sein d’institutions autres que le conseil sont également appelés à personnaliser leurs services et ainsi faire preuve d’un certain nombre de savoir-faire et de savoir-être ilnuatsh. C’est le cas de la Caisse populaire qui, en plus d’être constamment impliquée dans les activités de la communauté, tente de répondre aux besoins de sa clientèle variée en partageant avec ceux-ci les savoir-être appropriés : fierté, sentiment d’appartenance, respect des individus, reconnaissance des compétences.

Ce que nous avons vu ici, ce sont des exemples de projets existants ou en voie de le devenir. L’objectif des adultes est simple : trouver des solutions pour que tous les Pekuakamiulnuatsh «se sentent bien dans la communauté» (Informateur Pierre J.). Chaque activité, chaque projet qui vise la transmission publique des savoirs répond en quelque sorte à cet objectif, car ils stimulent la pratique des savoirs ilnuatsh en encourageant le sentiment d’appartenance et la fierté des jeunes et moins jeunes. Si cela demeure l’objectif principal, c’est aussi un investissement à long terme. En effet, en favorisant l’identité des jeunes d’aujourd’hui, ceux-ci seront plus en mesure de prendre des décisions éclairées et autonomes face aux problèmes qui se présenteront à eux dans le futur. «En découvrant la fierté d’être autochtones, les jeunes comprendront qu’il vaut la peine de lutter pour l’avenir. Ancrés dans leur culture, ils travailleront à bâtir un avenir meilleur» (CRPA 1996c:174).

Au niveau public, les adultes jouent un rôle institutionnalisé marqué par les «attentes stéréotypées et abstraites» de la communauté à leur égard (Goffman 1973a:33). À tel point que ce rôle public a des répercussions dans leur rôle de parents, au niveau privé et leur confère un certain sens du «droit et du devoir». En effet, puisqu’ils sont particulièrement sensibles à l’importance de la transmission des savoirs, les informateurs rencontrés ressentent la responsabilité de donner l’exemple dans la pratique des savoir-être et des savoir-faire. Les adultes qui travaillent à la transmission de la culture au niveau public exigent d’eux-mêmes et des autres un certain niveau de cohérence avec les démarches entreprises au niveau privé pour la transmission des savoirs traditionnels. Par exemple, des parents qui veulent que leurs enfants apprennent la langue ilnu, doivent suivre des cours d’ilnu et utiliser celle-ci lors de leurs interactions publiques. Françoise T. raconte comment il est important pour chaque adulte pekuakamiulnu travaillant au niveau public d’être conséquent dans ses décisions : 124

Quand il y a eu le rapatriement par exemple du secondaire. Il y a [de nos enseignants] qui ont fait le choix d'envoyer leurs enfants ailleurs. Si on se croit vraiment, et qu'on veut être crédible, qu'on veut vraiment exister comme peuple, il va falloir assumer jusqu'au bout les décisions qu'on prend. Et aller jusqu'à se dire : Les gens qu'on a ici qui ne croient pas en ce qu'on fait … On ne pourra pas continuer, on se tire une balle dans le pied.

Françoise T.

Cette informatrice, qui travaille dans le domaine de l’éducation, souhaite parallèlement que les Pekuakamiulnuatsh cessent de dépendre du conseil pour assurer la transmission des savoirs. Ils doivent se montrer réceptifs aux idées lancées par le conseil, participer aux consultations publiques et assumer les décisions prises démocratiquement. Car, en général, la population attribue énormément de responsabilités au conseil en ce qui concerne la survie de la culture. C’est la politification abordée au chapitre 2.4.2. À titre d’exemple, Lise S., qui désapprouvait déjà le peu de cours de langue ilnu qui se donnait à l’école, reprochait au conseil son manque d’intérêt pour la culture et ses diverses manifestations:

Qu'est-ce que tu veux faire avec deux cours par semaine ? De langue ! Ce n'est pas grand chose. Quand les enfants sont en vacances, disons aux vacances d'automne, pour la chasse à l'orignal, les parents n’ont pas de vacances au conseil. Comme si les enfants allaient partir seuls à la chasse ... C'est ça qui est mal fait. Ils devraient faire le conseil pour que les parents puissent accompagner leurs jeunes en forêt, étant donné que c'est une semaine culturelle.

Lise S.

Pourtant, il est possible de s’impliquer au niveau de la pratique des savoirs traditionnels malgré tout. Les adultes qui font avec le «manque de collaboration» du conseil identifié par Lise S. ont la réputation d’être très près de la culture. C’est le cas de Mimi F. et de sa réussite à pratiquer les savoirs traditionnels, même ceux des hommes. Elle-même peu bavarde sur le sujet, sa fille, Valérie C. décrit ainsi les pratiques de sa mère :

Ma mère fait la chasse à l'orignal. Oh oui, elle aime ça. Elle n'y manque pas, à l'automne, elle s'en va à la chasse. Elle prend ses vacances. Et elle s'en va. Des fois, mon père travaille aussi donc il ne peut pas monter. Elle s'en va toute seule dans le bois. Ça arrive souvent. C'est arrivé souvent qu'elle se soit prise un orignal. […] Mes frères et moi, on a tout le temps été dans le bois parce que ma mère a tout le temps pris ses congés à elle, annuels, pendant le temps de la chasse à l'orignal. 125

C’est pour ça qu’on était tout le temps dans le bois, pendant une semaine. On ne voyait pas que les autres montaient pas dans le bois.

Valérie C.

La reconnaissance sociale qui résulte d’une pratique publique des savoirs et d’une participation active dans les processus décisionnels et surtout scolaires n’encouragent pas seulement les plus jeunes à acquérir la culture, mais cela a un effet positif sur les adultes eux-mêmes. À propos de l’implication parentale dans les écoles d’immersion, l’expérience maori révèle que «Some parents have a tremedous investment in these schools, and they have become intensely Maori» [Je souligne] (Hingangaroa Smith 2000:224). De fait, l’implication des adultes à différents niveaux de la sphère publique leur redonne une assurance sociale et identitaire.

Si la plupart des adultes ne présentent pas l’autonomie désirée par le conseil en ce qui concerne la sauvegarde et la transmission des savoirs – comme Lise S. -, c’est qu’ils ne sont peut-être pas en mesure de le faire. Beaucoup d’adultes présentent eux- mêmes des lacunes en fait de fierté ou de connaissances de savoirs : Les Traditionnels ont trop à faire avec les difficultés socio-économiques et culturelles qui les accablent et les Blancs n’ont tout simplement pas les savoirs en main. Cela transparaît dans Les arbres de connaissances. En effet, on y dit que les adultes rencontrés pour l’étude affirment pouvoir transmettre eux-mêmes les savoirs, mais à condition d’avoir le support d’une autre personne, une traduction montagnais/français adéquate et la possibilité d’acquérir plus d’expérience. Pour ces raisons, les adultes préfèreraient que la transmission des savoirs soit laissée à toute autre personne compétente, souvent les aînéEs (Conseil des Montagnais du lac St-Jean 2000-2002:7).

Ainsi, les adultes portent beaucoup de respect envers les aînéEs et reconnaissent la quantité et la qualité de savoirs qu’ils ont en leur possession. Les adultes veulent susciter chez les plus jeunes ce même sentiment en encourageant l’observation des compétences des plus âgés. Car une transmission par les aînéEs, selon Jacques D., est une transmission directe, qui n’est pas «filtrée». Mais la participation des aînéEs au niveau public est rare et timide. Le conseil de bande cherche donc à renforcer la fierté des aînéEs afin qu’ils pratiquent leurs savoirs sans embarras dans leur famille, d’abord, ensuite à un public plus large.

L'aînéE doit transmettre à ses propres enfants et à ses petits-enfants, mais si on peut aller encore plus loin ... Toucher plus de monde. Il faut 126

rayonner vraiment dans tous les sens parce que sinon on va s'assimiler complètement. […] Des fois les gens vont transmettre à l'école, mais ils ne transmettront pas à leurs propres enfants. Là y'a un problème. C'est quasiment un critère. Démontres-nous que tu transmets et on va t'inviter à transmettre. Ce n'est pas évident.

Jacques D.

Grâce à la circularité, les lacunes que présentent les adultes et les aînéEs peuvent être comblées. En effet, les savoirs peuvent leur être transmis par les plus jeunes. Diane D. confirme le fait que ses étudiants lui transmettent beaucoup de savoirs, souvent selon les règles très particulières de la tradition orale et de ses caractéristiques liées à la circularité :

[…] je peux dire que j'apprends de mes jeunes aussi, eux qui sont habitués d'utiliser le territoire. C’est eux qui deviennent des professeurs pour moi … Souvent, tu n'as pas besoin de parler. C'est par le geste et par l'observation. Ils disent tout le temps «C'est sûr que tu ne peux pas le faire comme moi tout de suite au début mais pratique-le, tu viendras me revoir.»

Diane D.

En résumé, la connaissance que les adultes ont du monde occidental leur permet de faire la promotion de leur culture via les institutions et les modes de transmission modernes, le tout motivé par une démarche d’autonomie politique. L’institutionnalisation de la transmission des savoirs objectivés fait partie de leur rôle public et sert leur objectif de valorisation de la culture ilnu et des diverses caractéristiques de la tradition orale : relations aînéEs/jeunes, entraide, reconnaissance publique des compétences, expériences du vécu, etc. Cette conscience d’une conjonction des deux mondes les amène à remplir les attentes que la communauté a à leur égard, soit la responsabilité de la cohésion sociale et le leadership nécessaire à toute démarche publique.

4.1.3 Les aînéEs UnE aînéE, pour la plupart des informateurs rencontrés, est quelqu’un sans âge (aussi Ellerby 2001:12, Gill 1987:133), qui n’est pas très expressif, ni particulièrement communicatif (Informateurs David P., Pierre J.). Cela ne remet pas en question la masse de savoirs détenue par cette personne, au contraire. Il est reconnu qu’unE aînéE possède les savoirs, la culture, la langue (Anderson 2001:273). Par contre, si 127 c’est à leur contact qu’on est le plus susceptible d’apprendre, c’est davantage à cause de leurs expériences, de leur vécu, en territoire surtout, et de la sagesse qui en résulte (Brassard 1983:19, CRPA 1996c:134, Lavoie 1999:72, Mailhot 1993:141, Mearns 1994:285, Ridington 1990:89, Rushforth 1992:488, Tous les informateurs).

Il n’est pas surprenant alors qu’un aîné soit quelqu'un qui agit comme source et ressource en mettant son savoir au profit de la communauté, sans réel intérêt personnel, si ce n'est que ses connaissances reviendront à ses descendants (Douglas 1998:89, Ellerby 2001:12, Lévesque 2002:206). Ils n’exigent pas d’argent en échange de leurs savoirs. Ils demandent parfois qu’on leur fasse un peu de thé (Informatrice Diane D). Elle résume le tout en ces termes :

Quand ça ne va pas, tout le monde se tourne vers eux, parce qu'ils ont du vécu. Ils ont vécu quand même des choses qu’ils leur ont été montrées, comme le respect de la nature. Eux aussi ont été éduqués par les aînéEs. Les aînéEs sont toujours présents, peu importe la maison, n'importe où dans la communauté, il y a toujours un aîné. C'est le respect que le monde ont pour eux. Un aîné n'est pas obligé d’avoir 80 ans. [ ... ] Ils ont de la difficulté à se déplacer, mais les aînéEs sont quand même là. Leur savoir, toutes leurs connaissances.

Diane D.

Pour ces raisons, la sphère d’influence des aînéEs de Mashteuiatsh déborde des liens familiaux (Lavoie 1999:90). La terminologie ilnue et francophone corrobore ce fait. Nous avons vu à la section traitant des grands-parents (3.1.1.3) la distinction entre la terminologie ilnu et francophone. Le terme kukhum est lié à une fonction familiale : cela signifie: «vieille femme, femme ayant passé l’âge d’avoir des enfants» (Drapeau 1991:195). Tandis que le terme «aînéE» est davantage fonction de l’expérience personnelle, du vécu d’une personne et représente ainsi un terme associé aux individus qui sont des références communautaires, peu importe leur âge.

Mais justement, qu’est-ce qui fait qu’unE aînéE devient une référence communautaire ? C’est une question épineuse qui met de l’avant l’hétérogénéité de la communauté, perceptible également chez les plus âgés de Mashteuiatsh, car elle oppose vision traditionnelle et moderne (CRPA 1996c:144). Cela complique parfois la nature de leurs interventions comme en témoigne Jeanne H.:

C'est drôle parce que j'ai eu un petit débat un moment donné avec mon équipe là-dessus où on disait : «Une personne qu'on nomme un aîné, 128

c'est d'abord un modèle, quelqu'un qui possède une culture.» On faisait le débat entre autre parce que des fois ça va arriver qu'on invite des aînéEs à des discussions pour nourrir les programmes, on va les inviter dans les classes. Et il y a des aînéEs qui sont nommés aînéEs mais qui ont une histoire sociale qui n'est pas rose. Et les gens disaient : «On ne devrait pas, ces gens-là, les considérer comme des aînéEs.» Parce qu’un modèle, en principe y'a quelque chose de ... Maintenant, qui va décider ça ? Que s'en est un et pas un. Il y a des gens que je considère comme des aînéEs. Il y a des gens qu'un autre considère comme des aînéEs. Pour moi ce n'est pas essentiel que ça soit les mêmes. C'est juste important que je sache.

Jeanne H.

Les Traditionnels valorisent la transmission en forêt, avec une ou deux personnes, membres de la famille ou pas et sont davantage tournés vers la spiritualité. Ils considèrent parfois l’école comme un lieu d’apprentissage de second choix, inutile s’il y a eu observation des savoirs à la maison.

Je savais coudre à main ... Après, quand j'ai suivi [des cours d’] artisanat, ils montraient comment faire. Je le faisais tout de suite. J'étais prête à faire la broderie. J'ai vu faire, on le voit faire. C'est ça que je me dis. Pas besoin d'aller à l'école pour apprendre ça. C'est ça l'affaire.

Lucette G.

Quant aux Blancs, ils présentent des qualités de leaders et encouragent la transmission à plus grande échelle dans des cadres institutionnalisés où ils sont à l’aise (Conseil de bande des Montagnais du lac Saint-Jean 2000-2002:6, Girard 1997:103, Informateurs Diane D., Jeanne H., Mimi F., Pierrette R.). Lorsque vient le temps d’amalgamer savoirs et compétences, ou de prendre des décisions majeures pour la communauté, l’appartenance sociale des aînéEs peut entraîner certains conflits proportionnels à la question en jeu. Par exemple, un conflit mineur s’est déroulé lors d’une sortie en ilnu-assi avec le Parc Sacré, sortie dont le thème était la reconnaissance des plantes médicinales et de leur usage. Il a été difficile, voire impossible, que les aînéEs fassent consensus sur le nom et parfois sur l’utilisation de certaines plantes. Un aîné, qui ne connaissait que le nom d’une plante en ilnu, le traduisait littéralement en français, ce qui s’avérait être, dans cette langue, une autre plante identifiée par une aînéE unilingue francophone. Cet imbroglio, encore drôle à ce stade-ci, peut prendre un caractère grave lorsqu’il s’agit de question sur les 129 revendications territoriales et les démarches d’autonomie gouvernementale de la communauté61.

Malgré tout ce qui les différencie, les aînéEs sont souvent présents aux rassemblements (fêtes, jeux, activités communautaires, etc.), ponctuellement à l’école, parfois au Musée. Mais sans plus. Et on sent bien, tant chez les informateurs que dans le discours des représentants d’institutions, que ce n’est pas assez. Les aînéEs manquent de contexte public où exprimer leur voix et leurs connaissances, ce qu’ils font toujours avec plaisir lorsqu’ils ont la place nécessaire. Car ils ont à cœur les apprentissages des jeunes, chez qui ils espèrent surtout inculquer, comme savoir-être essentiel, la débrouillardise (Informateurs Diane D., Lucette G., Pierrette R.). Ce savoir-être est, pour la tradition orale, gage d’une vie dynamique basée sur l’adaptabilité, l’intuition et la liberté individuelle.

L’anthropologie de la communication nous permet de voir la situation des aînéEs en fonction des relations et non pas en fonction des rôles. «Que l’on tente de comprendre l’Autre à partir du passé ou du présent, ce qui prime ce n’est pas tant autrui dans sa réalité que le rapport à autrui» (Abdallah-Pretceille 2001:94). C’est le cas des relations aînéEs/jeunes. La mémoire du passé est comprise et utilisée à partir du présent, comme le souligne Halbwachs (1950:126), mais le rapport à autrui, ici l’aîné, est faible et dévalorisé. Beique rend compte de cette difficulté :

Et elle [une femme dans la soixantaine] s’en prend aux jeunes, à leur mode de vie qui ne favorise plus l’apprentissage traditionnel [...]. Mais dans l’autre camp, on retourne la balle aux aînés : The only problem is that they are not trying to teach.

Beique 1986:116

Ainsi, la difficulté de communication entre les aînéEs et la communauté est due à une dévalorisation de la relation en soit et non des rôles en tant que tels (Abdallah- Pretceille 2001:120, Douglas 1998:130). En effet, la nature de la relation qui unissait aînéEs et plus jeunes a été modifiée lors du processus de sédentarisation, moment où les priorités furent révisées en fonction du rythme de vie occidental qui caractérisait la réserve. Parmi les valeurs modifiées, il y a aussi les liens familiaux, qui furent

61 Voir section 2.4.2. sur les Traditionnalistes qui s’opposent, entre autres, à l’Entente de principe. 130 interrompus, et les relations avec les institutions compétentes, qui devinrent valorisées.

La dévalorisation générale de la culture ilnu – du moins, au début du processus de sédentarisation et sous la pression de l’attitude de dénigrement des cultures autochtones par la société dominante - découragea la pratique des savoirs par les aînéEs. Cela explique pourquoi le rôle des aînéEs – être dépositaire des savoirs traditionnels - est reconnu d’emblée, mais les relations qu’ils entretiennent avec le reste de la sphère publique sont maintenues au minimum (Informateurs David P., Françoise T., Lise S., Marie M., Pierre J.). En effet, on croit les aînéEs très gênés, trop âgéEs et réticents à la transmission en public, surtout à l’école. L’objectivation du rôle d’aînéE - tant par les Autochtones eux-mêmes que par les anthropologues – suscite ces attentes stéréotypées. À tel point que le rôle d’aînéE est aujourd’hui une représentation collective. On peut donc parler d’une institutionnalisation du rôle d’aînéE au sens où l’entend Goffman (1973:33. Voir section 1.6.3 sur la définition de rôle). Le système actuel actualise ces stéréotypes et est donc loin d’accorder la reconnaissance publique nécessaire à une démonstration publique des compétences des aînéEs. Par exemple, on fait appel à des diplômés pour transmettre la langue ou certains savoir-faire, comme la préparation des plantes médicinales.

Suivant sa fonction centralisatrice, le conseil de bande s’est investi de la mission de revaloriser la relation avec les aînéEs et tout ce que cela comporte : reconnaissance, respect, savoirs traditionnels, etc. En effet, «[…] le conseil de bande réalise de plus en plus que ces gens-là nous quittent, s'en vont vers l'autre monde, que si on ne prend pas le temps nécessaire d'écouter ces gens-là, ils ne nous écoutent pas» (Informateur David P.). L’establishment est conscient du pouvoir de la créativité cyclique si chère à la tradition orale et travaille donc à la reconnaissance au niveau public de l’expertise des aînéEs. Car accorder aux aînéEs cette reconnaissance, c’est leur redonner la fierté qui les encourage dans la pratique publique et privée de leurs savoirs et ainsi permettre une plus grande diffusion des savoirs dont ils sont garants. En témoigne l’exemple de Telesh Bégin, une artiste de la communauté. Au cours de l’été 2003, elle a fait une exposition au Musée des Amérindiens sur le mordillage d’écorces. La portée d’une telle démonstration publique, via une institution moderne soulignons-le, est énorme sur la vivacité des savoirs. Cela a eu des répercussions chez Lucette G. par exemple, qui m’a raconté ce qui suit lors d’un entretien : 131

Ma mère m'avait montré comment mâché - comment est-ce qui appellent ça, le bouleau ? - la feuille pour faire des fleurs. Il y a une dame qui fait ça ici. Thérèse Bégin. […] Oui, ma mère en faisait. Elle me l'avait montré aussi. Parce qu'on avait à se promener dans le bois, avec le bébé. Ma mère le portait sur le dos. Elle m'avait donné un morceau, elle a dit : «Goûte, tu vas voir !» Elle m'a montré comment faire. Elle l'a fait, il y avait des fleurs sur l'écorce. J'étais contente. Moi aussi je l'ai appris, mais je ne l'ai pas fait, je n'ai pas continué à le faire. J'ai tout vu, mais je n'ai jamais pratiqué. Le pensionnat je pense que ça dérange pas mal.

Lucette G.

Voilà que Lucette G. rassemble ses souvenirs et reconnaît ce savoir particulier qu’elle reproduira peut-être un jour. Pour l’instant, elle vient de nommer une expérience agréable en identifiant un savoir qui a été transmis à ce moment. C’est le processus identifié par Sapir (1967:39) et Halbwachs (1950:126) décrit au point 3.1.3.

Un des projets suggérés par le conseil de bande pour la reconnaissance publique des aînéEs, c’est la mise sur pied d’un conseil des aînéEs (Informateurs David P., Françoise T., Jeanne H., Pierre J.). Lips identifiait une pratique semblable au lac St-Jean en 1947. Selon lui, les aînéEs remplissaient temporairement les tâches du chef entre le décès de celui-ci et l’élection de son successeur (Lips 1947:404). Laissons Pierre J. expliqué la tâche d’un tel conseil en 2003 :

Un conseil des aînéEs va être arrimé au conseil de bande, sur le plan politique, entre autres. Il va pouvoir influencer le conseil de bande sur différentes décisions qui sont importantes au niveau de notre communauté. Ils vont être également des gardiens de certains principes et ils vont s'assurer de transmettre ça ou au moins de paramétrer certaines décisions que le conseil de bande va prendre. C'est un nouvel exercice au niveau de la communauté parce qu’il n’existait pas de conseil des aînéEs dans ce sens-là.

Pierre J.

Impliquer les aînéEs davantage, leur accorder une certaine autorité publique en matière culturelle, inculquer aux membres de la communauté le respect et la valeur des aînéEs et éventuellement assurer une certaine rétribution, voilà ce que le conseil vise par un tel projet. Un projet que recommande le rapport de la Commission royale sur les Peuples autochtones (CRPA 1996c:144) et qui ira certainement chercher l’approbation des Pekuakamiulnuatsh. Ceux rencontrés sont toujours très enthousiastes à la présence d’aînéEs dans les activités de toutes sortes (Informateurs Lise S., Mimi F., Pierre J., Valérie C.). Au moment d’écrire ces lignes, la réponse des 132 aînéEs à un tel projet est inconnue. Par contre, Pierrette R., grand-mère d’une nombreuse famille et référence en matière artisanale, raconte avec enthousiasme sa visite d’une communauté où siégeait un conseil des aînéEs :

On est allé dans une autre réserve où les aînéEs sont au centre. Ils ont un conseil des aînéEs. Ils sont tous dans les mêmes bâtisses. Ça fait qu'eux, les vrais conseillers, quand ils ont à trouver quelque chose, ils vont au conseil des aînéEs. C'est la ressource. Ça veut dire que oui, le lien est resté. C'est bien. J'aime ça cette image-là. Tu rentres là-dedans, on dirait que quelqu'un te pousse à y aller. Ma fille a bien aimé ça aussi. Elle est beaucoup plus proche de la culture que les autres.

Pierrette R.

Outre servir de repères pour les institutions de la communauté, comme l’explique cette informatrice, le conseil des aînéEs reflèterait une certaine autonomie. C’est que le conseil de bande laisserait le conseil des aînéEs choisir ses propres membres. Exercice intéressant quand on sait que chaque aîné trouve plus connaisseur, plus sage que lui- même (Informateurs Françoise T., Jacques D., Jeanne H., Lise S., Lucette G., Pierre J., Pierrette R., Valérie C.). Pour un, c’est un parent aujourd’hui décédé, pour l’autre c’est un voisin maintenant trop âgé (Informateurs Jacques D., Lise S., Lucette G.). Cela explique peut-être pourquoi les aînéEs d’aujourd’hui ne semblent pas se sentir menacés comme le sont les femmes inuites rencontrées par Beique (1986:108). «Au- delà de l’autorité morale (ou physique), c’est la parole des aînés qui inspire un grand respect. [...] Mais malgré ce respect qui persiste, les "anciens" eux-mêmes se sentent menacés [...]» (Ibid.).

Parce que la transmission des savoirs est la responsabilité des aînéEs et des plus compétents, comme le mentionne Goulet (1998:27), chaque individu concerné tente de reproduire le meilleur contexte de transmission. Que ce soit en ilnu-aimun, par petits groupes seulement, en territoire ou à l’école devant un large public, en français, de façon magistrale, l’establishment se doit de donner la latitude, la fierté et les outils nécessaires aux aînéEs pour transmettre adéquatement et de façon respectueuse à l’égard de leurs expériences, les savoirs qu’ils possèdent.

4.2 Les lieux La transmission publique des savoirs se déroule en grande partie sous les auspices des différentes institutions de Mashteuiatsh. Beaucoup de ces lieux publics furent 133 empruntés à l’État colonial et sont compris comme nécessaire à la création d’une nation innue moderne (Anderson 1991:185). Anderson identifie, dans la plupart des nouvelles nations postcolonialistes, trois de ces emprunts, que l’on retrouve chez les Pekuakamiulnuatsh. Il s’agit du recensement, de la science géographique et des institutions muséales. «[…] Together, they profoundly shaped the way in which the colonial state imagined its dominion – the nature of the human beings is ruled, the geography of its domain, and the legitimacy of its ancestry» (Anderson 1991:163- 164).

À Mashteuiatsh, les multiples consultations publiques et les statistiques sur divers sujets font offices de recensement. La description géographique de la communauté et du Nitassinan a été nécessaire pour toutes revendications politiques et territoriales. Finalement, le musée est celui que nous connaissons, le Musée amérindien de Mashteuiatsh. La présente section est consacrée aux formes que prennent ces institutions à Mashteuiatsh mais aussi aux autres lieux qui assurent la transmission publique des savoirs et la revalorisation de l’identité communautaire des Pekuakamiulnuatsh.

4.2.1 L’école Après avoir été un outil de répression qui s’est avéré assez efficace, l’école est aujourd’hui responsable de la transmission publique des savoirs traditionnels (Informateurs Diane D., Lucette G., Valérie C.). En effet, la grande majorité des informateurs s’entende pour dire que l’école est un moyen essentiel de transmission des savoirs traditionnels, tant au point de vue des initiatives de transmission communautaires – les manuels scolaires par exemple - qu’au point de vue du mode de transmission en soi – programmes, activités, etc.62.

Pour en arriver là, l’école a d’abord été reprise en charge dans les années 70 par le conseil de bande. Cette prise en charge n’était qu’administrative et elle n’a pas été immédiatement accompagnée d’une réadaptation des programmes au besoin de la communauté; pendant longtemps, le programme que le ministère de l’éducation prévoyait pour les écoles provinciales était appliqué à la lettre63. Chaque cinq ans, la

62 C’est également ce qui ressort de l’étude effectuée pour Les arbres de connaissances. 63 En 1983, Léonard Paul prévoyait que les années 1980 allaient «permettre aux autochtones [sic] de se choisir un médium structurel qui soit à la mesure de la 134 direction de l’éducation locale devait remettre au ministère des Affaires indiennes un rapport d’évaluation de l’ensemble du programme qui comprenait des données sur le taux de réussite, de décrochage, etc. Depuis qu’une majorité de Pekuakamiulnuatsh occupe des postes de gestion, soit peu après les années 90, la direction de l’éducation de Mashteuiatsh voit les résultats de ces rapports – qui sont assez alarmants - et réalise l’importance de gérer et d’inventer ses propres programmes scolaires adaptés à la réalité de la communauté (Informatrices Françoise T., Jeanne H., Pierre J., Charest 1992:66). Aujourd’hui, il y a deux écoles à Mashteuiatsh. L’école Amishk est l’école primaire et l’école Kassinu Mamu comprend les niveaux I, II et III du secondaire, ainsi qu’un programme pour les étudiants en cheminement particulier.

Au printemps, l’école Kassinu Mamu offre aux étudiants de secondaire III, parfois accompagné du secondaire II, un séjour d’une semaine en territoire. Les étudiants font eux-mêmes les préparatifs : équipements, nourriture, etc. On regroupe deux ou trois étudiants par tente, qu’ils doivent monter ensemble, après avoir tapé la neige et coupé les perches. Ils doivent couper le bois de chauffage, se faire à manger et faire quotidiennement le tour de leur terrain. Afin d’ajouter à la difficulté, on demande aux étudiants de faire une «banique» par jour et d’avoir du thé en permanence pour les éventuels visiteurs. Un professeur fait une visite quotidienne et évalue leur travail. Cela a été une activité très appréciée de Valérie C., la seule informatrice rencontrée qui y ait participé :

C'était pour les points mais en même temps c'était pour être dans le bois. Parce qu’ils nous ont dit : «Aimez-vous mieux avoir une journée d'école ou aller dans le bois et apprendre par vous-mêmes ?» Dans le fond c'est vrai, on apprend nous-mêmes. Moi je m'étais dit : «Je m'en vais dans le bois.» C'est mieux d’aller dans le bois et c'est une expérience à vivre. Je l'avais déjà fait. Je voyais mon père «tenter» la tente, mais je ne l'aidais pas. C'était mon frère et ma mère qui l'aidaient. Mais là on est trois qui ne savent pas «tenter» une tente. On savait, mais on ne l'avait jamais fait ! C'était drôle, on était fâché pendant la journée, mais le soir on riait de ça. Notre professeur était venu et il riait de nous.

Valérie C.

signification qu’ils veulent bien imprimer à leur propre culture» (Paul 1983:5). Pourtant, ce n’est que la décennie suivante que les organisations autochtones réalisèrent l’importance de dépasser le stade de la «mimétisation» de la société dominante (Paul 1983:5). 135

C’est une activité qui plaît également aux parents. En général, ils disent qu’une semaine en territoire pendant toute la scolarisation, c’est suffisant. Les parents rencontrés adhèrent donc au programme offert par l’école et ils disent que la place qu’y occupe la pratique des activités culturelles est satisfaisante. Cela leur évite d’avoir à choisir entre deux modes d’éducation, choix que doivent faire les parents de Chisasibi : «The time schedule of the school year is one of the main obstacles to students having the opportunity to go to the bush for extended periods of time. Parents must choose one educational forum or the other for their children» (Jacobs 2001:313).

Il y a quelques années, la direction de l’éducation a également mis sur pied un programme d’immersion en ilnu-aimun à la maternelle, ouvert à tous les 4-5 ans. Mais les organisateurs ont rapidement subi un revers:

Pour 56 000 raisons que je n'énumèrerai pas, ça a avorté. Les gens avaient peur, il y avait une inquiétude terrible : «Les jeunes allaient perdre leur temps. Ça les empêchait de bien réussir à l'école.» Il y a eu toutes sortes de choses.

Françoise T.

Un sondage - une des institutions empruntées d’Anderson (1991:185) - auprès de la population sur la question a fait ressortir les conditions gagnantes pour un tel programme, dont le fait d’avoir un parent montagnophone. Le programme est aujourd’hui rétabli, et le fait d’avoir un parent parlant la langue innue est maintenant une condition d’admission. Un programme basé sur des critères semblables de sélection chez les Sámis de Scandinavie a été décrit par Svensson (1992:48-49).

Only children belonging to reindeer herding families were entitled to enter [nomad school] for very long. Other Sámi children were assigned to the common Swedish primary schools, thus cutting them off from the study of their own culture

Svensson 1992:48-49

Ce programme est imposé par l’État aux Sámis et est perçu comme un moyen d’assimilation et de ségrégation qui sape l’union du groupe. L’école nomade est considérée comme un mode d’enseignement «primitif» et non pas comme répondant au besoin des familles nomades (Svensson 1992:49). À Mashteuiatsh, ce programme est une initiative locale qui a pour objectif la survie de la langue. Pour mieux saisir les 136 avantages de ce procédé tel qu’il y est appliqué, il faut admettre le principe selon lequel on ne peut perdre ce qu’on ne possède pas. De fait, les enfants issus de familles non-traditionnelles qui n’apprennent pas la langue innue à l’école – sous prétexte qu’ils ne la connaissent pas – ne peuvent pas la perdre. Par contre, les enfants qui parlent la langue, ou qui ont une chance de l’apprendre à la maison, sont susceptibles de perdre cette connaissance, cette opportunité d’apprentissage. De plus, cela permet le partage des responsabilités d’apprentissage entre l’école et le parent montagnophone (Françoise T.).

La première cohorte de ce nouveau programme d’immersion est entrée en première année à l’automne 2003. On leur prévoyait encore une heure d’ilnu-aimun par jour. L’administration prévoit, pour les étudiants suivant le programme régulier, une heure de cours de langue ilnue par cycle de neuf jours. Si cela encourage l’utilisation de la langue en privé, surtout par les aînéEs, ce programme d’immersion reste insuffisant aux yeux de la plupart des informateurs. Lucette G., Mimi F. seraient même prêtes à appuyer une immersion totale, pendant toute la scolarisation, en territoire.

L’équipe dynamique à la tête de l’éducation à Mashteuiatsh cherche à développer un programme scolaire entier respectant davantage la tradition autochtone tout en assurant la réussite dans le monde non autochtone. Ce programme ne serait pas basé sur l’avancement par niveau, mais plutôt sur le respect des capacités individuelles d’apprentissages, l’autonomie et l’observation. Douglas a constaté que l’avancement par niveau n’était pas non plus une tradition inuite : «According to Inuit, a young learner's lack of interest or inability to accomplish a task would indicate that the learner was not yet ready to learn the knowledge» (Douglas 1998:120). La direction vise la fin des cours magistraux dans des classes ordonnées et l’application moderne des échanges plus intimes qu’encourageait la tradition orale sous la tente. À cet effet, un shaputuan a été installé devant l’école pour permettre aux étudiants de s’asseoir en cercle dans un environnement qui rappelle le territoire (Françoise T., Jeanne H.).

L’école doit, elle aussi, composer avec l’hétérogénéité sociale de Mashteuiatsh et les différents niveaux de familiarisation avec les savoirs traditionnels. C’est pourquoi elle fait figure de bouée de secours dans certains cas, alors que dans d’autres, l’école assure l’intégration des acquis. Une femme traditionnelle de Mashteuiatsh me disait : «C'est aux parents de monter dans le bois avec leurs enfants. Ceux qui n'ont pas appris, ni été, peuvent envoyer leurs enfants à l'école». L’école doit aussi considérer 137 les habiletés parentales, souvent reliées à l’âge de la mère. Une mère de 13 ans64 n’a pas la même expérience parentale ni le même intérêt pour la culture qu’une mère plus âgée (Jeanne H.). En toute connaissance de cause, un des objectifs de l’école reste la responsabilité partagée de la transmission des savoirs traditionnels. Jeanne H. résume la responsabilité de l’école à ce niveau :

Quand tu vois les enfants, tu vois, tu ressens la nécessité de faire ça. Quand tu regardes les enfants. C'est vraiment ça. Quand les petits commencent l'école, que tu leur dis «Vous êtes des petits Indiens» et que t'entends dans la classe : «Non, non moi je ne suis pas un Indien. Toi t'es un Indien, toi ...» Tu dis : «Oh mon dieu ! Si on ne fait pas quelque chose, c'est dans la communauté que ça se passe.» C’est le rôle de cohésion sociale que l'école a. C'est quelque chose dont on a pris conscience. En disant «s'il n'y a pas quelque chose de commun qui est transmis à tous les enfants ...» Les familles et la communauté vont contribuer pour les différences. Mais l'école devrait faire état d'un consensus communautaire et transmettre ça à tout le monde, si on veut pouvoir vivre dans une société où il y a de l'harmonie.

Jeanne H.

Parallèlement, l’école fait certains apports aux Pekuakamiulnuatsh. Pour les jeunes, l’école et la maison sont tout simplement différents ; ils n’ont aucune préférence en ce qui concerne la transmission des savoirs. Chez les jeunes informatrices rencontrées, l’école ne semble pas si éloigné du reste de la communauté, comme c’est le cas à Weymontaci (Lavoie 1999:74-75)65. À Mashteuaitsh (comme ailleurs), le taux de décrochage reste toutefois élevé66. Les programmes destinés aux Autochtones ne donnent pas aux jeunes l’envie de rester à l’école et d’acquérir les compétences

64 Si cet exemple précis (donné par l’informatrice 6) est peu courant, il ne fait aucun doute que les mères appartenant au milieu traditionnel sont plus jeunes que les mères provenant du milieu plus aisé. Le nombre de grossesse est plus élevé chez les adolescents autochtones que chez les adolescents canadiens non-autochtones (CRPA 1996c:201). 65 Seule Marie M. ne trouve pas son compte à Mashteuiatsh, mais comme elle ne vient pas d’une famille traditionnelle, ce n’est sûrement pas parce que l’école lui propose un programme trop axé sur les idéaux occidentaux. Pourtant, le fait d’être d’une telle appartenance peut nuire à Mashteuiatsh, comme en témoigne Maxim Gill Dufour, un 6(2) : «J’ai fréquenté l’école de mon village et il m’arrivait de me faire appeler "le Blanc", cela me fait mal au cœur» (Conseil des Montagnais du lac St-Jean 2004 :2. Voir la note 32). 66 Bien que plusieurs informateurs m’aient confirmé ce phénomène, je n’ai pas de statistiques concernant le taux de décrochage à Mashteuiatsh (Informateurs 3, 4, 5, 6 et 11). Au niveau du Québec «plus de 40 % des Autochtones n'ont pas atteint le troisième secondaire, alors que cette proportion est de 20 % pour l'ensemble des Québécois» (SAA 1998:10). 138 nécessaires à l’entrée dans le marché du travail (CRPA 1996c: 184, Kenny 2002:8). C’est ce que constatent les informatrices Françoise T. et Jeanne H. :

À l'époque, quand on n'avait pas de secondaire, nos jeunes décrochaient au début de secondaire aussitôt qu'ils arrivaient en ville. On s'est dit : «On va rapatrier le premier cycle.» Maintenant, ils décrochent après. Le conseil de bande parle de rapatrier le secondaire 4 et 5. Je ne suis pas nécessairement d'accord mais je l'ai quand même comme orientation. [«C'est un moyen ça. Mais y'a d'autres moyens.» ajoute Jeanne H.]

Françoise T. et Jeanne H.

L’école est un milieu de transmission qui ne suscite pas d’objections de la part des adultes, mais d’après Les arbres des connaissances, ils sont également favorables à la transmission par petits groupes et à la transmission dans la famille élargie seulement (2000-2002:7). Par conséquent, on peut avancer que les adultes sont aussi concernés par la reproduction d’une certaine intimité même en public. Par ailleurs, les parents et les employés doivent chercher formation et expertise afin d’appuyer l’enseignement que leurs enfants reçoivent. Pour ce faire, ils utilisent ce qu’on met à leur disposition :

En tant qu'enseignante il a fallu que je me débrouille aussi pour aller chercher plus encore. Au niveau du musée, au niveau des visites un peu partout, la lecture, même sur Internet on a de plus en plus de choses qu'on ne savait pas, même sur les autres communautés, ce qui fait qu’on échange beaucoup. Des jeux autochtones ça rapproche beaucoup les gens «Ah ! Vous faites ça comme ça, nous on fait ça comme ça.» C'est vraiment par observation, aller participer aux activités. Même si on ne parle pas de tout ça [on peut échanger]. On dirait qu'on revient dans un autre temps.

Diane D.

Jeunes et adultes souhaitent voir davantage les aînéEs à l’école. Même s’ils appuient la transmission des savoirs via le système scolaire actuel, le système actuel n’est pas conçu pour faciliter leur participation, comme nous l’avons vu précédemment (Section 4.1.13). D’abord, ils sont plus à l’aise avec l’enseignement en ilnu-aimun, en territoire, à de petits groupes avec une formule qui permet l’acquisition d’expériences et non pas la forme d’éducation magistrale. C’est que la gène, la gestion de classe, leur âge parfois avancé, certains problèmes de santé et la langue française sont des obstacles majeurs à une participation accrue des aînéEs à l’école. De ce fait, ils préfèrent laisser la place aux plus jeunes (Conseil des Montagnais du lac St-Jean 2000-2002:6-7). Les aînéEs expriment ici les principales valeurs avancées par la tradition orale. 139

Il ne fait aucun doute que l’école est, à Mashteuiatsh, «un pilier de la société quant à la transmission de la mémoire» (Meyer et Walter 2001:77), au sens où l’entend la communication orchestrale. C’est une institution aujourd’hui essentielle, qui apprend peu à peu à «mettre des plumes» aux programmes dont elle a rapatrié la responsabilité il y a peu de temps. Déjà, en misant sur les différences sociales et culturelles et le partage des responsabilités, la direction de l’école agit en égard à la tradition orale. Loin de s’occidentaliser (Asad 1992:345), l’éducation qui émerge à Mashteuiatsh, «as one of the most decisive factors leading to increased self- determination» (Svensson 1992:58), rend compte de la capacité de résistance créatrice et innovatrice des Autochtones, capacité incontestablement liée aux revendications d’autonomie politique (Abdallah-Pretceille 2001:187).

4.2.2 Le Musée Le Musée, avec à sa tête les 125 membres de la Société d’histoire et d’archéologie de Mashteuiatsh, est un lieu incontestable de transmission des savoirs, après avoir été lui- même objet de réappropriation identitaire pendant les années de prise en charge (section 2.2). Après plus de 25 ans d’existence, le Musée comprend une exposition permanente intitulée «Pekuakamiulnuatsh ; les Ilnuatsh du Pekuakami ; les Montagnais du lac-St-Jean [sic]» qui présente les principaux éléments de la culture ilnu et quelques salles d’expositions temporaires. Un des objectifs du Musée est d’assurer une part de la transmission privée dans ce lieu public (David P.) ; c’est que le Musée transmet, selon les règles de la tradition orale lorsque c’est possible, les savoir- faire et savoir-être traditionnels. Pour ce faire, il a souvent recours, dans ses expositions, aux témoignages oraux d’aînéEs et/ou à la langue ilnue. C’est le cas d’une exposition temporaire qui avait lieu pendant l’été 2003, mentionnée au point 1.4.2.:

Par exemple, pour faire l'exposition sur les aurores boréales, nous avons consulté quatre aînéEs pour leur demander qu’était la signification des aurores boréales pour les Pekuakamiulnuatsh. Ils ont accepté. Ils nous ont dit que, franchement, des aurores boréales, ils n'y en avaient pas beaucoup ici. Mais ils ont accepté de partager les significations du temps. […] Comment on pouvait utiliser la lune, comment on utilisait le coucher du soleil, le lever du soleil.

David P.

Les visiteurs pouvaient écouter, grâce à des enregistrements audio, les témoignages des aînéEs. Le Musée travaille également au retour des artéfacts ilnuatsh disséminés 140 dans des musées hors communauté. Il remet, temporairement, ses objets entre les mains des Pekuakamiulnuatsh qui en font la demande, pour une cérémonie par exemple. De plus, le Musée présente des expositions d’artisans locaux, tels que le mordillage d’écorces de Telesh Bégin, Pekuakamiulnu. De même, il vend certains objets d’artisanat qui respectent la tradition ilnu.

Si le Musée a comme objectif de transmettre d’abord aux membres de la communauté, il reçoit plus de 25 000 visiteurs par année. De quoi rendre les Pekuakamiulnuatsh fiers de leur culture, indique David P. Pourtant, certaines personnes de la communauté sont amères envers le Musée pour deux raisons. L’entrée est payante pour tous et les coûts d’exposition sont très élevés (ne serait-ce qu’en matériel de présentation comme les cadres, meubles, etc.), même pour les Pekuakamiulnuatsh. Pourtant, cela reste un investissement intéressant du point de vue de la transmission de la culture car les répercussions sont énormes. Les écorces mordillées de Telesh Bégin, pour ne donner que cet exemple, ont réveillé plus d’un souvenir et en ont encouragé la pratique (Voir section 4.1.1.3).

Le Musée, tout comme l’école, est une institution nouvelle chez les Pekuakamiulnuatsh, héritage des empires coloniaux (Anderson 1991:184). Pourtant, tout comme l’école, la communauté investit une part de sa culture et de la tradition orale dans le fonctionnement et la définition de son Musée. Cela fait en sorte que les objectifs de l’establishment sont respectés, objectifs qui visent pour l’instant la préservation des acquis objectivés et la maximisation des occasions de transmission de ces savoirs (Goulet 1998:36). Parallèlement, les Pekuakamiulnuatsh révèlent ainsi le besoin qu’ils ont de rétablir leur fierté, envers eux-mêmes d’abord, mais également envers la société québécoise et canadienne (Abdallah-Pretceille 2001:61). C’est l’exemple parfait de la «quête de reconnaissance qui prend appui sur la connaissance […] c’est l’expression d’une différence, c’est aussi l’affirmation d’une identité» (Lévesque 2002:210).

4.2.3 Le Parc Sacré et autres lieux formels La longue liste des événements, des lieux et des moments de transmission publique des savoirs traditionnels peut se diviser en deux : les événements informels et ceux plus formels souvent chapeautés par le conseil de bande, que nous verrons d’abord. 141

La structure communautaire offerte par le conseil est un cadre que je considère comme un lieu de transmission des savoirs car, comme nous allons le voir maintenant, beaucoup d’activités culturelles se déroule en son sein. Cette macro-structure est nécessaire «parce que la culture c'est tellement important, mais autant chez nous, ça peut faire peur à bien des gens» (Pierre J.). Les membres du conseil sont conscients de cette hétérogénéité qu’ils cherchent à valoriser, comme nous l’avons vu dans la section sur les adultes de la communauté. «Tu ne peux pas vouloir autre chose quand tu es rendu dans les postes d'administrateurs. Ça pas de sens. C'est le défi, moi je pense. C'est le défi» (Françoise T.). Ils cherchent également à éveiller la participation individuelle afin de responsabiliser les Pekuakamiulnuatsh sur la transmission de leur culture. C’est pourquoi, avec sa philosophie centralisatrice, beaucoup de projets culturels mais aussi nombre d’initiatives locales sont sous l’autorité du conseil de bande.

Le fait que des activités culturelles aident à revaloriser la culture ilnue et favoriser une identité forte n’est pas récent, comme l’indique le rapport de la Commission royale sur les Peuples autochtones. Le principe de réciprocité qui sous-tend depuis toujours ces rassemblements unit les individus en communauté et contribue au renforcement d’un sentiment d’appartenance (CRPA 1996c:153). Aujourd’hui, les activités culturelles se déroulent dans un cadre différent, mais les valeurs qui sont à la base de ces rassemblements sont les mêmes. De tout temps, le besoin de créer des liens durables a été satisfait par les rassemblements où se côtoyaient les valeurs de la tradition orale (Abdallah-Pretceille 2001:97). Que la signification de communauté ait glissé de familles élargies à membres d’une bande n’y change rien.

Le Parc Sacré, ou Kanatukukiuetsh Uapikun, a vu le jour en 2001 d’après une initiative d’une Pekuakamiulnu et de deux Québécois. Ce projet a bénéficié d’un programme qui encourage les initiatives communautaires, lancé à la même époque par le conseil de bande de Mashteuiatsh et compose depuis avec l’aide financière de plusieurs entreprises locales. L’objectif du Parc Sacré est de réunir jeunes et moins jeunes vers un mieux être tout en encourageant la transmission des connaissances ilnuatsh sur les plantes médicinales. À ce jour, le jardin compte une vingtaine de plantes, régulièrement entretenues par le/la coordonnateur/trice. Tous les Pekuakamiulnuatsh sont invités à utiliser les plantes du jardin, en échange de quelques heures d’entretien supplémentaires ou d’une implication bénévole au sein du conseil d’administration. 142

Sans remettre en question la pertinence du projet, on peut s’interroger sur la capacité du Parc à atteindre ses objectifs. En effet, Tantaquidgeon remarquait le peu d’expertise dans le domaine des plantes médicinales lors de son passage à Pointe-Bleue en 1932. Elle notait que les règles de manipulation des plantes et de préparation des médicaments sont les mêmes qu'au sud, seulement, elles sont peu nombreuses et insignifiantes comparées à celles des autres groupes et qu’aucun rituel n’était lié à la cueillette (Tantaquidgeon 1932:265). Quelques 70 ans plus tard, plusieurs faits viennent corroborer les propos de Tantaquidgeon. Premièrement, peu de plantes dans le Jardin sacré sont indigènes. De fait, la participation des aînéEs est rare car ils sont peu familiers avec les plantes qui s’y trouvent. On fait venir une herboriste du village blanc voisin pour son expertise sur les propriétés et les méthodes de conservation. Finalement, peu de gens bénéficieront des récoltes du Parc Sacré. C’est une activité qui demande un effort soutenu de longue haleine pouvant s’étirer sur deux saisons.

Malgré tout, cet endroit suscite le respect des jeunes qui fréquentent le coin67. Le Parc est là. Il sensibilise ceux qui le côtoient et suscite chez eux fierté, désir d’apprentissage et expériences du concret. Des activités sont organisées en collaboration avec les entreprises locales, comme les serres Pishum, ou lors d’événements particuliers comme la journée nationale des Autochtones. Surtout, le Parc Sacré encourage la création de liens plus intimes entre les Pekuakamiulnuatsh qui sont membres actifs et génère des échanges intéressants. Par exemple, voyant que son voisin se rendait aussi au réunion du Parc Sacré, une jeune Pekuakamiulnu a offert à l’aîné de l’accompagner. Lors de ces courts moments, l’homme partageait beaucoup de ses connaissances et anecdotes et à la fin de l’été, un lien particulier s’était créé entre les deux voisins. Comme elle m’a dit un jour, elle le connaissait bien cet homme, mais elle n'avait jamais pris la peine d'aller passer du temps avec lui.

Les cours communautaires sont parmi les nombreuses activités ponctuelles estivales mises sur pied par la direction Patrimoine, Culture et Territoire du conseil afin d’encourager l’employabilité et la transmission de savoirs traditionnels. En effet, l’été, la communauté voit pratiquement sa population doublée, tout comme avant la sédentarisation. Les étudiants sont de retour chez eux, pour travailler surtout. Parfois,

67 J’ose mentionner ce fait que je considère remarquable car bien souvent, la sobriété des jeunes qui se tiennent dans le coin du Parc laisse à désirer. Et pourtant, la responsable retrouvait, chaque matin, à sa grande surprise, le Parc et ses plantes en bon état. Parfois, certains de ces jeunes venaient spontanément aider à l’entretien, ce 143 on fait appel à des aînéEs pour donner les cours, comme ce fut le cas pour le cours de cuisine traditionnelle à l’été 2003 et pour le cours d’artisanat suivi il y a plusieurs années par l’informatrice Hélène B. Cependant, des jeunes peuvent aussi enseigner les savoirs pour lesquels ils présentent les compétences adéquates. À l’été 2003, une jeune Pekuakamiulnu dans la vingtaine offrait un cours d’une heure sur la fabrication de capteurs de rêves. D’autres activités eurent lieu à l’été 2003, comme la cérémonie de la pleine lune, un cours d’introduction à la langue ilnue, une tente suante et un séjour en territoire. Parfois peu populaire – nous étions deux au cours d’artisanat, une dizaine au cours de cuisine -, souvent très informels, ces cours permettent néanmoins de sensibiliser les participants aux savoir-être, savoir-faire et même aux procédés de la tradition orale. D’après Tecla Neganegijig (citée par Kenny 2002:38-39), ce genre de cours, auquel appartiennent les activités du Parc Sacré, est une première étape dans la reconquête des savoirs :

Il n'y avait rien de ce dont on parle aujourd'hui, comme utiliser des remèdes sacrés ou assister à des cérémonies. Peu importe ! Peu après le début de mon adolescence, ils ont créé ce programme d'activités parascolaires pour les enfants autochtones, qu'ils voulaient orienter vers la culture autochtone. Ils ont commencé par les danses traditionnelles autochtones et, plus tard, ils ont appris à quelques garçons à chanter, à jouer du tambour et à faire d'autres trucs, comme de la broderie perlée et du travail sur cuir. Après ça, je suis passée dans le groupe des jeunes. On allait dans des «pow-wow», où on dansait et chantait. C'était bien. Au collège Wassebin ..., une portion du programme portait sur les études autochtones. L'enseignante n'était pas trop au courant elle- même, alors elle faisait ce qu’elle pouvait, par exemple, elle nous faisait voir l'art autochtone. On a parlé un peu des herbes médicinales; les autochtones en utilisent. On ne savait vraiment rien là-dessus, alors on a essayé d’aller cueillir un peu de wiikenh (racine d'acore odorant), mais on n'a pas pu trouver la bonne plante. On a essayé de trouver de la menthe, pour les infusions, mais on n'a pas réussi là non plus. Pendant le cours, on nous a demandé de prendre des échantillons de menthe quand on est allés à la Ojibwe Cultural Foundation; là, quelqu'un est venu faire la cérémonie du calumet. C'était la première fois de ma vie que j'assistais à cette cérémonie. [...] À l'époque, il n'y avait pas d'aînés là-bas.

Tecla Neganegijig, Autochtone de Toronto, citée par Kenny, 2002:38-39

Les livres sur la culture des Pekuakamiulnuatsh ou sur leurs légendes sont un autre lieu de transmission au niveau public. Le livre de Noël La culture traditionnelle des Montagnais de Mashteuiatsh ou ceux du conseil des Montagnais du lac St-Jean sur qui créait, lorsque leur état le permettait, des échanges intéressants sur les plantes et 144 l’histoire et la langue sont deux bons exemples. L’objectif est de «Mettre les récits de vie partagés, de légendes racontées et de connaissances transmises» sous forme de livres destinés en premier aux gens de la communauté (Conseil des Montagnais du lac St-Jean 2003a). Le conseil a appliqué à la lettre cet objectif en distribuant gratuitement à tous les participants des exemplaires de l’ilnu-aimun, lexique français- montagnais et du Pekuakamiulnuatsh; histoire et culture. Pour ce faire, 500 copies ont été imprimées et écoulées quelques mois après leurs lancements (Informatrices Françoise T., Jeanne H.). La popularité de ces manuels en dit long sur l’utilisation de l’écrit par les Pekuakamiulnuatsh.

La radio est également un outil très prisé de transmission publique des savoirs. Ce mode de communication a été approprié depuis la fin des années 1970 par les Innus, à l’instar d’une initiative inuit (Motulsky 1982:110, Pérusse 1980:8). CHUK FM est la station locale. Elle occupe les ondes de la SOCAM l’avant-midi avec un programme diffusant, en français, les nouvelles locales et de la musique populaire en français, en anglais et en ilnu-aimun. La radio fait partie des «community reinforcement» comme le mentionne Douglas (1998:102-103) et respecte plusieurs caractéristiques de la tradition orale, telles que l’écoute et l’adaptabilité. La revue mensuelle locale Le Pekuakamiulnuatsh joue le même rôle. Elle a pour but «de promouvoir la communication à Mashteuiatsh et sa politique entend, spécifiquement et non exclusivement, mettre en valeur les connaissances autochtones dans un esprit d’échange, de partage, de fraternité et d’harmonie» lit-on dans l’ours de la revue. Éditée par une compagnie privée de Mashteuiatsh, le journal est payant et donc pas accessible pour tous.

Également, le conseil et ses membres veulent s’assurer de la continuité des rassemblements dans la communauté, comme les makushan. Ces activités culturelles favorisent les rencontres et les échanges et font aussi partie des «community reinforcement» de Douglas (1998:102-103). C’est là l’occasion de démonstration publique de savoir-faire et de savoir-être comme le partage, l’entraide, la préparation du gibier. On peut comparer ces rassemblements aux «pow-wow» qui existent dans d’autres communautés, entre autres chez les Hurons de Wendake et chez les Atikamekw de Wemontaci (Lavoie 1999:77). Outre la transmission de ces savoirs par l’observation, ce genre d’activités entretient la reconnaissance des compétences par la performance, deux critères de la tradition orale. La journée nationale des Autochtones, leurs utilités. 145 le 21 juin, est un événement à grand déploiement : makushan, cérémonies traditionnelles, prières, etc. Selon toutes vraisemblances, on pourrait aussi parler de renforcements culturels ou de maintien de pratiques culturelles car les rassemblements estivaux sur les rives du Pekuakami sont des activités traditionnelles qui avaient lieu bien avant la création de la réserve (Gill 1987:41, Leacock et Rodgers 1981:186, Simard 1980:53, Schuurman 2001:387).

Ces rassemblements ont lieu sur le site communautaire, en bordure du lac St-Jean dans le village, où un shaputuan est installé en permanence. Cet endroit, communément appelé le «site communautaire», encourage la pratique des savoir-faire (lors d’un makushan par exemple) et des savoir-être (rassemblements et partage) dans un espace qui fait partie du Nitassinan mais qui est rarement perçu comme tel (Schuurman 2001:385).

Outre le site communautaire, le territoire en soi garde son caractère unique et précieux dans l’échange des valeurs, mais aussi dans l’opportunité de vivre ces valeurs :

Pour qu'une transmission soit vraiment totale, je pense qu’il faut que ça se passe dans la langue et dans le territoire. C'est un environnement qui est particulier. Les gens qui parlent la langue, moi je ne la parle pas, je ne le sais pas, mais ce que j'entends de ces gens-là, c'est qu’en territoire, la langue prend tout son sens. Donc, si on veut que nos jeunes développent cette compétence-là, ça ne peut pas être exclu du territoire. Je ne veux pas dire que ça doit toujours être en territoire, mais ça ne peut pas être exclu du territoire. C'est clair dans ma tête.

Françoise T.

La mise en valeur du territoire par le conseil est fortement liée aux processus de revendications territoriales, dont l’Entente de principe. Des projets touristiques, des séjours de guérison et de réinsertion des jeunes, ainsi que des camps scolaires sont sur le point de voir le jour et seront appuyés par l’autonomie gouvernementale, tant financièrement que par l’harmonisation des règles pour les utilisateurs et le respect des droits des Autochtones sur le Nitassinan (Informateurs Alice C., Pierre J.).

Pour élaborer de tels projets, les membres du conseil s’inspirent souvent des sujets abordés lors des cercles de discussion. Consultations publiques sur différents thèmes, ces moments sont également des lieux de transmission de savoir-être et de savoir- faire (Kenny 2002:40-41). En témoigne Jacques D. : 146

C'est «curieux», cet homme-là, est intervenu plusieurs fois, mais un moment donné, il a lancé un défi aux gens qui étaient dans la salle. «Est-ce qu’il y a quelqu’un qui est capable de me dire comment on faisait pour conserver la viande ?» C’est quasiment un des plus jeunes qui a répondu. Parce que ce jeune-là avec sa famille, il a souvent été dans le bois. Il est assez débrouillard. Je pense que c'est peut-être ça. [...] Et il a été humble en répondant. Tu vois qu’il y a des [jeunes] qui sont encore très attentifs. Et ces jeunes-là évidemment, connaissent ça! Ils n'ont pas été à l'école longtemps, ils ont lâché l'école tôt et ils ont été en territoire.

Jacques D.

Ces rencontres formelles stimulent la fierté, le partage et les liens d’intimité. Kenny renchérit sur la question en affirmant que :

lorsqu'un peuple est opprimé depuis toujours, les conversations entre personnes au niveau communautaire sont un élément déterminant pour faire tourner le vent. En échangeant entre elles, les personnes opprimées peuvent arriver ensemble à mieux comprendre leurs problèmes, être sensibilisées à l'action sociale et commencer à se responsabiliser et à se prendre en main.

Freire et Macebo 1998 cité par Kenny 2002:83

Outre les lieux et moments nommés ici, il y en a plusieurs autres que je n’ai malheureusement pas eu l’occasion d’observer. Je pense entre autres au Symposium annuel sur l’art et la culture ilnue, qui se déroule en juillet, ainsi que la chasse aux oiseaux migrateurs à l’automne. Ces diverses occasions de transmission au niveau public correspondent à un premier pas vers la revalorisation de la tradition orale comme procédé de transmission des savoirs dans ce domaine. Tout comme la circularité propre à cette tradition, la transmission publique soutient et est soutenue par les institutions qui parallèlement répondent à un besoin d’affirmation politique et culturelle.

4.2.4 Autres lieux et moments informels La prochaine section est consacrée à d’autres lieux et moments de transmission des savoirs qui, bien que moins formels, appartiennent à la sphère publique de la transmission. Puisque «tout signifie» (Jeanneret 2002:24), même les règles «connues de personne, entendues par tous» (Sapir 1967:46), il faut considérer les lieux publics informels comme autant d’occasions de transmission des savoirs traditionnels. Sans 147 tous les énumérer, voici quelques lieux dont j’ai pu observer la pratique durant l’été 2003.

Croiser les gens du village représente une source inépuisable d’inspiration sur les savoir-faire et les savoir-être. D’abord, tous les Pekuakamiulnuatsh qui se connaissent se saluent lorsqu’ils se croisent en voiture ou à pied. C’est une certaine façon d’encourager la reconnaissance du statut communautaire – traditionnel ou blanc – et par conséquent les savoirs détenus par les protagonistes tout en permettant la narration de récits, d’anecdotes intéressantes et/ou le partage de savoirs précieux, comme nous l’avons vu à la section 3.1.2.3. Car «les individus échangent des sens, pas seulement des signes» (Abdallah-Pretceille 2003b). Saluer quelqu’un socialement reconnu comme étant traditionnel, c’est transmettre aux gens qui nous accompagnent l’acceptation de la relation qui nous lie à cette personne.

Ces rencontres informelles paraissent très spontanées mais elles se déroulent souvent sur la base d’un même modèle. En anthropologie de la communication, des auteurs comme Birdwhistell, Goffman, Sapir, Scheflen ou Watzlawick supposent l’existence de règles qui permettent le déroulement de telles interactions. Des règles qui, lorsqu’elles sont connues des membres du groupe, assurent une certaine prévisibilité des comportements (Winkin 2000:88-89 et 2001:82-84). C’est ce que j’ai observé pendant l’été 2003. La plupart des rencontres imprévues entre les Pekuakamiulnuatsh donne lieu à des échanges qui débutent très souvent par les questions suivantes : «Où vas- tu ? T’arrives d’où ?». Un Pekuakamiulnu me confirma ce fait, à son insu, quand il m’enseigna quelques mots d’introduction en ilnu. Outre le célèbre Kuei !, il m’indiqua la traduction de ces deux questions. Ce n’est que plus tard que j’ai constaté que les gens débutaient effectivement les conversations par ces questions. Ce schéma laisse supposer que les lieux représentent une importance capitale pour les Pekuakamiulnuatsh. Les familles nomades d’autrefois, vivant du territoire et au sein de celui-ci, devaient constamment remettre à jour l’image mentale qu’ils en possédaient.

L’intérêt pour le territoire est manifesté lors de discussions impromptues entre les Pekuakamiulnuatsh. Diane D. donne un exemple de ce genre particulier de dialogue :

C'est souvent par les activités vécues par les jeunes. «T'as fait une bonne chasse ?» Surtout au mois de septembre, octobre. «As-tu fait une bonne chasse ? » «J'ai failli en tuer un.» Des fois tu peux en parler des heures de temps ... «Je me rappelle une anecdote.» C'est là ça se passe ... «T'aurais dû prendre ça, parce que c'était meilleur. Quel piège tu as 148

utilisé ? Par chez vous les feuilles sont-elles tombées ? Non pas encore ? Ont-elles changé de couleurs ?» C'est tout ça. Je pense qu’il n’y a pas de moment. Quand ça part, ça part. Et tu peux en parler des heures.

Diane D.

Ce phénomène décrit, je l’ai observé lors de soirées entre amis. Je pense à une soirée en particulier où une jeune femme revenait d’un voyage en canot dans le territoire. Elle avait découvert un ancien campement et racontait aux hommes présents – qui s’étaient naturellement regroupés autour d’elle, laissant les femmes à leur discussion – comment s’y rendre. C’est le genre d’occasions publiques informelles où se transmettent beaucoup de savoirs, de même que le modèle d’interactions qui exprime l’importance du territoire et renouvelle l’intérêt que lui portent les Pekuakamiulnuatsh.

Dans un autre ordre d’idées, mais toujours dans les lieux et moments informels, David P. et Diane D. mentionnent les décès comme occasion de transmission. Pendant mon séjour à Mashteuiatsh, deux jeunes ont perdu accidentellement la vie68. Si la perte de ses vies est un événement accablant pour tous les membres de la communauté, qui semblent plus liés dans ces moments, la transmission publique y est très subtile. C’est la valeur de la vie qui est transmise dans ces moments, par la peine autour de laquelle se rassemble la communauté, mais surtout la famille. À l’été 2003, il n’y a pas eu de manifestation particulière d’aînéEs ou de solidarité sur la scène publique, comme cela semble être le cas lors de suicide69. Cette valeur de la vie est loin d’être objectivée car elle ne fait l’objet d’aucune démarche particulière à Mashteuiatsh pour sa transmission et aucun informateur m’en a fait mention explicitement. Seul Jacques D. a normalisé cette valeur, car son emploi au conseil de bande requiert ce genre de réflexion :

Un des éléments que je voudrais que les aînéEs transmettent aux gens, c'est la valeur de la vie. Les gens parlaient des drames dans les cercles de discussion. Sans le vouloir, il y en a qui ont fini par en mentionner quelques-uns. Je me dis : la valeur de la vie. Pour contrer le suicide. Comment notre Politique d'affirmation culturelle pourrait … ? On essaie de tout faire.

Jacques D.

68 Bien que je n’ai pas de statistiques concernant le taux de suicide chez les Pekuakamiulnuatsh, la communauté de Mashteuiatsh n’est pas épargné par ce phénomène, trois fois plus élevé chez les Autochtones que chez les Canadiens non- autochtones (CRPA 1995:1). 69 À Pessamit (Betsiamites), une communauté innue, des bingos sont organisés après le décès d’un membre de la communauté et les profits sont versés à la famille du défunt (Anonyme 1994:26). 149

Encore une fois, les cercles de discussions, ces lieux formels de transmission ressemblant aux recensements d’Anderson, permettent d’isoler les savoirs des expériences vécues, de les nommer, d’en évaluer les importances relatives pour finalement les transmettre si nécessaire.

En somme, les lieux de transmissions publiques des savoirs traditionnels mentionnés ici sont informels, mais ils n’en sont pas moins régis par des règles conscientes et/ou inconscientes d’expression. C’est en accord avec l’anthropologie de la communication que l’on considère ces moments comme étant de valeurs égales dans la transmission des savoirs (Winkin 2003). De plus, ces moments mettent de l’avant quelques savoir- faire indéniablement liés à une société autochtone postcoloniale, soit l’importance du territoire, le partage, le respect de la vie et les rassemblements. Nous allons justement approfondir ces savoir-faire et autres savoirs dans les prochaines lignes.

4.3 Les significations : l’ilnu-aitun et les savoir-faire La signification des savoirs transmis publiquement rejoint en quelque sorte la transmission privée, mais elle la complète surtout. Qu’il s’agisse de savoirs transmis par une institution comme l’école, le Musée ou le Parc Sacré, ou qu’il s’agisse de savoirs transmis entre deux individus qui ne sont pas liés par la famille, la transmission publique des savoirs joue où la transmission privée échoue et supporte cette dernière lorsqu’elle est défaillante. Le tout se fait avec un certain égard pour la tradition orale en utilisant tous les modes de transmission mis à sa disposition. Bien que le contenu de la transmission ne soit pas l’objet du travail ici présenté, attardons-nous tout de même à sa définition, car elle présente quelques différences intéressantes avec le contenu de la transmission privée des savoirs.

Pour les savoir-être, il y a les savoirs reliés à toute sortie en forêt, par exemple l’orientation, la marche en forêt, l’installation d’un campement, l’habileté à faire un feu, etc. On peut aussi apprendre au public le dépeçage de l’animal et le tannage de peaux de même que les savoirs concernant les arts et les fabrications diverses : artisanat et fabrication des raquettes. Il y a aussi les savoirs liés à la cuisine traditionnelle et aux plantes médicinales. Les savoirs liés à l’histoire, au contenu, au savoir et aux chants du tambour peuvent aussi être transmis entre deux individus de famille différente, mais outre leur pratique dans les activités communautaires, je n’ai rencontré personne qui puisse témoigner en ce sens. La reconnaissance des signes du temps est enseignée temporairement au Musée avec l’exposition sur les aurores 150 boréales. Les rituels associés au dépeçage (accrocher les ossements à un arbre), la peinture, la sculpture et la poterie ainsi que les chants et les prières sont des savoir- faire dont la pratique ne peut manquer d’être observée au niveau public. Je pense entre autres au Symposium sur les Arts et la Culture. Mais ces savoirs ne font pas expressément l’objet d’une transmission explicite. Fait intéressant à noter, on parle très peu à ce niveau des savoir-faire davantage maîtrisés par les hommes : techniques de chasse aux gros gibiers, de chasse aux petits gibiers, de trappe, de chasse aux oiseaux migrateurs et de pêche traditionnelle, recherche de l’animal, reconnaissance des pistes et reconnaissance de la présence de gibier. La mise en valeur de ces savoirs répond davantage à un besoin de survie individuelle qu’à une nécessité de survie culturelle.

En ce qui concerne les savoir-être, on retrouve les mêmes qu’au niveau privé, mais à une fréquence différente. Au niveau public, on parle des valeurs mentionnées par Les arbres des connaissances, soit partage, respect, entraide et rassemblements. Mais d’après mes observations sur le terrain, les Pekuakamiulnuatsh veulent surtout faire la promotion de la fierté, du sentiment d’appartenance, de l’identité ilnue, de l’humour et de l’esprit, du cercle, de la connaissance d’histoires et de légendes et de la langue.

En observant les savoirs transmis au niveau public et ceux qui sont maîtrisés par les adultes et les aînéEs rencontrés pour Les arbres des connaissances, on peut remarquer que les savoirs transmis à ce niveau sont ceux que peu de gens connaissent, c’est-à- dire les savoirs associés à l’expertise féminine. C’est le constat que me faisait Constance Robertson (Voir note 37) en avançant que les savoirs féminins sont méconnus dans la communauté. Ainsi, les savoirs masculins, encore pratiqués et transmis, ne sont pas classés comme «en voie d’extinction» et par conséquent ne font pas encore l’objet d’une transmission publique intensive. Pas encore, car si la structure sociale n’encourage pas une certaine forme de reconnaissance publique des savoirs et des porteurs de culture, savoirs féminins et masculins sont voués à disparaître.

Et c’est là l’objectif de la transmission au niveau public. Les politiques d’assimilation ont fait en sorte que peu de Pekuakamiulnuatsh sont fiers de leur culture, de leurs savoirs. Les années du Réveil Indien ont permis d’envisager un changement dans les façons de faire, mais encore faut-il opérer un changement dans les mentalités. Françoise T. résume de la façon suivante ce phénomène : 151

Il y a été une époque où les gens devaient se taire, n’avaient pas le loisir de parler montagnais. Les gens qui parlent la langue ne possèdent pas d’emploi, ou d’emploi important. Je regardais ça chez mes beaux- parents. Ils pensaient que transmettre la langue à leurs enfants avait peu de chance de les rendre gagnants. Si tu voulais avoir des enfants forts, il fallait que ça soit en français. L’objectif c’est d’inverser ça.

Françoise T.

Les gens oeuvrant au niveau public cherchent à rendre les gens fiers de leur culture, certes, mais aussi les amener à participer à ce projet de revitalisation et de réaffirmation de la culture. Les différentes institutions de Mashteuiatsh demandent aux Pekuakamiulnuatsh de prendre position dans les débats que le conseil amène, de participer aux différents projets culturels, de réutiliser les savoirs, la langue, le territoire, de faire preuve d’initiative et d'innover sur les modes de transmission. De leur côté, le conseil, l’école, le Musée et les initiatives communautaires ont la responsabilité de compléter et supporter la transmission privée, sans toutefois la remplacer, d’assurer une cohésion sociale et de valoriser l’identité spécifique aux Pekuakamiulnuatsh. Tout cela dans le but d’encourager la reconnaissance publique des compétences nécessaires à la pratique de savoirs traditionnels:

Être autochtone, c’est d’abord Être. C’est partager des valeurs, avoir un sentiment d’appartenance. Le défi, c’est d’être capable de reconnaître l’identité dans l’être d’aujourd’hui. Il faut être fier d’être autochtone. Mais fier de quoi ? C’est encore à définir. Et c’est là le problème... Les savoirs ne peuvent pas être transmis car il y a eu coupure. Il faut d’abord s’assurer de reconstruire la fierté autochtone. Parallèlement, il faut soutenir les gardiens des savoirs et savoir leur donner la reconnaissance qu’ils méritent.

Une Pekuakamiulnu

Soutenir les gardiens du savoir, c’est les faire passer de connaisseurs passifs des savoirs à connaisseurs actifs. Qu’ils pratiquent leurs savoirs pour en augmenter l’observation par les gens de la communauté et pas seulement par les jeunes. La revitalisation des savoirs au niveau public s’adresse à tous les Pekuakamiulnuatsh :

Mais ça tu vois c'est une philosophie qu'on a déjà. C'est évident que tu ne peux pas te donner un mandat d'éducation des enfants juste comme administrateur. Ce n'est pas comme ça que tu éduques tes enfants. C'est la communauté au grand complet.

Jeanne H. 152

Cela comprend tous les acteurs - membres de divers groupes sociaux - avec leurs intentions, désirs, peurs et projets respectifs (Ortner 1995:190). Qu’ils soient femmes, hommes, aînéEs, parents, employés du conseil, jeunes, hors-réserves, «6(2)», les Blancs, les Traditionnels, tous sont visés par la transmission publique des savoirs :

Cette partie-là, je pense que ça nous appartient à nous, comme conseil des Montagnais. Il faut que les gens soient fiers d'un environnement, d'une société où tous les jeunes ont une place, où tous les individus ont une place dans la société. Ça c'est notre défi, notre rôle. Avec les projets qui sont dans l’air, on veut rallier toute la communauté vers cette dimension-là. Il faut que l'appartenance soit extrêmement forte, ça c'est fondamental. Ça se travaille. La fierté, si on réussit à semer une graine de fierté, à faire en sorte que nos jeunes soient fiers de ce qu'ils sont, je pense qu'avec ça on va pouvoir défoncer des barrières exceptionnelles.

Pierre J.

Autrement dit, «il ne s’agit pas de proclamer une égalité de façade qui ne correspondrait à rien, mais d’affirmer la légitimité des diverses expressions» (Maalouf 1998:206-207).

Nous avons affaire à un réel processus d’objectivation des savoirs. Les savoirs transmis au niveau privé sont enseignés sur le territoire par la famille. «C’est plus long, mais ça présente l’avantage de ne pas isoler certains savoirs. Car tous les savoirs sont interreliés entre eux et avec le territoire» (Une Pekuakamiulnu).

À l’opposé, les savoirs transmis publiquement ont d’abord été identifiés, leur importance relativisée et leur apprentissage isolé et encadré. Ce processus permet la création d’une grille de classification (Les arbres des connaissances, Politique d’affirmation culturelle et autres «recensements» au sens d’Anderson 1991:184) à ce point flexible que l’establishment utilise et contrôle tout ce qu’elle inclut : population, territoire, spiritualité, langue, produits, etc. Éventuellement, cette grille permettra de distinguer ce qui relève de la tradition innue de ce qui ne l’est pas. En attendant, la communauté de Mashteuiatsh en est encore à l’exploration des procédés de transmission publique les plus efficaces :

Il y a plusieurs façons. Il y en a qui aimerait mieux confier des gens à un couple expérimenté qui leur apprend toutes sortes de choses pendant un certain nombre de semaines. Avec leur propre vécu. Ou tu fais une série d'événements sur une année, qui fait que le jeune 153

apprend tel aspect, exclusivement, avec différentes personnes. Lequel est plus rentable, je ne sais pas. Mais je pense que l'idéal c'est d’utiliser le maximum de ressources pour avoir le maximum de vision.

Jacques D.

Et utiliser le maximum de ressources, c’est aussi utiliser les modes de transmission de la société dominante. Un des processus primaires de la communication identifiés par Winkin c’est justement l’imitation du comportement extérieur (Winkin 2001:42). Imiter par observation, c’est aussi un des processus de la tradition orale, et ce n’est en aucun cas opposé à une certaine forme de réappropriation. Car il est possible, nous l’avons vu maintes fois, de se servir des modes de transmission occidentaux tout en respectant les caractéristiques de la tradition orale : créativité cyclique, circularité, territoire, adaptabilité, dynamisme, confiance en soi, débrouillardise, autonomie, liberté individuelle, compréhension personnelle, réappropriation des valeurs, compétence avec performance, respect des aînéEs, etc. De cette façon, les Pekuakamiulnuatsh prouvent le caractère dynamique, vivant et évolutif de leur culture.

Au niveau public, les Pekuakamiulnuatsh sont incontestablement en train de donner aux gens les moyens de vivre leur culture, en stimulant leur fierté et provoquant la démonstration publique des savoirs. Car «To teach or transmit "culture" in the absence of opportunities to live it, renders the taught culture meaningless and lifeless» (Douglas 1998:170). Au sens où l’entend l’anthropologie de la communication, les Ilnuatsh cherchent, par la transmission des savoirs, à «partager et non transmettre, éprouver ensemble quelque chose, une émotion, l’engagement dans des situations, une participation à la communauté humaine» (Jeanneret 2002:24). Même au niveau public, le besoin de faire naître une fierté identitaire et un sentiment d’appartenance communautaire tente de satisfaire la mémoire émotionnelle, caractéristique importante de la tradition orale, tant valorisée au niveau privé. Ce passage d’un ordre social, moral et épistémologique à l’autre est la preuve du dynamisme culturel et créateur des Pekuakamiulnuatsh.

CONCLUSION

Tout au long de ce mémoire, j’ai tenté de comprendre les processus de reproduction sociale qu’utilisent les Pekuakamiulnuatsh, membres d’une société de chasseurs- cueilleurs dans le monde contemporain. Le présent travail était motivé par le besoin de comprendre la place qu’occupait la tradition orale dans la transmission des savoirs en milieu autochtone. Cela a été fait tout en considérant qu’aujourd’hui les principes empiriques qui soutiennent une telle façon de faire sont remis en question – suite aux politiques d’assimilation et de sédentarisation de l’empire colonial du début du XIXe siècle et face aux forces de la mondialisation et du capitalisme global - et que les modes de transmission favorisés par la société dominante sont, plus que jamais, accessibles aux Innus.

La tradition orale est comprise ici comme un système de connaissance, de principes ontologiques, sociaux, symboliques et moraux caractérisé par l’oralité et la créativité cyclique. Cette tradition propose une vision holiste du monde où les connaissances n’ont pas pour objectif la domination de la nature. De nature intuitive et qualitative, la tradition orale encourage la transmission des savoirs par l’observation et l’expérience du vécu, deux façons de faire qui favorisent la mémoire sensorielle et émotionnelle. La famille est au cœur de la reproduction culturelle par tradition orale. Dans ces circonstances, les aînéEs sont des acteurs essentiels de la tradition orale puisqu’ils ont vécu une quantité non-négligeable d’expériences. Bien que les récits et le jeu soient deux procédés identifiés comme essentiels à la tradition orale, l’ensemble de ces caractéristiques se retrouvent au cœur des relations, des pratiques, des rôles et des différents lieux de la transmission des savoirs. Cela s’explique par le fait que la tradition orale est une façon de faire et une façon d’être. Dynamique, elle encourage la confiance en soi, la débrouillardise, l’autonomie, la liberté individuelle, l’adaptabilité et la spontanéité.

Dans le but de comprendre la transmission contemporaine des savoirs dans une communauté autochtone, j’ai utilisé les différents postulats proposés par l’anthropologie de la communication d’Yves Winkin. En outre, un terrain a été effectué dans la communauté de Mashteuiatsh à l’été 2003. Le cadre théorique et l’expérience de terrain ont permis de mettre de l’avant plusieurs concepts d’analyse, tels que la logique relationnelle, le rôle, le lieu, le contexte, la signification, les savoir-faire 155

(pratiques observables) et les savoir-être – ou ilnu-aitun – (valeurs). Il est alors apparu que les savoirs autochtones dits traditionnels servent d’objets et de moyens de revendications identitaires, politiques et territoriales.

La mise sur pied de ces revendications passe par l’unification de la communauté de Mashteuiatsh au niveau communautaire, mais également au niveau national, c’est-à- dire en tant que membre de la nation innue nouvellement imaginée pour et par les besoins de la société dominante. Défi très intéressant pour les Pekuakamiulnuatsh. D’un côté, leur quête de reconnaissance s’appuie sur des savoirs partagés inégalement dans la communauté où l’on constate une hétérogénéité sociale à l’origine d’un important clivage. De l’autre, les multiples origines qui forment le tissu social de Mashteuiatsh rendent difficile la participation des Pekuakamiulnuatsh au projet d’invention de la nation innue.

Une analyse approfondie des formes que prend cette hétérogénéité sociale confirme le fait que les relations familiales aient été dévalorisées par l’adoption des institutions, processus et exigences occidentaux. La famille innue tend à perdre son sens et ne fournit plus un cadre assez efficace pour assurer la transmission des savoirs. La communauté de Mashteuiatsh développe donc d’autres lieux, d’autres formes de transmission. Ainsi, la transmission des savoirs chez les Pekuakamiulnuatsh se fait en complémentarité dans le privé, soit entre les membres d’une même famille lorsque cela est possible, et dans le public, c’est-à-dire au sein d’institutions publiques. Dans les deux cas, les trois générations constituant une famille innue (petits-enfants, parents, grands-parents) ont un rôle bien défini, en lien les unes avec les autres.

Au niveau privé, la transmission des savoirs est surtout spontanée, émotionnelle et sensorielle. Les acteurs sont liés par des liens d’intimité intenses. Leur intérêt pour les savoirs et leur transmission est essentielle à la circularité des savoirs entre les générations. À ce niveau, chacun contribue à la transmission des savoirs suivants leurs propres acquis, expériences et modes d’appréhension de l’univers qui les entoure. L’objectif est d’augmenter les chances d’acquisition d’expériences du vécu de la tradition orale et de ses principes empiriques. Les lieux de la transmission privée des savoirs sont multiples et adaptés au monde contemporain. L’objectivation des savoirs et de la culture a une influence sur l’importance relative des savoirs à transmettre.

Au niveau public, la transmission des savoirs est institutionnalisée car elle répond à des objectifs précis et cherche à satisfaire les attentes des Pekuakamiulnuatsh. La 156 transmission à ce niveau est formelle et structurée. Les acteurs intéressés sont ouverts à tous les savoirs et modes de transmission, bien que leurs expériences et leur appartenance sociale limitent leur participation à certains événements de transmission des savoirs. La participation des adultes est particulièrement intense au sein du conseil de bande. La prépondérance de cette institution est telle que son influence a des répercussions sur les orientations des autres institutions que sont, par exemple, l’école et le musée. Sous son patronage, les adultes mettent en branle de nombreux projets identitaires et politiques inspirés de l’Occident, où la culture ilnu joue le rôle d’objet (elle doit être revalorisée) et de moyen (l’expression de sa différence justifie la pertinence de ces mêmes projets). Dans ces circonstances, l’implication des Pekuakamiulnuatsh de toutes les appartenances et de tous les âges est nécessaire, donc valorisée.

Dans l’ensemble, les femmes et les hommes possèdent encore bien des savoirs issus de la tradition. Si les savoirs que les femmes maîtrisent sont moindres en quantité, leur responsabilité envers la transmission des savoirs à leurs enfants n’en est pas moins importante. Il ne fait aucun doute que «Lorsqu’elles sont en mesure de choisir, les femmes décident que la culture et la famille doivent passer en premier» (Kenny 2002:77). C’est pourquoi les Pekuakamiulnuatsh s’entendent pour dire que les femmes sont les gardiennes des valeurs et de la morale. Ils accordent beaucoup de valeurs aux savoirs qu’elles détiennent. Comme elles s’occupent des enfants, le savoir qu’elles connaissent est assuré d’être transmis. Elles sont celles qui voient devant, qui préparent le futur. Elles permettent aux enfants de vivre les expériences nécessaires à l’acquisition des savoirs, elles développent leur intérêt pour la culture ilnu.

Il reste un niveau de la transmission des savoirs qui n’a pas été abordé jusqu’ici, que j’appelle le niveau national. Ce niveau propose des lieux et des modes de transmission qui interpellent tous les membres de la nation innue, et même plus. Quelques-uns de ces moments ont pu être observés pendant l’été 2003. Une des manifestations qui a retenu mon attention s’est déroulée du 6 au 13 juillet. Il s’agit de la onzième édition des Jeux autochtones Inter-bandes. Organisé autour d’un programme élaboré de compétitions sportives, cet événement annuel a réuni à Mashteuiatsh les jeunes de la plupart des communautés autochtones du Québec. Pendant sept jours, on a assisté à diverses démonstrations sportives de toutes sortes, allant de l’athlétisme aux courses de canot, du volley-ball au triathlon traditionnel. David Gill et Hugo Girard, des athlètes autochtones de renommée internationale, sont venus faire des conférences. 157

Parallèlement, les orgranisateurs proposaient un programme culturel, social et préventif où se côtoyaient des activités telles que tentes suantes et soirée disco. Il ne fait aucun doute que la portée d’un tel événement sur la fierté identitaire des jeunes et moins jeunes Pekuakamiulnuatsh est énorme. Les liens se resserent entre les Pekuakamiulnuatsh et des relations se créent entre les Autochtones des différentes nations. Les activités permettent une transmission ludique des savoirs traditionnels autochtones, et pas seulement ilnuatsh. Les jeunes sont le centre de toutes les attentions et on en profite pour stimuler chez eux fierté et goût de la réussite.

Ceux qui sont derrière de tels événements sont bien sûr les politiciens. Ces acteurs ont un rôle important dans la transmission des savoirs en portant à un niveau plus haut – parfois international - les préoccupations identitaires et culturelles des Pekuakamiulnuatsh. Les politiciens autochtones ne sont pas l’objet d’un enthousiame ardent comme le sont les héros sportifs. Par contre, par leurs décisions politiques, ils officialisent de nombreuses pratiques autochtones qui sont du coup débarassées des tabous qui les entourent. Un bon exemple est le fait que les noms endogènes comme Innus et Mashteuiatsh soient maintenant acceptés par l’Office québécois de la langue française. Camil Girard rapporte l’histoire de vie de Harry Kurtness, un Pekuakamiulnu dont l’implication politique au niveau national est exemplaire. Il écrit : «Par son engagement dans sa communauté, Harry Kurtness fait figure de symbole. Il est le trait d’union entre deux mondes : la tradition et le moderne» (Girard 1997:103).

Les musiciens et leaders spirituels sont d’autres acteurs particulièrement actifs au niveau de la transmission nationale des savoirs. Des événements particuliers comme le Festival de musique amérindienne Innu Nikamu de Uashat mak Mani Uténam, le pèlerinage du 26 juillet à la Basilique Ste-Anne-de-Beaupré et les différentes réunions spirituelles sont autant de lieux qui permettent la pratique de savoirs autochtones, la mise en valeur des individus qui en sont détenteurs et les échanges entre communautés et nations. Les savoirs qui sont ainsi exposés sur la scène nationale démontrent la capacité des Autochtones à adapter des aspects culturels au monde contemporain tout en respectant leur vision particulière du monde, de la nature et du vivant. Ces rassemblements attisent la fierté, le sentiment d’appartenance et répondent au besoin de reconnaissance de leur différence.

Somme toute, il apparaît évident qu’il y a transmission des savoirs ilnuatsh et autochtones au niveau national. Douglas (1998:102) et Mailhot (1993:50) abondent en 158 ce sens en disant de ces événements qu’ils ont un rôle important de cohésion et consolidation d’une conscience collective.

Un mémoire entier aurait pu être consacré à la question de la transmission des savoirs autochtones au niveau national. L’utilisation des savoirs autochtones à une échelle plus grande appelle à une réflexion sur l’utilisation de la mémoire et l’invention de la tradition. Plusieurs auteurs se sont penchés sur cette question, dont Hobsbawm et Tanger (1983). Il est ressorti de leur réflexion que la fidélité à la tradition et la capacité d’oubli sont relatives et sans cesse réinventées selon les besoins et les goûts de l’époque (Choron-Blais 2000:357). Cette représentation de la transmission des savoirs traditionnels apparaît d’autant plus pertinente dans le monde autochtone contemporain à cause des ruptures et des bouleversements brutaux qui sont survenus au cours de son histoire récente. Une telle perception dynamique de la tradition coïncide avec la définition de la culture présentée dans ce mémoire. C’est pourquoi, sans y avoir fait explicitement référence, cette interprétation du concept de tradition trouve sa place dans la culture innue, qui manifeste une grande vitalité par la réappropriation et la réinterprétation de ses savoirs traditionnels dans le monde contemporain.

Ce que nous avons vu ici, c’est ce que la culture innue est un processus dynamique, subjectif, hybride, en transition qui est, malgré tout, une partie intégrante de la formation de l’identité des Pekuakamiulnuatsh. Cela correspond à la redéfinition récente de la culture en anthropologie suite au passage des critiques postmodernes et déconstructionistes des années 1980. Pourtant, l’objectivation de la culture qui a cours dans la communauté de Mashteuiatsh atteste du fait que les Pekuakamiulnuatsh reproduisent une perception de la culture désuète au sein même de la discipline anthropologique selon laquelle la culture est un objet unique fixé par une histoire déterminée (Appadurai 1996:13, Bonte et Izard 2000:820, Clifford 1988:338, Gagné 1999:164, Niezen 2003:2, Poirier 2004:8). Cet usage du concept de culture révèle un rapport de force particulier à la société dominante dans lequel le recours aux savoirs traditionnels se présente comme une solution efficace et rassurante dans le processus de négociation de la reconnaissance identitaire. En objectivant ainsi savoirs et valeurs, les Ilnuatsh ne font que reproduire les processus de la société dominante exigés par celles-ci dans le domaine politique et juridique.

Cette façon de faire traduit surtout le besoin qu’ont les Pekuakamiulnuatsh d’assurer la survie de leur culture et la reconnaissance de celle-ci par la société dominante. Car la 159 réappropriation des différentes sphères de leur vie sociale et morale n’est pas complète. Il a été prouvé ici que les Ilnuatsh utilisent tous les moyens dont ils diposent pour remettre leurs compétences, expériences et représentations culturelles au centre de leurs actions. Loin d’être du passéisme, la transmission des savoirs – qui se construit et se renouvelle suivant les rapports qu’entretiennent les Pekuakamiulnuatsh entre eux et avec l’extérieur - rend compte du dynamisme et de la persistance des cultures autochtones à l’époque postcoloniale.

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ANNEXES

Annexe 1

Exemple de tipatshimun :«Les mystères»

Il se passait bien des choses en territoire. Une fois, on s’était rencontré trois ou quatre familles. Il y avait le bonhomme «Koutshi», qui venait du grand lac Mistassini. Il avait monté la tente tremblante, ce qu’on appelle en montagnais wabanow. Les plus vieux avaient installé la tente en utilisant des variétés de bois différentes. Le bonhomme parlait plusieurs langues. Il a parlé longtemps tout seul dans la tente, il «jonglait». On ne comprenait pas tout ce qu’il disait. À un moment donné, il y a eu une période de questions et Prospère Cleary lui a demandé : «Informe-toi donc comment ça va dans le sud.» Trente, trente-cinq secondes plus tard, le bonhomme est ressorti de la tente et il a dit à Prospère : «J’ai une mauvaise nouvelle à t’apprendre, ça va pas trop bien dans ta famille, sois pas surpris : ta femme est morte !» Prospère a regardé l’heure et la journée. Il est descendu en bas. Sa femme est morte à l’heure et la journée que le bonhomme avait dit. Ça m’a surpris. Dans ce temps-là, la religion catholique défendait de pratiquer la tente tremblante, mais tout le monde était un peu «senteux». Ils voulaient savoir si c’était vrai, si ça existait. Il y en a qui appelaient ça des mauvais esprits mais le bonhomme n’était pas mauvais. Il nous parlait, il nous aidait. On le voyait quasiment toutes les fins de mois. Trois ou quatre ans après, mon oncle Michel monte au lac Tsékatchi. Il rencontre le bonhomme et lui demande des nouvelles d’en bas. Il dit : «Oui, mais je peux pas le faire «icitte». Il faudrait que tu viennes à ma tente.» Il a fait un plan sur une écorce pour indiquer où il campait. Mon oncle Michel y est allé avec mon oncle François Savard. Ils prennent un lunch pour deux ou trois jours et ils partent trouver le bonhomme. En montant, mon oncle François dit : «On va se "tenter icitte" puis on va luncher, on devrait arriver demain.» Mon oncle Michel va chercher de l’eau. Il enlève la neige, perce un trou dans la glace et quand l’eau apparaît, il sort un petit papillon du trou. Mon oncle a trouvé ça «curieux». Il raconte ça à mon oncle François, qui ne l’a pas cru. Mon oncle Michel a noté l’heure et le jour où s’est arrivé. Le surlendemain après-midi, ils sont arrivés chez le bonhomme, puis, le lendemain, il a planté la tente tremblante. Il a dit la même chose qu’à Prospère Cleary : «Ta femme est morte avant- hier, la journée que le petit papillon a sorti.» Mon oncle Michel a dit à François : «Je m’inquiète, je «vas» aller voir ma bonne femme.» Quand mon oncle Michel est arrivé en bas, sa femme était morte. Le bonhomme savait tout. L’année du grand feu, il avait prévu que les Indiens auraient de la «misère», qu’ils crèveraient de faim. C’est des affaires qui ne se parlaient jamais «icitte» sur la réserve, ça se parlait juste en territoire.

Girard 1997:74-7570

70 J’ai repris ce récit car il m’a été raconté, spontanément, par le même narrateur qui l’a raconté à Girard il y a presque 10 ans. Ce n’est qu’au retour du terrain que je suis 175

Annexe 2

Exemple d’atalukan : «Les deux géants»

Il y a très longtemps, au Lac-Saint-Jean [sic], vivaient des tribus indiennes assez éloignées les unes des autres. Sur chacun des versants d’une montagne demeuraient deux géants. L’un, le méchant Uitiku [Windigo] cruel et colérique, qui pouvait écraser tout ce qui bougeait. Il voyait tout et entendait tout, même à très grande distance. On ne pouvait absolument rien lui cacher. Il était invulnérable. Ne pensant qu’à faire le mal, il ne respectait rien, ni personne. Voilà pourquoi les Indiens en avaient tant peur. Le second Uitiku, lui, était bon et courageux.

Un jour, le bon Uitiku reçoit la visite de quatre chamans, des tribus huronne, abénakise, algonkine et montagnaise, qui viennent lui raconter que le méchant Uitiku, vivant non loin de leurs «tentements», faisait des dommages nombreux à leurs tribus.

Ils s’étaient rendus chez le bon Uitiku pour lui demander comment faire pour chasser le mauvais Uitiku et l’empêcher de nuire à tout jamais. Auprès du bon Uitiku, ils trouvèrent ensemble un moyen. Les chamans décidèrent de se donner un pouvoir puissant possédant le nom des vents cardinaux : le Montagnais prit le vent du nord, l’Abénakis, le vent du sud, l’Huron, le vent de l’ouest et l’Algonkin, le vent de l’est. Puis, chaque shaman repart vers sa tribu tout en prenant soin d’emprunter un chemin différent pour éviter que le méchant Uitiku ne se doute de quelque chose.

Ces vents devaient servir à souffler dans les yeux et les oreilles du méchant Uitiku afin de le faire reculer, de l’amener où eux voulaient qu’il se rende.

Après la deuxième lune, les quatre chamans partent à la rencontre du méchant Uitiku pour le convaincre que le bon Uitiku l’avait invité à un grand festin. Le méchant Uitiku était friand de chair humaine et, au grand festin, il y avait toujours beaucoup d’humains.

Alors, les chefs chamans du grand vent du nord, du vent du sud, du vent de l’ouest et du vent de l’est, l’amènent jusqu’au bon Uitiku, au lac Tumultueux à la pointe de Metabetchouan. C’est là que devait avoir lieu l’extermination des deux derniers géants Uitiku.

Dans une entente secrète avec le bon Uitiku, les chamans commencent à utiliser chacun leur vent cardinal : le vent du nord soufflait dans une oreille, le vent du sud dans l’autre oreille, tandis que le vent de l’est et de l’ouest étaient soufflés dans les yeux du méchant Uitiku. Les chamans soufflent et soufflent sans cesse, sans répit. Le méchant Uitiku devient fou, ne voit plus, n’entend plus. C’est alors que le bon Uitiku tombée sur cette version écrite du récit, version qui se rapprochait sensiblement de celle que j’avais entendue. 176 empoigne le méchant Uitiku, le fait tournoyer dans les airs avec l’aide des quatre vents soufflés par les chamans. La lutte est féroce. Tellement terrible et menaçante que le terre en tremble. Dans un geste d’une force surhumaine, le bon Uitiku lance son adversaire dans le néant, dans le vide et l’extermine à tout jamais. Le courage et la ténacité du bon Uitiku et le pouvoir puissant des vents des quatre chamans l’emportent de justesse. Épuisé, presque mort, le bon Uitiku s’évanouit, à demi immergé sur le bord du lac Metapetschuan, les pieds enfoncés dans la terre. Lorsqu’il reprend conscience, il murmure : j’ai sauvé vos terres et vos familles, alors c’est à vous maintenant de les sauvegarder et d’en prendre soin pour toujours. Pour que vous puissiez vous souvenir de moi, je vous laisse les empruntes de mes pieds dans vos lacs et dans vos rivières pour permettre aux oiseaux de construire leurs nids, aux animaux de vivre et de respirer librement et à vous de respecter la terre qui est notre mère.

Le bon Uitiku s’endormit à tout jamais sur ces dernières paroles.

Et voilà que s’envole la queue de la perdrix.

Ce qui veut dire que le bon gagne et l’emporte toujours quand il risque sa vie à la défense des siens. Voilà pourquoi il y a des îles dans le lac Saint-Jean; elles rappellent le lieu du dur combat des deux géants Windigo. (Paul Connolly)

Noël 1997:74-77

Glossaire

Mots innus

Aimun : Mot, parole, langue, discours, opinion exprimée oralement (Drapeau 1991:10).

Aitun : Acte, agissement, résultat d’un acte, action; coutume, manière d’agir, façon de faire (Drapeau 1991:12).

Assi : Territoire, pays (Drapeau 1991:80).

Atulakan : Légende, mythe (Drapeau 1991:83).

Ilnu : Innu de Mashteuiatsh. Au pluriel : Ilnuatsh.

Ilnu-aimun : Dialecte de Mashteuiatsh. Voir aimun.

Ilnuatsh : Innuatsh de Mashteuiatsh. Au singulier : Ilnu.

Ilniun : Vie, subsistance (Drapeau 1991:112).

Ilnu-aitun : Toutes les activités, dans leur manifestation traditionnelle ou contemporaine, rattachées à la culture nationale, aux valeurs fondamentales et au mode de vie traditionnel (Conseil tribal Mamuitun et collab. s.d.:2).

Innu : Amérindien (mâle, adulte); être humain (Drapeau 1991:116). Au pluriel : Innuatsh.

Innu assi : Le territoire des Innus. Voir Assi.

Innuatsh : Amérindiens (mâles, adultes); êtres humains. Au singulier : Innu.

Kuei : Bonjour.

Kukhum : Vieille femme, femme ayant passé l’âge d’avoir des enfants (Drapeau 1991:195) ou grand-mère (Mailhot 1993:115).

Makushan : Repas communautaire, festin, banquet rituel où sont servis des mets traditionnels autochtones (Drapeau 1991:243).

Mushkano : Grandes lignes blanches que l’on peut observer à la surface d’un lac.

Mushum : Grand-père (Mailhot 1993:115).

Neka : Maman (Drapeau 1991:390, Conseil des Montagnais du lac St-Jean 2003b:44).

Nikan : Devant, en avant; à l’avance, dans le futur (Drapeau 1991:402).

178

Nitassinan : Ce concept ne figure pas dans le dictionnaire de Drapeau. On peut avancer que Nitassinan est «Notre territoire». Voir Assi.

Pekuakami : Lac St-Jean (Drapeau 1991:514).

Pekuakamiulnu : Innu du lac St-Jean (Drapeau 1991:514). Au pluriel : Pekuakamiulnuatsh.

Pekuakamiulnuatsh :Innus du lac St-Jean (Drapeau 1991:514). Au singulier : Pekuakamiulnu.

Shaputuan : Tente conique à deux portes (Drapeau 1991:579).

Tipatshimun : Nouvelle, histoire vécue, récit historique (Drapeau 1991:676).

Tshinuaskumitin : Merci.

Tshitilniunnu : Héritage culturel, nos connaissances, nos savoirs, notre culture. Voir ilniun.

Uitshieu : «il l’aide» (Drapeau 1991 :816-817).

Uitshi-kukuminasha : Mère de son gendre. Littéralement : La vieille femme (kukhum) qu’il aide (uitshieu) (Drapeau 1991 :816-817).

Uitshishteueua :Beau-frère (Drapeau 1991 :816-817).

Wabanow : Tente tremblante. Mots québécois

Arranger : Préparer l’animal à la consommation.

Banique : Pain traditionnel autochtone sans levure (Kayler et Michel 1996:48).

Blonde : Copine, amie de cœur.

Brodage : Broderie.

Chum: Copain, amoureux.

Curieux: Étrange.

Flotte : Ceinture de sauvetage.

Glisser (se): Faire de la luge.

Icitte: Ici.

Jonglait : Réfléchissait.

Lacer : Tresser le filet de la raquette qui soutient le pied. 179

Mocassin : Chaussure amérindienne fait d’une pièce de peau animale non-tannée.

Pow-wow : Grand rassemblement.

Quatre-roues : Véhicule motorisé tout-terrain.

Raquette : Raquettes pour la neige.

Senteux : Curieux.

Tanné : Être las.

Tenter : Installer la tente.

Tentement : Installations où l’on campe; campement.

Trappe : Piégeage.